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Bulletin de psychologie

Psychologie clinique et ethnologie (Sénégal)


Et. Ortigues, M.-C. Ortigues, András Zempleni, J. Zempleni

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Ortigues Et., Ortigues M.-C., Zempleni András, Zempleni J. Psychologie clinique et ethnologie (Sénégal). In: Bulletin de
psychologie, tome 21 n°270, 1968. Psychologie clinique. pp. 950-958;

https://www.persee.fr/doc/bupsy_0007-4403_1968_num_21_270_9887

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Psychologie
clinique
( Sénégal ) et ethnologie

Et et M.-C. ORTIGUES, A. et J. ZEMPLENI

regroupées un ensemble de pratiques qui con¬


vergent vers l’étude des cas individuels, cas
pathologiques ou cas-problèmes généralement.
Des techniques d’investigations nombreuses —
étude historique des cas, observation, entre¬
tiens, tests... — sont utilisées de manière très
diverses en vue d’établir un diagnostic. Trois
problèmes principaux nous semblent lui être
posés : 1) sa référence théorique à la psycha¬
nalyse ; 2) sa référence au cadre institution¬
nel dans lequel elle s'exerce ; 3) la place
quelle accorde au diagnostic.
phique
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chanalytique
méthode
Fann,
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por¬
psy¬
des¬
Au
en
de
la 1) On constate que les psychologues et les
psychiatres aujourd'hui ont tendance à utiliser
de manière éclectique un vocabulaire emprunté
à la psychanalyse ; on parle couramment de
frustration, de régression, de sécurité d’image
parentale, etc... Le sens de ces termes se trou¬
ve réinterprété, dans le cadre d’une psycho¬
logie générale dont les références de base
sont le « moi » et « l'adaptation à la réalité ».
La psychologie éclectique que nous évoquons
ici se présente moins comme une doctrine
scientifique que comme un fait social remar¬
quable à observer aussi bien chez les praticiens
revenir sur les conditions méthodologiques que dans le public. En même temps que se
inhérentes à l’exercice de la psychanalyse en vulgarisent les « sciences psychologiques », sur¬
milieu hospitalier à Dakar ; celles-ci ont été git une demande accrue de consultations, con¬
décrites et discutées dans l'ouvrage « Œdipe seils, orientation. Un vocabulaire psychologi-
Africain», auquel nous renvoyons (1). sant devient d’usage courant, s’introduit dans
Notre exposé est divisé en deux parties. Dans le dialogue du psychologue et du consultant,
une première partie nous présenterons quel¬ lourd de complicités entre la demande de l’un
ques réflexions théoriques sur les rapports et la réponse de l'autre, porteur d'une morale
de la psychologie clinique et de la psychana¬ «deréalité
l’adaptation
». à la société, qui est appelée
lyse d’une part, sur les positions respectives
de l’ethnographie et de la psychanalyse d’autre 2) C’est dans ce sens que pèsent également
part. Dans une deuxième partie nous donne¬ le poids démographique des demandes de ser¬
rons un aperçu concret sur l'articulation des vices psychologiques qui aboutit à leur prise
règles méthodologiques et des concepts que en charge par des organismes sociaux, hospi¬
nous aurons
mentant une précédemment
recherche sur l’enfant
dégagés wolof
en com¬
en taliers, éducatifs. Il est dans l’ordre des choses
que ceux-ci véhiculent une morale exigée par
milieu traditionnel. l’intérêt commun. Le psychologue travaillant
***
La psychologie clinique se cherche. Elle n'a (1) ORTIGUES (M.C. et E.) : Œdipe Africain,
pas de théorie en propre. Sous ce vocable sont Paris, Plon, 1966.
ET. ET M.-C. ORTIGUES : ETHNOLOGIE 951

dans un cadre institutionnel est, de fait, por¬ tivité.


cohérentSeule
les elle
divers
permet
éléments
d’intégrer
et les en
différentes
un tout
teur de cette morale. Aussi libre de jugement
que l’on se veuille, travailler dans un centre étapes d’un examen ou d’une consultation, per¬
psycho-pédagogique de l'Education nationale, met d’analyser ce qui s'y passe effectivement.
par
des exemple,
familles vous
concernant
rend solidaire
la réussite
de la scolaire.
morale permet donc d'orienter l’ensemble de la dé¬
marche, l’utilisation souple des techniques dans
De plus, les institutions se donnent des buts, leur diversité. C'est pour respecter cette option
des possibilités pratiques — orientation, réédu¬ fondamentale
l'incidence de l’ensemble
que le clinicien
de ses doit
conditions
analyser
de
cation — et opèrent par là une sorte de mise
en forme préalable des problèmes des consul¬ travail, tant institutionnelles que sociologiques.
tants qui infléchit la pratique psychologique. Nous allons voir qu’un problème analogue
3) C'est à propos du diagnostic que se pose se pose à propos des rapports entre ethno¬
de la façon la plus aiguë la différence entre graphie et psychanalyse.
la psychologie générale et la psychanalyse. Se¬
lon la place qu’elle assigne au diagnostic, la ETHNOGRAPHIE ET PSYCHANALYSE
psychologie
bord. clinique se situe sur l’un ou l’autre
L’enquête ethnographique se donne pour but
Ou bien le diagnostic est le but essentiel de l’observation et l’analyse des groupes humains
l’examen et l'ensemble des moyens techniques considérés
des faits exactement
dans leur observés
particularité.
et décrits
Rapporter
« sans
est mis au service du repérage nosographique
et étiologique, du discours à tenir sur le consul¬ permettre aux préjugés théoriques d’altérer
tant (bilan, évaluation, profil, etc.). C’est ainsi leur nature et leur importance » est sa princi¬
que ce que l’on appelle la « relation », les pale règle de conduite. « Les faits doivent être
interactions », deviennent elles aussi, des étudiés en eux-mêmes (quels processus con¬
crets les ont amenés à l’existence ?) et aussi
moyens
la situation
d'investigation
d'examen. « privilégiés
La situation; de
d’examen
même en relation avec l’ensemble (tout changement
est typique de notre société... Les réactions ici observé en un point sera rapporté aux circons¬
et maintenant constituent sans doute la meil¬ tances globales de son apparition) » (3). Cette
leure voie pour la connaissance réelle du carac¬ démarche pour être objective doit être cons¬
tère de celui qui est là, pour apprécier ses ciente de ses propres conditions. Elle pose
possibilités réelles » (2). L’aspect relationnel, au psychanalyste deux sortes de problèmes
intersubjectif, n’est plus alors qu'un moyen, suivant que l’on considère l’objet ou la mé¬
thode.
qu’une voie pour établir sur l’individu des con¬
clusions, des informations dont il est l’objet. En ce qui concerne l’objet de la recherche
A cet égard encore l'investigation psycholo¬ l’ethnologue peut avoir à s'occuper aussi bien
gique subit la pression d’un public qui veut de cas individuels que des caractères généraux
la trouver « armée », forte de moyens techni¬ de la société. Il pourra par exemple s’intéresser
ques et de résultats « scientifiques » : on attend à une biographie pour ce qu’elle illustre des
qu’elle fournisse des chiffres de niveau intellec¬ normes générales, en montre les variantes ou
tuel,
traumatismes.
qu’elle découvre des complexes et des révèle des écarts plus ou moins importants.
Mais dans tous les cas, individu et société sont
entre eux comme le particulier et le général
Ou bien le diagnostic est considéré comme (à ne pas confondre avec le singulier et l’uni¬
n’ayant qu’une valeur pragmatique, comme versel qui débordent le cadre sociologique).
renvoyant à des possibilités concrètes d’ac¬ L’individu, en tant qu’il appartient à une socié¬
tion. Il n’est plus le but premier mais un point té, est toujours le particulier, celui qui parti¬
de vuel'action
utiletout
comme
en restant
repère extérieur
à certainesà l'essen¬
étapes cipe à la vie du groupe, en reçoit son statut,
ses attributs généraux, ses liens d’appartenance.
tiel de la démarche. Car, pour la psychanalyse,
le sujet n’est plus seulement le sujet de la Que dans
aille la tendance
le sens degénérale
« l'individualisme
d'une civilisation
» ou du
proposition, celui dont on parle et auquel con¬ « traditionalisme », dans tous les cas la pers¬
viennent des prédicats, il est le sujet qui parle pective sociologique considère toujours l’indi¬
et comme tel « se négative », se différencie vidu comme un particulier, un terme dans
de toute proposition dont il fait son « expres¬ un ensemble, un sujet d’inhérence défini posi¬
sion ». Tant qu’il s'agit de me situer dans un tivement par les prédicats qu’il convient de
cadre objectif, la forme logique de la propo¬ lui attribuer. Ainsi l'idéal de l’éducation pourra
sition convient parfaitement pour parler de insister soit sur la fidélité à la coutume, soit
moi : « je suis ceci ou cela, j'ai fait ceci ou sur l’aptitude à triompher de la concurrence,
cela... »; mais la liberté est pour elle-même un mais dans tous les cas il s’agit là d’un modèle
procès dialectique où ce qu'énonce la proposi¬ culturel prescrivant à l’individu une forme
àtioncecise ou
révèle
à cela
n’êtrecomme
qu'un àjeudesd'identifications
modes d’être de particularisation, de participation aux nor¬
mes reçues. Qu’il s’agisse d’organisation ou de
pour un autre. L'inconscient est une subjecti¬
vité savoir.
du irréductible à la forme propositionnelle (2) LAGACHE D.) : Cours sur la Psychologie
Pathologique, in « Bull, de Psych », 1959, XII, 5.
La reconnaissance de la dimension de la (3) LEVI-STRAUSS (Cl.) : Anthropologie struc¬
subjectivité apparaît comme condition d’objec¬ turale, Paris, Plon, 1958, p. 307.
952 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

psychologie individuelle, tout peut être objet l’abri de cette virtualité, de ce répit que mé¬
d’information. nage le ton du récit, de l'information, de la
Le point de vue du psychanalyste est tout conversation avec un étranger qui est hors jeu,
à fait différent. Il n’a d’autre objet qu’une marginal. A l’heure de l’ethnologue, le destin
certaine conjoncture de paroles dénommées fait la pause : voici comment chez nous les
situation analytique. Dans cette conjoncture jeux sont faits... L’ethnologue qui vient de
comparaîtront des problèmes collectifs aussi loin est un Monsieur Dimanche, à l’ombre des
libertés dormantes. Pourtant, à mesure que
bien familiale
tion qu’individuels,
ou des qu’il
incidences
s’agissede d’une
la situation
situa¬ dans les entretiens on approche de quelque
coloniale, scolaire, religieuse, etc. Mais quel point où l'héritage des morts et la figure du
que soit l’objet dont on parle, le fait nouveau destin s’actualisent en libertés présentes, alors
ici est que l’on a affaire au sujet parlant dont l’ethnologue rencontre la réticence, la diver¬
la singularité est de soi universelle. Les parti¬ sion, la minute de vérité. En particulier l'étu¬
cularités qui dans la perspective précédente de de la religion (d'ailleurs inséparable des
caractérisaient positivement l’individu (ou le affaires de famille, de prestige, etc...) est l'étu¬
groupe) prennent ici valeur négative car le de la plus difficile à faire. Mais c’est aussi
propre d’une conscience ou d’une liberté est celle qui se rapproche le plus des problèmes
de s’annoncer dans autre chose qu’elle-même : de la psychanalyse, car elle touche au système
ma qualité de Français ou de Yoruba, de fils des identifications, elle touche en ce lieu où
ou fille tel, etc... m’est annoncée par un cer¬ les loisirs du savoir s’abolissent pour laisser
tain nombre de particularités auxquelles je la place à la nécessité d’en venir à soi dans
« m'identifie » sans pouvoir me réduire abso¬ ce que l’on n’est pas.
lument à être cela ; je m'en distingue déjà du En résumé, qu’il s’agisse de psychologie cli¬
simple fait que j’en parle. Le sujet parlant ne nique ou d’ethnographie, dans tous les cas la
se confond pas avec les particularités indivi¬ psychanalyse introduit une même exigence qui
duelles dont on parle ; c’est sans sa négativité tient à la irréductible
différence spécificité dudemeure
fait de alors
parole.seule¬
La
qu’il a rapport à la vérité, c'est-à-dire à une
dimension universalité («d'être au monde ») ment dans le fait que la psychanalyse n’est
qui singularise la parole comme telle, en fait que secondairement une science descriptive ;
ce théâtre singulier de la liberté décidant sur elle est
une situation
premièrement
où les identifications
une pratique vacillent
clinique,
elle-même ici et maintenant. L’objet de la psy¬
chanalyse est l’inconscient, c’est-à-dire ce qui dans une conjoncture actuelle ici et mainte¬
est toujours autre qu’une conscience, ce qui nant. La collaboration entre l’ethnologue et
en elle est la loi de l’autre, donc le chemin le clinicien de formation psychanalytique exi¬
obligé de sa propre manifestation puisque le ge que les matériaux recueillis, informations
propre d’une conscience ou d’une liberté est ou observations, soient soumis à une même
de se manifester dans autre chose que soi. analyse de structure. Seule une analyse logi¬
Toutefois le contraste que nous venons d’éta¬ que, attentive aux moindres détails, peut mon¬
blir entre « l’information ethnographique » et la trer par exemple que des données apparem¬
ment sans rapport relèvent d’un même jeu
« conjoncture psychanalytique » permet aussi d’oppositions formelles ou qu’au contraire un
d’entrevoir des convergences possibles. fait apparemment simple dissimule un réseau
Lorsque l’ethnologue nous dit qu’il étudie complexe de rapports. L'observation deviendra
le « dogon », le « yoruba », le « wolof », il se d’autant plus fine qu’elle sera constamment
propose de nous décrire des usages, des prati¬ examinée à la lumière du critère formel des
ques qui ne sont pas seulement objets d’infor¬ distinctions logiques. Par contre, une observa¬
mations mais qui sont signifiantes pour quel¬ tion à l’état brut n'est souvent qu’un tissu
qu’un, c’est-à-dire pour celui auquel ces usa¬ d’allégations confuses qui ne peut se prêter
ges, ces pratiques assignent une place dans à aucune argumentation rigoureuse. Psychana¬
le groupe. Ceneque
coutumiers correspond
chacun peut
pas dire
d’emblée
des usages
avec lyse et ethnologie ne se rejoignent que par
l'intermédiaire de l’analyse structurale. C'est
ce que ces usages lui disent en le faisant être ce qu’a essayé de montrer « Œdipe Africain »,
de connivence avec le groupe dont il fait par¬ principalement dans les chapitres IV, V et VI,
tie. Etre de connivence consiste pour chacun à propos des incidences cliniques de la reli¬
à pouvoir trouver sa satisfaction dans des gion familiale et du problème du mal.
désir
chosesdesqu’il
autres.
sait Ces
êtrechoses
déjà coutumières
investies parcom¬ le
PSYCHOLOGIE CLINIQUE
posent ensemble le langage du groupe, le sys¬ EN MILIEU RURAL
tème des connivences qui font exister chacun
dans le désir des autres. De vivre là ça dit Nous voudrions aujourd’hui insister sur quel¬
quelque chose à chacun. Le pronom neutre ques aspects particuliers du travail clinique
désigne le foyer virtuel des paroles qu’entend en milieu rural. L’un de nous a poursuivi
l’ethnologue ou des usages qu’il observe. On pendant deux ans dans la région de Khombole
appelle « informateur » un individu qui, en re¬ une étude sur l’enfant wolof depuis le sevrage
vendiquant pour lui le nom de ses Pères jusqu’à l’introduction
observations étaient dans
faites la àclasse
l’intérieur
d'âge. Les
du
dogon, yoruba, wolof, accepte de parler avec
l’ethnologue, c’est-à-dire de le rencontrer à carré familial. Ce travail participait à l’ethno-
ET. ET M.-C. ORTIGUES : ETHNOLOGIE 953

graphie par son cadre général, mais il relevait peut être présenté de deux manières*: 1) sous
de la clinique psychanalytique par les études forme
tion ded'exposé
l’enfantgénéral
wolof sur
et les
leurs
modes
transforma¬
de rela¬
de cas et par la façon d'envisager l’insertion
du clinicien dans le groupe étudié. tions ; les tranches d’observation issues de
Le rapprochement que médecins et ethnolo¬ l’étude d’un cas sont utilisées à titre d’illus¬
gues avaient fait des données médicales et tration des divers registres considérés : rela¬
épidémologiques concernant la petite enfance tions avec les personnes (contacts physiques
(taux élevé de morbidité et de mortalité pour et relations à distance, types d'échanges ver¬
certaines tranches d’âge) et de données ethno¬ baux), relations aux objets, etc... ; 2) grâce à
graphiques tendant à entériner l’idée d’un ces données culturelles de base, les articula¬
sevrage tardif, brutal, suivi d'une séparation tions propres à chaque cas, leur cohérence
d’avec la mère a été au point de départ de signifiante, sont restituées.
ce travail. Dans les études en question, une Si le but poursuivi, la nature de l’observa¬
relation de cause à effet avait été établie tion subordonnée à une écoute de la parole
entre ce type de sevrage et la haute mortalité familiale suffisent pour distinguer notre dé¬
de la période qui le suit. D’un autre côté, marche de celle de l'ethnographie classique,
les expériences de sevrage et de séparation elle ne se définit à proprement parler que par
avaient été privilégiées pour établir ce qu'on les conditions concrètes de notre insertion dans
le milieu familial des enfants observés.
a pu appeler
culture donnée.laL'intérêt
personnalité
de cesde études
base d’une
avait
Nous avons été intégrés dans une équipe de
été de montrer que le sevrage inaugurait une pédiatrie offrant soins, contrôle médical et
série de transformations et se présentait com¬ surtout conseils de nutrition des jeunes en¬
me une période charnière. Elles se révélaient fants, aux cultivateurs d'une aire rurale cons¬
cependant impuissantes à rendre compte de tamment visitée. Sans préjuger des mises en
son sens en le cherchant au niveau des événe¬ forme culturelles qui la canalisent, l’inquié¬
ments eux-mêmes, découpés et décrits suivant tude diffuse suscitée par la fragilité du jeune
des modèles psychologiques occidentaux sim¬ enfant (4) a créé le terrain d’une demande.
plifiés et hâtivement transposés. Aussi avons- si minime soit-elle. Compte tenu de l’impor¬
nous décidé d'étudier non le sevrage lui-même, tance des représentations culturelles de la
mais la période lui faisant suite, afin de déce¬ maladie, il s’agissait d’une demande parallèle,
ler dans le discours familial, dans les relations d'un « surplus », car les familles étaient tou¬
actuelles de la mère à l’enfant, comment l'évé¬ jours prêtes à se replier sur des soins tradi¬
nement du sevrage était signifié, comment ses tionnels. La régularité des visites de l’équipe
effets supposés pénibles avaient été surmontés, de soignants, ses efforts pour susciter l’initia¬
canalisés ou au contraire, par leur insistance tive villageoise avaient ouvert un dialogue en¬
multiforme s’offraient au regard. tre elle et les familles, dialogue qui nous a
L’observation directe et l’entretien se sont fourni notre premier point d’insertion.
trouvés conjugués pour réaliser un mode d'ap¬ C’est l'appel à un motif extrinsèque qui a
proche homogène où l'observation étâit conçue servi à nous situer dans nos premiers contacts.
comme écoute d’un discours, non de l’enfant Nous nous présentions en effet comme venant
ou de la mère pris en eux-mêmes, mais du parler des enfants afin de les mieux soigner.
groupe familial tout entier. La collecte d’infor¬ Nous nous sommes dits intéressés en parti¬
mations proprement ethnographiques a été culier par ceux qui étaient juste sevrés, par
réalisée de manière distincte. Elle portait, en ce sevrage, les maladies, l’humeur et le carac¬
premier lieu, sur la représentation de l'enfant tère de cette période, etc... Nous nous démar¬
dans la culture wolof. Celle-ci a été dégagée quions par rapport aux soignants proprement
à partir des modèles de conduites éducatives, dits par l’adoption d’une forme traditionnelle
des procédures rituelles qui jalonnent l'enfan¬ de visite (ce qu'on appelle en wolof « passer
ce, du code de comportements et d'attitudes la journée») centrée sur une unité familiale.
où se condense l'image idéale de l’enfant, en¬ A l'encontre des passages de l’équipe médicale
fin des thèmes culturels servant à interpréter marqués par un nécessaire souci d’efficacité,
les particularités de caractère et les processus nous avons tenté de nous conformer au rythme
pathologiques. du groupe, de participer aux échanges tradi¬
Aux premiers temps de la recherche, deux tionnels de nourriture, de laisser venir et non
types de regard ont pu se superposer : celui d'imposer le dialogue. A mesure que des rela¬
qui se posait sur les seuls signifiants collectifs tions personnelles se nouaient avec une famille
dévoilés par les conduites de l’enfant et des et parallèlement avec d'autres unités voisines
parents, regard plus « ethnographique » d’une ou parentes, à mesure que notre mode d'appro¬
part, et d'autre part celui qui cherchait à dé¬ che devenait plus souple et plus soucieux des
chiffrer le sens singulier que prenait telle interrogations directes ou indirectes destinées
parole ou tel acte à tel moment donné, regard àsence
nous s'avérait
situer, toute
secondaire.
justification de notre pré¬
proprement clinique. Au fur et à mesure que
le travail a progressé, ces deux regards se
sont mieux distingués, le premier cédant de (4) Rappelons le haut taux de mortalité. Dans
plus
Le en
matériel
plus la recueilli
place au dans
second.
ces conditions ces régions, la moitié environ des nfants nés vivants
meurent avant 5 ans.
+
954 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

Toutefois notre intérêt permanent à l’endroit dune résistance culturelle à l'approche clini-
des enfants, de leur parole et de leur jeu est .. o., aiis la démarche ethnographique, nous
toujours resté pour le groupe social quelque retenons la voie d’investigation qui vise à dé¬
peu énigmatique. Cette constatation nous ren¬ crire et à analyser les institutions, les repré¬
voie aux deux problèmes majeurs de l’appro¬ sentations et les codes collectifs, elle nous
che clinique en milieu traditionnel : apparaît mieux adaptée et, en tout cas, mieux
Celle-ci n'est pas légitimée par une demande reçue par le milieu social qui partage ces
clairement formulée de l’individu ou du grou¬ normes. Faut-il en conclure que l'approche
pe familial. L’observateur ne se trouve pas clinique est réduite à l'étude des cas dans les
devant un problème qu’on lui demande de segments acculturés de la société où la prise
résoudre. Il n'est pas invité à occuper une en charge personnelle devient possible et le
place qui lui donne un droit d’interrogation regard n’est plus intolérablement menaçant ?
et de regard sur les relations familiales. Nous répondrons par la négative car, s’il est
Elle est, en outre contrée par les normes bien vrai que les normes culturelles qui régis¬
culturelles. L’on serait tenté de croire que dans sent l’interrogation et codifient l'expression
un milieu culturel où l’idéal est la conformité verbale s’opposent à une certaine attitude
au groupe, toute approche clinique est mai clinique individualisante, elles n’interdisent pas
reçue parce qu’elle particularise l'individu. En conflits
pour autantfamiliaux
avantet toute
des relations
investigation
ou toute
des
réalité, le problème est ailleurs puisque cha¬
que culture admet comme légitime un modèle exploration de l’histoire individuelle.
de l’individualité, un mode d’être du particu¬ Pour accéder à ce type de renseignements,
lier parrecherche
notre rapport au
surgénéral.
l’enfantLeswolof
difficultés
viennent
de le psychologue, tout comme l'ethnographe doit
observer un ensemble de règles négatives et
de son objet même. Elle se propose non seule¬ positives dont l’apprentissage constitue le pre¬
ment d'étudier les relations de l’enfant avec mier temps de la recherche. De quoi s’agit-il ?
les différents membres de l'entourage et de En premier lieu, d'une prise de conscience
ceux-ci entre eux, mais également de s'interro¬ des interdictions. Savoir, par exemple, que la
ger sur ce qué signifie être un individu de connaissance est un attribut du statut et que,
tel âge, de tel sexe... dans une famille et, en dans une unité sociale donnée, seules certaines
définitive, sur le sens de l’individualité elle- personnes sont habilitées à la révéler. Savoir
même dans la société wolof. Une telle étude que la société traditionnelle n’admet pas l'in¬
exige pour deux raisons la mise entre paren¬ terrogation directe comme moyen d’acquisi¬
thèse des modèles d’individualité de la société tion de la connaissance. Savoir, lorsque la dé¬
de l'observateur. En premier lieu, ses interven¬ marche clinique est centrée sur l'enfant, que
tions, informées par ces modèles risquent de toute parole, question ou commentaire qui
masquer l’objet même de son investigation, énonce publiquement les qualités visibles est
autrement dit les formes de particularisation censée éveiller la jalousie, attirer la mauvaise
propres à la société en question. Plus encore langue, le cat (5), le sorcier, et entraîne un
que pour l’ethnographe, le psychologue se doit danger de mort. Savoir que le regard est sou¬
d’analyser ses conduites et ses attitudes a la mis à la plus stricte codification et que sa
lumière des réactions qu’elles suscitent et persistance
menace de sur
dévoration.
une personne équivaut à une
prendre conscience de l’écart des deux séries
de modèles en présence. En second lieu, les En second lieu, il s’agit d’amortir l’effet
interventions du psychologue, tributaire de la des questions, de l’écoute particularisante par
signification qu’a l’individualité dans sa pro¬ une milieu
En participation
traditionnel,
active l'entretien
à la vie duindividuel
groupe.
pre société se heurtent à la résistance des
normes par lesquelles l'autre partie manifeste n’est guère réalisable. S’isoler des autres pour
sa propre conception de l’individu. un colloque particulier est un acte ressenti
Toute interrogation directe et systématique comme agressif. Ceux qui échangent des infor¬
sur une personne tend à remettre en cause mations en secret ne peuvent que tramer de
sa position définie par le consensus collectif mauvais desseins. Les face à face qui se pré¬
et l’isole au regard des autres. Tant que les sentent au cours d’un séjour prolongé ne sont
questions portent sur les divers attributs de vécus comme naturels et confortables que s’ils
son statut, elles sont admises, voire encoura¬ prennent modèle sur les échanges publique¬
gées. Mais dès qu’elles touchent à son indivi¬ ment cautionnés. D’autre part, est suspect non
dualité, à son passé, à ses qualités, elles sont seulement celui qui se soustrait au regard des
éprouvées comme irrespectueuses, indiscrètes, autres, mais également celui qui se refuse à
voire agressives. Il n’est même pas besoin de l'échange actif. La personne qui ne parle pas
questionner explicitement pour se heurter à est mauvaise, « méprise » les autres. Aussi con¬
ces normes culturelles. Une certaine présence vient-il de suivre les conversations, de rester
de l’observateur, la sélectivité de son attention, constamment
de marquer sonprésent
adhésion
dansaule consensus
champ familial,
collec¬
autrement dit la nature interrogatrice de son
écoute et son regard individualisant suffisent tif. Tout en permettant au groupe de suivre
pour les mettre en jeu. son propre rythme, on peut alors glisser des
Ce n’est qu’en nous référant à ces normes
explicitement formulées que nous parlerons (5) Le bout pointu de la langue.
ET. ET M.-C. ORTIGUES: ETHNOLOGIE 955

questions dans la conversation .introduire des statut cède progressivement la place à d’autres
commentaires, manifester un intérêt sélectif
discret. dont l’observateur devra faire l’analyse à un
double point de vue : il devra reconnaître les
En troisième lieu, il faut reconnaître et met¬ divers rôles qu’ils lui imposent et il devra
tre à profit les situations et les modes de déceler
ci suscitent
les positions
chez sescomplémentaires
interlocuteurs. L’observa¬
que ceux-
relation culturellement
normes restrictives s'atténue
admis oùou las'annule.
rigueur des La tion en sera transparente à elle-même qu’à
demande individualisante du psychologue est cette double condition. Ainsi, chez les wolof, la
acceptée dans la mesure où son attitude est psychologue visitant régulièrement le carré fa¬
socialisante. Si elle n’est pas médiatisée par milial est facilement située dans la position
symbolique de la tante paternelle dont la
le
fantcontact
de 0 physique,
à 5 ans est l’attention
très malportée
tolérée.
à l’en¬
La conduite traditionnelle (visites, cadeaux, intérêt
discrétion et l’intermittence du regard sont les porté aux enfants de son frère) rappelle à cer¬
premières règles de conduite à observer. Ce¬ tains égards la sienne. Il s'agira alors de pren¬
pendant, il existe une manière codifiée de dre conscience du jeu de tous les statuts, réels
manifester son intérêt dont l’observateur pour¬ ou symboliques, et de replacer les faits obser¬
ra user non seulement pour neutraliser l'exté¬ àvéseux.
dans l'espace social qui se déploie grâce
riorité menaçante de son regard mais aussi
pour médiatiser ses rapports avec l’adulte. Il Il serait inexact de dire que cette prévalence
s’agit de petits dialogues, caractéristiques de des relations institutionnalisées dans un contex¬
cet âge, par lesquels l'enfant est constamment te familial où les interactions se jouent près
renvoyé à ses relations sociales, ou bien de que sans exception en situation de groupe,
plaisanteries dans lesquelles l’enfant est invité exclut tout rapport « inter-individuel ». Sous le
à remplir une fonction familiale adulte (par masque des relations codifiées il y a place pour
exemple : « Tu dors et tu as des étrangers ») les liens et les repères interpersonnels, et c’est
ou encore d’interventions qui offrent à l’enfant précisément le bon usage que fera l’observa¬
un droit de réplique sur le mode adulte (par teur des possibilités offertes par les statuts
exemple : « dis-lüi, je ne danse pas, mon mari qui lui
aux finspermettra
de l’entretien.
d’y accéder et de les utiliser
n’est pas rentré »). A un âge ultérieur (6-7 ans),
ces dialogues cèdent la place à la relation d'au¬ Ainsi, la nécessité d'adhérer de près aux posi¬
vateur
torité etestaux
invité
rappels
à se servir
normatifs
de ladont
mêmel'obser¬
ma¬ tions codifiées et d'éviter de sortir des limités
institutionnelles qu’elles tracent à l'activité, aux
nière que tous les membres de l’entourage. paroles, aux attitudes du psychologue nous
Au-delà du respect des règles d’échange, la semble une caractéristique distinctive de l’ap¬
famille demande au clinicien de s'associer à proche clinique en milieu traditionnel. Le dia¬
l'éducation de l'enfant à travers ces dialogues, logue ne peut se nouer qu'à ce prix.
ces plaisanteries, ces interventions normatives. Nous ne ferons qu’évoquer ici les problèmes
Au Sénégal, ces échanges codifiés de l’obser¬ inhérents à l’enregistrement et à la lecture
vateur avec l'enfant permettent au premier des données observées. L'observation est spon¬
d'engager le dialogue sur le second avec l'en¬ tanément sélective du fait que les éléments
tourage familial. En Europe, un échange avec relevés tendent immédiatement se constituer
les parents sur les qualités, les capacités, la en signes et à s’ordonner en séries. La première
particularité de l’enfant précéderait plutôt
l’échange direct avec lui. tâche de l'observateur est de suspendre son
jugement sur ces premières articulations et de
En quatrième lieu, il s’agit de repérer, à cha¬ considérer les données observées comme poly¬
que phase du processus clinique, la position sémiques. Autrement dit, d’être conscient de
que l’on occupe dans le système des statuts. sa cohérence
la démarche d’un
inévitablement
discours ultérieurement
qualifiante. Seule
res¬
Dès le début de son interrogation, l'observateur
est invité en effet à se situer dans l’ordre titué donnera sa valeur à chacun des éléments
social traditionnel. Il doit se conformer aux du champ. L’observation risque, dès le départ,
modèles de conduite attachés aux statuts suc¬ d’être entraînée dans deux mouvements d'ob¬
cessivement parcourus. Au départ, il sera confi¬ jectivation apparemment sans commune mesu¬
né dans celui de « l’étranger » (6), statut re et pourtant similaires. Prenons l’exemple de
contraignant dont, à la limite, la principale l’enfant wolof qui baisse le regard devant un
fonction serait de permettre à la position symé¬ adulte. Si l'observateur européen se réfère à
trique de l’hôte de se déployer. Mais ce statut son propre code, il pourra interpréter ce signe
ne comporte pas seulement les obligations ma¬ comme manifestation de crainte au sens psy¬
jeures qui sont l’attente patiente et le devoir chologique. Si, par contre, il fait appel au
de se localiser, d'une manière répétée, dans code de postures et de conduites motrices
J’espace et le système social (le rituel com¬ par lequel la société wolof manifeste son
plexe des salutations) afin, semble-t-il, de neu¬ éthique, il y verra non plus une attitude ou
traliser les intentions agressives. Il comporte un sentiment, mais le signe conventionnel de
aussi des droits, tel que le révèle, par exemple la « kersa », respect institutionnel à l'égard
le bon accueil que l’on fait aux demandes de
nourriture de l’étranger qui indiquent la con¬ familiale.
(6) « Gan », tout visiteur étranger à la concession
fiance qu'il accorde à ses hôtes. Ce premier
956 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

des aînés. Si le second type d’interprétation magique), elle est terrassée par les jinne ou
semble plus proche de la réalité wolof, elle les seytaane (esprits d’origine islamique). Dans
n’est pas moins objectivante que la première. ces conditions, la maladie n'ouvre pas la voie
Le passage de l'un à l’autre a pu donner l’illu¬ a une interrogation d’ordre psychologique. Plus
sion à certains psychologues d'accéder à la exactement, l'interrogation porte sur le choix
vérité du fait observé. C’était ne pas s'aper¬ fait parmi les divers registres d'interprétation
cevoir qùe la démarche restait fondamentale¬ et sur les démarches spécifiques qui leur sont
ment la même. Il n'est manifestement d’autre associées, non sur le malade et les troubles
issue que d’écouter la totalité du discours au eux-mêmes. On cherchera à connaître l’identité
sein duquel le sens de chaque élément observé
s’articule. de l’agresseur, les moyens de le satisfaire ou
de l'expulser ; le sujet lui-même ne sera jamais
Les difficultés de l’approche clinique en rnis en question. Ce système tend à résorber
milieu traditionnel peuvent donc être contour¬ la différenciation introduite par la maladie. Il
nées grâce à la connaissance des règles et des transfère l'angoisse sur des signifiants cultu¬
modèles culturels. Mais le problème n’est pas rels manipulables par la collectivité. Le problè¬
purement technique et la question posée n'est me, s’il en est un, n’est pas formulé en termes
pas uniquement celle d'un savoir-faire clinique psychologiques et est encore moins offert au
adapté à la culture. En milieu traditionnel, mode d’investigation clinique.
avons-nous dit, la résistance à une telle appro¬ Là situation est tout autre dans le cas du
che naît de ce qu’elle est ressentie comme sin¬ nit ku bon. Ce type d'enfant est une énigme
gularisante et de ce qu'elle introduit une inter¬ collectivement reconnue. Il est objet de ques¬
rogation qui menace de déborder les limites de tion pour la culture elle-même. Dans son cas,
la contestation traditionnelle. Dans les pages l’interrogation inhérente à l’approche clinique
qui suivent nous chercherons à étayer cette rencontre et fait sienne l’interrogation cultu¬
hypothèse par une voie indirecte. En même relle. C’est pourquoi elle y révèle toute sa
fécondité.
temps, nous montrerons qu’une interrogation
culturellement admise peut faciliter la mise L'enfant appelé nit ku bon (« personne qui
en œuvre de l'approche clinique. Nous tente¬ est mauvaise ») (8) présente un tableau clini¬
rons de montrer aussi comment celle-ci intègre que très cohérent, défini par le refus d'échan¬
une catégorie spécifique de faits ethnographi¬ ges,. une sensibilité extrême, une perturbation
ques, les représentations collectives de la
maladie. parfois massive des relations, des attitudes
de retrait jugés comme hostiles par l’entou¬
rage, des réactions discontinues, brutales, des
ETUDE ETHNOGRAPHIQUE D’UN THEME épisodes de prostration. Il est tenu pour extrê¬
mement fragile. Les brimades, le manque de
L'exemple concerne l'enfant dit nit kut bon sollicitude, voire un spectacle «violent» le plon¬
qui présente un tableau homologué par la gent dans des crises de pleurs et de cris sui¬
tradition, ensemble de signes cliniques et de vies de chute et d’immobilité. La croyance veut
représentations que l’ethnopsychiatrie classe¬ qu’en réponse à une offense ou sur sa propre
rait sous le nom de « culture-bound syndrome ».
Avant de détailler, faisons quelques remar¬ àinitiative,
tout moment
le nit ku
Ce bon
motif
soitcentral
capablerenvoie
de mourir
aux
ques sur la maladie en milieu wolof. On peut représentations de son identité. Pour le wolof,
en effet nous reprocher d'avoir cherché, dans il est en effet, soit un rab (esprit ancestral)
ce qui précède, l’application de la méthode qui désire rendre visite aux hommes, soit un
clinique à Un milieu familial « normal », ne ancêtre réincarné qui revient dans sa famille.
présentant ni demande clairement formulée, ni Toutes les données à s’organiser autour de
un « problème » quelconque. Or, dans l’existen¬ ces thèmes. Il a de la puissance et de la
ce d'un problème à résoudre, d’un nœud à connaissance : il est maître de sa mort, il
dénouer, la méthode clinique reconnaît généra¬ « voit », il connaît les secrets magiques et thé-
lement une de ses conditions d’exercice (7). rapeutiqeus, etc... Les attitudes à son égard
Pourquoi n'avons-nous pas alors orienté d'em¬ sont ambivalentes. Promesse de grand avenir
blée notre attention sur les phénomènes patho¬ et menace de mort, bonheur pour la famille
logiques grâce auxquels l'insertion clinique au¬ et «mauvais souhaits » pour les parents ; il est
rait pu être moins problématique ?
entouréambivalence
Cette d'un halo d’appréhension
se traduit au et niveau
d’espoir.
des
En milieu traditionnel wolof, les troubles
psychopathologiques et, en un sens, toutes les comportements par la surprotection, voire par¬
conduites qui pourraient être constituées en fois par une sollicitude morbide envers l’en-
« problème » sont immédiatement mis en forme
par les représentations collectives. La personne
singularisée par la maladie — donc s'offrant, (7) FAVEZ-BOUTONIER (J.) : Cours sur la Psy-
en principe, de manière privilégiée à l’inves¬ chologie Clinique, Bulletin de Psychologie, 1958-1959,
tigation clinique — est réintégrée dans le t. XII, nos 4, 5, 10, 11.
groupe grâce aux interprétations culturelles : (8) Cf. ZEMPLENI (A.), RABAIN (J.): «L’en-
elle est attaquée par le sorcier-anthropophage, fant nit ku bon, un tableau psychopathologique tra¬
elle est investie par le rab (esprit ancestral), ditionnel chez les Wolof et les Lebou du Sénégal»,
elle est maraboutée (victime d'une opération Psychopathologie Africaine, 1965, I, n° 3, pp. 329443.
ET. ET M.-C. ORTIGUES : ETHNOLOGIE 957

faut. Un milieu sans heurts, une gratification ETUDE CLINIQUE D’UN CAS D’ENFANT
permanente doivent lui être assurés, sinon il «NIT KU BON»
« se fâche » et il meurt. Coutumes et procédés
traditionnels de soin sont également destinés Thilao est le cinquième et dernier enfant
à écarter cette menace permanente de mort. de la deuxième épouse de son père. La pre¬
Par le « dott », qui en est le plus représentatif, mière femme est demeurée stérile. Des liens
on cherche à « attacher » l’enfant, à le retenir étroits de parenté unissent le père et les deux
parmi les hommes. épouses (toutes deux filles de cousins croisés
patrilatérauX du père) et celles-ci entre elles.
Au premier abord, le nit ku bon apparaît Le père de la première femme occupe une
donc comme un terme inversé de la personne position importante de borom xam-xam (« con¬
humaine. 11 est rab ou ancêtre, il décide de naisseur ») dans un village voisin. Le réseau
sa mort, il « a la connaissance » dès sa nais¬ familial serré et la puissance de cet ascendant
sance, il est entièrement sujet de ses compor¬ a exclu la possibilité d’un divorce entre le père
tements qui ne renvoient qu’à son altérité sub¬ et sa première femme. Pour réduire le désé¬
jective. S’il reste en retrait, taciturne, c’est quilibre suscité par la stérilité de cette der¬
qu’ « il sait ce qu’il veut, il se suffit à lui- nière, les enfants de sa coépouse lui furent
même » ; s'il pleure, s'il est grognon ou agité, successivement confiés au sevrage. Notons qu’il
c’est qu’il « veut retourner à Sangomar » (lieu s'agit d’un comportement institutionnel, mais
de rassemblement des rab), etc. Au lieu de ve¬ s’exerçant généralement entre membres de la
nir occuper une place préétablie dans un ré¬ famille étendue. Thilao a reçu à sa naissance
seau de parenté, dans un système de statuts le nom du père de la première femme. Avant
et de modèles de conduite, il se présente même son sevrage, il est donc symbolique¬
d’emblée comme un étranger, un être non- ment. lié au rapport de cette femme à son
socialisable. Cette inversion n’est cependant pas propre père. Mais, quelque temps après avoir
totale. Si elle l'était, le nit ku bon n’aurait été confié, il est attaqué par les rab maternels.
plus sa place dans la société humaine. En Cette attaque équivaut à une réaffirmation de
réalité,
culture ilwolof.
est unIl être
se tient
non-identifiable
constammentpour
à la ses liens à la lignée utérine (10).
lisière de deux identités sans jamais se con¬ Thilao est tenu pour nit ku bon par tout son
fondre avec l’une ou l’autre : rab ou fils d'un entourage. L’observation qui s’étend de 2;9 à
tel, enfant ou ancêtre, l'un et l'autre à la fois. 4;1 nous renvoie au tableau précédemment dé¬
Etre énigmatique dans lequel la société tend crit : attitude de retrait ou conduites dépres¬
à appréhender son propre reflet. Là nous som¬ sives en réponse aux avances de l'entourage,
mes au cœur de l’interrogation culturelle. « Qui discontinuité dans les comportements laissant
est-il ? », « D’où vient-il ? », ces questions impor¬ percer de rares explosions joyeuses aussitôt
tent plus que les tentatives de réponse. Elles réprimées. Sa relation avec la première femme
fondent la position ambivalente du nit ku bon. est prépondérante et profondément dysharmo-
Elles gisent au fond de l'autre question sans nique. Le contact avec la mère est sporadique
cesse posée : « va-t-il mourir ? » Par cette dou¬ et compromis par les conduites d'échec de
ble interrogation qui s'enracine dans la même celle-ci. Les attitudes et les comportements en¬
incertitude, l’angoisse de l’entourage reste fixée vers Thilao tendent à s’organiser en fonction
sur l’enfant qui, à son tour, renvoie son inter¬ de l’image
offrent du nit
quekulesbon.
représentations
Elles immobilisent
collectives
l’en¬
locuteur à lui-même.
fant dans l'attitude de « celui qui n’est pas
Le nit ku bon est donc objet de question accessible ».
pour la culture elle-même. Certes la question
n’est pas posée au clinicien. Mais le droit de L’enfant se trouve donc être l'enjeu d'une
regard clinique lui est accordé : s’interroger sur double revendication où chaque femme dans
sa relation au père cherche à se rattacher à
le nit
au consensus
ku bon, collectif.
c’est une manière de participer son propre lignage.
Pour la première femme, Guinan, que l'en¬
L’approche ethnologique permet de situer fant soit nit ku bon, lui permet de le main¬
les principaux termes d’une interrogation col¬ tenir dans une relation de dépendance physi¬
lective déjà élaborée. Elle dégage les articula¬ que qui démontre à chaque instant que l'enfant
tions internes de l’unité de représentation. la désigne comme sa mère. Cette projection
L’approche clinique, elle, s’emploie à mettre à narcissique remonte jusqu’aux parents de Gui¬
jour les positions interpersonnelles auxquelles nan qui
faire ». cherchent un enfant « pour les satis¬
les signifiants culturels renvoient. Les deux
plans sont en rapport dialectique. Les repré¬ Pour la mère, son ambivalence vis-à-vis de
sentations collectives polarisent, mettent en la coépouse qui lui prend ses enfants est dite
forme sans cesse la réalité intersubjective tout à travers Thilao, « enfant mauvais », insaisis-
en la transformant. L’investigation clinique
consdère les des
structurants représentations
relations. L’examen
comme éléments
de leur (9) Voir l’exposé complet du cas in ZEMPLENI
fonction signifiante est partie intégrante de sa (A.), RABAIN (J.), art. cit., pp. 380403.
démarche. Nous illustrerons ce point de vue (10) Les «rab» sont en effet des esprits attachés
par l’analyse résumée d'un cas d’enfant nit au lignage, sorte de doublet de clui-çi. Leur voix
ku bon observé dans son milieu familial (9). est la voix des ancêtres.
958 BULLETIN DE PSYCHOLOGIE

sable, frappé du signe de la mort. En tant que rôle de l'analyse est de dissoudre l'unité de
nit kti
me mauvaise
bon, l’enfant
mère. Par
la désigne
la voixelle-même
des rab decom¬
sa la croyance, de la résoudre en ses éléments
formels, donc en une multiplicité de valences,
lignée qui rendent périodiquement malade l’en¬ de rapports
utiliser diversemetn
associatifssuivant
que leslessujets
cas. pourront
Les cas
fant, la mère réclame son droit à le posséder.
Le statut de l’enfant permet au père de étudiés par le clinicien montreront que ce ne
réaliser un équilibre dans la famiile vis-à-vis sont pas toujours les mêmes valences, les mê¬
des alliés en liant ainsi l'une et l'autre femme. mes connexions associatives qui sont en cause
C’est lui qui apparemment détient la clé de ce lorsqu’on utilise le thème du nit ku bon dans
statut. une situation donnée. Nous avons esquissé
plus haut un début d'analyse : l 'enfant-ancêtre
CONCLUSION ou l’enfant-rab ; la naissance comme retour
d'un mort suivant un cycle alternant à trois
L’exemple cité, malgré sa présentation som¬ termes (le mort, la mère, l’enfant), où l’identité
maire, permet d’entrevoir comment l'étude énigmatique de l’enfant situe la mère dans un
ethnologique d’un thème traditionnel (le nit temps cyclique qui est celui de son propre
ku bon) et l’étude clinique d’un cas individuel lignage : l’enfant rattaché aux ancêtres utérins
ment.
(le cas de Thilao), se complètent mutuelle¬ par delà le père géniteur, et... Ainsi se dérou¬
lent des chaînes associatives qui pour l'ethno¬
On pourrait être tenté d'abord de raisonner logue vont recouper d'autres chaînes (culte des
sur le thème du nit ku bon considéré globale¬ rab, rapports des lignages, etc...) de telle sorte
ment comme une croyance. On se demanderait que « l’interprétation » procédera par dévelop¬
alors quelle est la fonction de ce thème, en pements vers
cessifs centrifuges,
de nouvelles
par élargissements
séries associatives
suc¬
soulignant par exemple ses relations avec l’an¬
goisse de la mortalité infantile élevée, l’attitude dans l'écheveau complexe de la vie sociale. Cet¬
renfermée d’un enfant, etc... D’un autre côté, te analyse peut être poussée plus ou moins
on s’interrogerait sur la fonction psychologique loin selon la quantité de nos informations et
du thème dans le cas cité (par exemple le la pénétration plus ou moins grande de notre
rôle tenu par l'enfant dans le rapport du père discernement. Le psychologue, de son côté, s’il
à ses deux épouses). Mais ce genre d’interpré¬ est de formation psychanalytique, saura que
tation se heurterait à deux difficultés : en pre¬ s’en tenir à telle interprétation du cas, c’est-
mier lieu, on n'apercevrait aucun rapport pré¬ à-dire « terminer une analyse » ne nous livre
cis entre la fonction sociale (supposée cons¬ qu’une conclusion provisoire relative à la quan¬
tante) et la fonction psychologique très varia¬ tité des informations disponibles et à la qualité
ble d’un cas à l’autre ; en second lieu, le point de notre discernement. Il y a quelque chose
de vue fonctionnel conduirait à privilégier de de théoriquement interminable dans l'analyse
manière arbitraire une interprétation, une cor¬ des chaînes
mot de Freudassociatives.
serait interminable
L'analyses’ilsuivant
lui était
le
rélation parmi d'autres possibles. Demander
quelles sont les fonctions sociales et psycho¬ demandé d’obtenir un achèvement purement
logiques de la croyance au nit ku bon, c'est théorique et si la pratique clinique ne nous
raisonner comme si cette croyance possédait ramenait sans cesse à une situation qui évolue
réellement une unité conceptuelle, comme si et dont nous avons à suivre la dialectique
logiquement
chercher la ou
ellelesétait
fonctions.
un terme dont il faut effective. Le vie conclut quand elle change.
Bref, ce que l'on peut attendre d’une analyse
Or cette hypothèse est fausse. L’unité de structurale, c’est-à-dire d'une analyse logique
cette croyance est imaginaire. C'est se laisser des combinaisons associatives, ce n'est pas
duper que de raisonner sur elle comme si elle qu'elle nous propose de nouvelles synthèses
possédait uen unité logique et pouvait être théoriques interdisciplinaires, mais au contrai¬
traitée comme un terme univoque. En raison¬ re qu’elle dépouille les objets apparents du
savoir psychologique ou sociologique pour lais¬
nant de la sorte, comment l’ethnologue et le ser paraître l'horizon commun à toutes les
psychologue
dre ? pourraient-ils parvenir à s'enten¬ recherches anthropologiques, à savoir l’analyse
des conjonctures. A l’aune de cette ultime exi¬
Il faut envisager la question autrement. Le gence, nous mesurons mieux nos ignorances.

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