Vous êtes sur la page 1sur 10

L'Homme et la société

Analyse historique et concept de mode de production dans les


sociétés pré-capitalistes
Catherine Coquery-Vidrovitch

Citer ce document / Cite this document :

Coquery-Vidrovitch Catherine. Analyse historique et concept de mode de production dans les sociétés pré-capitalistes. In:
L'Homme et la société, N. 55-58, 1980. Modes de production et de consommation. pp. 105-113.

doi : 10.3406/homso.1980.2044

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1980_num_55_1_2044

Document généré le 25/09/2015


CONCLUSIONS

analyse historique

et concept de mode de production

dans les sociétés pré -capitalistes

CATHERINE COQUERY-VIEROVlTCH

existantes
d'se
apparue
comme
relativement
régissait
système
formations
exemple).
retourné
d'explorer
l'infirmer.
voire
modèle
terrain.
concevoir
recherches
coup.
analysedemander,
Jusqu'à
L'objet
un
(1).
àun
sociales
capitaUste
àpartir
la
outil
Ilplutôt
l'évolution
historien
élucidés,
partir
précises
proposition
un
On
Tout
de
me
présent,
face
préalable
nouvel
de
hétérogènes
nouveUes
cette
en
semble
comme
de
au
contemporain),
découvertes
aux
aou
on
qui
laphis
des
tiré
en
brève
essai
athéories
un
théorie,
en
qu'U
un
d'enquête
permette
effet,
cherché
sociétés
modèles
pistes
survenait,
anthropologue
s'efforçant,
aboutissement
de
(sociétés
contribution
faudrait,
théorisation.
plus
laexistantes,
qui
un
àou
réflexion
dans
et
de
: comprendre
ensemble
récentes,
lui
àde
industrieUes
typologies.
qui
progresser
partir
pour
àlepermettraient
temps
n'est
prompt
partir
régentait
de
temps
quel
sur
Ildépasser
laconcerté
d'une
leest,
pas
est
à
recherche
le
de
Mais
plus
(du
àautre,
et«Mode
autrement
de
mécanisme
l'intérêt
d'ajouter
série
les
la
fabriquer
Tiers-Monde
souvent
ce
monde
l'historien
façon
de
théorie
et
rapports
d'études
un
stade
historique
ladedetrès
systématique
confirmer
autre
aux
un
qu'au
Production»
antique
d'ensemble
sur
ce
ainsi
artisanal,
entre
n'a
nouveau
concrète,
genre
études
de
dominé
son
théoricien,
proposée,
que
coup
guère
cas
au
propre
oudéjà
de qui
par
est
de

(1) Adoptant, en outre, une position volontairement «historique», nous nous contentons d'examiner
ici les modes de pfoduction pré-capitalistes : pour les modalités de la dépendance, par le choc et la
domination du mode capitaliste, on se reportera i mon article sur «La mise en dépendance de l'Afrique noire,
1800-1970», Cahiers d'étudet africaines, le sera. 1976.

14
106 CATHERINE COQUERY-VIDROVITCH

Il n'est pas question, ici, de retracer dans le détail l'évolution relativement


connue (1) de la réflexion marxiste en ce domaine. Rappelons simplement
qu'à partir du concept effleuré par Marx, la tendance a finalement dominé de
lancer une théorie, quitte à faire rentrer ensuite, de gré ou de force, les
sociétés historiques concrètes dans le cadre ainsi imposé. L'exemple le plus
caricatural en est le courant stalinien des années 30, qui a condamné la notion de
«Mode de Production Asiatique» pour assigner à toutes les sociétés le
passage obligatoire par les cinq stades (Communauté primitive Esclavage - Féoda-
Uté CapitaUsme et SociaUsme).
En dépit de la mise en garde de Jean Suret-Canale :
«Qm l'on ajoute à cet cinq casiers un sixième,
qui serait celui du mode de production asiatique,
que Ton y ajoute des subdivisions et des '
«sous-modes de production» ne change rien au caractère
spéculatif et fondamentalement idéaliste de la
démarche» (2).

Le renouveau ultérieur des débats, lancés autour de La Pensée à partir


de 1962 et repris dans les années 70, n'a pas empêché de retomber peu ou
prou dans des ornières analogues. .
Certes, grâce à une série d'exemples concrets, on a précisé le concept de
«mode de production asiatique», défini comme la coexistence d'«unités
communales de base» assurant le contrôle des individus par l'appropriation coUec-
tive des terres et d'un pouvoir d'Etat maintenant l'ensemble des communautés
villageoises dans un état de dépendance globale et assumant, de ce fait, des
fonctions réeUes d'ordre poUtique et économique (3). On a finalement isolé,
d'un côté, le modèle européen (celui des cinq stades) et, de l'autre, une autre
forme possible d'évolution (mais surtout susceptible de blocage), permettant
de passer directement du «mode de production asiatique» à la domination
capitaUste.
Ceci dit, à ce niveau de généralité, peut-on dire que l'on avait beaucoup
progressé ? Autrement dit, que le modèle était opératoire ? On peut en douter,
au vu d'un certain nombre d'analyses récentes que je distinguerai en deux
catégories :
la systématisation abusive qui, englobant trop, n'expUque plus rien,
parce qu'eUe bloque la recherche sur un système fermé proposé comme définitif
sous la forme d'une nouveUe typologie,

n° 57-58,
(1) Cf. 1967.
«Premières
Sur lessociétés
sociétésdeprécapitalistes,
classes et modeCERM,
de production
Editions sociales,
asiatique»,
1970.Recherche
Sur le mode
Internationale,
de
production asiatique, Ibid., 2ème édition, 1974 (recueil des articles publiés dans Za Pensée).
(2) Sur le mode de production asiatique, op. cit., p. 9.
(3) J. Chesneaux, Sur le mode..., Ibid., p. 17.
ANALYSE HISTORIQUE ET CONCEPT DE MODE DE PRODUCTION 107

ou la parcellisation exagérée qui aboutit au même résultat par des


procédés opposés, puisque l'analyse des sociétés, éparpiUée à l'extrême, observait
de ce fait toute vision évolutive globale de l'histoire.

1) Tentatives généralisantes
Je mettrai au compte de ceUes-ci la démonstration de M. GodeUer qui,
afin de faire coexister monde asiatique, amérindien et africain, a proposé
un «Mode de production asiatique» global, mais «avec grands travaux» ou
«sans grands travaux» selon les cas, mode préjudiciel permettant de passer,
suivant les circonstances, au mode de production antique (combinaison de la
propriété privée et de la production marchande) ou au mode féodal (1).
Cette typologie assimUationniste, qui revient finalement à court-circuiter
certaines étapes de type occidental, est en fait historiquement non
contrôlable : à l'hypothèse théorique ne sont apportées que des preuves hypothétiques
(la société mycénienne aurait été de type asiatique ; la société inca aurait été
sur le point de se féodaliser... ). On ne voit guère, non plus, dans ce schéma,
la place des sociétés de type «asiatique» plus tardives, comme les sociétés
africaines, où les tendances pseudo-féodales sont perceptibles seulement au
XIXème ou même au XXème siècle, et apparaissent bien plutôt comme des
contaminations occidentales que comme nées des contradictions internes de
la société (la féodaUsation des terres au Buganda ou le mouridisme sénégalais
sont des émanations de la colonisation favorable, par ses réformes foncières,
à la fixation et à l'appropriation privée du sol). Bref, une teUe typologie ne
permet guère de rendre compte du dynamisme évolutif des sociétés
historiques réeUes.
Dans un autre ordre d'idée, la tentative de Jean Suret-Canale pour faire
entrer les sociétés d'Afrique noire dans le «monde asiatique» nous paraît
risquer le même écueil (2) ; tout en présentant pour l'historien
l'incomparable avantage de se référer constamment au concret, l'auteur bloque finalement
la réflexion en avançant l'idée d'un système condamné à la stagnation du fait
de ses contraintes sociales internes. C'est d'une part, et paradoxalement, une
notion a-historique parce que, par définition, toute société est dynamique -
même si le rythme en est plus ou moins lent (la stagnation ou l'« équilibre»
est, en histoire, un concept aberrant). Mais aussi, à l'opposé, l'argument ne
fait qu'exprimer une évidence puisque, quel que soit le type de société
considéré, le mode de production dominant ne peut être «dépassé» que du fait
de l'éclatement de ses structures propres, laissant place à de nouveaux
rapports de classe destinés à surmonter les contradictions du mode précédent...

(1) Sur le mode de production..., op. cit., pp. 47-100.


(2) Ibid., pp. 101-134.
108 CATHERINE COQUERY-VIDROVITCH

2) Emiettement de l'analyse
Pour lutter contre la tendance globalisante, historiens ou anthropologues,
qui travaiUent sur des terrains précis, donc toujours spécifiques, ont eu
souvent, au contraire, tendance à différencier à l'extrême chacun des cas
étudiés. J'ai, pour ma part, succombé naguère à la tentation en suggérant un
«mode de production africain» où la majeure partie du surplus proviendrait
non de l'exploitation directe mais du contrôle exclusif du commerce à
grande distance par la classe dirigeante ce qui en ferait un cas particuUer du
«mode de production asiatique», non nécessairement d'aiUeurs limité à
l'Afrique noire (1). Un cas extrême me semble être la définition d'un «mode de
production Ugnager» spécifique (2) dont on voit mal comment il peut
s'insérer dans l'histoire évolutive des sociétés, sinon sous la forme d'une
communauté bloquée dès l'origine et survivante à l'état résiduel. Non que les Uens
de parenté doivent être négligés : à tout le moins l'anthropologie
économique a-t-eUe eu le mérite de révéler à quel point ils sont à la base de la
production viUageoise d'autosubsistance (3). Mais, à ce titre, les Uens familiaux
ont précisément été, dans l'histoire, le lot commun des sociétés paysannes
(aussi bien pour le Moyen Age occidental, qu'en Afrique ou qu'en Chine... ) ;
ils n'ont été battus en brèche que par le développement décisif des forces
productives du mode de production capitaUste dont le résultat a été de
dissoudre le rôle productif naguère fondamental du noyau de parenté.

Jusqu'à présent, c'est à dessein que j'ai utilisé le terme à la fois


discuté et dépassé de «mode de production asiatique». Il est, aujourd'hui,
avantageusement remplacé par celui du «mode de production tributaire»,
proposé de divers côtés (4), qui présente au moins l'avantage de rejeter toute
connotation géographique.
Si l'on traduit le concept en langage concret d'historien, le mode de
production tributaire serait caractérisé :
1. Par un très faible niveau technique, même s'U a néanmoins pu
permettre un essor parfois considérable des forces productives (grands travaux d'irri-

(Dlbid., p. 345-368.
(2) Cf. Pierre-Philippe Rey, Colonialisme, néo-colonialisme et transition au capitalisme, Maspero,
1971 , et F. Pouillon (éd.), JL Anthropologie économique, Maspero, 1976.
. (3) Cf. Tarticle-pubte de Cl. Meillassoux, «Essai d'interprétation du phénomène économique dans
les sociétés traditionnelles d'autosubsistance», Cahiers d'Etudes Africaines, 1, 4, 1960, pp. 38-67.
* (4) Cf. Communication de Samir Amin, «A quoi sert la réflexion sur les sociétés pré-capitalistes ?»,
IDEP, Dakar, nov. 1976. On se reportera à ce texte pour la définition théorique du «mode de
production tributaire».
ANALYSE HISTORIQUE ET CONCEPT DE MODE DE PRODUCTION 109

gation par exemple). La subsistance est assurée pour sa quasi-totalité par une
société paysanne, même s'U existe un noyau urbain et des activités marchandes
relativement spécialisées. Et, chez les ruraux, la spécialisation reste réduite (la
plupart des professionnels vivent aussi de la terre) et les échanges demeurent
marginaux («périphériques»). Enfin, au niveau des villages au moins, U s'agit
d'une organisation communautaire qui ignore largement ou totalement
l'appropriation privée du sol : tous ces caractères concernent bien l'ensemble
des sociétés pré-capitalistes - qu'U s'agisse des sociétés asiatiques,
amérindiennes ou africaines, aussi bien que de l'Occident chrétien médiéval et peut-être
même postérieur (dans la mesure où, jusqu'à la révolution industrieUe, la
production de base reste le blé).
2. Par la séparation de la société en deux classes principales : la paysannerie,
regroupée en communautés viUageoises, et l'aristocratie dirigeante,
relativement indifférenciée, qui cumule l'autorité poUtique et le pouvoir économique
(incarné par la perception du tribut). Certes, une certaine spécialisation peut
intervenir, lorsque par exemple des colonies marchandes sont nettement
séparées des guerriers au pouvoir (1). Mais c'est finalement ce groupe, et lui
seulement, qui constitue l'Etat, greffé sur une masse villageoise de type
communautaire dont la vie (tribut excepté) s'est organisée parallèlement au
pouvoir étatique sans en être intrinsèquement affectée. D'où, à la différence du
mode capitaUste (à vocation conquérante), la coexistence durable possible
de différents «modes» (analysés auparavant comme nécessairement distincts)
au sein du même ensemble, où peuvent interférer des éléments exclusivement
Ugnagers (au niveau du village), des formes d'esclavage, ou d'appropriation
foncière (au niveau dirigeant).
En adhérant à ce concept, retomberais-je dans Ferrement de la «généraU-
sation abusive», donc non opérationnelle ? A l'opposé d'une présentation à
vocation typologique en stades successifs détaiUés, quel qu'en soit l'ordre
U me paraît beaucoup plus fécond de laisser l'analyse «ouverte» en
prétendant seulement offrir, à chaque niveau, un outil conceptuel adapté qui
permet e à l'historien de procéder à de nouveUes explorations armé d'un minimum
de méthode.
Reste à préciser un problème cher à l'historien : à ce niveau de généralité,
queUe est l'efficacité du concept ? Je ne crois pas qu'U réside dans la quête
d'une systématisation de l'évolution des sociétés. Toute entreprise de ce genre
est dangereuse, car finalement incapable d'éviter les travers stigmatisés plus
haut : la typologie et le formalisme. L'enseignement à tirer est de portée plus
générale. Il s'agit peut-être surtout de lutter contre la vision ethnocentriste de
l'historiographie occidentale. Dans cette ligne, la première conquête, remontant

(1) Cf. CL Meillassoux, L 'évolution du commerce en Afrique de l'Ouest, Londres, 1971 (introduction).
110 CA THERINE COQUER Y-VIDRO VITCH

à une dizaine d'années, avait été de reconnaître la réaUté et l'étendue du «Mode


de production asiatique», mode spécifique qui a couvert, pendant la majeure
partie des temps historiques, la quasi-totalité du globe ; autrement dit, c'était
une vision, en partie Ubérée de l'emprise du modèle occidental. Mais les
théoriciens occidentaux, par leurs propositions rénovées de périodisation et de
gradation chronologique,, sont bientôt retombés dans la même confusion : les
sociétés de type «asiatique» étaient d'une nature différente mais distinctes
aussi du Moyen Age occidental donc antérieures, archaïques, bref inférieures
et, de phis, bloquées.»
Le mérite de la synthèse de Samir Amin même si certaines de ses vues
sont dérangeantes et même, à première lecture, choquantes est de proposer
de rompre définitivement avec la pré-supposée européocentrique. Jean Ches-
neaux avait déjà insisté sur l'idée que le développement des sociétés n'est pas
linéaire : il peut y avoir des périodes de régression, avec retdur à un mode de
production de type antérieur, c'est-à-dire avec relatif effondrement des forces
productives ; l'exemple de la Pologne, qui revient aux 16ème-18ème siècles au
système féodal après une phase de pré-capitalisme mercantile' (1), est bien une
suggestion que le blocage- n'est pas réservé au mode de production asiatique
prompt à «la régression vers le stade tribo -patriarcal» (2). En affirmant avec
force le caractère, universel des sociétés humaines, Samir Amin a raison
d'insister sur le fait Jque les sociétés chinoises ou arabes connaissaient, encore à la
sortie du Moyen Age, une avance considérable sur le monde occidental, aussi
bien sur le plan du progrès des forces productives que sur celui des rapports
sociaux de production. En tant qu'historienne, je trouve cette assertion
extrêmement suggestive et donc . potentieUement féconde : cela signifie que les)
historiens doivent d'abord se consacrer à. l'histoire. comparée, avant de se
lancer une fois de plus dans une typologie classificatoire.
Certes, Samir Amir propose, lui aussi, sa typologie et son ordre de
succession des structures socio-économiques : le mode de production féodal serait
une variante antérieure (et inférieure) du mode tributaire, ce qui impUque,
entre autres, que les despotismes occidentaux des 16ème-18ème siècles
relèveraient du mode tributaire. L'idée peut être séduisante, de même que ceUe
d'une situation «périphérique», c'est-à-dire relativement attardée dé l'Europe
médiévale vis-à-vis du reste du monde, ce qui lui aurait précisément faciUté
un bond plus décisif vers le mode capitaUste. Mais je ne suis pas sûre que
l'état de nos connaissances nous permette aujourd'hui de trancher : c'est
donc aux historiens de se mettre au travaU, afin de comparer, cas par cas,
entre: «civiUsations» différentes, les éléments analogues :

(1) W. Kula, Théorie économique du système féodal. Pour un modèle de l'économie polonaise, lôème-
1 Sème siècles, Paris-La Haye, Mouton, 1970. .
(2) J. Suret-Canale, Sur le mode de production... op. tit., p. 127.
ANALYSE HISTORIQUE ET CONCEPT DE MODE DE PRODUCTION 111

Le système urbain (pour lequel on en est encore souvent aux


balbutiements). Mais aussi les modalités des échanges et, notamment, les caractères
spécifiques de la classe des marchands : quels sont, par exemple» les points
de convergence entre les armateurs maritimes postérieurs aux grandes
découvertes ou les manufacturiers du 17ème siècle européen, et les puissantes
organisations commerciales des empires arabes ou du monde chinois ? N'est-ce pas faire
preuve d'ignorance, voire de mauvaise foi, que d'assimiler plutôt ces derniers
aux guildes médiévales, en raison d'une meilleure concordance chronologique ?
Le rôle de la monnaie : dans queUe mesure ceUe-ci ne reste-t-elle pas
partout, dans sa quasi-totalité, aux mains d'une classe dominante restreinte le
commerce demeurant, de ce fait, marginal pour l'ensemble de la société,
même s'U est à la base de la force de l'Etat. Autrement dit, ce rôle du grand
commerce d'échanges dont l'éloignement fait aussi le prix (la valeur d'usage
évoquée par Samin Amin), dont j'ai souUgné l'importance dans les sociétés
d'Afrique noire pré-coloniale, ne se retrouverait-U pas, non seulement dans les
sociétés orientales, mais aussi mutatis mutandis - dans l'Europe de Colbert
ou de CromweU, où des miUions de paysans ne voyaient la monnaie que pour
payer la taUle ou la dîme quand ils ne versaient pas leur tribut en
nature ?
Enfin, et peut-être surtout, le régime de la propriété : il s'agit d'un
élément moteur de l'évolution, puisque l'appropriation de la terre appropriation
privée du moyen de production majeur d'une société paysanne apparaît
comme un accélérateur privUégie de l'investissement productif, donc une incitation
nécessaire aux progrès technologiques requis pour le bond des forces
productives : autrement dit, le rôle de la généralisation de la propriété privée apparaît
comme primordial dans le passage au mode capitaUste. Mais s'agit-il
exclusivement d'un héritage gréco-romain ? J'ai souUgné aUleurs (1) combien les
recherches demeurent encore confuses à ce propos dans le reste du monde : et si
les sociétés d'Afrique noire paraissent les plus éloignées de l'appropriation
privée du sol (d'où, sans doute aussi, une des raisons de leur plus grande
stabiUté) (2), aUleurs, les formes d'usufruit, en dépit de nuances importantes, sont
loin de toujours l'exclure ; toute une série de transitions, mal étudiées en tant
que teUes, existent entre la «propriété collective» (terme d'aiUeurs impropre,
car U n'exclut jamais la jouissance individueUe, au moins au niveau familial) et
le droit privé (formes transmissibles d'usufruit, coutumes d'héritage, etc., en
Inde par exemple).
Bien sûr, à l'historienne que je suis, formée dans le sérail occidental, la
vision «tributaire» des monarchies européennes paraît quand même exagérée,

(1) «La mise en dépendance de l'Afrique noire», op. cit.


(2) Encore qu'il ne faille pas exagérer en ce sens : l'article de Boubacar Ly (Sur le mode de production,
op. cit), pp. 229-255, souligne bien la tendance à l'appropriation foncière dans les anciens royaumes Ouo-
k)f du Sénégal précolonial.
112 CATHERINE COQUERY-VIDROVITCH

probablement en raison de la «gymnastique chronologique» qu'eUe impUque :


l'historien renâcle toujours à jongler avec le temps. Il n'en reste pas moins vrai
qu'en dépit de disparités évidentes du niveau d'évolution, la confrontation offre
une multitude de pistes suggestives. Alors, après tout, après les avoir explorées,
pourra-t-on peut-être conclure effectivement que si la naissance du Mode de
production capitaUste en Europe est demeurée un fait exceptionnel, ce n'est
pas que les conditions en Occident étaient uniques, c'est-à-dire irréalisables
aUleurs : c'est que l'Europe était, tout simplement, la première à dévorer les
autres... (1)
Néanmoins contrairement aux «philosophes de l'histoire» U me paraît
finalement secondaire de déterminer une fois pour toutes - au-delà du cadre
très général suggéré ci-dessus la succession des stades de développement de
l'humanité. Cela me paraît même erroné car, compte tenu de la diversité des
sociétés en présence, U est évident que l'on peut concevoir, à niveau de forces
productives grossièrement analogue, une variation extrême dans les modalités
des rapports de production, avec des évolutions progressives ou répressives,
voire le blocage, de teUe ou teUe formation sociale (avec ou sans esclavage, avec
ou sans relations marchandes intenses, avec ou sans despotisme effectif... ).
En revanche, U me paraît fondamental, pouf l'historien, d'utiliser l'«outil»
mode de production dans son approche d'une société donnée. Est-U besoin, en
effet, de rappeler que toute société s'organise d'abord pour survivre : se
nourrir, se loger, échanger avec les sociétés voisines certains produits disponibles
contre d'autres dont eUe est dépourvue... Certes, les supports idéologiques
prennent rapidement la forme d'impératifs (religieux, juridiques, inteUectuels,
artistiques... ), si bien que la société les affirme et finit par les croire
déterminants de fait, ils le deviennent effectivement très vite, au point d'entraver
les mutations sociales ultérieures : les historiens connaissent bien le poids
des structures mentales,; lès plus lentes à évoluer dans le temps long, et les
africanistes (comme les américanistes ou les orientalistes, ou les
anthropologues travaillant en Auvergne ou en Bretagne... ) pourraient multiplier les
exemples d '«archaïsmes» structurels mythes, croyances, interdits au sein des
sociétés apparemment les plus intégrées à la vie économique moderne . Il
n'en reste pas moins que la notion de Mode de production permet d'abord

(1) J'ai récemment écrit,» dans l'article ctdessus cité sur «La mise en dépendance» : «C'est le mode de
production capitaliste ; qui ; apparaît comme une exception, née d'une conjonction exceptionnelle de
facteurs... «a un point donné du globe». Contrairement aux apparences, les deux propositions ne sont pas
contradictoires : tout revient, à définir quelle est cette «conjonction exceptionnelle de facteurs». Jusqu'à
présent, il faut Wan reconnaître qu'aucune analyse ne s'est montrée véritablement satisfaisante
(l'hypothèse du rôle décisif des «entrepreneurs» et de «l'esprit d'entreprise» proposé, par exemple, par Yves
Lacoste - Les Pays sous-développés, Que sais-jej 1959 - n'est guère éclairante, puisqu'elle renvoie au
pourquoi de l'émergence de cette; catégorie, sociale... ). Dans une vision plus globale, Samir Amin l'attribue
au développement inégal- :4<ce qui est une idée et non une démonstration. Mais que faire d'autre en
l'absence d'études historiques suffisamment nombreuses et précises sur le thème ?
ANALYSE HISTORIQUE ET CONCEPT DE MODE DE PRODUCTION 113

de caractériser les données économiques et sociales d'une société donnée en


décomposant l'analyse en deux temps : le niveau des forces productives va
rendre compte des rapports sociaux de production permettant de situer la
genèse et les caractères originaux des classes sociales. Et ce sont celles-ci qui
font l'histoire.
Mais c'est seulement quand l'historien aura procédé à la confrontation de
ces différents éléments, . de société à société (chinoise, arabe, européenne,
amérindienne, africaine, etc.), dans l'optique relativement abstraite d'une
comparaison systématique des mécanismes socio-économiques, que Ton sera peut-
être à même de proposer un schéma d'évolution plus précis. Faute de pratiquer
l'histoire comparée, historiens et théoriciens, européens ou autres, risquent
de rester condamnés à une vision unilatérale donc déformée, partieUe et
partiale »- de l'histoire sociale.

15

Vous aimerez peut-être aussi