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UNE ANTHOLOGI E
DE P ROJ E TS
Im p rim é à N an te s en Jui n 20 21
Un e p u bl icatio n d u Care De sig n La b
To u s d roits ré servés
I NNOVANTS
N O CI FS
PROJETER POUR LE
La fonction critique de l’anti-design constitue sa racine
profonde : il ne s’agit pas de dénoncer le design en
PIRE. FONCTIONS
lui-même, mais de renverser la matrice idéologique du
design moderne tel qu’il s’est développé au long du XXe
siècle, édifiant cette pratique sur la notion d’utopie.
DE L’ANTI-DESIGN
En effet, les différentes doctrines modernistes qui
ont consolidé la légitimité de cette discipline – Arts
& Craft, Deutscher Werkbund, Bauhaus, Streamline,
Vincent Beaubois,
Good Design, etc. – se sont fondées sur l’idée d’utopie
(qu’elle soit socialiste ou capitaliste), projetant ainsi
des mondes futurs meilleurs par la mise en forme d’une
Maître de conférences
culture matérielle industrielle. Ce qui se présentait
comme l’avènement d’une société nouvelle, plus juste,
plus égalitaire ou plus intense s’est finalement
en Philosophie,
condamné à l’avènement d’une société de consommation
répondant d’abord aux impératifs économiques du marché.
Par exemple, le rejet de l’ornement et la promotion
Université Paris
de formes géométriques et minimalistes – la « bonne
forme » du Deutscher Werkbund – ont surtout permis
Nanterre
de réduire les coûts de production liés au travail et à
la matière première. L’utopie morale et fonctionnelle
a ainsi d’abord servi à justifier les formes nouvelles
issues de la rationalité techno-économique du monde
industriel. Se défaire de cette corrélation entre le
design et l’utopie participe précisément du sens qu’a
pris la notion d’anti-design telle qu’elle est revendiquée
L’anti-design consiste à mettre en œuvre les ressources
par des designers italiens comme Joe Colombo ou Ettore
propres au design – modélisation, enquête sur les usages,
Sottsass dans les années 1960. La dystopie sert alors
prototypage, etc. – non pour tenter de résoudre un
de médium pour nourrir cette fonction critique dont
problème ou susciter la désirabilité, mais pour donner
l’objectif est de renverser les valeurs du design moderne.
forme à des dispositifs fictionnels, essentiellement
ambigus, souvent cyniques, voire obscènes. Du design
radical italien des années 1960 au design spéculatif Si cette première fonction de l’anti-design est
des années 2010, il s’agit de mettre en forme des d’abord négative, ne cherchant qu’à déconstruire les
scénarios critiques. Par-delà l’exercice de décentrement bases du design majoritaire, celui-ci présente une
qu’il propose à la conceptrice ou au concepteur, il deuxième fonction plus productive : en développant des
faut toutefois se demander ce que rend possible l’anti- scénarios dystopiques, l’enjeu de l’anti-design serait
design. Qu’est-ce qu’exprime cette pratique ? Que de conjurer ces perspectives catastrophistes, d’éviter
permet-elle de produire ? Pour répondre à ces questions, qu’elles ne se réalisent concrètement. Les groupes
nous proposons de mettre en avant trois fonctions radicaux italiens comme Archizoom ou Superstudio
essentielles de l’anti-design, marquant à la fois sa force, revendiquent explicitement la conception de cadres de
sa prétention et son ambiguïté : une fonction critique, vie dystopiques ne devant pas exister. Plus précisément,
une fonction de conjuration et une fonction de déprise. ces propositions ne doivent exister que sous la forme
virtuelle du projet, sans jamais s’actualiser dans le
béton ou l’acier. Superstudio déclare ainsi à propos de d’un futur possible que nous pourrions éviter – que ce
son architecture : « Elle n’est pas dessinée pour être qui traverse nos formes de vie ; elle est une menace
construite ». Plus exactement, celle-ci est dessinée avec laquelle nous cherchons à apprendre à vivre. En ce
pour ne pas être construite, comme en témoigne une sens, l’anti-design ne sert plus à critiquer ou à conjurer
autre formule du groupe : « Un projet imaginé et – il vient toujours trop tard – mais il nous met face
qu’on espère jamais réalisé ». Il s’agit de conjurer à une expérience sensible engageant notre rapport au
une image noire de l’avenir en la précipitant sous temps. Il offre une fonction de déprise à l’égard de
forme de dessins, de schémas, de maquettes ou autres la prétention du design à mettre en forme et projeter
diagrammes. Cette fonction de l’anti-design rejoint ainsi le futur ; il engage à se déprendre de la posture de
la logique du « catastrophisme éclairé » développée maîtrise, de distance ou d’extériorité que le design
par Jean-Pierre Dupuy, consistant à créer « une image manifeste face aux affaires du monde. En imaginant des
de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être dystopies potentielles qui finissent toujours par coller à
repoussante et suffisamment crédible pour déclencher la pire de nos réalités, il devient possible de percevoir
les actions qui empêcheraient sa réalisation ». Par combien le geste de design reste englué dans un présent
la mise en scène de futurs indésirables ou ambigus, qu’il ne fait que bégayer. Cette déconvenue ne doit
il s’agit d’emprisonner ces futurs pour mieux les cependant pas être chargée trop négativement, celle-ci
effondrer et les évacuer à la manière d’un « attrape- faisant émerger un geste tout à fait original : l’anti-
rêves ». Dans certaines cultures amérindiennes, les design permet de faire l’expérience de l’impossibilité
rêves ne sont pas appréhendés comme des productions d’imaginer le futur, recentrant alors – peut-être – le
internes à la conscience, mais comme des entités design sur la tâche de prendre soin de notre présent.
extérieures à notre être pouvant exercer une certaine
emprise sur nous. L’attrape-rêves, que l’on dispose
traditionnellement au-dessus du berceau des bébés, a
pour fonction de capturer et d’immobiliser ces songes
malsains. De manière analogue, l’anti-design cherche
à attraper et cristalliser certains cauchemars portés
par le développement des technologies contemporaines
pour, d’une certaine manière, les conjurer.
NOTRE SANG-FROID
“design pour débattre” en opposition à un hégémonique
“design pour produire” (Design for Debate, A/B Manifesto, A. Dunne & F. Raby).
C’est l’esprit qui semble animer les différents scénarios ima-
Bastien Kerspern,
ginés par les étudiants, à la fois f(r)ictionnels, spéculatifs,
et critiques. Ils nous proposent d’envisager le design comme
designer et co-
approche de “problem-framing” - orientée vers la décou-
verte et la compréhension de situations complexes - plutôt
que de “problem-solving” avec sa tentation de tout régler.
fondateur, Design
Les productions matérialisent des tabous, interrogent des
préjugés, donnent à voir et à faire l’expérience des probléma-
tiques existantes et émergentes. À l’instar des postures du
Friction
design spéculatif ou du design fiction, ces provotypes - ou
prototypes provocants - assument de créer du dissensus. Ils
contribuent à faire entendre des points de vue divergents,
à anticiper les impacts à venir d’innovation et à informer
l’action et la décision dès aujourd’hui. Loin d’être déconnec-
tées du réel, au contraire, ces productions le percutent. En
Mais que fait le design ? cela, l’anti-design n’est pas qu’un simple exercice de pensée,
À l’heure où la crise sanitaire fait office à la fois de révéla- il est un appui à la transformation critique des organisations
teur et de répétition grandeur nature, on peut se demander publiques et des entreprises - et ce, quand bien même une dé-
quelle partition vont être amenés à jouer les designers. marche d’anti-design les amène à considérer leur disparition !
Cette interrogation est sensée : la méthode monolithique et le
positivisme forcené du design thinking ont contribué à désar- Un exercice de réflexion-action
mer la discipline face à des problématiques complexes, tout Une autre vertu de l’anti-design réside dans sa pédago-
en laissant penser que le design est à même de tout résoudre. gie désapprenante. Dans un acte de déconstruction, cette
Les plus sceptiques affirmeront qu’il n’y a guère plus à approche permet d’observer et de décortiquer les IDEO-
attendre des designers qu’une esquive enfermée dans la logies qui imprègnent la pratique du design.
perfection esthétique, ou qu’une compromission cédant à À l’heure où la discipline cède à l’hyperméthodologisation et s’ancre
un solutionnisme hâtif. Cependant, on pourra objecter qu’à dans un pragmatisme malvenu, l’anti-design est une prise de recul
défaut de réponses - qui, au pire accélèrent la chute, au didactique. Designer “autrement” c’est ici se donner le temps d’ana-
mieux maintiennent le statu quo - les designers peuvent aussi lyser et de se positionner par rapport à ce qui se cache derrière les
poser et porter des questions nécessairement dérangeantes. invitations, se faisant parfois injonctions, à un design pourvoyeur de
solutions “ludiques”, “durables” ou encore “éthiques”. L’opportuni-
En effet, si l’on tient désormais pour (quasi) acquis que té également de s’extraire, ne serait-ce qu’un instant, des logiques
le design ne sauvera pas le monde, peut-il aider à lire et productivistes qui contraignent - ou asservissent, c’est selon - les
comprendre celui-ci ? Les projets d’anti-design de ce livre designers. L’occasion enfin de s’engouffrer dans des interstices
viennent, à leur échelle, agiter les consciences et rappeler afin d’imaginer un design pour le “monde réel” comme nous y
que le design devrait avant tout être un acte politique. incitait déjà Victor Papanek en 1971 (Design pour un monde réel, Victor Papanek).
Autre fait notable, les projets d’anti-design de ce livre
abordent des sujets qui seraient d’ordinaire sciemment
ignorés du fait des contraintes du marché ou des (en)jeux de
pouvoir. En cela, ils tiennent d’un design davantage centré sur
la société que sur l’individu. Et l’exercice n’est pas simple
: pour les étudiants, cela demande de dépasser l’inhérente
figure abstraite de l’utilisateur pour parler à celle du citoyen,
en tant qu’acteur autonome, qui doit être mis en posture
de décider et d’agir par lui-même et pour sa communauté.
L’anti-design est donc un levier de réflexivité, pour prendre
conscience de ce que le design est et produit réellement.
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