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Autogestion et socialisme :

études, débats, documents

Claude Lefort, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Droz,


Genève, Paris, 1971
René Lourau

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Lourau René. Claude Lefort, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Droz, Genève, Paris, 1971. In: Autogestion et
socialisme : études, débats, documents, N°16-17, 1971. Autogestion et syndicats. pp. 217-219;

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Claude LEFORT
Eléments d’une critique de la bureaucratie
Droz, Genève, Paris, 1971.

Réunis en un gros volume, ces articles qui vont de 1848


à 1948, augmentés d’une postface des plus intéressantes, consti¬
tuent plus que des « éléments » et plus qu’une « critique » . En
fait, c’est une théorie de la bureaucratie qui nous est présentée,
avec le système de référence qu’une telle théorie suppose (et qui
était absent des travaux de Crozier ou de la plupart des
sociologues des organisations) : une théorie de l’Etat dans le
mode de production, une théorie de l’évolution des classes
sociales et des nouveaux rapports de production créés par le
marxisme étatique, une théorie de l’organisation révolutionnaire
enfin.

Ces trois éléments - l’Etat, les classes sociales, l’organisa¬


tion révolutionnaire, pris dans leur devenir qui est celui de la
Révolution russe et de l’histoire mondiale depuis 1917 — sont
bien les paramètres indispensables à toute étude sociologique de
la bureaucratie. Mais ces points d’appui théoriques ne suffisent
pas, en eux-mêmes, à garantir le sérieux d’une entreprise sociolo¬
gique dont les antécédents se nomment Hegel, Marx, Max Weber,
Trotsky. Il faut y ajouter la prise en compte de Y implication à la
fois théorique et pratique — institutionnelle — du sociologue dans
l’objet de sa recherche. Cette implication, Lefort ne la cache pas :
la science est celle d’un militant au sein d’un parti trotskiste, puis
celle d’un intellectuel dans un groupuscule de travail promis à
une certaine gloire posthume, grâce à 1968 : le groupe Socialisme
ou Barbarie (plusieurs articles composant le volume ont paru dans
la revue du même nom).

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218 COMPTES RENDUS

Ces deux implications successives — auxquelles il faudrait


ajouter une troisième, correspondant à la relative solitude de
l’intellectuel ayant quitté le groupe S. ou B après avoir quitté
l’organisation trotskiste — indique le lieu d’où parle Lefort. En
tant qu’ancien trotskiste, il parle du lieu théorique et politique
de la critique anti-stalinienne et anti-bureaucratique. En tant
qu’ancien de S. ou B., il prend comme base théorique et objectif
politique la notion d’autogestion.
Voyons brièvement de quoi se compose le volume. Dans
une première partie, Lefort prend comme centre de réflexion « le
parti révolutionnaire comme organe bureaucratique ». On y
trouve Técho des polémiques nées au moment de la guerre
froide — les lecteurs les plus jeunes seront peut-être surpris de la
virulence des attaques contre Sartre, lequel, à l’époque, tentait
péniblement de liquider son transfert à l’égard du P.C.F. :
d’autres avant lui, et particulièrement les surréalistes dans les
années 25-35, étaient passés par le même chemin ; plusieurs s’en
étaient tirés beaucoup moins brillamment que Sartre, tel Aragon
s’abêtissant tout au long de ses mille et une nuits de Pascal,
prenant de Veau bénite, etc.
La seconde partie est consacrée à « la crise du totalita¬
risme ». Tout en conservant sa référence à l’attitude des intellec¬
tuels progressistes du type Temps Modernes, Lefort s’attache
surtout à décrire la situation de l’empire stalinien au moment de
sa crise : mort de Staline, dé-stalinisation, insurrections ou modi¬
fication des rapports de force dans les provinces de l’Empire.
Enfin c’est sous le titre « Question » que se place la
troisième partie. On y trouve en fait plus que des questions. Les
deux premiers chapitres de cette partie apportent des réponses
nettes aux problèmes posés à propos du parti révolutionnaire
(première partie) et de l’Etat totalitaire (seconde partie). Dans le
chap. XII, Lefort expose une théorie de la bureaucratie qui,
comme celle des polonais Kuron et Modzelewsky, opère le
dépassement de la théorie trotskiste. La bureaucratie y est
analysée comme nouvelle classe dominante, sur une double base :
a) base économique fournie par la planification, la posses¬
sion non
bases matérielles
de la ;plus-value mais du pouvoir politique et de ses

b) base idéologique, résidant dans « l’organisation scienti¬


fique de l’inégalité » , et concrétisée à l’origine dans la conception
léniniste (et léniniste-trotskiste) du parti.
COMPTES RENDUS 219

Quand au chap. XIII, il apporte lui aussi des réponses aux


questions qui se posent depuis bientôt un demi-siècle quant aux
avatars des P.C. en particulier et de la révolution communiste en
général. L’idéologie économiste, engendrant de nouveaux réfor¬
mismes, y est analysée non du point de vue d’une sorte de
fatalité historique frappant les organisations révolutionnaires
(Lefort s oppose toujours très nettement à cette vision métaphy¬
sique qui est celle du trotskisme actuel comme celle de certains
« radicaux » du genre Mills), mais du point de vue d’un réalisme
sociologique, d’une conception du parti révolutionnaire qui prend
à rebrousse poil les théories apparemment les plus gauchistes.
Pour Lefort, le parti comme institution n’est pas un organe à
améliorer, à assouplir, à démocratiser. C’est une institution à
détruire, à supprimer si l’on veut préserver une stratégie révolu¬
tionnaire. C’est ainsi que « la démocratie n’est pas pervertie du
fait de mauvaises règles organisationnelles, elle l’est du fait même
de l’existence du parti... Une fois qu’instruit par l’expérience
historique, on découvre dans le parti un instrument privilégié de
formation et de sélection de la bureaucratie, on ne peut que se
proposer de détruire ce type d’organisation ».
L’autogestion des luttes n’est peut-être pas le modèle de
l’autogestion de la production et de la vie sociale aux lendemains
de la prise de pouvoir. Mais elle en est sûrement la préparation et
la condition indispensable. Cela, le marxisme étatique, stalinien
ou néo-stalinien, ne l’ignore pas. S’il l’ignorait, il n’attaquerait pas
avec tant de candeur les formes encore sommaires d’autogestion
ouvrière, il ne sen prendrait pas avec autant de mauvaise foi à
ceux qui osent parler de la bureaucratie ouvrière comme de la
négation du mouvement. R. LOURAU

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