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L'Homme

A propos du « mode de production asiatique »


Jean Copans

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Copans Jean. A propos du « mode de production asiatique ». In: L'Homme, 1969, tome 9 n°1. pp. 92-95;

doi : https://doi.org/10.3406/hom.1969.367024

https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1969_num_9_1_367024

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A PROPOS DU «MODE DE PRODUCTION ASIATIQUE»

par

JEAN COPANS

Jusqu'à présent les anthropologues (français notamment) se sont sentis peu


concernés par les discussions menées autour du concept marxiste, plus ou moins
oublié, de « mode de production asiatique » (MPA). Deux raisons semblent
expliquer cette attitude. La discussion à propos du MPA telle qu'elle s'est déroulée
depuis quelques années a souvent pris l'allure d'un débat d'exégèse marxologique
et, comme telle, elle devenait étrangère aux préoccupations des anthropologues.
D'autre part le MPA se transformait parfois en recette dogmatique pour expliquer
tout ce que les marxistes avaient peu ou mal analysé dans le domaine
anthropologique. De ce fait les anthropologues tournés vers l'étude des sociétés concrètes
ne trouvaient pas nécessaire de participer à ces discussions. Pourtant à y regarder
de plus près, celles-ci offrent les éléments d'une problématique stimulante pour
les recherches anthropologiques concernant l'apparition de l'État et des classes
sociales.
Ce numéro spécial de Recherches internationales1 comprend vingt-deux textes
inédits en français. Certains textes sont anciens, tel un article de V. Strouvé qui
date de 1940, mais la plupart sont récents et témoignent du renouveau marxiste
dans les pays de l'Est (U.R.S.S., R.D.A., Pologne, Hongrie). On y trouvera
également la traduction française de la remarquable introduction de E. Hobsbawm
à l'édition anglaise du texte de Marx, F ormen die der kapitalistischen Produktion
Vorhegen (qui vient à son tour de paraître en édition française). Tout d'abord
quelques articles nous permettent de mieux comprendre le sens et le déroulement
des discussions en cours. J. Pecirka (« Discussions soviétiques ») et Y. Gavou-
chiantz (« Deux étapes de la discussion ») retracent l'historique des discussions
qui avaient abouti à la fameuse condamnation du MPA à Leningrad en 1931.
Ils rappellent que cette discussion scientifique était liée au débat politique sur

1. Recherches internationales à la Lumière du Marxisme, 1967, 57-58, janv.-avr. : Premières


sociétés de classe et mode de production asiatique.
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les perspectives révolutionnaires en Asie et que les impératifs idéologiques de


l'époque n'ont pas permis de conserver à la discussion un caractère scientifique.
Aujourd'hui encore discussions et recherches n'en sont pas totalement libérées.
On analyse peu les matériaux sur lesquels Marx et Engels ont travaillé et la
recherche se trouve souvent réduite à une suite de compilations, bien que E. Varga,
I. Sachs, I. Banu, E. Hobsbawm, entre autres, insistent pour un retour aux études
concrètes à partir des matériaux disponibles actuellement.
La plupart des auteurs font débuter leurs articles par des considérations
d'ordre marxologique : quelles sont les caractéristiques du MPA d'après les écrits
de Marx et d'Engels ? La définition du MPA a-t-elle varié ou non ? (Certains
vont jusqu'à nier explicitement l'existence d'un tel concept.) Est-elle de portée
universelle ou géographiquement limitée ? Quelle est la place du MPA dans la
conception marxiste de l'évolution historique ? Implique-t-il une évolution multi-
linéaire ou n'est-il qu'une nouvelle étape (obligatoire ?) du développement
historique ? Toutes ces questions sont fondamentales et ce premier pas est utile. Mais
le clivage se fait entre ceux qui se contentent de cette démarche et ceux qui
pensent qu'elle n'est qu'une introduction à une nouvelle réflexion à partir de
matériaux empiriques.
En fait, les diverses analyses du MPA sont de trois types, différents mais
complémentaires. Certains définissent les caractéristiques internes du MPA
par la seule exégèse des écrits de Marx et d'Engels. D'autres procèdent au
contraire par comparaison et raisonnent en opposant le MPA à l'esclavagisme
et /ou au féodalisme. Enfin quelques-uns se consacrent à l'étude d'un cas précis
et démontrent de façon détaillée l'emploi justifié (ou non) du MPA dans leur
analyse.
Si l'ensemble des auteurs s'accordent sur certaines définitions de base, il en
va tout autrement lorsqu'il s'agit de caractériser le MPA par rapport aux modes
de production esclavagiste et féodal. Certains identifient le MPA à l'un de ces
deux modes de production et font disparaître ainsi la spécificité du MPA. Les
confusions développées au sujet du MPA, variante de l'esclavagisme dans l'article
de V. Strouvé (« Comment Marx définissait les premières sociétés de classe »),
proviennent d'une analyse erronée de la place des esclaves dans les rapports de
production ainsi que d'une méconnaissance de la forme étatique d'exploitation.
Les comparaisons entre MPA et féodalisme sont plus complexes et plus fructueuses.
De nombreux auteurs abordent cette question, également au centre des discussions
anthropologiques à propos de la nature de l'État traditionnel. Dans le domaine
africaniste, par exemple, le débat concerne la nature féodale de certains États
(Rwanda, empires soudaniens, Bariba, etc.). Il est certain que cette discussion se
trouve éclairée par l'introduction du concept de MPA et M. Godelier, J. Suret-
Canale, P. Boiteau en ont déjà fait usage dans ce sens. Nous retiendrons tout
particulièrement les efforts de E. Varga, le célèbre économiste soviétique (« Sur
le MPA »), et du Polonais I. Sachs (« Une nouvelle phase de la discussion sur les
formations »). Varga montre que dans le cas du MPA, l'État a la propriété de la
terre et du surproduit (rente foncière sous forme d'impôt), alors qu'en régime
féodal la terre est propriété individuelle. I. Sachs, pour qui le MPA « permet de
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formuler d'intéressantes hypothèses de travail », propose deux schémas pour


comparer le MPA et le féodalisme européen pleinement constitué :
« Dans le MPA, le village apporte unilatéralement un tribut au souverain, agissant
collectivement à son égard ou à celui de son percepteur. Une partie de ce tribut, le souverain la
dépense chez les artisans de la ville qui travaillent presque exclusivement pour les besoins
du palais et participent également en bloc au commerce à longue distance [...] Dans la
féodalité européenne les relations entre seigneurs et paysans sont individualisées ; les villes et
les corporations jouent un rôle bien plus considérable [...] il existe à un plus grand degré des
relations marchandes entre la ville et la campagne ; la ville constitue aussi pour les paysans
un marché du travail. »

Cette problématique des rapports entre l'État, les communautés villageoises et


le commerce international est une des plus importantes de l'anthropologie
politique actuelle et il nous paraît indispensable de tenir compte des perspectives
qu'ouvre l'hypothèse du MPA.
Trois types de sociétés font l'objet d'analyses spécifiques dans ce recueil :
la société chinoise ancienne, les sociétés précolombiennes et celles de l'Orient
ancien. L'étude du sinologue hongrois F. Tokey (« Le MPA en Chine ») est
remarquable à la fois par la richesse de son information et par la clarté et la finesse de
l'analyse. L'auteur affirme que « le développement de la société chinoise est le
seul qui soit susceptible d'offrir tous les critères du MPA dans tout son
épanouissement, dans son isolement ininterrompu de près de trois millénaires ». Il explique
l'apparente stabilité du système et met en valeur le jeu des différentes fonctions
et contradictions : le commerce parasitaire, les insurrections paysannes, les
fonctions étatiques, la place de la propriété privée. De leur côté, G. Lewin et T. Pokora
démontrent de façon nuancée que l'existence d'esclaves en Chine ancienne
n'impliquait pas le développement d'un système esclavagiste. Deux études sont
consacrées aux civilisations précolombiennes. M. Olmeda critique J. Chesneaux pour
avoir étendu abusivement la notion de MPA et affirme que, dans le cas des sociétés
aztèque et maya, nous sommes en présence de sociétés fondées sur la conquête
militaire qui n'ont aucun rapport avec le MPA, sinon formel. R. Bartra, de son
côté, analyse « l'ascension et la chute de Teotihuacan ». Il indique que la chute
de cette civilisation est le fruit d'une violente révolution antithéocratique,
provoquée par une série de causes socio-économiques aboutissant à une baisse brutale
de la production vivrière. Enfin Y. Semenov dégage de l'étude des sociétés
orientales la notion de sociétés d'asservissement. D'après lui ce mode d'exploitation
est une alliance contradictoire d'éléments d'esclavagisme, de féodalisme et de
travail salarié et correspondrait au MPA.
I. Sellnow et E. C. Welskopf abordent le problème général de la périodisation
historique en tenant compte du niveau des forces productives et des rapports de
production. Ces essais méthodologiques introduisent les sociétés « préhistoriques »
dans la discussion et étudient le rythme et les formes de l'évolution des premières
sociétés humaines.
Nous voudrions terminer ce compte rendu en soulignant l'intérêt de l'étude de
S. Divitçioglu, « Essai de modèles économiques à partir du MPA ». Outre la
tentative de formalisation présentée par l'auteur, il faut remarquer le caractère actuel
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de ses préoccupations. D'après l'auteur, le modèle des sociétés dites sous-dévelop-


pées (« capitalistes » et « progressistes ») pourrait être assimilé à un modèle de MPA.
Cet essai est intéressant dans la mesure où il prolonge des hypothèses avancées
ailleurs (par I. Lacoste et G. Dhoguois notamment) sur l'origine et la nature de
ces sociétés. La seule conclusion à tirer de ce recueil est que seules des analyses
précises et documentées, dépassant le débat marxologique, permettront
d'apprécier la fécondité du concept de MPA.

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