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Annales.

Histoire, Sciences
Sociales

L'État, la terre et l'eau entre Nil et Syr-Darya


Pierre Briant

Résumé
Depuis les premiers écrits sur le « despotisme asiatique », les réflexions de Marx et d'Engels sur le « mode de production
asiatique » et les propositions de Wittfogel sur les « sociétés hydrauliques », l'on s'est beaucoup interrogé sur les rapports entre
État, société et contrôle de l'eau dans les sociétés du Moyen-Orient ancien. Les publications textuelles et les recherches
archéologiques récentes permettent à la fois d'élargir la vision et de préciser les enjeux d'une telle discussion.

Abstract
State, land and water between the Nile and the Syr Darya.

Since the first written texts on Asian despotism, Marx's and Engels' reflections on the Asian mode of production and Wittfogel's
hypotheses on the hydraulic system, much research as been focused on the relations between state, society and water control
in the Middle-East. Recent publications and archaeological research allow to both widen the scope of the issues and specify the
elements at stake.

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Briant Pierre. L'État, la terre et l'eau entre Nil et Syr-Darya. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 57ᵉ année, N. 3, 2002. pp.
517-529;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.2002.280062

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_3_280062

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LrÉtatr la terre et Геаи

entre Nil et Syr-Darya

Remarques introductives

Pierre В riant

II y a environ un siècle et demi, deux nouveautés d'importance se firent jour à


Londres, l'une et l'autre intéressant l'histoire alors balbutiante du Moyen-Orient
ancien, mais dans des domaines si éloignés et selon des préoccupations si
différentes que personne ne songea alors à établir le moindre lien de l'une à l'autre.
En 1846, présentant son travail comme une revanche insulaire contre
l'hégémonie exercée jusqu'alors par les savants du continent (Continental scholars), mais se
situant également dans une histoire déjà longue du déchiffrement des inscriptions
cunéiformes, le major anglais Henry Creswick Rawlinson présenta, devant la Royal
Asiatic Society, un mémoire comprenant la transcription et la traduction de
l'inscription cunéiforme vieux-perse dont il avait courageusement établi le relevé
le long de la falaise de Behistoun, en Perse1. Gravée sur le rocher vers 520 avant
J.-C. sur ordre du Grand Roi Darius, pour garder vivante, par le texte et par
l'image, la mémoire de ses hauts faits et de sa gloire, et appelée à devenir l'un des
piliers documentaires de l'historiographie achéménide2, l'inscription trilingue

1 - Henry C. Rawlinson, The Persian Cuneiform Inscription at Behistun, Deciphered and


Translated with a Memoir on Persian Cuneiform Inscriptions in General, and on that of Behistun
in Particular, Londres, Royal Asiatic Society, John W. Parker, 1846. A propos des
contestations sur la paternité de la découverte, voir MOGENS Trolle Larsen, « Hincks Versus
Rawlinson: The Decipherment of the Cuneiform System of Writing », in B. Magnusson
et alii (éds), Ultra Terminům Vagari. Scritti in onore di Carl Ny lander, Rome, Ed. Quasar,
1997, pp. 339-356.
2 - Cf. Pierre Briant, Histoire de Г empire perse. De Cyrus à Alexandre, Paris, Fayard, 1996,
pp. 109-149, 924-930.

Annales HSS, mai-juin 2002, n°3, pp. 517-529.


PIERRE BRIANT

(vieux-perse, élamite, babylonien) allait plutôt, dans les temps qui alors s'ouvraient,
permettre le développement d'une histoire beaucoup plus ancienne, mais à
l'époque encore plus mal connue, l'histoire de la Babylonie et de la Mésopotamie3.
Grâce à la lecture des tablettes d'argile trouvées en nombre croissant lors des
fouilles qui, officielles ou clandestines, se multiplièrent dans toutes ces régions,
il devint possible, dans la période suivante, non seulement d'établir des liens
documentaires directs entre le monde connu par la Bible et le monde soudain
révélé des cités et États mésopotamiens, mais et plus simplement encore de faire
l'histoire de la Babylonie et de la Mésopotamie pour elle-même4 — qu'il s'agisse
des organisations politiques, des temples et des sanctuaires, des croyances et des
représentations, des stratifications sociales ou de la production et des échanges.
Trois ans plus tard, en 1849, un émigré allemand vint s'installer à Londres,
Karl Marx. Dès 1851, il collabore au New York Daily Tribune, dans lequel, en 1853,
avec Friedrich Engels, il commente le débat ouvert à la Chambre des Communes
sur les privilèges de l'East India Company5. C'est surtout à partir de cette date
que Marx et Engels s'intéressent à «l'Asie» ou à «l'Orient», depuis longtemps
instrumentalisés à travers la vision européenne du « despotisme asiatique», cause
et conséquence de la stagnation du même nom, mais également commode parabole
d'un autre despotisme tout aussi haïssable, bien européen celui-là6. C'est aussi
l'époque où l'expansion coloniale rend les puissances européennes très attentives
à la géographie en tant qu'instrument d'inventaire des richesses utilisables dans
les pays colonisés (dont les fleuves et les canaux7), dans le cadre d'une discipline

3 - Sur l'effacement concomitant et paradoxal de l'histoire achéménide, voir Pierre


Briant, Leçon inaugurale au Collège de France, Paris, Collège de France, 2000.
4 -En dépit de l'autonomisation croissante de l'histoire proche-orientale par rapport à
l'histoire biblique, le lien n'a jamais vraiment totalement disparu, à preuve le titre
d'un célèbre et remarquable recueil de textes et documents sous la direction de James
B. Pritchard, Ancient Near Eastern Texts Relating to the Old Testament, Princeton,
Princeton University Press, 3e édition avec suppléments, [1950] 1969.
5 - Sur l'évolution de la pensée de Marx et sur le contexte de la production de ses écrits,
on se reportera à un livre édité et introduit par Maurice Godelier, qui reste fondamental :
Sur les sociétés précapitalïstes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions
Sociales, 1970.
6 - Outre l'ouvrage classique de Edward W. Said {L'orientalis?ne. L'Orient créépar
l'Occident, Paris, Le Seuil, [1978] 1997, nouvelle édition augmentée), qui ne manque pas
d'épingler l'« orientalisme» de Marx (pp. 178-182, 366), voir P. Briant, Leçon
inaugurale.. , op. cit., et Id., Rois, tributs et paysans. Etudes sur les formations tributaires du Moyen-
Orient ancien, Paris, Les Belles Lettres, 1982, pp. 281-290, et 291-330, ici pp. 291-301.
7 - C'est par le biais des préoccupations politiques et coloniales que les Anglais
s'intéressent de près aux grands fleuves du Moyen-Orient : voir le rapport du lieutenant-colonel
Chesney, The Expedition for the Survey of the Rivers Euphrates and Tigris [...] in the Years
1835, 1836 and 1837, III, Londres, 1850 [réimpr. New York, Greenwood Press, 1969],
où l'auteur a de nombreux développements sur l'utilisation des fleuves pour l'irrigation
et le transport, et où il a également des commentaires toujours utiles sur les travaux
d'irrigation et de régulation des eaux dans l'Antiquité. Près de quarante ans plus tard
paraît une étude de A. Delattre sur « Les travaux hydrauliques en Babylonie », Revue
des questions scientifiques, octobre 1888, pp. 452-507.
ENTRE NIL ET SYR-DARYA

que, peu après, Albert Demangeon illustrera sous l'appellation de « géographie


coloniale8».
Dans une lettre qu'il adresse à Marx en date du 6 juin 1853, Engels lui soumet
une théorie déjà bien établie, où il explicite le lien entre despotisme asiatique et
irrigation :

U absence de la propriété foncière est la clef de tout Г Orient. Сest là-dessus que repose
Гhistoire politique et religieuse [...]. Je crois que cela tient principalement au climat, allié
aux conditions du sol, surtout aux grandes étendues désertiques qui vont du Sahara, à
travers ГArabie, la Perse, ГIndus et la Tatarie, jusqu'aux hauts plateaux asiatiques.
L 'irrigation artificielle est ici la condition première de l'agriculture ; or, celle-ci est
l'affaire, ou bien des communes, ou bien du gouvernement central. En Orient, le gouvernement
n 'avaitjamais que trois départements ministériels : les finances (pillage du pays), la guerre
(pillage du pays et de l'étranger) et les travaux publics, pour veiller à la reproduction' \

Quelques années plus tard, dans Le Capital, Marx développe à nouveau l'idée que
la réalisation de grands travaux, y compris de grands travaux hydrauliques, est
indissociable de l'existence du « despotisme asiatique » :

Les travailleurs non agricoles d'une monarchie asiatique avaient peu de chose à fournir
en dehors de leurs efforts corporels ; mais leur nombre était leur force, et la despotique
puissance de direction sur ces masses donna naissance à leurs œuvres gigantesques. La
concentration en une seule main ou dans un petit nombre de mains des revenus dont
vivaient les travailleurs rendit seule possible Гexécution de pareilles entreprises™ .

Faut-il préciser que, bien que vivant l'un et l'autre à Londres, l'aristocrate
britannique et l'exilé révolutionnaire allemand évoluaient dans des mondes qui
s'ignoraient ? Et il faut bien reconnaître que, pendant des décennies, les assyriologues
restèrent absorbés par une tâche passionnante et prioritaire, celle de publier les
documents cunéiformes qui arrivaient par milliers11. Inversement, chez les
chercheurs plus attirés par la réflexion conceptuelle, les débats sur le « mode de
production asiatique » allaient se développer, sans se nourrir systématiquement de la
documentation que les assyriologues ne cessaient de publier année après année :

La tâche des historiens, archéologues, ethnologues marxistes devint paradoxalement non


plus de connaître mais de « reconnaître » l'histoire. Le résultat fut qu'au moment même

8 -Albert Demangeon, L'Empire britannique. Étude de géographie coloniale, Paris,


Armand Colin, 1923; voir, sur ce thème, Pierre Briant, « Impérialismes antiques et
idéologie coloniale dans la France contemporaine : Alexandre le Grand "modèle
colonial" », Dialogues d'histoire ancientie, 5, 1979, pp. 283-292.
9 -Cité dans M. Godelier, Sur les sociétés précapitalistes..., op. cit., pp. 169-170.
10 -Ibid., p. 249.
11 -Au demeurant, il en était de même des égyptologues qui, avec les assyriologues
et quelques autres, constituaient une catégorie protéiforme, celle des « orientalistes »,
appellation que, personnellement, je préfère laisser à l'époque qui l'a vu naître.
PIERRE BRIANT

où ils accumulaient un immense matériel nouveau, ils Г interprétaient de façon


contradictoire à chaque fois que les faits n'entraient pas ou entraient mal dans les catégories qui
devaient les accueillir^2 .

De là ce que Maurice Godelier a appelé les «rébellions de l'évidence »13.


Un siècle plus tard, en 1957, un autre savant allemand, exilé lui aussi (aux
Etats-Unis cette fois), Karl Wittfogel, sinologue à l'origine, prétendit réconcilier la
réflexion théorique et la pratique historienne, dans un livre, Le despotisme oriental,
qui tentait de diffuser et d'imposer le concept de « société hydraulique », à partir
d'exemples tirés de toutes les civilisations du passé ou presque, la « basse
Mésopotamie antique » et la « Perse achéménide à l'apogée de son extension » tenant
une place de choix parmi «les empires hydrauliques de type concentré». Les
nombreuses critiques qui ont été adressées au livre ont été faites majoritairement
sur un ton polémique (en phase avec celui du livre lui-même), mais elles sonnent
également et fréquemment juste - qu'il s'agisse du caractère souvent incertain
de l'information documentaire mobilisée, de la rigidité du système qui préside à
l'élaboration des catégories (plutôt que des concepts), ou encore de l'objectif
politique et idéologique poursuivi ouvertement par l'auteur: pour lui, le véritable
despotisme oriental se situait alors à Moscou, et c'est lui qu'il entend dénoncer14.
Néanmoins, si l'on considère avec recul la période de débats ouverte par la
publication & Oriental Despotism, il faut reconnaître, avec Gianni Sofri, que « les recherches
de Wittfogel sont de celles qui ont le plus contribué, en ce siècle, au changement

12 -M. GODELIER, Sur les sociétés précapitalistes..., op. cit., p. 15 (souligné par l'auteur, qui
ne songe évidemment pas spécifiquement aux spécialistes du Moyen-Orient ancien).
13 -Voir, ici même (pp. 627-637), l'analyse critique menée par Henri-Paul Francfort
et Olivier Lecomte des constructions interprétatives sur les travaux hydrauliques en
Asie centrale, telles qu'elles ont été proposées par Andrianov et Mukhamedzhanov.
14 - Le despotisme oriental. Etude comparative sur le pouvoir total, Paris, Éditions de Minuit,
1964 (titre original : Oriental Despotism. Study of TotalPower, New Haven, Yale University
Press, 1957). La deuxième édition (Paris, Éditions de Minuit, 1977) est dépourvue du
pourtant fort utile et fort opportun « Avant-propos » (pp. 7-44) rédigé par Pierre Vidal-
Naquet, dont le texte a été publié dans les Annales ESC, 19-3, 1964, pp. 531-549, et
repris plus récemment dans le recueil publié en 1990 par son auteur, La démocratie
grecque vue d'ailleurs (Paris, Flammarion), sous le titre : « Karl Wittfogel et la notion de
production asiatique», pp. 277-317 (suivi de «La Russie et le mode de production
asiatique», pp. 319-329, Amiales ESC, 21-2, 1966, pp. 378-381). En revanche, cette
même deuxième édition est précédée d'un texte de K. Wittfogel, « Nouvelle préface
à un livre qui s'est révélé très "inquiétant" », pp. i-xxxvi, réponse à une appréciation
de Jean Chesneaux dans un article (« Où en est la discussion sur le mode de production
asiatique?»), La Pensée, 129, oct. 1966, p. 39, n. 10. Sur cette histoire de textes et
contextes, voir P. Vidal-Naquet, La démocratie grecque..., op. cit., pp. 268-276. J'ai
également contribué aux débats dans des articles publiés en 1980 dans Zamân et en 1981
dans La Pensée; voir PIERRE Briant, Rois, tributs et paysans..., op. cit., pp. 405-430, 475-
489, et Id., « Produktivkrâfte und Tributâre Produktionsweise im Achâmenidenreich »,
in J. Hermann et I. Sellnow (éds), Produktivkrâfte und Gesellschaftsformationen in vorka-
pitalistischer leit, Berlin, Akademie der Wissenschaften, 1982, pp. 351-372.
ENTRE NIL ET SYR-DARYA

de perspective de l'orientalisme, de la philologie traditionnelle vers l'histoire


économique et sociale15 ».
Il est vrai que, de bien des manières, cette phase est maintenant dépassée,
car, en ce début du XXIe siècle, les progrès effectués dans la connaissance
documentaire et la réflexion historique imposent de reprendre sur des bases renouvelées la
discussion sur ce qui reste un aspect à la fois spectaculaire et décisif des États et
sociétés du Moyen-Orient, à savoir les travaux d'irrigation, leurs promoteurs, leurs
constructeurs et leurs gestionnaires. C'est ce à quoi vise le dossier qui suit :
présenter, sous une forme nécessairement sélective, certains des chantiers où les
renouvellements ont été les plus remarquables, grâce à la mise à disposition d'une
documentation de plus en plus abondante, et de mieux en mieux maîtrisée. Mais,
si les progrès dans l'établissement et l'analyse des textes cunéiformes et des
témoignages archéologiques sont si notables, c'est aussi parce qu'ils sont articulés avec
des efforts de conceptualisation, qui permettent de les interroger plus finement
et d'intégrer les réponses et les nouveaux questionnements dans la dynamique
d'une vision historique globale.

La présence de quatre communications centrées sur les vallées de l'Euphrate


et de ses affluents ne surprendra pas, car, dans l'acception la plus usuelle de la
terminologie (assez vague) de « Moyen-Orient », c'est là que sont apparus les
premiers foyers de civilisation urbaine et agraire, entre la Babylonie au sud et l'Assyrie
au nord16. C'est dans les villes de la vallée de l'Euphrate qu'ont été découverts
des lots souvent considérables de tablettes cunéiformes, traitant d'affaires privées
et d'affaires des temples, qui n'ont été publiées que dans une période récente.
C'est le cas en particulier des archives datées des périodes néo-babylonienne et
achéménide, que Francis Joannès prend pour base de son étude. On rappellera,
par exemple, que l'exploitation intensive des milliers de tablettes (plus de trente-
cinq mille) trouvées en 1881-1882 à Sippar lors des fouilles menées par Hormuzd
Rassam (archives du sanctuaire de l'Ebabbar), puis entrées dans les collections du
British Museum, n'a pas commencé avant le début des années 198017. Le grand
nombre de monographies publiées sur ces corpus dans les quinze dernières années
atteste du renouvellement profond de la documentation et de la réflexion. Mais
l'on peut faire une remarque comparable pour les archives de la cité-état de Mari,
située au contact entre la vallée de l'Euphrate (et de ses affluents de la rive gauche)
et la steppe syrienne. Découvert en 1933, le site (Tel Hariri) a été fouillé par une
mission française, qui a mis au jour des milliers de tablettes. Leur publication a

15 - Gianni Sofri, II modo diproduzione asiatico. Storia di una controversia marxista, Turin,
Einaudi, 1973, pp. 146-147.
16 -Sumer et Akkad, si l'on adopte la toponymie des hautes périodes (depuis le
IIP millénaire).
17 - Voir Arminius C.V.M. Bongenaar, The Neo-B aby Ionian Temple at Sippar: Its
Administration and Its Prosopography, Leyde, Nederlands Historisch-Archeologisch Institut te
Istanbul, « PIHANS-LXXX », 1997, pp. 2-4.
PIERRE BRIANT

été commencée dans la série Archives Royales de Mari [ARM] à partir de 1950. Plus
récemment, l'équipe dirigée par Jean-Marie Durand s'est donné pour tâche de les
classer et de les publier de manière systématique18.
Néanmoins, l'aire géo-politique couverte par les études ici présentées
dépasse largement les frontières de la Mésopotamie et de ses abords. Il était
nécessaire d'y inclure la vallée du Nil, sur la longue durée, depuis les premières
attestations des travaux d'irrigation, jusqu'à l'époque ptolémaïque, où la documentation
écrite est particulièrement abondante. Comme le rappelle Joseph G. Manning,
l'Egypte a suscité nombre d'études contradictoires sur le rôle de l'irrigation dans
les sociétés anciennes19.
Vers le sud (vallée du Nil) et vers le nord (Asie centrale), l'espace couvert
correspond à peu près à ce qui fut ultérieurement l'extension de l'empire achémé-
nide. Alors qu'il y a quelques décennies les pays d'Asie centrale étaient encore
pensés comme très éloignés des foyers mésopotamien et égyptien, la
documentation mise au jour dans ces régions conduit maintenant à inclure dans le dossier cette
autre Mésopotamie, organisée autour des bassins de l'Amou-Darya (anc. Oxus) et
du Syr-Darya (anc. Iaxartes). Gomme le montre très clairement la partie historiogra-
phique de l'étude présentée par Henri-Paul Francfort et Olivier Lecomte, ce sont
les savants de Гех-URSS qui ont, les premiers, lancé des missions de fouilles et
de prospections dans les Républiques d'Asie centrale, et qui ont produit une
littérature abondante sur les travaux d'irrigation menés dans ces régions dans l'Antiquité.
Les recherches conduites à leur tour par des missions françaises en Bactriane
orientale (Afghanistan septentrional) ont beaucoup apporté au débat sur l'articulation
entre irrigation et naissance de l'Etat.
Par rapport à la Mésopotamie et à la vallée du Nil, les pays d'Asie centrale
présentent une spécificité bien marquée : jusqu'au mouvement de colonisation
grecque inauguré par Alexandre et ses successeurs, ils sont pratiquement vierges
de toute documentation écrite20. À supposer que l'on doive encore distinguer entre

18 - On verra en particulier maintenant les trois volumes de Jean-Marie Durand,


Documents épistolaires du palais de Mari, Paris, Le Cerf, « Littératures anciennes du Proche-
Orient- 16/1 7/18 » [LAPO], 1997-2000, où les documents, traduits, sont présentés en
dossiers; sur les archives des rois de Mari, voir LAPO-16, 1997, pp. 25-40; le dossier
«Irrigation» est présenté dans LAPO-17, 1998, pp. 573-653.
19 -Voir par exemple Bernadette Menu (éd.), Les problèmes institutionnels de Veau en
Egypte ancienne et dans l'Antiquité méditerranéenne, Le Caire, IFAO, 1994.
20 - Sur les problèmes ainsi posés par la nature et la répartition de la documentation,
voir Pierre Briant, L'Asie centrale et les royaumes moyen-orientaux au premier millénaire,
Paris, ADPF, 1982, en particulier pp. 23-68 (avec le compte rendu de A. Kuhrt, dans le
Journal of Hellenic Studies, 107, 1987, pp. 236-238), et, plus récemment, Id., Histoire de
l'empire perse..., op. cit., pp. 764-778 (l'un et l'autre sont discutés par H. -P. Francfort et
O. Lecomte) ; voir déjà le dialogue avec Jean-Claude Gardin, « A propos de Г "entité
politique bactrienne" », Topoi, Supp. 1, 1997, pp. 263-277. Je mentionne en passant que,
toujours inédits, des documents araméens sur peau provenant de ces régions et datés
de rois achéménides seront bientôt versés au dossier (information aimablement trans-
522 mise par Shaul Shaked, chargé de la publication avec Joseph Naveh).
ENTRE NIL ET SYR-DARYA

les uns et les autres, archéologues et historiens en sont donc réduits à la


documentation archéologique qui, bien que massive, ne produit pas aisément les réponses
souhaitées aux questions posées. Dans d'autres cas, plus favorables, la recherche
peut s'appuyer sur la mobilisation d'une documentation plus diversifiée, à la fois
géomorphologique, archéologique et textuelle, ainsi dans l'étude présentée par
Hermann Gasche et ses collègues, grâce à l'association des sciences de la terre et
le recours aux images satellitaires, rendu possible à partir des années 1970.
En revanche, les études de Jean-Marie Durand, de Dominique Charpin et
de Francis Joannès sont menées à l'aide des seules sources écrites. La raison n'en
est évidemment pas que les auteurs nient en quoi que ce soit l'intérêt des sources
archéologiques, bien au contraire. Mais, d'une part, les ressources de l'archéologie
sont minces dans les cas étudiés par eux, et, d'autre part, la documentation textuelle
permet plus aisément de traiter du problème qui était soumis aux uns et aux
autres en priorité, c'est-à-dire le rapport entre travaux d'irrigation et naissance et
affirmation de l'État. Enfin, la documentation écrite offre la possibilité d'aborder
des aspects qui ne sont pas vraiment accessibles à travers la documentation
archéologique et qui élargissent l'éventail des interventions possibles de l'État. Les
tablettes de Mari permettent ainsi à J.-M. Durand de traiter d'un problème
passionnant, celui de l'accès à l'eau pour les peuples pasteurs (ou nomades), et donc aussi
celui des rapports établis entre les groupes sédentarisés et les groupes
transhumants, en distinguant soigneusement entre les groupes qui ne sont pas soumis
au pouvoir royal, et ceux qui sont sujets du royaume : en ce cas, on passe « un
accord pérenne, mais qui a besoin d'être réactivé chaque année ». L'exemple est
une contribution nouvelle ainsi apportée à la réflexion engagée depuis quelques
décennies sur les rapports entre les sociétés pastorales (et agro-pastorales) et les
royaumes proche-orientaux21. De leur côté, D. Charpin et F. Joannès abordent un
autre aspect essentiel des fleuves et canaux en Babylonie, leur utilisation en tant
que voies de transport. La documentation d'époque néo-babylonienne et achémé-
nide prouve au demeurant que l'administration royale en recueillait des profits,
sous forme de « droits de quai » et de péages : c'est là, sans nul doute, un aspect
important du contrôle exercé par l'État sur les eaux.
L'étude de H. Gasche et de ses collègues vient également rappeler
opportunément que les travaux hydrauliques ne sont pas systématiquement entrepris en
vue de l'irrigation : « La lutte contre les crues endémiques pouvait mobiliser
plusieurs milliers de personnes », écrivent-ils. Le lit des fleuves se situant au-dessus
du niveau des champs, le danger d'inondation était grand en période de crue :
comme le note D. Charpin, il revient aux particuliers et aux administrateurs royaux
de prévenir les dégâts dus à un excès d'eau. À l'époque achéménide et sous le
gouvernement d'Alexandre, des textes grecs offrent des informations intéressantes

21 -Voir ISRAEL Eph'AL, The Ancient Arabs. Nomads on the Borders of the Fertile Crescent,
9th-5th Centuries B.C., Jérusalem-Leyde, 1982; Pierre Briant, État et pasteurs au Moyen-
Orient ancien, Paris-Cambridge, Maison des Sciences de l'Homme/Cambridge University
Press, 1982 ; Henri-Paul Francfort (éd.), Nomades et sédentaires en Asie centrale. Apports
de Г archéologie et de Г ethnologie, Paris, Éditions du CNRS, 1990. •* ^ *
PIERRE BRIANT

sur les interventions de l'administration royale pour réguler le niveau des eaux au
cours des saisons, aussi bien sur l'Euphrate et les canaux que sur le Tigre22, et,
tout comme le proclamaient des inscriptions royales mésopotamiennes, ils font de
ce souci une caractéristique fondamentale du « bon roi »23.
Au-delà de la variété et de la diversité des cas traités dans ce dossier, se
dégage une conclusion commune. Globalement, le modèle wittfogelien d'un Etat
« hydraulique » tout-puissant, né des contraintes technico-sociales de l'irrigation
et développé sur cette base, n'est pas recevable. Certes, exprimée sous une
formulation aussi générale, une telle conclusion n'est pas révolutionnaire. Encore faut-
il rappeler, avec J. G. Manning, qu'en dépit des critiques convergentes, le modèle
wittfogelien a continué d'imprégner, implicitement mais durablement, les
discussions sur le rôle de l'État en Egypte (et ailleurs24), et qu'il continue d'être reçu
très largement, ne serait-ce que d'une manière « passive », dans l'image dominante
de « l'Orient ancien » qui est encore transmise et véhiculée en dehors des
cercles de la recherche spécialisée.
L'intérêt du dossier ici constitué, c'est que chacun des exemples produits et
analysés vient fonder la critique avec plus de force, en l'ancrant plus profondément
encore dans des contextes documentaires spécifiques, scrutés et utilisés avec une
grande précision par des spécialistes, et que, dans le même temps, les études ainsi
rassemblées proposent des hypothèses alternatives et des orientations nouvelles.
Par ailleurs, au-delà de ces analyses particulières qui se répondent de l'une à l'autre,
la diversité n'est pas niée, ne serait-ce que parce que le type de documentation n'est
pas identique de la vallée du Nil à la vallée de l'Amou-Darya et de ses affluents,

22 - Relevons au passage que, parmi les informations journalières notées dans les
tablettes astronomiques babyloniennes, figure le niveau atteint par l'Euphrate à
Babylone ; l'une des expressions utilisées, « au-dessus des ouvertures », laisse supposer
que, lorsque le niveau dépassait une certaine mesure, on procédait à un lâcher d'eau
(Abraham J. Sachs et Hermann Hunger, Astronomical Diaries and Related Texts from
Babylonia, I, Vienne, Akademie der Wissenschaften 1988, pp. 34-36). Cette
documentation, en quelque sorte, suggère l'existence, à Babylone, d'une sorte d'« euphratomètre »
(comme il existait des nilomètres en Egypte).
23 - Sur les barrages légers et temporaires disposés par l'administration en travers du
cours du Tigre à l'époque achéménide (et dénommés kararraktai par les auteurs grecs),
et sur des ouvrages comparables (muballitum) connus dans la documentation de Mari,
mille sept cents ans auparavant, voir la mise au point récente dans Pierre Briant,
« Katarraktai du Tigre et muballitum du Habur », avec la bibliographie ; sur les «
mubal itum mariotes », cf. Id. Notes archéologiques brèves et utilitaires [NABU], 1999/12 ; voir aussi
le dossier que Jean-Marie Durand a rassemblé dans Documents épistolaires..., op. cit.,
LAPO-17, pp. 579-582 et 608-628.
24 - Ne serait-ce que pour s'en distinguer, c'est bien souvent le « modèle wittfogelien »
qui est invoqué comme référence de discussion, dans l'une ou l'autre des étapes de la
réflexion sur une étude de cas : voir par exemple Jean-Claude Gardin, « L'archéologie
du paysage bactrien », Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1980,
pp. 480-501 (ici p. 492) ; en revanche, sauf erreur de ma part, toute référence à ce
« modèle » a disparu de la publication finale : Id., Prospections archéologiques en Bactriane
orientale (1974-1978), III, Description des sites et notes de synthèse, Paris, ERC, 1998,
524 pp. 154-182.
ENTRE NIL ET SYR-DARYA

et qu'en tout état de cause l'évolution historique connue dans chacun des sous-
ensembles politiques et culturels ainsi définis garde une très grande spécificité : il
n'est évidemment plus question, de nos jours, de postuler l'existence d'un modèle
de développement unilinéaire. Pour déboucher sur des résultats scientifiquement
fondés, toute réflexion globale suppose réalisée une série de monographies
régionales et/ou thématiques, sur lesquelles elle s'articule et dont elle se nourrit.
En Asie centrale, H. -P. Francfort et O. Lecomte estiment que l'ampleur
apparemment spectaculaire de certains aménagements hydrauliques ne doit pas
induire d'erreur de perspective : « Impressionnants, si on les considère dans leur
état final, ces travaux ont été réalisés et utilisés pendant une durée d'au moins
sept siècles et n'ont pas, en conséquence, nécessité que leur soit consacrée une
main-d'œuvre abondante25. » De leur point de vue, il n'y a donc nul besoin d'inférer
l'existence d'un État fortement centralisé, ni l'intervention des autorités impériales
achéménides (pour une époque postérieure) dans l'élaboration et la gestion des
grands travaux : « II est aisé de reconstituer, tant pour le Bronze que pour le Fer,
une société bien hiérarchisée, un proto-État ou des alliances de grandes chefferies
ou des fédérations de tribus [...]26. » Le lecteur peut évidemment se demander
dans quelle mesure l'appellation (aux frontières mal définies) de « proto-État » est
(ou non) pleinement opératoire27, mais l'interrogation ne remet pas nécessairement
en cause la conclusion des auteurs, exprimée sous une forme à la fois ferme et
ouverte, car « le matériel archéologique ne nous apprendra rien sur les formes ni
sur l'intensité de la domination politique».
Concernant l'accès à l'eau et ses modes d'utilisation dans le bassin de
l'Euphrate (y compris ses affluents, tels le Balih et le Habur), J.-M. Durand et
D. Charpin insistent sur le danger qu'il y a à lire à plat les déclarations royales. Il
existe en effet un décalage impressionnant entre le discours royal sur le « roi irriga-
teur » et les réalités concrètes de la mise en œuvre des travaux. D. Charpin estime
que, lorsqu'ils méditèrent des plans grandioses, les rois paléo-assyriens n'eurent
pas toujours les moyens techniques de leurs ambitions : « Certaines opérations se
soldèrent par de véritables catastrophes écologiques », écrit-il. J.-M. Durand
rappelle également que l'accès à l'eau ne se faisait pas uniquement par l'établissement
de canaux d'irrigation : le creusement de puits est fort bien documenté à Mari. La
réévaluation du contrôle étatique, entendue dans un sens minimaliste, est
également la conclusion proposée pour l'Egypte par J. G. Manning, s'opposant en cela
à une idée tenace. En réalité, juge-t-il, « le contrôle de l'eau fut toujours réalisé

25 - Le même type d'inférence est avancé par Jean-Marie Durand à propos des
recherches archéologiques faites sur les canaux autour de Mari (voir, par exemple, Yves
Calvet et Bernard Geyer, Barrages antiques de Syrie, Lyon, Maison de l'Orient
méditerranéen, 1992).
26 - L'opposition que les auteurs établissent avec la Babylonie et l'Egypte, « pays de
vieille centralisation hydraulique étatique, au moins depuis la seconde partie du IIP
millénaire », doit néanmoins être évaluée à l'aune des études publiées ici même.
27 - Sur le caractère très plastique de la terminologie, courante chez les archéologues,
voir également les remarques de J.-C. Gardin, Prospections archéologiques..., t. I, op. cit.,
pp. 154-156.
PIERRE BRIANT

au niveau local [...]. L'absence de toute bureaucratie locale spécialisée dans


l'irrigation [...] suggère assez que le contrôle de l'eau a toujours été décentralisé ». Même
à l'époque ptolémaïque, l'initiative privée et l'échelon local restèrent de
première importance.
Bien entendu, il convient de ne pas faire repartir le balancier trop loin ni
trop vite dans l'autre sens, ni donc de sous-estimer le rôle et les interventions de
l'État. Le problème est d'en décrire et d'en évaluer les modalités diversifiées.
J.-M. Durand souligne par exemple que « l'organisation de l'irrigation dans le
royaume [de Mari] était affaire de l'État, non de l'initiative privée », en raison des
nécessités de la collaboration entre les petites collectivités locales. Dans la Babylo-
nie néo-babylonienne et achéménide, « le creusement des nouvelles voies d'eau,
l'élargissement ou l'approfondissement des canaux existants étaient normalement
à la charge de l'administration royale», remarque de son côté F. Joannès; c'est
également l'administration royale qui gère les voies d'eau, et qui prélève des taxes.
Mais, là encore, il subsiste bien des incertitudes, y compris sur une question
essentielle, celle de savoir si l'administration royale faisait ou non payer l'accès à l'eau.
L'absence de toute archive royale ou satrapique, qui traiterait spécifiquement de
ce secteur, est évidemment hautement préjudiciable. Et se pose là une question
toute simple : cette lacune documentaire est-elle due au hasard des découvertes
et des publications de tablettes, ou rend-elle compte d'un contrôle étatique plus
diffus et moins pesant que ce que l'on pourrait croire ? Il n'est évidemment pas
possible de répondre en toute certitude. Rappelons simplement que l'expérience
montre que l'historien doit se défier de toute interprétation construite sur
l'argument a silentio — d'autant plus qu'à défaut d'avoir été édités en totalité, les corpus
documentaires cunéiformes d'époque néo-babylonienne et achéménide sont
maintenant bien connus28.

On l'a dit, le dossier ne rassemble qu'une sélection d'études régionales. Bien


d'autres cas auraient pu être joints, soit des exemples situés différemment dans
l'espace et le temps, soit des exemples représentatifs de types de travaux
hydrauliques autres que ceux que l'on peut voir en œuvre dans les grandes vallées
d'Egypte, de Mésopotamie et d'Asie centrale. Pour élargir encore l'éventail, je
voudrais exposer, même brièvement, un autre cas, que je connais mieux, pour avoir
participé directement aux recherches et aux discussions29.

28 - Le problème méthodologique des « fins d'archives » et les inferences historiques


que certains ont voulu parfois indûment en tirer ont été beaucoup analysés par les
spécialistes dans les années récentes : voir par exemple Govert Van Driel, « The
"Eanna Archive" », Biblïotheca Orientalis, 55/1-2, 1998, pp. 59-79; voir aussi Id., « Land
in Ancient Mesopotamia: "That what remains undocumented does not exist" », in
B. Harin et R. DE Maaijer (éds), Landless and Hungry? Access to Land in Early and
Traditional Societies, Leyde, Research School CNWS, 1998, pp. 19-49.
29- Le cas est évoqué en passant dans l'étude de H.-P. Francfort et O. Lecomte (voir
526 infra).
ENTRE NIL ET SYR-DARYA

II s'agit d'un type de captage et d'adduction des eaux souterraines bien connu
jusqu'à l'époque contemporaine, particulièrement sur le Plateau iranien: le qanut
(ou karez), conduit souterrain plus ou moins long (de quelques centaines de mètres
jusqu'à plusieurs dizaines de kilomètres) qui collecte l'eau piégée dans des couches
aquifères qu'il traverse, et la mène jusqu'à un village et à un terroir dont la survie
et souvent même la fondation lui sont intimement liées30. C'est l'un des secteurs
sur lesquels les recherches ont été particulièrement intensives et abondantes les
publications dans la période récente, puisque, en l'espace d'une quinzaine
d'années, pas moins de cinq colloques spécialisés se sont tenus dans différents pays31.
Or, par rapport à tous les autres exemples, les qanàts présentent une caractéristique
propre : non seulement leur structure est archéologiquement bien connue,
puisqu'on a continué de les utiliser et de les entretenir jusqu'à une époque relativement
récente (en particulier en Iran), mais nous disposons aussi d'un texte qui fait
explicitement le lien entre les travaux de mise en eau de telles canalisations souterraines
et une initiative étatique. Le texte en question est un passage de l'historien
hellénistique Polybe qui, au cours d'un récit sur l'expédition menée en 209 avant J.-G.
par le roi séleucide Antiochos III contre le roi parthe Arsakès, donne une
description de ces canalisations, et transmet dans les termes suivants une information de
la plus haute importance pour notre propos :

Une tradition véridique est transmise par les habitants du pays, selon laquelle les Perses,
au temps où ils étaient les maîtres de l'Asie, accordèrent à ceux qui amenaient Г eau de
source, dans certaines zones qui auparavant n'étaient pas irriguées, la jouissance de la
terre pour une durée de cinq générations. Par suite, comme des cours ďeau nombreux et
abondants s'écoulaient du Taurus [Elbourz], les habitants entreprirent toutes sortes de
dépenses et endurèrent toutes sortes de peines ; ils construisirent les canaux souterrains
qu'ils amenèrent de loin f...J32.

Ce n'est pas le lieu d'analyser la terminologie utilisée ni les imprécisions manifestes


dans la description de Polybe33. Il reste l'observation essentielle, à savoir la mise
en rapport qu'établit l'auteur entre les travaux de forage des galeries drainantes et
l'État impérial achéménide. Celui-ci, à proprement parler, ne prend pas en charge
les travaux; il n'est pas non plus l'inventeur d'une technique. Pour des raisons que

30 - Sur la technique elle-même, on verra Henri Goblot, Les qanats. Une technique ď
acquisition de l'eau, Paris-La Haye, Mouton, 1979, qui mériterait aujourd'hui un grand
nombre de corrections.
31 - On verra les références dans l'introduction que j'ai donnée au volume Irrigation et
drainage dans l'Antiquité. Qanats et canalisations souterraines en Iran, en Egypte et en Grèce,
Paris, Éditions Thotm, «Persika-2», 2001, pp. 10-11. J'ajoute que la question devrait
être à nouveau évoquée lors du XIIIe Congrès d'histoire économique (Buenos-Aires,
juillet 2002), Session 17 : « Échanges technologiques, modes de production et utilisation
de l'eau en Europe et en Amérique latine, de l'Antiquité au XXe siècle ».
32 - Polybe, Histoires, X. 28. 3-4.
33 -Cf. Pierre Briant, «Polybe X. 28 et les qanats: le témoignage et ses limites », in
Id. (dir.), Irrigation et drainage..., op. cit., pp. 15-40. ^ '
PIERRE BRIANT

l'on peut discuter, il favorise la construction d'un réseau de qanats par l'abandon
temporaire d'une partie des prélèvements sur la terre et les récoltes et donc, aussi,
la création de nouveaux villages dans les régions septentrionales du Plateau iranien
(sur la route qui mène vers l'est, en partant de l'actuelle Téhéran34).
Curieusement ignoré de K. Wittfogel, un tel cas vient perturber le bel
ordonnancement de sa construction, comme n'ont pas manqué de le remarquer plusieurs
auteurs35. En effet, comparable en cela à d'autres cas de figures connus dans d'autres
pays36, le système ne requiert pas l'enrôlement de milliers de travailleurs sous la
férule d'un Etat central puissant. La coopération (inter-)villageoise et l'intervention
de quelques spécialistes suffisent pour mener à bien le forage d'une telle canalisation
souterraine. En l'occurrence, l'État central (achéménide) existe - il est même bien
présent, en particulier par le biais de son organisation tributaire et fiscale -, mais il a
délégué aux chefs locaux sa capacité théorique ou potentielle d'intervention sur le
terrain : il revient aux communautés paysannes de faire les investissements (en forces
de travail et en argent), nécessaires au forage et à l'entretien des galeries drainantes,
en échange de la jouissance sur la longue durée des terres ainsi mises en valeur37. La
mise en oeuvre d'un tel contrat entre le centre et la périphérie ne révèle pas la
faiblesse de l'État, puisque, bien au contraire, les autorités impériales réaffirment le
maintien de leur autorité sur les terres et l'eau ; elle révèle plutôt la diversité des
solutions par lesquelles se manifeste et s'exerce le pouvoir d'intervention de l'État
central, ici dans une forme de collaboration avec les communautés locales sujettes.
Dans le cadre de l'histoire et de l'organisation d'un État impérial qui
s'étendait de l'Asie centrale à la vallée du Nil, le texte de Polybe et les inferences que
l'on peut en tirer présentent plus d'intérêt encore depuis que, dans les années
1990, un réseau de qanuts a été découvert dans l'oasis égyptienne de Khargeh,
et plus précisément sur le site d"Ayn-Manâwïr38. Pour certaines des galeries, la

34 - II est parfaitement envisageable de considérer que, du moins dans cette région, les
objectifs du gouvernement impérial étaient moins économiques (extension des surfaces
cultivables) que stratégiques (contrôle de la route du Khorassan: cf. P. Briant, L'Asie
centrale..., op. cit., p. 67), ou, si l'on préfère, que les objectifs économiques étaient seconds
par rapport aux objectifs stratégiques.
35 -Voir par exemple Ernest Mandel, La formation de la pensée économique de Karl
Marx, Paris, Maspéro, 1987, p. 123 ; P. Vidal-Naquet, dans l'avant-propos à la
traduction française de Wittfogel, repris dans La démocratie athénienne..., op. cit., pp. 287-288,
et p. 405, n. 22 ; Pierre Briant, « Communautés rurales, forces productives et mode
de production tributaire en Asie achéménide», Zamân, 1, 1980, pp. 75-100 (ici pp. 91-
94), repris dans Rois, tributs etpaysans..., op. cit., pp. 406-430 (ici pp. 421-424) ; Id., Histoire
de l'empire perse..., op. cit., pp. 826-828.
36 -Voir déjà Edward R. Leach, « Hydraulic Society in Ceylon», Past and Present, 15,
1959, pp. 2-26, qui, au-delà de son titre, critique vigoureusement le systématisme de la
construction wittfogelienne.
37 - En comptant trente ans par génération, on peut évaluer à un siècle et demi environ la
durée de la concession : cf. P. Briant, « Polybe X. 28 et les qanâts... », art. cit., pp. 36-37.
38 -Voir l'étude de Michel Wuttmann, « Les qanâts de 'Ayn-Manâwïr » in P. Briant
(dir.), Irrigation et drainage..., op. cit., pp. 109-135 (et mes réflexions dans « L'histoire
de l'empire achéménide aujourd'hui : l'historien et ses documents (commentaire de
528 l'auteur) », Annales HSS, 54-5, 1999, pp. 1127-1136, ici pp. 1130-1131); on peut prendre
ENTRE NIL ET SYR-DARYA

datation achéménide est assurée, à la fois par une analyse archéologique intrinsèque
et par l'association avec une archive démotique datée en fonction d'années de
règne des Grands Rois Artaxerxès Ier et Darius II (seconde moitié du xxc siècle
avant J.-C.39). Il est évidemment tentant de croiser le texte de Polybe et la réalité
de terrain en Egypte, et d'en induire que, introduite par les Perses en Egypte, la
technique du qanât a été implantée dans l'oasis à l'initiative du pouvoir impérial
et que les Grands Rois y ont favorisé une forme de colonisation agraire. Une telle
interprétation est sans nul doute séduisante, mais les incertitudes qui subsistent
sur les origines mêmes de la technique et les modalités de sa diffusion (unipolaire
ou polycentrique40), doivent plutôt inciter l'historien à conserver, prudemment, à
la proposition son statut d'hypothèse éclairante, mais provisoire41.
Quoi qu'il en soit, rapporté aux cas étudiés dans le dossier qui suit, l'exemple
des qanâts vient confirmer combien il serait illusoire, là comme ailleurs, de céder
à la tentation du raisonnement par exclusive : intervention de l'Etat ou initiatives
locales. C'est bien plutôt dans une analyse fine des rapports évolutifs entre la
première et les secondes que réside tout l'intérêt et tout l'enjeu de la réflexion
historique.

Pierre Briant
Collège de France

connaissance des principaux résultats et d'une riche documentation photographique


en consultant le site internet http://www.achemenet.com/recherche/sites/aynmanawir/
aynmanawir.htm et, en dernier lieu, le rapport paru dans le Bulletin de l'IFAO [BIFAO],
101, 2001, pp. 492-507. Sur la gestion de l'accès à l'eau dans la communauté, les contrats
démotiques (inscrits sur ostrakà) fournissent des renseignements de première
importance : voir Michel Chauveau, « Les qanâts dans les ostraka de Manâwlr », in P. Briant
(dir.), Irrigation et drainage..., op. cit., pp. 137-142.
39 - La découverte récente de deux ostraka datés de Xerxès (dont l'un de 483) semble
permettre d'élargir le champ chronologique de la documentation à tout le vc siècle : voir
le rapport du BIFAO, 101, art. cit., p. 500.
40 -Voir dans P. Briant (dir.), Irrigation et drainage..., op. cit., Mirjo Salvini, «Pas de
qanuts en Urartu », pp. 143-155, et RÉMY Boucharlat, « Les galeries de captage dans
la péninsule d'Oman au premier millénaire av. J.-C. : questions sur leurs relations avec
les galeries du Plateau iranien», pp. 157-183.
41 - On doit ajouter que la grande diversité technique des ouvrages souvent réunis sous
la dénomination, commode mais trompeuse, de qanuts (cf. en particulier les importantes
remarques de R. Boucharlat), mais aussi leurs dimensions très différentes d'un cas à
l'autre, suggèrent que les interventions respectives de l'État et des communautés
villageoises dans le processus devaient varier sensiblement en intensité, voire,
éventuellement, changer de caractère — ne serait-ce que parce que les investissements nécessaires
(en force de travail et en argent) étaient très différents, selon que la longueur du qanât
était de quelques centaines de mètres (comme à 'Ayn-Manâwïr) ou d'une vingtaine ou
une trentaine de kilomètres. Э ZУ

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