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POUR UNE SOCIOLOGIE HISTORIQUE DE LA COMPÉTENCE À OPINER

« POLITIQUEMENT »
Quelques hypothèses de travail à partir de l'histoire électorale française

Yves Déloye

Presses de Sciences Po | « Revue française de science politique »

2007/6 Vol. 57 | pages 775 à 798


ISSN 0035-2950
ISBN 9782724630916
DOI 10.3917/rfsp.576.0775
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2007-6-page-775.htm
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POUR UNE SOCIOLOGIE HISTORIQUE
DE LA COMPÉTENCE À OPINER
« POLITIQUEMENT »
Quelques hypothèses de travail
à partir de l’histoire électorale française

YVES DÉLOYE

es recherches sur la compétence politique ou encore sur « la sophistication idéo-

L logique » ou « politique », pour reprendre les expressions utilisées fréquemment


dans la littérature scientifique américaine, constituent l’un des « noyaux durs »
autour desquels la science politique occidentale s’est constituée 1. Et ce, plus encore
peut-être en France où cette question est à l’origine de disputes intellectuelles, voire
parfois de polémiques virulentes 2. Parce qu’il renvoie in fine à notre rapport – sociale-
ment mais aussi scientifiquement déterminé – à la démocratie représentative et aux
croyances qui accompagnent ses réalisations historiques, ce débat mobilise le plus fré-
quemment des arguments empiriques, parfois normatifs 3, empruntés à l’actualité
récente des démocraties occidentales. Dès la publication de The American Voter, consi-
déré à juste titre comme l’un des ouvrages fondateurs de ce débat 4, les recherches sur
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la compétence politique peinent toutefois à mobiliser des perspectives et illustrations
historiques. Se fondant sur les résultats d’enquêtes d’opinion par sondage relatives aux
élections présidentielles américaines de 1952 et de 1956, l’approche psycho-sociolo-
gique de l’équipe de Michigan reste prisonnière de la « révolution béhavioriste » qui
touche alors les sciences sociales américaines et conduit les chercheurs à dévaloriser
la dimension historique des phénomènes étudiés 5 pour mieux tenter de mesurer le

1. Pour un bilan critique de cette littérature, voir, outre l’article de Loïc Blondiaux dans ce
numéro, celui d’Alfredo Joignant, « Pour une sociologie cognitive de la compétence politique »,
Politix, 17 (65), 2004, p. 149-173. Voir également Vincent Tiberj, « Compétence et repérage poli-
tiques en France et aux États-Unis : une contribution au modèle de “l’électeur raisonnant” », Revue
française de science politique, 54 (2), avril 2004, p. 261-287.
2. Ce thème est ainsi sous-jacent à la controverse qui opposa, il y a quelques années déjà,
Jean Baudouin et Daniel Gaxie dans la Revue française de science politique, 44 (5), octobre 1994,
p. 881-912.
3. Pour une illustration récente, voir l’ouvrage traduit d’Henry Milner, La compétence civique.
Comment les citoyens informés contribuent au bon fonctionnement de la démocratie, Laval, Presses
de l’Université de Laval, 2004.
4. Angus Campbell, Philip Converse, Warren Miller, Donald Stokes, The American Voter,
New York, Wiley, 1960. Les résultats de cette enquête ont été confirmés et actualisés par Eric Ran
Smith, The Unchanging American Voter, Berkeley, University of California Press, 1989.
5. Pour une dénonciation de cette éclipse de l’histoire dans les théories sociologiques issues
de la « révolution béhavioriste », voir David Zaret, « From Weber to Parsons and Schutz : The
Eclipse of History in Modern Social Theory », American Journal of Sociology, 85 (5), mars 1980,
p. 1180-1201. Plus récemment, on trouvera dans l’ouvrage dirigé par Julia Adams, Elisabeth S. Cle-
mens et Ann Shola Orloff (Remaking Modernity. Politics, History, and Sociology, Durham, Duke

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Revue française de science politique, vol. 57, n 6, décembre 2007, p. 775-798.
© 2007 Presses de Sciences Po.
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niveau de compétence des électeurs et, plus encore, l’écart qui existe entre la minorité
de ceux qui sont à même d’évaluer les candidats et les programmes en lice en fonction
de critères spécifiquement politiques ou idéologiques et le reste du corps électoral
mobilisé. Une même occultation se retrouve dans la littérature française consacrée à
cette question. Si l’ouvrage classique de Daniel Gaxie – Le Cens caché (publié en
1978) – mobilise un certain nombre de références historiques pour dessiner le mouve-
ment de professionnalisation de l’activité de représentation démocratique 1, la démons-
tration principale repose sur une analyse secondaire de données internationales
d’enquêtes d’opinion par sondage. De manière contemporaine, le célèbre article que
Pierre Bourdieu consacre à une « opinion publique [qui] n’existe pas » 2 est plus encore
marqué par cette éclipse de l’histoire qui s’explique peut-être par la difficulté de trouver
des séries statistiques pertinentes et comparables sur la longue durée historique et par
l’actualité politique de cette question dans la France de l’après-Mai 68. Faut-il pourtant
se résigner à ce présentisme ? Plus encore, cette volonté de mesurer les écarts de com-
pétence politique – pour légitime qu’elle soit dans une approche scientifique objecti-
vante – ne contribue-t-elle pas à occulter d’autres dimensions du débat sur la compé-
tence politique ? Pour répondre à ces questions, notre article 3 voudrait suggérer
plusieurs axes de lecture des questions de compétence politique où l’« imagination
socio-historique » 4 peut contribuer, dès lors que l’on accepte les contraintes épistémo-
logiques inhérentes à toute démonstration historique 5, à prolonger le débat en science
politique. La première contribution d’un regard socio-historique est d’appeler l’atten-
tion des chercheurs sur la difficulté à autonomiser la compétence « politique » d’autres
matrices sociales ou culturelles qui contribuent à forger l’opinion que se font les
citoyens, notamment au moment des élections. Parce qu’il privilégie l’échelle des
acteurs et souvent des communautés locales, parce qu’il partage le souci de restituer
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finement les logiques de mobilisation et de participation électorales, donc de retrouver
les formes différenciées de politisation(s) des citoyens, le regard socio-historique favo-
rise aussi, en conséquence, le renouvellement des paradigmes susceptibles de rendre
compte des mécanismes de production sociale de la compétence à opiner « politique-
ment ». Au paradigme de la domination souvent retenu, on associera ici celui de la
« traduction » susceptible de penser la question corrélative de la politisation en termes
d’échanges et de transferts culturels. Enfin, l’approche socio-historique oblige à

University Press, 2005, notamment p. 1-72) une présentation de l’actualité de ce débat aux
États-Unis.
1. Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil,
1978, chap. 1.
2. Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », reproduit dans Questions de socio-
logie, Paris, Minuit, 1980, p. 222-235. À l’origine, le texte a été publié dans Les Temps modernes,
318, 1973, p. 1292-1307. Pour un débat sur ce texte, voir Gérard Grunberg, Nonna Mayer, Paul
N. Sniderman (dir.), La démocratie à l’épreuve. Une nouvelle approche de l’opinion des Français,
Paris, Presses de Sciences Po, 2002, chap. 1 ; et récemment Patrick Lehingue, Subunda. Coups de
sonde dans l’océan des sondages, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2007, p. 141 sq.
3. Cet article s’inscrit dans le cadre du programme de recherches Ecos-Conicyt sur « La
compétence politique » (C01H02) dirigé par Alfredo Joignant (Chili) et Daniel Gaxie (France).
4. L’expression est empruntée à Theda Skocpol, « Sociology’s Historical Imagination », dans
Theda Skocpol (ed.), Vision and Method in Historical Sociology, Cambridge, Cambridge University
Press, 1984, p. 1-21.
5. Sur ces contraintes qui rendent la connaissance « incertaine », voir la belle démonstration
d’Immanuel Wallerstein, The Uncertainies of Knowledge, Philadelphie, Temple University Press,
2004, notamment chap. 3.

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Pour une sociologie historique de la compétence
envisager les différentes composantes de la compétence politique, trop souvent abordée
sous l’angle exclusif de sa seule dimension cognitive.

QUESTIONS DE COMPÉTENCE

On se souvient que dans son texte « L’opinion publique n’existe pas » – texte
qui influencera plusieurs générations de politistes français intéressés par les questions
de compétence politique – Pierre Bourdieu pose la question de savoir si « tout le
monde peut avoir une opinion ; ou, autrement dit, [si] la production d’une opinion est
à la portée de tous » 1. En questionnant ainsi de manière critique le postulat implicite
mais nécessaire à l’activité des sondeurs d’opinion, l’auteur de La Distinction place
la question de la capacité (selon lui très inégalement distribuée au sein de la population
et étroitement associée à certaines dispositions scolaires, à l’instar d’autres compé-
tences distinctives, comme celle de s’intéresser à l’art 2) ou encore de la compétence
à opiner au cœur de son analyse du politique. Compétence 3 d’autant plus rare que
l’auteur opte finalement, dans cet article issu d’une conférence publique tenue à Arras
en janvier 1972, pour une définition très restrictive de l’« opinion », entendue comme
un « discours constitué prétendant à la cohérence, prétendant à être entendu, à
s’imposer... ». Ce qu’il appelle plus loin l’opinion « constituée » ou encore « mobi-
lisée » 4, et que le discours dominant oppose aux « dispositions [...] qui, par définition,
ne sont pas opinion si l’on entend par là [...] quelque chose qui peut se formuler en
discours avec une certaine prétention à la cohérence » 5. Interrogeant analytiquement
cette capacité à opiner, le sociologue précise qu’elle peut reposer sur deux sources
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principales. La « compétence politique », stricto sensu, qu’il définit, dans la rhétorique
qui lui est chère, « par référence à une définition à la fois arbitraire et légitime, i.e.
dominante et dissimulée comme telle, de la politique ». Compétence dont le contenu
reste assez évasif, mais dont on sait qu’elle n’est « pas universellement répandue » et
qu’elle varie « grosso modo comme le niveau d’instruction ». Précisons encore que
son inégale maîtrise se traduit par des échelles de finesse de « perception » (je cite
encore Pierre Bourdieu) très différente du monde politique, échelle plus ou moins
raffinée en fonction du degré de compétence politique possédé. Le second principe
de production d’une opinion est ce que l’auteur appelle désormais « l’ethos de classe »,

1. Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », art. cité, p. 222.


2. Cette homologie sera contestée par Guy Michelat et Michel Simon dans leur enquête
classique sur les « sans réponse » aux questions politiques (Guy Michelat, Michel Simon, « Les
sans réponses aux questions politiques : rôles imposés et compensation des handicaps », L’Année
sociologique, 32, 1982, p. 84-85). Des mêmes auteurs, voir plus récemment, Les ouvriers et la
politique. Permanence, ruptures, réalignements, Paris, Presses de Sciences Po, 2004. Sur ce débat
concernant le niveau de « performance politique », voir également Daniel Gaxie, « Au-delà des
apparences... Sur quelques problèmes de mesure des opinions », Actes de la recherche en sciences
sociales, 81-82, mars 1990, p. 97-112.
3. Peu importe, pour l’heure, que cette compétence soit exercée dans le cadre (artificiel) d’une
enquête d’opinion par sondage ou dans le cadre d’une consultation électorale effective. Pierre
Bourdieu suggère lui-même ce rapprochement lorsqu’il note « que l’enquête d’opinion traite l’opi-
nion publique comme une simple somme d’opinions individuelles, recueillies dans une situation
qui est au fond celle de l’isoloir, où l’individu va furtivement exprimer dans l’isolement une opinion
isolée » (Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », art. cité, p. 231).
4. Pierre Bourdieu, ibid., respectivement p. 232 et p. 234.
5. Pierre Bourdieu, ibid.

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soit le « système de valeurs implicites que les gens ont intériorisées depuis l’enfance
et à partir duquel ils engendrent des réponses à des problèmes extrêmement différents
[...] » ou encore le « système de disposition profondément inconscient qui oriente leur
choix dans les domaines les plus différents » 1.
Au-delà de cette distinction aujourd’hui classique, Pierre Bourdieu pose deux séries
de questions qui nous paraissent importantes pour inscrire l’étude de la compétence poli-
tique dans une perspective historique. Observant que la première condition pour pouvoir
opiner est d’« être capable de constituer [la question] comme politique », le sociologue
pose là le problème du repérage (en situation d’enquête mais aussi au moment du choix
électoral) du politique, au sens de ce qui est constitué comme « politique » ou « problème
politique ». Sans le développer véritablement dans cette conférence, il nous introduit ici
à la problématique de la perception différenciée de l’univers politique, de ce qui est et
de ce qui n’est pas perçu, à un moment donné du temps et dans une position singulière
de l’espace social, comme « politique ». Car « la compétence se mesure entre autres
choses au degré de finesse de perception » 2. De manière complémentaire se pose ici la
question de l’identité et de l’activité de ceux qui sont, à un moment donné du temps,
habilités à constituer comme « politique » un problème, à politiser (ou parfois à dépoli-
tiser, ou encore à non politiser) telle ou telle question. Il est intéressant d’observer que
cette problématique du « repérage du politique » est justement au cœur d’un article portant
ce titre que Jean Leca publie, la même année, dans la revue Projet 3. Et ce dernier de
rappeler alors fortement qu’« il n’y pas de fait qui soit politique, ou économique, ou
religieux », mais que « tout est potentiellement politique, c’est le rapport de force entre
les groupes qui en détermine les frontières » 4. De manière suggestive, Jean Leca prenait
l’exemple des œuvres littéraires pour montrer que leur perception politique est largement
indépendante « des intentions de [leur] auteur » mais « fonction d’un contexte social à
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un moment historique donné » 5.
On peut le comprendre, une mise en perspective historique plus forte de cette
question permet probablement de développer des hypothèses complémentaires. Partons
ici d’une évidence : le ou la « politique » n’a pas toujours existé et moins encore partout
sous la même forme, ni avec la même intensité, la même valorisation et la même
autonomie. C’est dire si la question du repérage de ce qui est constitué, à un moment
donné du temps et pour certaines catégories sociales ou culturelles, comme « politique »
ne va pas de soi dès lors que l’on mobilise une perspective comparative dans le temps.
On peut même penser que toute réflexion sur la compétence politique doit avoir comme
préalable une analyse des conditions historiques et culturelles de production, puis de
diffusion (au sens de la socialisation notamment) de catégories de jugement (quelles
qu’elles soient) qui rendent pensables le désencastrement du « politique » par rapport

1. Pierre Bourdieu, ibid., respectivement p. 226-228 et p. 232.


2. Pierre Bourdieu, ibid., p. 227. La deuxième condition évoquée par Pierre Bourdieu est de
lui « appliquer des catégories proprement politiques qui peuvent être plus ou moins adéquates, plus
ou moins raffinée... » Nous verrons plus loin dans ce texte les implications historiques d’une telle
définition.
3. Jean Leca, « Le repérage du politique », Projet, 71, 1973, p. 11-24. Sur l’importance de
cet article séminal, voir le numéro publié sous la direction de Sophie Duchesne et Florence Haegel
consacré aux « Repérages du politique. Regards disciplinaires et approches de terrain ». Espaces-
Temps. Les Cahiers, 76-77, 3e trim. 2001. Je remercie Sylvie Strudel de m’avoir invité à faire ce
rapprochement judicieux.
4. Jean Leca, « Le repérage du politique », ibid., respectivement p. 12 et p. 16.
5. Jean Leca, ibid., p. 12.

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Pour une sociologie historique de la compétence
aux autres activités ou secteurs sociaux et ainsi son repérage 1. Comme on le sait, de
nombreux obstacles handicapent les citoyens ordinaires dans l’acquisition de cette pre-
mière dimension de la compétence politique (percevoir, repérer ce qui est constitué, de
manière autonome, comme « politique »). Les obstacles sociaux sont probablement ceux
que les travaux, tant historiques que sociologiques, ont analysés le plus fréquemment
en établissant notamment l’inégale distribution sociale de cette compétence distinctive
dont certaines catégories sociales peuvent être durablement privées 2. Un témoignage
historique, emprunté aux souvenirs d’un ecclésiastique de la fin du 19e siècle, l’établit
remarquablement : « Ne sachant pas le premier mot de la politique, et n’ayant ni le
goût, ni le temps de s’instruire là-dessus, elle n’intéresse en rien le paysan ; aussi la
politique est-elle la seule chose exclue des élections dans les campagnes » 3. Intéressante
confession dont la concision et la lucidité attestent de la forte capacité à l’auto-com-
préhension de nombreux observateurs de la vie politique passée. Tout est dit ici, de
l’importance du niveau d’instruction comme condition de l’intérêt pour la politique à
l’exclusion durable du monde rural des formes dominantes de la politisation en passant
par le constat de la dimension « non politique » de nombreux scrutins et donc de nom-
breux comportements électoraux.

1. Dans ce dessein, l’analyse socio-historique doit aussi traiter des conditions sociales et
culturelles de l’attribution à certaines catégories d’acteurs (les notables du village, les membres du
clergé, les industriels, les propriétaires fonciers, les militants politiques...) de la légitimité à opiner,
i.e. de la capacité à forger aussi l’opinion des autres.
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2. Parmi les mécanismes de substitution évoqués tant par la littérature sociologique qu’his-
torique, la contribution de certaines associations liées aux classes sociales culturellement défavori-
sées (syndicats, partis politiques de masse...) à la politisation de ces dernières a été bien mise en
évidence, notamment dans les travaux portant sur le communisme français. Parce qu’elle renvoie
le plus souvent à des mécanismes complexes de diffusion d’un sentiment valorisant d’appartenance
à base territoriale (le « communisme identitaire », par exemple) qui compense partiellement les
handicaps sociaux et culturels, cette contribution traduit l’imbrication étroite et multiple entre le
« social » et le « politique ». Pour un bilan de cette approche identitaire du communisme, voir
Michel Hastings, « Le communisme saisi par l’anthropologie », Communisme, 45-46, 1er & 2e trim.
1996, p. 99-114, et récemment Julian Mischi, « Pour une histoire sociale du déclin du parti com-
muniste », dans Florence Haegel (dir.), Partis politiques et système partisan en France, Paris,
Presses de Sciences Po, 2007, p. 69-101. De manière significative, les enquêtes sociographiques
disponibles confirment cet effet de contexte local. Voir ici notamment la démonstration classique
de Guy Michelat, Michel Simon, « Les sans réponses aux questions politiques... », art. cité, p. 102
sq. Pour une suggestive mise en perspective historique et comparative de cette question, voir Stefano
Bartolini, The Political Mobilization of the European Left (1860-1980), Cambridge, Cambridge
University Press, 2000.
3. Abbé Domenech, Les confessions d’un curé de campagne, Paris, Gaume, 1883, p. 245. On
trouve sous la plume de Jules Ferry, en 1863, un jugement ironique similaire à propos de l’indif-
férentisme politique du « peuple des paysans » : « C’est de ce regard vague, rêveur et las, où se
reflètent tant de misères, que le campagnard voit passer les plus grandes choses de ce monde. La
liberté est de ce nombre. Comme le railway, elle lui est indifférente. Elle ne le gêne pas, et il ignore
encore qu’elle peut lui servir. De la République, il n’a retenu qu’une chose : les 45 centimes
– rancune purement financière. De la monarchie parlementaire, il ne garde rien, ni amour, ni haine,
ni souvenir ; comment l’aurait-il connue ? Le jour où elle tomba, il se réveilla citoyen, tenant dans
sa main son huit-millionième de souveraineté. Il est permis de croire que le cadeau parut médiocre
au grand nombre. Ils en usèrent avec leur douce apathie, faisant autant de constituants et de légis-
lateurs qu’on leur en demandait, et n’en pensant qu’une chose : c’est qu’ils coûtaient bien cher »
(Jules Ferry, La lutte électorale en 1863 (1863), repris dans Jules Ferry, La République des citoyens,
Paris, Imprimerie nationale, 1996, t. I, p. 153-154).

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Yves Déloye

L’injonction à la compétence universelle ou l’impensé républicain

Le discours républicain sera tout au long des 19e et 20e siècles marqué par un présup-
posé idéologique fort : celui de l’universalité de la compétence des individus appelés
à composer la communauté des citoyens. Malgré l’échec traumatisant de la Seconde
République, l’écrasante majorité des élites républicaines refusera toujours de condi-
tionner l’acte électoral au moindre critère éducatif (seul Jean Macé optera un temps
pour cette solution protectrice). Car, comme le résume Léon Gambetta, dans un dis-
cours qu’il prononce lors du Congrès de la Ligue de l’Enseignement en avril 1881,
« [...] du moment où vous voulez instruire le suffrage universel et faire des hommes
éclairés pour faire des électeurs intelligents et libres, il faudra bien que vous leur
donniez une éducation positive, c’est-à-dire une éducation qui bannisse la chimère,
l’absolu et le sophisme, une éducation qui ne soit faite que de la moelle des lions ; et
la moelle des lions, qu’est-ce dans notre siècle ? C’est le résultat des découvertes de
toutes les sciences pures ». Quelques mois plus tard, lors d’une réunion électorale, le
dirigeant opportuniste étendra à l’ensemble de la société française cette obligation
éducative assumée par l’école primaire, mais aussi par les journaux, les bibliothèques
populaires, les brochures de propagande républicaine... : « Oui, enseignons-nous
mutuellement ; instruisons-nous les uns des autres ; car, c’est là, précisément, la tâche,
le devoir, le fond et la nature d’un gouvernement et d’une société démocratiques. À
ce propos, un mot me revient. Proudhon, qui a dit tant de choses et, parmi toutes celles
qu’il a dites, tant de choses contestables ou même erronées, mais qui avait, par moment,
des lueurs si vives, si pénétrantes sur la constitution interne de notre société, qui sentait
si profondément ce qui était dans l’intimité même de la conscience du peuple, Proudhon
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a dit : Démocratie, c’est démopédie, c’est-à-dire instruction et enseignement de tous
les jours et à tous les degrés ». La force de cet impératif idéologique est d’autant plus
grande que l’opposition conservatrice ne cesse alors de dénoncer Les limites du suf-
frage universel, pour reprendre le titre d’un opuscule publié au tout début de la Troi-
sième République. Son auteur, Antonin Rondelet, proche de l’Église catholique dont
il partage les préventions à l’égard de la démocratie représentative, s’inquiète notam-
ment de la façon dont le suffrage électoral est désormais organisé : « La qualité de
citoyen ressemble à toutes les autres aptitudes reconnues et consacrées par le code.
Elle a beau être inhérente à la personne au point de vue métaphysique ou idéal, en ce
sens que tout individu en porte au dedans de lui-même la capacité virtuelle, il n’en
est pas moins vrai que, pour être citoyen réel et pour exercer dans l’ordre politique la
plénitude des droits que ce titre comporte, il faut non seulement rentrer dans l’humanité
par l’âme et par le corps qu’on a reçu de Dieu, mais, au point de vue politique, faire
partie de l’ordre social, y avoir ses intérêts et sa responsabilité ». Dénonçant le « faux
citoyen » et l’« électeur du néant », l’auteur considère que le « vote universel met les
sociétés dans un péril incessant » 1. Comme de nombreux autres conservateurs, il avoue
explicitement sa préférence pour des modalités d’organisation du suffrage (vote plural,
vote familial) qui favoriseraient les électeurs considérés comme les plus compétents
car socialement responsables.

1. Antonin Rondelet, Les Limites du suffrage universel, Paris, Plon, 1871, respectivement
p. 31-32 et p. 62.

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Pour une sociologie historique de la compétence
Mais, prenons garde de ne retenir qu’une partie du diagnostic sévère et intéressé 1
suggéré par l’abbé Domenech. S’il convient, en effet, de prendre acte de la ségrégation
sociale qui affecte – à un moment donné du temps – la capacité à repérer la ou le politique
et à s’y intéresser, il faut également, et de manière complémentaire, s’interroger sur les
substituts à cette capacité défaillante. Car, ipso facto, le témoignage cité nous invite, en
creux, à nous intéresser à ce qui est effectivement présent « dans les élections dans les
campagnes », i.e. notamment aux multiples bricolages de sens qui permettent à ceux qui
n’ont pas d’opinion (« constituée ») de prendre quand même la parole. Les observateurs
assidus de la vie politique villageoise (et des traces archivistiques éparses qu’elle nous a
léguées) le savent : l’indifférentisme politique n’est pas forcément corrélé, d’un point de
vue historique, avec une atonie de la participation électorale 2 et moins encore avec une
absence de conflictualité politique dont la consultation électorale est dans de nombreuses
communautés locales l’un des moments privilégiés d’expression. La quête de ces univers
de sens (communautaires, religieux, traditionnels...) qui contribuent à remplir cette
absence de « politique » doit aussi conduire l’analyse à aborder les obstacles culturels 3
qui rendent improbables – aujourd’hui comme hier – l’égale compétence politique pour-
tant proclamée par la théorie démocratique. En effet, la capacité à repérer la ou le politique
et à produire un jugement « politique » sur cette dernière est aussi étroitement fonction
de l’univers culturel dans lequel les électeurs sont socialisés. À bien des égards, les
travaux contemporains de science politique me semblent encore éprouver des difficultés
à accorder à cette dimension culturelle sa place véritable. Si l’on reconnaît bien sûr
largement l’importance déterminante du niveau scolaire dans le processus de politisa-
tion 4, on souffre encore d’un rejet souvent brutal de la dimension proprement culturelle
des phénomènes politique 5, voire de leurs imbrications étroites et mutuelles. Il convient
pourtant de se souvenir que les citoyens perçoivent, aujourd’hui comme hier, la vie
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politique au travers d’une série de « toiles de signification » (pour reprendre une expres-
sion weberienne chère à Clifford Geertz) dans lesquelles ils sont enfermés. Si la culture

1. Dans le reste de ce chapitre consacré à une compétition électorale en 1876, l’abbé Dome-
nech ne cache pas son peu d’estime pour la façon moderne de faire de la politique et notamment
pour le travail électoral des candidats qui veulent « escroquer les voix dans nos campagnes » (Abbé
Domenech, Les confessions..., op. cit., p. 241). Fidèle à une représentation négative de l’activité
politique largement partagée par le clergé catholique de son époque, ce clerc dénonce plus loin les
catégories usuelles de jugement « politique » mises en œuvre par les paysans de ce village qui
voteront en masse pour le candidat républicain, conduisant l’abbé Domenech à quitter cette paroisse
infidèle : « Tout le reste s’y donne la main, et ce reste est un monde de causes, d’effets et de
sentiments. Le paysan vote pour ou contre les curés, les nobles et les riches habituellement repré-
sentés par le candidat conservateur. [...] Ce vote est en outre inspiré par des rancunes personnelles,
le charlatanisme et les mensonges des candidats républicains et de leurs agents » (Abbé Domenech,
ibid., p. 245-246).
2. On se souvient que l’un des acquis de l’enquête que Michel Offerlé a jadis consacré à la
mobilisation électorale est d’avoir fortement nuancé la coupure entre un monde urbain (synonyme
de modernité) et une société rurale (victime d’archaïsmes) en établissant notamment que le taux
d’inscription sur les listes électorales est plus élevé à la campagne qu’à la ville et que les taux de
mobilisation électorale y sont fréquemment supérieurs aux taux urbains. Cf. Michel Offerlé, « Mobi-
lisation électorale et invention du citoyen. L’exemple du milieu urbain français à la fin du
19e siècle », dans Daniel Gaxie (dir.), Explication du vote. Un bilan des études électorales en France,
Paris, Presses de Sciences Po, 1985, chap. 6.
3. La distinction entre obstacles sociaux et obstacles culturels est pour partie analytique tant
l’articulation entre ces deux dimensions est souvent forte sur un plan empirique.
4. Voir ici Daniel Gaxie, Le cens caché..., op. cit., notamment p. 164 sq.
5. Que cela se fasse au nom d’une critique légitime du culturalisme, ou au nom d’une néces-
saire analyse sociologique des déterminants culturels de la vie politique, importe peu.

781
Yves Déloye
politique dominante (celle de ceux qui font l’opinion) est bien connue, il n’en reste pas
moins qu’elle n’intéresse (au sens propre du terme) qu’une minorité socialement assez
homogène. C’est donc vers la contribution d’autres matrices culturelles qu’il convient de
se tourner pour rendre compte des mécanicismes concrets de politisation(s) à l’œuvre
dans le monde social. Parmi ces matrices 1, celles issues de la socialisation religieuse
nous semble particulièrement importante et, pour l’heure, trop peu sollicitée par l’analyse
politique. Elle a pourtant historiquement été portée et diffusée par des « appareils idéo-
logiques » particulièrement forts et efficaces, notamment dans un pays de tradition catho-
lique comme la France. Comme nous l’avons montré dans une enquête récente 2, la prise
en compte de cette modalité « religieuse » de politisation permet d’éclairer les conditions
historiques d’imbrication entre la croyance religieuse et l’opinion politique. Bref, de poser
la question du rôle joué par la médiation idéologico-religieuse dans la structuration du
rapport complexe qu’entretiennent les croyants à l’univers politique.

CROIRE ET OPINER

Comme le suggèrent les illustrations de presse reproduites plus loin et datant du tournant
du 20e siècle, l’action pastorale tant de la hiérarchie catholique que des plus humbles clercs
(les desservants de paroisse, les membres anonymes du clergé tant séculier que régulier, les
partenaires des réseaux locaux d’« action catholique », les moines qui militent dans les nom-
breuses ligues féminines catholiques qui se développent au début du 20e siècle...) visera pen-
dant longtemps à inculquer aux catholiques une vision religieuse globale du monde social.
Bricolage théologique qui interdit pratiquement à nombre de paysans et à leur famille 3 – mais
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aussi à un certain nombre d’ouvriers ou de bourgeois – de percevoir durablement l’espace
politique comme un espace autonome, et donc de penser la ou le « politique » comme tel.
La religion reste comme auparavant une affaire publique qui pénètre les différents domaines
de la vie sociale. Par là même, l’Église catholique cherche à invalider une vision du monde
démocratique et laïque qui affirme la spécificité d’un espace politique désormais séparé de
tout principe structurant de nature religieuse. Les tentatives pour imposer des catégories de
jugement spécifiquement « politiques » sont ici stigmatisées comme réductrices, plus encore
destructrices de la « personne humaine » telle que l’Église entend la gouverner dans son
intégralité. Une telle théologie politique, fortement marquée par le regain d’influence du
thomisme dans les dernières années du 19e siècle, conduit à faire de la « politique » autrement,
de manière méconnaissable, par encadrement de toutes les activités sociales, dans le refus

1. L’importance que nous accorderons dans la suite de cet article à la matrice religieuse ne
doit pas faire oublier la contribution d’autres matrices, notamment syndicales ou militantes, à ce
travail différencié de politisation(s). Je remercie Jean-Luc Parodi d’avoir appelé mon attention sur
ce point.
2. Qu’on me permette de renvoyer à Yves Déloye, Les voix de Dieu. Pour une autre histoire
du suffrage électoral : Le clergé catholique français et le vote (19e-20e siècles), Paris, Fayard, 2006.
Voir également Yves Déloye, « Socialisation religieuse et comportement électoral en France.
L’affaire des “catéchismes augmentés” (19e-20e siècles) », Revue française de science politique,
52 (2-3), avril-juin 2002, p. 179-199.
3. Le poids des intérêts familiaux doit ici être pris en considération. À l’encontre d’une vision
trop individualiste du suffrage politique et des formes de compétence que ce dernier mobilise, on
voudrait insister ici sur le fait que les mesures d’encadrement électoral mises en œuvre par le clergé
catholique attestent, pendant longtemps encore, de la prégnance d’une conception familialiste du
suffrage qui fait de la femme, bien qu’exclue du droit de suffrage jusqu’en 1944, un acteur crucial
de la décision politique en France.

782
Pour une sociologie historique de la compétence
catégorique d’une séparation entre le privé et le public, entre les affaires temporelles et les
préoccupations spirituelles, par l’immixtion fréquente du clergé dans les affaires de la Cité.
D’où un constant va-et-vient entre ces différentes sphères d’action, entre le sacré et le politique
dont il est difficile de postuler le désencastrement. C’est donc à la prise en considération de
la latence historique d’une certaine confusion entre le politique et le religieux que cette autre
face de l’histoire électorale française nous convie. Cette indétermination entre deux domaines
d’action que la sécularisation a vocation à séparer n’obéit pas à une chronologie, voire à des
rythmes simples marqués par les ruptures claires et la linéarité traditionnellement retenues
par l’histoire politique. Bien des catholiques, en effet, continuèrent encore dans les premières
décennies du 20e siècle à appréhender leur « devoir électoral » dans une perspective provi-
dentielle tenue pour illégitime par le reste de la société. Cette porosité entre le sacré catholique
et la vie politique reste alors pour beaucoup de croyants une façon de concilier des impératifs
moraux parfois présentés abusivement comme inconciliables.
Cette perméabilité est lourde d’enseignements si on entend poser correctement, pour
une telle configuration historique et culturelle, la question de la compétence politique.
L’encastrement durable des sphères religieuse et politique peut en effet expliquer, tout
autant que la stratification sociale, la difficulté de ces citoyens catholiques ordinaires à
décrypter en termes « politiques » la vie électorale de l’époque, à laquelle l’Église les
incite pourtant fortement à participer. On peut aussi comprendre que les questions « poli-
tiques » leur apparaissent de manière troublée, voire parfois confuse, en raison du travail
permanent de retraduction qu’opère le clergé afin de conserver son emprise sur ses popu-
lations et sur leurs opinions. Ce travail vise à déplacer les termes de la compétition
électorale d’une sphère politique – que le discours catholique disqualifie de longue date
(condamnation énergique de la « politique de parti », vision consensuelle de la société,
hostilité aux idéologies...) – vers une sphère morale qui légitime l’intervention du clergé
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sur le « terrain électoral » 1, mais aussi l’utilisation par les électeurs de critères moraux
ou religieux pour sélectionner les candidats et opiner « politiquement ». Il contribue ainsi
à dépolitiser les modalités de production de l’opinion des croyants afin de mieux les
encadrer religieusement et donc les contrôler. Cette activité est d’autant plus efficace
qu’elle mobilise localement tout un cérémonial (fait notamment de prières électorales...)
qui contribue fortement à associer les registres de la déférence religieuse et de l’assen-
timent électoral. Plus encore, les intermédiaires culturels que constituent ces « soutanes

1. Considérant cet interventionnisme comme le simple prolongement de leur mission pastorale,


les prêtres de l’époque prétendent ainsi moraliser la vie électorale pour mieux dépolitiser leur propre
engagement. Cette stratégie argumentative est particulièrement présente dans les textes que l’abbé Charles
Aubry rédige au début du 20e siècle pour ses fidèles du Val-d’Ajol (Vosges). Son recueil de chroniques
paroissiales publié en 1908 nous servira ici de témoin principal. Nostalgique d’une époque où l’influence
du curé s’exerçait « facilement », pour ne pas dire naturellement, ce curé vosgien va fréquemment prendre
sa plume pour justifier l’attitude des curés en « politique ». Voulant voir dans cette dernière qualification
« vague » une « tactique des sectaires » pour disqualifier le comportement légitime des pasteurs catho-
liques, l’abbé Ch. Aubry entend rappeler quelques évidences théologiques. Comme « théologien, la valeur
du suffrage, les applications du suffrage relèvent de sa science ». Certes, ce « droit » connaît localement
des usages et des adaptations propres au contexte dans lequel le « pasteur d’âmes » intervient. De manière
générale, reconnaît d’ailleurs le curé vosgien, le prêtre ne doit pas « entrer lui-même dans la lutte
électorale, parce que le ministère paroissial prime l’intérêt électoral ». Cette prudence doit amener le
clergé à s’abstenir « dans l’accomplissement de ses fonctions sacerdotales publiques » d’une double
tentation politique : « la politique de parti et la politique de personnes ». Elle ne doit toutefois pas le
conduire à déserter « un champ très vaste, celui des principes. C’est à lui d’éclairer les fidèles sur les
devoirs civiques qui intéressent leur conscience, par exemple, sur l’obligation de voter pour des candidats
respectueux de nos croyances et de nos libertés ». Se contentant ainsi d’indiquer « les principes qui
doivent diriger les chrétiens dans leurs devoirs civiques », le curé – « docteur officiel de la religion » –

783
Yves Déloye
politiques » 1 possèdent, dans maintes paroisses françaises, l’autorité nécessaire pour
fournir aux ouailles des schèmes moraux de classification, des catégories de jugement
qui ont vocation à concurrencer les critères politiques ou idéologiques diffusés notamment
par les organisations politiques ou syndicales 2. La maîtrise de cette idéologie religieuse
de substitution – très inégale bien sûr au sein d’une même paroisse, en fonction en par-
ticulier du niveau d’intégration religieuse – donne aux catholiques, notamment ceux qui
sont issus des milieux populaires, les moyens d’apposer aux hommes et aux partis poli-
tiques des caractéristiques distinctives – souvent empruntées à des modalités de classifi-
cation morale telles que le « bon » et le « mal » 3, ou encore le « juste » ou l’« injuste » 4 –
qui facilitent leur repérage, leur reconnaissance, leur évaluation et même leur mémori-
sation. La morale religieuse à laquelle les catholiques adhèrent alors ambitionne de dif-
fuser un ensemble d’injonctions et d’incitations à agir qui forme une sorte de grille de
discrimination qui leur permet d’aborder l’abondance des situations concrètes de la vie
de citoyens et de croyants avec des repères simples 5 et fiables. La grille ainsi cristallisée

entend simplement assumer la mission traditionnelle d’« instruction civique et religieuse » des ouailles
qui lui sont confiées. Ce faisant, il se borne à rappeler, « sans que cela puisse offenser personne, je
suppose, que bien voter n’est pas une chose indifférente, mais un devoir et un devoir très grave, parce
que le vote entraîne de très graves conséquences ». Dès lors, le curé peut et doit légitimement « vote[r]
et recommande[r] de voter en toute indépendance, selon sa conscience, en songeant pour lui-même et
en faisant simplement observer aux autres qui relèvent de son autorité pastorale, que chacun dans l’acte
moral accompli, est responsable devant Dieu du vote qu’il aura donné » (Charles Aubry, Le curé devant
ses paroissiens. Le religieux devant le peuple, Sedan, Imprimerie Ovide Prin, 1908).
1. L’expression est empruntée à Jean de Bonnefon, Soutanes politiques, Paris, V. Havard, 1893.
2. Et ce, notamment parce que la culture catholique contribue à l’intériorisation d’un senti-
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ment de « remise de soi » à la hiérarchie ecclésiale qui, au moment des élections, favorise l’inté-
riorisation de sentiments et de représentations en vertu desquelles les croyants doivent s’en remettre
aux personnes influentes de la communauté (propriétaires fonciers, curés de campagne...). Comme
nous l’avons suggéré ailleurs (Yves Déloye, École et citoyenneté. L’individualisme républicain de
J. Ferry à Vichy : controverses, Paris, Presses de Sciences Po, 1994, p. 131-132), une telle culture
tend à pérenniser durablement en France la dépossession des électeurs catholiques au profit des
notables qui se voient, seuls, reconnaître la « compétence statutaire » nécessaire pour opiner de
manière sûre. De manière contemporaine, les travaux de Guy Michelat et Michel Simon confirment
que c’est chez les pratiquants, notamment en milieu rural, que le niveau « d’implication et de
performance politique » est le plus faible en 1966 (Guy Michelat, Michel Simon, « Les sans réponses
aux questions politiques... », art. cité, p. 108-109).
3. Ces catégories ordinaires de jugement « politique » sont aussi largement présentes dans la
propagande républicaine de l’époque. Dans son étude monographique, Christian Estève relate ainsi
les efforts réalisés par le discours républicain pour « se mettre à la portée de l’électeur ». Il cite
notamment l’exemple d’un journal local qui invite les paysans devenus « les égaux des grands » à
« combattre les méchants » [en l’occurrence les candidats conservateurs soutenus par le clergé
cantalien]. Cf. Christian Estève, À l’ombre du pouvoir. Le Cantal du milieu du 19e siècle à 1914,
Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2002, p. 365.
4. Sur la genèse de ces schèmes de classification morale qui permettent aux citoyens de
penser simplement leur pratique de la citoyenneté électorale, qu’on me permette de renvoyer à Yves
Déloye, « Gouverner les citoyens. Normes civiques et mentalité en France », L’Année sociologique,
46 (1), 1996, p. 87-103.
5. L’importance accordée par la pastorale catholique à l’acte électoral favorise, dès le milieu
du 19e siècle, une très forte dramatisation du choix que les citoyens français sont amenés à effectuer.
Les professions de foi, les affiches et les brochures électorales propagées par le camp catholique
n’hésitent pas à employer un vocabulaire grave qui établit systématiquement une série d’oppositions
binaires simples car fortement polarisées : bonheur versus malheur, salut versus ruine, vérité versus
erreur, progrès versus décadence, paix versus guerre. Ensemble d’oppositions qui contribue à réduire
sensiblement le niveau de compétence nécessaire pour prendre part au vote et à orienter les électeurs
catholiques vers les candidats fidèles à l’enseignement de l’Église : « Car, le bien ou le mal de la

784
Pour une sociologie historique de la compétence
et régulièrement enseignée par le bas clergé permet de distinguer les types de compor-
tements prescrits et proscrits, ce qui doit et ce qui ne doit pas se faire ou s’exprimer
(notamment au moment du choix électoral). Elle les dote aussi d’une forme de « com-
pétence par substitution » qui peut compenser une partie des handicaps que ces catholi-
ques rencontrent dès lors qu’il s’agit de produire une opinion électorale et modifie sen-
siblement leurs conditions de perception et de jugement de la vie politique.

Le conseil électoral ou la délégation de compétence

Hostile à l’égard du travail électoral des candidats républicains qui tentent « d’escroquer
les voix dans nos campagnes », l’abbé Domenech, cité plus haut, avoue en termes pru-
dents, sa préférence pour une autre façon de faire de la politique. Car, « plusieurs de
mes paroissiens vinrent me demander conseil, à propos du candidat pour lequel ils
devaient voter ». Voici la réponse que cet ecclésiastique formulera à la veille des élec-
tions de 1876 : « Vous n’êtes plus des enfants, leur dis-je ; lisez les deux affiches, elles
vous indiqueront suffisamment ce que vous avez à faire. Toutes les deux vous apprennent
que les candidats sont républicains, i.e. qu’ils se fichent de vous, et qu’en demandant
nos voix, ils ne demandent que le moyen de mettre du foin à leur râtelier. [...] Si ce
lapin-là [l’un des deux candidats s’appelle Lelièvre] vous convient et si vous partagez
ses sentiments, votez pour lui. L’autre vous dit qu’il respectera, qu’il défendra tout cela ;
c’est bien heureux pour le bon Dieu, les prêtres et les propriétaires. Comme vous êtes
tous pères de famille, chrétiens et propriétaires, le sens commun doit vous suffire pour
diriger votre vote. C’est vrai, me répondirent-ils ; nous n’avions pas réfléchi. » 1
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Dans un tel cadre, indissociablement religieux et politique, le vote est transformé
en un comportement avant tout éthique, comportement dont le croyant est redevable
devant Dieu au moment du Jugement dernier. En l’intégrant aux devoirs du chrétien
envers ses supérieurs, le discours catholique modifie donc en profondeur la signification
du geste électoral et les conditions pratiques de son effectuation 2. L’efficacité de cette
éthique intégrale tient aussi à la très forte diffusion populaire dont elle fera l’objet, tout
au long de la Troisième République notamment. Il suffit pour en prendre la mesure de
dépouiller l’une des publications phares de la Maison de la Bonne Presse : Le Pèlerin,
et son supplément dominical illustré. À la veille de chaque consultation électorale, cet
hebdomadaire populaire – dont le tirage atteindra à la veille de la première guerre mon-
diale plus de 500 000 exemplaires – consacre d’importants développements aux « Neu-
vaines de prières » préparatoires aux élections. Rappelant, par exemple dans son numéro
du 5 février 1876, que les chrétiens doivent aborder ce moment de la vie politique dans
les mêmes dispositions d’esprit que « les fêtes religieuses », elles aussi précédées « par

France, son salut ou sa perte, sa gloire ou sa honte, sont entre les mains des catholiques » (Anonyme,
Les élections prochaines par un catholique, Paris, Librairie catholique internationale, 1885, p. 1).
1. Abbé Domenech, Les confessions..., op. cit., p. 242-243.
2. Une telle imbrication rend difficile le travail de hiérarchisation des facteurs explicatifs de
la compétence ou de la performance politique dans une perspective historique. Brouillant les effets
liés à la stratification sociale, différentes combinaisons entre les caractéristiques des individus (carac-
téristiques qui témoignent de l’insertion de ces derniers dans différents systèmes de rôles religieux,
sociaux, politiques...) qui définissent leur identité sociale sont envisageables notamment en raison
des phénomènes de cumul ou, au contraire, de compensation partielle que l’on peut observer entre
les différentes matrices de compétence.

785
Yves Déloye
une neuvaine », l’organe du Comité général des Pèlerinages formule cet avertissement :
« Qu’ils [les chrétiens] se préparent à l’élection du 20 février comme on se prépare à un
fléau pour le rendre moins cruel, comme les Ninivites devant les menaces du Seigneur » 1.
Mêlant l’action électorale à la prière, ces formulations graves que l’on pourrait multiplier
contribuent fortement à inscrire le vote dans un imaginaire fait de dévotion et de crainte.
Le recours aux illustrations à partir de 1877 renforcera encore cette dimension tragique
associée au choix électoral 2. À la veille des élections législatives du 18 octobre 1885,
l’hebdomadaire publie, par exemple, sur une double page l’illustration d’une urne élec-
torale vers laquelle pointe le doigt vengeur d’un ange portant les tables de la loi divine.
La légende de ce dessin, reproduit ci-contre (Illustration no 1), opposant la noirceur de la
réalité française avant les élections avec son rayonnement nouveau espéré des résultats
du scrutin est libellée de manière significative : « L’urne menteuse du scrutin, habituée
à recevoir les bulletins politiques, les coqs, les lys, les aigles, les bonnets rouges ou les
faisceaux de la République vient de se convertir. L’ange du Seigneur, envoyé le jour du
Rosaire, a dit à tous ces petits bulletins politiques : Il y a un Dieu ! prenez la couleur des
intérêts de Dieu. Et les petits bulletins se sont sanctifiés et ont dit : Le règne de Dieu. Ils
ont été greffés par un signe de l’ange. À droite, l’Église devient rayonnante sous le soleil,
et à gauche le monde de la cité du péché est tout enveloppé par la nuit de l’orage... » 3.
Fruit d’une conversion individuelle, le vote est ici aussi porteur de rédemption nationale.
Plus tard, au moment de l’Affaire Dreyfus, l’hebdomadaire publiera une caricature, repro-
duite ci-après, représentant le « théâtre de la lutte » électorale 4. Cette dernière met au
prise un usurier juif, incarnant Satan, se défendant derrière son coffre-fort, à un vaillant
électeur catholique qui se protége des assauts du Mal en brandissant une urne symboli-
quement marquée d’une croix. En avril 1902, le dessin publié est tout aussi suggestif. Il
représente un vase électoral dans lequel se cache Satan. À sa droite, un électeur catholique
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endimanché reçoit des mains d’un ange féminisé et rédempteur un bulletin porteur des
espoirs de l’Église : le « chasser » des assemblées parlementaires. En 1924 encore, le
vote se voit investi d’une mission divine. « Sous les auspices de Saint-Michel et de Sainte
Jeanne d’Arc », l’électeur catholique désormais représenté dans un isoloir, a là encore le
choix entre le Bien (« vote bien pour préserver la France du socialisme, du bolchevisme,
du désordre et de l’anarchie » lui ordonne Jeanne d’Arc pendant que Saint-Michel
l’exhorte à « vote[r] bien pour préserver la France de la franc-maçonnerie, de l’athéisme
et du laïcisme ») et le Mal toujours incarné par le diable 5. À l’exemple de l’Archange
Michel terrassant le démon et de Jeanne d’Arc chassant les ennemis de la France, l’élec-
teur voit sa mission électorale élevée au rang d’un véritable apostolat.

1. Le Pèlerin, 5 février 1876, p. 618.


2. Le vocabulaire utilisé dans ces articles est révélateur. Dans le numéro du 6 août 1881,
l’hebdomadaire de la rue François 1er inaugure une nouvelle rubrique consacrée au « crime élec-
toral » qu’il définit ainsi : « Ce sont les crimes des électeurs qui ont élu des députés rouges. Ces
électeurs naïfs se lavent les mains comme Pilate, en disant : C’est notre député qui a fait la loi
criminelle. Oui, mais qui a fait le député ? Vous, électeur, vous qui êtes ou bien un très grand
criminel ou bien un fort gros imbécile ». Et de conclure qu’au moment du Jugement dernier, « le
juge décidera si cet électeur a été assez ignorant pour être excusé » (Le Pèlerin, 6 août 1881, p. 505).
3. Le Pèlerin, 12 octobre 1885, dessin intitulé « L’urne », reproduit ci-contre. Sur l’impor-
tance de cette forme de pédagogie par l’image, voir récemment le très beau livre d’Isabelle Saint-
Martin, Voir, savoir, croire. Catéchismes et pédagogie par l’image au 19e siècle, Paris, Honoré
Champion, 2003.
4. Le Pèlerin, 13 mars 1898, dessin intitulé « La guerre de demain », reproduit ci-après.
5. Le Pèlerin, 11 mai 1924, dessin de Brousset, reproduit ci-après.

786
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Pour une sociologie historique de la compétence


Illustration no1 : Le Pèlerin, 12 octobre 1885, dessin intitulé « L’urne »,
publié entre les deux tours des élections législatives d’octobre 1885.
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Yves Déloye
Illustration no2 : Le Pèlerin, 13 mars 1898, dessin intitulé « La guerre de demain »,
publié quelques semaines avant les élections législatives des 8 et 22 mai 1898, quelques jours
après la condamnation d’Émile Zola au moment de l’Affaire Dreyfus.
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Pour une sociologie historique de la compétence
Illustration no3 : Le Pèlerin, 20 avril 1902, dessin publié quelques jours
avant le premier tour d’élections législatives particulièrement disputées à la veille
de la séparation des Églises et de l’État.
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Yves Déloye
Illustration no4 : Le Pèlerin, 11 mai 1924, dessin de Brousset,
publié le jour même des élections législatives qui verront la victoire du Cartel des gauches.
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790
Pour une sociologie historique de la compétence
Cette politisation de la foi, que l’on ne peut présenter ici plus longuement faute de
place, aboutit à un résultat en apparence paradoxal : vider l’acte électoral de sa substance
idéologique et politique, fortement dévalorisée dans le discours catholique, pour le doter
d’une signification religieuse et théologique qui contribue à déplacer sensiblement les
termes du débat politique de l’époque. Et par là même, les types de compétences cogni-
tives et pratiques nécessaire à l’acte du vote.

DIRE LA MÊME CHOSE AUTREMENT,


OU L’OPINION DES SANS OPINION

Comme on le sait, la question de la compétence à opiner « politiquement » ne dépend


pas seulement de la capacité des individus à repérer ce qui est constitué comme « politique »,
elle suppose aussi de s’intéresser à la nature des ressources cognitives (pour aller à l’essentiel)
qui sont mobilisées afin de donner une réponse lors d’une « interrogation politique ». C’est
là la deuxième condition de la compétence politique identifiée par Pierre Bourdieu : « L’ayant
constituée comme politique, être capable de lui appliquer des catégories proprement politiques
qui peuvent être plus ou moins adéquates, plus ou moins raffinées... » 1. Là encore, cette
définition en apparence toute simple pose de redoutables problèmes dès lors que l’on tente
de la mettre en perspective historique. Elle soulève, en effet, la difficile question du repérage
des ressources intellectuelles, des savoirs, des bricolages de sens, des classifications, des
rationalisations ordinaires, des catégories de jugement, parfois des analogies qui sont utilisées
par les citoyens ordinaires pour opiner « politiquement ».
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L’ordinaire du jugement politique

À l’instar des caricatures de presse de l’époque 2, de nombreuses brochures politiques


de la fin du 19e siècle rendent compte en creux sur un mode ironique, qui n’est pas
dépourvu de sens, des modalités ordinaires de jugement politique mises en œuvre par
les habitants des campagnes françaises. À titre d’exemple, nous citerons ici un court
extrait d’un opuscule catholique qui stigmatise en ces termes le peu de compétence
statutaire mais aussi cognitive d’un marchand de cochons :
« Dis donc, Mossieu Farrouillet, pourrais-tu me dire comment tu t’y prends, toi, pour
juger la politique du gouvernement ?
Hou..., Hou..., quelle bêtise ! Hou..., Hou..., Hou..., c’est bien simple.
Vois-tu, dit Farrouillet, quand je vends bien mes cochons, le gouvernement va bien, et quand
je vends mal, le gouvernement va mal !... Tant valent les cochons, tant vaut la politique ! » 3

De manière additionnelle se trouve donc posée la question des registres (politiques ou


non) de perception et d’évaluation mobilisés. Sans la développer longuement dans son article,

1. Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », art. cité, p. 227.


2. Sur les poncifs de cette représentation graphique de l’incompétence civique, voir Michel
Offerlé, « Les figures du vote. Pour une iconographie du suffrage universel », dans « Dramaturgie
du politique », Sociétés & Représentations, 12, octobre 2001, p. 124-130. Une version plus longue
et surtout plus riche sur le plan iconographique a été publiée dans Michel Pertué (dir.), Suffrage,
citoyenneté et révolutions (1789-1848), Paris, Société des études robespierristes, 2002, p. 99-168.
3. André Barbes, La politique d’un villageois, Paris, Librairie Victor Palmé, 1885, p. 99-100.

791
Yves Déloye
Pierre Bourdieu ouvre la voie à une réflexion, complémentaire de celle évoquée plus haut,
sur les modalités de passage d’un registre de perception à un autre ; opération de « traduction »
qui permet à ceux qui n’ont pas d’opinion « constituée » de prendre quand même la parole.
Il suggère notamment un mode de production « éthique » des opinions qui sera fréquemment
illustré par d’autres enquêtes sociologiques 1. Comment analyser dans la perspective historique
qui est la nôtre ici de telles opérations de transfert cognitif ? Et ce, plus encore dès lors que
l’on s’intéresse à des populations souvent rurales dont l’intégration religieuse peut handicaper,
comme nous l’avons rappelé plus haut, le repérage du « politique » ?
Pour tenter de répondre à cette question, il est nécessaire de mieux préciser les
enjeux de ces opérations de « traduction » ou de « conversion » 2 et donc de détailler
rapidement un mode spécifique de politisation par implication religieuse 3. À bien des
égards, une analogie peut être effectuée ici entre les opérations de « conversion » politique
et celles qui permettent à un traducteur littéraire d’effectuer sa tâche. Comme l’a rappelé
récemment Paul Ricœur, toute opération de traduction de texte est gouvernée par un
impératif paradoxal : « Le problème, c’est en effet de dire la même chose ou de prétendre
dire la même chose de deux façons différentes » 4. Constamment tiraillé entre deux tâches
discordantes (la « fidélité » à l’auteur et la « trahison » nécessaire pour « amener l’auteur
au lecteur » 5), le traducteur opte le plus souvent pour une solution pratique : celle de la
« correspondance sans adéquation » 6. Ne pourrait-on pas en dire de même à propos des
opérations de « traduction » 7 qui permettent à un citoyen ne disposant pas des compé-
tences nécessaires pour opiner « politiquement » de le faire quand même en mobilisant
des analogies et des correspondances empruntées à d’autres matrices culturelles issues
de sa socialisation ou fournies par tel ou tel intermédiaire culturel qui entend faciliter
l’opération de « conversion » pour mieux souvent en contrôler le résultat ? Prenons
l’exemple des membres du bas clergé : en acceptant de politiser leur pastorale, ils devien-
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nent aussi – probablement sans le savoir – des « traducteurs » capables de proposer des
équivalences entre des catégories ou étiquettes politiques qui n’intéressent pas forcément
les citoyens et des catégories de perception morales ou religieuses (le « bien », le « mal »,
le « juste », l’« injuste »...) qui renvoient à des univers de signification et de déférence
beaucoup plus familiers à nombre d’entre eux. Là où s’arrête l’analogie suggérée avec
les traducteurs littéraires, c’est bien sûr que les opérations de « conversion » envisagées
ici n’ont guère vocation à obéir à un impératif de « fidélité » mais visent prioritairement

1. Voir notamment Daniel Gaxie, Le cens caché..., op. cit., chap. 6 et, du même auteur, le
paragraphe qu’il consacre à la « retraduction des problématiques » dans son article « Au-delà des
apparences... », art. cité, p. 108 sq.
2. Dans un ouvrage récent, Jacques Lagroye propose cette suggestive définition de la politi-
sation entendue comme l’ensemble « des formes et des voies d’une conversion, celles de toutes
sortes de pratiques en activités politiques » (Jacques Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin,
2004, p. 4, souligné par nous).
3. Pour une démonstration complète, qu’on me permette de renvoyer à Yves Déloye, Les
voix de Dieu..., op. cit., 2e partie. Dans cette perspective, on lira avec intérêt l’ouvrage, trop méconnu
en France, de James R. Lehning, Peasant and French. Cultural Contact in Rural France During
the Nineteenth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
4. Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 14.
5. Paul Ricœur, ibid., p. 16.
6. Paul Ricœur, ibid., p. 19.
7. L’usage de ce terme pour rendre compte des modalités complexes de production d’une
opinion « politique » est particulièrement précieux dès lors que l’on veut faire droit à la pluralité
et à la diversité des sources potentielles de compétence à opiner. De même que la diversité des
langues fait que la traduction littéraire existe, la pluralité des modes et des niveaux de compétence
« politique » justifie l’existence pratique de ces opérations de « traduction » ou de « conversion ».

792
Pour une sociologie historique de la compétence
à inscrire le comportement électoral dans un univers de sens et de croyances contrôlé par
le clergé : d’où tout un travail d’interprétation et d’élaboration théologique qui vise à
rendre crédible et acceptable le passage d’un registre d’évaluation à un autre et à en
assurer l’efficacité du point de vue du contrôle social qu’il permet. Travail qui rend
possible l’usage de catégories morales, voire religieuses pour juger une activité « poli-
tique » dont on conteste par là même l’autonomie.
Parler de contrôle social ne doit toutefois pas nous conduire à donner un caractère
implacable à cette médiation idéologico-religieuse qui écraserait toute velléité de résis-
tance de la part de populations rurales trop souvent perçues comme durablement « sou-
mises », voire pire encore « consentantes » à leur propre dépossession politique. Pour
rendre compte de cette situation faite d’incertitudes et de complexité sociale, il peut être
utile de se référer à la théorie classique de la déférence telle que John Pocock l’a résumée
dans un article déjà ancien. Pour l’historien américain, la déférence peut être définie
« comme l’acceptation volontaire du leadership d’une élite par des personnes n’apparte-
nant pas à cette élite, mais suffisamment libres comme acteurs politiques pour se montrer
déférents de manière non seulement volontaire mais comme la résultante d’un acte poli-
tique » 1. L’intérêt d’une telle formulation, largement reprise désormais par un certain
nombre de travaux d’histoire électorale 2, est de considérer que la légitimité de nom-
breuses autorités politiques tient, pour part non négligeable, à leur capacité à se voir
« reconnaître » un ascendant sur les autres. Dans l’analyse des opérations de « traduc-
tion » opérées par le clergé catholique au moment des élections, cette approche nous
invite à prendre en considération le travail indissociablement politique et religieux entre-
pris par de nombreux pasteurs catholiques pour justifier en situation leur autorité élec-
torale, pour rendre « normale » l’équivalence qu’ils établissent entre le comportement
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1. John G. A. Pocock, « The Classical Theory of Deference », American Historical Review,
81 (3), juin 1976, p. 516-523, dont p. 517. Pour une lecture de ce comportement, voir le numéro 69
de la revue Communications dirigée en 2000 par Claudine Haroche.
2. C’est notamment le cas à propos de l’Angleterre avec le débat ancien provoqué par l’emploi
de ce terme par Walter Bagehot en 1860 pour rendre compte du comportement « déférent » du
corps électoral anglais. De manière contemporaine avec les observations convergentes d’un John
Stuart Mill ou d’un Hippolyte Taine sur la vie politique anglaise, le célèbre économiste utilise cette
notion dans son article « The History of the Unreformed Parliament, and Its Lessons » repris ulté-
rieurement dans The English Constitution (1872) et reproduit dans Walter Bagehot, The Collected
Works of Walter Bagehot, Londres, The Economist, 1974, t. VI, p. 263-305. Sur ce point historio-
graphique, voir les travaux de David C. Moore (The Politics of Deference. A Study of the Mid-
nineteenth Century England Political System, Hassocks, Harvester Press, 1976, notamment
p. 434-445) et ceux de Francis O’Gorman : « Electoral Deference in Unreformed England
(1760-1832) », The Journal of Modern History, 56 (3), septembre 1984, p. 391-429, et Voters,
Patrons and Parties. The Unreformed Electorate of Hanoverain England (1734-1832), Oxford,
Clarendon Press, 1989, notamment p. 225-244. À la notion de « déférence structurelle » suggérant
souvent un vote communautaire, soumis et presque instinctif des paysans anglais en faveur des
grands propriétaires, F. O’Gorman préfère celle de « déférence mutuelle » forgée pour rendre compte
du nécessaire travail politique des « patrons » de la communauté afin d’intégrer les préférences et
les intérêts des électeurs. Dans d’autres travaux, cette perspective de recherches amène l’historien
anglais à adopter une démarche largement compréhensive faisant du sens des opérations électorales
l’objet principal de son investigation (Francis O’Gorman, « Campaign Rituals and Ceremonies. The
Social Meaning of Elections in England (1780-1860) », Past and Present, 135, mai 1992, p. 79-115).
En France, Christine Guionnet a montré tout l’intérêt de cette perspective pour nuancer l’importance
accordée classiquement aux contraintes socio-économiques dans l’explication des comportements
électoraux ruraux dans la première partie du 19e siècle (cf. Christine Guionnet, L’apprentissage de
la politique moderne. Les élections municipales sous la monarchie de Juillet, Paris, L’Harmattan,
1997, spécialement p. 87 sq).

793
Yves Déloye
religieux et l’attitude politique, entre la parole de Dieu et l’opinion électorale, pour se
voir reconnaître le droit légitime d’influer sur l’opinion « politique » des catholiques 1.
Elle invite encore à constater la part intentionnelle et consentie de la relation cléricale.
Ce faisant, elle contribue à voir aussi dans « la déférence cléricale » la résolution de
nombreux électeurs de s’identifier pleinement à une culture catholique rebelle à sa pri-
vatisation et, plus généralement, à la sécularisation contemporaine de la société française.
Ce paradigme de la « traduction » offre également l’intérêt de nous inciter à penser
la question complémentaire de la politisation en termes d’« acculturation culturelle » 2.
Empruntée à l’anthropologie historique 3 ou culturelle (telle que l’incarnent, par exemple,
les travaux classiques de Roger Bastide), cette notion vise à rendre compte tant des
phénomènes de socialisation (au sens durkheimien d’intégration à un groupe social et
d’apprentissage culturel) que des processus de contacts 4 et plus encore d’« interpénétra-
tion » (selon Bastide) entre des cultures de statuts différents. Souvent mobilisée dans des
situations marquées par de forts écarts culturels (situation coloniale ou migratoire 5, situa-
tion d’importation soudaine de technologie politique ou de modes d’organisation sociale
imaginés ailleurs 6...) où deux cultures (au moins : l’une endogène, l’autre exogène ; l’une
dominante, l’autre dominée) sont amenées à interagir, la notion d’« acculturation » nous
semble aussi pouvoir convenir au processus de politisation interne des sociétés euro-
péennes passées, voire présentes. Dans ce contexte, une confrontation existe aussi – on
l’oublie trop souvent – entre une culture politique à prétention dominante (celle portée,
par exemple, par les élites républicaines à partir du milieu du 19e siècle) et des univers
mentaux et culturels plus anciens auxquels nombre d’acteurs sociaux restent attentifs.
Une telle perspective a vocation à concilier la « République au village » chère à Maurice
Agulhon avec les études qui attestent de l’existence de « République(s) du village »,
lieu(x) d’un véritable métissage culturel et politique favorisant la mobilisation électorale
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1. Légitimité qui résulte d’une querelle de compétence entre ceux qui plaident en faveur d’une
telle emprise religieuse sur le « terrain électoral » et ceux qui la contestent, à l’instar de cet auteur
d’un opuscule publié en 1878 : « S’il est, en effet, une région interdite au prêtre, c’est bien celle
de la politique. Le vrai ministère d’une religion de charité et de paix ne saurait sans manquer à son
devoir mesurer son estime aux idées politiques de ses ouailles et considérer comme son adversaire
celui qui professe une opinion différente de la sienne. Celui-là renierait le Christ, qui se détournerait
de l’un des siens pour la raison qu’il le voit déposer dans l’urne un bulletin contraire au sien »
(Arthur Robert, La politique des campagnes. Lettres à Pierre Mathurin cultivateur, Arcis-sur-Aube,
s.e., 1878, p. 72).
2. Olivier Ihl et moi-même avions suggéré cette piste dans notre enquête ancienne sur les
bulletins de vote annulés en 1881. Qu’on me permette de renvoyer ici à Yves Déloye, Olivier Ihl,
« Légitimité et déviance. L’annulation des votes dans les campagnes de la Troisième République »,
Politix, 15, 3e trim. 1991, p. 13-24, notamment p. 23-24.
3. Pour une présentation, voir le chapitre classique de Nathan Wachtel, « L’acculturation »,
dans Jacques Le Goff, Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, t. I : « Nouveaux
problèmes », 1974 (Folio), p. 174-202.
4. Il s’agit, par là aussi, de s’intéresser aux multiples intermédiaires culturels et politiques
qui, historiquement, contribuèrent à favoriser ces interactions porteuses de sens (curés de campa-
gnes, journalistes locaux, notables...). Dans un récent livre, Jean-Yves Mollier analyse finement
l’une de ces figures de médiation – le camelot ou le colporteur urbain – dont l’activité urbaine a
largement contribué à « l’acculturation des masses à la politique » (Jean-Yves Mollier, Le camelot
et la rue. Politique et démocratie au tournant des 19e et 20e siècles, Paris, Fayard, 2004, p. 127).
5. Voir ici, par exemple, Russel L. Hanson, « The Political Acculturation of Migrants in the
American States », Western Political Quartely, 45 (2), juin 1992, p. 355-383.
6. Voir l’étude ancienne de Bhuman Lal Joshi, Leo E. Rose, Democratic Innovations in
Nepal : A Case Study of Political Acculturation, Los Angeles, University of California Press, 1966.

794
Pour une sociologie historique de la compétence
des plus humbles villageois 1. Deux points complémentaires méritent d’être évoqués rapi-
dement pour prendre la mesure des déplacements de perspective qu’opère ici le paradigme
de la « traduction ». Il convient tout d’abord de préciser la notion d’« échange culturel »
évoquée plus haut : sans remettre en cause le caractère inégal de cet échange qui peut
prendre la forme d’une véritable confrontation, la notion d’« acculturation politique »
suggérée entend insister sur la complexité, plus encore sur le caractère non univoque
mais au contraire diversifié (dans ses formes et ses lieux d’effectuation) de ce contact
entre deux cultures (au moins) qui agissent et réagissent entre elles, l’une sur l’autre.
Rien ne serait plus erroné que de considérer que l’une des cultures écrase l’autre et la
modèle, telle une cire molle, à son image. L’intérêt de la notion d’« acculturation » est
de renvoyer l’étude de la politisation à une analyse en termes d’interactions qui résultent
du contact de deux ou plusieurs cultures et d’obliger, ce faisant, le chercheur à conserver
une attention au contenu de ces cultures hétérogènes et aux résistances 2 (idéologiques et
pratiques) que rencontre la mise en place d’une culture civique et politique à prétention
dominante. Dans ce cadre, l’« acculturation politique » ne se réduit pas à un cheminement
unique, au simple passage de la culture dominée à la culture dominante, mais il se forme
un processus inverse par lequel la culture dominée intègre certains éléments de la culture
dominante sans perdre complètement ses caractères originaux. L’attention accordée aux

1. Cette perspective critique à l’égard des travaux classiques d’un Maurice Agulhon ou d’un
Eugen Weber est notamment défendue par Peter McPhee dans ces nombreux travaux. Spécialiste
de l’histoire sociale et politique des campagnes françaises sous la Deuxième République (avec pour
terrain d’études les Pyrénées-Orientales), l’historien australien remet en cause l’image – jugée sim-
pliste – du paysan conservateur et ignare, étranger et indifférent à la politique nationale. Attentif à
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la vitalité de la culture politique populaire, Peter McPhee conteste aussi le schéma d’une politisation
« par le haut » accordant aux bourgeois et aux petits-bourgeois le rôle d’intermédiaire entre la
politique nationale et les paysans. Une telle lecture de la vie politique au village ne rend pas
suffisamment compte, à ses yeux, de la capacité de la culture des paysans à absorber et à nourrir
leur engagement politique national. Consacrant des pages passionnantes « à la politisation de la
culture populaire catalane », l’auteur montre comment les « activistes villageois » savent « mêler
leurs manifestations politiques aux célébrations rituelles de la culture catalane » (Peter McPhee, Les
Semailles de la République dans les Pyrénées-Orientales (1846-1852), Perpignan, Publications de
l’Olivier, 1996, p. 294-295). C’est la capacité à user d’un répertoire d’action emprunté à la culture
populaire et l’aptitude à le transformer en le politisant qui définissent ici les conditions de la réussite
de l’entreprise de politisation et de francisation du Roussillon. Le fait d’investir d’une dimension
politique les rituels de la communauté villageoise (fête patronale, carnaval, danses, chansons, fol-
klores...), de la famille (baptêmes, mariages, enterrements « rouges »), de la vie religieuse (festivités
du calendrier religieux) favorise largement le passage au politique et son enracinement dans la
culture populaire. Les rites ruraux, culturels et religieux, sont ici utilisés pour transmettre des notions
politiques abstraites (radicalisme, socialisme...). L’espace du politique ne se cantonne plus alors à
celui des clubs et des élections : il s’inscrit profondément dans le tissu de la vie quotidienne du
village. Du même auteur, voir aussi The Politics of Rural Life. Political Mobilization in the French
Countryside (1846-1852), Oxford, Clarendon Press, 1992. Voir aussi James R. Lehning, Peasant
and French..., op. cit.
2. En cela, on peut rapprocher cette problématique de celle mise en œuvre dans une pers-
pective anthropologique par James C. Scott dans sa célèbre étude : Domination and the Arts of
Resistance. Hidden Transcripts, New Haven, Yale University Press, 1990. Voir également John
Gledhill, Power and Its Disguises. Anthroplogical Perspectives on Politics, Londres, Pluto Press,
1994. Pour une illustration socio-historique de ces modalités de résistance susceptibles de produire
des opinions séditieuses dans l’espace public, voir la belle étude de Céline Braconnier, « Bracon-
nages sur terres d’État. Les inscriptions politiques séditieuses dans le Paris de l’après-Commune
(1872-1885) », Genèses, 35, juin 1999, p. 107-130. De la même auteure, voir aussi « Traquer le
politique : le repérage policier à la fin du 19e siècle », EspacesTemps. Les cahiers, 76-77, 3e trim.
2001, p. 124-138.

795
Yves Déloye
compétences pratiques, aux catégories ordinaires de jugement « politique », aux astuces
inventées par les électeurs permet de rendre compte de cette complexité 1. Ainsi, le cher-
cheur est aussi conduit à considérer les différents contextes dans lesquels l’électeur s’est
familiarisé avec la pratique du vote et à envisager la contribution d’instances non poli-
tiques (notamment l’Église, l’école...) à la routinisation de l’acte d’opiner électoralement.
En conséquence, cette perspective de travail modifie l’optique généralement privilégiée
tant en histoire politique qu’en science politique, qui vise à étudier la politisation « par
le haut » 2, pour opter pour une approche « par le bas » complémentaire car attentive aux
bricolages de sens et de pratiques mis en œuvre par les citoyens ordinaires, approche
capable aussi de décrire avec prudence les processus sociaux et culturels d’imbrication
entre différentes matrices culturelles (ce qui multiplie les voies de la politisation à prendre
en considération), approche encore qui contribue à élucider (difficilement en raison de
la pénurie des traces susceptibles d’en rendre compte fidèlement) les modalités sociales
et culturelles de réappropriation des formes dominantes de la compétence politique. Et
d’insister notamment sur les mécanismes locaux d’apprentissage de cette dernière. De ce
point de vue, l’épistémologie idiographique de l’histoire politique (i.e. privilégiant
l’examen des singularités et des contingences liées au contexte historique) favorise depuis
longtemps la prise en compte de cette dimension localisée de l’acquisition de la capacité
à opiner « politiquement » au moment des élections. Les historiens ont largement insisté,
à juste titre, sur la spécificité des contextes locaux dans lesquels les processus de poli-
tisation(s) prennent corps et sens 3. Ce faisant, leurs travaux incitent à être attentif à ce
que les électeurs font du vote : après tout, ce dernier « est tout sauf un instrument extérieur
à ceux qui s’en servent » 4. C’est là également une invitation à observer les opérations
de « retraduction » que réalisent les votants pour se réapproprier un instrument de décision
politique inventé ailleurs, à être sensible aux divers bricolages et tâtonnements
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– aujourd’hui oubliés et « naturalisés » – qui l’ont rendu possible. Produit d’une histoire
sociale et culturelle, la compétence électorale correspond à un système de contraintes, de
postures, de croyances auquel les électeurs ont dû progressivement s’accoutumer. Un

1. Olivier Ihl et moi-même avions mis en pratique cette perspective de recherche dans notre
enquête sur les bulletins de vote annulés lors des élections législatives du 21 août et du 4 septembre
1881. Cf. Yves Déloye et Olivier Ihl, « Des voix pas comme les autres. Votes blancs et votes nuls
aux élections législatives de 1881 », Revue française de science politique, 41 (2), avril 1991,
p. 141-170. Comme nous le suggérions alors, cet élargissement théorique ouvre la voie à une socio-
logie pratique de la citoyenneté proche, dans son inspiration, de la sociologie des textes élaborée
notamment par D. F. McKenzie et Roger Chartier. Pour ce faire, le chercheur se doit d’étudier non
seulement les formes définies et reconnues comme légitimes de compétence électorale, mais éga-
lement les pratiques contestataires et déviantes (une certaine forme d’abstention, le vote dit « blanc »
ou « nul ») qui affectent l’acte électoral.
2. Optique largement présente, par exemple, dans l’ouvrage important d’Alain Garrigou, His-
toire sociale du suffrage universel en France (1848-2000), Paris, Seuil, 2002 (1re éd. : 1992), et
dans les travaux prolongeant ce travail (Eric Phélippeau, Laurent Quéro, Christophe Voilliot...).
Cette orientation explique probablement que les travaux de sociologie historique du travail électoral
(entendu simplement comme l’ensemble des mécanismes d’encadrement du vote) soient plus fré-
quents que les approches « par le bas » nécessitant des sources plus difficiles d’accès et des moda-
lités d’analyse plus interprétatives et moins déterministes.
3. Voir ici les remarques stimulantes d’Alain Corbin, « Recherche historique et imaginaire
politique. À propos des campagnes françaises au 19e siècle », dans La politisation des campagnes
au 19e siècle (France, Italie, Espagne, Portugal), Rome, École française de Rome, 2000, p. 47-55.
Voir aussi l’article très complet de Gilles Pécout, « La politisation des paysans au 19e siècle.
Réflexions sur l’histoire politique des campagnes françaises », Histoire et sociétés rurales, 2, 2e sem.
1994, p. 91-125.
4. Olivier Ihl, Le vote, Paris, Montchrestien, 2000 (1re éd. : 1996), p. 133 sq.

796
Pour une sociologie historique de la compétence
système auquel certains groupes ont su parfois résister : évoquons, à titre d’exemple, le
lent ralliement de la majorité des catholiques français du 19e siècle à ce mode de dévo-
lution du pouvoir. Un système qu’ils ont souvent intégré en l’adaptant à des visées pro-
pres. C’est ce que montrent, par exemple, les travaux historiques consacrés aux Pyrénées
au 19e siècle. À l’écoute de la communauté villageoise, prenant en compte les structures
de la famille et de la parenté de cette « démocratie des maisons » (expression empruntée
à Christian Thibon) qui caractérise certaines vallées des Pyrénées, ces enquêtes nous
révèlent une société paysanne jalouse de son identité religieuse, animée par des logiques
autonomes de comportement et des rationalités propres en matière politique. Loin d’être
passive, la communauté villageoise sait utiliser ce qu’apporte la « modernité » pour
défendre ses intérêts et préserver souvent durablement sa « dissidence » 1. Sensibles aux
tensions entre les villages et l’État, ces travaux savent aussi montrer comment la collec-
tivité villageoise a « réussi à adapter, à médiatiser ces mécanismes [ceux de la vie poli-
tique et économique moderne] afin de les rendre compatibles avec son mode traditionnel
d’organisation communautaire » 2. Trop peu connues des politistes, ces enquêtes éloignent
de toute vision verticale (du haut vers le bas, de la ville vers la campagne) de l’acquisition
de la compétence « politique » et de la politisation pour décrire « la République du vil-
lage » 3. Ils scrutent les usages différenciés et souvent rebelles du bulletin de vote, démê-
lent l’écheveau de pratiques tout à la fois modernes et traditionnelles 4 qui contribuèrent
historiquement à forger l’opinion des sans opinion.
Cette perspective socio-historique d’appréhension des questions liées à la compé-
tence à opiner « politiquement » nous semble largement convergente avec une série
d’études sociologiques ou anthropologiques récentes qui ont contribué en France à
décrypter la grammaire complexe des façons ordinaires de faire de la politique. Qu’elles
mettent en œuvre des démarches qualitatives 5 (entretiens semi-directifs, focus group)
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ou des observations ethnographiques 6, ces études contribuent à nous dépendre d’une
conception univoque de la compétence politique, largement irréaliste 7, mais longtemps
dominante dans les études internationales de science politique consacrée à cette question.

1. Cf. Christian Thibon, Pays de Sault. Les Pyrénées audoises au 19e siècle : les villages et
l’État, Paris, CNRS éditions, 1988.
2. Édouard Lynch, Entre la commune et la nation. Identité communautaire et pratique poli-
tique en vallée de Campan (Hautes-Pyrénées) au 19e siècle, Tarbes, Archives des Hautes-Pyrénées,
1992, p. 181.
3. L’expression est empruntée à Christian Thibon, Pays de Sault..., op. cit., p. VI.
4. De telles modalités de transaction sont loin d’être l’apanage d’une région en particulier.
Évoquons simplement les travaux de Jean-Louis Briquet, qui entend à son tour être attentif aux
« façons dont les paysans [corses] élaborent eux-mêmes le sens de leurs pratiques » (Jean-Louis
Briquet, « Les “primitifs” de la politique. La perception par les élites du vote en Corse sous la
Troisième République », Politix, 15, 3e trim. 1991, p. 32). Et ce faisant, il insiste sur une dimension
fondamentale du processus de politisation : « la manière dont les ruraux réinterprètent les rapports
sociaux dans lesquels ils sont impliqués à la lumière de catégories politiques inédites » (Jean-Louis
Birquet, ibid., p. 42).
5. Outre les enquêtes dont Alfredo Joignant et Daniel Gaxie rendent compte dans le cadre de
ce numéro de la Revue française de science politique, voir le travail de Sophie Duchesne et Florence
Haegel, notamment « Entretiens dans la cité, ou comment la parole se politise », EspacesTemps.
Les cahiers, 76-77, 3e trim. 2001, p. 95-109.
6. À l’exemple de la belle enquête de Philippe Aldrin, « S’accommoder du politique. Éco-
nomie et pratiques de l’information politique », Politix, 16 (64), 2003, p. 177-203. Voir aussi tout
récemment les nombreuses notations suggestives de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La
Démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, 2007.
7. Je partage ici entièrement le jugement récent d’Alfredo Joignant, « Pour une sociologie
cognitive... », art. cité, p. 150.

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Yves Déloye
Si elle rend bien sûr moins probable la possibilité de mesurer simplement (notamment à
partir d’une échelle ordinale) les écarts de compétence que l’on constate empiriquement
aujourd’hui comme hier, elle contribue en échange à s’interroger de manière neuve sur
les mécanismes concrets d’appropriation différenciée du « politique » et fait de cette
hétérogénéité sociale mais aussi culturelle le point de départ d’un raisonnement sociolo-
gique compréhensif qui prend acte des limites d’une certaine définition béhavioriste de
la compétence politique.

Yves Déloye, professeur de science politique à l’Université Paris I-Panthéon-Sor-


bonne et membre de l’Institut universitaire de France (2000-2005), est actuellement secré-
taire général de l’Association française de science politique. Spécialiste de sociologie
historique, il poursuit aussi des recherches sur les transformations des modèles d’appar-
tenance civique en Europe. Il a récemment publié : Les Voix de Dieu. Pour une autre
histoire du suffrage électoral : le clergé catholique et le vote 19e-20e siècle, Paris, Fayard,
2006 ; et Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 3e éd. revue et actua-
lisée, 2007. Il a également co-dirigé l’Encyclopedia of European Elections, Basingstoke,
Palgrave Macmillan, 2007 (<yvesdeloye@hotmail.com>).

RÉSUMÉ/ABSTRACT

POUR UNE SOCIOLOGIE HISTORIQUE DE LA COMPÉTENCE À OPINER « POLITIQUEMENT ».


© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 16/04/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.126.164.228)

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QUELQUES HYPOTHÈSES DE TRAVAIL À PARTIR DE L’HISTOIRE ÉLECTORALE FRANÇAISE

S’appuyant sur l’histoire électorale française, l’article tend à établir que l’appréhension tra-
ditionnelle de la notion de compétence politique autonomise par trop cette dernière d’autres
matrices sociales, culturelles ou religieuses qui contribuent pourtant à forger l’opinion que
se font les citoyens au moment des élections. Parce qu’il privilégie l’échelle des acteurs et
celle des communautés locales, parce qu’il partage le souci de restituer les logiques de mobi-
lisation et de participation électorales, et donc de retrouver les formes différenciées de poli-
tisation(s) des citoyens, le regard socio-historique favorise le renouvellement des paradigmes
susceptibles de rendre compte des mécanismes de production sociale de la compétence à
opiner « politiquement ». Au paradigme de la domination privilégié, on associera ici celui de
la « traduction » susceptible de penser la politisation en termes d’échanges et de transferts
culturels.

FOR A HISTORICAL SOCIOLOGY OF THE ABILITY TO FORM « POLITICAL » BELIEFS.


SOME WORKING HYPOTHESES DRAWN FROM FRENCH ELECTORAL HISTORY

Based on French electoral history, the article tends to establish that the traditional appre-
hension of the notion of political competence exaggerates its autonomy from the other social,
cultural or religious matrices which contribute to forging citizens’ opinions at the time of the
elections. Because it privileges the level of the actors and that of the local communities,
because it shares the concern to restore the logics of mobilization and electoral turnout, and
thus to find the various familiar forms of politicization of the citizens, the socio-historical
approach facilitates the renewal of paradigms able to account for the mechanisms of social
production of « political » beliefs. To the paradigm of privileged domination, we associate
that of the « translation » making it possible to account for politicization in terms of exchanges
and cultural transfers.

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