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Marc Abélès

Anthropologie politique de la modernité


In: L'Homme, 1992, tome 32 n°121. pp. 15-30.

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Abélès Marc. Anthropologie politique de la modernité. In: L'Homme, 1992, tome 32 n°121. pp. 15-30.

doi : 10.3406/hom.1992.369468

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1992_num_32_121_369468
Marc Abélès

Anthropologie politique de la modernité

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S'il pouvait paraître quelque peu hasardeux, il y a une vingtaine d'années,


de promouvoir une anthropologie des centres politiques et administratifs de nos
sociétés, la situation est désormais tout autre aujourd'hui. D'un côté l'on constate
un développement sans précédent des recherches ethnographiques dans un domaine
qui était surtout l'apanage de la sociologie et de la science politique ; de l'autre
cette approche suscite un intérêt croissant au sein des institutions et parmi les
groupes qui font l'objet de ces recherches. On lit, par exemple, dans un appel
d'offres sur la modernisation de l'État élaboré par le comité « Politiques sociales »
du Commissariat général du Plan (1990), qui met l'accent sur l'évolution de la
« culture administrative », la recommandation suivante : « Sur ces terrains, une
approche ethnographique serait particulièrement opportune ».
L'engouement des administrations pour l'anthropologie politique et la dyna
mique qui se manifeste en ce domaine constituent deux phénomènes distincts,
mais qu'on aurait tort de considérer comme totalement déconnectés l'un de
l'autre. Le lien profond qui existe aujourd'hui entre ce que l'on peut qualifier
au premier abord comme une crise des valeurs et du statut de la politique et
des modes de gestion « modernes » d'une part, et le développement d'une
démarche originale dans les sciences sociales de l'autre, mérite une analyse spéci
fique, qui n'exclut pas pour autant la question plus générale de l'objet de l'anthro
pologie politique1. Sans entrer ici dans des considérations planétaires

L'Homme 121, janvier-mars 1992, XXXII (1), pp. 15-30.


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sur les mutations qui caractérisent cette fin de siècle dans le domaine tant des
idées que des pratiques, il est clair qu'on ne saurait sous-estimer leur impact
sur les sciences de la société et la manière dont elles abordent leur objet. En
même temps, il est bien évident que la recherche suit un tracé qui lui est propre
et produit des connaissances dans un cadre qu'elle ne cesse de remanier et de
remodeler en fonction de ses questionnements et de ses avancées. Sans mettre
en cause cette autonomie du processus scientifique, il n'est pas inintéressant
de considérer dans quelle mesure et selon quelles modalités se rejoignent
l'interrogation sur le devenir du politique qui caractérise la conjoncture actuelle,
et le travail d'af finement descriptif et conceptuel auquel se livrent les
anthropologues.
Commençons par le commencement : l'idée d'une anthropologie des pou
voirs n'est pas neuve. Elle est l'héritière de la philosophie des Lumières ; en
se passionnant pour des questions comme celle de l'origine de l'État et des formes
archaïques de la domination, Morgan et ses disciples ne faisaient que prolonger
une tradition encore bien vivace qui mettait l'accent sur le contraste entre les
expressions primitives du politique et celles qui caractérisent les institutions
modernes. L'ethnologue campait en quelque sorte dans l'univers préétatique,
laissant à d'autres le soin d'étudier les pouvoirs contemporains. Mais notons
que si historiens et ethnologues n'éprouvaient guère de difficulté à prendre
quelque distance à l'égard de leur objet, il n'en fut jamais de même pour tous
ceux qui s'intéressaient à l'État moderne. Le principal obstacle, qu'a parfait
ement souligné M. Weber (1965), tient au chevauchement permanent en ces
matières entre discours analytique et discours normatif. Pour L. Strauss (1954 :
205-206), la question du pouvoir, telle qu'elle émerge chez les théoriciens du
droit naturel et les philosophes politiques dès le XVIIe siècle, est inséparable
d'une interrogation sur l'ordre politique juste. Cet entrecroisement du cognitif
et du normatif a profondément marqué l'approche « scientifique » du poli
tique. Et ce, d'autant plus que l'opposition entre des choix idéologiques fort
ement structuré acculait le discours sur le pouvoir à prendre appui, volens nolens,
sur des références de ce type.
Les innombrables travaux consacrés depuis le début du siècle à l'État, à la
démocratie, au centralisme, aux élites, à la bureaucratie, au pouvoir, portent
la trace de débats qui concernent au premier chef les finalités de la politique et
de la société. En soulignant le caractère implicitement téléologique de mainte
étude politique, il ne s'agit pas de formuler un jugement sur leur qualité intrin
sèque, mais plutôt de mettre en évidence un type d'approche inséparable d'un
vaste projet philosophique, en son principe progressiste et visant à frayer la route
des gouvernants vers la justice et celle des gouvernés vers la liberté. Certes il
est très clair que ces considérations n'avaient pas cours dans certains domaines
bien circonscrits, et qui ont connu une remarquable vitalité, qu'il s'agisse des
études d'opinion, des monographies ou de la sociologie électorale, parce qu'on
avait affaire là à des questions jugées plus « techniques » et où les méthodes quant
itatives imposaient un tout autre style. Pour sa part l'anthropologue politiste,
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se situant de l'autre côté du miroir, avait toute latitude d'explorer le fonction


nementdes sociétés éloignées sans s'inscrire dans le projet téléologique ni trop
s'encombrer des références idéologiques en vigueur2. Il n'en est pas moins
patent que les œuvres aussi différentes que celles d'un Lowie ou d'un Clastres
portent l'empreinte d'enjeux bien éloignés de leur objet immédiat.
On constatera néanmoins que le cheminement « exotique » de l'anthropol
ogie politique, qui n'a pas échappé, comme on l'a montré par ailleurs (Abélès
1990, chap. 1), à l'obsession de l'État, en a fait un remarquable instrument
au service de la connaissance du politique. Cela tient à ce que les ethnologues,
sur le terrain et dans leur effort analytique, sont en permanence confrontés
à l'imbrication du politique, du social et du symbolique. On a trop souvent
et abusivement opposé la simplicité de l'ordre politique dans ces sociétés et
la complexité qui caractériserait le nôtre : d'un côté des mécanismes de régula
tionsouples et parfois presque inexistants, de l'autre un processus politique
omniprésent et tentaculaire. Cette vision des choses, outre qu'elle est souvent
démentie par les faits, ne rend pas compte de l'essentiel. Et précisément l'essentiel
réside dans deux types d'expériences qui ne coïncident pas, selon qu'on tra
vaille « ici » ou « là-bas ». A la découverte immédiate de l'imbrication du poli
tique s'oppose, chez le spécialiste des sociétés modernes, l'appréhension concrète
d'une autonomie du politique, inscrite dans l'organisation même de l'État, matér
ialisée dans ses multiples institutions.
Il faut insister sur l'importance de cette différence d'approche qui se fonde
sur l'hétérogénéité des terrains et induit d'emblée, et avant même que les ques
tions de méthodes interviennent dans la recherche, des modes d'analyse dis
tincts. Qu'on ne « voie » pas la même chose dans l'un ou l'autre univers,
n'implique pas cependant que la nature même du politique diffère de l'un à
l'autre. La distorsion est due avant tout au rapport du politique aux autres
pratiques sociales, produisant dans le cas des sociétés modernes une illusion
d'autonomie. On ne s'étonnera pas alors que les anthropologues puissent paraître
plus sensibles à certains aspects du phénomène politique, qui mettent plus par
ticulièrement en lumière l'imbrication du politique et des autres dimensions du
social. Nous pouvons ainsi distinguer les quatre thèmes majeurs de l'anthropol
ogie politique :
1) L'étude des modes d'acquisition, de perpétuation et de dévolution du
pouvoir dans son articulation aux principaux ressorts de la société.
2) L'accent porté sur les modes de territorialisation du politique, l'exercice
localisé du pouvoir et la production d'identité qui en est le corollaire.
3) L'investigation du quotidien de l'action politique dans le processus de
décision et dans l'interaction permanente entre gouvernants et gouvernés.
4) L'importance accordée à la culture politique qui se concrétise dans les
symboliques et les rituels étroitement liés tant à l'affirmation du pouvoir qu'à
sa contestation.
Cette brève enumeration permet de dessiner les contours de l'objet poli
tique tel que le construisent les anthropologues. A l'inverse de démarches qui
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présupposent un découpage net et quasiment préétabli entre ce qui est politique


et ce qui ne l'est pas3, il s'agit ici d'explorer la manière dont se tissent les rela
tions de pouvoir, leurs ramifications et les pratiques auxquelles elles donnent
matière. L'investigation met au jour des « lieux du politique » ne correspon
dant pas nécessairement à notre perception empirique qui tend pour sa part
à focaliser les instances formelles de pouvoir et les pesanteurs institutionnelles.
Cette approche s'est longtemps limitée à l'univers des sociétés exotiques, où
l'absence de repères favorisait l'ardeur des chercheurs à identifier ces lieux du
politique en accomplissant un travail approfondi et de longue durée. Semblable
entreprise valait-elle pour rendre compte de nos propres formes de gouverne
ment ? A vrai dire, la question a d'abord trouvé un début de réponse de manière
très empirique, quand on a tenté d'appliquer les méthodes de l'anthropologie
politique à des communautés restreintes, notamment dans les pays méditerra
néens, en cherchant à dégager les caractéristiques du pouvoir local. Ces recherches
offraient une perspective nouvelle et riche sur des phénomènes comme le clien
télisme ou les réseaux informels de pouvoir.
La fécondité de l'investigation ethnographique apparaissait clairement : elle
offrait en effet l'avantage de substituer aux discours généraux sur ces phéno
mènes des éléments d'information et d'analyse. Toutefois cette démarche se
cantonnait dans des limites qu'elle s'était elle-même explicitement fixées du double
point de vue de l'espace et de la durée. D'une part, les anthropologues s'inté
ressaient presque exclusivement aux aspects traditionnels de la vie politique ;
d'autre part ils circonscrivaient leur objet, en s'interdisant de dépasser les fron
tières de la localité définie comme terrain idéal de leur enquête. Un partage
implicite s'est ainsi opéré entre la périphérie, domaine d'élection des ethno
logues, et le centre, ce qui relevait de la politique nationale et de l'État et qu'on
laissait à d'autres disciplines le soin d'étudier. Ainsi, l'espace de l'anthropol
ogie politique se trouvait restreint à des micro-univers, et prévalait l'image d'une
véritable insularité de pouvoirs autochtones.
En ce qui concerne l'histoire et la durée, on a surtout privilégié la recherche
du temps perdu en inscrivant celle-ci en marge de la modernité, dans le prolon
gement de l'histoire ancestrale. Ce style de recherche a pu paraître d'autant
plus pertinent qu'il reflétait des situations concrètes où l'on observait un réel
décalage entre les formes locales de politique et le contexte englobant. Les études
réalisées en Italie méridionale, en Espagne, à Malte4, sont typiques à cet égard,
car elles témoignent à la fois de la valeur et des limites d'une telle approche.
Leur caractère pionnier ne saurait masquer la difficulté qu'éprouvaient alors
les anthropologues à s'émanciper d'une conception relativement rigide, d'un
véritable enfermement dans le monde clos du village ou de Pagro-ville, dans
le temps immobile de la répétition et des symboles du passé.
Du monde clos à l'univers infini : le titre du beau livre d'A. Koyré (1962)
sur la naissance de la cosmologie moderne pourrait s'appliquer au déplacement
de perspective que connaît aujourd'hui l'anthropologie politique. Cette évolu
tionn'est pas tant l'effet de telle ou telle initiative individuelle ou collective
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que d'une constatation simple liée au travail de terrain dans les sociétés où
nous vivons. Elle a contribué à modifier notre appréhension de l'objet poli
tique en mettant en cause des cadres figés et une pensée dichotomique qui fonc
tionnait sur la base de couple d'opposition implicitement admis, tel que
centre/périphérie, local/national, tradition/modernité, etc. Qu'on nous permette
de souligner certains aspects essentiels de cette évolution de l'anthropologie poli
tique en envisageant successivement deux problèmes auxquels elle se trouve
confrontée : l'un concerne l'articulation territoriale de l'État contemporain et
la gestion des identités en son sein ; l'autre est relatif à la temporalité des pra
tiques politiques et à leur inscription dans une historicité qui échappe partiell
ement à leur maîtrise.
Tout en manipulant presque inconsciemment l'opposition entre non-État
et État, les anthropologues ont fini par oublier qu'une des caractéristiques essent
ielles des sociétés à État consistait dans l'interaction permanente entre local
et global : interaction dont ne rend compte qu'imparfaitement la notion de cen
tralisation. En associant la centralisation à la nature de l'État moderne, on
tend en effet à masquer la complexité du mode d'enchevêtrement des espaces
politiques, tel qu'on l'observe dans la réalité. Lorsqu'on étudie l'exercise local
isé du pouvoir dans ce contexte, on ne peut éluder la question de l'insertion
de la dimension locale dans un processus politique englobant. C'est la consta
tation qu'ont pu faire des chercheurs travaillant dans des groupes et des collec
tivités territoriales intégrées de longue date à la vie politique nationale5. Nos
propres investigations dans un département français (Abélès 1989) dont cer
tains élus participent également au gouvernement du pays nous ont amené à
mettre au premier plan cette question de l'articulation des espaces politiques,
de la construction historique d'identités locales qui loin d'être un donné stable
et permanent, a pu faire au cours des temps l'objet de multiples recompositions.
L'anthropologie des espaces politiques qui s'attache à réinscrire le « ter
rain » dans un ensemble ramifié et englobant de pouvoirs et de valeurs offre
aussi le moyen de penser l'État « en perspective », à partir des pratiques terri-
torialisées des acteurs locaux, qu'il s'agisse des politiciens, des gestionnaires
ou des simples citoyens. La nécessité d'envisager sur un mode pluridimensionnel
les stratégies et les modes d'insertion de tous ceux qui, de près ou de loin, par
ticipent au processus politique n'implique nullement de renoncer à l'approche
localisée où les méthodes ethnographiques ont fait leurs preuves. Mais il importe
de substituer à l'illusion du microcosme et de la clôture, une réflexion sur les
conditions de production des univers auxquels se trouvent confrontés les
ethnologues6.
Cette recontextualisation du politique n'est pas seulement d'ordre spatial ;
elle comporte aussi une dimension temporelle. L'objet de l'anthropologue ne
s'identifie plus à la tradition ; ce qui mérite attention, c'est l'agencement de
registres temporels hétérogènes qui impriment leur marque notamment aux savoir-
faire politiques autochtones. La conjugaison, dans l'action, de la reproduction
et de l'innovation, la manière dont des thématiques et des symboliques ancestrales
20 MARCABÉLÈS

sont remaniées et repensées ou disparaissent au profit d'autres préoccupations


sont dans cette optique tout à fait significatives. Elle met en évidence l'inad
équation du partage entre ce qui relève de la tradition, considéré comme défin
itivement figé, passible d'une ethnologie qui s'apparenterait plutôt à une archéo
logiedes représentations, et le domaine de la modernité où les initiatives, les
« actions », dessinent un univers cahotique, désordonné, voire insaisissable, que
l'on rangera dans la catégorie du changement.
En privilégiant ainsi, dans notre recherche sur le département de l'Yonne,
l'étude de l'action politique à travers les comportements, discours et représen
tationsde certains des protagonistes, nous avons tenté de mettre en lumière
ces renchaînements de temporalités qui donnent toute son épaisseur au présent.
Présent qui peut d'ailleurs paraître au premier abord presque opaque pour ceux
qui n'ont de ces imbrications qu'une vision superficielle, quand ils n'ont pas
eu accès à une histoire plus ancienne, parfois même séculaire. La construction
de l'objet politique impose cette superposition des durées, qui peut aboutir à
de curieux courts-circuits. L'efficacité de l'enquête ethnographique tient en grande
partie à sa capacité à repérer, en s 'attachant aux trajectoires et aux actions
des individus, les déplacements subtils par lesquels ils s'affirment porteurs du
présent tout en prenant appui sur la trace du passé, en s 'arc-boutant à des fili
ations, à des ascendants réels ou imaginaires, selon les circonstances. La poli
tique est l'art du futur antérieur, temps qui condense le plus adéquatement
l'effort, indispensable et déraisonnable à la fois, pour intégrer des paramètres
qui échappent par définition au présent, mais n'en conditionnent pas moins
notre emprise sur l'événement.
Au moment où nous écrivons ces lignes, la situation à laquelle se trouve
confrontée le président des États-Unis, face à l'incursion des troupes irakiennes
au Koweït, offre un exemple de ce type. Il lui faut en effet simultanément tenir
compte d'un passé proche et de la manière dont il fut vécu par ses compat
riotes, tout en balisant d'hypothèses et de prévisions un avenir aussi immédiat
qu'inconnu. Le président sait, de plus, qu'une fois la décision prise, il inscrit
son nom et ses actes dans une histoire qui va lui coller à la peau, et lui survivra.
Quel que soit le choix effectué, il doit d'emblée être pensé comme « ce qu'aura
fait le président Bush », car cette dimension du futur antérieur, à la différence
du présent brut, porte en elle le principe de la légitimité. Elle fait le lien entre
l'événement et la réaction qu'il déclenche, et une histoire dans laquelle il est
indispensable que Bush occupe son rang, pour qu'il puisse apparaître dans la
représentation qu'ont les Américains, quand bien même son initiative échouer
ait, comme faisant partie de la lignée des présidents des États-Unis courageux
et lucides, bref, comme un homme politique méritant les suffrages et véritabl
ement représentatif : ce qui, à plus long terme, pourrait peser en faveur d'une
réélection à la Maison Blanche.
Ce court-circuit d'éléments relevant de différentes temporalités, on l'envi
sageici dans un contexte dramatique où un président est amené à prendre des
initiatives dont les conséquences retentiront directement sur l'ordre international.
Anthropologie et modernité 21

A un niveau plus modeste, l'action d'un homme politique local dans sa ci


rconscription est-elle de nature profondément différente, lorsqu'il met en jeu
sa crédibilité dans un domaine sensible où il sait d'avance que ses décisions
susciteront certaines répercussions : qu'il s'agisse d'un dossier d'urbanisme, d'un
tracé routier ou ferroviaire, ou de l'attitude à observer face aux manifestations
d'intégrisme, ce qui est en jeu relève bien sûr du présent et de l'urgence. Notre
élu sait aussi que l'approche du problème engage, outre la place qu'il occupe
sur l'échiquier local par rapport à ses adversaires, la manière dont ses conci
toyens le situent dans une filiation politique. Filiation qui ne se résume pas
à l'appartenance à une faction ou à un parti, mais plus profondément à l'éva
luation de son choix par rapport aux actes de ses prédécesseurs et à ses propres
initiatives antérieures. Un homme politique ne peut ignorer le poids de ce type
d'évaluation qu'il faut distinguer d'un pur et simple jugement sur le caractère
positif ou négatif de la décision elle-même. Au point d'ailleurs qu'un maire
peut sciemment renoncer à un projet qui lui paraît rationnel, mais qui irait
à rencontre de son « image », entendue ici comme la place qui lui est assignée
par l'opinion publique dans une histoire qui le dépasse, mais à laquelle ressortit
sa légitimité.
En insistant sur le fait que dans l'acte même de la décision, qui, au premier
abord, est de l'ordre de l'urgence et relève de l'immédiateté, se condensent des
temps différents, on met en lumière les limites que comporte l'application au
champ des pratiques politiques d'une conceptualité binaire axée sur le couple
tradition/modernité. Il ne s'agit pas de gommer la spécificité des différentes
strates temporelles que le choix politique met en jeu. Bien au contraire : c'est
à restituer toute la densité du présent qu'il faut s'attacher, et l'ethnographie
en offre la possibilité dans la mesure où elle prend en considération les phases
du déroulement de l'action politique, ainsi que les couches de significations
parfois très hétérogènes qu'elle charrie avec elle. On pourrait, sans jeu de mots,
considérer les acteurs politiques comme des « hommes à histoires ». Contraire
ment à une illusion répandue l'homme d'action n'est pas un funambule qui
se meut sur la corde raide d'un avenir incertain. De par sa position il est en
fait lesté d'histoire. Le pouvoir est en effet toujours confronté à la question
de sa légitimité, et en réintroduisant cette notion on est amené à prendre en
compte les représentations d'une appartenance, d'un enracinement — réel ou
inventé — à un passé collectivement assumé.
En récusant le partage binaire qui a longtemps orienté sa démarche, l'anthro
pologie ne s'émancipe pas seulement du carcan qui pèse sur elle depuis ses ori
gines. Elle se donne les moyens d'envisager plus sereinement l'univers des pra
tiques politiques, en faisant fructifier l'acquis méthodologique et conceptuel
au profit d'une perception plus adéquate des modes d'imbrication du pouvoir
dans nos sociétés. Les perspectives qui s'ouvrent en ce domaine sont d'autant
plus riches que, comme on l'a signalé au début de cet article, nous sommes
aujourd'hui les témoins et les acteurs d'une crise qui, outre qu'elle atteint de
plein fouet nos représentations de la politique, nous amène à nous interroger
22 MARCABÉLÈS

sur le statut même de cette activité et les rapports qu'entretiennent gouvernés


et gouvernants. On peut distinguer trois aspects de cette crise : en premier lieu,
la désagrégation du bloc communiste et l'effondrement des certitudes idéolo
giques qui orientaient la gauche dans les pays occidentaux a créé une situation
entièrement inédite en supprimant les traditionnels enjeux de l'action politique.
Les conflits qui jusqu'alors avaient alimenté l'histoire et la dramaturgie poli
tique se fondaient sur une opposition forte entre gauche et droite, partisans
de l'ordre et adeptes du changement. L'expérience socialiste en France, avec
le spectaculaire abandon au bout de quelques années des principes économiques
dont elle se réclamait et le virage qui s'ensuivit vers une gestion plus soucieuse
d'efficacité que de transformation sociale, a eu pour effet un formidable désen
chantement de la politique entendue comme expression d'un antagonisme entre
des conceptions cohérentes de la société.
A cette constatation s'en ajoute une deuxième qui concerne le rôle de l'État
dans nos sociétés : là encore aux oppositions doctrinaires entre libéralisme et
socialisme s'est substituée une vision plus pragmatique des réalités propres au
gouvernement de nos sociétés : ni ange ni bête, l'État ne saurait s'effacer sous
les bienfaits d'un régime qui réconcilierait la société avec elle-même. L'État
est présent, bien présent, avec ses appareils, leurs rouages administratifs et les
exigences normatives auxquels nous autres, citoyens, sommes quotidiennement
confrontés. Mais la dérive bureaucratique qui semblait le fruit inéluctable de
son développement et qui avait trouvé son accomplissement dans les régimes
du socialisme « réel » semble brutalement battue en brèche. Se pose désormais
crûment la question d'une recomposition des formes politiques. Cette interro
gation s'exprime de deux manières : d'une part elle apparaît comme une contes
tation de l'État, de ses institutions officielles et des partis au nom de l'individu
et de ses valeurs. La démocratie est posée comme l'exigence d'une harmonie
plus générale qui est non pas l'affaire de groupes ou de factions, mais de chaque
citoyen. D'autre part, la résurgence des identités régionales et nationales met
directement en cause l'État en tant que dispositif d'intégration et d'homogénéis
ation des différences. La montée des nationalistes à l'Est, l'affirmation des
particularismes ethniques sur les ruines du système communiste sont tout à fait
révélatrices de la fragilisation du pôle étatique. Cette situation se trouve ren
forcée à l'Ouest par la gestation d'une Europe supranationale qui en bousculant
des traditions jacobines, comme on l'observe dans le cas français, fait émerger
des identités régionales ou urbaines, minant ainsi de l'intérieur le centralisme
étatique.
Notre troisième considération est liée à l'ébranlement qui affecte d'un côté
le rapport du politique à l'idéologie, de l'autre sa monopolisation par l'État.
Beaucoup d'observateurs ont mis l'accent sur l'attitude « repli sur soi » et sur
le désintérêt croissant des citoyens à l'égard de la sphère publique. Qu'il faille
y voir ou non le corrélat d'un individualisme grandissant, cette tendance reflète
la désaffection des idéologies et des aspirations à changer la société et traduit
le scepticisme ambiant quant à la validité des instruments traditionnels de la
Anthropologie et modernité 23

démocratie. Le très fort taux d'abstention aux élections récentes en France est
significatif de cette évolution. Plus généralement le désintérêt manifeste à l'égard
des organisations politiques et syndicales n'a d'égal que la méfiance qui entoure
les « professionnels de la politique ». Le contraste est patent entre la richesse
des moyens de communication dont disposent les hommes politiques et leur
incapacité à mobiliser les électeurs. Outre l'abstention, le suffrage négatif est
de mode, qu'il s'agisse de « voter contre » ou de « voter pour le moindre mal »,
manière toute démocratique de signifier un refus de l'état de choses ou l'inadé
quation des alternatives proposées par la classe politique.
Ces comportements sont-ils le simple effet d'une situation politique et idéo
logique inédite, et de la difficulté de s'adapter à la nouvelle répartition des
donnes entre les protagonistes d'un jeu jusqu'alors sans surprise ? Cette expli
cation ne rend compte qu'imparfaitement d'une mutation plus générale qui a
trait au statut même du politique, à la place qui est la sienne dans notre société.
Nous avons pris l'habitude d'associer étroitement la pensée du politique et la
réflexion sur l'État, au point de perdre le recul nécessaire pour adopter, à l'égard
de nos institutions et de leur fonctionnement, un regard où cessent de se confondre
le point de vue analytique et la perspective normative. Qu'on en condamne
l'omniprésence ou qu'on en exalte les bienfaits, on admettait implicitement une
définition de l'État conçu comme un condensé des contradictions de la société,
« résumé officiel » de celle-ci, selon la célèbre formule de Engels. Définition
qui s'accordait avec une situation historique marquée à l'Est et à l'Ouest par
la concentration de l'activité politique dans le cadre de structures façonnées
par les pratiques étatiques et d'organisations politiques et syndicales qui s'étaient
progressivement intégrées dans le même moule institutionnel. On peut avancer
l'hypothèse selon laquelle cette absorption de l'activité du politique par l'État,
le fait que l'État soit devenu le lieu du politique, est le produit d'un processus
historique et par conséquent correspond à une époque éphémère. Cette hypo
thèse concorde notamment avec les recherches des anthropologues et des histo
riens qui ont clairement montré que l'État n'était qu'un mode de gouverne
ment parmi d'autres possibles. Dans ces conditions l'assimilation hâtive entre
modernité et prééminence de l'État présente le danger de rendre incompréhens
ible une évolution qui aboutit précisément à déplacer le lieu du politique.
Or c'est sans doute une évolution de ce type que nous vivons aujourd'hui,
et qui affecte très directement notre culture politique. Entendons par culture
politique un ensemble de manières de faire et de penser la politique partagées
par une collectivité humaine. C'est cette culture qui assigne leur place aux hommes
« qui vivent de la politique », selon l'expression de Max Weber. Dans la démoc
ratie antique la politique est définie par le débat, note M. Finley (1985). Dans
notre société l'activité politique combine trois éléments : outre le débat public
sur des orientations et des choix qui concernent la communauté tout entière
et où s'affrontent les professionnels de la politique et leurs partis respectifs,
il y a la politique comme administration d'une collectivité — l'homme poli
tique moderne comme entrepreneur public — et la politique comme expression et
24 MARCABÉLÈS

communication — l'homme politique comme média. Ce sont ces trois éléments


qui ensemble constituent l'activité politique dans sa complexité. Si nous jetons
un regard rétrospectif sur la société française durant la période qui s'étend de
l'après-guerre aux années quatre-vingts, il semble qu'une sorte de modus vivendi
ait présidé aux rapports entre débat, administration et communication. On
observe en effet un équilibre institutionnalisé entre ces trois éléments dans le
dispositif étatique qui, tout en laissant place au débat politique, le circonscrit
au cadre des partis, qui parallèlement impulse d'importantes réformes portant
à la fois sur les institutions et les méthodes d'administration, et qui contrôle
efficacement les principaux médias.
Dans cette configuration, le développement d'une sphère de professionnels
tout à la fois gestionnaires et politiques, issus de filières spécialisées qui ont
acquis un véritable monopole en la matière, n'impliquait nullement la percep
tion d'un décalage entre le domaine du politique et les autres rapports sociaux.
La représentation prévalente d'un rapport de représentation entre l'État uni
que réceptacle du politique et la société civile offrait l'assurance qu'au-delà
des antagonismes inhérents à l'activité politique, chacun jouait son rôle dans
un système cohérent. Cet édifice a basculé en quelques années sous les diffé
rents chocs qu'a connus notre culture politique. Il est clair que les constituants
de cette dernière s'en sont trouvés directement affectés. L'activité de débat a
été parasitée par le brusque tarissement des antagonismes idéologiques. La
conception étatique de l'administration a été contrebalancée par la nécessité
d'intégrer de nouveaux paramètres économiques, mais aussi territoriaux et iden
titaires. Last but not least, l'expansion des médias hors des cadres étatiques
dans le but, à l'origine du moins, de promouvoir la consommation des pro
duits matériels de la société industrielle, a eu, très rapidement, un impact considé
rabledans le domaine de l'expression et de la communication politiques.
La perméabilité de la sphère publique à des méthodes publicitaires expér
imentées avec succès dans la société civile, dont J. Habermas (1986) s'est fait
l'analyste, a sans aucun doute contribué à modifier la vision dominante du
politique, tant chez les professionnels que parmi leurs concitoyens. Cette tran
sformation affecte principalement l'idée de représentation qui est au cœur de
nos conceptions de la démocratie. En quoi consiste cette transformation ? Quel
peut en être l'impact à long terme ? Répondre à ces questions nécessiterait des
analyses qui dépassent le cadre limité d'un article. On doit cependant souligner
à quel point le fait que le discours et l'action de « l'homme d'État » puissent
apparaître aux yeux de l'opinion publique comme un produit artificiel, réalisé
en utilisant les méthodes du marketing et le concours des publicistes, s'oppose
à l'idéal démocratique d'une légitimité issue du peuple et se déployant dans
l'espace éthéré d'un État qui s'élève au-dessus des intérêts particuliers. Combinée
à ces deux données objectives que constituent la désagrégation des enjeux idéo
logiques et l'émergence de nouveaux cadres d'action hors de État, c'est la prise
de conscience des artifices qui président à la fabrication des politiques qui a
provoqué le malaise actuel.
Anthropologie et modernité 25

Cette « crise de légitimité » dont fait état Habermas (1985) a d'ores et déjà
bouleversé le paysage politique en créant des zones d'incertitudes dans un jeu
jusqu'alors bien réglé. Alors que les analystes mettent souvent l'accent sur les
caractères négatifs de cette situation, tels que le désintérêt des individus pour
le politique et le « déficit démocratique » qui peut s'ensuivre, on peut, à l'inverse,
prôner une tout autre approche. Il serait certes aisé d'opposer le positif (émer
gence de nouveaux contenus et, à terme, régénération possible du tissu poli
tique de nos sociétés), mais sans sacrifier à une démarche soucieuse de soupeser
le plus et le moins, à la multiplicité des diagnostics si pertinents soient-ils, on
préférera prendre les pratiques politiques pour ce qu'elles sont, afin de mieux
comprendre le déplacement du lieu du politique qui s'opère aujourd'hui. Dans
cette perspective deux axes de recherche nous paraissent essentiels : l'un est
relatif à la représentation politique et aux modes de construction de la légit
imité ; il s'agit de mettre en relief les conditions de production et de pérennisation
de ceux qui exercent le pouvoir, mandatés par la société civile. Parallèlement,
et c'est le second axe, il importe d'envisager les formes de territorialisation du
politique et l'évolution qui affecte nos pratiques de l'espace politique. Nous
retrouvons là la question de la recomposition de cet espace, dans un contexte
historique marqué par la mise en cause du paradigme État/nation et des caté
gories d'identité nationale et de centralisme qui s'y rattachent. On voit ainsi
se dessiner les lignes de forces d'une problématique plus générale7 qui peut
orienter de manière féconde le travail des anthropologues, mais à condition
que ceux-ci mettent en place une stratégie d'investigation appropriée.
La démarche la plus efficace, en la matière, consiste à procéder de biais,
en mettant au jour certains aspects de l'action politique qui n'apparaissent pas
nécessairement comme les plus essentiels. On peut donner l'exemple des recherches
consacrées depuis quelques années au rituel et à la symbolique politique. A pre
mière vue, on a affaire à Pinessentiel, au décorum, au cérémonial, par opposi
tion à l'action proprement dite. Observer des hommes d'État se livrant à des
commémorations ou inaugurant des monuments, décrire des cortèges de manif
estants, s'intéresser aux voyages officiels des grands de ce monde, tout cela
peut donner une impression de gratuité et d'esthétisme. En fait, en analysant
ces phénomènes on s'aperçoit rapidement que ce qui est en jeu dans de telles
pratiques, c'est la façon dont une société pense la légitimité et les échanges
symboliques entre la strate politique et le reste de la société. Grâce aux histo
riens, nous disposons d'études très approfondies de ces échanges symboliques
dans les sociétés d'ancien régime. De leur côté les ethnologues ont beaucoup
écrit sur les formes rituelles associées aux univers politiques exotiques. La
reconnaissance de l'imbrication du symbolique et du politique ne pouvait que
stimuler l'anthropologie du rituel politique dans les sociétés acéphales et dans
les États archaïques. En ce qui concerne la société contemporaine, le fait d'étu
dierdans la même perspective la communication politique moderne permet de
mettre en relief les rapports de sens et les rapports de force qui orientent nos
pratiques.
26 MARCABÉLÈS

Un exemple emprunté à un ensemble de travaux menés par J. Kubik (1989)8


à propos des rituels politiques pratiqués en Pologne depuis l'avènement du régime
communiste est à cet égard révélateur. Kubik analyse minutieusement la manière
dont fut organisée la visite du pape Jean-Paul II dans son pays d'origine en
1979, un an après son entrée au Vatican. Le pape souhaitait célébrer avec faste
le neuvième centenaire du martyr de saint Stanislas qui est, avec la Vierge et
saint Wojciech, l'un des trois patrons de la Pologne. Pour l'hagiographie catho
lique, saint Stanislas symbolise la résistance à la tyrannie royale : il aurait été
assassiné par le roi Boleslaw le chauve qu'il avait excommunié en raison de
ses multiples abus. De leur côté les communistes ont fait de Boleslaw l'incarna
tion de la lutte pour la sécularisation et l'ont fêté en tant que héros « progress
iste » lors des célébrations du millénaire de la Pologne. On conçoit donc que
l'initiative de Jean-Paul II fut pour le moins mal accueillie par les officiels polo
nais. Ceux-ci tenaient néanmoins au voyage du pape et obtinrent qu'il le reporte
d'un mois. Ainsi la propagande officielle pouvait-elle lier la venue du pape
à un autre événement : les fêtes du trente-cinquième anniversaire de la Républi
que populaire qui tombaient au même moment.
Avant même qu'il ait lieu, le voyage du pape était donc devenu un enjeu
symbolique mettant en présence deux types d'interprétation contradictoires. De
chaque côté une référence historique était mise en avant, qui devait guider le
public dans sa lecture de l'événement : l'assassinat de saint Stanislas, et dans
l'autre camp la création de l'État communiste. La visite de Jean-Paul II eut
un impact considérable, elle fut, selon l'expression de Kubik, un « tour de force
symbolique ». Cela tient pour une part, au contenu du discours pontifical dont
les arguments étaient destinés à saper sur son propre terrain les fondements
de l'idéologie officielle. Mais dès cette époque les opposants catholiques ou
laïques diffusaient de tels arguments. Plus que tout, ce furent les grandes cél
ébrations publiques auxquelles participèrent des millions de catholiques qui leur
permirent de prendre conscience qu'ils constituaient une communauté puissante
et, à terme, un contre-pouvoir potentiel. Certes les communistes avaient pris
soin de créer leur propre cérémonial, et de ponctuer la vie publique de grandes
manifestations célébrant l'État et le parti. L'un des effets les plus dévastateurs
du voyage pontifical a été de faire ressortir le caractère artificiel et mystifica
teur de ce rituel. La discipline des foules et l'extraordinaire émotion qui préval
ait durant les cérémonies offraient un contraste saisissant avec la routine des
défilés laïques. Le fait de vivre dans le temps du rite une autre sociabilité, axée
sur des valeurs radicalement opposées à l'idéologie officielle modifia profondé
ment la représentation des gens.
Kubik {ibid. : 32) parle à ce sujet d'une « révolution cérémonielle » ; en
tout cas il est certain que la visite du pape porta un coup très dur au régime.
A la différence d'un discours, si critique fût-il, le rite ébranlait les fondements
mêmes de sa légitimité. Il offrait en des actes concrets l'image de ce que pou
vait être un autre type de communauté politique (en l'occurrence celle qui unit
le pape et les fidèles), il donnait à voir une autre légitimité possible. Bref, le
Anthropologie et modernité 27

rite concrétisait une alternative. On mesure d'après cet exemple l'extraordinaire


impact de ce qui est tout à la fois un rituel, un acte politique, un événement
médiatique. Il est clair que loin d'être isolé, ce type de manifestation publique
fait partie intégrante de l'action politique. Agir et communiquer se confondent
à certains moments cruciaux qui engagent la relation entre gouvernants et gou
vernés sur un autre mode que celui du bulletin de vote. Nous avons ici affaire
à une véritable épreuve de légitimité. De même que l'analyse de la visite du
pape en Pologne, l'étude d'autres rituels politiques, tel le pèlerinage annuel
de F. Mitterrand à Solutré (Abélès 1988a), montre à quel point, loin d'être
de purs artefacts médiatiques, ces manifestations articulent des contenus symbol
iques hétérogènes et mêlent des références au présent immédiat et à un passé
qui confine parfois au mythique ou au légendaire.
Dans cette exploration de nos manières de faire et de penser la politique,
l'anthropologie plonge au cœur de l'actualité. Ce type d'investigation, outre
qu'il s'inscrit dans une tradition de recherche qui a fait ses preuves, répond
aussi à une exigence plus générale. Suite aux bouleversements qui ont marqué
la période récente, il devient de plus en plus nécessaire de mieux comprendre
les recompositions qui s'opèrent aujourd'hui et d'en ressaisir les véritables enjeux.
Si, comme nous en avons fait l'hypothèse, on a affaire à un déplacement du
lieu du politique, qui affecte très profondément notre conception du statut de
l'activité politique et des rapports entre gouvernants et gouvernés, il importe
de multiplier des recherches comparatives sur les pratiques politiques. De telles
investigations doivent être menées avec le « regard éloigné » qui caractérise
l'approche ethnographique. La valeur de celle-ci tient en grande partie à sa
capacité à restituer l'enchevêtrement des temps qui donne leur épaisseur aux
événements qui ponctuent la vie publique et parfois en modifient durablement
le cours. Cette manière de scruter le politique trouve toute son efficacité dans
une conjoncture où le présent se dessine sur fond d'incertitude, alimentant
ensemble nos rêves, notre curiosité et notre désir d'en savoir un peu plus.

Août 1990
CNRS, Paris
Laboratoire d'Anthropologie sociale

NOTES
1. « L'anthropologie politique aujourd'hui » (Izard, ed., 1988) offre un intéressant aperçu de la
démarche d'anthropologues confrontés à des terrains très différents. Sur ces thèmes, on peut égale
ment se référer aux ouvrages d'ABÉLÈs 1990, de Balandier 1985, Kertzer 1988, Pourcher 1987.
2. Les « Études d'anthropologie politique » (1973) témoignent de la fécondité des recherches anthro
pologiques en ce domaine : sur leurs enjeux théoriques, voir l'éclairante introduction de J. Pouillon.
3. On se référera sur ce point aux remarques de Lefort 1986.
4. On renvoie ici notamment à Boissevain 1965, et Schneider 1976.
5. Voir à ce sujet Abélès, éd. 1986 et Rogers 1991.
6. C'est la démarche qu'ont adoptée G. Althabe et son équipe dans leurs travaux d'anthropologie
urbaine (Althabe et al. 1985).
28 MARC ABÉLÈS

7. Pour un exposé plus détaillé de cette problématique, voir Abélès 1990. Ne pouvant, dans les limites
de cet article revenir sur la question des espaces politiques, on renverra sur ce point le lecteur à
un texte publié antérieurement (Abélès 1988b).
8. Kubik s'est intéressé plus particulièrement aux vingt dernières années, marquées par la contestation
des pratiques politiques officielles et par la montée en puissance de Solidarité. Dans un contexte
différent, mais selon une approche analogue, voir aussi les travaux de Me Leod (1990, 1991) sur
la politique américaine.

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30 MARC ABELES

ABSTRACT
Marc Abélès, The Political Anthropology of Modernity. — Recent developments in political
anthropology must be placed in their general context: on the one hand, the evolution of
the discipline as it becomes interested in phenomena having to do with power in our own
societies; and on the other, a crisis of traditional legitimacy along with political upheaval. It
is increasingly necessary to look at the ways that power is acquired and transmitted but
also to examine political actions in everyday life, in particular the symbols and rites associated
with them. Anthropology can help us understand the changes under way by taking into
account the multilayered complexity of political reality.

RESUMEN
Marc Abélès, Antropología política de la modernidad. — Los desarrollos recientes de la
antropología política deben de ser localizados en un contexto mas amplio. Por una parte
observamos una evolución de la disciplina que conduce a interesarse a los fenómenos de
poder en nuestras propias sociedades. Por otra nos enfrentamos a una crisis de legitimidades
tradicionales y a un derrumbamiento del paisaje político. Cada vez es mas acuciante considerar
de diferente manera los modos de adquisición y devolución del poder, aunque también el
cotidiano de la acción política, el simbolismo y los rituales que se le asocian. La antropología
puede ayudarnos de esta manera a pensar en las mutaciones que se llevan a cabo, restituyendo
toda la importancia y la complejidad de la realidad política.

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