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Olivier Burgelin

Le tourisme jugé
In: Communications, 10, 1967. pp. 65-96.

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Burgelin Olivier. Le tourisme jugé . In: Communications, 10, 1967. pp. 65-96.

doi : 10.3406/comm.1967.1144

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1967_num_10_1_1144
Olivier Burgelin

Le tourisme jugé

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voyages, et surtout les voyages à l'étranger, que la connaissance des hommes,


des œuvres d'art, des paysages, dont ils sont l'occasion, donnent à l'esprit
et à la sensibilité un aliment et une formation irremplaçables. Pourtant ces
mêmes activités, lorsqu'elles se révèlent sous certains modes spécifiques, et en
particulier lorsqu'elles sont désignées par le terme même de tourisme, plutôt
que par une périphrase, sont en même temps l'objet de critiques acerbes. Dans
les mêmes groupes sociaux qui pratiquent et qui approuvent le plus évidemment
l'activité touristique, les termes de tourisme et de touriste sont si lourdement
connotes qu'il n'est guère possible de s'y avouer touriste, si ce n'est avec un
humour dont la fonction d'excuse rituelle n'est pas à démontrer. Une telle situa
tion est plus paradoxale qu'exceptionnelle. Nombreuses sont les activités ou
les institutions qui se situent au centre d'une telle tension, sans être apparem
ment menacées de disparaître, du moins du, fait des critiques : c'est le cas par
exemple du capitalisme, de la culture de masse, etc. Chaque fois se trouve posé le
problème de la fonction socio-culturelle des critiques et de leurs rapports avec
l'institution.
C'est dans une telle perspective que nous tenterons de mettre en lumière
quelques aspects de la structure idéologique de certains jugements sur le tou
risme. Notre objet sera donc non le tourisme, mais l'évaluation du tourisme.
Sans doute cette évaluation ne pourrait prendre tout son sens que si nous savions
précisément ce qu'est l'objet évalué — entendons par là l'ensemble des fonctions
qu'il remplit effectivement. Bien que nous devions être amenés à formuler
certaines hypothèses à ce sujet, avouons que nous sommes loin de savoir quelles
sont effectivement les fonctions anthropologiques du tourisme, et de ce fait
notre travail rencontrera certaines limitations évidentes.
Il en rencontrera d'autres, bien sûr, du fait de ses insuffisances propres et en
particulier du nombre, encore trop restreint, de textes et d'interviews sur lequel
il s'appuie. Ce nombre est probablement suffisant pour que se dégagent grossi
èrement les limites à l'intérieur desquelles varie une certaine « théorie » du tou
risme, dont nous essaierons de comprendre le sens et la portée. Mais sans doute,

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comme nous serons amenés à le préciser, cette « théorie » n'est-elle le fait que
d'un certain groupe social, aux frontières duquel s'arrête donc avec elle la vali
dité de notre analyse.
Les trois premières parties de notre travail exposeront cette « théorie » du
tourisme, telle que nous l'avons trouvée dans un certain nombre de textes et
d'interviews. La quatrième partie tentera d'en donner une interprétation.

I. LE TOURISME CONDAMNÉ

Les textes écrits que nous utiliserons tout d'abord sont tous, à quelque degré,
des condamnations explicites du tourisme. Tous se heurtent donc d'abord à
un même problème. Le tourisme est une activité qui se présente comme fo
ndamentalement positive : le touriste est un homme qui va voir des choses
généralement considérées comme dignes d'être vues — qui semble-t-il, fait
quelque chose de « bien » et non quelque chose de « mal ». La critique du
tourisme, et en particulier la critique écrite, doit donc d'abord tenter de détruire
cette positivité, avant même que de pouvoir mettre en cause l'homme ou la
société touristique. C'est à quoi va s'employer ce que nous appelons la théorie du
sight-seeing. De là les positions vont s'égailler dans un éventail dont nous situe
rons les articulations principales.

La théorie du sight-seeing.
Nous appellerons arbitrairement théorie du sight-seeing, la théorie selon laquelle
le touriste va non pas vers les choses mais vers les images des choses, et donc
qui réduit la chose à voir touristique à l'image. La sight, la chose à voir est préci
sément, dans cette théorie, ce en quoi la chose se confond avec l'image de la
chose, autrement dit la chose réduite au signe ou même au signal.
Grâce aux photographies, cartes postales, reproductions et guides de toute
nature, le touriste connaît ce qu'il va voir. Au moins le connaît-il comme sight,
c'est-à-dire comme élément normalisé digne d'un déplacement touristique :
« L'élément qui sert de norme au voyage est la sight, la chose à voir ; elle est,
selon sa valeur, classée au moyen d'une, deux ou trois étoiles » (Enzensberger 1, 167).
La définition de la sight nous renvoie donc à l'institution qui a accompli
la normalisation et distribué les étoiles : le Baedeker et ses avatars. Mais la mise
en image, la normalisation, ne sont pas seulement le fait de la description.
Elles atteignent la chose à voir elle-même :
« Ce qui est ainsi mis en boîte comme choses à voir, ce sont les images de ces loin
tains en quoi le romantisme a érigé la nature et l'histoire. Ces images se recroquevillent
là aux dimensions du jardin zoologique et botanique, ici à celles du musée » (Enzensb
erger,167).
Cette « mise en boîte » signifie, semble-t-il, que la sight a subi une opération
d'une importance capitale : elle a été détachée de tout contexte (c'est d'ailleurs

1. Enzensberger (H. M.), « Une théorie du tourisme », in Culture ou mise en condi


tion? Paris, Julliard, 1965 (traduction de Einzelheiten, Frankfurt-am-Main, Suhrkamp
Verlag, 1962), que nous indiquerons désormais par Enzensberger, suivi d'un chiffre
indiquant la page.

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dans cette mesure que nous pouvons l'identifier comme un signe). Ainsi privée
de l'épaisseur, de la réalité qu'elle détenait de sa solidarité avec son contexte,
elle n'est plus qu'une « image ».
Le détachement du contexte s'opère en plusieurs sens et de plusieurs manières.
D'abord en quelque sorte matériellement : par exemple lorsque les choses à voir
sont transférées dans un musée, hors de leur véritable « nature » culturelle :
« Pour les réunir, il a fallu les enlever à leur milieu authentique, à la culture autref
oisvivace qui créa et goûta ces œuvres véritables. Le visiteur du musée parcourt
en touriste un conservatoire d'objets de haute culture ; il ne voit pas les organes
vitaux d'une culture vivante » (Boorstin1, 134).
Il les voit d'autant moins que les sight romantiques ne sont que les premiers
éléments d'un répertoire que notre siècle a considérablement enrichi. D'abord
par pur et simple truquage : ,
« Pour satisfaire le touriste, le pays visité est amené à reconstituer artificiellement
son visage archéologique. La plupart des monuments sont restaurés. Sans cesse
à Pompéi on bâtit de nouvelles ruines. Dans quelques années le Parthenon sera
entièrement reconstruit. Un grandiose élan, digne du xne et du xme siècle, ressuscite
églises romanes et gothiques. Partout on décrasse, restaure et truque pour donner
satisfaction au mythe touristique » {Morin*, 223).
Naturellement ce truquage universel n'atteint pas seulement les ruines :
« Non seulement au Mexique ou à Montréal, mais aussi dans la lointaine Mecque
touristique du Guatemala, Chichecastenango, et dans les villages reculés du Japon,
d'honnêtes et sérieux indigènes embellissent leurs rites anciens, modifient et dévelop
pent leurs fêtes dans le sens du « spectaculaire », afin que les touristes ne soient pas
déçus. Pour satisfaire les exigences des agents touristiques et des voyageurs, partout
des gens deviennent d'infidèles copies d'eux-mêmes. Pour faire face à la demande,
aux meilleures saisons et aux heures convenables, ils parodient leurs rites les plus
solennels, leurs fêtes religieuses et populaires, au profit des touristes » (Boorstin, 136).

Donc ce truquage universel dénature profondément la réalité en créant un


univers qui est l'image non du réel, mais de l'attente des touristes. En dehors
de cet imaginaire touristique, le signe ne renvoie plus à aucune autre réalité que
lui-même. Il est donc logique que nous assistions à la création d'attractions
touristiques d'un caractère purement synthétique :
« Si le siècle passé s'en tenait encore au fonds que supposent musée et jardin
zoologique, le nôtre produit suivant les besoins les « choses à voir » synthétiques.
Du festival à la fausse tente laponne, on propose avant tout au touriste ce qui l'i
ntéresse » (Enzensberger, 168).

Mais ce qui l'intéresse le plus, au bout du compte, c'est sans doute ce qu'on
a purement et simplement fabriqué pour lui :

« La naissance du commerce touristique a entraîné l'existence d'un phénomène


relativement récent : la pure et simple attraction touristique. Elle n'a, hors d'elle-

1. Boorstin (D. J.), L'image, ou ce qu'il advintdu rêve américain, Paris, Julliard, 1963,
(traduction de The Image, or What Happened to the American Dream, Atheneum Publi
cations, 1962) que nous indiquerons désormais par Boorstin, suivi de la page.
1. Morin (E.), « Vivent les vacances », in Pour une politique de l'Homme, Paris,
le Seuil, 1965, que nous indiquerons désormais par Morin, suivi de la page.

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même, aucun but, sinon d'attirer les étrangers, dans l'intérêt du propriétaire ou de la
nation » (Boorstin, 135).

Elle finit par posséder un caractère de gratuité absolue :

« La « chose à voir » devient enfin vraiment elle-même dans l'abstraction, là où,


dégagée de toute contingence étrangère, elle se transforme en une sorte d'absolu
touristique. Au nord de l'État fédéral américain du Kansas, non loin de la route
fédérale 281, se trouve un bosquet bien entretenu, aménagé autour d'une pierre.
Sur cette pierre on lit : « Ici se trouve le centre géographique des États-Unis. » Sur
la route qu'on a construite pour permettre d'atteindre cette pierre et qui ne mène
nulle part ailleurs, se pressent les voitures de touristes dont le programme « normal
isé » comporte cette visite » (Enzensberger, 168).

Mais, objectera-t-on, la Cathédrale de Chartres et la Grande Mosquée de Cor-


doue n'ont été ni détachées matériellement de leur emplacement d'origine,
ni profondément remaniées à des fins touristiques. Certes, mais même lorsqu'elles
ne sont pas détachées matériellement de leur contexte, les sight en sont détachées
spirituellement du seul fait de leur élection comme sight par un guide du type
Baedeker et du passage des touristes qui lui fait suite. La sight est un élément
détaché du réel socio-culturel qui trouve sa signification propre dans un autre
univers :

« Les Guides bleus et Baedekers révèlent le visage de cet univers imaginaire.


Le touriste ne visite pas un pays, mais le fantôme de ce pays, c'est-à-dire tout ce qui
dans un pays semble échapper à la corruption du temps... Tout ce qui est musée,
muséable, muséoïde dans une nation. A ceci s'ajoute tout ce qui, passé, présent ou
futuriste, relève du bizarre ou du prodigieux : polders asséchés, super-architectures,
gratte-ciel. Tout ce qui est très haut et tout ce qui est très bas : Tour Eiffel et gouffre
de Padirac. Tout ce qui est énorme et tout ce qui est minuscule. En bref, est visite
tout ce qui peut être nommé pittoresque, c'est-à-dire tout ce qui appelle l'image,
c'est-à-dire le dédoublement imaginaire » (Morin, 223).

A trop insister toutefois sur la cohérence, fût-elle fantomatique, de cet univers


autre, on s'éloigne de la théorie du sight-seeing, comme au fond s'en éloigne
Edgar Morin. Loin d'être simplement teinté d'un pittoresque de façade, l'univers
qu'il nous décrit est paré de tous les prestiges du fantastique :

« Le touriste... sitôt passé la douane, franchit une double frontière du temps et


de l'espace : désormais il vivra dans un temps fantôme et se déplacera dans l'espace
enchanté du dépaysement » (Morin, 224).

C'est que le tourisme selon Morin répond à un besoin profond, celui du « voyage
dans l'au-delà », métaphore peut-être de la riche vie intérieure de l'univers des
fantasmes. Pour la théorie « orthodoxe » du sight-seeing, l'univers de l'image,
qu'il soit ou non celui du rêve, n'a pas de profondeur : ce n'est que le maigre
reflet d'une vision socialisée, consciente et pauvre. Certes pour Boorstin égal
ement l'univers touristique ne participe plus du temps et de l'espace traditionnels,
« classiques ». Mais selon Boorstin, il s'agit d'une perte pure et simple. Alors que
l'espace traditionnel était notre refuge « contre les mystères du temps, avec le
voyage de type touristique il perd son pouvoir de métaphore temporelle. Nous
vivons une « Ère sans Espace » (p. 150-151). Développement qui perd tout carac
tèremystérieux, si l'on veut bien admettre que ce que la théorie du sight-seeing

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cherche, plus ou moins confusément, à opposer au « réel » spatio-temporel,


est un univers de signes. Nulle part ailleurs que chez Edgar Morin nous ne trou
vons en tout cas l'idée que la sight serait la porte d'entrée dans l'univers « ma
gique » de l'imaginaire. Partout ailleurs la sight n'est qu'un signe pauvre, un
doublet dérisoire de l'objet.
Car, bien entendu, le terme d'image n'implique nullement que l'objet soit
réduit à ses propriétés optiques ou plastiques, mais seulement à ses propriétés
symboliques. Chasseur d'images, le touriste ne se livre donc, selon la théorie du
sight-seeing, à nul travail d'assimilation ou d'analyse visuelle de la chose à voir ;
il ne la déchiffre pas, ni même ne la lit comme un livre ; il la reconnaît comme un
signal et pour ainsi dire sans la « voir » :
« Aucun objet figuratif, aucune œuvre, n'est saisi d'un seul coup. On ne voit pas
un tableau dans un éclair. Cette illusion appartient uniquement à ceux qui, incapables
de « voir », se contentent de « reconnaître » une image en la confrontant non avec
une expérience visuelle, mais avec un savoir intellectualisé. N'importe qui est en
état de reconnaître ainsi la Joconde. Cependant le sens qu'on lui attribue alors est
entièrement lié non aux caractères intrinsèques de l'œuvre, mais à ceux qu'une tra
dition, qui a passé à travers le verbal, attribue, plus ou moins justement et surtout
limitativement, à ce tableau. Ainsi s'explique qu'une foule de gens défilent devant les
toiles d'un musée en repérant avec une réelle virtuosité les œuvres qu'ils connaissent
à travers les reproductions, sans avoir jamais vu un tableau 1. »
Ce passage constitue la « théorie de la connaissance » impliquée par la théorie
du sight-seeing, encore qu'il soit adressé par son auteur non à la masse des tou
ristes mais à Suzanne Langer. Bien sûr l'acte touristique n'est pas la pure et simple
mise en œuvre d'un signifié, de ce que Francastel appelle un « savoir intellec
tualisé» : il faut que ce savoir soit éveillé par, et pour ainsi dire s'échange contre,
un signifiant, une image. Si cet échange s'accomplit déjà dans le simple acte de
la « reconnaissance », il est généralement matérialisé, selon la théorie du sight-
seeing, par la photographie.
La photographie étant par définition semblable à la sight, qui est elle-même
ce qui dans la chose n'est qu'image, c'est-à-dire, en fait signifiant d'un « savoir »,
lui-même défini par la société touristique et souvent constitué autour d'une pre
mière image de la chose à voir, nous avons une sorte de chaîne de communication
dans laquelle un signifié réduit à sa plus simple expression s'échange sans cesse,
sans jamais s'enrichir, sans que jamais s'introduise nulle expérience de la chose
vue, contre des signifiants interchangeables :
« Les diverses photos que prend le touriste ne se distinguent que par des détails
de celles qu'il achète et envoie comme cartes postales. Elles constituent le voyage
même qu'il a entrepris. Le monde qu'il découvre au cours de ce voyage est d'avance
reproduction. Il ne lui en revient qu'une mauvaise copie. Elle confirme l'affiche qui
l'a incité à entreprendre le voyage. Tel est proprement le travail qu'accomplit le
touriste : confirmer comme vrai ce dont on lui a préalablement montré des reflets »
(Enzensberger, 173).
L'univers du sight-seeing est donc, selon le mot de Boorstin, celui de la tauto
logie :
« ... Nous ne nous déplaçons plus pour voir, mais pour prendre des photos. Comme
l'ensemble de notre expérience, le voyage devient une sorte de tautologie... Que nous

1. Francastel (P.), « Problèmes de la sociologie de l'art », in Georges Gurvitch,


Traité de Sociologie, t. II, p. 284.

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soyons en quête de grandeur ou d'aventure, nous regardons dans un miroir au lieu
de nous mettre à la fenêtre, et nous n'apercevons que notre reflet » [Boorstin, 153).

Le cercle est fermé. Son voyage au pays des sights — au pays des ombres
— n'a mené le touriste qu'à contempler sa propre image, celle de son savoir,
celle de sa culture, celle de ses goûts, mille et mille fois reflétée. Il n'a rien appris
et rien oublié.

Le bétail touristique.

L'idée que le touriste ne sait pas voir est antérieure aux développements de
la théorie du sight-seeing : on la trouve déjà en plein xixe siècle :

« A bord du navire qui emmenait Valerio et Lucie et les poussait sur la nappe bleue
des flots entre les îles Brillantées et l'Archipel, se trouvait un bon groupe de ces excel
lents animaux, que la mode chasse tous les printemps de leur étables, pour les emmen
er faire, comme ils disent, un voyage en Orient. Ils vont en Orient et ils en revien
nent,ils n'en sont pas plus sages au retour. Ni le passé ni le présent des lieux ne leur
est connu ; ils ne savent ni le comment ni le pourquoi des choses. Les paysages qui
ne ressemblent ni à la Normandie ni au Somersetshire ne leur paraissent que ridicules.
Les rues des villes n'ont pas de trottoirs, il fait très chaud dans le désert ; les ruines
trop nombreuses sont hantées par des petits animaux qu'on nomme scorpions : les
puces se permettent, en nombre indiscret, des expéditions intolérables sur la personne
des passants ; les indigènes demandent trop de bakschishs, et on ne comprend pas
leur jargon. Toutes ces puérilités sont peu de chose, et on croit généralement que le
voyageur se contente de ces délicates remarques qui pourraient, à la rigueur, avec un
peu de peine, étendre le cercle de ses expériences et pénétrer un peu avant sous l'écorce
des choses. Ce qui l'arrête court, c'est qu'il ne sait pas voir ; il ne verrait jamais, dût-il
voyager aussi longtemps qu'Isaac Laquedem, les beautés, les singularités, les traits
curieux de ce qui s'étale sous ses regards. Gloire infinie à cette toute-puissante et
bonne sagesse, qui a bien donné assurément aux sots et aux méchants l'empire du
monde, mais qui n'a pas voulu que ces méchants et ces sots pussent en apercevoir
les perfections, en mesurer les douceurs et en posséder les mérites !
Il y avait, sur le paquebot, deux ou trois Anglais, trois ou quatre Français, cinq
ou six Allemands, fort préoccupés du dîner et du déjeuner du bord, jouant au whist
une partie de la journée, et le reste du temps causant avec deux actrices de Marseille
engagées pour le Théâtre de Péra ; plus un marchand de meubles qui allait s'établir
à Smyrne. Ces gens sont allés en Orient et en sont revenus avec le même profit qu'ils
auraient eu à tourner dans une chambre vide. Gloire, encore une fois, au Dieu bon
et bienveillant, qui a réservé quelque chose exclusivement pour les élus M »

On voit ici très clairement sur quelle conception de l'homme repose la critique
que Gobineau propose du tourisme. Si le touriste va voir ce qu'il ne sait pas voir,
c'est purement et simplement parce que c'est un être dépourvu de raison, un
animal. Un animal un peu particulier toutefois, puisqu'il est sensible à la « mode »,
ce qui, peut-être, est de nature à nous renseigner sur l'exacte portée de la méta
phore : le touriste est un être entièrement façonné par les déterminismes sociaux,
et de ce fait un être inférieur et méprisé. Inférieur par rapport à qui ? Évidem
ment par rapport à celui qui le dit, et s'affirme ainsi comme un être supérieur.
C'est sans doute à une supériorité intellectuelle et morale que songe ici l'auteur
des Pléiades. Mais comment, pour l'aristocrate qu'est Gobineau, le sentiment
de cette supériorité se distinguerait-il clairement de l'exaspération qu'il paraît

1. Gobineau, « La vie de voyage », Nouvelles Asiatiques, Pauvert, p. 332-334.

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éprouver devant le changement social qui fait accéder au voyage en Orient une
couche montante et mélangée ?
La fréquence des métaphores zoologiques, exclut que nous les traitions comme
de simples « faits de parole ». A l'époque de Gobineau elles venaient déjà tout
naturellement à la plume des observateurs du phénomène touristique. En 1865,
un consul britannique en Italie écrivait au Blackwood Magazine pour déplorer
l'invasion des touristes dans les villes d'Italie, désormais... :
« ... assaillies par les troupeaux de ces créatures ; car elles ne se séparent jamais,
et vous en voyez quarante s'écoulant le long d'une route avec leur chef de file qui,
tantôt devant, tantôt derrière, tournant autour d'elles comme un chien de berger,
semble réellement les garder. J'ai déjà rencontré trois de ces troupeaux, spectacle
si grotesque que je n'ai jamais rien vu de semblable » (cité par Boorstin, 118).

Ces comparaisons n'ont cessé de se développer depuis, faisant ressortir tantôt


comme ici la grégarité, tantôt la nuisance de l'animal touristique. Dans un
texte de Gerhard Nebel, cité par Enzensberger (p. 154-155), les touristes sont
qualifiés, apparemment parce qu'ils défigurent le paysage, d' « essaims de bac
téries géantes » et de « volailles sight-seeing ». Effort louable pour renouveler
les innombrables meutes et troupeaux de moutons, d'ânes ou de bœufs,
en quoi s'épuise le plus fréquemment l'imagination des commentateurs. Nous
rapprocherons ces figures de style de l'expression rencontrée dans une interview :
« Les touristes, c'est une race maudite. »
A y regarder de près, ces insultes sont toujours adressées, comme l'ironie de
Gobineau, à la masse des touristes, mais non pas à tous les touristes. Car ceux
de qui elles émanent sont toujours, comme Enzensberger le montre de Nebel,
des passionnés de tourisme. Et il est tout à fait évident, pour ceux d'entre eux
qui prennent la peine d'y songer, que les hommes qui savent « apercevoir les
perfections » du monde doivent parfois se déplacer pour aller au devant d'elles,
donc adopter un comportement extérieur semblable à celui des animaux tou
ristiques. Cette élite par excellence que forment les héros des Pléiades de Gobi
neau, n'est-elle pas d'abord constituée par un groupe de touristes qui se rencon
trentau cours d'un voyage en Italie ?
Au bout du compte ce qui est vilipendé ce n'est pas le tourisme mais la masse,
la quantité d'hommes auxquels le développement des sociétés modernes permet
d'accéder à certains privilèges traditionnels de l'élite, comme le voyage à l'étran
ger. Ce qui est mis en cause ce sont les sociétés modernes, au moins sous certaines
de leurs déterminations mais qui toujours relèvent de leur aspect « démocratique ».
Chaque fois une élite est implicitement ou explicitement mise hors du champ
de ces attaques : élite donnée comme intellectuelle et morale, mais qui en fait,
correspond à une 'certaine 'classe sociale — dont la définition varie avec l'époque
et la situation de celui qui en parle.

L'homme passif et le capitalisme.

La théorie du sight-seeing n'est pas — c'est d'abord une question de fait


— nécessairement solidaire de la sociologie d' Ortega y Gasset. Mais le critique
qui en fait usage doit expliquer, d'une manière ou d'une autre, pourquoi l'homme
et la société modernes pratiquent cette activité stupide et dénuée d'intérêt qu'est

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le sight-seeing. Question délicate si l'on refuse d'admettre qu'anthropologique-
ment parlant le touriste y trouve un bénéfice réel, comme lesoutient Edgar Morin ;
et si, d'autre part, on refuse de considérer que les hommes, ou du moins la grande
masse d'entre eux, sont naturellement stupides. Il ne reste à vrai dire qu'une
solution logiquement concevable : les touristes sont contraints ou trompés.
Contrainte et tromperie qu'on peut imaginer soit comme le résultat aveugle
d'un mécanisme impersonnel, le fruit de l'histoire ou de la fatalité, soit comme
le résultat des manigances de manipulateurs machiavéliques ou de la société
qu'ils dominent.
Toutefois il faut bien que contrainte et tromperie trouvent en l'homme quelque
chose sur quoi elles auront prise. Ce quelque chose, si ce n'est pas sa stupidité,
c'est à tout le moins sa passivité. Passivité qui n'est pas totale, bien entendu,
et qui, en particulier, disparaît lorsque ses intérêts vitaux sont en jeu. Longtemps
seuls ces intérêts vitaux purent le décider à affronter les fatigues et les dangers
du voyage :
« Toujours ce fut le besoin, ce furent les contraintes biologiques et économiques
qui poussèrent les hommes à se déplacer. Les migrations des nomades ont des causes
géographiques et climatiques. Jamais le plaisir de voyager n'était le mobile des expé
ditions guerrières des anciens peuples. Les premiers hommes qui, de leur propre
mouvement, se mirent en route pour des terres lointaines furent des marchands »
(Enzensberger, 157).

Enzensberger cite à l'appui les exemples d'illustres voyageurs, d'Ulysse à


l'Anglais Candish, Boorstin ceux du Portugais Cabrai et des passagers du May-
flower. L'un et l'autre en tirent la même conclusion. Jusqu'à l'époque romantique
le voyage est une dure] épreuve qui requiert des gens actifs et énergiques mais
qui, au prix de souffrances et de dangers, est pleine d'enseignements.
Autour de l'époque romantique tout va changer. Le changement s'opère en
deux étapes. Au cours d'une première étape qu'Enzensberger fait commencer
au xvnie siècle, Boorstin avant même, une minorité commence à voyager pour
des raisons moins utilitaires. Toutefois le voyage continue d'être une aventure
à laquelle seule une âme bien trempée peut faire face :

a Seuls s'y aventuraient ceux qu'animait un dessein sérieux ou résolument frivole,


ceux qui étaient bien décidés à braver les voleurs, les coupe-jarrets, la maladie, et à
se frayer un chemin à travers des landes sans routes, de vastes marécages, et dans
une boue qui atteignait les essieux de la voiture » (Boorstin, 112-113).

Enzensberger rappelle qu'alors le guide le plus répandu en Europe, celui


de Reichard, de dix ans postérieur aux Brigands de Schiller, recommande au
voyageur d'emporter avec lui des pistolets chargés.
La seconde étape date environ du milieu du xixe siècle. C'est celle du dévelop
pement conjoint d'une infrastructure de transport et des voyages organisés.
Nous entrons ici dans la logique de la production de masse de type capitaliste :

« Les circonstances qui provoquèrent ce changement... (furent d'abord)... les facilités


de transport. Dans la dernière partie du xixe siècle, les chemins de fer et les bateaux
à vapeur commencèrent à rendre le voyage vraiment agréable. Les incommodités
et les risques furent soudain réduits. Pour la première fois dans l'histoire, le transport
à longue distance fut industrialisé et réalisé sur une grande échelle. On pouvait le
vendre à une foule de gens et le vendre à bon marché. Pour que son utilisation soit
rentable, il fallait le vendre en grandes quantités » (Boorstin, 115).

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Ainsi c'est la logique du développement capitaliste, considérée comme une


sorte de fatalité, qui est la cause initiale d'un enchaînement qui va désormais
se dérouler inéluctablement. L'importance des investissements exige l'accroi
ssementdes ventes de transport et donc du nombre des voyageurs :
ce II fallait étendre la clientèle des voyages à la bourgeoisie désœuvrée, ou du
moins à la haute bourgeoisie en vacances. Le voyage à l'étranger se démocratisa »
(Boorstin, 116).
Mais pour que le public achète massivement, il fallut que la nouvelle industrie
lui donne les garanties de qualité et de standardisation habituellement requises
de la production de masse : un transfert assuré de tel à tel lieu, dans des condi
tions déterminées d'horaire, de confort, de rapidité, avec la possibilité d'assurer
ses bagages contre toute perte ou détérioration, etc. La même logique qui exclut
que l'achat d'un objet fabriqué en série soit une « aventure », fait qu'un transport
en chemin de fer, en bateau ou en avion doit être un produit d'une qualité
stable et assurée :
« Ainsi le voyage à l'étranger cessa-t-il d'être une activité — une entreprise, une
expérience —- pour devenir une simple marchandise » (Boorstin, 115).
Il n'y avait aucune raison pour que le progrès de l'organisation industrielle
s'arrêtât à la partie « transport » du voyage, sans toucher à ses autres aspects.
Très rapidement c'est le voyage touristique dans son domaine qu'elle prit en
charge par la mise en place de... :

« ... Trois conquêtes dont chacune est indispensable au développement d'une indust
rie de grande envergure : la normalisation, l'équipement et la production en série »
(Enzensberger, 167).

Nous avons déjà rencontré la normalisation : c'est l'œuvre du Baedeker et


de ses successeurs. L'équipement est une des grandes idées de Thomas Cook :

« L'invention qui représente le mieux cette étape est celle du carnet de tickets et
de bons... La firme, réunissant comme par un fil les choses que devait voir le touriste,
en constitue un itinéraire et lui garantit le bon accueil qui serait fait aux papiers qui
lui donnaient le droit de le suivre » (Enzensberger, 168).

La production en série, également mise en place par Thomas Cook, est réalisée
avec le voyage organisé :

« Comme tout bien de consommation, le voyage lui aussi devait être produit en
grande série si l'industrie touristique voulait tenir sa place sur le marché. Mais la
tenir signifiait expansion. Le tourisme consacra sa victoire et la défaite de son sens
humain, en inventant le voyage en commun » (Enzensberger, 168).

Désormais le touriste sera prisonnier d'un univers qu'on peut définir comme
celui du Baedeker, de l'hôtel et du voyage organisé. Il ne verra rien du pays qu'il
traverse que quelques monuments noyés dans le décor construit à son intention.
Les progrès de l'organisation capitaliste aboutissent à l'élimination de tout
élément d'imprévu non seulement du voyage proprement dit, mais aussi de la
vie quotidienne, des contacts et, bien sûr, des choses vues par le touriste. Le
sight-seeing n'est qu'un terme extrême du processus.

73
Olivier Burgelin

Comment en est- on venu là ? Simplement en cherchant à éliminer les incon


vénients du voyage. Le touriste est un voyageur à qui l'on a offert de profiter
de tous les avantages du voyage sans devoir en subir le moindre inconvénient.
Qui aurait refusé une telle proposition?
Malheureusement, selon Enzensberger comme selon Boorstin, les vertus du
voyage étaient précisément liées à ces inconvénients qui obligeaient le voyageur
à faire preuve d'une activité débordante — ou qui éliminaient du voyage tous
ceux qui n'étaient pas décidés à les affronter. Il y a toujours chez l'homme quelque
chose de passif ou de mou : le drame du progrès technique c'est qu'il a mis à
l'écart tout ce qui empêchait de donner libre cours à cette mollesse en lui fournis
sant des aliments précontraints. Comblé, béat, le touriste moderne accomplira
désormais les programmes de son agence sans qu'il n'y ait plus de place ni pour
ces inconvénients dont Gobineau disait qu'ils pourraient « avec un peu de peine,
étendre le cercle de ses expériences », ni pour ce qui était le sel véritable du voyage
d'autrefois : contacts avec la population, découvertes de sujets d'intérêts i
nconnus ou méconnus, apprentissages divers. Par ses qualités mêmes la produc
tion capitaliste a tué ce qu'elle avait pu sembler développer.

L'homme aliéné.

L'homme étant ce qu'il est — disons naturellement passif — l'organisation


moderne du voyage par le capitalisme est, selon Boorstin, une cause suffisante
à la situation actuelle du tourisme, dominé par la pratique du sight-seeing. Un
simple et brutal accroissement de Yoffre en matière de voyage a suffi, sur un
arrière plan historique déterminé, à créer la situation touristique, au sens péjo
ratif du terme. C'est au contraire un accroissement de la demande qu' Enzens
berger va considérer comme cause suffisante d'un processus qu'il analyse par
ailleurs en termes analogues.
Selon Enzensberger le tourisme moderne est dans une situation historique
que l'on peut décrire :

« ... comme un syndrome de traits politiques, sociaux économiques, techniques et


intellectuels, qui ont en commun leur caractère révolutionnaire » (Enzensberger, 160).

Plus précisément il est issu du romantisme qu' Enzensberger considère, dans


une perspective proche de celle de Lukâcs, comme la projection dans d'autres
champs de visées révolutionnaires irréalisables ou jugées telles. Les grands
romantiques :

« ... ont maintenu symboliquement la liberté qui, sous l'effet du monde du travail
à ses débuts et de la Restauration politique, menaçait d'étouffer. Leur imagination
a en même temps trahi et conservé l'esprit de la Révolution. Elle a transfiguré la
liberté, l'a transportée dans les régions lointaines de l'irréel, jusqu'à ce qu'elle se
figeât en images : dans l'espace, sous l'aspect de la nature éloignée de toute civil
isation ; dans le temps sous l'aspect du passé historique, des monuments et du fo
lklore » (Enzensberger, 161-162).

La demande touristique est d'abord une demande de liberté.


Ainsi le touriste est issu de la quête la plus noble. Mais il est en même temps,
inséparablement, fuite devant le réel. Au lieu d'assumer les exigences révolu-

74
Le tourisme jugé

tionnaires, le touriste romantique s'en détourne vers le voyage en Grèce ou la


conquête des sommets. Dès lors il est la victime assurée de cela même qu'il a
renoncé à combattre : le capitalisme oppresseur et exploiteur. L'aspiration du
touriste romantique et de ses successeurs des congés payés à fuir la société
capitaliste va sournoisement être « prise en charge par cette même société pour
être disciplinée » (166). Le capitalisme manipulateur triomphera sur toute la
ligne en organisant la décharge des pulsions révolutionnaires dans un secteur
qu'il contrôle parfaitement. Et finalement le touriste ne réussira même pas à
s'échapper un instant, l'univers touristique n'étant plus qu'un microcosme de
la société capitaliste :
« Conçu pour délivrer ses fervents de la société, le tourisme emmenait cette société
avec lui en voyage. Ses adhérents lisaient désormais sur le visage de leurs voisins ce
qu'ils s'étaient proposés d'oublier. Dans ce qui était du voyage se reflétait ce qu'on
avait laissé derrière soi. Depuis, le tourisme est le fidèle reflet de cette société à laquelle
il prétend s'arracher » [Enzensberger, 169).

Ici encore le sight-seeing est connu comme l'un des aboutissements extrêmes
du capitalisme. Toutefois ce n'est pas la simple fatalité d'un développement qui
est en cause. Il y a duperie, manipulation de la part d'un système oppresseur
qui se défend contre la menace, au moins virtuelle, que représente le désir de
liberté des touristes. Mais cette manipulation n'a été rendue possible que parce
que le touriste, tel l'esclave hégélien, a au départ préféré sinon l'esclavage à la
mort, du moins la fuite à la lutte révolutionnaire. Désormais « le touriste naïf
retiré de nos horreurs économiques », dont parle Rimbaud 1, ne verra plus s'édi
fierdevant sa « vision esclave » qu'un « petit monde blême et plat ». Il ne pourra
plus jamais en sortir, malgré son désir ardent de liberté. D'abord parce que,
comme le dit Enzensberger, « il ne voit pas clair en lui-même », ensuite et surtout,
semble-t-il, parce qu'il ne voit pas clairement la structure du système qui le tient.
Au lieu de rechercher une libération collective et révolutionnaire, le touriste
ne cherche plus qu'une impossible libération individuelle. Il ne voit clair ni en
lui-même, ni au dehors : c'est un homme aliéné.

II. LE TOURISTE AU PILORI

II est donc possible de tracer les contours d'une sorte de super-théorie du


tourisme à l'intérieur de laquelle varient les positions individuelles d'intellectuels
occidentaux dont elle est, en quelque sorte, la propriété collective. Or à tout
prendre il y a quelque chose dont on peut s'étonner en considérant que cette
théorie, qui n'est nullement le fruit de quelques extrémistes marginaux ou déses
pérés, présente un caractère singulièrement radical, en ce sens en tout cas qu'elle
constitue une condamnation sans appel qui ne présente au départ ni accommod
ementsni solutions. Certes si l'on considère avec Gobineau que la plupart
des hommes ne sont qu'un bétail ignorant et stupide, mais qui possède l'empire
du monde, aucune autre solution sociale raisonnable que l'actuelle n'est à cher
cher. Sinon le problème est posé. Il peut être posé en termes collectifs, comme

1. Dans un texte des Illuminations intitulé « Soir historique ».

75
Olivier Burgelin

le suggère Enzensberger, mais il peut être également posé en termes individuels :


un individu peut-il dans l'immédiat échapper à cette malédiction ou à cette
aliénation tout simplement en adoptant un hypothétique comportement rationnel
au cours de ses prochaines vacances ? Il semble d'ailleurs que les « théoriciens »
ne soient pas toujours insensibles, à cet aspect individuel ou personnel du pro
blème : Enzensberger par exemple ridiculise Nebel en montrant que ce féroce
critique des touristes paraît être un passionné de tourisme. Boorstin emploie
un « nous » majestueux, vague et philosophique pour parler des touristes mo
dernes ; Morin s'affirme concerné en termes parfaitement nets :

« Touriste moi-même, après avoir circulé démentiellement au nord, au sud et à


l'est de l'Europe en 4 CV et en Dauphine, après avoir contemplé mes innombrables
et démentiels semblables anglo-saxons, germains, latins et français, combien de fois
ne me suis- je pas dit, sur les routes et au pied des monuments, à travers les lieux
rituels de ces gigantesques pèlerinages profanes : Mais quelle est cette folie qui nous
emporte tous! » (Morin, 222).

Il nous a donc paru doublement intéressant de connaître l'attitude de tou


ristes « ordinaires » à l'égard tant du problème du tourisme en général, que de
celui de l'emploi de leurs propres vacances. En premier lieu pour voir en quel
rapport se situait le radicalisme des intellectuels à l'égard des sentiments de la
masse des touristes ; en second lieu pour pouvoir confronter le jugement concer
nantle tourisme en général aux solutions effectivement préconisées — sinon
pratiquées — par chacun. Nous disposions pour cela d'un matériel d'une insuff
isance évidente, non au point cependant d'interdire toute hypothèse sur lui
partiellement fondée : une trentaine d'interviews semi-dirigées, primitivement
destinées à permettre au Centre d'Etudes des Communications de Masse de
jeter les bases d'une enquête plus approfondie, mais que les circonstances n'ont
pas permis de réaliser.
Le tourisme étant une activité très contestée, au moins sous ce nom, le thème
annoncé aux interviewés était les vacances, l'interviewer ayant mission d'orienter
la conversation vers ce que les interlocuteurs avaient vu ou désiraient voir ou
visiter au cours de leurs vacances et bien sûr, de les laisser s'exprimer tout à
leur aise sur le tourisme en général, s'ils en manifestaient la moindre velléité.
La situation de l'interview n'obligeait pas les interviewés à prendre parti sur
le tourisme en général, si la plupart l'ont fait spontanément. Elle les obligeait
par contre à répondre de l'emploi de leurs propres vacances. De ce fait les inter
views ont nécessairement une dimension qui manquait aux écrits.
Non seulement l'échantillon des interviews n'est pas socialement représent
atif, mais il est fortement décentré du côté d'une bourgeoisie urbaine et rel
ativement cultivée : il ne comporte que des individus prenant effectivement des
vacances hors de leur résidence habituelle, pas de ruraux, un seul ouvrier, exclu
sivement des adultes, dont la moitié avait un niveau d'instruction égal ou supé
rieur au baccalauréat.

Sight-seeing et niveau d'aspiration.

Il importe d'autant plus de souligner cette situation de l'échantillon que les


quelques interviews « populaires » laissent apparaître un trait qui les oppose
assez nettement aux autres : les pratiques que stigmatise la théorie du sight-

76
Le tourisme jugé

seeing paraissent ici recueillir l'approbation et définir le niveau d'aspirations.


Ainsi une commerçante affirme que voir un pays inconnu lui plairait, mais
à condition que ça ne dure pas :
« Pas rester longtemps, quinze jours, trois semaines, ça suffirait. » [Commerçante, 24).
Le voyage organisé paraît lui convenir parfaitement :
« Aller peut-être avec une organisation, en voyage organisé, j'aimerais ça.
Q. Pourquoi?
R. Parce qu'on vous guide, vous n'avez pas besoin de chercher, et quand on ne
connaît pas la langue, ça facilite beaucoup de choses » [Commerçante, 24).
Un contremaître visite les églises « tambour battant » :
« On est toujours limité par le temps. Des fois on fait un petit voyage qui dure
quatre ou cinq jours, histoire de changer un peu, mais tambour battant, 200, 300 km
par jour. On voit les villes en passant. On va surtout voir les églises, parce que c'est
dans les églises qu'il y a les œuvres d'art les plus importantes, alors que des fois on
devrait aller dans les musées ; mais on n'a jamais beaucoup de temps, et on ne sait
pas toujours l'heure d'ouverture. Tandis que les églises c'est toujours ouvert » [Contre
maître, 8).
L'introduction du progrès technique lui paraît purement positive :
« Maintenant pour visiter ils louent des espèces de magnétophones avec lesquels
vous suivez la visite. Au fur et à mesure des salles il répète. Comme dans les églises,
il y a des appareils : vous mettez un franc et la langue que vous voulez : français,
anglais ou espagnol. Vous prenez l'écouteur ; c'est pratique. On n'a pas besoin de
guide; c'est bien expliqué » (Contremaître, 8).

La femme sans profession d'un technicien aéronautique affirme qu'elle aimer


aitaller au Japon, mais à condition de ne se point trop enniponner :

« J'aime autant aller dans des endroits où je puisse vivre à l'européenne, tout en
voyant vivre à la japonaise autour de moi » (Femme d'un technicien aéronautique, 23).

Si peu nombreux que soient ces indices, nous serions tentés d'en tirer l'hypo
thèseque les pratiques typiques dénoncées par la théorie du sight-seeing : le
voyage rapide, etc. répondent aux aspirations avouées de la fraction la moins
« cultivée » des couches touristiques et lui fournissent des modèles de compor
tement. Insistons sur le fait que nous ne parlons ici que des aspirations, et non
des conduites réelles.
De ces conduites réelles nous ignorons tout, bien sûr. Mais si la plupart des
interviewés admettent spontanément avoir pratiqué le sight-seeing, c'est en
s'en excusant : entraînement, manque de temps, impossibilité matérielle d'éviter
le voyage organisé pour voir certaines choses, etc. L'excuse peut résider simple
mentdans le ton du récit, comme chez ce jeune ingénieur rapportant les voyages
familiaux accomplis à l'époque de son adolescence :

« Oui l'Espagne, Madrid, Barcelone, Grenade, très rapidement. On a fait ça plu


sieurs fois, en touriste. On a vu l'Alhambra, des gitans. Et si on n'avait pas vu l'Alham-
bra, on n'aurait pas vu Grenade. On a fait les badauds. Toujours appareils photo
graphiques, caméras. On avait choisi Grenade parce que c'était très connu. On en
dit tellement de choses » (Ingénieur, 30).

77
Olivier Burgelin

D'une façon générale on admet facilement avoir pratiqué le sight-seeing, mais


on ne se le fixe pas comme but, bien au contraire :
« Q. Fous retourneriez en Grèce?
R. Oui, mais plus dans les mêmes conditions. Là c'était du délire. On a fait toute
la Grèce en un mois, y compris le voyage avec arrêt-séjour à Venise » (Assistante
sociale, 12).

Au niveau des aspirations l'opposition est donc très nette entre la majorité
de l'échantillon, et la minorité dont nous avons auparavant rapporté les vues.
Probablement le serait-elle également au niveau des jugements sur les touristes.
Ceux que nous allons maintenant rapporter émanent exclusivement, en tout
cas, de la majorité « bourgeoise » et « cultivée » de l'échantillon.

Un homme inculte.

Le jugement des interviewés sur les touristes est souvent implicite. Le soin,
parfois très poussé, avec lequel ils tendent de montrer qu'ils ne sont ni incultes,
ni superficiels, ni conformistes, implique de la manière la plus claire, qu'ils
souhaitent être distingués d'un touriste de référence qu'on pourrait caractériser
par ces traits. Mais le portrait de ce touriste de référence n'apparaît pas seul
ement en négatif : il apparaît explicitement dans un certain nombre de remarques
et de descriptions formant un ensemble peu flatteur mais, somme toute à peu
près cohérent, et lui aussi dominé par ces traits : 1) le touriste est inculte et
grossier ; 2) il est superficiel ; 3) il est conformiste et dénué de liberté.
Ignorant, malpropre, avide, saucissonnant, prétentieux et innombrable, le
touriste apparaît tout d'abord comme « l'homme de masse » dans toute son
horreur. Il se situe au point précis ou inculture et grossièreté se confondent :
il n'est pas kulturny.
Son absence d'intérêt réel pour les valeurs de la « culture » est éclatante :

« On s'imagine que ce qui va êtrei ntéressant à voir à Venise, ce sera la basilique


Saint-Marc, les musées, certaines églises, et on se trouve face à face avec des touristes
qui ne sont intéressés que par les colliers... J'ai visité moi-même (Herculanum et
Pompéi) en tâchant pour mon compte personnel de voir un coin différent de ces villes
mortes, mais les touristes se sont attachés à des détails qui n'ont qu'un intérêt anec-
dotique beaucoup plus qu'à un ensemble architectural. A Paestum il y a des temples
grecs très beaux, et ils n'ont retenu qu'à cinq kilomètres de Paestum il y avait une
plage extraordinaire avec du sable et un soleil formidable » (Professeur de musique, 14).

L'inculture grossière du touriste est d'autant plus gênante, que, loin de se


dissimuler timidement elle est là, partout présente, physique, agressive, écra
sante. Impossible de faire un pas sans se heurter à cette présence déplorablement
concrète, et aux manifestations d'une peu ragoûtante physiologie qui l'accom
pagnent nécessairement :

« On peut dire que Biarritz est la perle de la côte, mais tous ces gens lui enlèvent
de son cachet. Il y avait des Espagnols avec leurs cirés. Ça mangeait au bord de la
mer, sur les belles avenues. C'était des touristes, ils déballaient leurs paniers. Ça
m'a choquée de voir dans une station balnéaire assez cotée tous ces gens déballer leurs
victuailles sur la belle avenue où il y a le plus grand hôtel de Biarritz. Ça m'a fait
drôle » (Femme d'un technicien du pétrole, 13).

78
Le tourisme jugé

Mais le signe par excellence de la présence charnelle du touriste n'est pas


tant la goinfrerie que la fatigue. Un touriste c'est un organisme qui proteste :
« Ils sont restés indifférents à la visite d'Herculanum et de Pompéi. Ils n'ont pu
que constater que le soleil tapait dur et qu'ils auraient préféré être à la terrasse d'un
bon café » [Professeur de musique, 14).
L'organisme proteste à Pompéi parce que le touriste auquel il appartient n'a
pas d'intérêt réel pour l'antiquité romaine ; il proteste dans les démocraties
populaires parce que son possesseur se contrefiche du socialisme :
« Je me demande ce qu'ils étaient venus chercher (en Pologne et enTchécoslovaquie).
Ils étaient là, ils se traînaient. Les visites, ils les faisaient ou ils ne les faisaient pas »
(Institutrice, 28).

Inculte et encombrant, le touriste est, de plus, avide et exigeant :


« Les Français à l'étranger, même quand chez eux ils n'ont pas de confort, s'atten
dent à trouver ce qu'ils n'ont pas chez eux, à savoir peu payer, bien manger, etc.. »
(Institutrice, 28).
Il croit que tout lui est dû, sans doute parce qu'il se surévalue :
« Je fuis les touristes, c'est une race maudite. En vacances ils sont en pays conquis,
ils se considèrent tous comme des explorateurs. On les retrouve partout. J'ai été
au Danemark, j'en ai rencontré dans un musée, des Français prétentieux, ce qui
n'est pas vrai pour l'Anglais, l'Italien avec leurs défauts » (Acteur, 7).

La prétention des prétentieux est par définition infondée : la vérité est que
le touriste n'est qu'un rustre, un croquant, mais qui veut indûment sortir de
sa condition :

« De toute façon je refuse de m'intéresser à ces gens qui lisent le Figaro, qui vont au
Club Méditerranée, qui votent Lecanuet et qui ont l'impression, par cela même, de
gravir un échelon dans la hiérarchie sociale » (Ingénieur, 10).

Un homme superficiel.

Le touriste reste toujours à la surface des choses. S'il s'agit des ruines de
Pompéi, c'est un résultat naturel de son inculture. Mais il ne s'agit pas seul
ement des monuments : le touriste ne pénètre pas le pays, reste à l'écart de ses
mœurs, de ses habitants, de sa cuisine, de sa langue. Il n'a pas de racines ni
d'attaches. Il est extérieur à la vie :

« Je parle l'anglais couramment, je connais très bien l'Angleterre, je n'ai pas l'im
pression d'être à l'étranger, je ne me sens pas vraiment touriste, je ne me sens pas
extérieure à la vie » (Professeur d'histoire, 3).

Au sens fort, il n'a rien à faire là où il se trouve « en touriste » :


« Quand je vais en vacances, je n'aime pas me sentir touriste. J'aime bien aller
dans un endroit où je me crée des attaches. Par exemple en Suède un camp de travail
crée une nécessité, ou alors chez des amis, on n'est pas vraiment touriste » (Professeur
d'histoire, 3).

79
Olivier Burgelin

Ne pénétrant pas les choses, il défile à toute allure devant elles et reste dans
l'univers artificiel du typique et de la photographie :
« Faire un circuit touristique d'un mois, on ne peut pas l'apprécier. On va voir les
curiosités, les petites rues, le petit cabaret typique, la petite rue typique, la petite
maison typique, le petit costume typique. Et puis on revient en France, on a les
mêmes photos que les gens qui ont été trois pâtés de maisons plus loin l'année d'avant
ou qui iront l'année d'après. C'est toujours pareil » (Étudiante en interprétariat, 2).

La photographie ne l'aide pas à voir. Elle l'empêche encore mieux de voir :


« Dans ces voyages en bateau, tous les participants avaient un appareil. Il semble
qu'ils ne voyaient pas du tout les lieux qu'ils prétendent visiter. Ils n'en voyaient
que les petits bouts qui se trouvaient dans leurs appareils. Pour certains, le but de
leurs vacances c'est de prendre des photos, d'avoir des souvenirs » (Fonctionnaire, 19).
Parfois même l'opération du a voir » se trouve réduite au delà de cet extrême :
« Certains m'ont proposé de leur acheter des cartes postales de la ville tout en
restant dans le café, de manière à montrer, en expédiant les cartes, qu'ils étaient
allés à Pompéi » (Professeur de musique, 14).

Aboutissement fâcheux de la vie moderne :


« La civilisation actuelle veut qu'on ait une image superficielle des choses » [Ing -
nieur, 10).

Un homme aliéné.

Enfin le touriste n'est pas libre. Il va voir ce qu'on lui dit d'aller voir, ce qu'il
faut voir. Il est timoré, conformiste, incapable d'assumer une liberté.
En un lieu parfois précisé comme étant le Syndicat d'initiative ou l'un des
successeurs du Baedeker, parle une voix de la conscience touristique qui dit
impérieusement ce qu'il faut voir. Devant cette voix chacun tremble. Rares
sont ceux qui osent affirmer avec une tranquille audace :
« Je ne vais pas voir ce qu'il faut voir, comme certains touristes, mais surtout pour
enrichir certaines connaissances » (Professeur de musique, 14).

L'audace est grande, car celui qui franchit ce pas doit renoncer au confort
de la normalité :

« II y a des choses qui m'intéressent et aussi je cède parfois devant l'obligation


d'aller voir certaines choses, parce qu'on n'est pas tout à fait normal si on n'a pas vu
ce que les autres ont vu. C'est embêtant » (Professeur de philosophie, 27).

C'est pourquoi beaucoup renoncent, devant l'énormité de l'acte, à désobéir


à ce « il faut » :

« Quand je vais avec des amis à l'étranger, ils vont toujours voir des musées. Év
idemment on ne peut pas aller à Madrid sans aller au Prado. Quant à moi je n'ai pas
envie. J'y vais parce qu'il faut le faire. Quand j'ai été à Florence, c'est parce que ça
aurait paru tellement énorme de ne pas aller à la Galerie des Offices que j'y suis
allé » (Acteur, 7).

80
Le tourisme jugé

Ce « il faut » * est l'un des grands responsables du sight-seeing, ne serait-ce


que parce qu'il pousse à « tout » voir, donc à voir vite :

« II est impossible de tout voir. On est tenté de le faire quand même. Il ne faut pas
manquer d'avoir vu ça » (Professeur de philosophie, 27).

Chez autrui cette obéissance sera qualifiée de snobisme et de frustration 2 et


de nouveau sa responsabilité quant au sight-seeing clairement établie :

« Le tourisme, c'est des choses qu'on va voir plus ou moins par obligation. A partir
d'une liste on élimine ce qu'il y a à voir. Ce sont des reposoirs du Vendredi Saint,
dans le midi, qu'on abat, et au fur et à mesure, on coche. Le tourisme crée la frus
tration dans l'esprit des gens qui n'ont pas vu ce que les autres ont vu. Le tourisme
a un côté très péjoratif (sic) » (Cinéaste, 15).

Mais derrière la « frustration » ou le snobisme peut-être y a-t-il, plus profon


dément, un mal métaphysique, sans doute caractéristique de la modernité :

« Je pars du principe que les gens s'ennuient, où qu'ils soient, quoi qu'ils fassent.
Pour moi les vacances c'est un moyen, la façon dont les gens utilisent leur temps
pour s'ennuyer en dehors de leurs activités professionnelles, en groupe. Je pense que
les gens sont de moins en moins capables d'organiser leurs vacances et de les passer
tout seuls. Ils ont toujours besoin de se retrouver ou bien de se raccrocher à un groupe
d'amis ou familial, ou bien à une mode quelconque. Les soi-disant clubs de vacances
permettent aux gens de se décharger de l'organisation de leurs vacances et des loisirs
durant ce temps-là » (Ingénieur, 10).

Mal métaphysique auquel tous n'ont pas la prétention d'échapper :

« Q. Si vous êtes en vacances demain, où irez-vous ?


R. Je ne sais pas. J'aurais peut-être un grand vide que je ne saurais pas comment
combler. Je crois que les vacances donnent l'impression d'un grand vide d'abord,
qui fait peur à certaines personnes qui veulent absolument le combler. Comme ils
n'ont pas comblé ces vacances, ils reviennent mécontents » (Employée, 25).

III. LA JUSTIFICATION DU VOYAGE

Ainsi nous retrouvons chez la majorité des interviewés des jugements moins
élaborés, certes, que ceux des théoriciens du sight-seeing, mais qui semblent
s'enraciner dans une même attitude à l'égard du tourisme. Loin de s'opposer

1. Il n'est pas difficile de voir derrière ce « il faut » un « il serait mal de ne pas le faire » :
ce qui est mis en cause par les interviewés c'est précisément ce « medium circulant »
— comparable à la monnaie, au pouvoir ou à l'influence — que Parsons nomme « enga
gements généralisés ». Medium circulant qui est ici utilisé dans un sens censurant réduc-
tif, déflationniste : ce qui serait « mal » c'est de ne pas aller strictement dans le sens
défini par l'interprétation la plus étroite de la culture commune à l'instance de censure
— mettons le Baedeker ou le Guide bleu — et à celui qui en subit les effets — le touriste.
Nous avons développé cette conception dans « Censure et Société », Communications 9,
1967, en particulier p. 134, et p. 144-147.
2. Ibid., p. 147.

81
Olivier Burgelin

aux jugements de la bourgeoisie ceux des « écrivants » paraissent en émaner ou


y trouver une caisse de résonance.
Pour les interviewés toutefois, même s'ils admettent faire parfois du « tourisme »
— c'est-à-dire pratiquer le sight-seeing — , même s'ils manifestent une conscience
aiguë de la force des contraintes qui s'exercent en ce sens, il n'est pas fatal d'y
succomber. Il y a toujours des issues, des voies qui leur permettent d'établir avec
un objet qui peut lui-même varier une relation qui les satisfasse pleinement, dans
un cadre que nous — mais non toujours eux — qualifierons encore de touristique.

Imprégnation.

Les paysages, les monuments, les œuvres d'art, ne sont pas, nous le verrons,
les principaux buts de vacances ni de voyages déclarés par les interviewés.
Pourtant ils continuent de figurer parmi leurs objectifs possibles. Mais alors les
interviewés manifestent le désir de nouer avec eux une relation d'un autre type
que le sight-seeing, la relation touristique, la simple « reconnaissance » décrite par
Francastel. Leur solution diffère toutefois de celle qui était implicite chez Fran-
castel pour qui « voir », par opposition à « reconnaître », c'est manifestement
regarder avec attention et méthode, exercer un certain travail d'ordre à la fois
visuel et intellectuel. Cette idée n'est jamais énoncée dans les interviews, mais
seulement qu'il faut vivre avec, méditer avec ou s'imprégner de la chose à voir.
Un professeur de philosophie développe cette idée de manière systématique
pendant toute une interview :

« On ne visite pas un paysage, on y vit, et c'est le seul moyen de l'apprécier » (Pro


fesseur de philosophie, 27).
« Dans une exposition comme ça vous avez une succession de choses à voir, posées
les unes à côté des autres, sans grand intérêt. L'art ce n'est pas ça. Un tableau, c'est
pour remplir toute une pièce. C'est bien ce que disent les Japonais, c'est le principe
Zen : on met dans une seule salle un seul objet beau à voir, on doit méditer avec cet
objet pendant une journée ; il y a la séance du thé, etc. C'est l'antithèse des musées
où il y a une soixantaine de choses à voir par pièce... » (Professeur de philosophie, 27).

Cet interviewé qui s'efforce de pousser très loin l'application de ses principes
et d'organiser ses vacances et ses déplacements en fonction d'eux, se révèle un
touriste tourmenté et malheureux. Des considérations matérielles et morales
(« l'obligation d'aller voir ») le poussent en effet à des pratiques touristiques
sight-seeing qu'il réprouve à l'extrême. Mais les principes qu'il énonce apparais
sent avec moins de véhémence, et sans être générateurs de troubles, dans de
nombreuses interviews. Au simple « voir » ou au « visiter » du sight-seeing on
oppose un « s'imprégner de » :

« II faut se laisser imprégner d'une ville » (Employée, 16).


« Je pense qu'il faut partir un peu à l'aventure. On s'arrête où on veut. Une ville
vous donne une certaine impression, on reste dans cette ville, on la visite ou on ne la
visite pas, on s'y promène simplement, mais aller visiter systématiquement c'est
ennuyeux » (Employée, 16).

Le « s'imprégner de » n'a donc pas de caractère systématique, et en cela il


s'oppose indiscutablement au « voir » laborieux et méthodique de Francastel.
Ce n'est pas une relation de travail, c'est une relation naturelle, une symbiose ;

82
Le tourisme jugé

et le signe de son caractère naturel est la lenteur du rythme auquel elle s'établit.
Un thème qui revient très fréquemment est celui de la lenteur nécessaire, du
temps qu'il faudrait — et qui bien souvent manque aux interviewés — pour
nouer avec les choses à voir une relation authentique :

« Nous avons vu aussi Munich, où nous sommes allés à la Pinacothèque ; mais en 4


ou 5 heures, ça n'est pas assez ; ça nous a donné l'envie d'y retourner, pas plus »
(Professeur de musique, 14).
« J'aimerais bien faire un grand voyage en Grèce, mais il me faudrait beaucoup
de temps. J'attendrai d'être à la retraite. Je voudrais y aller au moins 4 ou 5 mois
pour tout voir, toute la Grèce » (Professeur d'histoire, 3).

4 ou 5 heures c'est ce qu'un touriste zélé consacre à visiter la Pinacothèque.


4 ou 5 mois c'est évidemment un temps plus long que celui dont il dispose
visiter la Grèce. Dans ces deux cas — comme dans bien d'autres — la référence
implicite ou explicite est la temporalité touristique réelle. Le temps qui est jugé
manquer n'est manifestement pas le temps de « voir », quelque sens qu'on donne
à ce verbe : c'est celui de nouer avec l'œuvre une relation d'un autre ordre,
dans laquelle ce dont on s'imprègne pénètre peu à peu par une véritable osmose.
Cette relation se distingue de la consommation pure et simple par la lenteur
de son rythme — propre sans doute à ménager l'entrée de l'« imprégné » dans une
temporalité plus longue encore, celle des villes, des peuples, des paysages, peut-
être même dans l'éternité où résident les chefs-d'œuvre de l'art et de la nature.

Découverte.

L'« imprégnation » est un moyen de récupérer dans une relation authentique


cela même à quoi s'attachait la relation inauthentique du sight-seeing. Ce sont
souvent encore les tableaux, les sites, les monuments, les villes qui en sont l'objet.
Au lieu de défiler à toute allure devant eux, caméra au poing, on va simplement
« s'en imprégner » lentement.
Plus que sur une récupération du contenu touristique classique, les interviewés
insistent toutefois sur un changement de ce contenu. Le terme le plus fréquem
ment utilisé pour désigner le voyage touristique au contenu rénové est celui
de « découverte ».
Bien sûr la découverte est d'abord, comme l'imprégnation, un mode de con
naissance et qui peut s'appliquer à n'importe quel contenu. Mais en fait, alors
qu'avec l'imprégnation nous restons dans les objets traditionnels du sight-seeing,
avec la découverte nous voyons apparaître un nouvel objet, la vie sociale, les
gens :

« J'ai des vacances de repos et des vacances de découverte. Dans les vacances de
repos, vous recherchez le soleil, de l'eau pour vous baigner. Dans les voyages de découv
erte, à voir dans la ville ce qui est intéressant au point de vue artistique, à vous
intéresser à la vie sociale du pays, à essayer de prendre contact avec des gens... »
(Institutrice, 28).

Nous reviendrons sur cet aspect humain de la découverte. Essayons d'abord


de la caractériser plus précisément.
En tant que mode de connaissance, la découverte paraît au premier abord diffî-

83
Olivier Burgelin

cile à définir, puisqu'elle se dit aussi bien de ce qui est dû au hasard que de ce
qui est soigneusement prévu et organisé :
« Dans ces offices de tourisme on n'est jamais très bien renseigné. On vous envoie
voir des choses très très classiques, où tout le monde est entassé les uns sur les autres...
Le mieux c'est une petite découverte en se promenant dans une forêt, découvrir une
petite chapelle qui a l'air un peu abandonnée... Ce que j'aime bien c'est le plaisir de
la découverte, voir des choses que je sais me plaire à l'avance, c'est-à-dire non pas
voir n'importe quoi, mais la maison de Gaudi par exemple, je savais qu'elle corres
pondait à quelque chose... » (Professeur de philosophie, 27) .
Ainsi dans un même développement le terme de découverte est employé dans
deux sens apparemment contradictoires. La contradiction disparaît toutefois
si l'on admet qu'ici comme ailleurs la référence constante est le sight-seeing.
La découverte c'est simplement la mise en œuvre d'une relation authentique,
par opposition au sight-seeing ou au « tourisme ». Cette relation peut être esthé
tique ou cognitive, due à une préparation précisément orientée ou au contraire
à une disponibilité ménagée à son effet. Elle se distingue toutefois de l'impré
gnation par son caractère instantané, immédiat.
Son objet peut, nous l'avons vu, varier. Il peut être d'ordre esthétique. Souvent
en effet les interviewés découvrent après Proust que l'expérience esthétique
authentique ne se déroule pas dans le cadre qu'on avait soigneusement aménagé
pour elle, mais à côté et comme par hasard :
« On a vu trop de choses... les souvenirs qu'on garde sont assez vagues. On a visité
un musée en une journée, en s'arrêtant longuement devant certaines toiles qui nous
ont plu, mais on n'a pas eu réellement le temps de s'arrêter aux autres. Or à part
certaines choses qui nous ont le plus frappé, on garde un souvenir assez vague des
autres choses. A Florence on a un peu rayonné dans la campagne, on a été jusqu'à
Sienne. On s'est promené, on a quand même visité, on s'est attardé au Conservatoire
de musique qui se trouve dans un vieux palais de Sienne, on a entendu un très beau
morceau d'orgue » (Assistante sociale, 12).
Le schéma de ce récit est constant : l'émotion esthétique ne survient jamais
au musée, mais toujours à la sortie, au hasard des rencontres ou des pérégrinations.
Le véritable beau, ce n'est pas le beau socialement défini comme tel, c'est ce qu'on
a soi-même découvert, même si c'est quelque chose de socialement défini comme
laid:

« Un coin de prédilection c'est, derrière la Cité, un petit pont qui est fait en fer et
en bois. On marche sur des lattes de bois. Là le ciel est dégagé et cette construction
métallique laide, mais qui me plaît quand même. J'aimerais bien avoir une maison
là » (Professeur de philosophie, 27).

On voit donc que, même lorsque la découverte est d'ordre esthétique, son
objet tend à ne plus être une « chose à voir » prédéterminée. Toutefois l'objet
de la découverte, et en général du voyage touristique rénové, est loin d'être
exclusivement esthétique. Plusieurs interviewés insistent sur son caractère
« informatif ».

« Quand je vais faire du tourisme, je vais voir quelque chose qui m'intéresse parce
que j'ai des connaissances. Si j'étais industriel, le tourisme signifierait pour moi faire
un détour en passant par une ville où il y a une usine dont j'ai entendu parler et que
j'aimerais visiter. Pour un gastronome, c'est faire un détour pour aller dans un
restaurant dont il a entendu parler » (Cinéaste, 15).

84
Le tourisme jugé

t On a passé deux jours dans une usine en Suède, une usine de fabrication de verrer
ies,de cristaux, c'est le genre d'expérience que la plupart des gens ne font pas. On
voulait voir un ingénieur, on a pris le premier sur la liste, et c'est ainsi qu'on a pu faire
cette expérience. Nous n'avions aucune lettre de recommandation.
Q. Vous connaissiez l'existence de cette fabrication de verreries ?
R. Oui, toujours par la préparation du voyage, c'est quelque chose de fondament
al » (Ingénieur, 10).
L'objet de la découverte est donc plus que tout autre ce sur quoi le voyage est,
par excellence, moyen d'information : le pays et les gens.

Le pays et les gens.

Analysant, il y a une douzaine d'années, l'idéologie du Guide bleu, Roland


Barthes affirmait qu'elle était en fait démodée par rapport aux préoccupations
réelles de la bourgeoisie moderne en voyage touristique :
« ... Il est incontestable que le voyage est devenu (ou redevenu) une voie d'approche
humaine et non plus « culturelle » : ce sont de nouveau (peut-être comme au xvme
siècle) les mœurs dans leur forme quotidienne qui sont aujourd'hui objet capital du
voyage, et ce sont la géographie humaine, l'urbanisme, la sociologie, l'économie
qui tracent les cadres des véritables interrogations d'aujourd'hui même les plus
profanes1. »

L'idéologie du voyage vécu par cette bourgeoisie moderne ne serait donc pas,
ou pas essentiellement, l'idéologie « romantique », mais une idéologie moderne,
sociologisante :

« Je suppose que si l'on confiait l'élaboration d'un nouveau guide touristique, disons
aux rédactrices de l'Express ou aux rédacteurs de Match, on verrait surgir, pour dis
cutables qu'ils doivent être encore, de tout autres pays : à l'Espagne d'Anquetil ou
de Larousse succéderait l'Espagne de Siegfried, puis celle de Fourastié *. »

Les interviews semblent confirmer cette thèse. La plupart des interviewés


affirment s'intéresser aux gens ou aux mœurs :
« Ce qu'on aime surtout, c'est se mêler aux gens » (Technicien, 4).
« Nous avions envie de connaître ce pays. Connaître les gens, c'est là notre premier
but » (Secrétaire, 18).
« On a essayé de prendre contact avec les Tchèques. C'était un peu difficile, parce
qu'on ne parlait pas la langue. On a quand même essayé de se renseigner sur le mode
de vie, sur les mœurs, sur le travail, sur ce qui se faisait là-bas. C'était très intéressant. »
(Institutrice, 28).

Cet intérêt pour les gens est souvent opposé à un intérêt pour les monuments
ou pour les musées :

« D'abord les gens, comme ils sont, comme ils habitent, comme ils vivent, de quoi
ils parlent, comme ils pensent, les choses qu'ils font, et puis voir les musées, Je n'aime
pas beaucoup les musées, parce que c'est toujours un peu mort » (Décorateur, 6).
« Oui, je fais du tourisme partout, dans n'importe quelle banlieue, dans n'importe
quel petit bled de France. Je préfère les gens aux monuments » (Assistante sociale, 12).

1. Roland Barthes, « Le Guide bleu », Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 138.


2. Ibid., p. 139.

85
Olivier Burgelin

Tantôt le tourisme est considéré, comme ici, comme comportant cet intérêt
pour les gens. Tantôt au contraire — et c'est le cas le plus fréquent — il est
identifié au sight-seeing et opposé à l'intérêt pour les gens et les mœurs. Dans
ce cas le contenu artistique peut être récupéré comme « faisant partie » des gens :
« Je suis allé à Sienne, Volterra, des villes qu'il faut voir, assez récentes (sic), non
pas pour faire du tourisme ; ça fait partie de l'Italie ; les gens sont tellement diff
érents dans tous ces endroits. A mon avis ce qui est intéressant c'est de voir le pays
et les habitants dans le pays. Évidemment les réalisations artistiques font aussi bien
partie des gens — il faut les voir... les musées, après tout, on les a dans les bouquins. »
(Étudiant, 9).

D'une façon générale l'intérêt pour les gens ne doit pas être compris comme
un simple goût des contacts humains, mais comme un intérêt pour le pays, pour
les cadres socio-géographiques de l'existence. Parfois même cet intérêt est ident
ifié avec un certain nombre de disciplines qui sont à peu de choses près, celles-là
même qu'énonce Barthes :

« On s'intéresse moins aux monuments, surtout à la sociologie, la géographie,


l'économie » (Professeur d'histoire, 3).

(Comme il n'a pas été question de monuments jusque là dans cet interview,
nous ne pouvons savoir si ce « moins » fait allusion à une évolution des goûts du
ménage de l'interviewée, ou à une opposition entre eux et ceux de gens « moins »
évolués.)
La règle d'or de ce tourisme rénové, purement négative, revient dans les deux
tiers des interviews : c'est de fuir les touristes. Mais cette règle se monnaye parfois
en pratiques spécifiques :

oc ... Nous nous sommes arrêtés dans des petits villages dont je ne me souviens pas
du nom, où nous achetions à manger et nous couchions chez l'habitant pour avoir
plus de contacts avec les gens. C'est plus vrai que par on dit, que même ce qu'on peut
lire. Nous voulions avoir une vue plus objective » (Secrétaire, 18).

De plus il est généralement considéré comme souhaitable de parler la langue


du pays, ou tout au moins d'avoir une langue commune avec ses habitants.
Plusieurs interviewés mentionnent une préparation livresque géographique,
historique ou littéraire, parfois limitée à la lecture d'un ouvrage de la collection
« Petite planète », et parfois plus substantielle. Plusieurs interviewés mention
nent enfin une préparation documentaire non livresque (renseignements oraux,
adresses, etc.).
L'idéologie « bourgeoise » du voyage est donc bien celle que décrivait Roland
Barthes. Sans tenter de déduire la pratique de l'idéologie, ajoutons que nous
avons quelques raisons de penser que l'intérêt affiché pour l'humain est réel,
plus réel sans doute que l'intérêt pour les monuments ou les musées. Non seul
ement les monuments ou les tableaux cités sont très rares dans les interviews,
mais ils le sont sans aucune précision, et ils ne sont jamais le point de départ
d'un commentaire quelconque. Au contraire les anecdotes concernant les mœurs
sont nombreuses, vivantes et précises. Le fait en lui-même n'est pas absolument
probant : les types d'expérience ne sont pas comparables et ne se prêtent pas
également à la verbalisation. Peut-être possède-t-il malgré tout une certaine
valeur indicative.
86
Le tourisme jugé

En tout cas l'idéologie distingue et oppose de la manière la plus nette deux


types de pratique : d'une part le sight-seeing, la visite systématique et selon
un rythme échevelé, des monuments, des musées ou des sites, avec le concours
d'un Baedeker ou d'un Guide bleu ; d'autre part un voyage de découverte, dont
le but est d'abord la connaissance des hommes, et qui non seulement remet
en cause la méthode du sight-seeing mais, dans une large mesure, propose un
nouvel objet au voyage touristique.

L'aventure.
Un des points sur lesquels les théoriciens du sight-seeing tombent le plus fac
ilement d'accord et reviennent le plus volontiers est que toute trace d'aventure
est désormais éliminée du voyage touristique moderne. Recréer artificiellement
les conditions de l'aventure est aujourd'hui possible, remarque Boorstin, mais
prodigieusement coûteux en temps, en argent et en énergie. Pour Enzensberger
c'est dans le fascisme que l'idéologie de l'aventure a trouvé au bout du compte
sa vérité.
Une partie des interviewés considère au contraire qu'il subsiste de véritables
possibilités d'aventure dans le monde moderne. Il suffit d'aller un peu plus loin
que les autres :

« La Turquie, avec ses mœurs et ses gens, ce n'est pas l'idée de vacances attitrées,
on voulait être surpris. Par exemple la Grèce c'est fini, tout le monde y va, alors
qu'en Turquie on est en face d'un pays sauvage dès le début » (Technicien, 4).

Mais plus encore que d'aller loin, ce qu'il faut pour trouver l'aventure c'est
s'éloigner des sentiers ô combien battus de la masse des touristes sight-seeing
et, pour commencer s'organiser autrement qu'eux, ne pas s'entourer du même
confort et des mêmes garanties :

« Nous sommes partis à six, j'avais acheté une vieille voiture américaine, à trois
garçons, trois filles. On a eu des tas de pépins et c'est comme ça qu'on a connu des
gens sympas puisqu'il n'y a que ceux-là qui vous aident. On est passé par la Yougos
lavie, à Skopljé, juste avant le tremblement de terre. Ensuite on a fait la Grèce
du Nord. On a mis un pied en Asie, pas grand'chose, pour dire qu'on a mis un pied
en Asie. Le voyage a duré en tout deux mois, on n'avait pas tellement d'argent,
on vivait chez l'habitant, c'était un peu l'aventure, c'est ce qu'on recherchait »
(Technicien, 4).

Tremblement de terre, Asie, ce qui est symbolisé dans ces « aventures » si


éminemment symboliques, c'est toujours une violence qui, comme toute violence,
est rupture de la banalité quotidienne. C'est là ce qui distingue l'aventure de la
découverte telle que nous l'analysions plus haut. L'aventure comporte néces
sairement un élément traumatique qui en est le piment et en garantit l'au
thenticité :

« Voir le désert, rien devant soi, c'est formidable. On ne sait pas où on va, on a
un sentiment de peur » (Technicien, 4).

Élément traumatique que nous retrouvons dans l'attirance pour les bas
quartiers et le parfum d'agression sexuelle qui en émane :

87
Olivier Burgelin
a J'ai été à Soho, et j'ai vu les caïd de Soho, dont il faut certainement plus se méfier
qu'à Pigalle. Soho c'est très crasseux, c'est de la basse pornographie. On y vend des
pilules pour jeunes mariés, tous les produits ayant trait au sexe sont étalés » [Acteur, 7).

Mais le trauma n'est pas toujours si clairement établi. Il peut n'être qu'un
élément latent, inséparable de la rencontre :

« Dans le fin fond de la Macédoine, on a eu toutes les peines du monde à se faire


comprendre. Ils ne parlaient pas du tout le français, ils nous ont pris pour des All
emands. On a eu un mal fou à leur faire comprendre qu'on était des Français. On a
rencontré des femmes qui faisaient leur marché. On les a suivies dans une boutique
où on fabriquait des chaudrons en cuivre. On a fait presque l'effet de Martiens qui
débarquaient sur la terre. Elles nous ont demandé si on avait des hommes, parce que
le fait de circuler sans hommes les a surpris au plus haut point. On n'avait pas d'al
liances, on n'avait pas l'air d'avoir d'enfants. Elles nous montraient du doigt et
riaient tant et plus. On était un sujet d'hilarité » (Assistante sociale, 12).

On voit l'ambiguïté de toutes ces aventures. D'une part il y a pour certains


interviewés, et à des degrés divers, une sorte de jeu dans lequel chacun s'efforce
de recréer sans cesse les conditions d'apparition de l'élément traumatique qui
fait son plaisir — un peu comme s'il se rendait au train-fantôme ou dans les
manèges des fêtes foraines. Mais d'autre part, comme l'imprégnation, comme la
découverte, l'aventure est encore, aux yeux des interviewés qui en font état,
expérience du monde et mode de connaissance.

Repos, nature et liberté.

Toutes les solutions que nous venons de passer en revue — imprégnation,


découverte, aventure — tentent de redonner un sens au voyage et, en ce sens,
peuvent être considérées comme des formes rénovées de tourisme, des alternatives
au sight-seeing dans le cadre d'une formule générale qu'on pourrait dire être
celle du tourisme ou du voyage « culturel ». Il reste qu'il est possible de sortir
de ce cadre et d'adopter pour ses vacances des formules entièrement différentes.
Parmi ces formules les seules qui soient citées par les interviews sont celles de
« vacances-repos » de deux types :
1) d'une part des vacances de plage ou de croisière, maritimes et solaires, que
les interviewés lient au farniente, à une certaine sensualité, à l'absence de
contraintes sociales, au dépaysement, confirmant dans l'ensemble la description
que donne Edgar Morin de ce type de vacances (Morin, 221) ;
2) d'autre part des vacances villageoises et champêtres que les interviewés
lient à un calme parfois un peu ennuyeux et à l'enfance.
Sommes-nous encore ici dans le cadre du « tourisme » ? Avec un certain usage,
nous considérerons ici que non. Nous maintiendrions pourtant — si tel était
notre objet — la nécessité d'étudier ensemble tous les contenus de vacances,
« touristiques » ou non. Cette nécessité passe ici au second plan puisque, du point
de vue des jugements d'évaluation, que nous considérons essentiellement ici,
nous entrons avec les « vacances-repos » dans un ordre de réalité autre que le
tourisme. Nous ne les mentionnons donc ici que pour rendre complète la liste
des alternatives proposées par les interviews au sight-seeing.

88
Le tourisme jugé

IV. ASPECTS DE LA STRUCTURE IDÉOLOGIQUE


DES JUGEMENTS SUR LE TOURISME

Quelques thèmes sont revenus tout au long de notre examen. En particulier :


1) Le tourisme (au sens de sight-seeing) est une activité dégradée ou aliénée,
caractéristique d'un homme inférieur ou aliéné. C'est le capitalisme ou, plus
vaguement, la société moderne qui sont responsables — aux yeux des théoriciens
plus nettement qu'aux yeux des interviewés — du développement de cette activité.
2) En face de ce tourisme dégradé, les interviewés prônent, souvent en util
isant un autre terme, un tourisme rénové quant à sa forme et quant à son contenu,
présenté comme une activité personnelle et libre.
3) La dégradation du tourisme est inséparable du type de relation que le
touriste sight-seeing lie avec la « chose à voir » : un simple « voir » superficiel sans
pénétration ni connaissance véritable.
4) Les interviewés opposent à ce « voir » superficiel d'autres modes de connais
sance ou de contacts avec la réalité : imprégnation, aventure, découverte, appro
fondissement intellectuel ou contact sensuel.
Les thèmes 1 et 3 sont communs aux écrits et aux interviews — entendons
à la fraction « bourgeoise » ou « cultivée » d'entre eux sur laquelle nous nous fondons
exclusivement. Les thèmes 2 et 4 ne se trouvent que dans les interviews, les
écrits ne proposant pas d'alternative au sight-seeing. Pourtant il faut bien
que ces alternatives existent sinon réellement, du moins à titre de modèles vir
tuels, pour que la critique ait un sens.

Le marché touristique.

Il est possible de proposer une organisation systématique des critiques entrant


sous l'item* 1 et de leurs alternatives entrant sous l'item 2, à partir d'une certaine
analyse des conditions d'exercice du tourisme dans les sociétés modernes. Consi
dérons simplement pour cela le tourisme comme la recherche d'un certain type
d'informations, s'exerçant selon certaines modalités dans un certain domaine.
Un certain type d'informations : entendons par là non, bien sûr, des informations
d'un caractère factuel ou dénotatif comme est censée nous en donner la science,
ou même notre journal, mais plus généralement des informations culturellement
pertinentes. Cela n'exclut du tourisme ni la quête de l'ineffable, ni celle du trauma,
ni celle de la bonne chère — mais ne les y fait entrer que dans la mesure où elles
sont prises en charge par une culture.
Selon certaines modalités: le tourisme n'est pas directement lié aux intérêts
vitaux de subsistance de l'organisme, ni, sauf exception, à l'activité professionn
elle qui les prend dans une certaine mesure en charge dans les sociétés modernes.
Et même dans le 'cas de ces exceptions (nous en avons vu quelques-unes dans
les interviews), la recherche touristique garde un caractère d'une part non
systématique, d'autre part facultatif, et reste une activité à" amateur.
Dans un certain domaine : il n'y a pas de consensus qui limite précisément
le secteur de la réalité dans lequel est susceptible de s'exercer le tourisme. Pour

89
Olivier Burgelin

Enzensberger, explorateurs et cosmonautes sont déjà, de nos jours, des touristes.


Il est probable que de nombreux interviewés le contesteraient. Quoiqu'il en soit
le secteur de la réalité dans lequel s'exerce le tourisme est bien quelque chose
comme l'univers — non pas au sens où l'univers englobe toute chose, mais au
sens où il est ce qui, de l'étendue, nous est ouvert : faire du tourisme c'est « aller
dans le vaste monde ».
Le tourisme ainsi entendu est pratiqué par des millions d'hommes et, inév
itablement, est organisé en fonction de cette pratique. Dans les sociétés occiden
tales contemporaines, les seules où le phénomène touristique ait été analysé
par les textes ou les interviews dont nous nous sommes servis, cette organisation
relève, comme l'ont montré Enzensberger et Boorstin du « capitalisme », ou,
plus précisément du modèle du marché. Le tourisme est donc organisé sur le
même modèle que le système économique, mais également que le système poli
tique ou que la distribution des biens culturels en général *.
Cette organisation du tourisme joue un rôle capital dans la contestation.
Il est en effet remarquable que si certains contestent le projet touristique lui-
même (ce n'est pas sur les sommets ni dans les pays lointains qu'il faut aller
chercher la liberté, note Enzensberger), toutes les critiques portent en fait non
sur ce projet lui-même mais sur la manière dont il se concrétise dans la pratique
touristique effective.

Le marché touristique: V offre et la demande.

Certains auteurs cités manifestent une claire conscience de l'existence de cette


structure de marché ; aucun des auteurs ni des interviewés ne considère toutefois
le marché comme une adaptation réciproque de l'offre et de la demande, mais
comme un alignement pur et simple de l'une sur l'autre.
1) Enzensberger, nous l'avons vu, part de considérations concernant la de
mande. Cette demande est, selon lui, demande de liberté, donc en elle-même
bonne. Mais elle est en même temps mal adressée (fuite devant le réel). Il y a donc,
bien sûr, un péché originel de la demande, mais la dégradation du marché tou
ristique reste essentiellement imputable à l'offre, qu' Enzensberger identifie
avec le régime politico-social, le capitalisme. Il ne conçoit donc pas la structure
du marché comme adaptée à des fins de distribution ou d'adaptation réciproque,
mais uniquement comme mise au service des fins manipulatives du capitalisme,
et donc en dernière analyse, adaptation de la demande à l'offre.
2) Pour Boorstin comme pour Gobineau, comme pour la plupart des inter
viewés semble-t-il — même ceux qui manifestent par ailleurs des opinions de
gauche — c'est l'homme moderne qui est considéré comme responsable du sight
seeing, donc la demande. Toutefois il y a des différences entre les prises de posi
tion des uns et des autres.

1. Parsons montre que les systèmes économique, politique et des communications


de masse américains sont construits sur une même matrice et que les critiques apportées
au système des communications de masse et à la culture de masse peuvent s'organiser
sur le même modèle que les critiques apportées aux systèmes économique et politique.
Cf. en particulier : Parsons (T.), White (W.) « The Mass Media and the Structure of
American Society », The Journal of Social Issues, 1960 (3), p. 67-77. C'est ce modèle
que nous utilisons dans les pages qui suivent pour classer les critiques apportées au
fonctionnement du « marché » touristique.

90
Le tourisme jugé

a) Boorstin, nous l'avons vu, part d'une longue analyse de l'offre capitaliste.
Mais à le lire, il apparaît clairement que l'offre n'a fait que s'adapter de manière
toujours plus parfaite à la demande. Le seul vice du capitalisme, c'est d'être
en quelque sorte trop parfait, de réaliser un pur miroir de l'homme demandeur.
Il n'y a donc pas, à proprement parler, de manipulation. L'analyse est donc
l'exact inverse de celle d'Enzensberger.
Mais par ailleurs Boorstin considère l'abaissement moderne de la demande
comme un problème essentiellement moral. Il pense contribuer à transformer la
situation qu'il dénonce par un appel à la conscience du lecteur :

« II faut nous éveiller avant de pouvoir marcher dans la bonne direction. Nous
devons démasquer nos illusions avant de comprendre que nous avons été somnamb
ules, etc. » (Boorstin, 325).

b) Pour Gobineau, comme pour la plupart des interviewés, il semble que la


dégradation de la demande touristique soit purement et simplement liée à l'accès
au tourisme de nouvelles couches sociales — que nous avons appelées d'un terme
générique la masse. De ces couches sociales la définition varie avec l'époque et
la situation sociale de celui qui parle : bourgeoisie d'affaire pour un aristocrate
du xixe siècle, petite bourgeoisie pour un grand bourgeois du xxe, prolétariat
pour un petit bourgeois contemporain.

Possibilités offertes par le marché touristique.

Le développement d'un marché touristique serait inconcevable si, à un certain


niveau tout au moins, il ne donnait pas à chacun de ceux qui l'utilisent un plus
haut degré de liberté dans l'exploitation des éléments qu'il englobe. En fait
dans la partie « positive » de leurs déclarations, les interviewés ont affirmé bénéf
icier d'un grand nombre de possibilités dont l'existence est manifestement liée
à celle du marché touristique. D'une manière générale le marché touristique
peut procurer à ceux qui l'utilisent :
1) Une plus grande liberté à l'égard des sources d'information par la multipli
cationde ces sources. Les interviewés ont souvent insisté sur le fait qu'ils choi
sissent aussi bien ce qu'ils vont voir que la manière dont ils se documentent sur
ce qu'ils vont voir. Il est clair qu'en général le développement d'une infrastructure
touristique ou para-touristique augmente considérablement les sources d'info
rmations et les possibilités de choix entre elles. Même si je m'intéresse à un sujet
dont les sources premières d'information sont aussi limitées que la peinture
italienne, je peux visiter des musées, consulter des reproductions, consulter
des livres ou des guides, etc. Pratiquement aucune de ces possibilités n'exis
terait sans la constitution d'un marché touristique.
2) Une plus grande liberté à l'égard du contenu diffusé par ces sources. Certes
il y a toujours eu un très grand niveau de liberté en ce qui concerne la réception
et l'interprétation des informations recueillies par exemple au cours d'un voyage.
Mais cette liberté augmente lorsque les sources d'information se diversifient et
lorsque l'infrastructure se développe. Ce dernier point mérite peut-être un com
mentaire. En l'absence d'infrastructure touristique, un type de contenu infor-
matif prend le pas sur tous les autres : c'est tout ce qui concerne l'état des routes,

91
Olivier Burgelin

les possibilités de vie et de logement, etc. Le développement de l'infrastructure


permet au contraire de faire abstraction de certains aspects du contenu informatif
pour en élire librement d'autres. En fait nous avons vu les interviewés manif
ester un grand souci d'utiliser cette liberté en déclarant élire tel ou tel aspect
du contenu informatif global du voyage touristique, de préférence à tel autre.
3) Une plus grande liberté à l'égard des coûts de toute nature : qu'il s'agisse
du coût monétaire, du coût énergétique, du coût en attention etc. En général
le développement d'un marché implique que l'usager ne soit pas entièrement
tenu à des termes particuliers d'échange. Un touriste peut, par exemple, consacrer
plus ou moins d'argent à un voyage, dépenser plus ou moins d'énergie pour atteindre
le but qu'il s'est fixé en fonction de l'intérêt relatif qu'il porte (par exemple)
à ce but et au trajet nécessaire pour l'atteindre.
4) Une plus grande liberté à V égard du temps. La permanence du marché
touristique et des éléments qui le constituent fait qu'un touriste peut choisir
pour recueillir tel type d'information le moment qui lui convient sans être obligé
de recueillir le maximum d'informations au moment plus ou moins accidentel
où elles se présentent. Ici encore nous avons vu les interviewés affirmer utiliser
cette liberté, déclarer pouvoir remettre certaines choses à plus tard, etc..

Dégradation du marché touristique.

Si, dans l'ensemble, les interviewés ont paru plus ou moins satisfaits des possi
bilités que leur offre le marché touristique, ils ont par ailleurs plus ou moins
intégralement adopté des vues contraires concernant les « touristes ». Ces vues
contraires nous les avons trouvé unilatéralement développées dans les écrits-
Elles se ramènent en général à nier la réalité pratique des libertés dont nous
venons de dresser l'inventaire.
1) Selon la théorie du sight-seeing, il n'y a pas de pluralité réelle des sources
d'information, mais monopole de fait au profit du Baedeker et des éléments
constitutifs du voyage organisé. En fait les touristes ne connaissent jamais que
quelques hôtels, quelques paysages, et quelques « hauts lieux » artistiques qu'ils
sont plus ou moins « contraints » d'aller voir, et dont la liste est imposée par le
Baedeker.
2) Le Baedeker et les pratiques de truquage et de guidage qui l'accompagnent
font disparaître toute liberté réelle à l'égard du contenu en imposant en fait une
interprétation de ce contenu.
3) La liberté à l'égard des coûts disparaît lorsque « l'obligation d'aller voir »
prend un caractère compulsif. Pratiquement la dépense d'argent nécessaire pour
atteindre tel ou tel but touristique est planifiée par les agences de voyage ou par
le capitalisme manipulateur qui détient les leviers de commande du marché
touristique. Et si le touriste est, comme nous l'avons vu, toujours fatigué, n'est-ce
pas le signe qu'il n'a pas la liberté de doser réellement sa dépense énergétique ?
4) La liberté à l'égard du temps disparaît avec des phénomènes tels que la
mode ou la fabrication artificielle d'événements touristiques (fêtes folkloriques,
sons et lumières, festivals, etc.). En fait l'usager du marché touristique n'a
nulle possibilité de choisir enfonction de ses besoins propres le moment de l'échange,
de la délivrance de l'information, moment qui lui est imposé par les instances
touristiques.
On voit maintenant comment il est possible d'en venir à considérer le marché

92
Le tourisme jugé

touristique exclusivement sous l'angle de la dégradation. Il suffit :


1) d'isoler les aspects « négatifs » et les aspects « positifs » du marché touris
tique, soit en passant les seconds sous silence, soit simplement en méconnaissant
leurs liens avec les premiers.
2) de ne considérer le marché lui-même que comme un épiphénomène soit de
l'offre — et donc de la structure sociale — soit de la demande — et donc de la
culture.
Ces deux distorsions idéologiques sont solidaires. A partir du moment où le
marché est reconnu comme une structure d'échange et d'adaptation réciproque,
il devient évidemment difficile d'opérer la sélection des informations sur laquelle
repose, en définitive, la théorie du sight-seeing. On voit enfin que la critique
pessimiste du tourisme ne présente nulle originalité de structure par rapport à
ses eonsœurs les critiques pessimistes de la culture de masse et de l'économie de
marché. Établie sur la même matrice, on peut supposer qu'elle vient remplir
des fonctions à certains égards analogues, en tant que critique pessimiste de la
société industrielle moderne. Toutefois nous ne nous étendrons ici que sur ses
aspects spécifiques, en revenant tout d'abord aux deux derniers thèmes que nous
énumérions tout à l'heure : la dépréciation du « voir » et son alternative positive.

La dépréciation du voir.

La scission qu'opère l'idéologie entre deux types d'usage du marché touristique


se retrouve sur un autre plan avec la distinction qu'elle opère entre deux modes
de saisie, authentique et inauthentique, de l'information touristique. Il est
curieux de constater à quel point nous avons peu rencontré l'opinion selon laquelle
il y aurait un quelconque bénéfice à simplement voir un tableau, un monument,
ou un paysage. La théorie du sight-seeing, telle que nous l'avons rencontrée aussi
bien dans les interviews que dans les écrits, accomplit au contraire un procès
en règle du « simplement vu », qui apparaît à travers elle comme dérisoire. En
particulier :
1) Le simplement vu est pauvre. Il ne livre que l'aspect extérieur, la surface
des choses, non leur profondeur ni leur sens véritables. Le simplement vu n'est
pas du connu : il ne participe pas au véritable savoir, celui qui s'acquiert par la
lecture, par l'audition, par le contact humain, éventuellement par la sympathie.
En même temps le simplement vu est fâcheusement intellectualisé : il s'oppose
au senti du toucher, du goût, de l'odorat x, dont il n'a pas l'inépuisable foisonne
ment.
2) Le simplement vu est doublement inauthentique. Il recèle d'abord des
possibilités de tromperie ou de déception analogues à celles des mots par rapport
aux choses. Il n'est qu'une apparence extérieure, un décor truquable et donc
généralement truqué. D'autre part sa pauvreté fait que nous nous laissons en
traîner à plaquer sur lui le premier signifié venu, celui qui nous est fourni par la
publicité, le Guide bleu, la mode, la culture ambiante.
C'est bien sûr, dans les alternatives proposées au sight-seeing par les interviewés
qu'apparaît le sens qu'ils donnent à cette dépréciation du voir. Au lieu de regarder
une nature pittoresque s'étalant autour de lui en un panorama, comme le tou-

1. Il serait intéressant de savoir si la couleur se situe du côté du simplement vu ou


au contraire du côté du senti.

93
Olivier Burgelin

riste romantique, le touriste moderne va s'efforcer de s'enivrer de ses parfums,


de la consommer culinairement, de la pénétrer et d'être pénétré par elle, de se
laisser brûler par les rayons du soleil. Au lieu d'intégrer les hommes et leurs
coutumes au décor pittoresque, il va tenter de les découvrir, que ce soit par la
sociologie ou par la sympathie. En général au lieu de chercher dans le monde
un spectacle, il va s'en imprégner, chercher en lui soit un objet de connaissance
soit un objet de sensation vive ou forte, voire même un trauma.
Connaissance ou participation affective ou sensible, cette relation opposée
au voir est vécue comme personnelle et libre. Nous avons vu au contraire toutes
les aliénations liées au simplement vu du sight-seeing. Notons en particulier ces
deux traits caractéristiques et contradictoires :
1) Le vu du sight-seeing, c'est le déjà vu, le vieilli, le démodé. Le procès du
sight-seeing est celui d'un système de signes qui a épuisé sa richesse et son pou
voir, tout simplement par usure de sa valeur informative.
2) Mais, en même temps, le sight-seeing c'est la modernité, la « civilisation
de l'image » qui est réputée être la nôtre, et dont la photographie, avec son double
caractère de technicité, et d'automaticité, est en quelque sorte l'emblème.
La synthèse de ces contradictions s'opère dans l'idée de décadence, manifeste
dans plusieurs textes ou interviews cités, latente dans l'ensemble du procès intenté
au tourisme.
Faut-il aller plus loin et rapprocher cette contestation du « vu » du fait que,
par exemple, dans d'autres contextes le regard d'autrui est ouvertement considéré
comme menaçant ? Il est certain que le sens de cette dépréciation du voir ne s'épuise
pas dans les oppositions plus ou moins manifestes que nous avons dégagées.
Poursuivre l'analyse nous entraînerait toutefois plus loin que nous ne pouvons
aller ici.
Contentons-nous de constater que nous rencontrons le même dualisme dans la
« théorie de la connaissance » que dans la « sociologie » accompagnant la critique
pessimiste du tourisme. L'homme aliéné du sight-seeing n'est censé accéder à la
nature ou aux choses ni directement par les sens, ni indirectement par le savoir :
il est prisonnier dans cette culture trafiquée, ces signes ou même ces signaux qui
parsèment le parcours balisé que lui impose le discours censurant du Baedeker.

La brèche colmatée.

Si nous devions maintenant tenter d'établir quel genre de fonctions viennent


remplir les théories pessimistes ou négatives du tourisme, nous devrions faire
appel à un autre type d'expérience que celui dont nous nous sommes servis
ici. Si nous examinions non pas comment le tourisme est jugé, mais comment il
est pratiqué, ne serions-nous pas obligé de constater que cette activité si vivement
contestée au niveau des jugements est pratiquée dans un climat parfaitement
paisible et sans nulle contestation au niveau de la pratique, et ceci en particulier
dans la bourgeoisie d'où émanent les jugements que nous avons étudiés ? D'autre
part il est impossible, nous l'avons vu, d'opposer la sévérité des jugements de
quelques intellectuels radicaux à la béate satisfaction d'une bourgeoisie de
touristes épanouis. Cette thèse commode ne supporte pas l'examen : chaque
bourgeois satisfait porte en lui un intellectuel radical. (Nous ne pouvons dire
sur la base des textes utilisés si chaque intellectuel radical porte en lui un bour
geois satisfait.) En fait la seule chose que nous puissions opposer ce sont deux

94
Le tourisme jugé

expériences : tout indique que ce sont les mêmes individus qui contestent vi
olemment le tourisme quand l'heure est à le juger et le pratiquent sans problèmes
quand l'heure est venue de partir en vacances. Pourtant il faut bien que ces
jugements aient une quelconque fonction. Si celle-ci n'est pas de contribuer à
• l'orientation
c'est sans doute
de laqu'elle
pratique
est touristique
d'intégrer cette
en fonction
pratique
de touristique
la culture des
à laparticipants,
culture des
participants.
Le type de rationalisme auquel se réfèrent les jugements de la bourgeoisie moderne
peut difficilement rendre compte d'un certain nombre d'aspects du tourisme.
Par exemple :
1) Le caractère éminemment collectif de diverses déterminations du compor
tement touristique, pourtant censé être d'autant plus éminemment personnel
que l'élément esthétique y joue un grand rôle.
2) L'apparente disproportion entre le caractère onéreux (en temps, en argent,
en énergie) des déplacements, et le bénéfice — quelle qu'en soit la nature — qui
paraît en résulter.
3) L'élément plus ou moins manifeste de sacralité qui entoure certaines de ses
manifestations — en particulier celles qui ont trait à l'art.
4) Le caractère rituel et apparemment dépourvu de sens de comportements
comme celui, abondamment dénoncé par la théorie du sight-seeing, qui consiste
à passer devant une œuvre d'art trop vite pour pouvoir faire autre chose que la
« reconnaître ».
5) Le décalage entre différents niveaux de contenu de l'objet touristique, ou,
ce qui revient au même l'attrait pour l'extraordinaire, le fantastique, le prodi
gieux, etc.
Edgar Morin reconnaît quant à lui que c'est, au bout du compte, à ce genre
de questions qu'il faudrait répondre pour édifier une théorie du tourisme :

« Vacances et tourisme répondent à un double besoin de l'homme prisonnier de


la vie quotidienne : le retour au sein de la nature maternelle d'une part et d'autre
part le voyage dans l'au-delà » (Morin, 224-225).

Quelle que soit la signification exacte de ces métaphores, elles impliquent de


la manière la plus évidente, l'impossibilité d'interpréter l'activité touristique
dans les termes de ce rationalisme banal commun aux théoriciens du sight-seeing
et aux interviewés. Est-ce à dire que les autres auteurs cités et les interviewés
n'ont pas vu ces problèmes ? En fait nous pourrions trouver chez certains un mo
ment où surgit la conscience d'un certain mystère dans le comportement touris
tique. Enzensberger nous parle de « rêve projeté dans le lointain », certains
interviewés de « lieux saints » ou de « pèlerinage ».
Mais c'est justement là qu'intervient la théorie du sight-seeing et le procès
du tourisme de masse. Ils viennent, à un certain niveau de rationalisme 1, accomp
lir la fermeture de ce qui était en train de s'ouvrir et par quoi auraient pu venir
s'engouffrer des données que ce niveau ne peut pas en fait véritablement intégrer.
Ainsi tout ce qu'il peut y avoir d'apparemment irrationnel dans le comportement

1. D'ailleurs variable. Enzensberger a parfaitement vu la structure de l'attitude


qui consiste à juxtaposer l'amour du tourisme et la critique des touristes. Mais il referme
cette porte, en attribuant cette position non à une nécessité fonctionnelle, mais à l'irr
éflexion ou à la sottise de celui chez qui il la relève.

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Olivier Burgelin

touristique est rejeté sur la tête d'un touriste de référence et attribué à la mode,
à l'obscurantisme, à la bêtise humaine ou à l'aliénation.
La théorie du tourisme — si l'on entend par là une théorie intégrée aux sciences
humaines contemporaines et non à un rationalisme moyen d'homme cultivé —
la théorie du tourisme reste à faire. Est-il utile de dire que sa base ne pourra être
qu'une véritable description de l'activité touristique? Ce n'est pas en plaquant
sur de pseudo-faits ou sur des faits sélectionnés une théorie passe-partout de
l'aliénation moderne que l'on fera avancer une réflexion dont les progrès, depuis
un siècle, paraissent somme toute très modestes.

Olivier Burgelin
École Pratique des Hautes Études, Paris.

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