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Le tourisme jugé
In: Communications, 10, 1967. pp. 65-96.
Burgelin Olivier. Le tourisme jugé . In: Communications, 10, 1967. pp. 65-96.
doi : 10.3406/comm.1967.1144
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1967_num_10_1_1144
Olivier Burgelin
Le tourisme jugé
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comme nous serons amenés à le préciser, cette « théorie » n'est-elle le fait que
d'un certain groupe social, aux frontières duquel s'arrête donc avec elle la vali
dité de notre analyse.
Les trois premières parties de notre travail exposeront cette « théorie » du
tourisme, telle que nous l'avons trouvée dans un certain nombre de textes et
d'interviews. La quatrième partie tentera d'en donner une interprétation.
I. LE TOURISME CONDAMNÉ
Les textes écrits que nous utiliserons tout d'abord sont tous, à quelque degré,
des condamnations explicites du tourisme. Tous se heurtent donc d'abord à
un même problème. Le tourisme est une activité qui se présente comme fo
ndamentalement positive : le touriste est un homme qui va voir des choses
généralement considérées comme dignes d'être vues — qui semble-t-il, fait
quelque chose de « bien » et non quelque chose de « mal ». La critique du
tourisme, et en particulier la critique écrite, doit donc d'abord tenter de détruire
cette positivité, avant même que de pouvoir mettre en cause l'homme ou la
société touristique. C'est à quoi va s'employer ce que nous appelons la théorie du
sight-seeing. De là les positions vont s'égailler dans un éventail dont nous situe
rons les articulations principales.
La théorie du sight-seeing.
Nous appellerons arbitrairement théorie du sight-seeing, la théorie selon laquelle
le touriste va non pas vers les choses mais vers les images des choses, et donc
qui réduit la chose à voir touristique à l'image. La sight, la chose à voir est préci
sément, dans cette théorie, ce en quoi la chose se confond avec l'image de la
chose, autrement dit la chose réduite au signe ou même au signal.
Grâce aux photographies, cartes postales, reproductions et guides de toute
nature, le touriste connaît ce qu'il va voir. Au moins le connaît-il comme sight,
c'est-à-dire comme élément normalisé digne d'un déplacement touristique :
« L'élément qui sert de norme au voyage est la sight, la chose à voir ; elle est,
selon sa valeur, classée au moyen d'une, deux ou trois étoiles » (Enzensberger 1, 167).
La définition de la sight nous renvoie donc à l'institution qui a accompli
la normalisation et distribué les étoiles : le Baedeker et ses avatars. Mais la mise
en image, la normalisation, ne sont pas seulement le fait de la description.
Elles atteignent la chose à voir elle-même :
« Ce qui est ainsi mis en boîte comme choses à voir, ce sont les images de ces loin
tains en quoi le romantisme a érigé la nature et l'histoire. Ces images se recroquevillent
là aux dimensions du jardin zoologique et botanique, ici à celles du musée » (Enzensb
erger,167).
Cette « mise en boîte » signifie, semble-t-il, que la sight a subi une opération
d'une importance capitale : elle a été détachée de tout contexte (c'est d'ailleurs
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dans cette mesure que nous pouvons l'identifier comme un signe). Ainsi privée
de l'épaisseur, de la réalité qu'elle détenait de sa solidarité avec son contexte,
elle n'est plus qu'une « image ».
Le détachement du contexte s'opère en plusieurs sens et de plusieurs manières.
D'abord en quelque sorte matériellement : par exemple lorsque les choses à voir
sont transférées dans un musée, hors de leur véritable « nature » culturelle :
« Pour les réunir, il a fallu les enlever à leur milieu authentique, à la culture autref
oisvivace qui créa et goûta ces œuvres véritables. Le visiteur du musée parcourt
en touriste un conservatoire d'objets de haute culture ; il ne voit pas les organes
vitaux d'une culture vivante » (Boorstin1, 134).
Il les voit d'autant moins que les sight romantiques ne sont que les premiers
éléments d'un répertoire que notre siècle a considérablement enrichi. D'abord
par pur et simple truquage : ,
« Pour satisfaire le touriste, le pays visité est amené à reconstituer artificiellement
son visage archéologique. La plupart des monuments sont restaurés. Sans cesse
à Pompéi on bâtit de nouvelles ruines. Dans quelques années le Parthenon sera
entièrement reconstruit. Un grandiose élan, digne du xne et du xme siècle, ressuscite
églises romanes et gothiques. Partout on décrasse, restaure et truque pour donner
satisfaction au mythe touristique » {Morin*, 223).
Naturellement ce truquage universel n'atteint pas seulement les ruines :
« Non seulement au Mexique ou à Montréal, mais aussi dans la lointaine Mecque
touristique du Guatemala, Chichecastenango, et dans les villages reculés du Japon,
d'honnêtes et sérieux indigènes embellissent leurs rites anciens, modifient et dévelop
pent leurs fêtes dans le sens du « spectaculaire », afin que les touristes ne soient pas
déçus. Pour satisfaire les exigences des agents touristiques et des voyageurs, partout
des gens deviennent d'infidèles copies d'eux-mêmes. Pour faire face à la demande,
aux meilleures saisons et aux heures convenables, ils parodient leurs rites les plus
solennels, leurs fêtes religieuses et populaires, au profit des touristes » (Boorstin, 136).
Mais ce qui l'intéresse le plus, au bout du compte, c'est sans doute ce qu'on
a purement et simplement fabriqué pour lui :
1. Boorstin (D. J.), L'image, ou ce qu'il advintdu rêve américain, Paris, Julliard, 1963,
(traduction de The Image, or What Happened to the American Dream, Atheneum Publi
cations, 1962) que nous indiquerons désormais par Boorstin, suivi de la page.
1. Morin (E.), « Vivent les vacances », in Pour une politique de l'Homme, Paris,
le Seuil, 1965, que nous indiquerons désormais par Morin, suivi de la page.
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même, aucun but, sinon d'attirer les étrangers, dans l'intérêt du propriétaire ou de la
nation » (Boorstin, 135).
C'est que le tourisme selon Morin répond à un besoin profond, celui du « voyage
dans l'au-delà », métaphore peut-être de la riche vie intérieure de l'univers des
fantasmes. Pour la théorie « orthodoxe » du sight-seeing, l'univers de l'image,
qu'il soit ou non celui du rêve, n'a pas de profondeur : ce n'est que le maigre
reflet d'une vision socialisée, consciente et pauvre. Certes pour Boorstin égal
ement l'univers touristique ne participe plus du temps et de l'espace traditionnels,
« classiques ». Mais selon Boorstin, il s'agit d'une perte pure et simple. Alors que
l'espace traditionnel était notre refuge « contre les mystères du temps, avec le
voyage de type touristique il perd son pouvoir de métaphore temporelle. Nous
vivons une « Ère sans Espace » (p. 150-151). Développement qui perd tout carac
tèremystérieux, si l'on veut bien admettre que ce que la théorie du sight-seeing
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soyons en quête de grandeur ou d'aventure, nous regardons dans un miroir au lieu
de nous mettre à la fenêtre, et nous n'apercevons que notre reflet » [Boorstin, 153).
Le cercle est fermé. Son voyage au pays des sights — au pays des ombres
— n'a mené le touriste qu'à contempler sa propre image, celle de son savoir,
celle de sa culture, celle de ses goûts, mille et mille fois reflétée. Il n'a rien appris
et rien oublié.
Le bétail touristique.
L'idée que le touriste ne sait pas voir est antérieure aux développements de
la théorie du sight-seeing : on la trouve déjà en plein xixe siècle :
« A bord du navire qui emmenait Valerio et Lucie et les poussait sur la nappe bleue
des flots entre les îles Brillantées et l'Archipel, se trouvait un bon groupe de ces excel
lents animaux, que la mode chasse tous les printemps de leur étables, pour les emmen
er faire, comme ils disent, un voyage en Orient. Ils vont en Orient et ils en revien
nent,ils n'en sont pas plus sages au retour. Ni le passé ni le présent des lieux ne leur
est connu ; ils ne savent ni le comment ni le pourquoi des choses. Les paysages qui
ne ressemblent ni à la Normandie ni au Somersetshire ne leur paraissent que ridicules.
Les rues des villes n'ont pas de trottoirs, il fait très chaud dans le désert ; les ruines
trop nombreuses sont hantées par des petits animaux qu'on nomme scorpions : les
puces se permettent, en nombre indiscret, des expéditions intolérables sur la personne
des passants ; les indigènes demandent trop de bakschishs, et on ne comprend pas
leur jargon. Toutes ces puérilités sont peu de chose, et on croit généralement que le
voyageur se contente de ces délicates remarques qui pourraient, à la rigueur, avec un
peu de peine, étendre le cercle de ses expériences et pénétrer un peu avant sous l'écorce
des choses. Ce qui l'arrête court, c'est qu'il ne sait pas voir ; il ne verrait jamais, dût-il
voyager aussi longtemps qu'Isaac Laquedem, les beautés, les singularités, les traits
curieux de ce qui s'étale sous ses regards. Gloire infinie à cette toute-puissante et
bonne sagesse, qui a bien donné assurément aux sots et aux méchants l'empire du
monde, mais qui n'a pas voulu que ces méchants et ces sots pussent en apercevoir
les perfections, en mesurer les douceurs et en posséder les mérites !
Il y avait, sur le paquebot, deux ou trois Anglais, trois ou quatre Français, cinq
ou six Allemands, fort préoccupés du dîner et du déjeuner du bord, jouant au whist
une partie de la journée, et le reste du temps causant avec deux actrices de Marseille
engagées pour le Théâtre de Péra ; plus un marchand de meubles qui allait s'établir
à Smyrne. Ces gens sont allés en Orient et en sont revenus avec le même profit qu'ils
auraient eu à tourner dans une chambre vide. Gloire, encore une fois, au Dieu bon
et bienveillant, qui a réservé quelque chose exclusivement pour les élus M »
On voit ici très clairement sur quelle conception de l'homme repose la critique
que Gobineau propose du tourisme. Si le touriste va voir ce qu'il ne sait pas voir,
c'est purement et simplement parce que c'est un être dépourvu de raison, un
animal. Un animal un peu particulier toutefois, puisqu'il est sensible à la « mode »,
ce qui, peut-être, est de nature à nous renseigner sur l'exacte portée de la méta
phore : le touriste est un être entièrement façonné par les déterminismes sociaux,
et de ce fait un être inférieur et méprisé. Inférieur par rapport à qui ? Évidem
ment par rapport à celui qui le dit, et s'affirme ainsi comme un être supérieur.
C'est sans doute à une supériorité intellectuelle et morale que songe ici l'auteur
des Pléiades. Mais comment, pour l'aristocrate qu'est Gobineau, le sentiment
de cette supériorité se distinguerait-il clairement de l'exaspération qu'il paraît
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éprouver devant le changement social qui fait accéder au voyage en Orient une
couche montante et mélangée ?
La fréquence des métaphores zoologiques, exclut que nous les traitions comme
de simples « faits de parole ». A l'époque de Gobineau elles venaient déjà tout
naturellement à la plume des observateurs du phénomène touristique. En 1865,
un consul britannique en Italie écrivait au Blackwood Magazine pour déplorer
l'invasion des touristes dans les villes d'Italie, désormais... :
« ... assaillies par les troupeaux de ces créatures ; car elles ne se séparent jamais,
et vous en voyez quarante s'écoulant le long d'une route avec leur chef de file qui,
tantôt devant, tantôt derrière, tournant autour d'elles comme un chien de berger,
semble réellement les garder. J'ai déjà rencontré trois de ces troupeaux, spectacle
si grotesque que je n'ai jamais rien vu de semblable » (cité par Boorstin, 118).
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le sight-seeing. Question délicate si l'on refuse d'admettre qu'anthropologique-
ment parlant le touriste y trouve un bénéfice réel, comme lesoutient Edgar Morin ;
et si, d'autre part, on refuse de considérer que les hommes, ou du moins la grande
masse d'entre eux, sont naturellement stupides. Il ne reste à vrai dire qu'une
solution logiquement concevable : les touristes sont contraints ou trompés.
Contrainte et tromperie qu'on peut imaginer soit comme le résultat aveugle
d'un mécanisme impersonnel, le fruit de l'histoire ou de la fatalité, soit comme
le résultat des manigances de manipulateurs machiavéliques ou de la société
qu'ils dominent.
Toutefois il faut bien que contrainte et tromperie trouvent en l'homme quelque
chose sur quoi elles auront prise. Ce quelque chose, si ce n'est pas sa stupidité,
c'est à tout le moins sa passivité. Passivité qui n'est pas totale, bien entendu,
et qui, en particulier, disparaît lorsque ses intérêts vitaux sont en jeu. Longtemps
seuls ces intérêts vitaux purent le décider à affronter les fatigues et les dangers
du voyage :
« Toujours ce fut le besoin, ce furent les contraintes biologiques et économiques
qui poussèrent les hommes à se déplacer. Les migrations des nomades ont des causes
géographiques et climatiques. Jamais le plaisir de voyager n'était le mobile des expé
ditions guerrières des anciens peuples. Les premiers hommes qui, de leur propre
mouvement, se mirent en route pour des terres lointaines furent des marchands »
(Enzensberger, 157).
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« ... Trois conquêtes dont chacune est indispensable au développement d'une indust
rie de grande envergure : la normalisation, l'équipement et la production en série »
(Enzensberger, 167).
« L'invention qui représente le mieux cette étape est celle du carnet de tickets et
de bons... La firme, réunissant comme par un fil les choses que devait voir le touriste,
en constitue un itinéraire et lui garantit le bon accueil qui serait fait aux papiers qui
lui donnaient le droit de le suivre » (Enzensberger, 168).
La production en série, également mise en place par Thomas Cook, est réalisée
avec le voyage organisé :
« Comme tout bien de consommation, le voyage lui aussi devait être produit en
grande série si l'industrie touristique voulait tenir sa place sur le marché. Mais la
tenir signifiait expansion. Le tourisme consacra sa victoire et la défaite de son sens
humain, en inventant le voyage en commun » (Enzensberger, 168).
Désormais le touriste sera prisonnier d'un univers qu'on peut définir comme
celui du Baedeker, de l'hôtel et du voyage organisé. Il ne verra rien du pays qu'il
traverse que quelques monuments noyés dans le décor construit à son intention.
Les progrès de l'organisation capitaliste aboutissent à l'élimination de tout
élément d'imprévu non seulement du voyage proprement dit, mais aussi de la
vie quotidienne, des contacts et, bien sûr, des choses vues par le touriste. Le
sight-seeing n'est qu'un terme extrême du processus.
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L'homme aliéné.
« ... ont maintenu symboliquement la liberté qui, sous l'effet du monde du travail
à ses débuts et de la Restauration politique, menaçait d'étouffer. Leur imagination
a en même temps trahi et conservé l'esprit de la Révolution. Elle a transfiguré la
liberté, l'a transportée dans les régions lointaines de l'irréel, jusqu'à ce qu'elle se
figeât en images : dans l'espace, sous l'aspect de la nature éloignée de toute civil
isation ; dans le temps sous l'aspect du passé historique, des monuments et du fo
lklore » (Enzensberger, 161-162).
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Ici encore le sight-seeing est connu comme l'un des aboutissements extrêmes
du capitalisme. Toutefois ce n'est pas la simple fatalité d'un développement qui
est en cause. Il y a duperie, manipulation de la part d'un système oppresseur
qui se défend contre la menace, au moins virtuelle, que représente le désir de
liberté des touristes. Mais cette manipulation n'a été rendue possible que parce
que le touriste, tel l'esclave hégélien, a au départ préféré sinon l'esclavage à la
mort, du moins la fuite à la lutte révolutionnaire. Désormais « le touriste naïf
retiré de nos horreurs économiques », dont parle Rimbaud 1, ne verra plus s'édi
fierdevant sa « vision esclave » qu'un « petit monde blême et plat ». Il ne pourra
plus jamais en sortir, malgré son désir ardent de liberté. D'abord parce que,
comme le dit Enzensberger, « il ne voit pas clair en lui-même », ensuite et surtout,
semble-t-il, parce qu'il ne voit pas clairement la structure du système qui le tient.
Au lieu de rechercher une libération collective et révolutionnaire, le touriste
ne cherche plus qu'une impossible libération individuelle. Il ne voit clair ni en
lui-même, ni au dehors : c'est un homme aliéné.
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« J'aime autant aller dans des endroits où je puisse vivre à l'européenne, tout en
voyant vivre à la japonaise autour de moi » (Femme d'un technicien aéronautique, 23).
Si peu nombreux que soient ces indices, nous serions tentés d'en tirer l'hypo
thèseque les pratiques typiques dénoncées par la théorie du sight-seeing : le
voyage rapide, etc. répondent aux aspirations avouées de la fraction la moins
« cultivée » des couches touristiques et lui fournissent des modèles de compor
tement. Insistons sur le fait que nous ne parlons ici que des aspirations, et non
des conduites réelles.
De ces conduites réelles nous ignorons tout, bien sûr. Mais si la plupart des
interviewés admettent spontanément avoir pratiqué le sight-seeing, c'est en
s'en excusant : entraînement, manque de temps, impossibilité matérielle d'éviter
le voyage organisé pour voir certaines choses, etc. L'excuse peut résider simple
mentdans le ton du récit, comme chez ce jeune ingénieur rapportant les voyages
familiaux accomplis à l'époque de son adolescence :
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Au niveau des aspirations l'opposition est donc très nette entre la majorité
de l'échantillon, et la minorité dont nous avons auparavant rapporté les vues.
Probablement le serait-elle également au niveau des jugements sur les touristes.
Ceux que nous allons maintenant rapporter émanent exclusivement, en tout
cas, de la majorité « bourgeoise » et « cultivée » de l'échantillon.
Un homme inculte.
Le jugement des interviewés sur les touristes est souvent implicite. Le soin,
parfois très poussé, avec lequel ils tendent de montrer qu'ils ne sont ni incultes,
ni superficiels, ni conformistes, implique de la manière la plus claire, qu'ils
souhaitent être distingués d'un touriste de référence qu'on pourrait caractériser
par ces traits. Mais le portrait de ce touriste de référence n'apparaît pas seul
ement en négatif : il apparaît explicitement dans un certain nombre de remarques
et de descriptions formant un ensemble peu flatteur mais, somme toute à peu
près cohérent, et lui aussi dominé par ces traits : 1) le touriste est inculte et
grossier ; 2) il est superficiel ; 3) il est conformiste et dénué de liberté.
Ignorant, malpropre, avide, saucissonnant, prétentieux et innombrable, le
touriste apparaît tout d'abord comme « l'homme de masse » dans toute son
horreur. Il se situe au point précis ou inculture et grossièreté se confondent :
il n'est pas kulturny.
Son absence d'intérêt réel pour les valeurs de la « culture » est éclatante :
« On peut dire que Biarritz est la perle de la côte, mais tous ces gens lui enlèvent
de son cachet. Il y avait des Espagnols avec leurs cirés. Ça mangeait au bord de la
mer, sur les belles avenues. C'était des touristes, ils déballaient leurs paniers. Ça
m'a choquée de voir dans une station balnéaire assez cotée tous ces gens déballer leurs
victuailles sur la belle avenue où il y a le plus grand hôtel de Biarritz. Ça m'a fait
drôle » (Femme d'un technicien du pétrole, 13).
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La prétention des prétentieux est par définition infondée : la vérité est que
le touriste n'est qu'un rustre, un croquant, mais qui veut indûment sortir de
sa condition :
« De toute façon je refuse de m'intéresser à ces gens qui lisent le Figaro, qui vont au
Club Méditerranée, qui votent Lecanuet et qui ont l'impression, par cela même, de
gravir un échelon dans la hiérarchie sociale » (Ingénieur, 10).
Un homme superficiel.
Le touriste reste toujours à la surface des choses. S'il s'agit des ruines de
Pompéi, c'est un résultat naturel de son inculture. Mais il ne s'agit pas seul
ement des monuments : le touriste ne pénètre pas le pays, reste à l'écart de ses
mœurs, de ses habitants, de sa cuisine, de sa langue. Il n'a pas de racines ni
d'attaches. Il est extérieur à la vie :
« Je parle l'anglais couramment, je connais très bien l'Angleterre, je n'ai pas l'im
pression d'être à l'étranger, je ne me sens pas vraiment touriste, je ne me sens pas
extérieure à la vie » (Professeur d'histoire, 3).
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Ne pénétrant pas les choses, il défile à toute allure devant elles et reste dans
l'univers artificiel du typique et de la photographie :
« Faire un circuit touristique d'un mois, on ne peut pas l'apprécier. On va voir les
curiosités, les petites rues, le petit cabaret typique, la petite rue typique, la petite
maison typique, le petit costume typique. Et puis on revient en France, on a les
mêmes photos que les gens qui ont été trois pâtés de maisons plus loin l'année d'avant
ou qui iront l'année d'après. C'est toujours pareil » (Étudiante en interprétariat, 2).
Un homme aliéné.
Enfin le touriste n'est pas libre. Il va voir ce qu'on lui dit d'aller voir, ce qu'il
faut voir. Il est timoré, conformiste, incapable d'assumer une liberté.
En un lieu parfois précisé comme étant le Syndicat d'initiative ou l'un des
successeurs du Baedeker, parle une voix de la conscience touristique qui dit
impérieusement ce qu'il faut voir. Devant cette voix chacun tremble. Rares
sont ceux qui osent affirmer avec une tranquille audace :
« Je ne vais pas voir ce qu'il faut voir, comme certains touristes, mais surtout pour
enrichir certaines connaissances » (Professeur de musique, 14).
L'audace est grande, car celui qui franchit ce pas doit renoncer au confort
de la normalité :
« Quand je vais avec des amis à l'étranger, ils vont toujours voir des musées. Év
idemment on ne peut pas aller à Madrid sans aller au Prado. Quant à moi je n'ai pas
envie. J'y vais parce qu'il faut le faire. Quand j'ai été à Florence, c'est parce que ça
aurait paru tellement énorme de ne pas aller à la Galerie des Offices que j'y suis
allé » (Acteur, 7).
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« II est impossible de tout voir. On est tenté de le faire quand même. Il ne faut pas
manquer d'avoir vu ça » (Professeur de philosophie, 27).
« Le tourisme, c'est des choses qu'on va voir plus ou moins par obligation. A partir
d'une liste on élimine ce qu'il y a à voir. Ce sont des reposoirs du Vendredi Saint,
dans le midi, qu'on abat, et au fur et à mesure, on coche. Le tourisme crée la frus
tration dans l'esprit des gens qui n'ont pas vu ce que les autres ont vu. Le tourisme
a un côté très péjoratif (sic) » (Cinéaste, 15).
« Je pars du principe que les gens s'ennuient, où qu'ils soient, quoi qu'ils fassent.
Pour moi les vacances c'est un moyen, la façon dont les gens utilisent leur temps
pour s'ennuyer en dehors de leurs activités professionnelles, en groupe. Je pense que
les gens sont de moins en moins capables d'organiser leurs vacances et de les passer
tout seuls. Ils ont toujours besoin de se retrouver ou bien de se raccrocher à un groupe
d'amis ou familial, ou bien à une mode quelconque. Les soi-disant clubs de vacances
permettent aux gens de se décharger de l'organisation de leurs vacances et des loisirs
durant ce temps-là » (Ingénieur, 10).
Ainsi nous retrouvons chez la majorité des interviewés des jugements moins
élaborés, certes, que ceux des théoriciens du sight-seeing, mais qui semblent
s'enraciner dans une même attitude à l'égard du tourisme. Loin de s'opposer
1. Il n'est pas difficile de voir derrière ce « il faut » un « il serait mal de ne pas le faire » :
ce qui est mis en cause par les interviewés c'est précisément ce « medium circulant »
— comparable à la monnaie, au pouvoir ou à l'influence — que Parsons nomme « enga
gements généralisés ». Medium circulant qui est ici utilisé dans un sens censurant réduc-
tif, déflationniste : ce qui serait « mal » c'est de ne pas aller strictement dans le sens
défini par l'interprétation la plus étroite de la culture commune à l'instance de censure
— mettons le Baedeker ou le Guide bleu — et à celui qui en subit les effets — le touriste.
Nous avons développé cette conception dans « Censure et Société », Communications 9,
1967, en particulier p. 134, et p. 144-147.
2. Ibid., p. 147.
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Imprégnation.
Les paysages, les monuments, les œuvres d'art, ne sont pas, nous le verrons,
les principaux buts de vacances ni de voyages déclarés par les interviewés.
Pourtant ils continuent de figurer parmi leurs objectifs possibles. Mais alors les
interviewés manifestent le désir de nouer avec eux une relation d'un autre type
que le sight-seeing, la relation touristique, la simple « reconnaissance » décrite par
Francastel. Leur solution diffère toutefois de celle qui était implicite chez Fran-
castel pour qui « voir », par opposition à « reconnaître », c'est manifestement
regarder avec attention et méthode, exercer un certain travail d'ordre à la fois
visuel et intellectuel. Cette idée n'est jamais énoncée dans les interviews, mais
seulement qu'il faut vivre avec, méditer avec ou s'imprégner de la chose à voir.
Un professeur de philosophie développe cette idée de manière systématique
pendant toute une interview :
Cet interviewé qui s'efforce de pousser très loin l'application de ses principes
et d'organiser ses vacances et ses déplacements en fonction d'eux, se révèle un
touriste tourmenté et malheureux. Des considérations matérielles et morales
(« l'obligation d'aller voir ») le poussent en effet à des pratiques touristiques
sight-seeing qu'il réprouve à l'extrême. Mais les principes qu'il énonce apparais
sent avec moins de véhémence, et sans être générateurs de troubles, dans de
nombreuses interviews. Au simple « voir » ou au « visiter » du sight-seeing on
oppose un « s'imprégner de » :
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et le signe de son caractère naturel est la lenteur du rythme auquel elle s'établit.
Un thème qui revient très fréquemment est celui de la lenteur nécessaire, du
temps qu'il faudrait — et qui bien souvent manque aux interviewés — pour
nouer avec les choses à voir une relation authentique :
Découverte.
« J'ai des vacances de repos et des vacances de découverte. Dans les vacances de
repos, vous recherchez le soleil, de l'eau pour vous baigner. Dans les voyages de découv
erte, à voir dans la ville ce qui est intéressant au point de vue artistique, à vous
intéresser à la vie sociale du pays, à essayer de prendre contact avec des gens... »
(Institutrice, 28).
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cile à définir, puisqu'elle se dit aussi bien de ce qui est dû au hasard que de ce
qui est soigneusement prévu et organisé :
« Dans ces offices de tourisme on n'est jamais très bien renseigné. On vous envoie
voir des choses très très classiques, où tout le monde est entassé les uns sur les autres...
Le mieux c'est une petite découverte en se promenant dans une forêt, découvrir une
petite chapelle qui a l'air un peu abandonnée... Ce que j'aime bien c'est le plaisir de
la découverte, voir des choses que je sais me plaire à l'avance, c'est-à-dire non pas
voir n'importe quoi, mais la maison de Gaudi par exemple, je savais qu'elle corres
pondait à quelque chose... » (Professeur de philosophie, 27) .
Ainsi dans un même développement le terme de découverte est employé dans
deux sens apparemment contradictoires. La contradiction disparaît toutefois
si l'on admet qu'ici comme ailleurs la référence constante est le sight-seeing.
La découverte c'est simplement la mise en œuvre d'une relation authentique,
par opposition au sight-seeing ou au « tourisme ». Cette relation peut être esthé
tique ou cognitive, due à une préparation précisément orientée ou au contraire
à une disponibilité ménagée à son effet. Elle se distingue toutefois de l'impré
gnation par son caractère instantané, immédiat.
Son objet peut, nous l'avons vu, varier. Il peut être d'ordre esthétique. Souvent
en effet les interviewés découvrent après Proust que l'expérience esthétique
authentique ne se déroule pas dans le cadre qu'on avait soigneusement aménagé
pour elle, mais à côté et comme par hasard :
« On a vu trop de choses... les souvenirs qu'on garde sont assez vagues. On a visité
un musée en une journée, en s'arrêtant longuement devant certaines toiles qui nous
ont plu, mais on n'a pas eu réellement le temps de s'arrêter aux autres. Or à part
certaines choses qui nous ont le plus frappé, on garde un souvenir assez vague des
autres choses. A Florence on a un peu rayonné dans la campagne, on a été jusqu'à
Sienne. On s'est promené, on a quand même visité, on s'est attardé au Conservatoire
de musique qui se trouve dans un vieux palais de Sienne, on a entendu un très beau
morceau d'orgue » (Assistante sociale, 12).
Le schéma de ce récit est constant : l'émotion esthétique ne survient jamais
au musée, mais toujours à la sortie, au hasard des rencontres ou des pérégrinations.
Le véritable beau, ce n'est pas le beau socialement défini comme tel, c'est ce qu'on
a soi-même découvert, même si c'est quelque chose de socialement défini comme
laid:
« Un coin de prédilection c'est, derrière la Cité, un petit pont qui est fait en fer et
en bois. On marche sur des lattes de bois. Là le ciel est dégagé et cette construction
métallique laide, mais qui me plaît quand même. J'aimerais bien avoir une maison
là » (Professeur de philosophie, 27).
On voit donc que, même lorsque la découverte est d'ordre esthétique, son
objet tend à ne plus être une « chose à voir » prédéterminée. Toutefois l'objet
de la découverte, et en général du voyage touristique rénové, est loin d'être
exclusivement esthétique. Plusieurs interviewés insistent sur son caractère
« informatif ».
« Quand je vais faire du tourisme, je vais voir quelque chose qui m'intéresse parce
que j'ai des connaissances. Si j'étais industriel, le tourisme signifierait pour moi faire
un détour en passant par une ville où il y a une usine dont j'ai entendu parler et que
j'aimerais visiter. Pour un gastronome, c'est faire un détour pour aller dans un
restaurant dont il a entendu parler » (Cinéaste, 15).
84
Le tourisme jugé
t On a passé deux jours dans une usine en Suède, une usine de fabrication de verrer
ies,de cristaux, c'est le genre d'expérience que la plupart des gens ne font pas. On
voulait voir un ingénieur, on a pris le premier sur la liste, et c'est ainsi qu'on a pu faire
cette expérience. Nous n'avions aucune lettre de recommandation.
Q. Vous connaissiez l'existence de cette fabrication de verreries ?
R. Oui, toujours par la préparation du voyage, c'est quelque chose de fondament
al » (Ingénieur, 10).
L'objet de la découverte est donc plus que tout autre ce sur quoi le voyage est,
par excellence, moyen d'information : le pays et les gens.
L'idéologie du voyage vécu par cette bourgeoisie moderne ne serait donc pas,
ou pas essentiellement, l'idéologie « romantique », mais une idéologie moderne,
sociologisante :
« Je suppose que si l'on confiait l'élaboration d'un nouveau guide touristique, disons
aux rédactrices de l'Express ou aux rédacteurs de Match, on verrait surgir, pour dis
cutables qu'ils doivent être encore, de tout autres pays : à l'Espagne d'Anquetil ou
de Larousse succéderait l'Espagne de Siegfried, puis celle de Fourastié *. »
Cet intérêt pour les gens est souvent opposé à un intérêt pour les monuments
ou pour les musées :
« D'abord les gens, comme ils sont, comme ils habitent, comme ils vivent, de quoi
ils parlent, comme ils pensent, les choses qu'ils font, et puis voir les musées, Je n'aime
pas beaucoup les musées, parce que c'est toujours un peu mort » (Décorateur, 6).
« Oui, je fais du tourisme partout, dans n'importe quelle banlieue, dans n'importe
quel petit bled de France. Je préfère les gens aux monuments » (Assistante sociale, 12).
85
Olivier Burgelin
Tantôt le tourisme est considéré, comme ici, comme comportant cet intérêt
pour les gens. Tantôt au contraire — et c'est le cas le plus fréquent — il est
identifié au sight-seeing et opposé à l'intérêt pour les gens et les mœurs. Dans
ce cas le contenu artistique peut être récupéré comme « faisant partie » des gens :
« Je suis allé à Sienne, Volterra, des villes qu'il faut voir, assez récentes (sic), non
pas pour faire du tourisme ; ça fait partie de l'Italie ; les gens sont tellement diff
érents dans tous ces endroits. A mon avis ce qui est intéressant c'est de voir le pays
et les habitants dans le pays. Évidemment les réalisations artistiques font aussi bien
partie des gens — il faut les voir... les musées, après tout, on les a dans les bouquins. »
(Étudiant, 9).
D'une façon générale l'intérêt pour les gens ne doit pas être compris comme
un simple goût des contacts humains, mais comme un intérêt pour le pays, pour
les cadres socio-géographiques de l'existence. Parfois même cet intérêt est ident
ifié avec un certain nombre de disciplines qui sont à peu de choses près, celles-là
même qu'énonce Barthes :
(Comme il n'a pas été question de monuments jusque là dans cet interview,
nous ne pouvons savoir si ce « moins » fait allusion à une évolution des goûts du
ménage de l'interviewée, ou à une opposition entre eux et ceux de gens « moins »
évolués.)
La règle d'or de ce tourisme rénové, purement négative, revient dans les deux
tiers des interviews : c'est de fuir les touristes. Mais cette règle se monnaye parfois
en pratiques spécifiques :
oc ... Nous nous sommes arrêtés dans des petits villages dont je ne me souviens pas
du nom, où nous achetions à manger et nous couchions chez l'habitant pour avoir
plus de contacts avec les gens. C'est plus vrai que par on dit, que même ce qu'on peut
lire. Nous voulions avoir une vue plus objective » (Secrétaire, 18).
L'aventure.
Un des points sur lesquels les théoriciens du sight-seeing tombent le plus fac
ilement d'accord et reviennent le plus volontiers est que toute trace d'aventure
est désormais éliminée du voyage touristique moderne. Recréer artificiellement
les conditions de l'aventure est aujourd'hui possible, remarque Boorstin, mais
prodigieusement coûteux en temps, en argent et en énergie. Pour Enzensberger
c'est dans le fascisme que l'idéologie de l'aventure a trouvé au bout du compte
sa vérité.
Une partie des interviewés considère au contraire qu'il subsiste de véritables
possibilités d'aventure dans le monde moderne. Il suffit d'aller un peu plus loin
que les autres :
« La Turquie, avec ses mœurs et ses gens, ce n'est pas l'idée de vacances attitrées,
on voulait être surpris. Par exemple la Grèce c'est fini, tout le monde y va, alors
qu'en Turquie on est en face d'un pays sauvage dès le début » (Technicien, 4).
Mais plus encore que d'aller loin, ce qu'il faut pour trouver l'aventure c'est
s'éloigner des sentiers ô combien battus de la masse des touristes sight-seeing
et, pour commencer s'organiser autrement qu'eux, ne pas s'entourer du même
confort et des mêmes garanties :
« Nous sommes partis à six, j'avais acheté une vieille voiture américaine, à trois
garçons, trois filles. On a eu des tas de pépins et c'est comme ça qu'on a connu des
gens sympas puisqu'il n'y a que ceux-là qui vous aident. On est passé par la Yougos
lavie, à Skopljé, juste avant le tremblement de terre. Ensuite on a fait la Grèce
du Nord. On a mis un pied en Asie, pas grand'chose, pour dire qu'on a mis un pied
en Asie. Le voyage a duré en tout deux mois, on n'avait pas tellement d'argent,
on vivait chez l'habitant, c'était un peu l'aventure, c'est ce qu'on recherchait »
(Technicien, 4).
« Voir le désert, rien devant soi, c'est formidable. On ne sait pas où on va, on a
un sentiment de peur » (Technicien, 4).
Élément traumatique que nous retrouvons dans l'attirance pour les bas
quartiers et le parfum d'agression sexuelle qui en émane :
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Olivier Burgelin
a J'ai été à Soho, et j'ai vu les caïd de Soho, dont il faut certainement plus se méfier
qu'à Pigalle. Soho c'est très crasseux, c'est de la basse pornographie. On y vend des
pilules pour jeunes mariés, tous les produits ayant trait au sexe sont étalés » [Acteur, 7).
Mais le trauma n'est pas toujours si clairement établi. Il peut n'être qu'un
élément latent, inséparable de la rencontre :
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Le tourisme jugé
Le marché touristique.
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Olivier Burgelin
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Le tourisme jugé
a) Boorstin, nous l'avons vu, part d'une longue analyse de l'offre capitaliste.
Mais à le lire, il apparaît clairement que l'offre n'a fait que s'adapter de manière
toujours plus parfaite à la demande. Le seul vice du capitalisme, c'est d'être
en quelque sorte trop parfait, de réaliser un pur miroir de l'homme demandeur.
Il n'y a donc pas, à proprement parler, de manipulation. L'analyse est donc
l'exact inverse de celle d'Enzensberger.
Mais par ailleurs Boorstin considère l'abaissement moderne de la demande
comme un problème essentiellement moral. Il pense contribuer à transformer la
situation qu'il dénonce par un appel à la conscience du lecteur :
« II faut nous éveiller avant de pouvoir marcher dans la bonne direction. Nous
devons démasquer nos illusions avant de comprendre que nous avons été somnamb
ules, etc. » (Boorstin, 325).
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Olivier Burgelin
Si, dans l'ensemble, les interviewés ont paru plus ou moins satisfaits des possi
bilités que leur offre le marché touristique, ils ont par ailleurs plus ou moins
intégralement adopté des vues contraires concernant les « touristes ». Ces vues
contraires nous les avons trouvé unilatéralement développées dans les écrits-
Elles se ramènent en général à nier la réalité pratique des libertés dont nous
venons de dresser l'inventaire.
1) Selon la théorie du sight-seeing, il n'y a pas de pluralité réelle des sources
d'information, mais monopole de fait au profit du Baedeker et des éléments
constitutifs du voyage organisé. En fait les touristes ne connaissent jamais que
quelques hôtels, quelques paysages, et quelques « hauts lieux » artistiques qu'ils
sont plus ou moins « contraints » d'aller voir, et dont la liste est imposée par le
Baedeker.
2) Le Baedeker et les pratiques de truquage et de guidage qui l'accompagnent
font disparaître toute liberté réelle à l'égard du contenu en imposant en fait une
interprétation de ce contenu.
3) La liberté à l'égard des coûts disparaît lorsque « l'obligation d'aller voir »
prend un caractère compulsif. Pratiquement la dépense d'argent nécessaire pour
atteindre tel ou tel but touristique est planifiée par les agences de voyage ou par
le capitalisme manipulateur qui détient les leviers de commande du marché
touristique. Et si le touriste est, comme nous l'avons vu, toujours fatigué, n'est-ce
pas le signe qu'il n'a pas la liberté de doser réellement sa dépense énergétique ?
4) La liberté à l'égard du temps disparaît avec des phénomènes tels que la
mode ou la fabrication artificielle d'événements touristiques (fêtes folkloriques,
sons et lumières, festivals, etc.). En fait l'usager du marché touristique n'a
nulle possibilité de choisir enfonction de ses besoins propres le moment de l'échange,
de la délivrance de l'information, moment qui lui est imposé par les instances
touristiques.
On voit maintenant comment il est possible d'en venir à considérer le marché
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Le tourisme jugé
La dépréciation du voir.
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Olivier Burgelin
La brèche colmatée.
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Le tourisme jugé
expériences : tout indique que ce sont les mêmes individus qui contestent vi
olemment le tourisme quand l'heure est à le juger et le pratiquent sans problèmes
quand l'heure est venue de partir en vacances. Pourtant il faut bien que ces
jugements aient une quelconque fonction. Si celle-ci n'est pas de contribuer à
• l'orientation
c'est sans doute
de laqu'elle
pratique
est touristique
d'intégrer cette
en fonction
pratique
de touristique
la culture des
à laparticipants,
culture des
participants.
Le type de rationalisme auquel se réfèrent les jugements de la bourgeoisie moderne
peut difficilement rendre compte d'un certain nombre d'aspects du tourisme.
Par exemple :
1) Le caractère éminemment collectif de diverses déterminations du compor
tement touristique, pourtant censé être d'autant plus éminemment personnel
que l'élément esthétique y joue un grand rôle.
2) L'apparente disproportion entre le caractère onéreux (en temps, en argent,
en énergie) des déplacements, et le bénéfice — quelle qu'en soit la nature — qui
paraît en résulter.
3) L'élément plus ou moins manifeste de sacralité qui entoure certaines de ses
manifestations — en particulier celles qui ont trait à l'art.
4) Le caractère rituel et apparemment dépourvu de sens de comportements
comme celui, abondamment dénoncé par la théorie du sight-seeing, qui consiste
à passer devant une œuvre d'art trop vite pour pouvoir faire autre chose que la
« reconnaître ».
5) Le décalage entre différents niveaux de contenu de l'objet touristique, ou,
ce qui revient au même l'attrait pour l'extraordinaire, le fantastique, le prodi
gieux, etc.
Edgar Morin reconnaît quant à lui que c'est, au bout du compte, à ce genre
de questions qu'il faudrait répondre pour édifier une théorie du tourisme :
95
Olivier Burgelin
touristique est rejeté sur la tête d'un touriste de référence et attribué à la mode,
à l'obscurantisme, à la bêtise humaine ou à l'aliénation.
La théorie du tourisme — si l'on entend par là une théorie intégrée aux sciences
humaines contemporaines et non à un rationalisme moyen d'homme cultivé —
la théorie du tourisme reste à faire. Est-il utile de dire que sa base ne pourra être
qu'une véritable description de l'activité touristique? Ce n'est pas en plaquant
sur de pseudo-faits ou sur des faits sélectionnés une théorie passe-partout de
l'aliénation moderne que l'on fera avancer une réflexion dont les progrès, depuis
un siècle, paraissent somme toute très modestes.
Olivier Burgelin
École Pratique des Hautes Études, Paris.