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Explication du texte 5 : ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les

fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

Eléments pour l’intro :


Texte à commenter est extrait d’un essai écrit à l’occasion d’un concours organisé en 1753 par
l’Académie de Dijon. Sujet de dissertation : « Quelle est l’origine de l’inégalité des conditions parmi les
hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle ». A l’époque (Ancien Régime), le facteur explicatif
des inégalités était souvent religieux : Dieu l’avait voulu ainsi. Mais les humanistes à la Renaissance,
puis les Lumières au XVIIIe, ont redonné à l’homme sa part de responsabilité.

Projet de lecture :

Développement :
I. Lignes 1-8 : valorisation du temps des « cabanes »
A. Rousseau anthropologue/archéologue décrit un mode de vie simple
➢ C’est un temps passé, révolu (verbes au passé simple) => « archéologue »
➢ C’est très concret : matériaux, activités précises. Il se place là en anthropologue (=
personne qui analyse les comportements humains, à partir de l’observation d’ethnies
différentes)
➢ C’est probablement inspiré des récits de voyage (dès la Renaissance, mais cela
continue au XVIIIe) et de rencontres avec des « sauvages » amenés en France
(Montaigne…). D’où cet aspect très imagé, coloré, pittoresque, et en même temps
stéréotypé : le lecteur reconnaît des images du « sauvage » qu’il a déjà vues et donc
accrédite le discours de Rousseau (donne de la vraisemblance au discours)

B. Rousseau moraliste s’appuie sur des valeurs pour faire sentir que ce mode de vie était le bon
➢ L’ensemble du tableau est valorisé par l’énumération « ils vécurent libres, sains, bons
et heureux ». Donne des pistes à analyser séparément.
➢ Liberté : idéal d’indépendance sociale et politique. Passe par l’insistance sur le
singulier : « des ouvrages qu’UN SEUL pouvait faire » ; « N’avaient PAS besoin du
concours de plusieurs mains » + valeurs : « ils vécurent libres », « les douceurs d’un
commerce indépendant » (= relations désintéressées). Derrière il y a l’idée que la
société corrompt (société de cour : hypocrisie, mensonge…), qu’il vaut mieux être seul.
➢ Santé : aspect physique. Liée à la mise en avant du travail du corps, de la main avec les
outils, des activités extérieures (chasse, pêche).
➢ Bonté : aspect moral. Liée à la liberté, puisque le « commerce indépendant » n’a pas
besoin de tromperie.
➢ Bonheur : aspect affectif. Il s’agit de « jouir », de « douceurs »…

➢ Deux autres valeurs sont sous-entendues et traversent le texte : la simplicité et la


beauté
➢ Simplicité, modestie, frugalité : attention à ne pas se laisser piéger par le terme
« grossier » qui est ici purement descriptif. Ce n’est pas un jugement de valeur ! Au
contraire, il faut voir combien le « grossier », le « rustique » est valorisé. On parle du
« mythe du bon sauvage » chez Rousseau (« mythe » car tout ceci relève plutôt de
l’imaginaire que de l’observation). L’homme « sauvage » est bien distinct de l’animal
en ce qu’il sait se servir d’outils, modifier son environnement, son corps (vêtements…)
mais il a la « sagesse » d’en rester là. Idéal de l’artisan, qui fabrique modestement. Il
« se contente » de peu (il y a du contentement, forme de joie, mais contenue). Etat
d’équilibre, d’harmonie avec l’environnement.
➢ Beauté : ces hommes du temps des cabanes se distinguent aussi des animaux en ce
qu’ils ont des activités apparemment inutiles : « se parer », « se peindre »,
« embellir », « instruments de musique »…

C. Rousseau orateur/rhéteur sculpte sa phrase pour lui donner de l’intensité


➢ Mise en tension : on sent que cette ère est révolue : usage du passé simple, des
circonstancielles de temps en « tant que » + verbes qui indiquent une restriction dont
on devine qu’elle a été dépassée, enfreinte (« se contentèrent », « se bornèrent »,
« ne s’appliquèrent qu’à » = négation restrictive)
➢ Longue phrase très structurée par les anaphores (« tant que », « à ») : impression
d’amplitude, de déploiement. On appelle cela en rhétorique une période, dont on a ici
la « protase » (la montée)
➢ Structure de cette première moitié de phrase en deux temps : causes (« tant que, tant
que… ») / conséquences (« ils vécurent libres… »)

II. Lignes 8-13 : bascule dans le temps du travail et des inégalités

A. Un rythme toujours aussi étudié pour embarquer le lecteur


➢ On est ici dans la deuxième partie de la période : après une longue montée, on a atteint
l’acmé, pleine de suspens (… après tant de bonheur, que s’est-il passé ?), et là nous
avons une descente (= apodose) plus courte et abrupte que la montée (légère cadence
mineure)
➢ Ce rythme invite à une intonation qui accompagne le contenu : voix ascendante,
intense, pour l’ère des « cabanes », valorisée / voix descendante, plus sombre, pour
l’ère suivante, qui est de fait plus sombre.
➢ Ce rythme est toujours soutenu et articulé par des anaphores (« dès que ») dans la
partie des « causes », puis des accumulations dans la partie des conséquences (on peut
même y voir une gradation si on relève que les parties de phrase sont de plus en plus
longues et fortes)

B. Qu’est-ce que Rousseau entend par « travail » ?


➢ Si l’on est attentif, on aura remarqué que Rousseau n’utilisait pas le terme « travail »
dans la première partie : il parlait d’ « ouvrages », d’ « arts » au sens ancien du terme
(qui recouvre l’artisanat aussi, l’ensemble des savoirs techniques)
➢ Ici, « travail » = collectif (« un homme eut besoin du secours d’un autre », « la sueur
des hommes »),
➢ « Travail » lié à l’exploitation de l’environnement (« les vastes forêts se changèrent en
campagnes » = déforestation) et des autres hommes (« l’esclavage »).
➢ On comprend que Rousseau désigne par « travail » la tâche dévolue à chaque homme
au sein d’une communauté désormais organisée : la division du travail fait que chacun
ne travaille plus à sa propre subsistance, mais pour le groupe. Il y a à la fois perte de
sens (puisque perte des valeurs précédentes : il n’y a plus modération, ni bonté, santé,
liberté…) et de l’égalité (ce que veut montrer Rousseau : c’est l’objet de sa
dissertation) : « un seul [a] des provisions pour deux »
➢ Ce travail lié à la souffrance (« sueur », « misère », « esclavage »…) renvoie à
l’étymologie du mot : travail < tripalium (instrument de torture à trois pieux)

C. Rousseau soigne ses effets, sa tonalité pathétique (son « pathos »)


➢ Pour bien donner à vivre cet assombrissement, Rousseau utilise des mots forts ;
➢ Il y a une sorte de fatalité (« il FALLUT arroser ») et cela peut renvoyer, chez un écrivain
chrétien, au châtiment du travail après la Chute (dans la Genèse, première partie de la
Bible, Adam et Eve sont chassés du paradis terrestre où il n’y avait qu’à cueillir les fruits
présents en abondance)
➢ mais surtout il utilise des images : forêts > campagnes + il file la métaphore avec « il
fallut [les] arroser de la sueur des hommes » (c’est hyperbolique mais bien trouvé : la
sueur est faite d’eau et symbolise ici le travail nécessaire à l’entretien des campagnes) ;
➢ « campagnes riantes » est ici une expression toute faite (un « topos ») que l’on
retrouve souvent en littérature et dans la peinture de paysage classique (les
campagnes sont souvent valorisées, décrites comme heureuses, lumineuses…). Il faut
ici voir l’ironie de Rousseau, qui montre que derrière cette apparence « riante » il y a
« la sueur des hommes » qui sont enchaînés au travail de la terre (c’est le but du
philosophe que d’aller au-delà des idées reçues, de choquer le lecteur pour le faire
sortir de l’évidence par rapport au langage) ;
➢ Idem avec l’ « esclavage et la misère » qui sont ici comme deux plantes parasites qui
fatalement « germe[nt] et croi[ssent] avec les moissons », se nourrissant du travail des
hommes.

III. Lignes 14-21 : remise en cause de la métallurgie et de l’agriculture


A. La surprenante critique du progrès
➢ Attention ici : la « civilisation » est associée à la « per[te] du genre humain » ; par
opposition, on en déduit que les « sauvages », « barbares », non civilisés, sont donc
plutôt vus en bonne part par Rousseau.
➢ Donc lorsqu’il dit que « l’Europe a été […] plus constamment et mieux policée que les
autres parties du monde », il faut entendre « policé » au sens « civilisé » (polis = la cité
en grec ; la politique est l’art de vivre ensemble, en cité). Et ce n’est pas flatteur dans
la vision de Rousseau (partie du monde la « mieux policée » = pire partie du monde !)
➢ Rousseau ici est contre les idées de son temps. Pour lui, les mauvais piliers de la
civilisation sont des « inventions » ayant entraîné une « révolution ». C’est curieux,
polémique, paradoxal (au sens « contre la doxa, contre l’opinion commune), car ces
termes (« invention », « révolution ») sont plutôt mélioratifs d’habitude. Par exemple,
dans la mythologie grecque, Prométhée est un héros pour les hommes car il leur a
apporté le feu (il a volé le feu aux dieux), et permis une série de progrès techniques,
d’inventions…
➢ De fait, les contemporains de Rousseau ont valorisé le progrès technique : planches de
l’Encyclopédie dédiées aux nouvelles inventions agricoles et aux industries, en
particulier la métallurgie… Et le XVIIIe siècle est l’aube de la révolution industrielle
(premières machines à vapeur…) !

B. Rousseau se place en historien et géographe pour gagner en autorité


➢ Pour faire passer ses idées qui sont à contre-courant de l’époque, il a besoin de gagner
en légitimité
➢ Se distingue pour cela du « poète » qui voit comme cause de corruption « l’or et
l’argent » : se place du point de vue de la « philosophie » (faisant par là une généralité,
comme si tous les philosophes pensaient forcément comme lui)
➢ A une approche que l’on pourrait qualifier d’historien/géographe : il recherche la
cause de l’avance technologique occidentale (il compare « l’Europe » et
« l’Amérique », « les autres parties du monde »), et fonde son hypothèse sur une
analyse comparée des ressources des territoires (superlatif : « la plus abondante en
fer et le plus fertile en blé »)
➢ Il alterne entre la présentation assertive de sa thèse comme une vérité générale (« ce
sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain ») et la
formulation plus prudente et scientifique d’hypothèses (modalisateurs d’incertitude :
« semblent », « peut-être »). Dans tous les cas il cherche à faire autorité.

Eléments pour la conclusion :


Dans son Discours, Rousseau défend la thèse que le Mal réside dans la vie sociale : l’homme,
naturellement bon, se corrompt au contact de l’organisation civile. Le problème de l’inégalité remet
en cause les fondements de la société contemporaine. Il s’agit d’un texte théorique qui fait appel aux
procédés utilisés par la fiction (= récit et description) et à un art de l’éloquence.

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