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Éric BUFFETAUT

A propos du reste de dinosaurien


le plus anciennement décrit :
I'interprétation de J.-8. Robinet fl768)

Extrait de Histoire et Nature


no 14, 1979, pp.79-84
(Mars 1980)
HISTOIRE ET NATURE, No 14, 1979

A propos du reste de dinosaurien


le plus anciennenrent décrit :

I'interprétation de J.-8. Robinet (1768)


par Eric Bunrsrlur

t
RÉsunnÉ

Comme l'a raconté L.B. Halstead, un fragment de fémur de dinosaurien


du Jurassique d'Angleterre fut décrit dès 1677 par R. Plot, puis fut nommé
Scrotum humanum en 1763 par Brookes. Ces deux auteurs avaient cotrec-
tement reconnu, toutefois, qu'il s'agissait d'un os fossilisé..Le but de cette
note est de signaler l'interprétation très particulière que donna de ce
fossile le philosophe pré-évolutionniste J.-B. Robinet. En 1768, il décrivit
ce spécimen comme un scrotum pierreux, ce qui s'inscrit dans le cadre
de sa théorie selon laquelle les fossiles sont des essais de la Nature, qui
s'eff,orce de produire de diverses manières les organes de I'homme, pour
réaliser un type humain considéré comme parfait'

Suutumv

As recounted by L.B. Halstead, a fragment of a dinosaurian femur


from the Jurassic of England was described as early as 1677 by R. Plot,
and then named Scrotum humanum by Brookes in 1763. Both correctly
recognised that it was a fossilised bone. The purpose of this note is to
recall the very peculiar interpretation of this fossil given by the pre'
evolutionist philosopher J.-8. Robinet. In 1768, he described this specimen
as a stony scrotum, which is part of his theory according to which fossils
are attempts by Nature to produce in different ways the organs of man,
in an effort to realise a human type considered as perfect.

L.B. Halstead (1970, voir aussi Halstead & Middleton, 1972) a


attiré l'attention sur la descriptiqn et la figuration d'un fragment
de fémur de dinosaurien par Robert Plot dans sa Naturaî Historv of
Oxford-shire (1677). C'est là, semble-t-il, Ia première mention d'un
os de dinosaurien reconnaissable comme tel. Le fossile, trouvé sur
le territoire de la paroisse de Cornwell, près de Chipping Norton,
fut correctement identifié par Plot comme I'extrémité distale d'un

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fémur, et sa description anatomique, bien que brève, est très r€mar-
guable pour l'époque. On peut y voir la première description ( scienti-
fique " d'un reste de dinosaurien, même si, après un. -discussion des
attributions possibles (notamment à un éléphant), plot finit par y
voir un os d'un géant.
En 1871, J. Phillips indiqua que ce spécimen provenait de l,Oolite
inférieure (Jurassique moyen), et devait avoir appartenu à un dino-
gagrien, soit un grand Megalosaurus, soit un petil ceûosaurus. selon
L.B- Halstead (1970), c'est la première trypothèse qui serait la plus
probable. L'os décrit par Plot aurait donc appartenu au grand rhérr:-
pode carnivore Megalosauru.s. Malheureusement, le fossilé n'a pas pu
êt're retrouvé (A. Charig & B. Horsfield, 1925).
Comrne I'a indiqué L.B. Halstead, la pièce décrite par plot fut de
nouveani mentionaée et figuree en 1763 par R. Brookes. Le texte de
cet auteur est directernent inspiré de celui de plot, et les conclusions
de oelui-ci sont reprises : le spécimen est consid.éré avec raison comme
un os fossilisé, mais attribué à un géant. Toutefois, sur la figure
(reproduite par Halstead, 1970, et Halstead & Middleton, I97Zj et
dans la table des planches, ce fossile est dénommé, Scrotum humanum
(ce terme n'apparaît cependant pas dans le texte luimême). L.B. Hal-
stead a fait remarquer avec humour que cette désignation binominale,
postérieure à 1758 (date de Ia dixième édition dts systema naturae
de Linné, et ( point de départ > de la nomenclature zoologique) et
due à un auteur qui employait la clas'sification linnéenne, était valide
du point de vue de la nomenclaturre zoologique, mais que le terme
Scrotum humanum, n'ayant pas été réutilisé (du moins dans cette
acception) pendant plus de cinquante ans, doit être considéré, aux
termes du Code de nomenclature, comme vn nomen oblitum.
Je voudrais compléter les pertinentes remarques de mon collègue
et ami Halstead en attirant I'attention sur une interprétation ulté-
rieur'e du fragment de fémur trouvé à cornwell, qui diffère tout à fait
de celle proposée par Plot puis par Brookes, tout en se rattachant
directement à la désignation employêe par ce dernier auteur.
En 1768, en effet, le fossile en ques,tion fut mentionné de nouveau
dans un curieux ouvrage publié à Paris, \es Considérations philoso-
phiques de la gradation naturelle des-formes de l,être, ou les eisais de
la Nature qui apprend à faire I'Homme, de Jean-Baptiste Robinet.
Celui-ci, né à Rennes en 1735 et mort dans cette mêmè vile en 1820,
eut une carrière de " philosophe > (au sens de l'époque) assez parti-
culière. Il provoqua en 1765 le courroux de Voltaire en publiant des
l,ettres qui avaient été dérobées à celui-ci. En 1780, maigré les opi-
nions pour le moins hérétiques qu'il avait exprimées dans De ta Na-
ture (L766) et dans I'ouvrage cité plus haut, il fut nommé censeur
royal. Avant de mourir, il rétracta finalement les opinions qu,il avait
défendues. J.-8. Robinet, souvent nommé parmi les précurseurs de
l'évolutionnisme, a été diversement jugé par la postérité. Selon A. de
Quatrefages (1892, p.31), pour quiconque errtend rester fidète à la
"
véritable science, Robinet est avant tout un rêveur qui croit pouvoir

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résoudre tous les problèmes possibles en vertu de quelques idees
a priori préseutées comme autant de principes indiscutables >. J. Ros'
tand (1.932), de même, considère Robirret comme un rêveur, auteur
d'une théorie " chimérique ", mais auquel il faut concéder certains
mérites. E. Guyénot (1957, p. 386), plus sévère encore, voit dans les
idées de Robinet une << conception enfantine n'ayant aucun rapport
avec une théorie de I'Evolution >. F. Tinland (1968, p. 16), peut-être
plus justernent, considère Robinet comme I'auteur . d'une étrange,
mais explicite théorie de la transformation des espèc.es >. Les Consi'
dérations philosophiques 'sont en tout cas un bizane mais assez fasci-
nant ramassis d'observations variées, empruntées souvent à d'autres
auteurs, mais toujours interprétées de façon très personnelle, sur les
fossiles (au sens très large de l'époque), les animaux aux caractères
in'termédiaires (volants, amphibies), les hommes marins (1) et les
sirènes, les quadrumanes, les diverses raoes humaines, les mo'nstres
et les hermaphrodites. Le thème central de I'ouvrage, exprimé dès le
premier chapitre (p. 1), est que < totls 'les êtres ont été oonçus et
formés d'après u,n dessein unique dorrt ils sont des variations gra'
cluées à l'infini >. La Nature aurait ainsi tenté de réaliser, par les
( ,essais les plus variés, et par degrés imperceptibles, . la forme la
"
plus excellente de l'être, qui est la forme humaine >> (Considérations
phitosophiques, p. 1). Robinet va d'ailleurs plus loin encore, puisqu'il
considène que la Nature finira pa'r atteindre le sommet de la perfec-
tio,n humaine avec des hermaphrodites, qui < réuniront avec avantage
la beauté de Vénus à celle d'Apollon : ce qui est peut-être le plus
haut degré de la beauté humaine ,, (Considérations philosophiques,
p. 223).
I-.es exempl,es cités par Robinet à I'appui de sa thèse sont souvent
fondés sur les ressemblances les plus superficielles (pierres ou coquil'
lages évoquant des o'rganes humains, plantes d'aspect anthropo-
morphe, etc.), mais o,n trouve aussi quelques idées plus intéressantes;
ainsi, ,l'orang-outan est considéré comme " une espèce intermédiaire
qui remplit le passage du singe à I'homme " (p. 151). Certains pas-
sages, comme oelui qui suit, déjà cité par Tinland (1968), paraissent
bien témoigner de conceptions transformistes dignes d'attention :
< Toutes les formes anirnales changent et se perdent de même gra-
due'llement et successivement, par la variation nécessaire des produits
de la Nature. Puisqu'elle ne se répète point, chaque génération doit
amener quelques diffénences, et ces différences sans cesse multipliées
et accumulées doivent produire des altérations considérables dans le
modèle prototype : 'elles doivent supprimer dranciennes parties, ou
les multiplier, en engendrer de nouvelles, transformer les combinai-
sons, varier les résultats, et rendre à la fin ce modèle original très
different de lui-même,, (Considérations philosophiques, p. 167).

(1) Il donne à ce propos, entre autres, le récit très curieux (p. 132) de la
à Ia fin du xvrrr" siècle dans les eaux du Groen-
caotrlre Dar un vaisseâu anelais.'marin
tand, d'dn prétendu
-doute " homlne conduisant une petite barque ", qui était
sans aucun un Eskimo dans son kayak.

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Le passage que consacre Robinet au fossile décrit à l'orisine par
PIo't ne possède certes pas le même intérêt scientifique, mais" il nLst
pas dépourr.rr de pittoresque. Il se place dans la paitie de I'ouvrage
oir sont mentionnées les pierres resiembrant à dei organes humairis,
qurTi les descriptions d'., orchites > et de < priapolites cette section
du livre débute d'ailleurs (p. 28) par une longue citation".
apologétique
de I'anatomiste allemand Fleister, au rnoyén de laquelie Robinet
s'efforce de lever les scrupules des leoteuri dont la .i fausse délica-
te'sse > pourrait être offensée par la représentation des parties du
corps humain ( qu'une bizarre co,ntradiction a fait appeler (slc; nobles
et honteuses " (p. 29). Le très court chapitre XVIII (p. 3l), intitulé
< De la pierre nommée Scrotum humanum (ce qui nous ramène à
Brookes, bien que celui-ci ne soit pas cité), "est entièrement consacré
au fragment de fémur de cornwell. voici la brève mais remarquable
descrip'tion qu'en donne Robinet :
< Cette pierre, qui représente le Scrotum, e,est:à-dire la bourse
contenant les testicules, est d'un blanc sale, et la surface en est fort
ridée. ce n'est pas s,eulement par sa forme externe qu'elle imite cette
partie de l'homme. L'organisation interne paroît y être également
analogue. En touchant ce scrotum pierreux, on croit sentir àue cha-
que testicule est contenu dans une bourse particulière musculeuse,
eomme si l'intérieur en étoit divisé en deux par la cloison formée de
la duplicature du Dartos, ainsi que dans le véritable scrotum humain.
Une autre singularité de cette pierre, c'est qu'on voit à sa partie supé-
rieure une espèce de canal, rempli d'une substanc"e spongieuse, assez
semblable à une portion de I'urethre. >
On es,t loin de la description anatomiquement assez juste de plot,
qui avait même reconnu la cavité médullaire emplie de cristaux là où
Robinet voir une portion de I'urèthre ! Il ne fait aucun doute cepen,
dant qu'il s'agisse bien du même spécimen, car la figure 1 de la plan-
che I de Robinet es,t identique à celle publiée par B,rookes, qui est
elle-même copiée sur celle de Plot, mais inversée. Bon nombre des au-
tres < fossiles >, qu'il s'agisse de véritables restes organiques ou de
jeux de Ia nature >, figurés par Robinet sont d'ailleurs copiés sur les
"
planches de Brookes et de Plot. Ce dernier est du reste cité, à propos
des < Diorchis " de Shotover, quelques lignes avant la description du
Scrotum humanum, ce qui montre que Robinet devait connaître les
opinions de Plot, so,it directement, soit par l'intermédiaire de la compi-
lation de Brookes. Liauteur des considérations philosophiques ne pou-
vait donc ignorer que Plot et Brookes voyaient dans I'objet trouvé à
Cornwell r.ln fragment fiossilisé d'un authentique fémur. Les details
for.t précis sur la couleur et la consistance du Scrotum humanum
ne sont pas tirés des descriptions de Plot et de Brookes. Il semble
soit que Robinet ait eu I'occasion de voir (et de toucher) le spécimen,
ou qu'il ait tenu ces renseignements d'un tiers, soit qu'il ait purement
et simplement inventé ces caractères pour les besoins de la cause. Il
ne faut d'ailleurs pas croire qu'il ait vu dans le fossile en question un

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véritable scrortum humain pétrifié (les dimensions du spécimen
deux pieds de circonférence auraient d'ailleurs indiqué un géant-
-
d'une taille considérable). Pour lui, les fossiles. qui sont animés d'une
sorte de vie, ne sont nullement les restes d'êtres ayant vécu dans le
passé, mais constituent < la première ébauche d,e la forme humaine >,
des essais de la Nature en vue de la réalisation de ce type idéal.
11 est intéressant de noter à ce suiet que Plot, lui aussi, croyait
à un ., sportive p,lastic power of the Earth > (Plo,t, t677, p. 132) res-
ponsable de la formation de la plupart des fossiles. Il voyait dans
ceux-ci des " lapides sui ge.neris ), pouvant être des (< ornements ))
des parties internes de la terre, équivalents souterrains des fleurs qui
en embellissent la surface (voir à ce s'ujet Geikie, 1905 ; Adams, 1938).
Le fragment de fémur de Corrnvell, considéré par Plot comme pro-
lrenarr^.t d'un être vivant, apparaît ainsi plutôt comme un exception
dans le système de cet auteur.
L'interprétation de ce débris de dinosaurien fournie par Plot dès
la fin du xvrr" siècle, même si elle supposait I'existence d'hommes de
taille gigantesque, était donc un peu plus proche de la vérité que celle
du pré-évolutionniste Robinet dans le dernier tiers du xvru" siècle.
Quant aux rues de Brookes, elles paraissent calquées sur celles de
Plot. Seul le nom < linnéen >> de Srcotum humanum qu'il app,liqua à
ce fossile constitue de sa part une innovation. En pr€nant ce nom de
façon quasiment littérale, J.-8. Robinet devait en tout cas fournir
l'interprétation la plus extraordinaire qu'on ait jamais donnée d'un
ossement de dinosaurien, aussi étranges qu'aient pu être par la suite
les théories échafaudées par certains auteurs à propos de ces animaux.

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