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Georges Péninou

Le oui, le nom et le caractère


In: Communications, 17, 1971. pp. 67-81.

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Péninou Georges. Le oui, le nom et le caractère. In: Communications, 17, 1971. pp. 67-81.

doi : 10.3406/comm.1971.1246

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1971_num_17_1_1246
Georges Péninou

Le oui, le nom et le caractère

Cet article entend prolonger, au niveau du manifeste global de publicité —


l'annonce étant prise ici comme prototype — les réflexions amorcées, au seul
niveau de l'image, dans un précédent article \ II y sera traité des relations entre
la forme et la substance, des rapports entre la vérité et une certaine poésie de
l'objet trivial, de la figuration et de la défiguration et de ce qui, dans la publicité,
appelle la conformité et requiert une conformation. Il y sera traité de la nomi
nation et de la prédication, de la publicité de marque et de la publicité de l'image
de marque — du nom et du caractère, et du parti pris de l'affirmation — du oui.
Ces quelques vocables ne prétendent pas enclore toute l'intellection de la repré
sentation publicitaire. Ils renferment seulement les trois actes fondamentaux
par lesquels se manifeste l'intervention du publicitaire : nommer, qualifier,
exalter — conférer une identité au travers d'un nom, asseoir une personnalité
au travers d'une gamme d'attributs, assurer une promotion au travers d'une
célébration du nom et du caractère — et dont la conclusion attendue est une
attitude prometteuse à l'endroit de l'objet investi, ce que l'on pourrait appeler,
consécutive à l'exaltation, V exultation. Ces actes trouvent leur lieu d'expression
normal dans une figuration originale, constitutive du genre, dont on souhaite
qu'elle favorise l'entrée de l'objet dans le cycle psychologique et économique de
l 'appropriation, la représentation publicitaire — l'icône, étant ce grâce à quoi
l'objet, de simple objet, devient idole.
Encore que toute publicité n'ait pas nécessairement à s'y reconnaître, on
évoquera surtout la publicité commerciale dominante, telle que tout magazine
contemporain l'offre à notre contemplation : un horizon kaléidoscopique d'ima
ges mettant en scène de très humbles objets sur lesquels ont été greffées une parole,
une société, une psychologie, voire une morale : un microphone à l'écoute d'un
épi de blé, un verre muni d'une fermeture à glissière, un sous-vêtement au cœur
d'une réunion mondaine, une margarine «à rendre les maris plus galants», un café
permettant de « tromper son mari pour son plus grand plaisir », Babar caution
nant une certaine vaisselle : ces publicités d'une même parution 2 témoigner
aient, s'il en était besoin, de la volonté anthropomorphe d'une représentation
qui s'efforce d'accroître la conscience à l'égard des objets et n'hésite pas à doter

1. Communications, 15, 1970, p. 96-109.


2. Publicités dans Elle du 9 novembre 70 : Rivoire et Carret, Sun, Jil, Planta. J. Vabre,
Vereco, Peugeot, Mary Quant.

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Georges Péninou
ces objets de conscience : l'épi parle, la voiture proclame « son bon goût », le
produit sauve.
Dans cette métaphore de la personne, le nom propre, l'attribut et l'affirmation
constituent la triade qu'il convient d'abord d'examiner.

I. Le nom.
La fonction publicitaire primordiale, tant dans la chronologie de ses efforts
que dans la pérennité de ses résultats, vise à l'imposition d'un nom. La publicité,
c'est avant toute chose un grand baptistère, où les productions les plus dispa
rates, issues de géniteurs innombrables, espèrent obtenir le sceau d'une identité.
Lorsqu'elle souhaita, à une certaine époque, apporter le témoignage de sa puis
sance auprès d'une opinion sceptique, elle choisit l'arbitraire d'un nom : Garap,
nom propre sans prédicat, magistral dans son inachèvement délibéré. De cette
eau baptismale surgit la marque, dont elle proclame, aux quatre coins de l'univers,
la naissance, impose l'appellation et accompagne désormais le destin.
La marque n'est pas une création gratuite. Elle relève d'un calcul intéressé
des firmes, dont elle permet de majorer les marges (les articles sous marque
assurent généralement des profits supérieurs aux articles sans marque), amoind
rit la dépendance à l'égard des circuits de distribution (en faisant du consom
mateur un allié) et régularise la planification (grâce à des débouchés extensifs et
moins aléatoires). Le calcul trouve dans la (publicité un auxiliaire puissant,
d'autant mieux acquis à la cause qu'elle permet à son génie propre de s'y mieux
déployer : la publicité des noms propres, ou publicité de marque, a toujours été
plus satisfaisante et plus efficace que la publicité collective — publicité des noms
communs — généralement jugée moins opérante que la première. Bien qu'elle
ne soit pas nécessairement à l'origine de la décision, ni du choix du nom, le con
cours de la publicité est ici nécessaire, et sa responsabilité considérable dans
l'entretien, la croissance et la vitalité de la marque.
Entité autonome, qui peut être appelée à la conscience en lieu et place du nom
patronymique de l'entreprise productrice, vouée à une circulation et à une
consommation distinctes de ce dernier, elle repose sur une philosophie écono
mique différente de celle qui présidait aux destinées de la marque de fabrique :
celle-ci était un sceau de propriété alors qu'elle se veut signe d'échange ; elle était
défensive et close, elle se veut ouverte et offensive. La réussite suprême est la
conquête des marchés par la seule autorité du nom propre, dont l'extrême est la
réduction du marché de la demande à la demande du nom : lorsque le réfrigérateur
est Frigidaire, Bic le stylo à bille, Éclair la fermeture à glissière, l'espèce a investi
le genre, le nom a fait corps avec le marché. Cet idéal monopolistique reste inac
cessible au plus grand nombre, demeure à la fois exceptionnel et provisoire :
ces mêmes noms, dont la puissance fut telle qu'ils surent générer l'appellation
même d'un marché, s'efforcent à terme de préserver l'intégrité de leur identité
(« le Frigidaire, le vrai ») quand l'excès de leur générisme les expose à couvrir de
leur nom des productions trop étrangères.
Cette substructure qu'est la marque est doublement vulnérable; elle reste,
en amont et en aval, entièrement tributaire de la considération qu'on voudra
bien lui attribuer : les avantages économiques que la production tire de son inst
itution lui font, en revanche, obligation d'assurer une certaine qualité et un certain
service, dont les défaillances ne seront plus couvertes par l'anonymat, iront
grossir le passif de la marque et pourront hypothéquer son avenir; en aval, elle

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Le oui, le nom et le caractère

se heurte à l'indifférence, à l'ingratitude, au caprice changeant des masses (qui


ne s'investissent, à son endroit, qu'exceptionnellement de manière durable et
exclusive), à leur dédain, ou à leur simple faculté d'oubli.
Aussi, le statut des marques est-il toujours un statut menacé, et « la conscience
de marque » plus passive qu'active : œuvrant dans un climat d'inconscience,
d'insouciance et d'inconstance, la publicité est appelée à propager le nom (cam
pagne de notoriété), à le consolider dans les mémoires, à lui conférer une subs
tance (campagne d'image de marque) pour tenter de le hisser au rang des marques
de préséance. La réussite est à la mesure des ambitions et des moyens : faire de
la publicité, c'est acquitter le droit à la conscience, payer son tribut à l'Echo :
les marques meurent de silence et il faut paraître pour subsister.
Au-delà de ses avantages économiques et commerciaux, la marque a des
avantages spécifiquement publicitaires. La publicité ne peut donner de caractère
qu'à ce qui s'est préalablement forgé une identité, et l'a fait reconnaître.
Certes, l'identité est d'abord un facteur de l'identification, ce grâce à quoi
s'effectuent, par un découpage sommaire mais décisif au sein de l'informe et de
l'uniforme (la production concurrentielle de masse), le repérage élémentaire de
l'individualité et les prémisses d'une motivation des choix.
C'est à la publicité que nous devons beaucoup de pouvoir donner un certain
contenu représentatif au monde des produits. Nous sommes soumis à un jailliss
ement continuel de biens et de services, dont beaucoup n'ont pas de contenu pour
nous, ne nous disent rien et continueraient à ne rien signifier sans la promotion
publicitaire. La publicité, c'est souvent le seul moyen dont nous disposons pour
comprendre cet univers ustensile, cataloguer les articles, opérer des hiérarchies.
Pour beaucoup, la publicité est le seul mode d'appréhension et d'appro
priation de l'objet. Si l'on essaie de converser sur des objets communs : la ciga
rette, le parfum, les détergents, l'huile alimentaire, l'essence, immanquablement
on véhiculera des contenus publicitaires, soit pour désigner, soit pour qualifier.
On parlera, inévitablement de marques, c'est-à-dire d'un construit publicitaire :
d'Omo ou d'Ajax, de Flaminaire ou Feudor, de Shell ou Esso.
On se référera, implicitement ou explicitement, à des images, des évocations,
des jugements de provenance publicitaire. Bref, la publicité contribue au savoir
de l'objet quotidien. Souvent, à elle seule, constitue-t-elle tout le savoir sur cet
objet. C'est en cela qu'elle est un instrument de catégorisation du réel, un sélec
teur, elle catégorise, à sa manière, le monde.
Mais c'est plus que cela : le passage de l'économie de production à l'économie
commerciale de marché, ce n'est pas, seulement, le passage de l'innommé au
nommé. C'est aussi le passage du réalisme de la matière (le nom commun) au
symbolisme de la personne (le nom propre). Tout le discours anthropomorphique
que la publicité tient à l'égard des objets est rendu concevable par la médiation
de la marque, qui fait rentrer l'objet dans le circuit de la personne, parce que la
marque est, elle-même, traitée comme analogie de la personne.
La Personne ou son assimilé peut, seule, recevoir la consécration du Nom
Propre : le conférer à la chose-objet, au lieu de se contenter du simple nom
commun, c'est faire subir à la chose-objet une promotion fantastique, la
matière étant ce qui, par excellence, a le plus de mal à entrer dans le cycle de la
nomination : la Genèse ne nous dit-elle pas qu'Adam eut charge de nommer les
espèces, mais seulement les espèces vivantes 1?

1. Genèse : 2-19.

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L'ÉCONOMIE DE PRODUCTION
(marché de l'offre)

la production :
L'OBJET
y \ .
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*s ^vXT^-fia
es ion onfon

ua» u X.
/ X
la figuration : LEla CARACTÈRE
prédication :
LEla NOM
nomination
PROPRE : L'ICONE
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res ior onforn /

\
ijet l'aritibu
CO
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LE OUI : o
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S
l'exultation :
L'IDOLE

L'ÉCONOMIE DE CONSOMMATION
(marché de la demande)

L INTERVENTION PUBLICITAIRE.
Le oui, le nom et le caractère

D'autre part, l'acquisition d'une identité favorise considérablement l'ép


anouissement des différences qui appellent, plus que le genre, l'individu pour
support 1. Or, la publicité est un producteur institutionnel de différences 2,
opérant, au-delà ou à l'intérieur des découpages technologiques propres aux
spécificités de la production, d'autres découpes liées à la signifiance, provoquée
ou entretenue, des choses : il lui est essentiel de parvenir à transformer les impres
sions d'identité que dégagent les choses manufacturées en jugements de différences.

II. Le caractère.
Apposé le nom, instituée la marque, reste en effet à imprimer un caractère, à
imposer « l'image de marque », entreprise plus ou moins persévérante visant à lui
conférer ses traits distinctifs. On passe ici, logiquement, de la publicité du nom
propre à la publicité de l'attribut, du sujet au prédicat, du support de l'être au
porteur de la valeur. En lui-même, le nom de marque n'est qu'une promesse, sur
lequel rien de durable ne peut être construit, s'il ne se trouve au cœur d'un réseau
d'associations, les plus discriminantes possibles, qui doubleront son identité d'une
personnalité. Il en sera donc des objets publicitaires comme des personnes, puisque
ce discours — discours anthropomorphe s'il en est — en vient, en définitive, à
les aborder comme telles; tous auront des caractères, et quelques-uns du carac
tère: ceux-ci, pour s'être imposés plus puissamment sous les traits de la vertu
(reconnaissance de la qualité), de la force (reconnaissance de l'autorité) ou de la
singularité (reconnaissance de l'originalité), sont appelés à un destin commercial
plus enviable que ceux-là.
Ces images de marque relèvent à la fois d'une éthique et d'un calcul : elles
peuvent relever d'une politique de recherche de l'adhésion ou d'une politique de
l'agression, de la manifestation sommaire de la puissance, qui s'imposera par la
mobilisation spectaculaire des médias de masse, à la distillation discrète, presque
intemporelle par son parti pris d'immuabilité, d'une représentation épurée. En
fait, les édifications publicitaires sont marquées du sceau de l'éphémère et rares
sont les contenus représentatifs qui s'installent dans la durée : ni le souvenir,
ni l'adhésion, ne leur sont acquis de façon durable (d'où les réactivations inces
santes des stimuli), ni ne peuvent garantir qu'ils ne seront amoindris, oblitérés
ou remplacés par les souvenirs et acquiescements donnés à des concurrents plus
vigoureux, plus séducteurs ou plus convaincants.
Traitée selon l'analogie de la personne, la marque héritera donc d'une psychol
ogie et s'incorporera dans une histoire. Elle aura droit aux traits de caractère
(« la personnalité » de marque) qui sauvegarderont son individualité, l'empêche
ront de se résorber dans le collectif anonyme : elle entrera dans l'échange
hommes ; elle se fera témoin, ou agent, de l'image qu'ils souhaitent donner d'eux-
mêmes; elle entrera dans leur patrimoine, participera aux travaux des jours, à
l'embellissement des corps, à la qualité de la vie : brune ou blonde, une Bastos

1. L'utilité de la création d'une identité préalable à l'isolement des caractères trouve


une illustration — aux accents très flaubertiens — dans la publicité des saucissons
Olida : Cochonou et Campagnard, saucissons « à forte personnalité », la « race » relevant
de Cochonou, la « rusticité » de Campagnard.
2. Cf. Baudrillard (Jean), la Société de consommation, Paris, S.G.P.P., 1970, p. 135-
142.

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Georges Péninou
« n'affirme-t-elle pas votre personnalité »? Oser une lame Wilkinson, n'est-ce pas
« retrouver le geste de l'homme des grands espaces »? Avec une chaussette Bur
lington, dont le « calor power » donne à la démarche « plus de persuasion », ne
peut-on prétendre « se placer au premier rang x »?
On prête vie aux objets quand on leur a prêté un nom, on leur prête nom pour
leur donner vie. On leur impose, ce faisant, une durée vécue intense et, peut-être,
une obsolescence psychologique accélérée. La marque, en les dotant d'intensité,
les expose à la précarité. Elle les rend synchrones d'une existence d'homme,
et dépendants de ses caprices. En les voulant solidaires d'eux et membres de
leur sphère d'appartenance, elle les expose à un destin convulsif, en perpétuelle
mouvance. Il n'y a pas d'essence distincte, son histoire et ses distinctions appa
raissent quand elle reçoit son nom : Esso, Shell, Total ou Elf. Le nom propre
balaie le générisme du nom commun et le schématisme de son contenu pour
alimenter, à sa place, un éventail de représentations autonomes; voilà donc
l'essence mêlée, d'année en année, à un tourbillon d'idées versatiles, de sentiments
divers, d'attentions intéressées, qui ne se peuvent établir et perpétuer que pour
autant que l'essence ait effectivement troqué son nom commun pour des noms
propres : seuls, ils peuvent inaugurer et soutenir cette impressionnante superstruc
ture d'images.
Qu'elle opère par voie adjonctive, la qualité venant se greffer sur la substance
de l'objet, ou par voie symbolique — la qualité s'induisant de supports qui la
signifient — la publicité predicative de l'attribut se confond avec l'établissement
de la représentation de marque : décréter une image de marque, c'est décider
tout d'abord de l'ordre et du nombre des valeurs que l'on veut faire siennes, et
qui constitueront de manière durable ou transitoire, ses traits propres. Une bonne
lame de rasoir peut revendiquer légitimement une certaine durée d'usage et un
certain agrément d'emploi : un message de conformité quant à sa longévité et sa
douceur peut donc être prescrit, qui ne prendra valeur publicitaire qu'à l'issue
d'une recherche expressive particulière, d'un travail sur le signe — graphique,
linguistique, iconique — donnant à l'information sa conformation. Passer de la
valeur abstraite à signifier à son signifiant publicitaire, c'est la conduire dans un
transformateur d'essence rhétorique qui en convertira remarquablement les
caractéristiques d'entrée.
Dans ce convertisseur nécessaire, le glissement de la conformité à la conformat
ion traduit le glissement de la pragmatique de l'objet à la poétique de son avoir.
La valeur se conserve, mais charnelle : sensuelle ou sensorielle. On passe de
l'entendement à la sensibilité, du motivé au motivant, de la lettre à la figure, et,
transformation plus importante peut-être, de la valeur anonyme à l'appropria
tion privée de la valeur. Dans un univers technologiquement sûr, où les qualités
intrinsèques des biens sont souvent équivalentes ou leurs différences indiscer
nables,cette appropriation est devenue peu crédible : la douceur ne saurait donc
être l'apanage d'une seule marque de lames ni constituer, a fortiori, son trait
propre. La seule appropriation concevable exige son individualisation préalable,
qualité de la qualité, caractère du caractère. La douceur participe de beaucoup
de lames, et beaucoup la peuvent revendiquer, mais à Gillette seule appartient
la douceur amoureuse.

1. Annonces Bastos, Wilkinson, Burlington dan3 l'Express du 19 octobre 70.

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Le oui, le nom et le caractère

PRAGMATIQUE DE L'ÊTRE

« La figure J a été faite sur


la •*— vérité, et la ■*— vérité
a été reconnue sur la
LA CONFORMITÉ figure \ »
(Pascal)
« Gillette est une lame de
rasoir douce »
l'information la parole
la vérité la sensibilité
la lettre le signifiant (vécu de la
valeur)
la connotation
la substance (non marquée) le désir (la foi)
la qualité générique le motivant
la qualité collective l'appropriation de la qual
ité
le motivé la qualité spécifique
la prescription (la loi) la forme (marquante)
la dénotation la figure
le signifié (valeur : douceur) la volupté
l'entendement la publicité
la pratique « Gillette la grande amour
euse de votre peau »

LA CONFORMATION

confirmante conformante

l'information
publicitaire

POÉTIQUE DE L'AVOIR
TRANSFORMATION DE L'INFORMATION EN INFORMATION PUBLICITAIRE.

III. V affirmation.
Toute publicité est affirmative et n'est qu'affirmation, comme si, de l'univers
des biens, elle ne reflétait que la même face encourageante et flatteuse. Quasiment
ignorante des tares, elle ne se départit jamais, à l'endroit des biens qu'elle prend
en charge, d'une égale et constante assurance. En elle, les objets ne ressemblent
guère à ce que l'expérience nous enseigne qu'ils sont : approximatifs plutôt
qu'exemplaires, sujets aux vices de conformation et aux défaillances de fonction
nement. Sans défauts ni taches, ils font parade de leurs vertus, beaux fruits d'or
que ne ronge aucun ver insoupçonné, immense galerie euphorique d'où ont été
bannis le difforme et le médiocre.

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Georges Péninou

Cette compétition de produits à produits et de marques à marques revêt les


formes d'une joute paradoxale où les protagonistes, que la déontologie profes
sionnelle des agences empêche de désigner, que la loi civile interdit de dénigrer *,
s'esquivent plus qu'ils ne se combattent et ne s'affrontent qu'à base de certitudes
respectives. Dans cette arène sans citation, le public, enjeu des rivalités commerc
iales,subit rarement l'assaut de stimuli contraires, mais doit bien plutôt faire
face à une positivité pléthorique : surenchères de performances, étalage de qualités,
déploiement de bienveillances, toutes marquées du même sceau trinitaire :
conformité aux normes techniques les plus exigeantes, réponse adéquate aux
aspirations des foules, valorisation des futurs possédants.
Quelle que soit sa provenance, l'objet publicitaire, juste réponse et miroir
heureux, affiche finalement, d'une manière explicite ou déguisée, sa prétention à
incarner la norme. Le nombre des postulants, l'identité de leur visée propre, leur
recours à des considérants persuasifs variés, mais de même signe, font des conflits
publicitaires non pas une opposition entre le bien et le mal, le bon et le mauvais
— luttes de contraires à contraires — mais une opposition à l'intérieur même du
bien et du juste — luttes de semblables à semblables et de valables à valables.
Les professionnels accréditent eux-mêmes la thèse dont, par ailleurs, leur
production témoigne, en affirmant qu'en tout état de cause la publicité, celle du
moins qui vise une certaine pérennité, ne peut supporter que de bons produits et
perd — outre sa dignité — toute raison d'être face aux productions contes
tables.
Les rares cas où les manifestes publicitaires font référence à une dualité explicite
sont généralement reliés à des oppositions dépourvues d'actualité : produits
technologiquement avancés contre produits technologiquement arriérés, dont
on peut sans risque, au sein de l'image ou de l'argumentation, souligner l'an
achronisme et plaider l'abandon : ils sont prétexte à ridicule, support de mauvaise
conscience et preuve, par l'absurde, de la nécessité du changement. Mais, entre
produits (et a fortiori, entre marques) de même statut technologique, la coutume
professionnelle, doublée d'une législation répressive, interdit la désignation,
directe ou allusive, de l'adversaire, et la mise à mal de ses productions. On ne
soulignera jamais assez que la publicité est à la forme superlative parce qu'il ne
lui est que chichement permis de se manifester à la forme comparative 2.
Empêchée d'être accusatrice et d'établir par voie comparative les fondements
des jugements hiérarchiques d'équivalence ou de supériorité, la publicité ne peut
davantage être dubitative, à l'égard de produits qu'elle a mission de rendre
désirables et d'exalter. Fonctionnellement poussée à proposer une représentation
embellie d'un produit décrété sans faiblesse, doublement privée des deux grandes
sources de la conscience critique : la contradiction vis-à-vis de l'autre, la contes
tation vis-à-vis de soi, elle est, fondamentalement, assertorique. Entreprise sans
négation, capable de célébrer avec la même passion les causes les plus opposées,

1. Cf. arrêt de la Cour d'appel de Paris du 29 avril 70 (affaire Lip/Timex Corpora tion-
— Kelton) (France-Soir, 28-11-70).
2. La compétition tolérée peut prendre la forme de la valorisation de la marque
désignée par rapport à un collectif anonyme, établissant une évidente relation de supé
riorité de la première sur les autres : ex : Philips : « quand les autres rasoirs abandonnent,
le nouveau Philips, lui, trouve encore de la barbe. » — Simca 1000 « Personne ne peut
en dire autant pour le même prix ». — Regma : « Au Sicob allez d'abord voir nos con
currents, habituellement c'est comme cela que l'on devient Regman ».

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Le oui, le nom et le caractère

elle ne tranche pas entre le vrai et le faux, oppose le méritoire au méritant, et


l'enviable au tentant.
L'exigence de l'affirmation sans contrepartie, l'émission ininterrompue de
messages de même signe, l'absence de tout contradicteur — il n'y a, dans ce grand
soliloque, que des émetteurs solitaires — est en grande partie responsable de la
relativité et de la précarité des jugements issus de la publicité. Dans un tel peuple
mentd'objets vertueux, dont la représentation est épurée de tout trait condamn
able,le positif entraîne défiance par son excès même, tant est inévitable sa
rencontre en l'absence de tout contraire. Excessif parce qu'exclusif, le parti pris
de l'affirmation atteint la représentation publicitaire dans sa crédibilité, l'expose
à récusation dans la mesure même où elle se tient si égale, couronnant des mêmes
distinctions des produits d'inégal mérite. L'incrédulité face à la publicité s'enra
cinedans cette positivité compacte, dont la logique veut qu'elle gomme par le
nombre ce qu'elle s'acharne à instituer par la répétition et redistribue incessam
ment les cartes d'un même jeu, tant il est vrai que la promotion généralisée de
l'excellence de tous n'a d'autre effet que le rétablissement de leur équivalence
par-delà l'établissement de leurs différences.
Mais on comprend pourquoi la publicité se détruirait elle-même si elle préten
dait opposer le vrai et le faux, et la mauvaise querelle de ceux qui la prennent à
parti sur ce terrain. Elle n'oppose que le désirable au désirable sans instituer,
entre marques ou productions, de querelles de légitimité (il n'y a pas de
produits illégitimes, il n'y a à l'extrême que des produits culpabilisants),
cherchant en revanche à asseoir des préséances psychologiques, préfigurations
et agents de préséances commerciales. Elle postule le pluralisme du vrai et
n'aurait pas de raison d'être dans un système moniste des valeurs. Si tel était
le cas, elle serait propagande, qui appelle corollairement la censure et la pros
cription.
Or, la publicité se veut prescriptive et non proscriptive, elle implique la recon
naissance tolérante de marques plurielles et le droit pour elles de solliciter la
demande. Elle considère le marché de l'offre comme relevant de l'opinable et
le marché de consommation comme relevant de l'influence. Chercher, comme il
est dans sa fonction, à accroître la désirabilité des produits — ceci est affaire
de métier — et la faire, le plus rapidement et continûment possible, partager
par le plus grand nombre — ceci est affaire de mobilisation de media de masse —
c'est délibérément solliciter l'inclination, peser sur la volonté, miser sur l'influence.
Ce n'est faire autre chose qu'institutionnaliser, au profit du commerce, une
rhétorique immémoriale, inchangée dans sa destination, conçue moins pour
instruire que pour emporter conviction, « ouvrière, disait le Socrate du Gorgias,
de la persuasion qui fait croire, non de celle qui fait savoir », et dont on ne peut
mieux exprimer l'essence qu'en répétant, à la suite de Pascal, qu'elle est balan
cement entre la vérité et la volupté.

IV. La conformité et la conformation.


La publicité siège dans cet espace mobile, soumise à la tension que lui impose
sa position médiatrice entre l'Être et l'Avoir, sa mission économique qui est d'aider
au commerce des choses, plus qu'à leur connaissance, et d'en proposer, en consé
quence, une représentation de nature à faciliter l'un sans trop prendre de libertés
avec l'autre : tensions de la fidélité à la référence et de l'enjolivement de la réfé
rence; tensions de la lettre des choses et du style de leur figure; tensions de la

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Georges Péninou

conformité à la vérité de l'objet et de la conformation appelée par les exigences


du désir. La publicité commerciale est cela, une certaine dialectique de l'exigeance
et de l'espérance, de la conformité et de la conformation, de la lettre et de la
figure, de la forme et de la substance, du vrai et du désirable, du caprice et de la
raison. Mais parce que l'on réduit trop la publicité à sa manifestation dominante,
ne prend-on pas toujours conscience des oscillations qui sont les siennes entre le
procès-verbal informatif qui conduit à sa destruction comme forme, et à son
épanouissement comme substance, par soumission excessive à la lettre du réfé-
rentiel (réalisation sans effets) et l'invention lyrique qui conduit à son épanouisse
ment comme forme et à sa réduction comme substance, par séduction excessive
de la figure du référentiel (effets, mais effets déréalisants). Dans les deux cas, la
publicité s'expose ainsi à la controverse : soit endogène, les hommes du métier
ne reconnaissant que trop, dans l'objet publicitaire de ce type, une représenta
tion privée de cette valeur ajoutée qu'est l'investissement lyrique de l'objet;
soit exogène, le public ou ses interprètes ne reconnaissant pas dans l'objet publi
citaire l'objet strict en son exactitude : les deux attitudes ayant pour effet com
mun de renvoyer la publicité à l'information, vue comme repoussoir dans un cas,
comme modèle dans l'autre.
En vérité, l'ambiguïté publicitaire s'accommode parfaitement de l'amphibologie
sémantique du terme information : elle est, effectivement, une synthèse originale
de ce que nous avons appelé la conformité et la conformation, compromis entre
l'exigence de l'une et l'espérance de l'autre, plus ou moins déportée vers l'une
ou vers l'autre, caressant dans ses réussites les plus heureuses, l'utopie concrète
d'avoir approché l'impossible conciliation du désir et de la transparence de l'être.
Quand on dit de la publicité, ou quand on souhaite qu'elle informe, c'est dans
l'acception quasi architecturale, la plus proche de l'étymologie primitive,
— « informare », « façonner », « donner une forme » — qu'il y a lieu tout d'abord
de l'entendre (la conformation), et non seulement dans l'acception transitive,
liée au sens commun, de diffusion de renseignements justes et impartiaux (la
conformité).
Dans ce dernier sens, on sollicite du publicitaire, qui y résiste, qu'il se mette,
vis-à-vis du document (le bien), dans le même rapport que le nouvelliste vis-à-
vis de l'événement (le fait). Dans la réalité, il y a encastrement d'un des deux
contenus sémantiques dans l'autre. Les principales espèces entre lesquelles se
partage le genre publicitaire se comprennent et se rangent de manière cohérente
sur cet axe, où le message est tiraillé entre la forme et la substance, où l'exubé
rancede la forme peut avoir pour prix la raréfaction de la substance, et la pro
lixité de la substance, l'économie ou la disparition de la forme.
Technique stimulante, la publicité commerciale-type, guidée par un néces
saire esprit de promotion, ne se veut pas référentielle au sens d'une attitude
denotative vis-à-vis des choses. Pour emprunter au langage des logiciens du
xvine siècle, elle ne vise, et n'autorise, de la réalité des objets, qu'une compréhens
ion décisoire — résultant d'une élection délibérée de ce qu'il importe de dire ou
de taire. Le parti pris de ne pas dire tout, de dire peu, voire de ne rien dire, illustre
la distance prise par rapport à l'exigence référentielle stricte dont on souhaite
ostensiblement la transgression ou l'abandon, et qui deviendra, légitimement,
témoignage de la maîtrise technique du métier. En revanche, ce peu ou ce rien
sur l'objet, réduit à quelques traits sommaires (réduction de la substance),
appelle ou préfigure la dilatation rhétorique de sa manifestation (exaltation de
la forme).

76
Le oui, le nom et le caractère

Quand un manifeste publicitaire 1, pris entre mille, proclame : « découvrez


l'arôme Marlboro. Les hommes de caractère, comme l'intrépide cow-boy, vivent
avec Marlboro. Marlboro, du vrai tabac américain. Si vous voulez une cigarette
filtre qui soit puissante en arôme, fumez Marlboro. Vous trouverez mille autres
raisons de préférer Marlboro », il instruit peu sur la cigarette (sinon pour dénoter
qu'elle est issue d'un vrai tabac américain, et a un arôme déterminé), et investit
beaucoup sur la désirabilité de la cigarette : illimitation (elle est celle des hommes
de caractère) ; valorisation (les hommes de caractère) ; exemplification sémantique
et iconique (l'intrépide cow-boy), rationalisation des choix (quelques motifs
indiqués, mille autres postulés), persuasion injonctive (découvrez, fumez). On
est plus près de la volupté que de la vérité, mais aussi, sans doute, plus près de
la volonté, dont la mobilisation active (l'achat futur) motive le message en ques
tion, dont la destination est bien de forger une représentation pour peser sur une
volonté : message de conformation plus que de conformité.
Une autre publicité, non moins commerciale, inversera les pôles : « l'Électri
cité de France, au service du public 2 » — autre exemple entre cent, diffusera à
son intention, calquée sur le schéma de l'information pure, en d'impressionnantes
colonnes, tout un savoir : exhaustif, laborieux, intègre. On y apprendra les
investissements de l'entreprise nationale, le nombre d'abonnés desservis, le
nombre de réseaux basse tension, le nombre de postes de transformation. On y
apprendra ce qu'est un générateur, une fréquence, et l'espoir que la généralisa
tion progressive des méthodes de travail sous tension rendra moins fréquentes
les interruptions de service. On y apprendra, à l'issue d'une étude comparative
serrée, que le tarif français est le moins cher d'Europe, du moins en moyenne
tension, et fort acceptable pour la basse tension (si l'on veut bien raisonner hors
taxes, car il n'en va plus de même si on les incorpore). On y apprendra l'organi
sationadministrative de la distribution, l'historique du quittancement et la
mise en ordinateur de la gestion des comptes. Cette publicité en est une, et prend
soin de le dire, pour ne pas prêter à équivoque. Elle dit beaucoup sur l'institution
dont elle parle (maximisation de la substance) mais n'en parle pas au-delà de
ce qu'elle en dit (effacement de la forme rhétorique) : message de conformité plus
que de conformation.
Ces exemples ne sont pas extrêmes. La neutralisation ou l'affaiblissement du
code du genre publicitaire, c'est-à-dire l'éloignement de plus en plus grand par
rapport à la publicité commerciale-type, tend inévitablement à accroître la
quantité de l'information prodiguée (plus grande exhaustivité), à amoindrir
l'implication du destinataire (plus grande neutralité) et à chasser la poésie de la
facture (plus grande conformité). Chaque fois que la publicité veut passer d'une
compréhension décisoire des choses — faible extension des traits définitionnels —
à une compréhension plus totale — large extension des traits définitionnels — ce
ne peut être qu'au prix d'un renoncement formel plus ou moins radical. Elle
emprunte alors à l'information « confirmante » des caractéristiques que sa techni
que d'information « conformante » lui enjoint, dans le premier cas, de réprimer :
l'accumulation des données (au lieu de leur sélection) ; la division analytique du
propos (au lieu de la synthèse unifiante), la discursivité du témoignage raisonneur
(au lieu de la fulgurance de l'emprise passionnelle); la sobriété de l'apparence (au
lieu du lyrisme des formes). Elle se contraint à s'énoncer (« publicité ») ou se

1. Express, du 14 septembre 70, publicité Marlboro.


2. Le Monde, 5 avril 70.

77
Georges Péninou

condamne à se débaptiser, cherchant sous des vocables composites ou parallèles


(« publi-information », « publi-reportage », « publi-actualité », « message », « com
muniqué »), la caution de l'information normalisée.
Cette seconde publicité épouse volontiers les causes nobles. Il est vrai qu'elle
s'adapte bien, techniquement, à ce qui relève déjà d'une certaine considération,
ce qui est rarement le cas du produit de consommation-type qui doit s'ouvrir
un marché sur fond d'insignifiance. Encore qu'elle ne soit pas réservée aux pro
blèmes d'importance collective, ce qui est institutionnel, social, ou globalement
économique y recourra volontiers. Elle s'efforcera ainsi de promouvoir l'herbe,
la Bourse, Air-France, les SICAV, l'Office national des Forêts, les Assurances
générales de France, le plan quinquennal roumain1. Elle fera d'une opération
de technique financière le mémorable débat BSN-Saint-Gobain — cas exemplaire
où les adversaires en lice se sont désignés, se sont mesurés directement (le « dites
non à BSN » de Saint-Gobain) et se sont contestés.
On la trouvera naturellement sollicitée par la Culture et la Conscience : quand
il s'agit de requérir de la plus haute autorité de la République la fondation d'un
musée Picasso, de proclamer solennellement l'impérieuse exigence de la Paix, de
soulever l'opinion contre la Faim, d'affirmer la légitimité inviolable des droits
de la personne 2.
C'est parce que l'on passe du langage direct à une certaine poésie du langage,
et de l'image simplement reproductrice à une certaine poésie de l'image, que
leur appropriation privée devient concevable. Les métaphores publicitaires
n'ont pas seulement pour but, comme il en est de toute métaphore, d'introduire
dans l'expression de la valeur des objets un certain exotisme 3 qui en valorise
la manifestation, dilate l'aire de leurs significations et les rend « plus sensibles
au cœur »; elles ont aussi pour vocation de rompre avec la généralité trop vaste
de la qualité, de la rattacher, en propriété, à une individualité commerciale
précise, et de ne pas la laisser à la disposition commune de l'ensemble du marché.
Ainsi en est-il de la poésie. Chaque année, « l'automne voit tomber les feuilles » :
cet énoncé de conformité ne pousse guère à l'appropriation : mais « l'automne
aux mains coupées » est un énoncé de conformation au bas duquel Apollinaire
pouvait apposer sa signature.
Ce que l'on s'approprie, en fait, ce n'est pas l'attribut technique ou fonctionnel
intrinsèque de l'objet sous marque : celui-ci, qui relève de la pragmatique de
l'objet, de plus en plus est indifférenciable et relève des certitudes qu'une technol
ogieéprouvée assure aux diverses clientèles des marques en présence. L'on
s'approprie en revanche, les éléments du discours, les fragments de la représen
tation,qui n'ont plus lieu d'être référés à l'usage ( l'érotisation d'une lame de
rasoir n'ajoute pas, fonctionnellement, à sa douceur, ni l'animalisation féline
d'un carburant à son efficacité) mais à l'échange symbolique des caractères :

1. Campagne pour l'herbe, Express 5 mai 1968. Nouveau départ pour la Bourse, le
Monde 18 avril 1970. Campagne Air-France : un Français pense aux Français, le Monde
18 avril 1969. Pourquoi les SICAV, Entreprise oct. 1970. L'Office national des Forêts,
le Monde 27 octobre 1970. Assurances générales de France, le Monde 27 novembre 1970.
Le quinquennat roumain, Entreprise 7 octobre 1967.
2. Campagne musée Picasso; publicité des Beatles; publicité a Einstein », il avait les
cheveux longs, le Monde 21 octobre 1970.
3. Cf. Ricardou Jean : « La métaphore est toujours, en quelque façon un exotisme,
assemblant un ici (le comparé) et un ailleurs (le comparant) ».

78
Le oui, le nom et le caractère
ainsi la grande amoureuse de votre peau ne peut-elle désormais que porter la
signature de Gillette et le tigre, celle d'Esso; ainsi peuvent appartenir au seul
bain moussant O'Bao la détente à la japonaise, au seul insecticide Vapona
l'efficacité tous azimuths, au seul détergent Ala la voracité des enzymes « glou
tons », aux seules glaces Gervais l'anéantissement de soi dans le plaisir *.
La personnalité publicitaire sera, en définitive, la résultante d'une composition
entre la conformité et la conformation; une représentation propre, située quelque
part, et pas nécessairement à mi-chemin, entre ces deux registres : celui de l'exacti
tude insensible, privée d'espace intérieur, reflet passif d'un donné de l'objet,
répertoire de caractères, d'une part — et de l'autre, celui de la (dé) figuration
sensible, dotée d'espace intérieur, traduction active d'un construit de l'objet,
source et ferment d'une exaltation des caractères.
Si l'on veut agir sur les conduites, il y aura nécessairement, en effet,
abandon de la forme véhiculaire brute, directe et commune, adéquate pour
informer, peu appropriée pour sensibiliser, et recherche d'une forme envelop
pante,distante de la conformité — proscrivant, de la sorte, la lettre, l'imitation,
la ressemblance, la reproduction; postulant en revanche, d'une manière ou d'une
autre, la non- coïncidence, condition de l'engendrement du sens publicitaire et de
l'enclanchement des conduites. "
II y aura donc au cœur de la publicité l'équivalent de la « violation du code
dénotatif » que l'on a mise au cœur de la poésie, «l'impertinence2 », qui seule, peut
arracher l'information à sa neutralité, signifier l'intentionnalité qui la sous-
tend, et la charger d'un poids émotionnel.
La publicité se fera toujours juger sur l'amplitude de cette impertinence,
qu'elle s'exerce sur le vocable ou sur l'image. Aux messages trop « conformes »,
on reprochera volontiers leur banalité, une vision demeurée prisonnière d'une
vision réaliste (or le réalisme des objets est une massive insignifiance), l'absence
du stimulant graphique, visuel, psychologique qui les mettrait en posture d'exci
ter le désir. Aux messages trop « conformants » qui se tiennent, en règle générale,
au point de jonction du vécu et de la valeur, on reprochera, à l'inverse, la dila
tation hyperbolique de l'objet, l'affranchissement d'une certaine mesure ou
retenue à son endroit et l'exagération de la sensorialité du signe.
Car l'objet devient, effectivement, excentrique par excès d'emphase,
non conforme à ce que la simple relation d'usage courante nous enseigne de lui.
Il se trouve aussi excessivement englobé, par le biais des relations afïinitaires
qu'on lui aménage, dans le monde du sentiment et de la signification, quand la
relation d'usage commanderait seulement qu'il reste du domaine de la fonction,
sans autre investissement de la personne. Ici, la déformation ou l'hyperbole
viennent moins de l'exagération de son être (exagération des qualités intrin
sèques) que de l'exagération de son agir, des responsabilités sociales ou morales
dont on le charge abusivement (exagération des significations symboliques) :
car si, après tout, l'on peut se sentir « en état d'apesanteur » en consommant
une huile de table particulièrement digeste, suffit-il d'un produit de toilette pour
« être homme — un vrai », suffit-il d'un blue-jean pour « vivre libre » et d'un
nouveau jersey pour ressentir « l'émancipation de l'homme »?

1. Il se peut que le nom absorbe le caractère : ex. : « les lèvres 1968 : tendrement rouges?
insolemment pâles? en tout cas Gemey » (Publicité rouge à lèvres Gemey).
2. Cohkn (Jean), Structure du langage poétique, chap. 3, Paris, Flammarion, 1966.

79
Georges Péninou

Le malaise ou la condamnation viendront, en fait, de ce que cet habillage


considérable n'est pas totalement immotivé; il dispose de racines véritables
(« la figure, disait Pascal, a été faite sur la vérité ») car il est effectiv
ement conforme au vrai, ou tout au moins au vraisemblable, que l'on puisse ressent
ir une heureuse sensation de légèreté, une certaine aisance de mouvement,
une impression de renouveau de soi, avec une huile, un vêtement ou une eau de
toilette; cela participe des propriétés acquises des produits considérés, de leur
vraisemblance intrinsèque.
La publicité se signe précisément quand elle s'empare de cette qualité pour
lui faire porter sens, quand elle change l'ustensile en signifiant : alors l'aisance se
mue-t-elle en liberté, l'impression de renouveau en émancipation, et l'hédonisme
élémentaire d'une friction en manifestation de virilité. C'est ici que la pratique
rhétorique de l'amplification, la mise en forme expansive d'un certain fond de
vérité, atteint l'objet dans sa crédibilité, car il cesse d'être conforme, et la publi
citédans son acceptabilité, car elle cesse d'être informante (la vérité n'est plus
« reconnue sur la figure »). Et c'est pourquoi, dans cette dialectique du conforme
et du conformant, l'extrémisme de la conformation sera peut-être mieux admis :
car, s'étant exempté de tout rapprochement avec le référentiel, rien ne lui inter
ditde prendre les plus grandes libertés avec lui : cette création publicitaire,
délivrée de toute contrainte tendant à la ramener à l'objet, est en mesure de jouer
l'escamotage, la substitution, le surréalisme. Elle sera à la limite considérée comme
« gratuite », alors que la première se verra taxer d'exagération ou de mensonge.
Or, l'exagération publicitaire se manifeste, souvent, sous les apparences d'une
double équivalence : équivalence du nom propre et de la valeur (« Grandir,
c'est Nestlé»; «Vivre libre, Rica Lewis »). Équivalence, encore plus extrême, du
nom propre et de l'Être (« Lip, c'est l'heure »; « la chaussette, c'est La Bonnal1».
Dans les deux cas, on est en face de la même rhétorique de l'expansion, fondée
sur un mécanisme de contraction /dilatation : réduction du genre à l'espèce ou
de l'effet à lacause ; mais, en compensation, fantastique promotion de l'espèce
ou de la cause qui se voit dépositaire d'un pouvoir de représentation colossal.
Démarche qui s'apparente à celle du merveilleux, dans lequel l'extrême discré
tion'du moyen (baguette, bâton, souffle, apposition des mains) n'en rend que plus
spectaculaire l'effet (métamorphose, apparition, guérison). La symétrie syntaxi
que de la formulation publicitaire masque la différence d'échelle, génératrice de
l'effet recherché. Ainsi en sera-t-il souvent, par condensation ou déplacement :
l'univers dans un pamplemousse, la surprise -partie dans le verre de bière (le
monde ou la société dans l'objet); le quart rafraîchissant dans le jardin hindou,
la cigarette chez les cow-boys, l'eau de toilette « sur la piste de l'homme » (l'objet
dans le monde ou la société). La discrétion de l'objet ne mettra obstacle ni à la
grandiloquence de ses emplois, ni à l'importance de ses missions ni au spectacul
aire des situations au sein desquelles il évoluera. A l'extrême, il n'est plus qu'un
élément ponctuel de l'atmosphère — s'il y figure en propre — ou ce grâce à quoi
l'atmosphère ou l'infini se libèrent — s'il reste au dehors. L'objet ne s'est pas
alors seulement, selon l'expression de Marcuse, « abîmé dans ses prédicats 2 »,
ses prédicats eux-mêmes se sont abîmés dans un climat : la valeur informa-

1. Il est des cas où la marque, l'espèce, s'institue sur la négation du genre : « un million
de Français ne portent plus de slip » (mais des Mariner, publicité Mariner).
2. Marcuse (Herbert), l'Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1968, p. 121.

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Le oui, le nom et le caractère
tionnelle — quant à l'objet — du message s'est dissoute dans sa valeur émotionn
elle — quant au sujet *.
En insinuant que « vos lèvres auront la colorescence des fleurs » il ne s'agit
pas tant d'informer sur les propriétés colorantes d'un rouge à lèvres que de sus
citer une participation émotive : on est sur le pôle connotatif et non sur le pôle
dénotatif du langage publicitaire, où le pouvoir sur l'âme a pris le pas sur l'ense
ignement.
Car il s'agit bien en fin de compte de cela : la publicité n'est pas seulement une
certaine modalité, originale, de la conscience des choses, qui la rattacherait
seulement à une esthétique du monde quotidien, à une poétique de la matière
manufacturée. Elle est un excitateur d'appétit face à l'énorme foule solitaire des
produits de consommation, serviteurs modestes et silencieux de l'agrément de
vivre.
Toutes les « célébrations » publicitaires (du fromage, de l'essence, du dentifrice,
du savon, de la chaussette, du diamant, de la chemise, du briquet, du saucisson,
de la bière, de la lame de rasoir) postulent que ces objets puissent, par la public
ité,pénétrer dans les intermittences de la conscience, dans le cycle de la parole
et dans la motivation des appétits. Ceux-ci ne peuvent être créés, entretenus ou
renouvelés que pour autant que les apparences des produits seront elles-mêmes
constamment renouvelées et rattachées à des réseaux de sens.
Conférer aux objets une signification n'est pas l'apanage de la publicité. Elle
ne fait qu'ériger en politique l'universelle faculté de tous d'imposer sens à tout;
mais sans doute, plus que tout autre producteur de sens, exploite-t-elle le sent
iment que toute appropriation compense ou comble, comme l'exprime Sartre,
« l'insuffisance d'être » du candidat acquéreur. Elle pousse donc à l'investissement
maximum de la personne dans l'acte d'achat, et au « surcroît d'être » que confère
l'Avoir : plus de virilité par l'aftershave, plus de liberté par le coton, plus de
réussite amoureuse par « des lèvres qui permettent tout ». A trop appesantir
et dilater les significations des objets qu'elle prend en charge, elle perd parfois
le sens de la mesure, donnant en spectacle trop de boursouflures inutiles, trop
d'épopées domestiques un peu sottes et trop de risibles amours de plume, d'images
et de papier. Un départ crucial s'opère ainsi entre dilatation de l'expression et
dilatation de la signification, amplification de la forme et dérèglement du sens,
figure admise et figure réprouvable. Le paroxysme de la forme, l'image hyper
bolique, n'est que la manifestation d'un certain extrémisme de la fonction
poétique, qui pénètre l'exigence référentielle, et sans laquelle la publicité n'est
pas. Encore faut-il que la rhétorique publicitaire sache raisonner l'outrance,
pour éviter l'outrage, décide si elle doit jouer sur le signifiant ou le signifié
— jouer sur est jouer avec — , délicate frontière de la lucidité et de la morale, du
déguisement et de la perversion du sens.

Georges Peninou
Département des Recherches, Publicis, Paris.

1. Sur l'atmosphérisation de l'objet, cf. H. Faure, les Objets dans la folie, Paris, PUF,
tome 2, les appartenances du délirant notamment p. 234 s.

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