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Littératures classiques

L'idée de monde intérieur : « Il se fait un monde nouveau en


l'homme »
Benedetta Papasogli

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Papasogli Benedetta. L'idée de monde intérieur : « Il se fait un monde nouveau en l'homme ». In: Littératures classiques, n°22,
automne 1994. La notion de « monde » au XVIIe siècle. pp. 239-255;

doi : https://doi.org/10.3406/licla.1994.2201

https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_1994_num_22_1_2201

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Benedetta Papasogli

L'idée de monde intérieur :


«Il se fait un monde nouveau
dans l'homme »

entre
vent
baroque
de
deuxième
et du
1. jeu
« monde
sans
Dans
le qui
«d'influences
tome,
grand
une
l'humanisme
articule
». Ouvrons,
nouvelle
qui
monde
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Ȏlaboration
dévot
par
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et
il est
l'immortalité
le
exemple,
de
«
médiateur
petit
ou
la première
conceptuelle,
antithèses
monde
la de
Théologie
entre
l'âme,
»,
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la
l'univers
l'univers
densité
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naturelle
qui
du et
parle
XVIIe
leetl'âme
humaniste
cadre
l'homme,
longuement
d'Yves
siècle
: d'un
de de
revient
l'opposition
l'idée
imaginaire
Paris,
dumême
corps
sou¬
au

Aussi nous avons fait voir [...] que l'homme est un petit monde, que les
signes du zodiaque, et les planètes ont leur colonies dedans son corps, qu'ils
president aux parties vitales, et qu'ils y font un autre ciel par la favorable
rencontre de leurs vertus ; et comme le ciel contient les perfections inferieures
avec eminence, de mesme nos corps sont animez d'une chaleur plus noble que
l'elementaire, et selon l'opinion de quelques Naturalistes, ils ont un baulme
vital, où toutes les vertus des simples, des arbres, des gommes, des mineraus,
sont recueillis par extraict f...].1

Si le corps humain est apparenté à toutes les sphères des corps, des plus élevées
aux plus basses, l'âme, ou mieux, la nature humaine dans son essence est apparentée
à toutes les formes de la vie ; elle a fonction de « nœud », de centre et — platoni¬
quement — d'«horizon » qui renferme et circonscrit l'image du monde :

L'ame raisonnable est vraiment le milieu de l'Univers, l'Horizon des


créatures, le noeud du monde archétype et du corporel [...], 2

1 Yves de Paris, Théologie naturelle, t. 2 : De l’immortalité de l’ame, des


Anges
2 etIbid.,
Démons,
p. 230.
Paris, Buon, 1635, p. 31-32.

Littératures Classiques, 22, 1994


240 Benedetta Papasogli

c'est encore Yves de Paris qui parle ; écoutons, dans un traité sur le même sujet,
Louis Richeome :

Ame moyenne [...] ayant du ciel et de la terre, petit monde, ains grand
monde, comprenant tous les grades du monde, horizon de l'univers, comme
l'appellent les Platoniciens, représentant en sa nature spirituelle l'hemisphere
supérieur ; et en sa nature corporelle l'hemisphere bas, faite participante de
tous les deux, et liant ensemble tous les deux, vray miracle de son Créateur [...]
ayant si doucement uny ces extremitez.3

Pour ces platoniciens de la dernière heure, qui aiment exalter la « diversité » de


la création, l'image du petit monde repose sur une articulation fondamentale : la
nature humaine est un monde, parce qu'elle a en soi sa "diversité », sa terre et son
ciel ; parce qu'elle unit un corps et une âme. C'est à cette unité de termes contraires
que convient la métaphore du microcosme. Remarquons comment nos auteurs — en
particulier Richeome — parlent de l'âme, en entendant l'homme dans sa double
nature, « spirituelle » et « corporelle », en incluant la matière dans le principe qui
lui donne sa forme. Ainsi on annule, « avec douceur », le dualisme qui déjà chez
certains auteurs contemporains apparaissait comme chaos et hybridation, exception
et prodige. Monde signifie diversité, recomposée dans l'unité. Et le « petit monde »
ne peut être qu'extériorité informée par une vie intérieure, matière informée par
l'esprit.
Nous nous sommes arrêté à écouter un langage traditionnel dont les échos arri¬
vent jusqu'au cœur du XVIIe siècle. Cela nous permet de percevoir la nuance d'origi¬
nalité d'une nouvelle voix : Yves de Paris et Louis Richeome écrivent leurs traités
lorsque déjà depuis quelque temps un livre avait paru, destiné à exercer une influence
plus large et plus durable. Il y a des œuvres qui marquent la transition entre deux
âges historiques, en recueillant la vision du monde de l'un d'eux comme dans une
synthèse qui toutefois n'appartient déjà plus à l’horizon culturel qu'elle reflète encore.
Tel est le Traité de l'amour de Dieu de François de Sales (1616).
On retrouve chez François de Sales l'ancienne conception des rapports entre le
grand monde et le petit monde, et de la centralité de l'homme où s'exprime et arrive à
la perfection tout ce qui est informulé dans l'univers. La proportion, que Pascal verra
perdue un jour, entre la réalité humaine et la réalité cosmique, a encore l'ancien nom
d'analogie ; elle est à la base d'une écriture qui se maintient, elle même, sur un tissu
de similitudes
texte la loi universelle
et de correspondances,
de la ressemblance4.
en faisant fonctionner jusque dans les plis du

Et pourtant, par rapport à l'humanisme d'Yves et de Richeome, nous percevons


un glissement léger et définitif. L'œuvre salésienne n'est pas une « théologie natu-

Mots
43 etCf.
L.lesRicheome,
cechoses,
que Michel
Paris,
L’Immortalité
Foucault
Gallimard,
écrit
de 1966,
l’Ame,
à propos
p.Paris,
13.de Buon,
l'«âge1621,
du semblable
p. 58. », [in] Les
L'idée de monde intérieur 241

relie », mais une introduction à la vie spirituelle, jusqu'aux degrés de l'union mys¬
tique : quand François de Sales parle du petit monde de l'homme en relation d'analo¬
gie avec le monde de la création, c'est toujours à l'homme intérieur, c'est à l'univers
moral et spirituel qu'il se réfère. Il ne met plus l'accent sur la diversité / unité de
terre et ciel, de corps et âme ; la gradation des natures et des êtres se développe en
une spirale, que nous trouvons ainsi formulée dans le livre X du Traité :

L'homme est la perfection de l'univers


L'esprit est la perfection de l'homme
L'amour est celle de l'esprit
Et la charité celle de l'amour.5

Dans cette spirale de définitions, le terme « perfection » pourrait être remplacé


par le terme « intériorité », et scander un passage du visible à l'invisible, des appa¬
rences à l'essence. Comme les coupoles de Borromini vissées au ciel, ainsi l'huma¬
nisme salésien trouve son point d'ancrage final dans le haut ; mais ce mouvement
d'ascension est, au même moment, un progrès vers l'intérieur, jusqu'à l'épiphanie de
la valeur ultime, la charité, qu'aucune distance radicale ne sépare (comme il arrive au
contraire dans un célèbre fragment pascalien) des ordres précédents de grandeur.
Comment s'enchaînent de telles définitions à l'intérieur du Traité ? Ouvrons le
premier chapitre du premier livre. Pour arriver à son sujet, l’amour de Dieu — la
pointe de la spirale —, l'auteur fait un long détour par la contemplation de l'univers,
c'est-à-dire, une fois encore, de la diversité harmonieuse et consonante. Dans un pas¬
sage du Traité , parmi les nombreuses expressions de cette science un peu légendaire
pour laquelle l'évêque de Genève se montre indulgent, on verra apparaître une étymo¬
logie : « univers », de unidivers , conciliation de l'unité et de la diversité, oxymo¬
ron fondamental de la création. L'univers salésien entretient une affinité avec le mys¬
tère trinitaire d'une part, avec l'âme humaine d'autre part, par la loi même de rapport
et de relation sur laquelle il repose. Qu'ont en commun, en effet, le grand et le petit
monde, l'univers et l'âme, selon la vision exprimée dans ce premier chapitre de
l'œuvre salésienne ?
Ils ont comme point commun l'aspect relationnel qui est le tissu le plus intime
de l'être. Même le petit monde, affirme François de Sales, est structuré comme une
« monarchie ». Même en lui la diversité et l'unité se conjuguent, en engendrant la
beauté.

Dieu doncq, voulant rendre toutes choses bonnes et belles, a réduit la


multitude et distinction d'icelles en une parfaite unité et, pour ainsy dire, il les
a toutes rangées à la monarchie, faisant que toutes choses s'entretiennent les
unes aux autres, et toutes à luy qui est le souverain Monarque. Il réduit tous les
membres en un corps, sous un chef ; de plusieurs personnes, il forme une
famille ; de plusieurs familles, une ville ; de plusieurs villes, une province ;

5 Traité de l'amour de Dieu, X, 1 ([in] Œuvres de Saint François de Sales, éd.


d'Annecy, t. V, 1894, p. 165).
242 Benedetta Papasogli

de plusieurs provinces, un royaume, et soumet tout un royaume à un seul roy.


Ainsy, Theotime, parmi l'innumérable multitude et variété d'actions,
mouvemens, sentimens, inclinations, habitudes, passions, facultés et
puissances qui sont en l'homme, Dieu a establi une naturelle monarchie en la
volonté, qui commande et domine sur tout ce qui se trouve en ce petit monde ;
et semble que Dieu ait dit a la volonté ce que Pharao dit a Joseph : Tu seras sur
ma mayson ; tout le peuple obéira au commandement de ta bouche ; sans ton
commandement nul ne remuera.6

Ainsi une ancienne vision du monde — cosmos ordonné, hiérarchisé, selon une
axe de verticalité qui rend l'espace différencié et non homogène, et qui reconnaît une
plus grande dignité à ce qui est en haut — est exploitée au début du XVIIe siècle
dans l'un des livres qui consacrent l'avènement d'une nouvelle science : l'exploration
du monde intérieur. On peut se demander : de quelle façon cette science des mys¬
tiques et des moralistes sera sensible et accueillante aux variations de l'image du
monde que les découvertes géographiques d'une part, celles de la physique et de
l'astronomie d'autre part, sont en train de réaliser sur le seuil de l'âge moderne ?

2. L'exploration du monde intérieur est, nous venons de le dire, la science des


mystiques et des moralistes. Entre le XVIe et le XVIIe siècles la mystique, qui avait
été jadis « sapida scientia » d'aspects objectifs du mystère chrétien, se spécialise
comme culture de l'intériorité7 ; elle acquiert de plus en plus la dimension subjec¬
tive d'une réflexion sur une expérience intime. On voit apparaître le substantif
« mystique », qui affirme une certaine autonomie de cette « nouvelle spiritualité »
(c'est le cri alarmé de Bossuet alors que déjà descend le crépuscule des mystiques),
bientôt conçue par certains auteurs comme une « science des saints » complémen¬
taire à la science des docteurs et des théologiens. Cette théologie d'expérience, conti¬
nuellement confrontée à l'impossibilité de dire l'ineffable, se replie en disant ce qui
peut être l'objet d'un récit : les étapes et les manières de l'expérience même, la
découverte du Royaume qui est en nous, et donc la richesse et la profondeur des
espaces de l'âme.
De l'autre côté, on assiste à l'essor des morales du grand siècle et des genres litté¬
raires qui rendent compte de l'homme dans la réalité de sa condition (par les formes
systématiques du traité ou, plus souvent, par les formes brèves de la maxime, de la
réflexion, de l'«essai de morale »). On connaît l'insistance avec laquelle la littéra¬
ture morale du XVIIe siècle applique au discours sur l'homme les métaphores de
l'espace, en attribuant à chaque caractère son lieu moral8, en organisant les arts de la

de
rassemblées
Sansoni,
768Sales
Ibid.,
Cf.
Nous
a1984.
àFénelon,
dans
ce
I,
renvoyons
propos,
1 son
(éd.volume
Ilcit.,
M.
Mulino,
aux
Bergamo,
vol.
Littérature
études
IV,
1991p.Ilbien
; 25).
Mulino,
cf.
et anthropologie,
aussi
connues
L'Anatomia
ld., La
de Scienza
L.Paris,
delVanima.
VanPUF,
dei
Delft,
santi,
1993.
Damaintenant
François
Firenze,
L'idée de monde intérieur 243

prudence un peu comme les arts de la mémoire étaient organisés autrefois : en habi¬
tant densément l'espace par des figures et des définitions. D'ailleurs la pensée morale
classique s'engage de plus en plus, au-delà de l'étude des comportements, vers celle
des raisons et des intentions. La « science du cœur »9 devient son domaine caracté¬
ristique ; avec la cartographie allégorique qui étale les mystères du sentiment sur la
surface d'une page (il suffit de penser à la Carte du Tendre...), avec les paysages
moraux qu'inspire un vice ou une vertu (il suffit de rappeler les différents paysages
comme toile de fond aux conversations morales de Mlle de Scudéry), une perception
plus unitaire se fait jour : les différents aspects de l'analyse psychologique
confluent, un peu comme cela était arrivé pour les découvertes d'explorateurs de
nouveaux mondes, dans l'«invention » du cœur comme monde intérieur10.

3. II convient de s'arrêter un instant sur une première étape de cette


« invention ». C'est le moment où l'on se rend compte que le monde extérieur, on
le retrouve en soi ; on devient voyageur sédentaire ; on connaît le monde dans le
recueillement, dans la méditation, dans la rêverie. L'âme humaine, écrit Yves de
Paris, a un pouvoir de « réflexion » qui lui permet d'aller au delà de la connaissance
sensible des objets ; elle a des idées qui « d'un monde matériel en composent un
intelligible ; qui comprennent les proprietez de toutes choses, qui les assemblent,
les altèrent et les perfectionnent [...] »n. De cette naissance d'un monde intelligible
que les yeux contemplent d'un regard intérieur, nous emprunterons l'illustration à
deux auteurs de « voyages de l'âme », Comenius et Desmarets de Saint-Sorlin.
Le monde est un labyrinthe, affirme le titre même de l'œuvre de Comenius. Et
dans la première partie du voyage allégorique raconté par le Pèlerin de Bohème, l'idée
de monde, valorisée négativement au sens moral, touche déjà la sphère de l'intelli¬
gible plutôt que celle du sensible. Il y a toutefois une articulation à saisir : au début
du parcours, le Pèlerin est guidé par son compagnon de voyage, la Curiosité, jusqu'à
un point d'où il peut apercevoir en entier le déploiement du théâtre de la vie
humaine, non seulement dans la dimension spatiale mais aussi dans la dimension
temporelle de l'existence :

Pèlerin, scrute le monde que tu désirais contempler. Te voilà sur la hauteur,


rends-toi compte de son ensemble et admire sa superbe organisation. Rien n'y
manque. C'est un tout harmonieux et splendide qui dépasse ce que l'imagination
peut rêver.
Vois à l'est cette porte légère et gracieusement fleurie de mille capricieuses
guirlandes, c'est l'entrée par laquelle tout être arrive en ce monde. Et là, plus
loin, ce lourd et sévère portique, celui de la destinée !

Cf. F. Lamy, De l'être moral de l'homme, ou de la science du cœur , quatrième


tome de son Traité de la connaissance de soi-même, Paris, Pralard, 1697.
10 Cf. A. Dupront, Espace et humanisme.
1 1 Op. cit., p. 29.
244 Benedetta Papasogli

tracée.12
Par là, ami, chacun passe et entre aveuglément dans la voie qui lui est

Dans cette perspective, l'immensité du monde s'offre au Pèlerin comme un spec¬


tacle qui lui est extérieur ; et c'est tout juste le début de son aventure de connais¬
sance. En effet, la « superbe organisation » se révélera peu à peu comme l'espace
complexe d'un labyrinthe. Au Pèlerin il ne reste qu'un seuil à franchir : il se retrou¬
vera dans un espace de toute autre dimension, la prison de son propre cœur ; il
apprendra à habiter cet espace, il s'habituera au rayon du soleil qui passe par une
lucarne. . . Jusqu'à ce que ce rayon devienne une grande lumière, et que sur les parois
de sa cellule se mettent en évidence des tableaux merveilleux et des engrenages par¬
faits qui renferment le secret du « mouvement du monde »13 (le mythe platonicien
de la caverne est réutilisé pour une introduction à l'expérience spirituelle) :

Et à cette lumière, je vis des choses extraordinaires [...]. Le monde me parut


une immense horloge faite de matériaux visibles et invisibles, d'une fragilité et
d'une transparence de cristal.14

Le grand monde que l'imagination humaine ne parvient pas à circonscrire peut


donc entrer, avec la délicatesse et la perfection d'une horloge de cristal, dans l'espace
du cœur. Le Pèlerin n'aura plus besoin de voyager pour découvrir les dimensions du
réel. Tout lui est donné au moment où il a décidé de rentrer en lui-même.
Plusieurs années après, dans une autre partie de l'Europe, un auteur qui avait lui-
même parcouru beaucoup de voies dans le labyrinthe du monde — Desmarets de
Saint-Sorlin, bel esprit, homme de lettres, favori et tombé en disgrâce auprès des
grands du monde, et finalement devenu adepte de la dévotion et passionné de vie
mystique — écrit à son tour un récit de voyage de l'âme. Le titre était alléchant :
Les Délices de l'esprit ; les voyageurs étaient au nombre de deux, Eusèbe et
Philédon, le nombre minimum nécessaire pour établir cette pratique qui au XVIIe
siècle est souvent initiation à une sagesse souriante : la conversation. Leur voyage
s'opère sur le fil du mot ; Eusèbe accompagne Philédon, l'amant des plaisirs, dans
des « journées » de chemin mental jusqu'à la découverte de la « Ville de l'Inté¬
rieur » (et nous reviendrons sur cette dernière étape de l'itinéraire).
À un certain moment Eusèbe et Philédon discutent des puissances de l'âme.
Eusèbe veut démontrer à son ami les limites de l'imagination et les pouvoirs de
l'intelligence ; le banc d'essai est la conception du monde : l'imagination, se
demande ce sage du grand siècle, que sait-elle produire face à l'inconnu qui se cache
derrière chaque horizon, si ce n'est un « raccourcy » à la mesure des sens humains,
et presque une carte géographique mentale ?

1 î Comenius, J. A. Komensky, Le Labyrinthe du monde et le paradis du cœur,


adaptation française par M. de Crayencour, Lille, Danel, 1906, p. 24.
f3 P. 246.
14 Ibid.
L'idée de monde intérieur 245

[...] Ton imagination ne conçoit pas toutes les terres dans leur étendue.
Elle ne peut s'en faire en elle-même que comme un tableau raccourcy [...]. Ainsi
tu vois qu'elle ne peut pas seulement concevoir la grandeur de la France, selon
son étendue ; et encore moins le reste de l'Europe, et l'Asie, et l'Afrique, et
l'Amérique ; et encore moins la grandeur du Soleil, qui est cent soixante fois
plus grand que toute la terre. Or si l'Imagination ne peut concevoir la grandeur
du Soleil, qui n'est qu'une petite portion du monde, [...] comment pourra-t-elle
concevoir la grandeur de tout le Monde ; laquelle toutefois L'Entendement
conçoit par la force de ses raisonnements, en se servant des choses conçues par
l'imagination, comme de degrez pour monter à de plus vastes connaissances.15

C'est un lieu commun de la culture classique que d'affirmer l'impuissance de


l'imagination face à l'étendue du réel : l'imagination se lasse de concevoir, dirait
Pascal16, avant que la nature ne se lasse de produire, et l'entendement de comprendre.

Pour Desmarets,
repoussant
quelles il ne
en dessous
pourrait
l'entendement
des'élever
lui la terre,
:est
c'est
un
à savoir
«à oiseau
l'entendement
les représentations
»17 qui s'envole
et nonsensibles
vers
à l'imagination
la vérité
sans les¬
en

d'engendrer dans l'âme l'intuition de la grandeur.


Il y a toutefois une suite à cette page des Délices de l'esprit. Eusèbe et Philédon
s'engagent, de conversation en conversation, dans leur voyage de connaissance, et les
voilà arrivés au Palais des Sciences , où la parole d'Eusèbe suscite face à l'attention
de l'ami la « pompeuse représentation »18 des merveilles de l'univers. Sens et ima¬
gination sont impliqués dans la création de ce « raccourcy » qui entretient, dirait-on,
avec le grand monde la même relation qu'une scène théâtrale entretient avec la vie.
Ainsi, au cœur de l'âge baroque, la pure idée d'un « monde intelligible » se compli¬
que à nouveau
monde » : avec la métaphore, si largement visuelle, du « grand théâtre du

Regarde maintenant le grand Salon de la Cosmographie, qui est de figure


ronde, et tout brillant de lumières. [...] Voy que le Ciel Empirée est la riche
voûte de ce grand Salon, que le Soleil, la Lune, et tous les autres Astres y sont
comme les flambeaux d'alentour : que le Firmament y est comme un grand
chandelier de cristal suspendu, dont toutes les Etoiles paraissent autant de
lumières allumées et étincelantes : que la Terre est comme le plancher ; et par
ses diverses perspectives de campagnes, de forests, de prez, de villes, de
montagnes, de fleuves, et de mers, expose de toutes parts une magnifique
représentation de differens théâtres : que les hommes y jouent ou regardent
jouer des Comédies et des Tragédies, tantost Acteurs, et tantost Spectateurs ; et

1S J. Desmarets de Saint-Sorlin, Les Délices de l’esprit, Paris Besoigne-Audinet,

1675,
16
18
17 Ibid.,
p. 120-121.
Cf.
Délices
Pensées,
p.de251.
l’esprit,
Br. 72. p. 122.
246 Benedetta Papasogli

y dansent de differens ballets, serieux ou ridicules ; et que les animaux y


courent, et les oyseaux y volent, pour y servir d'agreables intermèdes.19

La conclusion à laquelle aboutit Philédon n'est pas l'étonnement face aux


grandeurs de l'univers, mais la merveille pour la découverte de la vie intérieure :

Les hommes intérieurs ont ce grand avantage, de voir tout par l'esprit au-
dedans d'eux-mêmes ; et ceux qui ne le font pas sont obligez de porter leur
corps partout [...]. Jusqu'ici, je ne pensais avoir que deux yeux, dont je pouvais
regarder les choses par dehors : mais tu me fais connoistre que j'ay d'autres
yeux au dedans [...J.20

Pour le génie délicat de Comenius, il fallait réduire le monde dans la métaphore


précieuse de l'horloge de cristal, pour signifier sa conception à l'intérieur du cœur.
Pour le génie frivole de Desmarets il fallait réduire le monde dans la métaphore du
salon et du théâtre, pour signifier sa perception de la part des yeux de l'« homme
intérieur». Pour tous les deux, le vrai thème est l'affirmation d'un rapport de
quelque manière nouveau entre le grand et le petit monde (comment ne pas rappeler
les mots de Pascal21 : « Par l'espace, l’univers me comprend et m'engloutit comme
un point ; par la pensée, je le comprends » ?). Pour tous les deux, le fait de rape¬
tisser la mesure du monde, après l'avoir proclamé immense, sans délimitation et
inimaginable, signifie célébrer la grandeur de l'âme.

4. Le voyageur sédentaire passe de la sorte, d'un exercice de réflexion, d'un procès


d'intériorisation qui transforme le « monde matériel » en un « monde intelli¬
gible », à une conscience nouvelle de soi.
Désormais le thème de la découverte, si familier à l'âge qui suit les grandes
découvertes géographiques, s'applique de plus en plus à la conscience que l'homme
prend de son propre univers mental et moral. Citons une page de La Mothe Le Vayer
qui permet de saisir le passage de l'idée du voyage mental, à l'idée du voyage dans
l'esprit ; de l'image du monde intelligible à celle du « globe intellectuel », qui a,
lui aussi, des terres inexplorées et des mers profondes :

[...] notre esprit trouve son hermitage partout, et dans les plus nombreuses
assemblées d'hommes des plus grandes villes, je m'y trouve souvent au désert
[...]•
Pourveu que mon âme puisse conserver sa liberté, et que ses fonctions ne
soient oppressées soubs le faix de vos importunes affaires, exempte de passion
et de trouble, elle trouvera partout les Dieux avec qui converser, elle se
promènera par toute l'estendue de la Nature, et par le moyen d'une forte et

19 Ibid.
20
21 Ibid., p. 254.
Pensées , Br. 348.
L'idée de monde intérieur 247

vigoureuse contemplation, fera des voyages de long cours, et des navigations


spirituelles, où elle descouvrira des Amériques et des nouveaux mondes, pleins
de richesse et de merveille jusques ici inconnues.
Diffugiunt animi terrores, mœnia mundi
Discedunt, totum video per inane geri res,
Apparet Divum numen, sedesque quietas.
Et croyez-vous qu'il ne se trouve pas tous les jours au globe intellectuel des
lieux non encore défrichez ny cultivés, comme nous en voyons paroistre au
materiel, qui n'ont esté veus ny habitez jusques icy de personne que l'on
sçeut ? C'est une des correspondances et un des rapports qui se trouve le plus
véritable du grand au petit monde. Que si la découverte ne se fait en l'un comme
en l'autre, ce n'est que faute de courage ou d'adresse, l'art de spéculer et méditer,
qui est cette navigation spirituelle, estant mesprisé ou délaissé tout à fait, et
chacun se contentant de la connoissance ou science de ses peres, comme nous
faisons des terres de ce païs, sans nous soucier de celle de Canada. Mais quand
il se trouve des âmes heroyques, comme des Tiphis, ou des Colomb, dans cet
Océan spirituel, ils suivent des routes toutes nouvelles, et font descente en des
pays inconnus, pleins de raretez et d'admiration.22

Nous avons ici l'un des auteurs qui ont le plus connu, même dans un milieu de
culture humaniste et dans une habitude de vie sédentaire, la curiosité pour l'élargis¬
sement des frontières du monde. Dans le petit traité Des voyages23 il exhortait Louis
XIV à favoriser des expéditions de connaissance, en montrant minutieusement du
doigt les régions qui étaient encore blanches sur les cartes géographiques. Il était
attiré par le continent austral, la terre inconnue qui se prêtait à des rêves et à des
utopies, comme une nouvelle possibilité donnée aux hommes sur la terre.
Cette nostalgie pour les frontières était partagée avec l'amour de la retraite et des
« lieux tranquilles » retrouvés à l'intérieur de soi. L'espace se resserre à la mesure de
l'ermitage pour s'ouvrir à l'étendue du désert, et se dilater dans l'aventure intérieure.
Et voici affleurer, dans des expressions particulièrement limpides, un élément carac¬
téristique de la conscience anthropologique et psychologique de l'âge classique :
comme le grand monde, le petit monde lui aussi a ses « lieux non encore défri¬
chez » ; l'analogie qui se maintenait, chez d'autre auteurs, avec la notion d'ordre, de
diversités concertées, de contrariétés harmonisées (terre et ciel, corps et âme, volonté
et passion), est polarisée désormais par un thème nouveau. L'homme et le monde se
ressemblent, parce que tous les deux sont immenses et en grande partie inconnus.
L'explorateur du monde et l'explorateur de l'âme ont tous les deux besoin de courage,
et peut-être d'héroïsme. Dans une époque où, d'une part, on s'aperçoit que « tout est
dit »24 et que les arts de la sagesse se jouent sur la légère variation autour d'un
patrimoine commun, où d'autre part la réflexion sur l'homme vibre parfois pour le

Fayard, F.1988,
La. p.
Mothe
147-148
Le Vayer,
(De la vie
Dialogues
privée ). faits à l'imitation des anciens, Paris,
[In] F. La. Mothe Le Vayer, Opuscules et petits Traictez, Paris, s. e., 1643,
p. 175 et sq.
24 C'est le fameux incipit des Caractères de La Bruyère.
248 Benedetta Papasogli

frémissement de la découverte, les notions de « nouveau monde » et des « terres


inconnues » deviennent familières au langage moral et spirituel de l'âge classique.
La Mothe Le Vayer fait allusion à un « globe intellectuel » qui semble représen¬
ter la vie de l'esprit, dans sa mystérieuse totalité (s'il est vrai que la sphéricité se lie
symboliquement à une plénitude intérieure de l'être : « tout être semble en soi
rond »25, dira un jour Karl Jaspers). Dans l'écriture des moralistes post-cartésiens
c’est plus souvent le cœur qui — contrairement à la claire géographie de l'esprit —
se présente avec la latitude obscure d'un pays inconnu. Face aux abîmes du cœur, le
vertige du doute émerge : sera-t-il jamais possible d'en sonder le fond ?, ce vertige
qui pourtant ne fait pas trembler la langue limpide des classiques, ce vertige que La
Rochefoucauld réussit à contenir dans le cercle ferme d'une maxime : « Quelque
découverte qu'on ait faite dans le pays de l'amour-propre, il y reste encore bien des
terres inconnues
subtil : »26 ; ce vertige où Fontenelle pressent la possibilité d'un plaisir

Tout le monde connaît les passions des hommes jusqu'à un certain point ;
c'est un pays inconnu à la plupart des gens, mais où tout le monde est bien
aise de faire des découvertes [...].27

Vers la fin du siècle, François Lamy s’excusera pour le peu qu'il a su dire, dans
les quatre tomes de son traité De la connoissance de soi-même , concernant la
géographie du cœur :

découvrir
Ce cœur: dans
est ces
d'une
terres
si vaste
tant de
étendue
chemins
: il détournés,
y a tant de
tantterres
de recoins,
et de mers
tant deà
faux-fuyants, tant de labirintes embarassés et embarassans ; dans ces mers tant
d'orages et de tempêtes, tant d'écueils et tant d'abîmes inconnus non seulement
aux étrangers, mais même aux naturels et aux habitants du pays, qu'il y aurait
de la témérité d'entreprendre d'en faire una carte exacte. [...] En un mot, ce n'est
icy qu'une grossière ébauche et qu'un léger essai de la carte du cœur.28

Dans l’article Monde , les lexicographes du XVIIe siècle donnent, entre autres,
cette précision : « [...] on appelle le Nouveau Monde, toute l'Amérique qui n'a esté
descouverte que dans ces derniers siècles » (Furetière) ; « on appelle, le Nouveau
Monde, les parties de l'autre hemisphere connues depuis cent cinquante ans envi¬
ron » (Dict. de l'Académie)29. Si La Mothe Le Vayer suggérait que l'espace de
l’esprit est une Amérique toujours vierge, à plus forte raison l'idée d'un nouveau
monde deviendra chère à ceux qui croient en la naissance d'un homme nouveau ou,

25
26 K. Jaspers,
Maxime 3. Von der Wahrheit, München, R. Puper, 1947, p. 50.

t. III,
27
29 Réflexions
p.
F.
Dans
133.l'édition
Lamy, op.
sur cit.,
de
la Poétique,
1694.
t. IH, Dessein
[in] Œuvres,
général. Paris, Les Librairies Associés, 1766,
L'idée de monde intérieur 249

selon un thème cher à Saint-Cyran, au don d'un cœur nouveau, c'est-à-dire les
auteurs spirituels et les mystiques.
Constantin de Barbanson, au début du siècle, décrit les stades de l'union à Dieu,
en laissant souvent apparaître dans son texte la métaphore sous-jacente de l'itinéraire
(qui du reste est explicite dans le titre : Les secrets sentiers de l'amour divin). L'âme
vit une transformation graduelle ; et c'est comme la découverte de nouveaux deux et
de terres nouvelles ; mais sans trop se ressouvenir de l'image biblique, Constantin
de Barbanson semble tenir compte de l'expérience culturelle de ses contemporains
lorsqu'il parle de « nouveau monde », de « région de nouveau découverte »30. Jean-
Joseph Surin, mystique de la nouveauté évangélique qui prend pour figures symbo¬
liques le fou, le vagabond, l'enfant, le sauvage, parle au contraire du monde qui
s'engendre dans l'homme intérieur comme d'une création nouvelle plutôt que comme
d'une terre à découvrir : « il se fait un monde nouveau en l'homme »31 ; et toute
l'œuvre de Surin, en particulier les lettres et les cantiques, suggèrent les lignes ima¬
ginaires de cet univers pacifié : ce monde où le feu brûle et ne consume pas, comme
un creuset qui restitue des métaux purs32 ; où les eaux de la mer sont immenses et
rugissantes mais sans colère (« cette mer vient comme farouche avec rugissement
quoiqu'elle soit tranquille. . . la mer en sa plénitude vient visiter la terre, et baiser les
bords que Dieu lui a donnés pour limites »33 ; où le voyageur de Dieu, après avoir
parcouru des forêts et des déserts, arrive à la ville « gentille » du saint amour (cf. le
cantique Le Pèlerin spirituel)34. Ailleurs, en utilisant la notion de monde plutôt dans
son acception sociale (les fréquentations, la compagnie), Surin exhorte sa correspon¬
dante à la coupure et au renouvellement : « Tachez de faire monde nouveau aux
pieds de Jésus-Christ, et retirez-vous petit à petit de vos anciennes connaissances
[...] »35.
Constantin, Surin et les maîtres spirituels du grand siècle initient les âmes aux
voies « extraordinaires » de l’expérience mystique. Dans les Délices de l'esprit de
Desmarets, la conversation d'Eusèbe et de Philédon finit par toucher les mêmes
thèmes. Eusèbe décrit les grâces qui couronnent le chemin de l'âme parvenue au
« Cabinet de l'Union ». Et dans la réponse de Philédon, prêt au voyage qui
l'emmène vers cet extrême éloignement, on voit s'affirmer encore une fois l'antithèse
mystérieuse du nouveau monde et de la cellule intérieure :

4A Constantin de Barbanson, Les Secrets sentiers de l’amour divin, Paris, Desclée


et C., 1932, p. 233 (première édition, Cologne, Kinckius, 1623).
31 J.-J. Surin, Questions sur l’amour de Dieu , H, 2 (éd. crit. par A. Pottier et L.

Mariés,
p. 50
32 etSurin,
33
34
35
1133,Cf.
Questions
Pars,
sq.
lettre
ibid.
Téqui,
Cantiques
Correspondance,
378.
sur l’amour
1930,
spirituels
p. de
60).éd.
Dieu,
depar
l’amour
m,M.2, De
p.divin,
116-117.
Certeau,
Paris,Desclée
Le Clerc,
de Brouwer,
nouv. éd. 1966,
1731,
250 Benedetta Papasogli

O Eusèbe, je voy bien que ce sont là les Indes occidentales où ta m'as


promis de me faire passer ; et d'où se retire l'or potable, qui a des gousts si
délicieux. D me tarde bien que je ne fasse avec toi cet heureux voyage [...]. 36

De cette façon, une donnée croissante de la culture du XVIIe siècle — l'attraction


envers d'autres mondes, inconnus et plus vastes que la portion de terre connue — , se
reflète de deux manières dans l'approfondissement de la conscience de soi. D'une part,
elle offre des métaphores et des similitudes à une fouille psychologique et morale qui
rencontre de plus en plus le côté d'ombre de l'âme humaine, l'«inconnu » des inten¬
tions et des passions (jusqu'à effleurer, comme il a été à diverses reprises suggéré,
l'intuition moderne de l'inconscient). D'un autre côté, elle prépare un lexique capable
d'exprimer le sentiment de la grandeur de l'expérience intérieure, et en particulier la
« nouveauté » de l'aventure spirituelle ; nouveauté étemelle, nouveauté évangélique
et baptismale, mais aussi nouveauté de voies spirituelles regardées avec soupçon par
les gardiens d'une tradition différente. De chaque côté, les frontières tombent et les
cartes matérielles et morales se redessinent, comme si le vœu que Baudelaire expri¬
mera un jour dans un vers magnifique se réalisait d'ores et déjà, grâce à une nouvelle
et plus profonde intuition de l'homme : « Au fond de l'Inconnu pour trouver du
nouveau ! »37.

5. Si les découvertes géographiques avaient une telle influence sur l'imaginaire du


monde intérieur, on peut se demander quelle incidence avait à son tour la nouvelle
cosmologie dans la représentation des espaces intimes. Une première réponse saute
aux yeux : pour les auteurs spirituels, le monde intérieur est essentiellement
« héliocentrique ». En ses écrits sur l’âme, Thérèse d'Avila la comparait à un
château « de diamant ou de cristal très pur »38, aux nombreuses pièces, où brillait
au centre la pièce du Roi ; et la métaphore du château ne suggérait pas le sentiment
de l'intimité, mais celui de la grandeur : derrière le symbolisme de la demeure
intérieure on voyait encore se profiler l'inimaginable univers :

Les choses de l'âme doivent toujours être considérées avec ampleur,


extension et magnificence, sans peur d'exagérer, parce que la capacité de l'âme
dépasse toute l'imagination humaine.39

Un univers ordonné autour de son Soleil ; une demeure ordonnée autour de la


chambre du Roi. La cosmologie médiévale (il suffit de rappeler le paradis dantesque)
avait fait de lEmpyrée le contenant de tous les cieux, à leur tour déployés comme
des enveloppes autour du globe terrestre. « Les cieux, et le cieux des cieux, ne peu¬
vent pas te contenir » (1 Rois 8, 27) : le lieu de Dieu était l'autre, le plus haut,

36
37
38
39 Op. Voyage.
Le
Las
Ibid.,
Moradas
cit.,
2,8. p. 561
o El Castillo inter ior, I, 1.
L'idée de monde intérieur 251

l'extérieur par rapport à l'univers géocentrique. Au-delà des étoiles, au delà des
« eaux au dessus des deux » (Ps. 148, 4), la nostalgie du psalmiste se dirigeait vers
une demeure inaccessible, dans l'attente d'une épiphanie : « plie tes cieux, et
descends, ô Seigneur ! » (Ps. 144, 5).
La révolution copemicienne, qui situait le soleil au centre de l'univers, se rappro¬
chait des exigences expressives d'une spiritualité qui invitait l'homme à rentrer en
soi, pour trouver Dieu, plutôt qu'au delà de la mer ou de la barrière des cieux, au
centre de son être propre. « Le centre de l'âme est Dieu », affirmait Jean de la
Croix40. Et une démarcation s'établissait, concernant ce lieu de la suprême
rencontre : ce n'est pas le sommet de l'esprit, mais le fond du cœur, ce ne sont pas
les productions de l'intelligence, mais la tendance de la volonté poussée par l'amour.
L'image du soleil intérieur a toujours été fort familière aux mystiques. Sans doute
s'est-elle développée — comme il arrive chez Saint-Cyran, attentif au rapport entre
la sphère des corps ou des réalités extérieures, et la sphère des réalités intérieures et
spirituelles — , grâce à une analogie articulée avec le soleil extérieur qui est seule¬
ment sa figure ou, affirme Saint-Cyran en utilisant un lexique ancien qui se prête ici
à une antiphrase hardie, son « ombre » :

Il y a cette différence entre la lumière intérieure (et l'extérieure), que


l'extérieure ne donne pas aux yeux la puissance de voir, mais la présuppose
tellement que nous la retenons tandis que nous sommes dans l'obscurité ; mais
la lumière intérieure nous donne et la puissance de voir et tout ce qui est
nécessaire pour former la vue intérieure. Or, cette lumière vient du soleil
intérieur de nos âmes qui les éclaire, y produit tous les bons mouvemens de
l'âme, tellement qu'il se trouve beaucoup plus puissant en ses opérations que
n'est ce soleil extérieur [...], sa figure et son ombre.41

Le soleil au centre ; Surin, dans un passage où il décrit la stratigraphie de l'âme,


pose au centre le feu, ou plutôt le même élément mystérieux auquel il attribue
ailleurs la tâche de faire « un monde nouveau dans l'homme » :

[...] Servons-nous d'une comparaison, et imaginons-nous que l'âme est un


globe. L'intime sera le centre où le feu de l'amour divin est allumé. Allant du
centre à la circonférence, on trouvera d'abord ce que nous avons appelé le
fond ; après le fond, les puissances intellectuelles ; ensuite les sens, et enfin
le corps.42

Reconnaissons désormais le double registre sur lequel on peut articuler l'image du


monde intérieur : d'un côté, « le globe intellectuel » de La Mothe Le Vayer en
opposition et en analogie au globe matériel, ou alors le Soleil intérieur de Saint-

40 F lama viva, 1,3.

Paris,
41 Vrin,
42 J. Orcibal,
Cathéchisme
1962, La
p.spirituel,
245-246.
Spiritualité
Lyon-Paris,
de Saint-Cyran,
Rusand, 1834,
avec ses
1. 1, écrits
p. 397.de piété inédits,
252 Benedetta Papasogli

Cyran qui a dans le soleil visible sa figure et son « ombre » ; de l'autre, la planète
homme, âme et corps, feu subtil et poids de terre, un peu comme dans les défini¬
tions du « petit monde » élaborées par les auteurs de la Renaissance, mais avec
cette nouveauté fondamentale : l'élément spirituel n'est plus symbolisé dans le haut
mais dans l'intime, il n'est plus analogue au ciel mais à la flamme qui brûle au cœur
même de la terre.
Le soleil au centre ; le feu au centre ; et même, avec un renversement optique
plus surprenant, le ciel au centre : c'est encore Desmarets de Saint-Sorlin, ce
visionnaire de la vie spirituelle, dans la promenade mentale jusqu'à la « Ville de
l'Intérieur », qui suggère une clef toute baroque pour accéder à la représentation du
monde intérieur : il s'agit d'un monde renversé qui fonctionne selon des lois oppo¬
sées à celles auxquelles nous sommes habitués dans l'expérience commune. On y
entre par un portail énorme où toutefois une petite ouverture oblige de baisser la
tête, et qui est surveillé par une gardienne, la « douce Humilité »43. La première
surprise de la cité invisible — mais si vivement évoquée par Desmarets — est qu'en
elle on ne fait que descendre, descendre par une infinité d'escaliers, jusqu'au centre de
la terre, et même au-delà du centre de la terre :

Il n'y a point d'escalier pour monter, parce que tout s'y fait par le bas ;
mais il y a des escaliers pour descendre en de certaines caves ou abymes ; et
par lesquels on peut se rendre jusqu'au centre de la terre, et plus bas encore.
Phil. — Et y a-t-il quelque chose de plus bas que le centre de la terre ?
Eus. — Ouy, Philédon ; car il y a le cachot du Néant.
Phil. — Mais rien n'est plus bas que le centre de la terre.
Eus. — Il est vray ; mais ce rien, c'est ce cachot du Néant, où l'on gouste
les plus grand plaisirs du Monde [...]. Ces escaliers pour descendre, sont faits
d'une invention admirable, par un grand et excellent Architecte : car plus on y
descend bas, plus on s'élève. Aussi quand on peut aller jusqu'au centre de la
terre, et jusqu'au cachot du Néant, on se trouve eslevé par une machine
incompréhensible, jusqu'au dôme de l'Esperance, et jusques dans le Ciel mesme.
Et nul ne remonte par ces escaliers admirables ; car à proportion que l'on a
descendu, à proportion l'on se sent eslevé à coup, par cette machine
invisible.44

Décidément Desmarets de Saint-Sorlin, l'auteur de la comédie Les Visionnaires,


ne réussit pas à concevoir hors d'une dimension théâtrale l'image du monde, même
celle du monde intérieur. Il a besoin d'introduire des machines secrètes, comme
derrière les rideaux d'une scène du XVIIe siècle, pour exprimer le dynamisme de ce
mystère — si simple à l'expérience d'un mystique — qui est la coïncidence du pro¬
grès et de l'abaissement, du ciel de Dieu et du centre de l'âme. Une pirouette linguis¬
tique (« rien n'est plus bas que le centre de la terre..., ce rien, c'est le cachot du
Néant ») lui permet d'ailleurs de développer à la suite du passage cité une philoso-

43 Op. cit., p. 522.


44 Ibid., p. 522-523.
L'idée de monde intérieur 253

phie originale qui relie le début et la fin, l'origine du monde et l'accomplissement du


chemin intérieur :

Alors Dieu qui aime à travailler sur le Néant, sur lequel il a basty tout le
Monde, prend ce néant auquel on s'est réduit, et travaille là-dessus, et en fait un
chef d'œuvre, qu'il aime comme l'ouvrage de luy seul, où rien de terrestre et
impur n'est meslé.45

Dans la cité aux escaliers en descente, l'homme intérieur semble parcourir à


rebours le chemin de la création, jusqu'à consommer sa propre partie de terre ;
jusqu'à retourner à ce néant d'où Dieu suscite la création nouvelle, comme « au
commencement » il en modela la matière du monde.

6. En guise de conclusion, nous reviendrons nous aussi à notre début. Nous


retrouvons la genèse de cette nouvelle vision de l'univers qui constitue un seuil de
passage vers l'âge moderne, et qu' Alexandre Koyré a résumé dans le titre de son livre
célèbre : Du monde clos à l'univers infini46. De Nicolas de Cues à Newton et à
Leibniz, par des spéculations philosophiques et des hypothèses scientifiques, c'est le
Cosmos qui meurt, avec son harmonieuse finitude, avec son espace hiérarchisé et
son tissu intérieur de relations ; le cosmos auquel François de Sales comparait l'âme
humaine ; l'engrenage délicat et parfait que Comenius pouvait renfermer dans la
métaphore de l'horloge, et en décorer le cachot du cœur ; le théâtre qui pouvait être
visualisé par Desmarets dans une forme ronde, le ciel comme voûte, la terre comme
plancher, la torche du soleil et le chandelier des étoiles fixes. Le cosmos meurt et on
voit naître l'idée d'espace indifférencié, qui n'est plus géocentrique, ni héliocentrique,
sans hiérarchie de haut et de bas, de circonférence ou de centre, identique dans sa
structure à l'espace de la géométrie euclidienne : espace indéfini ou infini dont le
silence effraie l'homme qui en interroge inutilement la profondeur.
« L'honneur d'avoir affirmé l'infinité de l'Univers, écrit Koyré47, a été [...] attri¬
bué par des historiens modernes à un écrivain du XVIe siècle, Marcellus Stellatus
Palingenius, auteur d'un curieux poème moralisant très typiquement
« Renaissance » », le Zodiacus Vitœ publié à Venise en 1534 et traduit en français
environ un siècle après. En effet Palingenius, plutôt que d'affirmer l'infinité du
monde, postule l'infinité de l'action créatrice de Dieu qui peut — et par conséquent
doit — se déployer bien au-delà des bornes de la « Nature languissante »48 et des
espaces de l'Ether. Les extrémités du ciel, dit-il, ne sont pas les limites de l'univers.
Il doit y avoir « quelque chose de plus beau et de plus grand que les cieux »49 : et il

45 P.524.
46 A. Koyré, From the close d world to the infinité Universe , Baltimore. John

Hopkins
47 Ibid.
48
49 Op.
Cité
Press,
cit., 1957
par Koyré,
p. 37.
; nous
ibid.,citons
p. 41.l'édition française, Gallimard, 1973.
254 Benedetta Papasogli

imagine ce « quelque chose » infini comme être immatériel et lumière incorporelle,


auxquels les yeux habitués au soleil ne sauraient s'accoutumer.
Aux citations de ce platonicien du XVIe siècle, Koyré associe YHymn of
heavenly beauty du poète élizabéthain Edmund Spencer :

Far above these heavens wich here we see,


Be other far exceeding these in light,
Not bounded, not corrupt, as these same be,
But infinité in largeness and in height,
Unmoving, incorrupt and spotless bright [...].50
Nous aimons rapprocher de ces textes — où l'imaginaire semble finalement
s'étendre au delà des bornes de la nature « languissante » jusqu'à supposer librement
d'autres manières de l’être, et se remplir face à elles de stupeur religieuse, comme
dans une expérience contemplative —, le passage d'un auteur spirituel, Jean Crasset,
qui raconte pour un public dévot le chemin mystique de Madame Hélyot. Il s'agit de
décrire une étape d'oraison particulièrement élevée et mystérieuse, celle où la
rencontre avec Dieu survient en dehors de tout support d'analogie avec les choses
créées, comme si la Nature languissante n'avait plus de quoi soutenir l'élan de l'âme.
Le paysage intérieur d’une telle oraison est suggéré par Crasset sous la forme de
négations en chaîne :

Je ne puis mieux exprimer l'état où se trouvait quelquefois cette sainte âme,


qu'en représentant un homme qui serait tout d'un coup transporté dans ces
espaces infinis qu'on s'imagine être au-dessus des cieux et qu'on appelle pour
cela imaginaires. Quel étonnement le saisirait, se voyant en un lieu où il n'y
aurait ni Ciel, ni terre, ni feu, ni eau, ni lumière, ni couleur, ni montagne, ni
vallée, ni campagne, ni prairie, ni homme, ni bête, ni créature aucune qui lui
tînt compagnie ; mais un vaste désert et un certain vide infini, invisible,
incompréhensible, étemel et immuable qui n'aurait point de bornes ! Quel
serait, dis-je, l'étonnement de cet homme de ne rien voir, de ne rien entendre,
de ne rien goûter, de ne rien toucher et de n'avoir rien pour s'appuyer ! Il serait
là comme suspendu entre l'être et le non être. C'est dans cet état et dans ces
déserts inconnus à la nature et dans ces vides mystérieux [...] que se trouvait
quelquefois cette sainte âme, et c'est là qu'elle voyait Dieu seul [...] dans
l'anéantissement de toutes ses conceptions.31

Qui a parlé à Jean Crasset, ce jésuite maltraité par Pascal dans Les Provinciales ,
moraliste un peu obtus et ingénu, et pourtant pédagogue très délicat de l'oraison
mystique, qui a introduit Jean Crasset au mystère peut-être poétique et peut-être
scientifique d'espaces existant au-delà des cieux, si lointains et inconnus qu'il faut les
définir imaginaires ? Quelle conscience s'exprime, dans les similitudes choisies par

50 Ibid., p. 43.

Bremond,
de 51
religion
J. Histoire
Crasset,
jusqu’à littéraire
La
nos vie
jours,
du
de nouv.
sentiment
Mme éd.,
Hélyot
religieux
Paris,
, Paris,
Colin,
en France
1683
1967,(2),
depuis
t. V,p. p.114,
la323.
fin cité
des guerres
par H.
L'idée de monde intérieur 255

Crasset, d'une révolution philosophique et scientifique destinée à transformer l'image


du monde ? La page citée plus haut témoigne en effet d'une certaine circulation
d'idées, d'hypothèses et de symboles, et de la plasticité avec laquelle ils s'adaptaient à
des contextes expressifs différents. Depuis toujours l'homme intérieur sait qu'il
habite un univers infini. La culture mystique du XVIe et XVIIe siècles montre une
forte tendance à « spatialiser » l'infinité de l'âme — la dimension de la transcen¬
dance intérieure — par le biais de métaphores tirées du monde sensible. Les figures
de déserts et d'abîmes, de mers profondes et de deux incommensurables, sont fami¬
lières à l'écriture mystique. Et si l'imaginaire scientifique d'une époque donnée est
appelé à offrir de nouvelles et de meilleures figures de l'infini, le mystique pourra se
les approprier, comme un bien qui lui revient de droit. Il évoluera avec agilité dans
un espace sans atmosphère, sans délamination, sans frontière, qui laisse la faim des
sens insatisfaite jusqu'au vertige, et rassasie largement la faim de l'âme. La science,
tout comme la mystique, ne peut se passa de l'imaginaire. Et dans l'imaginaire, il
arriveune
dans qu'elles
étincelle.
se rencontrent et qu'une intuition anthropologique fascinante jaillisse

Libéra Université MariaBenedetta


S S .A ssunta,
Papasogli
Roma

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