Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L’ECCLÉSIOLOGIE IMPLICITE
DE MICHEL DE CERTEAU
un jeune philosophe qui vient de publier Belief and Probability 13, une
tentative d’analyser le rapport entre croyance et connaissance, des syllogismes
d’Aristote à l’idée de « croyance vraie » héritée de James, à l’aide des outils du
calcul de probabilités. Certeau cite enfin un dossier de la revue Langages
consacré aux modalités de l’énonciation, issu du séminaire tenu en 1974-1975
à l’École des hautes études en sciences sociales par Greimas, qu’il a rencontré
au début des années 1970 14. Le dossier comporte notamment un article du
linguiste roumain Sorin Alexandrescu, spécialiste de Faulkner exilé aux
Pays-Bas, intitulé « Les modalités croire et savoir » 15.
Dans la version de « Croire/faire croire » parue en 1980, deux nouvelles
références s’ajoutent à la liste, signe probable de lectures en cours. Rodney
Needham (1923-2006) enseigne à l’Institute of Social Anthropology
d’Oxford. Spécialiste des relations de parenté en Malaisie et à Bornéo, il est un
des « passeurs » de Lévi-Strauss dans le monde académique anglophone, et a
publié en 1972 une étude sur le rapport entre croyance, langage et expérience
que cite Certeau 16. « La conception qu’a Needham des rapports entre culture,
langage et expérience associe une perspective de type durkheimien [...] à une
vision de l’expérience vécue du langage qui doit beaucoup à l’influence de
Wittgenstein », écrit de lui Pascal Boyer 17. Quant à Ernest Gellner (1925-
1995), il s’est fait connaître à la fin des années 1950 en polémiquant contre
l’idéalisme réactionnaire dans lequel s’enferme à ses yeux la philosophie
analytique, polémique dans laquelle il a reçu le soutien de Bertrand Russel 18.
Philosophe, sociologue et anthropologue du politique, il propose dans Legi-
timation of Belief 19 une défense originale de la tradition empiriste, qui met
l’accent sur le rapport entre langage et structures sociales, au nom de l’héri-
tage de Max Weber, dont il est intellectuellement proche.
D’un auteur à l’autre, Certeau inscrit donc sa conception du « croire » dans
la tradition anglo-saxonne de la philosophie analytique, marquée par le beha-
viourisme et le pragmatisme, qui s’intéresse à l’efficacité de l’acte de langage
davantage qu’à son contenu de vérité. À un moment où cette philosophie est
encore peu lue en France 20, il est tentant d’y voir l’écho d’une inquiétude
récurrente chez lui, au moins depuis 1968, et plus évidemment depuis la crise
du « Troisième homme », à laquelle il a été mêlé aux côtés de François
13. John M. V, Belief and Probability, Dordrecht-Boston, 1976 (Synthese Library,
104). Voir son compte rendu par John Patrick D dans The Philosophical Quarterly, t. 28
(1978), p. 171-172.
14. Ivan D (éd.), dossier « Modalités : logique, linguistique, sémiotique », dans
Langages, no 43 (sept. 1976), p. 3-124.
15. Sorin A, « Sur les modalités croire et savoir », ibid., p. 19-27.
16. Rodney N, Belief, Language and Experience, Oxford, 1972.
17. Pascal B, article « Needham Rodney », dans Pierre B et Michel I (dir.),
Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, 2000 (Quadrige, 308), p. 505.
18. Voir Michael L, Ernest Gellner and Modernity, Cardiff, 2002 (Political Philoso-
phy Now).
19. Ernest G, Legitimation of Belief, Londres, 1974.
20. Voir Romain P, « La difficile réception de la philosophie analytique en France », dans
Revue d’histoire des sciences humaines, no 11 (juil.-déc. 2004), p. 69-100.
’ 357
Roustang à la tête de la revue Christus 21, inquiétude qui porte sur la façon
dont le langage chrétien est devenu inaudible pour les contemporains. La philo-
sophie du langage permet de traiter la question de la croyance comme transver-
sale au religieux et au politique, en liant la crise de crédibilité des institutions
en général à celle des croyances religieuses. L’histoire a fait basculer celles-ci
du registre de la « conviction », utilisable en dehors du champ religieux qui les
a vu naître, et par exemple dans le champ politique, vers celui de la « super-
stition », intégralement disqualifié. En changeant de registre, les croyances
perdent leur crédibilité et « le croire s’épuise » 22, tandis que l’essor des tech-
niques d’information et le pluralisme des opinions affectent à la fois la possi-
bilité d’une croyance religieuse et celle d’une croyance politique : « Il y a
désormais trop d’objets à croire et pas assez de crédibilité 23. »
Ce qui importe à Certeau, c’est la crise conjointe du religieux et du
politique en tant qu’ils ont longtemps été, chacun pour soi et dans l’articula-
tion de l’un à l’autre, les deux instances de création et de recharge de la
croyance :
« Cet aller et retour complexe, qui a fait passer du politique au religieux chrétien et
de ce religieux à un nouveau politique, a eu pour effets une individualisation des
croyances (les cadres de référence communs se fragmentant en ‘‘opinions’’ sociales ou
en ‘‘conventions’’ singulières) et leurs mouvances dans un réseau de plus en plus
diversifié d’objets possibles 24. »
C’est qu’au croire chrétien, qui supposait qu’une partie au moins du savoir
qui fonde nos sociétés soit cachée, se substitue désormais une pratique du
voir, soumise à l’institution du réel et qui n’est autre que l’information : « Les
récits de ce-qui-se-passe constituent notre orthodoxie. Les débats de chiffres
21. Voir Étienne F, « Naissance, enfance et adolescence de Christus (1951-1971) »,
dans Christus, hors-série, 2004 [dossier « Christus, témoin de la vie spirituelle de notre
temps (1954-2004) »], p. 44-48, en attendant la réédition critique en cours de l’article de
François Roustang aux éditions Odile Jacob.
22. M. de C, « Croire/faire croire »..., p. 303 (p. 14).
23. Ibid., p. 302 (p. 13).
24. Ibid., p. 306 (p. 16, formulation proche).
25. Peter Ludwig B, La religion dans la conscience moderne : essai d’analyse cultu-
relle, trad. fr., [Paris], 1971 (Religion et sciences de l’homme) [éd. orig., The Sacred Canopy :
Elements of a Sociological Theory of Religion, New York, 1967].
26. M. de C, « Croire/faire croire »..., p. 309 (p. 19, formulation proche).
358
« Chaque répondant particulier (ce qui, de la part de l’autre, est supposé répondre)
est donc la métonymie d’une série indéfinie d’autres qui, derrière lui, ont également la
double position d’être manquants — ils ne sont pas (encore) fidèles, ou pas (encore) là
— et fondateurs du croire — ils ‘‘permettent’’ du croire, ils l’autorisent. La coïnci-
dence du manque et de l’instauration est l’un des secrets du croire 39. »
47. L’expression « années 68 » s’est imposée depuis quelques années dans l’historiographie
pour désigner la période qui va de 1965 à la fin des années 1970, dès lors qu’il s’agit de prendre en
compte les événements de Mai comme un révélateur ou un accélérateur des mutations sociales en
cours. Voir notamment Geneviève D-A, Robert F, Marie-Françoise L et alii
(éd.), Les années 68 : le temps de la contestation, Bruxelles, 2000 (Histoire du temps présent).
48. M. de C, « Les révolutions du ‘‘croyable’’ », dans Esprit, t. 37 (1969), p. 190-202, à
la p. 191 [repris dans ., La culture au pluriel, Paris, 1974 (10-18, 830), p. 11-34, à la p. 12 ; 2e éd.,
Paris, 1980, p. 15-32, à la p. 16]. On cite la pagination d’Esprit, suivie, entre parenthèses, de celle
de l’édition de 1980.
49. Ibid., p. 191 (p. 17).
50. Ibid., p. 201 (p. 29-30). La référence est à Edmund H, « La crise de l’humanité
européenne et la philosophie », dans Revue de métaphysique et de morale, t. 55 (1950), p. 225-258
[traduction de Paul Ricœur], qui a connu plusieurs rééditions ultérieures, notamment en 1987
par Jean-Marc Guirao dans la collection « Philosophie de l’esprit ».
’ 363
Il soulignait alors l’urgence d’« une réflexion théologique sur les autorités
chrétiennes » 57. Déjà pourtant, il s’interrogeait moins sur le déclin du chris-
tianisme en tant que tel que sur la crise de « sociétés idéologiques », construi-
tes dans la confrontation et l’échange entre le religieux et le politique, que
mettait à mal l’émergence d’une « société technocratique, combinant la com-
pétence et la réussite, déterminée par des objectifs limités et précisant les
conditions de leur réalisation, rejetant les convictions dans le privé, se disso-
ciant d’impératifs éthiques et de conventions sociales au fur et à mesure
qu’elle s’attache à élever les ‘‘conditions’’ de vie, et se limitant à la tâche
d’organiser rationnellement le ‘‘mieux vivre’’ » 58. « La ‘‘sécularisation’’, si
l’on tient à employer ce mot, présente là une de ses formes, associant norma-
lement la crise interne de l’Église à la fin des sociétés idéologiques », ajoutait-
il 59.
En 1977, peu avant les deux textes qui sont au centre de notre réflexion, il
revient sur la situation présente de l’Église pour le supplément Universalia de
l’Encyclopaedia Universalis. De l’affaire Lefebvre à la théologie de la libéra-
tion, de l’émancipation sexuelle à la crise de la pratique religieuse, des débats
sur la liturgie à l’émergence de la mouvance charismatique, dont il est un des
premiers à prendre la mesure 60, Certeau conclut moins à la disparition
programmée du catholicisme qu’à la nécessité de repenser l’écart entre l’ins-
titution et les choix individuels : « Plus qu’une disparition de la foi, c’est sa
dissémination qui frappe », affirme-t-il 61.
D’un texte à l’autre, Michel de Certeau ne postule jamais l’obsolescence de
l’Église en tant que telle. Ce qui l’intéresse au premier chef est la crise du
rapport entre régime d’autorité et régime du croire, qui affecte la sphère
politique aussi bien que l’Église, en sorte que la compréhension du devenir
historique de la seconde est indispensable à la compréhension de l’actualité de
la première. C’est en ce point très exact que se situe son ecclésiologie « impli-
cite » : elle nourrit ses analyses, même quand celles-ci sont formulées dans les
termes rigoureux d’une recherche universitaire. Elle fait l’originalité de son
apport, au regard des grilles d’analyse marxiste et structuraliste auxquelles la
conjoncture le confronte et avec lesquelles il est en relation de proximité
critique. La pointe de l’œuvre de Certeau, ce n’est pas de confronter le
christianisme à l’actualité politique. C’est de repenser les sciences humaines
avec les outils que lui fournit une Église en crise. Il y faut une ecclésiologie,
fût-elle implicite et « paradoxale » 62.
57. Ibid., p. 293 (p. 107).
58. Ibid., p. 131 (p. 82).
59. Ibid., p. 133 (p. 83). C’est là une des rares occurrences, à ma connaissance, du mot
« sécularisation » dans l’œuvre de Certeau.
60. Voir sa contribution au débat « Le renouveau charismatique : nouvelle pentecôte ou
nouvelle aliénation ? », dans Lettre, no 211 (mars 1976), p. 7-18.
61. M. de C, « L’Église catholique : la fin de la période post-conciliaire », dans Ency-
clopaedia Universalis, Universalia 1977 : les événements, les hommes, les problèmes en 1976,
Paris, 1977, p. 141-144, à la p. 141.
62. Ces remarques ont fait l’objet d’une première présentation orale lors du séminaire
« L’ecclésiologie paradoxale de Michel de Certeau », tenu au Centre d’études en sciences sociales
’ 365
69. Alain L et Frédéric N, « Le discours mystique : histoire et méthode », dans
Littoral, no 9 (juin 1983), p. 79-102.
70. Sur ce point, voir D. P, « Michel de Certeau d’un siècle à l’autre : l’actualité
paradoxale de la mystique moderne », dans Mariel M, François T et Ghislain
W (éd.), L’Université face à la mystique : un siècle de controverses ?, Rennes, 2018
(Sciences des religions), p. 99-103.
71. M. C, « Structures sociales et autorités chrétiennes »..., p. 268 (p. 107).
72. Voir Yvon T, « Les idées du ciel ne tombent pas juste : la division théologique des
chrétiens de gauche (1962-1981) », dans D. P et Jean-Louis S (dir.), À la gauche
du Christ : les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Paris, 2012, p. 513-537.
73. D. P, La crise catholique..., p. 230-234.
’ 367
franchir le fossé entre passé et présent 79 pour rendre leur voix aux « absents
de l’histoire » 80 en dépit des pouvoirs qui les ont fait taire, et la chance de
rendre à l’expérience de chacun la place de l’Autre qui permet au sujet
d’advenir en donnant sens au manque qui le taraude.
Dans les articles sur le croire, enfin, il noue ensemble actes de croyance et
construction d’une société qui peut être l’Église, instance autorisante dans la
mesure où elle saura offrir à l’expérience du croire les conditions d’une
performance efficace. D’un exemple à l’autre se dessine un réseau d’autorités
qui est aussi un réseau du croire. Entre ces autorités, comme jadis son alter
ego Surin, l’historien refuse de trancher — la parole des magistrats ne doit pas
l’emporter sur la parole des possédées au nom d’une pensée des Lumières,
c’est le cœur de sa polémique avec Mandrou 81. Mais dans ce réseau du croire
— le Web of Belief de Quine, relu à l’aide de Dumézil et Benveniste —, il
repère le corps même de l’Église, saisi dans le temps spécifique d’une histoire
et dans l’espace littéraire de textes dont chaque auteur peut et doit être
entendu, et dont l’actualité dépend de la possibilité que leur parole soit encore
énoncée avec succès.
Denis P,
École pratique des hautes études (EPHE, PSL),
Groupe Sociétés, religions, laïcités.
79. I., « Histoire et psychanalyse », dans Jacques L G, Roger C et Jacques R
(dir.), La nouvelle histoire, Paris, 1978 (Les encyclopédies du savoir moderne), p. 477-487, spéc.,
p. 477-478, le premier paragraphe, « Deux stratégies du temps » [repris sous le titre « Psychana-
lyse et histoire », dans M. C, Histoire et psychanalyse : entre science et fiction, éd.
L. G, [Paris], 1987 (Coll. Folio. Essais, 59), p. 97-117, spéc. p. 97-100].
80. M. de C, L’absent de l’histoire, [Tours], 1973 (Coll. Repères : sciences humaines,
idéologies, 4).
81. Voir la contribution de Dominique Julia dans le présent numéro.