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Littératures

L'appel de l'Orient dans l'œuvre d'Henri Michaux


Geneviève André Acquier

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André Acquier Geneviève. L'appel de l'Orient dans l'œuvre d'Henri Michaux. In: Littératures 16, printemps 1987. pp. 95-102;

doi : https://doi.org/10.3406/litts.1987.1395

https://www.persee.fr/doc/litts_0563-9751_1987_num_16_1_1395

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I/appel de l'Orient

dans l'œuvre d'Henri Michaux

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beaucoup l'appel d'un Orient qui a traversé de nombreuses œuvres, illuminé


certaines et largement débordé le phénomène artistique. Sa singularité
tient sans doute à la profondeur du dialogue entretenu et à sa
persistance.
Comme quelques autres aventuriers de l'esprit ou de l'action,
Michaux devait rencontrer l'Orient. Les œuvres présentes ou passées qui
pouvaient décrire un bout de ce chemin n'ont laissé sur lui aucune
impression. Les œuvres de Segalen, Hesse, Malraux, — s'il les
connaissait — restent pour lui lettre morte. On reconnaît là sa disposition à
toujours tout repasser à l'aune de son jugement et de son expérience.
Il lui fallait trouver l'Asie sur place, à l'autre bout du monde. Sans
correspondre jamais aux pressions de la mode, il a par la suite poursuivi
le voyage par une pratique des textes orientaux qui ont toujours
accompagné sa démarche et qu'il a même contribué à faire connaître. Malgré
la résistance qu'il a pu leur opposer, son œuvre s'est nourrie
indubitablement de cette relation et tient d'elle sans doute, dans ses ambitions et
ses formes, une bonne part de ce qui la rend inclassable dans le paysage
de l'art occidental.

Le voyage en Asie de 1930, parmi tous les autres qu'il entreprit,


lui a fait l'effet, du point de vue personnel et sur le plan artistique, d'une
secousse salvatrice. Longtemps après encore, il en reconnaît les
résonances profondes :
96 GENEVIÈVE ANDRÉ-ACQUIER

« Les Indes, le premier peuple qui en bloc paraisse répondre


à l'essentiel, qui dans l'essentiel cherche l'assouvissement,
enfin un peuple qui mérite d'être distingué des autres.
L'Indonésie, la Chine, pays sur lesquels il écrit trop vite dans
l'excitation et la surprise émerveillée d'être touché à ce point,
pays qu'il lui faudra méditer et ruminer pendant des années »
(Emergences — Résurgences, 1972).

Un parcours rapide de l'œuvre postérieure au voyage révèle la


permanence de la référence à l'Orient. Elle apparaît d'abord dans des
publications qui parachèvent la réflexion du Barbare en Asie (1933) :
« Portrait du Chinois » paru en 1937 dans la revue Verve, « Idoles »
et « Danse » publiés l'année suivante dans la même revue. L'Hindou
particulièrement y fait figure de véritable mage dont les secrets
substitueraient, s'il était possible, à toutes nos insuffisances un sentiment de
souveraineté. A cette analyse pleine d'enthousiasme et de nostalgie fait
écho le chapitre III des addenda (1968-1971) de Misérable Miracle
où Michaux explique la fascination de l'ère moderne pour la pensée
hindoue en raison de son caractère foncièrement prométhéen. Le
chapitre II est une reprise de sa contribution au numéro spécial de la
revue Hermès sur l'expérience du Vide (1969). Rappelons à ce propos
que cette revue avait pour vocation de rapporter des expériences de
mystiques et de poètes sans considération de frontières et que Michaux en
avait assuré la direction dans les années 1938-1939.

En 1970, l'exposition de mandalas tantriques à la galerie « Le


Point Cardinal » lui inspire un commentaire-poème, « Yantra », destiné
au catalogue et recueilli plus tard dans Moments. Quoique la peinture de
Michaux, toute en mouvement, ait peu à voir dans ses lignes et ses
couleurs avec celle-ci, ce texte témoigne du vif intérêt qu'il porte à l'art
oriental qui, entre tous, sait être oubli de soi, de ce que l'on voit ou
pourrait voir, un art qui est l'expression de la place de l'homme dans
le monde, un « dessin-destin ». A cette conception de l'acte de peindre,
Michaux souscrit intimement et depuis longtemps, sachant bien
toutefois que le peintre occidental, né dans la nuit, souvent « refera son
mandala ». Il porte une même attention à l'art de la Chine. Michaux,
que l'on ne peut soupçonner d'apprécier le jeu mondain des préfaces
ou des appuis journalistiques, écrit en 1950 pour Zao Wou Ki, à peine
installé en France, une introduction à l'exposition de ses lithographies.
Il renouvelle en 1980 ces marques d'intérêt, d'admiration et d'amitié en
préfaçant par le texte « Jeux d'Encre » l'ouvrage que le Cercle d'Art
préparait sur le peintre chinois. Autre témoignage de l'attachement
durable de Michaux à la culture chinoise, sa contribution à l'ouvrage sur
la calligraphie, publiée plus tard séparément aux éditions Fata Morgana :
Idéogrammes en Chine (1973). Il y développe d'une allure poétique le
charme de cette langue à voir autant qu'à lire, si savante et si
merveilleusement proche de la nature et de l'enfance de l'humanité. On notera
que Michaux associe l'Inde à la Chine dans les derniers propos de sa con-
HENRI MICHAUX ET L'ORIENT 97

clusion : « Chine, pays où l'on méditait sur les tracés d'un calrigraphe,
comme en un autre pays on méditera sur un mantra, sur la substance, le
principe ou l'essence ».

On peut prendre encore la mesure de cette influence par le nombre


des références faites, dans le cours de l'œuvre, aux grands textes
fondateurs de la culture asiatique. Dédicaces, exergues en sont déjà la preuve,
de même que certains ouvrages et particulièrement les trois qui relatent
l'expérience de la drogue (1). Il est clair que l'appétit de connaissance,
la patience et la rigueur que Michaux manifeste dans son approche de
la vérité ne peuvent avoir limité son champ d'investigation seulement au
monde oriental. Lecteur contre les livres (2) autrefois, il leur demande
aujourd'hui de lui apporter une résistance, des objections, et les fait
jouer les uns contre les autres afin de trouver la voie juste. On doit
remarquer encore que Michaux ne fait jamais référence à des œuvres
d'occidentaux auxquelles la sienne pourrait se rattacher, mise à part la
confidence fugace de La Nuit Remue (1935) où, aux côtés du Bouddha,
il rend hommage à Hello et Pascal. D'autre part, de nombreux ouvrages
scientifiques (3) sont cités, pour lesquels sa curiosité est vive, mais
on constate généralement que leur utilisation va dans le sens de la
contestation. Et s'il est fait allusion aux textes et à l'art de la civilisation
judéo-chrétienne, c'est toujours pour en souligner les caractères castra-
teurs. Dans ces circonstances, les textes fondateurs de la pensée orientale
semblent jouir d'une situation tout à fait privilégiée. Ils interviennent
pour donner une idée de la libération espérée et parfois conquise dans
l'expérience de la drogue qu'ils accompagnent toujours. Le rythme que
Michaux trouve dans les Upanishads, les Puranas, ou les grands textes
épiques comme le Mahabharata lui paraît seul capable d'être pour sa
pensée un entraînement à l'impossible, d'avoir cet effet magique de
forcer les barrières de la vie. Bien d'autres signes encore pourraient être
relevés de la fréquentation assidue de cette pensée, auxquels il faudrait
ajouter des relations d'amitié et des affinités de créateurs.

L'intérêt que porte Michaux au monde oriental ne doit pas faire


oublier toutefois la complexité des rapports qu'il a entretenus avec lui
et qui est perceptible déjà dans le Barbare en Asie (1933). A peine le
ton de la critique s'est-il durci lorsque Michaux s'exprime une seconde
fois sur l'Asie au retour d'un second voyage et à l'occasion de la
réédition du Barbare (1967). Des réserves vigoureuses apparaissent en effet,
mais elles lui sont dictées par la constatation qu'il a faite de l'entrée
de ces peuples dans le tourbillon de l'événementiel. Les notes apportées
au texte, pourtant, montrent qu'il ne leur a pas retiré son admiration.
Ainsi d'une manière générale cet étrange récit de voyage persiste à
valoriser la civilisation orientale. Reste à savoir quelle part dans son
enthousiasme revient à son esprit de revanche à l'égard de l'Occident, et
ce qui, dans ses critiques de l'Oriental, revient à ses humeurs de «
barbare » et à sa crainte d'être dupé.
9g GENEVIÈVE ANDRÉ-ACQUIER

La conclusion du récit permet peut-être de mieux cerner, dans cette


relation fluctuante, la dette qui fondamentalement demeure. On
comprend que Michaux, l'insoumis, ne peut donner le moindre signe
d'allégeance à une morale, un mode de penser, à une doctrine plutôt qu'à
une autre. On sait que depuis Qui Je fus (1927) il ne s'est jamais départi
d'un violent mépris pour toute forme d'institution, de norme ou de
dogme. Ainsi, lorsqu'il affirme que « Tsi Hoang Ti (4) n'est pas grand
mais [que] depuis on n'a pas fait mieux », c'est reconnaître, non pas
la valeur d'un système, mais la fonction libératrice d'un enseignement.
La gratitude de Michaux à l'égard de ces grands hommes, comme
autrefois à l'égard de quelques autres de l'Occident, tient à cette conviction
qu'ils confirment que le destin de l'homme est inscrit moins dans son
Histoire que dans sa spiritualité. Ainsi le récit du voyage se clôt sur ces
paroles du Bouddha que Michaux entend résonner comme siennes,
comme une réponse positive aux interrogations et aux angoisses
d'Ecuador :
« Tenez-vous bien dans votre île à vous,
Collés à la contemplation ».

L'enthousiasme du voyageur s'explique donc par la découverte


proprement dite d'un autre mode de penser et d'être, mais surtout par
la réconciliation qu'elle opère avec ses tendances, ses virtualités, avec sa
nature de contemplatif. D'autre part l'Orient lui permet d'espérer
résoudre en lui l'épouvantable dualité et, à son exemple, de retrouver une
homogénéité de l'être, perdue depuis longtemps, sans laquelle il n'est
pas de compréhension entière du monde. « Qui n'a rêvé d'un philosophe
qui ne s'exprimerait qu'avec la danse de son corps ? » L'article « Danse »,
postérieur de quelques années au premier voyage, montre bien la liberté
avec laquelle et dans quel sens Michaux compte se servir de sa
connaissance de l'Orient : « Le Bouddha, son corps témoigne, ses bras croisés,
sa façon d'être immobile est sa danse. Mais c'est un autre Bouddha peut-
être impossible qui cherche l'Europe, le Bouddha du mouvement, celui
qui l'identifierait au Monde par ses mouvements ». On constate de la
sorte combien est vigoureuse l'impulsion donnée à l'auteur de Mes
Propriétés. Il est hors de propos d'espérer voir son champ de vie changer
soudain de dimensions ou de nature : barbare on est, barbare on restera.
Mais il est possible de croire à une fécondité future par de nouveaux
échanges d'air dans son ciel, fût-elle au moins la résolution de l'angoisse
par la connaissance et la contemplation de ce que nous sommes.

Ce n'est pas dans l'Histoire d'un peuple que Michaux peut trouver
nourriture. L'Asie dont il est intéressant de suivre la trace dans son
œuvre est une patrie mythique sans doute, patrie tout de même de grands
hommes dont la pensée n'est jamais séparée du réel et du spirituel, une
pensée qui n'élude pas le problème de la souffrance et de notre manque
de finalité. Cette rencontre sans doute explique que son œuvre, partant
de la conscience d'un immense vide à combler, ait pu se développer
HENRI MICHAUX ET L'ORIENT 99

sur une durée aussi longue sans succomber à la désolation, à la


tentation du silence ou de la dérision. C'est peut-être ce qui l'a gardée de
sombrer dans ses doutes et lui a donné dans les pires moments la force
de prendre de nouveaux départs ! Le paradoxe que l'œuvre donne à voir,
entre le désespoir qu'elle traduit souvent et la vitalité dont témoigne une
production abondante et sans cesse renouvelée, incite à penser que
Michaux a trouvé dans la pensée orientale ce soutien nécessaire à une
exploration périlleuse alors même qu'il avait mis à bas toutes les formes
connues de repères. Ainsi l'on peu: croire que la rencontre de l'Orient
a garanti le devenir de l'œuvre après Plume et Mes Propriétés (5), où
tout semblait être dit du malaise et la forme trouvée, et a permis à cette
figure moderne de l'homme, coupable et banni, de survivre à la
catastrophe.
Car il s'agissait de réinvestir la place laissée vide par Dieu,
manque fondamental, blessure dont ne saurait distraire vraiment aucun
discours scientifique et qu'irrite le pragmatisme moderne. Le
déséquilibre qui en a résulté pour beaucoup a fait prophétiser le déclin de
l'Occident... Mais c'est peut-être en ces moments de crise existentielle profonde
que l'art descend au plus près de l'homme, de son néant et de ses
aspirations, dans cette zone d'ombre où se fondent le sens et le sacré,
exploration où l'art, en se donnant une dernière chance de traiter le malaise,
peut trouver une autre légitimité.
Exploration-folie, exploration-suicide, essais, échecs ou ascension-
fourmi, comme dit Michaux, l'immense mérite d'une œuvre conçue de
la sorte est de poser la question de l'Etre et de nous livrer, sous des
formes, il est vrai, nouvelles et déroutantes, la trace de cette lutte pour
reconquérir le territoire de nos profondeurs. Déclin de l'Occident... ou
plutôt, comme disait Malraux, « tentation de l'Occident » qui incite à
remonter, au-delà du cartésianisme et du christianisme, à l'origine même
de notre Histoire, où nous paraissent soudain fraternelles, enviables,
ces civilisations orientales qui ont su tenir l'homme dans la
préoccupation du l'unité de son être et de son équilibre dans le monde. Survivre
au malaise, c'était tenter cette aventure, ce voyage intérieur vers un
Orient qui, comme le dit Hermann Hesse, n'est pas seulement un
concept géographique mais plutôt « la patrie de la jeunesse des âmes ».

La tentative qu'a faite Michaux de répondre à l'angoisse de


l'époque moderne en refusant ses idéaux et en cheminant vers son Tao de la
Poésie, frappe par la singularité des formes qui l'expriment mais aussi
par les exigences qu'elle se donne. On est dès lors tenté d'interroger
l'œuvre avec l'envie d'y découvrir que l'aventure a permis le
perfectionnement attendu, qu'elle a supprimé la souffrance et résolu le grave
problème de béance qui frappe de nullité ces étranges « propriétés ».
Mais nulle assurance de cet ordre n'est donnée. Tout au long de l'œuvre
persiste la conviction que l'espoir de libération entrevue est infime et
que sont démesurées les énergies à déployer dans la course. L'évolution
que nous pouvons chercher dans les résurgences d'images ne révèle pas
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d'ouverture décisive. La petite caravelle de Mes Propriétés (1929) est


devenue dans Déplacements-Dégagements (1985) cette « haute étrave
fendant une mer sans flot ». Un être debout est penché à l'avant. On ne
sent plus passer ces vagues de découragement et ces désirs secrets d'être
« enfoui » au large. Mais on sait que le voyage n'a pas de port...
Quelques signes, parfois, d'étrave à étrave, qui alors se rapprochent.

A l'exception des expériences de voyance (6) où Michaux


s'enthousiasme du franchissement des palissades successives du physique,
du mental, jusqu'à sa fusion dans l'Espace, toute son œuvre entretient
l'angoisse, semble arpenter « le polygone barbelé d'un présent sans
issue » (7). Jusqu'aux derniers poèmes persiste l'ambiguïté. Il arrive
que quelques jours, par la grâce de leur silence, Michaux puisse
contempler « venue d'ailleurs, l'enclave qui de tout sépare, qui tout
répare » (8)... L'aurait-il donc atteint, cet Orient bâti contre les autres ?
Mais c'est faire lever, aussitôt après, d'autres espérances, d'autres
attentes, ce signe étonnant par exemple d'une main immaculée qui
montrerait la Voie, une « main d'azur annulant la main tantrique » (9).
Il n'est pas de posture définitive. La quête spirituelle de Michaux n'aura
pas de point final. Le dernier recueil Déplacements-Dégagements, qui
s'achève sur une jubilation à l'infini s'interroge aussi sur le bien-fondé
de cette longue démarche : « Où poser la tête ? ».

Les raisons qui expliquent que la quête spirituelle ne trouve pas


d'assouvissement sont bien claires et inhérentes à la personnalité
contradictoire de Michaux. Sa patrie est celle de « l'insatiable ». Parfois sa
soif d'absolu et sa tension vers la paix rendent impossible leur conquête
et toujours cette méfiance à l'égard de ce qui pourrait ressembler à un
acte de foi ! Quels que soient les échecs et les victoires enregistrés
dans ce long parcours, la dimension spirituelle de l'œuvre n'en est pas
moins évidente. Michaux n'a pas d'autre revendication fondamentale
hors celle-là. Si sa fascination pour le bouddhisme et l'hindouisme
n'est pas parvenue à faire de lui un adepte, elle lui a permis de fonder
d'une nouvelle manière l'activité artistique, en le réconciliant avec
l'écriture, en lui ouvrant le monde de la peinture ; elle lui permet en
même temps d'éprouver avec la plus grande finesse l'aventure d'être en
vie, en lui donnant les moyens de se libérer de notre condition, de se
« déconditionner », de donner une chance à ses virtualités.

Bien avant la recherche de la beauté ou plutôt allant de pair avec


elle, Michaux fait de l'œuvre d'art l'instrument de la réalisation de soi,
unique témoignage qu'un artiste oriental estimerait bon et beau à
montrer. Il n'est pas sans importance que le texte « Peindre » de
Passages (1967) mette en exergue le propos d'un peintre et sage chinois,
rappelant la valeur éthique et philosophique attachée à l'exercice de la
peinture :
HENRI MICHAUX ET L'ORIENT 101

« Ceux qui ont déjà une forme se cristallisent grâce à la


peinture. Ceux qui n'ont pas encore de forme naissent grâce
à la peinture » (Tchou King Yuan).
Une phrase à' Emergences-Résurgences (1972) fait écho à cette formule :

« Le problème de celui qui crée, problème sous le problème de


l'œuvre, c'est peut-être — qu'il en ait fierté ou bien honte —
celui de la renaissance, de la perpétuelle renaissance. Oiseau-
Phénix, renaissant périodiquement, étonnamment de ses
cendres et de son vide ».

Elle pose l'activité artistique, et particulièrement l'œuvre picturale,


comme exercice de soi, en même temps qu'elle se propose comme quête
de l'instant privilégié où l'être, enlevé au quotidien et au temps,
manifeste sa présence fervente au monde et noue avec son existence un accord
nouveau. Ce que le peintre chinois met d'attention infinie à la
contemplation d'un paysage, Michaux l'exerce sur ses perceptions infimes,
mais, comme lui, occupe tout l'espace de la peinture, de la poésie, de la
musique même, les enrichissant réciproquement, les mêlant l'une à
l'autre. Ce qui est contemplé est prétexte pour le peintre. Les angoisses,
les démons, des prétextes plus prometteurs que d'autres..., des occasions
pour lui de communiquer avec ses pouvoirs secrets — pouvoir de
l'œil, pouvoir du geste — , avec sa propre vitesse, sa détente ou sa
rêverie. La jouissance dont témoignent tous les textes autocritiques
trouve sa raison dans cet instant d'oubli de soi, d'aveuglement voyant
qu'est l'Acte pur, débarrassé de ses intentions. Les récits et observations
que font ceux qui ont pratiqué le yoga ou le zen jusqu'à l'illumination se
formulent dans les mêmes termes que ceux de Michaux à l'égard de la
création, à laquelle il demande d'être le terrain pour « l'exercice d'une vie,
d'une autre vie, en instance d'une nouvelle vie à accomplir, hic et nunc,
une vie qui n'était pas là avant » (10). Peinture et poésie ont ainsi le
même pouvoir que la posture méditative ou le chant rituel dans sa
capacité de révéler les forces natives, l'influx spirituel, dans la mesure
où l'esprit parvient à se dépouiller de sa volonté d'agir et à opérer une
descente dans le sentir.
Dès 1936 et sans discontinuer, publications et expositions ont lieu
concurremment, sans que l'on puisse dire jamais qu'une activité ait pris
le pas sur l'autre. Sur le plan esthétique, Michaux n'attend pas moins
de ce changement de mode d'expression que les artistes orientaux. C'est
non seulement s'offrir d'étranges voyages en soi mais encore, en rompant
tout phénomène d'accoutumance, s'offrir de regarder le monde par une
autre fenêtre et donner à l'art que l'on retrouve la possibilité de parler
plus haut que la volonté de l'artiste ou son habileté : « Tout art a sa
tentation propre et ses cadeaux ». Dans un même creuset créateur, les
deux activités trouvent à se conjuguer, comme cet ensemble droite-
gauche que l'on sépare généralement, non sans esprit discriminateur,
alors que de son équilibre sans doute dépend l'harmonie de l'homme.
1Q2 GENEVIÈVE ANDRÉ-ACQUIER

Echecs, essais, ou ascension-fourmi... Michaux lui-même, par


crainte de quelque retour d'idéalisme, a peut-être favorisé les
interprétations qui soulignent le caractère désespéré de son œuvre. La
perspective que nous avons aujourd'hui de l'ensemble de sa production nous
invite à découvrir, derrière ce regard pénétrant et sans illusion, les
joies secrètes mais bien réelles que lui a dispensées l'art, voie ultime en
fin de compte par laquelle on peut s'accorder encore à l'Univers ou du
moins à l'Instant de vie.

Geneviève ANDRÉ-ACQUIER

NOTES

1967.1) Connaissance par les Gouffres, Le Point du Jour, NRF, édition revue et corrigée,
Les Grandes Epreuves de l'Esprit, Le Point du Jour, NRF, 1966.
Misérable Miracle, Le Point du Jour, Gallimard, édition revue et augmentée, 1972.
2) « Je suis un imbécite. Je ne comprends rien de ce que disent les gens, les
auteurs. Il faut que je refasse tout dans ma tête » (Lettre à Franz Hellens, 11/12/1922).
3) Les trois ouvrages relatifs à la drogue attestent l'attention que porte Michaux
à tout ce qui peut alimenter sa réflexion philosophique et son savoir scientifique. Dans
le domaine de la philosophie ou de la psychanalyse sont cités : Ailan Watts, Merleau-
Ponty, Bachelard, Jung... Et de nombreux ouvrages scientifiques, particulièrement dans le
domaine de la biologie, de la médecine, psychiatrie et psychologie, souvent d'origine
américaine.
4) Premier empereur de Chine qui, de 249 à 206 av. J.-C, donna au vaste territoire
conquis de solides institutions, construisit la Grande Muraille, unifia l'écriture, fit
œuvre de civilisateur.
5) Plume, 1930 ; Mes Propriétés, 1929.
6)' Les trois ouvrages relatant l'expérience de la drogue auxquels il faut ajouter :
Paix dans les Brisements, 1959, repris dans Moments, 1973, Le Point du Jour, NRF ;
Vers la Complétude, 1967, repris dans Moments ;
Le Jardin Exalté, 1983, Fata Morgana, repris dans Dépiacements - Dégagements;
Jours de Silence, 1978, Fata Morgana, repris dans Chemins Cherchés - Chemins
Perdus - Transgressions, 1984, Gallimard ;
Lieux - Moments - Traversées du Temps, 1967, repris dans Moments, 1973, Le
Point du Jour, Gallimard ;
7) Portrait des Meidosems, in La Vie dans les Plis, 1949, Gallimard.
8) Jours de Silence, 1978.
9) Mains Elues, 1981, repris dans Chemins Cherchés - Chemins Perdus, 1984.
10) Emergences - Résurgences, Skira, 1972, non réédité.

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