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Dossier
cinéma
Les actrices
se rebiffent
№
18
D O M : 1 3 . 9 € - B E L / L U X : 1 3 . 9 0 € - C H : 2 1 F S – E S P/ I TA / P O R T C O N T : 1 3 . 9 0 € - C A N : 2 1 . 9 9 $ c a
du pouvoir
& Nadia reste fait par
Tereszkiewicz des hommes”
Printemps Été 2023
Photographiée par David Sims
46 avenue Montaigne, Paris
loewe.com
ÉDITO Tu créeras dans la douleur ?
par Carole Boinet
Afin que “la cocotte-minute n’explose pas”, comme je le dis souvent. Les
réflexions menées aujourd’hui sur les liens qu’entretiennent création
et souffrance sont pertinentes. Il faut se poser la question de la souffrance
dans la création. Il faut se demander si tout le monde est bien consentant.
Et comment ce consentement a été posé. Il faut, aussi, s’interroger sur
la place accordée à la tendresse dans la production artistique. Il faut
s’interroger sur les moyens de production, financiers, éthiques, politiques.
Comment crée-t-on ? Pourquoi, et avec qui ? Il ne faut plus avoir peur
du changement.
Ce questionnement est à l’origine du dossier que nous consacrons ici
aux actrices. Comment être actrice en 2023 ? Quels rapports entretenir
avec le ou la réalisateur·rice ? Comment travailler en collaboration ?
Que faire des rapports de domination ? Isabelle Huppert et Nadia
Tereszkiewicz, mais aussi Virginie Efira, Juliette Binoche, Judith Chemla,
Françoise Lebrun, Jeanne Balibar, Laetitia Dosch, Guslagie Malanda,
Agathe Bonitzer… mènent toutes ensemble une grande réflexion sur leur
métier d’actrice, cinq ans après le lancement du mouvement MeToo,
et à la lumière des bouleversements qui secouent le cinéma français
comme international. “Je ne pense pas que la littérature ou le cinéma ne
doivent exalter que les bons sentiments. Ce n’est vraiment pas ce que j’en
attends. Ils doivent aussi explorer des réalités plus sombres, y compris la violence,
la rivalité… L’idée bien sûr n’étant pas de glorifier le mal mais d’essayer
Illustration : Agnès Decourchelle pour Les Inrockuptibles
Magazine
p.28 En une : Dossier cinéma
p.28 Entretien avec Isabelle Huppert
et Nadia Tereszkiewicz
p.38 Comment enseigne-t-on dans les écoles
de théâtre aujourd’hui ?
p.44 Questionnaire : 7 actrices face aux
questions d’égalité
p.52 Faut-il (faire) souffrir pour créer ?
→ p.82
Les critiques
p.106 Musiques
p.122 Cinémas
p.131 CD №18
p.134 Séries
p.138 Jeux vidéo
p.140 Podcasts
p.142 Scènes
p.146 Arts
p.149 Photo books
p.150 Livres
p.158 BD
p.160 Agenda
p.162 Les playlists
↓ La couverture
Isabelle Huppert et Nadia Tereszkiewicz
Photo Charlotte Abramow pour Les Inrockuptibles
Nadia Tereszkiewicz porte une blouse Dior
Manuel
Obadia-Wills
Photographe Édité par la société Les Éditions indépendantes (membre du groupe ),
→ p. 54 et 102 société anonyme au capital de 326 757,51 € 10-12, rue Maurice-Grimaud, 75018 Paris
Né en 1981 Tél. 01 42 44 16 16, lesinrockuptibles.fr
à San Francisco, MAIL support@lesinrockuptibles.fr cppap 0225 D 85912, dépôt légal 1er trimestre 2023
Manuel Siret 428 787 188 000 39 ISSN : 0298-3788 0225 D 85912
Obadia-Wills vit
et travaille à Paris. DIRECTION Président Matthieu Pigasse Directeur général et directeur de la publication
Il fait ses débuts Emmanuel Hoog Directeur administratif et financier Mathieu Levieille
en assistant RÉDACTION Directrice de la rédaction Carole Boinet Rédacteurs en chef Jean-Marc
de nombreux·ses photographes de mode Lalanne (cinémas/culture), Franck Vergeade (musiques) Société Faustine Kopiejwski,
et de publicité et aiguise son œil par Julia Tissier Musiques François Moreau Cinémas Bruno Deruisseau, Jean-Baptiste
la photographie de rue. À partir de 2010, Morain Séries Olivier Joyard, Alexandre Büyükodabas Jeux vidéo Erwan Higuinen
il commence sa carrière de photographe Scènes Fabienne Arvers Arts Ingrid Luquet-Gad Livres Nelly Kaprièlian BD Vincent Brunner
indépendant. Il partage son temps SECRÉTARIAT DE RÉDACTION Secrétaire général de la rédaction Christophe Mollo
entre portraits, shootings mode, projets Première SR Yaël Girardot SR Carole Cerdan, Laurent Malet, Juliette Savard,
personnels et plus récemment la réalisation Florianne Segalowitch
de clips. Son travail célèbre l’humanité ARTISTIQUE Directeur de création Yorgo Tloupas Directrice artistique Hortense Proust
et la construction de l’identité. Il a signé
Maquettiste Théo Miller Graphiste Olivier Dupéron Typographes Martin Pasquier,
pour nous la série “Grunge Family” et le
Pauline Fourest Typographie exclusive et logo par Yorgo&Co 44 bis, rue Lucien-Sampaix
portrait de Simone Thiébaut.
75010 Paris
PHOTO Directrice photo Aurélie Derhee Iconographe Stéphane Damant
Photographe Renaud Monfourny
ILLUSTRATRICES Agnès Decourchelle, Valentine Gallardo, Bérénice Milon
Faustine COMPILATION François Moreau
Kopiejwski ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Charlotte Abramow, Philippe Azoury, Ludovic Béot,
Journaliste Rémi Boiteux, Vincent Brunner, Maxime Delcourt, Théo Dubreuil, Arnaud Ducome,
→ p. 96 Marilou Duponchel, Jean-Marie Durand, Valentin Gény, Jacky Goldberg, Arnaud
Passée par la Hallet, Olivier Joyard, Briac Julliand, Noémie Lecoq, Gérard Lefort, Brice Miclet,
presse musicale Philippe Noisette, Manuel Obadia-Wills, Manon Pelinq, Juliette Poulain, Jérôme
et féminine, Provençal, Manon Renault, Théo Ribeton, Sophie Rosemont, Patrick Sourd, Sylvie
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dessinée se déroulent généralement © Les Inrockuptibles 2023. Tous droits de reproduction réservés.
dans un univers parallèle, quelque part
entre les rêves et la réalité. Dans ce monde,
des créatures fantastiques telles que des Ce numéro comporte un CD jeté sur toute la diffusion (kiosques + abonnements)
extraterrestres, des vampires et des sorcières et deux cahiers complémentaires 22e Biennale de danse du Val-de-Marne de 16 pages
sont confrontées à des défis très humains. (kiosques + abonnements PIDF),
Elle illustre notre enquête sur l’engouement Spécial Arts de 16 pages (kiosques
du monde de l’édition pour le féminisme. + abonnements).
DANS LA JUNGLE
OUVERTURE
DES SÉRIES
Le genre sériel a le vent en poupe : le nombre de plateformes
est en hausse, la demande de contenus explose, les scénaristes
ne chôment pas… Mais ce champ des possibles est-il un
champ libre pour la créativité ? État des lieux à l’heure du
festival Séries Mania. Texte Olivier Joyard
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Les Inrockuptibles №18
Jerico TV
“Est-ce qu’il y a dix ans
OUVERTURE
j’aurais pu faire Tout va
I
l y a quelques semaines,
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leur statut de spectateur·rices comme scénariste (Les Engagés), Sullivan
les autres. “En tant qu’amatrice, ce Le Postec raconte ce bouleversement.
nombre de séries me stresse, lance Camille “Avant, on développait un projet pour
de Castelnau, ex-numéro 2 du Bureau une chaîne, et s’il n’allait pas au bout, ça
des légendes à la tête de sa propre s’arrêtait là. On ne pouvait pas le vendre
création pour Disney+, Tout va bien, partout. Il y avait quatre ou cinq guichets
un drame familial à voir au printemps. [diffuseurs-coproducteurs] : TF1, France
J’ai l’impression qu’il y en a trois bonnes Télévisions, Canal+, Arte et parfois M6.
par semaine que je ne vais pas pouvoir Depuis dix ans, les possibilités se sont
regarder. J’avance dans une jungle et ouvertes. Le marché est plus éclaté, plus
je suis perdue.” complexe.”
Même son de cloche du côté de S’il n’est pas devenu facile de faire sortir
Géraldine de Margerie, qui a sorti une série de terre, on peut proposer
à la fin du mois de janvier Louis 28 à la fois de la fiction française
(France.tv Slash) quelques mois après “classique”, dont la version la plus
Toutouyoutou (OCS), les deux avec aboutie serait HPI sur TF1, avec Audrey
Maxime Donzel. “Même si je trouve l’idée Fleurot, et des objets beaucoup plus
super, ça m’angoisse d’avoir trop de choix. intimes et fragiles, à l’image de Chair
Comme je vieillis, je ne supporte pas tendre de Yaël Langmann – avec
que mon temps ne soit pas constructif. un personnage principal intersexe –,
Je ne vais regarder que les séries dont j’ai du Monde de demain sur le hip-hop made
entendu parler, ou qui ont de bonnes in France par Katell Quillévéré
critiques, sauf Emily in Paris, que j’ai et Hélier Cisterne ou encore de la très
trouvée géniale !” cul Platonique l’an dernier, de Camille
Rosset et Elie Girard. …
NOUVELLE DONNE
Les Inrockuptibles №18
mainstream comme la chronique familiale. et les récits mainstream type Lupin. par la fin avec des flashbacks, des
J’ai l’impression que cette ouverture est Parfois, on te dit que l’algorithme ne va pas rebondissements qui surviennent aux mêmes
quand même liée aux plateformes.” comprendre un ‘polar comique’ ou une épisodes : le cahier des charges du langage
‘comédie dramatique’. J’ai du mal à savoir sériel tend à s’uniformiser…” Pour sortir de
L’ALGORITHME ROI ce qu’ils veulent.” Sullivan Le Postec cette tendance lourde, le délégué général
L’an dernier, malgré tout, une décision résume l’affaire : “On est en train de courir de Séries Mania dessine une perspective
industrielle symbolique a assombri après une cible qui n’arrête pas de bouger.” créative comme le monde des séries
les perspectives de ciel bleu : l’arrêt par n’en a probablement jamais connu.
Netflix de Drôle, la belle création UN PAYSAGE PARADOXAL C’est le paradoxe du moment. “Les prises
de Fanny Herrero sur le stand-up, Courir, Frédéric Lavigne en a quasiment de risque et le renouvellement se jouent
après une seule saison et de multiples fait son métier. Lui qui sélectionne les le plus avec de jeunes cinéastes locaux qui
promesses d’histoires fines et séries présentées au festival Séries Mania passent à la série et apportent leur point de
émouvantes. L’argument ? “Nos abonnés en reçoit environ 400 par an, chiffre vue. Pour moi, c’est le cas des séries grecque,
n’y ont pas trouvé leur compte”, nous stable depuis le début de la décennie, indienne ou iranienne que nous avons
confiait la plateforme de Reed Hastings. “à un niveau incomparablement plus haut sélectionnées cette année.” ♦
Une manière de dire qu’au pays du
“toudoum” comme ailleurs, les audiences
comptent plus que tout.
L’onde de choc s’est avérée énorme chez
les scénaristes. Camille de Castelnau, qui
a participé à l’écriture de la série, estime
que “le signal est très triste et en même
temps très logique de la part de Netflix, avec SÉRIES MANIA 2023
qui les choses se passaient pourtant très bien
créativement. Avec cet arrêt, c’est comme Plus grand festival de séries en Europe, Séries Mania (du 17 au 24 mars
s’ils assumaient de mettre de la fiction dans à Lille) accueille Lisa Joy (cocréatrice de Westworld) en tant que présidente du
Les Inrockuptibles №18
Qui te touche ?
Docteure Hind Aziz.
OUVERTURE
établie à Los Angeles,
Blondshell ravive
la flamme indie slacker
des 90’s.
Sabrina Teitelbaum, alias
Blondshell, dit avoir écouté
“beaucoup de Britpop”
et avoir été “inspirée par
The Replacements” quand elle
a composé Joiner, le single
qui annonçait la sortie de
son premier album, le 7 avril
prochain, chez Partisan
Records (label, entre autres,
d’Idles et Fontaines D.C.).
Si l’on en croit la presse
étrangère, qui ne tarit pas
d’éloges sur la New-Yorkaise
établie aujourd’hui à et d’une envie irrépressible perspectives d’une jeunesse
Los Angeles, Blondshell a été de revenir au son slacker qui n’a plus peur du grand
biberonnée autant à Hole grunge de son adolescence, écart générationnel.
qu’à Katy Perry. D’ailleurs, Sabrina Teitelbaum change ♦ François Moreau
avant de faire dans l’indie de braquet et devient donc
rock saturé, elle opérait sous Blondshell : en peu de temps, Blondshell (Partisan/PIAS).
le sobriquet Baum et donnait épaulée par le producteur Sortie le 7 avril.
dans la dark pop. Sous l’effet Yves Rothman (croisé aux Concert le 13 mai à Paris
conjugué de la pandémie manettes des disques d’un (Point Éphémère).
certain Yves Tumor), elle
met en boîte neuf titres qui
ont tout pour élargir les
19
avec les cordes de sa harpe
électronique, instrument qu’il
a débuté dès 12 ans. S’il
dépoussière la harpe celtique
d’Alan Stivell et rappelle
Joanna Newsom, c’est plutôt
Harpiste et performeur, avec la jeune scène d’ambient
Ange Halliwell charme pop française qu’il a le plus
d’accointances. Il a notamment
avec ses berceuses collaboré avec Oklou (alias
mystiques. avril23), Bonnie Banane
ou Malibu. Caressantes, ses
berceuses mystiques sont
Il a littéralement enchanté accompagnées de nappes
la scène du festival Mofo tour à tour éthérées ou plus
dont il a fait l’ouverture en bruitistes. Après deux albums
janvier dernier à Saint-Ouen. (The Wheel of Time et Lullaby
L’air lutin façon forêt de for the Dead), il sortira un
Brocéliande, l’œil mutin, nouvel EP, composé dans son
Ange Halliwell – sobriquet village natal, courant mars :
tiré de la série Charmed – sort “Après quelques années
tout droit d’un songe d’une à Bordeaux puis Paris, j’ai
nuit d’été. Soignant les mises ressenti le besoin de me
Les Inrockuptibles №18
LE PATRIARCAT
DANS LA MUSIQUE ?
Face à la persistance de la domination masculine, les initiatives
féministes se multiplient dans l’industrie musicale. Parmi
elles, Mewem, Majeur·e·s, Loud’Her et More Women on Stage
offrent des outils précieux pour rendre le milieu plus inclusif.
Texte Juliette Poulain
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Titouan Massé
Les Inrockuptibles №18
D
OUVERTURE
epuis le déferlement de MeToo
en 2017 et de MusicToo, qui a
secoué le secteur musical en 2020,
les musiques actuelles voient émerger
de multiples dispositifs œuvrant pour
une plus juste représentation du travail
des femmes, quel que soit leur métier résidences ont eu lieu en 2020 au Grand
au sein de l’industrie. Dans un rapport Mix, puis en 2022 à La Grange à Musique
de 2021, le ministère de la Culture à Creil. Lors du premier appel
indiquait que seules 9 % des femmes ont à candidature, quatre-vingt-dix artistes
accès aux postes de direction les plus ont postulé. “Un chiffre fort”, commente
élevés dans les établissements publics du Élise Vanderhaegen. Avant d’ajouter :
spectacle vivant. “On sait qu’elles sont là. Maintenant,
il faut les accompagner et créer une
MEWEM synergie.” C’est d’ailleurs à l’issue d’un
“Souvent, au bout d’un an, les femmes Partenaire de Spotify, gratuit et Blam que le groupe Nûr a vu le jour.
sont bloquées dans leur évolution par accessible à tous·tes, ce répertoire en “Là, on a moins de temps car on est toutes
manque de moyens ou de confiance en soi”, mixité choisie s’adresse avant tout aux bénévoles”, raconte Nine Jacquet,
explique Rachel Cartier, présidente femmes, aux personnes trans et non membre active de Loud’her, qui a
de Mentoring Program for Women binaires, qui peuvent se créer un profil bénéficié d’un contrat à durée
Entrepreneurs in Music Industry public en affichant leurs coordonnées déterminée l’année dernière. “On va
(Mewem), et par ailleurs responsable et leurs compétences. Les hommes, eux, réduire la cadence mais on a ouvert plein
éditoriale France de Deezer. Lancé ont seulement la possibilité de se de réseaux”, lance-t-elle, confiante.
en 2018 à Bordeaux, avec une antenne connecter et de contacter des profils À Oignies, près de Lille, la salle du
à Paris, et notamment financé par publics sans apparaître sur le site. 9-9bis s’apprête à organiser son propre
le Centre national de la musique (CNM), Comme les annuaires spécifiques Blam pour 2023. Preuve que ces
ce dispositif à destination des Bandshe (pour les professionnel·les du initiatives essaiment de plus en plus.
entrepreneures du secteur musical live) ou Connect’Her (ciblant dans le
promeut le mentorat en binôme. Chaque même esprit les musiques électroniques), MORE WOMEN ON STAGE
année, entre janvier et juin, douze femmes “le but de Majeur·e·s n’est pas d’être un “Il faut montrer aux femmes qu’elles ont
mentorent chacune une candidate avec annuaire parisiano-centré”, souligne leur place”, lâche Lola Frichet, bassiste
un projet en cours de construction. Caroline Decroix, cheffe du projet avec du groupe rock Pogo Car Crash Control
Parmi celles de 2023 : Élodie Haddad, Alice Deleporte. Avant de rappeler que et initiatrice du mouvement More
manageuse de Flavien Berger et de ce répertoire a été initié par shesaid.so, Women on Stage, lancé en 2021 avec
Bonnie Banane, ou Émilie Urbansky, une association londonienne alliant des stickers collés sur les murs des
21
directrice de l’image chez Sony. Mewem féminisme et musique, présente dans salles de concert. Inscrit avec des bandes
convie aussi ses jeunes mentorées à six dix-huit pays, dont la France et ses de scotch blanc sur la basse de Lola,
rendez-vous annuels. Au programme, antennes à Toulouse, Lyon, Grenoble, qu’elle brandit sur scène, le slogan
cette année : l’entrepreneuriat et la santé Strasbourg, Paris et région parisienne, “More women on Stage” a été récupéré
mentale, la construction d’un business Rennes, Vannes, Nantes, Bordeaux, par de nombreux·ses musicien·nes.
plan ou encore les discriminations Marseille. Caroline Decroix : “Majeur·e·s, En juin 2022, le mouvement a célébré
au travail. c’est un hub, et on veut jouer ce rôle de la première édition de son festival,
En quatre éditions, une cinquantaine passeuses.” avec une programmation
de femmes ont bénéficié de majoritairement féminine à l’Olympic
l’accompagnement privilégié de LOUD’HER Café à Paris. Il s’apprête à investir
Mewem. “Ma volonté, c’est d’aller plus Valoriser l’interconnaissance est aussi Petit Bain en juin 2023 pour une
loin, explique Rachel Cartier. En plus l’axe fort de Loud’Her. L’association, seconde salve.
du mentorat, on veut garder dans notre fondée en 2017 à Lille, qui agit dans Au bout du fil, Lola déroule les projets
réseau les femmes dont on n’a pas retenu la région Hauts-de-France, organise prévus cette année : la tournée More
la candidature. On les ajoute à notre régulièrement des rencontres ouvertes Women on Stage traversera six villes de
newsletter, on les invite à des événements. aux femmes du secteur musical pour France et de Belgique pour des concerts
On veut continuer à les inspirer et les identifier leurs besoins et envies et des ateliers avec des professionnel·les
inciter à repostuler.” artistiques. En découlent des ateliers de la région. À Paris, au Hasard
ciblés pour apprendre à mixer, connaître Ludique, un cycle de masterclass sur la
MAJEUR·E·S ses droits ou encore questionner la pratique instrumentale débutera avec la
De son côté, l’annuaire en ligne maternité dans le milieu musical. bassiste et contrebassiste Laure Sanchez,
Majeur·e·s, créé en mai dernier, recense “Ces rendez-vous uniquement entre femmes, collaboratrice de Disiz. Fin 2022, Lola
plus d’un millier de professionnel·les personnes trans et non binaires permettent a ouvert un site pour vendre des T-shirts
de l’industrie musicale, qu’elles ou ils plus de liberté dans les échanges et facilitent noirs à l’effigie du mouvement, arborant
soient musicien·nes, attaché·es de presse les rencontres”, précise Élise Vanderhaegen, aussi le slogan “More Women Backstage”
ou encore chargé·es de production. membre de la direction de Loud’her en soutien aux techniciennes du secteur
Les Inrockuptibles №18
MARQUEE MOON
Leader et guitariste génial de Television, Tom Verlaine est mort
un samedi 28 janvier, laissant derrière lui une œuvre qui,
si elle n’est pas pléthorique, n’en demeure pas moins à inscrire
au patrimoine de l’humanité. Texte François Moreau
Photo Renaud Monfourny
V
l’arrivée des téléphones portables : la plupart des images
endredi 27 janvier 2023, veille de la mort de Tom de Television et de Tom Verlaine qui nous restent sont par
Verlaine, j’écoutais Bob Dylan. C’était le volume 17 conséquent figées, et finalement peu nombreuses.
des Bootlegs Series qui venait de sortir ce jour-là,
celui consacré aux sessions d’enregistrement de REWIND
22
l’album Time out of Mind (1997), le plus crucial de tous. Dans Ainsi, quand on a 15 ans au début des années 2000 et que l’on
une interview d’époque, Dylan disait ceci : “Qui que vous soyez, vient d’une banlieue résidentielle de province, on ne sait pas
vous serez déçu du quotidien. Mais il existe une panacée : monter bien quoi faire d’un disque comme Marquee Moon : on se
sur scène, et c’est pourquoi les artistes le font.” Et le lendemain, retrouve avec cette pochette affichant un portrait de famille
donc, quand Tom Verlaine a passé l’arme à gauche, je me suis cabossé tel qu’aurait pu le peindre Otto Dix (mais photographié
repassé Marquee Moon (1977), forcément, un album qui se par Robert Mapplethorpe), et sur laquelle chacun des
termine dans un tourbillon de feuilles mortes avec le morceau membres apparaît complètement disproportionné (les mains
Torn Curtain, soit “rideau déchiré” en français. J’ai pensé à la de Tom Verlaine, immenses et longilignes), émacié au possible
scène d’une salle de concert et à la phrase de Dylan, et il m’a et le teint blême. Ces types hallucinés étaient pris comme des
alors semblé évident que le rideau ne servait qu’à nous lapins dans les phares d’une bagnole et n’étaient clairement
dissimuler à nous-mêmes l’espace d’un instant, qu’importe pas en bonne santé. C’est ce qu’on se dit au début, et encore
le côté où l’on se situe. Déchirez ne serait-ce qu’un centimètre aujourd’hui, c’est l’image qui revient en premier quand
du rideau et le charme est rompu. je pense à Television.
Pourtant, Tom Verlaine n’avait pas la dégaine destroy de son
UNE DÉCHIRURE pote Richard Hell, avec qui il montera le groupe protopunk
Les mots de Verlaine, ses guitares qui viennent perforer en rafale Neon Boys, puis Television, avant que celui-ci ne claque
la peau, c’est le récit de cette déchirure et de l’éclat blafard du la porte après le premier concert de la formation new-yorkaise
quotidien déprimé qui perce à travers. C’est aussi l’histoire d’un au CBGB. Sur la pochette de Words from the Front (1982),
retour en arrière impossible, de l’avènement du temps des crises son troisième album en solo, Verlaine avec son côté dandy
et du délabrement des villes. C’est surtout l’intime qui baigne en polo ressemblerait même presque à Deck d’Arcy, le bassiste
dans l’éther de la nostalgie et la certitude désabusée que quelque de Phoenix. Hell sera plus en phase que Verlaine avec la
chose de romantique s’est cassé et que tout est à refaire. Écouter nouvelle vague estampillée “no wave” qui couve alors, incarnée
Marquee Moon, c’est rejouer l’arrivée de Bardamu à New York par James Chance, DNA ou Lydia Lunch, mais tous les deux,
[dans Voyage au bout de la nuit], et découvrir une ville telles les deux faces d’une même pièce, ont contribué à remettre
“absolument droite”, soit l’exact inverse de l’Amérique du son les compteurs à zéro.
de Laurel Canyon et des utopies sixties. Pour bien le piger, il faut faire
Les Inrockuptibles №18
Chez Television, les guitares ne sont pas heavy, ou distordues un bond en avant, jusqu’en
et éraillées comme ailleurs dans le punk naissant, elles sont 2001 et l’arrivée des Strokes.
décharnées et nerveuses, et suivent les contours abrupts et Parce que, à 15 ans, j’avais
saillants du relief accidenté de l’époque : elles font des boucles, la certitude que Julian
s’entrelacent, jouent du free jazz jusqu’à la limite du point
de rupture mélodique. Bien sûr, le Velvet Underground était là
←
dix ans plus tôt, mais cette fois, les dernières traces de La pochette signée Tony
l’héritage country-folk ont été liquidées et les points de repère, Lane, avec une photo
définitivement brouillés. de Robert Mapplethorpe.
HOMMAGE
←
À Paris, en 1987.
23
des instruments bricolés terrain vague sur lequel tout est à rebâtir me vient.
Les Inrockuptibles №18
et un sacré culot. zéro, avec rien d’autre que des instruments bricolés
et un sacré culot. Richard Hell, lui, en fera un
slogan : Blank Generation. Et la Blank Generation
n’était pas une cause perdue ou une génération
orpheline, c’était tout l’inverse : une génération qui avait
devant elle une page blanche aussi large que la marge dont elle
a fait partie, sur laquelle il était possible d’écrire, de raturer,
de dessiner ce que bon lui semblait. ♦
LIFESTYLE OÙ EST LE COOL ?
→ Pouvoir
de l’imaginaire
chez Louis Vuitton
loewe.com
ESSENTIEL
DE SE
SENTIR
EN
28
IDENTITÉ
AVEC
SES
Les Inrockuptibles №18
CHOIX ”
En une
Elles se donnent la réplique dans Mon crime
de François Ozon, où elles incarnent des actrices.
Échange entre Isabelle Huppert et Nadia
Tereszkiewicz sur ce jeu de miroirs, la place des
comédiennes dans le milieu du cinéma et l’impact
du féminisme sur la conception de leur métier.
Texte Bruno Deruisseau & Jean-Marc Lalanne
Photo Charlotte Abramow pour Les Inrockuptibles
A
vant Les Amandiers (2022),
certain·es avaient déjà pu
repérer la remarquable force
cinégénique de Nadia
Tereszkiewicz – au hasard d’un
clip de Benjamin Biolay
(Comment est ta peine ?) ou d’un
second rôle frappant chez
Dominik Moll (Seules les bêtes, 2019). Mais ce qu’elle
accomplit dans le film de Valeria Bruni Tedeschi, l’ardeur avec
laquelle elle campe les ravissements et les meurtrissures de la
jeunesse, en fait une très grande comédienne – et la favorite
logique de la catégorie Espoir féminin des prochains César. Vous Nadia, vous enchaînez coup sur coup deux
30
Dans Mon crime de François Ozon, elle interprète à nouveau projets où vous jouez une actrice débutante :
une jeune comédienne, en butte à la concupiscence d’un Les Amandiers et Mon crime...
producteur. Sur son chemin, elle croise Isabelle Huppert, qui Nadia Tereszkiewicz — Mais oui, c’est vrai ! Ce qui est assez
incarne aussi une actrice – et dont Nadia Tereszkiewicz troublant, car je me retrouve dans la même situation que
est depuis longtemps une grande admiratrice. Un face-à-face mes personnages. Celle d’une actrice encore débutante qui
d’actrices dans des rôles d’actrices donc, et l’occasion de découvre ce métier. Dans Les Amandiers, la mise en abyme
les faire dialoguer sur leur métier et l’évolution du contexte était vraiment vertigineuse : l’apprentissage de mon
dans lequel elles l’exercent. personnage m’apparaissait comme la mise à nu de mon
apprentissage personnel... Et toutes les questions que je me
Y a-t-il quelque chose de spécifique à jouer posais en tant que jeune actrice – par exemple, “Est-ce que
le rôle d’une actrice ? dans cette scène je fais appel à des émotions liées à ma vie ou est-ce
Isabelle Huppert — Étrangement, je n’Lai pas eu tant que ça que je me concentre juste sur la situation ?” – étaient exactement
l’occasion d’en interpréter. Quand je réfléchis, me revient celles que verbalisait mon personnage ! Quant au personnage
Frankie d’Ira Sachs (2019). Mais il y a peu de points communs de Mon crime, c’est une actrice qui n’a encore rien tourné,
entre les deux personnages ! Dans le film de François Ozon, qui galère. Elle rêve d’être Danielle Darrieux, mais elle fait
j’incarne vraiment une hyper-actrice, dans une représentation juste des doublures. Mais lorsque, à son procès pour meurtre,
un peu hystérisée de cette figure, la star d’une époque révolue. elle dit un texte qu’elle a appris par cœur, et qu’elle réalise
Dans Frankie, en revanche, j’oubliais presque que je jouais qu’elle pense ce qu’elle dit, elle est bouleversée parce qu’elle
une actrice, c’était simplement le métier d’un personnage se découvre une parole politique.
défini par d’autres traits, dont la maladie. Je ne peux pas dire Isabelle Huppert — C’est un moment vraiment formidable
qu’incarner des comédiennes suscite chez moi de réflexion du film. C’est là qu’il prend une nouvelle direction. Il devient
particulière ou une approche spécifique... vraiment féministe.
J’ai lu des scénarios comportant des personnages féminins et il se mettait à te filmer, tu comprenais le truc et tu t’adaptais
vraiment développés, fouillés, qu’ils soient écrits par à la discussion... Ce flou sur les frontières entre le film et la vie,
des hommes ou par des femmes. Inversement, j’ai pu refuser je l’ai vraiment ressenti avec Valeria. Mais toujours dans le
des projets où je trouvais que la vision du personnage féminin travail et le respect. C’était assez jouissif, j’ai énormément
était trop stéréotypée. C’est un métier où il est essentiel appris sur le jeu. Là, je ne parle pas bien sûr des colères qui
de se sentir en identité avec ses choix. Même si c’est pour un peuvent s’exprimer sur un plateau, mais plutôt de la façon
petit rôle. J’ai tourné par exemple dans un film algérien, dont le cinéma abolit certaines frontières entre le jeu et le réel.
La Dernière Reine [en salle au printemps] de Damien Ounouri
et Adila Bendimerad. Mon personnage est celui d’une Le documentaire sur le tournage des Amandiers
esclave scandinave en 1500, maîtresse de Barberousse. J’ai peu a été utilisé pour pointer certaines pratiques
de scènes, mais chacune a été un challenge qui montre une considérées comme abusives dans la direction
femme qui se dépasse et qui combat. C’était important pour d’acteurs et actrices, notamment par le texte
moi de montrer ça. de Mona Chollet [Le Monde, décembre 2022].
Elle y décrit la façon dont Valeria Bruni Tedeschi
Avec MeToo, la parole des actrices a occupé manipule l’émotivité de ses collaborateurs et
l’avant-poste d’un mouvement de société collaboratrices au profit de son film. Comment
révolutionnaire. Pensez-vous désormais que avez-vous ressenti cette méthode ?
votre parole est plus particulièrement entendue Nadia Tereszkiewicz — Je ne l’ai pas du tout vécu comme
ou écoutée ? ça. J’ai lu le texte de Mona Chollet. Il est intervenu en plus
Isabelle Huppert — Disons qu’on l’entend différemment dans un contexte judiciaire compliqué *. Ce dont je peux parler
parce qu’elle s’exprime sur des sujets qui dépassent le strict en revanche, c’est du travail. Il s’est fait dans un consentement
cadre du cinéma. total. Valeria était une vraie guide, elle a créé comme un
langage commun sur le tournage et on se comprenait tous.
33
Les Inrockuptibles №18
En une
→ demandait de toute façon de lui dire quand je trouvais ses
indications trop pesantes. Je l’ai fait parfois, quand par exemple
elle était couchée à mes pieds à me souffler des trucs... [rires]
Je lui ai dit : “Valeria, je ne peux plus jouer là...” et elle a pris du
champ. Ce travail a été une expérience professionnelle Avez-vous déjà eu peur de dire non à un
incroyable et je tiens vraiment à la valoriser. Mais je voudrais réalisateur ?
aussi revenir sur ce qu’on disait sur la parole des femmes dans Isabelle Huppert — Non. Enfin, pas peur, mais une certaine
le cinéma. Il n’y a pas que la parole des actrices qui se libère. difficulté à le dire, car cela pose la question du choix. Parfois
Il y a aussi celle des réalisatrices à travers leurs films. c’est une évidence, parfois moins.
Ces dernières années, on a quand même assisté à l’éclosion Nadia Tereszkiewicz — Non plus. Mais probablement parce
ou l’accomplissement d’un nombre important de cinéastes que, depuis mes débuts, j’ai toujours imaginé que je ne ferais
femmes qui ont livré des films très forts, et c’est un moment pas forcément ce métier toute ma vie. Je n’espère surtout pas
vraiment enthousiasmant à vivre. en changer parce qu’il m’épanouit et me rend heureuse,
Isabelle Huppert — Si on envisage les choses d’un point mais disons que comme beaucoup de gens de ma génération
de vue économique, le constat est plus nuancé. Si on je me suis préparée à l’idée que rien n’est acquis pour la vie.
envisage par exemple le cinéma français commercial, ça reste Ça me permet plus facilement d’affirmer mes choix, de dire
essentiellement un cinéma d’homme. non. Parce que je ne suis pas prête à tout accepter pour travailler.
La une du Film français, titrée “Objectif Isabelle, vous vous êtes déjà dit que vous
reconquête”, en témoigne... pourriez faire autre chose ?
Isabelle Huppert — Oui, par exemple. La société a de toute Isabelle Huppert — Non, jamais. Je ne vois pas ce que
façon résisté à accorder l’autonomie économique aux femmes. je pourrais faire... [rires]
Et c’est peut-être en raison de cette histoire que les réalisatrices Nadia Tereszkiewicz — Tu ne te dis pas parfois que
ont toujours eu plus de difficulté que les hommes à financer tu pourrais faire une pause ?
leurs projets. La plupart d’entre elles font du cinéma “art Isabelle Huppert — Si, tout le temps ! C’est probablement
et essai” plutôt que des films purement commerciaux. Et, ce qui me permet de continuer. Il y a des métiers très durs
du coup, disent probablement des choses plus intéressantes, où on serait bien content de faire une pause. Quand on a la
plus personnelles dans leurs films. Ça n’empêche pas que chance d’être passionnée par ce qu’on fait, c’est un privilège
des films plus audacieux soient des succès, et inversement que mais c’est aussi une dépendance. Une dépendance, on a
certains dits commerciaux soient des échecs. Il n’empêche, toujours envie de s’en affranchir. Parce que c’est fatigant
le cinéma “officiel”, le cinéma du pouvoir, reste majoritairement d’avoir trop envie de quelque chose.
fait par des hommes. Les femmes se tournent plus
spontanément vers des formes plus fines et plus élaborées. Connaissez-vous le documentaire de Delphine
On voit bien qu’aux États-Unis, quand une cinéaste comme Seyrig, Sois belle et tais-toi ? Elle demande
Kathryn Bigelow enchaîne des films sur des sujets purement à une vingtaine d’actrices des années 1970
34
masculins (univers militaire, thriller...), et dans une économie si elles ont déjà pu jouer une scène chaleureuse
très dispendieuse, cela fait événement. avec une autre actrice, qui ne mette pas en jeu
des rapports de rivalité. La plupart d’entre
Vous paraît-il davantage possible aujourd’hui de elles disent que non. Pensez-vous qu’on en soit
dire non pour une actrice ? À un comportement toujours là ?
abusif ? À une injonction humiliante ? Isabelle Huppert — Je comprends ce que voulait pointer
Nadia Tereszkiewicz — Le fait qu’il y ait eu une parole Delphine Seyrig par cette question mais, me concernant,
exprimée et largement répercutée sur des abus et des crimes j’ai pu jouer très tôt des scènes extrêmement tendres
est un progrès pour tout le monde. Cela permet de mesurer et amicales entre femmes, par exemple dans Coup de foudre
que certains comportements ne sont ni normaux ni acceptables, [Diane Kurys, 1983], ou plus tard de très grande complicité
et qu’on doit les refuser. Je mesure vraiment que ça bouge de comme dans La Cérémonie [Claude Chabrol, 1995]. Enfin,
ce point de vue en ce moment. On met des mots sur certains de complicité maléfique !
comportements qui, je l’espère, ne pourront plus exister. Nadia Tereszkiewicz — Mon crime s’amuse de ces clichés
Isabelle Huppert — Ces abus ne sont d’ailleurs pas exclusifs de rivalité entre femmes et actrices en les détournant. François
au cinéma. Toute personne plongée dans une autre situation a posé un contexte où l’on pourrait s’y attendre. On pense
professionnelle peut s’y trouver confrontée. Mais en effet, à toutes ces comédies américaines où la blonde et la brune
on peut se demander pourquoi MeToo est né dans le milieu du vont s’affronter pour un garçon. Il va retourner ces clichés.
cinéma plutôt qu’un autre. Peut-être parce que les frontières Isabelle Huppert — De toute façon, je n’établis pas
entre le professionnel et le privé y sont moins marquées, qu’on de hiérarchie entre les sentiments. Je ne pense pas que la
touche à des relations qui charrient forcément beaucoup littérature ou le cinéma ne doivent exalter que les bons
d’affects et que cela facilite toutes sortes de transgressions. Par sentiments. Ce n’est vraiment pas ce que j’en attends.
ailleurs, je suis d’accord avec Nadia pour dire que des choses Ils doivent aussi explorer des réalités plus sombres, y compris
changent. Mais pas tant que ça non plus. Pour revenir encore la violence, la rivalité... L’idée bien sûr n’étant pas de glorifier
à l’économie, il y a toujours d’importantes inégalités salariales le mal mais d’essayer d’en comprendre les rouages. Par
entre les hommes et les femmes. ailleurs, j’encourage tout le monde à découvrir certains films
hollywoodiens pré-code Hayes [établissant aux États-Unis,
Les Inrockuptibles №18
librement l’avortement, en 1973. Les films peuvent avoir un à La Clef [cinéma indépendant parisien expulsé de ses locaux
certain effet dans un contexte historique, et un autre déplacé en 2022] et qu’à la projection de 6 h du matin, je vois des
dans un autre contexte. C’était passionnant, par exemple, centaines de personnes faire la queue pour le défendre,
d’échanger avec Françoise à ce sujet. Mais du coup, ça l’a aussi je trouve ça encourageant pour la place des salles de cinéma
beaucoup intéressée d’en parler avec moi, de comprendre dans la vie des gens, je reste positive. Toutes ces façons de voir
comment je l’appréhendais. des films peuvent s’articuler.
Isabelle Huppert — Ça dit aussi qu’on peut être féministe
sans le vouloir. Ou plutôt, sans le savoir. Je pense que ça a été Quels sont vos films préférés sur des actrices ?
mon cas. Je ne savais pas, quand j’ai débuté, que m’emparer de Isabelle Huppert — Autre qu’Opening Night ? [rires]
la place que j’ai occupée était un geste féministe. Ce n’était pas Nadia Tereszkiewicz — Ah oui, moi je dis Opening Night.
revendiqué. Mais je pense que son effet était féministe. Je l’ai découvert récemment et j’ai trouvé ça extraordinaire...
Nadia Tereszkiewicz — C’est sûr que tu as vraiment créé Isabelle Huppert — Cassavetes est au cinéma ce que Rilke
une place pour des rôles féminins qui n’existait pas avant toi. est à la littérature. On va essayer de sortir des sentiers battus...
Et tu as vraiment permis des films. J’ai découvert récemment [rires] Enfin, s’ils sont battus, il y a de bonnes raisons bien sûr !
EO [Jerzy Skolimowski, 2022], et j’ai adoré que tu n’apparaisses Nadia Tereszkiewicz — C’est vrai que tout le monde en
qu’à la fin, et que, même si c’est pour un petit rôle, tu aies eu parle, mais tout à coup j’ai compris pourquoi. Découvrir Gena
envie d’être dans ce film, d’accompagner cette idée de cinéma, Rowlands dans ce film, c’est quand même un choc absolu.
ce metteur en scène... Isabelle Huppert — Moi, j’ai toujours eu du mal à me
Isabelle Huppert — Oui. Pour moi, croire au cinéma, c’est reconnaître dans les films hollywoodiens comme All about Eve
croire au metteur en scène. Avec Jerzy Skolimowski, nous ou La Comtesse aux pieds nus, où la représentation de l’actrice
avions un projet en commun, l’adaptation d’un des seuls n’échappe pas à quelque chose de conventionnel...
romans de Susan Sontag, In America. Ça ne s’est jamais fait. Nadia Tereszkiewicz — Le jour de mes 18 ans, j’ai eu la
Mais il m’a proposé cette participation. J’ai dit oui pour au chance de découvrir Sils Maria [2014] d’Olivier Assayas lors
moins avoir fait ça avec lui – et jouer avec un âne, mais il a de sa projection cannoise dans le Grand Auditorium Louis-
coupé la scène ! Lumière. Ça m’a beaucoup marquée. À l’époque, je ne le
voyais pas d’un point de vue de comédienne, mais c’est un film
Les Inrockuptibles №18
H
istoires
Musée d’art contemporain du Val-de-Marne Place de la Libération — Vitry-sur-Seine macval.fr
vraies
Changer
En une
les règles
du jeu
Éradiquer les violences sexistes et sexuelles, refuser
les discriminations, s’accorder sur le consentement…
La nouvelle génération formée au sein des écoles
de théâtre et de cinéma repense son apprentissage.
Reportage au Théâtre national de Strasbourg et
au Conservatoire de Paris. Texte Bruno Deruisseau
38
C
omment enseigne-t-on aujourd’hui
le métier d’acteur et d’actrice ? Cinq ans
après MeToo, dans un paysage
médiatique rythmé par des révélations
de violences sexistes et sexuelles extradiégétique, ensuite, après la révélation par Le Parisien
touchant le domaine du cinéma, mais de la mise en examen pour viol de Sofiane Bennacer, 25 ans,
aussi de la politique, du sport, de la rôle masculin principal et ancien élève du Théâtre national
musique, de la mode, quelle vision portent les jeunes de Strasbourg. Quelques jours après Le Parisien, Libération
comédien·nes sur ces questions ? Le monde est en train de publiait de son côté les témoignages des jeunes femmes
changer, c’est certain, mais l’enseignement aux métiers concernées et s’attardait sur la façon dont Valeria Bruni
du cinéma et du théâtre évolue-t-il pour autant dans le sens Tedeschi, par ailleurs en couple avec le jeune homme, aurait
d’une plus grande égalité entre les genres, que ce soit dans étouffé les accusations (pour des faits présumés remontant
les conditions d’apprentissage au plateau ou dans la diversité à 2018 et 2019, avec une première plainte déposée en 2021).
des rôles féminins ? Et si oui, de quelle façon ? Et ce, avec la complicité de la production du film et de
Si l’auscultation des inégalités touchant les actrices est de bon l’Académie des César. À la suite de ces révélations, l’Académie,
ton au moment de la tenue des César 2023, et alors que le qui avait compté l’acteur parmi la liste de ses Révélations,
réalisateur François Ozon en fait le sujet de son nouveau film retirait son nom et, en janvier dernier, décidait une “mise en
– Mon crime, en salle le 8 mars (lire p. 28 et p. 128) –, retrait” de la cérémonie de toute personne sous le coup d’une
Les Inrockuptibles №18
la question des conditions de formation au métier était, elle, “condamnation” ou d’une “mise en examen pour des faits de
en novembre dernier, au cœur des Amandiers de Valeria Bruni violences, notamment à caractère sexuel ou sexiste”.
Tedeschi. De façon diégétique, d’abord, le film suivant Du côté de Strasbourg, à ce moment-là, l’affaire et ce qu’elle
avec passion une bande de comédien·nes élèves du Théâtre soulevait occupaient le théâtre national depuis quelque temps
des Amandiers de Nanterre, qui découvrent le métier comme déjà. En juin 2022, le retour de Sofiane Bennacer entre ses
l’amour, la perte, la liberté, la souffrance. De façon murs, dans le cadre de la programmation du spectacle
Superstructure, mis en scène par Hubert Colas, provoquait
la réaction d’un collectif d’étudiant·es. Dans un communiqué
restitué sur le compte Instagram de MeTooThéâtre …
Les écoles du jeu 39 Les Inrockuptibles №18
“Lorsqu’on refuse de faire
En une
qu’elle est représentative de la volonté de changements qui génération a des nouveaux questionnements sur la sexualité,
entoure aujourd’hui la formation des acteur·rices au sein des sur le sexisme ou le racisme. On n’a pas toujours le sentiment d’être
écoles de jeu françaises. Pour saisir ces mutations au plus près, écoutés. Lorsqu’on refuse de faire quelque chose, ça arrive encore
nous sommes allé au TNS et au Conservatoire national qu’on nous dise qu’on manque de courage, qu’on a trop d’ego ou
de Paris, nous avons récolté la parole d’élèves, de membres qu’on ne se met pas assez au service du texte, alors qu’il ne s’agit
du corps enseignant et de la direction. Rupture générationnelle, pas de ça. On me dit parfois que je pense trop, j’ai l’impression
aspirations et mesures concrètes visant à créer un espace qu’on me prend pour une poupée.”
de travail sain, possibilité de dire non malgré des rapports Au cœur de cette problématique, il y a la possibilité de dire non
hiérarchiques, capacité d’alerte sur des cas de racisme, dans une situation d’abus de pouvoir. Claire ingrid Cottanceau,
de classisme et de grossophobie… sont autant de points mis collaboratrice artistique de Stanislas Nordey depuis plus
en lumière par ces témoignages. de vingt ans et intervenante auprès des élèves metteur·es en
scène, affirme : “Le tout-pouvoir du metteur en scène a évolué
DES QUESTIONNEMENTS DE JEUNES ? ces vingt dernières années. Lors de ma formation, les questions
Du langage découle une vision du monde, et ce qui saute de bienveillance ou de consentement n’étaient pas posées. Elles sont
d’abord aux oreilles, c’est une rupture langagière entre les aujourd’hui brûlantes et essentielles pour les jeunes artistes.”
élèves et celles et ceux qui les entourent. L’ensemble des
premier·ères pratiquent l’inclusif à l’oral, quand ce n’est le cas ESPACES D’ÉCHANGES
d’aucune des personnes encadrantes interrogées. Si tous et Au TNS, cette évolution prend la forme d’une discussion
toutes s’accordent sur les mutations en cours dans leur métier, précédant chaque atelier. “C’est en arrivant au TNS que j’ai
tout le monde ne parle pas de tournant générationnel. commencé à assister à des classes où le consentement était
Directeur du TNS depuis 2014 (et jusqu’en août prochain), systématiquement débattu, précise Marin*. Dans ma précédente
Stanislas Nordey nuance : “Dans les faits, être une actrice école, un baiser pouvait arriver sans que ce soit prévu. Au TNS,
reste aussi difficile qu’avant… que ce soit dans la pression avant chaque stage, on pose nos limites très concrètement. Je trouve
de l’apparence, la chirurgie esthétique et le fait que les prises de ça génial. Je sais qu’il n’y aura aucun débordement qui empiète sur
position féministe des actrices font qu’elles ont par la suite plus de mon consentement ou celui de mes camarades. Loin d’être une
mal à travailler, à cause d’une crispation des personnes de pouvoir contrainte, cette discussion est libératrice et favorise la créativité.
Les Inrockuptibles №18
sur ces questions.” Il se réjouit d’une “libération de la parole” et du Tant de gens ont souffert lors de cours de théâtre.”
fait qu’on “ne peut plus faire semblant qu’il n’y [ait] pas de Cet enthousiasme est partagé par Agathe*, élève en jeu au
problème, ce qui est une avancée énorme”. TNS : “Le changement a été notable. Il y a beaucoup plus de soin,
on n’entre plus dans notre bulle physique sans avoir demandé
la permission au préalable. Il y a aussi un tournant dans
la philosophie du jeu. On n’est plus là pour se faire mal ou pour
aller chercher dans ses traumatismes intimes pour interpréter
un personnage. Heureusement qu’on n’a pas besoin d’avoir tué
ses enfants pour jouer Médée.”
LE
MONDE
DU
TRAVAIL
Mise en place en 2021, intégrée au cursus, une AUJOURD’HUI
formation centrée sur le consentement est suivie
par les élèves, et des référent·es Violences sexistes
et sexuelles (VSS) ont été désigné·es. Mais les
étudiant·es ne comptent pas seulement sur les
initiatives mises en place par l’école. Et se
réunissent par eux·elles-mêmes, parfois en non-
mixité, pour débattre de ces questions. Sarah* nous
raconte par exemple que ces discussions ont abouti
au bannissement entre les murs du théâtre de toute
blague sexiste.
Au Conservatoire national de Paris, chaque promo
dispose elle aussi de référent·es VSS, choisi·es ici
ES
au sein des élèves. Rita Benmannana, élève de
TR
20 ans, se félicite par ailleurs de la participation
ON
NC
de son école aux Assises de l’égalité, centrées sur
RE
les “incarnations ou représentations” des corps “dans
l’univers scénique” et organisées en novembre
dernier au Conservatoire national supérieur d’art
S
LE
dramatique-PSL. Y ont notamment été dispensés
C
TA
EC
des ateliers de queer acting et de voguing.
SP
Si les avancées sont significatives, ce genre de
mesures dépend encore de la simple bonne volonté FILMS CONFÉRENCE
des directeur·rices d’établissement, et il manque
RS
une coordination nationale sur ces questions.
LIE
E
Stanislas Nordey le déplore : “Nous ne sommes pas
AT
formés juridiquement pour répondre à la diversité des
cas de figure, on demande de l’aide au ministère de
E
NC
la Culture pour avoir une base légale, car aujourd’hui
MA
chacun traite dans son coin et comme il le peut les
OR
RF
situations, mais nous avons besoin d’une coordination
PE
au niveau national.”
ME
GA
UN CHANGEMENT DE CAP
Posé au cours de la formation, le problème prend
U
SIT
KARIM LEKLOU
UN FILM DE
CLÉMENT COGITORE
AU CINÉMA LE 1 ER MARS
PAROLES
En une
D’ACTRICES
44
Questionnaire
Avez-vous le
sentiment que
les conditions
d’exercice de votre
travail ont changé
depuis MeToo ?
2
Pensez-vous que
les rôles proposés
à une actrice sont
plus stéréotypés et
moins variés que ceux
offerts à un acteur ?
3
Sur quel point
l’industrie peut-
elle progresser
dans le sens de l’égalité ?
4 2
Si vous vous À nouveau, cela dépend du type de cinéma qu’on
imaginez en regarde. Il y a des films qui sont construits sur l’idée
homme, pensez- unique de correspondre à un marché. Ce sont des
vous que vous auriez films ou fictions qui, du coup, mettent souvent en place des
choisi d’être acteur ? stéréotypes. Des stéréotypes pré-MeToo – j’ai eu par le passé
énormément de propositions en ce sens, la mère qui culpabilise
de travailler, la femme indépendante mais qui n’a qu’un désir :
trouver un mec, etc. – et même post-MeToo – tout le mythe
de la femme puissante et forte. Mais, en France, dans
un cinéma qu’on pourrait qualifier d’auteur, les propositions
de rôles féminins sont larges, nuancées, complexes et
excitantes. Il est probable que ce soit parce que c’est là que
l’on trouve le plus de réalisatrices. Mais malgré tout ça, malgré
Virginie Efira : le travail remarquable fait par Alice Diop, Alice Winocour,
“On sait que l’impunité Rebecca Zlotowski cette année, aucune d’entre elles n’est
nommée en tant que réalisatrice aux César. Difficile du coup
n’est heureusement plus
45
d’éviter l’idée que, dans l’inconscient collectif, la maîtrise reste
de mise, qu’on a des droits.” une affaire d’hommes.
3
L’industrie du cinéma ne peut pas tout. Pour
1
Je ne pense pas être au meilleur endroit d’observation progresser réellement, c’est la société entière qu’il faut
aujourd’hui pour rapporter une parole juste. Il semble regarder. Un microcosme ne peut pas faire émerger
assez logique qu’on soit bien plus protégée des abus le juste quand la société autour cultive les inégalités. Il y a
quand on a une forme de pouvoir. Il y a cinq ans, je n’étais beaucoup de jeunes femmes qui entrent dans les écoles
déjà plus une jeune fille, j’avais acquis une expérience, de cinéma, elles sont majoritaires par rapport aux hommes,
je choisissais mes projets, je pouvais refuser des films et je et pourtant, très peu d’entre elles travailleront. Comment ne
participais quelque part à leur économie… Du coup, je n’étais pas corréler ça avec le fait qu’aujourd’hui encore, ce sont
pas une cible. Si on me demandait quelque chose qui ne me les femmes qui prennent en charge les questions de parentalité,
convenait pas, je pouvais le refuser sans crainte de mise que, très majoritairement, ce sont elles qui arrêtent de travailler
à l’écart ou autre punition. En revanche, il me semble que ce quand il y a des enfants ? Comment ne pas corréler ça avec
à quoi j’ai été confrontée beaucoup plus jeune ou ce que j’ai pu les inégalités salariales entre hommes et femmes qui, bien
entendre de la part de jeunes filles, où les récits d’abus étaient que condamnées par la loi, perdurent ? L’injonction faite aux
quand même récurrents sur les tournages, a probablement femmes d’être responsables de la sphère privée et celle faite
évolué – du moins légèrement. Déjà, par le simple fait que aux hommes de devoir sécuriser économiquement irriguent,
l’invisibilité et l’acceptation généralisée de comportements aujourd’hui encore, beaucoup de comportements et enferment
inappropriés ont cessé ; il y a une vigilance, on sait que les hommes et les femmes.
l’impunité n’est heureusement plus de mise, qu’on a des droits.
4
Il y a davantage de tournages paritaires, un référent sur ces Non, j’aurais probablement préféré être pilote de ligne
questions sur chaque tournage, les choses sont mises en place ou soldat. Trêve de super-blague, si je m’imagine
pour que les paroles soient entendues. Après, l’expression homme, je m’imagine avec le même imaginaire que
d’une victime reste à mon avis très compliquée dans un milieu le mien, donc, oui. Je m’appellerais Jean-Paul et je serais une
assez hiérarchisé, où on met en avant beaucoup d’intime. super-actrice.
Les Inrockuptibles №18
2
Oui. C’est sans doute parce que,
là aussi, la route est longue
puisque les deux matrices de
l’imagination que sont l’histoire de l’art
et la réalité continuent de présenter des
fonctions beaucoup plus variées aux
hommes. L’autre jour, j’ai vu un
reportage au journal télévisé, je me suis
dit : “Ah, ça ferait un film formidable, et on
pourrait tout à fait donner ce rôle à une
femme plutôt qu’à un homme.” Mais dans
la réalité, c’était un homme... Pareil pour
les adaptations de livres ou schémas
narratifs : il faudrait se poser la question
systématiquement.
3
Je crois que, là encore,
comme dans tous les métiers
probablement, il faudrait
renforcer l’inspection du travail.
Il faudrait qu’il y ait un numéro vert où,
1
Ce qui a énormément changé de façon anonyme, il serait possible
et qui modifie réellement les de demander que l’inspection du travail
conditions d’exercice du métier, vienne voir ce qu’il se passe et recueillir
46
je crois que c’est le sentiment intérieur, harcèlement sexuel chez nous. Le métier les témoignages des personnes présentes.
la conscience de la domination sous de séduction, tout ça, c’est de la connerie, Déjà, si ça existait et si tout le monde
toutes ses formes, et les possibilités c’est juste que nous, les actrices, c’est le savait, ça arrangerait un peu les
d’exprimer et de pouvoir compter sur notre compétence professionnelle choses. Récemment encore, j’ai vécu
la solidarité. Nous ne souffrons plus de donner forme à l’intime en public, un tournage où il y avait une personne
toutes seules en silence, chacune dans donc on parle peut-être plus facilement. maltraitante – une femme d’ailleurs,
son coin. Avant MeToo, nous ne savions Et puis, on le voit bien en ce moment, ce qui prouve que c’est en fait des
pas que nous avions presque toutes nous sommes des travailleurs comme les structures de pouvoir qu’il est
vécu la même chose. Maintenant, aussi, autres, soumises aux mêmes règles que question –, mais personne ne pouvait
nous avons les mots. Avant, nous ne les le marché du travail en général, au temps risquer de dire quelque chose
avions pas, nous ne pouvions pas mettre partiel subi, si majoritairement par les frontalement. Et puis, il faudrait qu’une
les mots sur ce qui nous arrivait : là femmes. Récemment, j’ai entendu une étude soit faite sérieusement : combien
c’est un vol de ton travail qui t’est arrivé, chercheuse dire que, dans les entreprises, de temps de présence à l’écran, filmé
là c’est un harcèlement sexuel ou moral à 45 ans, on est déjà “un senior” poussé comment (quelle valeur de plan, quelle
systémique, là c’est un viol conjugal, vers la sortie, comme pour nous. lumière) et pour faire quoi et pour quel
là c’est une complicité forcée avec Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la salaire, par tranche d’âge, comme j’ai
le harcèlement d’une autre... Pouvoir structure hégémonique du travail, essayé de le dire il y a déjà deux ans
mettre des mots, c’est un gros progrès. la concentration purement idéologique, je crois aux César... Mais on ne voit pas
Il y a aussi un autre progrès, je crois, qui sans rapport aucun avec le talent, dans arriver cette étude, me semble-t-il.
est une sorte de déshystérisation du les mains d’une toute petite poignée.
4
métier d’actrice. L’actrice n’est pas De façon amusante si je puis dire, c’est Je ne peux pas m’imaginer en
un “maître” unique et scintillant, c’est le métier d’acteur homme qui reste homme, jamais. Ma vie aurait
Jules Faure pour Les Inrockuptibles · Charlotte Abramow
un travailleur comme les autres. Comme hystérisé : “Oh il est tellement spécial, été tout à fait autre, c’est trop
dit Delphine Seyrig à un journaliste tellement sensible, tellement artiste que c’est loin de moi. Par ailleurs, les hommes qui
qui l’interroge sur son métier et lui normal qu’on le traite autrement, ou qu’il sont acteurs, et à mon sens c’est leur
demande : “Mais il faut un courage ne prenne pas sa part du travail social beauté et leur grandeur, acceptent d’être
Les Inrockuptibles №18
énorme ?” “Comme dans tous les métiers.” nécessaire pour faire société.” regardés comme des objets ; je ne sais
L’actrice, bien qu’elle exerce un métier Pour le reste, concrètement, je suppose pas si on m’aurait donné une éducation
incontestablement privilégié, est une qu’il y a quelques améliorations, mais qui me permette d’accepter cela, si
travailleuse comme les autres : je suis je ne les vois pas trop. Et c’est un grand j’avais été un garçon.
persuadée qu’il n’y a pas plus de coup sur la tête quand on voit que des
jeunes réalisateurs ou acteurs peuvent
reproduire des comportements abusifs
que tout le monde a appris maintenant
à identifier, et que des gens de notre
2
Questionnaire
Je pense qu’en France, nous avons, nous actrices, la
chance d’avoir des cinéastes très variés et qui parlent
aussi bien des femmes que des hommes, et les
nouvelles réalisatrices ont envie de parler d’elles, de leurs
expériences, de ce qu’elles traversent, c’est la nouvelle vague
féminine. Je pense à Alice Winocour, Rebecca Zlotowski,
Mia Hansen-Løve, Céline Sciamma, Catherine Corsini, Julia
Ducournau et tant d’autres. Claire Denis et quelques autres
Juliette Binoche : se sont libérées depuis longtemps. Je n’ai jamais eu
“Je crois être arrivée l’impression d’avoir joué des rôles trop stéréotypés, mais j’en
ai lu beaucoup, surtout à l’étranger. Je crois que les États-Unis
à ne plus chercher le masculin sont les champions de l’engrenage des stéréotypes au cinéma,
à l’extérieur de moi.” c’est une recette commerciale assurée : l’homme fort, la femme
séductrice ou la femme de... Dans l’industrie du cinéma
commercial domine l’idée, à mon avis très contestable, que
1
Je peux répondre par un grand oui ! Mon agent me le public n’a envie de voir que des films qu’il a déjà vus. Mais
dit par exemple que j’ai le même cachet que l’acteur ce type de stéréotypes concerne aussi les films de cinéastes très
principal. J’ai pu percevoir des changements dans reconnus – il n’y a qu’à regarder ceux de Scorsese, Spielberg
le comportement de certains metteurs en scène aussi, surtout et Tarantino… Ils sont très bien faits, mais très répétitifs,
à l’étranger. Un réalisateur me demandera par exemple, avant souvent violents et essentiellement masculins. J’ai eu l’occasion
de le faire, s’il peut me prendre le bras pour m’indiquer un d’en discuter avec Scorsese un jour, il le reconnaissait lui-
mouvement dans la scène que nous tournons. Cela devient même, il parle très rarement des femmes, du féminin.
presque protocolaire, un peu cul-serré. En France par contre,
3
je n’ai pas ressenti de changement d’attitude, c’est plus libre J’ai l’impression qu’il y a encore des endroits de
et léger. Par ailleurs, dans le cinéma français, on a aujourd’hui résistance. La direction des grands festivals
le sentiment que les femmes créatrices parviennent vraiment internationaux par exemple est très masculine. Alors
à faire entendre leur voix. Quand j’ai débuté, il y a quarante que, pour la composition des jurys, on est devenu très attentif
ans, les hommes prenaient la plus large place dans le cinéma, à la parité. De façon plus large, la tête des institutions est
il y a eu un véritable bouleversement. majoritairement masculine. Je ne crois pas à l’exigence de
parité absolue sur les œuvres. Il faut
juger l’œuvre, pas le genre de son
auteur ou autrice. En revanche,
il y a des progrès à accomplir au
niveau de l’égalité sur le genre des
sélectionneurs.
47
4
Mais je me sens homme
aussi. Je crois que les pôles
masculin et féminin, je les ai,
ils sont là. C’est comme une
attraction entre des forces opposées
qui se confrontent et apprennent
à faire corps. Il y a de la douceur mais
aussi de l’exigence, du feu qui veut
faire s’évaporer l’eau. Je crois être
arrivée à ne plus chercher le masculin
à l’extérieur de moi, j’ai l’impression
maintenant de moins me mentir et
d’être arrivée à comprendre au moins
ça. Je suis peut-être plus tranquille.
1
Oui. Il n’y a pas très longtemps, j’étais sur un tournage, personnage masculin principal qui est en train de faire
et il y a eu un problème à un moment, et j’ai dit : n’importe quoi.
“Mais quand même, c’est toujours l’homme qui décide, qui
4
montre la direction.” Et, du coup, on a essayé de réfléchir Oui. Exactement. Je réaliserais plus de films aussi
et’ de se pencher sur le problème ensemble. Et on m’a écoutée. peut-être. Ou plus tôt. Ça m’a pris plus de temps
J ai l’impression que tout le monde réfléchit à ces questions, de m’en sentir capable parce que je suis une femme.
ou, du moins, à la façon dont les femmes sont représentées Voir d’autres femmes le faire m’a aussi donné du courage.
au cinéma. Aujourd’hui, on m’écoute. Alors, oui, je suis plus En tout cas, je me bats presque tous les jours contre
connue qu’avant, donc je peux me permettre de dire ça. Mais le syndrome de l’impostrice. Ce ne sont pas les autres qui
avant MeToo, jamais je ne me le serais autorisé. Ou je n’avais induisent ça, c’est moi. Du coup, je suis workaholic, je travaille
pas la place ou je ne m’en sentais pas capable. Dans les énormément pour lutter contre ça. Depuis toujours. Et là,
deux cas, ça veut dire que MeToo a changé quelque chose. comme je commence un nouveau travail, c’est mon quotidien
concret. Quand tu es actrice, tu te dis toujours que tu es là
2
Peut-être... Je trouve que les deux sont stéréotypés, pour rendre service, et c’est très bien, c’est un plaisir.
souvent. Ensuite, il y a beaucoup de beaux portraits Mais quand tu deviens celle à laquelle les autres doivent rendre
de femme qui sont sortis ces derniers temps. Les rôles service, que ça tourne autour de toi, c’est différent.
que je reçois sont souvent d’une seule couleur. C’est difficile
d’avoir de la personnalité, de la fantaisie et de dire des choses
graves en même temps.
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Louise Desnos · Bettina Pittaluga pour Les Inrockuptibles · Stéphane Cardinale/Corbis/Getty Images
Les Inrockuptibles №18
Judith Chemla :
Questionnaire
“Les grands chambardements
qui soulèvent notre société
sont nécessaires.”
1
Je ne sais pas. Qu’on le veuille ou non, chacun est
forcément questionné dans ses pratiques. L’époque
nous incite à devenir responsable, à nous positionner.
À regarder nos actes et nos silences. Fermer les yeux sur les
dérives et les abus de pouvoir devient presque impossible,
à terme, et tant mieux. Concrètement, je vois des metteurs
en scène se questionner beaucoup plus sur les représentations
qu’ils donnent de leurs personnages féminins, ou accepter
qu’on les questionne, qu’on ne soit pas d’accord avec certaines
choses. Il y a une conscience accrue de ce qui pourrait leur
porter préjudice aussi. Certains craignent un terrorisme
féministe complètement anarchique, je pense au contraire
que les grands chambardements qui soulèvent notre société
sont nécessaires pour sortir véritablement des carcans
mortifères dans lesquels les femmes sont si souvent enfermées,
encore aujourd’hui, évidemment.
2
Je pense qu’il y a beaucoup de personnages féminins
à inventer encore, il y a beaucoup de liberté à
conquérir. C’est en train d’advenir. Mais oui, je trouve
que les femmes sont quand même encore souvent utilisées
pour leur beauté et leur glamour, quand la personnalité
originale et irremplaçable d’un homme est plus souvent mise
Guslagie Malanda : en avant. Nous avons quelques héroïnes, heureusement, qui
“Avoir moins peur, échappent à ces stéréotypes, et je crois que le public adore ça,
d’ailleurs ! Mais ce sont encore des raretés, je trouve.
c’est gagner
3
en émancipation.” Les salaires peut-être déjà, non ? Je crois qu’on n’est
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toujours pas au point là-dessus. Je n’ai pas de
préconisations sur un quota de films faits par des
1
Oui, après MeToo, quelque chose a évolué : un acteur femmes, mais je crois qu’il faut prendre des risques, aller vers des
ou une actrice a aujourd’hui, je crois, moins peur de projets audacieux, ne pas essayer de resservir la même soupe
rendre compte d’une situation de harcèlement sexuel parce qu’elle a bien marché avec tel projet un an auparavant.
qu’il ou elle pourrait vivre sur un tournage. Le “moins” Il ne faut pas se cacher derrière une prudence qui érode le désir,
veut dire qu’il reste encore des choses à faire évoluer, mais il faut aller vers de nouvelles formes, et je pense qu’il y a de plus
que nous avons amplement progressé : la peur est une donnée en plus de femmes qui s’autorisent à réfléchir, à créer, à sortir
fondamentale dans les affaires de violence. Elle empêche de du bois. On crée des œuvres puissantes quand l’ardeur qu’on a
parler, et donc d’arrêter une situation problématique. Avoir en soi ne peut plus être contenue et demande à se manifester.
moins peur, c’est gagner en émancipation. La lettre ouverte Réinventer le monde est une nécessité pour les femmes, les
parue dans Le Point dernièrement [s’insurgeant contre la “mise artistes aussi vont s’y employer, vous pouvez compter sur elles.
au pilori” de Sofiane Bennacer] ne répond pas à cette question
4
de la peur, elle réagit aux conséquences (forcément parfois Oui, je pense. J’ai fait ce métier car il me permet une
délétères, puisque le problème n’a pas été pris à sa source) grande liberté, je l’ai toujours vu comme une façon
et non aux causes. Je ne veux plus que ma génération ait peur d’entailler la réalité pour mieux la révéler, la rêver, la
et je souhaite que les personnes violentes puissent se soigner. comprendre, l’inventer à nouveau. Au théâtre, tout est possible.
On n’est pas assigné à résidence. On peut tout faire. C’est
2
Le cinéma étant une industrie qui se transforme moins normé qu’au cinéma. C’est sur le modèle des acteurs-
malheureusement aussi selon les lois du marché, les créateurs d’Ariane Mnouchkine que j’ai eu envie de m’engager
rôles stéréotypés foisonnent et les hommes en sont dans cette vie de funambule.
également victimes ; ce n’est pas parce qu’ils ont en moyenne
plus de rôles que ces derniers sont moins stéréotypés.
La quantité n’est pas la qualité.
3
En la matière, je ne supporte plus de parler de progrès,
Les Inrockuptibles №18
4
Oui, et avec la même exigence.
En une
Agathe Bonitzer :
“Ne plus écrire
des rôles de femmes,
mais des rôles
tout court.”
1
Dans l’ensemble oui, mais je
constate que moi aussi j’ai évolué,
mon regard de spectatrice, ma
lecture des scénarios, ma manière de
travailler. Plus jeune, je participais de
mon plein gré au rôle qu’on m’assignait
plus ou moins. Aujourd’hui, je me rends
bien mieux compte de tous les
dysfonctionnements qui opèrent dans
le milieu du cinéma, notamment la
question des rapports homme-femme et,
de manière plus générale, les logiques
50
2
Aujourd’hui, les productions
valorisent les “rôles de femmes”,
et notamment les personnages
principaux féminins : d’un côté, c’est
une bonne chose, de l’autre, il me semble
que ce sont toujours un peu les mêmes
thèmes (la maternité et ses
complications, la femme flic ou poste
à responsabilité “masculine” dans
l’imaginaire collectif, celle qui défend
ses droits au sein d’une société
patriarcale, etc.). Bien sûr, parfois cela
donne lieu à de très bons films. Les rôles
4
Julien Lienard/Contour by Getty Images · Renaud Monfourny
3
possibilité de retomber amoureuse, cela Les salaires déjà. Même s’il y a sur l’homosexualité masculine dans
Les Inrockuptibles №18
devient le sujet du film. Au masculin, eu du progrès. La diversification le métier, et, sur ce point, beaucoup
ce sera plus anecdotique, cela va de soi, des rôles, ne plus écrire des rôles moins du côté des femmes. Les cinéastes
un homme désirant et désirable de de femmes, mais des rôles tout court, ont encore du mal à confier un rôle
60 ans. des personnages qui puissent toucher d’hétéro à un homo. Et certains acteurs
les hommes et les femmes, ne pas refusent également de jouer des homos
cantonner les femmes à des sujets et, par peur de brouiller leur image, de
par là, cantonner aussi les films à un ne plus accéder aux mêmes rôles ensuite.
certain public. Heureusement, ce n’est Ceci dit, la nouvelle génération est plus
pas toujours le cas ! fluide, plus avancée sur ces questions.
Françoise Lebrun :
Questionnaire
“J’ai toujours eu le sentiment
d’être une impostrice,
mais l’âge venant, ça va.”
3
Partout. Au niveau de la production, de la réalisation,
de la postproduction, etc. En ce qui concerne
les acteurs, le point important est le salaire, qui n’est
toujours pas égal entre les hommes et les femmes, en moyenne,
même s’il arrive évidemment que ce soit différent quand vous
êtes une actrice très célèbre – c’est toujours difficile de faire
des généralités. Disons que ça se joue à chaque fois, que ça
dépend aussi de votre agent. C’est variable. Il faudrait qu’on
1
Non, ça n’a rien changé. C’est compliqué. Je n’ai pas ne se pose plus la question d’un homme ou d’une femme,
de sensation, de souvenir d’agressivité ou d’agression mais d’une personne. Nous sommes dans une période de
dans les temps passés. Peut-être aussi que je n’étais pas mutation, qui s’inscrira, je crois, dans tous les corps de métiers.
assez séduisante, ou peut-être que je travaille avec des gens Mais il y a du boulot !
en qui j’ai toute confiance et qui me font confiance. Si je
4
reprends les gens avec qui j’ai travaillé, ça a toujours été sur J’ai beaucoup réfléchi à cette question. Je suis devenue
un rapport sans animosité. Je reparcours en ce moment mes actrice par hasard. Ado, je voulais être architecte, ce
échanges avec Paul Vecchiali qui vient de mourir, et ce qui qui dans mon esprit était symboliquement un métier
en ressort, c’est qu’il s’agissait d’une collaboration amicale. féminin. Puis après le bac, j’ai fait les classes préparatoires,
Et il y avait aussi ce genre de confiance avec Jean Eustache. j’ai hésité entre l’Idhec et Sciences Po, et je suis entrée
Mais, évidemment, je défends MeToo, car il y a des cas avérés directement à Sciences Po parce que c’était plus simple.
contre lesquels il faut se battre. Certes, j’ai toujours eu C’est en rencontrant Jean Eustache que je suis devenue actrice.
le sentiment d’être une impostrice, mais l’âge venant, ça va. Actrice, je ne l’ai pas choisi, mais ça se choisit, ça tient la route,
J’ai fait suffisamment de choses pour me sentir tranquille. je ne suis pas mécontente... Le cap que j’ai eu du mal
Et quand de jeunes réalisateurs me contactent, c’est avec à franchir, c’est la réalisation. Et je pense que c’est un retour
la déférence pour la vieillesse. En revanche, du côté des postes à un état féminin : j’ai réalisé Crazy Quilt [un moyen métrage
de techniciens, qui étaient autrefois des fonctions masculines, documentaire autobiographique] en 2011 seulement, grâce
j’ai constaté qu’il y a de plus en plus de filles à la caméra au cinéaste Pierre Creton qui m’a encouragée et m’a dit :
ou au son, depuis quelques années. Donc ça, ça a bougé. “On le fait.” Je n’ai pas l’appétit du pouvoir, qui est en général
51
ça s’équilibre avec le temps, grâce à MeToo, je crois. considéré comme masculin, mais est aussi féminin. Projeter
mon pouvoir sur d’autres gens m’était difficile. Actrice,
2
Oui. Même si là aussi, ça bouge. Les actrices âgées je me mets au service d’un autre... Je voudrais ajouter qu’à
comme moi ont longtemps été cantonnées dans l’époque où Delphine Seyrig réalisait Sois belle et tais-toi
des rôles de grands-mères, d’images plus ou moins [1981], c’était plus simple de répondre à ces questions parce
tutélaires mais sans pouvoir. Les rôles que joue Catherine que c’était une époque où la société était encore très dominée
Deneuve sont le bon exemple d’une évolution : elle incarne par les hommes. Je crois que ça a évolué, malgré tout. Jane
des personnages de femmes plus libérées, de femmes qui ont Fonda ne dirait plus la même chose maintenant, je pense.
acquis une nouvelle liberté. Mais c’est sûr qu’on ne va pas
proposer à une femme le rôle d’Harrison Ford [âgé de 80 ans].
Je ne désespère pas que ça progresse encore.
FAUT-IL
(FAIRE)
SOUFFRIR
POUR
Les Inrockuptibles №18
CRÉER ?
Les Films Christian Fechner
↑
Isabelle Adjani dans
Camille Claudel de
Bruno Nuytten (1988),
une artiste devenue
martyre de son art.
Les Inrockuptibles №18
“L’idée que la création
En une
E
n mars 1989, à Paris, sur la scène du Théâtre
de l’Empire où elle est récompensée du César
de la meilleure actrice pour son rôle dans
Camille Claudel, Isabelle Adjani cite la
sculptrice en regroupant des phrases de sa
correspondance : “D’où viennent pareilles férocités ? Vous qui
connaissez mon attachement à mon art, vous devez savoir ce que protège dans la vie, l’estime de soi, le fait qu’on tienne debout, qu’on
j’ai dû souffrir. Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar.” se regarde dans une glace, ça ne l’intéresse pas dans le jeu.”
L’actrice, qui traverse la période la plus faste de sa carrière, Cette problématique, éclipsée lors de la sortie du film par les
ajoute ses propres mots : “Dans la condition de l’artiste, il y a accusations de viol concernant Sofiane Bennacer (l’un des
quelque chose d’extrême…” Ce quelque chose, trente-quatre ans acteurs principaux), incarne un renversement de perspective.
plus tard, se promène toujours dans les cerveaux et dans Que ce soit l’épuisement de l’équipe et des acteur·rices
les corps, sur les scènes et sur les planches, dans le secret des provoqué par Abdellatif Kechiche sur le tournage de ses films
chambres où l’on écrit. (notamment La Vie d’Adèle) ou le souvenir des plateaux
Faut-il souffrir (et accessoirement, faire souffrir) pour créer ? remplis de fureur de Maurice Pialat – sans compter l’histoire
Le documentaire Des Amandiers aux Amandiers (réalisé par du rock, riche en “comportements problématiques” –, ce qui
Karine Silla Perez et Stéphane Milon), en immersion sur fut considéré comme le signe d’une exigence artistique ultime
le tournage du film de Valeria Bruni Tedeschi sorti à l’automne est désormais interrogé. Écrivaine et critique de cinéma,
dernier, soulevait il y a quelques mois cette question redevenue Hélène Frappat publiait en janvier Trois femmes disparaissent,
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ultra-contemporaine, à la suite du mouvement MeToo et des un récit méditatif et féministe consacré à la généalogie souvent
nombreuses révélations d’abus dans les milieux du cinéma, saturée de souffrance incarnée par trois actrices : Dakota
du théâtre et de la musique. La cinéaste et comédienne, Johnson, Melanie Griffith et Tippi Hedren, petite-fille, fille et
qui embrasse à travers Les Amandiers ses années de formation mère, cette dernière notoirement harcelée sexuellement et
à Nanterre sous les auspices agités de Patrice Chéreau, psychologiquement par Hitchcock sur les tournages des
se montre dans ce making of sous un jour intense, tremblante, Oiseaux et de Pas de printemps pour Marnie. “Hitchcock est un
parfois féroce, en corps à corps avec ses acteur·rices, exemple passionnant, explique-t-elle. Marnie est un film réalisé
exigeant qu’ils et elles puisent dans ce qui les abîme pour par un violeur, mais du point de vue de la femme violée…
faire advenir une vérité. Évidemment, ce type de déviance (et le génie d’Hitchcock n’aurait
Quelques jours après la mise en ligne du documentaire, pas dû l’exempter de sa responsabilité morale/pénale) n’est pas un
Mona Chollet critiquait la méthode de la réalisatrice dans modèle. Mes cinéastes préférés (John Carpenter, Jacques Rivette,
un long billet sur son blog personnel (publié dans une version Howard Hawks, Steven Soderbergh, James L. Brooks…) ont filmé
raccourcie sur le site du Monde), prenant l’exemple d’une avec respect et humanité des actrices auxquelles ils donnaient
scène où Bruni Tedeschi incite Vassili Schneider à une d’ailleurs les rôles les plus passionnants, ironiques, complexes.”
révélation intime : “Il faut que tu lui montres une blessure béante
[…] Faisons la liste de toutes nos hontes”, propose-t-elle pour UNE MALADIE INCURABLE ?
aborder une répétition. L’autrice de Sorcières écrit : “Bruni Le mythe de l’artiste hanté, alias le poète maudit principalement
Tedeschi soumet ses acteurs à un bombardement de directives masculin, a longtemps accompagné la justification des abus.
psychologisantes et intrusives, qui pourrait n’être qu’agaçant, mais Au départ se trouve pourtant une question philosophique posée
qui dérape franchement […] On a très mal pour Vassili Schneider, par Aristote dans un texte publié sous le nom Problème XXX :
en particulier.” Le comédien a répondu à l’essayiste sur “Pourquoi tous ceux qui furent exceptionnels en philosophie,
Instagram – “Ne faites pas de moi une victime de Valeria Bruni en politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils de toute évidence
Tedeschi” –, défendant “l’expérience la plus enrichissante” de sa mélancoliques, certains au point de contracter des maladies causées
carrière, tandis que l’actrice Léna Garrel, également à l’affiche par la bile noire, comme Héraclès dans les mythes héroïques ?”
des Amandiers, exprimait dans le même documentaire des Tristan Garcia, écrivain et philosophe (Âmes ; 7 ; Laisser être
sentiments ambivalents : “Dans la méthode de Valeria, ce qui et rendre puissant), rappelle l’importance des XVIIIe et
Les Inrockuptibles №18
m’intéresse et aussi que je trouve violent – car il y a vraiment les XIXe siècles dans notre conception de l’artiste : “La souffrance
deux, on est jeunes, et quand on est un peu fragiles, ça peut être fait partie intégrante des mythes romantiques, de Byron à Werther,
périlleux –, c’est qu’on vient vraiment toucher à l’ego. Ce qui nous qui expliquent l’émergence du concept moderne de génie, démiurge
créant dans la douleur une œuvre authentique, dont on sait qu’il a
été très genré, marqué par l’hégémonie de la subjectivité masculine,
européenne, blanche.” Garcia note que le lien avec la souffrance
existe également dans “des mythes d’Afrique de l’Ouest, l’art
chinois classique, l’art indien classique, et des œuvres féminines
aussi bien que masculines”.
chaillot danse
Aurélie Charon
inventèrent, d’insomnies, de pleurs, de rires
spasmodiques, d’urticaires, d’asthmes, d’épilepsies,
d’une angoisse de mourir.”
Amélie Bonnin
Faut-il, contre Proust, penser que la beauté ne naît
pas uniquement dans d’obscurs tréfonds ? Certaines
voix s’emparent du sujet avec moins de respect
pour la mélancolie. Hélène Frappat perçoit dans
Radio live
“le mythe de-la-souffrance-de-l’artiste une (énième)
arnaque chrétienne valorisant le dolorisme : on nous
promet qu’il y aura quelque chose à gagner à souffrir,
La Relève
alors qu’en fait la souffrance, comme l’explique
Spinoza, est juste une diminution de notre puissance
d’agir. La fonction de ce mythe serait de délimiter
une case de ‘fous’ (comme si les créateurs avaient
le monopole des troubles psychiques) et de créer
une confusion dommageable entre l’art et la vie.
Comme disait Van Gogh : quand il souffrait (trop),
il ne créait pas.”
Essayiste et réalisatrice (sa première série Split est
sélectionnée cette année au festival Séries Mania),
Iris Brey évoque la possibilité d’un choix conscient.
“L’idée que la création ait partie liée avec la souffrance,
c’est une mythologie qui a la peau dure. Mais on peut
choisir de s’en débarrasser. Évidemment, on ne peut
pas évacuer la part de douleur qu’implique le travail
inhérent, par exemple, à toute activité d’écriture.
Mais on peut choisir que cette souffrance intime
n’irradie pas sur tout un collectif. Je pense même qu’il
faut redoubler d’effort pour endiguer toute forme
de circulation de la souffrance. Cela fait alors advenir
un autre régime d’images.”
La souffrance en art ne vaudrait finalement que
par ce qu’on en fait – un sujet à esquiver, un sujet
à confronter ? –, et les solutions trouvées par les
concerné·es se révèlent riches et variées. …
7 → 8 avril
theatre-chaillot.fr
En une
→ Blandine Rinkel, écrivaine (L’Abandon des prétentions ;Vers la
violence), chanteuse (notamment avec le groupe Catastrophe)
et danseuse, cherche une forme de sublimation : “Quand
je travaille, même si cela me donne des maux de tête ou des
courbatures (et, bien sûr, ça arrive souvent, il m’est même arrivé de
finir à l’hôpital), même si j’ai honte ou que je panique par instants,
je sais que le sentiment de liberté finira par triompher. Cette
sensation euphorisante d’avoir dépassé ses propres limites – qu’elles Caroline Ferreira dit aussi son admiration pour l’Espagnole
soient intellectuelles, physiques ou sociales. Cette impression comme Tamara Alegre, qui explore fluides et sexualités, comme dans
un vif d’or, fugace et saisissante, d’être un peu moins dominée, sa dernière pièce Nx Fuimo, teintée d’influences dancehall
un peu moins à l’étroit, un peu plus libre…” et de chorégraphies proches du twerk : “Les performeuses jouent
Les riffs, comme des lacérations, dans certains morceaux de avec des plugs qu’elles s’insèrent et expulsent, explique Ferreira.
Jehnny Beth (chanteuse et musicienne, mais aussi comédienne, En amont, l’artiste a organisé des ateliers pour valider le concept et
nommée au César du meilleur espoir féminin pour son rôle savoir si elles étaient à l’aise pour que ça ne les mette pas en danger
dans Un amour impossible en 2019) prennent certainement psychologiquement et émotionnellement.”
racine dans l’intranquillité, mais, selon elle, chercher la Ne rien censurer mais prendre soin : telle serait donc la clef
souffrance pour créer s’apparente à une fausse piste : il s’agit pour que la souffrance ne s’impose pas, surtout quand le
de réagir à ce qui nous tombe dessus… “Quand il arrive processus artistique est partagé. De ce point de vue, le cas
un vrai drame dans la vie – une séparation, un deuil –, ça a plutôt (La)Horde passionne. Fondé en 2011 par Marine Brutti,
tendance à tout détruire, comme une bombe atomique, analyse- Jonathan Debrouwer et Arthur Harel, ce collectif situe ses
t-elle. La reconstruction est parfois longue et lente pour retrouver pratiques autour de la danse, travaillant des pièces
le terrain fertile de la création. Pour être créative, il faut chorégraphiques mais aussi des films, clips, pubs, installations
une richesse et un entrechoquement de plein de choses, comme vidéo et performances, avec des danseur·ses de diverses
une végétation qui pousse devant nos yeux […] Quand on écrit tranches d’âge et horizons. “Je pense que Jonathan, Arthur et moi,
en cœur brisé, c’est parce que l’on a d’abord eu un cœur ouvert on appartient à la génération de la libération de la parole, explique
et rempli d’amour.” Marine Brutti. Les notions de bien-être au travail, de collaboration,
la question de comment on fait pour parler de l’autre sans le manger,
DE NOUVELLES APPROCHES comment on crée des ponts... c’était assez nouveau quand on a
Les solutions bricolées par les un·es et les autres dressent un commencé, mais ça faisait déjà partie de notre vocabulaire.”
constat lié à la prise de conscience contemporaine des limites Le trio raconte des collaborations les plus ouvertes possibles,
de la souffrance, qui n’apparaît plus seulement comme un où “la forme n’arrive pas sans le fond de la rencontre avec les
moteur désirable. Ils et elles évoquent souvent dans le même interprètes, selon Arthur Harel. Il ne faut pas que la création soit
mouvement la souffrance de créer et la souffrance au travail. une zone de compromis, mais de débat, d’échange.”
Tous les domaines sont touchés. En janvier, le chef danois Que ce soit avec un chorégraphe comme Steven Cohen,
René Redzepi a annoncé dans le New York Times la fermeture habitué aux explorations douloureuses, ou avec des
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en 2024 de Noma, son restaurant situé à Copenhague et élu danseur·ses repéré·es sur le web dans To Da Bone (2017) ou
plusieurs fois meilleur du monde. Le modèle de la haute âgé·es (Void Island, 2014), le trio revendique un principe
cuisine avec ses menus comptant des dizaines de plats ultra- d’inclusivité et une réflexion sur le geste créateur. “On sait
sophistiqués, réalisés par une équipe soumise à d’énormes qu’on nous reproche d’être des hypersensibles, mais je pense que c’est
pressions, n’est tout simplement “plus viable”. Redzepi, une manière de nous dévaloriser, estime Marine Brutti.
âgé de 45 ans, a reconnu du harcèlement moral et une Les rapports sociaux pourraient être plus sains, et ça n’empêche
incapacité à offrir des conditions de travail épanouissantes. pas le leadership. Au ballet, on ne coince pas les gens. On encourage
“Financièrement et émotionnellement, en tant qu’employeur nos danseurs à venir avec leurs désirs, puis on repère les endroits
et être humain, ça ne marche pas.” où ça rejoint les nôtres.” Pour échapper à ce que Marine Brutti
Les pratiques de management – y compris chez les artistes, qui appelle “les violences intégrées dans la danse professionnelle”,
peuvent y voir un gros mot – demandent à être réenvisagées, Arthur Harel dresse une analogie audacieuse, mais parlante,
en lien avec les visées esthétiques des œuvres. Directrice avec les principes du BDSM : “On revient de tellement loin
du festival Move au Centre Pompidou, Caroline Ferreira dans la direction d’acteurs et de danseurs que la notion de care que
constate depuis une dizaine d’années une nouvelle approche nous revendiquons peut paraître stérile. Pourtant, dans le travail
de la performance, art qui a pu être lié à une certaine violence artistique, celui qui se met en jeu peut dire ‘vert, rouge, bleu’,
pour ses interprètes, notamment dans l’actionnisme viennois se sentir légitime d’arrêter quand il le souhaite. On peut pousser
des années 1960 et ses suites. “Quand je commande des le principe de la création très loin, se mettre en colère ou explorer
performances à des artistes qui ont tout juste la trentaine, je note la souffrance, si on pose les limites. Le BDSM, ce n’est que ça :
dans les conditions de travail une atmosphère plus douce et plus du consentement.”
respectueuse, et les thèmes aussi sont différents”, raconte celle Le lieu de travail comme safe space (“espace sécurisé”),
qui prend en compte le bien-être de ses invité·es et y réfléchit le metteur en scène Jean-Christophe Meurisse le revendique.
dans son travail de curatrice – douches, salles de repos, “Je ne supporte pas de travailler dans les rapports de force.
conditions de sécurité. Le tout en accord avec l’approche Le pseudo-romantisme de la souffrance au travail te permet juste
des artistes dont elle soutient le travail. Ainsi, l’Anglais Rory de gueuler sur les gens. J’essaie d’apporter un maximum de sérénité.
Pilgrim, dont la performance Software Garden, présentée Le théâtre est un art collectif, donc, mes souffrances, je les garde
à Pompidou en octobre 2021, était pensée comme “un espace pour moi. Il y a une frontière très fine entre l’obsession et l’exigence
Les Inrockuptibles №18
de care et d’attention […] explorant les liens entre technologie, artistique, qui peut rendre fou des artistes comme Pialat ou
handicap et soin”, avec la poétesse en situation de handicap Kechiche, et le pas que franchit un tyran pervers en sachant que
Carol R. Kallend. les gens vont céder à son pouvoir, sa méchanceté et sa violence.”
RÉINVENTER, EXPLORER
Alors qu’elle vient de connaître sa première expérience en tant
que réalisatrice de fiction, Iris Brey appelle de ses vœux
“un autre cadre pratique et théorique”. De quoi serait constitué
ce cadre ? L’autrice du Regard féminin – Une révolution à l’écran
Faut-il (faire) souffrir pour créer ?
propose de renoncer à ce qu’elle nomme une “esthétique de
la bosse et de la plaie béante” pour la remplacer par un échange :
“Le mot peut sembler bien-pensant, mais je crois profondément
à une esthétique de la générosité. On demande beaucoup
aux comédiens de donner. Mais si ce don est reçu, il doit y avoir
une réciprocité. Je valorise davantage ce qui est offert que ce qui dans le cinéma américain, de réinventer les scènes de l’intérieur,
est arraché.” à travers un regard bienveillant, attentif, en phase avec elle.”
Issu d’une autre génération, d’une autre tradition culturelle, Question concrète, morale, politique, esthétique, la souffrance
d’un autre genre, Olivier Assayas déploie une pensée s’apparente à un marqueur de l’éternel “monde d’avant”,
compatible avec celle de ses cadet·tes : “J’ai une admiration à une époque où le désir d’un après-les discriminations, les
profonde pour Hitchcock et Pialat et je ne juge pas la pratique des guerres, les inégalités ressemble à une utopie de science-fiction.
autres, car je sais à quel point tout cela est douloureux et sensible. Alors, que faire ? Penser hors de la binarité, suggère Tristan
C’est leur voix, et on n’en a pas deux. En revanche, j’estime avoir Garcia, qui renvoie dos à dos l’esthétique doloriste de
des comptes à rendre sur ma propre pratique. Et là, je me situe, la souffrance et une autre, récente, qu’il nomme “esthétique
sans la moindre nuance ou ambiguïté, du côté des acteurs. Ils sont anesthésiée”. “Parce qu’on sent bien que le dolorisme peut
à l’image et décident de ce qui est faisable, jusqu’où ils veulent s’accompagner d’une justification de la domination dans la création,
aller. Je ne les dirige pas, je travaille avec eux. La question du on peut être tenté d’anesthésier l’esthétique, et de retirer toute valeur
pouvoir ne m’intéresse pas.” créative attribuée à la souffrance. Je crois que ce serait une erreur.”
Le réalisateur d’Irma Vep – le film, puis la série –, brillante et Ce que propose Garcia revient à considérer la souffrance
comique exploration d’un tournage difficile, reformule la non pas comme une nécessité dans l’art, mais “un moyen de
question du don : “On parle toujours de ce que les acteurs donnent découvrir des possibilités, des puissances de la sensibilité. Le tout
au film, or je tiens à l’idée inverse : qu’est-ce que moi je peux leur est de ne pas chercher à souffrir ou à faire souffrir, mais plutôt
donner qui va les aider à explorer des choses inédites pour eux, dans d’accepter d’explorer la souffrance qui est là.”
lesquelles ils peuvent s’accomplir ; qu’est-ce que le film donne aux Cette souffrance qui est là, qui rôde et menace d’imposer ses
acteurs ?” Assayas prend l’exemple de Personal Shopper (2016) rêves difformes, Blandine Rinkel la tient en respect comme
avec Kristen Stewart. “Si elle n’avait pas été là, à tous les points une vieille amie encombrante : “Créer réclame sans doute
de vue, mon film n’existerait pas, constate-t-il. Et moi, j’ai pu un mélange de curiosité, d’amour-propre et d’humilité. Et puis :
lui donner une liberté de créer qu’elle n’avait peut-être pas du travail. Après, ce travail se fait-il dans la joie ou la déprime,
la souffrance ou le plaisir ? Je crois que je m’en fiche, tant qu’il se
fait. Je ne crois pas aux circonstances idéales pour créer. Je crois
au noyau de nuit qu’on porte au fond de soi, et à l’effort que l’on
produit pour le donner à lire, voir ou écouter.” ♦
Spécial mode ←
GRUNGE FAMILY
Nikita Vlassenko cardigan
en mohair et top long zippé
en filet Acne Studios,
boucles d’oreilles et collier
personnels.
→
Le Diouck veste à sequins
et pantalon prince
de galles Gucci, bottines
en cuir Ernest W. Baker,
boucles d’oreilles, collier
et bague (main gauche)
Lorette Colé Duprat,
bracelet Saboteur, collier
de coquillages et bagues
(main droite) personnels.
Simone Thiébaut robe
Germanier, cardigan Acne
Studios.
Avec le chien Bowie.
58
R S
IE
S
P
DOS
ÉC
O
DE
pour Les Inrockuptibles
Réalisation Anne-Sophie Thomas
O
ù se niche la modernité aujourd’hui ?
C’est avec cette question d’une
simplicité éternelle que nous avons
réuni ces cinq personnalités, tels les
nouveaux jeunes gens modernes, pour ce shooting réapproprie la figure de la Lolita dans sa musique
Les Inrockuptibles №18
mode grungy, cette radicalité rock version 2023. et ses performances, l’artiste Eloi, dont les morceaux
S’y croisent le styliste d’origine ukrainienne Nikita mêlent l’essence de la rave et les angoisses brouillées,
Vlassenko, qui questionne la dichotomie de genres, et Simone Thiébaut, créatrice de la Parkingstone,
relit le punk et la pop, le musicien Le Diouck, une soirée itinérante entrelaçant les genres comme
qui s’apprête à sortir son premier album sur le label les esthétiques (lire p. 102). Cinq figures qui
de Lala &ce, &ce Recless, Regina Demina, qui se embrassent l’Alien, la bizarrerie, la nouveauté pour
asseoir leurs identités, bousculant les normes
et proposant d’autres mondes. “Audace, indécence
exigées”, chantait Daho. Nous y sommes. ♦
59 Les Inrockuptibles №18
Spécial mode ←
Simone Thiébaut trench, top et
pantalon en vinyle Moon Young Hee.
Regina Demina trench en vinyle
Filippa K.
↙
Regina Demina veste et jupe
Xuly Bët, boucles d’oreilles et bague
Roussey.
→
Le Diouck manteau en plume,
chemise en soie, pantalon en velours
et ceinture Saint Laurent, boucles
d’oreilles, collier et bague (main
gauche) Lorette Colé Duprat,
bracelet Saboteur, collier de
coquillages et bagues (main droite)
personnels.
60
Les Inrockuptibles №18
Portfolio 61 Les Inrockuptibles №18
Les Inrockuptibles №18 62 Spécial mode
Portfolio
63
←
Eloi pull en lurex Maison Margiela,
T-shirt en coton délavé et ceinture
Diesel, chemise rayée Paul Smith,
veste en vinyle Filippa K,
pantalon en nylon Beautiful People,
boots en cuir Louis Vuitton.
Le Diouck veste en denim frangé,
Les Inrockuptibles №18
←
Regina Demina top en mesh
Paula Canovas del Vas, débardeur
et short en cuir Chanel, boucles
d’oreilles mises en barrettes
Les Inrockuptibles №18
IA
L
D
Les Inrockuptibles №18
E
MOD
↑
Peter Doherty
à Londres, en 2004.
Alors que le rock indé des années 2000
The Libertines
fait son retour sous l’appellation “indie
sleaze”, le duo iconique des Libertines
Peter Doherty et Carl Barât se livre sur
son rapport au style. Vivienne Westwood,
Terry Hall, Hedi Slimane et les friperies
de Camden. Texte Manon Renault
Photo Hedi Slimane
71
Peter Doherty — C’est terrible. Je veux dire : il y a eu Il m’évoquait une version 2002 d’Yves Saint Laurent. Vous
Terry Hall [le chanteur de The Specials], puis Vivienne et Pelé. savez, ce genre de personnes à l’allure juvénile, dont on
Tous les trois ont été des influences majeures pour moi. pressent qu’elles ont un don. À l’époque, je m’étonnais de
Les vêtements imaginés par Vivienne m’ont marqué. Une fois, le voir prendre tant de photos de groupes en se focalisant sur
j’ai tenté de chiper un de ses cardigans sur un shooting mode. les détails comme les chaussettes des batteurs, les câbles…
Et j’y suis parvenu. Mais je n’ai pas eu le dernier mot car Carl Barât — Oui, j’ai ce même souvenir. Je ne savais pas
elle a envoyé l’un de ses plus beaux modèles pour s’infiltrer qui il était, et je le voyais tout capturer d’un clic. Je faisais
dans notre groupe comme bassiste. Le perfide a récupéré un concert à Paris avec les Dirty Pretty Things et il est apparu,
le cardigan afin qu’il puisse revenir entre les mains de appareil à la main. Un type vraiment charmant. Nous,
sa maîtresse ! Un tour de force incroyable. Carl, est-ce que on portait juste nos costumes Oxford et des boots d’une
tu as rencontré Vivienne ? boutique où se fournissait John Lennon. Elles étaient usées,
Carl Barât — Pas en personne. Mais j’ai été sincèrement défoncées. Il est revenu nous voir trois mois plus tard à la fin
bouleversé par son décès. Jusqu’au bout elle a œuvré pour d’un gig, avec de larges housses noires. Elles contenaient les
les jeunes et la mode. C’était une voix virulente en ce qui mêmes vêtements mais magnifiquement conçus… Où l’as-tu
concerne le changement climatique. Je pense que c’est une rencontré, Peter ?
perte sur de nombreux plans. Peter Doherty — Je le voyais à la Rhythm Factory [lieu
Peter Doherty — Totalement. Des Sex Pistols à Mic Righteous central à Londres de la scène indé et rock alternative des
[rappeur britannique ayant collaboré avec la créatrice sur le titre années 2000]. Il était comme un papillon, volant de groupe en
Be There en 2016], c’est un pilier des cultures jeunes. Elle groupe. Ou un faucon… Je lui faisais confiance, je savais qu’il
a toujours eu un doigt sur la gâchette. Je me rappelle, enfant, avait du talent. Il n’y avait qu’à regarder ses chaussures,
une vidéo des Pistols sur scène où l’on aperçoit Westwood sa démarche… Je me suis toujours fié à cela pour juger les
versant de la bière sur des fans. Je m’étais dit “quelle femme, gens. Je savais qu’il allait devenir quelqu’un. C’était un dandy
quelle lady !”. Ce qu’il faut noter, c’est que durant cette période, moderne avec un assistant personnel et un splendide appareil
la mode était tout aussi importante que la musique. Avec photo ancien. Une fois, il m’a demandé s’il pouvait passer
ses pièces, Westwood a eu autant d’impact, sinon plus, que la journée avec moi à Londres. Je me suis dit : “Oui, lui qui
la musique. Il suffit de regarder n’importe quel exemple s’intéresse au ruban adhésif, aux chaussettes dépareillées, aux
Les Inrockuptibles №18
chez les musiciens des années 1960-1970, pour comprendre batteries cassées et repère le gamin bizarre dans la foule, il doit
la puissance du style. Il est décisif pour tous. Par exemple venir avec moi.” Et je savais ce que je voulais lui montrer :
Terry Hall : je me souviens d’images de lui jeune homme, le Londres sordide des drogues. Les bas-fonds. Je voulais qu’il
prenne des photos de la vraie bohème, mais il n’est pas entré
dans le bâtiment… chassé par un gang de garçons. C’était
terrible. La mode est définitivement son territoire, son
quartier. Et il règne désormais. Il est comme un loup redouté
dans le milieu, je suppose. Aujourd’hui, une forme de
nostalgie pour le style forgé dans les années 2000 semble …
“Les vêtements fonctionnent
Spécial mode
↑
→ se faire jour. Je me réfère à un article lu dans le New York Carl Barât
Times sur son dernier show Celine à Los Angeles en décembre. à Londres, en 2005.
Il y avait les Strokes mais aussi toutes les célébrités modernes
en cuir et larges manteaux, incarnant une rêverie nostalgique
de l’époque. Tous les beaux, riches et célèbres étaient là.
Ma vanité a été heurtée de ne pas être invité, mais je n’ai plus
de visa…
Carl Barât — On a été touchés d’entendre Music When
the Lights Go Out en bande-son du film de son show Celine sont devenues un peu plus désordonnées. Mais il y a eu une
en novembre dernier. Pour ma part, je regarde les années 2000 période glorieuse dont je garde les vestiges. Je regarde parfois
de loin. Je les ai quittées, mais elles sont un tissu dans nos vies. ma collection de vêtements en lambeaux. Je tire la jambière
Et comme tout style, ce tissu revient, suivant la logique d’un pantalon, me rappelant qu’il y avait une seconde jambière
cyclique des comeback. divine, ou une manche qui faisait partie d’un somptueux
costume. Puis une plume qui fut un temps l’élément décoratif
Quelle était la place de la réflexion sur d’un chapeau. Tout a disparu, laissant un éboulement de
le style à vos débuts ? Était-ce important dans débris. Qu’en dis-tu, Carl ?
l’élaboration de l’identité du groupe ? Carl Barât — Le style et la musique vont main dans la
Peter Doherty — Le style me coulait dans les veines entre main. Dans le groupe, on regardait ce que chacun portait.
17 et 30 ans. Tout devait être impeccable, aligné… Ce que Il y avait quelque chose d’organique… Et puis l’instant d’après
Les Inrockuptibles №18
je portais était aussi important que les notes que je jouais a surgi Johnny Borrell [chanteur du groupe Razorlight], vêtu
sur scène. Le style ne doit pas se réfléchir. Il doit venir d’un blazer et de bottes pointues, tout comme le reste
naturellement. Et je suppose qu’avec le temps les choses des “ennemis”. Chaque groupe a pris la tête à tour de rôle.
Mais personne ne suivait la mode.
Peter Doherty — Tout venait des rues londoniennes.
De Camden, du West End et tous ces étranges petits clubs
comme le Plastic People Club [lieu culte, entre 1994 à 2015,
de la capitale anglaise]. Et puis le Trash est devenu énorme
[de 1997 à 2007, l’endroit, plus electro mais aussi indie, …
©Fanny Michaëlis
Le Centre national du livre (CNL) est un établissement public du ministère de la Culture chargé de soutenir le livre et la lecture en France.
Il a pour mission d’encourager la création et la diffusion d’ouvrages de qualité à travers de nombreux dispositifs d’aide aux acteurs de la
chaîne du livre (auteurs, éditeurs, libraires, bibliothèques, organisateurs de manifestations littéraires) et de favoriser le développement
de la lecture, auprès de tous les publics.
www.centrenationaldulivre.fr
Spécial mode
Chacun se protège. On cherche le danger dans une énergie Peter Doherty — Nous avions rencontré des gamins ayant
Orange mécanique, mais moins extrême. Et le style suit : formé un groupe appelé The Parisians. Deux d’entre eux
chapeau melon, eye-liner, vieux costumes… venaient de la banlieue, il me semble. Ils avaient un style punk
modéré, plutôt cool. Chansons pas incroyables. C’était excitant
Quelles étaient vos relations avec les autres pour nous : nous avions l’impression de nous regarder dans
groupes de l’époque… je pense aux Strokes un miroir. Jeans déchirés, guitare sur l’épaule. On s’est baladés,
que vous évoquiez, ou aux Vines avec qui vous jouant des chansons et nous arrêtant dans de bons bars.
avez fait des tournées ?
Peter Doherty — Les Vines… ils s’habillaient bien, mais Qu’avez-vous observé de la jeunesse actuelle
ils étaient plutôt de la trempe surfeur grunge. Et ils faisaient de durant votre dernière tournée ?
l’exercice, des trucs comme ça. De façon générale, dans Carl Barât — J’ai l’impression que les choses sont bien plus
les années 2000, l’obsession de la guitare électrique dissonait inclusives qu’à notre époque. Je parle en termes de style,
dans un paysage dominé par le rap. On évoluait sur notre mais aussi des individus qui portent ledit style. C’est peut-être
île indé sur laquelle nous vivions avec d’autres groupes. aussi ce qu’on nomme “l’effet internet”, qui donne un accès
On allait dans les mêmes clubs, les mêmes salles et on avait simultané à de nombreuses époques différentes. C’est positif
les mêmes grands rêves… peu ont fini par enregistrer et encore dans l’ensemble, car il y a moins d’animosité entre les genres
moins par en vivre. musicaux. Les échanges semblent plus fluides. La circulation
est plus libre.
Et vous, quel message souhaitiez-vous Peter Doherty — Pour le style, dur de juger pendant
faire passer avec votre look articulant polos la tournée. En décembre, tout le monde porte des manteaux !
Fred Perry, pièces militaires, costumes Les pièces militaires, les tops en résille sont toujours là.
à pince très Mods ? Ces enfants fous en costumes et tutus résistent.
Carl Barât — Les vêtements fonctionnent comme un Carl Barât — Code punk, uniformes militaires : des basiques !
alphabet : on peut construire des mots avec. La métaphore Peter Doherty — Oui, éternels ! J’aime à penser que ce sont
des notes de musique marche aussi. Il suffit de piocher dans désormais des codes intégrés dans cette civilisation en déclin.
ses groupes favoris – pour moi les Doors ou les Smiths –, Il existera toujours ces groupes bien habillés qui aiment dire
Les Inrockuptibles №18
après les gens mélangent et assortissent. Je suppose que c’est qu’ils s’intéressent à la politique mais, fondamentalement,
ça la mode, tout simplement. c’est la musique et la mode qui dictent leur vie, qui nourrissent
leurs rêves et les font sortir de la maison le matin. Pour moi,
c’était ça : j’étais complètement obsédé par la musique et la
mode. Elles étaient la jungle dans laquelle je pouvais jouer des
camouflages. Je vivais avec le fantasme de rencontrer une fille
qui porterait un polo Fred Perry et des marcels en résille.
Pas besoin de dire quoi que ce soit. Juste un échange de regard
à l’arrêt de bus. Et tu sais. Elle sait. Et tout le monde sait… ♦
Fabrice Hyber, L’Arbre mental (détail), 2019.
Collection Bâtisseurs d’avenir, France.
© Fabrice Hyber / ADAGP, Paris, 2022. Photo © Marc Domage.
Les Inrockuptibles №18 76 Les rencontres
ne vient
“La sagesse
toujours pas”
Vincent Gourou
“C
Miossec
hercher un bar ouvert un lundi dans le Finistère nord,
Comme le dit haut et fort c’est un comble !”, s’époumone Miossec au volant
son titre, Miossec a choisi de sa Volvo break, venu nous chercher en gare
de Brest comme à chaque visite. Sauf que la tempête hivernale
d’aller à l’essentiel sur Gérard a soufflé sur l’Hexagone, particulièrement
son douzième album, en Bretagne, nous faisant arriver à l’heure du goûter plutôt
qu’à celle du déjeuner. Dans la ville natale du chanteur,
Simplifier, écrit pendant où même l’emblématique Vauban est fermé le lundi (il faut
la tournée des 25 ans de écouter sa chanson Je m’appelle Charles en forme de
déclaration d’amitié au célèbre tenancier du lieu sur son
son premier album, Boire.
nouvel album), on file donc sous la pluie le long des côtes.
Rencontre, sur ses terres En toute logique océanique à l’autre bout du monde,
finistériennes, avec on se pose donc au bar-tabac L’Océan à Landunvez, pas loin
de Portsall, où le sinistre pétrolier Amoco Cadiz s’est échoué
un homme intranquille, le 16 mars 1978.
pour qui chanter relève Pendant notre interview, un client voisin viendra le saluer,
reconnaissant Miossec malgré son bonnet de marin, au
d’une “utilité sociale”. contraire de sa compagne, qui le confondait avec le leader de
Texte Franck Vergeade Louise Attaque. Avec ce disque, le douzième, écrit et composé
pendant la tournée anniversaire de Boire (1995), Christophe
Miossec n’a voulu faire aucune concession dans sa réalisation
minimale, seulement réduite à un triumvirat entre un
arrangeur/mixeur courtisé (Alexis Delong, ex-Inuït), un
ingénieur du son local (Paul Le Galle) et lui-même. Entre
Young Marble Giants et Suicide, deux références largement
assumées et revendiquées, le Brestois prolonge l’inspiration
retrouvée des Rescapés (2018) : “Tout est bleu/Tout est bleu,
quand le noir s’en va”, chante-t-il en ouverture de Simplifier.
Paroles d’un homme intranquille toujours aussi perspicace.
77
d’ordre avant le mixage avec Alexis Delong ; comme
une pancarte d’arrivée pour mieux se repérer. C’est un disque
très léger qui contient peu de pistes et d’éléments, pour éviter
tout encombrement. Avoir ce verbe “simplifier” en tête nous
a permis d’élaguer encore davantage le disque.
l’écriture est-il toujours intact ? Ce ne sont pas des questions que je me pose. Je n’ai jamais
Oui, c’est avant tout de l’amusement, comme vider son sac. voulu être un chroniqueur du temps présent ni retranscrire
Et quel plaisir infini de voir se dessiner une chanson, après l’époque. Les rares fois où j’ai cité des éléments datés dans
un temps de travail relativement court par rapport à l’écriture des chansons, j’ai été rattrapé par le poids des ans, comme
pour Regarde un peu la France.
DESIGN
Simplifier (Columbia/Sony Music). Sorti depuis le 17 février.
2023
—HEAD
Genève
Arts visuels
Cinéma
Architecture d’intérieur/Espace et communication
Communication visuelle/Illustration/Media Design
Design Produit/Mode, Bijou, montre & accessoires
DESIGN
Délais d’inscription
Bachelor 7 mars 2023
Master 3 avril 2023
www.head-geneve.ch
facebook.com/head.geneve
instagram.com/HEADGENEVE
twitter.com/HEADGENEVE
#headgeneve
Le choc
Les rencontres
80
Herlop
Les Inrockuptibles №18
Marina Herlop
l’enregistrement
d’un disque
comme un moment
de liberté pure.”
une certaine forme de tranquillité et beaucoup de concentration,
de la patience, et surtout de devoir s’abstraire du monde. Faire de
la musique, ce n’est pas seulement se mettre à composer. Le projet sur
lequel je bosse pour le prochain disque, par exemple, implique une
étude poussée des harmonies et un travail sur mes aptitudes vocales.
I
Il ne suffit pas de s’installer derrière un piano.”
81
Il y a parfois des dispositifs scéniques qui intimident le public, travail de musicienne comme une suite d’évolutions formelles
et des performances qui désarçonnent. Dans les travées de logiques, dans un cadre fixé par des contraintes en tous
la salle ce jour-là, pour se raccrocher à quelque chose, les genres : “Je vois la création comme une petite parcelle de terrain
comparaisons avec Björk ont naturellement fusé. à cultiver, indique-t-elle. Tu t’adaptes à ce que cette parcelle met
À l’image du show, le disque est résolument percussif et à ta disposition. Je n’aborde pas l’enregistrement d’un disque
synthétique, emporté par des harmonies vocales hybrides, comme un moment de liberté pure et d’expression complète de ce que
exécutées dans un langage extraterrestre, qui mettent je suis. Pour moi, il y a des règles abstraites, subjectives et objectives
l’accent sur l’improvisation et la collision des syllabes plutôt auxquelles tu dois te tenir. Je me fixe des objectifs qui ont un
que sur le sens des mots. Un truc en réalité plus sensoriel caractère un peu flou. Après avoir sorti deux albums piano/voix,
et ludique que métaphysique et guindé, influencé par la par exemple, je savais qu’il fallait que je fasse quelque chose de plus
musique carnatique du sud de l’Inde, dont Marina Hernández électronique. Aujourd’hui, il me semble naturel que l’étape d’après
López (son vrai nom) s’est entichée après avoir suivi soit de faire de la musique avec plus d’instruments, comme
quelques cours, elle qui a un petit faible pour les études des instruments acoustiques ou des flûtes. Je voudrais aussi faire
et les connaissances académiques. une œuvre plus ample, parce que trente ou quarante minutes pour
Même si, comme elle nous le dit, elle n’a pas grandi dans une un disque, ça me semble un peu court.”
famille acquise à la cause de la musique (“Dans mon enfance, À quel point cette conception des choses affecte-t-elle
personne ne se saisissait d’une guitare après le dîner pour en l’auditeur·rice ? L’écoute d’un album de Marine Herlop ouvre
jouer”), elle a commencé à apprendre le piano à l’âge de 9 ans. les portes de la perception, du sensoriel, de l’universel, d’un
Après avoir étudié le journalisme et les sciences sociales, elle ailleurs que la rigueur d’exécution ne rend pas moins fun :
entre, à 23 ans, au Conservatoire de musique de Badalona : “Il y a l’espace dans lequel tu te déplaces et l’espace intérieur.
“Il y a un cliché répandu sur certaines personnes ayant reçu une Et c’est dans cet espace intérieur que se situe ma musique. Quand
formation classique : elles chercheraient à s’en détourner et à je compose, c’est là que je suis”, ajoute-t-elle, avant de conclure,
se construire contre elle. Je ne me retrouve pas dans ce schéma. Moi, amusée : “La musique a toujours été une obsession pour moi, mais
j’aimais ça. J’ai toujours voulu apprendre le maximum de choses. une obsession positive. Heureusement que tout le monde ne tombe
La dynamique des cours peut être parfois un peu rude, mais j’aime pas amoureux de la musique comme moi, il n’y aurait pas de route
la discipline que cela implique, la constance.” et pas de médecin, juste des musiciens.” ♦
Les Inrockuptibles №18
BEAT
Take Me Apart, son premier album, a été
salué par Björk et Solange. Six ans plus
tard, Kelela a toutes les chances d’élargir
encore son cercle avec Raven. Portrait
d’une artiste qui, tout en questionnant
l’expérience noire et la logique capitaliste,
est prête à redéfinir les codes du R&B.
Texte Maxime Delcourt
82
E
n 1998, le Ghanéo-Britannique Kodwo Eshun,
alors jeune critique, avance l’idée que si la majorité
des journalistes ne s’exprime pas sur la musique
des artistes noir·es, c’est simplement parce qu’elle
ne sait pas en parler. Dans cet essai, récemment traduit aux
éditions de La Philharmonie de Paris (Plus brillant que le soleil
– Aventures en fiction sonore), il définit de nouveaux concepts,
s’inspire des expérimentations musicales de Sun Ra, Pharoah
Sanders ou Dr. Octagon pour déconstruire le langage. Mieux, LE PIÈGE DU COLORISME
il prétend que “l’expression ‘musique noire’ revient à présumer À l’écouter développer chaque argument, divaguer, se perdre
un consensus qui n’a jamais existé”. dans ses pensées puis retrouver le fil de son récit, on pourrait
Par manque de temps, on n’a malheureusement pas pu demander même parler d’une véritable obsession. On lui soumet cette
à Kelela Mizanekristos si elle connaissait cet ouvrage. réflexion ; elle riposte : “Oui, je pense que le monde est moins
Un regret, tant l’Américaine de 39 ans semble intéressée par intéressé par une artiste qui a la peau foncée, mais ce serait
la question. Lettrée, curieuse, on la devine même méticuleuse, dommage de résumer mon propos à ce constat”, justifie-t-elle,
à en croire ce carnet dans lequel elle répertorie ses lectures. comme pour apporter de la nuance à une question forcément
On y aperçoit les noms de Kandis Williams ou Safiya Umoja sinueuse. Pour tout dire, Kelela n’a aucune intention de réduire
Noble, et on ne peut s’empêcher de la ramener vers une œuvre l’impact du colorisme à la population noire – “N’importe quelle
plus populaire : Atlanta. “Quelle classe !”, s’exclame-t-elle personne présente sur cette terre est affectée par ça.”
au sujet de la belle série de Donald Glover, regrettant Ce qu’elle cherche avant tout, c’est questionner l’acte de
seulement que les musiques présentes au fil des quatre saisons création. Le perfectionnisme ? “Un privilège de Blancs.” La
ne soient pas disponibles en vinyle. On la comprend et on pureté ? Également. Les albums ? “Juste un moyen de satisfaire
partage sa frustration. De même que l’on souscrit à son propos un patron blanc enfermé dans son bureau.” Elle poursuit : “On ne
lorsqu’elle confie s’être prise de passion pour cette série peut pas nier que la façon dont est gérée l’industrie musicale, les
Les Inrockuptibles №18
qui pose un regard stylisé sur l’expérience noire aux États- origines culturelles des personnes qui la dirigent ou même l’histoire
Unis, pour ces épisodes qui, derrière l’humour ou le drame, des pays occidentaux affectent la manière dont on pense nos
creusent un sujet qui semble toucher particulièrement morceaux.Voilà pourquoi une personne racisée doit toujours en faire
l’artiste : le colorisme, c’est-à-dire la discrimination liée à la plus, donner davantage de concerts, produire continuellement
couleur de peau. des musiques afin de pouvoir prétendre aux mêmes sphères qu’une
Clifford Prince King
→ TÊTE CHERCHEUSE
Au moment de prononcer ces mots, la voix de Kelela ne
tremble pas. Son ton est affirmatif, ses certitudes tiennent lieu
de vérité. Toutefois, elle n’aimerait pas que cela passe pour
de l’amertume. Celle d’une artiste qui s’est faite relativement
discrète ces cinq dernières années et qui, de fait, pourrait Là encore, chacune de ses affirmations sonne comme une
regretter de ne pas être reconnue à sa juste valeur, d’être évidence. Il y a une telle assurance chez elle que l’on en vient
condamnée à évoluer dans les marges, malgré un premier à la voir en fascinante prêtresse, sans Église ni dogme.
album saisissant, produit par Arca et Jam City : Take Me Apart, “Je ne suis ni une gourou ni une artiste conceptuelle”, plaisante
magnifique porte d’entrée vers les territoires si vastes, si excitants celle qui dit avant tout penser sa musique pour son public,
du R&B. Aujourd’hui, Raven poursuit la même ambition : “essentiellement noir et homosexuel”. Celui-ci est évidemment
enregistrés en à peine dix jours, après plusieurs années de plus large, et on ne peut que se réjouir à l’écoute de Raven,
tâtonnements, notamment lors d’une résidence à Berlin en 2020, deuxième album chargé tour à tour d’amour et d’angoisse, de
ces quinze morceaux se reçoivent comme un souffle chaud puissance et de sensibilité, de recherches formelles et de prises
au creux de la nuque, un fabuleux condensé d’idées, de notes de risque. “Pendant mon absence, j’ai parfois eu l’impression
et de mélodies à têtes chercheuses. que la mise en scène de ma vie privée aurait pu rassurer les gens.
“Depuis 2017, je n’ai jamais arrêté de composer, je n’ai jamais été Or je n’ai pas la sensation de m’être accordé un si long break :
en retard sur un éventuel planning. C’est juste que les morceaux ou il y a eu mon album de remix, mon morceau avec Gorillaz et
les demos qui peuplaient les dossiers de mon ordi ne correspondaient Danny Brown, etc. J’ai simplement pris le temps de composer un
pas à ce que je souhaitais publier. C’était trop proche du premier album important à mes yeux, un disque qui me fasse grandir et qui
album, pas assez focalisé sur de nouvelles émotions”, précise-t-elle, fasse évoluer la musique, un peu comme ont pu le faire Erykah
persuadée qu’il n’y a rien de plus superficiel que la musique Badu et D’Angelo entre leur premier et leur deuxième album.
produite par des artistes obsédé·es par la profondeur mais Soudain, on sentait qu’un phénomène prenait forme sous nos yeux.”
dépourvu·es du talent ou de la patience nécessaires pour
l’atteindre. Chez Kelela, l’honnêteté est un devoir, y compris PRÉSENCE MAGNÉTIQUE
dans une pop song de trois minutes. “Produire et publier, En exemple, Kelela cite également Joni Mitchell, et plus
Les Inrockuptibles №18
c’est finalement un exercice redondant, hérité du capitalisme. C’est particulièrement la transformation opérée entre Blue (1971)
une manière de penser qui nous fait croire que l’on doit produire et Hejira (1976) : “C’est une expérience incroyable de voir
plus pour toucher un public plus grand et augmenter nos revenus. une artiste se métamorphoser ainsi. On ne se rend pas compte
Or j’ai envie de créer un échange enrichissant avec le public, faire du privilège que l’on a d’assister à ce genre de mutation.”
en sorte que ma musique aide chacun à se réveiller le matin en ayant Cet émerveillement, ce rapport presque enfantin à la musique
l’impression d’être une meilleure personne que la veille.” des autres masque mal les nombreuses interrogations qui ont
Lee Wei Swee
Châteauvallon-Liberté invite
Pascal Rambert. Artiste prolifique
et protéiforme, ses créations
sont présentées dans le monde
entier. Après Clôture de l’amour
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Les Inrockuptibles №18 86 Analyse
LA PIÈCE
MANQUANTE
Courtesy Bret E.Ellis
Un serial killer très méchant, des
I
l n’avait pas publié de fiction depuis treize ans.
Le temps passant, et l’écrivain se montrant
de plus en plus occupé à tweeter, à enregistrer
ses podcasts, à écrire des scénarios
pour Hollywood, évidemment jamais tournés,
ou encore un essai contre les dérives de
“l’idéologie woke” (White, 2019), nous avions
fini par faire le deuil d’un éventuel retour de
Bret Easton Ellis au roman. D’autant que son dernier, Suite(s) tout au long de sa vie, qui l’a hanté sous forme de dépression
87
impériale(s) (2010), en forme de suite à son tout premier (Moins à intervalles réguliers, et n’a pu transparaître dans son œuvre
que zéro, 1985), semblait boucler la boucle de toute l’œuvre du que transformée en fiction ultra-dark – American Psycho.
“Prince des ténèbres” (tel qu’il décrit avec beaucoup d’humour Le Bret d’aujourd’hui va nous raconter, enfin, ce qui est
la perception qu’ont de lui les journalistes dans Les Éclats) de arrivé en 1981 : comment la vie de quelques lycéen·nes s’est
la littérature US. Qu’aurait-il pu écrire après ? La réponse nous retrouvée aspergée de sang, et leur amitié saccagée.
est enfin donnée : la même chose.
Dans Les Éclats, Ellis n’hésite pas à recycler une énième fois RETOUR SUR SOI
les gimmicks qui l’ont rendu célèbre : 1) un serial killer très, Tout bascule quand un nouvel étudiant, sublime et légèrement
très sadique ; 2) une bande d’adolescent·es gâté·es ; 3) des flots borderline, Robert Mallory, intègre leur lycée en septembre.
de coke, de Quaalude et de champagne ; 4) le tout sur Au même moment, le Trawler (“le chalutier”), un serial killer
fond de Los Angeles en 1981, avec filatures en voiture et fêtes qui sévit à Los Angeles, commence à se rapprocher de leur
cocaïnées et alcoolisées au bord des piscines des villas bande… Bret a 17 ans et sort avec l’adolescente la plus sexy
somptueuses de leurs parents ; 5) une trame autobiographique ; du lycée, Debbie Schaffer, fille d’un producteur célèbre. Il vit
6) une reprise, près de quarante ans après, de l’univers de seul dans la grande demeure familiale sur Mulholland Drive
Moins que zéro. Si vous avez une impression de déjà-vu, sachez pendant que ses parents sont en Europe. Il roule sur les
que ce n’est pas qu’une impression. On a déjà vu et lu tout ça collines de Hollywood pendant des heures, court à la
dans : 1) American Psycho ; 2) Moins que zéro ; 3) tous les romans projection de Shining, se gave de Valium et d’alcool, porte des
d’Ellis ; 4) Lunar Park ; 5) Suite(s) impériale(s). chemises Ralph Lauren, des Wayfarer et adore Stephen King.
Si, dans Suite(s), on retrouvait le personnage principal de C’est pourtant de l’attitude toujours très cool, du détachement
Moins que zéro, Clay, alter ego de l’auteur, il s’appelle ici – tellement étudié qu’il en paraît naturel – qu’affecte sa
directement Bret. Les masques fictionnels tombent pour mieux meilleure amie, Susan Reynolds, que l’apprenti romancier
créer une illusion de vérité, et mieux nous prendre au piège va s’inspirer pour trouver le ton “neutre” de son premier livre,
de la fiction. Le livre commence avec le Bret d’aujourd’hui, qui deviendra sa marque de fabrique et en fera une star
frisant la soixantaine, ne pouvant plus garder secrète la à seulement 21 ans.
tragédie survenue en 1981, alors qu’il était au lycée et écrivait Tout va à peu près bien, jusqu’au moment où le Trawler
Moins que zéro en s’inspirant de sa vie et de sa bande d’ami·es – qui a la particularité de s’introduire chez ses victimes pour
Les Inrockuptibles №18
de l’époque. Un jour, en voiture, il aperçoit une femme qu’il a déplacer leurs meubles et voler leurs animaux de compagnie,
bien connue, puis perdue de vue à la suite de drames horribles, avant de les kidnapper pour les violer, torturer, mutiler, et
et l’angoisse refait alors surface. Une angoisse qui fut latente greffer des membres d’animaux (voire des poissons) sur leurs
corps – s’en prend à ses ami·es. Est-ce Robert lui-même, qui a
fait un séjour en HP à la suite de la mort de sa belle-mère et
↖ du viol suspecté sur sa demi-sœur ? Bret le pense et va se mettre
Bret Easton Ellis à 18 ans,
dans l’album de 1982 de la
à le suivre, tout en se sentant lui-même surveillé – à moins que
le Trawler ce ne soit lui, dont la raison semble de plus en plus
…
Buckley School, Sherman Oaks,
Los Angeles. vaciller, ce qui était déjà la trame de Suite(s) impériale(s) ?
Analyse
menaçants, quasi-inexistence de la police qui arrive trop tard des garçons, pour l’esthétique publicitaire très Ralph Lauren
ou part trop tôt, et que personne n’appelle jamais, même ou Calvin Klein de ces jeunes Américains des années 1980,
quand Bret se retrouve en possession d’un enregistrement la tension du désir adolescent, celle très érotique de tout désir
du Trawler torturant l’un de ses amis. caché. Les corps aimés seront mutilés. Sacrifiés. Les corps qui
Si Bret Easton Ellis, en montrant une jeunesse monstrueusement se dérobent au désir seront soupçonnés, traqués puis éliminés.
cynique de façon détachée dans Moins que zéro et en Le corps désirant de Bret (pour les garçons) sera lui-même
accumulant les marques de fringues dans American Psycho, suspecté d’être une menace – après l’attaque d’un couple hétéro
voire les noms de célébrités dans Glamorama, s’impose comme de ses ami·es, comme pour assouvir un désir de vengeance
l’écrivain pop par excellence, Les Éclats est son geste le plus contre une hétérosexualité plus que normative, glorifiée, dans
warholien dans sa façon de dupliquer son œuvre jusqu’à la la bourgeoisie américaine des eighties. Malgré ses défauts,
parodie. Les répétitions prolifèrent jusqu’à, parfois, se faire Les Éclats reste digne d’intérêt pour la place qu’il occupe dans
caricatures de son propre style. Les marques de fringues sont l’œuvre, comme un palimpseste, une pièce manquante. ♦
ici remplacées par les noms de groupes des eighties – il n’en
manque pas un –, les paroles des chansons finissant par Les Éclats de Bret Easton Ellis (Robert Laffont/“Pavillons”),
écrire un texte parallèle pour exprimer l’indicible : les émotions traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina,
et les sentiments de Bret. Car, au final, on sera moins 602 p., 26 €. En librairie le 16 mars.
intéressé·es, dans ce faux whodunit, par le dévoilement de la
véritable identité du Trawler que par la révélation de celle,
sexuelle, du jeune Bret.
LE POIDS DU SECRET
Les Éclats est le texte où Ellis se livre le plus. Des secrets de
fabrication de ses livres à sa tendance à la dépression et à la
paranoïa, de ce week-end au bord d’une piscine à manger du
caviar Beluga à l’invitation de Jay McInerney et de sa femme,
l’héritière Anne Hearst, la veille du krach boursier de 2008,
Les Inrockuptibles №18
BATIMENT B
Hosté par Oxmo Puccino qui recevra Keziah Jones et Philippe Cohen-Solal,
Zaho, Bianca Costa, Davinhor, Médine et Taïro
© Vincent Ducard
DÈS LE 10 FÉVRIER
ET LE 3 MARS SUR
Les Inrockuptibles №18
Spielberg
Sunset Boulevard/Corbis/Getty Images
Sous la surface du très grand spectacle,
Steven Spielberg
entre les lignes de ses films politiques
et historiques, Steven Spielberg n’a jamais
parlé que d’une chose : sa maison
et sa famille. Retour sur une œuvre
fondamentalement domestique, sur laquelle
The Fabelmans jette une lumière nouvelle.
Texte Théo Ribeton
91
intime
Les Inrockuptibles №18
↑
Sur le tournage des
Aventuriers de l’arche
perdue (1981).
Story
C
e 12 mars, Steven Spielberg pourrait bien
remporter, pour la troisième fois de sa carrière,
l’Oscar de la meilleure réalisation, pour lequel
un certain nombre d’indicateurs le donnent
en net favori : les sites de bookmakers anglais Nous avons eu envie de faire rejaillir les motifs du film sur
(souvent fiables), mais aussi et surtout son Golden Globe cinquante ans d’une œuvre qui a, pour son auteur, joué le rôle
obtenu en janvier dans la même catégorie, récompense qu’il d’une forme très particulière de psychanalyse. Comme le
92
a déjà emportée à deux reprises par le passé (pour La Liste disait sa mère : “Si j’avais su, je l’aurais emmené chez un psy…
de Schindler puis Il faut sauver le soldat Ryan) et, à chaque fois, mais alors il n’y aurait pas eu de E.T.”
convertie en Oscar quelques semaines plus tard.
À 76 ans, le réalisateur se trouve néanmoins dans une situation ALLÔ PAPA, BOBO
singulière : il est porté aux nues mais sa reconnaissance The Fabelmans rend plutôt justice à Arnold Spielberg, qui
ne communique plus avec les billetteries. Au vu des sévères trouve en Paul Dano un avatar certes dysfonctionnel, mais
contre-performances de West Side Story et The Fabelmans moins que ceux par lesquels le réalisateur a pu par le passé
au box-office, et malgré la contradiction ferme que leur évoquer la figure paternelle. Accaparé par son travail
opposent les distinctions honorifiques, il peut devenir, presque d’ingénieur à General Electric, Spielberg père incarna durant
exclusivement, un réalisateur de prestige. l’enfance de Steven un certain cliché de papa col blanc
Quelque chose de Spielberg desserre sa prise tentaculaire sur rentrant tard et comprenant peu son fils (comme Robin
l’exploitation de masse et se replie. Sur quoi ? Sur l’enfance, Williams dans Hook), à qui il transmettra néanmoins le goût
et en particulier la sienne. West Side Story relevait déjà des machines et offrira sa première caméra, mais dont
secrètement de cette contraction : Spielberg s’y détachait il n’encouragera qu’à reculons les ambitions artistiques.
de son univers fictionnel identifié et revenait sur un souvenir Jeune réalisateur, Spielberg en tire une figure soit absente
enfoui, celui de sa mère Leah jouant au piano les thèmes (dans E.T., où il n’est jamais mentionné), soit en fuite,
de Leonard Bernstein. Mais The Fabelmans est bien entendu en particulier dans un de ses films les plus personnels,
le film qui parachève ce mouvement : à travers le personnage Rencontres du troisième type. On peut y voir une sorte
autofictionnel de Sammy Fabelman, Spielberg y met à nu de parabole science-fictionnelle sur le motif du père qui s’en
le récit familial qu’il n’a eu de cesse de projeter dans ses films. va, parabole qui tenterait en vain de comprendre cette fuite,
Une histoire personnelle qui a modelé les forces organiques et inventerait une explication astrale et merveilleuse pour
de son cinéma, mais n’en avait jamais jusqu’ici supplanté adoucir les plaies du foyer meurtri : “Papa a été enlevé par
les “sujets”, qu’il s’agisse de rencontres extraterrestres, des extraterrestres, chéri.”
d’aventures archéologiques ou des catastrophes de l’Histoire. Adulte, Spielberg retrouvera peu à peu son père après des
C’est le premier film à n’être donc “que” ça : le circuit années d’éloignement et son cinéma en portera la marque.
imprimé de l’œuvre, le dévoilement de ses synapses par La Dernière Croisade voit Indiana Jones se réconcilier, ou
Les Inrockuptibles №18
l’exposé enfin direct et limpide de l’album de souvenirs. plutôt se mesurer à un père (Sean Connery) disparu depuis
vingt ans. La comédie d’aventure et le rabibochage gaguesque
↑
cachent mal des blessures béantes : Spielberg met en scène
Haley Joel Osment des fantasmes d’enfant délaissé (surprendre son père en train
et Frances O’Connor de se lamenter de ne jamais avoir témoigné son amour devant
Warner Bros. France
Steven Spielberg
emmené chez un psy…
mais alors il n’y aurait
pas eu de E.T.” bien, sous les ors
imposants de l’Histoire,
Leah Adler, la mère de Steven Spielberg sentir dans son biopic
présidentiel le récit
en creux d’une famille,
mourant d’attente
et de manque dans sa
DEVENIR PÈRE modeste Maison, toute
La possibilité d’un apaisement se dégage pourtant de cette Blanche fût-elle. C’est tout le drame secret du film : cette
parabole où Spielberg, qui vient lui-même de divorcer, et scène domestique obsessionnelle qu’écrit Spielberg depuis
a récemment eu un enfant, adopte par à-coups le point de vue un demi-siècle, passée au second plan, et qu’on ne remarque
du père. Elle se poursuit de façon détournée dans Jurassic bientôt plus.
Park, où le personnage de Sam Neill se réapproprie par
la force des choses ses devoirs d’homme mûr vis-à-vis de LE DIVORCE
ces êtres qui lui sont aussi étrangers qu’un alien (“small version The Fabelmans reprend par le détail l’événement le plus
of adults, honey”). Des êtres que, désormais, il faut sauver traumatique pour Spielberg : le divorce de ses parents, survenu
– à l’instar du soldat Ryan, qui n’est certes plus un bébé mais alors qu’il n’était certes plus un enfant (19 ans), mais qui laissa
dont la mission de sauvetage est d’abord la prolongation sur sa vie et sur son cinéma une marque indélébile. Ce que
d’une protection parentale (elle permettra à une mère de ne le film décrit surtout, et qui était jusqu’ici une dimension plus
pas perdre tous ses enfants). secrète de cette séparation (détaillée dans les biographies
Dans les années 2000, le père devient pour de bon le héros mais ignorée de la majeure partie du public), c’est la relation
de son œuvre. Pourtant, il est encore et toujours absent, en adultérine entre sa mère et Bernie Adler, proche ami de la
fuite – mais c’est désormais par devoir. Dans Munich, Le Pont famille qu’elle épousera un an après le divorce. …
des espions ou Lincoln, Spielberg fait si pleinement corps avec
les responsabilités qui retiennent ses héros loin de chez eux
que l’on ne songe même plus à voir le foyer. Il faut pourtant
Un film de
DOMINIQUE GONZALEZ-FOERSTER & ANGE LECCIA
AU CINÉMA LE 8 MARS
Story
→ De Duel à La Guerre des mondes, les cas de couples divorcés
ou en passe de l’être sont innombrables chez Spielberg.
Toutefois, le récit jette ici surtout une lumière crue sur un film
dont on savait certes déjà qu’il était extrêmement intime, des Shanghaïen·nes, et fait aussi l’effet d’une ridicule illusion,
mais qui le semble désormais plus encore : Arrête-moi si tu appelée à prendre de plein fouet la réalité de la guerre.
peux. Spielberg y trouve sans doute un avatar dans cette figure Mais Spielberg y tient surtout le récit d’un abandon
d’enfant-adulte en fuite perpétuelle dans des vies qu’il (ses parents l’égarent dans le chaos de l’invasion), qui est
s’invente, mais il veut surtout parler à travers elle de la blessure alors autant une peur qu’un fantasme : l’opportunité
du divorce. C’est d’ailleurs une des seules entorses à la réalité de démarrer une deuxième enfance, faite de misère mais
que s’est autorisée le réalisateur : la mère du véritable Frank aussi d’aventures et de liberté.
Abagnale ne s’est jamais remariée, et il n’a par ailleurs jamais Quinze ans plus tard, il n’y a plus rien de cela dans son film
revu son père après sa fugue. Spielberg injecte donc son le plus bouleversant et le plus extrême sur la question de
propre schéma dans le film et règle un compte amer avec l’abandon : A. I., projet légué par Kubrick avant sa mort,
la trahison maternelle, qui se remarie avec un proche du père et qui reprend le thème du “vrai petit garçon” de Pinocchio
et fonde même un nouveau foyer, que Frank ne peut que en l’adaptant à un enfant androïde doué de sentiments
contempler envieusement à travers une fenêtre, un soir indestructibles envers sa mère. Spielberg, qui n’est pas
de Noël, dans l’une des dernières scènes, et la plus déchirante. totalement dans sa zone de confort dans cette fable
C’est le film d’un homme à mi-chemin dans son travail dystopique dickienne, se saisit de ce personnage théorique
de pardon : il sauve le père humilié mais ne fait en somme et monomaniaque pour donner corps à ses angoisses de
que déplacer la culpabilité, et refuse de cicatriser l’abandon. l’abandon sous leur forme la plus pure chimiquement.
The Fabelmans sera le premier de ses films à absoudre les deux. Robot révolutionnaire, David ne sait en réalité faire qu’une
chose : désirer l’amour de sa mère – qui le lui refuse, car son
ABANDONNÉ enfant de chair a miraculeusement guéri. Spielberg en fait
C’est justement la plus grande angoisse spielbergienne, bien un personnage de mythologie, ou de théorie freudienne :
qu’il n’ait jamais, loin s’en faut, risqué une telle chose. Pourtant un enfant abandonné qui ne peut ni renoncer ni mourir,
cette idée l’obsède : que devient un enfant abandonné et privé et doit donc souffrir pour l’éternité.
de foyer ? Il peut s’en trouver un autre, comme un certain
extraterrestre égaré sur Terre, qui est, selon Joseph McBride ET APRÈS ?
(biographe de Spielberg), un sosie du réalisateur (décrit Cet enfant n’est nulle part dans The Fabelmans ; le réalisateur
comme un enfant longiligne et rachitique aux très grands yeux semble avoir enfin amené toutes ces blessures béantes à
– il ne manque que le doigt lumineux). Il peut aussi devenir un point de pacification qu’on ne soupçonnait plus forcément
un héros sans attaches. Dans les années 1980, Spielberg possible. Le film regarde frontalement et accepte le divorce,
affectionne les orphelins dickensiens, comme le petit n’idéalise ni ne diabolise aucun des deux parents et n’est pas
Demi-Lune du Temple maudit, ou le jeune James d’Empire vraiment le récit d’une adolescence malheureuse. La vie n’y
du soleil. Dans ce film oublié mais pas si mineur, Spielberg a pas le sens limpide des fictions et est rendue à un certain
94
opère une démystification agressive de l’idée de foyer : chaos cassavetien. Il offre en tout cas un codex incroyablement
le luxe aristocratique dans lequel grandit l’enfant est précieux à faire dialoguer avec toute l’œuvre qui le précède,
insupportable d’indécence comparée à l’extrême pauvreté hantée par les motifs qui prennent ici forme : un train électrique,
une nuit de Noël, un candélabre à sept branches… le film est
comme une crypte remplie de symboles, une pierre de Rosette
↓
sans laquelle nous n’aurions peut-être pas pu déchiffrer,
Leonardo DiCaprio dans
Arrête-moi si tu peux
comme nous pouvons tenter aujourd’hui de le faire, l’œuvre du
(2002). Ou l’enfant-adulte réalisateur le plus célèbre du monde. On ne refuse pas une
en fuite perpétuelle. excuse pour revoir tout Spielberg. ♦
Steven Spielberg
DE STEVEN SPIELBERG
permet de mettre au point son premier
effet spécial : des coups de feu réalistes.
Son père (peut-être le meilleur rôle
de Paul Dano, pour une fois apaisé) en
est fort impressionné. Mission accomplie
pour l’apprenti cinéaste qui place d’emblée
sa pratique sous le signe du contrôle
plutôt que du lâcher-prise (soit les deux
points cardinaux autour desquels
s’organise toute mise en scène). Mais ce
tropisme ne va pas tarder à vaciller avec
l’irruption inattendue du réel, cet effet
spécial plus fort que le réalisme. Alors
que Sammy aimerait consacrer son
week-end à monter sa dernière œuvre
de fiction, son père lui intime de
se concentrer plutôt sur le montage du
documentaire qu’il a tourné avec toute
la famille en camping, et qui fera tant
plaisir à sa mère déprimée. Le fiston
regimbe mais s’exécute.
Et c’est ainsi, dans le secret de sa
chambre d’adolescent transformée
Le pouvoir de la mise en scène peut-il en salle de montage, que se termine
brutalement le temps de l’innocence.
protéger du fracas anarchique de la vie ? Tout en rotations et en répétitions,
95
Spielberg joint le roman familial à la c’est l’une des plus belles scènes que
Spielberg ait jamais filmées. Deux mains
réflexion introspective sur sa vocation. d’adultes qui s’effleurent, la découverte
Sublime. Texte Jacky Goldberg d’une liaison secrète, un nœud gordien
psychanalytique que les ciseaux de
monteur n’osent pas couper. Le choc
T
out commence par un train. ↑ est brutal. Le contrôle n’y peut plus rien,
Mateo Zoryan
Un train qui avance dans et le train familial déraille, pour de bon,
Francis-DeFord dans
la nuit (américaine), sur un The Fabelmans,
croit-on. La vie, son bordel, sa cruauté
écran de cinéma, et devant apprenti cinéaste et ont gagné. Et Sammy/Steven promet
lequel s’ébahit un enfant de 6 ans, que alter ego de Spielberg. qu’on ne l’y reprendra plus à croire qu’il
ses parents ont amené voir Sous le plus est possible de s’en protéger derrière
grand chapiteau du monde de Cecil B. l’œilleton de la caméra… Mais bien sûr,
DeMille en 1952. Cet enfant s’appelle Or Truffaut, que Spielberg a casté il changera d’avis, fera d’autres courts
Sammy Fabelman, mais il est en réalité dans Rencontres du troisième type, hante métrages, et bientôt des longs, jusqu’à
le double de Steven Spielberg, qui secrètement The Fabelmans. Tôt dans celui-ci qu’il n’a mis en chantier
raconte dans ce film – l’un de ses plus le film, le jeune garçon reçoit pour qu’après la mort de ses parents (en 2017
beaux – ses années de formation, sur Hanoukka un train électrique, qu’il jouit et 2020). Après la démonstration
fond de foyer familial en crise. En de faire crasher, avant que sa mère de force qu’était West Side Story (2021),
attendant, le nez en l’air, le petit Sammy (Michelle Williams, incandescente) ne Spielberg s’autorise ici la fragilité,
n’en revient pas de ce qu’il voit : un train lui explique le superpouvoir du cinéma : le dénuement, voire par endroits
qui en percute un autre et provoque un la mise en scène. En filmant et en le relâchement – et c’est absolument
gigantesque accident semblant déborder montant l’accident, lui explique-t-elle, sublime. ♦
de la toile. Et si ce n’était finalement que il pourra “contrôler” le déraillement, se le
ça, le cinéma, avec ses films qui repasser encore et encore. Voilà la grande The Fabelmans de Steven Spielberg,
“avancent comme des trains dans la nuit”, leçon truffaldienne – le cinéma comme avec Gabriel LaBelle, Michelle
Les Inrockuptibles №18
“plus harmonieux que la vie”, par la seule art du “mensonge organisé”, opposé Williams, Paul Dano (É.-U., 2022,
force du découpage ? à la “vérité en vrac”, l’artifice au service 2 h 31). En salle le 22 février.
On reconnaît là une des citations les plus de l’émotion – que le film va s’évertuer
célèbres de François Truffaut, une tirade à appliquer et à mettre en crise, par une
qu’il prononce lui-même, ou plutôt son dialectique follement poétique.
double Ferrand, dans La Nuit américaine. Après ses premiers essais rudimentaires,
Sammy réalise des courts métrages.
De plus en plus complexes. L’un d’entre
eux, un western appelé Gunsmog, lui
Les Inrockuptibles №18 96 L’enquête
À l’assaut
S
i l’histoire du féminisme s’envisage
97
par vagues, celle-ci pourrait être faite
de mots et de papier : depuis MeToo,
on assiste en France à l’éclosion de
dizaines de structures et de collections
qui ont choisi de mettre le féminisme
au cœur de leur ligne éditoriale. la réflexion féministe au cœur de leur démarche. Point d’orgue
Littérature, essais, BD, poésie, événementiel de ce raz-de-marée d’écrits post-MeToo,
jeunesse, voire les cinq en même temps, les maisons d’édition un Salon du livre féministe a vu le jour en 2021, en plein cœur
investissent toutes les manières de raconter, d’étudier ou de Saint-Germain-des-Prés.
d’analyser notre société au prisme des femmes et du genre,
donnant naissance à des centaines de titres qui trouvent leur UNE NOUVELLE VITALITÉ
place dans les rayons des enseignes culturelles ou dans des En France, rien de comparable ne s’était produit depuis les
librairies spécialisées qui, elles aussi, essaiment dans tout le années 1970, au cours desquelles sont apparues les premières
pays. Parmi les exemples récents, Virginie Despentes annonçait maisons d’édition et collections féministes. Dix ans après la
l’an passé la création de sa maison d’édition (La Légende, première collection “Femmes” créée en 1963 – chez Denoël-
dont on est sans nouvelles pour l’instant), tandis que Vanessa Gonthier, imaginée par Jean-François Gonthier et Jean-Louis
Springora lance en ce mois de mars, chez Julliard (maison Ferrier, qui en confièrent la direction à Colette Audry –,
dont elle a assuré la direction jusqu’en septembre 2021), “la première maison d’édition féministe française, Des Femmes,
une collection baptisée “Fauteuse de trouble”, souhaitant est créée par Antoinette Fouque”. Et, dans le même temps,
notamment “articuler érotisme et féminisme”. “des maisons généralistes ont lancé des collections féministes, comme
Les médias féministes ou apparentés, comme la revue Pierre Horay, Minuit, Seuil ou Stock”, détaille Isabelle Boisclair,
La Déferlante, qui sortira son premier livre au mois d’avril, professeure en études littéraires et culturelles à l’université de
ou le podcast Les Couilles sur la table sous la houlette Sherbrooke (Québec). “Avec le MLF [Mouvement de Libération
de Victoire Tuaillon, qui a lancé en 2021 sa “Collection sur des Femmes], qui avait le vent en poupe, les grandes maisons
la table” chez Binge Audio Éditions, se diversifient en d’édition se sont mises à créer des collections de femmes. Mais cela
investissant aussi le domaine. Une palanquée de nouvelles n’a pas duré, c’étaient des démarches opportunistes qui se sont
Les Inrockuptibles №18
autrices se voit offrir des contrats : malgré des à-valoir arrêtées assez rapidement”, se souvient Christine Villeneuve.
souvent modiques, elles sont, pour certaines, représentées Avec Élisabeth Nicoli, elle dirige justement la maison d’édition
par des agentes qui défendent leurs intérêts en mettant Des Femmes-Antoinette Fouque, la seule qui, cinquante ans
après sa création, n’a jamais cessé d’éditer.
Émanation directe du MLF, dont Antoinette Fouque (décédée
en 2014) fut l’une des cofondatrices, la maison servait
à prolonger le travail militant du mouvement : “Pour le
Mouvement de Libération des Femmes, il s’agissait de passer d’une
…
période de très grande oralité, faite de débats et de discussions,
“Tout le monde a sa place
L’enquête
primordiale”, se réjouit la première. “On est restées, pendant washing, voire à de viles stratégies visant à étouffer la
des années, un peu esseulées”, sourit la seconde. concurrence par le biais de la surproduction. Marie Hermann
a fondé à Marseille en 2019 les éditions Hors d’atteinte.
INDÉPENDANTES On lui doit notamment la réédition et l’actualisation en 2020
VS. GRANDS GROUPES de l’ouvrage collectif culte des années 1970 Notre corps,
En effet, il était temps. Pour Emmanuelle Josse, cofondatrice nous-mêmes (Our Bodies, Ourselves, en VO), indispensable
de la revue La Déferlante, qui publiera en avril La Fin des manuel de santé féministe écrit par des femmes et best-seller
monstres – Récit d’une trajectoire trans, de l’auteur transgenre intergénérationnel.
Tal Madesta, “cette multiplication des propositions rattrape un En tant que militante féministe, elle se réjouit évidemment de
retard typiquement français”. Un constat que dresse aussi l’ampleur prise par le sujet ces dernières années, mais elle
Marion Mazauric, elle qui édite depuis le début des années 2000 n’en reste pas moins méfiante. “D’un côté, c’est positif que cela
des écrivaines féministes dans sa maison d’édition indépendante prenne beaucoup de place et bénéficie d’une grande visibilité. Tout
Au diable vauvert, qu’elles soient françaises, comme le monde a sa place à partir du moment où l’on est transparent
Wendy Delorme et Coralie Trinh Thi, ou américaines, comme sur qui l’on est, d’où vient l’argent et où il va. Ce principe qui
Angela Davis, Lydia Lunch ou l’autrice de science-fiction consiste à se faire passer pour une maison d’édition indépendante
afroféministe Octavia E. Butler. “On a démarré avec des livres en ayant les moyens d’un gros groupe, je trouve cela profondément
qui sont en plein succès vingt ans après. Octavia E. Butler est notre malhonnête”, dit-elle. Marion Mazauric dénonce aussi de telles
première auteure publiée en 2001. Au départ, elle ne se vendait pratiques et ne donne pas cher de leur longévité : “Les gros
pas du tout : moins de 1 000 exemplaires alors que les traductions groupes industriels créent des labels alternatifs en gommant leurs
valent plusieurs milliers d’euros ! C’était catastrophique”, marques. Mais cela durera trois ans et quand ils verront que
se souvient-elle, avant de déplorer : “On est dans un pays ce n’est pas lucratif, ils s’arrêteront”, prévient-elle.
conservateur culturellement, et ce conservatisme s’applique aussi
au genre. Pendant vingt ans, personne ne parle des gender studies. UN MARCHÉ LUCRATIF ?
Puis surviennent MeToo et Black Lives Matter, et tous les gros Cela ne fait aucun doute, à de rares exceptions près, l’édition
groupes se disent que ça va se vendre.” féministe reste principalement une affaire de passion, de
Loin de cette logique opportuniste, Marion Mazauric lance nécessité (intellectuelle) ou de militantisme, bien plus qu’un
Les Inrockuptibles №18
en ce mois de mars la collection écoféministe “Nouvelles business juteux. Les succès colossaux de Virginie Despentes
Lunes”, fruit d’une “rencontre fatale” avec l’autrice Élise chez Grasset (autour de 275 000 exemplaires pour
Thiébaut, qui la dirige. Le projet prend la forme d’une Cher Connard), de Vanessa Springora dans la même maison
(Le Consentement s’est écoulé à 173 000 copies) ou de
la papesse de l’essai féministe Mona Chollet (chez
La Découverte/“Zones”, 350 000 Sorcières écoulées et
170 000 ventes pour Réinventer l’amour) sont les séquoias qui
cachent la forêt de bonsaïs. Une réalité dont les éditrices
féministes ont parfaitement conscience.
Pour l’équipe de la revue La Déferlante, déjà
présente en librairie, lancer une maison d’édition
apparaît comme un moyen de diversification
naturel, mais l’objectif reste modeste, avec deux
à cinq titres par an seulement. Emmanuelle Josse
connaît bien le monde de l’édition et ne nourrit
aucune illusion : “L’édition est un écosystème
où les salaires sont en moyenne très bas, chaque livre
s’inscrit dans une économie de prototype, on ne
peut pas prévoir le succès d’un ouvrage”, admet-elle.
Pour La Fin des monstres, elle vise des ventes
à hauteur de 6 000 exemplaires environ, dont
une partie via une campagne de précommande
auprès des abonné·es de la revue (qui sont 8 500
à l’heure actuelle).
Avec “Nouvelles Lunes”, Marion Mazauric ne fait
pas non plus de plans sur la comète. Elle réédite
en ce mois de mars Le Sexocide des sorcières (1999),
de la mère de l’écoféminisme Françoise d’Eaubonne,
et “en espère quelques milliers, pas plus”. Sans doute
mise-t-elle davantage sur la deuxième référence de
la collection : un roman baptisé 2060, qu’elle
devrait publier à l’automne et qui marquera l’entrée
en littérature de la militante, podcasteuse et autrice
à succès Lauren Bastide, dont les deux essais parus
chez l’indépendant généraliste Allary se sont
écoulés à 25 000 exemplaires chacun (le second,
Futures, sorti fin 2022, n’étant qu’au début de son
exploitation).
De Notre corps, nous-mêmes, évoqué plus haut,
Marie Hermann a écoulé près de 20 000 exemplaires,
un chiffre lui aussi mirobolant pour un livre
féministe de non-fiction. Plus généralement, quand
un ouvrage fonctionne très bien chez elle, à l’instar
du Comment devenir lesbienne en dix étapes de
Louise Morel, paru l’an dernier, ce sont environ
5 000 exemplaires qui sortent de caisse. Des
résultats qui lui permettent depuis peu de maintenir
la tête hors de l’eau. Jusqu’ici, elle était contrainte
de cumuler les jobs périphériques – traduction,
édition pour d’autres, rédaction, modération,
interprétariat… la liste de ses compétences est sans
fin. Chez les indépendantes, éditer sur le temps
libre est la règle, même si certaines, comme
les jeunes éditions Daronnes (en 2022, Survivre
au taf de Marie Dasylva et Avortée de Pauline
Harmange), espèrent un jour pouvoir s’y consacrer
entièrement.
Mais ce travail non rémunéré a aussi cours dans
des maisons d’édition détenues par des groupes.
En 2015, Isabelle Cambourakis lançait la collection
“Sorcières” chez Cambourakis, maison d’édition
fondée par son frère (en 2006, et qui a rejoint
le groupe familial Actes Sud en 2013). C’est à elle
et à ses publications que l’on doit en grande partie
le regain d’intérêt pour les écoféminismes, à travers
la traduction des textes de Starhawk, notamment.
Isabelle Cambourakis fut aussi l’une des premières
à publier des traductions françaises de bell hooks
ou de Dorothy Allison, offrant une place de
choix à l’afroféminisme et à la littérature queer.
Dernièrement, elle a publié Viendra le temps du feu
de Wendy Delorme, suscitant un engouement
sans précédent pour son autrice. …
L’enquête
100
dans la maison d’édition”. Les deux jeunes femmes avaient satisfaire les deux parties et les protagonistes apparaissent
à cœur de mettre leurs compétences au service d’une ligne épanouies dans leurs différentes missions. Mais cette part
éditoriale féministe, tout en assumant un positionnement de travail gratuit pose néanmoins la question de la place
des femmes dans l’édition.
Au prétexte d’assouvir leur passion pour la littérature ou
leur engagement pour le féminisme, celles-ci y occupent en
effet le plus souvent des fonctions mal payées et dévalorisées.
Marie Hermann, passée par différentes maisons avant de
fonder Hors d’atteinte, raconte : “J’ai beaucoup souffert dans
“On est quand même
ZANELE MUHOLI
01.
02 Cape Town/Johannesburg and Yancey Richardson, New York © Zanele Muholi
21.
Bester V, Mayotte, 2015. Courtesy of the Artist and Stevenson,
05.
Conception graphique : Joanna Starck
23
PHÉNOMÈNES
Icône de la nuit depuis près de dix ans, à Paris des artistes comme Shygirl, a deux autres bébés : Club Visage et
c’est plutôt le soir que nous sommes Coucou Chloé ou encore Eartheater. Œstropolis, plus politisés. “Parkingstone
habitué·es à la croiser. Simone a créé Elle met un point d’honneur à créer des a pris une telle ampleur que le côté
les soirées Parkingstone, qui défient line-up qui sont des “premières France”, intime, scène émergente et communauté
les frontières entre les genres musicaux comme elle les appelle. LGBTQIA+ commençait à disparaître.
et les genres tout court. Des soirées pour En parallèle, j’avais besoin en tant que
celles et ceux qui ne trouvent pas leur “L’ART, LE CINÉMA femme trans de faire des chirurgies de
place dans le classique paysage festif ET LE TRAVAIL” féminisation faciale. C’est comme ça qu’est
parisien, puisqu’elles entrelacent projets Se mettre en danger avec des née Club Visage : des soirées organisées
hybrides, musiques de niche et programmations méconnues ne lui fait pour aider des personnes trans à financer
hyperpop. Simone, elle, les définit pas peur. Simone passe des heures leurs soins et opérations de réassignement.”
comme “un projet protéiforme anti-white sur Soundcloud, où elle peut “trouver Quant à Œstropolis, l’idée est de booker
cube et transdisciplinaire”. un an de line-up en deux-trois jours”, des plateaux exclusivement féminins,
En 2013, lorsqu’elle arrive à Paris, puis ne plus écouter de musique dans une nuit parisienne où les hommes
Simone commence à travailler la nuit, pendant deux semaines, avant, ensuite, cis occupent encore trop souvent
tenant la porte ou les vestiaires de clubs, de “recommencer à zéro”. Lorsqu’elle le devant de la scène. “Avant tout, avec
bossant avec le collectif transgenre, troque sa casquette de “curatrice Œstropolis, je voulais représenter la scène
festif et pionnier Shemale Trouble, tout événementielle” pour celle de DJ, Simone trans : fem [personne adoptant les codes
en assistant l’artiste Orlan. Deux ans joue de l’indus, du hardcore, du gabber. du vestiaire féminin] de manière générale,
plus tard, elle organise sa première soirée “Généralement, je vide les salles”, plaisante- mais aussi queer, pédé fem et hommes
Parkingstone à La Jarry, ancien squat t-elle. Ce que cela raconte d’elle ? Un trans, bien sûr”, raconte-t-elle.
de Vincennes, un grand parking de quotidien trash : “Je me fais agresser quasi D’ici le mois de juillet, le calendrier
bagnoles avec plein de stoners qui zonent quotidiennement en tant que femme trans de Simone est rempli, avec l’organisation
dedans. “D’où le nom de l’événement. Ça dès que je sors de chez moi. Je vis du RSA de huit soirées. Et comme elle estime
sonne comme un road movie 90’s à la Gregg alors que je travaille comme une dingue. Ma ne jamais assez travailler, elle prépare
Araki.” À cette soirée, Bonnie Banane vie sentimentale, c’est de la merde, et je ne une première édition d’un festival
Les Inrockuptibles №18
fait ses premiers pas sur scène, et Marcel parle pas à ma famille biologique… Ma vie Parkingstone pour la rentrée scolaire
Alcalá performe en “bodypaintant tout est trash, et c’est tout ce que je recrache en 2023. Une fête toujours plus folle
le monde”. Simone, elle, mixe sous le tant qu’artiste.” qui s’étendra sur plusieurs jours. ♦
pseudo de Drame Nature. C’est un ami Fille d’un gardien de prison et d’une
qui l’a surnommée ainsi. Parce qu’elle mère qui travaille à la Caisse primaire Œstropolis le 10 mars, Club Visage
est un peu drama, Simone. “Mais il d’assurance maladie, Simone a grandi le 10 avril et Parkingstone le 13 mai
en Picardie “dans un milieu paumé et (lieux à définir).
lent”. Jusqu’à ses 25 ans, sa vie est entre
parenthèses. “Sur mes cinq années d’études
PHÉNOMÈNES 103 Les Inrockuptibles №18
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Les critiques
Les critiques
105
Avec l’aimable autorisation de Nan Goldin
↗
Nan Goldin, Self Portrait
with Scratched Back after
Sex, London, 1978 in Toute
Abonnez-vous à notre
la beauté et le sang versé newsletter quotidienne sur
de Laura Poitras p. 122. lesinrocks.com
Les Inrockuptibles №18 106 Les critiques
Musiques
Le chanteur et électronicien
neuf minutes, avant de proposer une
excursion sonore intitulée Mars balnéaire
107
par Les Inrockuptibles), et pourtant de la moustache.”
le chanteur et électronicien moustachu, Ce disque, Flavien Berger a d’ailleurs
reparti vivre à Bruxelles, est loin d’être choisi de le composer et l’enregistrer en
resté inactif, entre la composition du totale autarcie dans son antre bruxellois.
générique de l’émission L’Embellie d’Eva Les interventions de musiciens extérieurs
Bester sur France Inter, la réalisation sont réduites à deux bassistes (Carel
du disque Consolation (2022) de Pomme Cléril, Infinite Bisous), un percussionniste
au Québec, la bande originale du film (Franco Dragomir) et des arrangements
Tout le monde aime Jeanne (2022) par Code (Jérémie Arcache et Leonardo
de Céline Devaux et la création autour Ortega) sur Dans cent ans, l’odyssée d’un
du répertoire de Brigitte Fontaine quart d’heure qui fait précisément le tour
et d’Areski Belkacem avec sa complice de la trilogie et boucle la boucle :
Bonnie Banane pour l’Hyper Weekend “C’est maintenant/Le moment/Plongeon
Festival de la Maison de la Radio et dans/L’océan/Léviathan/Contre-temps/
de la Musique. Dans cent ans.” Car comme il le chante
À la manière de son single du comeback, dans Soleilles, le plus beau morceau
D’ici là, Flavien Berger nous happe de l’album, sinon de sa discographie
instantanément, sans avoir l’air d’y décennale, “C’est un
toucher. Comme si se dégageait langage que j’apprends/
l’impression d’avoir déjà entendu cent Celui des âges, celui du
fois ce morceau dans son répertoire temps”. On en reparlera
tout en tombant sous le charme de son encore dans dix ans. Au
évidence mélodique comme au premier moins. ♦ Franck Vergeade
jour. Les sifflements introductifs
et la mélancolie insidieuse du morceau Dans cent ans (Pan European
épousent parfaitement les paroles Recording/Idol/Bigwax).
mi-existentielles, mi-interrogatives : Sortie le 17 mars. En tournée française
“Je n’ai jamais vraiment compris ton à partir du 14 mars et concerts les
Les Inrockuptibles №18
109
des repères témoignant que l’intention
du quatuor, en dépit d’un probable mépris
des règles, n’a jamais été de faire table rase
du passé.
Dès l’introduction, il y a même l’évidente
envie de s’ancrer dans une histoire, de
débarrasser le rock de ses occupant·es qui le
jouent sans goût, sans panache pour mieux
le confronter à l’ambient, à la liberté du jazz
et, comme sur les disques précédents, au
hip-hop – ce bruit d’avion, perceptible dès
Nouvel album
les premières secondes d’Everybody Shatter,
est un clin d’œil à l’intro d’Illmatic, le premier
Sortie le 17 février
album de Nas, qui s’ouvrait en 1994 sur les
sons du métro new-yorkais.
Sur Shook, l’idée est effectivement de
proposer “un voyage qui débute et prend fin
à Atlanta”, la ville d’origine de Franklin
James Fisher et Ryan Mahan. D’où,
probablement, ce son moite, poisseux qui
ne tient pas en place et se confronte à d’autres
musiciens (Zack De La Rocha, Big Rube, Disponible en
Billy Woods, etc.), précisément dans
l’optique d’éclater les horizons. Durant CD digisleeve et vinyle gatefold
cinquante-cinq minutes, on se passionne
ainsi pour ce rock qui élabore une langue
percutante, à vif, dans
un mélange de fascination
Les Inrockuptibles №18
et d’incompréhension que
seuls les grands disques
parviennent à provoquer.
♦ Maxime Delcourt
Shook (Matador/Wagram).
Sortie le 24 février.
Les critiques FLICKER
de Death and Vanilla
à Charlie Steen et à sa bande pour se ambitieuses de Drunk Tank Pink (2021), avec Are You a Dreamer? (2019), les
remettre en branle et assurer un concert ses motifs complexes empruntés aux Suédois·es continuent d’étoffer leurs
surprise organisé deux soirs de suite à formations étiquetées post-punk et son sonorités en voguant vers une musique
leur QG du Windmill, ce rade de Brixton penchant new wave. Place à une liberté de plus en plus aérienne et lumineuse.
devenu au cours des années 2010 l’un de forme comme de ton, où les guitares Flicker questionne l’époque et ses crises,
des derniers bastions de la scène indie en roue libre, tantôt rageuses, parfois mais travaille avant tout la matière
du sud de Londres. Programmée au pied acoustiques, côtoient par enchantement dont sont faits les songes. Vacillement,
levé par le manager du groupe, avec des notes de piano et de batterie feutrée scintillement, mais aussi lueur d’espoir,
pour seule condition de proposer (la superbe Orchid). ce disque est celui d’un nouveau départ.
exclusivement des morceaux inédits à Entre coups de sang en règle (Alibis, Baroque, psychédélique et foncièrement
chaque performance, cette double date The Fall of Paul), tension et gravité pop, il ravira toujours les adeptes
devait surtout servir de prétexte à palpables, Charlie Steen et ses de Beach House ou de Broadcast, tout
redynamiser un quintet mis à mal par camarades délaissent l’introspection en alignant des compositions
une panne d’inspiration. pour désormais saisir le monde qui les plus personnelles. Death and Vanilla
De cet ultimatum, Shame est sorti entoure, jusqu’à afficher plus que jamais redynamise ainsi la
vainqueur, aussi galvanisé par la force de son collectif (la poignante All dream pop et s’impose
l’expérience que libéré de toute the People). Chaque instrument dispose définitivement comme
contrainte. Et sur la dizaine de chansons alors d’une grande liberté de l’un de ses meilleurs
tests composées pour l’occasion, mouvement, les rôles sont partagés et les ambassadeurs.
six d’entre elles ont fini par donner corps refrains se chantent en chœur. Et c’est ♦ Arnaud Ducome
à un troisième long, Food for Worms, sans doute là que les Anglais tiennent
où subsistent les traces d’un lâcher-prise leur remède à l’aliénation qu’ils ne Flicker (Fire Records/Kuroneko).
et d’une communion certaine, ce que cessent d’évoquer sous différentes Sortie le 17 mars.
les Londoniens n’avaient pas manqué formes (Fingers of Steel,
d’observer au cours de leur épreuve Adderall). Se serrer les
impromptue. coudes pour s’en sortir
Contrairement aux deux précédents et aller de l’avant. Ça ne
albums, Shame s’est donc mis en tête peut que s’entendre.
Les Inrockuptibles №18
Musiques
TRIBUTE
Le Marseillais s’aventure
hors de la recette musicale
15 AVRIL 22 AVRIL
qui a fait sa réputation. YASIIN BEY CHASSOL JOUE BASQUIAT
Et nous emporte ailleurs. 16 AVRIL 23 AVRIL
AMBROSE AKINMUSIRE & ERIC BIBB & FRIENDS
Lorsqu’un musicien tient un concept,
FRIENDS JOUENT
et est reconnu pour celui-ci, il lui devient
CHARLIE PARKER
difficile de s’en écarter. Depuis 2019,
Johan Papaconstantino est identifié pour
ses rythmiques syncopées, presque
caribéennes, ses mélodies de bouzouki CONCERTS
pleines de demi-tons et sa voix
habilement modulée. C’est comme une
ossature qui tiendrait sa musique et
sans laquelle la mise en danger est plus
grande. Après Contre-Jour (2019) et
le carton de sa reprise des Mots bleus de
PUB BASQUIAT_INROCKS_110x141.indd 1 02/02/
Christophe, le Marseillais sort donc un
premier album qui ne peut se contenter
d’habitudes artistiques, au risque
de lasser. Sur Premier Degré, l’enjeu est
donc d’aller voir ailleurs.
Voici donc Johan Papaconstantino
qui raconte en musique la genèse de son
esthétique. En invoquant le passé,
les paysages grecs, les bruitages littoraux,
il rend hommage à une tradition sonore
qu’il a décortiquée et apprivoisée. Il la
marie à ses paradigmes fétiches, faisant
Pooneh Ghana/Dead Oceans · Anna Branhede/Rire Records · Jehane Mahmoud/Animal63
Un précipité de pop en
clair-obscur qui consacre
définitivement le talent
du groupe parisien.
Il se passe décidément
de belles choses dans
la French pop. Après
une incartade réussie
sur le premier album
des copains d’Eggs,
autre grande
formation indie pop
hexagonale du
moment, Margaux
Bouchaudon (chant)
et Camille Fréchou
(saxophone)
retrouvent Maxence
Tomasso (guitare),
Vincent Hivert
(basse) et Adrien
Pollin (batterie)
autour de Principia,
troisième album
très attendu. En Attendant Ana, toujours
porté par la voix étincelante de Margaux
113
Bouchaudon, livre ainsi dix morceaux
inspirés où s’entrelacent cuivres triomphants
et guitares claires et tranchantes. Souvent
comparé à Lætitia Sadier, Electrelane
ou Camera Obscura, le quintet parisien
ne cesse de confirmer son talent depuis
Lost and Found en 2018 – l’excellent label
américain Trouble in Mind ne s’y est
d’ailleurs pas trompé en les éditant encore
après Juillet (2020).
Premier disque entièrement confectionné
par le groupe lui-même, Principia
démontre la surprenante maîtrise
Milo Chaix/Versatile ∙ Steve Gullick/Tough Love Records · Arno Muller/Trouble in Mind Records
autour desquelles s’articulent les désirs. En peinant à amalgamer un versant hilare et inquiet, l’extraordinaire Foot,
C’est en tout cas ce que faisait miroiter pertinent de sa palette à son registre sur fond de visions comico-acides
What They Call Us, manuel de survie militant, Fever Ray fait de Radical et de ballon rond.
queer en milieu professionnel (le titre Romantics une suite Laissant le stade entier
fait référence aux rumeurs écartant les dispensable, plus acclamer debout
employé·es LGBTQI+ des métiers de nostalgique que la belle victoire des
Les Inrockuptibles №18
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tions de services, téléchargements, billetterie). Offre valable dans les magasins Fnac participant à l’opération. Offre non cumulable avec toute
autre remise ou promotion réservée ou non aux adhérents. Dans la limite des stocks disponibles.
Deena Abdelwahed.
de mélodies charnelles. Seule certitude : ces treize morceaux
ont été imaginés à partir des mêmes
Le premier sentiment éprouvé en éprouvettes que We Don’t Need to Be
écoutant Al Hadr, le premier album Enemies et Libra, deux EP qui, en 2020,
de Sabrina Bellaouel, c’est ce goût de en disaient long sur la dualité, la richesse
l’inconnu, primordial dans le plaisir et les contrastes à l’œuvre dans
Les Inrockuptibles №18
je l’aurai un jour,
je sais qu’elle m’attend.”
♦ Franck Vergeade
Le chanteur et master
FANTASY
de M83
couteau dans le cœur (2018) tandis que Awards, Gonzalez donne le sentiment ♦ Vincent Brunner
son aîné collabore à l’écriture d’hésiter entre deux destinations,
des paroles –, a prolongé cette vision. les hymnes transcendants taillés pour Fantasy (Virgin Records/Universal).
les stades et les longs paysages Sortie le 17 mars.
ambient. Avec Fantasy, il semble
embrasser un destin médian.
pamphlet contre l’impunité dont jouissent les puissant·es, inscrits les noms de Barbara Goldin, David Armstrong,
à l’instar de Citizenfour (2014), antépénultième film de Cookie Mueller, Peter Hujar, David Wojnarowicz et
Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé est, malgré ceux des morts dus à l’OxyContin. Mais un cimetière
la charge parfois à gros sabots de son activisme, un objet d’une beauté ahurissante, fleuri, célébrant des vies
plus complexe qu’il n’y paraît. La cinéaste prolonge menées tambour battant et à la marge.
d’abord l’antinomie de son beau titre à l’intérieur du Car, au fil des rencontres, Nan Goldin a trouvé dans la
Les Inrockuptibles №18
documentaire, tout à la fois une ode à la vie et un communauté LGBTQIA+ une seconde famille. Elle a été
mausolée. Le premier lien qui fait tenir le film ensemble l’une des figures d’un âge d’or de la contre-culture new-
est celui de la difficulté à vivre et la probabilité de yorkaise dont elle a capturé l’énergie queer, désargentée,
trash, fêtarde, junkie, hédoniste et libre. La façon dont
le film fait coexister souffrance et joie est prodigieuse.
Elle prononce une phrase qui saisit, avec un sens aigu de
la formule, la bipolarité de ce sentiment : “Nous utilisions
Cinémas
123
l’humour comme un mécanisme de survie”, propos dont
on se dit qu’il constitue une belle définition du camp.
Si Toute la beauté et le sang versé est une lumineuse
oraison funèbre visant à inscrire au fronton des injustices Loin d’être un effacement aveugle, le documentaire
les noms des mort·es de l’OxyContin, le film sait qu’on montre à quel point la disparition du nom des Sackler
n’ajoute pas sans effacer. Le projet militant qu’il est à replacer dans un intense rapport à l’histoire,
documente vise en effet à opérer un transfert de visibilité celle des luttes de santé publique, de l’impunité des
en faisant disparaître des grands musées la plaque sur puissant·es et plus largement d’une culture de la
laquelle est inscrit le nom de Sackler (par exemple, l’aile domination patriarcale. “Tous les riches craignent qu’on
Sackler du MET ou le centre pédagogique Sackler du se penche sur leur argent sale”, finit par dire Nan Goldin
Guggenheim). En cela, il se rapproche de la cancel culture pour souligner un important angle mort du monde
du “mouvement woke”, telle que la définit Laure Murat de l’art, celui de l’odeur de l’argent qui finance les
dans son brillant essai Qui annule quoi ?, paru l’an institutions. Le film fait voler en éclats ce tabou
dernier : “Un mode d’expression et de protestation, composé du mécénat en jouant sur les armes qui ont toujours
Les Inrockuptibles №18
de discours et d’actions concertées relevant de droits été celles de Nan Goldin : le tissage d’un puissant réseau
politiques : manifester, boycotter, lancer des alertes.” d’amitiés, notamment sororales, et la croyance
en l’extraordinaire pouvoir des images qui découle
de ces amitiés. ♦ Bruno Deruisseau
↑
Buzz and Nan at the Toute la beauté et le sang versé de Laura Poitras
Afterhours, NYC, 1980. (É.-U., 2022, 1 h 57). En salle le 15 mars.
Les critiques Réaliste au fil de scènes quasi
documentaires où Ana et ses copines
jouissent de dire n’importe quoi,
à la fois insensées et sensées, notamment
lorsqu’une jeune lesbienne annonce,
lassée des filles compliquées, qu’elle va
se mettre aux mecs, “parce qu’ils sont
EL AGUA plus cons”. Par le fait à l’occasion d’une
compétition de pigeons domestiqués,
d’Elena López Riera où quelques jeunes coqs locaux n’ont
qu’une hâte, se foutre sur la gueule.
Fantastique et fantasque aussi bien
Que son étrangeté prenne source dans le feu quand une jeune mariée déambule de
adolescent ou des pluies torrentielles, nuit vers son río bien aimé que lorsque
le film rêve de raves ou prend le temps
ce premier film espagnol déploie un récit de cadrer des fragments de paysages
urbains délabrés mais qui, sublimés
d’émancipation à l’énergie prodigieuse. par l’image (beau travail du directeur
de la photo Giuseppe Truppi), nous
El Agua, premier long métrage d’Elena enchantent.
López Riera, est une inquiétude sur la Histoire de glace, image de feu. Les deux
force du destin ou, du pareil au même, incarnées au plus haut par l’actrice Luna
sur la puissance du désir qui n’est jamais Pamies, Ana belle et rebelle, flottante
plus pur, plus dur que lorsqu’il ne sait découvre petit, canal minable charriant et indécise, comme une citation
pas ce qu’il désire. Ana, adolescente les saloperies ordinaires de notre monde sidérante de l’Ophélie de Rimbaud :
de 17 ans dans une petite ville du sud-est bousillé, mais qui pourrait sortir de son “Voici plus de mille ans que la triste
de l’Espagne, ignore ce dont elle a envie. lit pour peu qu’il ait envie d’une femme. Ophélie/Passe, fantôme blanc, sur le long
Elle est d’ici, dans un bistrot tenu par sa Gare au río quand il tombe amoureux, fleuve noir./Voici plus de mille ans que sa
mère Isabela et sa grand-mère Angela, il devient grande et furioso. douce folie/Murmure sa romance à la brise
toutes deux réputées brujas, maudites C’est ce que dit la légende, égrenée face du soir.” Tout le reste du poème est
sorcières. “Je suis là, je passe l’été”, dit Ana, caméra par quelques villageoises qui la meilleure critique du film. La morale
ancrée mais avide de larguer les amarres. sont comme les historiennes chez Sade : d’El Agua n’en est pas une, mais un
Qui sait, en s’embarquant avec José, préposées au récit, l’objectivant, tout programme politique énoncé par ce récit
un beau garçon de service ? en le rendant romanesque et, partant, résolument féministe : “Qu’ils aillent tous
Cette romance n’a de consistance que acceptable. Elles sont drôles les se faire foutre !” ♦ Gérard Lefort
124
parce qu’elle devient sous nos yeux historiennes d’El Agua, mais au sens
émerveillés une fable, revenue d’un inquiétant du terme. On les croit parce El Agua d’Elena López Riera, avec
passé immémorial qui nous constitue qu’elles ont raison d’avoir peur. Le film Luna Pamies, Bárbara Lennie,
autant qu’il nous dépasse et nous avance à tâtons sous la menace d’une Nieve de Medina (Esp., Suis., Fr.,
subjugue. L’eau de rose présumée se inondation très réelle dont on verra, 2022, 1 h 44). En salle le 1er mars.
métamorphose en eau noire, celle in fine, les effets catastrophiques. Mais Retrouvez le portrait de la réalisatrice
d’un fleuve sans nom, un río que l’on le débordement est aussi irréel dans p.18.
le pacte, plutôt à la vie qu’à la mort,
qui unit Ana et le río. El Agua est le récit
de cette passion de déraison.
THE WHALE
caressé par le soleil qui figure et accueille l’amitié ou l’amour,
qu’importe, de Léo et Rémi, 13 ans. Le jeune cinéaste belge
de Darren Aronofsky
dépeint avec une infinie délicatesse, une précision toujours
chirurgicale ce lien, puis la contamination progressive
de cette harmonie par ces schémas qui refusent l’altérité.
EO de Jerzy Skolimowski
film tout aussi poussiéreux ? Sans jeu de mots,
tout est lourd dans l’histoire de ce prof qui
donne des ateliers d’écriture à distance 22 février 2023 • ARP / Universal
(il ne peut quasiment plus bouger) et a décidé Voir à travers les yeux d’un être sans parole, c’était déjà le
de se suicider en mangeant au point de faire pari d’Essential Killing, film de traque dans une forêt
exploser son cœur gros. Et devinez quoi ? enneigée d’un évadé prisonnier rendu à l’état d’animal. Avec
EO, Jerzy Skolimowski épouse le regard d’un âne aux yeux
Il est fan de Moby Dick d’Herman Melville…
mélancoliques. Dans cette réinvention d’Au hasard Balthazar
Les acteur·rices jouent mal (même l’excellente de Robert Bresson, le cinéaste polonais fait parcourir
Sadie Sink, révélée par Stranger Things), le monde déréglé et désespéré des humains à son équidé en
les dialogues sont affligeants, expliquent tout perpétuelle fuite. Un ovni sensoriel à la forme heurtée,
à celles et ceux qui auraient des problèmes virtuosement radical.
de compréhension, et l’image est très laide.
Les effets spéciaux – pour faire encore
davantage grossir Brendan Fraser
PACIFICTION d’Albert Serra
(oui, l’acteur de La Momie), qui a évidemment 7 mars 2023 • Blaq out / Arcadès
Un haut-commissaire (Benoît Magimel, immense) suspecte
pris du poids pour le rôle (attention, film
la reprise d’essais nucléaires sur l’île de Tahiti. L’intrigue
à Oscars !) – sont si voyants qu’on se croirait aurait pu appeler un déluge de pistes scénaristiques, mais
parfois dans un Pixar lugubre. Pacifiction nous pousse très vite à abandonner toute certitude
The Whale, scolaire et bébête, enfile les clichés pour alimenter l’opacité de son mystère irrésolu, prétexte
et les platitudes psychologisantes sur à l’égarement. Cauchemar ou rêve éveillé, le film explore les
la souffrance, l’adolescence, la vie, la mort, zones d’ombre d’un territoire, ce paysage mental traversé par
la coiffure de manière totalement et des visions hallucinées d’un réel sous influence paranoïaque.
paradoxalement désincarnée. Aucun cinéma Une expérience inédite et renversante.
ici, aucun inconscient, puisque tout ce que
la pièce a à dire, ce qui n’est pas grand-chose LE PHARAON, LE SAUVAGE ET LA PRINCESSE
– on est loin de La Grande Bouffe de Marco
Ferreri –, est explicité par des personnages
de Michel Ocelot
qui évoluent dans un décor qui sent bon la 21 février 2023 • Diaphana / Arcadès
peinture fraîche des retransmissions Une plongée dans l’Égypte antique, une autre en Auvergne
au contact d’une légende médiévale, puis une exploration
théâtrales de l’ORTF dans les années 1960.
des palais turcs du XVIIIe siècle pour un conte ottoman.
Le courageux Fraser, qui sort d’une traversée Avec Le Pharaon, le Sauvage et la Princesse, triptyque de films
du désert, a été nommé aux Golden Globes, courts, le maître de l’animation française Michel Ocelot nous
pour ce rôle, dans la catégorie meilleur invite à une déambulation poétique et magique à l’intérieur
acteur dans un film dramatique. Tant mieux d’univers enchantés et luxuriants, peuplés de princes
pour lui. ♦ Jean-Baptiste Morain et de princesses pris dans des récits gorgés de sentiments
qui embrassent le contemporain et visent l’universel.
The Whale de Darren Aronofsky, avec
Brendan Fraser, Sadie Sink, Samantha
Morton (É.-U., 2022, 1 h 57). DISPONIBLE À LA
En salle le 8 mars.
Les critiques qui se construit avant tout dans une
routine laborieuse partagée. On ne
trouvera ici aucun grand récit
biographique, aucune story, aucune
exégèse de l’œuvre, aucune connaissance
en surplomb de l’homme ou de sa
musique. Le film se tient au plus près
de ce que DGF et Leccia ont partagé :
la quotidienneté des répétitions,
le partage de moments parfois anodins,
l’observation des habitudes, manies,
micro-comportements d’une personne.
Ce que vise le film, c’est une présence.
Une présence filmée dans un perpétuel
présent (alors que le film brasse
plusieurs périodes, plusieurs concerts,
mais en effaçant tous les repères
chronologiques). Et là tient la réussite
CHRISTOPHE... Il faut avoir vécu tout près de un peu magique du film : un sentiment
Christophe et l’avoir beaucoup aimé d’être là, tout proche de cet être et ce
DÉFINITIVEMENT pour réussir un portrait aussi incarné chanteur merveilleux qu’était
de Dominique Gonzalez- que l’est Christophe… définitivement.
De fait, les plasticien·nes Dominique
Christophe. ♦ Jean-Marc-Lalanne
LAST DANCE
de Coline Abert
de Coline Abert, Last Dance est le du monde du spectacle et désabusé par C’est ce paradoxe étourdissant que
portrait d’un chef de bande vulnérable son emprise, il devient un sujet fascinant le documentaire parvient à saisir, dans
pris de doutes profonds sur son rapport parce qu’instable, en bouillonnement les adieux à une persona qui ne sonnent
à la scène, toujours un peu triste mais et en doute constants, donnant au film ni comme une fin ni un renouveau, mais
Les Inrockuptibles №18
qui donne le change avec charme. Cette cette forme excitante de laboratoire apparaissent comme un pur tracé fait de
question qui l’obsède donne au film sa intime, vibrant au plus près des visages lumière, d’ombres et de strass, célébrant
qui portent les traces indistinctement le triomphe harassé et flamboyant
mêlées du monde des artifices et de leurs de l’esthétique camp. ♦ Arnaud Hallet
coulisses. Vince le dit : la première fois
qu’il a incarné son personnage, il s’est Last Dance de Coline Abert (Fr.,
senti kidnappé par cette femme, trouvant 2022, 1 h 40). En salle le 22 février.
Cinémas
Un envoûtement
qui ne nous lâche plus
jusqu’à son ultime plan.
UN VARÓN
de Fabián Hernández
El
territoire (géographique, cinématographique)
et de ses représentations : L’Éden d’Andrés
Ramírez Pulido (lire p. 132) et Un varón de
Fabián Hernández. Tous deux conscients
de leur héritage, celui d’un cinéma heurté par
les violences d’un pays, proposaient d’en
Agua
redéfinir les codes pour imager les prémices
d’une possible guérison. Un varón s’ouvre
comme un casting sauvage ou une réunion type
127
Alcooliques anonymes. Face caméra, des
hommes d’âges différents confient leur rapport
à la masculinité, rapport invariablement tourné
vers l’assurance d’une force physique et
d’une virilité appréhendées comme les seules
armes permettant de survivre à la vie de la rue. UN FI LM DE
Au milieu d’eux, un visage plus jeune et ELENA LOPEZ RIERA
parfaitement indéfinissable. Il s’appelle Carlos,
et ressemble à un enfant perdu, issu des rêveries
de Peter Pan. Le film s’enfuit très vite et
définitivement de ce dispositif pour suivre
le garçon errant dans la ville et dans la nuit
comme un adulte, paradant avec les attributs de
cet homme qu’il doit être. Le film lui est dédié,
il marche dans ses pas non pour l’épier comme
un animal sauvage mais pour se tenir à ses
côtés, être cet œil qui le regarde et le console
dans une étreinte invisible. Un varón traverse,
en sachant la regarder, une ville en perdition,
sans que jamais le tableau pourtant chargé
ne dérive vers un misérabilisme de bidonville.
La beauté lyrique du film se situe justement
dans cet onirisme qu’il fabrique à force de jouer
sur l’indécision entre documentaire et fiction
pour lorgner vers un fantastique nébuleux.
Il la trouve aussi dans sa manière de reconduire
AFFICHE : ©JEFF MAUNOURY POUR METANOÏA
dont elle parvient à s’échapper. d’une œuvre guidée par ses comédiennes, Rebecca Marder, Isabelle Huppert
Évidemment, pour la justice, personnifiée cette causticité qui donne à l’ensemble (Fr., 2023, 1 h 42). En salle le 8 mars.
par Fabrice Luchini, juge réac pressé de la mélodie d’un refrain entêtant. Retrouvez notre entretien avec Isabelle
conclure l’affaire plutôt que de l’élucider, La salle d’audience était un espace Huppert et Nadia Tereszkiewicz p.28.
elle est une “délicieuse” coupable idéale d’écoute et de catharsis chez Alice Diop
qui s’inscrit parfaitement dans cette dans son sublime Saint Omer. Elle est,
chez Ozon, un terrain d’expérimentation
ludique et performatif pour des actrices
et pour des femmes s’emparant d’un lieu
pour mieux tordre le cou à l’image-
Cinémas
de Christophe Cognet
Une pluie battante sur une modeste et son après (des Sonderkommandos
étendue d’eau fait soudain recracher en train de jeter les corps dans une fosse
à la terre des particules blanchâtres, d’incinération).
un temps identifiées comme de petits conduit une enquête rigoureuse nourrie Entre la démarche d’un historien et
cailloux. Une voix révèle que ce sont de minutieux décryptages de chaque celle d’un juge d’instruction menant
des ossements humains. En une séquence cliché retrouvé et identifié à ce jour. une reconstitution, le cinéaste recompose
liminaire qui tombe comme un couperet, Entre les ruines, là où la nature a repris les faits et tente de comprendre
voilà résumée l’inestimable tâche ses droits et où le chant des oiseaux d’où ont été pris les différents clichés,
d’À pas aveugles : exhumer des cendres encercle les souvenirs de l’horreur, avec quelle méthode de dissimulation,
de la Shoah chaque empreinte qui la caméra foule la terre des camps ou encore interprète les intentions
pourra témoigner que cela a eu lieu. (Dachau, Buchenwald) jusqu’à conclure de l’émetteur ou émettrice de l’image.
Après Parce que j’étais peintre (2013), son mouvement à Auschwitz-Birkenau. De ces multiples interrogations déchiffrées
centré sur les peintures et dessins réalisés Le plus éprouvant mais aussi le plus avec une méticulosité admirable, le film
dans les camps nazis, Christophe Cognet précieux, ce fragment examine quatre redessine le quotidien des camps
poursuit son étude du sujet en consacrant photographies capturant le centre d’extermination et raconte la nécessité
un documentaire aux multiples d’exécution. Une matière décisive de absolue, pour une poignée d’humain·es,
photographies clandestines ayant témoigné l’histoire qui parvient à fixer non pas de saisir une trace de cette entreprise
de la réalité de ces lieux. Devant et le moment de la mise à mort (“image de disparition généralisée. ♦ Ludovic Béot
derrière la caméra, le documentariste impossible”, comme le rappelle le cinéaste
en voix off) mais son avant (des femmes À pas aveugles de Christophe Cognet
contraintes de se déshabiller avant (Fr., All., 2021, 1 h 49).
d’être emmenées à la chambre à gaz) En salle le 8 mars.
Les critiques où il est régulièrement question de définir
à quelle famille l’on appartient, puis
JET LAG politique, alors qu’un coup d’État installe
les militaires à la tête de la Birmanie,
de Zheng Lu Xinyuan là où l’arrière-grand-père de la cinéaste
avait mystérieusement disparu.
Dans une exploration rêveuse du quotidien sous Tous ces registres entremêlés sont
unifiés par une image vidéo DV en noir
confinement, la cinéaste revisite les replis de et blanc, souvent dégradée, qui, si elle
tend parfois vers l’austérité, donne
son histoire familiale, de la Chine à la Birmanie. au film une intimité inestimable. De
nombreuses confessions sont perdues
dans la lumière. Tandis que les rues
Après l’onirique The Cloud in Her Room bouillonnent des manifestations
(2020), Zheng Lu Xinyuan poursuit à Mandalay, deux amantes dorment
son exploration oisive et erratique de la profondément dans un lit conjugal
vie quotidienne avec un deuxième film, petite amie dans un hôtel d’Autriche, d’Europe. Tout est politique et tout est
cette fois en temps de confinement. une occasion de cinéma qui sied primordial, le peuple, les chambres,
Début 2020, l’épidémie de Covid-19 parfaitement à son travail de portraitiste la tristesse. Ainsi, de bout en bout fait
immobilise la cinéaste chinoise et sa familial et sentimental. d’échos et de rebonds successifs via
Le jet-lag du titre est des dilatations temporelles (symptôme
multiple. Il y a d’abord un intense du confinement), Jet Lag nous
décalage géographique, emmène doucement voir le monde,
alors que la réalisatrice est nous, spectateurs et spectatrices, comme
coincée dans un pays les enfants sans famille que nous
étranger, ce qui donne sommes. ♦ Arnaud Hallet
naissance à une rêverie
éveillée où l’on contemple Jet Lag de Zheng Lu Xinyuan
et commente le monde (Aut., Sui., 2022, 1 h 51).
depuis sa fenêtre. Il est En salle le 22 février.
ensuite temporel, dans cette
torpeur que l’isolement
contraint peut provoquer,
idéale pour se laisser aller
à maintes réminiscences.
130
131
→ Porté par un esprit chez Sabrina Bellaouel,
de camaraderie entre recherches 13 Bingo Club Ma chèvre
libérateur, le son de expérimentales Extrait de l’album Better Lucky than
Shame garde les traces et mélodies pour danser dans le noir. Beautiful (Fuzo/The Pusher)
d’un lâcher-prise → Amoureux des climats
et d’un sens certain de la communion. 08 Arlo Parks Weightless soft rock et du Super 8,
Extrait de My Soft Machine Martin Rousselot
04 Index for Working Musik Wagner (Transgressive Records/PIAS) a une ruse pour gagner
Extrait de Dragging the Needlework → Entre soul, pop et r’n’b, au bingo : cocher toutes
for the Kids at Uphole (Tough Love sa voix procure les cases en même temps.
Records/Modulor) des frissons. Arlo Parks
→ Le quintet britannique n’a jamais eu froid aux 14 I:Cube Kaszio Plus 1
mixe indie pop et yeux, ce qu’elle prouve Extrait de l’album Eye Cube
approche slowcore, et fait une nouvelle fois avant son second (Versatile/Diggers Factory)
des merveilles avec son album en mai prochain. → I:Cube explore la sphère
nuancier de gris. ambient/electronica
09 Miossec Mes voitures avec cette enivrante
05 Death and Vanilla Out for Magic Extrait de Simplifier ballade, nous entraînant
Extrait de Flicker (Columbia/Sony Music) par ailleurs vers des
(Fire Records/Kuroneko) → D’une plume toujours zones plus agitées.
→ Les Suédois·es voguent aussi inspirée et précise,
vers une musique Miossec déroule ses
aérienne et lumineuse, obsessions en chanson,
redynamisant la dream parmi lesquelles, ici,
pop dont le trio compte ses caisses.
parmi les meilleur·es ambassadeurs
et ambassadrices. 10 Anna B Savage The Ghost
Les Inrockuptibles №18
mais qui a laissé dans l’imaginaire collectif Récompensé l’an dernier d’un grand avec Maicol Andrés Jimenez
une empreinte forte, on pourrait prix de la Semaine de la critique Zarabanda, Miguel Viera (Col., Fr.,
à Cannes, L’Éden place d’emblée son 2022, 1 h 25). En salle le 22 mars.
réalisateur dans une catégorie assez
élevée du paysage. Car outre la grande
maîtrise formelle du film, tout en fixités
sculpturales et en profondeurs sonores
133
parfaite et émouvante dans cette fable abandonné·es dont ne sait pas très bien
si elles et ils existent ou pas tant celles
gothique sur la force de la mémoire. et ceux-ci semblent sorti·es d’un épisode
de Downton Abbey. On pense à Shining...
Jusqu’à ce que l’émotion, celle de la
Une femme et sa mère (toutes deux mère, bouleversée par les lieux, nous
jouées par l’admirable Tilda Swinton submerge, la submerge et nous entraîne
– pléonasme), dont nous ne connaîtrons ailleurs, de l’autre côté du miroir. René
pas le nom, débarquent un soir en taxi des coups de téléphone à un homme Char écrivait : “Vivre, c’est s’obstiner
dans un manoir isolé qui a la réputation qui doit être son producteur et/ou à achever un souvenir.” C’est peut-être
d’être hanté. Angleterre, manoir, son compagnon et qui s’inquiète de la tâche que se donnent à la fois mère
fantômes... Nous voici en terrains l’avancée de son travail, toujours suivie et fille : clore un récit familial, ne plus
culturels, romanesques et comme une ombre par son épagneul faire qu’une dans ce manoir qui n’a
cinématographiques connus, presque qui ne la quitte pas et dont la démarche plus d’âme. Le film, produit comme
confortables, cosy sinon rassurants... rappelle tellement la sienne. The Souvenir 1 & 2 par Martin Scorsese,
Devenu un hôtel de luxe désertique, Moins ample et ambitieux formellement tout en délicatesse, en humour léger,
le manoir, baigné de brouillard (of course), que The Souvenir, mais aussi beaucoup en nostalgie, à l’aide de plans fixes
fut celui où la mère, aujourd’hui très plus court, The Eternal Daughter ne sévèrement et savamment agencés,
âgée, a grandi au sein d’une famille de la doit pas pour autant être considéré est parfaitement maîtrisé, et un régal
gentry. Sa fille est cinéaste et a une idée comme une œuvre mineure. C’est plutôt bouleversant. ♦ Jean-Baptiste Morain
derrière la tête : si elle y a amené sa mère, une miniature qui, on l’acceptera,
qui manifeste des signes de maladie n’est pas synonyme de moindre beauté. The Eternal Daughter de Joanna
neurodégénérative, c’est officiellement La réussite humble du film de Joanna Hogg, avec Tilda Swinton, Joseph
pour y fêter son anniversaire, et plus Hogg tient à une théorie du cinéma Mydell, Carly-Sophia Davies
officieusement dans le but de la faire et même de la littérature, notamment (G.-B., É.-U., 2022, 1 h 36).
parler de son enfance avant qu’elle n’ait fantastique, bien connue : moins on en
tout oublié. Ce témoignage sera la base montre, plus on montre, ou plutôt plus
du scénario de son prochain film. le spectateur ou la spectatrice imagine.
Les Inrockuptibles №18
ESTERNO NOTTE
de Marco Bellocchio
Anne Camerlingo/Arte
↙
Séries
augmenté de touches burlesques,
Au centre, Fabrizio
Gifuni (Aldo Moro). proches de l’absurde. Dans la lettre
qu’il laissera à son épouse, Moro
écrira d’ailleurs ceci : “Sois forte,
ma chérie, dans cette épreuve absurde
et incompréhensible.”
Au lieu de rester collé à une dramaturgie
qui ferait régner un suspense sur
le destin de Moro – il n’y en a aucun :
l’homme a été retrouvé criblé de balles
L’Italie a aujourd’hui une Première dans le coffre d’une voiture –,
ministre d’extrême droite. Elle a aussi, Bellocchio filme cet “absurde” et cet
heureusement, un grand réalisateur “incompréhensible”. Il travaille par
pour regarder son histoire de façon à la vagues, par moments d’illusion, coups
fois pédagogique et cruellement intime. de théâtre, se soumet aux passions
Marco Bellocchio, 83 ans, s’était humaines autant qu’il les regarde,
intéressé à l’affaire Aldo Moro – alors comme tapi dans l’au-delà. Le premier
président de la Démocratie chrétienne, épisode s’ouvre ainsi par une séquence
kidnappé puis assassiné en 1978 par sa première série, le cinéaste mythique où Moro, libéré, gît sur un lit d’hôpital,
les Brigades rouges – à plusieurs des Poings dans les poches (1965) élargit une parenthèse enchantée qui se
reprises, notamment il y a vingt ans avec le spectre en six épisodes commandés refermera magistralement cinq heures
Buongiorno, notte. Le film racontait de par Arte et la RAI, où l’on croise la plus tard. Entre-temps, Esterno notte aura
l’intérieur les 55 jours de captivité de majorité des acteur·rices de cette exploré le fond politique de l’affaire,
l’homme politique à travers le regard tragédie pleine de bouffonnerie : en plus et notamment le refus de négocier de
de la brigadiste Adriana Faranda. Pour de Moro et de sa femme Eleonora, la part du gouvernement, pour croquer
Esterno notte suit le ministre de avec pessimisme le fonctionnement
l’Intérieur Francesco Cossiga, le Premier de la démocratie italienne. Ou peut-être
ministre Giulio Andreotti, des membres de la démocratie tout court, cet art
des Brigades rouges, le pape Paul VI… du compromis rendu fragile dans
Pour rappel, l’affaire Aldo Moro fut un monde violent.
en Italie le point d’orgue des “années Bellocchio montre le prix de tout
de plomb”, marquées par des attentats engagement. Il saisit dans une
d’extrême gauche inédits. Cet homme atmosphère aussi noire que burlesque
de centre droit et de grande culture, les petits glissements moraux des un·es
réputé pour son bon sens et sa mesure, et des autres, leurs insuffisances.
135
souhaitait faire entrer le Parti Le spectacle est à la fois complexe
communiste au gouvernement en vertu et fascinant car il ne cède jamais
de sa puissance dans les urnes, ce qui à l’amertume, même quand la colère
ne plaisait ni à ses alliés classiques ni et le sentiment de gâchis dominent.
aux Brigades rouges. Son enlèvement Les pouvoirs sont fragiles, ridicules,
en plein Rome sous le feu de terroristes mais nous en avons besoin. À nous
est filmé par Bellocchio avec un art du de ne jamais les laisser tranquilles, sans
mouvement et de l’irruption dramatique participer au chaos. Voilà peut-être ce
qui ne se dément jamais dans le reste qu’essaie de chuchoter Bellocchio dans
des cinq heures de fiction, portées par ce testament esthétique et politique
un souffle d’une diversité folle. Les puissant. ♦ Olivier Joyard
scènes d’angoisse familiale alternent avec
une plongée dans les arcanes du pouvoir, Esterno notte de Marco Bellocchio,
politique ou religieux, mais aussi avec Fabrizio Gifuni, Daniela
des visions introspectives d’hommes Marra… Sur Arte les 15 et 16 mars
et de femmes dépassé·es. Une traque à 20 h 55 et sur arte.tv à partir du
impossible se dessine, tant l’Italie 8 mars.
se fige dans un moment d’hallucination
collective.
Tout est bercé d’étrangeté : Bellocchio
scrute l’affaire en reconstituant certains
moments forts, mais il le fait avec le
recul du présent et la parfaite lucidité
que son âge lui permet. Si les quarante-
cinq années qui nous séparent
du printemps 1978 pèsent sur les
personnages du drame, ces décennies
de distance allègent aussi la fiction.
Les Inrockuptibles №18
1985
de Willem Wallyn
et sa sœur Vicky viennent de décrocher ses rituels physiques – scènes de douche, l’ampleur mélodramatique et le courage
leur diplôme d’études secondaires entraînements, jeux collectifs, passages politique en font une des plus belles
Les Inrockuptibles №18
et “montent” à Bruxelles. Les deux amis à tabac, uniforme – éclaire le formatage découvertes de ce début d’année.
intègrent la gendarmerie quand la jeune progressif d’esprits encore mal dégrossis ♦ Alexandre Büyükodabas
femme entre à l’université. Alors qu’ils et
elle sont plongé·es dans des milieux aux 1985 de Willem Wallyn, avec
règles et aux idéaux opposés, leurs Tijmen Govaerts, Aimé Claeys
et Mona Mina Leon…
Prochainement sur Canal+.
LIAISON
Séries
de Virginie Brac Au cinéma le 22 février
Jusqu’où l’amour peut-il s’accommoder
jet lag
des faux-semblants des espion·nes ? ARTICLE
Vaste question dont cette décevante
série ne tire pas grand-chose.
En cinq saisons, Le Bureau des légendes a prouvé que
la télévision française était capable de produire des
un film de
séries d’espionnage en prise avec les enjeux du
monde contemporain tout en se tenant au plus près zheng lu xinyuan
des vibrations intimes de ses personnages. Orphelin·e
de ses figures troubles, on a entamé avec une certaine
excitation le visionnage de Liaison, thriller tendu entre
la France et l’Angleterre créé par l’expérimentée
Virginie Brac (Engrenages, Cheyenne et Lola) et dont
le duo central, formé par Eva Green et Vincent
Cassel, promettait des étincelles glamour.
Alors que le Royaume-Uni est la cible de piratages
qui mettent en danger ses infrastructures de
transport, Alison Rowdy, consultante en sécurité
informatique, recroise la route de Gabriel
Delage, mercenaire qui œuvre en sous-main
pour les services secrets français. Forcé par
les circonstances à collaborer, le tandem met
en lumière une conspiration dont les griffes
menacent l’Europe tout entière… et ravivent
les braises d’une passion ancienne.
Arrimée aux enjeux de l’Angleterre post-Brexit,
l’intrigue, en mouvement permanent, emprunte les
137
voies secrètes d’une Europe technocratique où les
menaces circulent comme des virus et les accords se
nouent entre intrigant·es aux intentions changeantes.
Si elle prend en charge des questions géopolitiques
d’une actualité brûlante, Liaison échoue à donner
corps à ses enjeux brumeux, plombée par une mise
en scène sans relief et des seconds rôles peu investis.
La romance impossible qui devait en constituer le sel
s’effrite quant à elle face à l’invraisemblable backstory
des personnages et au manque d’alchimie de leurs
interprètes, qui semblent ne jamais y adhérer
pleinement. Aux jeux du cœur comme à ceux des
espion·nes, si l’illusion est reine, tout s’effondre sans
un minimum de crédibilité… et de croyance.
♦ Alexandre Büyükodabas
PINBALL FX
par Zen Studios
et Pinball Construction Set permettaient même dès Pinball FX (Zen Studios), sur PS4, PS5, Xbox One,
la décennie suivante aux joueur·ses de concevoir leurs Xbox Series X/S et Windows. Sortie le 31 mars.
propres tables. Depuis, Sonic, Kirby ou Mario se sont
changés en boules alors que, chez les indés, Yoku’s Island
Express, Creature in the Well ou The Pinball Wizard ont
Zen Studios
DISPONIBLE
SUR
Les critiques AU CŒUR DE L’AFFAIRE DU VIOL DE PONTOISE
de Marion Dubreuil
une idée qui agite l’actualité : de sa des partis pris qu’on ne partage pas
genèse à ses récupérations, toujours, des thématiques
en passant par son impact sur passionnantes : le transhumanisme
les individus. les Black Blocs ou le porno.
Les critiques
←
Clément
Hervieu-Léger
est Robespierre
dans La Mort
Scènes de Danton.
142
avec une grande sensibilité, pour son ébriété dans les lueurs du petit matin,
Simon Delétang rappelle les aspirations
143
lumière des bougies et dans le décor du revendique groupe de rock et n’en peut Mitterrand pour mieux atomiser la
salon doré d’un palais Grand Siècle que plus d’être classé en world music parce droite. Une piqûre de rappel ô combien
le metteur en scène-scénographe inscrit que ses membres sont d’origine arabe, nécessaire. ♦ Fabienne Arvers
son intrigue. Puisque le duel au sommet assoit magistralement le message de la
témoigne d’un moment où la Révolution Marche pour l’égalité en proposant sa 1983 d’Alice Carré et Margaux
est au point mort, le choix de ce lieu version de Douce France. Ce que réussit Eskenazi, mise en scène Margaux
unique renforce avec justesse l’idée à rendre avec force la troupe de Eskenazi, avec Armelle Abibou,
qu’une construction de l’Ancien Régime comédien·nes de 1983, c’est le rappel Loup Balthazar, Salif Cissé…
devienne l’étau qui condamne au pire d’une révolte fortement politisée, Les 7 et 8 mars, Théâtre du Bois de
ceux qu’elle emprisonne. associant en un même élan l’énergie l’Aune, Aix-en-Provence. Le 11 mars,
Pour Simon Delétang, “La Mort de Théâtre Louis-Aragon, Tremblay-en-
Danton est aussi l’histoire d’une bande France. Les 18 et 19 mars, La Ferme
de jeunes gens qui vont se rapprocher les uns du Buisson, Noisiel.
des autres dans la mort”. Il faudrait tous
les citer, mais qu’il s’agisse de Julie Sicard
en femme de Danton, de Gaël Kamilindi
en Camille Desmoulins, de Lucile,
sa femme, incarnée par Anna Cervinka,
ou du Saint-Just de Guillaume Gallienne
et de Marina Hands impériale dans
le rôle d’une grisette, chaque membre
de la Troupe s’attaque à sa partition
en s’accordant à ce théâtre de l’ici et
du maintenant qui se fonde sur
l’humain. ♦ Patrick Sourd
en fait le réceptacle de ce naufrage évité, On chante en breton (Zoé Jaffry, Amparo Gonzalez Sola, Léonard
une planche pour surnager, un éden, surprenante adolescente à la manœuvre). Jean-Baptiste et Zoé Jaffry
qui sait, pour revivre. L’énergie va On comprend alors qu’une tempête (en alternance avec Balkis Mercier
crescendo, circulant entre le public et menace, et pas seulement sous un crâne. Berger). Les 2 et 3 mars, festival
Les soubresauts des danseur·ses comme Dañsfabrik, Brest. Le 11 mars, festival
des soulèvements sont signes de révolte. Artdanthé, Vanves.
145
Saccomano – à l’écriture – revendiquent
un spectacle signé à quatre mains. Dans
le décor d’une pièce aux murs percés
d’une collection de portes, la salle
commune de l’Institut est prétexte à une
virevoltante chorégraphie d’entrées et de
sorties permettant à une petite dizaine
d’hommes et de femmes de nous entraîner
dans les strates de notre histoire
Mon absente
contemporaine, des drames de la Grande
Guerre au consumérisme des années 1970.
Rappel des grandes heures des combats
féminins, la pièce fonctionne à la manière
d’un grand livre d’images. Comme autant
d’hallucinations, chaque tableau renvoie
à l’imaginaire d’une Ophélie échappée
Pascal Rambert *
de sa partition shakespearienne et
convoquée ici pour mener le bal. Révélation Avec Audrey Bonnet *, Océane Caïraty,
d’une actrice au talent hors pair : Conchita Houédo Dieu-Donné Parfait Dossa, Vincent Dissez *,
Paz offre son incroyable présence à cette Claude Duparfait *, Mata Gabin, Stanislas Nordey,
héroïne dans le tourbillon d’une valse des
consciences au charme éminemment Ysanis Padonou, Mélody Pini, Laurent Sauvage *,
Claire Toubin
© Jean-Louis Fernandez
Arts
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BLACK IS BEAUTIFUL
de Faith Ringgold, au musée Picasso, Paris
Arts
la condition féminine et l’anticipation
Faith Ringgold,
Picasso’s Studio: The French d’un féminisme noir, dont la théorisation
Collection Part I, #7, 1991. est encore en germe.
Au musée Picasso, qui accueille la
première rétrospective d’envergure de
Ringgold en France, Die prend place
dans l’une des six salles qui retracent,
au fil d’un corpus resserré où rien n’est
de trop, chacune de ses séries, autant de
chefs-d’œuvre éclatants malgré une
reconnaissance institutionnelle
enclenchée récemment. L’histoire des
lieux de monstration importe : le musée
Picasso présente Die en regard d’une
vitrine de documents retraçant le
bombardement de Guernica, la genèse
du tableau ou encore la présentation au
pavillon espagnol de l’Exposition
universelle de 1937, à Paris, de la fresque
Nous sommes en 1967. En plein cœur monumentale de Picasso. Black Is
de ce qui aura été appelé le “long hot Beautiful fait suite à une rétrospective
summer”. Aux États-Unis, l’air s’embrase. l’année dernière au New Museum,
Le bitume brûle. Le fond de l’air à New York, institution d’ailleurs
est rouge. Cela ne tient pas tant aux associée au volet parisien.
conditions climatiques qu’à la sourde Avant cela, Die aura trouvé sa place au
violence qui secoue le pays. Une centaine MoMA : acheté par l’institution en 2016,
d’émeutes éclatent, toutes brutalement le tableau a pris valeur de symbole,
réprimées. La ségrégation a été présenté lors du réaccrochage des
officiellement abolie par le Civil Rights collections du temple du modernisme,
Act de 1964 mais, au quotidien, rien ainsi ouvert à l’inclusion d’une histoire
n’a changé, ou si peu. Au tournant de La fin de la série trouve son acmé lors – extra-occidentale, militante, inclusive –
l’année 1963, Malcolm X parlait déjà de de l’été 1967 en question : ce sera Die, qui, jusqu’alors, restait dans les angles
“black revolution” et, au même moment, tout simplement. Mourir, donc. morts. Si la consécration de Faith
une jeune artiste afro-américaine, American People Series #20: Die, Ringgold doit beaucoup à cet épisode
Faith Ringgold, âgée de 33 ans, quelque trois mètres et demi de long, symbolique, la présente exposition ne
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entreprenait ses American People Series : prend l’espace. Là, le carnage fait rage, s’y réduit pas. D’une éloquente sobriété,
un ensemble de vingt tableaux, abordant une éruption aveugle lance les corps, servie par un accrochage millimétré, le
de front le racisme ordinaire comme noirs comme blancs, dans l’effusion parcours embrasse également les affiches
condition structurelle du style de vie sanglante, mais, surtout, une lutte à mort typographiques des débuts, les tableaux
américain alors célébré, triomphant, aux raisons inconnues, qui embrasse textiles en quilt peint des années 1990 et
conquérant. tout sur son passage – femmes, les costumes de son spectacle-
La palette est sombre, Ringgold parlera enfants, cols blancs et jupes d’été. performance The Wake and Resurrection
de “lumière noire”. Les premiers tableaux La confrontation doit être directe, un of the Bicentennial Negro (1975-1989).
croquent une typologie de caractères coup de poing balancé aux regardeur·ses Sans conteste l’une des expositions de
noirs : tons bruns ombrés de bleu et, autrement placides. “Je ne voulais pas l’année. ♦ Ingrid Luquet-Gad
dans le cerne épais, quelque chose qui que les gens puissent regarder et détourner
fait signe au pastiche. L’artiste force le regard, parce que beaucoup de gens Black Is Beautiful de Faith Ringgold,
le trait, embrasse la narration font ça avec l’art. Je veux qu’ils regardent jusqu’au 2 juillet, musée Picasso, Paris.
alors même que l’époque serait plutôt et voient. Je peux agripper leurs yeux
à l’abstraction, car ce qu’elle peint et les maintenir ouverts, parce que c’est ça,
participe déjà d’un discours : il faut dire, l’Amérique”, écrit l’artiste à propos de
faire entendre, montrer sans s’excuser. sa toile.
Et pour cela, le formalisme en vigueur, Au moment où elle s’y attelle,
les querelles modernistes intra- Faith Ringgold est hébergée à deux pas
artistiques ne sauraient suffire. du MoMA, au sein de la galerie
Spectrum, la première à l’exposer.
Lors de ses visites au musée, elle
s’absorbe dans le Guernica de Picasso
(1937). Son vocabulaire, que d’aucun·es
disent postmoderne, se situe dans
cet écart : entre une connaissance
approfondie du canon du modernisme
occidental et la réorientation des
Les Inrockuptibles №18
Photo books
quatre policiers dans l’affaire Rodney
King. Dana Lixenberg, jeune photographe
de presse néerlandaise, avait été envoyée
à South Central couvrir les émeutes. Elle y scellera vampirique de la célébrité. Quand, la tension retombée,
surtout des amitiés avec des membres de la communauté elle met sa main dans son pantalon, pour voir si les
africaine-américaine, à qui elle ne cessera de rendre bijoux de famille sont toujours à leur place (Iggy Pop,
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visite pendant vingt-deux ans. en l’occurence).
Aujourd’hui, Dana Lixenberg sort, toujours Ici cohabitent donc des gens différents mais tous divisés
chez Roma, un second recueil de portraits : Polaroid entre la volonté de marquer le siècle et d’en jouir et celle
54/59/79. Là où Imperial Courts frappait par la d’un anonymat à jamais perdu : tous·tes donneraient
puissance de ses pleines pages de photographies noir un bras pour pouvoir, ne serait-ce qu’une heure,
et blanc et prises à la chambre, Polaroid 54/59/79 marcher dans la rue et redevenir un homme ou une
produit une explosion d’images (jusqu’à huit par femme dans la foule. C’était avant les réseaux sociaux.
double page) réalisées au Polaroid. Que des Avant les interviews verrouillées par les agent·es. Avant
commandes : du début des années 1990 au mitan des la peur du clash, avant la mitraillette à merde internet,
années 2000, Lixenberg travailla pour le New York quand accepter un portrait voulait dire pour une
Magazine, Marie Claire UK, Spin, Interview,Vogue célébrité accorder quarante-huit heures de son temps
Hommes, New York Times Magazine, Esquire ou Vibe, à un·e journaliste tout en sachant qu’il ou elle n’en
le grand titre de presse de la culture hip-hop cofondé retiendra que ce qu’elle aura laissé échapper. Et qu’il y a
en 1993 par Quincy Jones. C’est pour Vibe qu’elle tira là une beauté, dans ce petit jeu entre la totale maîtrise et
le portrait des figures du rap game d’alors : RZA, le plus grand abandon. C’est Whitney Houston qui fait
2Pac, André 3000, Jay-Z, Lil’ Kim, Mary J. Blige ou la couverture de Polaroid 54/59/79.
Eminem. Elle est en nuisette, assise sur un lit
Mais ce qui est troublant dans Polaroid 54/59/79, c’est en bord d’une fenêtre d’hôtel, les yeux
qu’elle fait cohabiter ces rappeur·ses de génie avec fermés. On ne sait pas si elle dort ou si
d’autres personnalités célèbres, de Toni Morrison elle songe à s’enfuir. Elle a l’air à la fois
à Donald Trump, de Kim Gordon à Britney Spears, prisonnière et heureuse. Elle est déjà
de Susan Sontag à Whitney Houston, d’Iggy Pop à… partie. ♦ Philippe Azoury
Charles Aznavour ! Le casting de ce livre est dément.
Il raconte à lui seul une façon de faire de la presse Polaroid 54/59/79 de Dana Lixenberg
magazine à l’américaine, à ce tournant des années 1990 (Roma Publications), 296 p., 65 €. En librairie.
– une époque où un tandem journaliste-photographe
se forgeait pour tenter de capturer quelque chose du
secret de la star. Chez Dana Lixenberg, cela crée une
Les Inrockuptibles №18
Adrien Millot · Dana Lixenberg
Petra Kallsback/P.O.L
ÉDITO
↙
Livres
l’organe le même geste qu’exécuterait un homme
Noa Y. Lions,
pour vanter celle d’un membre plus attendu
de Nelly
écrivain·e anonyme.
dans un cabinet de sex detectives.” Le membre
en question sera celui d’une deuxième prise
qui s’angoisse que son pénis soit trop grand Kaprièlian
au repos et trop petit en érection.
Nos détectives sauront apaiser le surnommé
Ce qui va de soi, comme dans toute “Trop grand-Trop petit”. Question de P.O.L
logique de l’absurde, car “qui voudrait
d’un ou d’une sex detective impuissant ou
confidentialité, il et elle désignent en effet
leurs client·es et les personnes recherchées
A 40 ANS
frigide et sans imagination ni intelligence ? par des sobriquets : Sept ou Holopherne
Les nutritionnistes obèses ne font pas ou, plus simplement, un certain Martin, S’il y a un moment que Paul
recette.” La femme se nomme Dougheurl autrefois élève dans un pensionnat de Otchakovsky-Laurens adorait,
et l’homme, Duboï. Patronymes garçons (dit des Bons Enfants) où, bien c’était quand il ouvrait un texte
foutraques qui permettent de doté pour son jeune âge, il devint le sextoy reçu par la poste. Lorsque je l’ai
les imaginer à notre guise, par exemple de ses camarades qui lui “tendaient leur cul interviewé en 2003 pour les
comme une mixture des actrices comme un mendiant sa sébile, avides, ils n’en 20 ans de sa maison d’édition
britishissimes Jennifer Saunders et avaient jamais assez. Jamais des filles à ses initiales, P.O.L, puis une
Joanna Lumley. Autrement dit : ne se seraient conduites comme ça, le mythe de décennie plus tard pour
Absolutely Fabulous ! la virginité a aussi du bon. Tandis que là, ses 30 ans, il m’avait répété qu’il
Dans leur appartement parisien les garçons ne craignaient rien, la belle-famille faisait ce métier, éditeur, pour
“aménagé pour en jeter à la clientèle aux n’allait pas leur tâter l’anus avant le mariage.” cette émotion. Pour le cœur qui
heures de bureau”, leur première “prise” Ismaël, ancien cul à dispo de Martin et bat quand, aux premières pages
est une femme : “Je cherche quelqu’un vivant dans le regret éternel de cette relation d’un texte, on découvre une voix,
pour le sexe […] J’ai un cœur grand de jeunesse, charge Dougheurl et Duboï de un·e écrivain·e. P.O.L fut d’abord
comme ça.” Rien que de banal, sauf qu’il le retrouver. D’autres investigations une collection chez Flammarion,
est précisé en une sorte de didascalie : suivront… où l’éditeur publia La Vie mode
“Elle fait pour montrer la dimension de Ce récit foufou autant que fofolle, écrit d’emploi de Perec en 1978. Il en
dans un français ciselé, est le roman fera une maison à part entière en
des sexualités contemporaines que 1983, qui deviendra le laboratoire
l’on n’osait plus espérer. Parfois foutrement de la littérature la plus
incorrect, toujours hilarant, au fil d’un contemporaine – bref, là où ça se
art du dialogue qui frôle Beckett. passe – en publiant Marguerite
Par exemple, lors d’un échange avec Duras, Olivier Cadiot et Dennis
la cliente Sept : “– Il n’y a pas que le sexe Cooper, Marie Darrieussecq,
151
dans les relations sexuelles, dit Duboï. Édouard Levé et Santiago H.
– Dieu merci, ajoute Dougheurl pour que Amigorena, Pierre Alferi,
Sept comprenne qu’aucun élément genré ne Nathalie Léger et Emmanuelle
doit mettre en cause l’assertion précédente. Bayamack-Tam, et tant d’autres
– Ça compte aussi de savoir si l’autre encore…, créant non pas une
est vegan ou boucher, patient ou paranoïaque, école mais donnant
fan de théâtre et de spectacle vivant ou confiné incontestablement le ton d’une
dans l’analphabétisme, continue Duboï qui ne écriture très contemporaine.
s’arrêterait pas en si bon chemin dichotomique Otchakovsky-Laurens aimait
si Sept ne l’interrompait.” aussi rassembler les auteurs
Notre favori ? Un aparté sur le fist fucking : et autrices de sa maison lors de
“Vous savez que le fist fucking est une pratique grandes fêtes. Il adorait danser.
ne datant que du vingtième siècle, dont même Il est mort dans un accident de
les Grecs de l’Antiquité, si inventifs, n’avaient voiture en janvier 2018, et on
pas eu l’idée, dit Dougheurl pour donner mesure aujourd’hui à quel point
du crédit à ses phrases suivantes parce qu’il on lui doit le meilleur de la
n’y a pas de raison que les hommes se littérature de ces dernières
prétendent les usagers exclusifs du fist fucking décennies. L’écrivain et éditeur
jusque dans la conversation.” Frédéric Boyer, qui l’a remplacé
Sex Detectives se terminera à la tête des éditions (suivant le
par un beau mariage mais vœu émis par Paul lui-même, s’il
avec juste ce qu’il faut devait être remplacé un jour), et
de dragées au poivre pour le précieux bras droit et ami de
qu’il soit délicieux P.O.L depuis toujours, Jean-Paul
de l’avaler de travers. Hirsch, poursuivent ce travail de
♦ Gérard Lefort défricheur et d’exigence.
En janvier, P.O.L nous donnait à
Sex Detectives de Noa Y. Lions (P.O.L), lire l’excellent Mécano de Mattia
Les Inrockuptibles №18
transfuge de classe est au cœur même littéraire, mais j’ai l’impression qu’il faut féministe (La Découverte, 2021).
de la conversation passionnante qu’ont toujours être sur ses gardes, se délier, pour ne Ainsi, leur échange portera également
menée en 2021, puis 2022 Annie Ernaux pas être récupérée, comme on disait dans les sur l’écriture au “je” ou au “elle” ou
et la sociologue Rose-Marie Lagrave, années 1970-1980. L’engagement politique, encore au “on”. Faire de la littérature ?
toutes les deux transfuges, à l’initiative outre sa nécessité, ancienne, pour moi, joue De la sociologie ? Et comment ces deux
de l’École des hautes études en ce rôle, j’y suis ‘à ma place’.” médiums parviennent à saisir
Les Inrockuptibles №18
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les effets croisés de la classe et du genre.” surtitré en français
Pour Ernaux, on ne peut pas parler
d’un féminisme universel, ni séparer
lutte féministe et lutte sociale.
“Et je pense aujourd’hui que je dois à
mon origine dominée socialement d’avoir
subi et accepté la domination sexiste au
sein de mon couple.”
Alors qu’elles abordent deux écrivains
transfuges, Édouard Louis (qui
se revendique de l’écrivaine) et Didier Anaïs Allais
Eribon, Ernaux précise : “En tant que 23 mai – 18 juin
femme, je suis de ton côté, parce que nous
sommes en butte à l’hégémonie masculine,
on la subit invisiblement.
Eribon et Louis, eux,
ont profité de cette
hégémonie, y compris
en littérature. Ils ont été
reconnus tout de suite.
Moi, ça a mis dix ans.”
♦ Nelly Kaprièlian
désigne toujours d’un pudique impuissance à écrire sur la mort : Quel est donc ton tourment ? de Sigrid
Les Inrockuptibles №18
“Quels que soient nos efforts pour traduire Nunez (Stock), traduit de l’anglais
les choses les plus importantes en mots, (États-Unis) par Mathilde Bach,
on a toujours l’air d’une ballerine en tutu 265 p., 20,90 €. En librairie le 1er mars.
et sabots.”
Au-delà de la fin de vie, Nunez propose
une réflexion plus générale sur nos
comportements collectifs. Incidemment,
LE PASSAGER
Livres
de Cormac McCarthy
rencontres dans les restaurants (c’est fou
Seize ans après La Route, l’écrivain américain le plus comme il y en a !). C’est du moins ce
secret revient avec un diptyque dont le premier volet que l’on se dit dans un effort pour
interpréter ce texte qui finit par nous
s’avère, hélas, décevant. égarer à force d’être bavard – à défaut de
dire quelque chose.
À 82 ans, l’auteur confiait dans une rare
Bobby et Alicia Western, un frère et une interview qu’il avait passé cinquante ans
sœur, sont épris·es l’un·e de l’autre et à vouloir écrire sur une femme.
perturbé·es par le fait que leur physicien C’est chose faite avec
de père a participé à la fabrication de la Stella Maris, second
bombe atomique. Le Passager suit Bobby, volet à venir qui, sait-on
plongeur secouriste qui, dès le début, jamais, contient
pénètre dans un avion qui a sombré peut-être la clé de ce
dans l’eau. Personne n’a survécu, mais premier, opaque.
il manque quelqu’un. Rendez-vous début
Ce qui pourrait commencer comme mai. ♦ Nelly Kaprièlian
un thriller bifurque vite en un récit aux
multiples pistes, à force de va-et-vient Le Passager de Cormac McCarthy
à travers les États-Unis, de rencontres (Éditions de l’Olivier), traduit de
avec des personnages hauts en couleur, l’anglais (États-Unis) par Serge
de dialogues sans fin, autour du vin, Chauvin, 544 p., 24,50 €. En librairie
d’Alicia, qui est morte, de la physique le 3 mars.
quantique ou des Kennedy. C’est peut-
être elle, Alicia, l’être manquant, dans
ce roman d’un deuil impossible que livre
l’écrivain en nous perdant dans ses
méandres, de rencontres dans les bars en
Découvrez
la playlist 70’s
du livre
Les critiques aux deux autres.” Cette (ef)fusion
affective va même jusqu’à synchroniser
leurs emplois du temps pour conjurer
3 – UNE ASPIRATION AU DEHORS la dispersion. Lagasnerie parle d’une
“éthique de la disponibilité” articulée
de Geoffroy de Lagasnerie à une activité d’écriture, ajustée chez
chacun au désir d’écrire “contre” (contre
la littérature, les pouvoirs, les formes
Dévoilant l’organisation pratique de son intense sociales de reconnaissance).
(Flammarion), 320 p., 21 €.
En librairie le 8 mars.
Paul Lehr
MARIANA ENRIQUEZ,
LA NOUVELLE REINE DES TÉNÈBRES
Sortie simultanée
en poche de Notre part
de nuit chez Points.
ASTROLOGIE
de Liv Strömquist
Pourquoi les signes astrologiques
fascinent-ils autant ?, s’interroge
l’autrice des Sentiments du prince
Charles. Une hilarante BD zapping.
ENVIRONNEMENT TOXIQUE Le saviez-vous ? Le Scorpion est le “chaud lapin”
du zodiaque et peut brûler votre maison
de Kate Beaton trente ans après une prétendue trahison. En feuilletant
Astrologie, sans aller à sa conclusion, on pourrait
Dans ces pages bouleversantes de questionner l’intérêt de Liv Strömquist pour les signes
zodiacaux, tant la dessinatrice suédoise semble ne les
souvenirs, la dessinatrice canadienne utiliser que pour réaliser des portraits express hilarants
pleins d’avis péremptoires. Ainsi, selon elle, les
expose et exorcise les violences Gémeaux ouvrent des salons d’acupuncture sans rien
bouleverse et révolte, à mesure que l’on entrevoit sarcastique imitent d’ailleurs une écriture internet,
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comment un milieu terriblement masculin – celui de comme lorsque la dessinatrice, pour appuyer
l’exploitation des sables bitumineux au Canada – sa conviction qu’“un Lion reste toujours un Lion”, accole,
opprime et agresse ses rares employées. pour un effet comique garanti, photos de personnalités
Si ce roman graphique – cité par Barack Obama dans et de l’animal en question.
la liste annuelle de ses meilleures lectures de 2022 – La fin du livre rend cohérente toute
se révèle aussi remarquable, c’est parce que Beaton, la démarche de la Suédoise qui,
le trait faussement naïf et le bleu comme couleur en s’appuyant sur les théories
dominante, pratique l’autobiographie avec une maîtrise du philosophe allemand Theodor
du tempo, du décor et de la distribution. Elle provoque W. Adorno, explique pourquoi
des émotions fortes en mettant son écriture sensible l’astrologie constitue une obsession
au service de sa catharsis et donne aussi chair aux pour beaucoup d’entre nous (dont elle).
autres, celles et ceux qu’elle a croisé·es, qui n’ont rien ♦ Vincent Brunner
vu, ou n’ont rien voulu voir. De manière méthodique,
elle introduit ainsi chaque chapitre avec un Astrologie de Liv Strömquist (Rackham), traduit
trombinoscope des personnages que l’on y croisera et du suédois par Sophie Jouffreau, 176 p., 24 €.
prend le temps de reconstituer avec précision la vie En librairie le 3 mars.
aliénante ayant cours dans les camps de travailleur·ses
Kate Beaton/Casterman · Liv Strömquist/Rackham · Yoshiharu Tsuge/Cornélius
temporaires qu’elle a connus.
Elle montre aussi par quels mécanismes des jeunes
femmes comme elle – diplômée en anthropologie –
doivent vite gagner de l’argent pour rembourser leur
prêt étudiant et ainsi prendre le risque d’intégrer
un milieu sexiste et sévèrement toxique. En plus des
agissements dont elle parle peu – dans la postface,
elle dit connaître seulement l’identité
d’un des deux hommes –, elle appuie
la répétition des comportements
inappropriés. En même temps, elle
Les Inrockuptibles №18
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30E RENCONTRES DE LA BANDE DESSINÉE
la défense de ses voisin·es coréen·nes
menacé·es d’expulsion parce qu’occupant
un bidonville, quelques lignes de la nouvelle
“Le Citron” de son compatriote l’écrivain
Motojirō Kajii. Cette vision de la vie, où
le sordide n’empêche pas la beauté, résume
bien le regard porté par l’auteur japonais
BD À BASTIA
sur le quotidien de ses personnages,
qui essaient d’oublier la médiocrité de
leur existence grâce à des petites joies ou
des grands rêves. Avec son trait précis, & DE L’ILLUSTRATION
Tsuge rend poétique des habitations
insalubres ou du linge qui sèche dans
une pauvre ruelle.
Dans cette nouvelle anthologie – la sixième –
publiée par les éditions Cornélius,
on retrouve son goût pour l’érotisme violent,
notamment dans l’étrange narration qui
donne son titre à ce recueil, et sa facilité
à mettre en scène des dialogues crus.
Parus entre 1981 et 1985, ces récits qui
rassemblent des artistes raté·es se résignant
sans heurt à leur destin et des anonymes
prêt·es à tout pour survivre,
annoncent aussi le chef-
d’œuvre L’Homme sans
talent (1986), avec lequel ce
grand névrosé, aujourd’hui
Les Inrockuptibles №18
Du 8 au 12 mars
Effractions, à Paris
Livres
Jusqu’au 28 mai Lola Lafon, Marie NDiaye, Du 9 au 18 mars
Thomas Demand. Anthony Passeron… Arabofolies, à Paris
Le bégaiement Une quarantaine d’auteur·rices
de l’histoire, à Paris seront convié·es pour la
4e édition du festival de littérature
contemporaine, organisé
à la Bibliothèque publique
d’information du Centre
Pompidou. Dédié aux liens entre
réel et fiction, ce rendez-vous
gratuit se place au plus près Musiques
de la littérature contemporaine Les Arabofolies reviennent pour
élargie, incluant également une édition célébrant l’amour.
la non-fiction, le journalisme Autour de l’exposition Habibi,
Arts littéraire, la poésie ou le slam. les révolutions de l’amour,
Les photographies de Thomas effractions.bpi.fr l’Institut du monde arabe ouvre
Demand ont la qualité ambiguë ses portes onze jours durant
d’une reconnaissance immédiate à des concerts (le folk kabyle de
doublée d’une obsédante Yelli Yelli, Rasha Nahas ou Hals),
étrangeté. À partir de maquettes un karaoké géant, une projection
à échelle 1 en papier, ou un concert-performance
l’artiste reconstitue les lieux mené par Mous Barhi, comme
d’événements historiques une déclinaison musicale des
ou de faits divers médiatiques. émotions suscitées par l’amour.
Il les photographie ensuite imarabe.org
et n’en garde que les clichés.
Sa rétrospective au Jeu de
160
15 → 26 mars 2023
Du 27 mars au 1er avril
Music & Cinéma, à Marseille
Les
Saisons
Cinémas
La 25e édition du festival marseillais (roman- performance)
(appelé jusqu’en 2021 Festival
international du film d’Aubagne)
se concentre sur “la jeune création
cinématographique et la création
musicale pour l’image”. Rendez-vous
international incontournable,
25 000 spectateur·rices et
500 professionnel·les s’y réunissent
L’éventuel
et 250 films y sont projetés.
music-cinema.com hérisson bleu
d’après Maurice Pons,
conçu et mis en scène par Hugo Mallon
29 mars →
2 avril 2023
LES PLAYLISTS
Sélection d’œuvres qui accompagnent la rédaction,
qu’elles soient actuelles ou non.
Nelly
Bruno Kaprièlian
Deruisseau
Franck CINÉMAS
CINÉMAS Vergeade Le Voyage de Chihiro
L’Éden d’Andrés d’Hayao Miyazaki
Ramírez Pulido LIVRES
Letters from M/M (Paris) LIVRES
LIVRES de Paul McNeil Une conversation
Le Vingtième Siècle d’Annie Ernaux
d’Aurélien Bellanger MUSIQUES et Marie-Rose Lagrave
Desire, I Want to Turn Into You La Femme silencieuse.
MUSIQUES de Caroline Polachek Sylvia Plath & Ted Hughes
Rift Two par YEAR0001 Boyfriend d’Étienne Daho de Janet Malcolm
Marquee Moon de Television
SCÈNES SÉRIES
Saga de Jonathan Capdevielle Paris Police 1905
162
de Fabien Nury
Faustine
Kopiejwski
LIVRES Jean-Marc
Carole Lalanne
Les femmes musulmanes
Boinet ne sont-elles pas des femmes ?
de Hanane Karimi CINÉMAS
CINÉMAS Femmes, femmes
Le Sexocide des sorcières
L’Amour à la mer de Françoise d’Eaubonne de Paul Vecchiali
de Guy Gilles Change pas de main
MUSIQUES de Paul Vecchiali
Illustrations : Agnès Decourchelle pour Les Inrockuptibles
LIVRES
Utopia de Chicks on Speed
Y avait-il des limites si MUSIQUES
oui je les ai franchies mais SCÈNES Between Lures de Kai Whiston
Les Inrockuptibles №18