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№18 - mars 2023 Spécial mode : Enquête : faut-il + The Libertines, + CD : nos

retour (faire) souffrir Bret Easton Ellis, coups de cœur


au grunge ! pour créer ? Miossec… du mois

Dossier
cinéma

Les actrices
se rebiffent


18
D O M : 1 3 . 9 € - B E L / L U X : 1 3 . 9 0 € - C H : 2 1 F S – E S P/ I TA / P O R T C O N T : 1 3 . 9 0 € - C A N : 2 1 . 9 9 $ c a

Isabelle “Le cinéma


Huppert
L 13183 - 18 - F: 12,90€ - R D

du pouvoir
& Nadia reste fait par
Tereszkiewicz des hommes”
Printemps Été 2023
Photographiée par David Sims
46 avenue Montaigne, Paris
loewe.com
ÉDITO Tu créeras dans la douleur ?
par Carole Boinet

J’ai grandi avec l’idée qu’il faut souffrir pour


créer. “Suer sang et eau”, selon la très parlante
expression consacrée. Que cela en vaut la peine
puisque, au bout du chemin accidenté, se trouvera
l’œuvre d’art, scintillante comme un veau d’or.
J’ai presque grandi, par conséquent, avec l’idée
que l’on peut, aussi, faire souffrir pour créer.
Que tout est pardonnable puisque l’on est artiste,
donc un être à part, marginal, inédit, doté
d’un génie divin. Mélange de mythe doloriste de la création très
dix-neuviémiste et de rapports de violence et de domination construits
par la société patriarcale. Le créateur crée dans la douleur, la muse se plie,
elle, à son regard, à ses mains, pour le bien-être de l’œuvre. Tableau
un brin caricatural, mais à peine.
Cette conception est actuellement remise en question. Je suis, dans un
même mouvement, terrorisée à l’idée que le champ créatif se fasse avaler
tout cru par la tiédeur, la douceur, la tranquillité, la bienveillance. J’ai peur
de l’ennui, du politiquement correct, des canapés beiges, des haies bien
taillées. J’ai toujours vu la création comme un terrain de jeu délimité dans
lequel nous tous et toutes déversons nos peurs, souffrances, angoisses,
cicatrices et déchirures, nos amours, amitiés, passions, réflexions.
6

Afin que “la cocotte-minute n’explose pas”, comme je le dis souvent. Les
réflexions menées aujourd’hui sur les liens qu’entretiennent création
et souffrance sont pertinentes. Il faut se poser la question de la souffrance
dans la création. Il faut se demander si tout le monde est bien consentant.
Et comment ce consentement a été posé. Il faut, aussi, s’interroger sur
la place accordée à la tendresse dans la production artistique. Il faut
s’interroger sur les moyens de production, financiers, éthiques, politiques.
Comment crée-t-on ? Pourquoi, et avec qui ? Il ne faut plus avoir peur
du changement.
Ce questionnement est à l’origine du dossier que nous consacrons ici
aux actrices. Comment être actrice en 2023 ? Quels rapports entretenir
avec le ou la réalisateur·rice ? Comment travailler en collaboration ?
Que faire des rapports de domination ? Isabelle Huppert et Nadia
Tereszkiewicz, mais aussi Virginie Efira, Juliette Binoche, Judith Chemla,
Françoise Lebrun, Jeanne Balibar, Laetitia Dosch, Guslagie Malanda,
Agathe Bonitzer… mènent toutes ensemble une grande réflexion sur leur
métier d’actrice, cinq ans après le lancement du mouvement MeToo,
et à la lumière des bouleversements qui secouent le cinéma français
comme international. “Je ne pense pas que la littérature ou le cinéma ne
doivent exalter que les bons sentiments. Ce n’est vraiment pas ce que j’en
attends. Ils doivent aussi explorer des réalités plus sombres, y compris la violence,
la rivalité… L’idée bien sûr n’étant pas de glorifier le mal mais d’essayer
Illustration : Agnès Decourchelle pour Les Inrockuptibles

d’en comprendre les rouages”, estime Isabelle Huppert dans nos pages.


Explorer les zones d’ombre de l’âme humaine peut-il se faire dans
le respect d’autrui ? La réponse est oui. ♦
Les Inrockuptibles №18
SOMMAIRE Ouverture
“On sait que l’impunité
p.6 Édito par Carole Boinet
p.10 Les contributions n’est plus de mise.”→ p.44
p.12 Des séries trop formatées ?
p.16 Le questionnaire : Disiz
p.18 Nouvelles têtes
p.20 Initiatives féministes dans
l’industrie musicale
p.22 Hommage à Tom Verlaine
p.24 Où est le cool ?
p.26 La ritournelle : Koudlam

Magazine
p.28 En une : Dossier cinéma
p.28 Entretien avec Isabelle Huppert
et Nadia Tereszkiewicz
p.38 Comment enseigne-t-on dans les écoles
de théâtre aujourd’hui ?
p.44 Questionnaire : 7 actrices face aux
questions d’égalité
p.52 Faut-il (faire) souffrir pour créer ?

p.58 Spécial mode


p.58 Portfolio “Grunge Family”
p.70 Quand les Libertines parlent style
“Produire et publier,
c’est finalement
p.76 Entretien avec Miossec
p.80 Marina Herlop, electro et expérimentale
p.82 Le renouveau du R&B avec Kelela
p.86
p.90
Bret Easton Ellis, le mystère élucidé
Steven Spielberg intime
un exercice
p.96
p.102
Féminisme et édition, un beau mariage ?
Phénomènes : Simone Thiébaut redondant, hérité
du capitalisme.”
8

→ p.82
Les critiques
p.106 Musiques
p.122 Cinémas
p.131 CD №18
p.134 Séries
p.138 Jeux vidéo
p.140 Podcasts
p.142 Scènes
p.146 Arts
p.149 Photo books
p.150 Livres
p.158 BD
p.160 Agenda
p.162 Les playlists

↓ La couverture
Isabelle Huppert et Nadia Tereszkiewicz
Photo Charlotte Abramow pour Les Inrockuptibles
Nadia Tereszkiewicz porte une blouse Dior

“Les vêtements fonctionnent


Julien Mignot pour Les Inrockuptibles · Clifford Prince King

comme un alphabet : on peut construire


des mots avec.” → p.70
Les Inrockuptibles №18

→ Pour vous abonner, rendez-vous p. 104.


LES CONTRIBUTIONS

Manuel
Obadia-Wills
Photographe Édité par la société Les Éditions indépendantes (membre du groupe ),
→ p. 54 et 102 société anonyme au capital de 326 757,51 € 10-12, rue Maurice-Grimaud, 75018 Paris
Né en 1981 Tél. 01 42 44 16 16, lesinrockuptibles.fr
à San Francisco, MAIL support@lesinrockuptibles.fr cppap 0225 D 85912, dépôt légal 1er trimestre 2023
Manuel Siret 428 787 188 000 39 ISSN : 0298-3788 0225 D 85912
Obadia-Wills vit
et travaille à Paris. DIRECTION Président Matthieu Pigasse Directeur général et directeur de la publication
Il fait ses débuts Emmanuel Hoog Directeur administratif et financier Mathieu Levieille
en assistant RÉDACTION Directrice de la rédaction Carole Boinet Rédacteurs en chef Jean-Marc
de nombreux·ses photographes de mode Lalanne (cinémas/culture), Franck Vergeade (musiques) Société Faustine Kopiejwski,
et de publicité et aiguise son œil par Julia Tissier Musiques François Moreau Cinémas Bruno Deruisseau, Jean-Baptiste
la photographie de rue. À partir de 2010, Morain Séries Olivier Joyard, Alexandre Büyükodabas Jeux vidéo Erwan Higuinen
il commence sa carrière de photographe Scènes Fabienne Arvers Arts Ingrid Luquet-Gad Livres Nelly Kaprièlian BD Vincent Brunner
indépendant. Il partage son temps SECRÉTARIAT DE RÉDACTION Secrétaire général de la rédaction Christophe Mollo
entre portraits, shootings mode, projets Première SR Yaël Girardot SR Carole Cerdan, Laurent Malet, Juliette Savard,
personnels et plus récemment la réalisation Florianne Segalowitch
de clips. Son travail célèbre l’humanité ARTISTIQUE Directeur de création Yorgo Tloupas Directrice artistique Hortense Proust
et la construction de l’identité. Il a signé
Maquettiste Théo Miller Graphiste Olivier Dupéron Typographes Martin Pasquier,
pour nous la série “Grunge Family” et le
Pauline Fourest Typographie exclusive et logo par Yorgo&Co 44 bis, rue Lucien-Sampaix
portrait de Simone Thiébaut.
75010 Paris
PHOTO Directrice photo Aurélie Derhee Iconographe Stéphane Damant
Photographe Renaud Monfourny
ILLUSTRATRICES Agnès Decourchelle, Valentine Gallardo, Bérénice Milon
Faustine COMPILATION François Moreau
Kopiejwski ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO Charlotte Abramow, Philippe Azoury, Ludovic Béot,
Journaliste Rémi Boiteux, Vincent Brunner, Maxime Delcourt, Théo Dubreuil, Arnaud Ducome,
→ p. 96 Marilou Duponchel, Jean-Marie Durand, Valentin Gény, Jacky Goldberg, Arnaud
Passée par la Hallet, Olivier Joyard, Briac Julliand, Noémie Lecoq, Gérard Lefort, Brice Miclet,
presse musicale Philippe Noisette, Manuel Obadia-Wills, Manon Pelinq, Juliette Poulain, Jérôme
et féminine, Provençal, Manon Renault, Théo Ribeton, Sophie Rosemont, Patrick Sourd, Sylvie
10
10

Faustine Tanette, Patrick Thévenin, Anne-Sophie Thomas


Kopiejwski LESINROCKS.COM Cheffe d’édition Elsa Pereira Éditrices Cécile Desclaux, Clémentine
a cofondé avec Gallot, Anna Péan Alternant Valentin Boero
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féministe Cheek Magazine, qui a rejoint Chef de projet marketing Hippolyte Caston, tél. 01 56 82 12 06 Stagiaire Malo Janin
Les Inrockuptibles en 2017. Spécialisée Social Media Vincent Le Beux Directeur technique Christophe Vantyghem Contact
sur les questions de genre dans la société Agence Destination Média Didier Devillers, Cédric Vernier, tél. 01 56 82 12 06,
et la culture, elle signe ce mois-ci reseau@destinationmedia.fr
une enquête sur le féminisme et l’édition. PARTENARIAT ET PUBLICITÉ Directrice déléguée Laurence Delaval Directrice culture
Cécile Revenu, tél. 01 42 44 15 32, Matthieu de Jerphanion (musiques), tél. 01 53 33 33 52,
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médias, édition), tél. 01 42 44 16 17, assisté·es de Quentin Maset Publicité commerciale
MEDIAOBS Sandrine Kirchthaler, tél. 01 44 88 89 22 Chef·fes de projet Samy-Alexandre
Valentine
Gallardo
Selmi, Nisrine Jouglet assisté·es de Christine Ahouandjinou Traffic manager Stéphane
Illustratrice
Battu, tél. 01 42 44 00 13 Chargée de planning publicitaire Axelle Cohen, tél. 01 42 44 16 62
→ p. 96 ADMINISTRATION ET FINANCE Directeur financier Olivier Jouannic Contrôleur
Valentine de gestion Adrien Lemoine Responsable paie et relations sociales Agnès Baverey
Gallardo vit Comptables Cathy Cavalli et Caroline Vergiat FABRICATION Prépresse Armstrong
à Gand, Impression, gravure Imaye Graphic Imaye Graphic est impliqué dans la préservation
en Belgique. de l’environnement par ses certifications ISO14001, FSC, PEFC et Imprim’Vert. Origine
Autrice de papier : Allemagne, taux de fibres recyclées : 100 %, eutrophisation Ptot : 0.008kg/t,
bande dessinée, elle fait partie des collectifs certification : PEFC 100 % Fabrication Créatoprint - Isabelle Dubuc, Carine Lavault,
artistiques Tieten Met Haar et Les VoiZines. tél. 06 71 72 43 16 Distribution MLP ABONNEMENT Les Inrockuptibles Abonn’escient,
Elle a également fondé et co-organise 235, avenue Le-Jour-se-Lève, 92100 Boulogne-Billancourt, support@lesinrockuptibles.fr
le festival annuel de micro-édition Zine ou tél. 01 86 90 62 03. Tarif France 1 an : 115 €
Happening à Gand. Ses histoires en bande
Les Inrockuptibles №18

FONDATEURS Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski


Fred Goyeau · Leontien Allemeersch

dessinée se déroulent généralement © Les Inrockuptibles 2023. Tous droits de reproduction réservés.
dans un univers parallèle, quelque part
entre les rêves et la réalité. Dans ce monde,
des créatures fantastiques telles que des Ce numéro comporte un CD jeté sur toute la diffusion (kiosques + abonnements)
extraterrestres, des vampires et des sorcières et deux cahiers complémentaires 22e Biennale de danse du Val-de-Marne de 16 pages
sont confrontées à des défis très humains. (kiosques + abonnements PIDF),
Elle illustre notre enquête sur l’engouement Spécial Arts de 16 pages (kiosques
du monde de l’édition pour le féminisme. + abonnements).
DANS LA JUNGLE
OUVERTURE

DES SÉRIES
Le genre sériel a le vent en poupe : le nombre de plateformes
est en hausse, la demande de contenus explose, les scénaristes
ne chôment pas… Mais ce champ des possibles est-il un
champ libre pour la créativité ? État des lieux à l’heure du
festival Séries Mania. Texte Olivier Joyard
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Les Inrockuptibles №18

Jerico TV
“Est-ce qu’il y a dix ans

OUVERTURE
j’aurais pu faire Tout va
I
l y a quelques semaines,

bien, l’histoire d’une famille


le magazine Variety publiait un
chiffre saisissant sur le nombre
de séries produites aux
États-Unis. Il y en avait 125 en 2002,
à l’époque des Soprano ; il y en a eu
perturbée par la maladie
2024 en 2022, l’année de House
of the Dragon – même si cette statistique d’une enfant ?”
inclut la téléréalité. Une augmentation Camille de Castelnau, scénariste
délirante boostée par la crise du Covid
et ses heures de visionnage intensif,
à laquelle s’ajoute l’internationalisation
inédite des contenus, désormais venus par d’incessantes deadlines. Les
de partout, tout le temps, comme formations pullulent. Pour certain·es,
la série sud-coréenne Squid Game l’a principalement les trentenaires
rappelé. Dix ans après le surgissement en février 2013 –, il y a vraiment de quoi biberonné·es à l’âge d’or des
de Netflix – House of Cards, sa première se perdre dans les tréfonds de nos années 2000, les coups de fil pleuvent.
création originale, a été mise en ligne canapés, harassé·es par les cascades de “Je suis beaucoup plus sollicitée, comme mes
cliffhangers qui nous tombent dessus. amis scénaristes qui en sont au même
moment de leur carrière, car la série est à la
COMMENT FAIRE mode, constate Géraldine de Margerie.
LE BON CHOIX ? Des boîtes de prod qui ne faisaient que du
Frédéric Lavigne, directeur artistique cinéma s’y ouvrent, et depuis Dix pour cent,
du festival Séries Mania (Lille, Le Bureau des légendes ou Parlement,
17-24 mars), dégaine la bonne formule : la France a prouvé qu’elle était capable
“Il est devenu difficile de trouver la série de produire de la qualité – on n’entend plus
de son cœur.” Mais est-ce que tout de phrases du genre ‘C’est génial pour une
le monde souffre ? Celles et ceux qui série française’.”
pourraient bénéficier de l’explosion sont L’arrivée des plateformes (Netflix,
les scénaristes, alors que la demande de Amazon, Disney+, HBO Max
séries grimpe en flèche. Leur premier principalement) a changé la donne.
réflexe consiste pourtant à revendiquer Fin observateur du milieu devenu

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leur statut de spectateur·rices comme scénariste (Les Engagés), Sullivan
les autres. “En tant qu’amatrice, ce Le Postec raconte ce bouleversement.
nombre de séries me stresse, lance Camille “Avant, on développait un projet pour
de Castelnau, ex-numéro 2 du Bureau une chaîne, et s’il n’allait pas au bout, ça
des légendes à la tête de sa propre s’arrêtait là. On ne pouvait pas le vendre
création pour Disney+, Tout va bien, partout. Il y avait quatre ou cinq guichets
un drame familial à voir au printemps. [diffuseurs-coproducteurs] : TF1, France
J’ai l’impression qu’il y en a trois bonnes Télévisions, Canal+, Arte et parfois M6.
par semaine que je ne vais pas pouvoir Depuis dix ans, les possibilités se sont
regarder. J’avance dans une jungle et ouvertes. Le marché est plus éclaté, plus
je suis perdue.” complexe.”
Même son de cloche du côté de S’il n’est pas devenu facile de faire sortir
Géraldine de Margerie, qui a sorti une série de terre, on peut proposer
à la fin du mois de janvier Louis 28 à la fois de la fiction française
(France.tv Slash) quelques mois après “classique”, dont la version la plus
Toutouyoutou (OCS), les deux avec aboutie serait HPI sur TF1, avec Audrey
Maxime Donzel. “Même si je trouve l’idée Fleurot, et des objets beaucoup plus
super, ça m’angoisse d’avoir trop de choix. intimes et fragiles, à l’image de Chair
Comme je vieillis, je ne supporte pas tendre de Yaël Langmann – avec
que mon temps ne soit pas constructif. un personnage principal intersexe –,
Je ne vais regarder que les séries dont j’ai du Monde de demain sur le hip-hop made
entendu parler, ou qui ont de bonnes in France par Katell Quillévéré
critiques, sauf Emily in Paris, que j’ai et Hélier Cisterne ou encore de la très
trouvée géniale !” cul Platonique l’an dernier, de Camille
Rosset et Elie Girard. …
NOUVELLE DONNE
Les Inrockuptibles №18

Il faut une part de dualité pour écrire


et créer des séries aujourd’hui. “Même
si je suis submergée comme spectatrice,
en tant que scénariste je suis contente pour
mes consœurs, mes confrères et moi”,

résume Camille de Castelnau. Vous les
Angèle Metzger
repérez peut-être dans les cafés, dans la série
accroché·es à leur ordi, visages cernés : Chair tendre
les scénaristes sont partout, stressé·es de Yaël Langmann.
OUVERTURE
“Le cahier des charges du langage
sériel tend à s’uniformiser.”
Frédéric Lavigne,
directeur artistique du festival Séries Mania

qu’auparavant”. Son point de vue très


international lui permet de prendre
la mesure de l’explosion. “L’émergence des
→ Il n’a jamais été aussi aisé de faire plateformes a transformé le paysage, bien
de bonnes séries françaises, même si les au-delà des quatre ou cinq leaders
conditions économiques ne sont pas américains. La diversité est encore plus
toujours roses chez les petits diffuseurs grande qu’on ne le croit. À Séries Mania,
les plus audacieux, comme l’explique des tubes comme ils mettraient des yaourts nous estimons à 700 le nombre de
Géraldine de Margerie. Celle qui a en rayonnage. La loi du marché prédomine, plateformes de SVOD en dehors des États-
travaillé à la fois avec OCS et France.tv même si je trouve qu’en termes d’image, Unis à l’heure actuelle, avec chaque année
Slash parle d’une “liberté de ton arrêter Drôle était une très mauvaise idée.” une quarantaine en plus. Parfois, elles sont
énorme”… mais d’une “économie Sullivan Le Postec note qu’une réussite thématiques comme Shadowz sur l’horreur,
maîtrisée”, c’est-à-dire des budgets comme Oussekine (Disney+) n’aurait mais souvent nationales ou régionales avec
limités. “Cela demande énormément de “pas existé” sans les plateformes, mais beaucoup de créations locales, de l’Espagne
travail pour essayer de mettre en scène s’interroge sur des changements de cap à l’Europe du Nord, de l’Afrique du Sud
cette liberté et cette folie comme il se doit”, pas évidents à analyser. “J’ai beaucoup à la Turquie ou la Grèce.”
précise-t-elle. aimé Drôle, mais je pense que la meilleure Comme cela peut être le cas avec les
Il existe clairement plusieurs divisions en série qu’ait faite Netflix en France, c’est séries françaises, Lavigne perçoit
France, même si quelques locomotives Les 7 vies de Léa. Elle a été également la pression du marché et dresse un bilan
hybrides se profilent, comme la série de annulée. Netflix voulait lancer des séries parfois sombre, celui d’un tiraillement
Camille de Castelnau, qui a pu attirer au Young Adult [contenus destinés aux jeunes] palpable partout, voire d’une certaine
casting Virginie Efira et Sara Giraudeau : et a décidé d’arrêter juste après.” standardisation. “Il y a une impression
“Est-ce qu’il y a dix ans j’aurais pu faire Géraldine de Margerie ressent elle aussi de formatage des sujets et de la narration.
Tout va bien, l’histoire d’une famille une forme de confusion chez les La façon dont les histoires se racontent, dont
perturbée par la maladie d’une enfant ? diffuseurs : “Après la fin de Drôle, on les personnages se définissent, dont les enjeux
Peut-être sur Canal+, mais pas sûr. Il y nous a expliqué que seules les mini-séries sont distribués, l’abondance des séries
avait peu de place pour un genre non étaient recherchées, ou bien les ‘high concept’ à sujet, la manière dont le récit commence
14

mainstream comme la chronique familiale. et les récits mainstream type Lupin. par la fin avec des flashbacks, des
J’ai l’impression que cette ouverture est Parfois, on te dit que l’algorithme ne va pas rebondissements qui surviennent aux mêmes
quand même liée aux plateformes.” comprendre un ‘polar comique’ ou une épisodes : le cahier des charges du langage
‘comédie dramatique’. J’ai du mal à savoir sériel tend à s’uniformiser…” Pour sortir de
L’ALGORITHME ROI ce qu’ils veulent.” Sullivan Le Postec cette tendance lourde, le délégué général
L’an dernier, malgré tout, une décision résume l’affaire : “On est en train de courir de Séries Mania dessine une perspective
industrielle symbolique a assombri après une cible qui n’arrête pas de bouger.” créative comme le monde des séries
les perspectives de ciel bleu : l’arrêt par n’en a probablement jamais connu.
Netflix de Drôle, la belle création UN PAYSAGE PARADOXAL C’est le paradoxe du moment. “Les prises
de Fanny Herrero sur le stand-up, Courir, Frédéric Lavigne en a quasiment de risque et le renouvellement se jouent
après une seule saison et de multiples fait son métier. Lui qui sélectionne les le plus avec de jeunes cinéastes locaux qui
promesses d’histoires fines et séries présentées au festival Séries Mania passent à la série et apportent leur point de
émouvantes. L’argument ? “Nos abonnés en reçoit environ 400 par an, chiffre vue. Pour moi, c’est le cas des séries grecque,
n’y ont pas trouvé leur compte”, nous stable depuis le début de la décennie, indienne ou iranienne que nous avons
confiait la plateforme de Reed Hastings. “à un niveau incomparablement plus haut sélectionnées cette année.” ♦
Une manière de dire qu’au pays du
“toudoum” comme ailleurs, les audiences
comptent plus que tout.
L’onde de choc s’est avérée énorme chez
les scénaristes. Camille de Castelnau, qui
a participé à l’écriture de la série, estime
que “le signal est très triste et en même
temps très logique de la part de Netflix, avec SÉRIES MANIA 2023
qui les choses se passaient pourtant très bien
créativement. Avec cet arrêt, c’est comme Plus grand festival de séries en Europe, Séries Mania (du 17 au 24 mars
s’ils assumaient de mettre de la fiction dans à Lille) accueille Lisa Joy (cocréatrice de Westworld) en tant que présidente du
Les Inrockuptibles №18

jury. Au programme, une compétition où l’on retrouve l’adaptation du manga


Les Gouttes de Dieu, situé dans le monde du vin, la première série du cinéaste
Vincent Maël Cardona (Les Magnétiques), des fictions grecque, iranienne,
israélienne... Les équipes de Laurence Herszberg proposent également
une compétition française, un panorama, des rencontres. Temps fort attendu,
le festival dévoilera en ouverture la série de Cédric Klapisch pour Prime Video,
Salade grecque (la suite de L’Auberge espagnole). En clôture, Transatlantic d’Anna
Winger, dont Unorthodox avait cartonné en 2020. ♦ O. J.
OUVERTURE LE QUESTIONNAIRE

Un·e invité·e se dévoile en répondant à nos questions


indiscrètes. Ce mois-ci, Disiz, qui s’apprête à partir
en tournée avec son dernier album, L’Amour.
16

La sensation après trois dates


à la Salle Pleyel ?
Enfin heureux…

Où et avec qui as-tu passé la nuit ?


Dans le dur, avec une très belle grippe.

Ton obsession du moment ?


La musique des années 1970.

Qui devrait se taire à tout jamais ?


Personne.

Qui te touche ?
Docteure Hind Aziz.

Que penses-tu des aquariums ?


Je préfère les planétariums.

Où est passée La Peste ?


Elle a succombé à l’amour. Le morceau que tu fredonnes
constamment ?
Où est la beauté ? Dandy OG.
Dans la douceur. Quel remède au blues ? ♦ Propos recueillis par Carole Boinet
Des biscuits industriels et du lait froid.
Comment mourras-tu ? L’Amour (Capitol).
La dernière chose que tu aies
Les Inrockuptibles №18

Layster !* Concerts le 21 avril au Printemps


apprise ? de Bourges, le 27 mai à Saint-Brieuc
La musique des funérailles ? Que l’on peut atteindre le cerveau (Art Rock), le 6 juillet à Liège
… en passant par l’artère fémorale, parce (Les Ardentes), le 13 à Carhaix
que toutes les artères sont reliées. (Les Vieilles Charrues), le 14 aux
Francofolies de La Rochelle.
Le repas du dimanche soir ?
Du bouillon, poireau, pomme de terre, * Dieu m’en préserve !
Ojoz

oignon, carotte, huile d’olive, eau, sel.


OUVERTURE NOUVELLES TÊTES

Elle aime “les films de fantômes


et d’amour”. L’Espagnole
Elena López Riera signe un
premier long métrage qui lui
ressemble, où le désir transcende
les peurs et les croyances
funestes.

“Je n’étais pas censée faire des films.” “Pas


censée”, si l’on se fie à cet inéluctable
déterminisme social. Elena López Riera
est née en 1982 à Orihuela, village du
sud de l’Espagne, le même que l’on voit
18

dans El Agua, son envoûtant premier


long métrage, et dans ses films courts.
Elle qui en est partie pour vivre sa vie
entre Paris, Madrid (où elle est en ce
moment en résidence) et la Suisse, où
elle enseigne le cinéma, n’a cessé d’y
revenir. “Plus je vieillis, plus j’ai du mal
à me détacher de mes origines”, nous
confie-t-elle dans un café parisien.
Elle raconte les grands-parents
vendeur·ses sur les marchés puis le petit
ascenseur social des parents entré·es
à l’université publique.
À 15 ans, elle décide de faire du cinéma
mais on lui répond que ça n’est pas sa
place. À la fac, elle ressent l’humiliation de la jouissance : un court métrage
de celle qui n’a pas en héritage le bagage documentaire sur la sexualité de femmes
culturel de ses camarades. Le syndrome âgées et une fiction “sur une médium
de l’impostrice la poursuit (elle sourit : celle des livres mais surtout celle, orale, spirite au début du XXe siècle, très liée
“c’est pathologique”), mais ne l’empêche de sa mère et de sa grand-mère, qui la à l’origine du féminisme en Europe.
pas de faire, voire nourrit sa “rage”, guide vers le cinéma. L’histoire aussi d’une femme de 50 ans
cette alliée-amie qu’elle reconnaît chez C’est cette langue qui forme la musique qui revoit un amour qu’elle croyait mort.
Virginie Despentes. Enfant, elle voit d’El Agua, elle est son refrain entêtant J’aime les films de fantômes et d’amour.”
ses premiers films à la télé, mais c’est autant que sa menace, ce legs ♦ Marilou Duponchel
davantage son goût pour la littérature, empoisonné qui prédit aux jeunes filles
Julien Mignot · Daniel Topete · Naïa Combary

téméraires un destin funeste, celui d’être El Agua d’Elena López Riera. 


Les Inrockuptibles №18

emportées par le fleuve : “Ce grand En salle le 1er mars.


paradoxe d’un machisme lui-même véhiculé Retrouvez la critique du film p.124.
par les femmes, conditionné par la peur.”
Elle se souvient : “Il ne fallait surtout pas
jouir de plaisir.” El Agua vient pourtant
briser le sortilège de cette vieille légende,
transformer la peur.
La suite pour Elena López Riera
s’inscrira justement dans le champ
Autrice-compositrice

OUVERTURE
établie à Los Angeles,
Blondshell ravive
la flamme indie slacker
des 90’s.
Sabrina Teitelbaum, alias
Blondshell, dit avoir écouté
“beaucoup de Britpop”
et avoir été “inspirée par
The Replacements” quand elle
a composé Joiner, le single
qui annonçait la sortie de
son premier album, le 7 avril
prochain, chez Partisan
Records (label, entre autres,
d’Idles et Fontaines D.C.).
Si l’on en croit la presse
étrangère, qui ne tarit pas
d’éloges sur la New-Yorkaise
établie aujourd’hui à et d’une envie irrépressible perspectives d’une jeunesse
Los Angeles, Blondshell a été de revenir au son slacker qui n’a plus peur du grand
biberonnée autant à Hole grunge de son adolescence, écart générationnel.
qu’à Katy Perry. D’ailleurs, Sabrina Teitelbaum change ♦ François Moreau
avant de faire dans l’indie de braquet et devient donc
rock saturé, elle opérait sous Blondshell : en peu de temps, Blondshell (Partisan/PIAS).
le sobriquet Baum et donnait épaulée par le producteur Sortie le 7 avril.
dans la dark pop. Sous l’effet Yves Rothman (croisé aux Concert le 13 mai à Paris
conjugué de la pandémie manettes des disques d’un (Point Éphémère).
certain Yves Tumor), elle
met en boîte neuf titres qui
ont tout pour élargir les

19
avec les cordes de sa harpe
électronique, instrument qu’il
a débuté dès 12 ans. S’il
dépoussière la harpe celtique
d’Alan Stivell et rappelle
Joanna Newsom, c’est plutôt
Harpiste et performeur, avec la jeune scène d’ambient
Ange Halliwell charme pop française qu’il a le plus
d’accointances. Il a notamment
avec ses berceuses collaboré avec Oklou (alias
mystiques. avril23), Bonnie Banane
ou Malibu. Caressantes, ses
berceuses mystiques sont
Il a littéralement enchanté accompagnées de nappes
la scène du festival Mofo tour à tour éthérées ou plus
dont il a fait l’ouverture en bruitistes. Après deux albums
janvier dernier à Saint-Ouen. (The Wheel of Time et Lullaby
L’air lutin façon forêt de for the Dead), il sortira un
Brocéliande, l’œil mutin, nouvel EP, composé dans son
Ange Halliwell – sobriquet village natal, courant mars :
tiré de la série Charmed – sort “Après quelques années
tout droit d’un songe d’une à Bordeaux puis Paris, j’ai
nuit d’été. Soignant les mises ressenti le besoin de me
Les Inrockuptibles №18

en scène de ses performances, reconnecter à l’endroit d’où


c’est avec son ombre je viens. Entre montagne
projetée sur un drap parsemé et mer, le Béarn est une terre
d’étoiles qu’il a débuté son qui m’inspire énormément.”
dernier concert avant de ♦ Bruno Deruisseau
le faire tomber à mi-parcours,
révélant de façon plus EP à paraître courant mars.
précise la danse sensuelle
qu’exécutent ses doigts
QUE FAIRE CONTRE
OUVERTURE

LE PATRIARCAT
DANS LA MUSIQUE ?
Face à la persistance de la domination masculine, les initiatives
féministes se multiplient dans l’industrie musicale. Parmi
elles, Mewem, Majeur·e·s, Loud’Her et More Women on Stage
offrent des outils précieux pour rendre le milieu plus inclusif.
Texte Juliette Poulain
20

Titouan Massé
Les Inrockuptibles №18
D

OUVERTURE
epuis le déferlement de MeToo
en 2017 et de MusicToo, qui a
secoué le secteur musical en 2020,
les musiques actuelles voient émerger
de multiples dispositifs œuvrant pour
une plus juste représentation du travail
des femmes, quel que soit leur métier résidences ont eu lieu en 2020 au Grand
au sein de l’industrie. Dans un rapport Mix, puis en 2022 à La Grange à Musique
de 2021, le ministère de la Culture à Creil. Lors du premier appel
indiquait que seules 9 % des femmes ont à candidature, quatre-vingt-dix artistes
accès aux postes de direction les plus ont postulé. “Un chiffre fort”, commente
élevés dans les établissements publics du Élise Vanderhaegen. Avant d’ajouter :
spectacle vivant. “On sait qu’elles sont là. Maintenant,
il faut les accompagner et créer une
MEWEM synergie.” C’est d’ailleurs à l’issue d’un
“Souvent, au bout d’un an, les femmes Partenaire de Spotify, gratuit et Blam que le groupe Nûr a vu le jour.
sont bloquées dans leur évolution par accessible à tous·tes, ce répertoire en “Là, on a moins de temps car on est toutes
manque de moyens ou de confiance en soi”, mixité choisie s’adresse avant tout aux bénévoles”, raconte Nine Jacquet,
explique Rachel Cartier, présidente femmes, aux personnes trans et non membre active de Loud’her, qui a
de Mentoring Program for Women binaires, qui peuvent se créer un profil bénéficié d’un contrat à durée
Entrepreneurs in Music Industry public en affichant leurs coordonnées déterminée l’année dernière. “On va
(Mewem), et par ailleurs responsable et leurs compétences. Les hommes, eux, réduire la cadence mais on a ouvert plein
éditoriale France de Deezer. Lancé ont seulement la possibilité de se de réseaux”, lance-t-elle, confiante.
en 2018 à Bordeaux, avec une antenne connecter et de contacter des profils À Oignies, près de Lille, la salle du
à Paris, et notamment financé par publics sans apparaître sur le site. 9-9bis s’apprête à organiser son propre
le Centre national de la musique (CNM), Comme les annuaires spécifiques Blam pour 2023. Preuve que ces
ce dispositif à destination des Bandshe (pour les professionnel·les du initiatives essaiment de plus en plus.
entrepreneures du secteur musical live) ou Connect’Her (ciblant dans le
promeut le mentorat en binôme. Chaque même esprit les musiques électroniques), MORE WOMEN ON STAGE
année, entre janvier et juin, douze femmes “le but de Majeur·e·s n’est pas d’être un “Il faut montrer aux femmes qu’elles ont
mentorent chacune une candidate avec annuaire parisiano-centré”, souligne leur place”, lâche Lola Frichet, bassiste
un projet en cours de construction. Caroline Decroix, cheffe du projet avec du groupe rock Pogo Car Crash Control
Parmi celles de 2023 : Élodie Haddad, Alice Deleporte. Avant de rappeler que et initiatrice du mouvement More
manageuse de Flavien Berger et de ce répertoire a été initié par shesaid.so, Women on Stage, lancé en 2021 avec
Bonnie Banane, ou Émilie Urbansky, une association londonienne alliant des stickers collés sur les murs des

21
directrice de l’image chez Sony. Mewem féminisme et musique, présente dans salles de concert. Inscrit avec des bandes
convie aussi ses jeunes mentorées à six dix-huit pays, dont la France et ses de scotch blanc sur la basse de Lola,
rendez-vous annuels. Au programme, antennes à Toulouse, Lyon, Grenoble, qu’elle brandit sur scène, le slogan
cette année : l’entrepreneuriat et la santé Strasbourg, Paris et région parisienne, “More women on Stage” a été récupéré
mentale, la construction d’un business Rennes, Vannes, Nantes, Bordeaux, par de nombreux·ses musicien·nes.
plan ou encore les discriminations Marseille. Caroline Decroix : “Majeur·e·s, En juin 2022, le mouvement a célébré
au travail. c’est un hub, et on veut jouer ce rôle de la première édition de son festival,
En quatre éditions, une cinquantaine passeuses.” avec une programmation
de femmes ont bénéficié de majoritairement féminine à l’Olympic
l’accompagnement privilégié de LOUD’HER Café à Paris. Il s’apprête à investir
Mewem. “Ma volonté, c’est d’aller plus Valoriser l’interconnaissance est aussi Petit Bain en juin 2023 pour une
loin, explique Rachel Cartier. En plus l’axe fort de Loud’Her. L’association, seconde salve.
du mentorat, on veut garder dans notre fondée en 2017 à Lille, qui agit dans Au bout du fil, Lola déroule les projets
réseau les femmes dont on n’a pas retenu la région Hauts-de-France, organise prévus cette année : la tournée More
la candidature. On les ajoute à notre régulièrement des rencontres ouvertes Women on Stage traversera six villes de
newsletter, on les invite à des événements. aux femmes du secteur musical pour France et de Belgique pour des concerts
On veut continuer à les inspirer et les identifier leurs besoins et envies et des ateliers avec des professionnel·les
inciter à repostuler.” artistiques. En découlent des ateliers de la région. À Paris, au Hasard
ciblés pour apprendre à mixer, connaître Ludique, un cycle de masterclass sur la
MAJEUR·E·S ses droits ou encore questionner la pratique instrumentale débutera avec la
De son côté, l’annuaire en ligne maternité dans le milieu musical. bassiste et contrebassiste Laure Sanchez,
Majeur·e·s, créé en mai dernier, recense “Ces rendez-vous uniquement entre femmes, collaboratrice de Disiz. Fin 2022, Lola
plus d’un millier de professionnel·les personnes trans et non binaires permettent a ouvert un site pour vendre des T-shirts
de l’industrie musicale, qu’elles ou ils plus de liberté dans les échanges et facilitent noirs à l’effigie du mouvement, arborant
soient musicien·nes, attaché·es de presse les rencontres”, précise Élise Vanderhaegen, aussi le slogan “More Women Backstage”
ou encore chargé·es de production. membre de la direction de Loud’her en soutien aux techniciennes du secteur
Les Inrockuptibles №18

jusqu’à juin dernier et désormais musical. Les 500 ventes financeront bien


directrice du Grand Mix, la salle de entendu les actions menées par More
concerts de Tourcoing. Women on Stage. Lola Frichet conclut :
Parmi ses actions phares, Loud’Her “On n’est pas là pour faire une marque
← organise des Blam (pour “Badass Ladies mais pour montrer notre engagement.” ♦
Lola Friche, bassiste Arranging Music”). Le but ? Réunir
de Pogo Car Crash
Control et initiatrice
dix musicien·nes des Hauts-de-France
en 2021 du mouvement dans une salle pendant quatre jours pour
More Women on Stage. créer un concert. Les deux premières
RÉÉCOUTER
HOMMAGE

MARQUEE MOON
Leader et guitariste génial de Television, Tom Verlaine est mort
un samedi 28 janvier, laissant derrière lui une œuvre qui,
si elle n’est pas pléthorique, n’en demeure pas moins à inscrire
au patrimoine de l’humanité. Texte François Moreau
Photo Renaud Monfourny

Pourtant, avant la musique, ce sont les images qui ont d’abord


compté. Et ce sont elles qui compteront aussi quand on
aura fini d’enterrer les enfants du baby-boom et qu’il faudra
envisager la mort des héros et héroïnes d’aujourd’hui
(il est sans doute encore trop tôt pour les identifier). Le régime
de production et de diffusion des images – et par conséquent
la mécanique du souvenir et de la mémoire – a beaucoup
changé depuis l’apparition de MTV, puis d’internet et enfin

V
l’arrivée des téléphones portables : la plupart des images
endredi 27 janvier 2023, veille de la mort de Tom de Television et de Tom Verlaine qui nous restent sont par
Verlaine, j’écoutais Bob Dylan. C’était le volume 17 conséquent figées, et finalement peu nombreuses.
des Bootlegs Series qui venait de sortir ce jour-là,
celui consacré aux sessions d’enregistrement de REWIND
22

l’album Time out of Mind (1997), le plus crucial de tous. Dans Ainsi, quand on a 15 ans au début des années 2000 et que l’on
une interview d’époque, Dylan disait ceci : “Qui que vous soyez, vient d’une banlieue résidentielle de province, on ne sait pas
vous serez déçu du quotidien. Mais il existe une panacée : monter bien quoi faire d’un disque comme Marquee Moon : on se
sur scène, et c’est pourquoi les artistes le font.” Et le lendemain, retrouve avec cette pochette affichant un portrait de famille
donc, quand Tom Verlaine a passé l’arme à gauche, je me suis cabossé tel qu’aurait pu le peindre Otto Dix (mais photographié
repassé Marquee Moon (1977), forcément, un album qui se par Robert Mapplethorpe), et sur laquelle chacun des
termine dans un tourbillon de feuilles mortes avec le morceau membres apparaît complètement disproportionné (les mains
Torn Curtain, soit “rideau déchiré” en français. J’ai pensé à la de Tom Verlaine, immenses et longilignes), émacié au possible
scène d’une salle de concert et à la phrase de Dylan, et il m’a et le teint blême. Ces types hallucinés étaient pris comme des
alors semblé évident que le rideau ne servait qu’à nous lapins dans les phares d’une bagnole et n’étaient clairement
dissimuler à nous-mêmes l’espace d’un instant, qu’importe pas en bonne santé. C’est ce qu’on se dit au début, et encore
le côté où l’on se situe. Déchirez ne serait-ce qu’un centimètre aujourd’hui, c’est l’image qui revient en premier quand
du rideau et le charme est rompu. je pense à Television.
Pourtant, Tom Verlaine n’avait pas la dégaine destroy de son
UNE DÉCHIRURE pote Richard Hell, avec qui il montera le groupe protopunk
Les mots de Verlaine, ses guitares qui viennent perforer en rafale Neon Boys, puis Television, avant que celui-ci ne claque
la peau, c’est le récit de cette déchirure et de l’éclat blafard du la porte après le premier concert de la formation new-yorkaise
quotidien déprimé qui perce à travers. C’est aussi l’histoire d’un au CBGB. Sur la pochette de Words from the Front (1982),
retour en arrière impossible, de l’avènement du temps des crises son troisième album en solo, Verlaine avec son côté dandy
et du délabrement des villes. C’est surtout l’intime qui baigne en polo ressemblerait même presque à Deck d’Arcy, le bassiste
dans l’éther de la nostalgie et la certitude désabusée que quelque de Phoenix. Hell sera plus en phase que Verlaine avec la
chose de romantique s’est cassé et que tout est à refaire. Écouter nouvelle vague estampillée “no wave” qui couve alors, incarnée
Marquee Moon, c’est rejouer l’arrivée de Bardamu à New York par James Chance, DNA ou Lydia Lunch, mais tous les deux,
[dans Voyage au bout de la nuit], et découvrir une ville telles les deux faces d’une même pièce, ont contribué à remettre
“absolument droite”, soit l’exact inverse de l’Amérique du son les compteurs à zéro.
de Laurel Canyon et des utopies sixties. Pour bien le piger, il faut faire
Les Inrockuptibles №18

Chez Television, les guitares ne sont pas heavy, ou distordues un bond en avant, jusqu’en
et éraillées comme ailleurs dans le punk naissant, elles sont 2001 et l’arrivée des Strokes.
décharnées et nerveuses, et suivent les contours abrupts et Parce que, à 15 ans, j’avais
saillants du relief accidenté de l’époque : elles font des boucles, la certitude que Julian
s’entrelacent, jouent du free jazz jusqu’à la limite du point
de rupture mélodique. Bien sûr, le Velvet Underground était là

dix ans plus tôt, mais cette fois, les dernières traces de La pochette signée Tony
l’héritage country-folk ont été liquidées et les points de repère, Lane, avec une photo
définitivement brouillés. de Robert Mapplethorpe.
HOMMAGE

À Paris, en 1987.

23

Comme si Television Casablancas avait tout inventé ; et c’est là qu’on m’a


mis Marquee Moon entre les mains. Et puis c’est

reprenait l’histoire de zéro,


encore après que j’ai entendu Little Johnny Jewel,
le tout premier morceau de Television paru sur le
label de Terry Ork, avec sa guitare nue et sa batterie
avec rien d’autre que en fond qu’on dirait pompées à Can. Encore
aujourd’hui, à l’écoute de ce morceau, l’image d’un

des instruments bricolés terrain vague sur lequel tout est à rebâtir me vient.
Les Inrockuptibles №18

C’était comme si Television reprenait l’histoire de

et un sacré culot. zéro, avec rien d’autre que des instruments bricolés
et un sacré culot. Richard Hell, lui, en fera un
slogan : Blank Generation. Et la Blank Generation
n’était pas une cause perdue ou une génération
orpheline, c’était tout l’inverse : une génération qui avait
devant elle une page blanche aussi large que la marge dont elle
a fait partie, sur laquelle il était possible d’écrire, de raturer,
de dessiner ce que bon lui semblait. ♦
LIFESTYLE OÙ EST LE COOL ?

En janvier dernier, la semaine de la mode homme


automne-hiver 2023-2024 dévoilait des collections
évoquant le passage du temps, la part d’enfance
en nous, la crise climatique. Texte Manon Renault

→ Pouvoir
de l’imaginaire
chez Louis Vuitton

Perchée sur le capot d’une


voiture jaune, Rosalía a
interprété ses tubes Candy,
Saoko ou De Plata, non
↗ Détournements chez Botter loin d’un décor composé
de plusieurs chambres,
Lauréat de l’édition 2022 de l’Association nationale symbolisant les âges entre imaginées en collaboration
des arts de la mode (Andam), le duo Lisi Herrebrugh la naissance et les débuts avec Colm Dillane du
et Rushemy Botter, à la tête de la marque Botter, de la vie adulte, conçu par label KidSuper. Un grand
se joue des fonctions usuelles des vêtements. les réalisateurs Michel et spectacle pop se voulant
Les bombers se transforment en bustiers, les selles de Olivier Gondry. Comme le reflet d’une mode
vélo deviennent des sacs. Tout se recycle et s’articule des millennials à un concert, démocratique, défendue
au discours du tandem, qui alerte sur l’urgence les invité·es ont dégainé leurs par l’ancien designer de
climatique et la pollution plastique de l’eau. Plutôt que portables à peine le show la maison, Virgil Abloh,
de choisir une esthétique dystopique, Lisi Herrebrugh commencé, capturant au décédé en novembre 2021. ♦
et Rushemy Botter ont opté pour des couleurs chaudes passage des silhouettes entre
et des pièces pleines d’humour – comme des chemises streetwear et surréalisme louisvuitton.com
24

trompe-l’œil où s’impriment des bikinis –, forgeant


une collection riche en surprises. ♦

botter.world ↘ Paradoxe total chez Loewe


Circulant autour des immenses toiles figuratives
de l’artiste américain Julien Nguyen, les silhouettes
du directeur de la création Jonathan Anderson
embrassent le paradoxe. Paradoxe des ailes d’ange
et des pupilles zombiesques, du confort et de la
rigidité, d’une main sortant par devant un manteau
– délaissant la manche. Paradoxe du minimalisme,
de l’épure et, soudain, d’un manteau démesuré. ♦

loewe.com

↑ Le temps qui passe propose une réflexion sur le temps


chez Dior qui passe, traduite par la musique,
le texte, mais également les
Pablo Latorre · Louis Vuitton · Adrien Dirand · Loewe

vêtements. Les indémodables


S’élevant dans la pénombre, pièces de travail rencontrent
les voix de Robert Pattinson et de des pulls pastel ornés de broderies
Les Inrockuptibles №18

Gwendoline Christie ont rythmé et des jupes racontant une nouvelle


le show Dior Homme. Face à un couture au masculin. Des
vaste écran longeant le podium, références aux années passées
les deux acteur·rices ont récité par Yves Saint Laurent chez Dior
des extraits du mélancolique se glissent également dans les
poème La Terre vaine de T. S. Eliot, vestes aux imprimés animaliers. ♦
accompagné·es en live par
le compositeur Max Richter. dior.com
Le directeur artistique Kim Jones
OUVERTURE LA RITOURNELLE

Un·e invité·e se souvient des


paroles d’une chanson.
Ce mois-ci, le musicien Koudlam
a choisi Cymbaline de Pink Floyd.

“And it’s high time Cymbaline


It’s high time Cymbaline
26

Please wake me”


Extrait de l’album More (EMI/Columbia)

que l’on pourrait interpréter


de bien des façons et dont
“Cymbaline a été écrit par les mots résonnent comme
Roger Waters (comme la autant d’énigmes. Il en résulte
quasi-totalité des morceaux un sentiment d’impuissance
des Pink Floyd) en 1969, hypnotique, comme si l’on
pour l’album More, composé était prisonnier d’un sortilège
en quelques jours pour la antique. Ce qui est assez
bande-son du film de Barbet fascinant, dans cette alchimie
Schroeder [du même nom]. avec la musique, c’est que
Les paroles font sans doute toute l’ambiance du film y est,
allusion au destin tragique et cela donne à la pellicule
du héros du film, qui suit sa une profondeur métaphysique
petite amie dans les abysses jouissive. Il est grand temps
de l’héroïne et s’enfonce que le prénom Roger soit
inexorablement dans ce réhabilité et revienne à
Les Inrockuptibles №18

cauchemar dont il ne semble la mode.” ♦ Propos recueillis


plus pouvoir s’éveiller par Carole Boinet
Alice Navarro/Studio Genissieu

(“It’s high time Cymbaline/


Please wake me”). C’est un Precipice Fantasy Part. I
morceau sombre et en même de Koudlam (Pan
temps solaire, un soleil voilé, European Recording/
qui ne présage rien de bon. Bigwax).
Les paroles semblent
fonctionner comme un oracle,
“ IL EST
En une

ESSENTIEL
DE SE
SENTIR
EN
28

IDENTITÉ
AVEC
SES
Les Inrockuptibles №18

CHOIX ”
En une
Elles se donnent la réplique dans Mon crime
de François Ozon, où elles incarnent des actrices.
Échange entre Isabelle Huppert et Nadia
Tereszkiewicz sur ce jeu de miroirs, la place des
comédiennes dans le milieu du cinéma et l’impact
du féminisme sur la conception de leur métier.
Texte Bruno Deruisseau & Jean-Marc Lalanne
Photo Charlotte Abramow pour Les Inrockuptibles

A
vant Les Amandiers (2022),
certain·es avaient déjà pu
repérer la remarquable force
cinégénique de Nadia
Tereszkiewicz – au hasard d’un
clip de Benjamin Biolay
(Comment est ta peine ?) ou d’un
second rôle frappant chez
Dominik Moll (Seules les bêtes, 2019). Mais ce qu’elle
accomplit dans le film de Valeria Bruni Tedeschi, l’ardeur avec
laquelle elle campe les ravissements et les meurtrissures de la
jeunesse, en fait une très grande comédienne – et la favorite
logique de la catégorie Espoir féminin des prochains César. Vous Nadia, vous enchaînez coup sur coup deux
30

Dans Mon crime de François Ozon, elle interprète à nouveau projets où vous jouez une actrice débutante :
une jeune comédienne, en butte à la concupiscence d’un Les Amandiers et Mon crime...
producteur. Sur son chemin, elle croise Isabelle Huppert, qui Nadia Tereszkiewicz — Mais oui, c’est vrai ! Ce qui est assez
incarne aussi une actrice – et dont Nadia Tereszkiewicz troublant, car je me retrouve dans la même situation que
est depuis longtemps une grande admiratrice. Un face-à-face mes personnages. Celle d’une actrice encore débutante qui
d’actrices dans des rôles d’actrices donc, et l’occasion de découvre ce métier. Dans Les Amandiers, la mise en abyme
les faire dialoguer sur leur métier et l’évolution du contexte était vraiment vertigineuse : l’apprentissage de mon
dans lequel elles l’exercent. personnage m’apparaissait comme la mise à nu de mon
apprentissage personnel... Et toutes les questions que je me
Y a-t-il quelque chose de spécifique à jouer posais en tant que jeune actrice – par exemple, “Est-ce que
le rôle d’une actrice ? dans cette scène je fais appel à des émotions liées à ma vie ou est-ce
Isabelle Huppert — Étrangement, je n’Lai pas eu tant que ça que je me concentre juste sur la situation ?” – étaient exactement
l’occasion d’en interpréter. Quand je réfléchis, me revient celles que verbalisait mon personnage ! Quant au personnage
Frankie d’Ira Sachs (2019). Mais il y a peu de points communs de Mon crime, c’est une actrice qui n’a encore rien tourné,
entre les deux personnages ! Dans le film de François Ozon, qui galère. Elle rêve d’être Danielle Darrieux, mais elle fait
j’incarne vraiment une hyper-actrice, dans une représentation juste des doublures. Mais lorsque, à son procès pour meurtre,
un peu hystérisée de cette figure, la star d’une époque révolue. elle dit un texte qu’elle a appris par cœur, et qu’elle réalise
Dans Frankie, en revanche, j’oubliais presque que je jouais qu’elle pense ce qu’elle dit, elle est bouleversée parce qu’elle
une actrice, c’était simplement le métier d’un personnage se découvre une parole politique.
défini par d’autres traits, dont la maladie. Je ne peux pas dire Isabelle Huppert — C’est un moment vraiment formidable
qu’incarner des comédiennes suscite chez moi de réflexion du film. C’est là qu’il prend une nouvelle direction. Il devient
particulière ou une approche spécifique... vraiment féministe.

Est-ce que la dimension féministe d’un scénario


ou d’un personnage peut motiver pour vous
le choix d’accepter un film ?
Les Inrockuptibles №18

Isabelle Huppert — Moi pas du tout.


Nadia Tereszkiewicz — En même temps, je suis très
impressionnée par la façon dont tu n’as jamais eu peur
d’explorer les facettes les plus sombres dans tes personnages,
chez Chabrol, chez Haneke... Ça me paraît également très
féministe.
Isabelle Huppert — Je n’ai pas eu de révélation récente
sur la question du féminisme. Pour moi, ce qui importe, c’est
la place qu’occupe un personnage plutôt que l’exemplarité …
Isabelle Huppert & Nadia Tereszkiewicz
31

“Je ne savais pas, quand j’ai


débuté, que m’emparer de
Les Inrockuptibles №18

la place que j’ai occupée était


un geste féministe.”
Isabelle Huppert
En une
→ de son parcours, le sens qu’on lui assigne ou la question
de savoir s’il porte les oripeaux d’une féminité émancipée
et triomphante... Ce n’est pas ça qui compte. Ce qui
m’importe, c’est la place qu’on lui accorde, l’attention avec
laquelle il est regardé. Mon féminisme a surtout consisté
à choisir des films où le personnage féminin était au centre,
et cela en dépit de son caractère faillible, dysfonctionnel...
Je ne correspondais à aucun stéréotype d’actrices déjà
en place, je n’avais aucun des attributs conventionnels de
séduction pour être la suiveuse valorisante d’un homme,
ce qui était l’emploi le plus communément proposé
à une actrice. Du coup, je n’avais pas tellement d’autres
choix que de prendre d’assaut la place centrale.

La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé, film La figure du cinéaste-démiurge brutal, telle


dont vous occupez absolument le centre, que Maurice Pialat a pu la fixer, est aujourd’hui
correspond-il à cette définition d’un regard plus contestée...
attentif porté sur un personnage ? Isabelle Huppert — On peut aussi contester sa contestation !
Isabelle Huppert — C’est plus que cela : un grand rôle, c’est [rires] Je pense qu’il faut faire attention à ne pas alourdir
une histoire de territoire, celui de La Syndicaliste était si vaste les conditions du travail par des protocoles de bienséance.
à explorer. Une histoire aussi exemplaire qu’invraisemblable et, J’ai commencé ce métier par un tournage de Claude Sautet
de plus, le genre de personnage si complexe que ses contours [César et Rosalie, 1972], qui avait des colères épouvantables.
s’estompent et laissent toute la liberté pour s’en emparer. Ça ne m’a pas traumatisée pour autant, c’était sa manière
Une belle occasion pour Jean-Paul Salomé et moi de refaire d’être. Il est vrai que Romy Schneider prenait courageusement
équipe après La Daronne [2020]. ma défense. Mais un tournage est un processus
particulièrement émotionnel. Il ne faut pas confondre ce qui
Elle de Paul Verhoeven (2016) est un film qui a serait un mode d’expression un peu exagéré avec une vraie
été très discuté. Est-il pour autant, d’un certain agression ou l’humiliation qui ne serait pas acceptable. Peut-
point de vue, féministe ? être aussi que j’en parle à mon aise parce que je n’ai jamais été
Isabelle Huppert — Je dirais même qu’Elle est un film particulièrement exposée. Sur Loulou de Maurice Pialat
postféministe. Le personnage a suffisamment digéré les [1980], il faudrait poser la question à Guy Marchand, qui a
combats qui l’ont précédé pour accomplir un trajet seul et être peut-être plus souffert que moi...
à la fois la victime et la justicière. Nadia Tereszkiewicz — J’ai découvert Loulou pendant
Nadia Tereszkiewicz — Personnellement, je suis très Les Amandiers parce qu’on m’avait conseillé de regarder une
heureuse des propositions que je reçois de ce point de vue. interview de toi sur Pialat. Tu racontais que parfois, tu parlais
32

J’ai lu des scénarios comportant des personnages féminins et il se mettait à te filmer, tu comprenais le truc et tu t’adaptais
vraiment développés, fouillés, qu’ils soient écrits par à la discussion... Ce flou sur les frontières entre le film et la vie,
des hommes ou par des femmes. Inversement, j’ai pu refuser je l’ai vraiment ressenti avec Valeria. Mais toujours dans le
des projets où je trouvais que la vision du personnage féminin travail et le respect. C’était assez jouissif, j’ai énormément
était trop stéréotypée. C’est un métier où il est essentiel appris sur le jeu. Là, je ne parle pas bien sûr des colères qui
de se sentir en identité avec ses choix. Même si c’est pour un peuvent s’exprimer sur un plateau, mais plutôt de la façon
petit rôle. J’ai tourné par exemple dans un film algérien, dont le cinéma abolit certaines frontières entre le jeu et le réel.
La Dernière Reine [en salle au printemps] de Damien Ounouri
et Adila Bendimerad. Mon personnage est celui d’une Le documentaire sur le tournage des Amandiers
esclave scandinave en 1500, maîtresse de Barberousse. J’ai peu a été utilisé pour pointer certaines pratiques
de scènes, mais chacune a été un challenge qui montre une considérées comme abusives dans la direction
femme qui se dépasse et qui combat. C’était important pour d’acteurs et actrices, notamment par le texte
moi de montrer ça. de Mona Chollet [Le Monde, décembre 2022].
Elle y décrit la façon dont Valeria Bruni Tedeschi
Avec MeToo, la parole des actrices a occupé manipule l’émotivité de ses collaborateurs et
l’avant-poste d’un mouvement de société collaboratrices au profit de son film. Comment
révolutionnaire. Pensez-vous désormais que avez-vous ressenti cette méthode ?
votre parole est plus particulièrement entendue Nadia Tereszkiewicz — Je ne l’ai pas du tout vécu comme
ou écoutée ? ça. J’ai lu le texte de Mona Chollet. Il est intervenu en plus
Isabelle Huppert — Disons qu’on l’entend différemment dans un contexte judiciaire compliqué *. Ce dont je peux parler
parce qu’elle s’exprime sur des sujets qui dépassent le strict en revanche, c’est du travail. Il s’est fait dans un consentement
cadre du cinéma. total. Valeria était une vraie guide, elle a créé comme un
langage commun sur le tournage et on se comprenait tous.

Il y a, dans le documentaire, un plan très


impressionnant où elle vous dirige, en étant
Les Inrockuptibles №18

cachée à côté de vous, en murmurant le texte


en même temps que vous, en faisant de façon
hyperbolique tous les gestes qu’elle voudrait que
vous fassiez...
Nadia Tereszkiewicz — Oui, bien sûr. Mais elle le faisait
avec moi parce que j’étais d’accord. Louis Garrel ne voulait
pas qu’elle soit aussi présente et elle le laissait se débrouiller.
Moi, je l’acceptais. Au bout d’un moment, je ne la voyais plus,
mais elle était devenue comme une voix intérieure. Elle me …
Isabelle Huppert & Nadia Tereszkiewicz
“Je ne suis pas prête
à tout accepter pour
travailler.”
Nadia Tereszkiewicz

33
Les Inrockuptibles №18
En une
→ demandait de toute façon de lui dire quand je trouvais ses
indications trop pesantes. Je l’ai fait parfois, quand par exemple
elle était couchée à mes pieds à me souffler des trucs... [rires]
Je lui ai dit : “Valeria, je ne peux plus jouer là...” et elle a pris du
champ. Ce travail a été une expérience professionnelle Avez-vous déjà eu peur de dire non à un
incroyable et je tiens vraiment à la valoriser. Mais je voudrais réalisateur ?
aussi revenir sur ce qu’on disait sur la parole des femmes dans Isabelle Huppert — Non. Enfin, pas peur, mais une certaine
le cinéma. Il n’y a pas que la parole des actrices qui se libère. difficulté à le dire, car cela pose la question du choix. Parfois
Il y a aussi celle des réalisatrices à travers leurs films. c’est une évidence, parfois moins.
Ces dernières années, on a quand même assisté à l’éclosion Nadia Tereszkiewicz — Non plus. Mais probablement parce
ou l’accomplissement d’un nombre important de cinéastes que, depuis mes débuts, j’ai toujours imaginé que je ne ferais
femmes qui ont livré des films très forts, et c’est un moment pas forcément ce métier toute ma vie. Je n’espère surtout pas
vraiment enthousiasmant à vivre. en changer parce qu’il m’épanouit et me rend heureuse,
Isabelle Huppert — Si on envisage les choses d’un point mais disons que comme beaucoup de gens de ma génération
de vue économique, le constat est plus nuancé. Si on je me suis préparée à l’idée que rien n’est acquis pour la vie.
envisage par exemple le cinéma français commercial, ça reste Ça me permet plus facilement d’affirmer mes choix, de dire
essentiellement un cinéma d’homme. non. Parce que je ne suis pas prête à tout accepter pour travailler.

La une du Film français, titrée “Objectif Isabelle, vous vous êtes déjà dit que vous
reconquête”, en témoigne... pourriez faire autre chose ?
Isabelle Huppert — Oui, par exemple. La société a de toute Isabelle Huppert — Non, jamais. Je ne vois pas ce que
façon résisté à accorder l’autonomie économique aux femmes. je pourrais faire... [rires]
Et c’est peut-être en raison de cette histoire que les réalisatrices Nadia Tereszkiewicz — Tu ne te dis pas parfois que
ont toujours eu plus de difficulté que les hommes à financer tu pourrais faire une pause ?
leurs projets. La plupart d’entre elles font du cinéma “art Isabelle Huppert — Si, tout le temps ! C’est probablement
et essai” plutôt que des films purement commerciaux. Et, ce qui me permet de continuer. Il y a des métiers très durs
du coup, disent probablement des choses plus intéressantes, où on serait bien content de faire une pause. Quand on a la
plus personnelles dans leurs films. Ça n’empêche pas que chance d’être passionnée par ce qu’on fait, c’est un privilège
des films plus audacieux soient des succès, et inversement que mais c’est aussi une dépendance. Une dépendance, on a
certains dits commerciaux soient des échecs. Il n’empêche, toujours envie de s’en affranchir. Parce que c’est fatigant
le cinéma “officiel”, le cinéma du pouvoir, reste majoritairement d’avoir trop envie de quelque chose.
fait par des hommes. Les femmes se tournent plus
spontanément vers des formes plus fines et plus élaborées. Connaissez-vous le documentaire de Delphine
On voit bien qu’aux États-Unis, quand une cinéaste comme Seyrig, Sois belle et tais-toi ? Elle demande
Kathryn Bigelow enchaîne des films sur des sujets purement à une vingtaine d’actrices des années 1970
34

masculins (univers militaire, thriller...), et dans une économie si elles ont déjà pu jouer une scène chaleureuse
très dispendieuse, cela fait événement. avec une autre actrice, qui ne mette pas en jeu
des rapports de rivalité. La plupart d’entre
Vous paraît-il davantage possible aujourd’hui de elles disent que non. Pensez-vous qu’on en soit
dire non pour une actrice ? À un comportement toujours là ?
abusif ? À une injonction humiliante ? Isabelle Huppert — Je comprends ce que voulait pointer
Nadia Tereszkiewicz — Le fait qu’il y ait eu une parole Delphine Seyrig par cette question mais, me concernant,
exprimée et largement répercutée sur des abus et des crimes j’ai pu jouer très tôt des scènes extrêmement tendres
est un progrès pour tout le monde. Cela permet de mesurer et amicales entre femmes, par exemple dans Coup de foudre
que certains comportements ne sont ni normaux ni acceptables, [Diane Kurys, 1983], ou plus tard de très grande complicité
et qu’on doit les refuser. Je mesure vraiment que ça bouge de comme dans La Cérémonie [Claude Chabrol, 1995]. Enfin,
ce point de vue en ce moment. On met des mots sur certains de complicité maléfique !
comportements qui, je l’espère, ne pourront plus exister. Nadia Tereszkiewicz — Mon crime s’amuse de ces clichés
Isabelle Huppert — Ces abus ne sont d’ailleurs pas exclusifs de rivalité entre femmes et actrices en les détournant. François
au cinéma. Toute personne plongée dans une autre situation a posé un contexte où l’on pourrait s’y attendre. On pense
professionnelle peut s’y trouver confrontée. Mais en effet, à toutes ces comédies américaines où la blonde et la brune
on peut se demander pourquoi MeToo est né dans le milieu du vont s’affronter pour un garçon. Il va retourner ces clichés.
cinéma plutôt qu’un autre. Peut-être parce que les frontières Isabelle Huppert — De toute façon, je n’établis pas
entre le professionnel et le privé y sont moins marquées, qu’on de hiérarchie entre les sentiments. Je ne pense pas que la
touche à des relations qui charrient forcément beaucoup littérature ou le cinéma ne doivent exalter que les bons
d’affects et que cela facilite toutes sortes de transgressions. Par sentiments. Ce n’est vraiment pas ce que j’en attends.
ailleurs, je suis d’accord avec Nadia pour dire que des choses Ils doivent aussi explorer des réalités plus sombres, y compris
changent. Mais pas tant que ça non plus. Pour revenir encore la violence, la rivalité... L’idée bien sûr n’étant pas de glorifier
à l’économie, il y a toujours d’importantes inégalités salariales le mal mais d’essayer d’en comprendre les rouages. Par
entre les hommes et les femmes. ailleurs, j’encourage tout le monde à découvrir certains films
hollywoodiens pré-code Hayes [établissant aux États-Unis,
Les Inrockuptibles №18

des années 1930 aux années 1950, une liste de thèmes proscrits


sur grand écran], avec Barbara Stanwyck, Mae West ou
Jean Harlow, pour voir comment le cinéma a montré très tôt
des femmes extrêmement fortes et émancipées. Et joyeuses !
Nadia Tereszkiewicz — J’avais d’ailleurs pour inspiration
Barbara Stanwyck dans Babyface d’Alfred E. Green pour
le personnage de Madeleine dans Mon crime, j’étais
impressionnée par tant d’audace de sa part. C’est moderne
et transgressif, et c’était en 1933 ! …
GRAND PARTENAIRE

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LILLE | HAUTS-DE-FRANCE SÉRIES CULTES
17 > 24 MARS 2023 MASTERCLASSES
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ATELIERS
En une Assistant·es photo Nadia Tereszkiewicz :
→ Avez-vous le sentiment qu’il y a dans
Julien Dauvillier & Blouse Dior.
le milieu du cinéma un fossé générationnel Héloïse Dombreval. MUA Élodie Barrat/
sur la perception de MeToo ? Call My Agent.
Nadia Tereszkiewicz — En tout cas, je pense qu’il est Isabelle Huppert : Hair stylist Ben Mignot/
MUA Carole Lasnier/ Call My Agent.
essentiel de relire le passé avec un regard contemporain sans
B-Agency. Nail artist Fanny Santa
pour autant oublier le contexte d’une époque. Je pense par Hair stylist Rudy Rita/Call My Agent.
exemple à Violette Nozière. Cette jeune femme était considérée Martins/TheWallGroup.
comme criminelle et folle quand elle a été jugée. Aujourd’hui,
on l’appréhende surtout comme la victime d’un inceste. Il ne
faut surtout pas figer les représentations. Il est intéressant
d’examiner le passé à la lumière d’aujourd’hui et d’observer
le chemin parcouru et qu’il reste à parcourir.
Isabelle Huppert — C’est vraiment très intéressant ce que Dans Mon crime, votre personnage a traversé
tu dis. J’ai en effet moi aussi lu récemment que Violette le passage du muet au parlant, qui a brisé tant
Nozière était victime d’un inceste. Quand je retourne en de carrières. Pensez-vous que vous avez connu
arrière, au moment où j’ai tourné Violette Nozière de Claude une métamorphose du cinéma aussi radicale ?
Chabrol [1978], je suis sidérée en repensant à quel point ce fait Pensez-vous que nous soyons au bord d’une
était occulté. Peut-être que Claude l’avait à l’esprit. Certaines nouvelle mutation ?
scènes en témoignent, mais de façon vraiment très allusive. Isabelle Huppert — En ce moment, je tourne avec André
Et ça n’a jamais été évoqué pendant le tournage. Je crois que Téchiné. Sa façon de faire du cinéma, la façon dont sa pensée
c’est absent du livre écrit à son sujet par Jean-Marie Fitère se traduit en mise en scène sont vraiment inspirantes. C’est un
et que Chabrol a adapté. Lorsque, des décennies plus tard, sculpteur dont chaque plan est la glaise. Et j’espère que cette
sous De Gaulle, elle a été réhabilitée, il n’en a toujours pas été chose très précieuse ne va pas disparaître. Mais bon, je ne suis
question. Cette occultation est vraiment folle. Tu as tout à fait pas plus inquiète que ça. Malgré toutes les modifications du
raison de le noter. paysage auxquelles on a pu assister – les séries, les
Nadia Tereszkiewicz — Dans le même ordre d’idée, j’ai plateformes –, il y a une idée du cinéma qui perdure quand
rencontré l’an dernier Françoise Lebrun [lire p.51] après même. Quand on voit ce qu’accomplit Leos Carax, la présence
une projection de La Maman et la Putain. Nous n’étions pas aux Oscars de Skolimowski avec EO, celle d’Albert Serra aux
tout à fait alignées sur le film. Je lui disais que je le trouvais César avec Pacifiction, on se dit qu’il y a quand même un
féministe et elle m’opposait que le personnage féminin cinéma très audacieux qui subsiste.
apportait par exemple à son amoureux des packs de yaourt au Nadia Tereszkiewicz — Il faut accepter que les choses
lit. Je lui répondais que j’avais l’impression que le personnage évoluent. Les plateformes peuvent être utiles pour certains
le faisait par choix, qu’elle était libre de ne pas le faire et qu’elle films. J’ai tourné un film, Babysitter [Monia Chokri, 2022], qui a
faisait ce qu’elle voulait. Et par ailleurs, j’ai été saisie par été beaucoup vu sur Mubi et je reçois des dizaines de messages
la liberté de parole dans le film, la façon dont on y évoque de gens qui l’ont aimé sur cette plateforme. Quand je vais
36

librement l’avortement, en 1973. Les films peuvent avoir un à La Clef [cinéma indépendant parisien expulsé de ses locaux
certain effet dans un contexte historique, et un autre déplacé en 2022] et qu’à la projection de 6 h du matin, je vois des
dans un autre contexte. C’était passionnant, par exemple, centaines de personnes faire la queue pour le défendre,
d’échanger avec Françoise à ce sujet. Mais du coup, ça l’a aussi je trouve ça encourageant pour la place des salles de cinéma
beaucoup intéressée d’en parler avec moi, de comprendre dans la vie des gens, je reste positive. Toutes ces façons de voir
comment je l’appréhendais. des films peuvent s’articuler.
Isabelle Huppert — Ça dit aussi qu’on peut être féministe
sans le vouloir. Ou plutôt, sans le savoir. Je pense que ça a été Quels sont vos films préférés sur des actrices ?
mon cas. Je ne savais pas, quand j’ai débuté, que m’emparer de Isabelle Huppert — Autre qu’Opening Night ? [rires]
la place que j’ai occupée était un geste féministe. Ce n’était pas Nadia Tereszkiewicz — Ah oui, moi je dis Opening Night.
revendiqué. Mais je pense que son effet était féministe. Je l’ai découvert récemment et j’ai trouvé ça extraordinaire...
Nadia Tereszkiewicz — C’est sûr que tu as vraiment créé Isabelle Huppert — Cassavetes est au cinéma ce que Rilke
une place pour des rôles féminins qui n’existait pas avant toi. est à la littérature. On va essayer de sortir des sentiers battus...
Et tu as vraiment permis des films. J’ai découvert récemment [rires] Enfin, s’ils sont battus, il y a de bonnes raisons bien sûr !
EO [Jerzy Skolimowski, 2022], et j’ai adoré que tu n’apparaisses Nadia Tereszkiewicz — C’est vrai que tout le monde en
qu’à la fin, et que, même si c’est pour un petit rôle, tu aies eu parle, mais tout à coup j’ai compris pourquoi. Découvrir Gena
envie d’être dans ce film, d’accompagner cette idée de cinéma, Rowlands dans ce film, c’est quand même un choc absolu.
ce metteur en scène... Isabelle Huppert — Moi, j’ai toujours eu du mal à me
Isabelle Huppert — Oui. Pour moi, croire au cinéma, c’est reconnaître dans les films hollywoodiens comme All about Eve
croire au metteur en scène. Avec Jerzy Skolimowski, nous ou La Comtesse aux pieds nus, où la représentation de l’actrice
avions un projet en commun, l’adaptation d’un des seuls n’échappe pas à quelque chose de conventionnel...
romans de Susan Sontag, In America. Ça ne s’est jamais fait. Nadia Tereszkiewicz — Le jour de mes 18 ans, j’ai eu la
Mais il m’a proposé cette participation. J’ai dit oui pour au chance de découvrir Sils Maria [2014] d’Olivier Assayas lors
moins avoir fait ça avec lui – et jouer avec un âne, mais il a de sa projection cannoise dans le Grand Auditorium Louis-
coupé la scène ! Lumière. Ça m’a beaucoup marquée. À l’époque, je ne le
voyais pas d’un point de vue de comédienne, mais c’est un film
Les Inrockuptibles №18

incroyable sur le métier d’actrice et le temps qui passe.


J’aimerais beaucoup le revoir aujourd’hui. ♦

* La mise en accusation de Sofiane Bennacer, un des


acteurs principaux du film, pour viols et violence.

Mon crime de François Ozon. En salle le 8 mars.


Retrouvez la critique du film p.128.
La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé. En salle le 1er mars.
M
  AC VAL

H
  istoires
Musée d’art contemporain du Val-de-Marne Place de la Libération — Vitry-sur-Seine macval.fr

4 février – 17 septembre 2023


Exposition collective

vraies
Changer
En une

les règles
du jeu
Éradiquer les violences sexistes et sexuelles, refuser
les discriminations, s’accorder sur le consentement…
La nouvelle génération formée au sein des écoles
de théâtre et de cinéma repense son apprentissage.
Reportage au Théâtre national de Strasbourg et
au Conservatoire de Paris. Texte Bruno Deruisseau
38

Illustration Bérénice Milon pour Les Inrockuptibles

C
omment enseigne-t-on aujourd’hui
le métier d’acteur et d’actrice ? Cinq ans
après MeToo, dans un paysage
médiatique rythmé par des révélations
de violences sexistes et sexuelles extradiégétique, ensuite, après la révélation par Le Parisien
touchant le domaine du cinéma, mais de la mise en examen pour viol de Sofiane Bennacer, 25 ans,
aussi de la politique, du sport, de la rôle masculin principal et ancien élève du Théâtre national
musique, de la mode, quelle vision portent les jeunes de Strasbourg. Quelques jours après Le Parisien, Libération
comédien·nes sur ces questions ? Le monde est en train de publiait de son côté les témoignages des jeunes femmes
changer, c’est certain, mais l’enseignement aux métiers concernées et s’attardait sur la façon dont Valeria Bruni
du cinéma et du théâtre évolue-t-il pour autant dans le sens Tedeschi, par ailleurs en couple avec le jeune homme, aurait
d’une plus grande égalité entre les genres, que ce soit dans étouffé les accusations (pour des faits présumés remontant
les conditions d’apprentissage au plateau ou dans la diversité à 2018 et 2019, avec une première plainte déposée en 2021).
des rôles féminins ? Et si oui, de quelle façon ? Et ce, avec la complicité de la production du film et de
Si l’auscultation des inégalités touchant les actrices est de bon l’Académie des César. À la suite de ces révélations, l’Académie,
ton au moment de la tenue des César 2023, et alors que le qui avait compté l’acteur parmi la liste de ses Révélations,
réalisateur François Ozon en fait le sujet de son nouveau film retirait son nom et, en janvier dernier, décidait une “mise en
– Mon crime, en salle le 8 mars (lire p. 28 et p. 128) –, retrait” de la cérémonie de toute personne sous le coup d’une
Les Inrockuptibles №18

la question des conditions de formation au métier était, elle, “condamnation” ou d’une “mise en examen pour des faits de
en novembre dernier, au cœur des Amandiers de Valeria Bruni violences, notamment à caractère sexuel ou sexiste”.
Tedeschi. De façon diégétique, d’abord, le film suivant Du côté de Strasbourg, à ce moment-là, l’affaire et ce qu’elle
avec passion une bande de comédien·nes élèves du Théâtre soulevait occupaient le théâtre national depuis quelque temps
des Amandiers de Nanterre, qui découvrent le métier comme déjà. En juin 2022, le retour de Sofiane Bennacer entre ses
l’amour, la perte, la liberté, la souffrance. De façon murs, dans le cadre de la programmation du spectacle
Superstructure, mis en scène par Hubert Colas, provoquait
la réaction d’un collectif d’étudiant·es. Dans un communiqué
restitué sur le compte Instagram de MeTooThéâtre …
Les écoles du jeu 39 Les Inrockuptibles №18
“Lorsqu’on refuse de faire
En une

quelque chose, ça arrive


encore qu’on nous dise
qu’on manque de courage.”
Lisa Sandoval,
27 ans, élève au TNS

→ (et relayé par la presse spécialisée et régionale), ils et elles


précisaient avoir demandé à la direction du TNS la mise en
place d’un “dispositif le plus complet et efficace pour préserver les
présumées victimes” et des “mesures conservatoires adaptées à cette
situation précise” faisant écho “à plusieurs cas ayant déjà eu lieu
au cours des dernières années dans l’enceinte du TNS”. Ils et elles
arguaient encore : “Non, tout n’est pas mis en place au TNS pour
favoriser l’établissement d’un espace sain vis-à-vis des violences sexistes
et sexuelles. La présomption d’innocence n’obère pas l’obligation Du côté des élèves, en revanche, l’écart entre les générations
légale de sécurité que la direction d’un théâtre national et d’une est palpable. “J’espère qu’il n’y aura plus d’omerta sur les
école nationale doit à leurs salariées et élèves.” agressions sexuelles quand des gens de ma génération auront accès
En réponse, la direction du TNS s’était alors défendue, aux postes de pouvoir, partage Marin*, élève comédien au TNS.
présentant de bonne foi tout un arsenal de mesures prises, Il y a clairement une rupture générationnelle sur les questions
parmi lesquelles “le déplacement d’une grande partie des élèves de la cancel culture. Les gens plus âgés s’inquiètent en disant par
de l’école à Eymoutiers et Montreuil durant la période des exemple qu’on ne peut plus bouger une oreille. Il faut cependant faire
représentations du spectacle”, et affirmant qu’il n’avait “pas attention à rester compréhensif et il ne faut pas juger sans se rappeler
le pouvoir” d’interdire à Sofiane Bennacer de jouer – “une telle que ces gens ont grandi avec une éducation différente de la nôtre. On
décision au regard de l’état du dossier porterait atteinte à la revient de loin sur ces questions. C’est un combat qui passe d’ailleurs
présomption d’innocence” (il n’était pas encore mis en examen aussi beaucoup par les réseaux sociaux.”
à cette date). Sarah*, elle aussi élève comédienne au TNS, est plus critique :
S’il est ici important de rappeler l’affaire Bennacer, c’est parce “Les intervenants ne comprennent pas toujours que notre
40

qu’elle est représentative de la volonté de changements qui génération a des nouveaux questionnements sur la sexualité,
entoure aujourd’hui la formation des acteur·rices au sein des sur le sexisme ou le racisme. On n’a pas toujours le sentiment d’être
écoles de jeu françaises. Pour saisir ces mutations au plus près, écoutés. Lorsqu’on refuse de faire quelque chose, ça arrive encore
nous sommes allé au TNS et au Conservatoire national qu’on nous dise qu’on manque de courage, qu’on a trop d’ego ou
de Paris, nous avons récolté la parole d’élèves, de membres qu’on ne se met pas assez au service du texte, alors qu’il ne s’agit
du corps enseignant et de la direction. Rupture générationnelle, pas de ça. On me dit parfois que je pense trop, j’ai l’impression
aspirations et mesures concrètes visant à créer un espace qu’on me prend pour une poupée.”
de travail sain, possibilité de dire non malgré des rapports Au cœur de cette problématique, il y a la possibilité de dire non
hiérarchiques, capacité d’alerte sur des cas de racisme, dans une situation d’abus de pouvoir. Claire ingrid Cottanceau,
de classisme et de grossophobie… sont autant de points mis collaboratrice artistique de Stanislas Nordey depuis plus
en lumière par ces témoignages. de vingt ans et intervenante auprès des élèves metteur·es en
scène, affirme : “Le tout-pouvoir du metteur en scène a évolué
DES QUESTIONNEMENTS DE JEUNES ? ces vingt dernières années. Lors de ma formation, les questions
Du langage découle une vision du monde, et ce qui saute de bienveillance ou de consentement n’étaient pas posées. Elles sont
d’abord aux oreilles, c’est une rupture langagière entre les aujourd’hui brûlantes et essentielles pour les jeunes artistes.”
élèves et celles et ceux qui les entourent. L’ensemble des
premier·ères pratiquent l’inclusif à l’oral, quand ce n’est le cas ESPACES D’ÉCHANGES
d’aucune des personnes encadrantes interrogées. Si tous et Au TNS, cette évolution prend la forme d’une discussion
toutes s’accordent sur les mutations en cours dans leur métier, précédant chaque atelier. “C’est en arrivant au TNS que j’ai
tout le monde ne parle pas de tournant générationnel. commencé à assister à des classes où le consentement était
Directeur du TNS depuis 2014 (et jusqu’en août prochain), systématiquement débattu, précise Marin*. Dans ma précédente
Stanislas Nordey nuance : “Dans les faits, être une actrice école, un baiser pouvait arriver sans que ce soit prévu. Au TNS,
reste aussi difficile qu’avant… que ce soit dans la pression avant chaque stage, on pose nos limites très concrètement. Je trouve
de l’apparence, la chirurgie esthétique et le fait que les prises de ça génial. Je sais qu’il n’y aura aucun débordement qui empiète sur
position féministe des actrices font qu’elles ont par la suite plus de mon consentement ou celui de mes camarades. Loin d’être une
mal à travailler, à cause d’une crispation des personnes de pouvoir contrainte, cette discussion est libératrice et favorise la créativité.
Les Inrockuptibles №18

sur ces questions.” Il se réjouit d’une “libération de la parole” et du Tant de gens ont souffert lors de cours de théâtre.”
fait qu’on “ne peut plus faire semblant qu’il n’y [ait] pas de Cet enthousiasme est partagé par Agathe*, élève en jeu au
problème, ce qui est une avancée énorme”. TNS : “Le changement a été notable. Il y a beaucoup plus de soin,
on n’entre plus dans notre bulle physique sans avoir demandé
la permission au préalable. Il y a aussi un tournant dans
la philosophie du jeu. On n’est plus là pour se faire mal ou pour
aller chercher dans ses traumatismes intimes pour interpréter
un personnage. Heureusement qu’on n’a pas besoin d’avoir tué
ses enfants pour jouer Médée.”
LE
MONDE
DU
TRAVAIL
Mise en place en 2021, intégrée au cursus, une AUJOURD’HUI
formation centrée sur le consentement est suivie
par les élèves, et des référent·es Violences sexistes
et sexuelles (VSS) ont été désigné·es. Mais les
étudiant·es ne comptent pas seulement sur les
initiatives mises en place par l’école. Et se
réunissent par eux·elles-mêmes, parfois en non-
mixité, pour débattre de ces questions. Sarah* nous
raconte par exemple que ces discussions ont abouti
au bannissement entre les murs du théâtre de toute
blague sexiste.
Au Conservatoire national de Paris, chaque promo
dispose elle aussi de référent·es VSS, choisi·es ici

ES
au sein des élèves. Rita Benmannana, élève de

TR
20 ans, se félicite par ailleurs de la participation

ON
NC
de son école aux Assises de l’égalité, centrées sur

RE
les “incarnations ou représentations” des corps “dans
l’univers scénique” et organisées en novembre
dernier au Conservatoire national supérieur d’art

S
LE
dramatique-PSL. Y ont notamment été dispensés

C
TA
EC
des ateliers de queer acting et de voguing.

SP
Si les avancées sont significatives, ce genre de
mesures dépend encore de la simple bonne volonté FILMS CONFÉRENCE
des directeur·rices d’établissement, et il manque

RS
une coordination nationale sur ces questions.

LIE
E
Stanislas Nordey le déplore : “Nous ne sommes pas

AT
formés juridiquement pour répondre à la diversité des
cas de figure, on demande de l’aide au ministère de

E
NC
la Culture pour avoir une base légale, car aujourd’hui

MA
chacun traite dans son coin et comme il le peut les

OR
RF
situations, mais nous avons besoin d’une coordination

PE
au niveau national.”
ME
GA

UN CHANGEMENT DE CAP
Posé au cours de la formation, le problème prend
U
SIT

une tournure plus dramatique au moment de


IN

l’entrée dans la vie professionnelle : “Il y a très


NS
TIO

clairement plus de boulot pour les acteurs. Il faudrait


ÉA

que les scénaristes, notamment à la télévision,


CR

écrivent autant de rôles de femme que d’homme, ce qui


est loin d’être le cas aujourd’hui, constate Stanislas
Nordey. On pratique la parité dans les promotions,
mais si on voulait correspondre à la réalité du marché,
on prendrait neuf comédiens pour trois comédiennes.
La question c’est : ‘Où est le pouvoir ?’ Il est chez les
producteurs, les réalisateurs et les scénaristes.
Nous sommes encore trop minoritaires à prendre
cette question à bras-le-corps.” Il y a quatre ans,
le directeur du TNS prenait une série de décisions
fortes, décidant notamment de ne mettre en scène
que des textes de femmes et de supprimer le
théâtre classique du concours d’entrée, car trop
pauvre en personnages féminins. …
“Lorsque j’étais en formation
En une

à Paris, je n’avais que des


rôles de femme de ménage.”
Sarah,
élève au TNS

pas si je pourrai vivre de mon métier après l’école. Je dois avancer


avec cette incertitude, plus qu’un homme ou un Français ou une
Française. Je ferai tout pour que ça change.”
→ Si chacun·e constate les améliorations, l’inégalité persiste Au-delà des écoles, ces questions concernent plus
en matière d’injonctions physiques : “Je n’aurais jamais eu la généralement les métiers du spectacle : “C’est un boulot plus
carrière que j’ai eue si j’avais été une femme. Le fait d’être sans large, de fond, sur l’éducation dès l’enfance puis à l’école, là où
cesse ramené à son physique et à son sexe est d’une violence folle : tout se joue, avance Stanislas Nordey. Si nos métiers du cinéma
il faut être beaucoup plus solide qu’un homme quand on est actrice, et du théâtre sont particulièrement impactés, c’est non seulement
c’est héroïque !”, affirme encore Nordey. parce qu’ils représentent une vitrine de la société, mais aussi
D’une maturité impressionnante, la nouvelle génération parce qu’ils sont ultralibéraux, dans le sens où c’est le seul milieu
d’acteur·rices est en train d’imposer un changement de cap. où il est possible de cesser de travailler avec une personne
Ses prises de position dépassent la question des inégalités du jour au lendemain pour un différend humain ou artistique.”
femme-homme et amènent à une remise en cause Et de se réjouir : “Ce qui change aujourd’hui dans tous les
intersectionnelle. Sur la question de la grossophobie, Rita domaines de la société, c’est que les mecs commencent à avoir peur,
nous raconte : “Au Conservatoire, nous n’avions pas de costumes ils vont faire plus attention qu’avant. La vertu de ce qu’il se passe
de grande taille. Nous avons demandé une réunion avec est dissuasive, et ça, c’est un changement radical.” ♦
la direction pour que cela change.” Sarah s’inquiète quant à elle
du croisement de discriminations où elle se situe : “Je suis * Ces prénoms ont été modifiés.
une femme, et en plus je suis étrangère, j’ai un accent quand je parle.
Lorsque j’étais en formation à Paris, je n’avais que des rôles
de femme de ménage. J’ai mis quatre ans à arriver à exprimer que
je n’étais pas d’accord et à critiquer le corps enseignant. Je ne sais
42
Les Inrockuptibles №18
KAZAK PRODUCTIONS PRÉSENTE

KARIM LEKLOU

UN FILM DE
CLÉMENT COGITORE
AU CINÉMA LE 1 ER MARS
PAROLES
En une

D’ACTRICES
44

En 1976, Delphine Seyrig interrogeait


Les Inrockuptibles №18

Julien Mignot pour Les Inrockuptibles

des comédiennes sur leur métier dans


son documentaire Sois belle et tais-toi.
Nous avons soumis à des actrices
contemporaines un questionnaire inspiré
de celui du film. Texte Jean-Marc Lalanne
& Jean-Baptiste Morain
1

Questionnaire
Avez-vous le
sentiment que
les conditions
d’exercice de votre
travail ont changé
depuis MeToo ?

2
Pensez-vous que
les rôles proposés
à une actrice sont
plus stéréotypés et
moins variés que ceux
offerts à un acteur ?

3
Sur quel point
l’industrie peut-
elle progresser
dans le sens de l’égalité ?

4 2
Si vous vous À nouveau, cela dépend du type de cinéma qu’on
imaginez en regarde. Il y a des films qui sont construits sur l’idée
homme, pensez- unique de correspondre à un marché. Ce sont des
vous que vous auriez films ou fictions qui, du coup, mettent souvent en place des
choisi d’être acteur ? stéréotypes. Des stéréotypes pré-MeToo – j’ai eu par le passé
énormément de propositions en ce sens, la mère qui culpabilise
de travailler, la femme indépendante mais qui n’a qu’un désir :
trouver un mec, etc. – et même post-MeToo – tout le mythe
de la femme puissante et forte. Mais, en France, dans
un cinéma qu’on pourrait qualifier d’auteur, les propositions
de rôles féminins sont larges, nuancées, complexes et
excitantes. Il est probable que ce soit parce que c’est là que
l’on trouve le plus de réalisatrices. Mais malgré tout ça, malgré
Virginie Efira : le travail remarquable fait par Alice Diop, Alice Winocour,
“On sait que l’impunité Rebecca Zlotowski cette année, aucune d’entre elles n’est
nommée en tant que réalisatrice aux César. Difficile du coup
n’est heureusement plus

45
d’éviter l’idée que, dans l’inconscient collectif, la maîtrise reste
de mise, qu’on a des droits.” une affaire d’hommes.

3
L’industrie du cinéma ne peut pas tout. Pour

1
Je ne pense pas être au meilleur endroit d’observation progresser réellement, c’est la société entière qu’il faut
aujourd’hui pour rapporter une parole juste. Il semble regarder. Un microcosme ne peut pas faire émerger
assez logique qu’on soit bien plus protégée des abus le juste quand la société autour cultive les inégalités. Il y a
quand on a une forme de pouvoir. Il y a cinq ans, je n’étais beaucoup de jeunes femmes qui entrent dans les écoles
déjà plus une jeune fille, j’avais acquis une expérience, de cinéma, elles sont majoritaires par rapport aux hommes,
je choisissais mes projets, je pouvais refuser des films et je et pourtant, très peu d’entre elles travailleront. Comment ne
participais quelque part à leur économie… Du coup, je n’étais pas corréler ça avec le fait qu’aujourd’hui encore, ce sont
pas une cible. Si on me demandait quelque chose qui ne me les femmes qui prennent en charge les questions de parentalité,
convenait pas, je pouvais le refuser sans crainte de mise que, très majoritairement, ce sont elles qui arrêtent de travailler
à l’écart ou autre punition. En revanche, il me semble que ce quand il y a des enfants ? Comment ne pas corréler ça avec
à quoi j’ai été confrontée beaucoup plus jeune ou ce que j’ai pu les inégalités salariales entre hommes et femmes qui, bien
entendre de la part de jeunes filles, où les récits d’abus étaient que condamnées par la loi, perdurent ? L’injonction faite aux
quand même récurrents sur les tournages, a probablement femmes d’être responsables de la sphère privée et celle faite
évolué – du moins légèrement. Déjà, par le simple fait que aux hommes de devoir sécuriser économiquement irriguent,
l’invisibilité et l’acceptation généralisée de comportements aujourd’hui encore, beaucoup de comportements et enferment
inappropriés ont cessé ; il y a une vigilance, on sait que les hommes et les femmes.
l’impunité n’est heureusement plus de mise, qu’on a des droits.

4
Il y a davantage de tournages paritaires, un référent sur ces Non, j’aurais probablement préféré être pilote de ligne
questions sur chaque tournage, les choses sont mises en place ou soldat. Trêve de super-blague, si je m’imagine
pour que les paroles soient entendues. Après, l’expression homme, je m’imagine avec le même imaginaire que
d’une victime reste à mon avis très compliquée dans un milieu le mien, donc, oui. Je m’appellerais Jean-Paul et je serais une
assez hiérarchisé, où on met en avant beaucoup d’intime. super-actrice. 
Les Inrockuptibles №18

Il y a aussi ces histoires de coachs d’intimité pour les scènes


de sexe. Il serait facile pour moi de ne pas bien comprendre
à quoi ça sert, puisque j’ai la possibilité de refuser ce que
je ne veux pas faire, de demander en amont au réalisateur ou
à la réalisatrice ce qu’ils attendent de moi et de toujours faire
entendre ma voix. À nouveau, une jeune fille qui a moins
d’expérience aura plus de difficultés à faire ça, et elle doit être
protégée. Il me semble dès lors que ces coachs ont une vraie
utilité à cet endroit-là.
En une
Jeanne Balibar : génération – producteurs, partenaires,
agents... – peuvent continuer à se taire
“C’est le métier
ou à conseiller de se taire. On se dit
d’acteur homme que la route est vraiment longue.
qui reste hystérisé.” Enfin, quand on voit les insultes et les
frustrations qu’a endurées Delphine
Seyrig, on aimerait être sûre qu’Adèle
Haenel ou Judith Chemla n’ont pas
été, ou ne sont pas, logées à la même
enseigne.

2
Oui. C’est sans doute parce que,
là aussi, la route est longue
puisque les deux matrices de
l’imagination que sont l’histoire de l’art
et la réalité continuent de présenter des
fonctions beaucoup plus variées aux
hommes. L’autre jour, j’ai vu un
reportage au journal télévisé, je me suis
dit : “Ah, ça ferait un film formidable, et on
pourrait tout à fait donner ce rôle à une
femme plutôt qu’à un homme.” Mais dans
la réalité, c’était un homme... Pareil pour
les adaptations de livres ou schémas
narratifs : il faudrait se poser la question
systématiquement.

3
Je crois que, là encore,
comme dans tous les métiers
probablement, il faudrait
renforcer l’inspection du travail.
Il faudrait qu’il y ait un numéro vert où,

1
Ce qui a énormément changé de façon anonyme, il serait possible
et qui modifie réellement les de demander que l’inspection du travail
conditions d’exercice du métier, vienne voir ce qu’il se passe et recueillir
46

je crois que c’est le sentiment intérieur, harcèlement sexuel chez nous. Le métier les témoignages des personnes présentes.
la conscience de la domination sous de séduction, tout ça, c’est de la connerie, Déjà, si ça existait et si tout le monde
toutes ses formes, et les possibilités c’est juste que nous, les actrices, c’est le savait, ça arrangerait un peu les
d’exprimer et de pouvoir compter sur notre compétence professionnelle choses. Récemment encore, j’ai vécu
la solidarité. Nous ne souffrons plus de donner forme à l’intime en public, un tournage où il y avait une personne
toutes seules en silence, chacune dans donc on parle peut-être plus facilement. maltraitante – une femme d’ailleurs,
son coin. Avant MeToo, nous ne savions Et puis, on le voit bien en ce moment, ce qui prouve que c’est en fait des
pas que nous avions presque toutes nous sommes des travailleurs comme les structures de pouvoir qu’il est
vécu la même chose. Maintenant, aussi, autres, soumises aux mêmes règles que question –, mais personne ne pouvait
nous avons les mots. Avant, nous ne les le marché du travail en général, au temps risquer de dire quelque chose
avions pas, nous ne pouvions pas mettre partiel subi, si majoritairement par les frontalement. Et puis, il faudrait qu’une
les mots sur ce qui nous arrivait : là femmes. Récemment, j’ai entendu une étude soit faite sérieusement : combien
c’est un vol de ton travail qui t’est arrivé, chercheuse dire que, dans les entreprises, de temps de présence à l’écran, filmé
là c’est un harcèlement sexuel ou moral à 45 ans, on est déjà “un senior” poussé comment (quelle valeur de plan, quelle
systémique, là c’est un viol conjugal, vers la sortie, comme pour nous. lumière) et pour faire quoi et pour quel
là c’est une complicité forcée avec Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la salaire, par tranche d’âge, comme j’ai
le harcèlement d’une autre... Pouvoir structure hégémonique du travail, essayé de le dire il y a déjà deux ans
mettre des mots, c’est un gros progrès. la concentration purement idéologique, je crois aux César... Mais on ne voit pas
Il y a aussi un autre progrès, je crois, qui sans rapport aucun avec le talent, dans arriver cette étude, me semble-t-il.
est une sorte de déshystérisation du les mains d’une toute petite poignée.

4
métier d’actrice. L’actrice n’est pas De façon amusante si je puis dire, c’est Je ne peux pas m’imaginer en
un “maître” unique et scintillant, c’est le métier d’acteur homme qui reste homme, jamais. Ma vie aurait
Jules Faure pour Les Inrockuptibles · Charlotte Abramow

un travailleur comme les autres. Comme hystérisé : “Oh il est tellement spécial, été tout à fait autre, c’est trop
dit Delphine Seyrig à un journaliste tellement sensible, tellement artiste que c’est loin de moi. Par ailleurs, les hommes qui
qui l’interroge sur son métier et lui normal qu’on le traite autrement, ou qu’il sont acteurs, et à mon sens c’est leur
demande : “Mais il faut un courage ne prenne pas sa part du travail social beauté et leur grandeur, acceptent d’être
Les Inrockuptibles №18

énorme ?” “Comme dans tous les métiers.” nécessaire pour faire société.” regardés comme des objets ; je ne sais
L’actrice, bien qu’elle exerce un métier Pour le reste, concrètement, je suppose pas si on m’aurait donné une éducation
incontestablement privilégié, est une qu’il y a quelques améliorations, mais qui me permette d’accepter cela, si
travailleuse comme les autres : je suis je ne les vois pas trop. Et c’est un grand j’avais été un garçon. 
persuadée qu’il n’y a pas plus de coup sur la tête quand on voit que des
jeunes réalisateurs ou acteurs peuvent
reproduire des comportements abusifs
que tout le monde a appris maintenant
à identifier, et que des gens de notre
2

Questionnaire
Je pense qu’en France, nous avons, nous actrices, la
chance d’avoir des cinéastes très variés et qui parlent
aussi bien des femmes que des hommes, et les
nouvelles réalisatrices ont envie de parler d’elles, de leurs
expériences, de ce qu’elles traversent, c’est la nouvelle vague
féminine. Je pense à Alice Winocour, Rebecca Zlotowski,
Mia Hansen-Løve, Céline Sciamma, Catherine Corsini, Julia
Ducournau et tant d’autres. Claire Denis et quelques autres
Juliette Binoche : se sont libérées depuis longtemps. Je n’ai jamais eu
“Je crois être arrivée l’impression d’avoir joué des rôles trop stéréotypés, mais j’en
ai lu beaucoup, surtout à l’étranger. Je crois que les États-Unis
à ne plus chercher le masculin sont les champions de l’engrenage des stéréotypes au cinéma,
à l’extérieur de moi.” c’est une recette commerciale assurée : l’homme fort, la femme
séductrice ou la femme de... Dans l’industrie du cinéma
commercial domine l’idée, à mon avis très contestable, que

1
Je peux répondre par un grand oui ! Mon agent me le public n’a envie de voir que des films qu’il a déjà vus. Mais
dit par exemple que j’ai le même cachet que l’acteur ce type de stéréotypes concerne aussi les films de cinéastes très
principal. J’ai pu percevoir des changements dans reconnus – il n’y a qu’à regarder ceux de Scorsese, Spielberg
le comportement de certains metteurs en scène aussi, surtout et Tarantino… Ils sont très bien faits, mais très répétitifs,
à l’étranger. Un réalisateur me demandera par exemple, avant souvent violents et essentiellement masculins. J’ai eu l’occasion
de le faire, s’il peut me prendre le bras pour m’indiquer un d’en discuter avec Scorsese un jour, il le reconnaissait lui-
mouvement dans la scène que nous tournons. Cela devient même, il parle très rarement des femmes, du féminin.
presque protocolaire, un peu cul-serré. En France par contre,

3
je n’ai pas ressenti de changement d’attitude, c’est plus libre J’ai l’impression qu’il y a encore des endroits de
et léger. Par ailleurs, dans le cinéma français, on a aujourd’hui résistance. La direction des grands festivals
le sentiment que les femmes créatrices parviennent vraiment internationaux par exemple est très masculine. Alors
à faire entendre leur voix. Quand j’ai débuté, il y a quarante que, pour la composition des jurys, on est devenu très attentif
ans, les hommes prenaient la plus large place dans le cinéma, à la parité. De façon plus large, la tête des institutions est
il y a eu un véritable bouleversement. majoritairement masculine. Je ne crois pas à l’exigence de
parité absolue sur les œuvres. Il faut
juger l’œuvre, pas le genre de son
auteur ou autrice. En revanche,
il y a des progrès à accomplir au
niveau de l’égalité sur le genre des
sélectionneurs.

47
4
Mais je me sens homme
aussi. Je crois que les pôles
masculin et féminin, je les ai,
ils sont là. C’est comme une
attraction entre des forces opposées
qui se confrontent et apprennent
à faire corps. Il y a de la douceur mais
aussi de l’exigence, du feu qui veut
faire s’évaporer l’eau. Je crois être
arrivée à ne plus chercher le masculin
à l’extérieur de moi, j’ai l’impression
maintenant de moins me mentir et
d’être arrivée à comprendre au moins
ça. Je suis peut-être plus tranquille. 

Les Inrockuptibles №18


3
En une
À tous les postes techniques, déjà : ma première
assistante – je suis en train de réaliser mon premier
film – a décidé de ne tourner qu’avec des femmes.
Il faut laisser leur chance aux femmes, à des postes où elles
Laetitia Dosch : ne sont pas forcément attendues, quitte à forcer un peu les
“Les rôles que je reçois quotas sur un film. En ce qui concerne les actrices : les salaires.
Sur les personnages : il faut arrêter complètement, mais
sont souvent d’une seule vraiment complètement les personnages de femmes qui sont
couleur.” les garde-fous des hommes. Et ça arrive encore souvent de
croiser ce type de personnage, dans le genre : “Arrête, non, mais
qu’est-ce que tu fais ?”, où la femme sert de soutien au

1
Oui. Il n’y a pas très longtemps, j’étais sur un tournage, personnage masculin principal qui est en train de faire
et il y a eu un problème à un moment, et j’ai dit : n’importe quoi.
“Mais quand même, c’est toujours l’homme qui décide, qui

4
montre la direction.” Et, du coup, on a essayé de réfléchir Oui. Exactement. Je réaliserais plus de films aussi
et’ de se pencher sur le problème ensemble. Et on m’a écoutée. peut-être. Ou plus tôt. Ça m’a pris plus de temps
J ai l’impression que tout le monde réfléchit à ces questions, de m’en sentir capable parce que je suis une femme.
ou, du moins, à la façon dont les femmes sont représentées Voir d’autres femmes le faire m’a aussi donné du courage.
au cinéma. Aujourd’hui, on m’écoute. Alors, oui, je suis plus En tout cas, je me bats presque tous les jours contre
connue qu’avant, donc je peux me permettre de dire ça. Mais le syndrome de l’impostrice. Ce ne sont pas les autres qui
avant MeToo, jamais je ne me le serais autorisé. Ou je n’avais induisent ça, c’est moi. Du coup, je suis workaholic, je travaille
pas la place ou je ne m’en sentais pas capable. Dans les énormément pour lutter contre ça. Depuis toujours. Et là,
deux cas, ça veut dire que MeToo a changé quelque chose. comme je commence un nouveau travail, c’est mon quotidien
concret. Quand tu es actrice, tu te dis toujours que tu es là

2
Peut-être... Je trouve que les deux sont stéréotypés, pour rendre service, et c’est très bien, c’est un plaisir.
souvent. Ensuite, il y a beaucoup de beaux portraits Mais quand tu deviens celle à laquelle les autres doivent rendre
de femme qui sont sortis ces derniers temps. Les rôles service, que ça tourne autour de toi, c’est différent. 
que je reçois sont souvent d’une seule couleur. C’est difficile
d’avoir de la personnalité, de la fantaisie et de dire des choses
graves en même temps.
48

Louise Desnos · Bettina Pittaluga pour Les Inrockuptibles · Stéphane Cardinale/Corbis/Getty Images
Les Inrockuptibles №18
Judith Chemla :

Questionnaire
“Les grands chambardements
qui soulèvent notre société
sont nécessaires.”

1
Je ne sais pas. Qu’on le veuille ou non, chacun est
forcément questionné dans ses pratiques. L’époque
nous incite à devenir responsable, à nous positionner.
À regarder nos actes et nos silences. Fermer les yeux sur les
dérives et les abus de pouvoir devient presque impossible,
à terme, et tant mieux. Concrètement, je vois des metteurs
en scène se questionner beaucoup plus sur les représentations
qu’ils donnent de leurs personnages féminins, ou accepter
qu’on les questionne, qu’on ne soit pas d’accord avec certaines
choses. Il y a une conscience accrue de ce qui pourrait leur
porter préjudice aussi. Certains craignent un terrorisme
féministe complètement anarchique, je pense au contraire
que les grands chambardements qui soulèvent notre société
sont nécessaires pour sortir véritablement des carcans
mortifères dans lesquels les femmes sont si souvent enfermées,
encore aujourd’hui, évidemment.

2
Je pense qu’il y a beaucoup de personnages féminins
à inventer encore, il y a beaucoup de liberté à 
conquérir. C’est en train d’advenir. Mais oui, je trouve
que les femmes sont quand même encore souvent utilisées
pour leur beauté et leur glamour, quand la personnalité
originale et irremplaçable d’un homme est plus souvent mise
Guslagie Malanda : en avant. Nous avons quelques héroïnes, heureusement, qui
“Avoir moins peur, échappent à ces stéréotypes, et je crois que le public adore ça,
d’ailleurs ! Mais ce sont encore des raretés, je trouve.
c’est gagner

3
en émancipation.” Les salaires peut-être déjà, non ? Je crois qu’on n’est

49
toujours pas au point là-dessus. Je n’ai pas de
préconisations sur un quota de films faits par des

1
Oui, après MeToo, quelque chose a évolué : un acteur femmes, mais je crois qu’il faut prendre des risques, aller vers des
ou une actrice a aujourd’hui, je crois, moins peur de projets audacieux, ne pas essayer de resservir la même soupe
rendre compte d’une situation de harcèlement sexuel parce qu’elle a bien marché avec tel projet un an auparavant.
qu’il ou elle pourrait vivre sur un tournage. Le “moins” Il ne faut pas se cacher derrière une prudence qui érode le désir,
veut dire qu’il reste encore des choses à faire évoluer, mais il faut aller vers de nouvelles formes, et je pense qu’il y a de plus
que nous avons amplement progressé : la peur est une donnée en plus de femmes qui s’autorisent à réfléchir, à créer, à sortir
fondamentale dans les affaires de violence. Elle empêche de du bois. On crée des œuvres puissantes quand l’ardeur qu’on a
parler, et donc d’arrêter une situation problématique. Avoir en soi ne peut plus être contenue et demande à se manifester.
moins peur, c’est gagner en émancipation. La lettre ouverte Réinventer le monde est une nécessité pour les femmes, les
parue dans Le Point dernièrement [s’insurgeant contre la “mise artistes aussi vont s’y employer, vous pouvez compter sur elles.
au pilori” de Sofiane Bennacer] ne répond pas à cette question

4
de la peur, elle réagit aux conséquences (forcément parfois Oui, je pense. J’ai fait ce métier car il me permet une
délétères, puisque le problème n’a pas été pris à sa source) grande liberté, je l’ai toujours vu comme une façon
et non aux causes. Je ne veux plus que ma génération ait peur d’entailler la réalité pour mieux la révéler, la rêver, la
et je souhaite que les personnes violentes puissent se soigner. comprendre, l’inventer à nouveau. Au théâtre, tout est possible.
On n’est pas assigné à résidence. On peut tout faire. C’est

2
Le cinéma étant une industrie qui se transforme moins normé qu’au cinéma. C’est sur le modèle des acteurs-
malheureusement aussi selon les lois du marché, les créateurs d’Ariane Mnouchkine que j’ai eu envie de m’engager
rôles stéréotypés foisonnent et les hommes en sont dans cette vie de funambule. 
également victimes ; ce n’est pas parce qu’ils ont en moyenne
plus de rôles que ces derniers sont moins stéréotypés.
La quantité n’est pas la qualité.

3
En la matière, je ne supporte plus de parler de progrès,
Les Inrockuptibles №18

de barème ou de parité. Je laisse ça aux instances qui


œuvrent à convaincre et faire grandir les imbéciles.
Nous en avons malheureusement (encore) besoin.

4
Oui, et avec la même exigence. 
En une
Agathe Bonitzer :
“Ne plus écrire
des rôles de femmes,
mais des rôles
tout court.”

1
Dans l’ensemble oui, mais je
constate que moi aussi j’ai évolué,
mon regard de spectatrice, ma
lecture des scénarios, ma manière de
travailler. Plus jeune, je participais de
mon plein gré au rôle qu’on m’assignait
plus ou moins. Aujourd’hui, je me rends
bien mieux compte de tous les
dysfonctionnements qui opèrent dans
le milieu du cinéma, notamment la
question des rapports homme-femme et,
de manière plus générale, les logiques
50

de domination. Désormais, je dirais


qu’il y a une sorte de prudence, parfois
maladroite, mais sans doute faut-il
en passer par là. Je constate tout de
même moins de phrases ou de regards
déplacés, et un effort vers plus
d’horizontalité.

2
Aujourd’hui, les productions
valorisent les “rôles de femmes”,
et notamment les personnages
principaux féminins : d’un côté, c’est
une bonne chose, de l’autre, il me semble
que ce sont toujours un peu les mêmes
thèmes (la maternité et ses
complications, la femme flic ou poste
à responsabilité “masculine” dans
l’imaginaire collectif, celle qui défend
ses droits au sein d’une société
patriarcale, etc.). Bien sûr, parfois cela
donne lieu à de très bons films. Les rôles

4
Julien Lienard/Contour by Getty Images · Renaud Monfourny

masculins aussi ont leurs clichés, mais Certainement. Et ce ne doit pas


je dirais qu’il y a quelque chose de moins être simple non plus, il y a
“plaqué”. Si on raconte le désir d’une une pression sur les acteurs
femme de 60 ans, par exemple, sa aussi, par exemple un tabou

3
possibilité de retomber amoureuse, cela Les salaires déjà. Même s’il y a sur l’homosexualité masculine dans
Les Inrockuptibles №18

devient le sujet du film. Au masculin, eu du progrès. La diversification le métier, et, sur ce point, beaucoup
ce sera plus anecdotique, cela va de soi, des rôles, ne plus écrire des rôles moins du côté des femmes. Les cinéastes
un homme désirant et désirable de de femmes, mais des rôles tout court, ont encore du mal à confier un rôle
60 ans. des personnages qui puissent toucher d’hétéro à un homo. Et certains acteurs
les hommes et les femmes, ne pas refusent également de jouer des homos
cantonner les femmes à des sujets et, par peur de brouiller leur image, de
par là, cantonner aussi les films à un ne plus accéder aux mêmes rôles ensuite.
certain public. Heureusement, ce n’est Ceci dit, la nouvelle génération est plus
pas toujours le cas ! fluide, plus avancée sur ces questions. 
Françoise Lebrun :

Questionnaire
“J’ai toujours eu le sentiment
d’être une impostrice,
mais l’âge venant, ça va.”

3
Partout. Au niveau de la production, de la réalisation,
de la postproduction, etc. En ce qui concerne
les acteurs, le point important est le salaire, qui n’est
toujours pas égal entre les hommes et les femmes, en moyenne,
même s’il arrive évidemment que ce soit différent quand vous
êtes une actrice très célèbre – c’est toujours difficile de faire
des généralités. Disons que ça se joue à chaque fois, que ça
dépend aussi de votre agent. C’est variable. Il faudrait qu’on

1
Non, ça n’a rien changé. C’est compliqué. Je n’ai pas ne se pose plus la question d’un homme ou d’une femme,
de sensation, de souvenir d’agressivité ou d’agression mais d’une personne. Nous sommes dans une période de
dans les temps passés. Peut-être aussi que je n’étais pas mutation, qui s’inscrira, je crois, dans tous les corps de métiers.
assez séduisante, ou peut-être que je travaille avec des gens Mais il y a du boulot !
en qui j’ai toute confiance et qui me font confiance. Si je

4
reprends les gens avec qui j’ai travaillé, ça a toujours été sur J’ai beaucoup réfléchi à cette question. Je suis devenue
un rapport sans animosité. Je reparcours en ce moment mes actrice par hasard. Ado, je voulais être architecte, ce
échanges avec Paul Vecchiali qui vient de mourir, et ce qui qui dans mon esprit était symboliquement un métier
en ressort, c’est qu’il s’agissait d’une collaboration amicale. féminin. Puis après le bac, j’ai fait les classes préparatoires,
Et il y avait aussi ce genre de confiance avec Jean Eustache. j’ai hésité entre l’Idhec et Sciences Po, et je suis entrée
Mais, évidemment, je défends MeToo, car il y a des cas avérés directement à Sciences Po parce que c’était plus simple.
contre lesquels il faut se battre. Certes, j’ai toujours eu C’est en rencontrant Jean Eustache que je suis devenue actrice.
le sentiment d’être une impostrice, mais l’âge venant, ça va. Actrice, je ne l’ai pas choisi, mais ça se choisit, ça tient la route,
J’ai fait suffisamment de choses pour me sentir tranquille. je ne suis pas mécontente... Le cap que j’ai eu du mal
Et quand de jeunes réalisateurs me contactent, c’est avec à franchir, c’est la réalisation. Et je pense que c’est un retour
la déférence pour la vieillesse. En revanche, du côté des postes à un état féminin : j’ai réalisé Crazy Quilt [un moyen métrage
de techniciens, qui étaient autrefois des fonctions masculines, documentaire autobiographique] en 2011 seulement, grâce
j’ai constaté qu’il y a de plus en plus de filles à la caméra au cinéaste Pierre Creton qui m’a encouragée et m’a dit :
ou au son, depuis quelques années. Donc ça, ça a bougé. “On le fait.” Je n’ai pas l’appétit du pouvoir, qui est en général

51
ça s’équilibre avec le temps, grâce à MeToo, je crois. considéré comme masculin, mais est aussi féminin. Projeter
mon pouvoir sur d’autres gens m’était difficile. Actrice,

2
Oui. Même si là aussi, ça bouge. Les actrices âgées je me mets au service d’un autre... Je voudrais ajouter qu’à
comme moi ont longtemps été cantonnées dans l’époque où Delphine Seyrig réalisait Sois belle et tais-toi
des rôles de grands-mères, d’images plus ou moins [1981], c’était plus simple de répondre à ces questions parce
tutélaires mais sans pouvoir. Les rôles que joue Catherine que c’était une époque où la société était encore très dominée
Deneuve sont le bon exemple d’une évolution : elle incarne par les hommes. Je crois que ça a évolué, malgré tout. Jane
des personnages de femmes plus libérées, de femmes qui ont Fonda ne dirait plus la même chose maintenant, je pense. 
acquis une nouvelle liberté. Mais c’est sûr qu’on ne va pas
proposer à une femme le rôle d’Harrison Ford [âgé de 80 ans].
Je ne désespère pas que ça progresse encore.

Les Inrockuptibles №18


En une

Créer fait-il nécessairement souffrir ?


Les artistes sont-ils et elles
toujours ces êtres torturés, pouvant
tout exiger ? Autrices, cinéastes,
essayistes et chorégraphes…
nous avons interrogé diverses
personnalités du monde de l’art pour
comprendre comment s’envisage
aujourd’hui le geste créatif. Texte
Olivier Joyard Propos recueillis par
Fabienne Arvers, Carole Boinet,
Olivier Joyard, Jean-Marc Lalanne
& Franck Vergeade
52

FAUT-IL
(FAIRE)
SOUFFRIR
POUR
Les Inrockuptibles №18

CRÉER ?
Les Films Christian Fechner

Isabelle Adjani dans
Camille Claudel de
Bruno Nuytten (1988),
une artiste devenue
martyre de son art.
Les Inrockuptibles №18
“L’idée que la création
En une

ait partie liée avec


la souffrance, c’est une
mythologie qui a la
peau dure.”
Iris Brey, autrice et réalisatrice

E
n mars 1989, à Paris, sur la scène du Théâtre
de l’Empire où elle est récompensée du César
de la meilleure actrice pour son rôle dans
Camille Claudel, Isabelle Adjani cite la
sculptrice en regroupant des phrases de sa
correspondance : “D’où viennent pareilles férocités ? Vous qui
connaissez mon attachement à mon art, vous devez savoir ce que protège dans la vie, l’estime de soi, le fait qu’on tienne debout, qu’on
j’ai dû souffrir. Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar.” se regarde dans une glace, ça ne l’intéresse pas dans le jeu.”
L’actrice, qui traverse la période la plus faste de sa carrière, Cette problématique, éclipsée lors de la sortie du film par les
ajoute ses propres mots : “Dans la condition de l’artiste, il y a accusations de viol concernant Sofiane Bennacer (l’un des
quelque chose d’extrême…” Ce quelque chose, trente-quatre ans acteurs principaux), incarne un renversement de perspective.
plus tard, se promène toujours dans les cerveaux et dans Que ce soit l’épuisement de l’équipe et des acteur·rices
les corps, sur les scènes et sur les planches, dans le secret des provoqué par Abdellatif Kechiche sur le tournage de ses films
chambres où l’on écrit. (notamment La Vie d’Adèle) ou le souvenir des plateaux
Faut-il souffrir (et accessoirement, faire souffrir) pour créer ? remplis de fureur de Maurice Pialat – sans compter l’histoire
Le documentaire Des Amandiers aux Amandiers (réalisé par du rock, riche en “comportements problématiques” –, ce qui
Karine Silla Perez et Stéphane Milon), en immersion sur fut considéré comme le signe d’une exigence artistique ultime
le tournage du film de Valeria Bruni Tedeschi sorti à l’automne est désormais interrogé. Écrivaine et critique de cinéma,
dernier, soulevait il y a quelques mois cette question redevenue Hélène Frappat publiait en janvier Trois femmes disparaissent,
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ultra-contemporaine, à la suite du mouvement MeToo et des un récit méditatif et féministe consacré à la généalogie souvent
nombreuses révélations d’abus dans les milieux du cinéma, saturée de souffrance incarnée par trois actrices : Dakota
du théâtre et de la musique. La cinéaste et comédienne, Johnson, Melanie Griffith et Tippi Hedren, petite-fille, fille et
qui embrasse à travers Les Amandiers ses années de formation mère, cette dernière notoirement harcelée sexuellement et
à Nanterre sous les auspices agités de Patrice Chéreau, psychologiquement par Hitchcock sur les tournages des
se montre dans ce making of sous un jour intense, tremblante, Oiseaux et de Pas de printemps pour Marnie. “Hitchcock est un
parfois féroce, en corps à corps avec ses acteur·rices, exemple passionnant, explique-t-elle. Marnie est un film réalisé
exigeant qu’ils et elles puisent dans ce qui les abîme pour par un violeur, mais du point de vue de la femme violée…
faire advenir une vérité. Évidemment, ce type de déviance (et le génie d’Hitchcock n’aurait
Quelques jours après la mise en ligne du documentaire, pas dû l’exempter de sa responsabilité morale/pénale) n’est pas un
Mona Chollet critiquait la méthode de la réalisatrice dans modèle. Mes cinéastes préférés (John Carpenter, Jacques Rivette,
un long billet sur son blog personnel (publié dans une version Howard Hawks, Steven Soderbergh, James L. Brooks…) ont filmé
raccourcie sur le site du Monde), prenant l’exemple d’une avec respect et humanité des actrices auxquelles ils donnaient
scène où Bruni Tedeschi incite Vassili Schneider à une d’ailleurs les rôles les plus passionnants, ironiques, complexes.”
révélation intime : “Il faut que tu lui montres une blessure béante
[…] Faisons la liste de toutes nos hontes”, propose-t-elle pour UNE MALADIE INCURABLE ?
aborder une répétition. L’autrice de Sorcières écrit : “Bruni Le mythe de l’artiste hanté, alias le poète maudit principalement
Tedeschi soumet ses acteurs à un bombardement de directives masculin, a longtemps accompagné la justification des abus.
psychologisantes et intrusives, qui pourrait n’être qu’agaçant, mais Au départ se trouve pourtant une question philosophique posée
qui dérape franchement […] On a très mal pour Vassili Schneider, par Aristote dans un texte publié sous le nom Problème XXX :
en particulier.” Le comédien a répondu à l’essayiste sur “Pourquoi tous ceux qui furent exceptionnels en philosophie,
Instagram – “Ne faites pas de moi une victime de Valeria Bruni en politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils de toute évidence
Tedeschi” –, défendant “l’expérience la plus enrichissante” de sa mélancoliques, certains au point de contracter des maladies causées
carrière, tandis que l’actrice Léna Garrel, également à l’affiche par la bile noire, comme Héraclès dans les mythes héroïques ?”
des Amandiers, exprimait dans le même documentaire des Tristan Garcia, écrivain et philosophe (Âmes ; 7 ; Laisser être
sentiments ambivalents : “Dans la méthode de Valeria, ce qui et rendre puissant), rappelle l’importance des XVIIIe et
Les Inrockuptibles №18

m’intéresse et aussi que je trouve violent – car il y a vraiment les XIXe siècles dans notre conception de l’artiste : “La souffrance
deux, on est jeunes, et quand on est un peu fragiles, ça peut être fait partie intégrante des mythes romantiques, de Byron à Werther,
périlleux –, c’est qu’on vient vraiment toucher à l’ego. Ce qui nous qui expliquent l’émergence du concept moderne de génie, démiurge
créant dans la douleur une œuvre authentique, dont on sait qu’il a
été très genré, marqué par l’hégémonie de la subjectivité masculine,
européenne, blanche.” Garcia note que le lien avec la souffrance
existe également dans “des mythes d’Afrique de l’Ouest, l’art
chinois classique, l’art indien classique, et des œuvres féminines
aussi bien que masculines”.
chaillot danse

Faut-il (faire) souffrir pour créer ?


Cette question de la souffrance travaille l’ensemble
des personnes que nous avons interrogées. Jean-
Christophe Meurisse, metteur en scène des Chiens
de Navarre, la compagnie de théâtre qu’il a créée
en 2005, ne recule pas devant le mot : “Je crois
qu’en effet, la souffrance existe dès lors qu’on essaie de
l’exprimer et de la représenter. Pour aller chercher de la
satire, une certaine vision du monde, et en rire, il y a
une question de nature, et je n’ai jamais été quelqu’un
de très joyeux. C’est quand même un rire qui vient des
profondeurs.” Olivier Assayas, qui a réalisé dix-
huit films depuis les années 1986, notamment Clean
(2004), se situe dans cette lignée : “Je pense qu’à
l’origine de l’art, il y a une maladie. L’art, s’il est
un tant soit peu authentique, peut éventuellement se
construire sur la plénitude, mais, en général, c’est
l’inverse : on n’est pas en harmonie avec le monde, mal
ajusté, mal intégré ou en décalage. Et on libère quelque
chose de cette souffrance.”
C’est Antonin Artaud clamant que “nul n’a jamais
écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé,
que pour sortir en fait de l’enfer”. C’est Proust dans
Le Côté de Guermantes, nous coupant le souffle :
“Tout ce que nous connaissons de grand nous vient
des nerveux […] Jamais le monde ne saura tout
ce qu’il leur doit et surtout ce qu’eux ont souffert
pour le lui donner. Nous goûtons les fines musiques,
les beaux tableaux, mille délicatesses, mais nous
ne savons pas ce qu’elles ont coûté à ceux qui les

Aurélie Charon
inventèrent, d’insomnies, de pleurs, de rires
spasmodiques, d’urticaires, d’asthmes, d’épilepsies,
d’une angoisse de mourir.”

Amélie Bonnin
Faut-il, contre Proust, penser que la beauté ne naît
pas uniquement dans d’obscurs tréfonds ? Certaines
voix s’emparent du sujet avec moins de respect
pour la mélancolie. Hélène Frappat perçoit dans

Radio live
“le mythe de-la-souffrance-de-l’artiste une (énième)
arnaque chrétienne valorisant le dolorisme : on nous
promet qu’il y aura quelque chose à gagner à souffrir,

La Relève
alors qu’en fait la souffrance, comme l’explique
Spinoza, est juste une diminution de notre puissance
d’agir. La fonction de ce mythe serait de délimiter
une case de ‘fous’ (comme si les créateurs avaient
le monopole des troubles psychiques) et de créer
une confusion dommageable entre l’art et la vie.
Comme disait Van Gogh : quand il souffrait (trop),
il ne créait pas.”
Essayiste et réalisatrice (sa première série Split est
sélectionnée cette année au festival Séries Mania),
Iris Brey évoque la possibilité d’un choix conscient.
“L’idée que la création ait partie liée avec la souffrance,
c’est une mythologie qui a la peau dure. Mais on peut
choisir de s’en débarrasser. Évidemment, on ne peut
pas évacuer la part de douleur qu’implique le travail
inhérent, par exemple, à toute activité d’écriture.
Mais on peut choisir que cette souffrance intime
n’irradie pas sur tout un collectif. Je pense même qu’il
faut redoubler d’effort pour endiguer toute forme
de circulation de la souffrance. Cela fait alors advenir
un autre régime d’images.”
La souffrance en art ne vaudrait finalement que
par ce qu’on en fait – un sujet à esquiver, un sujet
à confronter ? –, et les solutions trouvées par les
concerné·es se révèlent riches et variées. …

7 → 8 avril
theatre-chaillot.fr
En une
→ Blandine Rinkel, écrivaine (L’Abandon des prétentions ;Vers la
violence), chanteuse (notamment avec le groupe Catastrophe)
et danseuse, cherche une forme de sublimation : “Quand
je travaille, même si cela me donne des maux de tête ou des
courbatures (et, bien sûr, ça arrive souvent, il m’est même arrivé de
finir à l’hôpital), même si j’ai honte ou que je panique par instants,
je sais que le sentiment de liberté finira par triompher. Cette
sensation euphorisante d’avoir dépassé ses propres limites – qu’elles Caroline Ferreira dit aussi son admiration pour l’Espagnole
soient intellectuelles, physiques ou sociales. Cette impression comme Tamara Alegre, qui explore fluides et sexualités, comme dans
un vif d’or, fugace et saisissante, d’être un peu moins dominée, sa dernière pièce Nx Fuimo, teintée d’influences dancehall
un peu moins à l’étroit, un peu plus libre…” et de chorégraphies proches du twerk : “Les performeuses jouent
Les riffs, comme des lacérations, dans certains morceaux de avec des plugs qu’elles s’insèrent et expulsent, explique Ferreira.
Jehnny Beth (chanteuse et musicienne, mais aussi comédienne, En amont, l’artiste a organisé des ateliers pour valider le concept et
nommée au César du meilleur espoir féminin pour son rôle savoir si elles étaient à l’aise pour que ça ne les mette pas en danger
dans Un amour impossible en 2019) prennent certainement psychologiquement et émotionnellement.”
racine dans l’intranquillité, mais, selon elle, chercher la Ne rien censurer mais prendre soin : telle serait donc la clef
souffrance pour créer s’apparente à une fausse piste : il s’agit pour que la souffrance ne s’impose pas, surtout quand le
de réagir à ce qui nous tombe dessus… “Quand il arrive processus artistique est partagé. De ce point de vue, le cas
un vrai drame dans la vie – une séparation, un deuil –, ça a plutôt (La)Horde passionne. Fondé en 2011 par Marine Brutti,
tendance à tout détruire, comme une bombe atomique, analyse- Jonathan Debrouwer et Arthur Harel, ce collectif situe ses
t-elle. La reconstruction est parfois longue et lente pour retrouver pratiques autour de la danse, travaillant des pièces
le terrain fertile de la création. Pour être créative, il faut chorégraphiques mais aussi des films, clips, pubs, installations
une richesse et un entrechoquement de plein de choses, comme vidéo et performances, avec des danseur·ses de diverses
une végétation qui pousse devant nos yeux […] Quand on écrit tranches d’âge et horizons. “Je pense que Jonathan, Arthur et moi,
en cœur brisé, c’est parce que l’on a d’abord eu un cœur ouvert on appartient à la génération de la libération de la parole, explique
et rempli d’amour.” Marine Brutti. Les notions de bien-être au travail, de collaboration,
la question de comment on fait pour parler de l’autre sans le manger,
DE NOUVELLES APPROCHES comment on crée des ponts... c’était assez nouveau quand on a
Les solutions bricolées par les un·es et les autres dressent un commencé, mais ça faisait déjà partie de notre vocabulaire.”
constat lié à la prise de conscience contemporaine des limites Le trio raconte des collaborations les plus ouvertes possibles,
de la souffrance, qui n’apparaît plus seulement comme un où “la forme n’arrive pas sans le fond de la rencontre avec les
moteur désirable. Ils et elles évoquent souvent dans le même interprètes, selon Arthur Harel. Il ne faut pas que la création soit
mouvement la souffrance de créer et la souffrance au travail. une zone de compromis, mais de débat, d’échange.”
Tous les domaines sont touchés. En janvier, le chef danois Que ce soit avec un chorégraphe comme Steven Cohen,
René Redzepi a annoncé dans le New York Times la fermeture habitué aux explorations douloureuses, ou avec des
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en 2024 de Noma, son restaurant situé à Copenhague et élu danseur·ses repéré·es sur le web dans To Da Bone (2017) ou
plusieurs fois meilleur du monde. Le modèle de la haute âgé·es (Void Island, 2014), le trio revendique un principe
cuisine avec ses menus comptant des dizaines de plats ultra- d’inclusivité et une réflexion sur le geste créateur. “On sait
sophistiqués, réalisés par une équipe soumise à d’énormes qu’on nous reproche d’être des hypersensibles, mais je pense que c’est
pressions, n’est tout simplement “plus viable”. Redzepi, une manière de nous dévaloriser, estime Marine Brutti.
âgé de 45 ans, a reconnu du harcèlement moral et une Les rapports sociaux pourraient être plus sains, et ça n’empêche
incapacité à offrir des conditions de travail épanouissantes. pas le leadership. Au ballet, on ne coince pas les gens. On encourage
“Financièrement et émotionnellement, en tant qu’employeur nos danseurs à venir avec leurs désirs, puis on repère les endroits
et être humain, ça ne marche pas.” où ça rejoint les nôtres.” Pour échapper à ce que Marine Brutti
Les pratiques de management – y compris chez les artistes, qui appelle “les violences intégrées dans la danse professionnelle”,
peuvent y voir un gros mot – demandent à être réenvisagées, Arthur Harel dresse une analogie audacieuse, mais parlante,
en lien avec les visées esthétiques des œuvres. Directrice avec les principes du BDSM : “On revient de tellement loin
du festival Move au Centre Pompidou, Caroline Ferreira dans la direction d’acteurs et de danseurs que la notion de care que
constate depuis une dizaine d’années une nouvelle approche nous revendiquons peut paraître stérile. Pourtant, dans le travail
de la performance, art qui a pu être lié à une certaine violence artistique, celui qui se met en jeu peut dire ‘vert, rouge, bleu’,
pour ses interprètes, notamment dans l’actionnisme viennois se sentir légitime d’arrêter quand il le souhaite. On peut pousser
des années 1960 et ses suites. “Quand je commande des le principe de la création très loin, se mettre en colère ou explorer
performances à des artistes qui ont tout juste la trentaine, je note la souffrance, si on pose les limites. Le BDSM, ce n’est que ça :
dans les conditions de travail une atmosphère plus douce et plus du consentement.”
respectueuse, et les thèmes aussi sont différents”, raconte celle Le lieu de travail comme safe space (“espace sécurisé”),
qui prend en compte le bien-être de ses invité·es et y réfléchit le metteur en scène Jean-Christophe Meurisse le revendique.
dans son travail de curatrice – douches, salles de repos, “Je ne supporte pas de travailler dans les rapports de force.
conditions de sécurité. Le tout en accord avec l’approche Le pseudo-romantisme de la souffrance au travail te permet juste
des artistes dont elle soutient le travail. Ainsi, l’Anglais Rory de gueuler sur les gens. J’essaie d’apporter un maximum de sérénité.
Pilgrim, dont la performance Software Garden, présentée Le théâtre est un art collectif, donc, mes souffrances, je les garde
à Pompidou en octobre 2021, était pensée comme “un espace pour moi. Il y a une frontière très fine entre l’obsession et l’exigence
Les Inrockuptibles №18

de care et d’attention […] explorant les liens entre technologie, artistique, qui peut rendre fou des artistes comme Pialat ou
handicap et soin”, avec la poétesse en situation de handicap Kechiche, et le pas que franchit un tyran pervers en sachant que
Carol R. Kallend. les gens vont céder à son pouvoir, sa méchanceté et sa violence.”

RÉINVENTER, EXPLORER
Alors qu’elle vient de connaître sa première expérience en tant
que réalisatrice de fiction, Iris Brey appelle de ses vœux
“un autre cadre pratique et théorique”. De quoi serait constitué
ce cadre ? L’autrice du Regard féminin – Une révolution à l’écran
Faut-il (faire) souffrir pour créer ?
propose de renoncer à ce qu’elle nomme une “esthétique de
la bosse et de la plaie béante” pour la remplacer par un échange :
“Le mot peut sembler bien-pensant, mais je crois profondément
à une esthétique de la générosité. On demande beaucoup
aux comédiens de donner. Mais si ce don est reçu, il doit y avoir
une réciprocité. Je valorise davantage ce qui est offert que ce qui dans le cinéma américain, de réinventer les scènes de l’intérieur,
est arraché.” à travers un regard bienveillant, attentif, en phase avec elle.”
Issu d’une autre génération, d’une autre tradition culturelle, Question concrète, morale, politique, esthétique, la souffrance
d’un autre genre, Olivier Assayas déploie une pensée s’apparente à un marqueur de l’éternel “monde d’avant”,
compatible avec celle de ses cadet·tes : “J’ai une admiration à une époque où le désir d’un après-les discriminations, les
profonde pour Hitchcock et Pialat et je ne juge pas la pratique des guerres, les inégalités ressemble à une utopie de science-fiction.
autres, car je sais à quel point tout cela est douloureux et sensible. Alors, que faire ? Penser hors de la binarité, suggère Tristan
C’est leur voix, et on n’en a pas deux. En revanche, j’estime avoir Garcia, qui renvoie dos à dos l’esthétique doloriste de
des comptes à rendre sur ma propre pratique. Et là, je me situe, la souffrance et une autre, récente, qu’il nomme “esthétique
sans la moindre nuance ou ambiguïté, du côté des acteurs. Ils sont anesthésiée”. “Parce qu’on sent bien que le dolorisme peut
à l’image et décident de ce qui est faisable, jusqu’où ils veulent s’accompagner d’une justification de la domination dans la création,
aller. Je ne les dirige pas, je travaille avec eux. La question du on peut être tenté d’anesthésier l’esthétique, et de retirer toute valeur
pouvoir ne m’intéresse pas.” créative attribuée à la souffrance. Je crois que ce serait une erreur.”
Le réalisateur d’Irma Vep – le film, puis la série –, brillante et Ce que propose Garcia revient à considérer la souffrance
comique exploration d’un tournage difficile, reformule la non pas comme une nécessité dans l’art, mais “un moyen de
question du don : “On parle toujours de ce que les acteurs donnent découvrir des possibilités, des puissances de la sensibilité. Le tout
au film, or je tiens à l’idée inverse : qu’est-ce que moi je peux leur est de ne pas chercher à souffrir ou à faire souffrir, mais plutôt
donner qui va les aider à explorer des choses inédites pour eux, dans d’accepter d’explorer la souffrance qui est là.”
lesquelles ils peuvent s’accomplir ; qu’est-ce que le film donne aux Cette souffrance qui est là, qui rôde et menace d’imposer ses
acteurs ?” Assayas prend l’exemple de Personal Shopper (2016) rêves difformes, Blandine Rinkel la tient en respect comme
avec Kristen Stewart. “Si elle n’avait pas été là, à tous les points une vieille amie encombrante : “Créer réclame sans doute
de vue, mon film n’existerait pas, constate-t-il. Et moi, j’ai pu un mélange de curiosité, d’amour-propre et d’humilité. Et puis :
lui donner une liberté de créer qu’elle n’avait peut-être pas du travail. Après, ce travail se fait-il dans la joie ou la déprime,
la souffrance ou le plaisir ? Je crois que je m’en fiche, tant qu’il se
fait. Je ne crois pas aux circonstances idéales pour créer. Je crois
au noyau de nuit qu’on porte au fond de soi, et à l’effort que l’on
produit pour le donner à lire, voir ou écouter.” ♦
Spécial mode ←

GRUNGE FAMILY
Nikita Vlassenko cardigan
en mohair et top long zippé
en filet Acne Studios,
boucles d’oreilles et collier
personnels.

Le Diouck veste à sequins
et pantalon prince
de galles Gucci, bottines
en cuir Ernest W. Baker,
boucles d’oreilles, collier
et bague (main gauche)
Lorette Colé Duprat,
bracelet Saboteur, collier
de coquillages et bagues
(main droite) personnels.
Simone Thiébaut robe
Germanier, cardigan Acne
Studios.
Avec le chien Bowie.
58

R S
IE
S
P
DOS

ÉC

Texte & casting Carole Boinet


IA

Photo Manuel Obadia-Wills M


L

O
DE
pour Les Inrockuptibles
Réalisation Anne-Sophie Thomas

O
ù se niche la modernité aujourd’hui ?
C’est avec cette question d’une
simplicité éternelle que nous avons
réuni ces cinq personnalités, tels les
nouveaux jeunes gens modernes, pour ce shooting réapproprie la figure de la Lolita dans sa musique
Les Inrockuptibles №18

mode grungy, cette radicalité rock version 2023. et ses performances, l’artiste Eloi, dont les morceaux
S’y croisent le styliste d’origine ukrainienne Nikita mêlent l’essence de la rave et les angoisses brouillées,
Vlassenko, qui questionne la dichotomie de genres, et Simone Thiébaut, créatrice de la Parkingstone,
relit le punk et la pop, le musicien Le Diouck, une soirée itinérante entrelaçant les genres comme
qui s’apprête à sortir son premier album sur le label les esthétiques (lire p. 102). Cinq figures qui
de Lala &ce, &ce Recless, Regina Demina, qui se embrassent l’Alien, la bizarrerie, la nouveauté pour
asseoir leurs identités, bousculant les normes
et proposant d’autres mondes. “Audace, indécence
exigées”, chantait Daho. Nous y sommes. ♦
59 Les Inrockuptibles №18
Spécial mode ←
Simone Thiébaut trench, top et
pantalon en vinyle Moon Young Hee.
Regina Demina trench en vinyle
Filippa K.

Regina Demina veste et jupe
Xuly Bët, boucles d’oreilles et bague
Roussey.

Le Diouck manteau en plume,
chemise en soie, pantalon en velours
et ceinture Saint Laurent, boucles
d’oreilles, collier et bague (main
gauche) Lorette Colé Duprat,
bracelet Saboteur, collier de
coquillages et bagues (main droite)
personnels.
60
Les Inrockuptibles №18
Portfolio 61 Les Inrockuptibles №18
Les Inrockuptibles №18 62 Spécial mode
Portfolio
63


Eloi pull en lurex Maison Margiela,
T-shirt en coton délavé et ceinture
Diesel, chemise rayée Paul Smith,
veste en vinyle Filippa K,
pantalon en nylon Beautiful People,
boots en cuir Louis Vuitton.
Le Diouck veste en denim frangé,
Les Inrockuptibles №18

jean et bottines en cuir Celine


Homme, top filet Lanvin, collier
Lorette Colé Duprat, bagues
personnelles.

Nikita Vlassenko marcel, jean
et baskets Balenciaga, collier
à piques Acne Studios, boucles
d’oreilles, bagues, bracelet
et collier personnels.
Spécial mode ↙
Simone Thiébaut robe Hermès,
boucles d’oreilles Lorette Colé Duprat.
Le Diouck pull jacquard et jean Dior
Homme, boucle d’oreille Lorette Colé
Duprat, bagues personnelles.
Regina Demina robe Fendi, boucle
d’oreille Roussey.

Eloi pull en lurex, jean XXL troué,
ceinture et bottines en cuir Maison
Margiela, chemise à carreaux Faith
Connexion, veste en denim Cormio.
Portfolio 65 Les Inrockuptibles №18
Les Inrockuptibles №18
Portfolio
67


Regina Demina top en mesh
Paula Canovas del Vas, débardeur
et short en cuir Chanel, boucles
d’oreilles mises en barrettes
Les Inrockuptibles №18

Roussey, bas en coton lurex


Acne Studios, mules compensées
en velours A.W.A.K.E. Mode.

Eloi collier Maison Margiela.

Nikita Vlassenko cardigan en mohair
et top long zippé en filet Acne
Studios, boucles d’oreilles et collier
personnels.
Spécial mode ↓
Simone Thiébaut chemisier en Assistant photo Adrien
organza, bermuda en soie et ceinture Nicolay Thibaud
en cuir Givenchy, boucle d’oreille Première assistante
Lorette Colé Duprat. stylisme Naïs Hoarau
→ Seconde assistante
Nikita Vlassenko veste, pull stylisme Emma
jacquard, short cycliste et jean Le Louarn
délavé Louis Vuitton, col roulé Hair stylist Vincent De
en mesh vert Wooyoungmi Paris, Moro/Airport Agency
ceinture en cuir Maison Margiela, MUA Christina Lutz/
boots, boucles d’oreilles et bracelet Wise and Talented,
personnels. assistée de Karla Garza
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Les Inrockuptibles №18
Portfolio 69 Les Inrockuptibles №18
LIBERTINES
SPIRIT E
R
SPÉ
C
OSSI

IA
L
D
Les Inrockuptibles №18

E
MOD


Peter Doherty
à Londres, en 2004.
Alors que le rock indé des années 2000

The Libertines
fait son retour sous l’appellation “indie
sleaze”, le duo iconique des Libertines
Peter Doherty et Carl Barât se livre sur
son rapport au style. Vivienne Westwood,
Terry Hall, Hedi Slimane et les friperies
de Camden. Texte Manon Renault
Photo Hedi Slimane

Vous venez d’achever une tournée célébrant


les 20 ans d’Up the Bracket…
Carl Barât — De Prague à Copenhague en passant par
Hambourg, on a rencontré beaucoup de jeunes qui
entonnaient les titres. Ils se retrouvent sans doute dans nos
paroles qui ont toujours décrit la jeunesse. Notre public vêtu d’un bleu de travail truffé de graffitis. Quelque chose qui
mélange désormais des générations. dans l’esprit évoque les vêtements de la boutique SEX [ouverte
en 1974 par Malcolm McLaren et Vivienne Westwood], sans
Quels sont vos plans pour 2023 ? la touche SM… Pour cette génération, le style était encore plus
Carl Barât — Un nouveau projet avec les Libertines [Carl, important que la musique et souvent meilleur. Mais ce sujet
Peter, Gary Powell (batterie) et John Hassall (basse)]. On a passé de la mode et de la musique mène à Hedi Slimane [actuellement
du temps en Jamaïque, Peter et moi, pour écrire, composer. directeur artistique de Celine], n’est-ce pas ?
On est impatients de dévoiler ça. [arrivée, en retard, de Peter…]
Vous avez fait vous-même la transition…
Le 29 décembre dernier, la créatrice Peter Doherty — Vous vous souvenez de son livre London
britannique Vivienne Westwood, connue pour Birth of a Cult ?
son engagement et sa place décisive dans la
construction du mouvement punk, disparaissait. Oui, vous en étiez une figure centrale…
A-t-elle compté pour vous ? Peter Doherty — Hum. J’ai été assez frappé par lui.

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Peter Doherty — C’est terrible. Je veux dire : il y a eu Il m’évoquait une version 2002 d’Yves Saint Laurent. Vous
Terry Hall [le chanteur de The Specials], puis Vivienne et Pelé. savez, ce genre de personnes à l’allure juvénile, dont on
Tous les trois ont été des influences majeures pour moi. pressent qu’elles ont un don. À l’époque, je m’étonnais de
Les vêtements imaginés par Vivienne m’ont marqué. Une fois, le voir prendre tant de photos de groupes en se focalisant sur
j’ai tenté de chiper un de ses cardigans sur un shooting mode. les détails comme les chaussettes des batteurs, les câbles…
Et j’y suis parvenu. Mais je n’ai pas eu le dernier mot car Carl Barât — Oui, j’ai ce même souvenir. Je ne savais pas
elle a envoyé l’un de ses plus beaux modèles pour s’infiltrer qui il était, et je le voyais tout capturer d’un clic. Je faisais
dans notre groupe comme bassiste. Le perfide a récupéré un concert à Paris avec les Dirty Pretty Things et il est apparu,
le cardigan afin qu’il puisse revenir entre les mains de appareil à la main. Un type vraiment charmant. Nous,
sa maîtresse ! Un tour de force incroyable. Carl, est-ce que on portait juste nos costumes Oxford et des boots d’une
tu as rencontré Vivienne ? boutique où se fournissait John Lennon. Elles étaient usées,
Carl Barât — Pas en personne. Mais j’ai été sincèrement défoncées. Il est revenu nous voir trois mois plus tard à la fin
bouleversé par son décès. Jusqu’au bout elle a œuvré pour d’un gig, avec de larges housses noires. Elles contenaient les
les jeunes et la mode. C’était une voix virulente en ce qui mêmes vêtements mais magnifiquement conçus… Où l’as-tu
concerne le changement climatique. Je pense que c’est une rencontré, Peter ?
perte sur de nombreux plans. Peter Doherty — Je le voyais à la Rhythm Factory [lieu
Peter Doherty — Totalement. Des Sex Pistols à Mic Righteous central à Londres de la scène indé et rock alternative des
[rappeur britannique ayant collaboré avec la créatrice sur le titre années 2000]. Il était comme un papillon, volant de groupe en
Be There en 2016], c’est un pilier des cultures jeunes. Elle groupe. Ou un faucon… Je lui faisais confiance, je savais qu’il
a toujours eu un doigt sur la gâchette. Je me rappelle, enfant, avait du talent. Il n’y avait qu’à regarder ses chaussures,
une vidéo des Pistols sur scène où l’on aperçoit Westwood sa démarche… Je me suis toujours fié à cela pour juger les
versant de la bière sur des fans. Je m’étais dit “quelle femme, gens. Je savais qu’il allait devenir quelqu’un. C’était un dandy
quelle lady !”. Ce qu’il faut noter, c’est que durant cette période, moderne avec un assistant personnel et un splendide appareil
la mode était tout aussi importante que la musique. Avec photo ancien. Une fois, il m’a demandé s’il pouvait passer
ses pièces, Westwood a eu autant d’impact, sinon plus, que la journée avec moi à Londres. Je me suis dit : “Oui, lui qui
la musique. Il suffit de regarder n’importe quel exemple s’intéresse au ruban adhésif, aux chaussettes dépareillées, aux
Les Inrockuptibles №18

chez les musiciens des années 1960-1970, pour comprendre batteries cassées et repère le gamin bizarre dans la foule, il doit
la puissance du style. Il est décisif pour tous. Par exemple venir avec moi.” Et je savais ce que je voulais lui montrer :
Terry Hall : je me souviens d’images de lui jeune homme, le Londres sordide des drogues. Les bas-fonds. Je voulais qu’il
prenne des photos de la vraie bohème, mais il n’est pas entré
dans le bâtiment… chassé par un gang de garçons. C’était
terrible. La mode est définitivement son territoire, son
quartier.  Et il règne désormais. Il est comme un loup redouté
dans le milieu, je suppose. Aujourd’hui, une forme de
nostalgie pour le style forgé dans les années 2000 semble …
“Les vêtements fonctionnent
Spécial mode

comme un alphabet : on peut


construire des mots avec.”
Carl Barât
72


→ se faire jour. Je me réfère à un article lu dans le New York Carl Barât
Times sur son dernier show Celine à Los Angeles en décembre. à Londres, en 2005.
Il y avait les Strokes mais aussi toutes les célébrités modernes
en cuir et larges manteaux, incarnant une rêverie nostalgique
de l’époque. Tous les beaux, riches et célèbres étaient là.
Ma vanité a été heurtée de ne pas être invité, mais je n’ai plus
de visa…
Carl Barât — On a été touchés d’entendre Music When
the Lights Go Out en bande-son du film de son show Celine sont devenues un peu plus désordonnées. Mais il y a eu une
en novembre dernier. Pour ma part, je regarde les années 2000 période glorieuse dont je garde les vestiges. Je regarde parfois
de loin. Je les ai quittées, mais elles sont un tissu dans nos vies. ma collection de vêtements en lambeaux. Je tire la jambière
Et comme tout style, ce tissu revient, suivant la logique d’un pantalon, me rappelant qu’il y avait une seconde jambière
cyclique des comeback. divine, ou une manche qui faisait partie d’un somptueux
costume. Puis une plume qui fut un temps l’élément décoratif
Quelle était la place de la réflexion sur d’un chapeau. Tout a disparu, laissant un éboulement de
le style à vos débuts ? Était-ce important dans débris. Qu’en dis-tu, Carl ?
l’élaboration de l’identité du groupe ? Carl Barât — Le style et la musique vont main dans la
Peter Doherty — Le style me coulait dans les veines entre main. Dans le groupe, on regardait ce que chacun portait.
17 et 30 ans. Tout devait être impeccable, aligné… Ce que Il y avait quelque chose d’organique… Et puis l’instant d’après
Les Inrockuptibles №18

je portais était aussi important que les notes que je jouais a surgi Johnny Borrell [chanteur du groupe Razorlight], vêtu
sur scène. Le style ne doit pas se réfléchir. Il doit venir d’un blazer et de bottes pointues, tout comme le reste
naturellement. Et je suppose qu’avec le temps les choses des “ennemis”. Chaque groupe a pris la tête à tour de rôle.
Mais personne ne suivait la mode.
Peter Doherty — Tout venait des rues londoniennes.
De Camden, du West End et tous ces étranges petits clubs
comme le Plastic People Club [lieu culte, entre 1994 à 2015,
de la capitale anglaise]. Et puis le Trash est devenu énorme
[de 1997 à 2007, l’endroit, plus electro mais aussi indie, …
©Fanny Michaëlis

PARTEZ POUR UN VOYAGE LITTÉRAIRE ET SONORE


SUR LES TERRES DES AUTEURS

« SON LIVRE », LE PODCAST DU CNL, C’EST : POURPARLERS, UN MAGAZINE QUI FAIT


DIALOGUER AUTEURS ET PERSONNALITÉS, ET MONO, DE GRANDS ENTRETIENS.
« Son Livre » est réalisé par Pauline Carayon (CNL), elle est accompagnée par les musiciens
et compositeurs Nicolas Lockhart (Pourparlers) et Romuald Boivin (Mono).

Le Centre national du livre (CNL) est un établissement public du ministère de la Culture chargé de soutenir le livre et la lecture en France.
Il a pour mission d’encourager la création et la diffusion d’ouvrages de qualité à travers de nombreux dispositifs d’aide aux acteurs de la
chaîne du livre (auteurs, éditeurs, libraires, bibliothèques, organisateurs de manifestations littéraires) et de favoriser le développement
de la lecture, auprès de tous les publics.

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Spécial mode

“Les Strokes ont débarqué


et nous étions jaloux !”
Peter Doherty

→ accueillait notamment les concerts de Bloc Party et des Klaxons].


On se rendait dans tous ces lieux. On enfilait nos vestes en
cuir, nos jeans serrés, puis on marquait nos yeux à l’eye-liner.
On a aimé la musique et regarder tous ces kids qui ne savaient
pas jouer d’instruments mais rêvaient d’être des rock stars une
poignée de secondes le vendredi soir. Et ils étaient en quelque
sorte les rock stars du dancefloor. Éblouissants. Je me souviens
de ces Scandinaves, Français, Allemands, Irlandais et Anglais
dansant en parure de daim.
Carl Barât — C’était magnifique. La ronde des misfit kids… Peter Doherty — Oui, on compose avec les groupes qu’on
Peter Doherty — Vieux costumes, eye-liner… Et c’est aime : les New York Dolls, le Velvet Underground, les Smiths,
comme ça qu’on s’habillait aussi. Et puis les Strokes ont les Sex Pistols – ils avaient tous des dégaines hors normes.
débarqué. Ils avaient exactement le même look que nous. J’apprenais leurs chansons et fouillais pour trouver leurs
Évidemment, nous étions très embêtés et jaloux ! C’est plutôt fringues. C’est une sorte de rite de passage, je suppose.
drôle, mais les choses les plus sérieuses se jouaient sur ces Tu mixes naturellement les différents groupes que tu écoutes.
dancefloors. Je veux dire : tous ces kids à l’allure féminine, Les pièces militaires des Kinks et leur superbe coupe de
dangereusement androgynes, trouvaient dans cet espace cheveux. Mais il y avait aussi un nationalisme ironique chez
un lieu safe. En sortant du club en plein Londres, d’un coup les Kinks… Je fais cette réflexion car beaucoup de groupes
ils devenaient des freaks. Les mannequins, c’est pareil. Les comme The Specials étaient mixtes, antiracistes et antifascistes
filles vivent dans un petit monde où elles peuvent se trimballer tout en étant résolument britanniques.
avec juste du sparadrap sur les seins. Mais elles ne peuvent
pas mettre un pied en dehors de ce monde de l’image… Que pensiez-vous des groupes français
Pour répondre à la question, je dirais qu’un groupe, à ses de l’époque des Libertines ? Beaucoup ont été
débuts, c’est comme un gang. À l’intérieur on se sent invisible. influencés par votre style…
74

Chacun se protège. On cherche le danger dans une énergie Peter Doherty — Nous avions rencontré des gamins ayant
Orange mécanique, mais moins extrême. Et le style suit : formé un groupe appelé The Parisians. Deux d’entre eux
chapeau melon, eye-liner, vieux costumes… venaient de la banlieue, il me semble. Ils avaient un style punk
modéré, plutôt cool. Chansons pas incroyables. C’était excitant
Quelles étaient vos relations avec les autres pour nous : nous avions l’impression de nous regarder dans
groupes de l’époque… je pense aux Strokes un miroir. Jeans déchirés, guitare sur l’épaule. On s’est baladés,
que vous évoquiez, ou aux Vines avec qui vous jouant des chansons et nous arrêtant dans de bons bars.
avez fait des tournées ?
Peter Doherty — Les Vines… ils s’habillaient bien, mais Qu’avez-vous observé de la jeunesse actuelle
ils étaient plutôt de la trempe surfeur grunge. Et ils faisaient de durant votre dernière tournée ?
l’exercice, des trucs comme ça. De façon générale, dans Carl Barât — J’ai l’impression que les choses sont bien plus
les années 2000, l’obsession de la guitare électrique dissonait inclusives qu’à notre époque. Je parle en termes de style,
dans un paysage dominé par le rap. On évoluait sur notre mais aussi des individus qui portent ledit style. C’est peut-être
île indé sur laquelle nous vivions avec d’autres groupes. aussi ce qu’on nomme “l’effet internet”, qui donne un accès
On allait dans les mêmes clubs, les mêmes salles et on avait simultané à de nombreuses époques différentes. C’est positif
les mêmes grands rêves… peu ont fini par enregistrer et encore dans l’ensemble, car il y a moins d’animosité entre les genres
moins par en vivre. musicaux. Les échanges semblent plus fluides. La circulation
est plus libre.
Et vous, quel message souhaitiez-vous Peter Doherty — Pour le style, dur de juger pendant
faire passer avec votre look articulant polos la tournée. En décembre, tout le monde porte des manteaux !
Fred Perry, pièces militaires, costumes Les pièces militaires, les tops en résille sont toujours là.
à pince très Mods ? Ces enfants fous en costumes et tutus résistent.
Carl Barât — Les vêtements fonctionnent comme un Carl Barât — Code punk, uniformes militaires : des basiques !
alphabet : on peut construire des mots avec. La métaphore Peter Doherty — Oui, éternels ! J’aime à penser que ce sont
des notes de musique marche aussi. Il suffit de piocher dans désormais des codes intégrés dans cette civilisation en déclin.
ses groupes favoris – pour moi les Doors ou les Smiths –, Il existera toujours ces groupes bien habillés qui aiment dire
Les Inrockuptibles №18

après les gens mélangent et assortissent. Je suppose que c’est qu’ils s’intéressent à la politique mais, fondamentalement,
ça la mode, tout simplement. c’est la musique et la mode qui dictent leur vie, qui nourrissent
leurs rêves et les font sortir de la maison le matin. Pour moi,
c’était ça : j’étais complètement obsédé par la musique et la
mode. Elles étaient la jungle dans laquelle je pouvais jouer des
camouflages. Je vivais avec le fantasme de rencontrer une fille
qui porterait un polo Fred Perry et des marcels en résille.
Pas besoin de dire quoi que ce soit. Juste un échange de regard
à l’arrêt de bus. Et tu sais. Elle sait. Et tout le monde sait… ♦
Fabrice Hyber, L’Arbre mental (détail), 2019.
Collection Bâtisseurs d’avenir, France.
© Fabrice Hyber / ADAGP, Paris, 2022. Photo © Marc Domage.
Les Inrockuptibles №18 76 Les rencontres

ne vient
“La sagesse

toujours pas”

Vincent Gourou
“C

Miossec
hercher un bar ouvert un lundi dans le Finistère nord,
Comme le dit haut et fort c’est un comble !”, s’époumone Miossec au volant
son titre, Miossec a choisi de sa Volvo break, venu nous chercher en gare
de Brest comme à chaque visite. Sauf que la tempête hivernale
d’aller à l’essentiel sur Gérard a soufflé sur l’Hexagone, particulièrement
son douzième album, en Bretagne, nous faisant arriver à l’heure du goûter plutôt
qu’à celle du déjeuner. Dans la ville natale du chanteur,
Simplifier, écrit pendant où même l’emblématique Vauban est fermé le lundi (il faut
la tournée des 25 ans de écouter sa chanson Je m’appelle Charles en forme de
déclaration d’amitié au célèbre tenancier du lieu sur son
son premier album, Boire.
nouvel album), on file donc sous la pluie le long des côtes.
Rencontre, sur ses terres En toute logique océanique à l’autre bout du monde,
finistériennes, avec on se pose donc au bar-tabac L’Océan à Landunvez, pas loin
de Portsall, où le sinistre pétrolier Amoco Cadiz s’est échoué
un homme intranquille, le 16 mars 1978.
pour qui chanter relève Pendant notre interview, un client voisin viendra le saluer,
reconnaissant Miossec malgré son bonnet de marin, au
d’une “utilité sociale”. contraire de sa compagne, qui le confondait avec le leader de
Texte Franck Vergeade Louise Attaque. Avec ce disque, le douzième, écrit et composé
pendant la tournée anniversaire de Boire (1995), Christophe
Miossec n’a voulu faire aucune concession dans sa réalisation
minimale, seulement réduite à un triumvirat entre un
arrangeur/mixeur courtisé (Alexis Delong, ex-Inuït), un
ingénieur du son local (Paul Le Galle) et lui-même. Entre
Young Marble Giants et Suicide, deux références largement
assumées et revendiquées, le Brestois prolonge l’inspiration
retrouvée des Rescapés (2018) : “Tout est bleu/Tout est bleu,
quand le noir s’en va”, chante-t-il en ouverture de Simplifier.
Paroles d’un homme intranquille toujours aussi perspicace.

Avec Simplifier, tu renoues, comme à l’époque


de Boire, Baiser et À prendre, avec un
verbe en titre d’album. Était-ce précisément
le postulat de départ ?
Miossec — Ce n’était pas le postulat de départ, mais le mot

77
d’ordre avant le mixage avec Alexis Delong ; comme
une pancarte d’arrivée pour mieux se repérer. C’est un disque
très léger qui contient peu de pistes et d’éléments, pour éviter
tout encombrement. Avoir ce verbe “simplifier” en tête nous
a permis d’élaguer encore davantage le disque.

La genèse de l’album remonte-t-elle à la


tournée du vingt-cinquième anniversaire
de Boire ?
Émotionnellement, la tournée de Boire ne m’a pas laissé
indemne. Surtout qu’il n’y avait pas seulement les spectateurs
de l’époque, mais souvent aussi leurs enfants, dans une belle
transmission générationnelle. Pour contenir ce flot d’émotions,
le mieux à faire était donc de travailler et de m’exprimer
pendant les trous de la tournée de Boire. J’ai rassemblé chez
moi une basse, une guitare, un synthé et une vieille boîte
à rythmes, une Elka Drummer One de 1969. Et demandé
à Paul Le Galle, un ingénieur du son brestois, de venir
enregistrer les maquettes à la maison. Certains morceaux sont
presque restés tels quels et d’autres ont bien navigué avec
l’intervention d’Alexis Delong aux arrangements.

En interview, tu as souvent confié ton manque


de confiance en toi par rapport aux musiciens.
Comment l’as-tu surmonté ?
Surtout grâce à la tournée de Boire, qui m’a ramené des années
Les Inrockuptibles №18

en arrière, lorsque j’étais vraiment tout seul et en plein


isolement à construire la moitié de ce premier album. À mon
âge [Miossec a fêté ses 58 ans le 24 décembre dernier], j’éprouvais
le besoin de retrouver ces instants-là. Et cela m’a fait un
bien fou. La tournée anniversaire de Boire était un formidable
contrebalancier à l’écriture du nouvel album. Loin de la
nostalgie, j’étais porté par l’émotion du public, qui est une
matière inflammable, donc précieuse. L’énergie de Boire
a été mon carburant. …
“Je laisse des plumes
Les rencontres

sur scène : depuis tout ce


temps, je n’arrive toujours
pas à m’habituer,
à me professionnaliser.”

→ Qu’est-ce qui t’a le plus surpris dans


la tournée commémorative de Boire ?
Sur le papier, cela peut forcément sentir le sapin et te ramener
à la seule chose au monde pour laquelle les gens te
connaissent. Heureusement, on jouait des morceaux d’autres
albums. Sur scène, j’ai enfin évacué mon complexe
d’instrumentiste. À la maison, je compose principalement
à la guitare. d’une nouvelle. Ça m’excite toujours autant. Le livre de
Florence Aubenas sur Gérald Thomassin, L’Inconnu de la poste
En décembre, pour évoquer ce nouvel album, [2018], m’avait marqué, comme le fait divers à l’époque.
tu me confiais par téléphone ton envie Quelle histoire folle, quel mystère irrésolu et quel remarquable
“d’évacuer les frustrations accumulées sur travail journalistique et littéraire de Florence Aubenas.
des disques précédents, qui n’étaient pas Les enquêtes au long cours ne sont pas si fréquentes
assez bruts et déraisonnables à [ton] goût”. en France. Pour les paroles de Meilleur Jeune Espoir masculin,
Auxquels songes-tu en particulier ? je me sentais une lourde responsabilité vis-à-vis de Florence
Les Rescapés, mais surtout Mammifères, où le violon Aubenas au cas où la chanson lui tombe accidentellement
et l’accordéon devaient être contrebalancés par ma boîte dans les oreilles.
à rythmes, toujours mon Elka Drummer One.
Malheureusement, le côté Suicide recherché s’est dilué dans Tu lis toujours autant la presse au quotidien ?
la réalisation finale du disque. Pour Simplifier, m’enfermer Encore pire qu’avant ! J’ai l’application Cafeyn, qui me permet
chez moi m’a permis de sécuriser les chansons. d’accéder à tous les journaux et magazines.
78

Laquelle a vu le jour en premier ? Pour un papivore, tu parviens à lire


La première de l’album, Tout est bleu, basée sur quatre accords sur un écran ?
qui tournent en rond. C’est pour ça que je tiens autant Oui, sur mon iPad. Cela m’évite l’empilement de papiers
à cette chanson, tout le reste du disque en a découlé. Comme chez moi…
j’écoutais pas mal de hip-hop américain, ça me confortait
dans un certain minimalisme. Ton écriture, tant de fois imitée depuis le milieu
des années 1990, a-t-elle évolué avec le temps ?
Ressens-tu toujours la même impatience Par le passé, j’ai parfois changé de style, mais on ne se refait
et excitation à sortir un disque, malgré pas. C’est même criant, voire effrayant. C’est le même papier
l’évolution des modes d’écoute d’un album et le même crayon… Il y a certains textes que je regrette,
et l’effondrement des ventes ? mais je ne peux m’en prendre qu’à moi-même : je n’ai parfois
Dans les années 1960, les 45t se vendaient déjà mieux que pas assez travaillé. Quand je regarde ma discographie, ce sont
les albums. Proposer onze nouveaux morceaux, ça peut plutôt les erreurs que je vois en premier lieu. Mais les erreurs
paraître long, voire fastidieux, mais c’est l’une des raisons pour sont indissociables du processus de création.
lesquelles ils sont volontairement courts. Et il y a des albums
qui, avant de sortir, me tiennent plus à cœur que d’autres, Tu imagines un jour écrire autre chose
et Simplifier en fait partie, vu la manière dont je me suis foutu que des chansons ?
dedans pour le faire. Oui, c’est toujours dans un coin de ma tête, mais sans agenda
précis. C’est évidemment la forme de l’enquête journalistique
La thématique des chansons est très variée : qui pourrait me tenter un jour. Je ne me verrais pas partir
de Charles Muzy, du Vauban, à l’acteur Gérald dans un roman, surtout au milieu des 500 autres de la rentrée
Thomassin, couronné du César du meilleur littéraire. Et lorsque je lis roman, je pense aussitôt “Salon
jeune espoir masculin en 1991, soupçonné du livre” et piles de bouquins qui s’entassent…
en 2013 d’un homicide commis en 2008 et porté
disparu depuis 2019, en passant par tes voitures Écris-tu en faisant abstraction du présent
ou ton passé de journaliste… Le plaisir de et de l’époque anxiogène ?
Les Inrockuptibles №18

l’écriture est-il toujours intact ? Ce ne sont pas des questions que je me pose. Je n’ai jamais
Oui, c’est avant tout de l’amusement, comme vider son sac. voulu être un chroniqueur du temps présent ni retranscrire
Et quel plaisir infini de voir se dessiner une chanson, après l’époque. Les rares fois où j’ai cité des éléments datés dans
un temps de travail relativement court par rapport à l’écriture des chansons, j’ai été rattrapé par le poids des ans, comme
pour Regarde un peu la France.

Qu’est-ce qui t’inquiète le plus aujourd’hui ?


L’histoire humaine est une très longue inquiétude… [sourire]
Je suis retombé sur des carnets de mon grand-père écrits
Miossec
dans les tranchées pendant la Première Guerre mondiale.
C’est fou comme ça permet de relativiser. Quelle que
soit l’époque, on a l’impression que la catastrophe est toujours
pour nous. Idem pour le problème des générations.
Chaque génération paraît sacrifiée par rapport à la précédente.
Ce qui me soucie, c’est la détresse psychiatrique chez et de groupes revigorants, surtout quand on se souvient de
les adolescents. l’époque miséreuse dans laquelle on a débuté avec
Dominique A et Philippe Katerine. C’est Virginie Despentes
Simplifier fait-il d’une certaine manière qui parlait de la disparition de la marge. Aujourd’hui, la marge
la boucle avec ton premier album, Boire ? se retrouve numéro 1 à travers le monde.
Si c’est le cas, cela sous-entend donc que c’est bientôt fini…
[sourire] Une chose est certaine, je ne compte pas m’éterniser Es-tu parfois nostalgique des années 1990,
trop longtemps. Surtout que je laisse des plumes sur scène : avant l’avènement d’internet ?
depuis tout ce temps, je n’arrive toujours pas à m’habituer, Nous n’étions pas encore reliés au grand tout ! On avait plus
à me professionnaliser. Après un concert, je ne me sens pas de temps disponible… Et encore, dans le Finistère, on est
très bien pendant dix minutes, un quart d’heure. À chaque relativement épargné. Je ne me suis d’ailleurs jamais vu dans
fois, je m’interroge : pourquoi tant de douleurs ? Mon rapport le milieu musical parisien. Je me sens protégé ici, ça fait treize,
au travail n’est pas très léger. C’est pareil de s’enfermer quatorze ans que je suis revenu chez moi. Pour enregistrer
chez soi pour faire un disque. Sans verser dans le mysticisme, le disque, j’ai fait construire des grandes cabines façon cabanes
j’ai parfois l’impression de ramer à contre-courant. Passé de pêcheur, face à l’océan. Il y avait donc une obligation d’être
60 ans, cela peut devenir dangereux… Je reste intranquille, à la hauteur du paysage que je voyais.
la sagesse ne vient toujours pas avec l’âge. Cela dit, je ne
me souhaite pas de choper de l’assurance ! Je préfère mon état Enfin, dans une précédente interview, tu disais :
de fragilisation, sinon je m’ennuierais profondément. “Je suis optimiste, sinon je ne ferais pas ce
métier.” Est-ce toujours le cas ?
Te tiens-tu encore à la page de l’actualité Oui, sauf que je remplacerais l’adjectif optimiste par naïf !
musicale ? Mais ce qui est bien dans ce métier, c’est que l’on se retire
Ah oui, je reste en alerte. Même si je me heurte parfois à la demande générale. Chanter relève d’une utilité sociale,
à un mur d’incompréhension vu mon âge. Il y a plein d’artistes et c’est ce qui me donne encore cet élan. ♦

DESIGN
Simplifier (Columbia/Sony Music). Sorti depuis le 17 février.

2023
—HEAD
Genève

Haute école d’art et de design – Genève


Geneva University of Art and Design
Formations
ART
CINEMA
Bachelor et Master

Arts visuels
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Architecture d’intérieur/Espace et communication
Communication visuelle/Illustration/Media Design
Design Produit/Mode, Bijou, montre & accessoires

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Délais d’inscription
Bachelor 7 mars 2023
Master 3 avril 2023
www.head-geneve.ch

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#headgeneve
Le choc
Les rencontres
80

Herlop
Les Inrockuptibles №18

Mystique et taquine, la musique électronique


expérimentale de la Catalane Marina Herlop
nous saisit. Depuis son refuge dans les montagnes
des Asturies, elle nous dévoile ses secrets de
Anxo Casals

création, avant un passage en France au printemps.


Texte François Moreau
“Je n’aborde pas

Marina Herlop
l’enregistrement
d’un disque
comme un moment
de liberté pure.”
une certaine forme de tranquillité et beaucoup de concentration,
de la patience, et surtout de devoir s’abstraire du monde. Faire de
la musique, ce n’est pas seulement se mettre à composer. Le projet sur
lequel je bosse pour le prochain disque, par exemple, implique une
étude poussée des harmonies et un travail sur mes aptitudes vocales.

I
Il ne suffit pas de s’installer derrière un piano.”

l régnerait presque un silence de cathédrale “UNE PETITE PARCELLE À CULTIVER”


au Stadsschouwburg, le théâtre municipal Relativement peu connue hors d’Espagne avant la sortie de
de Groningen, petite localité néerlandaise Pripyat, Marina Herlop a sorti deux disques au cours des
située dans le nord du pays, à quelques années 2010 (Nanook, en 2016, et Babasha deux ans plus tard),
encablures de la frontière allemande. qui témoignent d’une rigueur et d’une évolution significative
Sur scène, Marina Herlop et ses musicien·nes, dans son approche de la composition. D’un piano/voix
au nombre de trois, jouent Pripyat, le troisième empruntant au lyrisme autant qu’à la musique contemporaine,
LP de la Catalane sorti au printemps dernier elle est passée à l’incorporation discrète d’éléments
chez Pan (label berlinois à la croisée de la pop et de la musique électroniques, avant, avec ce troisième album, de s’y adonner
expérimentale). “J’ai l’impression que plus tu vas au nord complètement, plongeant dans les arcanes d’Ableton et des
de l’Europe, plus les gens sont calmes et silencieux, ironise-t-elle. ordinateurs, comme si Debussy croisait Holly Herndon.“J’ai
Tu pourrais faire un graphique pour mesurer le silence du public surtout dû apprendre à fermer des portes plutôt qu’à les ouvrir.
en fonction des latitudes. Certains ont tendance à penser que je suis Je suis quelqu’un qui aime quand il n’y a pas de meilleure option,
trop sérieuse et qu’à mes concerts, tu ne peux rien dire ni même et je finis par me noyer dans les détails et le chaos.”
applaudir, alors qu’en réalité je suis une véritable pallassa [clown, Pas du genre à donner dans le storytelling et à extrapoler sur
en catalan]. Je suis plutôt celle qui rigole toute la journée.” le sens profond de la création, Marina Herlop appréhende son

81
Il y a parfois des dispositifs scéniques qui intimident le public, travail de musicienne comme une suite d’évolutions formelles
et des performances qui désarçonnent. Dans les travées de logiques, dans un cadre fixé par des contraintes en tous
la salle ce jour-là, pour se raccrocher à quelque chose, les genres : “Je vois la création comme une petite parcelle de terrain
comparaisons avec Björk ont naturellement fusé. à cultiver, indique-t-elle. Tu t’adaptes à ce que cette parcelle met
À l’image du show, le disque est résolument percussif et à ta disposition. Je n’aborde pas l’enregistrement d’un disque
synthétique, emporté par des harmonies vocales hybrides, comme un moment de liberté pure et d’expression complète de ce que
exécutées dans un langage extraterrestre, qui mettent je suis. Pour moi, il y a des règles abstraites, subjectives et objectives
l’accent sur l’improvisation et la collision des syllabes plutôt auxquelles tu dois te tenir. Je me fixe des objectifs qui ont un
que sur le sens des mots. Un truc en réalité plus sensoriel caractère un peu flou. Après avoir sorti deux albums piano/voix,
et ludique que métaphysique et guindé, influencé par la par exemple, je savais qu’il fallait que je fasse quelque chose de plus
musique carnatique du sud de l’Inde, dont Marina Hernández électronique. Aujourd’hui, il me semble naturel que l’étape d’après
López (son vrai nom) s’est entichée après avoir suivi soit de faire de la musique avec plus d’instruments, comme
quelques cours, elle qui a un petit faible pour les études des instruments acoustiques ou des flûtes. Je voudrais aussi faire
et les connaissances académiques. une œuvre plus ample, parce que trente ou quarante minutes pour
Même si, comme elle nous le dit, elle n’a pas grandi dans une un disque, ça me semble un peu court.”
famille acquise à la cause de la musique (“Dans mon enfance, À quel point cette conception des choses affecte-t-elle
personne ne se saisissait d’une guitare après le dîner pour en l’auditeur·rice ? L’écoute d’un album de Marine Herlop ouvre
jouer”), elle a commencé à apprendre le piano à l’âge de 9 ans. les portes de la perception, du sensoriel, de l’universel, d’un
Après avoir étudié le journalisme et les sciences sociales, elle ailleurs que la rigueur d’exécution ne rend pas moins fun :
entre, à 23 ans, au Conservatoire de musique de Badalona : “Il y a l’espace dans lequel tu te déplaces et l’espace intérieur.
“Il y a un cliché répandu sur certaines personnes ayant reçu une Et c’est dans cet espace intérieur que se situe ma musique. Quand
formation classique : elles chercheraient à s’en détourner et à je compose, c’est là que je suis”, ajoute-t-elle, avant de conclure,
se construire contre elle. Je ne me retrouve pas dans ce schéma. Moi, amusée : “La musique a toujours été une obsession pour moi, mais
j’aimais ça. J’ai toujours voulu apprendre le maximum de choses. une obsession positive. Heureusement que tout le monde ne tombe
La dynamique des cours peut être parfois un peu rude, mais j’aime pas amoureux de la musique comme moi, il n’y aurait pas de route
la discipline que cela implique, la constance.” et pas de médecin, juste des musiciens.” ♦
Les Inrockuptibles №18

De retour de Groningen, où nous n’avons pas eu l’occasion


de lui adresser la parole car elle fut très sollicitée, elle s’est Pripyat (Pan). Concert le 8 avril à Nantes
retirée quelques semaines dans les montagnes des Asturies pour (festival Variations), le 14 à Londres (Kings Place),
relâcher la pression – après avoir inlassablement tourné en 2022 le 15 juin à Barcelone (festival Sónar).
et donc eu peu d’espace pour se consacrer à la suite de ses
aventures discographiques. “Je suis venue ici pour me cacher et
récupérer un peu, nous confie-t-elle. L’année qui vient de s’écouler
a eu un tout autre rythme, me plaçant dans un état mental opposé
à celui que tu dois adopter quand tu crées et qui, chez moi, nécessite
FUTURE
Les rencontres

BEAT
Take Me Apart, son premier album, a été
salué par Björk et Solange. Six ans plus
tard, Kelela a toutes les chances d’élargir
encore son cercle avec Raven. Portrait
d’une artiste qui, tout en questionnant
l’expérience noire et la logique capitaliste,
est prête à redéfinir les codes du R&B.
Texte Maxime Delcourt
82

E
n 1998, le Ghanéo-Britannique Kodwo Eshun,
alors jeune critique, avance l’idée que si la majorité
des journalistes ne s’exprime pas sur la musique
des artistes noir·es, c’est simplement parce qu’elle
ne sait pas en parler. Dans cet essai, récemment traduit aux
éditions de La Philharmonie de Paris (Plus brillant que le soleil
– Aventures en fiction sonore), il définit de nouveaux concepts,
s’inspire des expérimentations musicales de Sun Ra, Pharoah
Sanders ou Dr. Octagon pour déconstruire le langage. Mieux, LE PIÈGE DU COLORISME
il prétend que “l’expression ‘musique noire’ revient à présumer À l’écouter développer chaque argument, divaguer, se perdre
un consensus qui n’a jamais existé”. dans ses pensées puis retrouver le fil de son récit, on pourrait
Par manque de temps, on n’a malheureusement pas pu demander même parler d’une véritable obsession. On lui soumet cette
à Kelela Mizanekristos si elle connaissait cet ouvrage. réflexion ; elle riposte : “Oui, je pense que le monde est moins
Un regret, tant l’Américaine de 39 ans semble intéressée par intéressé par une artiste qui a la peau foncée, mais ce serait
la question. Lettrée, curieuse, on la devine même méticuleuse, dommage de résumer mon propos à ce constat”, justifie-t-elle,
à en croire ce carnet dans lequel elle répertorie ses lectures. comme pour apporter de la nuance à une question forcément
On y aperçoit les noms de Kandis Williams ou Safiya Umoja sinueuse. Pour tout dire, Kelela n’a aucune intention de réduire
Noble, et on ne peut s’empêcher de la ramener vers une œuvre l’impact du colorisme à la population noire – “N’importe quelle
plus populaire : Atlanta. “Quelle classe !”, s’exclame-t-elle personne présente sur cette terre est affectée par ça.”
au sujet de la belle série de Donald Glover, regrettant Ce qu’elle cherche avant tout, c’est questionner l’acte de
seulement que les musiques présentes au fil des quatre saisons création. Le perfectionnisme ? “Un privilège de Blancs.” La
ne soient pas disponibles en vinyle. On la comprend et on pureté ? Également. Les albums ? “Juste un moyen de satisfaire
partage sa frustration. De même que l’on souscrit à son propos un patron blanc enfermé dans son bureau.” Elle poursuit : “On ne
lorsqu’elle confie s’être prise de passion pour cette série peut pas nier que la façon dont est gérée l’industrie musicale, les
Les Inrockuptibles №18

qui pose un regard stylisé sur l’expérience noire aux États- origines culturelles des personnes qui la dirigent ou même l’histoire
Unis, pour ces épisodes qui, derrière l’humour ou le drame, des pays occidentaux affectent la manière dont on pense nos
creusent un sujet qui semble toucher particulièrement morceaux.Voilà pourquoi une personne racisée doit toujours en faire
l’artiste : le colorisme, c’est-à-dire la discrimination liée à la plus, donner davantage de concerts, produire continuellement
couleur de peau. des musiques afin de pouvoir prétendre aux mêmes sphères qu’une
Clifford Prince King

personne à la peau claire. Or les artistes noirs doivent se sentir


libres d’adopter tel ou tel look, ou même de produire une musique
qui ne se soucie pas de la manière dont elle va être jugée en fonction
de règles imposées par des Blancs privilégiés.” …
Kelela 83 Les Inrockuptibles №18
Les rencontres

“Une personne racisée


doit toujours en faire plus
afin de pouvoir prétendre
aux mêmes sphères qu’une
personne à la peau claire.”
84

→ TÊTE CHERCHEUSE
Au moment de prononcer ces mots, la voix de Kelela ne
tremble pas. Son ton est affirmatif, ses certitudes tiennent lieu
de vérité. Toutefois, elle n’aimerait pas que cela passe pour
de l’amertume. Celle d’une artiste qui s’est faite relativement
discrète ces cinq dernières années et qui, de fait, pourrait Là encore, chacune de ses affirmations sonne comme une
regretter de ne pas être reconnue à sa juste valeur, d’être évidence. Il y a une telle assurance chez elle que l’on en vient
condamnée à évoluer dans les marges, malgré un premier à la voir en fascinante prêtresse, sans Église ni dogme.
album saisissant, produit par Arca et Jam City : Take Me Apart, “Je ne suis ni une gourou ni une artiste conceptuelle”, plaisante
magnifique porte d’entrée vers les territoires si vastes, si excitants celle qui dit avant tout penser sa musique pour son public,
du R&B. Aujourd’hui, Raven poursuit la même ambition : “essentiellement noir et homosexuel”. Celui-ci est évidemment
enregistrés en à peine dix jours, après plusieurs années de plus large, et on ne peut que se réjouir à l’écoute de Raven,
tâtonnements, notamment lors d’une résidence à Berlin en 2020, deuxième album chargé tour à tour d’amour et d’angoisse, de
ces quinze morceaux se reçoivent comme un souffle chaud puissance et de sensibilité, de recherches formelles et de prises
au creux de la nuque, un fabuleux condensé d’idées, de notes de risque. “Pendant mon absence, j’ai parfois eu l’impression
et de mélodies à têtes chercheuses. que la mise en scène de ma vie privée aurait pu rassurer les gens.
“Depuis 2017, je n’ai jamais arrêté de composer, je n’ai jamais été Or je n’ai pas la sensation de m’être accordé un si long break :
en retard sur un éventuel planning. C’est juste que les morceaux ou il y a eu mon album de remix, mon morceau avec Gorillaz et
les demos qui peuplaient les dossiers de mon ordi ne correspondaient Danny Brown, etc. J’ai simplement pris le temps de composer un
pas à ce que je souhaitais publier. C’était trop proche du premier album important à mes yeux, un disque qui me fasse grandir et qui
album, pas assez focalisé sur de nouvelles émotions”, précise-t-elle, fasse évoluer la musique, un peu comme ont pu le faire Erykah
persuadée qu’il n’y a rien de plus superficiel que la musique Badu et D’Angelo entre leur premier et leur deuxième album.
produite par des artistes obsédé·es par la profondeur mais Soudain, on sentait qu’un phénomène prenait forme sous nos yeux.”
dépourvu·es du talent ou de la patience nécessaires pour
l’atteindre. Chez Kelela, l’honnêteté est un devoir, y compris PRÉSENCE MAGNÉTIQUE
dans une pop song de trois minutes. “Produire et publier, En exemple, Kelela cite également Joni Mitchell, et plus
Les Inrockuptibles №18

c’est finalement un exercice redondant, hérité du capitalisme. C’est particulièrement la transformation opérée entre Blue (1971)
une manière de penser qui nous fait croire que l’on doit produire et Hejira (1976) : “C’est une expérience incroyable de voir
plus pour toucher un public plus grand et augmenter nos revenus. une artiste se métamorphoser ainsi. On ne se rend pas compte
Or j’ai envie de créer un échange enrichissant avec le public, faire du privilège que l’on a d’assister à ce genre de mutation.”
en sorte que ma musique aide chacun à se réveiller le matin en ayant Cet émerveillement, ce rapport presque enfantin à la musique
l’impression d’être une meilleure personne que la veille.” des autres masque mal les nombreuses interrogations qui ont
Lee Wei Swee

jalonné l’enregistrement de Raven : “en quoi ce morceau résulte-


t-il de mes expériences personnelles ?” ; “quelle version de cette
chanson me correspond réellement ?” ; dois-je vraiment prendre
Kelela
avec un single atmosphérique, à l’ambiance presque irréelle.
Washed Away, je le vois comme un moyen de se connecter les uns
aux autres, un câlin que l’on se fait avant d’aller faire la fête
en boîte.” Longtemps pourtant, Kelela dit avoir été tenue
en compte l’avis de gens extérieurs à mon quotidien ?” Ces questions, à l’écart des clubs. Washington D.C. étant une ville très
Kelela n’est pas la seule à se les poser. Plus on discute avec elle, marquée par la culture afro-américaine, elle fréquente plus
plus on a l’impression de la cerner, moins on sait. La chanteuse volontiers des lieux où la population locale s’ambiance
et productrice américaine reste un mystère, presque insondable, à grands coups de tubes hip-hop et R&B. “Je ne suis pas allée
et rendu toujours plus épais à l’écoute de cet album frondeur, en rave avant ma vingtaine”, explique-t-elle.
compagnon idéal des aubes givrées et brumeuses, ce disque En attendant, via Napster, elle découvre alors la musique
en forme de montagnes russes émotionnelles qui, de l’euphorie de Craig David, se passionne pour la jungle et la UK Garage,
(Contact) à la mélancolie (Let It Go), du sensuel (On the Run) tente de comprendre la drum’n’bass et finit par se rapprocher
aux déboires sentimentaux (Closure, l’histoire d’une relation de la scène électronique de New York. C’est là-bas, visiblement,
jusqu’alors contenue dans des sextos), déstabilise sans pour qu’elle a rencontré des producteurs de la trempe de
autant flirter avec le clinquant. LSDXOXO, aux côtés de qui elle a posé les premières bribes
À l’éclectisme de sa production se joint une formidable d’un nouvel album qui refuse d’être une démonstration
capacité d’adaptation, un chant mouvant, touchant, qui donne de force. Chez Kelela, le dancefloor n’est en rien ce temple
autant envie de sauter en l’air que de s’effondrer sur le lit. de la frime où chacun·e roule des mécaniques. C’est un lieu
Formée au gospel, passée par un groupe de metal progressif, d’évasion, une échappatoire, un laboratoire où l’on peut
Kelela ne semble de toute façon avoir aucune limite. s’autoriser la vulnérabilité, les émotions fragiles, l’abandon
D’ailleurs, peu importent les cases dans lesquelles on tente de soi. “Far away”, répète-t-elle à plusieurs reprises.
de faire entrer sa musique, son ambition est avant tout À croire que le retrait, chez Kelela, est encore le meilleur
populaire, en rien élitiste. “Via le R&B, le 2-step ou le sound moyen d’essayer des choses que le R&B ose à peine effleurer. ♦
design, ma musique accueille avant tout des émotions universelles.”
Raven (Warp/Kuroneko). Sorti depuis le 10 février.
INSTANTS SUSPENDUS En concert le 8 avril à Paris (Trianon).
On reste effectivement subjugué·e par l’écoute, régulière,
répétée de ces quinze morceaux débarrassés de toute fausseté,
en quête d’instants suspendus. À commencer par Washed Away,
merveilleuse introduction, tout en langueur et en lenteur.
“Plutôt qu’un banger, cela me semblait plus judicieux de revenir

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entier. Après Clôture de l’amour
et Deux amis, retrouvez-le dans 
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Les Inrockuptibles №18 86 Analyse

LA PIÈCE

MANQUANTE
Courtesy Bret E.Ellis
Un serial killer très méchant, des

Bret Easton Ellis


ados cocaïné·es, Los Angeles en 1981 :
Bret Easton Ellis mixe tous les
ingrédients de ses précédents romans
dans le shaker des Éclats, un thriller qui
marque son retour à la fiction après
plus d’une décennie. Aura-t-on l’ivresse ?
Ou la nausée ? Texte Nelly Kaprièlian

I
l n’avait pas publié de fiction depuis treize ans.
Le temps passant, et l’écrivain se montrant
de plus en plus occupé à tweeter, à enregistrer
ses podcasts, à écrire des scénarios
pour Hollywood, évidemment jamais tournés,
ou encore un essai contre les dérives de
“l’idéologie woke” (White, 2019), nous avions
fini par faire le deuil d’un éventuel retour de
Bret Easton Ellis au roman. D’autant que son dernier, Suite(s) tout au long de sa vie, qui l’a hanté sous forme de dépression

87
impériale(s) (2010), en forme de suite à son tout premier (Moins à intervalles réguliers, et n’a pu transparaître dans son œuvre
que zéro, 1985), semblait boucler la boucle de toute l’œuvre du que transformée en fiction ultra-dark – American Psycho.
“Prince des ténèbres” (tel qu’il décrit avec beaucoup d’humour Le Bret d’aujourd’hui va nous raconter, enfin, ce qui est
la perception qu’ont de lui les journalistes dans Les Éclats) de arrivé en 1981 : comment la vie de quelques lycéen·nes s’est
la littérature US. Qu’aurait-il pu écrire après ? La réponse nous retrouvée aspergée de sang, et leur amitié saccagée.
est enfin donnée : la même chose.
Dans Les Éclats, Ellis n’hésite pas à recycler une énième fois RETOUR SUR SOI
les gimmicks qui l’ont rendu célèbre : 1) un serial killer très, Tout bascule quand un nouvel étudiant, sublime et légèrement
très sadique ; 2) une bande d’adolescent·es gâté·es ; 3) des flots borderline, Robert Mallory, intègre leur lycée en septembre.
de coke, de Quaalude et de champagne ; 4) le tout sur Au même moment, le Trawler (“le chalutier”), un serial killer
fond de Los Angeles en 1981, avec filatures en voiture et fêtes qui sévit à Los Angeles, commence à se rapprocher de leur
cocaïnées et alcoolisées au bord des piscines des villas bande… Bret a 17 ans et sort avec l’adolescente la plus sexy
somptueuses de leurs parents ; 5) une trame autobiographique ; du lycée, Debbie Schaffer, fille d’un producteur célèbre. Il vit
6) une reprise, près de quarante ans après, de l’univers de seul dans la grande demeure familiale sur Mulholland Drive
Moins que zéro. Si vous avez une impression de déjà-vu, sachez pendant que ses parents sont en Europe. Il roule sur les
que ce n’est pas qu’une impression. On a déjà vu et lu tout ça collines de Hollywood pendant des heures, court à la
dans : 1) American Psycho ; 2) Moins que zéro ; 3) tous les romans projection de Shining, se gave de Valium et d’alcool, porte des
d’Ellis ; 4) Lunar Park ; 5) Suite(s) impériale(s). chemises Ralph Lauren, des Wayfarer et adore Stephen King.
Si, dans Suite(s), on retrouvait le personnage principal de C’est pourtant de l’attitude toujours très cool, du détachement
Moins que zéro, Clay, alter ego de l’auteur, il s’appelle ici – tellement étudié qu’il en paraît naturel – qu’affecte sa
directement Bret. Les masques fictionnels tombent pour mieux meilleure amie, Susan Reynolds, que l’apprenti romancier
créer une illusion de vérité, et mieux nous prendre au piège va s’inspirer pour trouver le ton “neutre” de son premier livre,
de la fiction. Le livre commence avec le Bret d’aujourd’hui, qui deviendra sa marque de fabrique et en fera une star
frisant la soixantaine, ne pouvant plus garder secrète la à seulement 21 ans.
tragédie survenue en 1981, alors qu’il était au lycée et écrivait Tout va à peu près bien, jusqu’au moment où le Trawler
Moins que zéro en s’inspirant de sa vie et de sa bande d’ami·es – qui a la particularité de s’introduire chez ses victimes pour
Les Inrockuptibles №18

de l’époque. Un jour, en voiture, il aperçoit une femme qu’il a déplacer leurs meubles et voler leurs animaux de compagnie,
bien connue, puis perdue de vue à la suite de drames horribles, avant de les kidnapper pour les violer, torturer, mutiler, et
et l’angoisse refait alors surface. Une angoisse qui fut latente greffer des membres d’animaux (voire des poissons) sur leurs
corps – s’en prend à ses ami·es. Est-ce Robert lui-même, qui a
fait un séjour en HP à la suite de la mort de sa belle-mère et
↖ du viol suspecté sur sa demi-sœur ? Bret le pense et va se mettre
Bret Easton Ellis à 18 ans,
dans l’album de 1982 de la
à le suivre, tout en se sentant lui-même surveillé – à moins que
le Trawler ce ne soit lui, dont la raison semble de plus en plus

Buckley School, Sherman Oaks,
Los Angeles. vaciller, ce qui était déjà la trame de Suite(s) impériale(s) ?
Analyse

L’atmosphère de menace qui


plane dans tous les romans
d’Ellis pourrait bien venir
de ce sentiment de peur,
de la terreur d’être démasqué,
jugé et socialement éliminé.

son besoin de convoquer un serial killer (littéraire) comme


une sorte de statue du commandeur déjantée pour s’autopunir
symboliquement – et puis son impression de toujours jouer
un rôle, d’être un acteur au sein même de sa vie, de son groupe
d’ami·es. Celles et ceux-ci ne cessent d’ailleurs de l’interroger
sur sa sexualité, le soupçonnent de leur dissimuler qui il est
vraiment, le trahissent, le rejettent.
→ UN GESTE WARHOLIEN L’atmosphère de menace qui plane dans tous les romans
Les fans d’Ellis, comme celles et ceux qui le lisent pour la d’Ellis pourrait bien venir de ce sentiment de peur, de la
première fois, seront accros pendant les deux cents premières terreur d’être démasqué, jugé et socialement éliminé, à une
pages. Les fans retrouveront le charme terriblement vintage époque (les années 1980 !) où l’homosexualité pouvait encore
d’un univers aimé depuis trente ans ; les autres ne pourront être envisagée comme honteuse. C’est cette honte, ce mensonge
qu’être harponné·es par ce thriller haut de gamme, glamour par omission qu’Ellis a décidé d’attaquer en rassemblant
et hanté, littéraire. Pourtant, les deux catégories risquent des éclats de tous ses précédents romans pour les réécrire en y
d’éprouver à la longue un sentiment de lassitude : les un·es réinjectant ce qui y manquait alors, ce qui était pourtant là tout
à cause d’une surabondance de choses “déjà lues”, les autres au long de la narration, mais indicible donc tu.
à cause de trop de redites, de longueurs et d’invraisemblances Rarement on aura aussi bien décrit, de manière aussi sexy
– absence de réaction rationnelle face à des éléments qu’émouvante, la beauté masculine, l’attirance pour le corps
88

menaçants, quasi-inexistence de la police qui arrive trop tard des garçons, pour l’esthétique publicitaire très Ralph Lauren
ou part trop tôt, et que personne n’appelle jamais, même ou Calvin Klein de ces jeunes Américains des années 1980,
quand Bret se retrouve en possession d’un enregistrement la tension du désir adolescent, celle très érotique de tout désir
du Trawler torturant l’un de ses amis. caché. Les corps aimés seront mutilés. Sacrifiés. Les corps qui
Si Bret Easton Ellis, en montrant une jeunesse monstrueusement se dérobent au désir seront soupçonnés, traqués puis éliminés.
cynique de façon détachée dans Moins que zéro et en Le corps désirant de Bret (pour les garçons) sera lui-même
accumulant les marques de fringues dans American Psycho, suspecté d’être une menace – après l’attaque d’un couple hétéro
voire les noms de célébrités dans Glamorama, s’impose comme de ses ami·es, comme pour assouvir un désir de vengeance
l’écrivain pop par excellence, Les Éclats est son geste le plus contre une hétérosexualité plus que normative, glorifiée, dans
warholien dans sa façon de dupliquer son œuvre jusqu’à la la bourgeoisie américaine des eighties. Malgré ses défauts,
parodie. Les répétitions prolifèrent jusqu’à, parfois, se faire Les Éclats reste digne d’intérêt pour la place qu’il occupe dans
caricatures de son propre style. Les marques de fringues sont l’œuvre, comme un palimpseste, une pièce manquante. ♦
ici remplacées par les noms de groupes des eighties – il n’en
manque pas un –, les paroles des chansons finissant par Les Éclats de Bret Easton Ellis (Robert Laffont/“Pavillons”),
écrire un texte parallèle pour exprimer l’indicible : les émotions traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina,
et les sentiments de Bret. Car, au final, on sera moins 602 p., 26 €. En librairie le 16 mars.
intéressé·es, dans ce faux whodunit, par le dévoilement de la
véritable identité du Trawler que par la révélation de celle,
sexuelle, du jeune Bret.

LE POIDS DU SECRET
Les Éclats est le texte où Ellis se livre le plus. Des secrets de
fabrication de ses livres à sa tendance à la dépression et à la
paranoïa, de ce week-end au bord d’une piscine à manger du
caviar Beluga à l’invitation de Jay McInerney et de sa femme,
l’héritière Anne Hearst, la veille du krach boursier de 2008,
Les Inrockuptibles №18

jusqu’aux aléas du couple de ses parents ou à sa relation


amoureuse avec un avocat à New York qui se soldera par un
décès… Les Éclats est le roman où l’écrivain affiche, enfin,
son homosexualité. Un fait qu’il n’avait pas rendu public dans
ses romans, et seulement très récemment dans ses interviews
et essais. Le plus grand secret révélé au cœur de ce dispositif-
prétexte, c’est bien cela : la sexualité clandestine de Bret et
de ses amants furtifs, la fausse identité hétéro qu’il revêt, ses
fantasmes coupables projetés sur le très hétéro Robert Mallory,
Une collection culturebox

BATIMENT B
Hosté par Oxmo Puccino qui recevra Keziah Jones et Philippe Cohen-Solal,
Zaho, Bianca Costa, Davinhor, Médine et Taïro

© Vincent Ducard

DÈS LE 10 FÉVRIER
ET LE 3 MARS SUR
Les Inrockuptibles №18

Spielberg
Sunset Boulevard/Corbis/Getty Images
Sous la surface du très grand spectacle,

Steven Spielberg
entre les lignes de ses films politiques
et historiques, Steven Spielberg n’a jamais
parlé que d’une chose : sa maison
et sa famille. Retour sur une œuvre
fondamentalement domestique, sur laquelle
The Fabelmans jette une lumière nouvelle.
Texte Théo Ribeton

91

intime
Les Inrockuptibles №18


Sur le tournage des
Aventuriers de l’arche
perdue (1981).
Story

C
e 12 mars, Steven Spielberg pourrait bien
remporter, pour la troisième fois de sa carrière,
l’Oscar de la meilleure réalisation, pour lequel
un certain nombre d’indicateurs le donnent
en net favori : les sites de bookmakers anglais Nous avons eu envie de faire rejaillir les motifs du film sur
(souvent fiables), mais aussi et surtout son Golden Globe cinquante ans d’une œuvre qui a, pour son auteur, joué le rôle
obtenu en janvier dans la même catégorie, récompense qu’il d’une forme très particulière de psychanalyse. Comme le
92

a déjà emportée à deux reprises par le passé (pour La Liste disait sa mère : “Si j’avais su, je l’aurais emmené chez un psy…
de Schindler puis Il faut sauver le soldat Ryan) et, à chaque fois, mais alors il n’y aurait pas eu de E.T.”
convertie en Oscar quelques semaines plus tard.
À 76 ans, le réalisateur se trouve néanmoins dans une situation ALLÔ PAPA, BOBO
singulière : il est porté aux nues mais sa reconnaissance The Fabelmans rend plutôt justice à Arnold Spielberg, qui
ne communique plus avec les billetteries. Au vu des sévères trouve en Paul Dano un avatar certes dysfonctionnel, mais
contre-performances de West Side Story et The Fabelmans moins que ceux par lesquels le réalisateur a pu par le passé
au box-office, et malgré la contradiction ferme que leur évoquer la figure paternelle. Accaparé par son travail
opposent les distinctions honorifiques, il peut devenir, presque d’ingénieur à General Electric, Spielberg père incarna durant
exclusivement, un réalisateur de prestige. l’enfance de Steven un certain cliché de papa col blanc
Quelque chose de Spielberg desserre sa prise tentaculaire sur rentrant tard et comprenant peu son fils (comme Robin
l’exploitation de masse et se replie. Sur quoi ? Sur l’enfance, Williams dans Hook), à qui il transmettra néanmoins le goût
et en particulier la sienne. West Side Story relevait déjà des machines et offrira sa première caméra, mais dont
secrètement de cette contraction : Spielberg s’y détachait il n’encouragera qu’à reculons les ambitions artistiques.
de son univers fictionnel identifié et revenait sur un souvenir Jeune réalisateur, Spielberg en tire une figure soit absente
enfoui, celui de sa mère Leah jouant au piano les thèmes (dans E.T., où il n’est jamais mentionné), soit en fuite,
de Leonard Bernstein. Mais The Fabelmans est bien entendu en particulier dans un de ses films les plus personnels,
le film qui parachève ce mouvement : à travers le personnage Rencontres du troisième type. On peut y voir une sorte
autofictionnel de Sammy Fabelman, Spielberg y met à nu de parabole science-fictionnelle sur le motif du père qui s’en
le récit familial qu’il n’a eu de cesse de projeter dans ses films. va, parabole qui tenterait en vain de comprendre cette fuite,
Une histoire personnelle qui a modelé les forces organiques et inventerait une explication astrale et merveilleuse pour
de son cinéma, mais n’en avait jamais jusqu’ici supplanté adoucir les plaies du foyer meurtri : “Papa a été enlevé par
les “sujets”, qu’il s’agisse de rencontres extraterrestres, des extraterrestres, chéri.”
d’aventures archéologiques ou des catastrophes de l’Histoire. Adulte, Spielberg retrouvera peu à peu son père après des
C’est le premier film à n’être donc “que” ça : le circuit années d’éloignement et son cinéma en portera la marque.
imprimé de l’œuvre, le dévoilement de ses synapses par La Dernière Croisade voit Indiana Jones se réconcilier, ou
Les Inrockuptibles №18

l’exposé enfin direct et limpide de l’album de souvenirs. plutôt se mesurer à un père (Sean Connery) disparu depuis
vingt ans. La comédie d’aventure et le rabibochage gaguesque

cachent mal des blessures béantes : Spielberg met en scène
Haley Joel Osment des fantasmes d’enfant délaissé (surprendre son père en train
et Frances O’Connor de se lamenter de ne jamais avoir témoigné son amour devant
Warner Bros. France

dans A.I. – Intelligence


ce qu’il croit être la tombe de son fils), dénonce la cruauté
artificielle (2001).
Un enfant abandonné
humiliante de l’autorité paternelle (Indiana prend des claques
qui ne peut ni renoncer et appelle son père “monsieur”), et la rivalité fait rage,
ni mourir. jusqu’au champ sexuel (ils couchent avec la même femme).
“Si j’avais su, je l’aurais

Steven Spielberg
emmené chez un psy…
mais alors il n’y aurait
pas eu de E.T.” bien, sous les ors
imposants de l’Histoire,
Leah Adler, la mère de Steven Spielberg sentir dans son biopic
présidentiel le récit
en creux d’une famille,
mourant d’attente
et de manque dans sa
DEVENIR PÈRE modeste Maison, toute
La possibilité d’un apaisement se dégage pourtant de cette Blanche fût-elle. C’est tout le drame secret du film : cette
parabole où Spielberg, qui vient lui-même de divorcer, et scène domestique obsessionnelle qu’écrit Spielberg depuis
a récemment eu un enfant, adopte par à-coups le point de vue un demi-siècle, passée au second plan, et qu’on ne remarque
du père. Elle se poursuit de façon détournée dans Jurassic bientôt plus.
Park, où le personnage de Sam Neill se réapproprie par
la force des choses ses devoirs d’homme mûr vis-à-vis de LE DIVORCE
ces êtres qui lui sont aussi étrangers qu’un alien (“small version The Fabelmans reprend par le détail l’événement le plus
of adults, honey”). Des êtres que, désormais, il faut sauver traumatique pour Spielberg : le divorce de ses parents, survenu
– à l’instar du soldat Ryan, qui n’est certes plus un bébé mais alors qu’il n’était certes plus un enfant (19 ans), mais qui laissa
dont la mission de sauvetage est d’abord la prolongation sur sa vie et sur son cinéma une marque indélébile. Ce que
d’une protection parentale (elle permettra à une mère de ne le film décrit surtout, et qui était jusqu’ici une dimension plus
pas perdre tous ses enfants). secrète de cette séparation (détaillée dans les biographies
Dans les années 2000, le père devient pour de bon le héros mais ignorée de la majeure partie du public), c’est la relation
de son œuvre. Pourtant, il est encore et toujours absent, en adultérine entre sa mère et Bernie Adler, proche ami de la
fuite – mais c’est désormais par devoir. Dans Munich, Le Pont famille qu’elle épousera un an après le divorce. …
des espions ou Lincoln, Spielberg fait si pleinement corps avec
les responsabilités qui retiennent ses héros loin de chez eux
que l’on ne songe même plus à voir le foyer. Il faut pourtant

ANNA LENA FILMS et HAUT ET COURT DOC présentent

Un film de
DOMINIQUE GONZALEZ-FOERSTER & ANGE LECCIA

AU CINÉMA LE 8 MARS
Story
→ De Duel à La Guerre des mondes, les cas de couples divorcés
ou en passe de l’être sont innombrables chez Spielberg.
Toutefois, le récit jette ici surtout une lumière crue sur un film
dont on savait certes déjà qu’il était extrêmement intime, des Shanghaïen·nes, et fait aussi l’effet d’une ridicule illusion,
mais qui le semble désormais plus encore : Arrête-moi si tu appelée à prendre de plein fouet la réalité de la guerre.
peux. Spielberg y trouve sans doute un avatar dans cette figure Mais Spielberg y tient surtout le récit d’un abandon
d’enfant-adulte en fuite perpétuelle dans des vies qu’il (ses parents l’égarent dans le chaos de l’invasion), qui est
s’invente, mais il veut surtout parler à travers elle de la blessure alors autant une peur qu’un fantasme : l’opportunité
du divorce. C’est d’ailleurs une des seules entorses à la réalité de démarrer une deuxième enfance, faite de misère mais
que s’est autorisée le réalisateur : la mère du véritable Frank aussi d’aventures et de liberté.
Abagnale ne s’est jamais remariée, et il n’a par ailleurs jamais Quinze ans plus tard, il n’y a plus rien de cela dans son film
revu son père après sa fugue. Spielberg injecte donc son le plus bouleversant et le plus extrême sur la question de
propre schéma dans le film et règle un compte amer avec l’abandon : A. I., projet légué par Kubrick avant sa mort,
la trahison maternelle, qui se remarie avec un proche du père et qui reprend le thème du “vrai petit garçon” de Pinocchio
et fonde même un nouveau foyer, que Frank ne peut que en l’adaptant à un enfant androïde doué de sentiments
contempler envieusement à travers une fenêtre, un soir indestructibles envers sa mère. Spielberg, qui n’est pas
de Noël, dans l’une des dernières scènes, et la plus déchirante. totalement dans sa zone de confort dans cette fable
C’est le film d’un homme à mi-chemin dans son travail dystopique dickienne, se saisit de ce personnage théorique
de pardon : il sauve le père humilié mais ne fait en somme et monomaniaque pour donner corps à ses angoisses de
que déplacer la culpabilité, et refuse de cicatriser l’abandon. l’abandon sous leur forme la plus pure chimiquement.
The Fabelmans sera le premier de ses films à absoudre les deux. Robot révolutionnaire, David ne sait en réalité faire qu’une
chose : désirer l’amour de sa mère – qui le lui refuse, car son
ABANDONNÉ enfant de chair a miraculeusement guéri. Spielberg en fait
C’est justement la plus grande angoisse spielbergienne, bien un personnage de mythologie, ou de théorie freudienne :
qu’il n’ait jamais, loin s’en faut, risqué une telle chose. Pourtant un enfant abandonné qui ne peut ni renoncer ni mourir,
cette idée l’obsède : que devient un enfant abandonné et privé et doit donc souffrir pour l’éternité.
de foyer ? Il peut s’en trouver un autre, comme un certain
extraterrestre égaré sur Terre, qui est, selon Joseph McBride ET APRÈS ?
(biographe de Spielberg), un sosie du réalisateur (décrit Cet enfant n’est nulle part dans The Fabelmans ; le réalisateur
comme un enfant longiligne et rachitique aux très grands yeux semble avoir enfin amené toutes ces blessures béantes à
– il ne manque que le doigt lumineux). Il peut aussi devenir un point de pacification qu’on ne soupçonnait plus forcément
un héros sans attaches. Dans les années 1980, Spielberg possible. Le film regarde frontalement et accepte le divorce,
affectionne les orphelins dickensiens, comme le petit n’idéalise ni ne diabolise aucun des deux parents et n’est pas
Demi-Lune du Temple maudit, ou le jeune James d’Empire vraiment le récit d’une adolescence malheureuse. La vie n’y
du soleil. Dans ce film oublié mais pas si mineur, Spielberg a pas le sens limpide des fictions et est rendue à un certain
94

opère une démystification agressive de l’idée de foyer : chaos cassavetien. Il offre en tout cas un codex incroyablement
le luxe aristocratique dans lequel grandit l’enfant est précieux à faire dialoguer avec toute l’œuvre qui le précède,
insupportable d’indécence comparée à l’extrême pauvreté hantée par les motifs qui prennent ici forme : un train électrique,
une nuit de Noël, un candélabre à sept branches… le film est
comme une crypte remplie de symboles, une pierre de Rosette

sans laquelle nous n’aurions peut-être pas pu déchiffrer,
Leonardo DiCaprio dans
Arrête-moi si tu peux
comme nous pouvons tenter aujourd’hui de le faire, l’œuvre du
(2002). Ou l’enfant-adulte réalisateur le plus célèbre du monde. On ne refuse pas une
en fuite perpétuelle. excuse pour revoir tout Spielberg. ♦

Andrew Cooper/Dreamworks LLC · Universal Pictures


Les Inrockuptibles №18
THE FABELMANS

Steven Spielberg
DE STEVEN SPIELBERG
permet de mettre au point son premier
effet spécial : des coups de feu réalistes.
Son père (peut-être le meilleur rôle
de Paul Dano, pour une fois apaisé) en
est fort impressionné. Mission accomplie
pour l’apprenti cinéaste qui place d’emblée
sa pratique sous le signe du contrôle
plutôt que du lâcher-prise (soit les deux
points cardinaux autour desquels
s’organise toute mise en scène). Mais ce
tropisme ne va pas tarder à vaciller avec
l’irruption inattendue du réel, cet effet
spécial plus fort que le réalisme. Alors
que Sammy aimerait consacrer son
week-end à monter sa dernière œuvre
de fiction, son père lui intime de
se concentrer plutôt sur le montage du
documentaire qu’il a tourné avec toute
la famille en camping, et qui fera tant
plaisir à sa mère déprimée. Le fiston
regimbe mais s’exécute.
Et c’est ainsi, dans le secret de sa
chambre d’adolescent transformée
Le pouvoir de la mise en scène peut-il en salle de montage, que se termine
brutalement le temps de l’innocence.
protéger du fracas anarchique de la vie ? Tout en rotations et en répétitions,

95
Spielberg joint le roman familial à la c’est l’une des plus belles scènes que
Spielberg ait jamais filmées. Deux mains
réflexion introspective sur sa vocation. d’adultes qui s’effleurent, la découverte
Sublime. Texte Jacky Goldberg d’une liaison secrète, un nœud gordien
psychanalytique que les ciseaux de
monteur n’osent pas couper. Le choc

T
out commence par un train. ↑ est brutal. Le contrôle n’y peut plus rien,
Mateo Zoryan
Un train qui avance dans et le train familial déraille, pour de bon,
Francis-DeFord dans
la nuit (américaine), sur un The Fabelmans,
croit-on. La vie, son bordel, sa cruauté
écran de cinéma, et devant apprenti cinéaste et ont gagné. Et Sammy/Steven promet
lequel s’ébahit un enfant de 6 ans, que alter ego de Spielberg. qu’on ne l’y reprendra plus à croire qu’il
ses parents ont amené voir Sous le plus est possible de s’en protéger derrière
grand chapiteau du monde de Cecil B. l’œilleton de la caméra… Mais bien sûr,
DeMille en 1952. Cet enfant s’appelle Or Truffaut, que Spielberg a casté il changera d’avis, fera d’autres courts
Sammy Fabelman, mais il est en réalité dans Rencontres du troisième type, hante métrages, et bientôt des longs, jusqu’à
le double de Steven Spielberg, qui secrètement The Fabelmans. Tôt dans celui-ci qu’il n’a mis en chantier
raconte dans ce film – l’un de ses plus le film, le jeune garçon reçoit pour qu’après la mort de ses parents (en 2017
beaux – ses années de formation, sur Hanoukka un train électrique, qu’il jouit et 2020). Après la démonstration
fond de foyer familial en crise. En de faire crasher, avant que sa mère de force qu’était West Side Story (2021),
attendant, le nez en l’air, le petit Sammy (Michelle Williams, incandescente) ne Spielberg s’autorise ici la fragilité,
n’en revient pas de ce qu’il voit : un train lui explique le superpouvoir du cinéma : le dénuement, voire par endroits
qui en percute un autre et provoque un la mise en scène. En filmant et en le relâchement – et c’est absolument
gigantesque accident semblant déborder montant l’accident, lui explique-t-elle, sublime. ♦
de la toile. Et si ce n’était finalement que il pourra “contrôler” le déraillement, se le
ça, le cinéma, avec ses films qui repasser encore et encore. Voilà la grande The Fabelmans de Steven Spielberg,
“avancent comme des trains dans la nuit”, leçon truffaldienne – le cinéma comme avec Gabriel LaBelle, Michelle
Les Inrockuptibles №18

“plus harmonieux que la vie”, par la seule art du “mensonge organisé”, opposé Williams, Paul Dano (É.-U., 2022,
force du découpage ? à la “vérité en vrac”, l’artifice au service 2 h 31). En salle le 22 février.
On reconnaît là une des citations les plus de l’émotion – que le film va s’évertuer
célèbres de François Truffaut, une tirade à appliquer et à mettre en crise, par une
qu’il prononce lui-même, ou plutôt son dialectique follement poétique.
double Ferrand, dans La Nuit américaine. Après ses premiers essais rudimentaires,
Sammy réalise des courts métrages.
De plus en plus complexes. L’un d’entre
eux, un western appelé Gunsmog, lui
Les Inrockuptibles №18 96 L’enquête
À l’assaut

Édition & féminisme


de l’édition
Depuis le mouvement MeToo, maisons d’édition
et collections sur le thème du féminisme ne
cessent de fleurir. Un foisonnement qui réjouit
les publics comme des éditrices indépendantes
plus installées. Pourtant, une question s’impose :
à qui profite réellement cet engouement ?
Texte Faustine Kopiejwski Illustration
Valentine Gallardo pour Les Inrockuptibles

S
i l’histoire du féminisme s’envisage

97
par vagues, celle-ci pourrait être faite
de mots et de papier : depuis MeToo,
on assiste en France à l’éclosion de
dizaines de structures et de collections
qui ont choisi de mettre le féminisme
au cœur de leur ligne éditoriale. la réflexion féministe au cœur de leur démarche. Point d’orgue
Littérature, essais, BD, poésie, événementiel de ce raz-de-marée d’écrits post-MeToo,
jeunesse, voire les cinq en même temps, les maisons d’édition un Salon du livre féministe a vu le jour en 2021, en plein cœur
investissent toutes les manières de raconter, d’étudier ou de Saint-Germain-des-Prés.
d’analyser notre société au prisme des femmes et du genre,
donnant naissance à des centaines de titres qui trouvent leur UNE NOUVELLE VITALITÉ
place dans les rayons des enseignes culturelles ou dans des En France, rien de comparable ne s’était produit depuis les
librairies spécialisées qui, elles aussi, essaiment dans tout le années 1970, au cours desquelles sont apparues les premières
pays. Parmi les exemples récents, Virginie Despentes annonçait maisons d’édition et collections féministes. Dix ans après la
l’an passé la création de sa maison d’édition (La Légende, première collection “Femmes” créée en 1963 – chez Denoël-
dont on est sans nouvelles pour l’instant), tandis que Vanessa Gonthier, imaginée par Jean-François Gonthier et Jean-Louis
Springora lance en ce mois de mars, chez Julliard (maison Ferrier, qui en confièrent la direction à Colette Audry –,
dont elle a assuré la direction jusqu’en septembre 2021), “la première maison d’édition féministe française, Des Femmes,
une collection baptisée “Fauteuse de trouble”, souhaitant est créée par Antoinette Fouque”. Et, dans le même temps,
notamment “articuler érotisme et féminisme”. “des maisons généralistes ont lancé des collections féministes, comme
Les médias féministes ou apparentés, comme la revue Pierre Horay, Minuit, Seuil ou Stock”, détaille Isabelle Boisclair,
La Déferlante, qui sortira son premier livre au mois d’avril, professeure en études littéraires et culturelles à l’université de
ou le podcast Les Couilles sur la table sous la houlette Sherbrooke (Québec). “Avec le MLF [Mouvement de Libération
de Victoire Tuaillon, qui a lancé en 2021 sa “Collection sur des Femmes], qui avait le vent en poupe, les grandes maisons
la table” chez Binge Audio Éditions, se diversifient en d’édition se sont mises à créer des collections de femmes. Mais cela
investissant aussi le domaine. Une palanquée de nouvelles n’a pas duré, c’étaient des démarches opportunistes qui se sont
Les Inrockuptibles №18

autrices se voit offrir des contrats : malgré des à-valoir arrêtées assez rapidement”, se souvient Christine Villeneuve.
souvent modiques, elles sont, pour certaines, représentées Avec Élisabeth Nicoli, elle dirige justement la maison d’édition
par des agentes qui défendent leurs intérêts en mettant Des Femmes-Antoinette Fouque, la seule qui, cinquante ans
après sa création, n’a jamais cessé d’éditer.
Émanation directe du MLF, dont Antoinette Fouque (décédée
en 2014) fut l’une des cofondatrices, la maison servait
à prolonger le travail militant du mouvement : “Pour le
Mouvement de Libération des Femmes, il s’agissait de passer d’une

période de très grande oralité, faite de débats et de discussions,
“Tout le monde a sa place
L’enquête

à partir du moment où l’on est


transparent sur qui l’on est,
d’où vient l’argent et où il va.”
Marie Hermann, fondatrice des éditions Hors d’atteinte

→ à une forme culturelle et créative”, relate Élisabeth Nicoli.


Christine Villeneuve complète : “L’un des axes était d’accueillir
des textes cherchant à sortir d’une écriture normative sous
domination masculine. Des femmes publiaient déjà des textes dans
des grandes maisons d’édition, mais n’y trouvaient pas forcément
leur compte, et de jeunes autrices étaient refusées par les comités newsletter à prix libre et de deux à quatre ouvrages par an en
éditoriaux, dirigés à 100 % par des hommes. La maison a été très librairie. Si Marion Mazauric observe avec bienveillance les
novatrice car elle fut la première à sortir du roman pour publier projets féministes qui se sont créés depuis MeToo, sa vision
des textes abordant la question de l’intime.” de l’édition reste aussi militante qu’intransigeante : “On n’est
Après avoir traversé les années 1980, celles de la gauche au pas dans un esprit concurrentiel ni de domination quand on
pouvoir et d’une certaine “institutionnalisation du féminisme”, est indépendant, il y a de la place pour tout le monde. Ce n’est pas
puis les années 1990, celles du “backlash” (cette revanche, du tout pareil quand Cambourakis lance une collection ou
ce retour de bâton qui accompagne toute avancée des femmes lorsqu’un groupe industriel dirigé par des hommes, qui ne sont pas
en terme de droits) théorisé par l’Américaine Susan Faludi vraiment connus pour leur engagement en ce sens, crée sa collection
dans le livre du même nom, prix Pulitzer 1991 (et justement féministe pour occuper le marché.”
traduit, en 1993, chez Des Femmes), Christine Villeneuve À l’instar de Marion Mazauric, les éditrices indépendantes,
et Élisabeth Nicoli assistent avec une pointe d’émotion dont certaines ont justement créé le collectif Éditer en
à ce regain de vitalité dans l’édition féministe. “On est contentes féministes pour réfléchir, entre autres, à ces questions d’ordre
que cette génération s’empare de ces sujets et développe de nouveaux éthique, affichent une commune défiance vis-à-vis de
projets. Pour nous, la transmission intergénérationnelle est certaines démarches qui semblent s’apparenter à du feminism
98

primordiale”, se réjouit la première. “On est restées, pendant washing, voire à de viles stratégies visant à étouffer la
des années, un peu esseulées”, sourit la seconde. concurrence par le biais de la surproduction. Marie Hermann
a fondé à Marseille en 2019 les éditions Hors d’atteinte.
INDÉPENDANTES On lui doit notamment la réédition et l’actualisation en 2020
VS. GRANDS GROUPES de l’ouvrage collectif culte des années 1970 Notre corps,
En effet, il était temps. Pour Emmanuelle Josse, cofondatrice nous-mêmes (Our Bodies, Ourselves, en VO), indispensable
de la revue La Déferlante, qui publiera en avril La Fin des manuel de santé féministe écrit par des femmes et best-seller
monstres – Récit d’une trajectoire trans, de l’auteur transgenre intergénérationnel.
Tal Madesta, “cette multiplication des propositions rattrape un En tant que militante féministe, elle se réjouit évidemment de
retard typiquement français”. Un constat que dresse aussi l’ampleur prise par le sujet ces dernières années, mais elle
Marion Mazauric, elle qui édite depuis le début des années 2000 n’en reste pas moins méfiante. “D’un côté, c’est positif que cela
des écrivaines féministes dans sa maison d’édition indépendante prenne beaucoup de place et bénéficie d’une grande visibilité. Tout
Au diable vauvert, qu’elles soient françaises, comme le monde a sa place à partir du moment où l’on est transparent
Wendy Delorme et Coralie Trinh Thi, ou américaines, comme sur qui l’on est, d’où vient l’argent et où il va. Ce principe qui
Angela Davis, Lydia Lunch ou l’autrice de science-fiction consiste à se faire passer pour une maison d’édition indépendante
afroféministe Octavia E. Butler. “On a démarré avec des livres en ayant les moyens d’un gros groupe, je trouve cela profondément
qui sont en plein succès vingt ans après. Octavia E. Butler est notre malhonnête”, dit-elle. Marion Mazauric dénonce aussi de telles
première auteure publiée en 2001. Au départ, elle ne se vendait pratiques et ne donne pas cher de leur longévité : “Les gros
pas du tout : moins de 1 000 exemplaires alors que les traductions groupes industriels créent des labels alternatifs en gommant leurs
valent plusieurs milliers d’euros ! C’était catastrophique”, marques. Mais cela durera trois ans et quand ils verront que
se souvient-elle, avant de déplorer : “On est dans un pays ce n’est pas lucratif, ils s’arrêteront”, prévient-elle.
conservateur culturellement, et ce conservatisme s’applique aussi
au genre. Pendant vingt ans, personne ne parle des gender studies. UN MARCHÉ LUCRATIF ?
Puis surviennent MeToo et Black Lives Matter, et tous les gros Cela ne fait aucun doute, à de rares exceptions près, l’édition
groupes se disent que ça va se vendre.” féministe reste principalement une affaire de passion, de
Loin de cette logique opportuniste, Marion Mazauric lance nécessité (intellectuelle) ou de militantisme, bien plus qu’un
Les Inrockuptibles №18

en ce mois de mars la collection écoféministe “Nouvelles business juteux. Les succès colossaux de Virginie Despentes
Lunes”, fruit d’une “rencontre fatale” avec l’autrice Élise chez Grasset (autour de 275 000 exemplaires pour
Thiébaut, qui la dirige. Le projet prend la forme d’une Cher Connard), de Vanessa Springora dans la même maison
(Le Consentement s’est écoulé à 173 000 copies) ou de
la papesse de l’essai féministe Mona Chollet (chez
La Découverte/“Zones”, 350 000 Sorcières écoulées et
170 000 ventes pour Réinventer l’amour) sont les séquoias qui
cachent la forêt de bonsaïs. Une réalité dont les éditrices
féministes ont parfaitement conscience.
Pour l’équipe de la revue La Déferlante, déjà
présente en librairie, lancer une maison d’édition
apparaît comme un moyen de diversification
naturel, mais l’objectif reste modeste, avec deux
à cinq titres par an seulement. Emmanuelle Josse
connaît bien le monde de l’édition et ne nourrit
aucune illusion : “L’édition est un écosystème
où les salaires sont en moyenne très bas, chaque livre
s’inscrit dans une économie de prototype, on ne
peut pas prévoir le succès d’un ouvrage”, admet-elle.
Pour La Fin des monstres, elle vise des ventes
à hauteur de 6 000 exemplaires environ, dont
une partie via une campagne de précommande
auprès des abonné·es de la revue (qui sont 8 500
à l’heure actuelle).
Avec “Nouvelles Lunes”, Marion Mazauric ne fait
pas non plus de plans sur la comète. Elle réédite
en ce mois de mars Le Sexocide des sorcières (1999),
de la mère de l’écoféminisme Françoise d’Eaubonne,
et “en espère quelques milliers, pas plus”. Sans doute
mise-t-elle davantage sur la deuxième référence de
la collection : un roman baptisé 2060, qu’elle
devrait publier à l’automne et qui marquera l’entrée
en littérature de la militante, podcasteuse et autrice
à succès Lauren Bastide, dont les deux essais parus
chez l’indépendant généraliste Allary se sont
écoulés à 25 000 exemplaires chacun (le second,
Futures, sorti fin 2022, n’étant qu’au début de son
exploitation).
De Notre corps, nous-mêmes, évoqué plus haut,
Marie Hermann a écoulé près de 20 000 exemplaires,
un chiffre lui aussi mirobolant pour un livre
féministe de non-fiction. Plus généralement, quand
un ouvrage fonctionne très bien chez elle, à l’instar
du Comment devenir lesbienne en dix étapes de
Louise Morel, paru l’an dernier, ce sont environ
5 000 exemplaires qui sortent de caisse. Des
résultats qui lui permettent depuis peu de maintenir
la tête hors de l’eau. Jusqu’ici, elle était contrainte
de cumuler les jobs périphériques – traduction,
édition pour d’autres, rédaction, modération,
interprétariat… la liste de ses compétences est sans
fin. Chez les indépendantes, éditer sur le temps
libre est la règle, même si certaines, comme
les jeunes éditions Daronnes (en 2022, Survivre
au taf de Marie Dasylva et Avortée de Pauline
Harmange), espèrent un jour pouvoir s’y consacrer
entièrement.
Mais ce travail non rémunéré a aussi cours dans
des maisons d’édition détenues par des groupes.
En 2015, Isabelle Cambourakis lançait la collection
“Sorcières” chez Cambourakis, maison d’édition
fondée par son frère (en 2006, et qui a rejoint
le groupe familial Actes Sud en 2013). C’est à elle
et à ses publications que l’on doit en grande partie
le regain d’intérêt pour les écoféminismes, à travers
la traduction des textes de Starhawk, notamment.
Isabelle Cambourakis fut aussi l’une des premières
à publier des traductions françaises de bell hooks
ou de Dorothy Allison, offrant une place de
choix à l’afroféminisme et à la littérature queer.
Dernièrement, elle a publié Viendra le temps du feu
de Wendy Delorme, suscitant un engouement
sans précédent pour son autrice. …
L’enquête
100

→ Sa collection, impeccable sur le fond et la forme, est une


référence dans l’édition féministe et fait aussi office de
pionnière de cette “nouvelle vague littéraire”, puisqu’elle s’est
lancée deux ans avant MeToo. Pourtant, Isabelle Cambourakis
se consacre à sa collection uniquement sur son temps libre,
avec l’aide de son compagnon. Au quotidien, elle est mainstream et pédagogique. Pour ce faire, elles ont présenté
institutrice en maternelle et estime que sa rémunération le projet à leur direction et un accord a été conclu : cette
annuelle, avec “Sorcières”, équivaut à “un peu moins d’un dernière leur laisse carte blanche et les soutient financièrement
treizième mois dans l’Éducation nationale”. Mais si Isabelle (en payant les autrices, l’impression et la communication,
Cambourakis, investie dans plusieurs milieux militants, fait notamment), mais les deux collègues doivent donner priorité
rimer “bénévolat” avec “anticapitaliste”, d’autres pratiquent à leur mission originelle.
leur militantisme au cœur même du réacteur. “On nous demande que le label ne prenne pas le pas sur le reste,
mais on est quand même soutenues, ce travail est intégré à notre
“DES MÉTIERS DE PETITES MAINS, production, ce n’est pas considéré comme un hobby par nos
MAL PAYÉS” supérieurs”, assure Marie Naudet. Et Mathilde Noizet de
C’est le cas de Mathilde Noizet et Marie Naudet, cofondatrices résumer : “C’est un échange de bons procédés. On nous donne
du label féministe de non-fiction “Les Insolentes”, qui a les moyens de le faire et nous, on continue à bien faire ce pour quoi
notamment connu un joli succès en 2021 avec l’un de ses on a été embauchées à l’origine.” En douceur, les deux jeunes
premiers livres édités, l’ouvrage collectif Nos amours radicales femmes parviennent même à faire bouger quelques lignes :
(près de 10 000 exemplaires). En poste chez Hachette “Depuis qu’on a lancé ‘Les Insolentes’, il nous arrive de mettre
Pratique, où elles produisent des ouvrages qui ont trait à la de l’écriture inclusive dans les livres de cuisine. Avoir ce label
cuisine, au lifestyle ou à la santé, ces trentenaires sont nourrit la réflexion en interne sur beaucoup de sujets”, se
à l’initiative de ce qu’elles nomment leur “petite maison d’édition félicitent-elles. Dans le cas des “Insolentes”, le contrat semble
Les Inrockuptibles №18

dans la maison d’édition”. Les deux jeunes femmes avaient satisfaire les deux parties et les protagonistes apparaissent
à cœur de mettre leurs compétences au service d’une ligne épanouies dans leurs différentes missions. Mais cette part
éditoriale féministe, tout en assumant un positionnement de travail gratuit pose néanmoins la question de la place
des femmes dans l’édition.
Au prétexte d’assouvir leur passion pour la littérature ou
leur engagement pour le féminisme, celles-ci y occupent en
effet le plus souvent des fonctions mal payées et dévalorisées.
Marie Hermann, passée par différentes maisons avant de
fonder Hors d’atteinte, raconte : “J’ai beaucoup souffert dans
“On est quand même

Édition & féminisme


soutenues, ce travail est
intégré à notre production,
ce n’est pas considéré
comme un hobby par nos
supérieurs.”
l’édition, comme toutes les femmes qui y Marie Naudet, cofondatrice des “Insolentes”
travaillent. Ce sont des métiers de chez Hachette Pratique
l’ombre, de petites mains, mal payés, très
précaires”, analyse-t-elle. Christine
Villeneuve, des éditions Des Femmes,
s’en désole : “Les femmes ont toujours médiatique qui lui permet de diffuser ses idées réactionnaires,
travaillé dans l’édition, mais à des postes subalternes. Aujourd’hui tente actuellement de céder ses parts pour pouvoir mettre la
encore, c’est compliqué dans les grands groupes, beaucoup vous diront main sur le groupe Lagardère, détenteur des éditions Hachette.
que c’est une catastrophe.” Une disproportion qui pose problème dans l’édition en général
Les groupes éditoriaux qui se disputent les deux premières et questionne l’avenir et la mémoire de l’édition féministe
places du marché et détiennent à eux seuls une centaine de en particulier : “Certains titres parus dans des maisons d’édition
maisons se nomment Hachette Livres et Editis. Et l’actionnaire indépendantes sont en train de filer dans des grands groupes :
principal d’Editis n’est autre que Vivendi avec, à sa tête, qui sait qui va les gérer demain et ce qu’ils vont devenir ? Que se
Vincent Bolloré. L’homme d’affaires, déjà à la tête d’un empire passera-t-il si Bolloré prend encore plus de pouvoir et considère
que la fin de la récréation a sonné ? Ce n’est ni paranoïaque
ni complotiste de penser à cela. C’est précisément par ce genre de
biais que s’opèrent concrètement les backlash”, anticipe Marie
Hermann. Si les droits des femmes ne sont jamais acquis, c’est
aussi vrai dans le monde de l’édition. ♦

ZANELE MUHOLI

01.
02 Cape Town/Johannesburg and Yancey Richardson, New York © Zanele Muholi

21.
Bester V, Mayotte, 2015. Courtesy of the Artist and Stevenson,

05.
Conception graphique : Joanna Starck

23
PHÉNOMÈNES

Depuis près de dix ans, l’artiste et DJ Simone


Thiébaut organise à Paris et ses alentours
des soirées queer où se produisent des talents
supérieures, on était trois pédés. Et moi,
émergents. Une rencontre entre les genres, j’étais la seule personne queer qui jouait déjà
le trash et la vie. Texte Manon Pelinq Photo un peu avec les genres. Alors pour tenir,
j’ai focus sur mes passions : l’art, le cinéma
Manuel Obadia-Wills pour Les Inrockuptibles et le travail.” Parmi les artistes qui l’ont
façonnée, on retrouve Genesis P-Orridge
et Katie Jane Garside, notamment
chanteuse de Daisy Chainsaw. Et de citer
u huitième étage d’un également Ilona Staller, aka la Cicciolina,
immeuble d’Aubervilliers, Lolo Ferrari ou encore Pete Burns, leader
qu’elle partage avec deux du groupe Dead or Alive – “pas pour
autres locataires trans et deux y a aussi un pied de nez au fait que je sois sa carrière artistique, mais pour ses looks
tortues d’eau prénommées une personne trans, une catastrophe de et son addiction à la chirurgie”. Lorsqu’on
Rodger et Jalane, Simone Thiébaut ouvre la nature”, raconte-t-elle en souriant. lui demande le secret de sa détermination,
la porte en coiffant ses cheveux blonds Parkingstone, ce sont des soirées safe, elle claque : “Je suis passionnée et j’ai les
encore mouillés. “Je ne suis pas du mixtes, racisées et queer, où l’on vient nerfs bien accrochés.”
matin”, m’avait-elle confié lorsque je lui découvrir des talents émergents. Et pour cause, Parkingstone n’est pas
avais proposé une interview à 11 h. Simone est la première à avoir fait jouer la seule soirée qu’elle organise. Simone
102

Icône de la nuit depuis près de dix ans, à Paris des artistes comme Shygirl, a deux autres bébés : Club Visage et
c’est plutôt le soir que nous sommes Coucou Chloé ou encore Eartheater. Œstropolis, plus politisés. “Parkingstone
habitué·es à la croiser. Simone a créé Elle met un point d’honneur à créer des a pris une telle ampleur que le côté
les soirées Parkingstone, qui défient line-up qui sont des “premières France”, intime, scène émergente et communauté
les frontières entre les genres musicaux comme elle les appelle. LGBTQIA+ commençait à disparaître.
et les genres tout court. Des soirées pour En parallèle, j’avais besoin en tant que
celles et ceux qui ne trouvent pas leur “L’ART, LE CINÉMA femme trans de faire des chirurgies de
place dans le classique paysage festif ET LE TRAVAIL” féminisation faciale. C’est comme ça qu’est
parisien, puisqu’elles entrelacent projets Se mettre en danger avec des née Club Visage : des soirées organisées
hybrides, musiques de niche et programmations méconnues ne lui fait pour aider des personnes trans à financer
hyperpop. Simone, elle, les définit pas peur. Simone passe des heures leurs soins et opérations de réassignement.”
comme “un projet protéiforme anti-white sur Soundcloud, où elle peut “trouver Quant à Œstropolis, l’idée est de booker
cube et transdisciplinaire”. un an de line-up en deux-trois jours”, des plateaux exclusivement féminins,
En 2013, lorsqu’elle arrive à Paris, puis ne plus écouter de musique dans une nuit parisienne où les hommes
Simone commence à travailler la nuit, pendant deux semaines, avant, ensuite, cis occupent encore trop souvent
tenant la porte ou les vestiaires de clubs, de “recommencer à zéro”. Lorsqu’elle le devant de la scène. “Avant tout, avec
bossant avec le collectif transgenre, troque sa casquette de “curatrice Œstropolis, je voulais représenter la scène
festif et pionnier Shemale Trouble, tout événementielle” pour celle de DJ, Simone trans : fem [personne adoptant les codes
en assistant l’artiste Orlan. Deux ans joue de l’indus, du hardcore, du gabber. du vestiaire féminin] de manière générale,
plus tard, elle organise sa première soirée “Généralement, je vide les salles”, plaisante- mais aussi queer, pédé fem et hommes
Parkingstone à La Jarry, ancien squat t-elle. Ce que cela raconte d’elle ? Un trans, bien sûr”, raconte-t-elle.
de Vincennes, un grand parking de quotidien trash : “Je me fais agresser quasi D’ici le mois de juillet, le calendrier
bagnoles avec plein de stoners qui zonent quotidiennement en tant que femme trans de Simone est rempli, avec l’organisation
dedans. “D’où le nom de l’événement. Ça dès que je sors de chez moi. Je vis du RSA de huit soirées. Et comme elle estime
sonne comme un road movie 90’s à la Gregg alors que je travaille comme une dingue. Ma ne jamais assez travailler, elle prépare
Araki.” À cette soirée, Bonnie Banane vie sentimentale, c’est de la merde, et je ne une première édition d’un festival
Les Inrockuptibles №18

fait ses premiers pas sur scène, et Marcel parle pas à ma famille biologique… Ma vie Parkingstone pour la rentrée scolaire
Alcalá performe en “bodypaintant tout est trash, et c’est tout ce que je recrache en 2023. Une fête toujours plus folle
le monde”. Simone, elle, mixe sous le tant qu’artiste.” qui s’étendra sur plusieurs jours. ♦
pseudo de Drame Nature. C’est un ami Fille d’un gardien de prison et d’une
qui l’a surnommée ainsi. Parce qu’elle mère qui travaille à la Caisse primaire Œstropolis le 10 mars, Club Visage
est un peu drama, Simone. “Mais il d’assurance maladie, Simone a grandi le 10 avril et Parkingstone le 13 mai
en Picardie “dans un milieu paumé et (lieux à définir).
lent”. Jusqu’à ses 25 ans, sa vie est entre
parenthèses. “Sur mes cinq années d’études
PHÉNOMÈNES 103 Les Inrockuptibles №18
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Musiques, Cinémas, Livres, Arts, Scènes, Séries, Jeux vidéo, Podcasts

Les critiques
Les critiques

105
Avec l’aimable autorisation de Nan Goldin

Les Inrockuptibles №18


Nan Goldin, Self Portrait
with Scratched Back after
Sex, London, 1978 in Toute
Abonnez-vous à notre
la beauté et le sang versé newsletter quotidienne sur
de Laura Poitras p. 122. lesinrocks.com
Les Inrockuptibles №18 106 Les critiques

Musiques

Isabella Hin/Pan European Recordings


Musiques
Berger décide encore de ne pas choisir
entre electro oblique, musiques savantes
et pop moderne, ce qui fait à la fois sa
force, sa singularité et sa longévité – déjà
DANS CENT ANS dix ans de carrière entamée avec
l’EP Glitter Gaze (2013), qui le voyait
de Flavien Berger farfouiller sur le terrain électronique
avec trois plages oscillant de sept à dix-

Le chanteur et électronicien
neuf minutes, avant de proposer une
excursion sonore intitulée Mars balnéaire

moustachu clôt brillamment sa


(2014) puis la mémorable Fête noire,
son premier mini-hit en 2015 et rampe
de lancement idéale à la parution de

trilogie temporelle, en se montrant Léviathan, le premier scintillement de


l’étoile Berger.

toujours aussi inventif et onirique. “L’effet trilogique recherché par Flavien


Berger est une manière de poursuivre sa
démarche musicale, témoigne l’ingénieur
du son Stéphane “Alf” Briat, qui a mixé
Après Léviathan (2015) et Contre-Temps deux des trois volumes [Contre-Temps
(2018), voici donc Dans cent ans. et Dans cent ans]. D’un disque à l’autre,
Ou comment Flavien Berger choisit de les artistes font un break et explorent
clore sa trilogie pop sur le temps passé, souvent d’autres voies alors que Flavien
présent et futur. “C’est une exploration préfère creuser son propre sillon, quitte à se
dans l’occulte, dans les rêves et l’inconscient, laisser plus ou moins son temps entre deux
dans les diableries de la mort”, enregistrements. De ce point de vue-là,
expliquait-il dans un post sur Instagram, le nouveau et ultime chapitre est un parfait
révélant la pochette de l’album illustré condensé des deux précédents, mélangeant
par “un pin’s de diable”. Dévoilé à chansons pop et trips instrumentaux.
l’automne avec l’entêtant single D’ici là, Flavien Berger a une approche moderne
Dans cent ans de Flavien Berger est l’un de la musique alors que son timbre vocal
des disques français les plus attendus peut rappeler d’autres chanteurs français
de la saison. Cinq ans ont passé depuis comme Étienne Daho, ce qui est frappant
Contre-Temps (couronné du titre sur Soleilles, Mathieu Boogaerts ou
honorifique d’album de l’année 2018 Louis Chedid, et pas seulement à cause

107
par Les Inrockuptibles), et pourtant de la moustache.”
le chanteur et électronicien moustachu, Ce disque, Flavien Berger a d’ailleurs
reparti vivre à Bruxelles, est loin d’être choisi de le composer et l’enregistrer en
resté inactif, entre la composition du totale autarcie dans son antre bruxellois.
générique de l’émission L’Embellie d’Eva Les interventions de musiciens extérieurs
Bester sur France Inter, la réalisation sont réduites à deux bassistes (Carel
du disque Consolation (2022) de Pomme Cléril, Infinite Bisous), un percussionniste
au Québec, la bande originale du film (Franco Dragomir) et des arrangements
Tout le monde aime Jeanne (2022) par Code (Jérémie Arcache et Leonardo
de Céline Devaux et la création autour Ortega) sur Dans cent ans, l’odyssée d’un
du répertoire de Brigitte Fontaine quart d’heure qui fait précisément le tour
et d’Areski Belkacem avec sa complice de la trilogie et boucle la boucle :
Bonnie Banane pour l’Hyper Weekend “C’est maintenant/Le moment/Plongeon
Festival de la Maison de la Radio et dans/L’océan/Léviathan/Contre-temps/
de la Musique. Dans cent ans.” Car comme il le chante
À la manière de son single du comeback, dans Soleilles, le plus beau morceau
D’ici là, Flavien Berger nous happe de l’album, sinon de sa discographie
instantanément, sans avoir l’air d’y décennale, “C’est un
toucher. Comme si se dégageait langage que j’apprends/
l’impression d’avoir déjà entendu cent Celui des âges, celui du
fois ce morceau dans son répertoire temps”. On en reparlera
tout en tombant sous le charme de son encore dans dix ans. Au
évidence mélodique comme au premier moins. ♦ Franck Vergeade
jour. Les sifflements introductifs
et la mélancolie insidieuse du morceau Dans cent ans (Pan European
épousent parfaitement les paroles Recording/Idol/Bigwax).
mi-existentielles, mi-interrogatives : Sortie le 17 mars. En tournée française
“Je n’ai jamais vraiment compris ton à partir du 14 mars et concerts les
Les Inrockuptibles №18

visage/C’est à toi que je pense à chaque 4 et 5 mai à Paris (Olympia).


décollage.” Circonvolutions oniriques
(Berzingue, 666666, en écho au
88888888 de Léviathan et au 999999999
de Contre-Temps), explorations sonores
(莊子, Étude sur voix MMXXII), tubes
immédiats (Jericho, Soleilles) : Flavien
Les critiques CRACKER ISLAND le biscuit Cracker Island, une collection
de morceaux gentiment dystopiques qui
de Gorillaz picorent le meilleur de Gorillaz et des
différentes escapades du leader de Blur
(Everyday Robots en solo, le projet
En dix titres, l’autre groupe de Damon Albarn collectif Africa Express…). Embarquant
mêle son sens habituel du groove à la dans son sillage des grands noms comme
Beck, Kevin Parker de Tame Impala,
simplicité désarmante de ses aventures solo. Stevie Nicks de Fleetwood Mac ou
Thundercat (l’implacable ligne de basse
du morceau d’ouverture), c’est Damon
Albarn, 54 ans bien tapés – ou plutôt
son alter ego 2D – qui rayonne sur
Cracker Island et fortifie sa place dans
le Panthéon des voix les plus touchantes
de l’histoire de la musique.
De New Gold, qui convoque le Gorillaz
originel, au tube défoncé Cracker Island,
en passant par le sublime Possession
Island avec Beck se rappelant au bon
souvenir d’Everyday Robots, c’est
finalement dans le diptyque formé par
l’ambivalent Skinny Ape et l’irrésistible
et caribéen Tormenta (partagé avec
l’actuelle plus grande star du monde,
Bad Bunny) que se niche encore
tout Gorillaz. Une curiosité dont on n’a
pas encore défini l’horizon, un plaisir
En terminant la première décennie on n’avait pas envisagé la possibilité toujours récréatif – mais jamais
du siècle avec la cathédrale Plastic Beach pour Gorillaz de prendre la tangente régressif – sans limites
(2010), grande fresque musicale et en embrassant l’esthétique des mixtapes pour malaxer,
entreprise cross-média, deux choix et des compilations pour poursuivre concaténer et redonner
semblaient s’offrir à Damon Albarn et la récré. Une philosophie en germe sur forme à la pop passée
l’illustrateur Jamie Hewlett : perpétuer les mineurs – et passablement ratés – et, définitivement,
cette tradition de grands disques high- The Fall (2010) et Humanz (2017), mais présente. ♦ Théo Dubreuil
108

concept et démiurgiques au risque parachevée par ses successeurs The Now


d’en devenir pontifiant ou simplement Now (2018) et Song Machine: Season One Cracker Island (Parlophone/Warner
s’arrêter là. Au regard de Plastic Beach et – Strange Timez (2020). Music). Sortie le 24 février.
de l’indépassable Demon Days (2005), Avant donc l’hypothétique seconde
installation de la série de compilations
collaboratives Song Machine, Damon
Albarn et sa bande reviennent avec

Chaque nouvel album de Ron Sexsmith


est la promesse d’une parenthèse
THE VIVIAN LINE enchantée durant laquelle le monde comme autant d’images pour celui qui
semble plus beau qu’il ne l’est réellement. était encore photographe à cette époque.
de Ron Sexsmith The Vivian Line, son seizième disque On a ainsi suivi sa transformation de
depuis l’inusable Ron Sexsmith (1995), ne jouvenceau en adulte accompli qui frôle
Entre folk feutré et pop déroge pas à la règle, alignant un diamant
après l’autre. Brillant mélodiste, parolier
aujourd’hui la soixantaine. C’est de cet
homme-là que parle The Vivian Line.
baroque, le songwriter sensible, chanteur au timbre bien cuivré, Parmi ces morceaux enregistrés
compositeur surdoué… à Nashville, citons Country Mile et ses
canadien se surpasse.
Jamie Hewlett ∙ Kerry Vergeer/Cooking Vinyl ∙ Ebru Yildiz/Matador

Impossible de comprendre pourquoi cet cordes plantureuses, le prélude Place


orfèvre canadien, qui joue Called Love et sa douce luminosité sépia,
dans la même division que son ou le sublime Outdated and Antiquated, où
compatriote Rufus Wainwright il se dit périmé et démodé, en décalage
ou The Divine Comedy, reste avec son époque. Tant
si discret au sein de la scène mieux : on se réjouit
indie, alors que sa musique qu’il préfère rester dans
provoque un émerveillement sa bulle pour continuer
Les Inrockuptibles №18

monumental chez qui a la à nous faire rêver.


chance de le connaître. ♦ Noémie Lecoq
Après avoir fait ses premiers
pas artistiques au début des The Vivian Line (Cooking Vinyl/
années 1990, Ron Sexsmith Wagram). Sorti depuis le 17 février.
n’a jamais cessé de sortir ses Concert le 22 mai à Paris
œuvres à intervalles réguliers, (New Morning).
Musiques
Miossec
Simplifier
SHOOK
d’Algiers

La ferveur rock du quatuor,


restée intacte, participe d’une
révolution électrique qui fait
de Shook un choc.
Chez Algiers, que l’on soit embarqué dans
un fracas de guitares ou un magma
bruitiste, il y a toujours une jolie harmonie
qui vient rappeler que la mélodie est là,
quelque part, rassurant point de ralliement.
Derrière la furie punk et des synthés pas
commodes du tout, il y a donc des balises,

109
des repères témoignant que l’intention
du quatuor, en dépit d’un probable mépris
des règles, n’a jamais été de faire table rase
du passé.
Dès l’introduction, il y a même l’évidente
envie de s’ancrer dans une histoire, de
débarrasser le rock de ses occupant·es qui le
jouent sans goût, sans panache pour mieux
le confronter à l’ambient, à la liberté du jazz
et, comme sur les disques précédents, au
hip-hop – ce bruit d’avion, perceptible dès
Nouvel album
les premières secondes d’Everybody Shatter,
est un clin d’œil à l’intro d’Illmatic, le premier

Sortie le 17 février
album de Nas, qui s’ouvrait en 1994 sur les
sons du métro new-yorkais.
Sur Shook, l’idée est effectivement de
proposer “un voyage qui débute et prend fin
à Atlanta”, la ville d’origine de Franklin
James Fisher et Ryan Mahan. D’où,
probablement, ce son moite, poisseux qui
ne tient pas en place et se confronte à d’autres
musiciens (Zack De La Rocha, Big Rube, Disponible en
Billy Woods, etc.), précisément dans
l’optique d’éclater les horizons. Durant CD digisleeve et vinyle gatefold
cinquante-cinq minutes, on se passionne
ainsi pour ce rock qui élabore une langue
percutante, à vif, dans
un mélange de fascination
Les Inrockuptibles №18

et d’incompréhension que
seuls les grands disques
parviennent à provoquer.
♦ Maxime Delcourt

Shook (Matador/Wagram).
Sortie le 24 février.
Les critiques FLICKER
de Death and Vanilla

Plus pop, plus personnelle


et toujours mélancolique,
la nouvelle rêverie du trio
suédois captive.
En un peu plus de dix années d’activité,
Marleen Nilsson et Anders Hansson,
rapidement rejoint·es par Magnus
Bodin, n’ont cessé de rêver en musique.
S’entourant d’instruments vintage
(mellotron, orgues, Moog…) pour
réinventer le Krautrock, la library music,
la pop sixties et le psychédélisme à leur
manière. En 2018, le trio avait mis
Malmö et Paris sur la même fréquence,
celle d’un spleen inquiétant en imaginant
une nouvelle BO au Locataire de
Polanski. “You run away from/Whatever
FOOD FOR WORMS haunts you/You run and hide from/
de Shame Whatever it is that’s holding you back
here”, les paroles du titre Looking Glass
donnent le ton de ce cinquième album.
En réinvention constante, les turbulents Anglais Quelques notes d’orgue inquiétantes
font place à celles de guitares
entretiennent un esprit de camaraderie libérateur. entremêlées à la voix éthérée de Marleen,
tels les rayons du soleil perçant après
Deux semaines. C’est le laps de temps la pluie.
accordé en début d’année dernière Poursuivant la transition débutée
110

à Charlie Steen et à sa bande pour se ambitieuses de Drunk Tank Pink (2021), avec Are You a Dreamer? (2019), les
remettre en branle et assurer un concert ses motifs complexes empruntés aux Suédois·es continuent d’étoffer leurs
surprise organisé deux soirs de suite à formations étiquetées post-punk et son sonorités en voguant vers une musique
leur QG du Windmill, ce rade de Brixton penchant new wave. Place à une liberté de plus en plus aérienne et lumineuse.
devenu au cours des années 2010 l’un de forme comme de ton, où les guitares Flicker questionne l’époque et ses crises,
des derniers bastions de la scène indie en roue libre, tantôt rageuses, parfois mais travaille avant tout la matière
du sud de Londres. Programmée au pied acoustiques, côtoient par enchantement dont sont faits les songes. Vacillement,
levé par le manager du groupe, avec des notes de piano et de batterie feutrée scintillement, mais aussi lueur d’espoir,
pour seule condition de proposer (la superbe Orchid). ce disque est celui d’un nouveau départ.
exclusivement des morceaux inédits à Entre coups de sang en règle (Alibis, Baroque, psychédélique et foncièrement
chaque performance, cette double date The Fall of Paul), tension et gravité pop, il ravira toujours les adeptes
devait surtout servir de prétexte à palpables, Charlie Steen et ses de Beach House ou de Broadcast, tout
redynamiser un quintet mis à mal par camarades délaissent l’introspection en alignant des compositions
une panne d’inspiration. pour désormais saisir le monde qui les plus personnelles. Death and Vanilla
De cet ultimatum, Shame est sorti entoure, jusqu’à afficher plus que jamais redynamise ainsi la
vainqueur, aussi galvanisé par la force de son collectif (la poignante All dream pop et s’impose
l’expérience que libéré de toute the People). Chaque instrument dispose définitivement comme
contrainte. Et sur la dizaine de chansons alors d’une grande liberté de l’un de ses meilleurs
tests composées pour l’occasion, mouvement, les rôles sont partagés et les ambassadeurs.
six d’entre elles ont fini par donner corps refrains se chantent en chœur. Et c’est ♦ Arnaud Ducome
à un troisième long, Food for Worms, sans doute là que les Anglais tiennent
où subsistent les traces d’un lâcher-prise leur remède à l’aliénation qu’ils ne Flicker (Fire Records/Kuroneko).
et d’une communion certaine, ce que cessent d’évoquer sous différentes Sortie le 17 mars.
les Londoniens n’avaient pas manqué formes (Fingers of Steel,
d’observer au cours de leur épreuve Adderall). Se serrer les
impromptue. coudes pour s’en sortir
Contrairement aux deux précédents et aller de l’avant. Ça ne
albums, Shame s’est donc mis en tête peut que s’entendre.
Les Inrockuptibles №18

d’enregistrer dans les conditions du live, ♦ Valentin Gény


avec l’urgence de jouer et de mettre
en boîte des morceaux écrits pour être Food for Worms (Dead Oceans/PIAS).
joués. Exit les expérimentations Sortie le 24 février. Concerts le
14 mars à Nantes (Stereolux), le 15
à Paris (Cabaret Sauvage) et le 16
à Bordeaux (Rock School Barbey).
BASQUIAT

Musiques
TRIBUTE

Réalisation graphique : Neil Gurry. Photo : Ben Buchanan / Bridgemen Images.


Licences R-2022-004254, R-2022-003944, R-2021-013751, R-2021-013749.
PREMIER DEGRÉ
de Johan Papaconstantino

Le Marseillais s’aventure
hors de la recette musicale
15 AVRIL 22 AVRIL
qui a fait sa réputation. YASIIN BEY CHASSOL JOUE BASQUIAT
Et nous emporte ailleurs. 16 AVRIL 23 AVRIL
AMBROSE AKINMUSIRE & ERIC BIBB & FRIENDS
Lorsqu’un musicien tient un concept,
FRIENDS JOUENT
et est reconnu pour celui-ci, il lui devient
CHARLIE PARKER
difficile de s’en écarter. Depuis 2019,
Johan Papaconstantino est identifié pour
ses rythmiques syncopées, presque
caribéennes, ses mélodies de bouzouki CONCERTS
pleines de demi-tons et sa voix
habilement modulée. C’est comme une
ossature qui tiendrait sa musique et
sans laquelle la mise en danger est plus
grande. Après Contre-Jour (2019) et
le carton de sa reprise des Mots bleus de
PUB BASQUIAT_INROCKS_110x141.indd 1 02/02/
Christophe, le Marseillais sort donc un
premier album qui ne peut se contenter
d’habitudes artistiques, au risque
de lasser. Sur Premier Degré, l’enjeu est
donc d’aller voir ailleurs.
Voici donc Johan Papaconstantino
qui raconte en musique la genèse de son
esthétique. En invoquant le passé,
les paysages grecs, les bruitages littoraux,
il rend hommage à une tradition sonore
qu’il a décortiquée et apprivoisée. Il la
marie à ses paradigmes fétiches, faisant
Pooneh Ghana/Dead Oceans · Anna Branhede/Rire Records · Jehane Mahmoud/Animal63

du Johan Papaconstantino dans des


morceaux habillés de skank jamaïcain,
élément rythmique sensuel et langoureux.
Puis s’aventure dans des recoins
plus ténébreux, moins confortables,
notamment lorsqu’il invite d’autres
artistes comme Rad Cartier, Prosper
ou la chanteuse Drea Dury pour
un excellent titre, Dans ma vie. Le single
automnal Glass laissait déjà espérer
de nouvelles envies
plus ancrées dans
l’électronique. À l’écoute
Les Inrockuptibles №18

de Premier Degré, cette


intuition est habilement
vérifiée. ♦ Brice Miclet

Premier Degré (Animal63/Believe).


Sortie le 3 mars. Concerts les 30 mars
et 13 avril à Paris (Trianon).
Les critiques
EYE CUBE
personnels. Pendant des années, j’ai travaillé
de I:Cube beaucoup sur ordinateur, face à un écran.
À un moment, j’en ai eu un peu marre et

Activiste discret mais essentiel


éprouvé le besoin de revenir à une approche
plus spontanée, brute, dans l’esprit
de la scène française, Nicolas Chaix de la techno originelle. Je n’aspirais pas à
reproduire un type de musique. Je voulais
sort un superbe album, entre simplement retrouver les sensations
physiques du rapport avec les machines, être
ambient, electronica et techno. traversé par les fréquences ou emporté par
les sons qu’elles produisent.”
Apparu en plein cœur du tourbillon Ainsi générés dans une dynamique
hédoniste de la French Touch, I:Cube très organique, les morceaux ont été
– avatar du prolifique Nicolas Chaix – enregistrés live, avec un minimum de
s’est révélé avec le scintillant Disco retouches en post-production. Bien qu’ils
Cubizm (1996), puis avec le crépitant aient été conçus à des moments différents
album Picnic Attack (1997) et le grand sur plusieurs années, ils forment un
classique Adore (1999). Il compte ensemble parfaitement cohérent. L’album
à son actif une quarantaine de disques, affiche en outre une impeccable concision
aux formats et styles divers, tous – quarante minutes, format pop classique.
parus chez Versatile, label fondé par S’il explore en majorité la sphère
son acolyte Gilb’r, avec qui il forme ambient/electronica, dont l’entêtante
Château Flight. ballade synthétique Kaszio Plus 1 offre
En cet hiver 2023, il publie son un fort bel exemple, I:Cube s’aventure
cinquième LP, Eye Cube, onze ans également dans des zones plus agitées,
après M Megamix. Dans l’intervalle, titres ont pris forme lors de longues entre Krautrock mâtiné de cosmic disco
loin de rester inactif, I:Cube a égrené sessions nocturnes en solitaire au (Vantableu, La Grotte aux fées) et techno
une belle flopée d’EP, dont les récents fameux studio Versatile, près du abyssale (00/01/48) – ces
Cubo Live Sessions Volume 1 (2020) cimetière du Père-Lachaise, mobilisant trois derniers morceaux,
et Volume 2 (2021). À l’instar de cet synthés, séquenceurs, boîtes à rythme et fortement hypnotiques,
excellent diptyque, ce nouvel album des générateurs d’effets. offrant un tremplin idéal
répond au désir impérieux de “Le morceau le plus ancien date de 2016, vers la transe.
s’abandonner au plaisir du live. Ses huit  si ma mémoire est bonne, raconte I:Cube. ♦ Jérôme Provençal
112

C’est à partir de cette période que


j’ai commencé à expérimenter une autre Eye Cube (Versatile/Diggers Factory).
manière de composer pour mes projets Sortie le 3 mars.

DRAGGING THE NEEDLEWORK Oscarnold (Toy, The Proper Ornaments)


et Nathalia Bruno (Drift) après une
boucles lancinantes des guitares et les
égarements improvisés de la contrebasse.
FOR THE KIDS AT UPHOLE révélation mystique au détour d’une rue Si certains titres augmentent la cadence,
dans le quartier gothique de la ville, c’est toujours avec cette même
d’Index for Working Musik c’est dans un sous-sol de Londres, voix transparente que le message nous
rejoint par un batteur, un contrebassiste parvient : contempler
et un guitariste que ce groupe pop l’invisible
Ce quintet mixe indie au nom que l’on croirait piqué à un best et s’accommoder
pop et approche slowcore. of de Brian Eno est né.
La bande des cinq fait des merveilles
des contours flous
de la mémoire.
Un refuge pour l’hiver. dans le genre nuancier de gris : Dragging ♦ François Moreau
the Needlework for the Kids at Uphole
s’ouvre ainsi dans le brouhaha d’une Dragging the Needlework for the Kids
Il y a les disques que l’on partage avec bande magnétique triturée et s’achève at Uphole (Tough Love Records/
les autres et ceux que l’on serait un peu comme une journée de soleil bas Modulor). Sorti depuis le 17 février.
bêtement tenté de garder pour soi. et blanc, dans le larsen
Le premier LP du quintet Index for étouffé d’une guitare
Working Musik se classe dans la en fin de course qui ne
deuxième catégorie. Persuadé que tout jouera plus jamais.
être humain doté d’une âme que la Des événements sonores
frénésie de l’époque affecte de façon viennent hanter l’album,
Les Inrockuptibles №18

déraisonnable devrait courir acheter ce des voix apparaissent


onze-titres miraculeux, on ne résiste pas et disparaissent, des
plus longtemps à vous en toucher deux fantômes essaient de
mots. Monté à Barcelone par Max nous dire quelque chose
dans cette atmosphère
déclinante aux rythmes
plombés, lacérée par les
Musiques
PRINCIPIA
d’En Attendant Ana

Un précipité de pop en
clair-obscur qui consacre
définitivement le talent
du groupe parisien.
Il se passe décidément
de belles choses dans
la French pop. Après
une incartade réussie
sur le premier album
des copains d’Eggs,
autre grande
formation indie pop
hexagonale du
moment, Margaux
Bouchaudon (chant)
et Camille Fréchou
(saxophone)
retrouvent Maxence
Tomasso (guitare),
Vincent Hivert
(basse) et Adrien
Pollin (batterie)
autour de Principia,
troisième album
très attendu. En Attendant Ana, toujours
porté par la voix étincelante de Margaux

113
Bouchaudon, livre ainsi dix morceaux
inspirés où s’entrelacent cuivres triomphants
et guitares claires et tranchantes. Souvent
comparé à Lætitia Sadier, Electrelane
ou Camera Obscura, le quintet parisien
ne cesse de confirmer son talent depuis
Lost and Found en 2018 – l’excellent label
américain Trouble in Mind ne s’y est
d’ailleurs pas trompé en les éditant encore
après Juillet (2020).
Premier disque entièrement confectionné
par le groupe lui-même, Principia
démontre la surprenante maîtrise
Milo Chaix/Versatile ∙ Steve Gullick/Tough Love Records · Arno Muller/Trouble in Mind Records

accumulée d’année en année. En se limant


légèrement les crocs, les jeunes loups de
la pop troquent la sauvagerie et le côté lo-fi
des débuts contre une belle qualité
mélodique et harmonique, laissant le temps
à chaque instrument de trouver sa place.
Ils signent ici de grands morceaux comme
Wonder, merveille romantique au rythme
métronomique, qui donne envie de
se blottir contre le mur
de son de ses guitares.
En Attendant Ana n’a plus
rien à attendre, sa pop
racée se déploie comme
jamais. ♦ Arnaud Ducome
Les Inrockuptibles №18

Principia (Trouble in Mind Records/


Modulor). Sortie le 24 février. Concert
le 25 mars à Paris (Petit Bain).
Les critiques BETTER LUCKY THAN
BEAUTIFUL
de Bingo Club

Le vrai-faux club mené


par Martin Rousselot triche
avec panache et gagne sur
tous les fronts.
Amoureux des climats soft rock et du
grain Super 8, Martin Rousselot est un
sacré tricheur au bingo. Sa ruse : cocher
toutes les cases en même temps.
Et enclencher dans nos souvenirs pop,
récents ou ancestraux, le mode shuffle
comme on mélange les chiffres à tirer.
Réminiscence ici de Dean Blunt (ces
chœurs qui rappellent les contrepoints
de Joanne Robertson), là de Christophe
RADICAL ROMANTICS (Ma chèvre et sa dolce vita de mélodie),
quand sa salle de jeux, hantée à la
de Fever Ray manière des meilleurs John Maus,
réverbère nombre d’échos. Si le
Dix ans après un virage militant au sein panorama est foisonnant, Better Lucky
Than Beautiful s’ouvre sur l’impression
de The Knife, Karin Dreijer peine à retrouver de nudité dans laquelle nous laissait la
fin du EP Separated (2020).
sa pertinence sur son nouvel effort. Le tricheur nous dépouille, et ce
dépouillement n’est pas sans rappeler
En 2013, The Knife donnait suite à la les beautés du catalogue Cherry Red
114

pièce maîtresse de sa discographie circa 1983. Les vapeurs impressionnistes


(l’intouchable Silent Shout, 2006) avec cachent de fins arrangements,
l’hyper-exigeant Shaking the Habitual, les recouvrent
soit 1 h 36 de musique inclassable, Romantics, davantage en tout cas comme pour mieux
oscillant de la synthpop (A Tooth for an que le single Carbon Dioxide, apologie les dévoiler, entre
Eye, inoubliable intro) au drone (le d’un amour plus serein mais pas effets Koudlam sur
cryptique Fracking Fluid Injection). Sous moins charmant. Y Generation et
la forme d’un geste anticonformiste au C’est à l’écoute du reste du disque que l’alanguissement
titre idoine, ce cinquième album était le doute s’installe alors qu’on a canonique du Velvet
autant la faste épitaphe du duo qu’elle l’impression d’entendre les faces B de Sunday Morning.
formait avec son frère – dissous depuis – de Plunge : le finale Bottom of the Ocean Le Bingo Club
que le produit d’une technique a même déjà eu droit à une discrète signe ainsi un
irréprochable mise au service d’un parution sur une compilation en 2011 premier album dont
propos militant, anticapitaliste, (We Are the Works in Progress, curatée par la matière éclatée
antiraciste et féministe. Blonde Redhead). Si la production est flotte, tournoie, à la
Une décennie plus tard, après que son irréprochable, on regrette la sagacité et la fois infiniment
activisme s’est étoffé avec Plunge (2017), profondeur des compositions auxquelles reconnaissable et
son deuxième long format qui explorait Fever Ray avait habitué son public, en pourtant impossible
plus par l’intime les questions de genre dépit de la présence de Trent Reznor et à figer, à fixer.
et de sexualité, Karin Dreijer – de son Atticus Ross, à la production d’Even It En tacle, un ultime
vrai nom – continue de vouloir Out (avis aux nostalgiques du Nine Inch coup fourré :
dynamiter les structures hétéropatriarcales Nails des années 1990) et North. l’album s’achève sur un tube à danser
Nina Andersson/Rabid Records ∙ Florent Vindimian/Fuzo

autour desquelles s’articulent les désirs. En peinant à amalgamer un versant hilare et inquiet, l’extraordinaire Foot,
C’est en tout cas ce que faisait miroiter pertinent de sa palette à son registre sur fond de visions comico-acides
What They Call Us, manuel de survie militant, Fever Ray fait de Radical et de ballon rond.
queer en milieu professionnel (le titre Romantics une suite Laissant le stade entier
fait référence aux rumeurs écartant les dispensable, plus acclamer debout
employé·es LGBTQI+ des métiers de nostalgique que la belle victoire des
Les Inrockuptibles №18

bureau) et premier extrait de Radical romantique, et tricheurs.


pauvrement radicale. ♦ Rémi Boiteux
♦ Briac Julliand
Better Lucky Than Beautiful (Fuzo/
Radical Romantics (Rabid Records/ The Pusher). Sortie le 24 février.
PIAS). Sortie le 10 mars. Concert le
25 août à Saint-Cloud (Rock en Seine).
LES 10 ALBUMS DU MOIS
Sélectionnés par les disquaires de la Fnac

THE BLAZE JUNGLE


5 ans après le succès de Dancehall couronné par une
Victoire de la Musique, Jungle sonne le retour du duo de
producteurs-réalisateurs qui a chamboulé le paysage électro.
Les deux cousins n’ont pas perdu la main et nous le prouvent avec
10 titres puissants, aussi planants que dansants, à l’image de SIREN.
Ketty, disquaire Fnac.com
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Les critiques Optical Delusion voit Orbital revenir à la
quintessence de son ADN. Bourré de
featurings, passant de morceaux célestes
et magiques à de purs uppercuts sonores,
ce dixième album est une plongée sans
masque dans les affres de la techno la
plus brute. De l’hypnotique Ringa Ringa
à la violence sonique balancée par les
vocaux féminins de Dirty Rat, qui lorgne
sur l’EBM la plus martiale, de la
délicatesse aérienne de Requiem for the
Pre Apocalypse à Are You Alive?, petit
bijou ultra-mélancolique parfait pour les
levers de soleil, Optical Delusion met la
rave en orbite dans la constellation pop.
Et confirme ainsi le retour du big beat,
ce  mélange d’acid-house, de rock,
de hip-hop, de breakbeats et de techno
OPTICAL DELUSION qui, au milieu des années 1990, a secoué
l’Angleterre et le monde entier, dans tous
d’Orbital les sens du terme.
La preuve : en sus de la sortie de l’album
d’Orbital, You’ve Come a Long Way, Baby
Avec son dixième album, le duo fraternel renoue avec sa de Fatboy Slim, disque phare du
mouvement, fêtera ses 25 ans cette
science du big beat et son habileté à faire suer les foules. année, les très courtisés Red Axes ont
troqué leur electro psychédélique pour
En 2022, le duo anglais Orbital, pionnier du néo-big beat tandis que David Byrne
et héros de l’explosion acid house et Fatboy Slim viennent d’annoncer que
anglaise de la fin des années 1980 et des leur célèbre comédie
raves sauvages qui essaimaient en Hopkins à Joris Voorn en passant musicale, Here Lies Love,
bordure de Londres, nous gratifiait de par Shanti Celeste ou David Holmes), sera en tête d’affiche
30 Something. Un superbe coffret rempli histoire de célébrer en beauté à Broadway. Bref, 2023
de leurs tubes intemporels (Chime, trois décennies à faire danser les foules sera big beat ou ne sera
Belfast, Satan, Halcyon, pour n’en citer jusqu’à plus soif ! pas ! ♦ Patrick Thévenin
116

que quelques-uns) qui ont marqué au Initié pendant le confinement, inspiré


fer rouge la psyché du dancefloor. Le par le trouble ressenti à la lecture de Optical Delusion (London Recordings/
tout agrémenté de remixes et relectures How to Change Your Mind:What the New Because). Sorti depuis le 17 février.
par la crème de la scène techno (de Jon Science of Psychedelics Teaches Us about
Consciousness, Dying, Addiction, Depression
and Transcendence de Michael Pollan (un
livre sur la confusion du monde actuel),

AL HADR effervescent, capable à l’occasion


de forcer la mélodie à la soustraction,
chemin. Coïncidence : l’un des moments
forts d’Al Hadr se nomme Trust, ce
de Sabrina Bellaouel à l’épure, voire, à l’inverse, de la qui en dit long sur
dynamiter, de la projeter dans le futur. le contrat de confiance
On se demande ainsi, un peu bêtement, instauré ici par ce R&B
Après plusieurs années dans quel laboratoire a pu être pensé ce tout entier offert aux
premier LP, tourné vers les dynamiques émotions.
d’attente, le premier album sournoises du jersey club, l’enthousiasme ♦ Maxime Delcourt

de la Franco-Algérienne est de l’hyperpop et cette musique,


fantasmée, qui aurait pu naître d’une Al Hadr (InFiné/Bigwax).
enfin là, alimentant les rêves rencontre entre Sade, Steve Reich et Sortie le 3 mars.
Kenny McCracken/London Recordings · Tom Kleinberg/InFiné

Deena Abdelwahed.
de mélodies charnelles. Seule certitude : ces treize morceaux
ont été imaginés à partir des mêmes
Le premier sentiment éprouvé en éprouvettes que We Don’t Need to Be
écoutant Al Hadr, le premier album Enemies et Libra, deux EP qui, en 2020,
de Sabrina Bellaouel, c’est ce goût de en disaient long sur la dualité, la richesse
l’inconnu, primordial dans le plaisir et les contrastes à l’œuvre dans
Les Inrockuptibles №18

musical. C’est que l’on a rarement la musique de Sabrina Bellaouel : entre


l’occasion, en France, d’entendre une ses origines algériennes et ses
telle science du R&B, spirituel, sensuel, questionnements intimes, entre ses
recherches expérimentales et sa volonté
de composer des mélodies pour danser
dans le noir, lascivement, les yeux
fermés, en se laissant dévier du droit
Les critiques CHORD MEMORY INFLUX
de Jean Felzine d’Anna B Savage

Le chanteur de Mustang, ici en solo, fait Des chansons intimistes


entendre encore une fois sa plume sensible et sans fard par une tête
et racée en n’éludant aucun sujet tabou. chercheuse londonienne.

De ses parents, chanteur et chanteuse


de musique classique, Anna B Savage
a hérité d’une envie irrépressible de faire
entendre sa voix. Elle l’a d’abord fait sur
A Common Turn, un premier album sorti
début 2021 en pleine pandémie, contexte
peu favorable aux artistes émergent·es
privé·es de live. Heureusement, son
successeur, InFlux, nous donne une
nouvelle chance de découvrir l’ampleur
de son talent, dans la lignée d’Owen
Pallett ou de Laura Marling. À la fois
humble et raffinée, retenue et frontale,
l’autrice-compositrice-interprète nous
secoue contre son gré : elle provoque des
tourbillons émotionnels sans dégainer
aucun autre attirail que son timbre tout
en murmures délicats, chantés près du
micro, et avec quelques instruments joués
du bout des doigts.
On le sait depuis l’album inaugural Sur la chanson-titre, Anna B Savage
de Mustang, A71 (2009), son leader s’autorise un éclat de rire libérateur qui
charismatique Jean Felzine est l’un vient rejoindre des touches électroniques
des meilleurs auteurs-compositeurs- savamment dosées – le producteur et
118

interprètes de sa génération, et on musicien Mike Lindsay (Tunng, Lump)


connaît d’ailleurs quelques pisse-froid a peaufiné ce disque avec elle. Souvent
qui font moins les malins qu’à l’époque réduits à une colonne vertébrale
de sa sortie devant la brillante et métaphore que ce buveur notoire puissante, ces dix morceaux s’appuient
prolifique carrière menée depuis par de whisky et de Suze tonic narre son sur une guitare acoustique, des
l’Auvergnat à la banane. Après un adieu à l’alcool, évoquant même instruments à vent et un piano sobre
premier EP de haute volée, Hors l’amour une trahison dont on subodore qu’elle dans un minimalisme qui n’atténue
(2020), où il délaissait les guitares pour le remue encore. En quasi-autarcie sur jamais la dextérité de l’artiste. “Arrête de
les claviers et où sa plume faisait encore Chord Memory (enregistré par lui-même, me hanter”, supplie-t-elle dans le refrain
des merveilles (l’immense État stable, seulement mixé par Adrien Durand de The Ghost,
le tube Mes amis dans le rock, deux titres de Bon Voyage Organisation), le chanteur introduction magistrale.
étrangement absents de l’album), Jean de Mustang n’a besoin de personne Bien au contraire,
Felzine est d’abord revenu en solitaire pour conter ses propres histoires face on se réjouit que ses
avec un single automnal, À blanc, où il au miroir de sa chambre, sans jamais chansons nous obsèdent.
confessait une douloureuse complainte s’épargner : “Je gagne un peu d’argent/ ♦ Noémie Lecoq

Bérengère Gimenez/Close Harmonie · Katie Silvester/City Slang · Emma Birsky/Entreprise


sur l’infertilité masculine, interprétée en Mais je ne fais pas le job que je voulais”
vous filant immédiatement la chair de (Je vis quand même, en duo avec sa InFlux (City Slang/PIAS). Sorti
poule : “Je ne suis qu’un moins que rien/ compagne Jo Wedin). Entre deux reprises depuis le 17 février. Concert le 19 avril
Un simple gland qui tire à blanc.” Autant (Dans la rue du chansonnier Aristide à Lille (Le Grand Mix) et le 21 à Paris
dire qu’il faut du cran pour écrire puis Bruant et surtout la superbe adaptation (La Boule Noire).
chanter de tels mots bleus. française de She’s a Mystery to Me de
En ouverture de cet album largement Roy Orbison, son “modèle absolu”),
synthétique, Jean Felzine n’y va pas par Jean Felzine cultive sa franchise (Doudou,
quatre chemins non plus : “Je vais te Ordi dis-moi) et ne verse jamais dans
foutre à la cave/Et t’attacher au poteau/ l’autoflagellation ni dans l’amertume,
Voilà tu pleures, voilà tu saignes et tu baves/ croyant même – et
Ainsi meurent les héros.” C’est par cette à raison – à sa gloire
prochaine : “Ma gloire
Les Inrockuptibles №18

je l’aurai un jour,
je sais qu’elle m’attend.”
♦ Franck Vergeade

Chord Memory (Close Harmonie/Roy


Music). Sortie le 24 février. Concert
le 25 février à Paris (Les Trois Baudets).
Musiques
LES ROYAUMES MINUSCULES
de Voyou

Le chanteur et master

Photos : Pauline Le Goff / Design : piknetart.com


ès cuivres lillois revient avec
un second album d’une
fraîcheur faussement candide
et joliment orchestré.

Ça commence comme un conte de fées


audio pour enfants, le temps d’une intro
cristalline, avant que la trompette chère
à Voyou résonne sur Deux Oiseaux, dont
la pop à la Douanier Rousseau traverse
quelques agréables variations rythmiques
et sonores. Après l’inaugural Les Bruits
de la ville (2019), des collaborations avec
Yelle, Morcheeba, The Black Lips
ou encore Albin de la Simone, Thibaud LPS-printemps23-Inrocks.indd 1 02/0
Vanhooland se réinvente avec des
royaumes minuscules. Chanson après
chanson, il ravive la joie de vivre sur
une planète cabossée mais toujours aussi
colorée et attrayante. Il s’agit donc
de raconter la chasse dont sont victimes
les insectes, l’overdose de béton sur
Huis clos, le refroidissement du cœur
dans le single L’Hiver.
L’astre le plus chaleureux de la galaxie
se voit offrir une ode contemplative
partagée avec November Ultra, Soleil
Soleil. Voulzy n’est pas très loin, Souchon
et Polnareff non plus. Car Voyou
est fidèle à ses influences qu’à ses
collaborateurs : le producteur carioca
Diogo Strausz reste très investi sur
cet écrin où s’infiltrent jazz et musiques
latines – les rythmiques ont été
enregistrées au Brésil – et des chœurs
assurés par Laura
Etchegoyhen, Ëda Diaz,
Pi Ja Ma ou November
Ultra. De la lumière
Thomas
Les Inrockuptibles №18

dans ce monde obscur…


♦ Sophie Rosemont

Les Royaumes minuscules (Entreprise/


A+LSO/Sony Music). Sortie
Demand
le 24 février. Concert le 16 mai à Paris Le bégaiement de l’histoire
(Trianon).
Exposition 14.02 — 28.05.2023
Les critiques

FANTASY
de M83

Toujours la tête dans les étoiles et de


plus en plus assuré en termes de
lyrisme, Anthony Gonzalez réalise le
parfait compromis entre ses envies
de pop et d’ailleurs.
“Beyond adventure”, proclame Anthony Dans le clip d’Oceans Niagara, trois De sa voix de plus en plus assurée, avec
Gonzalez dès Oceans Niagara, premier jeunes personnes, le sourire béat, ses fidèles Justin Meldal-Johnsen et Joe
morceau chanté de Fantasy aux paroles sprintent vers un ailleurs hypnotique et Berry, il donne de la chair et du lyrisme
ultra-minimalistes mais répétées merveilleux, observé·es par un démiurge à sa synthpop aux guitares héroïques
plusieurs fois comme un mantra. Placée aux airs de monstre mais aux intentions (Earth to Sea, Sunny Boy), tout en se
après l’instrumental Water Deep, bienveillantes. ménageant du temps pour la rêverie.
un véritable sas de décompression avant Sur la pochette de Fantasy – et sans Ainsi, l’atmosphérique et voyageur
l’envol, cette pop épique a tout du doute dans le clip –, c’est Anthony Deceiver précède, sans heurt, le plus direct
manifeste, sonore et émotionnel, de ce Gonzalez qui se cache derrière et groovy Fantasy. Anthony Gonzalez
neuvième album. Oceans Niagara, le masque et les prothèses. Un moyen assume aussi de porter la très belle et
l’Antibois l’a imaginé comme la bande- pour lui d’ajouter de l’étrangeté, de poignante ballade Radar, Far, Gone,
son de “gens qui courent, qui conduisent poser les bases d’une narration dont où guitare acoustique, piano et textures
à fond ou chevauchent des vaisseaux chacun·e reste le ou la scénariste. Par le électroniques se mélangent pour un
spatiaux ensemble”, pas loin, donc, d’une même geste, il s’efface plus que jamais résultat enchanteur. Avec ses voix
scène cachée et bizarrement poétique de derrière sa musique spatiale et onirique. trafiquées, mystérieuses,
la saga Avengers. Justement, son grand Depuis Hurry Up,We’re Dreaming, le Dismemberment Bureau
frère, le réalisateur Yann Gonzalez, avec double album de 2011 qui, avec le single provoque un atterrissage
qui il a noué une collaboration naturelle Midnight City, a changé sa trajectoire de en douceur avant
– Anthony a composé la BO d’Un chouchou indie en nommé aux Grammy l’évident replay.
120

couteau dans le cœur (2018) tandis que Awards, Gonzalez donne le sentiment ♦ Vincent Brunner
son aîné collabore à l’écriture d’hésiter entre deux destinations,
des paroles –, a prolongé cette vision. les hymnes transcendants taillés pour Fantasy (Virgin Records/Universal).
les stades et les longs paysages Sortie le 17 mars.
ambient. Avec Fantasy, il semble
embrasser un destin médian.

LES CENT PROCHAINES ANNÉES légèreté pop et gravité existentielle


de la chanson. Histoire de se plonger
d’Albin de la Simone entièrement dans ses claviers sensibles,
Albin de la Simone délègue la réalisation
au doué Ambroise Willaume, alias Sage.
Après un passage instrumental, le musicien français revient Lequel assure la guitare et la basse,
tandis que Robbie Kuster se charge de la
au chant, pour mieux déployer son écriture distinguée. batterie, Gustine de la harpe et Voyou
des cuivres – superbement déployés sur
Que reste-t-il de l’enfant que l’on a été ? l’entêtant Pars. Et puis, il y a ce duo final
Maintes fois abordé en art, ce sujet reste avec le Brésilien Rodrigo Amarante
l’un des plus fédérateurs et intemporels (Los Hermanos, Little Joy), Lui dire, des
du monde. Accompagné par la superbe échos souchoniens sur Pour être belle, et,
photo qui illustre la pochette, avec Mireille 1972, un bel engagement
Ella Hermë/Virgin Records · Julien Mignot/Tôt ou Tard

représentant Albin de la Simone bébé pour l’avortement :


dans les bras de sa mère, Petit Petit Moi “La désobéissance de
déclare son amour à celle-ci avant ne pas le garder”…
de laisser s’exprimer ses angoisses et Tout se déguste sans
ses espoirs concernant l’Avenir : “Rien modération.
Les Inrockuptibles №18

n’est impossible, je le sais/Même le passé ♦ Sophie Rosemont


est imprévisible.”
À l’image de l’ensemble de ce septième Les Cent Prochaines Années (Tôt ou
album en vingt ans, ces deux morceaux Tard/Believe). Sortie le 3 mars.
sus-cités sont remarquablement Concerts du 5 au 7 avril à Paris
orchestrés et écrits – tout le monde n’a (Musée d’Orsay).
pas la chance d’avoir une plume mêlant
Les critiques

TOUTE LA BEAUTÉ ET LE SANG VERSÉ


de Laura Poitras

Dans un hommage vivant


et vibrant, la réalisatrice
de Citizenfour documente
l’activisme de Nan Goldin
face aux profiteurs de la
crise américaine des opiacés.
Lion d’or surprise de la dernière Mostra et favori pour
l’Oscar du meilleur film documentaire, Toute la beauté et
le sang versé s’ouvre sur deux événements à première vue
sans rapport : le suicide de la sœur aînée de Nan Goldin
alors que cette dernière n’a que 11 ans et la lutte que
mène la photographe pour que les plus
prestigieux musées du monde cessent d’accepter et
d’afficher en grosses lettres le mécénat de la dynastie
Sackler, grande responsable de la crise des opiacés
Cinémas

aux États-Unis. La fortune des Sackler, propriétaires de


la société pharmaceutique Purdue, s’est en partie bâtie
grâce à la commercialisation massive de l’OxyContin,
un puissant antalgique appartenant à la famille des
122

opioïdes. En vingt ans, on estime à un demi-million le


nombre d’overdoses mortelles causées par ce
médicament prescrit pour les douleurs les plus banales.
C’est après avoir elle-même échappé de peu à une
overdose que Nan Goldin s’est rendue en cure de
désintoxication, avant de créer Prescription Addiction
Intervention Now (P.A.I.N.), un collectif organisant des
happenings militants hérités d’Act Up (comme le die-in)
dans les musées soutenus par les Sackler. Chapitré en
sept tronçons, Toute la beauté et le sang versé est le récit
d’une lutte tissé dans les mailles d’une autobiographie
orale et d’une monographie. Chaque segment est divisé
en deux parties, l’une contemporaine et constituée du
filmage des actions et d’entretiens avec des militant·es,
des journalistes, des galeristes et des artistes engagé·es mourir lorsqu’on souffre de troubles psychiatriques mal
dans P.A.I.N. et l’autre passée, principalement composée pris en charge comme la sœur de Nan Goldin, quand on
des diaporamas caractéristiques du travail de la meurt du sida dans l’indifférence des pouvoirs publics
photographe (mais aussi d’archives et d’extrait de films), comme ses ami·es, ou lorsqu’on finit par se donner soi-
sur lesquels est posée la voix-off de Nan Goldin faisant même la mort à cause d’une addiction favorisée par un
le récit de sa vie par le menu. médicament dont les dangers ont été ignorés par souci
À la fois chronique intime, balayage de l’histoire du de rentabilité économique, dans la même indifférence
New York underground des années 1970-1980 et étatique. Le film est un cimetière où sont notamment
Avec l’aimable autorisation de Nan Goldin/Pyramide Films

pamphlet contre l’impunité dont jouissent les puissant·es, inscrits les noms de Barbara Goldin, David Armstrong,
à l’instar de Citizenfour (2014), antépénultième film de Cookie Mueller, Peter Hujar, David Wojnarowicz et
Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé est, malgré ceux des morts dus à l’OxyContin. Mais un cimetière
la charge parfois à gros sabots de son activisme, un objet d’une beauté ahurissante, fleuri, célébrant des vies
plus complexe qu’il n’y paraît. La cinéaste prolonge menées tambour battant et à la marge.
d’abord l’antinomie de son beau titre à l’intérieur du Car, au fil des rencontres, Nan Goldin a trouvé dans la
Les Inrockuptibles №18

documentaire, tout à la fois une ode à la vie et un communauté LGBTQIA+ une seconde famille. Elle a été
mausolée. Le premier lien qui fait tenir le film ensemble l’une des figures d’un âge d’or de la contre-culture new-
est celui de la difficulté à vivre et la probabilité de yorkaise dont elle a capturé l’énergie queer, désargentée,
trash, fêtarde, junkie, hédoniste et libre. La façon dont
le film fait coexister souffrance et joie est prodigieuse.
Elle prononce une phrase qui saisit, avec un sens aigu de
la formule, la bipolarité de ce sentiment : “Nous utilisions
Cinémas
123
l’humour comme un mécanisme de survie”, propos dont
on se dit qu’il constitue une belle définition du camp.
Si Toute la beauté et le sang versé est une lumineuse
oraison funèbre visant à inscrire au fronton des injustices Loin d’être un effacement aveugle, le documentaire
les noms des mort·es de l’OxyContin, le film sait qu’on montre à quel point la disparition du nom des Sackler
n’ajoute pas sans effacer. Le projet militant qu’il est à replacer dans un intense rapport à l’histoire,
documente vise en effet à opérer un transfert de visibilité celle des luttes de santé publique, de l’impunité des
en faisant disparaître des grands musées la plaque sur puissant·es et plus largement d’une culture de la
laquelle est inscrit le nom de Sackler (par exemple, l’aile domination patriarcale. “Tous les riches craignent qu’on
Sackler du MET ou le centre pédagogique Sackler du se penche sur leur argent sale”, finit par dire Nan Goldin
Guggenheim). En cela, il se rapproche de la cancel culture pour souligner un important angle mort du monde
du “mouvement woke”, telle que la définit Laure Murat de l’art, celui de l’odeur de l’argent qui finance les
dans son brillant essai Qui annule quoi ?, paru l’an institutions. Le film fait voler en éclats ce tabou
dernier : “Un mode d’expression et de protestation, composé du mécénat en jouant sur les armes qui ont toujours
Les Inrockuptibles №18

de discours et d’actions concertées relevant de droits été celles de Nan Goldin : le tissage d’un puissant réseau
politiques : manifester, boycotter, lancer des alertes.” d’amitiés, notamment sororales, et la croyance
en l’extraordinaire pouvoir des images qui découle
de ces amitiés. ♦ Bruno Deruisseau

Buzz and Nan at the Toute la beauté et le sang versé de Laura Poitras
Afterhours, NYC, 1980. (É.-U., 2022, 1 h 57). En salle le 15 mars.
Les critiques Réaliste au fil de scènes quasi
documentaires où Ana et ses copines
jouissent de dire n’importe quoi,
à la fois insensées et sensées, notamment
lorsqu’une jeune lesbienne annonce,
lassée des filles compliquées, qu’elle va
se mettre aux mecs, “parce qu’ils sont
EL AGUA plus cons”. Par le fait à l’occasion d’une
compétition de pigeons domestiqués,
d’Elena López Riera où quelques jeunes coqs locaux n’ont
qu’une hâte, se foutre sur la gueule.
Fantastique et fantasque aussi bien
Que son étrangeté prenne source dans le feu quand une jeune mariée déambule de
adolescent ou des pluies torrentielles, nuit vers son río bien aimé que lorsque
le film rêve de raves ou prend le temps
ce premier film espagnol déploie un récit de cadrer des fragments de paysages
urbains délabrés mais qui, sublimés
d’émancipation à l’énergie prodigieuse. par l’image (beau travail du directeur
de la photo Giuseppe Truppi), nous
El Agua, premier long métrage d’Elena enchantent.
López Riera, est une inquiétude sur la Histoire de glace, image de feu. Les deux
force du destin ou, du pareil au même, incarnées au plus haut par l’actrice Luna
sur la puissance du désir qui n’est jamais Pamies, Ana belle et rebelle, flottante
plus pur, plus dur que lorsqu’il ne sait découvre petit, canal minable charriant et indécise, comme une citation
pas ce qu’il désire. Ana, adolescente les saloperies ordinaires de notre monde sidérante de l’Ophélie de Rimbaud :
de 17 ans dans une petite ville du sud-est bousillé, mais qui pourrait sortir de son “Voici plus de mille ans que la triste
de l’Espagne, ignore ce dont elle a envie. lit pour peu qu’il ait envie d’une femme. Ophélie/Passe, fantôme blanc, sur le long
Elle est d’ici, dans un bistrot tenu par sa Gare au río quand il tombe amoureux, fleuve noir./Voici plus de mille ans que sa
mère Isabela et sa grand-mère Angela, il devient grande et furioso. douce folie/Murmure sa romance à la brise
toutes deux réputées brujas, maudites C’est ce que dit la légende, égrenée face du soir.” Tout le reste du poème est
sorcières. “Je suis là, je passe l’été”, dit Ana, caméra par quelques villageoises qui la meilleure critique du film. La morale
ancrée mais avide de larguer les amarres. sont comme les historiennes chez Sade : d’El Agua n’en est pas une, mais un
Qui sait, en s’embarquant avec José, préposées au récit, l’objectivant, tout programme politique énoncé par ce récit
un beau garçon de service ? en le rendant romanesque et, partant, résolument féministe : “Qu’ils aillent tous
Cette romance n’a de consistance que acceptable. Elles sont drôles les se faire foutre !” ♦ Gérard Lefort
124

parce qu’elle devient sous nos yeux historiennes d’El Agua, mais au sens
émerveillés une fable, revenue d’un inquiétant du terme. On les croit parce El Agua d’Elena López Riera, avec
passé immémorial qui nous constitue qu’elles ont raison d’avoir peur. Le film Luna Pamies, Bárbara Lennie,
autant qu’il nous dépasse et nous avance à tâtons sous la menace d’une Nieve de Medina (Esp., Suis., Fr.,
subjugue. L’eau de rose présumée se inondation très réelle dont on verra, 2022, 1 h 44). En salle le 1er mars.
métamorphose en eau noire, celle in fine, les effets catastrophiques. Mais Retrouvez le portrait de la réalisatrice
d’un fleuve sans nom, un río que l’on le débordement est aussi irréel dans p.18.
le pacte, plutôt à la vie qu’à la mort,
qui unit Ana et le río. El Agua est le récit
de cette passion de déraison.

Les Films du Losange · ARP Sélection


Les Inrockuptibles №18
Fnac × Les Inrockuptibles :
quels films voir ce mois-ci ?
CLOSE de Lukas Dhont
7 mars 2023 • Diaphana / Arcadès
Après Girl, qui scrutait la cohabitation houleuse d’une jeune
danseuse trans avec un corps qui n’était pas le sien, Lukas
Dhont poursuit son exploration d’une violence calfeutrée.
Intérieure dans Girl, elle est ici d’abord relayée hors champ
et laisse place à un monde pareil à un éden, champ de fleurs

THE WHALE
caressé par le soleil qui figure et accueille l’amitié ou l’amour,
qu’importe, de Léo et Rémi, 13 ans. Le jeune cinéaste belge

de Darren Aronofsky
dépeint avec une infinie délicatesse, une précision toujours
chirurgicale ce lien, puis la contamination progressive
de cette harmonie par ces schémas qui refusent l’altérité.

Scolaire, peu inspiré, Aronofsky


L’INNOCENT de Louis Garrel
échoue à accompagner les derniers 21 février 2023 • Ad Vitam / Arcadès
jours de son héros obèse et reclus. Avec L’Innocent, Louis Garrel, acteur et cinéaste, réalise une
comédie aux airs autobiographiques, librement inspirée de
la vie de sa mère, l’actrice et cinéaste Brigitte Sy (ici Anouk
Qu’est-ce qui a poussé l’inconstant Grinberg). Planqué sous des identités multiples – polar, film
Darren Aronofsky (Black Swan, Mother!, de casse et romcom –, L’Innocent révèle ses blessures
The Wrestler, etc.) à aller déterrer une pièce existentielles (le deuil impossible, l’angoisse permanente)
pour mieux les conjurer grâce à son intrépidité, son goût du
de (vieux) théâtre (malgré le jeune âge de
je(u), son plaisir intarissable de fiction, son irrésistible
son auteur, Samuel D. Hunter) pour en tirer drôlerie et son émotion vivace.
The Whale (littéralement, “la baleine”),

EO de Jerzy Skolimowski
film tout aussi poussiéreux ? Sans jeu de mots,
tout est lourd dans l’histoire de ce prof qui
donne des ateliers d’écriture à distance 22 février 2023 • ARP / Universal
(il ne peut quasiment plus bouger) et a décidé Voir à travers les yeux d’un être sans parole, c’était déjà le
de se suicider en mangeant au point de faire pari d’Essential Killing, film de traque dans une forêt
exploser son cœur gros. Et devinez quoi ? enneigée d’un évadé prisonnier rendu à l’état d’animal. Avec
EO, Jerzy Skolimowski épouse le regard d’un âne aux yeux
Il est fan de Moby Dick d’Herman Melville…
mélancoliques. Dans cette réinvention d’Au hasard Balthazar
Les acteur·rices jouent mal (même l’excellente de Robert Bresson, le cinéaste polonais fait parcourir
Sadie Sink, révélée par Stranger Things), le monde déréglé et désespéré des humains à son équidé en
les dialogues sont affligeants, expliquent tout perpétuelle fuite. Un ovni sensoriel à la forme heurtée,
à celles et ceux qui auraient des problèmes virtuosement radical.
de compréhension, et l’image est très laide.
Les effets spéciaux – pour faire encore
davantage grossir Brendan Fraser
PACIFICTION d’Albert Serra
(oui, l’acteur de La Momie), qui a évidemment 7 mars 2023 • Blaq out / Arcadès
Un haut-commissaire (Benoît Magimel, immense) suspecte
pris du poids pour le rôle (attention, film
la reprise d’essais nucléaires sur l’île de Tahiti. L’intrigue
à Oscars !) – sont si voyants qu’on se croirait aurait pu appeler un déluge de pistes scénaristiques, mais
parfois dans un Pixar lugubre. Pacifiction nous pousse très vite à abandonner toute certitude
The Whale, scolaire et bébête, enfile les clichés pour alimenter l’opacité de son mystère irrésolu, prétexte
et les platitudes psychologisantes sur à l’égarement. Cauchemar ou rêve éveillé, le film explore les
la souffrance, l’adolescence, la vie, la mort, zones d’ombre d’un territoire, ce paysage mental traversé par
la coiffure de manière totalement et des visions hallucinées d’un réel sous influence paranoïaque.
paradoxalement désincarnée. Aucun cinéma Une expérience inédite et renversante.
ici, aucun inconscient, puisque tout ce que
la pièce a à dire, ce qui n’est pas grand-chose LE PHARAON, LE SAUVAGE ET LA PRINCESSE
– on est loin de La Grande Bouffe de Marco
Ferreri –, est explicité par des personnages
de Michel Ocelot
qui évoluent dans un décor qui sent bon la 21 février 2023 • Diaphana / Arcadès
peinture fraîche des retransmissions Une plongée dans l’Égypte antique, une autre en Auvergne
au contact d’une légende médiévale, puis une exploration
théâtrales de l’ORTF dans les années 1960.
des palais turcs du XVIIIe siècle pour un conte ottoman.
Le courageux Fraser, qui sort d’une traversée Avec Le Pharaon, le Sauvage et la Princesse, triptyque de films
du désert, a été nommé aux Golden Globes, courts, le maître de l’animation française Michel Ocelot nous
pour ce rôle, dans la catégorie meilleur invite à une déambulation poétique et magique à l’intérieur
acteur dans un film dramatique. Tant mieux d’univers enchantés et luxuriants, peuplés de princes
pour lui. ♦ Jean-Baptiste Morain et de princesses pris dans des récits gorgés de sentiments
qui embrassent le contemporain et visent l’universel.
The Whale de Darren Aronofsky, avec
Brendan Fraser, Sadie Sink, Samantha
Morton (É.-U., 2022, 1 h 57). DISPONIBLE À LA
En salle le 8 mars.
Les critiques qui se construit avant tout dans une
routine laborieuse partagée. On ne
trouvera ici aucun grand récit
biographique, aucune story, aucune
exégèse de l’œuvre, aucune connaissance
en surplomb de l’homme ou de sa
musique. Le film se tient au plus près
de ce que DGF et Leccia ont partagé :
la quotidienneté des répétitions,
le partage de moments parfois anodins,
l’observation des habitudes, manies,
micro-comportements d’une personne.
Ce que vise le film, c’est une présence.
Une présence filmée dans un perpétuel
présent (alors que le film brasse
plusieurs périodes, plusieurs concerts,
mais en effaçant tous les repères
chronologiques). Et là tient la réussite
CHRISTOPHE... Il faut avoir vécu tout près de un peu magique du film : un sentiment
Christophe et l’avoir beaucoup aimé d’être là, tout proche de cet être et ce
DÉFINITIVEMENT pour réussir un portrait aussi incarné chanteur merveilleux qu’était
de Dominique Gonzalez- que l’est Christophe… définitivement.
De fait, les plasticien·nes Dominique
Christophe. ♦ Jean-Marc-Lalanne

Foerster et Ange Leccia Gonzalez-Foerster et Ange Leccia ont


travaillé auprès de lui pendant des
Christophe... définitivement de
Dominique Gonzalez-Foerster
années. Il leur a confié la scénographie et Ange Leccia (Fr., 2022, 1 h 24).
Comment saisir le Beau (splendide) de son fastueux retour En salle le 8 mars.
sur scène en 2002 ; le duo en a conçu
Bizarre ? En brouillant un premier film, une captation sortie
les pistes et en filmant dans la foulée (Christophe, le live).
Puis ont continué à le filmer, au gré de
sur le vif le quotidien d’un concerts dans les jardins de Versailles
ou dans des musées.
chanteur mélomaniaque. C’est essentiellement cela que restitue
Christophe… définitivement : une certaine
126

proximité dans le travail, une intimité

LAST DANCE
de Coline Abert

Les adieux à la scène d’une


drag-queen à la personnalité
complexe et attachante.

Vince, drag-queen emblématique de


La Nouvelle-Orléans, y a fondé sa
propre école et souhaite, après trente ans
de carrière, monter un dernier grand
show à Paris pour tirer sa révérence, trajectoire : comment mettre en scène dans le même mouvement comment
dire adieu à son mythique personnage, une dernière représentation ? revendiquer sa liberté au sein
Lady Vinsantos. Premier long métrage Créateur mélancolique à la fois enivré d’un avatar dont il s’est fait prisonnier.
New Story · Condor Distribution · Destiny Films

de Coline Abert, Last Dance est le du monde du spectacle et désabusé par C’est ce paradoxe étourdissant que
portrait d’un chef de bande vulnérable son emprise, il devient un sujet fascinant le documentaire parvient à saisir, dans
pris de doutes profonds sur son rapport parce qu’instable, en bouillonnement les adieux à une persona qui ne sonnent
à la scène, toujours un peu triste mais et en doute constants, donnant au film ni comme une fin ni un renouveau, mais
Les Inrockuptibles №18

qui donne le change avec charme. Cette cette forme excitante de laboratoire apparaissent comme un pur tracé fait de
question qui l’obsède donne au film sa intime, vibrant au plus près des visages lumière, d’ombres et de strass, célébrant
qui portent les traces indistinctement le triomphe harassé et flamboyant
mêlées du monde des artifices et de leurs de l’esthétique camp. ♦ Arnaud Hallet
coulisses. Vince le dit : la première fois
qu’il a incarné son personnage, il s’est Last Dance de Coline Abert (Fr.,
senti kidnappé par cette femme, trouvant 2022, 1 h 40). En salle le 22 février.
Cinémas
Un envoûtement
qui ne nous lâche plus
jusqu’à son ultime plan.
UN VARÓN
de Fabián Hernández

Un garçon erre à Bogotá, questionne ★★★★ PREMIÈRE


la violence et les codes de la
masculinité. D’une beauté lyrique.

L’an passé à Cannes, deux premiers films


colombiens faisaient bouger les lignes de leur

El
territoire (géographique, cinématographique)
et de ses représentations : L’Éden d’Andrés
Ramírez Pulido (lire p. 132) et Un varón de
Fabián Hernández. Tous deux conscients
de leur héritage, celui d’un cinéma heurté par
les violences d’un pays, proposaient d’en

Agua
redéfinir les codes pour imager les prémices
d’une possible guérison. Un varón s’ouvre
comme un casting sauvage ou une réunion type

127
Alcooliques anonymes. Face caméra, des
hommes d’âges différents confient leur rapport
à la masculinité, rapport invariablement tourné
vers l’assurance d’une force physique et
d’une virilité appréhendées comme les seules
armes permettant de survivre à la vie de la rue. UN FI LM DE
Au milieu d’eux, un visage plus jeune et ELENA LOPEZ RIERA
parfaitement indéfinissable. Il s’appelle Carlos,
et ressemble à un enfant perdu, issu des rêveries
de Peter Pan. Le film s’enfuit très vite et
définitivement de ce dispositif pour suivre
le garçon errant dans la ville et dans la nuit
comme un adulte, paradant avec les attributs de
cet homme qu’il doit être. Le film lui est dédié,
il marche dans ses pas non pour l’épier comme
un animal sauvage mais pour se tenir à ses
côtés, être cet œil qui le regarde et le console
dans une étreinte invisible. Un varón traverse,
en sachant la regarder, une ville en perdition,
sans que jamais le tableau pourtant chargé
ne dérive vers un misérabilisme de bidonville.
La beauté lyrique du film se situe justement
dans cet onirisme qu’il fabrique à force de jouer
sur l’indécision entre documentaire et fiction
pour lorgner vers un fantastique nébuleux.
Il la trouve aussi dans sa manière de reconduire
AFFICHE : ©JEFF MAUNOURY POUR METANOÏA

le récit d’apprentissage à l’envers comme pour


s’accorder à cette déconstruction du masculin
Les Inrockuptibles №18

à l’œuvre, pour que Carlos, chimère d’homme


précoce, puisse pleurer comme un enfant.
♦ Marilou Duponchel

Un varón de Fabián Hernández, avec Les Films du Losange / www.filmsdulosange.com

Felipe Ramírez (Col., 2022, 1 h 22).


En salle le 15 mars.
LE 1er MARS AU CINEMA
Les critiques MON CRIME camisole que le vieux monde leur a
imposée – et qu’Ozon lui-même
de François Ozon se plaisait non sans malice à faire jouer
aux comédiennes de 8 Femmes, rendant
injustement ces femmes coupables
La société est misogyne, la justice est d’un meurtre. Mon crime se rêve et
incompétente : accusée de meurtre, s’accomplit à égale hauteur de ses
fantasmes, celui d’un cinéma grand
une aspirante actrice transforme son procès spectacle (avec cette légère nostalgie
d’un temps où Danielle Darrieux
en tribune féministe. Entêtant et jouissif. était une jeune première), populaire,
fédérateur comme le devient cette
affaire médiatique.
Après Peter von Kant (2022), réinvention Le divertissement généreux qu’il nous
au masculin du chef-d’œuvre d’amour offre est plus subversif que sa bonne
lesbien et tourmenté de Fassbinder, tenue et sa séduction affichée ne le
Ozon retourne aux femmes et à un duo laissent augurer. Le film, dans son grand
de jeunes comédiennes : Rebecca Marder jeu de joutes verbales, de portes qui
et Nadia Tereszkiewicz (en photo), qui généalogie de femmes meurtrières claquent et de mines affligées, propose
incarnent ici des sœurs de cœur à l’orée que les foules adorent haïr. des ressorts très Virginie Despentes,
de leur vie – Pauline se rêve avocate et Plutôt que de subir les soupçons, notamment sur la nécessité de la
Madeleine, actrice. Les amies cohabitent Madeleine, aidée par Pauline, accepte violence (extrême ici, puisque le meurtre
sans le sou dans un Paris de studio sa culpabilité, se la réapproprie comme devient la seule façon de se protéger des
de cinéma jouant à outrance du charme un stigmate pour la jeter au visage hommes et des maris), sur la reconquête
désuet des années 1930. Ozon retrouve du monde entier : je suis coupable, mais du pouvoir des femmes par cette même
l’une des veines les plus inspirées de son de quoi ? Là, Mon crime, en adéquation violence et sur l’incompétence évidente
cinéma, celle de la comédie de boulevard avec son héroïne, confesse lui aussi de la justice, son usure déphasée et
façon Potiche (2010), théâtre des son programme très éclairant et actuel : masculine. Mon crime a alors quelque
apparences, jeu de Cluedo méta façon une relecture féministe de ces affaires chose du film kamikaze (comme le sont
8 Femmes (2002). criminelles et misogynes. On aurait pu ses héroïnes), qui appâte les hommes
Mon crime aussi débute par la mort craindre l’entreprise opportuniste et pour mieux les faire tomber.
d’un riche producteur de cinéma. didactique, si le film n’était traversé par ♦ Marilou Duponchel
Or Madeleine a rencontré l’homme le un élan jubilatoire constant. C’est sans
matin même, lors d’un guet-apens tendu doute ce qui prévaut dans Mon crime, Mon crime de François Ozon,
par le magnat agresseur et libidineux cette grande gaieté acharnée et jouissive avec Nadia Tereszkiewicz,
128

dont elle parvient à s’échapper. d’une œuvre guidée par ses comédiennes, Rebecca Marder, Isabelle Huppert
Évidemment, pour la justice, personnifiée cette causticité qui donne à l’ensemble (Fr., 2023, 1 h 42). En salle le 8 mars.
par Fabrice Luchini, juge réac pressé de la mélodie d’un refrain entêtant. Retrouvez notre entretien avec Isabelle
conclure l’affaire plutôt que de l’élucider, La salle d’audience était un espace Huppert et Nadia Tereszkiewicz p.28.
elle est une “délicieuse” coupable idéale d’écoute et de catharsis chez Alice Diop
qui s’inscrit parfaitement dans cette dans son sublime Saint Omer. Elle est,
chez Ozon, un terrain d’expérimentation
ludique et performatif pour des actrices
et pour des femmes s’emparant d’un lieu
pour mieux tordre le cou à l’image-

Carole Bethuel/Gaumont · Survivance


Les Inrockuptibles №18
À PAS AVEUGLES

Cinémas
de Christophe Cognet

Un documentaire aussi éprouvant


que précieux sur les photos clandestines
prises dans les camps nazis.

Une pluie battante sur une modeste et son après (des Sonderkommandos
étendue d’eau fait soudain recracher en train de jeter les corps dans une fosse
à la terre des particules blanchâtres, d’incinération).
un temps identifiées comme de petits conduit une enquête rigoureuse nourrie Entre la démarche d’un historien et
cailloux. Une voix révèle que ce sont de minutieux décryptages de chaque celle d’un juge d’instruction menant
des ossements humains. En une séquence cliché retrouvé et identifié à ce jour. une reconstitution, le cinéaste recompose
liminaire qui tombe comme un couperet, Entre les ruines, là où la nature a repris les faits et tente de comprendre
voilà résumée l’inestimable tâche ses droits et où le chant des oiseaux d’où ont été pris les différents clichés,
d’À pas aveugles : exhumer des cendres encercle les souvenirs de l’horreur, avec quelle méthode de dissimulation,
de la Shoah chaque empreinte qui la caméra foule la terre des camps ou encore interprète les intentions
pourra témoigner que cela a eu lieu. (Dachau, Buchenwald) jusqu’à conclure de l’émetteur ou émettrice de l’image.
Après Parce que j’étais peintre (2013), son mouvement à Auschwitz-Birkenau. De ces multiples interrogations déchiffrées
centré sur les peintures et dessins réalisés Le plus éprouvant mais aussi le plus avec une méticulosité admirable, le film
dans les camps nazis, Christophe Cognet précieux, ce fragment examine quatre redessine le quotidien des camps
poursuit son étude du sujet en consacrant photographies capturant le centre d’extermination et raconte la nécessité
un documentaire aux multiples d’exécution. Une matière décisive de absolue, pour une poignée d’humain·es,
photographies clandestines ayant témoigné l’histoire qui parvient à fixer non pas de saisir une trace de cette entreprise
de la réalité de ces lieux. Devant et le moment de la mise à mort (“image de disparition généralisée. ♦ Ludovic Béot
derrière la caméra, le documentariste impossible”, comme le rappelle le cinéaste
en voix off) mais son avant (des femmes À pas aveugles de Christophe Cognet
contraintes de se déshabiller avant (Fr., All., 2021, 1 h 49).
d’être emmenées à la chambre à gaz) En salle le 8 mars.
Les critiques où il est régulièrement question de définir
à quelle famille l’on appartient, puis
JET LAG politique, alors qu’un coup d’État installe
les militaires à la tête de la Birmanie,
de Zheng Lu Xinyuan là où l’arrière-grand-père de la cinéaste
avait mystérieusement disparu.
Dans une exploration rêveuse du quotidien sous Tous ces registres entremêlés sont
unifiés par une image vidéo DV en noir
confinement, la cinéaste revisite les replis de et blanc, souvent dégradée, qui, si elle
tend parfois vers l’austérité, donne
son histoire familiale, de la Chine à la Birmanie. au film une intimité inestimable. De
nombreuses confessions sont perdues
dans la lumière. Tandis que les rues
Après l’onirique The Cloud in Her Room bouillonnent des manifestations
(2020), Zheng Lu Xinyuan poursuit à Mandalay, deux amantes dorment
son exploration oisive et erratique de la profondément dans un lit conjugal
vie quotidienne avec un deuxième film, petite amie dans un hôtel d’Autriche, d’Europe. Tout est politique et tout est
cette fois en temps de confinement. une occasion de cinéma qui sied primordial, le peuple, les chambres,
Début 2020, l’épidémie de Covid-19 parfaitement à son travail de portraitiste la tristesse. Ainsi, de bout en bout fait
immobilise la cinéaste chinoise et sa familial et sentimental. d’échos et de rebonds successifs via
Le jet-lag du titre est des dilatations temporelles (symptôme
multiple. Il y a d’abord un intense du confinement), Jet Lag nous
décalage géographique, emmène doucement voir le monde,
alors que la réalisatrice est nous, spectateurs et spectatrices, comme
coincée dans un pays les enfants sans famille que nous
étranger, ce qui donne sommes. ♦ Arnaud Hallet
naissance à une rêverie
éveillée où l’on contemple Jet Lag de Zheng Lu Xinyuan
et commente le monde (Aut., Sui., 2022, 1 h 51).
depuis sa fenêtre. Il est En salle le 22 février.
ensuite temporel, dans cette
torpeur que l’isolement
contraint peut provoquer,
idéale pour se laisser aller
à maintes réminiscences.
130

Il serait enfin héréditaire,

GOUTTE D’OR Des étendues sableuses d’Afghanistan


dans Ni le ciel ni la terre (2015) jusqu’à
de Clément Cogitore la taïga sibérienne de Braguino (2017), en matière, s’invitant dans les artères
Cogitore n’avait jusqu’à Goutte d’or secrètes du cabinet du voyant Ramsès.
jamais filmé l’urbanité. Sa caméra saisit Le film nous immerge au cœur d’un
Beau retour à la fiction ici le bouillonnement aux alentours du miracle qu’il va renverser quelques
métro Barbès ainsi que la vie quotidienne minutes plus tard, pour mieux en
pour Cogitore, qui arpente du quartier parisien alentour, condamné décortiquer la minutieuse supercherie.
le Paris de Barbès entre au hors-champ dans la plupart des
productions françaises, avec une
Le quotidien falsificateur de Ramsès,
tout autant escroc que magicien, est
rudesse et mysticisme. précision inédite. Le cinéaste détaille soudain frappé de deux révélations,
cette véracité pour mieux en révéler l’une émanant du réel (le surgissement
la nature mythologique, sans tomber d’une bande de jeunes Marocains qui
Maillon essentiel du renouveau du cinéma dans l’écueil de l’exotisme. errent dans la rue) et l’autre du surnaturel
français opéré au milieu des années 2010, C’est à ce titre que Goutte d’or révèle (la vision d’un cadavre dans un chantier).
l’œuvre jeune mais déjà vaste du plasticien le mieux la perméabilité de ce cinéma Ce que comprendra Ramsès, c’est que
et cinéaste Clément Cogitore (deux à l’embranchement du prosaïsme et s’il y a toujours une manifestation du réel
longs, un moyen métrage documentaire, du mysticisme. Ce double mouvement qui nous échappe, ce qui compte alors
une mise en scène à Garnier et une série s’incarne dès l’impressionnante entrée plus que tout, c’est la croyance que l’on
d’installations vidéo) travaille, au sein dépose sur ces signes.
d’un même geste, le rationnel et C’est ainsi tout autant le ciel
l’irrationnel. Tout en cueillant la réalité que la terre que sacre
Norte Distribution · Diaphana Distribution

du terrain dans une démarche proche merveilleusement le cinéma


de celle du documentariste, il orchestre de Cogitore. ♦ Ludovic Béot
Les Inrockuptibles №18

la mise en place de toute une


cartographie de signes et de croyances. Goutte d’or de Clément
Cogitore, avec Karim
Leklou, Malik Zidi,
(Fr., 2022, 1 h 38).
En salle le 1er mars.
CD №18
mars 2023
→ 14 titres

01 Fever Ray Kandy


Extrait de Radical Romantics
(Rabid Records/PIAS)
→ Karin Dreijer poursuit
son exploration par
l’intime des questions 11 En Attendant Ana Same Old Story
de genre et de sexualité. Extrait de l’album Principia
Et cherche à dynamiter (Trouble in Mind Records/Modulor)
les structures hétéropatriarcales. → Démontrant
la surprenante maîtrise
02 Heartworms Retributions 06 Flavien Berger Les Yeux, le reste accumulée d’année
of an Awful Life Extrait de Dans cent ans en année, le groupe
Extrait de Comforting Notion (EP) (Pan European Recording/Bigwax) parisien déploie comme
(Speedy Wunderground/PIAS) → Flavien Berger choisit jamais sa pop racée.
→ Entre postpunk de clore sa trilogie
et ambiance gothique, pop sur le temps 12 Voyou L’Hiver
la Londonienne publie en explorant ici l’occulte Extrait de l’album Les Royaumes
un single flirtant avec et l’inconscient. minuscules (Entreprise/Sony Music)
la ferveur et l’urgence. → L’Hiver raconte le
07 Sabrina Bellaouel Jah refroidissement du cœur
03 Shame Six-Pack Extrait d’Al Hadr (InFiné/Bigwax) sur une planète cabossée,
Extrait de Food for Worms → La richesse et les mais toujours aussi
(Dead Oceans/PIAS) contrastes sont à l’œuvre colorée qu’attrayante.

131
→ Porté par un esprit chez Sabrina Bellaouel,
de camaraderie entre recherches 13 Bingo Club Ma chèvre
libérateur, le son de expérimentales Extrait de l’album Better Lucky than
Shame garde les traces et mélodies pour danser dans le noir. Beautiful (Fuzo/The Pusher)
d’un lâcher-prise → Amoureux des climats
et d’un sens certain de la communion. 08 Arlo Parks Weightless soft rock et du Super 8,
Extrait de My Soft Machine Martin Rousselot
04 Index for Working Musik Wagner (Transgressive Records/PIAS) a une ruse pour gagner
Extrait de Dragging the Needlework → Entre soul, pop et r’n’b, au bingo : cocher toutes
for the Kids at Uphole (Tough Love sa voix procure les cases en même temps.
Records/Modulor) des frissons. Arlo Parks
→ Le quintet britannique n’a jamais eu froid aux 14 I:Cube Kaszio Plus 1
mixe indie pop et yeux, ce qu’elle prouve Extrait de l’album Eye Cube
approche slowcore, et fait une nouvelle fois avant son second (Versatile/Diggers Factory)
des merveilles avec son album en mai prochain. → I:Cube explore la sphère
nuancier de gris. ambient/electronica
09 Miossec Mes voitures avec cette enivrante
05 Death and Vanilla Out for Magic Extrait de Simplifier ballade, nous entraînant
Extrait de Flicker (Columbia/Sony Music) par ailleurs vers des
(Fire Records/Kuroneko) → D’une plume toujours zones plus agitées.
→ Les Suédois·es voguent aussi inspirée et précise,
vers une musique Miossec déroule ses
aérienne et lumineuse, obsessions en chanson,
redynamisant la dream parmi lesquelles, ici,
pop dont le trio compte ses caisses.
parmi les meilleur·es ambassadeurs
et ambassadrices. 10 Anna B Savage The Ghost
Les Inrockuptibles №18

Extrait de l’album InFlux


(City Slang/PIAS)
→ “Arrête de me hanter”,
supplie Anna B Savage
dans le refrain de
The Ghost. Bien au
contraire, on se réjouit
que ses chansons nous entêtent.
Les critiques nappant les scènes d’une tension
indicible, il faut aussi et surtout saluer
la distance parfaite que le réalisateur
L’ÉDEN pose avec ses sujets, et le sentiment de
pure vision qui se dégage du résultat.
d’Andrés Ramírez Pulido Ramírez Pulido a inventé un décor
(une hacienda délabrée aux airs de
plateau de shooting ruin porn) qui n’a
Qu’ont fait ces ados, envoyés dans un camp de travail rien d’une prison mais parvient à nous
délabré au milieu de la jungle ? Un impressionnant faire croire qu’elle en est une, sans murs
ni barreaux sinon la forêt et la torpeur.
coup d’essai, riche en trouvailles formelles, Dans ce lieu abstrait et paradoxal,
son portrait de jeunesse a quelque chose
qui confirme la vitalité du jeune cinéma colombien. lui aussi d’assez rêvé, voire symbolique :
plus qu’une peine à purger, c’est tout
un rapport enfoui à leur propre violence
Eliú, à peine adolescent, tue un homme, auquel sont ici venus se confronter ces
qui n’est même pas celui qu’il visait. jeunes garçons dont certains ne sont pas
Pour ce crime absurde, on l’envoie loin d’avoir littéralement “tué le père”.
croupir dans un centre de détention Sans non plus bouder l’effet de
au plus profond de la forêt vierge, sidération relativement facile et
avec d’autres délinquants de son âge. faussement croire que l’on connaît voyeuriste propre à ces scènes où
Prisonnier d’une vie de quasi-esclave déjà les ados de L’Éden (drôle de titre des enfants se mettent à crâner
(la journée, les jeunes détenus travaillent – le film s’appelait initialement La Meute sur leur vie de meurtrier et leurs trips
dans des chantiers ou des exploitations en espagnol et n’a évidemment rien de psychédéliques, le film parvient
voisines), loin de tous les regards paradisiaque). Andrés Ramírez Pulido finalement à être beaucoup plus que
du monde, il tente peut-être de se revendique pourtant d’avoir justement cela. Il marque la naissance d’un
reconstruire, à moins qu’il attende voulu prendre à revers ce cliché. réalisateur et confirme, dans le sillage
simplement que la vie se déroule Si ses ados sont captivants, c’est de Ciro Guerra (un acteur des Oiseaux
– il est trop taiseux pour qu’on puisse essentiellement parce qu’ils sont de passage réapparaît d’ailleurs ici), la
le deviner. impénétrables, et le principal travail vitalité d’un certain cinéma colombien
À cause d’un certain cliché de cinéma de son film consiste à se poser aussi épris de formalisme placide et de
latino-américain sur l’enfant violent longuement que nécessaire devant puissance d’incarnation. ♦ Théo Ribeton
des rues, gouailleur et adultifié, incarné leur opacité, à sonder leur langueur :
essentiellement par La Cité de Dieu que pense Eliú de son crime ? L’Éden d’Andrés Ramírez Pulido,
132

mais qui a laissé dans l’imaginaire collectif Récompensé l’an dernier d’un grand avec Maicol Andrés Jimenez
une empreinte forte, on pourrait prix de la Semaine de la critique Zarabanda, Miguel Viera (Col., Fr.,
à Cannes, L’Éden place d’emblée son 2022, 1 h 25). En salle le 22 mars.
réalisateur dans une catégorie assez
élevée du paysage. Car outre la grande
maîtrise formelle du film, tout en fixités
sculpturales et en profondeurs sonores

Pyramide Films · Sandro Kopp/Condor Distribution


Les Inrockuptibles №18
Cinémas
THE ETERNAL DAUGHTER issues de l’aristocratie, et sur ces lieux
anciens devenus des hôtels de luxe
de Joanna Hogg qui semblent toujours vides de client·es,
habités par quelques employé·es peu
Double dose de Tilda Swinton, toujours intéressé·es par leur métier et une
poignée de “fidèles” domestiques

133
parfaite et émouvante dans cette fable abandonné·es dont ne sait pas très bien
si elles et ils existent ou pas tant celles
gothique sur la force de la mémoire. et ceux-ci semblent sorti·es d’un épisode
de Downton Abbey. On pense à Shining...
Jusqu’à ce que l’émotion, celle de la
Une femme et sa mère (toutes deux mère, bouleversée par les lieux, nous
jouées par l’admirable Tilda Swinton submerge, la submerge et nous entraîne
– pléonasme), dont nous ne connaîtrons ailleurs, de l’autre côté du miroir. René
pas le nom, débarquent un soir en taxi des coups de téléphone à un homme Char écrivait : “Vivre, c’est s’obstiner
dans un manoir isolé qui a la réputation qui doit être son producteur et/ou à achever un souvenir.” C’est peut-être
d’être hanté. Angleterre, manoir, son compagnon et qui s’inquiète de la tâche que se donnent à la fois mère
fantômes... Nous voici en terrains l’avancée de son travail, toujours suivie et fille : clore un récit familial, ne plus
culturels, romanesques et comme une ombre par son épagneul faire qu’une dans ce manoir qui n’a
cinématographiques connus, presque qui ne la quitte pas et dont la démarche plus d’âme. Le film, produit comme
confortables, cosy sinon rassurants... rappelle tellement la sienne. The Souvenir 1 & 2 par Martin Scorsese,
Devenu un hôtel de luxe désertique, Moins ample et ambitieux formellement tout en délicatesse, en humour léger,
le manoir, baigné de brouillard (of course), que The Souvenir, mais aussi beaucoup en nostalgie, à l’aide de plans fixes
fut celui où la mère, aujourd’hui très plus court, The Eternal Daughter ne sévèrement et savamment agencés,
âgée, a grandi au sein d’une famille de la doit pas pour autant être considéré est parfaitement maîtrisé, et un régal
gentry. Sa fille est cinéaste et a une idée comme une œuvre mineure. C’est plutôt bouleversant. ♦ Jean-Baptiste Morain
derrière la tête : si elle y a amené sa mère, une miniature qui, on l’acceptera,
qui manifeste des signes de maladie n’est pas synonyme de moindre beauté. The Eternal Daughter de Joanna
neurodégénérative, c’est officiellement La réussite humble du film de Joanna Hogg, avec Tilda Swinton, Joseph
pour y fêter son anniversaire, et plus Hogg tient à une théorie du cinéma Mydell, Carly-Sophia Davies
officieusement dans le but de la faire et même de la littérature, notamment (G.-B., É.-U., 2022, 1 h 36).
parler de son enfance avant qu’elle n’ait fantastique, bien connue : moins on en
tout oublié. Ce témoignage sera la base montre, plus on montre, ou plutôt plus
du scénario de son prochain film. le spectateur ou la spectatrice imagine.
Les Inrockuptibles №18

Régulièrement, la réalisatrice passe Que nous montre la cinéaste, alors ?


Un lieu gothique, sorte de cliché
d’ambiance britannique. Elle en tire
d’abord un genre de satire sociale
sur le mépris de classe et l’exigence
d’excellence de deux femmes, même
progressistes (pour la plus jeune),
Les critiques

ESTERNO NOTTE
de Marco Bellocchio

À 83 ans, le réalisateur italien


retrace les 55 jours de captivité
d’Aldo Moro, ancien chef du
gouvernement italien enlevé
par les Brigades rouges en 1978.
Séries
134
Les Inrockuptibles №18

Anne Camerlingo/Arte

Séries
augmenté de touches burlesques,
Au centre, Fabrizio
Gifuni (Aldo Moro). proches de l’absurde. Dans la lettre
qu’il laissera à son épouse, Moro
écrira d’ailleurs ceci : “Sois forte,
ma chérie, dans cette épreuve absurde
et incompréhensible.”
Au lieu de rester collé à une dramaturgie
qui ferait régner un suspense sur
le destin de Moro – il n’y en a aucun :
l’homme a été retrouvé criblé de balles
L’Italie a aujourd’hui une Première dans le coffre d’une voiture –,
ministre d’extrême droite. Elle a aussi, Bellocchio filme cet “absurde” et cet
heureusement, un grand réalisateur “incompréhensible”. Il travaille par
pour regarder son histoire de façon à la vagues, par moments d’illusion, coups
fois pédagogique et cruellement intime. de théâtre, se soumet aux passions
Marco Bellocchio, 83 ans, s’était humaines autant qu’il les regarde,
intéressé à l’affaire Aldo Moro – alors comme tapi dans l’au-delà. Le premier
président de la Démocratie chrétienne, épisode s’ouvre ainsi par une séquence
kidnappé puis assassiné en 1978 par sa première série, le cinéaste mythique où Moro, libéré, gît sur un lit d’hôpital,
les Brigades rouges – à plusieurs des Poings dans les poches (1965) élargit une parenthèse enchantée qui se
reprises, notamment il y a vingt ans avec le spectre en six épisodes commandés refermera magistralement cinq heures
Buongiorno, notte. Le film racontait de par Arte et la RAI, où l’on croise la plus tard. Entre-temps, Esterno notte aura
l’intérieur les 55 jours de captivité de majorité des acteur·rices de cette exploré le fond politique de l’affaire,
l’homme politique à travers le regard tragédie pleine de bouffonnerie : en plus et notamment le refus de négocier de
de la brigadiste Adriana Faranda. Pour de Moro et de sa femme Eleonora, la part du gouvernement, pour croquer
Esterno notte suit le ministre de avec pessimisme le fonctionnement
l’Intérieur Francesco Cossiga, le Premier de la démocratie italienne. Ou peut-être
ministre Giulio Andreotti, des membres de la démocratie tout court, cet art
des Brigades rouges, le pape Paul VI… du compromis rendu fragile dans
Pour rappel, l’affaire Aldo Moro fut un monde violent.
en Italie le point d’orgue des “années Bellocchio montre le prix de tout
de plomb”, marquées par des attentats engagement. Il saisit dans une
d’extrême gauche inédits. Cet homme atmosphère aussi noire que burlesque
de centre droit et de grande culture, les petits glissements moraux des un·es
réputé pour son bon sens et sa mesure, et des autres, leurs insuffisances.

135
souhaitait faire entrer le Parti Le spectacle est à la fois complexe
communiste au gouvernement en vertu et fascinant car il ne cède jamais
de sa puissance dans les urnes, ce qui à l’amertume, même quand la colère
ne plaisait ni à ses alliés classiques ni et le sentiment de gâchis dominent.
aux Brigades rouges. Son enlèvement Les pouvoirs sont fragiles, ridicules,
en plein Rome sous le feu de terroristes mais nous en avons besoin. À nous
est filmé par Bellocchio avec un art du de ne jamais les laisser tranquilles, sans
mouvement et de l’irruption dramatique participer au chaos. Voilà peut-être ce
qui ne se dément jamais dans le reste qu’essaie de chuchoter Bellocchio dans
des cinq heures de fiction, portées par ce testament esthétique et politique
un souffle d’une diversité folle. Les puissant. ♦ Olivier Joyard
scènes d’angoisse familiale alternent avec
une plongée dans les arcanes du pouvoir, Esterno notte de Marco Bellocchio,
politique ou religieux, mais aussi avec Fabrizio Gifuni, Daniela
des visions introspectives d’hommes Marra… Sur Arte les 15 et 16 mars
et de femmes dépassé·es. Une traque à 20 h 55 et sur arte.tv à partir du
impossible se dessine, tant l’Italie 8 mars.
se fige dans un moment d’hallucination
collective.
Tout est bercé d’étrangeté : Bellocchio
scrute l’affaire en reconstituant certains
moments forts, mais il le fait avec le
recul du présent et la parfaite lucidité
que son âge lui permet. Si les quarante-
cinq années qui nous séparent
du printemps 1978 pèsent sur les
personnages du drame, ces décennies
de distance allègent aussi la fiction.
Les Inrockuptibles №18

Moro est déjà un fantôme dont


le réalisateur nous démontre qu’il n’a
jamais cessé de hanter l’Italie, y compris
de son vivant. Il joue avec ce fantôme,
avec les forces spirituelles qu’il
convoque, pour créer une tapisserie
d’un néoclassicisme étincelant,
Les critiques

1985
de Willem Wallyn

Cette fresque historico-politique belge est aussi – et surtout –


le récit des trajectoires de trois ami·es d’enfance vibrant d’une charge
émotionnelle intense et rugueuse.
136

chemins divergent lentement au fil d’une


décennie marquée par la radicalisation
des groupuscules d’extrême droite et les
tueries du Brabant, une série de crimes
Bruxelles, 1981. Soutenue par quelques et de braquages sanglants dont les ressorts
accords postpunk, Vicky Vice, n’ont jamais été élucidés.
présentatrice sur une radio pirate, se lance Intelligemment construite et reposant
dans un édito habité aux airs de sermon. sur un casting solide où chacun·e joue en quête de sens ou d’appartenance,
Rejetant l’injonction à choisir son camp dans sa langue d’origine (français ou alors que les collusions avec les milieux
dans un monde polarisé, elle y invite flamand), la série n’appartient donc pas politique ou criminel brouillent les cartes
la jeunesse à embrasser la voie du cœur au champ des fictions adolescentes mais de la morale et de l’éthique.
– si possible avec une bonne playlist. à celui, plus diffus, de la perte de Ouverts par des cartons informatifs et
À l’image, un montage d’archives l’innocence et des désillusions inhérentes clos par des images d’archive,
synthétise les enjeux politiques de l’époque aux premiers temps de l’âge adulte. les épisodes témoignent d’une déférence
en un grand mix où se télescopent Captant la jeunesse avec une sensibilité envers le réel qui empêche parfois le
Reagan et Gorbatchev, Thatcher et rugueuse qui n’est pas sans rappeler récit de prendre pleinement son envol.
Jean Paul II, manifestations étudiantes Le Monde de demain, elle lie ses trajectoires Soumise aux éléments historiques
et répression policière. fictionnelles à une fresque ambitieuse comme à une multitude de vents
Créée par Willem Wallyn et mise en qui sonde les plaies encore béantes contraires, la narration perd parfois
scène par Wouter Bouvijn, la série belge du pays, partageant en cela la charge en adhérence avec ses personnages
1985, présentée en compétition au politique d’Oussekine. cabossés, qui en constituent pourtant
festival Canneséries, se tient à ce point Au fil des épisodes, le thriller policier la part la plus émouvante.
de friction où l’idéalisme adolescent se  gagne en ampleur pour instruire Ces réserves mises de côté, 1985 séduit
confronte aux aspérités d’un réel la radiographie d’une institution (la par la finesse de son écriture et la
profondément pessimiste. Marc, Franky gendarmerie) en crise. La mise à nu de complexité de son propos, dont
Thomas Nolf/StudioCanal · Apple TV+

et sa sœur Vicky viennent de décrocher ses rituels physiques – scènes de douche, l’ampleur mélodramatique et le courage
leur diplôme d’études secondaires entraînements, jeux collectifs, passages politique en font une des plus belles
Les Inrockuptibles №18

et “montent” à Bruxelles. Les deux amis à tabac, uniforme – éclaire le formatage découvertes de ce début d’année.
intègrent la gendarmerie quand la jeune progressif d’esprits encore mal dégrossis ♦ Alexandre Büyükodabas
femme entre à l’université. Alors qu’ils et
elle sont plongé·es dans des milieux aux 1985 de Willem Wallyn, avec
règles et aux idéaux opposés, leurs Tijmen Govaerts, Aimé Claeys
et Mona Mina Leon…
Prochainement sur Canal+.
LIAISON

Séries
de Virginie Brac Au cinéma le 22 février
Jusqu’où l’amour peut-il s’accommoder

jet lag
des faux-semblants des espion·nes ? ARTICLE
Vaste question dont cette décevante
série ne tire pas grand-chose.
En cinq saisons, Le Bureau des légendes a prouvé que
la télévision française était capable de produire des
un film de
séries d’espionnage en prise avec les enjeux du
monde contemporain tout en se tenant au plus près zheng lu xinyuan
des vibrations intimes de ses personnages. Orphelin·e
de ses figures troubles, on a entamé avec une certaine
excitation le visionnage de Liaison, thriller tendu entre
la France et l’Angleterre créé par l’expérimentée
Virginie Brac (Engrenages, Cheyenne et Lola) et dont
le duo central, formé par Eva Green et Vincent
Cassel, promettait des étincelles glamour.
Alors que le Royaume-Uni est la cible de piratages
qui mettent en danger ses infrastructures de
transport, Alison Rowdy, consultante en sécurité
informatique, recroise la route de Gabriel
Delage, mercenaire qui œuvre en sous-main
pour les services secrets français. Forcé par
les circonstances à collaborer, le tandem met
en lumière une conspiration dont les griffes
menacent l’Europe tout entière… et ravivent
les braises d’une passion ancienne.
Arrimée aux enjeux de l’Angleterre post-Brexit,
l’intrigue, en mouvement permanent, emprunte les

137
voies secrètes d’une Europe technocratique où les
menaces circulent comme des virus et les accords se
nouent entre intrigant·es aux intentions changeantes.
Si elle prend en charge des questions géopolitiques
d’une actualité brûlante, Liaison échoue à donner
corps à ses enjeux brumeux, plombée par une mise
en scène sans relief et des seconds rôles peu investis.
La romance impossible qui devait en constituer le sel
s’effrite quant à elle face à l’invraisemblable backstory
des personnages et au manque d’alchimie de leurs
interprètes, qui semblent ne jamais y adhérer
pleinement. Aux jeux du cœur comme à ceux des
espion·nes, si l’illusion est reine, tout s’effondre sans
un minimum de crédibilité… et de croyance.
♦ Alexandre Büyükodabas

Liaison de Virginie Brac, avec Eva Green,


Vincent Cassel, Peter Mullan…
Sur Apple TV+ à partir du 24 février.
Les Inrockuptibles №18
Les critiques

PINBALL FX
par Zen Studios

Le lien entre jeu vidéo et flipper a toujours été étroit et se voit


aujourd’hui revitalisé par un studio hongrois, entre plateaux vintage
Jeux vidéo

et créations originales. Alors, on refait un bon vieux coup de flip ?


138

Mais pourquoi le jeu vidéo tient-il tant à singer son vieux


rival des salles d’arcade qui, en termes d’interactions
comme de mise en scène, semble comparativement
si limité ? Pinball FX apporte des éléments de réponse
Retour vers le futur, DOOM ou Snoopy ? Un classique avec ses plateaux plus vrais que nature, ses lumières
comme La Famille Addams, créé par Williams/Bally clignotantes, ses cliquetis et ses chocs. Là où le flipper
en 1992, ou un nouveau plateau élaboré chez Zen Studios ? est une machine fantasmatique destinée à nous faire
Le choix est vaste dans Pinball FX, nouveau jeu de décoller loin du café où il est installé, le jeu vidéo de
flipper d’un éditeur expert en la matière, officiellement flipper offre un voyage dans l’autre sens : des univers
lancé en mars après un peu moins d’une année de synthétiques vers le réel, la mécanique, le monde matériel.
commercialisation en “accès anticipé”, c’est-à-dire dans Plus encore qu’un supplément d’âme, c’est un supplément
une version encore en chantier. de corps qu’il apporte au médium vidéoludique, presser
Depuis plus de quinze ans, les Hongrois de Zen les gâchettes de la manette ou les touches du clavier pour
peaufinent leur affaire, accumulant les licences pour renvoyer la bille se révélant une expérience éminemment
leurs propres tables de jeu, de Star Wars aux films physique – et on ne parle même pas de l’effet produit
d’animation DreamWorks, tout en négociant les droits par les jeux de flipper en réalité virtuelle.
de (vrais) flippers historiques. Pinball FX, qui succède Mais il n’y a pas que le plateau, les rampes ou les
curieusement à Pinball FX3, se distingue par de bumpers : il y a aussi le lieu où prend place cette belle
nouvelles fonctions et des avancées techniques mais, affaire, Pinball FX nous invitant à “construire l’arcade
aussi, par son modèle économique. Désormais, en plus de nos rêves”, là où les premières simulations du genre
d’acheter ses plateaux préférés, il est en effet possible, installaient leurs adeptes directement face au territoire
comme par exemple pour Just Dance, de souscrire abstrait de la boule de flipper. C’est peut-être là le fond
un abonnement d’un mois ou d’un an donnant accès du projet : ne pas recréer que le jeu mais aussi le trajet
à la collection complète. jusqu’à lui et souligner ainsi comment, y compris
Entre le jeu vidéo et le flipper, l’histoire d’amour ne date littéralement, un flipper peut (pouvait ?) meubler l’espace
pas d’hier. Depuis la fin des années 1970, rares sont et le temps. Seul le rituel d’introduction de la pièce
les consoles qui n’ont pas eu droit à leur simulation de monnaie manque encore vraiment. ♦ Erwan Higuinen
de billard électrique. Sur ordinateur, Macadam Bumper
Les Inrockuptibles №18

et Pinball Construction Set permettaient même dès Pinball FX (Zen Studios), sur PS4, PS5, Xbox One,
la décennie suivante aux joueur·ses de concevoir leurs Xbox Series X/S et Windows. Sortie le 31 mars.
propres tables. Depuis, Sonic, Kirby ou Mario se sont
changés en boules alors que, chez les indés, Yoku’s Island
Express, Creature in the Well ou The Pinball Wizard ont
Zen Studios

réussi la greffe d’une interface de flipper sur des jeux


d’action, de rôle ou de plateforme.
un documentaire

DISPONIBLE
SUR
Les critiques AU CŒUR DE L’AFFAIRE DU VIOL DE PONTOISE
de Marion Dubreuil

Programme B, produit par Binge Audio, analyse en deux épisodes un


procès où le jury populaire a été remplacé par des juré·es de profession
pour un fait de viol. Une immersion poignante et complexe.

Depuis le 1er janvier, et après une phase de test dans


plusieurs départements, les cours criminelles (sans jury
populaire et composées de cinq juré·es de profession) ont
été généralisées à l’ensemble du territoire français pour soit aussi mineur·e. Mais du fait de la non-
juger en première instance les crimes passibles d’une peine rétroactivité de la loi, l’affaire de Pontoise n’a pu
de prison allant de 15 à 20 ans. Le crime ciblé par en bénéficier, et c’est donc à nouveau dans le but
ce dispositif est le viol, qui était jusque-là trop souvent de prouver l’existence d’un viol que l’affaire
correctionnalisé, c’est-à-dire requalifié de crime en délit afin a été jugée par une cour criminelle expérimentale
de pouvoir être jugé plus rapidement devant un tribunal en novembre dernier.
correctionnel dans le but de désengorger les cours d’assises En faisant parler les avocats des deux parties
saturées. Ultraviolente pour les victimes qui voient ce et une membre d’un collectif féministe contre
qu’elles ont subi qualifié d’agression sexuelle plutôt que de le viol, la journaliste Marion Dubreuil propose
viol, cette pratique favorise aussi des peines moins lourdes, une immersion poignante au cœur de l’affaire
voire un acquittement plus facile. et des questions de consentement et de protection
Si la profession est divisée sur la pertinence de cette des enfants qu’elle pose. Tout en apportant
réforme, il ne fait aucun doute que sa raison d’être est avant un début de réponse à une question capitale :
tout gestionnaire. À ce stade, on ne sait pas si elle permettra cette troisième cour est-elle une justice au rabais
une amélioration, un statu quo ou une régression ou une vraie initiative pour enfin mieux juger les
dans la façon dont le viol sera jugé en France. Le podcast affaires de viol ? ♦ Bruno Deruisseau
Programme B, produit par Binge Audio, prolonge cette
Podcasts

interrogation en deux épisodes de 30 minutes qui proposent Au cœur de l’affaire du viol de Pontoise


une étude de cas sur une affaire de viol emblématique, de Marion Dubreuil. Sur Binge Audio.
celle dite de Pontoise. Les faits remontent
au 24 avril 2017, lorsqu’une fillette de 11 ans
140

est emmenée par un homme de 28 dans


la cage d’escalier d’un immeuble, puis chez lui,
en ayant à chaque fois des rapports sexuels,
le tout sans menaces ni violences.
Dans un premier temps, l’affaire sera
requalifiée en simple délit d’atteinte sexuelle
(passible de cinq ans d’emprisonnement
seulement). Devant le tollé médiatique qu’a
suscité cette décision, le ministère de la Justice
réagit en proposant une loi qui stipule que
tout acte sexuel avec un·e mineur·e de moins
de 15 ans est automatiquement considéré
comme un viol, à moins que l’accusé·e ait
moins de cinq ans de plus que sa victime et

Les 5 autres pistes du mois


→ Brise-Glace par Le Temps → Yesss par Yesss → Ya Rayah, l’exil en dansant
Un podcast suisse romand se penche Coordonnés avec la revue par Arte Radio
avec bienveillance sur “tout ce qu’on La Déferlante, les trois épisodes Avec pour point de départ la célèbre
n’ose ni dire ni demander aux gens qui d’une heure de ce podcast reprise de Ya Rayah par Rachid
nous entourent”, tels le BDSM, la s’intéressent au gaming d’un Taha, ce podcast questionne ce que
stérilisation définitive et le polyamour. point de vue féministe. la chanson dit de l’histoire des
Les Inrockuptibles №18

Français·es d’origine maghrébine.


→ En-quête d’idées par France Culture → Floraisons par Floraisons
Guillaume Erner décortique Ce podcast anarchiste, aborde, avec
Marion Dubreuil

une idée qui agite l’actualité : de sa des partis pris qu’on ne partage pas
genèse à ses récupérations, toujours, des thématiques
en passant par son impact sur passionnantes : le transhumanisme
les individus. les Black Blocs ou le porno.
Les critiques

Clément
Hervieu-Léger
est Robespierre
dans La Mort
Scènes de Danton.
142

LA MORT DE DANTON La joyeuse sarabande d’un groupe


de garçons et de filles portant tenues
par Simon Delétang légères et masques de carnaval fait
irruption sur le plateau. Danton est l’un
de ces noceurs épris de fêtes se déroulant
La troupe du Français s’empare
Christophe Raynaud de Lage/coll. Comédie-Francaise · Loïc Nys

jusqu’au bout de la nuit. Ouvrant sur


cette évocation dionysiaque qui dissout

avec une grande sensibilité, pour son ébriété dans les lueurs du petit matin,
Simon Delétang rappelle les aspirations

son entrée au répertoire, de la pièce


de Danton à une révolution de la liberté
et du plaisir qui, à cette heure de bascule

de Georg Büchner sur les heures


historique, s’oppose à la vision moraliste
Les Inrockuptibles №18

du chantre de la vertu qu’est


Robespierre. À cinq jours de la

noires de la Révolution française. décapitation de Danton, la pièce de


Georg Büchner prend acte du compte à
rebours tragique pour mesurer la somme
des illusions perdues des aspirant·es à un
monde libertaire face à l’avenir liberticide
Scènes
promis par les partisan·es d’un règne
de la Terreur réclamant toujours plus
de sang.
La Mort de Danton est écrite en 1835
et en cinq semaines par un étudiant
allemand de 22 ans en révolte contre
l’ordre établi. Fidèle au déroulé
des événements, la pièce fait figure
de manifeste de modernité en éclairant
par l’intime les coulisses secrètes
du drame historique. Ayant la charge
de l’entrée au répertoire de la Comédie- 1983
Française de l’œuvre de Büchner, Simon
Delétang se fonde d’abord sur l’intime d’Alice Carré et Margaux Eskenazi
pour confier le rôle de Danton à Loïc
Corbery et celui de Robespierre à
Clément Hervieu-Léger. “Je voulais
Retour sur la Marche pour l’égalité et contre
explorer la façon dont l’amitié entre deux le racisme de 1983. Ou l’affrontement de deux
artistes de la Troupe pouvait nourrir la
relation entre deux personnages de théâtre visions antagonistes de la Douce France.
basés sur des personnalités historiques.
Danton et Robespierre ont fini par être des 1983, le titre fait mouche. Comme le
ennemis mortels l’un pour l’autre, mais ils spectacle, intense et percutant, qui nous
avaient d’abord été des amis, précise ramène quarante ans en arrière. Deux
Simon Delétang – lorsqu’on sait qu’à ans après l’élection de la gauche au de la jeunesse, la vitalité artistique,
l’époque de la Révolution les membres de la pouvoir, la rigueur économique fait voler l’euphorie des radios libres,
Troupe ont failli être guillotinés. De ce point en éclats les rêves d’émancipation de la l’engagement syndicaliste, l’affirmation
de vue, je trouve ce rendez-vous entre une classe populaire tandis que la Marche d’un féminisme de combat issu des
œuvre et une troupe particulièrement pour l’égalité et contre le racisme, partie banlieues. Un âge d’or ? Niet.
émouvant.” de Marseille en octobre 1983 pour Rappelons-le, cette marche fut initiée
Pour faire entendre la beauté sidérante arriver à Paris en décembre, fait en réaction au nombre exponentiel
de la langue de Büchner, Simon entendre la voix des immigré·es et de meurtres racistes qui puisait sa
Delétang mise sur l’effet de réel d’une de leurs descendant·es. justification dans le discours de Jean-
pièce en costumes d’époque. C’est à la L’époque où Carte de Séjour, qui se Marie Le Pen, rendu audible par

143
lumière des bougies et dans le décor du revendique groupe de rock et n’en peut Mitterrand pour mieux atomiser la
salon doré d’un palais Grand Siècle que plus d’être classé en world music parce droite. Une piqûre de rappel ô combien
le metteur en scène-scénographe inscrit que ses membres sont d’origine arabe, nécessaire. ♦ Fabienne Arvers
son intrigue. Puisque le duel au sommet assoit magistralement le message de la
témoigne d’un moment où la Révolution Marche pour l’égalité en proposant sa 1983 d’Alice Carré et Margaux
est au point mort, le choix de ce lieu version de Douce France. Ce que réussit Eskenazi, mise en scène Margaux
unique renforce avec justesse l’idée à rendre avec force la troupe de Eskenazi, avec Armelle Abibou,
qu’une construction de l’Ancien Régime comédien·nes de 1983, c’est le rappel Loup Balthazar, Salif Cissé…
devienne l’étau qui condamne au pire d’une révolte fortement politisée, Les 7 et 8 mars, Théâtre du Bois de
ceux qu’elle emprisonne. associant en un même élan l’énergie l’Aune, Aix-en-Provence. Le 11 mars,
Pour Simon Delétang, “La Mort de Théâtre Louis-Aragon, Tremblay-en-
Danton est aussi l’histoire d’une bande France. Les 18 et 19 mars, La Ferme
de jeunes gens qui vont se rapprocher les uns du Buisson, Noisiel.
des autres dans la mort”. Il faudrait tous
les citer, mais qu’il s’agisse de Julie Sicard
en femme de Danton, de Gaël Kamilindi
en Camille Desmoulins, de Lucile,
sa femme, incarnée par Anna Cervinka,
ou du Saint-Just de Guillaume Gallienne
et de Marina Hands impériale dans
le rôle d’une grisette, chaque membre
de la Troupe s’attaque à sa partition
en s’accordant à ce théâtre de l’ici et
du maintenant qui se fonde sur
l’humain. ♦ Patrick Sourd

La Mort de Danton de Georg


Büchner, traduction Jean-Louis
Les Inrockuptibles №18

Besson et Jean Jourdheuil, mise en


scène et scénographie Simon
Delétang, avec Loïc Corbery,
Clément Hervieu-Léger, Marina
Hands, Guillaume Gallienne... En
alternance jusqu’au 4 juin, salle
Richelieu, Comédie-Française, Paris.
Les critiques Gants aux doigts, maquillage poudré sur
le cou et les bras, ils et elles ressemblent
à des pantins animés de pulsions. Ils
LEÇONS DE TÉNÈBRES et elles se reniflent, se toisent, lancent
aux spectateur·rices des regards de
de Betty Tchomanga possédé·es.
Betty Tchomanga a retenu la leçon
des années passées aux côtés de Marlene
Soulèvement des corps et soubresauts, scansions Monteiro Freitas. Le visage ainsi
souligné exprime toutes les facettes de
chantées comme autant de signes de révolte, l’âme. Leçons de ténèbres est également un
le quatuor de la chorégraphe sonde l’invisible métissage musical, puisant aux sources
multiples que sont Curtis Mayfield,
pour atteindre la lumière. Don Cherry ou Jacob ter Veldhuis.
Le spectacle, parcouru de ces scansions
chantées ou jouées, trace sa route.
Dans Mascarades, précédent solo, Betty Il nous perd parfois, un bref instant, puis
Tchomanga s’intéressait à Mami Wata, nous cueille à nouveau. Il faut écouter
divinité à l’ambiguïté fascinante. ce que Leçons de ténèbres a à nous dire,
D’une certaine manière, la danseuse les interprètes. Le mouvement part sur les corps (dé)colonisés, sur la
et chorégraphe tombe le masque avec du bas du corps, remontant en mémoire (ré)appropriée. Jusqu’au finale
Leçons de ténèbres, quatuor créé entre le soubresauts jusqu’au buste. Le rythme, électrique. Leçons de ténèbres ne
Bénin et la France. Sept stations comme comme une pulsion de vie pour dire manquera pas de gagner en force au fil
autant de leçons où voix et murmures, cette histoire d’oppression, cette lutte des représentations portées par Amparo
gestes et soupirs racontent mille et une entre l’eau et le feu, cet espoir fragile. Gonzalez Sola, Léonard Jean-Baptiste,
histoires. “Nous avons des récits à chanter, Betty Tchomanga invente de nouveaux Betty Tchomanga et Zoé Jaffry (en
des danses à donner, des places à revendiquer, rituels, certains plus aboutis que alternance avec Balkis Mercier Berger).
des colères à exprimer, des peurs à partager”, d’autres, pour donner à voir la lumière “Nous creusons jusqu’à déterrer l’invisible,
commente Betty Tchomanga. après les ténèbres. Danse renversée dont jusqu’à la métamorphose”, concède Betty
Leçons de ténèbres va vous prendre par les têtes se reflètent dans le miroir d’eau, Tchomanga. Ces ténèbres, devenues un
la main et ne plus vous lâcher. Dès gestuelle saccadée par-dessus bord. peu les nôtres, rencontrent alors la vérité.
l’entrée en salle, où des fantômes ont Dans ces instants les plus libérés, Leçons ♦ Philippe Noisette
pris place, le décor est dressé, fait de de ténèbres a des allures de free party.
chaises blanches dans un carré de scène. On harangue la foule, Tchomanga Leçons de ténèbres, chorégraphie
Cette scénographie, la chorégraphe elle-même susurre “I’m a Vodoo child”. Betty Tchomanga, avec elle-même,
144

en fait le réceptacle de ce naufrage évité, On chante en breton (Zoé Jaffry, Amparo Gonzalez Sola, Léonard
une planche pour surnager, un éden, surprenante adolescente à la manœuvre). Jean-Baptiste et Zoé Jaffry
qui sait, pour revivre. L’énergie va On comprend alors qu’une tempête (en alternance avec Balkis Mercier
crescendo, circulant entre le public et menace, et pas seulement sous un crâne. Berger). Les 2 et 3 mars, festival
Les soubresauts des danseur·ses comme Dañsfabrik, Brest. Le 11 mars, festival
des soulèvements sont signes de révolte. Artdanthé, Vanves.

Pascale Cholette · Jean-Louis Fernandez


Les Inrockuptibles №18
Scènes
INSTITUT OPHÉLIE
par Nathalie Garraud

La pièce écrite par Olivier


Saccomano feuillette les pages
du XXe siècle pour en rappeler
les grandes heures des luttes
féminines.
Imaginer la fiancée d’Hamlet en témoin
des combats féministes est la belle idée
d’une pièce mêlant avec grâce théâtre
et chorégraphie. Se lançant le défi
de rembobiner les temps forts du XXe siècle
à travers le regard d’une femme, Nathalie
Garraud – à la mise en scène – et Olivier

145
Saccomano – à l’écriture – revendiquent
un spectacle signé à quatre mains. Dans
le décor d’une pièce aux murs percés
d’une collection de portes, la salle
commune de l’Institut est prétexte à une
virevoltante chorégraphie d’entrées et de
sorties permettant à une petite dizaine
d’hommes et de femmes de nous entraîner
dans les strates de notre histoire

Mon absente
contemporaine, des drames de la Grande
Guerre au consumérisme des années 1970.
Rappel des grandes heures des combats
féminins, la pièce fonctionne à la manière
d’un grand livre d’images. Comme autant
d’hallucinations, chaque tableau renvoie
à l’imaginaire d’une Ophélie échappée
Pascal Rambert *
de sa partition shakespearienne et
convoquée ici pour mener le bal. Révélation Avec Audrey Bonnet *, Océane Caïraty,
d’une actrice au talent hors pair : Conchita Houédo Dieu-Donné Parfait Dossa, Vincent Dissez *,
Paz offre son incroyable présence à cette Claude Duparfait *, Mata Gabin, Stanislas Nordey,
héroïne dans le tourbillon d’une valse des
consciences au charme éminemment Ysanis Padonou, Mélody Pini, Laurent Sauvage *,
Claire Toubin
© Jean-Louis Fernandez

politique. ♦ Patrick Sourd

Institut Ophélie, texte Olivier


Saccomano, mise en scène Nathalie 28 mars | 6 avril
Garraud. Le 7 mars, Châteauvallon-
Liberté, Ollioules. Les 14 et 15 mars, * Artistes associé·es au TNS
Les Inrockuptibles №18

L’Empreinte, Scène nationale Brive-


Tulle, Brive. Du 23 au 25 mars,
La Comédie, CDN de Reims. Les 30

TNS Théâtre National de Strasbourg


et 31 mars, Théâtre du Bois de l’Aune,
Aix-en-Provence. Les 13 et 14 avril,
Théâtre du Grand Marché, Saint-Denis
03 88 24 88 24 | tns.fr | #tns2223
de La Réunion.
Les critiques

Arts
146

BLACK IS BEAUTIFUL
de Faith Ringgold, au musée Picasso, Paris

Une indispensable première rétrospective


Faith Ringgold/ARS & ACA Galleries
Les Inrockuptibles №18

française de l’artiste afro-américaine, née en 1930,


dont le vocabulaire met la syntaxe du modernisme
au service des luttes noires.

Arts
la condition féminine et l’anticipation
Faith Ringgold,
Picasso’s Studio: The French d’un féminisme noir, dont la théorisation
Collection Part I, #7, 1991. est encore en germe.
Au musée Picasso, qui accueille la
première rétrospective d’envergure de
Ringgold en France, Die prend place
dans l’une des six salles qui retracent,
au fil d’un corpus resserré où rien n’est
de trop, chacune de ses séries, autant de
chefs-d’œuvre éclatants malgré une
reconnaissance institutionnelle
enclenchée récemment. L’histoire des
lieux de monstration importe : le musée
Picasso présente Die en regard d’une
vitrine de documents retraçant le
bombardement de Guernica, la genèse
du tableau ou encore la présentation au
pavillon espagnol de l’Exposition
universelle de 1937, à Paris, de la fresque
Nous sommes en 1967. En plein cœur monumentale de Picasso. Black Is
de ce qui aura été appelé le “long hot Beautiful fait suite à une rétrospective
summer”. Aux États-Unis, l’air s’embrase. l’année dernière au New Museum,
Le bitume brûle. Le fond de l’air à New York, institution d’ailleurs
est rouge. Cela ne tient pas tant aux associée au volet parisien.
conditions climatiques qu’à la sourde Avant cela, Die aura trouvé sa place au
violence qui secoue le pays. Une centaine MoMA : acheté par l’institution en 2016,
d’émeutes éclatent, toutes brutalement le tableau a pris valeur de symbole,
réprimées. La ségrégation a été présenté lors du réaccrochage des
officiellement abolie par le Civil Rights collections du temple du modernisme,
Act de 1964 mais, au quotidien, rien ainsi ouvert à l’inclusion d’une histoire
n’a changé, ou si peu. Au tournant de La fin de la série trouve son acmé lors – extra-occidentale, militante, inclusive –
l’année 1963, Malcolm X parlait déjà de de l’été 1967 en question : ce sera Die, qui, jusqu’alors, restait dans les angles
“black revolution” et, au même moment, tout simplement. Mourir, donc. morts. Si la consécration de Faith
une jeune artiste afro-américaine, American People Series #20: Die, Ringgold doit beaucoup à cet épisode
Faith Ringgold, âgée de 33 ans, quelque trois mètres et demi de long, symbolique, la présente exposition ne

147
entreprenait ses American People Series : prend l’espace. Là, le carnage fait rage, s’y réduit pas. D’une éloquente sobriété,
un ensemble de vingt tableaux, abordant une éruption aveugle lance les corps, servie par un accrochage millimétré, le
de front le racisme ordinaire comme noirs comme blancs, dans l’effusion parcours embrasse également les affiches
condition structurelle du style de vie sanglante, mais, surtout, une lutte à mort typographiques des débuts, les tableaux
américain alors célébré, triomphant, aux raisons inconnues, qui embrasse textiles en quilt peint des années 1990 et
conquérant. tout sur son passage – femmes, les costumes de son spectacle-
La palette est sombre, Ringgold parlera enfants, cols blancs et jupes d’été. performance The Wake and Resurrection
de “lumière noire”. Les premiers tableaux La confrontation doit être directe, un of the Bicentennial Negro (1975-1989).
croquent une typologie de caractères coup de poing balancé aux regardeur·ses Sans conteste l’une des expositions de
noirs : tons bruns ombrés de bleu et, autrement placides. “Je ne voulais pas l’année. ♦ Ingrid Luquet-Gad
dans le cerne épais, quelque chose qui que les gens puissent regarder et détourner
fait signe au pastiche. L’artiste force le regard, parce que beaucoup de gens Black Is Beautiful de Faith Ringgold,
le trait, embrasse la narration font ça avec l’art. Je veux qu’ils regardent jusqu’au 2 juillet, musée Picasso, Paris.
alors même que l’époque serait plutôt et voient. Je peux agripper leurs yeux
à l’abstraction, car ce qu’elle peint et les maintenir ouverts, parce que c’est ça,
participe déjà d’un discours : il faut dire, l’Amérique”, écrit l’artiste à propos de
faire entendre, montrer sans s’excuser. sa toile.
Et pour cela, le formalisme en vigueur, Au moment où elle s’y attelle,
les querelles modernistes intra- Faith Ringgold est hébergée à deux pas
artistiques ne sauraient suffire. du MoMA, au sein de la galerie
Spectrum, la première à l’exposer.
Lors de ses visites au musée, elle
s’absorbe dans le Guernica de Picasso
(1937). Son vocabulaire, que d’aucun·es
disent postmoderne, se situe dans
cet écart : entre une connaissance
approfondie du canon du modernisme
occidental et la réorientation des
Les Inrockuptibles №18

moyens développés par les artistes de


ce modernisme. On retrouve également,
au sein de Die, des emprunts aux
monochromes d’Ad Reinhardt et
les éclaboussures de Jackson Pollock
– dès lors mis au service d’un
militantisme qui reflète l’expérience noire,
Les critiques ARMORS
de Jeanne Vicerial, à la galerie Templon, Paris

La jeune artiste convoque à sa suite une armée de présences


textiles réalisées à partir du tissage d’un unique fil recyclé.
Pour une puissance posthumaniste féminine.

le principe et la matière de ses créations


textiles de “tricotissage”, au plus près
d’une identité choisie et d’un apparaître
augmenté.
La mythologie antique fourmille de D’abord, leur statut aura été celui
métaphores du tissage. Dans L’Odyssée de vêtements : passée par l’industrie de
d’Homère, il y a Pénélope, tissant et la mode, elle invente un procédé dont
détissant une tapisserie scandant découlent ses formes afin de replacer
le temps, les heures qui filent, la confection sur mesure au sein d’une
se transformant en années ; manière de industrie se jetant à corps perdu dans
retarder le moment d’épouser un le prêt-à-porter et la fast fashion.
nouveau prétendant durant l’absence Puis, au cours d’un doctorat en design par des présences blanches plongées
d’Ulysse, auquel elle a voué constance et de mode, obtenu en 2019 au sein du dans une scénographie noire, les
attente. Elle serait l’épouse fidèle, certes programme SACRe, elle met au point sculptures présentent autant de figures
stratège, et néanmoins irrémédiablement un brevet inspiré de l’impression 3D : dégenrées : le féminin est une grammaire
enchâssée dans la logique patriarcale : un robot tisse ce fil unique recyclé, universelle délestée de l’assignation
fille, mariée, promise. Mais, chez venant dégenrer au passage le processus à un bio-corps ; et le genre, un attribut
les Romain·es, se trouvent également de production. S’ensuivra une résidence en perpétuelle recombinaison,
les Parques, trois sœurs tenant suspendu à la Villa Médicis en 2019-2020, dont comme ce fil sans origine assignable,
le destin de toute chose à un fil qu’elles elle dit être ressortie artiste. Jusqu’à cette potentiellement promis à la composition
choisissent ou non de trancher. Femmes présentation monographique chez d’autres formes encore. En majesté,
puissantes, femmes seules, esquisse Templon, sa première entre les murs de cette multitude armée surgit des tréfonds
de sororité omnipotente devant laquelle la galerie, avec un corpus augmenté, de l’imaginaire ancestral pour s’avancer
tremblent comme des feuilles les frêles depuis l’installation à la basilique, d’une vers un futur posthumaniste, drapée
148

êtres humains. Alors, lorsque Jeanne quinzaine d’œuvres. des promesses émancipatrices


Vicerial expose, à la galerie Templon Là, avec un espace peuplé de d’une technologie qui se réapproprie
à Paris, ses sculptures tissées d’un fil corps-armures noirs au sein du white son obsolescence programmée.
unique, noir toujours, c’est tout cube traditionnel, et un second investi ♦ Ingrid Luquet-Gad
un registre immémorial qui d’emblée
s’impose. Il faut dire que l’origine Armors de Jeanne Vicerial, jusqu’au
du projet de la jeune artiste s’y confronte 11 mars, galerie Templon (Grenier
en plein. Saint-Lazare), Paris.
Cela fut d’abord, dans le cadre du
programme de commandes artistiques
Mondes nouveaux, une installation
in situ dans la basilique cathédrale de
Saint-Denis : lieu d’histoire et de
mémoire, célébrant les grands hommes
puissants, ces gisants souverains ornés
de leurs signes d’apparat, que l’on
ne conjugue pas, ou si peu, au féminin.
Alors, lorsqu’elle y installa ses
propres créations, deux Gisantes et
deux Présences, le geste ne vint pas
uniquement réparer l’histoire : plutôt la
hanter de l’intérieur, par une généalogie
se montrant sans jamais s’offrir,
armée, armaturée et surtout dressée.
Comme principe de création, et
de détricotage des stéréotypes, Jeanne
Vicerial, née en 1991, se saisit de
la trame mythologique 3.0 du monde :
Les Inrockuptibles №18

ce fil, donc, unique, parfois long de


150 mètres, qui chez elle fournit
Arts
POLAROID 54/59/79
de Dana Lixenberg

Whitney Houston, Eminem,


Toni Morrison, Iggy Pop…
Les portraits de célébrités
de la Néerlandaise comme
le moment où la maîtrise cède
la place au lâcher-prise.

Il y a (déjà !) huit ans, Dana Lixenberg


publiait un des livres importants de
la décennie : Imperial Courts (Roma
Publications). Grand album noir et
souple, il effectuait une plongée patiente
dans le quartier de South Central
à Los Angeles : celui-là même d’où
partirent fin avril 1992 les émeutes qui,
six jours durant, mirent la ville à feu et
à sang à la suite du verdict qui acquitta

Photo books
quatre policiers dans l’affaire Rodney
King. Dana Lixenberg, jeune photographe
de presse néerlandaise, avait été envoyée
à South Central couvrir les émeutes. Elle y scellera vampirique de la célébrité. Quand, la tension retombée,
surtout des amitiés avec des membres de la communauté elle met sa main dans son pantalon, pour voir si les
africaine-américaine, à qui elle ne cessera de rendre bijoux de famille sont toujours à leur place (Iggy Pop,

149
visite pendant vingt-deux ans. en l’occurence).
Aujourd’hui, Dana Lixenberg sort, toujours Ici cohabitent donc des gens différents mais tous divisés
chez Roma, un second recueil de portraits : Polaroid entre la volonté de marquer le siècle et d’en jouir et celle
54/59/79. Là où Imperial Courts frappait par la d’un anonymat à jamais perdu : tous·tes donneraient
puissance de ses pleines pages de photographies noir un bras pour pouvoir, ne serait-ce qu’une heure,
et blanc et prises à la chambre, Polaroid 54/59/79 marcher dans la rue et redevenir un homme ou une
produit une explosion d’images (jusqu’à huit par femme dans la foule. C’était avant les réseaux sociaux.
double page) réalisées au Polaroid. Que des Avant les interviews verrouillées par les agent·es. Avant
commandes : du début des années 1990 au mitan des la peur du clash, avant la mitraillette à merde internet,
années 2000, Lixenberg travailla pour le New York quand accepter un portrait voulait dire pour une
Magazine, Marie Claire UK, Spin, Interview,Vogue célébrité accorder quarante-huit heures de son temps
Hommes, New York Times Magazine, Esquire ou Vibe, à un·e journaliste tout en sachant qu’il ou elle n’en
le grand titre de presse de la culture hip-hop cofondé retiendra que ce qu’elle aura laissé échapper. Et qu’il y a
en 1993 par Quincy Jones. C’est pour Vibe qu’elle tira là une beauté, dans ce petit jeu entre la totale maîtrise et
le portrait des figures du rap game d’alors : RZA, le plus grand abandon. C’est Whitney Houston qui fait
2Pac, André 3000, Jay-Z, Lil’ Kim, Mary J. Blige ou la couverture de Polaroid 54/59/79.
Eminem. Elle est en nuisette, assise sur un lit
Mais ce qui est troublant dans Polaroid 54/59/79, c’est en bord d’une fenêtre d’hôtel, les yeux
qu’elle fait cohabiter ces rappeur·ses de génie avec fermés. On ne sait pas si elle dort ou si
d’autres personnalités célèbres, de Toni Morrison elle songe à s’enfuir. Elle a l’air à la fois
à Donald Trump, de Kim Gordon à Britney Spears, prisonnière et heureuse. Elle est déjà
de Susan Sontag à Whitney Houston, d’Iggy Pop à… partie. ♦ Philippe Azoury
Charles Aznavour ! Le casting de ce livre est dément.
Il raconte à lui seul une façon de faire de la presse Polaroid 54/59/79 de Dana Lixenberg
magazine à l’américaine, à ce tournant des années 1990 (Roma Publications), 296 p., 65 €. En librairie.
– une époque où un tandem journaliste-photographe
se forgeait pour tenter de capturer quelque chose du
secret de la star. Chez Dana Lixenberg, cela crée une
Les Inrockuptibles №18
Adrien Millot · Dana Lixenberg

écriture si intime qu’il faut quelques secondes avant de


reconnaître tel ou tel visage iconique : c’est d’abord
la photo que l’on regarde, surpris·e par son caractère ↑
Heath Ledger,
quotidien, voire inquiet. Lixenberg a ce don de choper
Dana Lixenberg et son
la star à la seconde où celle-ci renonce à maîtriser son assistante Danielle
image. Quand elle baisse les yeux, épuisée, se van Ark, en 2005,
demandant pourquoi elle est là, à se prêter à ce jeu pour V Life Magazine.
Les critiques SEX DETECTIVES l’acception anglo-saxonne du terme –
que carbure Sex Detectives, titre
de Noa Y. Lions aguicheur mais intrigant. Noa Y. Lions
a la bonté de nous en fournir le mode

Incorrect, hilarant, absolument


d’emploi : “Sex : le mot se comprend de
lui-même. Et detective : cette alliance
lexicographique évoque les films américains
fabuleux, ce premier roman à grand public dans ce qu’ils ont de plus
passionnant et ouvre tous les possibles.”

chahute nos convictions sexuelles C’est-à-dire ? “Mêler sexologie, psychologie,


pornographie et amour afin de mieux cibler

au gré d’une enquête des libidos


la clientèle.”
Qui dit clientèle suppose fournisseur :

contemporaines menée par deux


ici, une mini-agence tenue par deux
étranges olibrius. Une femme et
un homme. À la fois myope et presbyte,

personnages irresponsables. l’auteur·rice ne tient pas, ni de près ni de


loin, à donner trop de détails. “Difficile
d’évaluer précisément leur âge, disons
La lecture de ce premier roman d’un·e 30-35 ans.” Comme on a quand même
certain·e Noa Y. Lions, écrivain·e soif d’en savoir plus, il est écrit que
anonyme, donne envie de sortir dans la femme est “grande, bien faite, sexy” et
la rue en hurlant d’un fou rire intense que l’homme est “grand, bien fait, sexy.”
– si tant est qu’on veuille courir les rues
en hurlant de rire, ce qui pourrait
être mal interprété par les passant·es.
Égarement pour égarement, c’est à
un bel esprit de nonsense – dans
Livres
150
Les Inrockuptibles №18

Petra Kallsback/P.O.L
ÉDITO

Livres
l’organe le même geste qu’exécuterait un homme
Noa Y. Lions,
pour vanter celle d’un membre plus attendu
de Nelly
écrivain·e anonyme.
dans un cabinet de sex detectives.” Le membre
en question sera celui d’une deuxième prise
qui s’angoisse que son pénis soit trop grand Kaprièlian
au repos et trop petit en érection.
Nos détectives sauront apaiser le surnommé
Ce qui va de soi, comme dans toute “Trop grand-Trop petit”. Question de P.O.L
logique de l’absurde, car “qui voudrait
d’un ou d’une sex detective impuissant ou
confidentialité, il et elle désignent en effet
leurs client·es et les personnes recherchées
A 40 ANS
frigide et sans imagination ni intelligence ? par des sobriquets : Sept ou Holopherne
Les nutritionnistes obèses ne font pas ou, plus simplement, un certain Martin, S’il y a un moment que Paul
recette.” La femme se nomme Dougheurl autrefois élève dans un pensionnat de Otchakovsky-Laurens adorait,
et l’homme, Duboï. Patronymes garçons (dit des Bons Enfants) où, bien c’était quand il ouvrait un texte
foutraques qui permettent de doté pour son jeune âge, il devint le sextoy reçu par la poste. Lorsque je l’ai
les imaginer à notre guise, par exemple de ses camarades qui lui “tendaient leur cul interviewé en 2003 pour les
comme une mixture des actrices comme un mendiant sa sébile, avides, ils n’en 20 ans de sa maison d’édition
britishissimes Jennifer Saunders et avaient jamais assez. Jamais des filles à ses initiales, P.O.L, puis une
Joanna Lumley. Autrement dit : ne se seraient conduites comme ça, le mythe de décennie plus tard pour
Absolutely Fabulous ! la virginité a aussi du bon. Tandis que là, ses 30 ans, il m’avait répété qu’il
Dans leur appartement parisien les garçons ne craignaient rien, la belle-famille faisait ce métier, éditeur, pour
“aménagé pour en jeter à la clientèle aux n’allait pas leur tâter l’anus avant le mariage.” cette émotion. Pour le cœur qui
heures de bureau”, leur première “prise” Ismaël, ancien cul à dispo de Martin et bat quand, aux premières pages
est une femme : “Je cherche quelqu’un vivant dans le regret éternel de cette relation d’un texte, on découvre une voix,
pour le sexe […] J’ai un cœur grand de jeunesse, charge Dougheurl et Duboï de un·e écrivain·e. P.O.L fut d’abord
comme ça.” Rien que de banal, sauf qu’il le retrouver. D’autres investigations une collection chez Flammarion,
est précisé en une sorte de didascalie : suivront… où l’éditeur publia La Vie mode
“Elle fait pour montrer la dimension de Ce récit foufou autant que fofolle, écrit d’emploi de Perec en 1978. Il en
dans un français ciselé, est le roman fera une maison à part entière en
des sexualités contemporaines que 1983, qui deviendra le laboratoire
l’on n’osait plus espérer. Parfois foutrement de la littérature la plus
incorrect, toujours hilarant, au fil d’un contemporaine – bref, là où ça se
art du dialogue qui frôle Beckett. passe – en publiant Marguerite
Par exemple, lors d’un échange avec Duras, Olivier Cadiot et Dennis
la cliente Sept : “– Il n’y a pas que le sexe Cooper, Marie Darrieussecq,

151
dans les relations sexuelles, dit Duboï.  Édouard Levé et Santiago H.
– Dieu merci, ajoute Dougheurl pour que Amigorena, Pierre Alferi,
Sept comprenne qu’aucun élément genré ne Nathalie Léger et Emmanuelle
doit mettre en cause l’assertion précédente.  Bayamack-Tam, et tant d’autres
– Ça compte aussi de savoir si l’autre encore…, créant non pas une
est vegan ou boucher, patient ou paranoïaque, école mais donnant
fan de théâtre et de spectacle vivant ou confiné incontestablement le ton d’une
dans l’analphabétisme, continue Duboï qui ne écriture très contemporaine.
s’arrêterait pas en si bon chemin dichotomique Otchakovsky-Laurens aimait
si Sept ne l’interrompait.” aussi rassembler les auteurs
Notre favori ? Un aparté sur le fist fucking : et autrices de sa maison lors de
“Vous savez que le fist fucking est une pratique grandes fêtes. Il adorait danser.
ne datant que du vingtième siècle, dont même Il est mort dans un accident de
les Grecs de l’Antiquité, si inventifs, n’avaient voiture en janvier 2018, et on
pas eu l’idée, dit Dougheurl pour donner mesure aujourd’hui à quel point
du crédit à ses phrases suivantes parce qu’il on lui doit le meilleur de la
n’y a pas de raison que les hommes se littérature de ces dernières
prétendent les usagers exclusifs du fist fucking décennies. L’écrivain et éditeur
jusque dans la conversation.” Frédéric Boyer, qui l’a remplacé
Sex Detectives se terminera à la tête des éditions (suivant le
par un beau mariage mais vœu émis par Paul lui-même, s’il
avec juste ce qu’il faut devait être remplacé un jour), et
de dragées au poivre pour le précieux bras droit et ami de
qu’il soit délicieux P.O.L depuis toujours, Jean-Paul
de l’avaler de travers. Hirsch, poursuivent ce travail de
♦ Gérard Lefort défricheur et d’exigence.
En janvier, P.O.L nous donnait à
Sex Detectives de Noa Y. Lions (P.O.L), lire l’excellent Mécano de Mattia
Les Inrockuptibles №18

460 p., 23 €. En librairie le 3 mars. Filice et, en mars, le très original


Sex Detectives de Noa Y. Lyons
(lire ci-contre), deux premiers
romans. Ce qui en fait une
maison d’édition d’une jeunesse
extraordinaire, pour ses 40 ans.
Happy birthday ! ♦
Les critiques
UNE CONVERSATION
d’Annie Ernaux et Rose-Marie Lagrave

L’écrivaine et la sociologue confrontent dans un dialogue leur parcours


de transfuge de classe, leur pratique de l’écriture, leur passé (et présent)
de militantes féministes et leurs expériences. Et c’est passionnant.
152

respectifs au féminisme (chacune ↖↑


Rose-Marie Lagrave
anciennement militante, dans
et Annie Ernaux.
les années 1970, au MLF ou ailleurs),
cette Conversation est passionnante sur
Ce n’est qu’en 1974, à la parution ces questions de place possible ou
des Armoires vides, qu’Annie Ernaux impossible quand on est transfuges,
a entendu pour la première fois intellectuelles et femmes. “On voudrait
l’expression “transfuge de classe”. que j’oublie tout ce qui a fait que mes livres
Ce terme éclairera beaucoup de choses existent, la violence sociale sur laquelle
pour elle, notamment sa prétendue La Place, La Honte, par exemple, ont été Née en 1944, onzième d’une famille de
“timidité” – plutôt, en fait, une gêne, de écrits”, raconte Ernaux. Et encore : treize enfants dans un village en
la honte, voire une peur, ressenties “Les prix littéraires, je ne les vis pas très Normandie, Lagrave a un parcours
en accédant à une classe dite bien, comme une manière, tiens je vais familial différent de celui d’Ernaux.
supérieure, à une place qui ne lui était employer un mot normand de mon enfance, Sociologue, elle a fait le choix de passer
pas destinée, qui ne serait donc pas de m’amigoter. Je ne vais pas aux cocktails, sa propre vie au crible de sa pratique
la sienne. Peur de ne pas être légitime là je ne donne pas de gages par ma présence avec Se ressaisir – Enquête
où elle se retrouve. Ce statut de à l’entre-soi régnant dans le milieu autobiographique d’une transfuge de classe
Charlotte Krebs · Juan Naharro G./Contour by Getty Images

transfuge de classe est au cœur même littéraire, mais j’ai l’impression qu’il faut féministe (La Découverte, 2021).
de la conversation passionnante qu’ont toujours être sur ses gardes, se délier, pour ne Ainsi, leur échange portera également
menée en 2021, puis 2022 Annie Ernaux pas être récupérée, comme on disait dans les sur l’écriture au “je” ou au “elle” ou
et la sociologue Rose-Marie Lagrave, années 1970-1980. L’engagement politique, encore au “on”. Faire de la littérature ?
toutes les deux transfuges, à l’initiative outre sa nécessité, ancienne, pour moi, joue De la sociologie ? Et comment ces deux
de l’École des hautes études en ce rôle, j’y suis ‘à ma place’.” médiums parviennent à saisir
Les Inrockuptibles №18

sciences sociales. une expérience aussi personnelle que


De Bourdieu, qui leur fut proche, à la collective, à dire l’intime en même temps
domination masculine, de leurs travaux que le monde, la société. Ernaux dit
qualifier son travail d’auto-socio-
biographie : “J’ai l’impression que, dans
la mesure où mes livres constituent une
sorte d’interpellation de la société et de son
Livres
fonctionnement, leur réception n’a jamais
été littéraire, ou uniquement littéraire.
L’hostilité qu’ils ont suscitée se parait de
raisons littéraires alors qu’il s’agissait bel et
bien de raisons politiques.”
Justement, c’est aussi dans leur
dimension très politique que Rose-Marie
Lagrave lui déclare : “Je me reconnaissais
complètement.” “Malgré la dissemblance
des expériences et événements vécus,
puisque je n’ai subi, contrairement à toi,
ni avortement ni viol. Tu as donné à notre
génération une sorte de boussole non
normative, fondée sur l’écriture
d’expériences communes, pour s’émanciper
des contraintes et des déterminismes sociaux
dans lesquels nous étions engluées et pour
Amos Gitaï
essayer, autant que faire se peut, de 14 mars – 13 avril
les mettre à distance. Tu ouvrais des portes création
en nous incitant collectivement à trouver spectacle en anglais, arabe, français, hébreu
des ressources en nous-mêmes pour dessiner surtitré en français et en anglais
à grands traits un monde meilleur.
Tes livres étaient une accroche et un appui
constants : oui, nous n’étions pas seules,
elle est là, et là encore.”
Ce qu’elles vont vite interroger, c’est Julien Gaillard
l’intersectionnalité : “Désormais, j’ai 21 mars – 15 avril
chaussé des lunettes à double foyer, croisant création
classe et genre”, confie la sociologue.
“Le primat que je donnais à la classe sociale
vient du mépris de classe que j’ai durement
ressenti dès mon adolescence. […]
Wajdi Mouawad
Mes engagements féministes et mon
investissement en faveur des études de genre 10 mai – 4 juin
m’ont conduite à m’interroger sur spectacle en français et en libanais

153
les effets croisés de la classe et du genre.” surtitré en français
Pour Ernaux, on ne peut pas parler
d’un féminisme universel, ni séparer
lutte féministe et lutte sociale.
“Et je pense aujourd’hui que je dois à
mon origine dominée socialement d’avoir
subi et accepté la domination sexiste au
sein de mon couple.”
Alors qu’elles abordent deux écrivains
transfuges, Édouard Louis (qui
se revendique de l’écrivaine) et Didier Anaïs Allais
Eribon, Ernaux précise : “En tant que 23 mai – 18 juin
femme, je suis de ton côté, parce que nous
sommes en butte à l’hégémonie masculine,
on la subit invisiblement.
Eribon et Louis, eux,
ont profité de cette
hégémonie, y compris
en littérature. Ils ont été
reconnus tout de suite.
Moi, ça a mis dix ans.”
♦ Nelly Kaprièlian

Une conversation d’Annie Ernaux


Emma Dante
et Rose-Marie Lagrave (Éditions de
l’EHESS), édition présentée par 8 – 28 juin
Sarah Carlotta Hechler, Claire deux spectacles en alternance
Mélot et Claire Tomasella, postface en napolitain surtitrés en français
Les Inrockuptibles №18

de Paul Pasquali, 144 p., 8,50 €.


En librairie le 3 mars.
Les critiques

QUEL EST DONC TON


TOURMENT ?
de Sigrid Nunez

Une femme accompagne son


amie qui va mourir. L’autrice
poursuit sa réflexion sur
la façon dont, intimement et
collectivement, nous
envisageons la mort. Très beau.

C’est l’histoire de deux amies parties


séjourner à la campagne. L’une, atteinte
d’un cancer, a décidé de mettre fin à ses
jours dans cet endroit paisible et
a demandé à l’autre de l’accompagner.
Mais, arrivée sur place, elle découvre
qu’elle a oublié d’emporter les pilules
létales, il faut donc repartir en sens
inverse et se cogner de nouveau tout
le trajet. Voici comment Sigrid Nunez
parvient, avec un tel sujet, à introduire de
petits moments d’humour pur.
Quel est donc ton tourment ? forme un
diptyque avec L’Ami (Stock, 2019),
154

métaphore sur le deuil où une femme


héritait du chien – encombrant – d’un
proche qui venait de se suicider.
On pourrait même penser qu’il en
constitue en quelque sorte un
antépisode. Ici, une narratrice-écrivaine
accepte de rester aux côtés d’une amie,
condamnée par la maladie, jusqu’au jour
où elle décidera de disparaître. Le livre la narratrice assiste à une conférence
est l’évocation, chargée d’émotions, de pessimiste à propos de la catastrophe
cette parenthèse étrange. climatique, sujet qui va resurgir
Nunez fait partie de ces auteurs et “mon amie”, sans préciser de prénom, à maintes reprises dans un livre écrit
autrices qui ont décidé de ne plus s’ajoutent d’autres récits intimes, avant la pandémie, mais après l’élection
s’embarrasser avec la narration transformant l’expérience privée en de Trump. L’autrice se montre
traditionnelle à l’anglo-saxonne. Tout problématique commune et particulièrement critique, voire acerbe,
autant que son sujet, la construction du questionnement éthique : comment contre les adeptes de la pensée positive,
livre est fascinante. Elle juxtapose prendre soin les un·es des autres ? cette injonction très libérale à se leurrer
digressions, anecdotes et conversations Les rencontres fortuites et les confessions sur la réalité et à
en apparence sans lien les unes avec les de son amie sont aussi l’occasion de s’imaginer que chacun·e
autres, minuscules détails qui prennent portraits, histoires de famille construites peut trouver en soi la
sens quelques pages plus loin. Ainsi la hors des cadres – une fille qui n’aime pas force de vaincre, ce qui
narration se dévoile autant par les sa mère et s’en est éloignée dès qu’elle n’est qu’une façon de
pensées de sa narratrice que par les a pu – et qui observent finement ce que fabriquer du récit
témoignages de ses interlocuteur·rices, signifie, encore de nos jours, vieillir héroïque quand la fin
et tisse un réseau de sujets qui se quand on est une femme. Le livre est est proche.
répondent. aussi un questionnement sur le langage, ♦ Sylvie Tanette
À la fin proche de celle que la narratrice où la narratrice-écrivaine confie son
Marion Ettlinger · Beowulf Sheehan

désigne toujours d’un pudique impuissance à écrire sur la mort : Quel est donc ton tourment ? de Sigrid
Les Inrockuptibles №18

“Quels que soient nos efforts pour traduire Nunez (Stock), traduit de l’anglais
les choses les plus importantes en mots, (États-Unis) par Mathilde Bach,
on a toujours l’air d’une ballerine en tutu 265 p., 20,90 €. En librairie le 1er mars.
et sabots.”
Au-delà de la fin de vie, Nunez propose
une réflexion plus générale sur nos
comportements collectifs. Incidemment,
LE PASSAGER

Livres
de Cormac McCarthy
rencontres dans les restaurants (c’est fou
Seize ans après La Route, l’écrivain américain le plus comme il y en a !). C’est du moins ce
secret revient avec un diptyque dont le premier volet que l’on se dit dans un effort pour
interpréter ce texte qui finit par nous
s’avère, hélas, décevant. égarer à force d’être bavard – à défaut de
dire quelque chose.
À 82 ans, l’auteur confiait dans une rare
Bobby et Alicia Western, un frère et une interview qu’il avait passé cinquante ans
sœur, sont épris·es l’un·e de l’autre et à vouloir écrire sur une femme.
perturbé·es par le fait que leur physicien C’est chose faite avec
de père a participé à la fabrication de la Stella Maris, second
bombe atomique. Le Passager suit Bobby, volet à venir qui, sait-on
plongeur secouriste qui, dès le début, jamais, contient
pénètre dans un avion qui a sombré peut-être la clé de ce
dans l’eau. Personne n’a survécu, mais premier, opaque.
il manque quelqu’un. Rendez-vous début
Ce qui pourrait commencer comme mai. ♦ Nelly Kaprièlian
un thriller bifurque vite en un récit aux
multiples pistes, à force de va-et-vient Le Passager de Cormac McCarthy
à travers les États-Unis, de rencontres (Éditions de l’Olivier), traduit de
avec des personnages hauts en couleur, l’anglais (États-Unis) par Serge
de dialogues sans fin, autour du vin, Chauvin, 544 p., 24,50 €. En librairie
d’Alicia, qui est morte, de la physique le 3 mars.
quantique ou des Kennedy. C’est peut-
être elle, Alicia, l’être manquant, dans
ce roman d’un deuil impossible que livre
l’écrivain en nous perdant dans ses
méandres, de rencontres dans les bars en

Un aller sans retour


sur les routes
de l’Enfer. viscérale,
« Une histoire défoncée,
ion brute. »
qui fait émerger une émot
Librairie Trarieux, Tulle
vous
« Ce roman résonnera en
très longtemps... »
s, Audincourt
Librairie Les Papiers bavard
rivains
« Mention est l’un des éc
génération. »
les plus talentueux de sa
Librairie de Paris, Paris 17
Les Inrockuptibles №18

Découvrez
la playlist 70’s
du livre
Les critiques aux deux autres.” Cette (ef)fusion
affective va même jusqu’à synchroniser
leurs emplois du temps pour conjurer
3 – UNE ASPIRATION AU DEHORS la dispersion. Lagasnerie parle d’une
“éthique de la disponibilité” articulée
de Geoffroy de Lagasnerie à une activité d’écriture, ajustée chez
chacun au désir d’écrire “contre” (contre
la littérature, les pouvoirs, les formes
Dévoilant l’organisation pratique de son intense sociales de reconnaissance).

relation affective avec Didier Eribon et Édouard


Cette expérience radicale d’un partage
des affects et du temps conduit l’auteur
Louis, le philosophe salue une amitié créatrice où à formaliser une théorie de “l’amitié
créatrice” comme “le lieu d’une ascèse,
tout, ou presque, se partage. Vivre à trois, c’est un foyer d’invention d’une contre-culture
où l’on puise des principes de décalage
vouloir vivre autrement. par rapport à la plupart des modes
d’existence institués – pour vivre autrement.”
L’amitié comme “mode de vie” peuple Sans prétendre ériger cette vie-à-trois
des bibliothèques entières, de Montaigne en modèle absolu, l’auteur salue
à Derrida, sans que la dimension du trio, sa vertu libératrice, par contraste avec
plutôt associé à un imaginaire amoureux par heure, vivent ensemble, tout en l’amitié classique, entravée selon lui
et sexuel, n’ait jamais vraiment été prise habitant des espaces séparés. par des normes sociales, familiales ou
au sérieux. Entre les amitiés exclusives et “Nous prenons constamment soin les uns conjugales. Avec ce manuel d’existence
les amitiés multiples, une place manquait, des autres […] Lorsque l’un de nous trois “anti-institutionnel”, défendant dans
que Geoffroy de Lagasnerie se propose n’est pas présent à un événement ou un geste d’écart avec l’idée convenue
d’occuper avec la description pointilleuse à une sortie, nous nous envoyons quasi de la sociabilité une vie “animée par
de la relation qu’il a nouée avec Didier systématiquement des messages et des photos une logique de l’extériorité et de
Eribon et Édouard Louis depuis plus de pour essayer de vivre malgré tout le moment la rencontre”, Lagasnerie élève ainsi
dix ans. Disponibles les uns aux autres, d’une manière partagée.” l’amitié comme seule manière de
les trois s’écrivent tout le temps, parfois Vivre, c’est vivre à trois, être émus “sortir” de soi, de la société, du monde,
jusqu’à une dizaine de messages à trois, commenter à trois tout ce qui se “pour mieux le recomposer, le plier,
passe sous les yeux de chacun, prolonger le dés-ordonner”.
une longue discussion qui ne s’arrête Aussi généreuse et combative soit-elle,
jamais. “C’est comme si chacun de nous la modélisation théorique qu’il fait de
tenait une sorte de journal continu de sa vie sa pratique existentielle n’épuise
156

évidemment pas la question de l’amitié,


↘ dont il est permis de penser qu’elle
Geoffroy de peut se déployer autrement que dans la
Lagasnerie, Édouard
seule vie à trois. Une amitié ne peut-elle
Louis et Didier
Eribon, en Allemagne, pas s’inventer tout autant dans les
en 2018. interstices, voire au cœur des contraintes
parentales et conjugales, sans être
forcément “créatrice”, se suffisant à
elle-même ?
Si la grande vertu de l’amitié tient à la
pluralité des formes et des adresses
qu’elle abrite, celle dessinée avec
conviction par Geoffroy de Lagasnerie
radicalise en tout cas sa part politique,
en faisant d’une vie à trois l’espace d’un
rapport critique aux normes sociales et
affectives. Un récit qui,
dans son vertige
fusionnel, donne envie
au lecteur ou à
la lectrice solitaire de
rappeler ses vieux et
vieilles ami·es
délaissé·es.
♦ Jean-Marie Durand

3 – Une aspiration au dehors


de Geoffroy de Lagasnerie
Les Inrockuptibles №18

(Flammarion), 320 p., 21 €.
En librairie le 8 mars.
Paul Lehr
MARIANA ENRIQUEZ,
LA NOUVELLE REINE DES TÉNÈBRES

Sortie simultanée
en poche de Notre part
de nuit chez Points.

DEUX LIVRES MONSTRES


QUI CONVOQUENT LES OMBRES
DE BORGES ET
STEPHEN KING
Éditions
du sous-
sol
Les critiques

ASTROLOGIE
de Liv Strömquist
Pourquoi les signes astrologiques
fascinent-ils autant ?, s’interroge
l’autrice des Sentiments du prince
Charles. Une hilarante BD zapping.
ENVIRONNEMENT TOXIQUE Le saviez-vous ? Le Scorpion est le “chaud lapin”
du zodiaque et peut brûler votre maison
de Kate Beaton trente ans après une prétendue trahison. En feuilletant
Astrologie, sans aller à sa conclusion, on pourrait
Dans ces pages bouleversantes de questionner l’intérêt de Liv Strömquist pour les signes
zodiacaux, tant la dessinatrice suédoise semble ne les
souvenirs, la dessinatrice canadienne utiliser que pour réaliser des portraits express hilarants
pleins d’avis péremptoires. Ainsi, selon elle, les
expose et exorcise les violences Gémeaux ouvrent des salons d’acupuncture sans rien

sexuelles dont elle a été victime.


y connaître, et ce, quand ils et elles n’inventent pas,
comme Fredric Baur, l’emballage tube des Pringles
– oui, les gâteaux apéritif.
Ce sont seulement quatre cases noires. Mais celles-ci, La patineuse Nancy Kerrigan, l’actrice Gwyneth
on le comprend vite, symbolisent la violence sexuelle Paltrow, reconvertie en vendeuse de produits
subie par l’autrice dans sa vingtaine. Quelques pages prétendument miracles, le psychiatre Arthur Sackler,
plus loin, c’est un autre viol, et on la voit cette fois mauvais génie du marketing de médicaments car
représentée suppliant son bourreau avant que, face à la également acheteur compulsif d’antiquités… Le thème
pression exercée par celui-ci, elle se dessine sortant de zodiacal permet à Strömquist de briller dans une
son corps pour attendre sur une plage que son violeur discipline à la fois savoureuse et (un peu) paresseuse :
en ait fini. La lecture d’Environnement toxique bouscule, passer du coq à l’âne. Certaines séquences de ce livre
BD

bouleverse et révolte, à mesure que l’on entrevoit sarcastique imitent d’ailleurs une écriture internet,
158

comment un milieu terriblement masculin – celui de comme lorsque la dessinatrice, pour appuyer
l’exploitation des sables bitumineux au Canada – sa conviction qu’“un Lion reste toujours un Lion”, accole,
opprime et agresse ses rares employées. pour un effet comique garanti, photos de personnalités
Si ce roman graphique – cité par Barack Obama dans et de l’animal en question.
la liste annuelle de ses meilleures lectures de 2022 – La fin du livre rend cohérente toute
se révèle aussi remarquable, c’est parce que Beaton, la démarche de la Suédoise qui,
le trait faussement naïf et le bleu comme couleur en s’appuyant sur les théories
dominante, pratique l’autobiographie avec une maîtrise du philosophe allemand Theodor
du tempo, du décor et de la distribution. Elle provoque W. Adorno, explique pourquoi
des émotions fortes en mettant son écriture sensible l’astrologie constitue une obsession
au service de sa catharsis et donne aussi chair aux pour beaucoup d’entre nous (dont elle).
autres, celles et ceux qu’elle a croisé·es, qui n’ont rien ♦ Vincent Brunner
vu, ou n’ont rien voulu voir. De manière méthodique,
elle introduit ainsi chaque chapitre avec un Astrologie de Liv Strömquist (Rackham), traduit
trombinoscope des personnages que l’on y croisera et du suédois par Sophie Jouffreau, 176 p., 24 €.
prend le temps de reconstituer avec précision la vie En librairie le 3 mars.
aliénante ayant cours dans les camps de travailleur·ses
Kate Beaton/Casterman · Liv Strömquist/Rackham · Yoshiharu Tsuge/Cornélius
temporaires qu’elle a connus.
Elle montre aussi par quels mécanismes des jeunes
femmes comme elle – diplômée en anthropologie –
doivent vite gagner de l’argent pour rembourser leur
prêt étudiant et ainsi prendre le risque d’intégrer
un milieu sexiste et sévèrement toxique. En plus des
agissements dont elle parle peu – dans la postface,
elle dit connaître seulement l’identité
d’un des deux hommes –, elle appuie
la répétition des comportements
inappropriés. En même temps, elle
Les Inrockuptibles №18

témoigne de la tendresse pour certains


de ses collègues perdus et menacés par
la maladie mentale. ♦ Vincent Brunner

Environnement toxique de Kate Beaton (Casterman),


traduit de l’anglais (Canada) par Alice Marchand,
440 p., 29,95 €. En librairie le 3 mars.
Livres
DÉSIR SOUS LA PLUIE
de Yoshiharu Tsuge

Cette nouvelle anthologie du


mangaka culte réunit des récits
graves et émouvants datant

30 MARS — 2 AVRIL 2023


des années 1980.
“Je me souviens qu’à cette époque j’étais, je ne
sais pourquoi, fortement attiré par des choses
belles et misérables.” Dans la courte histoire
“Paysage de quartier”, Yoshiharu Tsuge met
dans la bouche de son protagoniste, prenant

159
30E RENCONTRES DE LA BANDE DESSINÉE
la défense de ses voisin·es coréen·nes
menacé·es d’expulsion parce qu’occupant
un bidonville, quelques lignes de la nouvelle
“Le Citron” de son compatriote l’écrivain
Motojirō Kajii. Cette vision de la vie, où
le sordide n’empêche pas la beauté, résume
bien le regard porté par l’auteur japonais
BD À BASTIA
sur le quotidien de ses personnages,
qui essaient d’oublier la médiocrité de
leur existence grâce à des petites joies ou
des grands rêves. Avec son trait précis, & DE L’ILLUSTRATION
Tsuge rend poétique des habitations
insalubres ou du linge qui sèche dans
une pauvre ruelle.
Dans cette nouvelle anthologie – la sixième –
publiée par les éditions Cornélius,
on retrouve son goût pour l’érotisme violent,
notamment dans l’étrange narration qui
donne son titre à ce recueil, et sa facilité
à mettre en scène des dialogues crus.
Parus entre 1981 et 1985, ces récits qui
rassemblent des artistes raté·es se résignant
sans heurt à leur destin et des anonymes
prêt·es à tout pour survivre,
annoncent aussi le chef-
d’œuvre L’Homme sans
talent (1986), avec lequel ce
grand névrosé, aujourd’hui
Les Inrockuptibles №18

âgé de 85 ans, a bouclé


sa carrière. ♦ Vincent Brunner

Désir sous la pluie de Yoshiharu Tsuge


(Cornélius), traduit du japonais
par Léopold Dahan, 220 p., 26,50 €.
En librairie le 9 mars.
AGENDA LES ÉVÉNEMENTS DE MARS
À NE PAS RATER

Du 8 au 12 mars
Effractions, à Paris
Livres
Jusqu’au 28 mai Lola Lafon, Marie NDiaye, Du 9 au 18 mars
Thomas Demand. Anthony Passeron… Arabofolies, à Paris
Le bégaiement Une quarantaine d’auteur·rices
de l’histoire, à Paris seront convié·es pour la
4e édition du festival de littérature
contemporaine, organisé
à la Bibliothèque publique
d’information du Centre
Pompidou. Dédié aux liens entre
réel et fiction, ce rendez-vous
gratuit se place au plus près Musiques
de la littérature contemporaine Les Arabofolies reviennent pour
élargie, incluant également une édition célébrant l’amour.
la non-fiction, le journalisme Autour de l’exposition Habibi,
Arts littéraire, la poésie ou le slam. les révolutions de l’amour,
Les photographies de Thomas effractions.bpi.fr l’Institut du monde arabe ouvre
Demand ont la qualité ambiguë ses portes onze jours durant
d’une reconnaissance immédiate à des concerts (le folk kabyle de
doublée d’une obsédante Yelli Yelli, Rasha Nahas ou Hals),
étrangeté. À partir de maquettes un karaoké géant, une projection
à échelle 1 en papier, ou un concert-performance
l’artiste reconstitue les lieux mené par Mous Barhi, comme
d’événements historiques une déclinaison musicale des
ou de faits divers médiatiques. émotions suscitées par l’amour.
Il les photographie ensuite imarabe.org
et n’en garde que les clichés.
Sa rétrospective au Jeu de
160

Paume, interrogeant la valeur Le 12 mars


de preuve de l’image, est la Rebel Label Market,
première en France. à Paris
jeudepaume.org Du 8 au 25 mars
Focus Afghanistan : l’exil
en partage, à Paris
Du 7 mars au 16 juillet
1997 Fashion Big Bang, Scènes
Le 8 mars, pour la journée
à Paris
internationale des droits
des femmes, débutera à l’Espace
Cardin le Focus Afghanistan dont
le Théâtre de la Ville a confié la Musiques
programmation à la performeuse Dans le cadre de l’Underground
Kubra Khademi, exilée en Control, temps fort d’une

Thomas Demand/Adagp · Antonio Ribeiro/Gamma Rapho · Morteza Herati · Olivier Vigerie


France depuis plusieurs années. réflexion sur l’évolution des
Outre sa performance, contre-cultures, organisé
Assembly of Remembering- au Ground Control jusqu’au
Arts Forgetting, on y découvrira 22 avril, le Rebel Label Market
1997 fut, pour la mode, une les créations d’artistes ayant propose d’interroger le rôle
année charnière. Au point fui Kaboul à l’été 2021 : des labels indépendants
qu’elle mérite, à elle seule, une metteur·ses en scène, dans l’émancipation de ces
exposition au Palais Galliera. danseur·ses, marionnettistes, mouvements alternatifs.
Transition vers un nouveau artistes visuel·les, performeur·ses Au programme, en partenariat
millénaire orienté vers des futurs et photographes. avec le Disquaire Day, une table
pluriels, la période fut marquée theatredelaville-paris.com ronde, des lives, des stands
Les Inrockuptibles №18

par des collections : celles de de vente et des DJ-sets.


Comme des Garçons, Martin groundcontrolparis.com
Margiela ou Raf Simons. De la
fluidité du genre à l’accélération
de la mondialisation, le parcours
réunit une cinquantaine de
silhouettes, vidéos et documents
d’archives.
palaisgalliera.paris.fr
Du 17 au 24 mars
Séries Mania, à Lille pièce d’actualité 19
Séries
Festival fondé en 2010 à Paris et
se tenant à Lille depuis 2018,
Séries Mania est très vite devenu
le plus grand événement européen
à leur être dédié. Sur grand écran
et en avant-première, sur place ou en
ligne, c’est l’occasion de découvrir
quelques-unes des meilleures
productions internationales à venir.
Et ce, en présence notamment
des showrunners, réalisateur·rices,
acteur·rices parmi lesquel·les
Vincent Maël Cardona (Les Gouttes
de Dieu), Cédric Klapisch (Salade
grecque) ou Anna Winger
(Transatlantic).
seriesmania.com

conçu et mis en scène par


Monika Gintersdorfer – LA FLEUR

15 → 26 mars 2023
Du 27 mars au 1er avril
Music & Cinéma, à Marseille
Les
Saisons
Cinémas
La 25e édition du festival marseillais (roman- performance)
(appelé jusqu’en 2021 Festival
international du film d’Aubagne)
se concentre sur “la jeune création
cinématographique et la création
musicale pour l’image”. Rendez-vous
international incontournable,
25 000 spectateur·rices et
500 professionnel·les s’y réunissent
L’éventuel
et 250 films y sont projetés.
music-cinema.com hérisson bleu
d’après Maurice Pons,
conçu et mis en scène par Hugo Mallon

29 mars →
2 avril 2023
LES PLAYLISTS
Sélection d’œuvres qui accompagnent la rédaction,
qu’elles soient actuelles ou non.

Nelly
Bruno Kaprièlian
Deruisseau
Franck CINÉMAS
CINÉMAS Vergeade Le Voyage de Chihiro
L’Éden d’Andrés d’Hayao Miyazaki
Ramírez Pulido LIVRES
Letters from M/M (Paris) LIVRES
LIVRES de Paul McNeil Une conversation
Le Vingtième Siècle d’Annie Ernaux
d’Aurélien Bellanger MUSIQUES et Marie-Rose Lagrave
Desire, I Want to Turn Into You La Femme silencieuse.
MUSIQUES de Caroline Polachek Sylvia Plath & Ted Hughes
Rift Two par YEAR0001 Boyfriend d’Étienne Daho de Janet Malcolm
Marquee Moon de Television
SCÈNES SÉRIES
Saga de Jonathan Capdevielle Paris Police 1905
162

de Fabien Nury

Faustine
Kopiejwski

LIVRES Jean-Marc
Carole Lalanne
Les femmes musulmanes
Boinet ne sont-elles pas des femmes ?
de Hanane Karimi CINÉMAS
CINÉMAS Femmes, femmes
Le Sexocide des sorcières
L’Amour à la mer de Françoise d’Eaubonne de Paul Vecchiali
de Guy Gilles Change pas de main
MUSIQUES de Paul Vecchiali
Illustrations : Agnès Decourchelle pour Les Inrockuptibles

LIVRES
Utopia de Chicks on Speed
Y avait-il des limites si MUSIQUES
oui je les ai franchies mais SCÈNES Between Lures de Kai Whiston
Les Inrockuptibles №18

c’était par amour ok de


Delphine et Carole
Michelle Lapierre-Dallaire VIDÉOCLIP
de Marie Rémond
et Caroline Arrouas Flowers de Miley Cyrus,
MUSIQUES
réalisé par Jacob Bixenman
Marquee Moon de Television
Sauvage de Purple Palace
Retrouvez la programmation musicale
de la rédaction sur Les Inrocks Radio

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