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Virginie
Spécial
rentrée Despentes
littéraire “Le punk a été
la meilleure des
Notre sélection formations”
en 40 romans,
17 essais, 20 BD…
№
13
D O M : 1 3 . 9 € - B E L / L U X : 1 3 . 9 0 € - C H : 2 1 F S – E S P/ I TA / P O R T C O N T : 1 3 . 9 0 € - C A N : 2 1 . 9 9 $ c a
L 13183 - 13 - F: 12,90€ - R D
Édito Une rentrée 2022
par Nelly Kaprièlian
Magazine
p.32 En une : Spécial rentrée littéraire
avec Virginie Despentes pour
son nouveau livre, Cher Connard
p.42 Eileen Myles, icône des lettres US
p.46 La révélation Diaty Diallo
p.50
p.62
Les 40 romans de la rentrée
Sélection essais “Aujourd’hui ,
je vis la notoriété
p.64 Sélection BD
p.66 Shygirl, un premier album détonant
p.70 Benjamin Biolay sentimental et sexuel
p.74 Les beaux jours de la musique
expérimentale avec Leila Bordreuil,
super bien .
p.80
Félicia Atkinson et Jim O’Rourke
Un laboratoire créatif : Parce qu’à l’âge
que j’ai , sans
Mondes nouveaux
p.84 Entretien avec Claire Denis
p.90 Portfolio : les visages à l’affiche
des films français de la rentrée
la notoriété,
6
↓ La couverture
Virginie Despentes en juillet 2022.
Photo Vincent Ferrané
Paul Grandsard/Premiers Plans/Saif Images · Vincent Ferrané
et rédactrice
Théo Ribeton, Sophie Rosemont, Patrick Sourd, Sylvie Tanette, Patrick Thévenin
en chef de la
MERCI À Christophe Denis
revue lesbienne Well Well Well. Ancienne
LESINROCKS.COM Cheffe d’édition Elsa Pereira Éditrice Cécile Massin Stagiaire Milena Ill
rédactrice en chef du site des Inrocks,
DÉVELOPPEMENT Social Media Vincent Le Beux Directeur technique Christophe
elle a travaillé pour BuzzFeed News,
Vantyghem Cheffe de projet marketing Laure Voirin, tél. 01 56 82 12 06
Libération ou encore Têtu. En 2021,
elle a publié Herstory, Histoire(s) des Stagiaire Hippolyte Caston Contact Agence Destination Média Didier Devillers,
féminismes aux éditions La Ville brûle, Cédric Vernier, tél. 01 56 82 12 06, reseau@destinationmedia.fr
illustré par Anna Wanda Gogusey. PARTENARIAT ET PUBLICITÉ Directrice déléguée Laurence Delaval Directrice culture
Cécile Revenu, tél. 01 42 44 15 32, Matthieu de Jerphanion (musiques), tél. 01 53 33 33 52,
Alice Seninck (arts, scènes), tél. 01 42 44 18 12 Publicité commerciale MEDIAOBS
Sandrine Kirchthaler, tél. 01 44 88 89 22 Opérations spéciales Harith Shahad Chef·fes
de projet Samy-Alexandre Selmi, Nisrine Jouglet Traffic manager Stéphane Battu,
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gestion Adrien Lemoine Responsable paie et relations sociales Agnès Baverey
Manon Comptables Cathy Cavalli et Caroline Vergiat FABRICATION Prépresse Armstrong
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Journaliste de l’environnement par ses certifications ISO14001, FSC, PEFC et Imprim’Vert. Origine
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Manon Renault
ou tél. 01 86 90 62 03. Tarif France 1 an : 115 €
aborde ce sujet
FONDATEURS Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski
sous un angle
© Les Inrockuptibles 2022. Tous droits de reproduction réservés.
sociologique
Les Inrockuptibles №13
en s’intéressant
aux questions d’identités et de
représentation. Elle enseigne les Ce numéro comporte un CD jeté sur toute la diffusion (vente au numéro + abonnements),
cultural studies à la Sorbonne Nouvelle, deux cahiers complémentaires, Actoral de 24 pages (mis sous film dans l’édition
où elle mène actuellement une thèse, abonné·es et kiosques PACA) et Rentrée Scènes de 16 pages (mis sous film dans l’édition
abonné·es et kiosques), et une carte postale
Émilie Deville
EUPHORIE
EMPHASE
Très populaire depuis une poignée d’années et l’avènement
de TikTok, dont elle fournit une grande partie de la bande-son,
l’hyperpop est un genre hyperlatif que plus rien ne semble
arrêter. Et si c’était elle qui incarnait le mieux les soubresauts
et les états d’âme de l’époque ? Texte Bruno Deruisseau
10
Les Inrockuptibles №13
↙→
Ouverture
Troye Sivan et Charli XCX
dans le clip de 1999.
La regrettée Sophie,
autrice de Oil of Every
Pearl’s Un-Insides en 2018.
“I
just wanna go back, back in 1999”,
chante Charli XCX en ouverture
de son morceau 1999. À bien
des égards, ce morceau et son semblé plus grouillant, jamais voix
clip, sortis deux décennies après l’année humaine n’a autant ressemblé à celle du
que la chanteuse ausculte avec nostalgie, cyborg que dans un morceau d’hyperpop.
est un hymne hyperpop. Britney, les
premiers ordinateurs et leur animation ÉCLATEMENT DES GENRES
cheap, des fonds verts tout pétés, Cependant, vouloir définir l’hyperpop
un Nokia 3310, la première version du est vain car son postulat est précisément
jeu vidéo Les Sims, des CD, MTV… l’éclatement des genres, la distorsion
Images, sons et paroles définissent en infinie, le remâchage permanent,
grande partie ce micro-genre musical. la régurgitation comme seconde nature.
Marmite où se croisent cloud rap, trap Cette pop méta, ou postpop, ne se définit
11
lo-fi, EDM, trance, pop commerciale, AMBIANCE FIN DE RÈGNE donc pas uniquement par son ADN
dubstep ou witch house, l’hyperpop Symptôme d’un capitalisme fin de règne musical. Elle est moins affaire
– appelée aussi glitchcore ou digicore – mais cependant toujours pas dégrisé d’ascendance que de transcendance,
est en majorité fabriquée par des de sa toute-puissance technologique, dans le sens d’un dépassement total et
trentenaires (plutôt blanc·ches, middle class l’hyperpop est la musique du XXIe siècle à même de faire éclater les barrières des
et éduqué·es) biberonné·es à la culture par excellence. Composée sur ordinateur genres, musicaux et sexuels, mais aussi
des années 1990-2000. par une jeunesse hyperconnectée, elle la frontière entre l’humain et la machine,
Défiant toutes les normes du bon goût, en décrit les anxiétés (ennui, solitude, autant que celle entre le réel et le virtuel,
elle est une sorte de rejeton bâtard nostalgie) et les euphories (fête, drogues, le ringard et le cool. Ce que partagent
et excentrique de la pop classique, amour) avec un plaisir non dissimulé de les artistes issu·es de ce mouvement est
sa version parodique et hyperbolique. l’emphase. Comme si, au bord du chaos une sorte d’éthique créatrice de la fusion
À l’image du clip de Charli XCX, son économico-écologique (du crash, qui qui se fonde sur une approche savante
esthétique est faite de couleurs flashy, donne son titre au dernier album de d’une musique déconsidérée (tout du
d’animations 3D primitives dérivées de Charli XCX tout en faisant référence au moins du point de vue de l’establishment
la vaporwave, de moyens DIY, de looks film de Cronenberg), il ne nous restait musical), l’eurodance.
kawaii exaltant tantôt une féminité que l’intensité, qu’elle soit euphorisante L’hyperpop est née à Londres en 2013,
paroxystique, tantôt une masculinité ou plombante. D’où ce penchant lorsque A.G. Cook, qui deviendra par
normcore de geek. Au niveau des oreilles pour l’utilisation des lettres capitales, la suite le parrain du genre, crée le label
maintenant, l’hyperpop a les BPM hauts, cette génération d’artistes s’exprime PC Music. Ce tout juste trentenaire
l’Auto-Tune facile, la tendance en majuscules. Un pied dans le paradis à cheveux longs et lunettes finement
à compresser une avalanche de sons du rêve consumériste et l’autre dans cerclées débute la musique en duo avec
d’origines numériques diverses les marais de la dépression réaliste, Danny L Harle, un camarade de classe
(sonneries de téléphone, jingles de jeux l’hyperpop oscille entre un hédonisme qui deviendra lui aussi une importante
vidéo assortis à une ribambelle de de façade et une profonde angoisse à vivre. figure du mouvement. PC Music
synthés) dans un laps de temps très court, Pas révoltée pour un sou, cette jeunesse-là permettra de fédérer une petite
ce qui rend le genre particulièrement est cynique et désespérée. communauté de fans sur internet,
célèbre sur TikTok. À l’esthétique de l’éreintement s’ajoute mais aussi de rassembler des artistes qui
Les Inrockuptibles №13
celle de l’hybridité absolue et ludique. posent, avec Harle et Cook, les premiers
L’hyperpop est un mouvement queer, jalons de l’hyperpop : Sophie, Easyfun,
trans, gay et non-binaire. Elle métisse Hannah Diamond et Namasenda.
aussi l’organique et le digital, ou L’aspect protéiforme, décalé et ultra- …
plutôt elle accouche d’une digitalité
organique. Jamais note de synthé n’a
paru aussi liquide, jamais beat n’a
→
Ouverture
100 Gecs, duo américain
fondé par Dylan Brady
et Laura Les en 2015.
UNE COMMUNAUTÉ SOUDÉE répandu à travers le monde, en Allemagne entêtant et représentatif de l’état
ET TRANSFRONTALIÈRE avec Kim Petras pour un versant d’esprit d’une génération.
Surtout présents dans les tréfonds de hyperpop-bonbon, mais aussi aux États-
la plateforme Soundcloud, les morceaux Unis, dans une version plus trash avec 100 Gecs Money Machine
d’A.G. Cook sont assez vite repérés par 100 Gecs, autre groupe phare du genre, Les kids du Missouri déclinent
la presse spécialisée, et les premières qui sortira d’ailleurs prochainement son le genre dans sa version trash.
collaborations prestigieuses se font jour. nouvel album et dont l’une des membres,
Charli XCX lui demande de produire Laura Les, a vu son titre solo Haunted Kim Petras Malibu
sa mixtape Pop 2 en 2017, alors qu’il utilisé dans la série Euphoria. Jouissif et kitsch. Ce que l’hyperpop
a collaboré avec Oneohtrix Point Never En France, à part Oklou, on peut citer a produit de plus mainstream.
un an plus tôt. À sa suite, c’est toute Ascendant Vierge, Planet 1999, Caro♡,
l’écurie PC Music qui gagne en visibilité. Regina Demina et Simili Gum. Au rayon Oklou Unearth Me
Le plus grand disque d’hyperpop, des artistes un peu moins connu·es, Un titre à la fois aérien et terreux,
Oil of Every Pearl’s Un-Insides de la il y a Raed Raees et son imparable titre sous influence ambient :
regrettée Sophie, sort quant à lui en 2018. Greekonos, le post-ado mélancolique Aldn, la Française a diversifié le genre.
Mais ce n’est que l’année suivante que le Canadien Casey MQ, mais aussi
le mouvement explose à la face du monde, Slayyyter, Gupi, Umru et Dorian Electra. Caroline Polachek Bunny Is a Rider
grâce à la création par la curatrice de À sa marge, l’hyperpop accueille des La cousine US d’Oklou poursuit
Spotify Lizzy Szabo d’une playlist à succès artistes qui flirtent avec elle tout en traçant une carrière solo qui atteint des
sobrement nommée Hyperpop. leur propre route (Arca, FKA Twigs, sommets d’orfèvrerie.
Aujourd’hui, le genre forme plus que Eartheater et même Lil Nas X), mais aussi
jamais une communauté très soudée et de jeunes rappeurs dans les nuages (Yung Danny L Harle On a Mountain
transfrontalière. Le maillage des collabs Lean, Bladee, Ecco2K). Avec A.G. Cook, il est l’autre
entre les artistes hyperpop actuel·les est À l’heure où Caroline Polachek chante parrain du genre, dans un versant
infini : A.G. Cook a déménagé pour le blockbuster d’animation régressif eurodance limite mauvais goût.
à Los Angeles et s’est mis à produire Les Minions 2 et où même Beyoncé se
Caroline Polachek, autre diva hyperpop ; met à l’hyperpop dans son dernier album Shygirl Tasty
Les Inrockuptibles №13
cette dernière a confié les premières Renaissance (notamment sur le titre Cette nouvelle surdouée sort son
parties de sa dernière tournée américaine All Up inYour Mind, produit par premier album à la fin du mois.
à la Française ultra-douée Oklou, qui A.G. Cook), on peut se demander si
a elle-même collaboré avec Namasenda l’hyperpop n’a pas entamé, comme l’avait Arca KLK (feat. Rosalía)
prédit il y a un an Charli XCX, un Les derniers titres de la diva
irrémédiable déclin, à moins qu’elle n’ait vénézuélienne mêlent avec génie
poussé son hybridité jusqu’à se dissoudre hyperpop et reggaeton.
dans la pop culture tout entière.
Nouvelles têtes
Yoa,
tout décrasser
Il y a un an environ nous parvenait un
morceau au titre aussi sobre que son
contenu, Appartement. Une jeune femme,
Yoa, y racontait une espérance
mélancolique d’une voix à peine assurée,
14
14
la musique, qu’elle a toujours pratiquée, Lazuli, Soko… “Les pop stars ont un rapport le 28 octobre.
d’athlète à leur corps qui m’impressionne
beaucoup. C’est ce que je travaille :
la recherche de mouvements. Mon ambition
serait de faire un beau projet de pop, mais
avec un ADN français.”
Quand elle ne compose pas de musique,
cette admiratrice de Marguerite Duras
drôle FDP, elle s’agace avec
Nouvelles têtes
violence contre un “fils de
pute”, le tout d’une voix super
boudeuse. “Ils disent qu’on est
Babysolo33, toutes les mêmes”, commence-
pages intimes t-elle dans un mélange de
plainte enfantine et d’acuité
Profitons de sa date aux adulte. Passée par la comédie
Inrocks Super Club à La Boule musicale Baiser mortel,
Noire (Paris), le 13 septembre, présentée par Lala &ce et
pour évoquer Babysolo33, Low Jack à la Bourse de
jeune artiste originaire de Commerce en octobre
Biarritz désormais installée à dernier, puis programmée
Bordeaux, dont les morceaux au festival de Dour en juillet,
de emo-r’n’b électroniques Babysolo33 s’inspire du cloud
reflètent parfaitement rap et de l’hyperpop pour
l’époque actuelle, tendrement inventer un nouveau type
nostalgique des années de musique, dont le sirop
1990-2000. r’n’b se voit contrebalancé
Biberonnée au film Clueless, par la raideur de certains
au dessin animé Totally Spies beats et la glace de l’Auto-
comme à Lorie ou Gwen Tune. Déstabilisante, sa
Stefani, Babysolo33 crée un musique interroge la notion
personnage de lolita féroce, de vulgaire comme la
à la naïveté surjouée, construction des stéréotypes
imaginant ses morceaux féminins, sans moquerie mais
comme autant de pages d’un avec une certaine sagacité de
journal intime que rédigerait bonbon au cœur d’acier.
l’héroïne aux cheveux méchés Carole Boinet
et durcis par du gel d’un teen
movie des nineties. Sur le très Les Inrocks Super Club,
le 13 septembre
à La Boule Noire (Paris,
XVIIIe), avec Babysolo33,
Damlif, Selman Faris
15
et Lalla Rami.
de vue réelle. Influencée par
Virginia Woolf et Alain
Resnais, elle allie gravité et
légèreté avec un vrai sens du
comique et une éblouissante
Céline Devaux, justesse. Si le film s’aventure
dans l’intériorité d’une
comme femme, c’est pour pointer le
une évidence sentiment de honte qui nous
habite tous et toutes, et la
Diplômée de l’École des Arts façon dont les angoisses
décoratifs, Céline Devaux peuvent dresser un mur entre
a été remarquée il y a plus de soi et le réel. Il est aussi
dix ans pour son projet de fin emprunt d’un délicat female
d’étude, Vie et mort de l’illustre gaze : “Mon film est féministe
Grigori Efimovitch Raspoutine. à partir du moment où
Avant d’accéder ensuite je représente la vérité d’un
à un succès critique et à la personnage féminin. On connaît
reconnaissance de ses pairs tout de Jeanne : ses pensées,
avec le génial Le Repas son désir pour son ex-amant,
dominical (César du meilleur sa honte vis-à-vis d’un homme
court métrage d’animation qui l’impressionne un peu.
en 2016) et Gros Chagrin C’est une tentative de raconter
(prix du meilleur court la vérité d’une femme, et non de
métrage à la Mostra de Venise l’enjoliver.” Bruno Deruisseau
en 2017).
Les Inrockuptibles №13
Le livre qui vous a marquée ? Qui devrait se taire ? Les Exportés (Flammarion), 288 p.,
Les Inrockuptibles №13
LA FICTION
FILME LES
ATTENTATS
Sept ans après la nuit du 13 Novembre,
le cinéma français se penche sur la représentation
longtemps refoulée d’un des événements
contemporains les plus traumatiques.
Texte Jean-Marc Lalanne & Théo Ribeton
↓
Anaïs Demoustier
dans Novembre de
Cédric Jimenez (2022).
18
Société
Benoît Magimel et Virginie
Efira dans Revoir Paris
d’Alice Winocour (2022).
Vincent Lacoste et Isaure
Multrier dans Amanda
de Mikhaël Hers (2018).
LE DEVOIR DE
DÉCRIRE
En raison du respect dû
aux victimes et à leurs
proches, le motif de
l’attentat a donc
brièvement figuré dans
les années 2015-2018
ce nouvel interdit de
représentation : un terrain
miné par le traumatisme
collectif et autour duquel
commençait (de manière
justifiée ou non)
à s’appliquer une nouvelle
forme de jurisprudence
19
lanzmanienne, une
nouvelle loi de l’infilmable
“L
au titre de laquelle la salle
a vie absorbe les blessures, les cicatrices, du Bataclan s’est transformée en horreur aveugle,
les morts. Des gens marchent secrète, inviolable. C’est que les premières
à l’emplacement où il y avait des rumeurs de reconstitutions du 13 Novembre étaient
fleurs. Mais les fantômes sont toujours alors des incongruités voyeuristes tapageuses,
dans la ville.” La réalisatrice Alice comme cet obscur Violent Delights dont l’annonce
Winocour regarde avec mélancolie le souvenir des avait fait un peu de bruit début 2017 (et qui n’a
attentats s’estomper de nos mémoires immédiates. semble-t-il jamais vu le jour), au moment même où
Le procès des commanditaires et des complices la tuerie d’Utøya, en Norvège, faisait l’objet
de ces actes criminels s’est achevé en juin dernier. elle-même de plusieurs films douteusement crus
C’est durant les longs mois de son instruction que – Utøya, 22 juillet par Erik Poppe et Un 22 juillet
s’est tenu le tournage de son nouveau film, Revoir de Paul Greengrass.
Paris (lire p. 130). En salle le 7 septembre, il relate Mais le traumatisme national ne pouvait pas rester
la lente reconstruction d’une femme (Virginie Efira) indéfiniment sous le tapis du tabou, et les premières
ayant survécu à un attentat (fictif, mais inspiré tentatives de représentation dignes ont fini par
des commandos des terrasses) – imaginé par une émerger. Celui qui a ouvert la voie dans le champ
réalisatrice dont le frère a survécu à celui, bien réel, du cinéma d’auteur est Mikhaël Hers, qui a tâché
du Bataclan. Sept ans après la nuit du 13 novembre avec Amanda (2018) de raconter comment un
2015, quelque chose reflue : les films inspirés d’une attentat (fictif) reconfigure une famille. Le cinéaste
décennie d’attentats djihadistes en France soudain assume sa responsabilité d’auteur, à la frontière
défilent. Le pays s’y confronte pour de bon à travers ténue entre l’impossibilité de faire du spectacle
la fiction. Le 5 octobre sortira Novembre de Cédric avec la tragédie (“et par exemple du suspense”) et le
Jimenez, sur la traque des terroristes jusqu’à l’assaut devoir de la décrire. “S’il y a des choses qui sont
de Saint-Denis du 18 novembre. indécentes à représenter, il me semble qu’il y en a aussi
Cette résurgence est d’autant plus marquante qu’elle d’autres qui sont indécentes à ne pas représenter”,
Les Inrockuptibles №13
s’est fait attendre – pour des raisons de tabou, comme l’attentat lui-même, qui n’est pas ici évacué
d’autocensure, voire d’interdit. Cela ne constitue dans une ellipse. Le personnage de Vincent Lacoste
en rien une forme traditionnelle de censure, mais arrive au bois de Vincennes et découvre les …
il faut remarquer que la représentation d’un attentat
compte désormais parmi les raisons de priver
les films d’une sortie en salle. Du fait de funestes
hasards de calendrier (le premier devait sortir le
18 novembre 2015 et le second est sorti le 13 juillet
←
Société
Reda Kateb dans la
saison 1 d’En thérapie
(2021).
l’attentat est fictif, le cinéma reste une manière de cinq patient·es sont directement concerné·es par le
rendre le drame à ceux et celles à qui il appartient. 13 Novembre, a tenté, par des subtilités d’écriture
Amanda prend d’ailleurs soin de laisser longuement apposées à tous les personnages, de révéler une
se développer la vie de ses personnages sans sorte d’ébranlement intime collectif dont l’attentat
anticiper d’une quelconque manière l’horreur qui serait le traumatisme originel, “à l’instar de la série
vient : la mort arrive au film comme elle arrive à la israélienne d’origine et de sa version américaine qui
vie, impensable, dénuée de sens. proposaient, à travers les séances de psychanalyse, de
radiographier toute la société dans laquelle elles prenaient
À PARTIR DU SOUVENIR lieu”, comme l’explique le scénariste Vincent Poymiro.
Raconter dans le détail la peine des victimes est la “On a un psychanalyste qui, à la fin de la saison, se
voie privilégiée depuis par une série d’œuvres qui demande s’il n’a pas envie de quitter sa femme”, avec
constituent une sorte de spécificité française. Chez l’idée que les bouleversements individuels sont aussi
nous, la question du deuil s’est imposée comme la les conséquences, très indirectes, mais tangibles, du
seule approche valable, la seule à s’éviter tout drame national.
soupçon d’obscénité – alors que les Américain·es À ce temps de la thérapie de groupe doit peut-être
n’ont finalement que très peu exploré cet aspect succéder une autre forme, une autre approche.
dans leurs reconstitutions du 11 Septembre À ce titre, la sortie prochaine de Novembre de
(exception récente : À quel prix ? de Sara Colangelo, Cédric Jimenez fait un peu l’effet d’une levée des
sur Netflix, avec Michael Keaton en avocat des complexes : une reconstitution, lorgnant le cinéma
familles de victimes), choisissant le récit des faits américain, non pas de l’attentat, qui restera sans
eux-mêmes (Vol 93 de Paul Greengrass, 2006) ou doute encore longtemps un irregardable absolu,
des premiers secours (World Trade Center d’Oliver mais de la traque de ses auteurs durant les quelques
Stone, la même année). C’est la question du deuil jours qui ont séparé la soirée du 13 Novembre du
qu’a choisie Isaki Lacuesta dans le film franco- matin de l’assaut de l’appartement de Saint-Denis.
espagnol Un año, una noche, qui suit sur un an la vie Caricaturalement, le film pourrait incarner
de survivant·es du Bataclan et que nous n’avons l’importation du spectaculaire anglo-saxon dans un
malheureusement pas encore pu voir (il était paysage rempli de films meurtris et extra-sensibles.
Les Inrockuptibles №13
présenté cette année à la Berlinale). C’est aussi celle Pourtant, Novembre n’en est pas moins un film lui
d’Alice Winocour dans Revoir Paris. “L’attentat ne aussi marqué par l’approche de ces homologues,
Arte · Les Films du Losange
représente qu’un très court segment du film. J’ai pensé que un film en état de choc et qui avance prudemment,
la scène devait d’ailleurs être abstraite, fragmentaire.
Le sujet, c’est la réparation.”
Un interdit de représentation frappe les faits mais
exonère la souffrance qu’ils causent : on ne peut pas
montrer ce qui s’est passé. “Mon frère pensait lui
comme empêché, célébrant un professionnalisme ↓
Société
Jean-Charles Clichet
policier rapidement gagné par une forme de dans Viens je t’emmène
paralysie – l’enquête patine des jours durant, brasse d’Alain Guiraudie
des milliers de témoignages sans trouver la moindre (2022).
piste, et les policier·ières, soudain, sont à l’image
du pays au même moment : des hommes et des
femmes qui travaillent à vide, groggy, boiteux·euses, attentats ont suscitée”, comme nous l’expliquait alors
ankylosé·es par la stupeur. le réalisateur, le film accomplit surtout la prouesse
Ce que le cinéma français a encore des difficultés de “partir de la noirceur du moment pour revenir
à produire sur le sujet, ce sont des films jouant à quelque chose de positif”. C’est le grand mérite de
un peu avec la prudence de mise face à un tel sujet. Viens je t’emmène. Sans verser dans l’optimisme
Le seul à correspondre indubitablement à cette bête et non avenu, il manipule toutes les questions
description est peut-être pour l’instant Viens je soulevées par le terrorisme islamiste (qui n’est
t’emmène d’Alain Guiraudie, qui racontait, en mars certes pas son sujet unique) avec une liberté,
dernier, les quelques jours suivant un attentat un humour frappant, presque une joie, sans rien
(fictif) à Clermont-Ferrand et l’errance d’un jeune édulcorer de la violence – en évacuant peut-être
sans-abri arabe soupçonné d’en être l’auteur. seulement le poids du traumatisme, ce lest
Centré non pas sur l’événement ou sur ses victimes qui empêche de réfléchir et d’imaginer des fictions.
mais sur “l’atmosphère de paranoïa générale que ces Une voie à poursuivre, sans doute.
→ Le nouveau destin
des archives Bottega Veneta
Cabas matelassés, tote bags tressés : avec le projet
Bottega Series, la maison de couture italienne propose
à ses client·es d’acquérir les sacs iconiques des
saisons passées – habituellement retirés de la vente –,
valorisant ainsi le temps long.
bottegaveneta.com
ifmparis.fr/fr/research
Mode
LE CROCODILE
TROMPEUR /
Semelles à effet tridimensionnel et détails inspirés DIDON ET ÉNÉE
Samuel Achache
de l’univers de la randonnée : le soulier Diorizon Jeanne Candel
articule les codes de la maison de couture avec Florent Hubert
un design fonctionnel. Imaginé par Kim Jones pour ÉCHO
l’hiver 2022-2023, le modèle évoque le plein air, Vanasay
soulignant la liberté d’une époque post-Covid. Khamphommala
APRÈS JEAN-LUC
dior.com GODARD, JE ME
LAISSE ENVAHIR
PAR LE VIETNAM
Eddy D’aranjo
LA VIE DURE
(105 MINUTES)
Camille Dagen
Eddy D’aranjo
Emma Depoid
ADIEU LA MÉLANCOLIE
Roland Auzet
78.2
Bryan Polach
K.
Alexis Armengol
FRATERNITÉ
Caroline
Guiela Nguyen
ENTRE SES MAINS
Julie Rossello-Rochet
Julie Guichard
GLOUCESTER TIME
MATÉRIAU
SHAKESPEARE
RICHARD III
William Shakespeare
23
Marcial Di Fonzo Bo
Frédérique Loliée
LA FORCE
Frida Kahlo, muse éternelle QUI RAVAGE TOUT
Théâtre Olympia David Lescot
centre dramatique
Dans le cadre de l’exposition Frida Kahlo, au-delà national de Tours CARTE NOIRE
des apparences (du 15 septembre au 5 mars), direction NOMMÉE DÉSIR
le Palais Galliera propose de prolonger la visite par Jacques Vincey Rébecca Chaillon
une exposition-capsule (jusqu’au 31 décembre) cdntours.fr L’AGRUME
abordant l’influence de l’artiste mexicaine sur Valérie Mréjen
la mode et certain·es designers phares – de Maria Mélissa Barbaud
Grazia Chiuri pour Dior à Rei Kawakubo pour OVTR
Comme des Garçons, en passant par Karl (ON VA TOUT RENDRE)
Lagerfeld pour Chanel. Une triangulation s’ébauche Gaëlle Bourges
entre mode contemporaine, vestiaire de l’artiste FESTIVAL WET° 7
et peinture.
BOUGER LES LIGNES –
HISTOIRES DE CARTES
palaisgalliera.paris.fr Bérangère Vantusso
Paul Cox
Nicolas Doutey
écouter pour voir : malte martin/vassilis kalokyris/
et de tuiles d’ail noir. de fèves et feuille de pistachier, bar mariné et incontournable salade grecque.
Effectivement, ça claque ! Une carte du midi resserrée sur des essentiels de la street food : cinq mezzes
et trois options de merida. Le pain pita est fondant et le baklava,
61, rue de Chabrol, Paris Xe. démoniaque. Pari réussi, on se sent dans les Cyclades depuis la rue
Instagram @mache.restaurant du Ruisseau.
UN FILM DE
CÉLINE DEVAUX
©PHOTO : JÉRÔME PRÉBOIS
1989
Que se passait-il En 1989, déjà, dans les pages de ce continue de hanter 2022 : Me and
dans l’air, qu’y journal, survenait un phénomène assez a Monkey on the Moon, de Felt. L’album,
avait-il dans l’eau remarquable : un single, petit 45t édité le dixième de ce groupe mené par le très
cette année-là ? Rétrospectivement, et par le label Sarah Records, est chroniqué doué et taciturne Lawrence, clôt dix ans
sans nostalgie aucune, certains disques de façon dithyrambique et, surtout, de carrière. On y entend certains
de 1989, de quelques groupes alors le texte est signé par l’ensemble des des morceaux les plus frappants, les plus
très actifs, continuent d’exister en 2022, journalistes : une première – et c’est pop de la formation. Les plus anéantis
à la façon d’organismes encore très à peu près la seule fois où cela est arrivé. aussi : I Can’t Make Love to You Anymore
vifs. Pourtant, il y a bien plus d’années Cette unanimité, cristallisant l’esprit est une désillusion mise en musique.
entre 1989 et 2022 qu’entre, au hasard, d’une rédaction alors très unie et forgée Le triptyque de fin, Never Let You Go,
1989 et 1967, année de la sortie du autour d’une même esthétique, s’est faite She Deals in Crosses et Get Out of My
premier album du Velvet Underground, grâce à Sensitive de The Field Mice. Mirror, signifie tout autant une fin
matrice absolue du son indie. Par un mélancolique qu’une renaissance à venir.
étrange effet de la mémoire et du temps, DES ÉTOILES DANS LES YEUX Elle se fera quelques mois plus tard sous
1989 semble bien plus contemporaine Sur la pochette, des pingouins. Sur le le nom de Denim.
de 2022 que 1967 l’était de 1989 (vous vinyle, un morceau tendu, en feedbacks En attendant, cette année-là, Felt joue
Les Inrockuptibles №13
suivez toujours ?). et saturations, chanté en un élan à La Cigale pour le Festival des Inrocks.
d’adolescence sensible et ne pouvant Il·elles tiennent l’affiche aux côtés des
rien faire d’autre – cette chanson grandioses Stone Roses – dont l’album
ou le suicide amoureux. Sur l’autre face, figurera en tête des classements de fin
l’accalmie de When Morning Comes
to Town – comptine triste de départ,
↑ de rupture inévitable. Quand le matin
Lawrence de Felt. viendra, je serai parti. Faces A et B :
complexes, parfois. ←
Nos archives
Vini Reilly de
L’album que sort The Durutti Column.
The Durutti Column,
pourtant actif depuis
une dizaine d’années,
témoigne de ce
renouveau. On y propre nom : Vini Reilly. Dualité ?
entend le guitariste et Schizophrénie ? Dédoublement ?
fondateur du groupe Il y avait quelque chose dans l’air de
Vini Reilly utiliser 1989, quelque chose qui ressemble
un sampler, alors encore à la matrice d’un idéal auquel
en passe de devenir beaucoup de musicien·nes, et pas
l’instrument à la mal d’autres, continuent à se mesurer.
mode, essayer des D’autant plus que la musique de
boucles, imbriquer The Durutti Column a été rééditée de
des portions façon très précise, précieuse et étendue
d’enregistrements par le label Factory Benelux.
de voix au milieu de La réédition de Vini Reilly inclut I Know
ses arpèges Very Well How I Got My Note Wrong,
réverbérés. Reilly un morceau rarissime du guitariste avec
construit là le disque Morrissey : cette année-là, Reilly
parfait pour les jouait avec le chanteur sur l’ensemble
d’année – et des nerveux La’s – dont lendemains de raves que vivaient ses de son premier album solo. Une autre
le disque, long à arriver, demeure un alter ego de Manchester, à commencer histoire de transition, très proche
parangon de l’époque. Sur scène, Felt par New Order, qui s’immergeait de ce magazine.
joue tendu, la tête rentrée. Lawrence est alors pleinement dans la culture acid En 2022 donc, faites écouter le Sensitive
énervé, il semble plus désenchanté house naissante. de The Field Mice, le I Can’t Make Love
qu’à l’habitude. Pourquoi ? La rumeur Un an plus tôt, en 1988, The Durutti to You Anymore de Felt ou n’importe quel
et les chuchotements de ceux et celles Column jouait en tête d’affiche du tout morceau de The Durutti Column. Et si
qui étaient en coulisses disent qu’il faisait premier Festival des Inrocks (avec la personne en face de vous n’est pas
la gueule parce qu’il détestait la veste en Julian Cope, The Weather Prophets, bouleversée, si elle n’en comprend pas
jean de l’un de ses musiciens. Ça tient The House of Love, James, The Pastels immédiatement la mélancolie, la fragilité,
à rien, parfois, de savoir être heureux. – un condensé d’époque). Reilly y la force muette, une seule solution :
donnait un concert d’une limpidité et fuyez loin et gardez ces chansons
MATRICE D’UN IDÉAL d’un calme irrésolus, jouant quasi en précieuses dans ce qui continue à leur
27
1989, enfin, c’est l’année de toutes les tailleur une musique égrenant une donner vie, les rêves qu’elles ont forgés
métamorphoses esthétiques annonçant profonde mélancolie et quelque chose en vous.
la décennie à venir et ses novations : de la solitude des sommets. Mais en
chamboulées, plus électroniques, plus 1989, en rejoignant la fête, le guitariste
s’ouvre à d’autres voies et, comme pour
signifier cette nouvelle vie, opte pour
un titre d’album qui n’est autre que son
→
The Field Mice.
J
e suis à deux doigts de ne pas me
baigner nue, mais les autres sexes
qui s’ébattent à l’air libre dans
les vagues m’appellent irrévocablement.
Je suis à Zipolite, village de pêcheurs
paumé sur la côte Pacifique du Mexique,
la Costa Chica, celle où amateurs et
amatrices de yoga, de spiritualité
new age, de surf et de véganisme se
retrouvent désormais. Zipolite constitue
l’une des rares plages nudistes du New York Times en avril dernier, a fait
Mexique, ainsi qu’un havre de paix pour office d’ultime tampon cool, alors même
les personnes LGBTQI+. Je m’attendais qu’il raconte la gentrification du lieu.
à une sorte de Mykonos mexicain, mais Au grand dam des premier·ières fans
non. L’ambiance y est directement sortie gays, trans, lesbiennes de Zipolite,
des seventies, période durant laquelle qui se seraient bien passé·es de toute
les hippies atterrirent sur cette tranche communication. Interviewé par le
de la côte et y établirent domicile, journal américain, David Montes Bernal,
cherchant dans cet air de bout du monde 33 ans, raconte avoir subi un exorcisme
l’ultime liberté. Certain·es portent des à l’âge de 9 ans, pratiqué par le prêtre de
toges blanches, d’autres des jeans slims son village extrêmement conservateur.
noirs, d’autres encore de vieux T-shirts Zipolite représente donc pour lui un safe
gris raidis par le sel. Il n’y a pas grand space (un endroit sûr). “J’ai ressenti une
monde, ni beaucoup de constructions, forme d’espoir, raconte-t-il au sujet de sa
certainement les conséquences d’un première visite en 2014. En définitive,
récent ouragan. il semble que nous ayons enfin un endroit
28
28
En février dernier, Zipolite a élu le où nous puissions être qui nous souhaitons.”
premier maire homosexuel du Mexique, Paradoxalement, ces lignes que j’écris
pays encore profondément machiste. – comme celles du New York Times –
Ici, des drapeaux LGBTQI+ fleurissent participent de la gentrification du lieu.
au fronton de certains bars, et des Vaudrait-il mieux ne plus parler
hommes nus se rassemblent au moment des paradis terrestres afin de mieux
du coucher du soleil, principalement les préserver ? Peut-être est-ce la seule
sur une petite plage à proximité, baptisée solution face à la transformation
↓
Playa del Amor – elle porte très bien des idées, des mouvements, des créations Samora la Perdida
son nom puisque certains y batifolent en images Instagram, aussi superficielles à la Playa del Amor,
à l’air libre, à deux ou en groupe. que mortifères. à Zipolite, en mai 2021.
À tel point que la police
a décidé de sévir, mettant
désormais des amendes
à ceux qui s’accouplent
sur la plage, et instaurant
un couvre-feu, au nom
du respect des touristes.
Ce petit havre de paix
et de tolérance pourrait
bien disparaître, bouffé,
comme beaucoup de
choses actuellement, par
la gentrification – dont
je fais intégralement partie.
Lisette Poole · Illustration : Agnès Decourchelle
Ultra Loin
Découvrez une coloc’ pas comme les autres !
© Jean-Philippe Baltel/FTV
DÉJÀ DISPONIBLE
SUR
La ritournelle Un invité se souvient des paroles
d’une chanson qu’il aime.
Ce mois-ci, le dessinateur
Mahi Grand, lauréat 2022 du prix
BD des étudiants France Culture-
Les Inrockuptibles, a choisi
Jesus’ Blood Never Failed Me Yet
de Gavin Bryars.
“Jesus’ blood
never failed me yet/
never failed me yet”
Extrait du deux-titres Jesus’ Blood Never Failed
Me Yet/The Sinking of the Titanic (GB Records)
30
j’ai l’impression de
comprendre le concept.
Propos recueillis
par Vincent Brunner
Mahi Grand
La Conférence de Mahi
Grand (Dargaud), 128 p.,
20,50 €. En librairie.
Présenté par Agathe Lecaron,
avec Thierry Marx, Yves Camdeborde, et Georgiana Viou
© Nathalie Guyon
33
formations”
d’ironie où une réalisatrice veut l’engager pour jouer une mère que j’arrête et comment ? J’ai arrêté de boire pendant dix-
de famille, à condition qu’elle perde dix kilos. Bref, deux sept ans, j’ai recommencé, puis arrêté à nouveau. Quand j’ai
ex-vaincu·es devenu·es vainqueur·es, puis vaincu·es à nouveau arrêté, je l’ai dit dans la presse, et je me suis rendu compte que
dans un monde où tout a changé, et qui vont finir par beaucoup m’en parlaient. J’ai écrit un petit article sur la
s’entraider à travers leurs e-mails mutuels, confessions sans cocaïne il y a plus de quinze ans [“Cette drogue fait juste des
tabou, sans vanité, d’une sincérité rare. Car la confession cons arrogants”, pour Le Monde, en 2006], et c’est l’un
– telle qu’elle se pratique aussi lors des séances des des articles dont on m’a le plus reparlé. Comme c’est rare
Narcotiques Anonymes auxquelles chacun·e participe – leur qu’on te reparle d’un article, je me suis dit que c’est quelque
permet enfin de se projeter hors de soi, d’en appeler à chose qui travaille beaucoup de monde.
l’empathie de l’autre.
Dans une langue qui n’appartient qu’à Despentes, directe, Quel a été ton rapport à l’alcool ?
acérée, drôle, inventive, où l’argot se fait poésie pure, où le Ça a été différent à des époques différentes. À l’âge que j’ai
rythme claque, tous les questionnements de notre temps vont y maintenant, et dans ma situation, retirer toutes les drogues,
passer : le féminisme, la masculinité, MeToo, l’amitié, l’amour, alcool compris, a été un soulagement pur. Vivre sans alcool,
l’addiction, les classes populaires et la bourgeoisie, les c’est une expérience à tenter au moins quelques années.
transfuges de classe, les idéaux passés et le désenchantement, En France notamment, on s’interroge peu sur ce que c’est
la célébrité qui isole, et tant d’autres choses encore. Seul que de boire tous les jours et si, à un moment donné, ça ne
espoir : la rédemption par l’amitié. Rebecca accompagnera deviendrait pas une façon de se couper des choses
Oscar dans un cheminement l’amenant à changer, à entendre intéressantes plutôt qu’une façon de s’amuser. Une façon de
le malaise de Zoé, lui qui était amoureux d’elle et ne fuir des choses qui sont moins effrayantes que ce que
comprenait pas sa réaction face à ses tentatives parfois lourdes. tu utilises pour les fuir. Passé un certain âge, on se supporte
Grande gueule et grand cœur, Rebecca est un personnage plutôt bien au fond, on aime sa propre compagnie, on a
magnifique. Quand on le dit à Virginie Despentes, cet après- renoncé à un tas d’idées sur soi-même, on se connaît. Pour
midi d’été où on la rencontre au Rosa Bonheur dans le parc les gamins d’aujourd’hui, l’addiction aux écrans va être
des Buttes-Chaumont, à quelques pas de chez elle, elle semble un problème majeur. Comme Zoé, qui se fait démolir sur
elle aussi très attachée à ce personnage-là : “Rebecca, c’est un les réseaux sociaux et pourtant y revient.
peu une petite Manu, mais qui se serait embourgeoisée.” Référence
Les Inrockuptibles №13
à l’une des héroïnes de Baise-moi, son premier roman paru Ce roman épistolaire met en scène un double
je, l’un féminin, l’autre masculin. Pourquoi
avais-tu envie de prendre la place d’un
personnage masculin ?
Dans une situation, je m’identifie à celui ou celle qui a
déconné. Enfin, c’est souvent le cas. Il y a des conneries qui
sont des mystères pour moi, par exemple un type qui accepte
un portefeuille de ministre alors qu’il escroque le fisc. …
Virginie Despentes 35 Les Inrockuptibles №13
Les Inrockuptibles №13 36 Spécial rentrée littéraire
→ Je passe des heures à essayer d’imaginer ce qui peut bien
Virginie Despentes
se passer dans sa tête, et je serais incapable de décrire
son monologue intérieur. Par contre, quelqu’un qui a mis
une claque à un autre, quelqu’un qui a écrit des conneries sur
internet, quelqu’un qui a harcelé son patron, quelqu’un
qui s’est payé des vacances avec l’argent de la caisse, ce ne sont
pas toujours des conneries que je me sens capable de faire,
mais je m’identifie à celui ou celle qui a fait quelque chose une réalité plus difficile que la nôtre, elles seront féministes
de répréhensible, que la police embarque ou que la morale dans une société qui leur sera moins favorable. Ce qui vient
réprouve. Ça ne veut pas dire que je trouve ça bien, mais je sais de se passer concernant l’avortement aux États-Unis aura
que c’est facile de faire une connerie, c’est vite arrivé, on probablement lieu en France dans les dix années à venir.
a ses raisons de le faire. Et ce qui m’intéressait chez Oscar, Ces filles ont des consciences féministes plus radicales et
le personnage masculin, c’est qu’il soit capable de changer de mieux construites, j’espère pour elles qu’elles parviendront
perspective sur ce qui s’est passé. Je crois qu’on a presque tous à créer des espaces où ce sera la fête. Je trouve que ce qui
dans nos placards des histoires dans lesquelles les gens se sont, manque en ce moment, ce sont de grandes manifestations
de façon tout à fait inexplicable selon nous, sentis lésés, ou pour pouvoir se voir entre sous-groupes. Une autre chose
trahis, ou menacés. Ce n’est pas complètement inintéressant importante sera d’être capable de solidarités féministes entre
de se demander ce qui s’est passé de leur point de vue. Et c’est groupes qui sont en désaccord.
ça qui m’intéressait avec Oscar, quelqu’un qui est capable de
changer son point de vue. Quelles sont, d’après toi, les différences entre
notre génération de féministes et la jeune
À propos de changement, Rebecca et Oscar génération ?
ont changé d’époque, de génération, même On essayait d’aller vers l’égalité des salaires. Et puis on a pu
de corps. Qu’est-ce que cela fait de vieillir ? ne pas faire d’enfants sans que cela pose problème. C’est
C’est une expérience d’avoir 50 ans, en tant qu’auteur la meilleure décision que j’aie prise dans ma vie, d’ailleurs,
notamment. En fait, rien ne vieillit plus mal qu’un auteur. malgré une petite pression quand j’avais 30 ans. Bref, pour
On voit des auteurs qui étaient très importants quand j’étais nous, ça n’a pas été une lutte politique. Alors que des jeunes
petite, et aujourd’hui tout le monde s’en fout. Ça m’a marquée féministes se retrouveront face à des défis plus difficiles à vivre.
quand Michel Tournier est mort [en 2016]. Alors qu’il a Car il ne peut pas y avoir un avènement de l’extrême droite
incarné la littérature pendant plus de deux décennies, d’un côté – comme c’est le cas en ce moment – et de l’autre
aujourd’hui qui connaît Tournier ? Il est mort dans l’indifférence. une amélioration des conditions de vie des femmes.
Et puis c’est vrai que notre génération a connu des moments
de transition hyper-forte : internet, par exemple, a tout changé. Des changements se produisent aussi dans
l’édition. Vincent Bolloré prend de plus en plus
Tes personnages traversent aussi un de pouvoir. S’il met la main sur Grasset,
37
changement de paradigme. Toi qui es féministe la maison d’édition dans laquelle tu publies
depuis longtemps, comment as-tu vécu et qui appartient à Hachette, que feras-tu ?
l’irruption de MeToo et d’une nouvelle Tant qu’Olivier Nora [le PDG de Grasset] et les personnes
génération de féministes souvent radicales ? avec qui je travaille depuis vingt-cinq ans y restent, je reste
Pour moi, c’était génial, même si ça vient avec des problèmes. aussi. Sinon, je partirai. La coïncidence entre s’en prendre
On verra comment elles évoluent, mais c’est intéressant de voir aux services publics à travers la redevance et laisser Bolloré
les filles de 20 ans se poser la question du féminisme, choisir s’emparer de tout va produire une catastrophe. Dans le milieu
quel féminisme sera le leur. Ce n’était pas du tout le cas de de l’édition, souvent, ils n’ont pas l’expérience que j’ai de
notre génération. C’est la première fois qu’on voit des jeunes l’injustice, de voir une boîte qui marche bien être rachetée,
hétéros n’avoir aucun tabou à être misandres, alors qu’avant détruite, démolie, de la façon la plus dégueulasse qui soit.
c’était juste le fait de quelques lesbiennes radicales. C’était C’est l’histoire de ma classe sociale, de l’industrie dans l’est
mal vu de se moquer des hommes, alors qu’en vérité c’est se de la France, quand, dans les années 1980, on a commencé
moquer du pouvoir. Grâce à King Kong Théorie, j’ai des à fermer des usines qui marchaient très bien pour les démolir,
contacts avec des jeunes féministes qui ont trente ans de moins sans s’occuper de savoir ce que les gens qui y travaillaient
que moi, je les lis aussi beaucoup ou les écoute sur le net, et allaient faire après, alors qu’ils y avaient passé trente ans de
je trouve ce qu’elles font très drôle. Ce qui m’intéresse, c’est de leur vie et n’avaient rien à se reprocher. C’est ce que je ressens
savoir ce que ça donnera dans le réel. Car elles vont vivre dans maintenant. Ce n’est pas que je le vis mieux que les autres,
mais je suis d’un milieu où l’on sait que ça
arrive. Alors que nous ne sommes pas obligés
d’accepter. Il me semble que les gens se
“La musique est résignent de plus en plus. Ce que nous
devrions dire aux plus jeunes, c’est que notre
restée un fil rouge génération a été comme hypnotisée par
le pouvoir, convaincue qu’il fallait lui céder
permis de découvrir
Une résistance, ça change quelque chose.
Les Inrockuptibles №13
que désirer.”
après de l’importance que ça prend.
Je ne veux surtout pas réagir à tout ce
qui m’agace. Si je le voulais davantage,
j’aurais un compte Twitter et j’y passerais
tout mon temps. Mais écrire des livres
→ Or s’en prendre à la fortune des plus riches n’est pas une et réagir sur Twitter, ce n’est pas la même fonction. Je n’aime
violence physique. Donc je dirais que je me situe plutôt du pas tellement voir les auteurs que j’aime, comme Bret Easton
côté de la gauche radicale, même si je me suis sentie plutôt Ellis ou J.K. Rowling, être sur Twitter. J’ai aimé la saga Harry
apolitique ces dernières années. Mais on assiste à une telle Potter, et franchement je préférerais ne pas savoir ce que cette
droitisation du monde en ce moment, le paysage n’a tellement brave femme pense des personnes trans.
plus rien à voir avec celui d’il y a vingt ans, que je pense à me
repolitiser. Inutile de dire que je me sens vraiment antifasciste. Comment te définis-tu en tant que féministe ?
Je suis très politisée, mais je ne suis pas forcément orthodoxe.
Tu as vécu, comme Rebecca et Oscar, C’est ce que j’essaie de faire dans Cher Connard. Le féminisme
une transition de classe sociale. Comment te ne doit pas être une contrainte ou une difficulté de plus,
sens-tu dans le milieu dans lequel tu es arrivée ? ça ne doit pas être une autre façon de t’empêcher de penser ce
Dans le livre, j’en parle à travers Oscar : je n’ai jamais eu ce que tu as envie de penser, ni de faire ce que tu veux faire.
ressenti du transfuge de classe, car quand je suis arrivée dans Traditionnellement, le plus difficile quand tu es une femme,
ce milieu, je ne me suis jamais sentie fascinée par les gens c’est cette histoire de respect. Le respect, tu dois le mériter,
qui avaient de l’argent depuis des générations, par leur mode et il peut t’être retiré du jour au lendemain. Si être
de vie, leurs appartements, etc. Je viens d’une culture tellement féministe, c’est encore avoir peur de ne pas être respectée,
différente. Je ne me suis jamais demandé comment adopter ça ne va pas. Mon féminisme, c’est celui où on ne te retire pas
leurs codes, car je suis trop attachée à d’autres codes. Qui ne ça à la moindre incartade. Les féministes qui ont beaucoup
sont d’ailleurs pas tellement ceux de mon milieu social, mais compté pour moi sont Audre Lorde et Monique Wittig.
plutôt ceux de la musique. Valerie Solanas, parce qu’elle est indéfendable et compliquée,
m’intéresse aussi beaucoup.
38
grand, trop festif, trop mainstream. J’ai vu la rapidité du succès révolution. Universitaire, il sait ce que c’est que travailler. Avec
pour d’autres groupes, Mano Negra, Parabellum, ça a explosé. lui j’ai appris le travail, la philosophie, je me suis mise à aller
Être sur le devant de la scène, c’est beaucoup de critiques et écouter des colloques. Des séminaires de trois heures, ça te
d’emmerdements. change, et ça t’autorise. Ça m’a autorisée à aller vers quelque
chose de plus intellectuel. Au début de notre relation, il écrivait
Tu as eu aussi un groupe ? Testo Junkie, pendant que j’écrivais King Kong Théorie.
D’abord, j’ai eu un magasin de disques à Lyon, puis, avec
Cara Zina, j’ai fait un groupe de rap avec des guitares électriques Cher Connard, c’est une déclaration d’amour
qui s’appelait Straight Royeur. J’ai arrêté, car il faut dire que à l’amitié ?
je chante faux et que je n’ai pas le rythme. Mais j’adorais ça. Oui, j’y crois vraiment. Je crois à cette forme d’amitié dans
Les lectures musicales que je fais maintenant avec le groupe laquelle chacun a de l’espace. Parler à quelqu’un qui t’écoute
Zëro me permettent de faire de la scène avec de la musique. et que tu écoutes, hors couple, c’est très important. Il y a
des amis à qui je parle vraiment
et qui me permettent d’évoluer.
“Étouffant, saisissant,
impressionnant.”
L’EXPRESS
Les Inrockuptibles №13 42 Spécial rentrée littéraire
ICÔNE
QUEER
Shae Detar
Révérée aux États-Unis, Eileen Myles
Eileen Myles
voit enfin Chelsea Girls traduit
en français, vingt-huit ans après
sa parution outre-Atlantique. À 73 ans,
cette figure de l’underground littéraire
new-yorkais est plébiscitée par la jeune
génération. Texte Marie Kirschen
←
En 2015.
que l’écriture pouvait en être un.” Le stylo remplaçant la caméra,
Myles décrit sa vie et celle de ses proches. Les nuits blanches,
la virée entre copines lesbiennes dans un bar gay du Maine,
les coucheries avec son ex-copine, avec la copine de son
ex-copine, les cachets d’amphétamines obtenus via un médecin
T
du Queens à la déontologie assez souple et revendus dans tout
out commence par une histoire de films. Manhattan, son black-out à Woodstock en 1969 (“Quand je me
Nous sommes au tout début des années 1970, suis réveillée, je marchais sur une colline noire de monde sous un
dans le Massachusetts, sur Harvard Square, soleil de plomb avec une gueule de bois monstrueuse, et les mecs de
cette fameuse place triangulaire où se Canned Heat poussaient leurs falsettos en continu”). Son enfance,
43
côtoient artistes et étudiant·es, aux abords aussi, et l’alcoolisme de son père, mort sous ses yeux alors que
de la prestigieuse université du même nom. Ici, les cinémas Myles n’a que 11 ans.
indépendants proposent du Bergman et du Godard à leur Tout le livre est écrit au féminin mais, depuis quelques années,
clientèle intello avide de films d’art et d’essai. Dans la salle, Eileen Myles préfère utiliser le pronom anglais neutre “they”
on trouve Eileen Myles, la petite vingtaine, encore à la fac pour exprimer son identité de genre, qu’on pourrait traduire
– mais pas à Harvard, non, à l’université bien moins élitiste par “iel” (contraction de “il” et “elle”). “Je n’utilise pas le terme
du Massachusetts, à quelques kilomètres de là –, qui découvre ‘non-binaire’ parce que ça sonne tellement technique. Mais je dis
avec enthousiasme Les Quatre Cents Coups. Myles admire que je suis trans… ou a they-lesbian !” Myles se marre. En 2015,
la façon dont, à travers une série de longs métrages, François le New Yorker lui avait demandé son opinion sur ce pronom de
Truffaut narre les étapes successives de la vie d’Antoine plus en plus utilisé par la jeune génération queer. Bof.
Doinel, dans ce qui semble constituer, en réalité, un récit À l’époque, l’artiste n’est pas très enthousiaste. Mais finit par
autobiographique. Mais une réflexion cogne dans sa tête : changer d’avis. “Quand j’étais enfant, je me demandais : ‘Pourquoi
“Pourquoi est-ce qu’il n’existe pas de version féminine d’Antoine je ne suis pas un garçon, comment est-ce possible ?’ L’idée de
Doinel ?” Où sont-elles toutes ces femmes qui, elles aussi, fluctuation, de pluralité sonne juste pour moi. J’ai fini par me dire :
fuguent, rient, doutent, se rebellent, cherchent leur place ‘C’est pour moi.’ C’est simple : quand je vois plus de liberté offerte
– bref, existent ? Et cet état de fait obsédant : personne ne sait dans cette société, je la prends !”
comment Myles et ses amies vivent.
Puisque ça n’existe pas, il faut donc le faire. C’est avec cette TOUT EN HAUT, LA POÉSIE
volonté que, quelques années plus tard, Eileen Myles s’attelle La liberté, Myles l’a déjà saisie une première fois, bien des
à Chelsea Girls (clin d’œil à Warhol). Écrit entre 1980 et 1993, années plus tôt, en décidant, à 24 ans, de devenir poète alors que
le recueil d’essais est enfin disponible en français grâce aux rien ne l’y destinait vraiment. Sur son site officiel, on peut lire
Éditions du sous-sol, vingt-huit ans après sa sortie américaine trois bios différentes, selon la longueur souhaitée. Mais toutes
en 1994. Pourquoi a-t-on dû attendre si longtemps pour qu’un commencent par cette phrase : “Eileen Myles a quitté Boston en
texte d’Eileen Myles soit traduit dans notre langue, malgré sa 1974 pour venir à NewYork et devenir poète.” Comme si sa vie
renommée outre-Atlantique et sa vingtaine d’ouvrages parus ? avait commencé à ce moment précis. Direction : New York.
Mystère. Lors de notre interview par Zoom, depuis une pièce Objectif : poète. Certes, Myles ne rechigne pas à écrire de la
Les Inrockuptibles №13
aux tons beiges de son appartement (dont un mur est absolument prose, mais la poésie reste la grande affaire de sa vie. Dans
recouvert de livres) de l’East Village new-yorkais, Myles Chelsea Girls, on peut lire : “Poète, selon moi, ça a toujours voulu
n’a pas vraiment de réponse à nous apporter. Il y a bien eu dire saint, ou héros, le personnage dansant sur le vitrail de mon …
un projet de traduction de Chelsea Girls dans les années 1990,
mais le traducteur est mort avant d’avoir achevé son ouvrage.
Et le projet fut laissé à l’abandon.
Dans l’introduction, Myles raconte ce désir de faire du cinéma,
immédiatement fauché par le manque de moyens : “Comme
nous n’avions pas la possibilité de tourner un film, j’ai dû décider
Spécial rentrée littéraire
cool”. Eileen Myles devient proche du fameux poète Allen comme présidente”), que l’on a beaucoup vu partagé sur les
Ginsberg : “Il m’a fait publier et a tenté de me brancher avec son réseaux sociaux ces dernières années, climat politique
mec, Peter Orlovsky, qui couchait aussi avec des femmes ; c’était sa désespérant oblige.
manière à lui de me dire ‘t’es super !’” Myles gagne aussi un peu S’il s’agit avant tout d’un geste artistique, cette candidature
d’argent en s’occupant du poète James Schuyler, assez mal est tout de même l’occasion d’une vraie campagne, avec des
en point. Un job qui consiste principalement à lui amener ses meetings dans pas moins de vingt-huit États. C’est lors d’un
cachets et à lui faire du pain perdu dans sa chambre au de ces discours, sur le campus où elle est alors étudiante, que
Chelsea Hotel. Maggie Nelson, 19 ans, rencontre Eileen Myles. L’autrice des
CBGB, Chelsea Hotel… La bio de Myles contient tous Argonautes est depuis devenue une amie très proche (et même
les mots clés du New York des années 1970 qui font tant son exécutrice testamentaire pour tout ce qui relève de la
fantasmer. Sans parler de cet incroyable portrait au regard littérature) et ne tarit pas d’éloge à son sujet : “Eileen m’a
si intense, signé Robert Mapplethorpe, qui orne la couverture transmis le courage, l’humour, la performativité, l’expérimentation
de Chelsea Girls. N’en a-t-iel pas marre qu’on lui parle toujours et l’art de l’engagement intellectuel profond, sans prétention ni
de cette période ? Myles éclate de rire. “À mon arrivée à NewYork attache institutionnelle.” Longtemps à part dans le milieu de
l’édition, Myles a depuis été rejoint·e par d’autres, inspiré·es
par son œuvre. “Il n’est tout simplement pas possible de
m’imaginer en tant qu’écrivaine sans l’influence d’Eileen”,
nous confie encore Maggie Nelson, qui a participé à plusieurs
de ses workshops alors qu’elle était toute jeune autrice.
↑
Couverture française de
Chelsea Girls (1994) Myles a quelque chose
Bob Berg Getty Images
et éditions américaines
de I Must Be Living Twice
– New & Selected Poems
d’une rock star.
1975-2014 (2015), Cool for
You (2000) et Afterglow
(a Dog Memoir) (2017).
←
Eileen Myles
À New York,
en 1992.
45
table ronde, où Myles est également invité·e, avec la ferme
intention de séduire l’artiste. Ces deux-là se plaisent
instantanément et finissent par annoncer, via un article dans
le New Yorker, qu’iels sont en couple (Soloway utilise également
“UN GOÛT POUR L’AVENTURE” le pronom neutre “they”). La romance ne durera pas
Dans les sphères littéraires, mais aussi féministes et lesbiennes, longtemps mais fascine la presse et la jeunesse queer.
cela fait longtemps que Myles a un statut d’icône. Avec son Car – et ça ne surprendra personne – Myles est plébiscité·e par
allure androgyne, longiligne, ses cheveux argentés tombant sur la nouvelle génération de féministes, curieuse de redécouvrir
ses épaules et ses T-shirts cool, Myles a quelque chose d’une cette personnalité frondeuse qui, bien avant MeToo et toute
rock star, une Patti Smith de la poésie contemporaine, qui la vague actuelle, a su imposer son regard dans un monde
intimide. Pour Chris Kraus (l’autrice d’I Love Dick), une amie littéraire où iel faisait figure d’exception.
elle aussi, “Eileen est clairement un·e génie, un·e leader, avec un Dans Chelsea Girls, un essai, rajouté à la dernière minute, est
goût pour l’aventure, et admirable en tous points.” consacré au viol collectif que Myles a subi à l’âge de 18 ans.
Mais depuis 2015, la renommée de Myles a encore monté “Un peu avant la publication, j’ai réalisé que je ne parlais pas de
d’un cran. Cette année-là, l’artiste fait coup double et publie cette histoire dans le livre, décrit-iel. Or je ne pouvais décemment
à la fois un recueil de poèmes choisis (I Must Be Living Twice: pas inclure tous ces récits sur l’expérience des femmes sans évoquer
New and Selected Poems 1975-2014, chez HarperCollins le viol.” Quelles réactions le texte a-t-il provoquées à l’époque ?
– “Pour les poètes, précise-t-iel, c’est un peu comme une grosse “Absolument aucune ! Les gens ne veulent pas entendre parler de
rétrospective dans un musée !”) et une réédition de Chelsea Girls, viol, donc personne ne me parlait jamais de ce texte !” Aujourd’hui,
longtemps resté indisponible. Brusquement, toute la presse iel travaille à un nouveau roman, All My Loves, dont une grande
se l’arrache. Le magazine du New York Times fait son partie évoquera les violences sexuelles. L’ouvrage s’annonce
portrait. Vanity Fair et Interview Magazine lui consacrent ambitieux : plus de mille pages. Avec son envie de faire date,
des entretiens au long cours. “C’était comme si, soudainement, le projet ressemble à un sacré défi. Mais Eileen Myles n’est pas
Les Inrockuptibles №13
il y avait une histoire : ‘Cette vieille personne – poète, homo vraiment du genre à avoir froid aux yeux.
et un peu punk – devient mainstream !’”, commente Myles,
le sourire en coin. Chelsea Girls (Éditions du sous-sol), traduit de l’anglais
C’est aussi à cette époque qu’Eileen Myles rencontre Joey (États-Unis) par Héloïse Esquié, 304 p., 23 €. En librairie
Soloway, à qui l’on doit la série Transparent. Pour la saison 2, le 2 septembre.
Soloway et son équipe de scénaristes sont en train de
développer le personnage d’une prof de fac, poète et féministe
(incarnée à l’écran par Cherry Jones) et décident de s’inspirer
de Myles. Soloway vient de quitter son mari et se rend à une
Les Inrockuptibles №13 46 Spécial rentrée littéraire
de mes frères”
“Sauver la peau
Révélation de la rentrée, Diaty Diallo, 33 ans,
Diaty Diallo
signe Deux Secondes d’air qui brûle, un premier
roman sur la vie d’un groupe de jeunes gens en
banlieue, jusqu’à l’interpellation policière de trop.
Poésie et rythmes rap pour un récit qui pulse
et qu’on n’oublie pas. Texte Gérard Lefort
Photo Alexia Fiasco
R
endez-vous début juillet
avec Diaty Diallo pour
son premier roman
Deux Secondes d’air qui
brûle. Au Cirque
Électrique, lieu culturel
implanté porte des Lilas
à Paris. Un texto
a précédé la rencontre.
Il donne le ton :
“J’y suis. C’est la
grosse teuf à l’intérieur, je pense qu’il va falloir changer de spot.”
Effectivement, s’échappent du Cirque Électrique des
infrabasses à décoller le papier peint. Il n’y a pas que cet
inconvénient aux yeux de Diaty Diallo : “Beaucoup trop d’êtres était moche, les couleurs, criardes. C’est un peu le journal d’une âme
humains torse nu.” Migration en terrasse d’un café paisible. malade de lycéenne. Quand je ne me sentais pas bien, j’écrivais,
Diaty avertit qu’elle est très bavarde. Deux heures plus tard, parfois n’importe quoi, par exemple sur les déchetteries. J’ai
on n’aura pas le sentiment d’avoir bavardé mais plutôt un peu l’air d’une folle gorgée de violence. Mais je me souviens que
d’avoir échangé, partagé. le bienfait était immédiat. J’écrivais aussi des trucs très marrants.
47
On commence par la fin du roman : une liste d’une trentaine Qui j’étais ? Une ado ordinaire.” Retour du geste radieux de
de morceaux de musique, de James Blake à Jeff Mills, en la main accompagné d’un fou rire.
passant par Public Enemy. “J’ai abusé, c’est un peu long, mais Ce qui est moins ordinaire, c’est Deux Secondes d’air qui brûle,
j’y tenais. D’une part parce que j’ai cité des paroles de ces chansons, un roman cogneur au style bagarreur. “Je tabasse mon clavier
d’autre part parce que c’est un univers qui est le mien. La musique pour lui faire cracher des mots, mes mots mais aussi les mots de
est sans doute l’endroit le plus personnel du roman. La chanson tout le monde si on sait dresser l’oreille. Ce n’est pas pour faire mon
a été une de mes premières expériences d’écriture. Je composais intéressante que je place du verlan, ça me vient, c’est tout. Je n’ai
la guitare folk de la pop un peu planante, ‘parfaite pour se droguer’ aucune intention de langue. Ma langue est véhiculaire. Il y a
m’a dit un ami, ce qui m’a fait rire parce que je ne me drogue tellement de choses qui se passent dans la construction d’une phrase,
pas.” Diaty a alors un geste élégant de la main comme pour le choix d’un mot, autant que dans l’histoire proprement dite.
balancer par-dessus son épaule un objet invisible. Fardeau C’est pour ça que j’aime le rap et ses accents chantés.” Au service
ou balivernes ? Sans doute les deux. Elle dit aussi dans ses de ce style de tabasseuse, c’est quoi le sujet ? “J’ai travaillé
remerciements qu’elle n’a pas écrit son roman à mains nues. en chaos pendant deux ans. Beaucoup trop long, trop d’adjectifs,
S’ensuit une autre liste, cette fois, de livres : “Je ne pouvais de complaisances. Il a fallu couper. Abandonner mon ego pour aller
taire les nombreuses lectures qui m’ont nourrie pour raconter à l’os. Et puis surtout trouver une histoire, quitte à l’éclater en
l’histoire humaine de ce livre, entre autres, L’Émeutier et la mille morceaux.”
Sorcière d’Olivier Marboeuf ou Lettre à Adama d’Assa Traoré.” En effet, c’est une histoire qui s’éclate entre quelques lieux-
dits : parkings, friches, toits d’immeubles, dalles de béton et,
BIENFAITS DE L’ÉCRITURE surplombant le tout, une pyramide, à la fois horreur
Ces références lui ont soufflé la liberté d’écrire. Une liberté architecturale et point de repère et de rendez-vous pour
qu’elle a expérimentée très jeune. Diaty Diallo a une petite les “héros” du récit : Astor, Cherif, Demba, Nil, Bak ou Sami
trentaine d’années, ce que contredit son allure juvénile. qui se fréquentent depuis l’enfance et ne se sont pas perdus
À 15 ans, elle tient un blog dont elle a retrouvé les traces dans de vue au fil de leur adolescence ou de leur prime maturité.
les limbes d’internet : “Ce n’était pas bien écrit, la mise en page Ils traînent, se marrent, fument des joints, font des barbecues,
boivent des Coca et se font régulièrement serrer par “les hommes
en bleu” pour des contrôles d’identité qui peuvent virer
en garde à vue, voire pire. “Je n’invente rien. Mon père, qui est
Les Inrockuptibles №13
la porte-parole
les chaises. “C’est quoi ce truc ? La fin du monde ?”
Ultime mouvement de la main derrière l’épaule,
qui n’est pas un adieu mais un au revoir tout
de rien. Ce livre sourire.
n’est pas un tract Deux Secondes d’air qui brûle (Seuil), 174 p.,
17,50 €. En librairie.
politique, genre
manipulation
du sujet ‘banlieue’
48
→
À Bagnolet, en juillet.
Le colonel ne dort pas
le nouveau roman
d’Emilienne Malfatto
↘ Eva Baltasar
Boulder (Verdier)
La narratrice ne veut pas d’enfant
mais sa compagne oui. De sa phrase
vibrante, qui explore au plus près
51
↙ Blandine Rinkel les sensations et les corps, Baltasar dit
Vers la violence (Fayard) le désarroi d’une femme embarquée
Écrivaine, musicienne, chanteuse et danseuse, dans une histoire de couple qui la
la figure féminine du collectif Catastrophe dépasse. La poète et romancière catalane
s’était fait remarquer dès son premier roman a su créer ici un personnage inoubliable,
en 2017, L’Abandon des prétentions, consacré une antihéroïne inadaptée, mutique,
à sa mère. Son troisième, Vers la violence, raconte dont elle suggère les gouffres sans
le père : Gérard est fantasque, merveilleux les expliquer. Une fille solitaire qui
et terrifiant, et cache un passé secret. Rinkel travaillait sur un cargo, installée
raconte le lien entre père et fille, en Islande par amour et hantée pour
et comment celui-ci l’a façonnée, toujours par l’appel du large.
ce que l’on hérite de la violence
d’un parent, et parvient à rendre
haletante une histoire familiale.
de la
Blandine Rinkel
rentrée
au square Louise-Michel,
à Paris, en juillet.
Spécial rentrée littéraire ↘ Mona Messine →
Mona Messine au
Biche (Livres Agités)
jardin du Luxembourg,
Première livraison des Livres à Paris, en juillet.
→ David Lopez Agités, nouvelle maison d’édition
Vivance (Seuil) réservée aux jeunes plumes
Après le succès retentissant féminines, Biche s’envisage comme
de sa première livraison, Fief (prix un conte écologique féroce.
du livre Inter 2018), l’auteur amateur Mona Messine y croise les points
de PNL, qui donnait voix à la jeunesse de vue pour raconter le huis clos
périurbaine, a décidé de changer cruel d’une partie de chasse
de braquet. Dans un nouveau texte en forêt. Entre chasseurs, garde-
compact et un peu trouble, il raconte chasse, chiens rabatteurs et biches
l’échappée en solitaire d’un aux abois, et alors qu’une tempête
cycliste, chômeur et ami des chats, gronde, ce sont
à travers la France des villages vides, les dynamiques
des parasols 51 et des gens seuls. de la violence
Un deuxième roman radicalement et les élans
différent du précédent, très étrange. d’insoumission
que scrute ce texte
original, à vif
et savamment
contestataire.
↙ Sonia Devillers
Les Exportés (Flammarion)
Non seulement elle est l’une des voix
qui comptent sur France Inter,
mais elle vient de réussir son passage
à l’écriture : avec Les Exportés, récit ↙ Roy Jacobsen
de l’histoire de sa famille (juive) Les Vainqueurs
en Roumanie pendant la guerre, (Gallimard)
Sonia Devillers reconstitue Une saga norvégienne qui
minutieusement, scrupuleusement s’attache à l’intimité d’une
l’une des horreurs qui s’y est jouée famille de pêcheurs, de la fin
et qui reste pourtant mal connue : des années 1920 jusqu’à nos
quand les Roumain·es se sont mis·es jours, et à un pays qui passe
52
la plasticienne Gabriella
Zalapì construit
judicieusement son récit
autour de photos privées
Les livres à ne pas manquer 53 Les Inrockuptibles №13
Spécial rentrée littéraire ↙ Maria Larrea
Les gens de Bilbao naissent où ils veulent
(Grasset)
Dans ce premier roman, sorte d’enquête autobiographique,
la réalisatrice Maria Larrea surprend par sa façon d’échapper
aux clichés. Cette fille d’immigré·es espagnol·es élevée dans une
loge de concierge à Paris raconte le mépris de classe, qu’elle a dû
affronter dès l’enfance, et sa passion pour le cinéma, qui l’a aidée
à vivre. Elle reconstruit surtout une histoire familiale compliquée,
marquée par la dictature franquiste, et dont elle découvre toute
la violence et la singularité seulement à l’âge adulte.
↘ Jonathan Franzen
Crossroads (Éditions de l’Olivier)
Le retour de Franzen ! Cette plongée
dans les années 1970, sur un campus
où la vie gravite autour d’une communauté
religieuse, constitue une première pour
↙ Anthony Passeron l’écrivain américain, qui avait jusqu’ici
Les Enfants pour habitude de scruter le contemporain.
endormis (Globe) Toujours doué pour manier l’ironie,
Un des meilleurs premiers la connivence.
romans de la rentrée,
qui remonte le temps
jusqu’aux débuts du sida
dans les années 1980,
à travers la figure d’un oncle
qui en mourra. En parallèle,
le jeune écrivain retrace ↓ Miguel Bonnefoy
le long parcours des L’Inventeur (Rivages)
chercheurs et chercheuses Avec sa science de la miniaturisation
pour identifier la maladie romanesque, Miguel Bonnefoy raconte
54
ici libre cours à son imagination. N’hésitant pas jeunesse sénégalaise, il suit trois
à se lancer dans des digressions proches de l’essai, gamin·es des faubourgs – Issa,
il signe l’un de ses meilleurs livres. Neurone et Tibilé – à la veille
des résultats du bac, sésame
indispensable pour accéder à la
liberté, l’ailleurs et l’âge adulte.
↘ Léonora Miano
← Russell Banks
Oh, Canada (Actes Sud)
Au crépuscule de sa vie,
← Anna North Leonard Fife accepte de se
Hors-La-Loi (Stock) raconter à l’un de ses anciens
Fin XIXe siècle dans élèves. Ce célèbre documentariste
le Dakota, les épouses laisse éclater la vérité nue dans
55
stériles sont considérées un clair-obscur qu’il affectionne
comme des sorcières dans son propre travail.
et pendues. La narratrice Russell Banks relève dans ce magnifique
s’enfuit de chez son mari et rejoint une bande roman testamentaire une véritable
de brigands. Dans ce texte qui joue avec gageure : écrire sur la maladie,
les codes narratifs du récit initiatique, il est la vieillesse et la mort. Sans doute parce
question de corps, de plaisir, d’avortement, que Oh, Canada constitue, en partie,
d’homosexualité, de liberté. North propose une forme d’autoportrait déguisé.
ici un réjouissant western moderne, tour à tour
émouvant ou fracassant, porté par
des personnages féminins qui s’affranchissent,
s’instruisent, frappent et tuent. Et tentent ↓ Toni Morrison
de construire une autre Amérique. Récitatif (Christian Bourgois)
C’est l’un des titres étrangers les plus
attendus de la rentrée : un inédit
de l’écrivaine disparue en 2019, écrit
en 1983 et publié pour la première fois
en volume. Même si on le présente comme
↙ Jane Sautière la seule nouvelle écrite par Morrison,
Corps flottants (Verticales) Récitatif serait plutôt une novela, voire
Un récit autobiographique, de Phnom un roman bref. L’itinéraire de deux filles,
Penh, où l’autrice a vécu de 1967 à 1970, Twyla et Roberta, qui se sont rencontrées
au Paris d’aujourd’hui ? Ces fuseaux à 8 ans dans un orphelinat, et qui plus tard
horaires sont aussi les fuseaux d’une se retrouvent, se séparent,
dentelière qui accommode les motifs se recroisent, etc. Morrison
tenaces (parents, ami·es d’enfance, ne révélera pas laquelle est
bel amour) et les trous où sont embusqués noire et laquelle est blanche,
Les Inrockuptibles №13
← Pierre Ducrozet
Variations de Paul (Actes Sud)
On reconnaît, dès les premières pages, le style
sans égal de Ducrozet. Des phrases qui filent,
se condensent ou se précipitent ; des mots qui
s’entrechoquent, créent des sensations profondes,
des images, des sons. Un personnage à la Vernon
Subutex, et un nouveau roman flamboyant qui
confirme sa place dans la littérature française
contemporaine.
Retrouvez la critique p.153.
↗ Claire Baglin
En salle (Les Éditions de Minuit)
Un premier roman singulier, première
pépite publiée par le nouveau directeur ↘ Kaouther Adimi
éditorial des Éditions de Minuit, Thomas Au vent mauvais (Seuil)
Simonnet. La narratrice, étudiante, Le cinquième roman de cette jeune autrice originaire
décroche un job d’été dans un fast-food. d’Algérie, remarquée avec Nos richesses en 2017, nous
57
D’un paragraphe à l’autre, entraîne à nouveau dans son pays natal. Adimi signe
deux narrations alternent sur un rythme une grande fresque sur l’histoire d’un siècle de tourmentes,
serré : la description minutieuse entre la colonisation et les guerres. Elle
des gestes répétitifs imposés par le choisit de raconter ces bouleversements
travail, l’enfance aux côtés d’un père violents à travers les vies de trois
ouvrier qui chaque soir racontait l’usine. personnages, une femme et deux
Baglin dresse un parallèle entre hommes (épris d’elle).
différentes formes d’exploitation,
dénonce leurs conséquences sur les
corps et les souffrances qu’elles
engendrent.
↓ Lucas Belvaux
Les Tourmentés (Alma)
Une femme très riche rêve de se livrer à une chasse
← Yannick Haenel à l’homme, au sens propre. Elle charge son factotum
Le Trésorier-Payeur de trouver une proie qu’elle est prête à payer
(Gallimard) très cher. Max recrute un ami, ancien légionnaire
Un certain Bataille arrête la philo comme lui. Dans ce premier roman du cinéaste
et devient banquier à Béthune. À travers Lucas Belvaux, les monologues des protagonistes
cette idée saugrenue et ce clin d’œil progressent en parallèle dans un enchaînement
appuyé à Georges Bataille, l’auteur angoissant. Mais ce n’est pas
de Tiens ferme ta couronne (prix Médicis seulement cette ambiance de thriller
Les Inrockuptibles №13
2017) revient fouiller ses obsessions : l’érotisme qui électrise ce texte maîtrisé.
de l’amour, la sensualité des idées comme autant C’est la violence cachée dans
de résistances à l’argent et aux chiffres. Car bien le passé de chacun·e, les gouffres
sûr le héros de Yannick Haenel ne fera pas ce qu’on peu à peu dévoilés de personnages
attend de lui. parfaitement construits.
Spécial rentrée littéraire ↘ Yves Ravey
Taormine (Les Éditions de Minuit)
Au cours d’un voyage en Sicile, le narrateur
et son épouse tentent de dissimuler un accident
de la route qu’il·elles ont provoqué.
Pris à son propre piège, le couple s’enferre → Cloé Korman
dans un enchaînement de mensonges qui peu Les Presque Sœurs (Seuil)
à peu l’étrangle. L’excellent Yves Ravey se joue Six petites filles de deux familles amies,
avec virtuosité des codes du roman noir. les Korman et les Kaminski, sont
Une angoisse diffuse, dont arrêtées à Paris en 1942. Les Kaminski
l’origine est à chercher très loin parviendront à s’échapper, les Korman
dans le passé des protagonistes, mourront en déportation. Étudiant archives
plane sur son texte. Comme et témoignages, allant sur chaque lieu où elles ont
toujours avec l’auteur été internées, l’autrice retrace avec minutie leur
de Pas dupe, elle colle à son parcours sur le territoire français jusqu’à leur
narrateur, jeté dans la vie malgré départ pour Auschwitz. À travers ce récit aussi
lui et sans protection. sobre qu’effroyable consacré aux cousines
de son père, Korman analyse le sort réservé
aux enfants juif·ves sous l’Occupation.
↙ Emmanuel Carrère
V13 (P.O.L)
C’est la première fois qu’on ↓ Lola Lafon
a hésité à faire figurer ici un livre Quand tu écouteras cette chanson
de Carrère qui aurait pu n’être (Stock)
qu’un recueil de ses articles Une nuit dans le lieu où Anne Frank était
sur le procès (“V13” cachée, à Amsterdam, durant la guerre.
est son nom de code) L’autrice de Chavirer a tiré de cette expérience
des attentats terroristes le portrait inoubliable d’un personnage féminin
qui ont frappé privé de liberté, son thème de prédilection.
la France le vendredi Elle analyse la réception du Journal
13 novembre 2015. de l’adolescente, questionne notre rapport
58
↘ Joseph Incardona
Les Corps solides (Finitude)
Anna vend des poulets rôtis dans une camionnette
pour assurer sa survie et celle de son fils Léo.
Lorsqu’elle perd tout, Léo tente de l’inscrire
à un jeu télé à la con (pléonasme). Téléréalité
anesthésiante, servitude volontaire des candidat·es
et une présidente de la République domestiquée
par une multinationale. Un polar mâtiné de fresque → Polina Panassenko
sociale et de radicalité politique qui incendie tout Tenir sa langue
ce qui tente de nous carboniser. (Éditions de l’Olivier)
Partant d’une démarche pour retrouver
son prénom Polina transformé
en Pauline au moment de sa naturalisation,
Les Inrockuptibles №13
← Jean Rolin
La Traversée de Bondoufle (P.O.L)
“Lorsque Dieu a créé le lapin, s’attendait-il à ce qu’on le retrouve
si nombreux, de nos jours, à Aulnay-sous-Bois ?” Ainsi commence
le nouveau livre de l’inlassable marcheur écrivain qu’est Jean
Rolin. Son champ d’observation est ici ce territoire indistinct
entre ville et campagne, par endroits sauvage, qu’on peut
trouver aux alentours de Paris. La voix de ce Daniel Defoe
du XXIe siècle est plus salutaire que jamais.
Spécial rentrée littéraire → Colm Tóibín →
Monica Sabolo dans
Le Magicien (Grasset)
le jardin des éditions
C’est une famille où l’on ne sait pas comment s’aimer, Gallimard, à Paris,
c’est un écrivain célèbre, père de six enfants, qui repousse en juillet.
tant et si bien son désir secret pour les hommes que
celui-ci rejaillit dans son travail et lui inspire deux chefs-
d’œuvre (La Mort à Venise, La Montagne magique). Ce sont
des Européen·nes exilé·es en Californie, parce qu’ils et
elles ont dit non au nazisme, mais qui restent incompris·es
par les Américain·es. Après avoir travaillé la figure
de Henry James dans Le Maître, Colm Tóibín s’attaque
ici à Thomas Mann. Passionnant.
↙ Emmanuelle Bayamack-Tam
La Treizième Heure (P.O.L)
Farah, adolescent·e intersexué·e,
← Idir Hocini a été abandonné·e par sa mère et vit
La Guerre des bouffons avec son père. Trois personnages
(Clique Éditions) qui prennent tour à tour la parole dans
Autre premier roman attendu de la rentrée, ce texte tissé, comme toujours chez l’autrice
La Guerre des bouffons met en scène “un enfant d’Arcadie, de citations issues autant
de deux révolutions, l’algérienne et la française, de la poésie classique que de chansons
qui en provoque une troisième”, selon populaires. Bayamack-Tam aborde ici
Idir Hocini, première recrue de l’écurie des thèmes déjà présents dans son œuvre,
littéraire Clique de Mouloud Achour. notamment les questions de genre.
Une histoire de soulèvements de cours d’école, On remarque pourtant
entre La Haine et Pagnol, pour raconter, dans les nineties, une évolution dans son
la mixité, les galères et l’espoir d’un minot de Bondy travail, un propos politique
fort en maths. Stylistiquement réjouissant et joyeusement désormais assumé et
bordélique ! une émouvante évocation
du vieillissement et de la
fin de vie.
↘ Maria Stepanova
En mémoire de la mémoire (Stock)
60
En 2021, Christine Angot remportait notre prix Suivez toute notre actualité
pour son roman Le Voyage dans l’Est. Qui lui succédera sur lesinrocks.com :
cette année au titre de meilleur roman ou récit français ?
Les Inrockuptibles №13
Q
ue des nouveaux
univers sortent
des débris de l’époque :
dans À l’est des rêves
– Réponses even à
la crise systémique (La Découverte/
Les Empêcheurs de penser en
rond), succédant à Croire aux fauves
(2019), l’anthropologue Nastassja
Martin poursuit son travail
aventureux visant à inventer, par
l’expérience de terrain (ici, dans
le Kamtchatka russe), une nouvelle
écologie des relations permettant
de vivre dans les ruines du
capitalisme productiviste. Son
enquête doit beaucoup à la pensée
de Philippe Descola qui, avec
62
le dossier de cette violence systémique exercée contre dont l’historienne Emmanuelle Loyer observe, dans
les femmes. Une analyse sur le temps long et placée dans L’Impitoyable Aujourd’hui (Flammarion), qu’elle n’a cessé
Marie Rouge · Nolwenn Brod
une perspective universelle qui met à nu cet autre mécanisme de nous aider à comprendre les crises de notre temps.
criminel de la domination masculine. Alors sachons mobiliser ces Pouvoirs de la lecture
(La Découverte), analysés par Peter Szendy dans un essai
↗
inventif, pour conjurer les pulsions de mort qui pèsent sur
Iris Brey et Juliet Drouar. nos vies. La lecture a ce pouvoir-là, minimal et vertigineux :
Nastassja Martin. nous réapprendre à vivre, autrement.
“Une heure et sept minutes de bonheur” LE MONDE
AU CINÉMA LE
14
SEPT
20 BD
Spécial rentrée littéraire
En une
→
Perpendiculaire
au soleil de Valentine
Cuny-Le Callet.
64
“B
uchenschmerz : mélancolie naissante à l’approche
de la fin d’un bon livre.” Dans l’hilarant
Valentine Cuny-Le Callet/Delcourt · Alex Baladi/Atrabile
soleil (Delcourt), premier livre de Valentine Cuny-Le Callet choses (Éditions çà et là), qui raconte, grâce à des infographies
où, à coups de dessins et de gravures sur bois, elle correspond et pictogrammes, un polar biscornu. Avec le bluffant
avec le condamné à mort américain Renaldo McGirth sur Les Pigments sauvages (The Hoochie Coochie), Alex Chauvel
plus de 400 pages. expérimente avec le découpage de ses planches pour raconter
la chute et les mythes d’un empire microscopique.
Antoine Cossé, avec son style élégant mais toujours remuant,
imagine une société au bord du déclin dans Metax (Cornélius),
œuvre de science-fiction à plusieurs dimensions. Face aux
flamand. Avec Roxane vend ses culottes (Tanibis) au titre
Sélection BD
explicite, Maybelline Skvortzoff fait le touchant portrait
d’une jeunesse qui se cherche.
Après avoir revisité l’histoire du hip-hop US, Ed Piskor
déploie autant d’énergie à investir le genre de l’horreur.
envoûtantes pages improvisées par Zéphir pour La Mécanique Montrant des meurtres en temps réel sur le dark web, Red
des vides (Futuropolis), il faudra d’abord laisser de côté Room (Delcourt) est aussi hardcore que prenant. Colorado
la raison, avant que le sens de sa fable écologique n’apparaisse Train (Sarbacane), d’Alex W. Inker, s’avère moins éprouvant.
évident. Le mangaka Tsuchika Nishimura donne, lui, Si des ados enquêtent sur les meurtres commis par
dans la comédie fantaisiste avec La Concierge du grand magasin un cannibale, l’auteur reconstitue surtout un petit pan de
(Le Lézard noir), où la jeune Akino a pour client·es… des l’Amérique white trash des 90’s. Pierre-Henry Gomont, lui,
animaux anthropomorphiques. s’attaque, avec l’enlevé Slava – Après la chute (Dargaud),
D’autres auteurs et autrices de la rentrée ont davantage à la Russie de la même époque, celle qui a basculé dans le
les pieds sur terre, comme Ludovic Debeurme. Dans capitalisme effréné. Quant à Jeff Lemire, il brouille joliment
l’autobiographique La Cendre et l’Écume (Cornélius), les frontières entre fantastique et réalité dans Le Labyrinthe
il commence par élaguer un arbre avant de déterrer, avec inachevé (Futuropolis), où un père part à la recherche
la liberté de la rêverie, ses racines familiales. Fille d’expatrié·es de sa fille disparue. Enfin, Alex Baladi féminise Tarzan dans
américain·es, Sophia Glock livre un émouvant récit Saturnine (Atrabile), éclatant de couleurs et fourmillant
intime avec Passeport (Casterman) où, revenant sur son d’idées, à l’image de cette rentrée pleine de vie.
adolescence, elle perce un énorme secret de famille. Dans
le Journal inquiet d’Istanbul (Dargaud), Ersin Karabulut
retrace sa carrière de dessinateur en parallèle à l’ascension
politique d’Erdogan et la montée de
l’islamisme. Pour son grand retour,
Alison Bechdel cherche à comprendre
pourquoi l’exercice physique est
nécessaire à son équilibre dans Le Secret
de la force surhumaine (Denoël Graphic
– lire aussi p. 157).
Pour contrebalancer des romans
graphiques plus dramatiques, on peut
s’orienter vers des lectures plus légères,
comme les gags absurdes et graciles
de José Parrondo dans From Eggman
to Eggman (L’Association). De quoi
65
se remettre du bouleversant Keeping Two
de Jordan Crane (Édition çà et
là/L’Employé du Moi), mêlant amour et
deuil. Le cartoonist de L.A. y dépeint un
couple dont les membres, séparé·es
quelques heures, imaginent le pire l’un·e
pour l’autre. Clara Lodewick signe,
elle, une chronique sociale sensible avec
Merel (Dupuis) et son héroïne victime
de rumeurs dans un petit village
→
Saturnine
Les Inrockuptibles №13
d’Alex Baladi.
Les Inrockuptibles №13 66 Les rencontres
TIMIDE
ET SANS
COMPLEXE
Angela Steps
La Londonienne Shygirl puise dans
Les rencontres
les années 1990-2000 l’inspiration de
son premier album, Nymph . Aussi sexy
qu’inquiétant. Texte Carole Boinet
C
Full of Love de Björk, qu’elle regarde en boucle. En parallèle,
ela fait un certain temps maintenant que les l’adolescente se gave de jungle et de trance piochées sur
années 1990 sont de retour. On parle de rave, internet. “Ça m’a projetée dans le cyberespace et emmenée loin de
de trance, de dub, de Matrix. Récemment, la grisaille londonienne qui m’entourait”, nous racontait-elle lors
la rétromania a atteint le début des années 2000 de notre premier entretien en 2020. Très tôt, Shygirl comprend
avec la fameuse mode Y2K à base de lunettes teintées, qu’il s’agit moins, dans la vie, de plaire à tout le monde que de
crop top, gloss et r’n’b sucré. La Londonienne Shygirl se trouver soi-même et d’asseoir sa personnalité. “J’ai accepté
participe certainement de cette double renaissance, assez jeune de ne pas être normale. […] J’aime repousser mes
tout comme elle y puise son inspiration. Et pourtant, ne voir limites jusqu’à me mettre dans une situation inconfortable. J’aime
67
chez elle qu’un effet de mode, un pâle reflet du monde me lancer des défis : pourquoi est-ce que je me sens mal à l’aise à ce
contemporain dans lequel nous gravitons avec difficulté, moment précis ? Est-ce parce que j’ai peur du regard des autres ?”
bousculé·es par l’explosion des repères dans la grande
horizontalité d’internet, serait une erreur. Shygirl dit autant L’AUDACE ET LA MODERNITÉ
quelque chose de sa génération (elle est née en 1993), qui Elle se trouve une famille de cœur et d’esprit dans les soirées
semble chercher dans le fantasme des années 1990-début 2000 PDA, où gravitent des “creative people” lié·es au milieu de la
les principaux traits de son identité esthétique et musicale, mode, comprend qu’elle est moins intéressée par la fête en tant
qu’elle propose une musique bien à elle. que telle que par une certaine façon de la faire, tournée vers la
Il y a un peu d’hyperpop (lire sur le sujet p. 10) chez elle, musique et la notion de safe space. Mannequin, Shygirl arrondit
particulièrement dans son premier album, Nymph, attendu les fins de mois en mixant. “Un jour, je tombe sur un mix d’un
fin septembre. Cette pop électronique maximaliste et certain Sega Bodega qui me met en transe. Il jouait le lendemain,
hypertrophiée où les voix sont surtrafiquées, tordues pour donc je suis allée le trouver et depuis nous sommes les meilleurs
singer la robotisation en marche, où la culture dite populaire amis du monde.” Avec la DJ et productrice Coucou Chloé,
embrasse les expérimentations dites underground, où le le trio monte un label, Nuxxe, pensé comme un collectif, qui
curseur de l’irritation est poussé au maximum. Depuis une accueille notamment Oklou mais aussi les premiers morceaux
dizaine d’années, l’hyperpop est creusée par le label PC Music de Shygirl, produits par Sega Bodega. Une fois encore, l’audace
et son fondateur A.G. Cook, feue Sophie, Arca, 100 Gecs, et la modernité déferlent d’Angleterre.
Danny L Harle et bien d’autres, qui toutes et tous empilent des Huit ans après leur premier morceau, le perturbant et efficace
couches et des couches de pistes afin de réaliser d’immenses Want More, Shygirl et Sega Bodega travaillent toujours
millefeuilles sonores pour mieux dire la volonté de ensemble. Mais la jeune artiste a ouvert les portes de son
s’autodéterminer voire de se transcender. Mais ce n’est qu’une univers à d’autres, dans un souci de bousculade, de curiosité,
influence, incomplète, puisque les productions de Shygirl d’expérimentation. Ainsi de la productrice vénézuélienne Arca
conservent un minimalisme terrien, une présence charnelle, qui, plus qu’aucun·e autre, dit parfaitement le son de l’époque :
sa voix à elle ne s’aventurant pas dans les lacérations et exploration, saturation, membranes déstructurées, crissements
distorsions métalliques. de dents, freinages, accélérations, ruades, comme si le morceau
pop de facture classique ne suffisait plus à dire les …
UNE MOITEUR BRAVACHE
Les Inrockuptibles №13
trouver soi-même.
Concert le 10 décembre à Paris (Trianon).
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Les Inrockuptibles №13
Jacqueline Landvik
actπral
festival international des arts et des écritures contemporaines
22
Jeanne Balibar l Lázaro Benítez, Ricardo Sarmiento et Luis Carricaburu I Vincent Broqua I Théo Casciani I Romeo Castellucci I
Oscar Coop-Phane I Mercedes Dassy I Samira Elagoz I Matija Ferlin l Jérôme Game I Gauz I Liliane Giraudon & Robert Cantarella I Ian Hatcher I
Yasmine Hugonnet I Antoine Hummel I Silke Huysmans & Hannes Dereere l Anna Franziska Jäger & Nathan Ooms l Kayije Kagame I Smaïl Kanouté I
Kevin Lambert I Hélène Laurain & Hubert Colas I Marcus Lindeen l Antonija Livingstone I David Lopez I Thom Luz I Cécile Mainardi I Victor Malzac I
Cherish Menzo I Genevieve Murphy & Andy Moor I Mika Oki I Ayelen Parolin I Sophie Perez I Vimala Pons l Fabienne Radi I Soa Ratsifandrihana I
Noëlle Renaude I La Ribot I Emmanuelle Richard I Ula Sickle l Pau Simon I Abhishek Thapar I Laura Tinard & Héloïse Francesconi I Anne-Sophie Turion I
Magne van den Berg & Alexandre Ben Mrad & ERACM I Alexander Vantournhout I César Vayssié & Antoine Charbonneau-Demers I
Clément Vercelletto l Jeanne Vicerial & Volmir Cordeiro & Jérôme Mauche I Miet Warlop I Helena Wittman I Yasmine Yahiatene …
HAUTEUR
DES CIMES
Inspiré par Sète, une ville qu’il arpente depuis son
enfance, Benjamin Biolay signe Saint-Clair. Un dixième
album autobiographique, sentimental et sexuel, sous
influence The Strokes, Weezer ou The Flaming Lips,
qui invite aussi Clara Luciani. Du BB pur jus déjà promis
à tous les honneurs. Texte Franck Vergeade
À
peine le drapeau à damier déployé pour
couronner la tournée triomphale de
Grand Prix (2020) – hasard du calendrier,
70
interprète aussi stakhanoviste qu’exigeant. Profitant de qui, comme son titre le sous-entend, est inspiré par la fameuse
pièce pour piano de Maurice Ravel, Pavane pour une infante
défunte, composée en 1899. “Cela fait trente ans que je veux
écrire un texte sur cette ballade, qui est à la croisée de tout ce que
je suis. Je me plantais à chaque fois en prenant intégralement
Mathieu César
fait vivre, j’entends tous ces plans à la Weezer ou The Strokes. fut le double album La Superbe (2009), alors que le précédent
Le rock college en français est une vieille obsession qui remonte et plus évident Trash Yéyé en possédait déjà tous les atours.
à l’album bleu de Weezer.” Comme dans ses meilleurs Et s’il lui fallut encore dix ans pour triompher à nouveau avec
enregistrements, l’homme a l’art et la manière d’encapsuler Grand Prix, Benjamin Biolay sait qu’il a désormais un statut
toutes ses mélomanies. Quinze ans après son chef-d’œuvre dans le paysage hexagonal que peu de chanteurs et chanteuses
Trash Yéyé (2007), où il faisait déjà des œillades à The Smiths de sa génération peuvent lui disputer. De la même manière,
et New Order, BB continue de creuser son sillon en il n’a jamais manqué une occasion de pousser des espoirs
héritage mancunien (Les Lumières de la ville, De la beauté sur le devant de la scène, offrant ainsi des premières parties
là où il n’y en a plus, Pieds nus sur le sable), avant un finale à Clara Luciani alors qu’elle officiait encore en solo à l’époque
irrésistible en forme de feu d’artifice mélodique (la chanson de son premier EP, Monstre d’amour (2017). Les voir duettiser
Saint-Clair, inspirée par le mont Saint-Clair à Sète, aujourd’hui sur Santa Clara (double référence à Che Guevara
une ville qu’il arpente depuis sa plus tendre enfance et où et Clara Luciani) prolonge leurs rencontres scéniques qu’il et
il se réfugie à la moindre opportunité). elle s’accordent à répétition lors de leurs concerts respectifs.
“Je te fais encore ma propal/Tu es mon tu fondamental/Les chiens “En France, nous sommes désormais plus nombreux à faire de la
aboient et les années passent/Me tutoient/Et les autres plussoient, musique de qualité. En vingt ans, le niveau s’est incontestablement
moi j’y crois/Mais j’ai froid”, y confesse-t-il adroitement. élevé : Clara Luciani, Juliette Armanet, Pomme, Feu! Chatterton,
“Des albums, c’est mieux qu’un journal intime. Je suis de la November Ultra, et je pourrais en citer plein d’autres… Et tous sont
génération autofiction, admet Benjamin Biolay. J’ai grandi avec auteurs, compositeurs et interprètes. À l’époque, il y avait Keren
les livres de Bret Easton Ellis, qui sortait American Psycho Ann, Miossec, Dominique A, Philippe Katerine, Autour de Lucie
lorsque j’avais 18 ans. Dans mes chansons, je livre de manière et moi.” Artiste populaire qui n’a jamais oublié sa lente
intime mes sentiments, mes ressentiments, mes pressentiments. maturation sur scène, Benjamin Biolay réfléchit déjà à la suite,
Parfois, je peux m’autocensurer, comme avec Ton héritage que Saint-Clair pouvant clore avec son numéro symbolique la fin
je ne souhaitais pas sortir à l’origine. Avec le recul, ma manageuse d’un cycle discographique. “Ce n’est pas impossible qu’un
de l’époque a eu raison de me pousser à la publier.” nouveau chapitre s’ouvre. Je songe à partir enregistrer un jour
au Brésil avec des musiciens comme Rodrigo Amarante et Marcelo
Camelo de Los Hermanos, l’un des groupes les plus puissants
que je connaisse. Et j’ai toujours en tête cet album qui ferait la
Les Inrockuptibles №13
À PART
Où est passé l’esprit indé ? Ces derniers mois, on l’a croisé
chez des musicien·nes qui ont organisé leur vie, leur carrière
et leur travail dans des circuits parallèles, loin du mainstream.
Rencontres avec Félicia Atkinson, Leila Bordreuil et
Jim O’Rourke, trois figures différentes qui ont en commun
la singularité de leur indépendance. Texte Joseph Ghosn
↘↗
Félicia Atkinson.
Jim O’Rourke : trois musicien·nes, d’âges différents, qui
travaillent chacun·e au bord de son propre précipice, excavant
des gestes, des attitudes, des modes de vie dont la leçon
consiste à exister de façon durable.
Chacun·e est comme une alternative doucement posée face au
74
A
quarante, trente-cinq ou trente ans, les bruits des Sex Pistols,
u milieu de l’été, un album intitulé Living de Throbbing Gristle, de My Bloody Valentine ne cherchaient
Torch, par l’Américaine Kali Malone, s’est aucune sérénité, ne proposaient aucun réconfort. Ils ont
hissé dès sa sortie en tête des ventes de pourtant fait bien plus que nous influencer ou nous faire
Bandcamp, le site qui regroupe la plupart danser sur des bombes, ils ont forgé ce que nous sommes en
des labels et artistes indépendant·es. Sa imposant leurs territoires tout contre celui du reste des flux
musique n’est pas forcément celle que l’on s’attend à voir en de bavardages d’un monde en accélération permanente.
tête des ventes (lire notre critique de l’album dans le précédent
numéro des Inrockuptibles ou sur notre site). Pourtant, dans le
petit monde des artistes éloigné·es du système contemporain
qui lie de plus en plus les grandes maisons de disques (majors
et gros indépendants) aux services de streaming (Spotify,
Deezer, iTunes), aux diffuseurs de vidéos (YouTube en tête),
aux réseaux sociaux (Instagram, TikTok…), aux organisateurs
de concerts gargantuesques (Live Nation, AEG…) et imposé
comme une norme, il s’est structuré d’autres formes, lieux,
territoires, manières de faire qui permettent à la musique
d’exister autrement.
Ces espaces alternatifs se sont constitués autour de Bandcamp,
et notamment durant les deux années de pandémie.
Le parallèle est saisissant avec les années 1980, avant que
le grunge ne fasse passer la musique indie au statut de
Les Inrockuptibles №13
75
pratique, elle a fondé, avec son compagnon Bartolomé Sanson,
le label Shelter Press, défini comme “une pièce de notre maison”.
Un travail de famille permettant de garder une indépendance
artistique tout en éditant d’autres musicien·nes.
“Cette pièce, le label, est essentielle car elle nous inscrit dans une
Elle mêle ambiances communauté, chaque disque que nous avons sorti est particulier,
planantes et murmures un projet en soi qui, je l’espère, est durable et non juste un
phénomène de mode. C’est une responsabilité d’ajouter un objet
poétiques dans une œuvre dans le monde… Le travail est permanent mais c’est le type de vie
où l’on retrouve aussi que nous avons choisi.” Une vie qui tente d’apprivoiser le temps.
“Si je regarde mes héroïnes, comme Pauline Oliveros, Éliane
dessins, recueils de Radigue ou Etel Adnan, il s’agit de longues histoires. Je crois qu’il
textes et installations. y a une nécessité de silence, de secret, de retrait dans un travail
artistique.” Et dans ce secret nécessaire se dégage quelque
La Française est ainsi
chose de l’ordre de la discrétion absolue, de la nécessité,
une tête chercheuse, active presque de la timidité qui permet, face au flux ininterrompu,
depuis les années 2000. de prendre le temps. Et d’abord celui de l’hypnose provoquée
par le mélange très fluide entre la parole réverbérée de Félicia
et ses paysages sonores, doucement extatiques. …
Ses premiers travaux nous étaient parvenus sous la forme de
zines dessinés, de livres de poésie, de cassettes aux atmosphères feliciaatkinson.bandcamp.com
diaphanes et lectures amniotiques, de CD lancés au hasard des
réseaux physiques, comme depuis un désert situé aux confins
d’un rêve de Californie idéale. Plus récemment, sa musique a
pris la forme de disques portant en leur cœur (et en leurs
“Je crois qu’il y a
creux) une esthétique entre réductionnisme sonique,
atmosphères lancinantes, voix fantomatiques, harmoniques
une nécessité de
Les Inrockuptibles №13
Cet été, elle a sorti son plus bel album, le hanté et limpide
de retrait dans un
Image Language (tout en participant au projet du ministère de
la Culture, Mondes nouveaux, lire p. 80). Un disque comme
un “monologue intérieur” mêle sa voix, ses sonorités planantes
aux souvenirs d’autres voix “comme celles de Marguerite Duras, travail artistique.”
Jean-Luc Godard, John Cage, Robert Ashley, Jean Negroni,
Emmanuelle Riva”, dit-elle. Des voix qui “se présentent sous Félicia Atkinson
Leila Bordreuil :
Les rencontres
ici et ailleurs
Ce matin, assise à la terrasse d’un café, rue Martel à Paris,
elle vous renvoie une énergie sans pareille : ce qui l’anime, face
à vous, c’est une envie très prégnante d’être en vie, et de
trouver le son absolu. Cette même vitalité sourd aussi de ses
Elle a passé son enfance entre disques et concerts à la manière d’une tension constante. Cette
Brooklyn et Aix-en-Provence, jeune musicienne, à peine trentenaire, fait partie d’une
génération qui cherche à renouveler la musique par le bruit.
où elle s’est immergée dans Durant l’entretien, elle expliquera que le petit tremblement qui
le mur du son des raves agite souvent ses mains lui a donné une technique pour jouer
de son instrument, le violoncelle, et le garder, surtout en
locales. Désormais, elle fait concert, toujours dans cet état de tension permanent.
partie d’une jeune génération Née à Brooklyn, d’une mère américaine anthropologue et d’un
de musicien·nes qui sculptent père français sociologue, puis installée dans le sud-est de la
France, à Aix-en-Provence, Leila Bordreuil, qui est retournée
la musique à partir du bruit. vivre à Brooklyn, est très tôt immergée dans le son. Très jeune,
76
77
festival Seconde Nature invite des artistes comme Jeff Mills, Elle explique, par exemple, qu’elle fait partie d’un collectif
Carl Craig, Ryoji Ikeda, mais aussi des compositeurs comme à Brooklyn qui s’occupe d’une salle de concerts clandestine
Bernard Parmegiani, figure de la musique concrète. “J’ai été dont chaque membre s’est promis de ne pas en dévoiler le nom
stagiaire à Seconde Nature, raconte Leila, le festival était de peur d’y attirer trop de monde, de compromettre l’endroit
dirigé par un étudiant de mon père, qui était sociologue. Son élève et sa programmation. Une attitude tellement aux antipodes
faisait son doctorat sur la techno…” Elle se retrouve à 14 ans du tout-venant des réseaux sociaux qu’elle en apparaît d’un
dans des raves, avec ses parents venus là en sociologues, coup lumineuse, saine et totalement inédite. Pour vivre
en observateurs. “C’est sûrement ça qui m’a fait apprécier la heureux, vivons cachés ? C’est à peu près cela, même si
noise : le mur du son des raves, construit à partir d’une multitude Leila Bordreuil ne se cache pas et dit bien ce qui l’anime plus
d’enceintes. Chacun venait avec les siennes, une expérience ultra- que tout, cette quête dont elle parle sans cesse : “Je cherche
physique.” De 18 à 22 ans, Leila est DJ, mais arrête vite : toujours ce son, que je ne trouverai peut-être jamais.” Et l’on sent
“J’aimais la techno, mais les machines ne m’intéressaient pas. Ce qui bien, dans le fond de sa voix et de ses yeux, qu’il s’agit bien là
me plaît, c’est le processus des choses. Aujourd’hui, je n’utilise jamais de la chose la plus belle qui habite les musiciens les plus
de pédales d’effets.Tout est dans le choix du micro, avec le volume que précieux : une obsession si intime qu’elle en forge votre vie.
je choisis, le type d’enceintes, les amplis cassés…” Brian Wilson des Beach Boys, Kevin Shields de My Bloody
Partie à 17 ans faire ses études de philosophie et de musique Valentine, John Coltrane, Brian Eno ou les Japonais Satoshi
aux États-Unis, dans une université à une heure de New York, Ashikawa et Hiroshi Yoshimura : leurs œuvres sont hantées
elle découvre à 22 ans, grâce à une de ses enseignantes, le et l’on imagine bien celle de Leila s’inscrire dans ce même
travail de Maryanne Amacher, Éliane Radigue, Gérard Grisey. horizon entêté. Ces jours-ci, elle sort un lathe cut [vinyle
entièrement pressé à la main],
Snow Day, disponible via
Bandcamp qui contient deux
“Je suis à la recherche morceaux récents. Elle les a
envoyés par mail après notre
d’un son magique, pur, interview, et depuis leur écoute
se fait en boucle : leurs dix
vivre sa vie
Figure de la musique
expérimentale et de la pop
depuis les années 1990,
membre de Sonic Youth au
début des années 2000,
il est installé au Japon depuis
quinze ans et se consacre
à une musique de plus en plus
personnelle, qu’il poste sur le
site Bandcamp ou fait écouter
lors de festivals exigeants.
l’a vu sur scène remontent aux années 1990, soit en solo terminé pour moi, je n’ai pas à m’en occuper et j’aime bien cette
(on se souvient d’un concert hilarant aux Instants Chavirés de idée.” Une façon d’oublier ? “Je n’ai plus envie de me prendre
Montreuil durant lequel il alternait morceaux instrumentaux la tête avec l’idée de sortir un disque. Surtout ces temps-ci : faire un
à la guitare acoustique et blagues de stand-up, ou encore d’un disque est devenu une folie. Il faut attendre parfois plus d’une année
autre au Louvre, tout électronique, mettant en musique le film et demie, sans parler de toutes les autres complications et toutes les
L’Homme qui rit), soit avec le duo Gastr del Sol qu’il a manœuvres pour promouvoir la musique. Ça ne m’intéresse pas.
longtemps tenu avec le musicien David Grubbs. On n’oublie Pour moi, l’histoire est close à la minute même où j’ai terminé la
évidemment pas les fois où il apparaissait sur disque et sur composition. Je ne veux rien avoir à en faire ensuite, je ne veux plus
scène, le long des dernières années du groupe, avec Sonic que cela prenne du temps de ma vie.” Un mode de vie, en quelque
Youth. À l’époque, Kim Gordon ne voulait plus toucher sorte, tout autant qu’une discipline musicale.
à la basse et c’est lui qui en jouait, tout en étant l’ingénieur du “La façon dont tout cela fonctionne va bien avec la façon dont
son, le producteur, le musicien multicarte de la bande. Les je vis. Je ne veux rien faire d’autre que travailler chez moi. Je n’ai
jours où Sonic Youth jouait à Paris, il n’était pas rare de croiser plus envie de faire de concerts, de répondre à des sollicitations.
Jim et Thurston Moore dans les magasins de disques de la Mettre en ligne des morceaux de façon très modeste me convient
ville, toujours un peu en retard sur le soundcheck. Mais depuis parfaitement. Je n’ai pas à l’imposer à qui que ce soit. On peut se
quinze ans, il vit au Japon, avec sa compagne la musicienne contenter d’écouter, selon son envie. Et puis la situation de ces deux
Eiko Ishibashi (elle a notamment composé la bande originale dernières années a changé les choses. Je me sens presque coupable de
du film Drive My Car). devoir utiliser du pétrole pour presser des disques : il faut vraiment
Dans cet exil volontaire, Jim O’Rourke a conçu un système que cela en vaille la peine.” Ce qui préoccupe Jim O’Rourke
de vie comme en autarcie, sortant peu de disques physiques, désormais, c’est bien la possibilité de passer son temps
mais égrenant de façon presque invisible et silencieuse sur à travailler, étudier, composer, à sortir du spectacle pour se
Bandcamp des compositions toujours splendides et qui concentrer sur le travail. Ses journées se déroulent ainsi : “Je me
n’existent que là. On en trouve une cinquantaine. “Les vingt réveille, nous prenons un café avec ma compagne Eiko Ishibashi,
premiers étaient des enregistrements épuisés. Le reste, ce sont des je fume plusieurs cigarettes. Eiko a son studio à l’étage et le mien est
choses sur lesquelles je travaille continuellement, et ces compositions dans une petite remise juste à côté de la maison. Nous travaillons
se retrouvent le plus souvent sur un disque dur. J’apprends à chacun de notre côté, parfois jusqu’à 22 h, au moment de se
chaque composition quelque chose de neuf et ça me convient ainsi, retrouver pour faire le dîner. Je mets alors un épisode de Law and
Les Inrockuptibles №13
pas besoin d’en faire plus. Et puis, parfois, je me laisse aller et je Order (New York, unité spéciale en VF) : je les ai tous vus, ils ont
poste une pièce. Ce que j’aime, à propos de Bandcamp, c’est qu’il tous la même structure qui est impeccable pour minuter le temps de
n’y a pas d’enjeu : je mets ça là sans rien dire et les cinquante cuisine. Les trois premières minutes se terminent par une blague
personnes que cela intéresse le sauront et écouteront. Ensuite, c’est d’un des personnages sur un cadavre… Je n’ai même pas besoin de
regarder, juste d’écouter. Ensuite, nous dînons, puis nous regardons
un film ou deux. Et idem pour la journée suivante, on recommence
et j’adore ça !” Un tel train de vie, qui oscille entre la vie de
bureau rêvée ou celle du séminaire expérimental ininterrompu
ne s’invente pas, elle se construit. L’indépendance nécessite ↓
Les rencontres
Jim O’Rourke en 1997.
une architecture. Jim O’Rourke l’a compris très tôt,
en rencontrant à 16 ans, dans les années 1980, celui qu’il
considère comme un second père, le guitariste anglais Derek
Bailey, qui est, dit-il, le premier artiste qu’il a rencontré et qui
faisait en sorte de faire coïncider son art avec sa façon de vivre.
À plus de 50 ans, comment une telle indépendance est-elle
jouable ? Réponse instantanée : “Il faut vivre très modestement.
La clé est de travailler comme un malade quand on a 30 ans, “Mettre en ligne
des morceaux
de mettre de l’argent de côté, de ralentir un peu quand on en a 40,
mais de continuer tout de même et puis de ne plus faire que ce que
de façon très
l’on veut à 50 ans, en ayant un train de vie très calme.” Et si,
en 2022, c’était cela qui comptait le plus : trouver son bonheur
dans le quotidien et dans la musique qui se construit jour après
jour, comme en un état de recherche permanent, parvenant
à se sortir des flux sociaux, pour inventer son propre
modeste
territoire ? En cela, Jim O’Rourke est bien ce pionnier qu’on
a toujours su qu’il était, dans son œuvre et la manière de la
me convient
mener. Un pionnier, un modèle de vie heureuse.
parfaitement.
steamroom.bandcamp.com
Je n’ai pas
à l’imposer
à qui que ce soit.”
Jim O’Rourke
79
Les Inrockuptibles №13
L’avenir
Décryptage
à l’œuvre
Programme de soutien
impulsé en 2020, Mondes
nouveaux accompagne
les projets de plus de
400 artistes. Avec, au centre
des enjeux de ce laboratoire
créatif à grande échelle,
l’émergence spontanée
de thématiques communes
et une appétence aiguë pour
les pratiques collectives.
Texte Ingrid Luquet-Gad
←↗
LBO, centre d’art
créé par Mohamed
El Khatib et la
Mohamed El Khatib
compagnie Zirlib au
sein de l’Ehpad Les Blés
d’Or, près de Chambéry,
associe artistes et
résident·es.
Décryptage
“A
u début, j’avais suggéré qu’on appelle cela
‘Portraits du temps’”, se souvient Bernard
Blistène. Finalement, c’est le nom de
Mondes nouveaux qui aura été retenu.
Il n’empêche, l’esprit est resté : il offre une
tranche sur le vif des créateurs et créatrices du présent, faisant
saillir tout autant ses lignes de force qu’il révèle ses dynamiques
encore tapies en germe. Lancé en 2020 par le ministère de
la Culture, le programme de soutien à la création artistique,
doté de 30 millions d’euros, naît durant la crise sanitaire,
période des relances et des tentatives de voir au loin malgré
les horizons bas et bouchés. Aujourd’hui, les premiers des
264 projets de commandes publiques ont vu le jour. Depuis ce
mois de mai et jusqu’à l’été 2023, ils trouveront leurs marques,
rencontreront leurs lieux et leurs publics. À travers le territoire,
en association notamment avec le Centre des monuments
nationaux et le Conservatoire du littoral, l’initiative réunit plus
de 400 créateur·trices, dont 60 % ont moins de 40 ans. Venu·es
des arts plastiques, de la scénographie, de la mode, de la
musique, de l’écriture, du théâtre ou de la danse, ils et elles
serpentent entre toutes ces catégories prédéfinies, cheminant
jusqu’au point asymptotique où les disciplines se rencontrent
et les médiums s’indistinguent.
Pour s’accorder aux désirs des artistes, il aura d’abord fallu
inventer d’autres modes d’accompagnement et de production.
Ancien directeur du musée national d’Art moderne au
Centre Pompidou, Bernard Blistène préside et pilote l’initiative
depuis ses débuts. La première étape, raconte-t-il, fut de
constituer une équipe de recherche, afin de rédiger
collectivement la déclaration d’intention et de mettre en place
81
l’appel à manifestation d’intérêt (AMI)en juin 2021. “J’avais
comme idée directrice pour le comité de réunir des personnes qui ne
se connaissaient pas encore. Lorsque vous mettez ensemble des Parmi la trentaine de projets d’écrivain·es accompagné·es, tous
professionnels issus du même horizon de savoirs et de compétences, dépassent le simple soutien à “l’écriture solitaire”, selon les
le résultat tombera presque toujours dans la surenchère. Or, lorsque termes de Lucie Campos. Ils sont situés, polyphoniques,
vous faites le pari inverse, les préoccupations, les centres d’intérêt, dialogués, parfois performés, musicaux ou oraux. À l’exemple
les perspectives et la curiosité des uns et des autres s’exaltent”, du travail d’Hélène Frappat, écrivaine et critique de cinéma,
raconte-t-il fin juin depuis Marseille, qui accueillait la faisant œuvre de prosopopée pour réveiller les morts portés
performance-procession de Sébastien Thiéry du collectif en chacun·e en organisant des ateliers d’écriture à Saint-Denis,
Perou, dont le projet de recherche-action urbaine aboutira avec, à terme, une restitution de ce “nous” collectif sous la
à la mise à flot, en 2024, d’un navire européen de sauvetage forme d’un oratorio à la basilique de Saint-Denis – dès lors
en pleine mer. Son nom ? L’Avenir. plus simplement réservée aux défunt·es royaux et royales.
“Mon implication au sein du comité artistique est née d’un coup Ou encore cet autre exercice d’écriture collective avec les
de fil de Bernard Blistène, que je ne connaissais pas encore. Il m’a habitant·es d’un lieu, porté par la poétesse et traductrice Lucie
proposé, ainsi qu’aux sept autres membres [Ronan de Calan, Taïeb qui consacre, depuis l’étang d’Hyères, son projet à
Julien Creuzet, Rebecca Lamarche-Vadel, Bruno Messina, “cet élément supplémentaire nous entourant, qui n’est ni l’air, ni
Caroline Naphegyi, Chloé Siganos et Noé Soulier], d’écrire l’eau, ni le feu mais la pollution”. Pour Chloé Siganos, en charge
ensemble une nouvelle manière de travailler avec les artistes”, des spectacles vivants au Centre Pompidou et au sein de
raconte Lucie Campos, directrice de la Villa Gillet à Lyon et Mondes nouveaux, le “changement de pratique” qu’aura permis
en charge d’accompagner, pour Mondes nouveaux, les projets l’appel à projet constitue le point fort de l’initiative. “Les artistes
d’écriture. “Pour les écrivains et écrivaines, ce genre d’appel à projet nous ont proposé des projets uniques qu’ils n’ont pas l’habitude
large est très rare. D’ordinaire, ils et elles ont accès à des bourses de faire en salle ou en tournée. Par les déplacements entre les
d’écriture très structurées, proposées par le Centre national du livre. disciplines, cela apporte beaucoup à la pratique en elle-même, et pas
Ici, il n’était pas question de redoubler les dispositifs existants, et la seulement au résultat.”
nature des projets le reflète : ils avaient beau être en germe dans
la tête des uns et des autres, ils ne trouvaient pas encore leur place. LA RÉPARATION EN QUESTION
La boîte de Pandore et des possibles a été ouverte.” Parmi les tout premiers événements à avoir vu le jour se trouve
Les Inrockuptibles n°13
combien le changement
est long et nous dépasse.”
Bernard Blistène
performance-chorégraphie Monument aux Vivant·e·s. Manière dans d’autres contextes, mais c’est également un exercice qui,
à long terme, sera intéressant pour les institutions.” Ce soutien
élaboré en réponse à un certain contexte a valeur de
↑ symptôme. Il peut également devenir synonyme d’impulsion,
Le Kraken, espace conçu par
à condition que les artistes se le réapproprient en l’accompagnant
le collectif syrien UV Lab
Mike Shnsho
possible était
celui de
la bagarre”
Malgré deux longs métrages récompensés cette
année, Claire Denis entretient un rapport toujours
inquiet à son cinéma. Rencontrée à l’occasion de
la sortie d’Avec amour et acharnement, la cinéaste
nous raconte ses tournages, son attention au
souffle et sa quête du film idéal.
Texte Jean-Marc Lalanne Photo Julien Mignot
84
C
→
ela fait plusieurs décennies que Claire Denis À Paris, en juillet.
voyage dans le cinéma. Pas seulement le cinéma
français d’ailleurs. Vraiment le cinéma mondial.
Peu de réalisateurs et réalisatrices ont eu une
trajectoire aussi vagabonde. Pendant une As-tu l’impression que ton travail a passé cette
quinzaine d’années, son parcours d’assistante réalisatrice la année, avec les prix que tu as reçus à Berlin puis
mène des plateaux de Rivette, qu’elle considère toujours à Cannes, un cap de reconnaissance ?
comme une de ses grandes figures tutélaires, à ceux de Berlin Claire Denis — Je vis mon travail essentiellement comme
ou des États-Unis (pour assister Wenders sur Les Ailes du désir un effort personnel. L’anxiété ne peut pas s’arrêter simplement
ou Paris, Texas, ou encore Jarmusch – Down by Law). en raison de l’accueil qui lui est fait dans un festival. Je n’ai pas
En 1988, elle signe son premier film, Chocolat, évocation fine pensé que la perception de mon travail franchissait un cap.
et acide de son enfance dans l’Afrique coloniale. Suivent J’ai plutôt le sentiment que c’est un effet du hasard. J’avais déjà
notamment J’ai pas sommeil (1994), Beau Travail (1999), reçu, il y a longtemps, un prix important : le Léopard d’or
Trouble Every Day (2001), White Material (2010), High Life au festival de Locarno en 1996 pour Nénette et Boni. J’en garde
(2018), où elle poursuit et affine un cinéma atmosphérique, un beau souvenir, le plein été, les lacs, le côté jouisseur de
sismographiant les plus subtiles nuances du désir et la façon ce festival… J’en avais plus profité. Alors que quand j’ai reçu
dont il affecte les corps. le prix à Berlin, j’étais dans une précipitation pour monter
En 2022, Claire Denis a réussi un beau coup d’éclat : les deux Stars at Noon pour Cannes. L’enchaînement a été très rapide
films qu’elle a enchaînés ont obtenu un prix important en et à la fin, j’étais un peu assommée. Je n’ai toujours pas senti
festivals. Avec amour et acharnement, adaptation d’un récit de vraiment de la joie. Et, profondément, le fait de recevoir
Christine Angot avec Juliette Binoche et Vincent Lindon, a des prix ne modifie pas la vision, toujours un peu inquiète,
remporté le prix de la mise en scène à Berlin, tandis que le film que j’ai de mon travail.
suivant, tourné au Panama d’après le roman Stars at Noon de
Denis Johnson, a reçu le grand prix au dernier Festival de N’as-tu pas le sentiment que la reconnaissance
Cannes. Comment la cinéaste vit-elle un si soudain plébiscite ? de ton travail passe beaucoup par l’étranger,
Qu’est-ce qui s’est modifié dans la perception de son œuvre ? donc par les jurys internationaux des festivals ?
Les Inrockuptibles №13
Nous avons eu envie de commencer par là cette discussion Plutôt qu’une institution exclusivement
alternant les commentaires sur son travail récent et un regard française comme les César par exemple où,
rétrospectif sur le chemin parcouru. aussi étonnant que cela puisse paraître, tu n’as
jamais obtenu une seule nomination dans la
catégorie réalisation ou meilleur film...
Cette évolution favorable que tu décris, je l’ai un peu sentie en
effet d’abord aux États-Unis, ou en Amérique latine. Je me suis
dit : “Tiens, pour eux, je suis un peu à part. Ils m’accordent une …
Les rencontres 85 Les Inrockuptibles №13
Les rencontres → attention particulière.” Quant aux César, les films doivent être
plus conformes à quelque chose qu’on attend du cinéma
français – des films qui parlent de la société française, une
certaine façon d’occuper le centre. Je vois bien que mes films
ne correspondent pas tout à fait au cinéma dans lequel la
majorité des votants se projette. différentes possibilités que vos collaborateurs vous proposent.
Mais ça me paraît le plus souvent assez simple. Il y a toujours
Avec amour et acharnement et Stars at Noon une possibilité qui capte plus qu’une autre et qui fait qu’on se
paraissent composer une sorte de diptyque sent souvent choisie par ce qu’on choisit. Je me demande
autour de quelque chose qu’on pourrait par ailleurs si le fait de devoir en permanence tout choisir sur
résumer par le désir et le danger… un tournage n’insensibilise pas un peu la notion de choix
Je ne l’ai pas du tout conçu comme ça. Stars at Noon est un en dehors. Dans la vie de tous les jours, ça m’ennuie presque
projet que je porte depuis plusieurs années – c’est en de devoir choisir. Mais j’aime bien avoir choisi. Ça donne
apprenant la mort de Denis Johnson que j’ai eu envie le sentiment d’avoir vaincu ce truc un peu terrible qui est
d’adapter son roman. Avec amour et acharnement, en revanche, d’avoir à choisir.
s’est monté très vite. Mais en montant les deux films dans un
temps assez proche, je me suis rendu compte, presque en riant, Pour utiliser un mot très contemporain, penses-
qu’ils résonnaient vraiment ensemble. tu que le personnage de François (Grégoire
Colin), cet ex qui revient comme un tourment,
Avec amour et acharnement est ton deuxième est un homme toxique ?
long métrage, après Un beau soleil intérieur Non, je ne le crois pas. Est-ce qu’il se venge ? Je ne le pense
(2017), écrit avec Christine Angot. Qu’est-ce pas. Après, on peut se demander s’il n’y a pas un fond toxique
que cette collaboration a apporté à ton travail ? dans certains moments de toute relation amoureuse. Mais moi,
Avant Un beau soleil intérieur, j’avais même filmé au centre je n’emploierais pas ce mot.
d’art du Fresnoy une lecture qu’elle avait d’abord organisée au
Festival d’Avignon (Voilà l’enchaînement, 2014). Il y a quelque Depuis tes premières réalisations, le désir dans
chose de joyeux dans notre collaboration. On travaille très vite. tes films prend souvent un tour très cruel,
Ce film-là est adapté de son livre Un tournant de la vie. comme dans Beau Travail, ou très violent,
Et l’élément du livre qui a donné l’élan au film, c’est je crois jusqu’à la dévoration, dans Trouble Every Day…
le balcon. Dans Un tournant de la vie, le balcon est vraiment En lisant des journaux scientifiques, j’ai souvent été frappée
l’espace de l’homme, le lieu où il se retranche, pour téléphoner, par cette phrase qui fait rêver : “L’univers est en expansion.”
fumer… Je voulais que ça soit exactement comme ça et Quand on désire quelqu’un, on se sent exactement comme
j’ai passé beaucoup de temps à trouver le bon appartement cela : en expansion. Et c’est évidemment d’une intensité très
avec le bon balcon. C’est cette organisation de l’espace qui a rare. Mais le désir, c’est aussi ce qui peut annihiler cette
fait naître le film : le dehors et le dedans, la circulation de aptitude de tout être humain qui est de se mettre à la place de
86
l’un à l’autre, le haut et le bas, puisque, à plusieurs reprises, des l’autre. On le voit bien, par exemple, en lisant des faits divers.
personnages sont filmés en hauteur (sur le balcon, à une Le désir propulse toute la brutalité dont on est capable.
fenêtre…) tandis que d’autres communiquent avec eux d’en
bas… Ensuite, avec Christine, nous avons convenu que nous À un moment donné, le personnage de Sarah
transformerions un certain nombre d’éléments. Le récit de dit : “Une phrase, c’est un souffle.” Et c’est
Christine est en lien avec sa vie. Je connais les personnes dont particulièrement vrai dans la littérature de
sont inspirés les personnages. Je ne voulais pas qu’ils deviennent, Christine Angot. Mais penses-tu qu’un plan,
dans mon film, des doublures de personnes existantes, que c’est aussi un souffle ?
je connais, et vis-à-vis desquelles j’aurais été mal à l’aise. Je crois aussi. Mais un souffle assez variable. Dans un film, on
sent parfois qu’il faudrait pouvoir respirer un peu plus. Moi,
Le sujet du film n’est-il pas la difficulté, je suis asthmatique. Donc quand Christine écrit “une phrase,
l’impossibilité peut-être, de faire des choix ? c’est un souffle”, je sais très bien de quoi elle parle. Avoir
Il est vrai que le dernier choix que Jean propose à Sarah est le sentiment d’avoir le souffle court, quand on essaie de dire
écrasant. Je crois que, moi-même, je ne suis pas vraiment quelque chose d’important, quand on n’est pas sûre d’arriver
quelqu’un qui fait des choix. J’en fais dans mon travail. Faire au bout, qu’on nous empêche, je sais ce que c’est. Mais dans
des films consiste quand même à choisir toute la journée entre ce film, je savais que certains plans devaient être coupés au
souffle. On y trouve assez peu de plans-
séquences. Je voulais que quelque chose
de haletant domine le rythme interne du
“Quand on dit que film, même s’il ménage aussi d’autres
respirations, dans les scènes où Jean est
Les rencontres
auraient pu freiner cette direction d’extériorisation brutale des l’inverse. À savoir qu’il y a d’abord le film idéal,
émotions, mais ils l’ont plutôt accentuée. Ils ont abordé les dans la tête du ou de la cinéaste, puis toutes
deux scènes d’engueulade avec un engagement démultiplié, les négociations avec le réel, la production,
tels deux poids lourds sur un ring. Comme s’il y avait là les aléas du tournage, les acteurs et actrices,
quelque chose qu’ils attendaient. Comme tu l’as remarqué, qui l’emmènent ailleurs. Pour Truffaut, le travail
j’ai rarement filmé ça, je n’en ai peut-être jamais eu envie. consiste justement à gérer cet atterrissage
Mais là, je me suis sentie portée dans cette direction. Le seul du film idéal sur le terre-plein du réel.
film possible était celui de la bagarre. Je comprends très bien ce qu’il dit. Et je le ressens souvent au
moment du montage. Où il s’agit de remodeler des choses,
Est-ce que faire des films a été souvent pour toi d’en rattraper certaines. Mais j’ai besoin, pendant le tournage,
une bagarre ? de ne pas renoncer trop vite au film idéal. Je sais ensuite qu’il
Oui, quand même. Il faut d’ailleurs souvent se battre contre y a une chute violente et que le temps du montage est celui qui
soi-même. Je n’aime pas les conflits. J’aime encore moins l’idée permet justement de remonter. Un autre combat commence,
qu’en s’engueulant avec un acteur ou une actrice on obtient qui est le résultat de plusieurs échecs. Je pense aussi que
quelque chose de fort qu’on n’aurait pas obtenu autrement. Truffaut dit ça parce qu’il tournait en pellicule. Et qu’à
Cependant, à l’intérieur de moi-même, je me sens en état de l’époque, presque chaque soir, les chefs de postes visionnaient
lutte, avec l’angoisse, la peur, la possibilité de ne pas trouver, ensemble les rushes. C’était probablement un moment où on
de trahir ce qui pourrait être le mieux pour le film. Le combat, tombait de haut, mais où on le faisait ensemble. Il n’y a plus
c’est moi contre moi. Chaque compromis est insoutenable. aujourd’hui ce rituel. On engrange de la matière sans avoir
Il abaisse tout, comme si le film allait partir dans l’évier avec le temps de la visionner au fur et à mesure, ou partiellement,
l’eau, s’enfuir dans les tuyauteries. Refuser le compromis, sur de petits écrans… Ce n’est plus la même chose. On est
tout à coup, ça ranime le film. dans un sprint, avec moins de visibilité. Je suis d’accord avec
ce que dit Truffaut, mais pas tout à fait au même moment.
présentent
JAZZ Villette à la
A KO
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Les Inrockuptibles №13
M
AC VAL
Place de la Libération — Vitry-sur-Seine macval.fr
Karina Bisch et Nicolas Chardon,
Modern Lovers, 2022.
Karina Bisch
Nicolas Chardon
Modern Lovers
Les images ← →
Avec Les Amandiers, Bien campée au centre
Valeria Bruni Tedeschi du cinéma d’auteur
ressuscite avec français, Virginie Efira
fougue ses années de incarnait ce printemps,
formation, au milieu pour Serge Bozon
des années 1980, (Don Juan), l’orbe
à l’école éponyme. complet d’une féminité
Un hymne enfiévré aux mille visages. Cet
au théâtre, à l’impact automne, elle éblouit
sans équivalent de en survivante des
toutes les premières attentats dans Revoir
fois (amour, deuil, Paris d’Alice Winocour,
réussite…) et à en salle le 7 septembre
ce moment si furtif (lire p. 130), et en
mais si intense de aspirante mère dans
l’existence : la jeunesse. Les Enfants des autres
En salle le 16 novembre. de Rebecca Zlotowski,
en salle le 21 septembre
(lire p. 122).
DERRIÈRE
90
LES
ils et elles étaient de passage
à Cannes. Et présentaient ces films
qui feront la grâce du cinéma français
de l’automne et de l’hiver prochains.
Texte Bruno Deruisseau & Jean-Marc
Lalanne Photo Julien Mignot
Les Inrockuptibles №13
VISAGES
Les images 91 Les Inrockuptibles №13
Les images ↓ ↘ →
Le prince et le pompier : L’acteur campe Après son rôle dans
Mauro Costa et avec éclat un Patrice Les Crimes du futur
André Cabral sont Chéreau exalté dans de David Cronenberg,
les amants incendiaires Les Amandiers de Léa Seydoux incarne
de Feu follet (lire p. 120), Valeria Bruni Tedeschi. dans le très émouvant
brûlot politique et Le cinéaste réussit Un beau matin
utopie incandescente son meilleur long de Mia Hansen-Løve
de João Pedro Rodrigues. avec L’Innocent, film un personnage de
En salle le 14 septembre. de casse fantaisiste femme vivant
et réjouissant sous le joug d’une
(en salle le 12 octobre). bouleversante
Un bel automne inquiétude, d’une perte
pour Louis Garrel. qui peut frapper à tout
moment. En salle
le 5 octobre.
92
Les Inrockuptibles №13
Les images 93 Les Inrockuptibles №13
Les Inrockuptibles №13 94 Les images
Les images
95
Les Inrockuptibles №13
↗←↑
Pacifiction, film fleuve et conradien
d’Albert Serra, aura été le séisme
que le Festival de Cannes attendait.
Injustement boudé par un palmarès
navrant, puissamment incarné
par un Benoît Magimel habité
et par la nouvelle venue tahitienne
Pahoa Mahagafanau, le film sortira
le 9 novembre.
Les images
96
→
↗ Plutôt rare au cinéma
↑ Avec Les Années ces dernières années,
Les Inrockuptibles №13
Julien Mignot
“J’ai besoin
Les rencontres
d’être
choisie”
Sans doute la seule actrice à pouvoir prétendre
au double titre d’égérie du grand cinéaste anglais
disparu Derek Jarman et de la marque Chanel,
Tilda Swinton est attendue à la Mostra de Venise
pour le nouveau film de Joanna Hogg. Elle confie
ici son admiration pour Babe et évoque ses
99
prochains films, signés George Miller, David Fincher
et Wes Anderson. Texte Bruno Deruisseau
A
rchétype de l’actrice dont la carrière
sculpte une œuvre en soi, addition de
tous ses rôles et de son être à la vie, qui
finissent ensemble par composer un
personnage dont la présence dépasse les
bornes de ses films, Tilda Swinton est unique dans le paysage
cinématographique. Caméléon postgenre autant que Comment avez-vous rencontré George Miller ?
posthumain, capable d’apparaître dans une superproduction Tilda Swinton — Nous nous sommes rencontrés ici,
Marvel comme à la pointe du fleuron du cinéma d’auteur à Cannes, il y a exactement cinq ans. Je le sais parce que c’était
contemporain, elle usait fin 2021 de tout son magnétisme lors de la soirée du 70e anniversaire du festival. Lors du dîner,
froid dans Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, avant de j’étais très timide et je ne connaissais pas assez de monde.
revenir en mère gâteau dans le diptyque The Souvenir I & II Je me suis assise face à un homme qui m’avait l’air gentil
en début d’année 2022. et nous avons commencé à papoter. J’ai alors compris qu’il
À la rentrée, elle apparaîtra aux côtés d’Idris Elba dans le s’agissait de George Miller [à qui l’on doit notamment Babe et la
nouveau film de George Miller, Trois Mille Ans à t’attendre, saga Mad Max]. J’étais embarrassée de ne pas l’avoir reconnu
tandis qu’elle foulera les tapis de la Mostra de Venise pour parce que pour moi il est un héros. Nous sommes devenus amis
The Eternal Daughter, le prochain film de Joanna Hogg, suite et nous avons énormément parlé lors de ce séjour à Cannes,
mystérieuse du très beau The Souvenir. Il n’y a que Léa de cinéma principalement, mais pas exclusivement, et surtout
Seydoux qui, dans un registre différent, glamour et diva, puisse pas dans l’optique de faire un film ensemble. Un an plus tard,
la concurrencer dans l’amplitude et l’excellence de son grand il m’a envoyé le script de Trois Mille Ans à t’attendre – j’étais très
écart cinématographique. C’est en mai, dans son hôtel cannois, surprise à vrai dire.
Les Inrockuptibles №13
aussi eu la chance de voir le premier, celui de 1979, sur grand par sa rationalité. Mais étrangement, les mythes survivent.
écran. C’est un film d’une sauvagerie folle, une dinguerie. Pour moi, opposer science et art de la fiction n’a pas vraiment
de sens. Au fond, je trouve beaucoup plus intéressant de partir
Vous disiez que vous n’imaginiez pas trouver du postulat qu’il s’agit du même geste. Prenons par exemple la
une place dans son univers, et pourtant, suite de Fibonacci, qui se retrouve dans les arts, mais aussi
quand je pense à Furiosa dans Fury Road,
je trouve qu’il y a un point commun avec
les rôles qui jalonnent votre carrière dans
sa façon de redéfinir le genre en se plaçant
au-delà de ses archétypes.
Oui, absolument. Il y a une forme de symbiose, mais je ne
pensais pas qu’il l’envisagerait de la même façon que moi,
surtout pour les aspects les plus bestiaux, dans tous les sens
du terme, de son cinéma. Mais ses films m’ont toujours
accompagnée. Je me souviens même que lorsque j’ai fait
Okja avec Bong Joon-ho, nous parlions souvent de
l’importance de Babe.
pour les Smiths, disparu en 1994 des suites du sida. Tilda Swinton
a été révélée dans son film Caravaggio en 1986] et je crois que
c’est la seule façon de travailler qui me convienne. Nous avions
Les rencontres
“Avec Derek Jarman , nous
avions des conversations
sans fin , que nous reprenions
à chaque rencontre et qui
engendraient un film comme
une trace de notre relation .”
Trois Mille Ans à t’attendre fait partie des Vos retrouvailles dans le magnifique
rares films présents à Cannes cette année qui The Souvenir I & II se prolongent donc avec
incorporent l’épidémie de Covid à leur un troisième film. Elle vous avait fait débuter
narration. D’une certaine façon, on pourrait en 1986 dans Caprice, tout comme elle a fait
dire que l’épidémie a aussi marqué un tournant débuter votre fille Honor Swinton Byrne,
dans la façon dont on place plus que jamais dans The Souvenir. Pourquoi cette longue
notre croyance dans la science. interruption ?
Oui, c’est juste. Dans tous les films que j’ai faits depuis la On se connaît depuis l’enfance. Je n’ai pas de sœur mais j’ai
pandémie, s’est posée la question d’incorporer ou non le virus Joanna. Nous avons passé notre adolescence ensemble. Puis
au récit et, si oui, de quelle façon. La raison qui nous a, dans j’étais à l’université pour étudier les sciences politiques et sociales,
de nombreux cas, poussés à exclure les représentations de et elle en école de cinéma. Et elle m’a choisie pour son film
101
la pandémie est qu’elle aurait daté le film d’une façon beaucoup de fin d’étude, Caprice, qui était ma toute première expérience
trop évidente. Avec George, nous avons pris la décision de au cinéma. J’ai ensuite été à ses côtés durant les années que
l’incorporer assez tardivement. Cela nous semblait pertinent restituent The Souvenir. Si nous n’avons rien fait entre les deux,
car Trois Mille Ans… ne cesse de jouer avec des marqueurs c’est simplement parce qu’elle travaillait pour la télévision
temporels, comme si l’on se baladait le long d’une frise tandis que j’étais avec Derek Jarman et occupée au cinéma.
chronologique. Ce film se déroule précisément à un moment
où la pandémie prend de l’ampleur puisque les masques sont Lorsque votre fille m’a raconté le moment où
présents de façon graduelle tout au long de sa première partie Joanna lui a proposé d’inaugurer sa carrière
pour finalement disparaître à la fin. Nous voulions montrer d’actrice avec le rôle principal de The Souvenir,
cette évolution. autrement dit de l’incarner elle, comme vous
l’avez fait il y a trente-six ans dans Caprice,
Vous avez d’autres projets à venir : un film elle a prétendu qu’il s’agissait d’une proposition
d’animation avec Guillermo del Toro et aussi totalement improvisée. Mais je ne peux
les prochains films de Wes Anderson et David pas croire que vous n’en ayez pas parlé avant
Fincher, que vous retrouvez quatorze ans avec Joanna.
après L’Étrange Histoire de Benjamin Button. Pour être honnête, à présent je peux le dire, c’était mon idée.
Avec Guillermo, nous sommes amis depuis des années et je suis Mais je me sentais tiraillée parce que je savais qu’elle serait
contente qu’on puisse enfin faire quelque chose ensemble. parfaite pour le rôle et en même temps je ne voulais pas
Je prête ma voix à deux fées qui gravitent autour de Pinocchio. pousser ma fille dans le métier d’actrice, alors qu’elle avait pris
Il devrait sortir bientôt. Quant aux deux autres, nous avons fini sa propre voie dans la psychologie et l’humanitaire. Je pense
Asteroid City il y a un an, tandis que je viens de terminer que je ne l’aurais jamais fait si ça n’avait pas été Joanna,
The Killer, le David Fincher, juste avant Cannes. J’ai vraiment ma meilleure amie, et s’il ne s’agissait pas d’une histoire
hâte de voir les deux. Cela faisait dix ans que Wes n’avait pas qui était très personnelle pour moi aussi, puisque nous étions
tourné aux États-Unis. Mais en dehors de ces trois films où ma très proches durant ces années que racontent The Souvenir.
présence n’est finalement pas vraiment centrale, j’ai le rôle Je fais aussi partie de cette histoire.
principal dans The Eternal Daughter, le nouveau film de Joanna
Hogg, qui sera montré à la Mostra de Venise. Pouvez-vous dire un mot sur ce nouveau film
Les Inrockuptibles №13
+ EN CADEAU LE LIVRE :
Si je peux faire plus qu’une phrase…
Entretien avec Jacques DERRIDA
“Imprimés d’AOC” n° 18
←
La pensée de Derrida s’est trouvée qualifiée de “virus” par un ministre,
en marge d’un soi-disant “colloque” de la Sorbonne lors duquel un
aréopage a pris pour cible le concept de “déconstruction”.
La situation rappelant furieusement “L'Appel contre la guerre à
l’intelligence” que Les Inrockuptibles avaient publié en 2004, il a semblé
essentiel de faire relire l’entretien que Derrida avait alors accordé au
journal. Cet entretien n’a pas pris une ride.
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Les critiques
Les critiques Abonnez-vous à notre
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↘
Alexia Barlier
dans la série
Toutouyoutou,
p. 132.
103
Les Inrockuptibles №13
OCS
Les Inrockuptibles №13 104 Les critiques
Musiques
Musiques
souhaité absolument travailler avec
Jean Lamoot, architecte sonore de
L’Imprudence (2002) de Bashung, ce
chef-d’œuvre crépusculaire qui obnubilait
Dominique A jour et nuit.
Dans l’appétence pour l’écriture
musicale et le caractère organique, on
pourrait rapprocher Le Monde réel de
LE MONDE RÉEL L’Horizon (2006) et, bien sûr, de Vers les
lueurs (2012), puisque c’est le même
de Dominique A arrangeur, David Euverte, qui officie sur
ces deux disques à dix ans d’intervalle.
“David propose toujours des pistes
Trente ans après La Fossette, inattendues, s’enthousiasme Dominique.
Ce sont trois albums joués où l’idée
105
confiait Dominique A à la sortie de son ethnocentrée de la fin du monde.
douzième album studio, à l’automne Véritablement dans son monde musical,
2018. Après un disque enregistré entre Dominique A impressionne encore
deux confinements (Vie étrange), le une fois par son pouvoir d’attraction et
revoici donc avec une œuvre longuement console analogique qui fit les heures de sa force d’évocation,
mûrie depuis quatre ans et pour laquelle gloire de Barclay dans les années 1970 comme sur Au bord
son auteur-compositeur-interprète s’est et d’un salon de musique désuet à l’étage de la mer sous la pluie
mis une pression artistique plus grande correspondant exactement à “l’ambiance en point d’orgue final
qu’à l’accoutumée. “Finalement, j’espérais cotonneuse recherchée”. “Yann comme moi d’une beauté rare.
faire mon Laughing Stock et j’ai fait mon étions à l’affût de la spatialisation et des Franck Vergeade
The Colour of Spring – Dieu merci. silences dans les chansons.” Avec, une fois
Disons que j’étais dans cette référence, mais n’est pas coutume, le temps devant soi : Le Monde réel (Cinq7/Wagram).
pas dans la déférence”, s’amuse-t-il à la vingt-cinq jours de prise avec cinq Sortie le 16 septembre. En tournée
terrasse de son label Cinq7 dans la musiciens qui avaient déjà collaboré avec française à partir du 11 novembre
fournaise caniculaire du mois de juin. Dominique A mais jamais ensemble. et le 26 janvier à Paris (L’Olympia).
“J’ai même failli sortir huit chansons Un premier morceau sert de galop Livre Le Présent impossible
seulement, comme sur l’antépénultième d’essai commun : Dernier appel de la (L’Iconopop). En librairie le
album de Talk Talk.” forêt. Après “quelques sueurs froides”, 15 septembre.
Pour réaliser son fantasme hollisien, le chanteur entend que la mayonnaise
Dominique A a fait appel à l’ingénieur prend singulièrement.
du son et réalisateur Yann Arnaud “J’aimais l’idée que le groupe s’installe au
(Air, Sébastien Schuller), qui lui suggère fur et à mesure des minutes, j’avais envie
aussitôt de s’enfermer au studio d’une rythmique talk-talkienne, très jazz
francilien de La Frette, disposant d’une pop. L’intelligence du batteur Étienne
Bonhomme et du contrebassiste Sébastien
Boisseau, qui n’avait pourtant jamais
enregistré de chansons, a fonctionné
à merveille. Sans deviner ce que le groupe
Les Inrockuptibles №13
web de Discogs, sans cesse parcourus de George Stavis, Danger Mouse ♦ Sophie Rosemont
par Brian Burton, alias Danger Mouse. cultive également l’hybridité de son
propre corpus : les effluves rock psyché Cheat Codes (BMG/Warner).
d’Aquamarine n’auraient pas détonné Sorti depuis le 12 août.
chez Broken Bells, le beau timbre de
Depuis la BO magistrale de Killing Eve pop Jarvis Cocker, Raven Violet (la fille
et leurs deux premiers albums au de Jade et Keefus, souvent sur scène
charme vénéneux, on connaît les à leurs côtés), ainsi que le bouillonnant
complices qui jouent au sein d’Unloved : Jon Spencer. Ce gang d’une élégance
David Holmes (DJ et producteur nord- ténébreuse concocte avec la même
irlandais), Keefus Ciancia (musicien aisance des ambiances vaporeuses
et compositeur américain), sans oublier et des pop songs maléfiques, en puisant
l’épouse de ce dernier, la Californienne autant dans le vintage
Jade Vincent et sa voix charbonneuse que le moderne.
Les Inrockuptibles №13
Musiques
d’Ezra Furman
La punk romantique et
transgenre se métamorphose en
Bob Dylan postapocalyptique.
Et nous libère avec elle.
Après l’explosif
Twelve Nudes (2019),
suivi d’une BO
pour la série Sex
Education, Ezra
Furman revient
à la veine ample
et nerveusement
romantique de
Transangelic Exodus
(2018).
Dès l’ouverture
de All of Us Flames,
odyssée politique
et exaltée, elle
convoque le souvenir
du Dylan des protest
songs, mais passées
au hachoir indus.
Puis, sur Dressed
in Black, c’est un
Wham! défoncé qui prend le relais,
ou un Arcade Fire sous les électrochocs
d’Antonin Artaud. Ezra partage avec le
collectif montréalais ce goût des montées
enfiévrées, cette pulsation haletante LPS-automne2223-Inrocks.indd 1 08/07/2
le prisme Suede. J’avais envie de capturer Sortie le 16 septembre. discrétion. Ici, McCombs entame son
l’esprit de nos concerts, cette énergie rayonnant album avec le morceau le plus
primitive, à vif, sans filet de protection.” revêche du lot : Music Is Blue et ses
Leur projet initial de faire venir en studio guitares qui maugréent leur électricité
en arrière-plan d’un crooning heurté,
aux arabesques fragiles – une élasticité
Dirty Projectors qu’on retrouvera du
côté des déliés de A Blue, Blue Band.
Les remous de cette ouverture
achoppent sur un Karaoke à l’allant
mélodique irréfrénable quand, plus loin,
la transe tranquille de Krakatau s’appuie
sur les miroitements d’une production
qui ménage autant le piqué des guitares
que les halos des cuivres et claviers. Sur
cette surface moirée et liquide se pose
une voix gouleyante comme le meilleur
Herman Dune (Unproud Warrior) ou des
riffs laid-back venus d’ailleurs – Belong to
Heaven, tube mélancolique.
Conclusif, le morceau-titre s’efface
Dean Chalkley/BMG · Shervin Lainez/ANTI- · Studio Clo/Because
Heartmind est un
nouveau Graal qui
n’attend que d’être
déniché. Rémi Boiteux
et prises de recul bienvenues, remises tournée dès la sortie remarquée de son années. ♦ Valentin Gény
en question ou aggravation des troubles premier long Light upon the Lake (2016),
chez certain·es musicien·nes, nombreuses le tandem de Chicago s’était laissé Spark (Secretly Canadian/Modulor).
sont les conséquences de ce temps emporter par le flux des attentes – selon Sortie le 16 septembre. Concert
d’arrêt généralisé sur la teneur des ses dires –, pour mettre en boîte en 2019 le 6 novembre à Paris (Trabendo).
un deuxième album inscrit dans la
continuité du précédent.
Locations : www.concert-auguri.fr
Les critiques A STATE OF GRACE
de The House of Love
à l’énergie électrique vrombissante de ♦ Arnaud Ducome disons que son message cosmogonique ne
The Jesus and Mary Chain. semble plus aussi audible qu’il a pu l’être
Emmené par le chanteur et guitariste A State of Grace (Cherry Red au plus fort de son énième revival, il y a
Guy Chadwick – dont la coupe de Records). Sortie le 16 septembre. une dizaine d’années.
cheveux laissant un rideau Outre l’émergence du Brian Jonestown
de mèches plongeant droit Massacre au mitan des années 1990 et la
dans les yeux aura fait des (re)découverte des compilations Nuggets
émules à l’époque –, c’est à l’aune du “retour du rock” au début
un line-up totalement du siècle, l’arrivée sur le marché dans les
inédit comptant Keith années 2000 des Black Angels aura donc
Osborne (guitare), Harry été déterminante pour la pérennisation de
Osborne (basse) et Hugo cette institution mal-aimée du panthéon
Degenhardt (batterie) rock qu’est le rock psyché – et on ne parle
qu’on découvre sur pas ici que de son, la formation texane
A State of Grace. Enregistrés ayant par ailleurs fondé l’Austin Psych
aux studios Pett Sounds Fest (devenu Levitation).
(Hastings), ces douze Presque vingt ans après sa création, le
nouveaux titres réussissent groupe d’Alex Maas est donc toujours
un mélange tout personnel dans les parages et livre, un quinquennat
entre rock, pop et folk. après Death Song (2017), un album
Suzie Gibbons/Cherry Red Records · Pooneh Ghana/Partisan Records
BENJAMIN BIOLAY
SAINT-CLAIR
Deux ans après Grand Prix, Biolay est de retour avec un
album “très rock” accompagné de “quelques ballades éthérées
et très personnelles” selon l’auteur, dont un duo avec Luciani,
Santa Clara. Bref, Saint-Clair, sans doute l’album fédérateur de
la rentrée. Biolay, toujours le superbe.
Emmanuelle, experte Musique Fnac
Retrouvez son blog sur fnac.com
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et internet, prestations de services, téléchargements, billetterie). Offre valable dans les magasins Fnac participant à l’opération. Offre non
cumulable avec toute autre remise ou promotion réservée ou non aux adhérents. Dans la limite des stocks disponibles.
puis quelques singles). Sur leur au moins trébucher. autre style, construit autour d’un synthé,
Bandcamp, on peut lire ça : “They make ♦ François Moreau d’un mellotron et d’un concept,
living-room party music.” La formule subtilement poétique : celui de l’espace
est plus cool que l’usée jusqu’à la corde Le Soleil et la Mer (Secret City impossible, de ces paysages que l’on
“bedroom pop” et laisse poindre Records/Bertus). Sortie le 26 août. observe depuis la fenêtre (Behind
une capacité certaine à faire preuve Windows), de ces portes qui, une fois
de second degré. En live, l’affaire est fermées, charrient le mystère.
simple : des machines rythmiques Touch the Lock, c’est donc une plongée
rudimentaires et une guitare. L’éthique dans l’inconnu rendue plus séduisante
est DIY et minimaliste. Ça sonne encore par la maîtrise de deux
musicien·nes qui, à leur manière,
participent à la diversité et à la
profondeur de l’expression pop dans
l’Hexagone. Au programme : des boucles
obsédantes (Heavy Metal), des harmonies
ensorcelantes (This New Phase), des
orchestrations qui invitent à tourner le dos
♦ Maxime Delcourt
Cinémas
120
de fées musical, l’érotisme gay puis à un clip de Pierre Bachelet (lol) et,
surprise, à un porno straubien. Le tout
est en feu, mais étrangement pour cause qui nous faisaient encore bidonner de
d’assèchement. La canicule a sévi, les rire, une dernière fois, avant la catastrophe.
sources de vie se sont taries : panique Ça tombe bien, elle est là, la catastrophe :
et ennui devant un septième art qui arrive et cette fois ça n’est pas un film.
moins souvent qu’autrefois à s’inventer.
JHR Films
121
qu’on les laisse respirer, que la beauté
reprenne sa marche, et que tout ce
qui est politiquement rangé du côté de
l’impossible par celles et ceux qui sont
censé·es nous représenter (et qui ne
sont que des incendiaires) redevienne
la base même du principe de filmer,
le lieu de son désir.
De Feu follet, on a pu croire à un moment
qu’il devait tout à Flammes d’Adolfo
Arrieta ou au Roi des roses de Werner
Schroeter, avant de sortir heureux·se et
La maison brûle et Il était une fois un ↖ convaincu·e qu’il ne doit qu’à lui-même,
Mauro Costa
petit prince. Il n’est pas encore monarque, tellement il est notre contemporain.
et André Cabral.
mais déjà il étouffe. Ses parents ne sont C’est à la fois un film urgent (composez
plus que des grand·es bourgeois·es le 15) et un éden où tout se confond :
boomers tout juste bon·nes à balancer un royaume, une principauté, une majesté.
des horreurs toxiques devant le journal En attente de départ de feu, les garçons Le royaume, c’est le cinéma portugais
télévisé de leur royaume ruiné, cramé. apprennent à s’allumer. Bouche-à- (un des derniers à faire les choses
Le petit prince leur récite à table bouche, exercice physique, ils inventent comme si la guerre n’avait pas été
quelques piqûres de rappel, des mots même une forme de bizutage arty où, perdue), la principauté, c’est le royaume
qu’un·e ado de 16 ans pourrait adresser nus aux vestiaires, ils composent des des enfants non encore corrompu·es, et
à une assemblée de vieux et vieilles tableaux humains inspirés des grands la majesté, c’est la grâce qui traverse ce
con·nes pyromanes. Mais les parents maîtres du pinceau, et le petit prince, film, quand il rit comme quand il bande.
n’entendent pas, alors le prince demande qui connaît les arts sur le bout des ♦ Philippe Azoury
qu’on lui permette d’être comme les doigts, doit apprendre à les reconnaître.
garçons de son âge qui ont le feu sacré : Il apprend vite. De tableau en tableau, Feu follet de João Pedro Rodrigues,
un volontaire. Sa demande est prise ça chauffe pas mal et l’attirance pour avec Mauro Costa, André Cabral,
Les Inrockuptibles №13
pour un caprice, et le petit prince en un jeune instructeur racisé prend feu. Margarida Vila-Nova (Port., Fr.,
demande de soufre est affecté à une L’attelage pourrait donner un couple 2022, 1 h 07). En salle le 14 septembre.
caserne de pompiers. idéal si le garçon en question n’était pas Retrouvez le cinéaste et ses acteurs dans
un étudiant dans le civil qui cite Guy notre portfolio p.90.
Hocquenghem sur le bout des doigts et
balance à ce conte de fées pédé une dose
lysergique d’autocritique, critique de
Les critiques à nos désirs, mais qui endosse un rôle
cathartique par le seul pouvoir de
la représentation.
Le mirage de la vie (on pense parfois
au chef-d’œuvre de Sirk, autre grand
mélodrame de féminité esseulée,
LES ENFANTS DES AUTRES de sororité réparatrice et de famille
recomposée, en voyant Les Enfants des
de Rebecca Zlotowski autres) que dissipe le film est celui
de l’idéal normé de la famille hétéro-
nucléaire. Sans être à charge ou distiller
L’autrice d’Une fille facile s’empare une quelconque morale, il restitue
avec une infinie justesse et une touchante
brillament de l’image manquante pudeur l’expérience d’une femme
de la “belle-maternité”. (Virginie Efira, ce “cerveau érotique”,
comme la qualifie si bien la cinéaste),
prof en lycée qui veut un·e enfant
Pourquoi les cinéastes fabriquent-ils tout en vivant avec un homme qui
et elles des films ? C’est une question n’en veut plus (Roschdy Zem) et en
générique, un peu tarte même, celle s’occupant de la petite fille qu’il a eue
qu’il nous arrive parfois de poser en tant avec une autre (Chiara Mastroianni).
que journaliste, tout en sachant très bien Un échange de regards complices
que les réponses des intéressé·es seront avec la mère biologique, une compote
souvent réductrices, ou convenues, posséder de nom (on parle de maternité, glissée dans une poche, un café pris
à se demander parfois si ce désir, dont de paternité, pas de belle-maternité, avec un élève qu’elle recroise des années
l’origine est parfois inconsciente, résiste de belle-paternité), mais aussi être orphelin après et en qui elle était la seule à croire,
à sa mise en mots, un peu comme si de représentation. […] J’ai voulu faire, un dessin d’enfant… autant de scènes
le charme du geste créatif pouvait être avec Les Enfants des autres, un film magnifiques qui, loin de limiter le film
rompu par la volonté de l’expliquer, qui m’avait tout simplement manqué.” au récit d’un renoncement ou d’une plate
voire de le psychologiser. Il est vrai que si les fictions de la résilience, épousent le trajet d’une lucide
Et pourtant, sans même qu’on ait eu maternité sont nombreuses, et celles et tranquille sublimation.
besoin de la lui poser, Rebecca Zlotowski, de la non-maternité, existantes, tandis Bruno Deruisseau
qui fait partie des cinéastes qui sont que celles de maternité de substitution
les meilleur·es exégètes de leur œuvre, se font rares, il n’existe aucune fiction Les Enfants des autres de Rebecca
y répond dans la note d’intention de la “belle-maternité”. Cette idée Zlotowski, avec Virginie Efira,
122
du dossier de presse qui accompagne qu’un manque intime et autobiographique Roschdy Zem (Fr., 2022, 1 h 43).
la sortie de son cinquième film : “Le lien (devoir s’occuper de la progéniture En salle le 21 septembre.
qui peut nous unir aux enfants d’un autre, d’autrui en étant soi-même privé·e
homme aimé dont on partage la vie et donc d’en avoir une à soi) débouche, par effet
la famille, m’a semblé non seulement ne pas de translation, sur un manque de
représentation qui confère au cinéma
la possibilité, non d’une guérison, mais
d’un apaisement. Le cinéma, semble ↓
nous dire Zlotowski, substitue à notre Virginie Efira
regard un monde qui ne s’accorde pas et Roschdy Zem.
Les Inrockuptibles №13
LA VINGT-CINQUIÈME HEURE DISTRIBUTION
Cinémas
PRÉSENTE
123
Cinq millions de fichiers lui ont été transmis
par la succession de Bowie après la mort
de ce dernier en 2016, dont des reproductions
de ses peintures réalisées depuis les 70’s.
Forcément, le film de 2 h 20 opère un
rétrécissement radical où Morgen embrasse
le foisonnement de celui dont la carrière
a duré presque cinquante ans. Soit beaucoup
de bruit et de fureur et peu de temps pour
poser son regard et ses oreilles. Après une
période d’adaptation à ce trop-plein,
Moonage Daydream n’est pas désagréable
et même parfois enivrant, d’un long passage
sur la période Ziggy Stardust et ses suites
à une vision ironique du succès mondial de
Let’s Dance. Le seul moment où il est question
de création au sens strict concerne l’arrivée
de Brian Eno dans la vie de Bowie pour la
emilbalic.com
des protagonistes ou s’en fait le vecteur, d’un appartement parisien où le couple d’experte et un talent de directrice
la familiarité des décors des films d’ici va être mis à l’épreuve de la réapparition d’acteurs et actrice absolument
agit comme un élément de contraste avec d’un ex-amoureux (Grégoire Colin, éblouissants. Bruno Deruisseau
la tempête sentimentale qui souffle à acteur fétiche et éternel revenant dans
l’intérieur des têtes. Claire Denis alterne le cinéma de Claire Denis). Avec amour et acharnement de
Sous cette cartographie binaire entre les Claire Denis, avec Juliette Binoche,
récits d’ailleurs et d’ici, la filmographie Vincent Lindon, Grégoire Colin
de la cinéaste entretient aussi tout un (Fr., 2022, 1 h 56). En salle le 31 août.
Les Inrockuptibles №13
labiennale-toulouse.com
Les critiques CHRONIQUE D’UNE LIAISON PASSAGÈRE ici amoureux. Après les premiers mois,
Charlotte et Simon se lancent dans des
d’Emmanuel Mouret expériences sexuelles plus aventureuses,
sans que le film ne tombe jamais dans
Cinémas
de Lola Quivoron
Une équipée sauvage dans le monde
du cross bitume pour raconter
la fureur de vivre d’une certaine
jeunesse française.
Dans le jeune cinéma d’auteur français, Rodeo s’inscrit dans cette descendance. radiographie d’un milieu social non
il existe une veine de films sur la jeunesse Julia, une jeune femme désargentée et dépourvue d’envolées oniriques,
qui racontent son basculement vers la livrée à elle-même, va intégrer le milieu en passant par le film de braquage et
violence. S’ils s’inscrivent dans une longue extrêmement masculin du cross bitume, le portrait, et tout ça en tenant des
descendance qui va de La Fureur de vivre une pratique qui consiste à réaliser, partis pris forts sur la déconstruction
à Elephant en passant par Les Quatre Cents le long d’une portion plate d’asphalte, des injonctions à la masculinité ou à la
Coups et La Haine, autant d’œuvres des figures acrobatiques à moto-cross, féminité. Ce qu’on regrette cependant,
qui scrutent la jeunesse désespérée, telles que le wheeling et ses multiples c’est que l’ensemble soit un peu trop
ces films se différencient de leurs aînés variantes. Lola Quivoron sait capter sage et appliqué. On aimerait voir le film
par un goût prononcé pour la violence les corps de ses acteur·trices non se cabrer et partir en dérapage incontrôlé
théâtralisée, ritualisée, par une esthétique professionnel·les arc-bouté·es sur leurs alors qu’on le sent au contraire très
fortement inspirée par les modes (tant machines. Cette jouissance esthétique fortement arrimé à son scénario et à ses
musicales que vestimentaires) et par une du film passe aussi par les couleurs intentions. Gageons qu’après ce premier
remise en question des stéréotypes flashy des tenues et des carénages des long métrage très maîtrisé, la jeune
de genre. On pense aux films du duo motos, dans un format quasi Scope cinéaste s’autorisera par la suite plus
de cinéastes Jonathan Vinel et Caroline qui lui donne des airs d’épopée sauvage. de sorties de route. Bruno Deruisseau
Poggi (lire p. 144) ou à la première Dans Rodeo, tout est en place. On y sent
de cordée Julia Ducournau. une maîtrise et un talent de mise Rodeo de Lola Quivoron,
en scène assez spectaculaires, a fortiori avec Julie Ledru, Yanis Lafki,
parce que sa réalisatrice explore des Antonia Buresi (Fr., 2022, 1 h 45).
genres très variés, de la romance à la En salle le 7 septembre.
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Les critiques TOUT LE MONDE AIME JEANNE
de Céline Devaux
De la dépression à la romcom
il n’y a qu’un pas, franchi par
Blanche Gardin dans ce premier
long à l’exécution inspirée.
On est rapidement séduit·e par la
justesse de ton, la qualité de rythme et
l’humour savamment dosé de cette
comédie romantique à tendance
gentiment dépressive, assez classique
dans ses principes de base mais à de lycée joué par Laurent Laffite) qui va se transformer peu à peu en romcom très
l’exécution inspirée. Raconté depuis la s’approprier le récit et tirer Jeanne vers codifiée, dans la mesure où il parvient
voix intérieure de son héroïne (incarnée la légèreté, la bizarrerie et – on s’en serait à ne jamais y perdre sa respiration
par les apparitions récurrentes d’une douté·e – la sentimentalité. naturaliste et sa drôlerie dépressive.
espèce de serpillière animée dessinée La qualité du travail de Céline Devaux L’ensemble dégage un effet de beau
par la réalisatrice, qui double aussi réside principalement dans son équilibre roman graphique, à la fois, bien sûr,
elle-même cette conscience), Tout le de ton, qui permet à toute une panoplie par la place du dessin (les courts
monde aime Jeanne nous la présente en de personnages définis par des caractères de la réalisatrice étaient en animation),
pleine disgrâce : se remettant élémentaires (le prétendant doux dingue mais également par ce monologue
difficilement d’un échec professionnel et fantasque, le frère sympathique et intérieur qui peut lui aussi évoquer la
humiliant, peinant à se remettre en selle maladroit, l’ex charmeur voire libidineux) bande dessinée, dans sa manière de
psychologiquement mais aussi de s’incarner d’une façon très naturelle, rapporter tous les micro-événements
financièrement, Jeanne (Blanche Gardin) sans caricature, échappant très joliment à un récit d’une extrême subjectivité,
doit en sus affronter le décès de sa mère, à leurs fonctionnalités respectives. à la surface des ressentis les plus infimes
et embarque pour Lisbonne afin de vider Le film ne sacrifie jamais la sincérité sur et immédiats de Jeanne. Théo Ribeton
et vendre l’appartement familial, l’autel de la comédie – et on le sent
dans l’espoir d’en tirer un pécule ainsi d’ailleurs aussi très sincère et habité Tout le monde aime Jeanne de Céline
que la force de repartir du bon pied. à l’endroit de la dépression dont souffre Devaux, avec Blanche Gardin,
128
Le portrait de femme est alors piraté par Jeanne, racontée avec une subtilité Laurent Laffite (Fr., 2022, 1 h 35).
une rencontre impromptue (un ami dépourvue de toute forme de simplisme En salle le 7 septembre. Retrouvez
et de complaisance. le portrait de Céline Devaux p.15.
C’est ce naturel et ce sens du détail qui
font qu’on lui pardonne volontiers de
Cinémas
désuète et mélancolique vient sublimer
de Hong Sang-soo cette vue banale que des barreaux
obstruent. “Toutes les choses devant mes yeux
cette même croyance, élevant l’image
d’une main en frôlant une autre,
sont une bénédiction […] Seul le moment un jardin, le goût qu’on imagine du café
Le Coréen ancre le crépuscule présent est le paradis”, entend-on bientôt, ou de celui d’une cigarette au soleil.
et c’est toute la musique du cinéma Jamais le départ, d’ordinaire symbolique,
d’une actrice dans de Hong Sang-soo qui se cristallise. et la fuite en avant chez Hong Sang-soo
un quotidien lumineux. Juste sous vos yeux s’écoule ainsi sans
que rien ne vienne perturber son calme
n’avaient été aussi littéraux que dans ce
(auto)portrait lumineux mais dont le rire
mais avec l’assurance que tout y est final se confond avec les pleurs.
Chaque nouveau film du très prolifique essentiel. Dans une économie rachitique Marilou Duponchel
Hong Sang-soo invite ses plus fervent·es (une poignée de séquences), rendue
admirateurs et admiratrices à jouer aux quasi triviale par une appétence pour Juste sous vos yeux de Hong Sang-soo,
jeux des sept différences pour mesurer des lieux vides, aseptisés ou démolis avec Hye-Young Lee, Yunhee Cho,
les minuscules et miraculeux pas de côté (des travaux dans la rue, une vieille Hae-hyo Kwon (Cor., 2021, 1 h 25).
qui lui permettent de faire la même maison…), chaque plan se regarde avec En salle le 21 septembre.
chose sans jamais refaire le même film.
Avec Juste sous vos yeux, la rupture paraît
légèrement plus nette, puisque,
à l’intranquillité d’un apprenti comédien
(Introduction, 2021), filmé dans un noir
et blanc cristallin, répondent des teintes
surexposées et l’impressionnante quiétude
d’une actrice quinquagénaire (Hye-Young
Lee) qui se sait condamnée.
La séquence d’ouverture nous le murmure
sans que rien ne se décide. On y voit cette
femme, seule sur un canapé, prenant des
notes. Puis, un dézoom sur une vue offerte
par la fenêtre du salon nous fait découvrir
le goudron de la rue, un magasin,
des arbres et bientôt d’immenses tours
UN FILM DE DIASTÈME
LE MONDE D'HIER
DISPONIBLE EN DVD,
BLU-RAY ET VOD
13
Les critiques confrontée à l’immensité du cosmos dans
Proxima en était un exemple saillant).
REVOIR PARIS Revoir Paris raconte à son tour comment
l’infiniment petit (la mémoire intime)
d’Alice Winocour est indissociable de l’infiniment grand
(l’expérience collective). C’est d’ailleurs
par le collectif et ses témoignages
La cinéaste impressionne que se forme progressivement une pièce
supplémentaire pour réorganiser le
à nouveau en confrontant puzzle de la mémoire. “Pourquoi tu veux
trois rescapé·es d’une te souvenir ?”, demande plusieurs fois
Thomas à Mia. La quête du film ne sera
attaque terroriste à leurs pas tant celle de la mémoire que de la
vérité. Si aucun des personnages ne
traumatismes. souhaite revivre l’instant traumatique,
il faut chercher la zone d’ombre qui
Le cinéma a toujours été l’affaire d’une pourtant se trouve devant leurs yeux.
rencontre. Les films d’Alice Winocour C’est la mémoire de Mia, qui la mène
le savent très bien. En seulement quatre à une enquête à travers Paris après une
fictions témoignant d’une cohérence révélation troublante, c’est la séparation LEILA ET SES FRÈRES
thématique absolue, l’œuvre de la cinéaste future de Thomas et sa compagne.
naît précisément à l’endroit où deux C’est encore le fragment le plus déchirant de Saeed Roustaee
grandes lignes de forces antagonistes du film : une jeune fille se mettant sur les
s’entrechoquent : un médecin ne désirant
pas soigner sa patiente (Augustine, 2012),
traces des dernières choses qu’ont faites
ou vues ses parents avant d’être
Une tentative inaboutie de grand
un drame géopolitique en huis clos assassinés. Dans une scène sublime dont récit familial entendant
(Maryland, 2015) ou encore un film nous ne dirons rien, Winocour réinvestit
spatial raconté depuis la gravité terrestre le “ça-a-été” conceptualisé par Roland dénoncer le patriarcat en Iran.
(Proxima, 2019). Barthes, qu’elle retourne et complexifie.
Imaginant un attentat dans une brasserie Ce n’est ici plus l’image photographique En compétition à Cannes cette année,
parisienne dont le mode opératoire comme reconnaissance et preuve qu’un Leila et ses frères est d’un tout autre
rejouerait précisément les attaques fait révolu s’est bien produit mais une acabit que La Loi de Téhéran (2019),
terroristes du 13 novembre 2015, il sera tentative par la jeune fille de chausser le film précédent de Roustaee. Un
aussi question d’une rencontre dans les yeux des mort·es pour saisir ce vieillard pauvre et peu apprécié, Esmail,
Revoir Paris. Celle d’un homme qu’ils et elles ont vu avant de disparaître. aspire à devenir le “parrain” de sa
130
qui voudrait oublier et d’une femme Voilà la chose simple mais éminemment communauté. Mais pour cela, il faut
qui voudrait se souvenir. Tous·tes deux belle que murmure le film à ces pouvoir “arroser” tout le monde. Esmail
étaient dans cette brasserie, tous·tes personnages autant qu’à ses spectateurs a en réalité bien plus d’argent qu’il ne le
deux ont survécu. Mais tandis que Mia et spectatrices : ça-a-été. Essayons de montre à ses fils (touchés par la crise
(Virginie Efira) est frappée d’une vivre avec. Ludovic Béot économique terrible que traverse l’Iran)
amnésie presque totale, Thomas (Benoît et à sa fille, la belle, intelligente et
Magimel) se souvient de chaque détail, Revoir Paris d’Alice Winocour, avec intransigeante Leila. Mais il reste décidé
du plus anodin avant l’attaque au plus Virginie Efira, Benoît Magimel, à s’en servir pour jouir de son pouvoir.
terrible durant le bain de sang. Ce n’est Grégoire Colin (Fr., 2022, 1 h 43). D’où des discussions, des disputes, des
pas le seul frottement contradictoire qui En salle le 7 septembre. explications très longues, des répétitions
agite et nourrit le film. L’autre grande qui alourdissent et freinent le récit.
question du cinéma de Winocour est de Formellement, Roustaee a sans doute
confronter l’infiniment petit à un certain ↓ voulu passer du film de genre très codifié
gigantisme (l’intimité d’une femme Virginie Efira. au grand récit familial plein de
considérations morales (à la Asghar
Farhadi), qui dénonce les abus d’un
patriarcat arbitraire, égoïste, attardé, prêt
à sacrifier sa descendance sur l’autel de
la vanité, etc. Sans doute voulait-il
donner une dimension épique à son film,
creuser les déchirements d’une famille
en ressassant leurs douleurs. Mais
comme il force ses capacités actuelles de
cinéaste, il n’y parvient jamais vraiment.
Jean-Baptiste Morain
131
en mutation perpétuelle → Véritablement dans
03 Cass McCombs Belong to Heaven où les rythmiques son monde musical,
Extrait de l’album Heartmind du chaos côtoient le chanteur impressionne
(ANTI-/PIAS) l’électronique, toujours par son
→ Le songwriter discret les cordes et des chœurs célestes. pouvoir d’attraction
fait miroiter l’étendue de et sa force d’évocation.
son talent sur Belong to 9 Yoa Bootycall
Heaven, tube mélancolique Single (Yoanna Bolzli) 13 Jonathan Personne À présent
aux riffs venus d’ailleurs. → Les tribulations Extrait de l’album Jonathan Personne
lumineuses et rêveuses (Bonsound)
04 Danger Mouse & Black Thought d’une chanteuse qui dit → Le coleader de Corridor
Because (feat. Joey Bada$$, Russ, tout d’elle et une voix confirme sa maîtrise du
Dylan Cartlidge) céleste qui nous enveloppe contraste et de l’antithèse,
Extrait de l’album Cheat Codes dans un voile de coton. du grandiose feutré et des
(BMG/Warner) aventures filmées.
→ Sur du rap old school, 10 Lolo Zouaï Blur
les deux musiciens Extrait de l’album Playgirl (Because) 14 Unloved Turn of the Screw
s’offrent des valeurs sûres → Blur expose un côté (feat. Raven Violet)
du hip-hop contemporain. dream girl, celui qui Extrait de l’album The Pink Album
n’hésite pas à raviver, (Heavenly/PIAS)
non sans une certaine → Ambiances vaporeuses
05 The Black Angels Firefly nostalgie, des histoires et pop songs maléfiques,
Extrait de l’album Wilderness et souvenirs passés. Unloved puise autant
of Mirrors (Partisan Records/PIAS) dans le vintage que dans
→ La formation culte le moderne.
d’Austin continue
de faire briller la pratique 15 Bibi Club La Nuit
Les Inrockuptibles №13
Séries
132
TOUTOUYOUTOU
de Maxime Donzel, Géraldine de Margerie et David Coujard
CHAIR TENDRE
de Yaël Langmann
narration.
se collette enfin avec le contemporain
le plus aigu, du point de vue des thèmes
abordés et du rythme du récit. Il s’agit
d’abord d’une question de génération.
De nouveaux et nouvelles auteur·trices,
OCS · Jerico
Séries
Karine (Claire Dumas), d’amours déçues. C’est un peu le cas.
prête pour le cours
d’aérobic de Jane
Mais Sasha, l’héroïne intersexe jouée
dans Toutouyoutou. par Angèle Metzger, conduit le récit
vers d’autres cimes. La créatrice Yaël
Langmann a choisi, dans la droite ligne
du travail de France·tv slash – qui diffuse
notamment Skam France – de proposer
presque se concentre sur un format, une fiction éducative, avec de nombreuses
celui de la série aux épisodes de scènes d’explication très claires sur
30 minutes ou moins, que l’Hexagone les enjeux liés aux personnes intersexes.
a longtemps relégué en deuxième Pourtant, Chair tendre fait autre chose
division et qui offre pourtant des que de suivre ce programme à la lettre.
possibilités presque infinies. La famille de Sasha, sa sœur, sa mère
En cette rentrée, aux côtés de Chair et son père, ses ami·es, tout cela forme
tendre, Toutouyoutou (créée par David Toutouyoutou incarne la semi-exception un petit monde que les épisodes
Coujard, Maxime Donzel et Géraldine qui confirme la règle : l’action commence parcourent avec le goût de la chronique,
de Margerie) confirme que la France près de Toulouse, dans les années 1980, ce mot que longtemps la fiction française
avance. Depuis le milieu des années 1990 quand une belle Américaine, la blonde a refusé de regarder en face. Les scènes
et plus encore depuis le début de la Jane, débarque pour donner des cours furtives et les émotions du moment font
décennie 2010, le Royaume-Uni et d’aérobic à la population féminine locale. le charme de Chair tendre, provoquant
l’Amérique ont fait exploser ce format Sauf que Jane est en réalité une espionne des montées de sève aussi brèves
historiquement réservé à la comédie, qui cherche à découvrir des secrets que fulgurantes. Avec une fragilité,
en annulant les barrières classiques aéronautiques. La série suit donc le fil une manière de se poser à côté des tics
entre poilade et drame, permettant rouge de ses cachotteries, qui pourraient narratifs habituels, qui fait beaucoup
paradoxalement, si on s’en tient aux virer très franchement vers le côté de bien. Olivier Joyard
questions de durée, d’entrer plus en haletant du genre. Mais on voit bien que
profondeur dans les vies de celles et ceux ce qui intéresse les auteur·trices est Toutouyoutou de Maxime Donzel,
qui s’animent à l’écran. Cela a donné d’utiliser la séduction liée à la mythologie Géraldine de Margerie et David
Girls, Transparent, Fleabag ou encore de l’espionnage pour mieux creuser Coujard, avec Claire Dumas,
I May Destroy You, pour ne citer que un sujet profond : l’ennui périurbain, Alexia Barlier, Sophie Cattani.
les plus iconiques. Et cela a eu pour le sexisme et la manière dont les femmes Sur OCS à partir du 8 septembre.
conséquence la disparition presque totale peuvent décider de ressentir leur corps
des polars et/ou récits d’enquête en dehors des contraintes masculines. Chair tendre de Yaël Langmann,
– alors que dans le format le plus Comme Jane ment sur ses véritables avec Angèle Metzger, Saül
133
répandu (le 52 minutes), le sentiment intentions, Toutouyoutou joue un Benchetrit, Daphné Bürki.
domine toujours qu’un cadavre plus double jeu avec le sourire. Si OCS avait Sur France·tv slash à partir
ou moins dépecé a toutes les chances commandé des épisodes de presque du 26 septembre.
de faire de la figuration dès les premières une heure, tout aurait été différent.
minutes d’une série. Il aurait fallu “verrouiller” l’intrigue
↙
aéronautique.
Angèle Metzger
Chair tendre, de son côté, fait à peu près (à gauche) incarne Sasha,
pareil avec l’enjeu ado. On attend au fil héroïne singulière
de la saison que se règlent des histoires de Chair tendre.
consacrée à une société de prêts cinéma (Irma Vep d’Olivier Assayas, pour Elgort, Ken Watanabe, Rachel Keller.
rester sur des exemples récents), Sur Canal + à partir du 15 septembre.
les créations télévisuelles placées sous
le patronage d’un·e cinéaste reconnu·e
Les Inrockuptibles №13
Canal + · OCS
L’OPÉRA
de Cécile Ducrocq
Une deuxième saison entre douleur
et extase, qui trouve sa vigueur
en approchant la danse à travers
des corps confrontés à leurs limites.
STRAY
chez BlueTwelve Studio
L’originalité de ce jeu tient à son héros : un chat, un vrai, qui miaule
Jeux vidéo
et fait ses griffes, et nous guide dans une ambiance un peu glauque,
où l’on poursuit ce qu’il reste d’humain.
136
des Zurks, ces grosses puces aux yeux rouges qui et en ruptures de ton, Stray est tout entier porté par
rôdent à la sortie de leurs taudis, ils n’ont rien croisé un mouvement vers la lumière qui ne se distingue pas
d’aussi naturel et vivant depuis bien longtemps. Pour d’une quête de liens – avec ce qui parle, ce qui bouge,
nous, c’est l’inverse : au milieu de toute cette bizarrerie ce qui tient encore à peu près debout. Une bonne
mi-glauque, mi-farfelue, par son allure et sa façon de raison supplémentaire de l’aimer beaucoup.
bouger, ce chat paraît étrangement normal – on jurerait Erwan Higuinen
Les Inrockuptibles №13
Scènes
140
AMORE
de Pippo Delbono
exergue du spectacle, donne l’angle d’attaque toujours “ce spectacle présente une double vision de l’amour. Dans
aussi écorché vif par lequel Pippo Delbono aborde un premier temps, nous nous mettons tous à la recherche
la question de l’amour. de l’amour. Mais, dans l’urgence qui est la nôtre et même
en essayant d’échapper à la peur qui nous assaille, on ne fait
finalement que l’éviter. Ce n’est que dans un deuxième temps,
Luca Del Pia
et charrié des tonnes de déchets miniers nous recomposons la façon dont les faits Théâtre des Bernardines, Marseille,
et les récits interagissent. Les scientifiques dans le cadre du festival Actoral.
bénéficient de cette exploration minière pour
mener leurs recherches sur les menaces qui
pèsent sur la biodiversité. Les industriels
Les Inrockuptibles №13
renversante, au propre comme au figuré, est un voyage du baroque à Nick Cave. Freitas, du 29 septembre au
qu’elle finit accrochée au plafond le temps On se perd parfois dans ces quelques 1er octobre, Centre Pompidou,
d’une danse tribale. Actionnant les uns mètres carrés dont l’interprète ne sortira dans le cadre du Festival d’Automne
– vivante ! – qu’aux saluts. à Paris.
Marlene Monteiro Freitas avoue avoir
voulu dialoguer avec le peintre Alex
da Silva, disparu en 2019. Ce dernier se
Les critiques ↓
Bébé colère, 2020.
CAUTÈRE
de Caroline Poggi et Jonathan Vinel,
au Frac Corsica, Corte
Arts
n’aura pas eu le temps de croire que déjà et Cajsa von Zeipel.
on leur intimait de décroître. Il·elles ont Ce qu’on y lit d’abord, par contiguïté,
la lucidité pragmatique de ceux et celles concerne la constitution d’un “front
qui, dès lors, n’ont eu d’autre choix que fractal”, pour reprendre les mots du
de composer avec. Faire malgré tout, collectif Tiqqun dans le manifeste
et par assemblage. En soi, c’est peut-être narrations impures, arpentent le terrain Premiers Matériaux pour une Théorie
une chance : celle d’une lucidité chevillée pentu et cahoteux des images de la jeune fille (2001). Tous·tes, glaneurs
au réel, d’un réalisme capitaliste déhiérarchisées, et font meute plutôt que et glaneuses d’étincelles en dormance
à l’œuvre. Car c’est dans cette matière-là, masse avec leurs pairs. Respectivement de sublime et de sacré, de poésie et
l’immédiate, l’inéluctable, que plonge né·es en 1988 et 1990, à Toulouse et d’élégie, louvoient entre les grands blocs
cette génération qui n’aura connu ni les Ajaccio, Jonathan Vinel et Caroline Poggi de visibilité, hors des centres et de
techno-utopies chromées des nineties ni ont aiguisé leurs armes et gagné leurs la surveillance, rapiéçant patiemment les
le retour de bâton d’une mélancolie étoiles depuis le cinéma. Avec Cautère scories de l’industrie du divertissement
spectrale des années 2000, pas plus que au Frac Corsica, sa première exposition – jeux vidéo chez le duo, mèmes,
le bref sursaut moiré du post-internet des monographique en institution, le duo marques et BFMTV. Tout cela n’aurait
années 2010. présente trois de ses vidéos récentes d’autre sens qu’une opposition de
L’écosystème digital, Caroline Poggi et (le manifeste périurbain Bébé colère, surface si l’opération de rapiéçage, ou
Jonathan Vinel l’ont fréquenté. Elle et lui 2020 ; l’inconscient épileptico-collectif de de cautérisation, n’était à chaque fois
ont même grandi immergé·es en son Our Holidays Will Always Be Better than digérée au sein d’une matrice subjective
sein, mais ont cessé de rêver d’une Yours, 2022 ; Il faut regarder le feu ou et située qui palpite, vive, à fleur de peau,
fluidité sans entraves qui délesterait les brûler dedans, 2022) tout en conviant à et innerve les œuvres comme un cours
corps augmentés de leurs attaches ses côtés un ensemble de sensibilités d’eau souterrain. Et l’on en vient alors
terrestres. Depuis, le cloud immaculé accordées à la sienne : Hanna Antonsson, à l’un des points essentiels de la
s’est embrumé, les paradis artificiels de Jason Dodge, Claire Fontaine, Kamilya proposition, car il y a bien une politique
pixels se sont affadis. Celles et ceux qui Kuspanova, Sybil Montet, Yung Nihilist, à l’œuvre, une politique avec un “p”
viennent après sont les bricoleur·euses de Alessandro de Pesci, Alessandro Di minuscule qui, à l’éthique, préfère
l’esthétique.
Le parcours s’ouvre avec Corsica
(Burnt/Unburnt) (2011-2022) de Claire
Fontaine, où l’artiste collective a
enflammé une carte de la Corse en
allumettes. Contours cramés et nuage de
suie, quelque chose demeure malgré tout,
par-delà la destruction amnésique ou
145
la léthargie collapsologique : la mémoire
d’une action, et peut-être d’un spectacle.
Or, on le comprend à la lueur de la
dernière vidéo en date de Caroline Poggi
et Jonathan Vinel : il ne s’agit pas
uniquement de produire malgré tout,
mais de s’engager plus intensément à
la réactivation des sensibilités émoussées.
Il faut regarder le feu ou brûler dedans
(2022) a été tourné l’été dernier
lors d’une résidence estivale à la fabrique
culturelle Providenza à Piève, en Corse,
et fait intervenir d’autres artistes, ici
des musicien·nes (Pan Daijing, Bendik
Giske). On y suit une jeune femme,
combinaison ignifugée noire sur le dos,
sillonnant l’île, qu’elle déplore en proie
à la bétonnisation sauvage. Mettre le feu,
nuitamment, méthodiquement, serait
alors un dernier sursaut face au statu quo.
Au fil des plans d’incendies noyant
le réel dans l’éternité incandescente, une
autre piste se fait jour : l’espoir de
reconquérir, contre l’avancée aveugle du
grand capital, des microfictions de beauté
fugace. Par la voix de la protagoniste,
entêtante, presque un mantra, cela
donne : “Car ce n’est pas tout de faire
Les Inrockuptibles №13
Estate of George Paul Thek/Courtesy Alexander and Bonin, New York · Carrie Mae Weems
antique et technologique (la genèse de
ses œuvres, titrée Technological
Reliquaries, est étudiée ici en détail),
homosexuel et catholique, exposé et
reclus. Lui, le “plongeur”, figure élective
de sa monographie d’ampleur au
Whitney Museum,
à New York, en 2010
(Paul Thek: Diver)
réémerge tel qu’en
lui-même : complexe,
contradictoire et donc
Les Inrockuptibles №13
humain.
Ingrid Luquet-Gad
Arts
Collection ouvrait en mai 2021. Après
ghanéen livre une installation inédite. Une contre-institution punaiser sur les tissus les indications de
leur provenance – leur cote étant fixée
autonome d’éléments recyclés et tissus pour penser l’histoire selon leur fabrication en Chine, au Togo
ou en Hollande –, il s’agit ici encore
de son pays depuis son indépendance. d’autre chose. À savoir la reconduction
d’un geste de peindre, venant d’abord
tendre la toile brute, au sein d’une
Au fronton du Frac des Pays de la Loire réflexion sur le contexte de l’institution.
flottent au vent des drapeaux. Cousus Ici, c’est alors un système dynamique
à partir de sacs de jute, ils portent qui se déploie et, à son tour, s’autodéfinit.
les stigmates de leur fonctionnalité. Usés Sa première exposition personnelle en Car si la valeur d’usage contextuelle des
par le transport de denrées périssables, France prend cependant le parti d’ouvrir matériaux est apparente, leur devenir-
le cacao, puis de matières premières, à un prolongement récent de son travail. œuvre les enchâsse dans le système de
le charbon. Leur qualité épidermique est Par des formes et systèmes nouveaux, valuation propre au monde de l’art,
augmentée par les corps qui, à l’ouvrage, il en va d’un élargissement de ses en même temps que l’ensemble ouvre
y imprimèrent les marques du labeur. thématiques électives : la circulation un espace autonome : une architecture-
Leur position liminale est un signal tout globalisée des corps, biens et capitaux, institution miniature, portable et
autant qu’une œuvre autonome : telle qu’ancrée au plus près de l’histoire manipulable.
elle rejoue en le déplaçant le geste le plus matérielle de l’après-indépendance des Ce qui se montre se retire simultanément.
connu de l’artiste qui, au sein de années 1960 au Ghana. Les deux paradigmes du moment,
l’espace, présente une nouvelle partie de Depuis dix ans, encore étudiant en l’archive et la critique institutionnelle,
son travail. D’Ibrahim Mahama, artiste peinture, l’artiste collecte, à Tamale, sont indiciellement présents tout en étant
ghanéen à la carrière stellaire, on les témoignages des architectures efficacement subvertis pour que le geste
connaissait le geste consistant, à partir coloniales et des architectures qui, n’appartienne à aucun, échappant au
de toile de jute, à envelopper les à l’indépendance, se réapproprièrent déterminisme de la tradition comme
bâtiments publics (en 2019, à Milan, en les étendant les infrastructures au lyrisme des évocations. Sans amnésie
via la Fondazione Nicola Trussardi) ou existantes. Ces fenêtres, portes et ni ressentiment, s’avancent alors
à réorienter la circulation en leur sein chaises auraient pu en soi constituer le des utopies concrètes, opérantes et
(la même année, pour le pavillon témoignage d’une époque ambiguë, désirantes. Ingrid Luquet‑Gad
148
Arts
d’Eric Kroll
Photo books
grand livre américain, de ceux portant
sur la route, et sur le marché qu’ouvre
cette route.
Mais quelques bouquins pour Taschen
plus tard, Kroll était devenu un peu
149
moins intéressant à nos yeux : il produisait du portrait aussi pour un cramé total, notamment pour avoir tenu,
fétichiste à la chaîne tout en devenant un historien de de 1972 à 1979, un club-restaurant, le Studio 77 (alias
la photo érotique. On était juste en train de passer à Ali’s Alley).
côté du bonhomme, ignorant qu’il bossait depuis 1971, On y entend le chaos de la ville, et on y entrevoit l’art de
à New York, comme photoreporter pour la presse la rencontre. La rencontre, c’est autre chose que l’amitié.
magazine, et, ainsi, vivait tel un poisson dans l’eau parmi Kroll ne prétend pas avoir photographié sa bande.
la scène downtown new-yorkaise, où se firent entendre Son rapport à Wojnarowicz, par exemple, est à mille lieues
les prémices du punk et de la new wave. du lien insondable qui marque les photos de Marion
Vers 1978, il entrevoit, dans l’émergence d’un groupe Scemama sur David à la même époque, présentées au
de jeunes artistes du Mudd Club, l’affirmation d’un printemps dernier et en 2021 à la New Galerie, à Paris.
monde sans cloisons où musicien·nes, peintres, Non, Kroll documente, saisit. Il a la culture de l’envie,
écrivain·es et prostitué·es se confondent. Évidemment, prend tout le temps quelque chose de New York,
il ne pouvait passer à côté de David Wojnarowicz, lequel lui répond de peur qu’elle cesse brusquement d’être la
habitait toutes ces positions à la fois. Kroll fit donc des centrale électrique du monde.
portraits de gens qui n’étaient alors que des hors-la-loi The New York Years est aussi un grand livre de
de la culture : Lydia Lunch, Madonna, Basquiat, photographe : tous les portraits disent un trait de la
Futura 2000, Keith Haring, Debbie Harry… Ces jeunes personne. Ce n’est pas toujours l’image ultime, définitive,
splendeurs héroïnées croisent des figures à peine plus plutôt celle que l’on garde pour soi, comme un secret.
vieilles qu’elles, mais qui déjà les regardent depuis leur Par exemple, la photo démente qui orne la couverture :
propre consécration : Philip Glass, Robert Wilson, Wojnarowicz devant l’Hudson, tout en jean, clope
le cinéaste Robert Kramer (qui était le cousin de Kroll) au bec, lâche de ses mains une de ses sculptures, qu’il
ou Nam June Paik. envoie au fond du canal. Une tête dont les orifices sont
Dans The New York Years, livre bouillonnant qui lui sert bouchés : les yeux effacés, la bouche plâtrée, et il n’y a
de mémoires, Eric Kroll mélange cette intelligentia à des sans doute que les oreilles qui ne le sont pas, trous
portraits de filles anonymes et splendides, de danseurs par lesquels ça rentre et ça sort.
cubains ou de légendes toujours à deux doigts de En psychiatrie, on y verrait le début
la chute. Ainsi, Rashied Ali, le dernier batteur de John d’un sentiment de fin du monde,
Coltrane, qu’il saisit tout de cuir noir vêtu sur une moto, un syndrome de Cotard. Dans le réel,
Les Inrockuptibles №13
sorte de version SM de Marlon Brando dans L’Équipée cela s’appelle la vie telle qu’elle fuit,
sauvage – et on se souvient alors que Rashied Ali passait par un seul endroit. La photo est le
meilleur compagnon des amnésiques.
Philippe Azoury
↗
Eric Kroll, Madonna at
The New York Years, 1971 to 1994 d’Eric Kroll
Danceteria, 1983. (Timeless Edition), 484 p., 55 €. Commande en ligne.
Les Inrockuptibles №13 150 Les critiques
Livres
– climatique, politique, institutionnel –
Livres
se déploient comme une chape sur
le monde, Sabolo est rattrapée par les
profils de ces filles assassines. Mais alors
qu’elle exhume la rage, la lutte et les
radicalités des années 1980, d’autres
motifs, inattendus, émergent.
“Au fil de mon enquête, mon histoire
familiale a resurgi dans le récit de façon
LA VIE CLANDESTINE tout à fait inattendue, nous confie-t-elle.
Alors que je pensais écrire sur un fait réel
de Monica Sabolo très éloigné de moi, j’ai perçu des résonances,
un écho, mystérieux, profond et intime.
C’est apparu, au départ, lorsque j’ai réalisé
directe dans les années 1980 et l’écho découvert que mes origines n’étaient pas
exactement celles que je croyais, et le secret,
à la même époque.
les deux pales d’une hélice qui insuffle
à l’écriture son énergie, il orchestre
la mise en dialogue du romanesque
et de l’enquête, du collectif et de l’intime,
À l’origine, Monica Sabolo, autrice de la beauté et de l’horreur, pour soulever
d’une œuvre de l’intime et du silence, les mêmes vagues de questionnements :
des ombres et de la violence, voulait comment survivre en ayant subi
se lancer dans un livre “facile et efficace, ou commis l’irréparable ? Que cachent
qui aurait des chances de se vendre”. celles et ceux que nous croyons
Un fait divers, par exemple. Quelque connaître ? Quels insoupçonnables
151
chose de frontal et de balisé. C’est en cheminements mènent au pardon ?
écoutant une célèbre émission du genre Ce sont les deux femmes qui retiennent “Aboutissement d’un long chemin, littéraire
sur France Inter, cherchant, fouillant, l’attention de Monica Sabolo. 27 et et existentiel”, le texte semble marquer
compilant les cinquante dernières années 29 ans, la blonde et la brune, franges la fin d’un cycle romanesque
de catastrophes, qu’elle est soudain Sophie Marceau, jeans et blousons de chez Monica Sabolo. À la fois somme
happée par une affaire des années 1980. cuir, assises sur un banc en attendant et matrice de son travail, cette Vie
Un soir d’hiver 1986 à Paris, deux de frapper. Deux filles que rien ne clandestine remonte aux origines des
hommes et deux femmes prennent prédisposait au terrorisme : une enfance thèmes, motifs et figures qui irriguent les
la décision glaçante de tuer. Ils et elles parisienne bourgeoise, puis une pages de l’autrice depuis près de dix ans.
s’appellent Jean-Marc Rouillan, adolescence classique quoique électrique “Comme si je pouvais aborder les choses
Georges Cipriani, Nathalie Ménigon, – Joëlle Aubron vit sa première histoire sans les habiller d’images, sans m’épuiser
Joëlle Aubron et froidement, sur d’amour lycéenne avec le claviériste de à dissimuler la violence”, écrit-elle.
le trottoir d’un boulevard rive gauche, Taxi Girl. “Elles ressemblent à n’importe Ainsi le geste d’écriture, plus frontal, plus
abattent de trois balles dans le corps, quelle jeune fille des années 80 [...] Et combatif, plus radical, semble résonner
dont l’une en pleine tête, Georges Besse, dans le même temps elles sont la mort”, tout à la fois comme la déclaration de
patron de la Régie Renault et père de écrit Sabolo, qui plus loin s’interroge : résilience d’une écrivaine hantée par
famille. Ils et elles appartiennent à “Comment en arrive-t-on là ?” le passé, l’affirmation de la puissance de
Action directe, un groupe armé La romancière a le goût des héroïnes lutte de la littérature et
d’extrême gauche révolutionnaire que froissées, égéries abîmées d’un monde la tentative de réponse
cette tragédie de novembre 1986 fait de violences domestiques, sexuelles, à cette question
basculer dans “la fièvre sanguinaire”. patriarcales. Dans ses précédents romans universelle et politique :
– Crans-Montana (2015), Summer “Comment répondre à
(2017), Éden (2019) –, Monica Sabolo la violence autrement que
tissait autour de ses personnages par la violence ?”
diaphanes, aux âmes et aux corps Léonard Billot
suppliciés, des drames intimes,
bourgeois, dévorants comme les eaux La Vie clandestine de Monica Sabolo
d’un lac gelé ou la pénombre d’un bois (Gallimard), 320 p., 21 €. En librairie.
Les Inrockuptibles №13
←
dont l’ensemble des accusés sont
Dans le jardin des
éditions Gallimard,
des hommes, où la colère sociale gronde
à Paris, en juillet. et où différentes formes de désespoir
Les critiques périphérique, le territoire des oublié·es.
Parallèlement à cette enquête intime
LES ENFANTS ENDORMIS et sociologique d’une maîtrise absolue,
l’auteur retrace le parcours des
d’Anthony Passeron chercheur·euses qui, aux États-Unis
et en France, découvrent le virus,
tentent de l’identifier et de le combattre.
Quarante ans après la mort de son oncle tué par À l’impuissance des familles répond ici
celle des soignant·es, et le drame privé
le sida, le jeune écrivain enquête sur sa famille et devient alors la minuscule pièce d’un
les débuts de la maladie. Un premier roman puissant. puzzle international. L’auteur travaille
en historien. Il reconstitue les
différentes étapes de la lutte contre le
Il était le préféré de ses parents. était une maladie largement méconnue, et sida, les hésitations, les fausses pistes,
Le premier à avoir le bac, le fils qui avait honteuse. Passeron décrypte les réactions les découragements, les avancées,
trouvé un emploi dans l’office notarial, de chacun·e. Le cadet (père de l’auteur), l’incompréhension des autorités
honneur inespéré pour des petit·es boucher-charcutier comme ses parents, politiques.
commerçant·es de l’arrière-pays niçois. travailleur obstiné, se montre loyal Il montre les moments de solidarité entre
Dans cette famille taiseuse, personne jusqu’au bout malgré les déflagrations des scientifiques qui partagent leur
n’imaginait que Désiré allait se droguer du drame dans sa propre vie. La mère savoir, mais aussi la concurrence d’un
à l’héroïne et contracter le sida par de Désiré (grand-mère de l’auteur), pays à l’autre pour publier dans
injection. Jusqu’au bout, sa mère a refusé au passé pétri de pauvreté, s’emmure les revues. Il rappelle les noms de ceux
d’y croire, et puis, devant le corps entièrement dans le déni ; le primo- et celles qui se sont consacré·es à la lutte.
mourant de son garçon, elle a dû se romancier l’observe avec empathie. Passeron juxtapose les faits sur un
rendre à l’évidence. Cela se passait Ce récit intime, qui dit avec pudeur rythme soutenu et, passant de l’Institut
au début des années 1980 et Désiré était le malheur insondable, Passeron parvient Pasteur à un centre
l’oncle paternel d’Anthony Passeron. à le dépasser pour reconstituer de recherches d’Atlanta
Dans cette très belle enquête l’enchaînement des faits et étudier les ou à la Pitié-Salpêtrière,
autobiographique, l’auteur s’efforce de circonstances qui ont entouré le drame. nous restitue comme
mettre des mots sur un drame recouvert Il dresse en arrière-plan le portrait une épopée cette longue
de silence. À partir d’un matériau épars d’un milieu social, ces commerçant·es histoire qui se poursuit
– photos de famille, éclats de souvenirs presque notables dans les années 1960, encore aujourd’hui.
d’enfance, témoignages –, il fait surgir de transformé·es en perdant·es dans Sylvie Tanette
l’anonymat Désiré et ses proches, seul·es les années 1980 après l’ouverture des
et démuni·es dans une époque où le sida supermarchés. C’est aussi l’évocation Les Enfants endormis d’Anthony
152
153
Ce garçon a un don unique au monde :
son “oreille bleue”, comme l’appelle son
ami Casey. Dès qu’il entend un air,
une mélodie, il la transpose en couleurs,
formes, images, histoires. Son histoire
répète en partie celle de son père,
Antoine, jeune pianiste monté à Paris
pour s’y heurter au snobisme et au
dédain avec lesquels on regarde dans
la capitale celles et ceux qui n’y sont pas
né·es. Après avoir assisté à un concert
de Jimi Hendrix, Paul réalise qu’il n’aura et philosophique de la littérature :
jamais la technique qui lui permettrait comment une histoire peut être aussi
d’aller plus loin que le maestro. Il frôle une question, un problème, une
la folie, déprime, se cloître dans une vie l’intérêt de Variations de Paul. C’est chanson. L’auteur a confié, au sujet
balisée, qu’il fuit bientôt en courant. la façon dont ces courants musicaux de son nouveau livre, avoir voulu écrire
Après un départ avorté pour Londres, traversent véritablement ce livre, “une histoire des éclopés, des assoiffés”.
il devient dénicheur de talents pour déferlant parfois avec fureur ou se Et “en définitive, autant que possible,
un label de musique dans le New York déployant sereinement, comme un solo un hymne à la joie”.
des années punk. de John Coltrane. Il faut comprendre Placé sous les signes
Pierre Ducrozet montre avec ce le titre au sens musical du mot : ces conjugués de la
cinquième roman la dimension “variations” comme autant de fugues, musique et de la grâce,
éminemment musicale de son talent rhapsodies sur le même thème, celui ses “variations”
d’écrivain. Ce ne sont pas tant les de Paul qui les écoute, les comprend, confirment sa place
descriptions, certes très réussies, des les traduit en histoires fabuleuses. de virtuose de la
avant-gardes musicales du XXe siècle Toujours aussi gracieux et flamboyant, littérature française
que rencontre son héros, défricheur Pierre Ducrozet prend aussi avec contemporaine.
insatiable de nouveaux groupes, ce nouveau roman de l’envergure et de Yann Perreau
Les Inrockuptibles №13
155
en 1942, à 36 ans, pendant que dans
son cercle, ses amis poètes sont fusillés
les uns après les autres… Alors qu’on
pense très vite au travail de W. G. Sebald,
un long passage lui est inévitablement
consacré. Car même si le projet
de la poétesse est différent, il porte
les stigmates d’une mélancolie toute
sebaldienne face à ces vies heurtées
par l’absurdité de l’Histoire.
Et si l’on se demande parfois où nous
2022
entraîne Maria Stepanova, on réalise
à la fin que le dédale vertigineux
d’En mémoire de la mémoire nous a fait
éprouver l’essentiel : l’impossibilité de ne
rien réparer de la vie des mort·es laissée le livre que
aux vivant·es. Les mort·es sont aussi
Philippe Matsas Leextra · Roman Sokolov · SDP/PUF · Alison Bechdel/Denoël Graphic · Xavier Bouyssou/éditions 2024
indique que “la contre-culture punk exerce,
depuis plus de quarante ans, une influence
considérable dans la diffusion d’idées et de
Peu de courants musicaux ont suscité pratiques en matières politique et écologique”,
autant d’interprétations que le punk. rappelle le sociologue Fabien Hein.
Greil Marcus l’analysait comme Les punks ont inventé avant l’heure de
une réécriture du situationnisme, quand nouvelles modalités de résistance à
l’artiste Dan Graham suggérait que l’ordre néolibéral. Dans cette manière
le punk et la religion partagent le don de d’articuler sans cesse l’insatisfaction
transporter leurs fidèles hors d’eux·elles- et la révolte, on trouve les ressources
mêmes, dans une sorte de mépris de la d’une pensée politique subversive qui
discipline des corps habituellement se déploie aujourd’hui,
requise pour la vie en société. Le travail de la critique du
mené par Catherine Guesde et plusieurs productivisme à
philosophes et sociologues ouvre une la création de zones
PENSER AVEC LE PUNK autre piste possible : penser politiquement autonomes temporaires
et philosophiquement avec le punk, urbaines, du véganisme
de Catherine Guesde
Les Inrockuptibles №13
philosophie nous aidait “une manière d’être au monde”, et Penser avec le punk de Catherine
“une puissance d’agir et de faire”, “pour Guesde (Puf), 108 p., 9,50 €.
à revoir nos façons de vivre ? transformer et se transformer”. Car tout En librairie le 31 août.
LE SECRET DE LA FORCE SURHUMAINE Pour transcender
Livres
son ego, pressent-
d’Alison Bechdel elle, avant de
revisiter sa propre
existence décennie
Pourquoi vouloir un esprit sain dans un par décennie.
BD
Le Secret de la force surhumaine d’Alison Bechdel
157
(Denoël), traduit de l’anglais (États-Unis)
par Lili Sztajn, 240 p., 26 €. En librairie le 31 août.
TOONZIE
de Xavier Bouyssou
Initié dans des fanzines, ce récit farceur se révèle
Un trip délirant et hallucinogène délicieusement provocateur. Au départ, les trognes
grotesques dont l’auteur affuble ses personnages
dans lequel l’auteur s’incarne en gourou et l’aspect ridicule de la religion inventée inscrivent
cette BD dans le rayon des comédies. Comme
d’une secte. ces illuminé·es mettent le mot toon à toutes les sauces
– comme le font les Schtroumpfs de Peyo avec le mot
Attention, un toon flotte au-dessus de votre tête. “schtroumpf” –, les dialogues se révèlent souvent
Après votre mort, c’est sous la forme de cette créature désopilants. Mais, au fil des pages, s’installe un doute :
mystérieuse, émanant d’une autre réalité, que vous quel degré d’humour pratique Bouyssou ?
continuerez à vivre. C’est en tout cas ce que prétend Une séquence où les membres de la secte reprennent
Toonzie. Cet ancien dessinateur sans succès en chœur Hallelujah de Leonard Cohen installe
– il répondait précédemment au nom de Xavier un malaise qui ne se dissipe jamais réellement, d’autant
Bouyssou – est devenu le gourou d’une secte dont que le dessinateur, nous projetant en 2069, préfère
les adeptes croient au sauvetage de l’humanité. montrer son gourou vieillissant. Œuvre plastique
hallucinante avec
des séquences
cartoonesques
et psychédéliques,
Toonzie procure
le délicieux frisson
Les Inrockuptibles №13
du trouble.
Vincent Brunner
Oji Suzuki/Atrabile
POUR LES FRANÇAIS
LE PLAISIR DURE
EN MOYENNE*
27 MINUTES
*Les lecteurs de magazines consacrent
en moyenne 27 minutes par jour
au plaisir de la Presse Magazine.
INFORMER. DÉCOUVRIR. APPROFONDIR.
Du 31 août
au 26 octobre
Rétrospectives
Douglas Sirk,
Mia Hansen-Løve 13 septembre
et Emmanuel Mouret, Les Inrocks Super Club,
Du 25 au 30 août à Paris
à Paris
Rock en Seine,
à Saint-Cloud Cinémas
Rentrée en fanfare pour la
Cinémathèque, qui ouvrira
sa saison par une rétrospective
de presque deux mois
consacrée au génial cinéaste
germano-hollywoodien
Douglas Sirk (1897-1987),
maître du mélodrame dit
flamboyant. Deux jeunes
Musiques cinéastes seront aussi
Après deux éditions annulées célébré·es à juste titre : Musiques
à cause de la pandémie, Emmanuel Mouret (du 5 au Pour prolonger l’été,
le festival réinvestit le 15 septembre) et Mia Hansen- la traditionnelle soirée
domaine de Saint-Cloud avec Løve (du 21 au 26 septembre). mensuelle des Inrocks revient
une affiche dantesque Cinémathèque française, à La Boule Noire avec
comptant notamment Arctic Paris. la Marocaine effrontée Lalla
Monkeys, Nick Cave and the cinematheque.fr Rami, la nouvelle starlette
Bad Seeds, Kraftwerk, de la pop autotunée
Rage Against the Machine, Babysolo33, les récits
Tame Impala, James Blake, nocturnes de Damlif
Fontaines D.C. ou encore et le singulier Selman Faris.
160
160
Du 14 au
Du 31 août 25 septembre
au 11 septembre Du 2 au Room with a View
Jazz à La Villette, 11 septembre par Rone et (La)Horde,
à Paris Festival du cinéma à Paris
américain de Deauville
Mathieu Foucher · Ciné Sorbonne (Mirage de la vie de D. Sirk, 1959) · Cyril Moreau/Bestimage · Victor Tonelli
Cinémas
Avec Arnaud Desplechin,
grand fan de littérature et de
cinéma américains, comme
président du jury, le festival
présentera des avant-
premières, des master class et
des stars US qui en fouleront Scènes
les planches. La démesure d’une carrière
Musiques festival-deauville.com à ciel ouvert, où les interprètes
“Jazz is not dead, it just smells du Ballet national de Marseille
funny”, disait Frank Zappa. se lancent dans une rave
Le festival en fait son extatique et violente.
credo et invite notamment Avec les musiques de Rone
Ravi Coltrane, Domi & JD et les chorégraphies de
Les Inrockuptibles №13
Les Rendez-Vous
Du 14 au
30 septembre
les
Tropique de la violence,
à Paris
Scènes
Mixant musique, image
et jeu dans un même souffle,
Alexandre Zeff adapte
de la
le roman bouleversant
de Nathacha Appanah
en un thriller trépidant.
Et nous entraîne, à Mayotte,
pour partager la vie de
migrant·es en perdition et
les tourments d’une jeunesse
livrée à la délinquance
et au désespoir.
Théâtre 13, Paris.
en
theatre13.com
avec le PAS
S
AVEC
dès7€ pa
161
Les 16 et
r mois! *
17 septembre
Dream Nation Festival,
au Bourget Jeanne Balibar • Nacera Belaza • Jean Bellorini
Musiques Johanny Bert • Mylène Bonnet • Ntando Cele
Ce festival entièrement dédié François Cervantes • Rébecca Chaillon • Les Chiens
à la musique électronique
dans toute sa pluralité invite
de Navarre • Magrit Coulon • Encyclopédie
notamment Vitalic, Rebeka de la parole & Ictus • Philippe Decouflé
Warrior, Louisahhh, Maud Fatoumata Diawara • David Geselson • Monika
Geffray, I Hate Models ainsi
que Mandragora, Pendulum, Gintersdorfer • Julien Gosselin • Lisaboa Houbrechts
Astrix, ou Rebekah. Smaïl Kanouté • Anne Teresa De Keersmaeker
Parc des expositions
Chrystèle Khodr • Myriam Marzouki • Phia Ménard
Paris Le Bourget.
dreamnation.fr Dieudonné Niangouna • Stanislas Nordey &
Léonora Miano • Joël Pommerat • Philippe Quesne
Tiphaine Raffier • Falk Richter • Pierre Rigal
Adeline Rosenstein • Simon Roth • Lorraine
de Sagazan • Odile Sankara • Estelle Savasta
Élise Simonet & Joris Lacoste • Marie-Christine
Soma • François Tanguy
Winter Family
V SUR MC93.COM
RD
*de 7 € à 14 € par mois, engagement
13
Nelly
Kaprièlian Marilou
Cher Connard Duponchel
de Virginie
Gérard Drag Race France
Despentes
Lefort Les Larmes amères
En mémoire de la de Petra Von Kant
Blackwater de
mémoire de Maria Franck de Rainer Werner
Michael McDowell
Stepanova Vergeade Fassbinder
L’Évangile selon
Penser avec le punk Les Tout-Puissants Irma Vep
saint Matthieu de
de Catherine de Mirwais d’Olivier Assayas
Pier Paolo Pasolini
Guesde Ahmadzai
No Smoke
La Nuit du 12
Vieille Fille Nymph de Shygirl de Tiberius B
de Dominik Moll
de Marie Kock
Ali de Vieux
Gigi l’amoroso
Farka Touré
de Dalida
& Khruangbin
Stumpwork
162
de Dry Cleaning
Ingrid
Luquet-Gad
Instagram
Carole
Joseph @mitsubishi_ufj_
Boinet financial_group de
Ghosn
Dictionnaire du Bruno David Rappeneau
Snow Day
de Leila Bordreuil
fouet et de la fessée. Deruisseau Six Billion Humans
Corriger et punir Can’t Be Wrong
d’Isabelle Poutrin Katalog
Ghost Riders de Chris Korda
et Élisabeth Lusset de Barbara Iweins
compilé
Enrichissement
par Ivan Liechti Penser avec le punk Futur proche
– Une critique de
de Catherine de Jan Martens
Live at the Hanging la marchandise
Gardens de Tongue Guesde Rester barbare de Luc Boltanski et
Depressor La Volonté de Louisa Yousfi Arnaud Esquerre
Touched by Rodin de changer : O Fantasma We Should Have
Les Inrockuptibles №13
et l’amour de (La)Horde et
de bell hooks le Ballet national
Mi Vuoi d’Ultraflex de Marseille
ÉVOLUE !
©Pierre La Police
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