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№13 - septembre 2022 Rencontres avec Claire Denis, + CD sampler + Musique : le retour

Tilda Swinton, Shygirl… 15 titres de l’esprit indé ?

Virginie
Spécial
rentrée Despentes
littéraire “Le punk a été
la meilleure des
Notre sélection formations”
en 40 romans,
17 essais, 20 BD…


13
D O M : 1 3 . 9 € - B E L / L U X : 1 3 . 9 0 € - C H : 2 1 F S – E S P/ I TA / P O R T C O N T : 1 3 . 9 0 € - C A N : 2 1 . 9 9 $ c a

L 13183 - 13 - F: 12,90€ - R D
Édito Une rentrée 2022
par Nelly Kaprièlian

Entre Virginie Despentes et


Les Inrockuptibles, c’est une très longue
histoire. Nous l’avons toujours suivie,
depuis Baise-moi, son premier roman,
jusqu’à l’immense succès de
Vernon Subutex. Nous nous sommes
accompagné·es. Nous avons grandi
ensemble. Ses débuts, au milieu des
années 1990, ont coïncidé avec l’essor
des Inrocks, passés au rythme hebdo,
et aujourd’hui, alors que nous sommes
revenu·es au mensuel, nous l’avons choisie
pour être en une de notre numéro
de rentrée. Car pour la sortie très attendue de son nouveau roman,
Cher Connard, c’est en toute amitié qu’elle a voulu nous parler, alors
qu’elle est plutôt sauvage et ne tient pas à s’exprimer beaucoup :
elle sait que chez nous, elle est chez elle.
Il y a quelque chose de très beau à voir ce que la jeune autrice de
Baise-moi est devenue : une écrivaine de premier plan, symbole
de la littérature française ultra-contemporaine à l’international et icône
féministe. Contrairement à un Michel Houellebecq, qui publiait son
premier roman en 1994 également, elle ne s’est jamais perdue, n’a jamais
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dévié. Il et elle se sont connu·es, puis se sont éloigné·es, et leurs


trajectoires, qui ont pris un tour politique opposé, ne se croiseront
certainement jamais plus. Quand on lui a posé la question de l’hyper-
droitisation de Houellebecq, Virginie Despentes a eu l’air navré mais
a refusé de se livrer à tout commentaire.
Aujourd’hui, c’est elle qui est devenue un symbole populaire, qui incarne
le mieux les dominé·es, les exclu·es, les marginaux·ales, les vulnérables,
les maltraité·es par le système. Une enfance dans l’est de la France,
la déscolarisation, le punk, les squats, la prostitution occasionnelle, puis
la littérature, les succès, les prix littéraires, un passage au sein du jury
du Goncourt : son parcours est un génial bras d’honneur à l’élitisme,
à une domination de classe, au pouvoir sous toutes ses formes. Inclassable,
puissant, profondément humain, Cher Connard ne fait que confirmer
sa place et son rayonnement.
Si beaucoup vont se précipiter sur son livre – et on les comprend autant
qu’on les y encourage –, il ne faudrait pas pour autant qu’un seul titre
éclipse les autres. 490 romans sont publiés cette année, entre le 17 août
et fin octobre, contre 521 l’année dernière *. Moins de textes, donc, mais
davantage de premiers romans, et des très bons. Signe particulier de
cette rentrée : beaucoup des meilleurs textes sont signés par des femmes
– Blandine Rinkel, Monica Sabolo, Eileen Myles, Diaty Diallo, Maria
Stepanova… Nous avons aimé les mettre en avant. Bonne lecture !

* Chiffres Livres Hebdo.


Les Inrockuptibles №13

Illustration : Agnès Decourchelle


Sommaire Ouverture “Mon film est féministe à partir
p.4 Édito par Nelly Kaprièlian
p.8 Les contributions du moment où je représente la vérité
d’un personnage féminin.”→ p.14
p.10 Ouverture : l’hyperpop
p.14 Nouvelles têtes
p.16 Le questionnaire : Sonia Devillers
p.18 Société : comment la fiction
filme les attentats de 2015
p.22 Mode
p.24 Food
p.26 Nos archives : Felt, The Field Mice
et The Durutti Column
p.28 La chronique de Carole Boinet
p.30 La ritournelle : Mahi Grand

Magazine
p.32 En une : Spécial rentrée littéraire
avec Virginie Despentes pour
son nouveau livre, Cher Connard
p.42 Eileen Myles, icône des lettres US
p.46 La révélation Diaty Diallo
p.50
p.62
Les 40 romans de la rentrée
Sélection essais “Aujourd’hui ,
je vis la notoriété
p.64 Sélection BD
p.66 Shygirl, un premier album détonant
p.70 Benjamin Biolay sentimental et sexuel
p.74 Les beaux jours de la musique
expérimentale avec Leila Bordreuil,
super bien .
p.80
Félicia Atkinson et Jim O’Rourke
Un laboratoire créatif : Parce qu’à l’âge
que j’ai , sans
Mondes nouveaux
p.84 Entretien avec Claire Denis
p.90 Portfolio : les visages à l’affiche
des films français de la rentrée
la notoriété,
6

p.98 Rencontre avec Tilda Swinton

Les critiques je n’intéresserais


p.104
p.120
Musiques
Cinémas plus personne !” → p.32
p.131 CD №13
p.132 Séries
p.136 Jeux vidéo
p.138 Podcasts
p.140 Scènes
p.144 Arts
p.149 Photo books
p.150 Livres
p.157 BD
p.158 Mangas
p.160 Agenda
p.162 Les playlists

↓ La couverture
Virginie Despentes en juillet 2022.
Photo Vincent Ferrané
Paul Grandsard/Premiers Plans/Saif Images · Vincent Ferrané

“Dans le temps passé comme dans


la méthode employée, j’ai fini par faire
Les Inrockuptibles №13

mon disque seventies à la Pink Floyd.” → p.104

→ Pour vous abonner, rendez-vous p. 102.


Les contributions
Elsa Pereira
Journaliste
→ p. 24
Édité par la société Les Éditions indépendantes (membre du groupe ),
Elsa Pereira est société anonyme au capital de 326 757,51 € 10-12, rue Maurice-Grimaud, 75018 Paris
cheffe d’édition Tél. 01 42 44 16 16, lesinrockuptibles.fr
web aux Inrocks. MAIL support@lesinrockuptibles.fr cppap 1221 c 85912, dépôt légal 3e trimestre 2022
Quand elle Siret 428 787 188 000 39 ISSN : 0298-3788
ne boulotte pas
des essais sur DIRECTION Président Matthieu Pigasse Directeur général et directeur de la publication
le féminisme, elle Emmanuel Hoog Directeur administratif et financier Mathieu Levieille
aime traquer
RÉDACTION Directeur de la rédaction Joseph Ghosn♡ Rédacteurs en chef Jean-Marc
les nouvelles adresses food, du resto de
Lalanne (cinémas/culture), Franck Vergeade (musiques) Rédactrice en chef adjointe
chef·fe au boui-boui de quartier, avec
Carole Boinet Société Faustine Kopiejwski, Myriam Levain, Julia Tissier
une préférence nette pour le sucré-salé
Musiques François Moreau Cinémas Jean-Baptiste Morain, Bruno Deruisseau Séries
et le Pét Nat bien frais. En 2022, elle a
Olivier Joyard, Alexandre Büyükodabas Jeux vidéo Erwan Higuinen Scènes Fabienne
publié Le Féminisme aux éditions Milan.
Arvers Arts Ingrid Luquet-Gad Livres Nelly Kaprièlian BD Vincent Brunner
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8

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aborde ce sujet
FONDATEURS Christian Fevret, Arnaud Deverre, Serge Kaganski
sous un angle
© Les Inrockuptibles 2022. Tous droits de reproduction réservés.
sociologique
Les Inrockuptibles №13

en s’intéressant
aux questions d’identités et de
représentation. Elle enseigne les Ce numéro comporte un CD jeté sur toute la diffusion (vente au numéro + abonnements),
cultural studies à la Sorbonne Nouvelle, deux cahiers complémentaires, Actoral de 24 pages (mis sous film dans l’édition
où elle mène actuellement une thèse, abonné·es et kiosques PACA) et Rentrée Scènes de 16 pages (mis sous film dans l’édition
abonné·es et kiosques), et une carte postale
Émilie Deville

et dirige des mémoires de recherche


en créations à l’Institut français Subsistances (dans l’édition abonné·es
de la mode. et kiosques Auvergne-Rhône-Alpes).
ANXIÉTÉ
Ouverture

EUPHORIE
EMPHASE
Très populaire depuis une poignée d’années et l’avènement
de TikTok, dont elle fournit une grande partie de la bande-son,
l’hyperpop est un genre hyperlatif que plus rien ne semble
arrêter. Et si c’était elle qui incarnait le mieux les soubresauts
et les états d’âme de l’époque ? Texte Bruno Deruisseau
10
Les Inrockuptibles №13
↙→

Ouverture
Troye Sivan et Charli XCX
dans le clip de 1999.
La regrettée Sophie,
autrice de Oil of Every
Pearl’s Un-Insides en 2018.

“I
just wanna go back, back in 1999”,
chante Charli XCX en ouverture
de son morceau 1999. À bien
des égards, ce morceau et son semblé plus grouillant, jamais voix
clip, sortis deux décennies après l’année humaine n’a autant ressemblé à celle du
que la chanteuse ausculte avec nostalgie, cyborg que dans un morceau d’hyperpop. 
est un hymne hyperpop. Britney, les
premiers ordinateurs et leur animation ÉCLATEMENT DES GENRES
cheap, des fonds verts tout pétés, Cependant, vouloir définir l’hyperpop
un Nokia 3310, la première version du est vain car son postulat est précisément
jeu vidéo Les Sims, des CD, MTV… l’éclatement des genres, la distorsion
Images, sons et paroles définissent en infinie, le remâchage permanent,
grande partie ce micro-genre musical. la régurgitation comme seconde nature.
Marmite où se croisent cloud rap, trap Cette pop méta, ou postpop, ne se définit

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lo-fi, EDM, trance, pop commerciale, AMBIANCE FIN DE RÈGNE donc pas uniquement par son ADN
dubstep ou witch house, l’hyperpop Symptôme d’un capitalisme fin de règne musical. Elle est moins affaire
– appelée aussi glitchcore ou digicore – mais cependant toujours pas dégrisé d’ascendance que de transcendance,
est en majorité fabriquée par des de sa toute-puissance technologique, dans le sens d’un dépassement total et
trentenaires (plutôt blanc·ches, middle class l’hyperpop est la musique du XXIe siècle à même de faire éclater les barrières des
et éduqué·es) biberonné·es à la culture par excellence. Composée sur ordinateur genres, musicaux et sexuels, mais aussi
des années 1990-2000.  par une jeunesse hyperconnectée, elle la frontière entre l’humain et la machine,
Défiant toutes les normes du bon goût, en décrit les anxiétés (ennui, solitude, autant que celle entre le réel et le virtuel,
elle est une sorte de rejeton bâtard nostalgie) et les euphories (fête, drogues, le ringard et le cool. Ce que partagent
et excentrique de la pop classique, amour) avec un plaisir non dissimulé de les artistes issu·es de ce mouvement est
sa version parodique et hyperbolique. l’emphase. Comme si, au bord du chaos une sorte d’éthique créatrice de la fusion
À l’image du clip de Charli XCX, son économico-écologique (du crash, qui qui se fonde sur une approche savante
esthétique est faite de couleurs flashy, donne son titre au dernier album de d’une musique déconsidérée (tout du
d’animations 3D primitives dérivées de Charli XCX tout en faisant référence au moins du point de vue de l’establishment
la vaporwave, de moyens DIY, de looks film de Cronenberg), il ne nous restait musical), l’eurodance.
kawaii exaltant tantôt une féminité que l’intensité, qu’elle soit euphorisante L’hyperpop est née à Londres en 2013,
paroxystique, tantôt une masculinité ou plombante. D’où ce penchant lorsque A.G. Cook, qui deviendra par
normcore de geek. Au niveau des oreilles pour l’utilisation des lettres capitales, la suite le parrain du genre, crée le label
maintenant, l’hyperpop a les BPM hauts, cette génération d’artistes s’exprime PC Music. Ce tout juste trentenaire
l’Auto-Tune facile, la tendance en majuscules. Un pied dans le paradis à cheveux longs et lunettes finement
à compresser une avalanche de sons du rêve consumériste et l’autre dans cerclées débute la musique en duo avec
d’origines numériques diverses les marais de la dépression réaliste, Danny L Harle, un camarade de classe
(sonneries de téléphone, jingles de jeux l’hyperpop oscille entre un hédonisme qui deviendra lui aussi une importante
vidéo assortis à une ribambelle de de façade et une profonde angoisse à vivre. figure du mouvement. PC Music
synthés) dans un laps de temps très court, Pas révoltée pour un sou, cette jeunesse-là permettra de fédérer une petite
ce qui rend le genre particulièrement est cynique et désespérée.  communauté de fans sur internet,
célèbre sur TikTok.  À l’esthétique de l’éreintement s’ajoute mais aussi de rassembler des artistes qui
Les Inrockuptibles №13

celle de l’hybridité absolue et ludique. posent, avec Harle et Cook, les premiers
L’hyperpop est un mouvement queer, jalons de l’hyperpop : Sophie, Easyfun,
trans, gay et non-binaire. Elle métisse Hannah Diamond et Namasenda.
aussi l’organique et le digital, ou L’aspect protéiforme, décalé et ultra- …
plutôt elle accouche d’une digitalité
organique. Jamais note de synthé n’a
paru aussi liquide, jamais beat n’a

Ouverture
100 Gecs, duo américain
fondé par Dylan Brady
et Laura Les en 2015.

Jamais note de synthé


n’a paru aussi liquide,
jamais beat n’a semblé
plus grouillant, jamais
voix humaine n’a
autant ressemblé
à celle du cyborg. HYPERTOP 10

A.G. Cook Beautiful


Une parodie d’eurodance placée
→ contemporain du genre se fait déjà sentir sur un album fondateur, la base.
lorsque, en 2014, A.G. Cook et Sophie
lancent le projet QT, qui mêle avatar à la Sophie Immaterial
voix ultra-pitchée, publicité à gros sabots Titre issu du premier grand
et SF chromatique. L’année suivante disque d’hyperpop assorti d’un clip
sort la compilation PC Music Vol. 1, qui emblématique.
constitue encore aujourd’hui une très et a été remixée par Sega Bodega,
bonne entrée en matière dans l’hyperpop.  le producteur de Shygirl (lire p. 66)… De Charli XCX 1999
la Grande-Bretagne, le mouvement s’est L’hymne hyperpop par excellence,
12

UNE COMMUNAUTÉ SOUDÉE répandu à travers le monde, en Allemagne entêtant et représentatif de l’état
ET TRANSFRONTALIÈRE avec Kim Petras pour un versant d’esprit d’une génération.
Surtout présents dans les tréfonds de hyperpop-bonbon, mais aussi aux États-
la plateforme Soundcloud, les morceaux Unis, dans une version plus trash avec 100 Gecs Money Machine
d’A.G. Cook sont assez vite repérés par 100 Gecs, autre groupe phare du genre, Les kids du Missouri déclinent
la presse spécialisée, et les premières qui sortira d’ailleurs prochainement son le genre dans sa version trash.
collaborations prestigieuses se font jour. nouvel album et dont l’une des membres,
Charli XCX lui demande de produire Laura Les, a vu son titre solo Haunted Kim Petras Malibu
sa mixtape Pop 2 en 2017, alors qu’il utilisé dans la série Euphoria. Jouissif et kitsch. Ce que l’hyperpop
a collaboré avec Oneohtrix Point Never En France, à part Oklou, on peut citer a produit de plus mainstream.
un an plus tôt. À sa suite, c’est toute Ascendant Vierge, Planet 1999, Caro♡,
l’écurie PC Music qui gagne en visibilité. Regina Demina et Simili Gum. Au rayon Oklou Unearth Me
Le plus grand disque d’hyperpop, des artistes un peu moins connu·es, Un titre à la fois aérien et terreux,
Oil of Every Pearl’s Un-Insides de la il y a Raed Raees et son imparable titre sous influence ambient :
regrettée Sophie, sort quant à lui en 2018. Greekonos, le post-ado mélancolique Aldn, la Française a diversifié le genre.
Mais ce n’est que l’année suivante que le Canadien Casey MQ, mais aussi
le mouvement explose à la face du monde, Slayyyter, Gupi, Umru et Dorian Electra. Caroline Polachek Bunny Is a Rider
grâce à la création par la curatrice de À sa marge, l’hyperpop accueille des La cousine US d’Oklou poursuit
Spotify Lizzy Szabo d’une playlist à succès artistes qui flirtent avec elle tout en traçant une carrière solo qui atteint des
sobrement nommée Hyperpop. leur propre route (Arca, FKA Twigs, sommets d’orfèvrerie.
Aujourd’hui, le genre forme plus que Eartheater et même Lil Nas X), mais aussi
jamais une communauté très soudée et de jeunes rappeurs dans les nuages (Yung Danny L Harle On a Mountain
transfrontalière. Le maillage des collabs Lean, Bladee, Ecco2K). Avec A.G. Cook, il est l’autre
entre les artistes hyperpop actuel·les est À l’heure où Caroline Polachek chante parrain du genre, dans un versant
infini : A.G. Cook a déménagé pour le blockbuster d’animation régressif eurodance limite mauvais goût.
à Los Angeles et s’est mis à produire Les Minions 2 et où même Beyoncé se
Caroline Polachek, autre diva hyperpop ; met à l’hyperpop dans son dernier album Shygirl Tasty
Les Inrockuptibles №13

cette dernière a confié les premières Renaissance (notamment sur le titre Cette nouvelle surdouée sort son
parties de sa dernière tournée américaine All Up inYour Mind, produit par premier album à la fin du mois.
à la Française ultra-douée Oklou, qui A.G. Cook), on peut se demander si
a elle-même collaboré avec Namasenda l’hyperpop n’a pas entamé, comme l’avait Arca KLK (feat. Rosalía)
prédit il y a un an Charli XCX, un Les derniers titres de la diva
irrémédiable déclin, à moins qu’elle n’ait vénézuélienne mêlent avec génie
poussé son hybridité jusqu’à se dissoudre hyperpop et reggaeton.
dans la pop culture tout entière. 
Nouvelles têtes

Yoa,
tout décrasser
Il y a un an environ nous parvenait un
morceau au titre aussi sobre que son
contenu, Appartement. Une jeune femme,
Yoa, y racontait une espérance
mélancolique d’une voix à peine assurée,
14
14

sillonnant un spoken word sur des beats


dénudés, noyés dans la simplicité du
sentiment. Le clip était tout aussi franc,
la jeune Yoa se filmant en train de
twerker, de se brosser les dents. Rien ne
se passe, et pourtant, le morceau nous
reste, petite boule d’angoisse et
de tendresse. Quelques mois plus tard,
sur la scène de La Boule Noire où nous
l’avons programmée dans le cadre
d’une de nos soirées mensuelles Inrocks
Super Club, Yoa est seule mais multiple. – qui vécut par hasard une partie de
Celle que l’on avait hâtivement son adolescence dans l’appartement
catégorisée “bedroom pop française parisien de l’écrivaine, rue Saint-
naïve” se révèle bien plus complexe. commençant le piano à l’âge de 13 ans. Benoît – engloutit des clips, décortiquant
Les chorégraphies énigmatiques Aidée de son compagnon, Tomasi, et esthétique et mouvements corporels.
s’enchaînent, entre la sensualité du r’n’b de Melissa Phulpin, son actuelle attachée Un temps militante féministe dans le
et le pantin désarticulé, des moues de presse qu’elle contacte sur Instagram, collectif des colleuses parisiennes, Yoa
théâtrales côtoient du twerk. Le clou elle sort son premier titre, Appartement, souhaite faire bouger les représentations Lola Dubas · Bonsoir Mathilda · Paul Grandsard/Premiers Plans/Saif Images
du concert s’appelle Chanson triste dont elle tourne le clip en DIY avec en infiltrant le champ pop actuel :
et raconte un autre après-midi sur son une copine. Suit un premier EP, Attente, “Je crois que c’est primordial aujourd’hui,
lit, à mater du porno lesbien. six titres comme autant de petites en France, de tout décrasser pour renouveler
Yoanna Bolzli, 23 ans, voulait être ritournelles douces-amères retraçant les l’imaginaire collectif.” Carole Boinet
comédienne. Se heurtant au sexisme questionnements existentiels d’une jeune
et au racisme du milieu qui, bien vite, femme racisée confrontée à l’altérité, Attente (EP), sur SoundCloud et les
la dégoûtent, elle profite du confinement la solitude, la construction de son plateformes d’écoute. Chansons tristes
pour se mettre plus sérieusement à identité. Elle cite Rosalía, FKA Twigs, (EP), chez Panenka/Wagram. Sortie
Les Inrockuptibles №13

la musique, qu’elle a toujours pratiquée, Lazuli, Soko… “Les pop stars ont un rapport le 28 octobre.
d’athlète à leur corps qui m’impressionne
beaucoup. C’est ce que je travaille :
la recherche de mouvements. Mon ambition
serait de faire un beau projet de pop, mais
avec un ADN français.”
Quand elle ne compose pas de musique,
cette admiratrice de Marguerite Duras
drôle FDP, elle s’agace avec

Nouvelles têtes
violence contre un “fils de
pute”, le tout d’une voix super
boudeuse. “Ils disent qu’on est
Babysolo33, toutes les mêmes”, commence-
pages intimes t-elle dans un mélange de
plainte enfantine et d’acuité
Profitons de sa date aux adulte. Passée par la comédie
Inrocks Super Club à La Boule musicale Baiser mortel,
Noire (Paris), le 13 septembre, présentée par Lala &ce et
pour évoquer Babysolo33, Low Jack à la Bourse de
jeune artiste originaire de Commerce en octobre
Biarritz désormais installée à dernier, puis programmée
Bordeaux, dont les morceaux au festival de Dour en juillet,
de emo-r’n’b électroniques Babysolo33 s’inspire du cloud
reflètent parfaitement rap et de l’hyperpop pour
l’époque actuelle, tendrement inventer un nouveau type
nostalgique des années de musique, dont le sirop
1990-2000. r’n’b se voit contrebalancé
Biberonnée au film Clueless, par la raideur de certains
au dessin animé Totally Spies beats et la glace de l’Auto-
comme à Lorie ou Gwen Tune. Déstabilisante, sa
Stefani, Babysolo33 crée un musique interroge la notion
personnage de lolita féroce, de vulgaire comme la
à la naïveté surjouée, construction des stéréotypes
imaginant ses morceaux féminins, sans moquerie mais
comme autant de pages d’un avec une certaine sagacité de
journal intime que rédigerait bonbon au cœur d’acier.
l’héroïne aux cheveux méchés Carole Boinet
et durcis par du gel d’un teen
movie des nineties. Sur le très Les Inrocks Super Club,
le 13 septembre
à La Boule Noire (Paris,
XVIIIe), avec Babysolo33,
Damlif, Selman Faris

15
et Lalla Rami.
de vue réelle. Influencée par
Virginia Woolf et Alain
Resnais, elle allie gravité et
légèreté avec un vrai sens du
comique et une éblouissante
Céline Devaux, justesse. Si le film s’aventure
dans l’intériorité d’une
comme femme, c’est pour pointer le
une évidence sentiment de honte qui nous
habite tous et toutes, et la
Diplômée de l’École des Arts façon dont les angoisses
décoratifs, Céline Devaux peuvent dresser un mur entre
a été remarquée il y a plus de soi et le réel. Il est aussi
dix ans pour son projet de fin emprunt d’un délicat female
d’étude, Vie et mort de l’illustre gaze : “Mon film est féministe
Grigori Efimovitch Raspoutine. à partir du moment où
Avant d’accéder ensuite je représente la vérité d’un
à un succès critique et à la personnage féminin. On connaît
reconnaissance de ses pairs tout de Jeanne : ses pensées,
avec le génial Le Repas son désir pour son ex-amant,
dominical (César du meilleur sa honte vis-à-vis d’un homme
court métrage d’animation qui l’impressionne un peu.
en 2016) et Gros Chagrin C’est une tentative de raconter
(prix du meilleur court la vérité d’une femme, et non de
métrage à la Mostra de Venise l’enjoliver.” Bruno Deruisseau
en 2017).
Les Inrockuptibles №13

Dans Tout le monde aime Tout le monde aime Jeanne.


Jeanne, son premier En salle le 7 septembre.
long métrage en forme Retrouvez la critique du film
d’éloge de l’infra-ordinaire p.128.
et de la poésie accidentelle,
Céline Devaux poursuit une
recherche formelle mêlant
animation épurée et prise
Le questionnaire
“LES OBSESSIONNELS
M’INQUIÈTENT”
Sonia Devillers, l’une des voix phares de France Inter,
revient à la rentrée avec une nouvelle émission
et un premier livre, Les Exportés. Propos recueillis
par Nelly Kaprièlian
16
16

Ce que vous attendez de votre


livre ?
Partager un objet physique avec
Pourquoi avez-vous écrit les lecteurs et lectrices, rencontrer des
Les Exportés ? personnes en chair et en os dans
J’ai découvert comment ma famille les librairies. Je trépigne. Ça fait un bail
maternelle a fui la Roumanie que je parle à un million de personnes
communiste dans les années 1960. Votre rapport aux médias ? chaque jour en étant seule dans un
Ils ont tous été vendus contre du bétail. Mordant quand il s’agit des autres, studio. La radio est un média étonnant,
Des Juifs contre des cochons, ça méritait fuyant quand il s’agit de moi. résolument chaud et affectif,
une enquête, non ? complètement immatériel, pourtant.
Ce qui vous touche ou vous
Quels vont être les enjeux de votre déstabilise chez un·e invité·e La question que vous aimeriez
nouvelle émission ? radio ? qu’on vous pose ?
Raconter l’époque. Donner à entendre Les gens qui donnent. Pas de façade “Qu’est-ce qui a changé pour que
des “good stories”, comme disent les qui tienne à la radio. La voix ne trompe vous vous sentiez autorisée à écrire
Anglo-Saxons, des histoires qui vous pas. Les vrais généreux, les partageurs, un premier livre ?” Tant pis, vous ne
attrapent. on les reconnaît immédiatement.   saurez rien !

Le livre qui vous a marquée ? Qui devrait se taire ? Les Exportés (Flammarion), 288 p.,
Les Inrockuptibles №13

Hamlet. La petite musique qui, en chacun de 19 €. En librairie le 31 août.


nous, distille le poison du doute et Dès le 29 août sur France Inter de
de l’entrave. C’est si long de la faire taire. 9 h à 9 h 30 pour animer une nouvelle
émission qui prolongera la matinale.
Pascal Ito/Flammarion

Votre obsession du moment ?


Je suis tout le contraire d’une
obsessionnelle. D’ailleurs,
les obsessionnels m’inquiètent.
COMMENT
Société

LA FICTION
FILME LES
ATTENTATS
Sept ans après la nuit du 13 Novembre,
le cinéma français se penche sur la représentation
longtemps refoulée d’un des événements
contemporains les plus traumatiques.
Texte Jean-Marc Lalanne & Théo Ribeton


Anaïs Demoustier
dans Novembre de
Cédric Jimenez (2022).
18

Studio Canal · Pathé Distribution · Nord-Ouest Films


Les Inrockuptibles №13
←↙

Société
Benoît Magimel et Virginie
Efira dans Revoir Paris
d’Alice Winocour (2022).
Vincent Lacoste et Isaure
Multrier dans Amanda
de Mikhaël Hers (2018).

2016, veille de l’attentat de


Nice), les distributeurs
respectifs des fictions
Made in France de Nicolas
Boukhrief (sur une cellule
djihadiste) et Bastille Day
de James Watkins (sur une
attaque d’extrême gauche
à la bombe) ont préféré
annuler leur exploitation.

LE DEVOIR DE
DÉCRIRE
En raison du respect dû
aux victimes et à leurs
proches, le motif de
l’attentat a donc
brièvement figuré dans
les années 2015-2018
ce nouvel interdit de
représentation : un terrain
miné par le traumatisme
collectif et autour duquel
commençait (de manière
justifiée ou non)
à s’appliquer une nouvelle
forme de jurisprudence

19
lanzmanienne, une
nouvelle loi de l’infilmable

“L
au titre de laquelle la salle
a vie absorbe les blessures, les cicatrices, du Bataclan s’est transformée en horreur aveugle,
les morts. Des gens marchent secrète, inviolable. C’est que les premières
à l’emplacement où il y avait des rumeurs de reconstitutions du 13 Novembre étaient
fleurs. Mais les fantômes sont toujours alors des incongruités voyeuristes tapageuses,
dans la ville.” La réalisatrice Alice comme cet obscur Violent Delights dont l’annonce
Winocour regarde avec mélancolie le souvenir des avait fait un peu de bruit début 2017 (et qui n’a
attentats s’estomper de nos mémoires immédiates. semble-t-il jamais vu le jour), au moment même où
Le procès des commanditaires et des complices la tuerie d’Utøya, en Norvège, faisait l’objet
de ces actes criminels s’est achevé en juin dernier. elle-même de plusieurs films douteusement crus
C’est durant les longs mois de son instruction que – Utøya, 22 juillet par Erik Poppe et Un 22 juillet
s’est tenu le tournage de son nouveau film, Revoir de Paul Greengrass.
Paris (lire p. 130). En salle le 7 septembre, il relate Mais le traumatisme national ne pouvait pas rester
la lente reconstruction d’une femme (Virginie Efira) indéfiniment sous le tapis du tabou, et les premières
ayant survécu à un attentat (fictif, mais inspiré tentatives de représentation dignes ont fini par
des commandos des terrasses) – imaginé par une émerger. Celui qui a ouvert la voie dans le champ
réalisatrice dont le frère a survécu à celui, bien réel, du cinéma d’auteur est Mikhaël Hers, qui a tâché
du Bataclan. Sept ans après la nuit du 13 novembre avec Amanda (2018) de raconter comment un
2015, quelque chose reflue : les films inspirés d’une attentat (fictif) reconfigure une famille. Le cinéaste
décennie d’attentats djihadistes en France soudain assume sa responsabilité d’auteur, à la frontière
défilent. Le pays s’y confronte pour de bon à travers ténue entre l’impossibilité de faire du spectacle
la fiction. Le 5 octobre sortira Novembre de Cédric avec la tragédie (“et par exemple du suspense”) et le
Jimenez, sur la traque des terroristes jusqu’à l’assaut devoir de la décrire. “S’il y a des choses qui sont
de Saint-Denis du 18 novembre. indécentes à représenter, il me semble qu’il y en a aussi
Cette résurgence est d’autant plus marquante qu’elle d’autres qui sont indécentes à ne pas représenter”,
Les Inrockuptibles №13

s’est fait attendre – pour des raisons de tabou, comme l’attentat lui-même, qui n’est pas ici évacué
d’autocensure, voire d’interdit. Cela ne constitue dans une ellipse. Le personnage de Vincent Lacoste
en rien une forme traditionnelle de censure, mais arrive au bois de Vincennes et découvre les …
il faut remarquer que la représentation d’un attentat
compte désormais parmi les raisons de priver
les films d’une sortie en salle. Du fait de funestes
hasards de calendrier (le premier devait sortir le
18 novembre 2015 et le second est sorti le 13 juillet

Société
Reda Kateb dans la
saison 1 d’En thérapie
(2021).

aussi qu’il était impossible


de reconstituer ce qu’il
avait vécu, qu’il ne fallait
surtout pas le faire.
L’attentat représenté dans
le film n’est en aucun cas la
reconstitution d’un de ceux
survenus le 13 Novembre.
En revanche, nous pensions
qu’il était possible de trouver
un espace de fiction à partir
→ victimes étendues sur le sol. Ce moment de du souvenir de cette nuit.” Et des affres de l’après.
sidération silencieuse, de fixité juste après le chaos, “Je suis allée avec lui sur beaucoup de forums de
a beaucoup été décrit dans les témoignages du survivants des attentats. Tout le monde se cherchait.
13 Novembre (la salle soudain inerte, et les Cette découverte a été le déclencheur de désir du film”,
téléphones portables qui vibrent dans les poches explique la réalisatrice, qui décrit une souffrance
des victimes) – on l’a également vu affleurer paradoxale, à la fois très intime et très collective,
dans des films qui ne traitaient pas des attentats, qu’elle a tenté de saisir en s’inspirant notamment
ou de manière métaphorique (Teddy des frères des Ailes du désir de Wim Wenders et de “ces scènes
Boukherma, 2021), comme un motif entêtant où on entend les pensées des gens” : “Je voulais que
de l’époque. quelque chose de collectif se dégage. C’est une ville
S’est aussi dessiné avec Amanda un changement entière qui a été blessée.”
d’échelle vis-à-vis du récit médiatique : un passage
du collectif à l’individuel. “Les familles de victimes DES FILMS EN ÉTAT DE CHOC
décrivent souvent une douleur supplémentaire qui Une ville entière et même un pays entier.
est d’avoir vu leur souffrance personnelle confisquée par La première saison d’En thérapie (2021), dont
le récit national”, indique Mikhaël Hers. Même si seulement deux (la chirurgienne et le policier) des
20

l’attentat est fictif, le cinéma reste une manière de cinq patient·es sont directement concerné·es par le
rendre le drame à ceux et celles à qui il appartient. 13 Novembre, a tenté, par des subtilités d’écriture
Amanda prend d’ailleurs soin de laisser longuement apposées à tous les personnages, de révéler une
se développer la vie de ses personnages sans sorte d’ébranlement intime collectif dont l’attentat
anticiper d’une quelconque manière l’horreur qui serait le traumatisme originel, “à l’instar de la série
vient : la mort arrive au film comme elle arrive à la israélienne d’origine et de sa version américaine qui
vie, impensable, dénuée de sens. proposaient, à travers les séances de psychanalyse, de
radiographier toute la société dans laquelle elles prenaient
À PARTIR DU SOUVENIR lieu”, comme l’explique le scénariste Vincent Poymiro.
Raconter dans le détail la peine des victimes est la “On a un psychanalyste qui, à la fin de la saison, se
voie privilégiée depuis par une série d’œuvres qui demande s’il n’a pas envie de quitter sa femme”, avec
constituent une sorte de spécificité française. Chez l’idée que les bouleversements individuels sont aussi
nous, la question du deuil s’est imposée comme la les conséquences, très indirectes, mais tangibles, du
seule approche valable, la seule à s’éviter tout drame national.
soupçon d’obscénité – alors que les Américain·es À ce temps de la thérapie de groupe doit peut-être
n’ont finalement que très peu exploré cet aspect succéder une autre forme, une autre approche.
dans leurs reconstitutions du 11 Septembre À ce titre, la sortie prochaine de Novembre de
(exception récente : À quel prix ? de Sara Colangelo, Cédric Jimenez fait un peu l’effet d’une levée des
sur Netflix, avec Michael Keaton en avocat des complexes : une reconstitution, lorgnant le cinéma
familles de victimes), choisissant le récit des faits américain, non pas de l’attentat, qui restera sans
eux-mêmes (Vol 93 de Paul Greengrass, 2006) ou doute encore longtemps un irregardable absolu,
des premiers secours (World Trade Center d’Oliver mais de la traque de ses auteurs durant les quelques
Stone, la même année). C’est la question du deuil jours qui ont séparé la soirée du 13 Novembre du
qu’a choisie Isaki Lacuesta dans le film franco- matin de l’assaut de l’appartement de Saint-Denis.
espagnol Un año, una noche, qui suit sur un an la vie Caricaturalement, le film pourrait incarner
de survivant·es du Bataclan et que nous n’avons l’importation du spectaculaire anglo-saxon dans un
malheureusement pas encore pu voir (il était paysage rempli de films meurtris et extra-sensibles.
Les Inrockuptibles №13

présenté cette année à la Berlinale). C’est aussi celle Pourtant, Novembre n’en est pas moins un film lui
d’Alice Winocour dans Revoir Paris. “L’attentat ne aussi marqué par l’approche de ces homologues,
Arte · Les Films du Losange

représente qu’un très court segment du film. J’ai pensé que un film en état de choc et qui avance prudemment,
la scène devait d’ailleurs être abstraite, fragmentaire.
Le sujet, c’est la réparation.”
Un interdit de représentation frappe les faits mais
exonère la souffrance qu’ils causent : on ne peut pas
montrer ce qui s’est passé. “Mon frère pensait lui
comme empêché, célébrant un professionnalisme ↓

Société
Jean-Charles Clichet
policier rapidement gagné par une forme de dans Viens je t’emmène
paralysie – l’enquête patine des jours durant, brasse d’Alain Guiraudie
des milliers de témoignages sans trouver la moindre (2022).
piste, et les policier·ières, soudain, sont à l’image
du pays au même moment : des hommes et des
femmes qui travaillent à vide, groggy, boiteux·euses, attentats ont suscitée”, comme nous l’expliquait alors
ankylosé·es par la stupeur. le réalisateur, le film accomplit surtout la prouesse
Ce que le cinéma français a encore des difficultés de “partir de la noirceur du moment pour revenir
à produire sur le sujet, ce sont des films jouant à quelque chose de positif”. C’est le grand mérite de
un peu avec la prudence de mise face à un tel sujet. Viens je t’emmène. Sans verser dans l’optimisme
Le seul à correspondre indubitablement à cette bête et non avenu, il manipule toutes les questions
description est peut-être pour l’instant Viens je soulevées par le terrorisme islamiste (qui n’est
t’emmène d’Alain Guiraudie, qui racontait, en mars certes pas son sujet unique) avec une liberté,
dernier, les quelques jours suivant un attentat un humour frappant, presque une joie, sans rien
(fictif) à Clermont-Ferrand et l’errance d’un jeune édulcorer de la violence – en évacuant peut-être
sans-abri arabe soupçonné d’en être l’auteur. seulement le poids du traumatisme, ce lest
Centré non pas sur l’événement ou sur ses victimes qui empêche de réfléchir et d’imaginer des fictions.
mais sur “l’atmosphère de paranoïa générale que ces Une voie à poursuivre, sans doute.

“S’il y a des choses qui sont


indécentes à représenter,
il me semble qu’il y en a aussi
d’autres qui sont indécentes
à ne pas représenter.”
Mikhaël Hers, réalisateur d’Amanda
Mode En cette rentrée, le cool ralentit sa cadence, questionne
ses processus créatifs, visite une artiste iconique.
Texte Manon Renault

→ Le nouveau destin
des archives Bottega Veneta
Cabas matelassés, tote bags tressés : avec le projet
Bottega Series, la maison de couture italienne propose
à ses client·es d’acquérir les sacs iconiques des
saisons passées – habituellement retirés de la vente –,
valorisant ainsi le temps long. 

bottegaveneta.com

Les master class


de la maison Cartier
← Prendre le pouls
À l’occasion de la Mostra de
de la recherche Venise, la maison de haute
à l’IFM joaillerie organise la troisième
22
22

édition de Cartier Art


Intitulé Dresscodes et initié Dialogues, sa série de talks
par Benjamin Simmenauer, questionnant les interactions
professeur à l’Institut français artistiques et dévoilant les
de la mode (IFM), ce séminaire processus créatifs.
mensuel engage un tour Compositeur·trices, cinéastes
d’horizon des travaux actuels et musicien·nes partageront
sur le vêtement et la mode. leurs expériences et méthodes
Des chercheurs et chercheuses, de travail, révélant à quel
toutes disciplines confondues, point un film s’écrit aussi
présentent à cette occasion leurs à travers la musique. 
théories et recherches en cours
à tous·tes les passionné·es artdialogues.cartier.com
de mode (ouvert au public sur
inscription). Prochaine invitée :
l’historienne et curatrice anglaise
Judith Clark. 

ifmparis.fr/fr/research

→ Les jeans up-cyclés Re/Done


La boutique Re/Done, spécialiste de denim vintage,
expose une sélection de modèles minimalistes aux
Les Inrockuptibles №13

Guilllaume Roujas · Jackie Nickerson

coupes droites, fabriqués à partir de jeans Levi’s.


Lancée par Sean Barron et Jamie Mazur en 2014
dans un contexte de surabondance vestimentaire,
l’enseigne relie le passé aux silhouettes actuelles
dans une quête du jean parfait. 

22, rue de Grenelle, Paris VIIe.


shopredone.com
↓ Les souliers outdoor de Dior

Mode
LE CROCODILE
TROMPEUR /
Semelles à effet tridimensionnel et détails inspirés DIDON ET ÉNÉE
Samuel Achache
de l’univers de la randonnée : le soulier Diorizon Jeanne Candel
articule les codes de la maison de couture avec Florent Hubert
un design fonctionnel. Imaginé par Kim Jones pour ÉCHO
l’hiver 2022-2023, le modèle évoque le plein air, Vanasay
soulignant la liberté d’une époque post-Covid.  Khamphommala
APRÈS JEAN-LUC
dior.com GODARD, JE ME
LAISSE ENVAHIR
PAR LE VIETNAM
Eddy D’aranjo
LA VIE DURE
(105 MINUTES)
Camille Dagen
Eddy D’aranjo
Emma Depoid
ADIEU LA MÉLANCOLIE
Roland Auzet
78.2
Bryan Polach
K.
Alexis Armengol
FRATERNITÉ
Caroline
Guiela Nguyen
ENTRE SES MAINS
Julie Rossello-Rochet
Julie Guichard
GLOUCESTER TIME
MATÉRIAU
SHAKESPEARE
RICHARD III
William Shakespeare

23
Marcial Di Fonzo Bo
Frédérique Loliée
LA FORCE
Frida Kahlo, muse éternelle QUI RAVAGE TOUT
Théâtre Olympia David Lescot
centre dramatique
Dans le cadre de l’exposition Frida Kahlo, au-delà national de Tours CARTE NOIRE
des apparences (du 15 septembre au 5 mars), direction NOMMÉE DÉSIR
le Palais Galliera propose de prolonger la visite par Jacques Vincey Rébecca Chaillon
une exposition-capsule (jusqu’au 31 décembre) cdntours.fr L’AGRUME
abordant l’influence de l’artiste mexicaine sur Valérie Mréjen
la mode et certain·es designers phares – de Maria Mélissa Barbaud
Grazia Chiuri pour Dior à Rei Kawakubo pour OVTR
Comme des Garçons, en passant par Karl (ON VA TOUT RENDRE)
Lagerfeld pour Chanel. Une triangulation s’ébauche Gaëlle Bourges
entre mode contemporaine, vestiaire de l’artiste FESTIVAL WET° 7
et peinture. 
BOUGER LES LIGNES –
HISTOIRES DE CARTES
palaisgalliera.paris.fr Bérangère Vantusso
Paul Cox
Nicolas Doutey
écouter pour voir : malte martin/vassilis kalokyris/

NOUS N’AVONS PAS


Les alertes mode de Stylenotcom VU LA NUIT TOMBER
Lola Molina
Lélio Plotton
“Lana Del Rey is at Gucci” ou “Never forget Versace
1992” : entre news et commémorations, le compte EN TRAVERS
Instagram Stylenotcom (référence au site autrefois DE SA GORGE
iconique style.com) documente l’actualité Marc Lainé
Les Inrockuptibles №13

de l’industrie de la mode avec un concept simple : DANS LA FUMÉE


des vignettes bleues sur lesquelles s’inscrivent DES JOINTS
de courtes informations en anglais. Le compte DE MA MÈRE
rassemble plus de 40 000 abonné·es, dont Christine Citti
Jean-Louis Martinelli
le créateur Marc Jacobs ou le documentariste
Loïc Prigent.  SOUS LES FLEURS
Thomas Lebrun
Instagram @stylenotcom 20 ANS DU T°
Food Un dessert qui met le feu aux poudres, une guinguette dans
une prairie sauvage et un aller-retour express dans les Cyclades.
Texte Elsa Pereira
que l’équipe de Bon Esprit
(Trax, Mint) a posé sa guinguette
Kiosque Contours. Des petites
assiettes locavores pensées
Kiosque par la cheffe Justine Audoin
Contours (houmous de pois cassés,
menthe et citron confit, rillettes
de poulet et pickles d’oignon
Dans ce coin de Clichy peuplé rouge), le tout arrosé de vins
par les grues et les tracteurs, nature, de citronnades bio
tout est encore en travaux. et de bières Deck & Donohue.
À l’approche des JO, le paysage
se transforme et certains 1, rue Pierre-Bérégovoy,
quartiers suscitent un nouvel Clichy.
espoir. C’est le cas de cette Instagram @kiosque_contours
bande de terre entre Levallois
et Clichy à deux pas des rails Contours Festival 2022, avec
et en lisière de la Seine. Jeff Mills, Miel de Montagne,
En quelques années, l’ancienne Peach…
usine à gaz de Paris s’est Les 24 et 25 septembre dans
métamorphosée en une prairie le parc des Impressionnistes,
sauvage cerclée de tilleuls, Clichy.
↑ Mâche de hêtres et de chênes rouges.
C’est là, sur les herbes folles
Ne vous fiez pas à son nom du parc des Impressionnistes,
végétalisant. Rue de Chabrol,
on ne déguste pas que de la
valerianella olitoria en goguette.
On y croise, en fonction des
24

saisons, des fleurs de courgette


crémeuses, des ravioles farcies
au butternut fumé ou du
haddock confit au raifort comme
du homard bleu dans un nuage
de parmesan. Armez-vous
d’un dico, ici les métissages
et les ingrédients venus
d’ailleurs sont légion. À la
lettre A, on trouve, par exemple,
de l’aguachile, de l’arroche rouge
et de l’agastache. Il faut dire que
le chef Michaël Gamet (passé
par l’Astrance, le Mandarin
Oriental, la Table d’Eugène…)
aime s’amuser avec les
condiments, les accords terre
et mer et glisser du pollen dans
ses entrées. Résultat, ses
assiettes sont tricotées avec la
délicatesse d’un horloger et tout
est chamboulé : les goûts et
les textures, les couleurs et les ↑ L’Ouzeri
saveurs. En dessert, dans un jeu
acidulé sucré-salé, le bien Et de deux pour Mikaela Liaroutsos ! Après Étsi, la cheffe franco-grecque
nommé “le Clack”, réalisé à base inaugure sa taverne L’Ouzeri. Derrière la devanture bleu hellénique,
de caviar osciètre, de citron des petites assiettes bien garnies autour d’une dizaine d’euros : purée
Les Inrockuptibles №13

Pierre Lucet Penato . Arthuro Peduzzi

et de tuiles d’ail noir. de fèves et feuille de pistachier, bar mariné et incontournable salade grecque.
Effectivement, ça claque ! Une carte du midi resserrée sur des essentiels de la street food : cinq mezzes
et trois options de merida. Le pain pita est fondant et le baklava,
61, rue de Chabrol, Paris Xe. démoniaque. Pari réussi, on se sent dans les Cyclades depuis la rue
Instagram @mache.restaurant du Ruisseau.

↑ 41, rue du Ruisseau, Paris XVIIIe.


Dessert charbon. Instagram @etsi_paris
"UN IRRÉSISTIBLE DUO" LE MONDE
LES FILMS DU WORSO
PRÉSENTE

BLANCHE GARDIN LAURENT LAFITTE


DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE

UN FILM DE
CÉLINE DEVAUX
©PHOTO : JÉRÔME PRÉBOIS

MAXENCE TUAL NUNO LOPES MARTHE KELLER


AU CINÉMA
LE 7 SEPTEMBRE
Nos archives
“I KNOW VERY WELL
HOW I GOT MY NOTE WRONG”
1989, c’était hier et c’est toujours aujourd’hui. Trois
groupes anglais, The Field Mice, Felt, The Durutti Column,
qui ont marqué le son indie anglais et la rédaction de ce
journal, demeurent exemplaires, et leur musique, toujours
vive. Texte Joseph Ghosn Photo Renaud Monfourny

à peu près la définition de la perfection


pop, mais pas celle qui se noie dans
le sucre, plutôt celle qui regimbe en
vous, et touche droit à vos sentiments
les plus secrets. Certain·es en ont fait
une méthode de vie.
Un an plus tard, en 1990, à Paris,
le New Morning accueillera un festival
Sarah Records, avec The Field Mice en
tête d’affiche. Le groupe repartira
de Paris des étoiles dans les yeux (et des
Tintin dans le sac à dos – j’en sais
quelque chose, je tenais le bar pendant
qu’il·elles jouaient).
En 2022, le groupe s’est réinventé et
vient de sortir un disque juste splendide
26
26

sous leur nouveau nom, Lightning


in a Twilight Hour. Le titre de l’album,
Overwintering, dissimule une musique
en apesanteur, rock et électronique,
qui, malgré le minimalisme formel de ses
arrangements, n’oublie pas, comme en
1989, de faire vriller ce qui passe entre
vos oreilles, dans votre esprit, votre cœur.

SAVOIR ÊTRE HEUREUX


Autre disque essentiel de 1989 et qui

1989
Que se passait-il En 1989, déjà, dans les pages de ce continue de hanter 2022 : Me and
dans l’air, qu’y journal, survenait un phénomène assez a Monkey on the Moon, de Felt. L’album,
avait-il dans l’eau remarquable : un single, petit 45t édité le dixième de ce groupe mené par le très
cette année-là ? Rétrospectivement, et par le label Sarah Records, est chroniqué doué et taciturne Lawrence, clôt dix ans
sans nostalgie aucune, certains disques de façon dithyrambique et, surtout, de carrière. On y entend certains
de 1989, de quelques groupes alors le texte est signé par l’ensemble des des morceaux les plus frappants, les plus
très actifs, continuent d’exister en 2022, journalistes : une première – et c’est pop de la formation. Les plus anéantis
à la façon d’organismes encore très à peu près la seule fois où cela est arrivé. aussi : I Can’t Make Love to You Anymore
vifs. Pourtant, il y a bien plus d’années Cette unanimité, cristallisant l’esprit est une désillusion mise en musique.
entre 1989 et 2022 qu’entre, au hasard, d’une rédaction alors très unie et forgée Le triptyque de fin, Never Let You Go,
1989 et 1967, année de la sortie du autour d’une même esthétique, s’est faite She Deals in Crosses et Get Out of My
premier album du Velvet Underground, grâce à Sensitive de The Field Mice. Mirror, signifie tout autant une fin
matrice absolue du son indie. Par un mélancolique qu’une renaissance à venir.
étrange effet de la mémoire et du temps, DES ÉTOILES DANS LES YEUX Elle se fera quelques mois plus tard sous
1989 semble bien plus contemporaine Sur la pochette, des pingouins. Sur le le nom de Denim.
de 2022 que 1967 l’était de 1989 (vous vinyle, un morceau tendu, en feedbacks En attendant, cette année-là, Felt joue
Les Inrockuptibles №13

suivez toujours ?).  et saturations, chanté en un élan à La Cigale pour le Festival des Inrocks.
d’adolescence sensible et ne pouvant Il·elles tiennent l’affiche aux côtés des
rien faire d’autre – cette chanson grandioses Stone Roses – dont l’album
ou le suicide amoureux. Sur l’autre face, figurera en tête des classements de fin
l’accalmie de When Morning Comes
to Town – comptine triste de départ,
↑ de rupture inévitable. Quand le matin
Lawrence de Felt. viendra, je serai parti. Faces A et B :
complexes, parfois. ←

Nos archives
Vini Reilly de
L’album que sort The Durutti Column.
The Durutti Column,
pourtant actif depuis
une dizaine d’années,
témoigne de ce
renouveau. On y propre nom : Vini Reilly. Dualité ?
entend le guitariste et Schizophrénie ? Dédoublement ?
fondateur du groupe Il y avait quelque chose dans l’air de
Vini Reilly utiliser 1989, quelque chose qui ressemble
un sampler, alors encore à la matrice d’un idéal auquel
en passe de devenir beaucoup de musicien·nes, et pas
l’instrument à la mal d’autres, continuent à se mesurer.
mode, essayer des D’autant plus que la musique de
boucles, imbriquer The Durutti Column a été rééditée de
des portions façon très précise, précieuse et étendue
d’enregistrements par le label Factory Benelux.
de voix au milieu de La réédition de Vini Reilly inclut I Know
ses arpèges Very Well How I Got My Note Wrong,
réverbérés. Reilly un morceau rarissime du guitariste avec
construit là le disque Morrissey : cette année-là, Reilly
parfait pour les jouait avec le chanteur sur l’ensemble
d’année – et des nerveux La’s – dont lendemains de raves que vivaient ses de son premier album solo. Une autre
le disque, long à arriver, demeure un alter ego de Manchester, à commencer histoire de transition, très proche
parangon de l’époque. Sur scène, Felt par New Order, qui s’immergeait de ce magazine.
joue tendu, la tête rentrée. Lawrence est alors pleinement dans la culture acid En 2022 donc, faites écouter le Sensitive
énervé, il semble plus désenchanté house naissante. de The Field Mice, le I Can’t Make Love
qu’à l’habitude. Pourquoi ? La rumeur Un an plus tôt, en 1988, The Durutti to You Anymore de Felt ou n’importe quel
et les chuchotements de ceux et celles Column jouait en tête d’affiche du tout morceau de The Durutti Column. Et si
qui étaient en coulisses disent qu’il faisait premier Festival des Inrocks (avec la personne en face de vous n’est pas
la gueule parce qu’il détestait la veste en Julian Cope, The Weather Prophets, bouleversée, si elle n’en comprend pas
jean de l’un de ses musiciens. Ça tient The House of Love, James, The Pastels immédiatement la mélancolie, la fragilité,
à rien, parfois, de savoir être heureux. – un condensé d’époque). Reilly y la force muette, une seule solution :
donnait un concert d’une limpidité et fuyez loin et gardez ces chansons
MATRICE D’UN IDÉAL d’un calme irrésolus, jouant quasi en précieuses dans ce qui continue à leur

27
1989, enfin, c’est l’année de toutes les tailleur une musique égrenant une donner vie, les rêves qu’elles ont forgés
métamorphoses esthétiques annonçant profonde mélancolie et quelque chose en vous. 
la décennie à venir et ses novations : de  la solitude des sommets. Mais en
chamboulées, plus électroniques, plus 1989, en rejoignant la fête, le guitariste
s’ouvre à d’autres voies et, comme pour
signifier cette nouvelle vie, opte pour
un titre d’album qui n’est autre que son


The Field Mice.

Les Inrockuptibles №13


Chronique
ATTENTION, PARADIS FRAGILE !
Texte Carole Boinet

J
e suis à deux doigts de ne pas me
baigner nue, mais les autres sexes
qui s’ébattent à l’air libre dans
les vagues m’appellent irrévocablement.
Je suis à Zipolite, village de pêcheurs
paumé sur la côte Pacifique du Mexique,
la Costa Chica, celle où amateurs et
amatrices de yoga, de spiritualité
new age, de surf et de véganisme se
retrouvent désormais. Zipolite constitue
l’une des rares plages nudistes du New York Times en avril dernier, a fait
Mexique, ainsi qu’un havre de paix pour office d’ultime tampon cool, alors même
les personnes LGBTQI+. Je m’attendais qu’il raconte la gentrification du lieu.
à une sorte de Mykonos mexicain, mais Au grand dam des premier·ières fans
non. L’ambiance y est directement sortie gays, trans, lesbiennes de Zipolite,
des seventies, période durant laquelle qui se seraient bien passé·es de toute
les hippies atterrirent sur cette tranche communication. Interviewé par le
de la côte et y établirent domicile, journal américain, David Montes Bernal,
cherchant dans cet air de bout du monde 33 ans, raconte avoir subi un exorcisme
l’ultime liberté. Certain·es portent des à l’âge de 9 ans, pratiqué par le prêtre de
toges blanches, d’autres des jeans slims son village extrêmement conservateur.
noirs, d’autres encore de vieux T-shirts Zipolite représente donc pour lui un safe
gris raidis par le sel. Il n’y a pas grand space (un endroit sûr). “J’ai ressenti une
monde, ni beaucoup de constructions, forme d’espoir, raconte-t-il au sujet de sa
certainement les conséquences d’un première visite en 2014. En définitive,
récent ouragan. il semble que nous ayons enfin un endroit
28
28

En février dernier, Zipolite a élu le où nous puissions être qui nous souhaitons.”
premier maire homosexuel du Mexique, Paradoxalement, ces lignes que j’écris
pays encore profondément machiste. – comme celles du New York Times –
Ici, des drapeaux LGBTQI+ fleurissent participent de la gentrification du lieu.
au fronton de certains bars, et des Vaudrait-il mieux ne plus parler
hommes nus se rassemblent au moment des paradis terrestres afin de mieux
du coucher du soleil, principalement les préserver ? Peut-être est-ce la seule
sur une petite plage à proximité, baptisée solution face à la transformation

Playa del Amor – elle porte très bien des idées, des mouvements, des créations Samora la Perdida
son nom puisque certains y batifolent en images Instagram, aussi superficielles à la Playa del Amor,
à l’air libre, à deux ou en groupe. que mortifères.  à Zipolite, en mai 2021.
À tel point que la police
a décidé de sévir, mettant
désormais des amendes
à ceux qui s’accouplent
sur la plage, et instaurant
un couvre-feu, au nom
du respect des touristes.
Ce petit havre de paix
et de tolérance pourrait
bien disparaître, bouffé,
comme beaucoup de
choses actuellement, par
la gentrification – dont
je fais intégralement partie.
Lisette Poole · Illustration : Agnès Decourchelle

Le mot se passe et les


touristes déboulent, avides
Les Inrockuptibles №13

d’accéder, eux·elles aussi,


à cette utopie comme
il en reste peu. Un grand
article, paru dans le
Série événement

Ultra Loin
Découvrez une coloc’ pas comme les autres !

© Jean-Philippe Baltel/FTV

DÉJÀ DISPONIBLE
SUR
La ritournelle Un invité se souvient des paroles
d’une chanson qu’il aime.
Ce mois-ci, le dessinateur
Mahi Grand, lauréat 2022 du prix
BD des étudiants France Culture-
Les Inrockuptibles, a choisi
Jesus’ Blood Never Failed Me Yet
de Gavin Bryars.

“Jesus’ blood
never failed me yet/
never failed me yet”
Extrait du deux-titres Jesus’ Blood Never Failed
Me Yet/The Sinking of the Titanic (GB Records)
30

Milan Kundera disait que


la musique est “une pompe
à gonfler l’âme”. Quand
j’écoute ce morceau répétitif
et entêtant, j’ai une sensation
qui s’en approche, un vague bande-son d’un documentaire
à l’âme gonflé à l’hélium. sur les sans-abri et il repère
C’est une sorte d’hymne dans les rushes inutilisés
religieux porté par la voix ce passage où il entend un
singulière d’un homme : vieil homme chanter. Il le met
“Le sang de Jésus ne m’a en boucle, l’orchestre
jamais trahi.” Manifestement et construit une version de
abîmé par la vie, il chante 25 minutes – il y en aura
son amour, son espoir, avec d’autres, notamment une
une candeur que je trouve avec Tom Waits en 1993.
bouleversante, bien que je Ce morceau appelle un peu
ne sois pas croyant. de recueillement, c’est
Ce qui est aussi touchant, de l’ordre du moment intime,
c’est l’histoire du morceau. de la transe. Je l’écoute
Au début des années 1970, volontiers quand je suis à
Gavin Bryars travaille sur la ma table de travail. Je ne sais
pas si Dieu existe, mais
quand j’écoute le morceau,
Les Inrockuptibles №13

j’ai l’impression de
comprendre le concept.
 Propos recueillis
par Vincent Brunner
Mahi Grand

La Conférence de Mahi
Grand (Dargaud), 128 p.,
20,50 €. En librairie.
Présenté par Agathe Lecaron,
avec Thierry Marx, Yves Camdeborde, et Georgiana Viou

Le plus grand concours de cuisiniers amateurs de France

© Nathalie Guyon

TOUS LES MARDIS


SUR
Les Inrockuptibles №13 32 Spécial rentrée littéraire
Virginie Despentes
“Le punk
a été
la meilleure
des

33
formations”

Cinq ans après la fin de la trilogie


Vernon Subutex, Virginie Despentes
revient avec Cher Connard : un roman
fait d’un échange d’e-mails entre
un écrivain et une actrice, solitaires
Les Inrockuptibles №13

cabossé·es par la vie et l’époque.


Une prise de parole puissante
sur notre temps et ses impasses.
Un hymne à l’amitié. Un tour de force
réussi. Texte Nelly Kaprièlian
Photo Vincent Ferrané
S
Spécial rentrée littéraire i écrire est toujours une prise de parole,
le nouveau livre de Virginie Despentes l’est
doublement. Cher Connard s’empare d’un genre
un peu tombé en désuétude à l’ère du SMS,
du tweet ou du DM, le roman épistolaire, en le
rendant hyper-contemporain. Un échange, vif, brutal, violent,
drôle, mais aussi tendre, d’une humanité et d’une honnêteté
rares, entre deux êtres que l’on aurait tendance à opposer en 1994. Près de trente ans plus tard, en T-shirt, jean noir
aujourd’hui : un homme et une femme. À travers ce double je, et baskets blanches, Despentes a toujours la même allure,
masculin et féminin, Virginie Despentes prend la parole. Mais le même franc-parler, cette même acuité, cette lucidité sans
une parole à laquelle elle va restituer de la complexité. compromis et ce rire irrésistible. Fidèle à celle qu’elle a
Un dialogue comme seul moyen pour échapper à l’omniscience toujours été. C’est peut-être pourquoi elle est devenue
et l’enfermement d’un monologue, à la crispation d’un l’écrivaine que les lecteurs et lectrices aiment le plus aimer.
discours fixe auquel l’époque (et les réseaux sociaux) nous Cinq ans après la fin de la trilogie Vernon Subutex, son nouveau
accule de plus en plus, pour réintroduire du débat et du roman va leur donner plus que jamais raison.
partage, pulvériser préjugés et opinions.
On ne le dit pas assez, mais il y a une grande délicatesse chez La dernière fois que nous nous sommes vues,
Despentes, dans sa vision des choses et sa façon de les restituer tu voulais écrire un essai sur l’alcool. Comment
dans ses textes. Elle sait comme personne capturer tout en es-tu arrivée à Cher Connard ?
ce qui fait une époque. Ses tics, ses détails, ses mutations, ses Virginie Despentes — Je ne savais pas si je voulais écrire
impasses et ses paradoxes. Et ce qu’elle aime, c’est donner à la première personne sur l’alcool ou en faire un essai, et puis
à voir comment les êtres font dans un temps donné – quels j’ai lu Récits de la soif de Leslie Jamison. C’est tellement génial
compromis ? quelles libertés ? quels sédatifs pour tenir le coup ? que je me suis dit : autant parler de son livre, le recommander,
au risque de quelles addictions ? que d’écrire le mien. J’ai alors commencé à penser à des
Oscar et Rebecca ont la cinquantaine cabossée. Il et elle se sont personnages, de l’extérieur, avec un changement de
connu·es gamin·es puis perdu·es de vue. Tous·tes deux subjectivité de l’un à l’autre, mais j’avais l’impression de
viennent d’un milieu défavorisé de l’est de la France, ont recommencer ce que j’avais déjà fait avec Apocalypse Bébé et
connu la célébrité, avant de commencer à chuter. Oscar est Vernon Subutex. J’en suis arrivée à ces deux personnages, Oscar
un écrivain célèbre malmené en pleine période MeToo, accusé et Rebecca, et je voulais qu’ils parlent beaucoup de drogue
de harcèlement par une jeune femme, Zoé Kattana, sur son et d’alcool. D’abord parce que ce sont des sujets sur lesquels
blog (dont des passages entiers paraissent dans le roman au j’ai peu écrit, ensuite parce que c’est quelque chose qui a été
milieu de cette correspondance), ce qui déclenche une tempête central dans ma vie ces vingt-cinq dernières années. Boire ou
contre lui. Rebecca est une actrice culte des années 1980, ne pas boire, se défoncer ou ne pas se défoncer, fumer du shit
bombe sexuelle qui a pris de l’âge et du poids, autant dire ou pas. Ça m’a posé beaucoup de questions, de problèmes :
qu’elle se retrouve désormais invisibilisée – scène géniale est-ce que c’est bien ou pas ? est-ce que ça m’aide ? est-ce
34

d’ironie où une réalisatrice veut l’engager pour jouer une mère que j’arrête et comment ? J’ai arrêté de boire pendant dix-
de famille, à condition qu’elle perde dix kilos. Bref, deux sept ans, j’ai recommencé, puis arrêté à nouveau. Quand j’ai
ex-vaincu·es devenu·es vainqueur·es, puis vaincu·es à nouveau arrêté, je l’ai dit dans la presse, et je me suis rendu compte que
dans un monde où tout a changé, et qui vont finir par beaucoup m’en parlaient. J’ai écrit un petit article sur la
s’entraider à travers leurs e-mails mutuels, confessions sans cocaïne il y a plus de quinze ans [“Cette drogue fait juste des
tabou, sans vanité, d’une sincérité rare. Car la confession cons arrogants”, pour Le Monde, en 2006], et c’est l’un
– telle qu’elle se pratique aussi lors des séances des des articles dont on m’a le plus reparlé. Comme c’est rare
Narcotiques Anonymes auxquelles chacun·e participe – leur qu’on te reparle d’un article, je me suis dit que c’est quelque
permet enfin de se projeter hors de soi, d’en appeler à chose qui travaille beaucoup de monde.
l’empathie de l’autre.
Dans une langue qui n’appartient qu’à Despentes, directe, Quel a été ton rapport à l’alcool ?
acérée, drôle, inventive, où l’argot se fait poésie pure, où le Ça a été différent à des époques différentes. À l’âge que j’ai
rythme claque, tous les questionnements de notre temps vont y maintenant, et dans ma situation, retirer toutes les drogues,
passer : le féminisme, la masculinité, MeToo, l’amitié, l’amour, alcool compris, a été un soulagement pur. Vivre sans alcool,
l’addiction, les classes populaires et la bourgeoisie, les c’est une expérience à tenter au moins quelques années.
transfuges de classe, les idéaux passés et le désenchantement, En France notamment, on s’interroge peu sur ce que c’est
la célébrité qui isole, et tant d’autres choses encore. Seul que de boire tous les jours et si, à un moment donné, ça ne
espoir : la rédemption par l’amitié. Rebecca accompagnera deviendrait pas une façon de se couper des choses
Oscar dans un cheminement l’amenant à changer, à entendre intéressantes plutôt qu’une façon de s’amuser. Une façon de
le malaise de Zoé, lui qui était amoureux d’elle et ne fuir des choses qui sont moins effrayantes que ce que
comprenait pas sa réaction face à ses tentatives parfois lourdes. tu utilises pour les fuir. Passé un certain âge, on se supporte
Grande gueule et grand cœur, Rebecca est un personnage plutôt bien au fond, on aime sa propre compagnie, on a
magnifique. Quand on le dit à Virginie Despentes, cet après- renoncé à un tas d’idées sur soi-même, on se connaît. Pour
midi d’été où on la rencontre au Rosa Bonheur dans le parc les gamins d’aujourd’hui, l’addiction aux écrans va être
des Buttes-Chaumont, à quelques pas de chez elle, elle semble un problème majeur. Comme Zoé, qui se fait démolir sur
elle aussi très attachée à ce personnage-là : “Rebecca, c’est un les réseaux sociaux et pourtant y revient.
peu une petite Manu, mais qui se serait embourgeoisée.” Référence
Les Inrockuptibles №13

à l’une des héroïnes de Baise-moi, son premier roman paru Ce roman épistolaire met en scène un double
je, l’un féminin, l’autre masculin. Pourquoi
avais-tu envie de prendre la place d’un
personnage masculin ?
Dans une situation, je m’identifie à celui ou celle qui a
déconné. Enfin, c’est souvent le cas. Il y a des conneries qui
sont des mystères pour moi, par exemple un type qui accepte
un portefeuille de ministre alors qu’il escroque le fisc. …
Virginie Despentes 35 Les Inrockuptibles №13
Les Inrockuptibles №13 36 Spécial rentrée littéraire
→ Je passe des heures à essayer d’imaginer ce qui peut bien

Virginie Despentes
se passer dans sa tête, et je serais incapable de décrire
son monologue intérieur. Par contre, quelqu’un qui a mis
une claque à un autre, quelqu’un qui a écrit des conneries sur
internet, quelqu’un qui a harcelé son patron, quelqu’un
qui s’est payé des vacances avec l’argent de la caisse, ce ne sont
pas toujours des conneries que je me sens capable de faire,
mais je m’identifie à celui ou celle qui a fait quelque chose une réalité plus difficile que la nôtre, elles seront féministes
de répréhensible, que la police embarque ou que la morale dans une société qui leur sera moins favorable. Ce qui vient
réprouve. Ça ne veut pas dire que je trouve ça bien, mais je sais de se passer concernant l’avortement aux États-Unis aura
que c’est facile de faire une connerie, c’est vite arrivé, on probablement lieu en France dans les dix années à venir.
a ses raisons de le faire. Et ce qui m’intéressait chez Oscar, Ces filles ont des consciences féministes plus radicales et
le personnage masculin, c’est qu’il soit capable de changer de mieux construites, j’espère pour elles qu’elles parviendront
perspective sur ce qui s’est passé. Je crois qu’on a presque tous à créer des espaces où ce sera la fête. Je trouve que ce qui
dans nos placards des histoires dans lesquelles les gens se sont, manque en ce moment, ce sont de grandes manifestations
de façon tout à fait inexplicable selon nous, sentis lésés, ou pour pouvoir se voir entre sous-groupes. Une autre chose
trahis, ou menacés. Ce n’est pas complètement inintéressant importante sera d’être capable de solidarités féministes entre
de se demander ce qui s’est passé de leur point de vue. Et c’est groupes qui sont en désaccord.
ça qui m’intéressait avec Oscar, quelqu’un qui est capable de
changer son point de vue. Quelles sont, d’après toi, les différences entre
notre génération de féministes et la jeune
À propos de changement, Rebecca et Oscar génération ?
ont changé d’époque, de génération, même On essayait d’aller vers l’égalité des salaires. Et puis on a pu
de corps. Qu’est-ce que cela fait de vieillir ? ne pas faire d’enfants sans que cela pose problème. C’est
C’est une expérience d’avoir 50 ans, en tant qu’auteur la meilleure décision que j’aie prise dans ma vie, d’ailleurs,
notamment. En fait, rien ne vieillit plus mal qu’un auteur. malgré une petite pression quand j’avais 30 ans. Bref, pour
On voit des auteurs qui étaient très importants quand j’étais nous, ça n’a pas été une lutte politique. Alors que des jeunes
petite, et aujourd’hui tout le monde s’en fout. Ça m’a marquée féministes se retrouveront face à des défis plus difficiles à vivre.
quand Michel Tournier est mort [en 2016]. Alors qu’il a Car il ne peut pas y avoir un avènement de l’extrême droite
incarné la littérature pendant plus de deux décennies, d’un côté – comme c’est le cas en ce moment – et de l’autre
aujourd’hui qui connaît Tournier ? Il est mort dans l’indifférence. une amélioration des conditions de vie des femmes.
Et puis c’est vrai que notre génération a connu des moments
de transition hyper-forte : internet, par exemple, a tout changé. Des changements se produisent aussi dans
l’édition. Vincent Bolloré prend de plus en plus
Tes personnages traversent aussi un de pouvoir. S’il met la main sur Grasset,

37
changement de paradigme. Toi qui es féministe la maison d’édition dans laquelle tu publies
depuis longtemps, comment as-tu vécu et qui appartient à Hachette, que feras-tu ?
l’irruption de MeToo et d’une nouvelle Tant qu’Olivier Nora [le PDG de Grasset] et les personnes
génération de féministes souvent radicales ? avec qui je travaille depuis vingt-cinq ans y restent, je reste
Pour moi, c’était génial, même si ça vient avec des problèmes. aussi. Sinon, je partirai. La coïncidence entre s’en prendre
On verra comment elles évoluent, mais c’est intéressant de voir aux services publics à travers la redevance et laisser Bolloré
les filles de 20 ans se poser la question du féminisme, choisir s’emparer de tout va produire une catastrophe. Dans le milieu
quel féminisme sera le leur. Ce n’était pas du tout le cas de de l’édition, souvent, ils n’ont pas l’expérience que j’ai de
notre génération. C’est la première fois qu’on voit des jeunes l’injustice, de voir une boîte qui marche bien être rachetée,
hétéros n’avoir aucun tabou à être misandres, alors qu’avant détruite, démolie, de la façon la plus dégueulasse qui soit.
c’était juste le fait de quelques lesbiennes radicales. C’était C’est  l’histoire de ma classe sociale, de l’industrie dans l’est
mal vu de se moquer des hommes, alors qu’en vérité c’est se de la France, quand, dans les années 1980, on a commencé
moquer du pouvoir. Grâce à King Kong Théorie, j’ai des à fermer des usines qui marchaient très bien pour les démolir,
contacts avec des jeunes féministes qui ont trente ans de moins sans s’occuper de savoir ce que les gens qui y travaillaient
que moi, je les lis aussi beaucoup ou les écoute sur le net, et allaient faire après, alors qu’ils y avaient passé trente ans de
je trouve ce qu’elles font très drôle. Ce qui m’intéresse, c’est de leur vie et n’avaient rien à se reprocher. C’est ce que je ressens
savoir ce que ça donnera dans le réel. Car elles vont vivre dans maintenant. Ce n’est pas que je le vis mieux que les autres,
mais je suis d’un milieu où l’on sait que ça
arrive. Alors que nous ne sommes pas obligés
d’accepter. Il me semble que les gens se
“La musique est résignent de plus en plus. Ce que nous
devrions dire aux plus jeunes, c’est que notre
restée un fil rouge génération a été comme hypnotisée par
le pouvoir, convaincue qu’il fallait lui céder

toute ma vie. Ça m’a systématiquement, sans aucune résistance,


parce que ça ne “sert à rien”. On a eu tort.

permis de découvrir
Une résistance, ça change quelque chose.
Les Inrockuptibles №13

d’autres milieux sans


Politiquement, tu te places où ?
Je pense que la gauche radicale et l’extrême
droite, ce n’est pas la même chose. Ce n’est
souffrir de me sentir pas pareil de s’attaquer aux impôts et de tuer
des réfugiés dans la rue. C’est généralement
déplacée.” le premier sport auquel se livre l’extrême
droite : la violence contre les réfugiés. …
Spécial rentrée littéraire Quand tu prends la parole en public,
c’est très réfléchi ou tu réagis
à chaud ? Je pense au texte contre
“J’ai compris très Polanski et pour Adèle Haenel que
tu as publié dans Libération, en 2020,

tôt qu’être désiré juste après les César…


J’essaie toujours de me retenir [rires],

est moins marrant


mais j’étais très contente d’avoir écrit
ce texte, même si je suis toujours surprise

que désirer.”
après de l’importance que ça prend.
Je ne veux surtout pas réagir à tout ce
qui m’agace. Si je le voulais davantage,
j’aurais un compte Twitter et j’y passerais
tout mon temps. Mais écrire des livres
→ Or s’en prendre à la fortune des plus riches n’est pas une et réagir sur Twitter, ce n’est pas la même fonction. Je n’aime
violence physique. Donc je dirais que je me situe plutôt du pas tellement voir les auteurs que j’aime, comme Bret Easton
côté de la gauche radicale, même si je me suis sentie plutôt Ellis ou J.K. Rowling, être sur Twitter. J’ai aimé la saga Harry
apolitique ces dernières années. Mais on assiste à une telle Potter, et franchement je préférerais ne pas savoir ce que cette
droitisation du monde en ce moment, le paysage n’a tellement brave femme pense des personnes trans.
plus rien à voir avec celui d’il y a vingt ans, que je pense à me
repolitiser. Inutile de dire que je me sens vraiment antifasciste. Comment te définis-tu en tant que féministe ?
Je suis très politisée, mais je ne suis pas forcément orthodoxe.
Tu as vécu, comme Rebecca et Oscar, C’est ce que j’essaie de faire dans Cher Connard. Le féminisme
une transition de classe sociale. Comment te ne doit pas être une contrainte ou une difficulté de plus,
sens-tu dans le milieu dans lequel tu es arrivée ? ça ne doit pas être une autre façon de t’empêcher de penser ce
Dans le livre, j’en parle à travers Oscar : je n’ai jamais eu ce que tu as envie de penser, ni de faire ce que tu veux faire.
ressenti du transfuge de classe, car quand je suis arrivée dans Traditionnellement, le plus difficile quand tu es une femme,
ce milieu, je ne me suis jamais sentie fascinée par les gens c’est cette histoire de respect. Le respect, tu dois le mériter,
qui avaient de l’argent depuis des générations, par leur mode et il peut t’être retiré du jour au lendemain. Si être
de vie, leurs appartements, etc. Je viens d’une culture tellement féministe, c’est encore avoir peur de ne pas être respectée,
différente. Je ne me suis jamais demandé comment adopter ça ne va pas. Mon féminisme, c’est celui où on ne te retire pas
leurs codes, car je suis trop attachée à d’autres codes. Qui ne ça à la moindre incartade. Les féministes qui ont beaucoup
sont d’ailleurs pas tellement ceux de mon milieu social, mais compté pour moi sont Audre Lorde et Monique Wittig.
plutôt ceux de la musique. Valerie Solanas, parce qu’elle est indéfendable et compliquée,
m’intéresse aussi beaucoup.
38

La musique a joué un rôle important dans ta vie ?


La musique a été une très bonne formation à l’adolescence Tu écris : “L’émancipation de l’homme n’a
et est restée un fil rouge toute ma vie. Ça m’a permis de pas eu lieu.”
découvrir d’autres milieux sans souffrir de me sentir déplacée, Je le pense vraiment. Je suis sûre que beaucoup d’hommes,
parce qu’à l’intérieur du rock et du punk, être déplacé, c’est quand ils étaient enfants et adolescents, ont été violés.
une possibilité, donc ça va. Un des trucs les plus doux que Pourtant, pendant MeToo, les hommes ne se sont pas
m’a apportés cette formation-là, c’est de savoir que tu peux ne exprimés. D’ailleurs, ils s’expriment peu. Qu’est-ce que cela
pas être commercial, ne pas vendre beaucoup, et qu’au fond représente, pour eux, l’addiction au porno ? Je suis sûre que
ce n’est pas le plus important, que ce que tu fais a un autre c’est un problème, mais ils n’en parlent pas. Qu’est-ce que
intérêt. Je suis très proche de Lydia Lunch, et quand elle dit le porno produit sur eux, sur leurs tragédies, sur leur sexualité,
qu’elle aurait détesté faire quelque chose qui marche, elle est sur ce qui est au fond une haine de la possibilité de la sexualité
sincère. Pouvoir penser comme ça est un vrai privilège. Je ne de la femme ? Et concernant la prostitution, est-ce une
sais pas si à l’époque des réseaux sociaux et de cette absolue addiction, une humiliation ? Silence. Même sur le viol, c’est
nécessité du like et du follower c’est encore possible. Mais pour très rare d’entendre les hommes, alors qu’ils pourraient dire
moi, c’est un vrai confort esthétique et moral. Et puis, avant de qu’ils ont honte d’appartenir à cette catégorie qui viole des
me voir moi-même comme écrivain, je me vois d’abord comme femmes et des enfants. Dans Cher Connard, ce qui m’intéresse,
lectrice ou auditrice, enfin réceptrice. Et je sais qu’un livre ou c’est de montrer un homme faire un parcours intellectuel pour
un disque peut avoir de la valeur et m’apporter quelque chose comprendre une fille. Pour comprendre qu’elle a peut-être des
intimement, sans que cela soit reconnu ou mainstream. raisons, même s’il ne l’a pas violée, de lui en vouloir. …
Avoir d’autres échelles de valeur représente une vraie force.

Comment as-tu vécu la célébrité ?


Jeune, je l’ai mal vécue. J’ai bien aimé l’argent et la possibilité
de faire plein de choses, mais j’avais l’impression que ça me
volait ma vie. Le fait de ne pas pouvoir faire quelque chose
sans que ce soit commenté, ou de ne pas pouvoir discuter avec
quelqu’un sans être interrompue par une personne voulant
Les Inrockuptibles №13

me parler. Aller vivre à Barcelone m’a sauvée. Aujourd’hui,


je vis la notoriété super bien. Parce qu’à l’âge que j’ai, sans elle,
je n’intéresserais plus personne ! En tant que femme de 53 ans
qui s’habille très mal, personne ne viendrait me parler ! [rires]
La notoriété me permet de rencontrer des gens, d’être en
contact avec une jeune génération. Quand de jeunes féministes
m’abordent parce qu’elles ont lu King Kong Théorie ou vu
le film Baise-moi, c’est très joyeux.
SUUNS ANIMAL COLLECTIVE
•29 SEPTEMBRE 2022• •24 NOVEMBRE 2022•
LA STATION TRABENDO

TORO Y MOI BADBADNOTGOOD


HOMESHAKE
•04 OCTOBRE 2022• LIFE
BICEP LIVE EZRA FURMAN
•07 DECEMBRE 2022•
TRABENDO 2022•
•20 SEPTEMBRE •30 SEPTEMBRE 2022• •1ERLE TRIANON 2022•
NOVEMBRE
•27 OCTOBRE 2022•
TRABENDO POINT ÉPHÉMÈRE TRABENDO
ZENITH
SURF CURSE SHYGIRL
HATCHIE
•12 OCTOBRE 2022• JUST MUSTARD
FUTURE ISLANDS FUTURE ISLANDS
•10 DECEMBRE 2022•
TRABENDO 2022•
•23 SEPTEMBRE •21 OCTOBRE 2022• LE TRIANON2022•
•7 NOVEMBRE
•07 NOVEMBRE 2022•
POPUP LE HASARD LUDIQUE
L’OLYMPIA OLYMPIA PARIS
SAMPA THE GREAT BELLE & SEBASTIAN
SUUNS
•16 OCTOBRE 2022• MARLON WILLIAMS
MR GISCARD BELLE & SEBASTIAN
•1O JANVIER 2023•
TRABENDO 2022•
•29 SEPTEMBRE •29 NOVEMBRE
OCTOBRE 2022• CASINO
•10 DE PARIS
JANVIER 2023•
•23 2022•
LA STATION LA MAROQUINERIE
LA CIGALE CASINO DE PARIS
OLIVER SIM ALEX G
•22 OCTOBRE 2022• •06 AVRIL 2023•
CABARET SAUVAGE TRABENDO

BILLETS SUR SUPERMONAMOUR.COM


Spécial rentrée littéraire → Tes personnages ont vu beaucoup de choses
changer au cours des dernières décennies.
Te sens-tu nostalgique ?
J’ai la nostalgie d’une résistance dont on n’a pas su faire
preuve, peut-être parce qu’on n’a pas compris qu’on ne
désirait pas le même monde que les puissants, et que ces
derniers ne désiraient pas notre bien-être. Beaucoup de Dirais-tu que le rock a eu une influence
choses ont été démolies qui n’auraient pas dû l’être : l’hôpital, sur ton écriture ?
l’école, la musique, la presse, peut-être bientôt la radio La scène punk française des années 1980 a été extrêmement
publique. Et puis les politiques voient les corps précarisés intéressante du côté de l’écriture. Après, ça a continué avec le
comme inéluctables. Parce que quand tu es dans une logique rap. Personnellement, ça m’a permis d’écrire vraiment comme
capitaliste, si tu veux toujours plus de bénéfices, si tu veux je l’entendais, de ne pas avoir de limites, ça m’a insufflé une
devenir encore plus riche – mais pour quoi faire ? –, tu es vraie liberté d’écriture. Je savais ce que ces textes me faisaient
obligé d’écraser les gens. Tu es obligé d’avoir des populations ressentir, et je me disais que je pouvais faire la même chose
qui vont travailler pour Deliveroo, Amazon. C’est un système, avec un livre. Le punk m’a aussi appris qu’on peut faire
à qui il faut un lumpenprolétariat. Il y a pourtant des façons quelque chose qu’on ne sait pas faire. Comme organiser des
très simples de faire que ça s’arrête. Par exemple, si tout concerts alors que je n’avais même pas de chéquier. J’ai donc
le monde arrête d’aller à l’international, comme ça a été le cas su en écrivant Baise-moi que je pouvais l’écrire comme
un temps pendant la pandémie, tout s’arrêtera. je le voulais. Je n’avais aucun surmoi littéraire. J’avais aimé
ces groupes, je me sentais légitime de faire ce que je faisais,
Pour revenir à la musique, comment es-tu et je me disais que ça servirait à d’autres, que ça avait un sens.
“tombée” dans le rock ? L’écriture de Baise-moi a été un état de grâce, une évidence.
Par un disque de The Cure quand j’étais petite, puis Joy Division.
Ça a coïncidé avec le début de la scène punk en France, qui De Baise-moi à Cher Connard, qu’est-ce qui
m’a passionnée. Les Bérurier noir m’ont marquée à plusieurs a changé ?
niveaux : la première fois que je les ai vus, c’était dans un très C’est devenu difficile. L’état de grâce a cessé avec le troisième
petit squat de banlieue, on devait être soixante-dix. Un an plus livre. J’ai alors réalisé que toute ma vie tournait autour de l’idée
tard, on était plus de mille à la Mutualité. C’est un des groupes d’écrire. Si j’ai arrêté de boire la première fois, c’est que j’avais
qui m’ont fait réfléchir très tôt à la notoriété. Je les ai suivis besoin de garder les idées claires, parce que contrairement
dans plein de villes, on était un groupe de gamins toujours à une personne qui aurait fait des études, je voyais bien que
avec eux. Première leçon, leur succès : c’était peut-être génial j’avais encore besoin de lire… Et puis j’ai rencontré des
du point de vue du public, mais en passant du temps avec le personnes déterminantes : Philippe Manœuvre, par exemple,
groupe backstage, j’ai réalisé que, pour eux, c’était moins m’a beaucoup appris. Il a été journaliste toute sa vie et est un
amusant. J’ai compris très tôt qu’être désiré est moins marrant grand lecteur, il m’a beaucoup parlé de ce qu’est un parcours
que désirer. Et puis j’ai vu le moment où c’est devenu trop d’artiste sur la longueur. Paul B. Preciado, ça a été la
40

grand, trop festif, trop mainstream. J’ai vu la rapidité du succès révolution. Universitaire, il sait ce que c’est que travailler. Avec
pour d’autres groupes, Mano Negra, Parabellum, ça a explosé. lui j’ai appris le travail, la philosophie, je me suis mise à aller
Être sur le devant de la scène, c’est beaucoup de critiques et écouter des colloques. Des séminaires de trois heures, ça te
d’emmerdements. change, et ça t’autorise. Ça m’a autorisée à aller vers quelque
chose de plus intellectuel. Au début de notre relation, il écrivait
Tu as eu aussi un groupe ? Testo Junkie, pendant que j’écrivais King Kong Théorie.
D’abord, j’ai eu un magasin de disques à Lyon, puis, avec
Cara Zina, j’ai fait un groupe de rap avec des guitares électriques Cher Connard, c’est une déclaration d’amour
qui s’appelait Straight Royeur. J’ai arrêté, car il faut dire que à l’amitié ?
je chante faux et que je n’ai pas le rythme. Mais j’adorais ça. Oui, j’y crois vraiment. Je crois à cette forme d’amitié dans
Les lectures musicales que je fais maintenant avec le groupe laquelle chacun a de l’espace. Parler à quelqu’un qui t’écoute
Zëro me permettent de faire de la scène avec de la musique. et que tu écoutes, hors couple, c’est très important. Il y a
des amis à qui je parle vraiment
et qui me permettent d’évoluer.

“Dans Cher Connard,


Dans l’amitié on peut, comme
cela devient le cas entre Oscar

ce qui m’intéresse, c’est de


et Rebecca, aller au plus profond
de la sincérité. Et je crois à l’amitié
entre homme et femme.
montrer un homme faire Comment vois-tu la suite ?
un parcours intellectuel Je vais écrire un roman avec des
vampires. J’ai déjà tout en tête,
pour comprendre une fille.” je veux commencer comme une
référence à Anne Rice, que j’ai
relue et dont les romans ont bien
vieilli. Il y a aussi mon projet de
Les Inrockuptibles №13

maison d’édition, La Légende. On [avec la réalisatrice Axelle


Le Dauphin] est en train de s’y mettre vraiment, mais je préfère
attendre encore un peu pour en parler. Ce sera plutôt
pour 2023. Et puis je suis artiste associée au Théâtre du Nord
de Lille, et je suis en train d’écrire une pièce de théâtre
avec Paul B. Preciado, Anne Pauly et Julien Delmaire.

Cher Connard (Grasset), 352 p., 22 €. En librairie.


Christine Angot
LE VOYAGE DANS L’EST

“Un livre qui vous foudroie.”


FRANCE INTER

“Un texte déchirant, très tonique


et libérateur.”
LIBÉRATION

“Un texte d’une puissance inouïe


sur le silence et l’inaction,
la collaboration tacite.”
LES INROCKUPTIBLES

“Étouffant, saisissant,
impressionnant.”
L’EXPRESS
Les Inrockuptibles №13 42 Spécial rentrée littéraire

ICÔNE

QUEER
Shae Detar
Révérée aux États-Unis, Eileen Myles

Eileen Myles
voit enfin Chelsea Girls traduit
en français, vingt-huit ans après
sa parution outre-Atlantique. À 73 ans,
cette figure de l’underground littéraire
new-yorkais est plébiscitée par la jeune
génération. Texte Marie Kirschen


En 2015.
que l’écriture pouvait en être un.” Le stylo remplaçant la caméra,
Myles décrit sa vie et celle de ses proches. Les nuits blanches,
la virée entre copines lesbiennes dans un bar gay du Maine,
les coucheries avec son ex-copine, avec la copine de son
ex-copine, les cachets d’amphétamines obtenus via un médecin

T
du Queens à la déontologie assez souple et revendus dans tout
out commence par une histoire de films. Manhattan, son black-out à Woodstock en 1969 (“Quand je me
Nous sommes au tout début des années 1970, suis réveillée, je marchais sur une colline noire de monde sous un
dans le Massachusetts, sur Harvard Square, soleil de plomb avec une gueule de bois monstrueuse, et les mecs de
cette fameuse place triangulaire où se Canned Heat poussaient leurs falsettos en continu”). Son enfance,

43
côtoient artistes et étudiant·es, aux abords aussi, et l’alcoolisme de son père, mort sous ses yeux alors que
de la prestigieuse université du même nom. Ici, les cinémas Myles n’a que 11 ans.
indépendants proposent du Bergman et du Godard à leur Tout le livre est écrit au féminin mais, depuis quelques années,
clientèle intello avide de films d’art et d’essai. Dans la salle, Eileen Myles préfère utiliser le pronom anglais neutre “they”
on trouve Eileen Myles, la petite vingtaine, encore à la fac pour exprimer son identité de genre, qu’on pourrait traduire
– mais pas à Harvard, non, à l’université bien moins élitiste par “iel” (contraction de “il” et “elle”). “Je n’utilise pas le terme
du Massachusetts, à quelques kilomètres de là –, qui découvre ‘non-binaire’ parce que ça sonne tellement technique. Mais je dis
avec enthousiasme Les Quatre Cents Coups. Myles admire que je suis trans… ou a they-lesbian !” Myles se marre. En 2015,
la façon dont, à travers une série de longs métrages, François le New Yorker lui avait demandé son opinion sur ce pronom de
Truffaut narre les étapes successives de la vie d’Antoine plus en plus utilisé par la jeune génération queer. Bof.
Doinel, dans ce qui semble constituer, en réalité, un récit À l’époque, l’artiste n’est pas très enthousiaste. Mais finit par
autobiographique. Mais une réflexion cogne dans sa tête : changer d’avis. “Quand j’étais enfant, je me demandais : ‘Pourquoi
“Pourquoi est-ce qu’il n’existe pas de version féminine d’Antoine je ne suis pas un garçon, comment est-ce possible ?’ L’idée de
Doinel ?” Où sont-elles toutes ces femmes qui, elles aussi, fluctuation, de pluralité sonne juste pour moi. J’ai fini par me dire :
fuguent, rient, doutent, se rebellent, cherchent leur place ‘C’est pour moi.’ C’est simple : quand je vois plus de liberté offerte
– bref, existent ? Et cet état de fait obsédant : personne ne sait dans cette société, je la prends !”
comment Myles et ses amies vivent.
Puisque ça n’existe pas, il faut donc le faire. C’est avec cette TOUT EN HAUT, LA POÉSIE
volonté que, quelques années plus tard, Eileen Myles s’attelle La liberté, Myles l’a déjà saisie une première fois, bien des
à Chelsea Girls (clin d’œil à Warhol). Écrit entre 1980 et 1993, années plus tôt, en décidant, à 24 ans, de devenir poète alors que
le recueil d’essais est enfin disponible en français grâce aux rien ne l’y destinait vraiment. Sur son site officiel, on peut lire
Éditions du sous-sol, vingt-huit ans après sa sortie américaine trois bios différentes, selon la longueur souhaitée. Mais toutes
en 1994. Pourquoi a-t-on dû attendre si longtemps pour qu’un commencent par cette phrase : “Eileen Myles a quitté Boston en
texte d’Eileen Myles soit traduit dans notre langue, malgré sa 1974 pour venir à NewYork et devenir poète.” Comme si sa vie
renommée outre-Atlantique et sa vingtaine d’ouvrages parus ? avait commencé à ce moment précis. Direction : New York.
Mystère. Lors de notre interview par Zoom, depuis une pièce Objectif : poète. Certes, Myles ne rechigne pas à écrire de la
Les Inrockuptibles №13

aux tons beiges de son appartement (dont un mur est absolument prose, mais la poésie reste la grande affaire de sa vie. Dans
recouvert de livres) de l’East Village new-yorkais, Myles Chelsea Girls, on peut lire : “Poète, selon moi, ça a toujours voulu
n’a pas vraiment de réponse à nous apporter. Il y a bien eu dire saint, ou héros, le personnage dansant sur le vitrail de mon …
un projet de traduction de Chelsea Girls dans les années 1990,
mais le traducteur est mort avant d’avoir achevé son ouvrage.
Et le projet fut laissé à l’abandon.
Dans l’introduction, Myles raconte ce désir de faire du cinéma,
immédiatement fauché par le manque de moyens : “Comme
nous n’avions pas la possibilité de tourner un film, j’ai dû décider
Spécial rentrée littéraire

→ âme, la main qui se lève lentement avec le temps, le bruissement


qui enregistre ma matière face à une lumière forte, enfin merde,
ma raison de vivre.” La poésie se pose là, tout en haut.
Né·e dans une famille catho et working class, pas très loin
de Boston, Eileen se met à griffonner des vers à l’adolescence.
À la fac, ça devient une habitude compulsive. “Dans tous en 1974, tout le monde me disait ‘oh, wow, tu aurais dû voir ce que
les jobs alimentaires que je faisais, je passais mon temps à écrire c’était il y a dix ans’, ou encore ‘les années 1950, c’était vraiment
des poèmes. À l’époque, j’essayais de comprendre ce que je devais quelque chose’.Visiblement, la légende de New York veut qu’on
faire de ma vie. Et un jour, au travail, j’ai réalisé que la poésie te dise, à chaque période, que tu viens de tout louper !” Ici, on n’est
était the real thing, et que mon job ne l’était pas.” pas du genre à cultiver la nostalgie.
À New York, Eileen Myles atterrit à la St. Mark’s Church, une Au début des années 1990, le regard plus tourné vers le futur
église de l’East Village où le Poetry Project, un programme qui que vers le passé, Myles a l’idée de se présenter à l’élection
vise la jeunesse hippie, a ses quartiers. C’est là, loin des cercles présidentielle, alors que New York a subi de plein fouet
académiques, que traînent les poètes de la New York School l’épidémie de sida et que le nombre de sans-abri ne cesse
à laquelle on l’associe généralement. Myles devient membre d’augmenter. C’est en hommage à cette campagne que
de la petite communauté – une pierre angulaire, même – et fait l’artiste Zoe Leonard écrit le fameux poème qui commence
ses premières lectures au CBGB, “un club qui a toujours été très par la phrase “I want a dyke for president” (“Je veux une gouine
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cool”. Eileen Myles devient proche du fameux poète Allen comme présidente”), que l’on a beaucoup vu partagé sur les
Ginsberg : “Il m’a fait publier et a tenté de me brancher avec son réseaux sociaux ces dernières années, climat politique
mec, Peter Orlovsky, qui couchait aussi avec des femmes ; c’était sa désespérant oblige.
manière à lui de me dire ‘t’es super !’” Myles gagne aussi un peu S’il s’agit avant tout d’un geste artistique, cette candidature
d’argent en s’occupant du poète James Schuyler, assez mal est tout de même l’occasion d’une vraie campagne, avec des
en point. Un job qui consiste principalement à lui amener ses meetings dans pas moins de vingt-huit États. C’est lors d’un
cachets et à lui faire du pain perdu dans sa chambre au de ces discours, sur le campus où elle est alors étudiante, que
Chelsea Hotel. Maggie Nelson, 19 ans, rencontre Eileen Myles. L’autrice des
CBGB, Chelsea Hotel… La bio de Myles contient tous Argonautes est depuis devenue une amie très proche (et même
les mots clés du New York des années 1970 qui font tant son exécutrice testamentaire pour tout ce qui relève de la
fantasmer. Sans parler de cet incroyable portrait au regard littérature) et ne tarit pas d’éloge à son sujet : “Eileen m’a
si intense, signé Robert Mapplethorpe, qui orne la couverture transmis le courage, l’humour, la performativité, l’expérimentation
de Chelsea Girls. N’en a-t-iel pas marre qu’on lui parle toujours et l’art de l’engagement intellectuel profond, sans prétention ni
de cette période ? Myles éclate de rire. “À mon arrivée à NewYork attache institutionnelle.” Longtemps à part dans le milieu de
l’édition, Myles a depuis été rejoint·e par d’autres, inspiré·es
par son œuvre. “Il n’est tout simplement pas possible de
m’imaginer en tant qu’écrivaine sans l’influence d’Eileen”,
nous confie encore Maggie Nelson, qui a participé à plusieurs
de ses workshops alors qu’elle était toute jeune autrice.

Avec son allure androgyne,


ses cheveux argentés
et ses T-shirts cool,
Les Inrockuptibles №13


Couverture française de
Chelsea Girls (1994) Myles a quelque chose
Bob Berg Getty Images

et éditions américaines
de I Must Be Living Twice
– New & Selected Poems
d’une rock star.
1975-2014 (2015), Cool for
You (2000) et Afterglow
(a Dog Memoir) (2017).

Eileen Myles
À New York,
en 1992.

45
table ronde, où Myles est également invité·e, avec la ferme
intention de séduire l’artiste. Ces deux-là se plaisent
instantanément et finissent par annoncer, via un article dans
le New Yorker, qu’iels sont en couple (Soloway utilise également
“UN GOÛT POUR L’AVENTURE” le pronom neutre “they”). La romance ne durera pas
Dans les sphères littéraires, mais aussi féministes et lesbiennes, longtemps mais fascine la presse et la jeunesse queer.
cela fait longtemps que Myles a un statut d’icône. Avec son Car – et ça ne surprendra personne – Myles est plébiscité·e par
allure androgyne, longiligne, ses cheveux argentés tombant sur la nouvelle génération de féministes, curieuse de redécouvrir
ses épaules et ses T-shirts cool, Myles a quelque chose d’une cette personnalité frondeuse qui, bien avant MeToo et toute
rock star, une Patti Smith de la poésie contemporaine, qui la vague actuelle, a su imposer son regard dans un monde
intimide. Pour Chris Kraus (l’autrice d’I Love Dick), une amie littéraire où iel faisait figure d’exception.
elle aussi, “Eileen est clairement un·e génie, un·e leader, avec un Dans Chelsea Girls, un essai, rajouté à la dernière minute, est
goût pour l’aventure, et admirable en tous points.” consacré au viol collectif que Myles a subi à l’âge de 18 ans.
Mais depuis 2015, la renommée de Myles a encore monté “Un peu avant la publication, j’ai réalisé que je ne parlais pas de
d’un cran. Cette année-là, l’artiste fait coup double et publie cette histoire dans le livre, décrit-iel. Or je ne pouvais décemment
à la fois un recueil de poèmes choisis (I Must Be Living Twice: pas inclure tous ces récits sur l’expérience des femmes sans évoquer
New and Selected Poems 1975-2014, chez HarperCollins le viol.” Quelles réactions le texte a-t-il provoquées à l’époque ?
– “Pour les poètes, précise-t-iel, c’est un peu comme une grosse “Absolument aucune ! Les gens ne veulent pas entendre parler de
rétrospective dans un musée !”) et une réédition de Chelsea Girls, viol, donc personne ne me parlait jamais de ce texte !” Aujourd’hui,
longtemps resté indisponible. Brusquement, toute la presse iel travaille à un nouveau roman, All My Loves, dont une grande
se l’arrache. Le magazine du New York Times fait son partie évoquera les violences sexuelles. L’ouvrage s’annonce
portrait. Vanity Fair et Interview Magazine lui consacrent ambitieux : plus de mille pages. Avec son envie de faire date,
des entretiens au long cours. “C’était comme si, soudainement, le projet ressemble à un sacré défi. Mais Eileen Myles n’est pas
Les Inrockuptibles №13

il y avait une histoire : ‘Cette vieille personne – poète, homo vraiment du genre à avoir froid aux yeux.
et un peu punk – devient mainstream !’”, commente Myles,
le sourire en coin. Chelsea Girls (Éditions du sous-sol), traduit de l’anglais
C’est aussi à cette époque qu’Eileen Myles rencontre Joey (États-Unis) par Héloïse Esquié, 304 p., 23 €. En librairie
Soloway, à qui l’on doit la série Transparent. Pour la saison 2, le 2 septembre.
Soloway et son équipe de scénaristes sont en train de
développer le personnage d’une prof de fac, poète et féministe
(incarnée à l’écran par Cherry Jones) et décident de s’inspirer
de Myles. Soloway vient de quitter son mari et se rend à une
Les Inrockuptibles №13 46 Spécial rentrée littéraire

de mes frères”
“Sauver la peau
Révélation de la rentrée, Diaty Diallo, 33 ans,

Diaty Diallo
signe Deux Secondes d’air qui brûle, un premier
roman sur la vie d’un groupe de jeunes gens en
banlieue, jusqu’à l’interpellation policière de trop.
Poésie et rythmes rap pour un récit qui pulse
et qu’on n’oublie pas. Texte Gérard Lefort
Photo Alexia Fiasco

R
endez-vous début juillet
avec Diaty Diallo pour
son premier roman
Deux Secondes d’air qui
brûle. Au Cirque
Électrique, lieu culturel
implanté porte des Lilas
à Paris. Un texto
a précédé la rencontre.
Il donne le ton :
“J’y suis. C’est la
grosse teuf à l’intérieur, je pense qu’il va falloir changer de spot.”
Effectivement, s’échappent du Cirque Électrique des
infrabasses à décoller le papier peint. Il n’y a pas que cet
inconvénient aux yeux de Diaty Diallo : “Beaucoup trop d’êtres était moche, les couleurs, criardes. C’est un peu le journal d’une âme
humains torse nu.” Migration en terrasse d’un café paisible. malade de lycéenne. Quand je ne me sentais pas bien, j’écrivais,
Diaty avertit qu’elle est très bavarde. Deux heures plus tard, parfois n’importe quoi, par exemple sur les déchetteries. J’ai
on n’aura pas le sentiment d’avoir bavardé mais plutôt un peu l’air d’une folle gorgée de violence. Mais je me souviens que
d’avoir échangé, partagé. le bienfait était immédiat. J’écrivais aussi des trucs très marrants.

47
On commence par la fin du roman : une liste d’une trentaine Qui j’étais ? Une ado ordinaire.” Retour du geste radieux de
de morceaux de musique, de James Blake à Jeff Mills, en la main accompagné d’un fou rire.
passant par Public Enemy. “J’ai abusé, c’est un peu long, mais Ce qui est moins ordinaire, c’est Deux Secondes d’air qui brûle,
j’y tenais. D’une part parce que j’ai cité des paroles de ces chansons, un roman cogneur au style bagarreur. “Je tabasse mon clavier
d’autre part parce que c’est un univers qui est le mien. La musique pour lui faire cracher des mots, mes mots mais aussi les mots de
est sans doute l’endroit le plus personnel du roman. La chanson tout le monde si on sait dresser l’oreille. Ce n’est pas pour faire mon
a été une de mes premières expériences d’écriture. Je composais intéressante que je place du verlan, ça me vient, c’est tout. Je n’ai
la guitare folk de la pop un peu planante, ‘parfaite pour se droguer’ aucune intention de langue. Ma langue est véhiculaire. Il y a
m’a dit un ami, ce qui m’a fait rire parce que je ne me drogue tellement de choses qui se passent dans la construction d’une phrase,
pas.” Diaty a alors un geste élégant de la main comme pour le choix d’un mot, autant que dans l’histoire proprement dite.
balancer par-dessus son épaule un objet invisible. Fardeau C’est pour ça que j’aime le rap et ses accents chantés.” Au service
ou balivernes ? Sans doute les deux. Elle dit aussi dans ses de ce style de tabasseuse, c’est quoi le sujet ? “J’ai travaillé
remerciements qu’elle n’a pas écrit son roman à mains nues. en chaos pendant deux ans. Beaucoup trop long, trop d’adjectifs,
S’ensuit une autre liste, cette fois, de livres : “Je ne pouvais de complaisances. Il a fallu couper. Abandonner mon ego pour aller
taire les nombreuses lectures qui m’ont nourrie pour raconter à l’os. Et puis surtout trouver une histoire, quitte à l’éclater en
l’histoire humaine de ce livre, entre autres, L’Émeutier et la mille morceaux.”
Sorcière d’Olivier Marboeuf ou Lettre à Adama d’Assa Traoré.” En effet, c’est une histoire qui s’éclate entre quelques lieux-
dits : parkings, friches, toits d’immeubles, dalles de béton et,
BIENFAITS DE L’ÉCRITURE surplombant le tout, une pyramide, à la fois horreur
Ces références lui ont soufflé la liberté d’écrire. Une liberté architecturale et point de repère et de rendez-vous pour
qu’elle a expérimentée très jeune. Diaty Diallo a une petite les “héros” du récit : Astor, Cherif, Demba, Nil, Bak ou Sami
trentaine d’années, ce que contredit son allure juvénile. qui se fréquentent depuis l’enfance et ne se sont pas perdus
À 15 ans, elle tient un blog dont elle a retrouvé les traces dans de vue au fil de leur adolescence ou de leur prime maturité.
les limbes d’internet : “Ce n’était pas bien écrit, la mise en page Ils traînent, se marrent, fument des joints, font des barbecues,
boivent des Coca et se font régulièrement serrer par “les hommes
en bleu” pour des contrôles d’identité qui peuvent virer
en garde à vue, voire pire. “Je n’invente rien. Mon père, qui est
Les Inrockuptibles №13

d’origine malienne, s’est fait contrôler un nombre incalculable


de fois. Mon frère, pareil, délit de faciès, etc. Quant à l’intoxication
aux gaz lacrymo, je l’ai vécue aussi. J’ai grandi dans ces récits.”
Récit autobiographique alors ? “Oui et non. Je suis née
à Versailles, pas vraiment dans le secteur bourge de la ville. Mais
je ne vais pas dégainer le plan Cosette, sortez vos mouchoirs.
J’étais assez heureuse. Mon père est un mélomane qui naviguait de

À Bagnolet, en juillet. Clapton à Pink Floyd. C’est grâce à lui que je suis devenue une …
Spécial rentrée littéraire → grande mangeuse de musiques et en particulier de The Cure. cesse, comme lorsque le jeune Demba, ayant trouvé dans
Ma mère était une autodidacte qui travaillait pour la surveillance la rue un boa en plumes, se met à chanter Mon manège à moi
du Grand Palais ou du musée de l’Orangerie. Le soir, je la rejoignais de Piaf en tourbillonnant sur lui-même jusqu’à s’évanouir.
et c’est là que j’ai été sidérée par des expositions comme celle sur la “La poésie, quand j’étais plus jeune, c’était Baudelaire, des gens
mélancolie. Il doit en rester quelque chose dans mon livre. Je ne suis qui se détruisent, ça m’intéressait. Aujourd’hui, encore une fois,
la porte-parole de rien. Ce livre n’est pas un tract politique, genre c’est dans le rap que la poésie s’insinue, souvent à son insu.
manipulation du sujet ‘banlieue’ avec des gros sabots. Quartier, cité, Deux Secondes, c’est de la prose poétique, si on veut.”
jeune de cité, c’est insupportable ces étiquetages, c’est une ultime Et la question noire, puisque Diaty Diallo s’y intéresse ? “Le Noir
embrouille du capitalisme.” est à la mode pour vendre du luxe sur les affiches publicitaires
ou de l’acceptable dans le monde politique. Mais quel Noir ?
UNE POÉSIE SURGISSANTE Un Noir blanchi, banalisé. Pendant ce temps-là, qui nettoie les rues,
La voilà grave, au bord de la colère froide. “On nous accable qui garde les enfants des femmes blanches ? Je suis archiféministe
avec la violence des jeunes de banlieue. C’est rien, cette violence, en mode sorcière. Œuvrer pour la justice sociale, c’est d’abord
si on la compare à la grande violence imposée par le système œuvrer pour l’abolition du capitalisme. Je suis surtout afroféministe
capitaliste, violence financière, économique, morale. Les pires pour m’intéresser aux spécificités de la question noire, en Afrique,
peut-être sont les donneurs de leçons de gauche qui nous expliquent aux États-Unis et, bien sûr, ici. Sans jeu de mots facile, je crois
comment se révolter ; brûler des voitures, certes, mais plutôt dans que l’intensité révolutionnaire vient du noir, du hors-champ. On ne
les beaux quartiers. J’ai envie de leur dire : ‘Passe devant, frère !’” sait toujours pas très bien comment ça surgit, mais c’est ça qui
Crochet par la poésie car, aux détours du récit, elle surgit sans est passionnant. Comment sauver la peau de mes frères, c’est ça
l’idée du livre. Avec un maximum de générosité
et de gentillesse.”

“Je ne suis Soudain, en plein beau temps, un violent coup


de vent fait claquer l’auvent du café et renverse

la porte-parole
les chaises. “C’est quoi ce truc ? La fin du monde ?”
Ultime mouvement de la main derrière l’épaule,
qui n’est pas un adieu mais un au revoir tout
de rien. Ce livre sourire.

n’est pas un tract Deux Secondes d’air qui brûle (Seuil), 174 p.,
17,50 €. En librairie.
politique, genre
manipulation
du sujet ‘banlieue’
48

avec des gros


sabots.”
Les Inrockuptibles №13


À Bagnolet, en juillet.
Le colonel ne dort pas
le nouveau roman
d’Emilienne Malfatto

“Dans le pur présent de “J’ai pensé à mille guerres, époques,


la perception et d’une routine pays, tant ce texte lyrique m’a
macabre, ils observent un monde agrippé, héritier magistral d’un
qui se défait. Leurs mots se vident. Coetzee qui attend les barbares...
En eux l’humanité s’interroge Un texte incontournable”
et vacille. Magnifique” Émilie Berto, Librairie Pantagruel, Marseille
Héloïse Adam, Librairie Albertine,
Concarneau

“Goncourt du premier roman,


Emilienne Malfatto revient avec
un livre métaphorique et fracassant
(…) d’une force rare”
Kerenn Elkaïm, Livres Hebdo

“Une grande romancière au vécu


déjà considérable. (…) Le colonel
est un classique en devenir”
Jean-Baptiste Hamelin,
Librairie Le carnet à spirales,
Charlieu

À découvrir également en livre


audio, lu par Féodor Atkine
Les Inrockuptibles №13 50 Spécial rentrée littéraire
Les 40

Les livres à ne pas manquer


romans
Aux côtés des livres de Virginie Despentes, Eileen Myles
et Diaty Diallo, notre sélection d’indispensables parmi
les 490 nouveautés à paraître. Texte Léonard Billot,
Nelly Kaprièlian, Gérard Lefort, Yann Perreau & Sylvie
Tanette Photo Karen Assayag

↘ Eva Baltasar
Boulder (Verdier)
La narratrice ne veut pas d’enfant
mais sa compagne oui. De sa phrase
vibrante, qui explore au plus près

51
↙ Blandine Rinkel les sensations et les corps, Baltasar dit
Vers la violence (Fayard) le désarroi d’une femme embarquée
Écrivaine, musicienne, chanteuse et danseuse, dans une histoire de couple qui la
la figure féminine du collectif Catastrophe dépasse. La poète et romancière catalane
s’était fait remarquer dès son premier roman a su créer ici un personnage inoubliable,
en 2017, L’Abandon des prétentions, consacré une antihéroïne inadaptée, mutique,
à sa mère. Son troisième, Vers la violence, raconte dont elle suggère les gouffres sans
le père : Gérard est fantasque, merveilleux les expliquer. Une fille solitaire qui
et terrifiant, et cache un passé secret. Rinkel travaillait sur un cargo, installée
raconte le lien entre père et fille, en Islande par amour et hantée pour
et comment celui-ci l’a façonnée, toujours par l’appel du large.
ce que l’on hérite de la violence
d’un parent, et parvient à rendre
haletante une histoire familiale.

de la
Blandine Rinkel

rentrée
au square Louise-Michel,
à Paris, en juillet.
Spécial rentrée littéraire ↘ Mona Messine →
Mona Messine au
Biche (Livres Agités)
jardin du Luxembourg,
Première livraison des Livres à Paris, en juillet.
→ David Lopez Agités, nouvelle maison d’édition
Vivance (Seuil) réservée aux jeunes plumes
Après le succès retentissant féminines, Biche s’envisage comme
de sa première livraison, Fief (prix un conte écologique féroce.
du livre Inter 2018), l’auteur amateur Mona Messine y croise les points
de PNL, qui donnait voix à la jeunesse de vue pour raconter le huis clos
périurbaine, a décidé de changer cruel d’une partie de chasse
de braquet. Dans un nouveau texte en forêt. Entre chasseurs, garde-
compact et un peu trouble, il raconte chasse, chiens rabatteurs et biches
l’échappée en solitaire d’un aux abois, et alors qu’une tempête
cycliste, chômeur et ami des chats, gronde, ce sont
à travers la France des villages vides, les dynamiques
des parasols 51 et des gens seuls. de la violence
Un deuxième roman radicalement et les élans
différent du précédent, très étrange.   d’insoumission
que scrute ce texte
original, à vif
et savamment
contestataire.  
↙ Sonia Devillers
Les Exportés (Flammarion)
Non seulement elle est l’une des voix
qui comptent sur France Inter,
mais elle vient de réussir son passage
à l’écriture : avec Les Exportés, récit ↙ Roy Jacobsen
de l’histoire de sa famille (juive) Les Vainqueurs
en Roumanie pendant la guerre, (Gallimard)
Sonia Devillers reconstitue Une saga norvégienne qui
minutieusement, scrupuleusement s’attache à l’intimité d’une
l’une des horreurs qui s’y est jouée famille de pêcheurs, de la fin
et qui reste pourtant mal connue : des années 1920 jusqu’à nos
quand les Roumain·es se sont mis·es jours, et à un pays qui passe
52

à vendre leurs Juif·ves.   de la misère à la prospérité,


Retrouvez ses réponses impulsée par la rente pétrolière.
au Questionnaire p.16. Ce portrait d’une nation
est aussi l’autopsie de bien
des illusions qui font des
vainqueur·es des vaincu·es. Un
récit qui vient de la terre et y
retourne, entre les hivers infinis
et les étés fugaces. Il n’y a pas
de plus belle poésie que celle de
la mélancolie.  

↙ Eula Biss et de fragments d’un tableau.


Avoir et se faire avoir (Rivages) Le Sacrifice d’Abraham a été
Poète et essayiste, Eula Biss écrit emporté par l’arrière-grand-
des livres sans égal. Son précédent, père lorsqu’il a fui l’Autriche
Immunité, avait marqué les esprits sous l’Anschluss. Un dialogue
outre-Atlantique par sa capacité ↘ Gabriella Zalapì texte-images subtil,
à déconstruire les fantasmes de ses Willibald (Zoé) d’une beauté poignante,
compatriotes au sujet du coronavirus. Une narratrice plonge qui raconte les souffrances
Celui-ci fait penser aux Choses de Perec dans l’histoire de sa famille de l’exil et les silences
par son objectif : montrer comment où “aucun ancêtre n’est né qui pèsent sur les vies.  
nos existences sont façonnées et mort au même endroit”.
par tout ce que l’on achète, Comme dans son beau
tout ce que l’on possède.   premier roman, Antonia,
Les Inrockuptibles №13

la plasticienne Gabriella
Zalapì construit
judicieusement son récit
autour de photos privées
Les livres à ne pas manquer 53 Les Inrockuptibles №13
Spécial rentrée littéraire ↙ Maria Larrea
Les gens de Bilbao naissent où ils veulent
(Grasset)
Dans ce premier roman, sorte d’enquête autobiographique,
la réalisatrice Maria Larrea surprend par sa façon d’échapper
aux clichés. Cette fille d’immigré·es espagnol·es élevée dans une
loge de concierge à Paris raconte le mépris de classe, qu’elle a dû
affronter dès l’enfance, et sa passion pour le cinéma, qui l’a aidée
à vivre. Elle reconstruit surtout une histoire familiale compliquée,
marquée par la dictature franquiste, et dont elle découvre toute
la violence et la singularité seulement à l’âge adulte.  

↘ Jonathan Franzen
Crossroads (Éditions de l’Olivier)
Le retour de Franzen ! Cette plongée
dans les années 1970, sur un campus
où la vie gravite autour d’une communauté
religieuse, constitue une première pour
↙ Anthony Passeron l’écrivain américain, qui avait jusqu’ici
Les Enfants pour habitude de scruter le contemporain.
endormis (Globe) Toujours doué pour manier l’ironie,
Un des meilleurs premiers la connivence.  
romans de la rentrée,
qui remonte le temps
jusqu’aux débuts du sida
dans les années 1980,
à travers la figure d’un oncle
qui en mourra. En parallèle,
le jeune écrivain retrace ↓ Miguel Bonnefoy
le long parcours des L’Inventeur (Rivages)
chercheurs et chercheuses Avec sa science de la miniaturisation
pour identifier la maladie romanesque, Miguel Bonnefoy raconte
54

et la combattre. Un texte le destin tragique et solaire


important, très maîtrisé d’Augustin Mouchot, génie
et d’une immense pudeur.   oublié du XIXe siècle qui voulut
Retrouvez la critique p.152. “conquérir le soleil”.
De la jeunesse maladive de son
antihéros malingre jusqu’à sa
consécration lors de l’Exposition
universelle de 1878 – durant
laquelle il transforma les
rayons de l’astre ardent en bloc
de glace –, l’auteur tisse
le portrait palpitant de cet Icare
savant de la révolution industrielle.
Flamboyant !  

→ Julian Barnes ↘ Hadrien Bels


Elizabeth Finch Tibi la Blanche (L’Iconoclaste)
(Mercure de France) Après nous avoir baladé·es dans les
Qui était vraiment Elizabeth ruelles du Panier marseillais en pleine
Finch, historienne respectée, gentrification avec l’excellent Cinq dans
intellectuelle à contre-courant tes yeux, Hadrien Bels embarque sa
de son époque ? Barnes excelle gouaille joyeuse et son sens du détail
dans ce portrait d’une professeure de fac qui fascine à Dakar. Dans ce deuxième
ses élèves, à tel point que l’un d’eux lui propose roman gorgé de l’énergie,
de déjeuner avec lui. L’auteur britannique laisse des rêves et des ambitions de la
Les Inrockuptibles №13

ici libre cours à son imagination. N’hésitant pas jeunesse sénégalaise, il suit trois
à se lancer dans des digressions proches de l’essai, gamin·es des faubourgs – Issa,
il signe l’un de ses meilleurs livres.   Neurone et Tibilé – à la veille
des résultats du bac, sésame
indispensable pour accéder à la
liberté, l’ailleurs et l’âge adulte.  
↘ Léonora Miano

Les livres à ne pas manquer


Stardust (Grasset)
Resté inédit jusqu’à aujourd’hui, Stardust
est le premier roman écrit par Léonora
Miano il y a plus de vingt ans. Ce texte
← Anne Savelli autobiographique retrace une période
Musée Marilyn difficile de la vie de l’écrivaine. L’époque
(Inculte) où, jeune maman venue du Cameroun
Qui dit Marilyn dit Monroe. et sans papiers, elle a vécu dans
L’autrice plonge dans cette un centre d’hébergement avec son
évidence qui n’en est plus enfant. Dans cette chronique d’un lieu
une au terme de son de marge, et à travers la galerie
investigation faramineuse, de portraits des gens qu’on y croise,
instruite par des milliers sont déjà présentes les thématiques,
de photos de l’actrice et l’engagement, qui font
hollywoodienne. Et ce musée la particularité de l’autrice
n’en est pas un, tant ses de Rouge Impératrice.  
“toiles” sont rêveuses et
changeantes. Marilyn devient
une amie qu’on peut tutoyer
mais aussi une cité
imaginaire, tout en dédales.
“Tu n’as rien vu à Marilyn-
City”, pourrait-on dire.  

← Russell Banks
Oh, Canada (Actes Sud)
Au crépuscule de sa vie,
← Anna North Leonard Fife accepte de se
Hors-La-Loi (Stock) raconter à l’un de ses anciens
Fin XIXe siècle dans élèves. Ce célèbre documentariste
le Dakota, les épouses laisse éclater la vérité nue dans

55
stériles sont considérées un clair-obscur qu’il affectionne
comme des sorcières dans son propre travail.
et pendues. La narratrice Russell Banks relève dans ce magnifique
s’enfuit de chez son mari et rejoint une bande roman testamentaire une véritable
de brigands. Dans ce texte qui joue avec gageure : écrire sur la maladie,
les codes narratifs du récit initiatique, il est la vieillesse et la mort. Sans doute parce
question de corps, de plaisir, d’avortement, que Oh, Canada constitue, en partie,
d’homosexualité, de liberté. North propose une forme d’autoportrait déguisé.  
ici un réjouissant western moderne, tour à tour
émouvant ou fracassant, porté par
des personnages féminins qui s’affranchissent,
s’instruisent, frappent et tuent. Et tentent ↓ Toni Morrison
de construire une autre Amérique.   Récitatif (Christian Bourgois)
C’est l’un des titres étrangers les plus
attendus de la rentrée : un inédit
de l’écrivaine disparue en 2019, écrit
en 1983 et publié pour la première fois
en volume. Même si on le présente comme
↙ Jane Sautière la seule nouvelle écrite par Morrison,
Corps flottants (Verticales) Récitatif serait plutôt une novela, voire
Un récit autobiographique, de Phnom un roman bref. L’itinéraire de deux filles,
Penh, où l’autrice a vécu de 1967 à 1970, Twyla et Roberta, qui se sont rencontrées
au Paris d’aujourd’hui ? Ces fuseaux à 8 ans dans un orphelinat, et qui plus tard
horaires sont aussi les fuseaux d’une se retrouvent, se séparent,
dentelière qui accommode les motifs se recroisent, etc. Morrison
tenaces (parents, ami·es d’enfance, ne révélera pas laquelle est
bel amour) et les trous où sont embusqués noire et laquelle est blanche,
Les Inrockuptibles №13

des fantômes inquiétants et violents. jouant ainsi avec les


Dans l’onde des corps flottants dérive stéréotypes raciaux de
une noyée qui, comme l’Ophélie chaque lecteur·trice. Zadie
de Rimbaud, “murmure sa romance Smith signe la postface
à la brise du soir”. de ce texte ravageur, brillant,
drôle, cruel aussi, qui
méritait d’exister à part
entière dans son œuvre.  
Les Inrockuptibles №13 56 Spécial rentrée littéraire
← → Grégoire Bouillier

Les livres à ne pas manquer


Claire Baglin au jardin
Le cœur ne cède pas (Flammarion)
Atlantique, à Paris,
en juillet. Tenir son lecteur ou sa lectrice sur un roman en deux tomes
de près de 1 000 pages ? Pari réussi ! Obsédé par un fait
divers (une femme retrouvée morte de faim dans son
appartement), l’auteur tisse une toile dont il est à la fois
l’araignée et la proie, la vie de l’héroïne décédée croisant les
carnets intimes de ses propres tourments. “Élucider, voulant
dire non pas faire toute la lumière sur le drame mais clarifier
les termes de sa noirceur.”  

← Pierre Ducrozet
Variations de Paul (Actes Sud)
On reconnaît, dès les premières pages, le style
sans égal de Ducrozet. Des phrases qui filent,
se condensent ou se précipitent ; des mots qui
s’entrechoquent, créent des sensations profondes,
des images, des sons. Un personnage à la Vernon
Subutex, et un nouveau roman flamboyant qui
confirme sa place dans la littérature française
contemporaine.  
Retrouvez la critique p.153.

↗ Claire Baglin
En salle (Les Éditions de Minuit)
Un premier roman singulier, première
pépite publiée par le nouveau directeur ↘ Kaouther Adimi
éditorial des Éditions de Minuit, Thomas Au vent mauvais (Seuil)
Simonnet. La narratrice, étudiante, Le cinquième roman de cette jeune autrice originaire
décroche un job d’été dans un fast-food. d’Algérie, remarquée avec Nos richesses en 2017, nous

57
D’un paragraphe à l’autre, entraîne à nouveau dans son pays natal. Adimi signe
deux narrations alternent sur un rythme une grande fresque sur l’histoire d’un siècle de tourmentes,
serré : la description minutieuse entre la colonisation et les guerres. Elle
des gestes répétitifs imposés par le choisit de raconter ces bouleversements
travail, l’enfance aux côtés d’un père violents à travers les vies de trois
ouvrier qui chaque soir racontait l’usine. personnages, une femme et deux
Baglin dresse un parallèle entre hommes (épris d’elle).  
différentes formes d’exploitation,
dénonce leurs conséquences sur les
corps et les souffrances qu’elles
engendrent.  

↓ Lucas Belvaux
Les Tourmentés (Alma)
Une femme très riche rêve de se livrer à une chasse
← Yannick Haenel à l’homme, au sens propre. Elle charge son factotum
Le Trésorier-Payeur de trouver une proie qu’elle est prête à payer
(Gallimard) très cher. Max recrute un ami, ancien légionnaire
Un certain Bataille arrête la philo comme lui. Dans ce premier roman du cinéaste
et devient banquier à Béthune. À travers Lucas Belvaux, les monologues des protagonistes
cette idée saugrenue et ce clin d’œil progressent en parallèle dans un enchaînement
appuyé à Georges Bataille, l’auteur angoissant. Mais ce n’est pas
de Tiens ferme ta couronne (prix Médicis seulement cette ambiance de thriller
Les Inrockuptibles №13

2017) revient fouiller ses obsessions : l’érotisme qui électrise ce texte maîtrisé.
de l’amour, la sensualité des idées comme autant C’est la violence cachée dans
de résistances à l’argent et aux chiffres. Car bien le passé de chacun·e, les gouffres
sûr le héros de Yannick Haenel ne fera pas ce qu’on peu à peu dévoilés de personnages
attend de lui. parfaitement construits.  
Spécial rentrée littéraire ↘ Yves Ravey
Taormine (Les Éditions de Minuit)
Au cours d’un voyage en Sicile, le narrateur
et son épouse tentent de dissimuler un accident
de la route qu’il·elles ont provoqué.
Pris à son propre piège, le couple s’enferre → Cloé Korman
dans un enchaînement de mensonges qui peu Les Presque Sœurs (Seuil)
à peu l’étrangle. L’excellent Yves Ravey se joue Six petites filles de deux familles amies,
avec virtuosité des codes du roman noir. les Korman et les Kaminski, sont
Une angoisse diffuse, dont arrêtées à Paris en 1942. Les Kaminski
l’origine est à chercher très loin parviendront à s’échapper, les Korman
dans le passé des protagonistes, mourront en déportation. Étudiant archives
plane sur son texte. Comme et témoignages, allant sur chaque lieu où elles ont
toujours avec l’auteur été internées, l’autrice retrace avec minutie leur
de Pas dupe, elle colle à son parcours sur le territoire français jusqu’à leur
narrateur, jeté dans la vie malgré départ pour Auschwitz. À travers ce récit aussi
lui et sans protection.   sobre qu’effroyable consacré aux cousines
de son père, Korman analyse le sort réservé
aux enfants juif·ves sous l’Occupation.  

↙ Emmanuel Carrère
V13 (P.O.L)
C’est la première fois qu’on ↓ Lola Lafon
a hésité à faire figurer ici un livre Quand tu écouteras cette chanson
de Carrère qui aurait pu n’être (Stock)
qu’un recueil de ses articles Une nuit dans le lieu où Anne Frank était
sur le procès (“V13” cachée, à Amsterdam, durant la guerre.
est son nom de code) L’autrice de Chavirer a tiré de cette expérience
des attentats terroristes le portrait inoubliable d’un personnage féminin
qui ont frappé privé de liberté, son thème de prédilection.
la France le vendredi Elle analyse la réception du Journal
13 novembre 2015. de l’adolescente, questionne notre rapport
58

Or l’auteur de Yoga, à l’Histoire et la façon dont l’Europe a choisi


en l’augmentant de se reconstruire après-guerre. Elle évoque
d’un tiers inédit aussi sa propre famille, dont une partie a été
et en le chapitrant déportée. Il faut lire ce livre
– révélant telle ou telle jusqu’au surprenant dernier
facette humaine des chapitre pour en mesurer
attentats comme du procès –, toute la richesse. 
parvient à en faire un véritable
récit, passionnant et haletant.

↘ Joseph Incardona
Les Corps solides (Finitude)
Anna vend des poulets rôtis dans une camionnette
pour assurer sa survie et celle de son fils Léo.
Lorsqu’elle perd tout, Léo tente de l’inscrire
à un jeu télé à la con (pléonasme). Téléréalité
anesthésiante, servitude volontaire des candidat·es
et une présidente de la République domestiquée
par une multinationale. Un polar mâtiné de fresque → Polina Panassenko
sociale et de radicalité politique qui incendie tout Tenir sa langue
ce qui tente de nous carboniser.   (Éditions de l’Olivier)
Partant d’une démarche pour retrouver
son prénom Polina transformé
en Pauline au moment de sa naturalisation,
Les Inrockuptibles №13

la narratrice de ce livre (qu’on suppose largement


autobiographique), née en Russie soviétique et venue
en France enfant, s’interroge sur son rapport
au langage. Mêlant passé et présent, l’autrice laisse
remonter ses souvenirs. Malgré quelques maladresses,
ce premier roman sait observer avec originalité
et humour la formation d’une personnalité tiraillée
entre deux langues.  
↙ Simon Liberati

Les livres à ne pas manquer


Performance (Grasset)
Renouant avec son goût des sixties et leurs → Mirwais Ahmadzaï
libertés transgressives, Simon Liberati signe Les Tout-Puissants
un texte rock et provocateur. Ici, un (Séguier)
écrivain septuagénaire, en couple avec Ex-Taxi Girl, compositeur
son ex-belle fille de 23 ans, est missionné et producteur de Madonna, star
par une boîte de production pour de l’electro : on ne s’attendait
écrire une série sur “l’époque dure” pas à retrouver Mirwais du côté de
des Rolling Stones. Celle de la drogue, la littérature. C’est pourtant un jeune
des trahisons et des disparitions. homme de 61 ans qui signe son
Des deux récits naît une histoire premier roman à la rentrée, une dystopie mettant en scène
crépusculaire sur l’amour, la mort la déambulation d’un certain Lazare à travers un Paris
et la culpabilité.   – et toute une société – gangrené par un logo (un svastika).
Un monde où toute humanité semble avoir été mise
à genoux par le capitalisme, le devenir-produit, objet
de consommation, de tout. Seule planche de salut :
les sentiments. Une drôle de balade, doublée d’une critique
des tout-puissants.

← Jean Rolin
La Traversée de Bondoufle (P.O.L)
“Lorsque Dieu a créé le lapin, s’attendait-il à ce qu’on le retrouve
si nombreux, de nos jours, à Aulnay-sous-Bois ?” Ainsi commence
le nouveau livre de l’inlassable marcheur écrivain qu’est Jean
Rolin. Son champ d’observation est ici ce territoire indistinct
entre ville et campagne, par endroits sauvage, qu’on peut
trouver aux alentours de Paris. La voix de ce Daniel Defoe
du XXIe siècle est plus salutaire que jamais.
Spécial rentrée littéraire → Colm Tóibín →
Monica Sabolo dans
Le Magicien (Grasset)
le jardin des éditions
C’est une famille où l’on ne sait pas comment s’aimer, Gallimard, à Paris,
c’est un écrivain célèbre, père de six enfants, qui repousse en juillet.
tant et si bien son désir secret pour les hommes que
celui-ci rejaillit dans son travail et lui inspire deux chefs-
d’œuvre (La Mort à Venise, La Montagne magique). Ce sont
des Européen·nes exilé·es en Californie, parce qu’ils et
elles ont dit non au nazisme, mais qui restent incompris·es
par les Américain·es. Après avoir travaillé la figure
de Henry James dans Le Maître, Colm Tóibín s’attaque
ici à Thomas Mann. Passionnant.  

↙ Emmanuelle Bayamack-Tam
La Treizième Heure (P.O.L)
Farah, adolescent·e intersexué·e,
← Idir Hocini a été abandonné·e par sa mère et vit
La Guerre des bouffons avec son père. Trois personnages
(Clique Éditions) qui prennent tour à tour la parole dans
Autre premier roman attendu de la rentrée, ce texte tissé, comme toujours chez l’autrice
La Guerre des bouffons met en scène “un enfant d’Arcadie, de citations issues autant
de deux révolutions, l’algérienne et la française, de la poésie classique que de chansons
qui en provoque une troisième”, selon populaires. Bayamack-Tam aborde ici
Idir Hocini, première recrue de l’écurie des thèmes déjà présents dans son œuvre,
littéraire Clique de Mouloud Achour. notamment les questions de genre.
Une histoire de soulèvements de cours d’école, On remarque pourtant
entre La Haine et Pagnol, pour raconter, dans les nineties, une évolution dans son
la mixité, les galères et l’espoir d’un minot de Bondy travail, un propos politique
fort en maths. Stylistiquement réjouissant et joyeusement désormais assumé et
bordélique !   une émouvante évocation
du vieillissement et de la
fin de vie.  

↘ Maria Stepanova
En mémoire de la mémoire (Stock)
60

Il y a une tendance russe en cette rentrée.


De tous les textes qui racontent l’ère soviétique,
pour la plupart écrits par des femmes,
le plus beau est celui de
la poétesse Maria Stepanova. ↘ Monica Sabolo
À travers la disparition de La Vie clandestine (Gallimard)
sa tante, elle raconte la vie Le 17 novembre 1986, en plein Paris,
quotidienne de sa famille en Joëlle Aubron et Nathalie Ménigon
Russie soviétique, ravive d’Action directe abattent froidement
un monde auquel les Georges Besse, le patron de la Régie
Occidentaux·ales ont eu Renault. À la même période, Monica
peu accès, et interroge sans Sabolo, enfant, grandit dans les eaux
cesse cette écriture de troubles d’une famille suisse bourgeoise,
la mémoire.   viciée par le secret, les ombres et la
Retrouvez la critique p.154. violence. Un septième roman politique,
intime et virtuose.  
Retrouvez la critique p.150.

Qui seront les lauréat·es du prix Les Inrockuptibles ?


Une troisième édition présidée par Christine Angot

En 2021, Christine Angot remportait notre prix Suivez toute notre actualité
pour son roman Le Voyage dans l’Est. Qui lui succédera sur lesinrocks.com :
cette année au titre de meilleur roman ou récit français ?
Les Inrockuptibles №13

Et qui le recevra dans les quatre autres catégories : → Mardi 6 septembre


prix du roman ou récit étranger, prix du premier roman Annonce de la première sélection (dix titres par catégorie)
ou récit, prix de l’essai et prix de la bande dessinée ? du prix Les Inrockuptibles.
→ Mardi 4 octobre
Annonce de la seconde liste (quatre titres par catégorie).
→ Mardi 25 octobre
Remise du prix Les Inrockuptibles.
Les livres à ne pas manquer 61 Les Inrockuptibles №13
17 ESSAIS
Spécial rentrée littéraire

Ethnologie et sociologie contre les angoisses


climatiques, les néoféministes face à l’emprise toxique
du patriarcat, les vertus de la littérature plutôt
que l’ultralibéralisme : et si la pensée pouvait sauver
le monde ? Texte Jean-Marie Durand

Q
ue des nouveaux
univers sortent
des débris de l’époque :
dans À l’est des rêves
– Réponses even à
la crise systémique (La Découverte/
Les Empêcheurs de penser en
rond), succédant à Croire aux fauves
(2019), l’anthropologue Nastassja
Martin poursuit son travail
aventureux visant à inventer, par
l’expérience de terrain (ici, dans
le Kamtchatka russe), une nouvelle
écologie des relations permettant
de vivre dans les ruines du
capitalisme productiviste. Son
enquête doit beaucoup à la pensée
de Philippe Descola qui, avec
62

Alessandro Pignocchi, revient


dans Ethnographies des mondes à venir (Seuil) sur la nécessité Avec Moi aussi – La nouvelle civilité sexuelle (Seuil),
d’organiser de nouvelles relations entre humains et non- la sociologue Irène Théry questionne la notion de
humains – soit imaginer un projet de société global consentement en défendant l’hypothèse d’une nouvelle civilité
et émancipateur, dont les sociologues Bruno Frère et sexuelle. Beaucoup de textes néoféministes – Mathilde
Jean-Louis Laville soulignent, dans La Fabrique Ramadier, Vivre fluide – Quand les femmes s’émancipent
de l’émancipation (Seuil), qu’il devra conjuguer la question de l’hétérosexualité (Éditions du Faubourg), Ovidie, Pussy
écologique et la question sociale. Power – Une ego-histoire du féminisme pro-sexe (La Découverte),
Pour Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Amia Srinivasan, Le Droit au sexe (PUF), mais aussi
Rousseau, autrices d’un pamphlet militant, Par-delà Marie Kock, Vieille Fille (La Découverte) – complètent
l’androcène (Seuil/“Libelle”), l’hécatombe du vivant oblige cette rentrée sous le signe de voix combatives, troublant les
à transformer de fond en comble nos modes de vie. S’orienter normes de genre.
dans ce monde abîmé, prendre la mesure de la fragilité Sur la question de l’identité culturelle, on se penchera
de la “zone critique” qui, à la surface de la planète, nourrit sur le beau récit du philosophe Paul Audi, Troublante Identité
les écosystèmes : c’est à ce geste de pensée que se livre (Stock), dont l’introspection existentielle interroge
Bruno Latour avec Réinventer la chose publique (Les Liens la complexité de ses clivages identitaires, entre son Liban
qui libèrent). natal et la France. L’identité nationale, rattachée à l’idée,
L’autre grande zone critique de notre temps reste la question dévoyée par les néolibéraux, de la République, fait l’objet
des violences sexuelles. Dans La Culture de l’inceste, coordonné d’un travail de déconstruction par le philosophe
par Iris Brey et Juliet Drouar (Seuil), un collectif Jean-Fabien Spitz dans La République ? Quelles valeurs ?
de chercheur·euses et militant·es interroge les ressorts (Gallimard).
anthropologiques de l’inceste, qui concerne une personne Autre fléau de notre époque : les violences policières, que
sur dix en France. Un système de domination dévoilé par documente Paul Rocher dans l’enquête Que fait la police ?
l’étude de l’amnésie traumatique, des rapports de pouvoir Et comment s’en passer (La Fabrique) qui, dénonçant
adulte-enfant, dans les règles funestes du patriarcat. l’emprise policière sur la société, esquisse les voies rêvées
Féminicides – Une histoire mondiale (La Découverte), également d’un monde sans forces de l’ordre.
ouvrage collectif, dirigé par Christelle Taraud, ouvre Au cœur de ce monde violent, il nous reste la littérature,
Les Inrockuptibles №13

le dossier de cette violence systémique exercée contre dont l’historienne Emmanuelle Loyer observe, dans
les femmes. Une analyse sur le temps long et placée dans L’Impitoyable Aujourd’hui (Flammarion), qu’elle n’a cessé
Marie Rouge · Nolwenn Brod

une perspective universelle qui met à nu cet autre mécanisme de nous aider à comprendre les crises de notre temps.
criminel de la domination masculine. Alors sachons mobiliser ces Pouvoirs de la lecture
(La Découverte), analysés par Peter Szendy dans un essai

inventif, pour conjurer les pulsions de mort qui pèsent sur
Iris Brey et Juliet Drouar. nos vies. La lecture a ce pouvoir-là, minimal et vertigineux :
Nastassja Martin. nous réapprendre à vivre, autrement.
“Une heure et sept minutes de bonheur” LE MONDE

AU CINÉMA LE

14
SEPT
20 BD
Spécial rentrée littéraire
En une

Placée sous le signe de l’expérimentation formelle


et des nouvelles écritures, cette rentrée multiplie
les propositions réjouissantes. Sélection.
Texte Vincent Brunner


Perpendiculaire
au soleil de Valentine
Cuny-Le Callet.
64

“B
uchenschmerz : mélancolie naissante à l’approche
de la fin d’un bon livre.” Dans l’hilarant
Valentine Cuny-Le Callet/Delcourt · Alex Baladi/Atrabile

La Revanche des bibliothécaires (éditions 2024),


Tom Gauld résume le sentiment qui sera
le nôtre en refermant les pépites de la rentrée. Difficile de se De manière plus ludique, l’illustrateur Martin Panchaud
remettre du choc esthétique procuré par Perpendiculaire au propose une expérience formelle radicale dans La Couleur des
Les Inrockuptibles №13

soleil (Delcourt), premier livre de Valentine Cuny-Le Callet choses (Éditions çà et là), qui raconte, grâce à des infographies
où, à coups de dessins et de gravures sur bois, elle correspond et pictogrammes, un polar biscornu. Avec le bluffant
avec le condamné à mort américain Renaldo McGirth sur Les Pigments sauvages (The Hoochie Coochie), Alex Chauvel
plus de 400 pages. expérimente avec le découpage de ses planches pour raconter
la chute et les mythes d’un empire microscopique.
Antoine Cossé, avec son style élégant mais toujours remuant,
imagine une société au bord du déclin dans Metax (Cornélius),
œuvre de science-fiction à plusieurs dimensions. Face aux
flamand. Avec Roxane vend ses culottes (Tanibis) au titre

Sélection BD
explicite, Maybelline Skvortzoff fait le touchant portrait
d’une jeunesse qui se cherche.
Après avoir revisité l’histoire du hip-hop US, Ed Piskor
déploie autant d’énergie à investir le genre de l’horreur.
envoûtantes pages improvisées par Zéphir pour La Mécanique Montrant des meurtres en temps réel sur le dark web, Red
des vides (Futuropolis), il faudra d’abord laisser de côté Room (Delcourt) est aussi hardcore que prenant. Colorado
la raison, avant que le sens de sa fable écologique n’apparaisse Train (Sarbacane), d’Alex W. Inker, s’avère moins éprouvant.
évident. Le mangaka Tsuchika Nishimura donne, lui, Si des ados enquêtent sur les meurtres commis par
dans la comédie fantaisiste avec La Concierge du grand magasin un cannibale, l’auteur reconstitue surtout un petit pan de
(Le Lézard noir), où la jeune Akino a pour client·es… des l’Amérique white trash des 90’s. Pierre-Henry Gomont, lui,
animaux anthropomorphiques. s’attaque, avec l’enlevé Slava – Après la chute (Dargaud),
D’autres auteurs et autrices de la rentrée ont davantage à la Russie de la même époque, celle qui a basculé dans le
les pieds sur terre, comme Ludovic Debeurme. Dans capitalisme effréné. Quant à Jeff Lemire, il brouille joliment
l’autobiographique La Cendre et l’Écume (Cornélius), les frontières entre fantastique et réalité dans Le Labyrinthe
il commence par élaguer un arbre avant de déterrer, avec inachevé (Futuropolis), où un père part à la recherche
la liberté de la rêverie, ses racines familiales. Fille d’expatrié·es de sa fille disparue. Enfin, Alex Baladi féminise Tarzan dans
américain·es, Sophia Glock livre un émouvant récit Saturnine (Atrabile), éclatant de couleurs et fourmillant
intime avec Passeport (Casterman) où, revenant sur son d’idées, à l’image de cette rentrée pleine de vie.
adolescence, elle perce un énorme secret de famille. Dans
le Journal inquiet d’Istanbul (Dargaud), Ersin Karabulut
retrace sa carrière de dessinateur en parallèle à l’ascension
politique d’Erdogan et la montée de
l’islamisme. Pour son grand retour,
Alison Bechdel cherche à comprendre
pourquoi l’exercice physique est
nécessaire à son équilibre dans Le Secret
de la force surhumaine (Denoël Graphic
– lire aussi p. 157).
Pour contrebalancer des romans
graphiques plus dramatiques, on peut
s’orienter vers des lectures plus légères,
comme les gags absurdes et graciles
de José Parrondo dans From Eggman
to Eggman (L’Association). De quoi

65
se remettre du bouleversant Keeping Two
de Jordan Crane (Édition çà et
là/L’Employé du Moi), mêlant amour et
deuil. Le cartoonist de L.A. y dépeint un
couple dont les membres, séparé·es
quelques heures, imaginent le pire l’un·e
pour l’autre. Clara Lodewick signe,
elle, une chronique sociale sensible avec
Merel (Dupuis) et son héroïne victime
de rumeurs dans un petit village


Saturnine
Les Inrockuptibles №13

d’Alex Baladi.
Les Inrockuptibles №13 66 Les rencontres

TIMIDE

ET SANS
COMPLEXE
Angela Steps
La Londonienne Shygirl puise dans

Les rencontres
les années 1990-2000 l’inspiration de
son premier album, Nymph . Aussi sexy
qu’inquiétant. Texte Carole Boinet

question dans notre numéro sexe 2021). La première claque


(mentale et charnelle) que nous nous sommes prise avec
elle s’appelait Uckers, morceau sombre et vrillé reposant sur
une boucle du cri poussé par Marion Crane dans Psychose,
léché par un groove dancehall. Shygirl y déposait alors sa voix
en spoken word, aussi envoûtante qu’inquiétante : “I don’t give
a fuck about you but I really keep on fucking/Til I fuck all of you/
No kissing, no hugging” (“Je n’en ai rien à foutre de vous
mais je vais continuer à vous niquer jusqu’à vous avoir tous·tes
niqué·es/Pas de baiser, pas de câlin”).
Aînée d’une fratrie de trois enfants, Shygirl grandit dans le sud
de Londres, bercée par les CD de ses jeunes parents férus de
soirées et de musiques – Aphex Twin, Björk, Destiny’s Child,
Mary J. Blige. Son père lui passe une VHS compilant certains
clips de Chris Cunningham, dont Frozen de Madonna et All Is

C
Full of Love de Björk, qu’elle regarde en boucle. En parallèle,
ela fait un certain temps maintenant que les l’adolescente se gave de jungle et de trance piochées sur
années 1990 sont de retour. On parle de rave, internet. “Ça m’a projetée dans le cyberespace et emmenée loin de
de trance, de dub, de Matrix. Récemment, la grisaille londonienne qui m’entourait”, nous racontait-elle lors
la rétromania a atteint le début des années 2000 de notre premier entretien en 2020. Très tôt, Shygirl comprend
avec la fameuse mode Y2K à base de lunettes teintées, qu’il s’agit moins, dans la vie, de plaire à tout le monde que de
crop top, gloss et r’n’b sucré. La Londonienne Shygirl se trouver soi-même et d’asseoir sa personnalité. “J’ai accepté
participe certainement de cette double renaissance, assez jeune de ne pas être normale. […] J’aime repousser mes
tout comme elle y puise son inspiration. Et pourtant, ne voir limites jusqu’à me mettre dans une situation inconfortable. J’aime

67
chez elle qu’un effet de mode, un pâle reflet du monde me lancer des défis : pourquoi est-ce que je me sens mal à l’aise à ce
contemporain dans lequel nous gravitons avec difficulté, moment précis ? Est-ce parce que j’ai peur du regard des autres ?”
bousculé·es par l’explosion des repères dans la grande
horizontalité d’internet, serait une erreur. Shygirl dit autant L’AUDACE ET LA MODERNITÉ
quelque chose de sa génération (elle est née en 1993), qui Elle se trouve une famille de cœur et d’esprit dans les soirées
semble chercher dans le fantasme des années 1990-début 2000 PDA, où gravitent des “creative people” lié·es au milieu de la
les principaux traits de son identité esthétique et musicale, mode, comprend qu’elle est moins intéressée par la fête en tant
qu’elle propose une musique bien à elle. que telle que par une certaine façon de la faire, tournée vers la
Il y a un peu d’hyperpop (lire sur le sujet p. 10) chez elle, musique et la notion de safe space. Mannequin, Shygirl arrondit
particulièrement dans son premier album, Nymph, attendu les fins de mois en mixant. “Un jour, je tombe sur un mix d’un
fin septembre. Cette pop électronique maximaliste et certain Sega Bodega qui me met en transe. Il jouait le lendemain,
hypertrophiée où les voix sont surtrafiquées, tordues pour donc je suis allée le trouver et depuis nous sommes les meilleurs
singer la robotisation en marche, où la culture dite populaire amis du monde.” Avec la DJ et productrice Coucou Chloé,
embrasse les expérimentations dites underground, où le le trio monte un label, Nuxxe, pensé comme un collectif, qui
curseur de l’irritation est poussé au maximum. Depuis une accueille notamment Oklou mais aussi les premiers morceaux
dizaine d’années, l’hyperpop est creusée par le label PC Music de Shygirl, produits par Sega Bodega. Une fois encore, l’audace
et son fondateur A.G. Cook, feue Sophie, Arca, 100 Gecs, et la modernité déferlent d’Angleterre.
Danny L Harle et bien d’autres, qui toutes et tous empilent des Huit ans après leur premier morceau, le perturbant et efficace
couches et des couches de pistes afin de réaliser d’immenses Want More, Shygirl et Sega Bodega travaillent toujours
millefeuilles sonores pour mieux dire la volonté de ensemble. Mais la jeune artiste a ouvert les portes de son
s’autodéterminer voire de se transcender. Mais ce n’est qu’une univers à d’autres, dans un souci de bousculade, de curiosité,
influence, incomplète, puisque les productions de Shygirl d’expérimentation. Ainsi de la productrice vénézuélienne Arca
conservent un minimalisme terrien, une présence charnelle, qui, plus qu’aucun·e autre, dit parfaitement le son de l’époque :
sa voix à elle ne s’aventurant pas dans les lacérations et exploration, saturation, membranes déstructurées, crissements
distorsions métalliques. de dents, freinages, accélérations, ruades, comme si le morceau
pop de facture classique ne suffisait plus à dire les …
UNE MOITEUR BRAVACHE
Les Inrockuptibles №13

Au contraire, Shygirl l’enroule en caresses r’n’b affirmées sur


des mélodies pop électroniques qui naviguent entre la trance,
la jungle, le UK garage, voire plongent dans la plus pure
déconstruction lorsque la productrice Arca est aux manettes,
mais nous y reviendrons. Le résultat est d’une moiteur
bravache. Et peut-être est-ce un certain érotisme humide qui
lie tous ses morceaux depuis ses débuts en 2016. Shygirl aime
parler de sexe (nous l’avions d’ailleurs interrogée sur la
Les rencontres → évolutions de notre temps. Arca donc, avec qui elle enregistra note porte le titre sublime du premier roman du poète Ocean
l’autotuné Unconditional en 2020 et que l’on retrouve à la Vuong, On Earth We’re Briefly Gorgeous (Un bref instant de
production du fracturé Come for Me sur Nymph. Elle y invite splendeur en VF, dont nous vous recommandons, au passage,
également Mura Masa, Danny L Harle, Karma Kid, Cosha, la lecture). À partir de ces bribes, elle freestyle, rédige, rature,
Noah Goldstein, BloodPop, Vegyn, Kingdom. recommence à blanc ou sur des beats que lui propose son
Si Shygirl écoute énormément de musique, elle ne met pas entourage artistique. Tout, ou presque, tient à cette confiance
la main à la composition et ne s’en cache pas. À elle de solaire et frondeuse qu’elle cultive soigneusement, prenant
communiquer le paysage sonore, l’ambiance sur laquelle elle garde à ne pas s’épuiser, s’essorer, se perdre dans le regard
souhaiterait poser sa voix. Les références sont déterminantes des autres. Une confiance bien éloignée de tout nombrilisme.
dans son approche musicale, et pourtant ne bouffent pas tout, Plutôt le sentiment profond et insouciant que le geste
laissant la création éclore et s’épanouir, loin du pastiche. artistique ne tient pas de la posture mais de l’expression de
Sur la terrasse de l’hôtel parisien où nous la retrouvons en sa propre personnalité, détachée des attentes, militante mais
pleine canicule estivale, elle nous explique écrire les textes de accueillant la légèreté.
ses morceaux à partir de phrases ou de mots chopés ici et là, Si ses clips malaxent son image à bloc, la Shygirl qui nous
puis soigneusement conservés dans la section “notes” de son raconte son histoire joue plus d’un rire communicatif
smartphone. Elle le dégaine, pour nous montrer. La dernière dévoilant un bijou accroché à ses dents de devant. “Je ne veux
pas faire de concessions. Ce qui m’intéresse,
c’est toujours d’expérimenter”, nous assure celle
qui a enregistré des featurings avec Slowthai
Très tôt, Shygirl et FKA Twigs. Dans cette double quête
d’allégresse et de secousses, de pop et de
comprend qu’il s’agit radicalité se niche le secret de la beauté
de sa musique, qui, au fil des ans, ne perd
moins, dans la vie, rien de son audace, extatique et mélancolique.
“I need somebody who’s gonna remind me”,

de plaire à tout chante-t-elle sur Missin U. Elle l’a déjà


trouvé·e.

le monde que de se Nymph (Because). Sortie le 30 septembre.

trouver soi-même.
Concert le 10 décembre à Paris (Trianon).
68
Les Inrockuptibles №13

Jacqueline Landvik
actπral
festival international des arts et des écritures contemporaines
22

09/09 - 09/10 - 2022


µarseille

Jeanne Balibar l Lázaro Benítez, Ricardo Sarmiento et Luis Carricaburu I Vincent Broqua I Théo Casciani I Romeo Castellucci I
Oscar Coop-Phane I Mercedes Dassy I Samira Elagoz I Matija Ferlin l Jérôme Game I Gauz I Liliane Giraudon & Robert Cantarella I Ian Hatcher I
Yasmine Hugonnet I Antoine Hummel I Silke Huysmans & Hannes Dereere l Anna Franziska Jäger & Nathan Ooms l Kayije Kagame I Smaïl Kanouté I
Kevin Lambert I Hélène Laurain & Hubert Colas I Marcus Lindeen l Antonija Livingstone I David Lopez I Thom Luz I Cécile Mainardi I Victor Malzac I
Cherish Menzo I Genevieve Murphy & Andy Moor I Mika Oki I Ayelen Parolin I Sophie Perez I Vimala Pons l Fabienne Radi I Soa Ratsifandrihana I
Noëlle Renaude I La Ribot I Emmanuelle Richard I Ula Sickle l Pau Simon I Abhishek Thapar I Laura Tinard & Héloïse Francesconi I Anne-Sophie Turion I
Magne van den Berg & Alexandre Ben Mrad & ERACM I Alexander Vantournhout I César Vayssié & Antoine Charbonneau-Demers I
Clément Vercelletto l Jeanne Vicerial & Volmir Cordeiro & Jérôme Mauche I Miet Warlop I Helena Wittman I Yasmine Yahiatene …

actπral est subventionné par

actπral est soutenu par


Artcena - Centre national des arts du cirque, de la rue et du théâtre I Centre national du Livre I Centre Wallonie Bruxelles à Paris I Conseil des Arts et des Lettres du Québec I Fondation d’entreprise Pernod Ricard I Fonds podiumkunsten - Performing Arts Fund I Kunstenpunt - Flanders Arts Institute I ONDA - Office national de diffusion
artistique I Pro Helvetia I Wallonie Bruxelles International

Les lieux et partenaires du festival


Mucem - Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée I La Criée - Théâtre national de Marseille I Le Zef - Scène nationale de Marseille I Le Ballet national de Marseille I KLAP - Maison pour la danse I Théâtre Joliette I Théâtre des Bernardines I Théâtre Toursky International Mareille l SCENE44 n+n corsino
I Montévidéo et Le Couvent de La cômerie I Friche La Belle de Mai I 3bisF - lieu d’arts contemporain I Théâtre des Calanques I L’Eracm : IMMS I Extra! Le festival de la littérature vivante - Centre Pompidou I FID Festival international de Cinéma Marseille I Cipm - Centre international de poésie Marseille I L’atelier des
artistes en exil I GMEM - Centre national de création musicale I Sissi Club I Cinéma La Baleine I Cinéma Les Variétés I Cinéma Le Vidéodrome I Cinéma Le Gyptis I Librairie L’Odeur du Temps I Librairie Histoire de l’Oeil I Librairie Mazette

Les partenaires média

www.actoral.org I Réservations : 04 91 94 53 49 - resa@actoral.org


À LA
Les rencontres

HAUTEUR
DES CIMES
Inspiré par Sète, une ville qu’il arpente depuis son
enfance, Benjamin Biolay signe Saint-Clair. Un dixième
album autobiographique, sentimental et sexuel, sous
influence The Strokes, Weezer ou The Flaming Lips,
qui invite aussi Clara Luciani. Du BB pur jus déjà promis
à tous les honneurs. Texte Franck Vergeade

À
peine le drapeau à damier déployé pour
couronner la tournée triomphale de
Grand Prix (2020) – hasard du calendrier,
70

Saint-Clair paraîtra le jour d’une ultime


date à la Fête de l’Humanité le 9 septembre –,
que Benjamin Biolay revient dans le circuit avec
son symbolique dixième album. Comme quoi, malgré les
conséquences de la pandémie sur l’industrie discographique
en général et les concerts en particulier, le chanteur aura
réussi à maintenir son rythme de sortie bisannuel depuis
Rose Kennedy (2001).
Pendant le premier confinement au printemps 2020, Benjamin l’énergie collective de la tournée de Grand Prix, Benjamin
écoutait en boucle le jubilatoire album des Strokes au titre Biolay a convoqué ses musiciens scéniques en version resserrée
absolument visionnaire : The New Abnormal. “Ce disque peut te (le guitariste Pierre Jaconelli, le claviériste Johan Dalgaard
faire pleurer en dansant, nous confiait-il alors. J’aime follement et le batteur Philippe Entressangle) puisqu’il joue lui-même
tout l’album, mais pour moi, le sommet en est Selfless : la voix des claviers, signe les arrangements et dirige l’orchestre,
de l’homme s’y mue en chant de l’ange. L’Ode to the Mets sera comme à son habitude éprouvée. Ébauché pendant le
mon hymne de liberté retrouvée.” Dès la deuxième plage de deuxième confinement de l’automne 2020 et mûri pendant la
Saint-Clair, la référence strokesienne s’entend ouvertement sur tournée, Saint-Clair lui donne envie de “faire la musique [qu’il]
Les Joues roses (le second single extrait, après l’imparable Rends aime”. Dans le tour bus, BB écoute pêle-mêle The Strokes,
l’amour !). Les clins d’œil à Julian Casablancas ne manquent The Growlers, Television, The Flaming Lips, Lou Reed,
pas, jusque dans les intonations vocales ou le phrasé, qu’on The Smiths… Au final, cela donne l’un de ses albums les plus
retrouve à plusieurs reprises (Petit Chat, Mort de joie, Forever) autobiographiques, dans lequel il projette sa propre vie
dans le déroulé de l’album. Dans la tête de BB, le point de en chansons : “J’y parle d’amour, de foi, de voyages, de qui je suis,
départ était clair comme la mer Méditerranée : “Je voulais faire de qui je ne suis plus et de qui je ne serai jamais.” Un disque-
un disque de rock analogique avec des textes. C’est la première fois miroir “sans trop de censure dans les textes, ni chercher midi
de ma carrière qu’il n’y a pas la moindre programmation ni à 14 h. Ce n’est pas le championnat du monde de métaphores !”
plug-in. Surtout, je suis devenu le chanteur d’un groupe. Cela fait
vingt ans que j’attendais ça.” DE VIEILLES OBSESSIONS
L’aveu n’est pas banal de la part de cet auteur-compositeur- L’un des points d’orgue de Saint-Clair s’intitule (Un) Ravel,
Les Inrockuptibles №13

interprète aussi stakhanoviste qu’exigeant. Profitant de qui, comme son titre le sous-entend, est inspiré par la fameuse
pièce pour piano de Maurice Ravel, Pavane pour une infante
défunte, composée en 1899. “Cela fait trente ans que je veux
écrire un texte sur cette ballade, qui est à la croisée de tout ce que
je suis. Je me plantais à chaque fois en prenant intégralement
Mathieu César

la mélodie de Ravel, alors que j’ai trouvé la formule en commençant


par mon flow qui se mélodise. Ravel, Debussy, Fauré, Poulenc,


À Sète, en 2022. ce sont nos Beatles ! Leur musique a changé le monde pour
Les rencontres 71 Les Inrockuptibles №13
Les rencontres

“Ce n’est pas impossible


qu’un nouveau chapitre
s’ouvre. J’ai le fantasme de
l’album sac à dos, qui voyage
partout dans le monde.”

→ toujours…” Rejoignant dès la première écoute les sommets


introspectifs de son répertoire (Négatif, À l’origine, La Superbe,
Ton héritage), (Un) Ravel voit son auteur se livrer sans détour :
“Je ne savais rien du monde simple mais beaucoup du compliqué/
Mon cœur de Vauban, une enceinte, dès lors s’est lentement
fissuré/J’ai tenté de me perdre dans l’intention de me retrouver.” Et
plus loin, il chante sans s’épargner : “Je suis mort une deuxième
fois sur scène dans le plus simple appareil/Je me plains, je me plains,
je me plains, mais dans le fond j’aime bien ça.”
À chaud, deux mois avant la sortie de Saint-Clair, Benjamin
Biolay le replace déjà, dans sa discographie, dans le sillage POINT D’ÉTAPE
d’À l’origine (son troisième LP, qu’il considère comme Au cours de sa carrière menée tambour battant depuis deux
le premier “sérieux et cohérent”) et de La Superbe. “Quand décennies, le natif de Villefranche-sur-Saône a paradoxalement
je réécoute des chansons comme Ma chair est tendre ou L’espoir appris la patience puisque son premier grand succès populaire
72

fait vivre, j’entends tous ces plans à la Weezer ou The Strokes. fut le double album La Superbe (2009), alors que le précédent
Le rock college en français est une vieille obsession qui remonte et plus évident Trash Yéyé en possédait déjà tous les atours.
à l’album bleu de Weezer.” Comme dans ses meilleurs Et s’il lui fallut encore dix ans pour triompher à nouveau avec
enregistrements, l’homme a l’art et la manière d’encapsuler Grand Prix, Benjamin Biolay sait qu’il a désormais un statut
toutes ses mélomanies. Quinze ans après son chef-d’œuvre dans le paysage hexagonal que peu de chanteurs et chanteuses
Trash Yéyé (2007), où il faisait déjà des œillades à The Smiths de sa génération peuvent lui disputer. De la même manière,
et New Order, BB continue de creuser son sillon en il n’a jamais manqué une occasion de pousser des espoirs
héritage mancunien (Les Lumières de la ville, De la beauté sur le devant de la scène, offrant ainsi des premières parties
là où il n’y en a plus, Pieds nus sur le sable), avant un finale à Clara Luciani alors qu’elle officiait encore en solo à l’époque
irrésistible en forme de feu d’artifice mélodique (la chanson de son premier EP, Monstre d’amour (2017). Les voir duettiser
Saint-Clair, inspirée par le mont Saint-Clair à Sète, aujourd’hui sur Santa Clara (double référence à Che Guevara
une ville qu’il arpente depuis sa plus tendre enfance et où et Clara Luciani) prolonge leurs rencontres scéniques qu’il et
il se réfugie à la moindre opportunité). elle s’accordent à répétition lors de leurs concerts respectifs.
“Je te fais encore ma propal/Tu es mon tu fondamental/Les chiens “En France, nous sommes désormais plus nombreux à faire de la
aboient et les années passent/Me tutoient/Et les autres plussoient, musique de qualité. En vingt ans, le niveau s’est incontestablement
moi j’y crois/Mais j’ai froid”, y confesse-t-il adroitement. élevé : Clara Luciani, Juliette Armanet, Pomme, Feu! Chatterton,
“Des albums, c’est mieux qu’un journal intime. Je suis de la November Ultra, et je pourrais en citer plein d’autres… Et tous sont
génération autofiction, admet Benjamin Biolay. J’ai grandi avec auteurs, compositeurs et interprètes. À l’époque, il y avait Keren
les livres de Bret Easton Ellis, qui sortait American Psycho Ann, Miossec, Dominique A, Philippe Katerine, Autour de Lucie
lorsque j’avais 18 ans. Dans mes chansons, je livre de manière et moi.” Artiste populaire qui n’a jamais oublié sa lente
intime mes sentiments, mes ressentiments, mes pressentiments. maturation sur scène, Benjamin Biolay réfléchit déjà à la suite,
Parfois, je peux m’autocensurer, comme avec Ton héritage que Saint-Clair pouvant clore avec son numéro symbolique la fin
je ne souhaitais pas sortir à l’origine. Avec le recul, ma manageuse d’un cycle discographique. “Ce n’est pas impossible qu’un
de l’époque a eu raison de me pousser à la publier.” nouveau chapitre s’ouvre. Je songe à partir enregistrer un jour
au Brésil avec des musiciens comme Rodrigo Amarante et Marcelo
Camelo de Los Hermanos, l’un des groupes les plus puissants
que je connaisse. Et j’ai toujours en tête cet album qui ferait la
Les Inrockuptibles №13

différence, comme Histoire de Melody Nelson de Gainsbourg,


Transformer de Lou Reed ou Pre-Millennium Tension de Tricky,
un disque que je vénère. J’ai le fantasme de l’album sac à dos,
qui voyage partout dans le monde.”

Saint-Clair (Polydor/Universal). Sortie le 9 septembre.


Concerts le 9 septembre à Brétigny-sur-Orge (Fête
de L’Humanité) et le 15 septembre à Paris (La Cigale).
CN D
AUTOMNE
2022
Filipe Lourenço, Danses partagées
ateliers amateurs, Amanda Piña,
Laurence Louppe, Julie Pellegrin,
Ballet de l’Opéra de Lyon, Elsa Dorlin,
Déplier baroque exposition, Hortense
Belhôte, Madeleine Fournier, Marie-
Geneviève Massé, Mickaël Phelippeau,
Gaëlle Bourges, Clédat & Petitpierre,
Bruno Benne, Béatrice Massin,
Georges Appaix
Centre national de la danse
cnd.fr
BANDE
Les rencontres

À PART
Où est passé l’esprit indé ? Ces derniers mois, on l’a croisé
chez des musicien·nes qui ont organisé leur vie, leur carrière
et leur travail dans des circuits parallèles, loin du mainstream.
Rencontres avec Félicia Atkinson, Leila Bordreuil et
Jim O’Rourke, trois figures différentes qui ont en commun
la singularité de leur indépendance. Texte Joseph Ghosn

↘↗
Félicia Atkinson.
Jim O’Rourke : trois musicien·nes, d’âges différents, qui
travaillent chacun·e au bord de son propre précipice, excavant
des gestes, des attitudes, des modes de vie dont la leçon
consiste à exister de façon durable.
Chacun·e est comme une alternative doucement posée face au
74

mainstream. Leurs musiques s’écoutent comme des annexes


de vie, des criques et des calanques qui imposent leur propre
atmosphère. Pour beaucoup, il s’agira surtout de bruits,
de sons. Pour nous, c’est simplement de la musique, belle à se
damner les oreilles. Mais après tout, il y a quarante-cinq,

A
quarante, trente-cinq ou trente ans, les bruits des Sex Pistols,
u milieu de l’été, un album intitulé Living de Throbbing Gristle, de My Bloody Valentine ne cherchaient
Torch, par l’Américaine Kali Malone, s’est aucune sérénité, ne proposaient aucun réconfort. Ils ont
hissé dès sa sortie en tête des ventes de pourtant fait bien plus que nous influencer ou nous faire
Bandcamp, le site qui regroupe la plupart danser sur des bombes, ils ont forgé ce que nous sommes en
des labels et artistes indépendant·es. Sa imposant leurs territoires tout contre celui du reste des flux
musique n’est pas forcément celle que l’on s’attend à voir en de bavardages d’un monde en accélération permanente.
tête des ventes (lire notre critique de l’album dans le précédent
numéro des Inrockuptibles ou sur notre site). Pourtant, dans le
petit monde des artistes éloigné·es du système contemporain
qui lie de plus en plus les grandes maisons de disques (majors
et gros indépendants) aux services de streaming (Spotify,
Deezer, iTunes), aux diffuseurs de vidéos (YouTube en tête),
aux réseaux sociaux (Instagram, TikTok…), aux organisateurs
de concerts gargantuesques (Live Nation, AEG…) et imposé
comme une norme, il s’est structuré d’autres formes, lieux,
territoires, manières de faire qui permettent à la musique
d’exister autrement.
Ces espaces alternatifs se sont constitués autour de Bandcamp,
et notamment durant les deux années de pandémie.
Le parallèle est saisissant avec les années 1980, avant que
le grunge ne fasse passer la musique indie au statut de
Les Inrockuptibles №13

mainstream et lorsque les groupes indépendants vivaient en


naviguant à travers des réseaux organisés autour de fanzines,
listes de distribution de cassettes ou salles de concert à peine
légales. Tout ceci est apparu assez clairement ces derniers
mois, en interviewant trois artistes, sans l’idée préconçue de
leur trouver des points communs. Rétrospectivement, leurs
façons de se construire se faisaient écho, notamment dans
le souci de l’indépendance. Félicia Atkinson, Leila Bordreuil,
Les rencontres
Félicia Atkinson :
puissance
de la parole
forme d’ombres”. Félicia a 41 ans. Pour déployer son art et sa

75
pratique, elle a fondé, avec son compagnon Bartolomé Sanson,
le label Shelter Press, défini comme “une pièce de notre maison”.
Un travail de famille permettant de garder une indépendance
artistique tout en éditant d’autres musicien·nes.
“Cette pièce, le label, est essentielle car elle nous inscrit dans une
Elle mêle ambiances communauté, chaque disque que nous avons sorti est particulier,
planantes et murmures un projet en soi qui, je l’espère, est durable et non juste un
phénomène de mode. C’est une responsabilité d’ajouter un objet
poétiques dans une œuvre dans le monde… Le travail est permanent mais c’est le type de vie
où l’on retrouve aussi que nous avons choisi.” Une vie qui tente d’apprivoiser le temps.
“Si je regarde mes héroïnes, comme Pauline Oliveros, Éliane
dessins, recueils de Radigue ou Etel Adnan, il s’agit de longues histoires. Je crois qu’il
textes et installations. y a une nécessité de silence, de secret, de retrait dans un travail
artistique.” Et dans ce secret nécessaire se dégage quelque
La Française est ainsi
chose de l’ordre de la discrétion absolue, de la nécessité,
une tête chercheuse, active presque de la timidité qui permet, face au flux ininterrompu,
depuis les années 2000. de prendre le temps. Et d’abord celui de l’hypnose provoquée
par le mélange très fluide entre la parole réverbérée de Félicia
et ses paysages sonores, doucement extatiques. …
Ses premiers travaux nous étaient parvenus sous la forme de
zines dessinés, de livres de poésie, de cassettes aux atmosphères feliciaatkinson.bandcamp.com
diaphanes et lectures amniotiques, de CD lancés au hasard des
réseaux physiques, comme depuis un désert situé aux confins
d’un rêve de Californie idéale. Plus récemment, sa musique a
pris la forme de disques portant en leur cœur (et en leurs
“Je crois qu’il y a
creux) une esthétique entre réductionnisme sonique,
atmosphères lancinantes, voix fantomatiques, harmoniques
une nécessité de
Les Inrockuptibles №13

inattendues, favorisant glissements des sens et des perceptions.


silence, de secret,
JP Mingard · Bartolomé Sanson

Cet été, elle a sorti son plus bel album, le hanté et limpide

de retrait dans un
Image Language (tout en participant au projet du ministère de
la Culture, Mondes nouveaux, lire p. 80). Un disque comme
un “monologue intérieur” mêle sa voix, ses sonorités planantes
aux souvenirs d’autres voix “comme celles de Marguerite Duras, travail artistique.”
Jean-Luc Godard, John Cage, Robert Ashley, Jean Negroni,
Emmanuelle Riva”, dit-elle. Des voix qui “se présentent sous Félicia Atkinson
Leila Bordreuil :
Les rencontres

ici et ailleurs
Ce matin, assise à la terrasse d’un café, rue Martel à Paris,
elle vous renvoie une énergie sans pareille : ce qui l’anime, face
à vous, c’est une envie très prégnante d’être en vie, et de
trouver le son absolu. Cette même vitalité sourd aussi de ses
Elle a passé son enfance entre disques et concerts à la manière d’une tension constante. Cette
Brooklyn et Aix-en-Provence, jeune musicienne, à peine trentenaire, fait partie d’une
génération qui cherche à renouveler la musique par le bruit.
où elle s’est immergée dans Durant l’entretien, elle expliquera que le petit tremblement qui
le mur du son des raves agite souvent ses mains lui a donné une technique pour jouer
de son instrument, le violoncelle, et le garder, surtout en
locales. Désormais, elle fait concert, toujours dans cet état de tension permanent.
partie d’une jeune génération Née à Brooklyn, d’une mère américaine anthropologue et d’un
de musicien·nes qui sculptent père français sociologue, puis installée dans le sud-est de la
France, à Aix-en-Provence, Leila Bordreuil, qui est retournée
la musique à partir du bruit. vivre à Brooklyn, est très tôt immergée dans le son. Très jeune,
76

Louise Desnos pour Les Inrockuptibles


Les Inrockuptibles №13
Les rencontres
Des œuvres dans lesquelles le son peut être dense, long,
intense, dévoilant des harmoniques parfois presque
psychédéliques, aux confins du bruit, de la noise. Est-ce cela
que Leila Bordreuil cherche ? “La noise, c’est la liberté totale :
il n’y a pas de majeure, de mineure, de requiem ou d’hymne,
ça ne te dit pas comment te sentir. J’ai l’impression en ce moment
que ma vie est comme la noise : je ne suis pas calculatrice, je n’ai
pas d’ambitions spécifiques de carrière, je vis au jour le jour,
je rencontre des gens, ils m’inspirent, je travaille avec eux et je vois
où ça me mène. Je suis libre et un peu perdue aussi : c’est la vie
en freelance, je ne sais pas quand arrivera le prochain chèque,
le prochain concert. Mais mon dieu, c’est le son ; je suis
à la recherche d’un son magique, pur, qui guérit, tue, retourne le
cerveau et affecte n’importe qui. C’est ce que j’essaie de faire dans
mes lives très physiques : même si tu n’aimes pas ma musique,
tu la ressens quand même…”
à Aix, elle assiste à ses premières messes musicales : des On comprend vite la singularité de Leila Bordreuil, qui, tout en
concerts techno, des raves aux alentours. “À une époque, semblant vivre entre deux mondes, entre la France où ses
les DJ du label BPitch Control Sascha Funke et Paul Kalkbrenner parents demeurent et Brooklyn où elle a organisé sa vie, est
avaient loué une villa et faisaient venir des gens comme Ellen d’une assurance très claire. Dans sa façon d’être et de jouer,
Allien. On faisait la fête là-bas.” À la même époque, à Aix, le il n’y a pas de place pour des compromis ou des entre-deux.

77
festival Seconde Nature invite des artistes comme Jeff Mills, Elle explique, par exemple, qu’elle fait partie d’un collectif
Carl Craig, Ryoji Ikeda, mais aussi des compositeurs comme à Brooklyn qui s’occupe d’une salle de concerts clandestine
Bernard Parmegiani, figure de la musique concrète. “J’ai été dont chaque membre s’est promis de ne pas en dévoiler le nom
stagiaire à Seconde Nature, raconte Leila, le festival était de peur d’y attirer trop de monde, de compromettre l’endroit
dirigé par un étudiant de mon père, qui était sociologue. Son élève et sa programmation. Une attitude tellement aux antipodes
faisait son doctorat sur la techno…” Elle se retrouve à 14 ans du tout-venant des réseaux sociaux qu’elle en apparaît d’un
dans des raves, avec ses parents venus là en sociologues, coup lumineuse, saine et totalement inédite. Pour vivre
en observateurs. “C’est sûrement ça qui m’a fait apprécier la heureux, vivons cachés ? C’est à peu près cela, même si
noise : le mur du son des raves, construit à partir d’une multitude Leila Bordreuil ne se cache pas et dit bien ce qui l’anime plus
d’enceintes. Chacun venait avec les siennes, une expérience ultra- que tout, cette quête dont elle parle sans cesse : “Je cherche
physique.” De 18 à 22 ans, Leila est DJ, mais arrête vite : toujours ce son, que je ne trouverai peut-être jamais.” Et l’on sent
“J’aimais la techno, mais les machines ne m’intéressaient pas. Ce qui bien, dans le fond de sa voix et de ses yeux, qu’il s’agit bien là
me plaît, c’est le processus des choses. Aujourd’hui, je n’utilise jamais de la chose la plus belle qui habite les musiciens les plus
de pédales d’effets.Tout est dans le choix du micro, avec le volume que précieux : une obsession si intime qu’elle en forge votre vie.
je choisis, le type d’enceintes, les amplis cassés…” Brian Wilson des Beach Boys, Kevin Shields de My Bloody
Partie à 17 ans faire ses études de philosophie et de musique Valentine, John Coltrane, Brian Eno ou les Japonais Satoshi
aux États-Unis, dans une université à une heure de New York, Ashikawa et Hiroshi Yoshimura : leurs œuvres sont hantées
elle découvre à 22 ans, grâce à une de ses enseignantes, le et l’on imagine bien celle de Leila s’inscrire dans ce même
travail de Maryanne Amacher, Éliane Radigue, Gérard Grisey. horizon entêté. Ces jours-ci, elle sort un lathe cut [vinyle
entièrement pressé à la main],
Snow Day, disponible via
Bandcamp qui contient deux
“Je suis à la recherche morceaux récents. Elle les a
envoyés par mail après notre
d’un son magique, pur, interview, et depuis leur écoute
se fait en boucle : leurs dix

qui guérit, tue, retourne minutes célestes et englouties,


Les Inrockuptibles №13

bourdonnantes et élevées font

le cerveau et qui affecte


déjà partie de notre panthéon
des sons les plus prenants
entendus cette année. “Je cherche
n’importe qui .” toujours ce son.” Elle n’est pas loin
de l’avoir trouvé. …
Leila Bordreuil
leilabordreuil.bandcamp.com
Jim O’Rourke :
Les rencontres

vivre sa vie

Figure de la musique
expérimentale et de la pop
depuis les années 1990,
membre de Sonic Youth au
début des années 2000,
il est installé au Japon depuis
quinze ans et se consacre
à une musique de plus en plus
personnelle, qu’il poste sur le
site Bandcamp ou fait écouter
lors de festivals exigeants.

Jim O’Rourke était récemment à Paris, lors d’un rare voyage


hors de son pays d’adoption. Ce jour-là, il revient des
répétitions de la pièce qu’il a conçue à l’invitation du GRM
[Le Groupe de recherches musicales de l’Ina] et de l’Onceim
[Orchestre de nouvelles créations, expérimentations et
improvisations musicales]. Flocking Gliders, Again and Again
I Have Heard sera jouée le lendemain, à la Maison de la Radio
et de la Musique, et ce sera la première fois depuis longtemps
que le compositeur et musicien viendra saluer sur scène, après
que son œuvre aura été interprétée. Les premières fois qu’on
78

l’a vu sur scène remontent aux années 1990, soit en solo terminé pour moi, je n’ai pas à m’en occuper et j’aime bien cette
(on se souvient d’un concert hilarant aux Instants Chavirés de idée.” Une façon d’oublier ? “Je n’ai plus envie de me prendre
Montreuil durant lequel il alternait morceaux instrumentaux la tête avec l’idée de sortir un disque. Surtout ces temps-ci : faire un
à la guitare acoustique et blagues de stand-up, ou encore d’un disque est devenu une folie. Il faut attendre parfois plus d’une année
autre au Louvre, tout électronique, mettant en musique le film et demie, sans parler de toutes les autres complications et toutes les
L’Homme qui rit), soit avec le duo Gastr del Sol qu’il a manœuvres pour promouvoir la musique. Ça ne m’intéresse pas.
longtemps tenu avec le musicien David Grubbs. On n’oublie Pour moi, l’histoire est close à la minute même où j’ai terminé la
évidemment pas les fois où il apparaissait sur disque et sur composition. Je ne veux rien avoir à en faire ensuite, je ne veux plus
scène, le long des dernières années du groupe, avec Sonic que cela prenne du temps de ma vie.” Un mode de vie, en quelque
Youth. À l’époque, Kim Gordon ne voulait plus toucher sorte, tout autant qu’une discipline musicale.
à la basse et c’est lui qui en jouait, tout en étant l’ingénieur du “La façon dont tout cela fonctionne va bien avec la façon dont
son, le producteur, le musicien multicarte de la bande. Les je vis. Je ne veux rien faire d’autre que travailler chez moi. Je n’ai
jours où Sonic Youth jouait à Paris, il n’était pas rare de croiser plus envie de faire de concerts, de répondre à des sollicitations.
Jim et Thurston Moore dans les magasins de disques de la Mettre en ligne des morceaux de façon très modeste me convient
ville, toujours un peu en retard sur le soundcheck. Mais depuis parfaitement. Je n’ai pas à l’imposer à qui que ce soit. On peut se
quinze ans, il vit au Japon, avec sa compagne la musicienne contenter d’écouter, selon son envie. Et puis la situation de ces deux
Eiko Ishibashi (elle a notamment composé la bande originale dernières années a changé les choses. Je me sens presque coupable de
du film Drive My Car). devoir utiliser du pétrole pour presser des disques : il faut vraiment
Dans cet exil volontaire, Jim O’Rourke a conçu un système que cela en vaille la peine.” Ce qui préoccupe Jim O’Rourke
de vie comme en autarcie, sortant peu de disques physiques, désormais, c’est bien la possibilité de passer son temps
mais égrenant de façon presque invisible et silencieuse sur à travailler, étudier, composer, à sortir du spectacle pour se
Bandcamp des compositions toujours splendides et qui concentrer sur le travail. Ses journées se déroulent ainsi : “Je me
n’existent que là. On en trouve une cinquantaine. “Les vingt réveille, nous prenons un café avec ma compagne Eiko Ishibashi,
premiers étaient des enregistrements épuisés. Le reste, ce sont des je fume plusieurs cigarettes. Eiko a son studio à l’étage et le mien est
choses sur lesquelles je travaille continuellement, et ces compositions dans une petite remise juste à côté de la maison. Nous travaillons
se retrouvent le plus souvent sur un disque dur. J’apprends à chacun de notre côté, parfois jusqu’à 22 h, au moment de se
chaque composition quelque chose de neuf et ça me convient ainsi, retrouver pour faire le dîner. Je mets alors un épisode de Law and
Les Inrockuptibles №13

Livia Saarvedra · Renaud Monfourny

pas besoin d’en faire plus. Et puis, parfois, je me laisse aller et je Order (New York, unité spéciale en VF) : je les ai tous vus, ils ont
poste une pièce. Ce que j’aime, à propos de Bandcamp, c’est qu’il tous la même structure qui est impeccable pour minuter le temps de
n’y a pas d’enjeu : je mets ça là sans rien dire et les cinquante cuisine. Les trois premières minutes se terminent par une blague
personnes que cela intéresse le sauront et écouteront. Ensuite, c’est d’un des personnages sur un cadavre… Je n’ai même pas besoin de
regarder, juste d’écouter. Ensuite, nous dînons, puis nous regardons
un film ou deux. Et idem pour la journée suivante, on recommence
et j’adore ça !” Un tel train de vie, qui oscille entre la vie de
bureau rêvée ou celle du séminaire expérimental ininterrompu
ne s’invente pas, elle se construit. L’indépendance nécessite ↓

Les rencontres
Jim O’Rourke en 1997.
une architecture. Jim O’Rourke l’a compris très tôt,
en rencontrant à 16 ans, dans les années 1980, celui qu’il
considère comme un second père, le guitariste anglais Derek
Bailey, qui est, dit-il, le premier artiste qu’il a rencontré et qui
faisait en sorte de faire coïncider son art avec sa façon de vivre.
À plus de 50 ans, comment une telle indépendance est-elle
jouable ? Réponse instantanée : “Il faut vivre très modestement.
La clé est de travailler comme un malade quand on a 30 ans, “Mettre en ligne
des morceaux
de mettre de l’argent de côté, de ralentir un peu quand on en a 40,
mais de continuer tout de même et puis de ne plus faire que ce que

de façon très
l’on veut à 50 ans, en ayant un train de vie très calme.” Et si,
en 2022, c’était cela qui comptait le plus : trouver son bonheur
dans le quotidien et dans la musique qui se construit jour après
jour, comme en un état de recherche permanent, parvenant
à se sortir des flux sociaux, pour inventer son propre
modeste
territoire ? En cela, Jim O’Rourke est bien ce pionnier qu’on
a toujours su qu’il était, dans son œuvre et la manière de la
me convient
mener. Un pionnier, un modèle de vie heureuse.
parfaitement.
steamroom.bandcamp.com
Je n’ai pas
à l’imposer
à qui que ce soit.”
Jim O’Rourke

79
Les Inrockuptibles №13
L’avenir
Décryptage

à l’œuvre
Programme de soutien
impulsé en 2020, Mondes
nouveaux accompagne
les projets de plus de
400 artistes. Avec, au centre
des enjeux de ce laboratoire
créatif à grande échelle,
l’émergence spontanée
de thématiques communes
et une appétence aiguë pour
les pratiques collectives.
Texte Ingrid Luquet-Gad

←↗
LBO, centre d’art
créé par Mohamed
El Khatib et la
Mohamed El Khatib

compagnie Zirlib au
sein de l’Ehpad Les Blés
d’Or, près de Chambéry,
associe artistes et
résident·es.
Décryptage
“A
u début, j’avais suggéré qu’on appelle cela
‘Portraits du temps’”, se souvient Bernard
Blistène. Finalement, c’est le nom de
Mondes nouveaux qui aura été retenu.
Il n’empêche, l’esprit est resté : il offre une
tranche sur le vif des créateurs et créatrices du présent, faisant
saillir tout autant ses lignes de force qu’il révèle ses dynamiques
encore tapies en germe. Lancé en 2020 par le ministère de
la Culture, le programme de soutien à la création artistique,
doté de 30 millions d’euros, naît durant la crise sanitaire,
période des relances et des tentatives de voir au loin malgré
les horizons bas et bouchés. Aujourd’hui, les premiers des
264 projets de commandes publiques ont vu le jour. Depuis ce
mois de mai et jusqu’à l’été 2023, ils trouveront leurs marques,
rencontreront leurs lieux et leurs publics. À travers le territoire,
en association notamment avec le Centre des monuments
nationaux et le Conservatoire du littoral, l’initiative réunit plus
de 400 créateur·trices, dont 60 % ont moins de 40 ans. Venu·es
des arts plastiques, de la scénographie, de la mode, de la
musique, de l’écriture, du théâtre ou de la danse, ils et elles
serpentent entre toutes ces catégories prédéfinies, cheminant
jusqu’au point asymptotique où les disciplines se rencontrent
et les médiums s’indistinguent.
Pour s’accorder aux désirs des artistes, il aura d’abord fallu
inventer d’autres modes d’accompagnement et de production.
Ancien directeur du musée national d’Art moderne au
Centre Pompidou, Bernard Blistène préside et pilote l’initiative
depuis ses débuts. La première étape, raconte-t-il, fut de
constituer une équipe de recherche, afin de rédiger
collectivement la déclaration d’intention et de mettre en place

81
l’appel à manifestation d’intérêt (AMI)en juin 2021. “J’avais
comme idée directrice pour le comité de réunir des personnes qui ne
se connaissaient pas encore. Lorsque vous mettez ensemble des Parmi la trentaine de projets d’écrivain·es accompagné·es, tous
professionnels issus du même horizon de savoirs et de compétences, dépassent le simple soutien à “l’écriture solitaire”, selon les
le résultat tombera presque toujours dans la surenchère. Or, lorsque termes de Lucie Campos. Ils sont situés, polyphoniques,
vous faites le pari inverse, les préoccupations, les centres d’intérêt, dialogués, parfois performés, musicaux ou oraux. À l’exemple
les perspectives et la curiosité des uns et des autres s’exaltent”, du travail d’Hélène Frappat, écrivaine et critique de cinéma,
raconte-t-il fin juin depuis Marseille, qui accueillait la faisant œuvre de prosopopée pour réveiller les morts portés
performance-procession de Sébastien Thiéry du collectif en chacun·e en organisant des ateliers d’écriture à Saint-Denis,
Perou, dont le projet de recherche-action urbaine aboutira avec, à terme, une restitution de ce “nous” collectif sous la
à la mise à flot, en 2024, d’un navire européen de sauvetage forme d’un oratorio à la basilique de Saint-Denis – dès lors
en pleine mer. Son nom ? L’Avenir. plus simplement réservée aux défunt·es royaux et royales.
“Mon implication au sein du comité artistique est née d’un coup Ou encore cet autre exercice d’écriture collective avec les
de fil de Bernard Blistène, que je ne connaissais pas encore. Il m’a habitant·es d’un lieu, porté par la poétesse et traductrice Lucie
proposé, ainsi qu’aux sept autres membres [Ronan de Calan, Taïeb qui consacre, depuis l’étang d’Hyères, son projet à
Julien Creuzet, Rebecca Lamarche-Vadel, Bruno Messina, “cet élément supplémentaire nous entourant, qui n’est ni l’air, ni
Caroline Naphegyi, Chloé Siganos et Noé Soulier], d’écrire l’eau, ni le feu mais la pollution”. Pour Chloé Siganos, en charge
ensemble une nouvelle manière de travailler avec les artistes”, des spectacles vivants au Centre Pompidou et au sein de
raconte Lucie Campos, directrice de la Villa Gillet à Lyon et Mondes nouveaux, le “changement de pratique” qu’aura permis
en charge d’accompagner, pour Mondes nouveaux, les projets l’appel à projet constitue le point fort de l’initiative. “Les artistes
d’écriture. “Pour les écrivains et écrivaines, ce genre d’appel à projet nous ont proposé des projets uniques qu’ils n’ont pas l’habitude
large est très rare. D’ordinaire, ils et elles ont accès à des bourses de faire en salle ou en tournée. Par les déplacements entre les
d’écriture très structurées, proposées par le Centre national du livre. disciplines, cela apporte beaucoup à la pratique en elle-même, et pas
Ici, il n’était pas question de redoubler les dispositifs existants, et la seulement au résultat.”
nature des projets le reflète : ils avaient beau être en germe dans
la tête des uns et des autres, ils ne trouvaient pas encore leur place. LA RÉPARATION EN QUESTION
La boîte de Pandore et des possibles a été ouverte.” Parmi les tout premiers événements à avoir vu le jour se trouve
Les Inrockuptibles n°13

Le Kraken du scénographe Khaled Alwarea. Inauguré le 4 mai


aux Subsistances à Lyon, le dispositif relie les bâtiments
du site afin de ménager en son centre une scène en bois recyclé,
écrin invitant d’autres artistes à s’y produire à leur tour.
Des structures à vocation pérenne émergent également,
à l’instar du centre d’art porté par le metteur en scène et
réalisateur Mohamed El Khatib avec la compagnie Zirlib.
Implanté au sein de l’Ehpad Les Blés d’Or près de …
“Les artistes reflètent
Décryptage

combien le changement
est long et nous dépasse.”
Bernard Blistène

→ Chambéry, LBO Centre d’Art associe résident·es et artistes


82

invité·es au sein d’une médiation culturelle partagée.


Quel portrait alors est-il dessiné par les désirs des artistes de
l’époque, celle-là même qui, selon les mots de Lucie Campos,
“se recentre et se repositionne collectivement” ? Pour Bernard pour elle d’aborder, au cœur de l’institution, les non-dits des
Blistène, il s’agit avant tout “d’un esprit collectif très prégnant, paroles, symboles et monuments officiels. “La première étape
comme si beaucoup avaient conscience qu’il fallait réfléchir, était l’ouverture du deuil, liée à la question d’accepter le choc et
produire et inventer en commun”. Au total, ce sont 85 collectifs la violence liés à la colonisation, encore cachée en France, de mettre
représentés, dont la moitié se sont constitués pour l’occasion. au jour encore et encore ces violences”, raconte-t-elle, à propos
“Au niveau de la nature même des projets, les grands sujets de de son geste “fanonien” de prise en charge du deuil et du
société sont évidemment au premier plan. À mon sens, les artistes trauma par le biais d’un rituel de soin collectif lors d’une soirée
n’ont pas vocation à être des lanceurs d’alerte car ils opèrent plutôt dédiée aux personnes racisé·es et pensée comme la construction
à un autre niveau. Ils tirent parti de ce qui fait la beauté d’une concrète d’“une tentative d’alternative”.
œuvre : qu’elle possède sa propre autonomie tout en changeant notre En résonance, Bernard Blistène constate : “Chez cette génération,
regard sur le monde.” S’il évoque, comme arrière-plan, la il n’y a pas d’amnésie, contrairement à ce qui a pu être le cas dans
question partagée de la réparation, un terme qu’il emprunte le post-moderne des années 1980-1990. Aujourd’hui, les artistes
au titre du livre de l’écrivaine Maylis de Kérangal, Réparer reflètent combien le changement est long et nous dépasse, ce que
les vivants (2014), les possibilités de l’action depuis le présent l’on tend à oublier dans une société de vitesse et d’accélération.”
se reconquièrent en replongeant dans le temps long de À l’échelle de Mondes nouveaux, la photographie d’un certain
l’histoire – ses angles morts à déconstruire, plutôt que sa instant donné aura également vocation à être évaluée à l’aune
filiation subie comme inéluctable. de son inscription dans la durée. On sait, par l’histoire de l’art,
à quel point les pratiques collectives, participatives ou socialement
UN APPRENTISSAGE À PROLONGER engagées furent, de la part des artistes, élaborées en réaction
Cette conscience d’une réparation adressée aux vivant·es aux périodes néolibérales marquées par le démantèlement
d’aujourd’hui, la plasticienne Gaëlle Choisne s’en empare de l’État providence – comme cela fut le cas, récemment, en
à bras-le-corps. Le 10 mai, le jour de la commémoration Europe au tournant des années 2010.
de l’abolition de l’esclavage, était lancée au Palais de la Pour Chloé Siganos, il en va bien d’un apprentissage
Porte-Dorée à Paris la première itération de son cycle de à prolonger : “Ces artistes, après Mondes nouveaux, on les reverra
Les Inrockuptibles n°13

performance-chorégraphie Monument aux Vivant·e·s. Manière dans d’autres contextes, mais c’est également un exercice qui,
à long terme, sera intéressant pour les institutions.” Ce soutien
élaboré en réponse à un certain contexte a valeur de
↑ symptôme. Il peut également devenir synonyme d’impulsion,
Le Kraken, espace conçu par
à condition que les artistes se le réapproprient en l’accompagnant
le collectif syrien UV Lab
Mike Shnsho

et signé par Khaled Alwarea,


d’une réflexion de fond sur les fonctionnements et dispositifs
Mike Shnsho et Layla Abdulkarim institutionnels – et ce, au-delà de cette aide ponctuelle à des
aux Subsistances, à Lyon. projets spécifiques.
“Le seul film
Les rencontres

possible était
celui de
la bagarre”
Malgré deux longs métrages récompensés cette
année, Claire Denis entretient un rapport toujours
inquiet à son cinéma. Rencontrée à l’occasion de
la sortie d’Avec amour et acharnement, la cinéaste
nous raconte ses tournages, son attention au
souffle et sa quête du film idéal.
Texte Jean-Marc Lalanne Photo Julien Mignot
84

C

ela fait plusieurs décennies que Claire Denis À Paris, en juillet.
voyage dans le cinéma. Pas seulement le cinéma
français d’ailleurs. Vraiment le cinéma mondial.
Peu de réalisateurs et réalisatrices ont eu une
trajectoire aussi vagabonde. Pendant une As-tu l’impression que ton travail a passé cette
quinzaine d’années, son parcours d’assistante réalisatrice la année, avec les prix que tu as reçus à Berlin puis
mène des plateaux de Rivette, qu’elle considère toujours à Cannes, un cap de reconnaissance ?
comme une de ses grandes figures tutélaires, à ceux de Berlin Claire Denis — Je vis mon travail essentiellement comme
ou des États-Unis (pour assister Wenders sur Les Ailes du désir un effort personnel. L’anxiété ne peut pas s’arrêter simplement
ou Paris, Texas, ou encore Jarmusch – Down by Law). en raison de l’accueil qui lui est fait dans un festival. Je n’ai pas
En 1988, elle signe son premier film, Chocolat, évocation fine pensé que la perception de mon travail franchissait un cap.
et acide de son enfance dans l’Afrique coloniale. Suivent J’ai plutôt le sentiment que c’est un effet du hasard. J’avais déjà
notamment J’ai pas sommeil (1994), Beau Travail (1999), reçu, il y a longtemps, un prix important : le Léopard d’or
Trouble Every Day (2001), White Material (2010), High Life au festival de Locarno en 1996 pour Nénette et Boni. J’en garde
(2018), où elle poursuit et affine un cinéma atmosphérique, un beau souvenir, le plein été, les lacs, le côté jouisseur de
sismographiant les plus subtiles nuances du désir et la façon ce festival… J’en avais plus profité. Alors que quand j’ai reçu
dont il affecte les corps. le prix à Berlin, j’étais dans une précipitation pour monter
En 2022, Claire Denis a réussi un beau coup d’éclat : les deux Stars at Noon pour Cannes. L’enchaînement a été très rapide
films qu’elle a enchaînés ont obtenu un prix important en et  à la fin, j’étais un peu assommée. Je n’ai toujours pas senti
festivals. Avec amour et acharnement, adaptation d’un récit de vraiment de la joie. Et, profondément, le fait de recevoir
Christine Angot avec Juliette Binoche et Vincent Lindon, a des prix ne modifie pas la vision, toujours un peu inquiète,
remporté le prix de la mise en scène à Berlin, tandis que le film que j’ai de mon travail.
suivant, tourné au Panama d’après le roman Stars at Noon de
Denis Johnson, a reçu le grand prix au dernier Festival de N’as-tu pas le sentiment que la reconnaissance
Cannes. Comment la cinéaste vit-elle un si soudain plébiscite ? de ton travail passe beaucoup par l’étranger,
Qu’est-ce qui s’est modifié dans la perception de son œuvre ? donc par les jurys internationaux des festivals ?
Les Inrockuptibles №13

Nous avons eu envie de commencer par là cette discussion Plutôt qu’une institution exclusivement
alternant les commentaires sur son travail récent et un regard française comme les César par exemple où,
rétrospectif sur le chemin parcouru. aussi étonnant que cela puisse paraître, tu n’as
jamais obtenu une seule nomination dans la
catégorie réalisation ou meilleur film...
Cette évolution favorable que tu décris, je l’ai un peu sentie en
effet d’abord aux États-Unis, ou en Amérique latine. Je me suis
dit : “Tiens, pour eux, je suis un peu à part. Ils m’accordent une …
Les rencontres 85 Les Inrockuptibles №13
Les rencontres → attention particulière.” Quant aux César, les films doivent être
plus conformes à quelque chose qu’on attend du cinéma
français – des films qui parlent de la société française, une
certaine façon d’occuper le centre. Je vois bien que mes films
ne correspondent pas tout à fait au cinéma dans lequel la
majorité des votants se projette. différentes possibilités que vos collaborateurs vous proposent.
Mais ça me paraît le plus souvent assez simple. Il y a toujours
Avec amour et acharnement et Stars at Noon une possibilité qui capte plus qu’une autre et qui fait qu’on se
paraissent composer une sorte de diptyque sent souvent choisie par ce qu’on choisit. Je me demande
autour de quelque chose qu’on pourrait par ailleurs si le fait de devoir en permanence tout choisir sur
résumer par le désir et le danger… un tournage n’insensibilise pas un peu la notion de choix
Je ne l’ai pas du tout conçu comme ça. Stars at Noon est un en dehors. Dans la vie de tous les jours, ça m’ennuie presque
projet que je porte depuis plusieurs années – c’est en de devoir choisir. Mais j’aime bien avoir choisi. Ça donne
apprenant la mort de Denis Johnson que j’ai eu envie le sentiment d’avoir vaincu ce truc un peu terrible qui est
d’adapter son roman. Avec amour et acharnement, en revanche, d’avoir à choisir.
s’est monté très vite. Mais en montant les deux films dans un
temps assez proche, je me suis rendu compte, presque en riant, Pour utiliser un mot très contemporain, penses-
qu’ils résonnaient vraiment ensemble. tu que le personnage de François (Grégoire
Colin), cet ex qui revient comme un tourment,
Avec amour et acharnement est ton deuxième est un homme toxique ?
long métrage, après Un beau soleil intérieur Non, je ne le crois pas. Est-ce qu’il se venge ? Je ne le pense
(2017), écrit avec Christine Angot. Qu’est-ce pas. Après, on peut se demander s’il n’y a pas un fond toxique
que cette collaboration a apporté à ton travail ? dans certains moments de toute relation amoureuse. Mais moi,
Avant Un beau soleil intérieur, j’avais même filmé au centre je n’emploierais pas ce mot.
d’art du Fresnoy une lecture qu’elle avait d’abord organisée au
Festival d’Avignon (Voilà l’enchaînement, 2014). Il y a quelque Depuis tes premières réalisations, le désir dans
chose de joyeux dans notre collaboration. On travaille très vite. tes films prend souvent un tour très cruel,
Ce film-là est adapté de son livre Un tournant de la vie. comme dans Beau Travail, ou très violent,
Et l’élément du livre qui a donné l’élan au film, c’est je crois jusqu’à la dévoration, dans Trouble Every Day…
le balcon. Dans Un tournant de la vie, le balcon est vraiment En lisant des journaux scientifiques, j’ai souvent été frappée
l’espace de l’homme, le lieu où il se retranche, pour téléphoner, par cette phrase qui fait rêver : “L’univers est en expansion.”
fumer… Je voulais que ça soit exactement comme ça et Quand on désire quelqu’un, on se sent exactement comme
j’ai passé beaucoup de temps à trouver le bon appartement cela : en expansion. Et c’est évidemment d’une intensité très
avec le bon balcon. C’est cette organisation de l’espace qui a rare. Mais le désir, c’est aussi ce qui peut annihiler cette
fait naître le film : le dehors et le dedans, la circulation de aptitude de tout être humain qui est de se mettre à la place de
86

l’un à l’autre, le haut et le bas, puisque, à plusieurs reprises, des l’autre. On le voit bien, par exemple, en lisant des faits divers.
personnages sont filmés en hauteur (sur le balcon, à une Le désir propulse toute la brutalité dont on est capable.
fenêtre…) tandis que d’autres communiquent avec eux d’en
bas… Ensuite, avec Christine, nous avons convenu que nous À un moment donné, le personnage de Sarah
transformerions un certain nombre d’éléments. Le récit de dit : “Une phrase, c’est un souffle.” Et c’est
Christine est en lien avec sa vie. Je connais les personnes dont particulièrement vrai dans la littérature de
sont inspirés les personnages. Je ne voulais pas qu’ils deviennent, Christine Angot. Mais penses-tu qu’un plan,
dans mon film, des doublures de personnes existantes, que c’est aussi un souffle ?
je connais, et vis-à-vis desquelles j’aurais été mal à l’aise. Je crois aussi. Mais un souffle assez variable. Dans un film, on
sent parfois qu’il faudrait pouvoir respirer un peu plus. Moi,
Le sujet du film n’est-il pas la difficulté, je suis asthmatique. Donc quand Christine écrit “une phrase,
l’impossibilité peut-être, de faire des choix ? c’est un souffle”, je sais très bien de quoi elle parle. Avoir
Il est vrai que le dernier choix que Jean propose à Sarah est le sentiment d’avoir le souffle court, quand on essaie de dire
écrasant. Je crois que, moi-même, je ne suis pas vraiment quelque chose d’important, quand on n’est pas sûre d’arriver
quelqu’un qui fait des choix. J’en fais dans mon travail. Faire au bout, qu’on nous empêche, je sais ce que c’est. Mais dans
des films consiste quand même à choisir toute la journée entre ce film, je savais que certains plans devaient être coupés au
souffle. On y trouve assez peu de plans-
séquences. Je voulais que quelque chose
de haletant domine le rythme interne du
“Quand on dit que film, même s’il ménage aussi d’autres
respirations, dans les scènes où Jean est

je fais du cinéma seul par exemple.

intello, je ne sais Rarement, dans ton cinéma, les


acteurs et actrices n’ont eu un jeu

même pas ce que


aussi extériorisé. Souvent, tu aimes
filmer les comédien·nes dans
Les Inrockuptibles №13

des états un peu mutiques, songeurs,


ça veut dire.” de très près, au plus proche de leur
intériorité. Ici, il y a presque des
scènes d’explosion à la Cassavetes.
C’est aussi beaucoup l’apport de
Christine. Elle aime ces enchaînements de phrases qui sont
comme des bagarres physiques. La phrase est un souffle mais
elle est aussi un coup. Il s’est trouvé que ces deux acteurs-là,
Juliette Binoche et Vincent Lindon, en avaient envie. Ils Dans La Nuit américaine, Truffaut dit un peu

Les rencontres
auraient pu freiner cette direction d’extériorisation brutale des l’inverse. À savoir qu’il y a d’abord le film idéal,
émotions, mais ils l’ont plutôt accentuée. Ils ont abordé les dans la tête du ou de la cinéaste, puis toutes
deux scènes d’engueulade avec un engagement démultiplié, les négociations avec le réel, la production,
tels deux poids lourds sur un ring. Comme s’il y avait là les aléas du tournage, les acteurs et actrices,
quelque chose qu’ils attendaient. Comme tu l’as remarqué, qui l’emmènent ailleurs. Pour Truffaut, le travail
j’ai rarement filmé ça, je n’en ai peut-être jamais eu envie. consiste justement à gérer cet atterrissage
Mais là, je me suis sentie portée dans cette direction. Le seul du film idéal sur le terre-plein du réel.
film possible était celui de la bagarre. Je comprends très bien ce qu’il dit. Et je le ressens souvent au
moment du montage. Où il s’agit de remodeler des choses,
Est-ce que faire des films a été souvent pour toi d’en rattraper certaines. Mais j’ai besoin, pendant le tournage,
une bagarre ? de ne pas renoncer trop vite au film idéal. Je sais ensuite qu’il
Oui, quand même. Il faut d’ailleurs souvent se battre contre y a une chute violente et que le temps du montage est celui qui
soi-même. Je n’aime pas les conflits. J’aime encore moins l’idée permet justement de remonter. Un autre combat commence,
qu’en s’engueulant avec un acteur ou une actrice on obtient qui est le résultat de plusieurs échecs. Je pense aussi que
quelque chose de fort qu’on n’aurait pas obtenu autrement. Truffaut dit ça parce qu’il tournait en pellicule. Et qu’à
Cependant, à l’intérieur de moi-même, je me sens en état de l’époque, presque chaque soir, les chefs de postes visionnaient
lutte, avec l’angoisse, la peur, la possibilité de ne pas trouver, ensemble les rushes. C’était probablement un moment où on
de trahir ce qui pourrait être le mieux pour le film. Le combat, tombait de haut, mais où on le faisait ensemble. Il n’y a plus
c’est moi contre moi. Chaque compromis est insoutenable. aujourd’hui ce rituel. On engrange de la matière sans avoir
Il abaisse tout, comme si le film allait partir dans l’évier avec le temps de la visionner au fur et à mesure, ou partiellement,
l’eau, s’enfuir dans les tuyauteries. Refuser le compromis, sur de petits écrans… Ce n’est plus la même chose. On est
tout à coup, ça ranime le film. dans un sprint, avec moins de visibilité. Je suis d’accord avec
ce que dit Truffaut, mais pas tout à fait au même moment.

Quand tu te retournes sur ton œuvre, entamée


avec Chocolat il y a plus de trente ans, quel est
le sentiment que cela te procure ?
D’abord, je n’ai pas du tout le sentiment d’une œuvre.
J’ai toujours perçu mon travail film après film, mais je ne vois
pas tellement le lien avec le passé. Du coup, je suis plus attirée
par ce qui est devant, encore à faire que par ce qui a déjà …

présentent
JAZZ Villette à la

31 août / 11 septembre 2022


jazzalavillette.com
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Les Inrockuptibles №13

FLY ARLES NK & DA ON


ERS S TA ND GAS HOLL VE
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Les rencontres Pour Avec amour et acharnement, on n’est même pas arrivé
jusqu’au second tour. Mais le fait qu’une telle instance existe,
c’est vraiment très important. Ça n’existe pas dans beaucoup
de pays. Et ça ouvre des possibles à une femme un peu
marginale comme moi pour faire des films.

Penses-tu que ces deux termes sont pénalisants


de la même façon : faire des films en tant que
réalisatrice ? Faire des films plutôt à la marge
de l’industrie qu’en son centre ?
Je n’ai pas eu immédiatement le sentiment que mon cinéma
se situerait à la marge. J’ai débuté dans le cinéma avec Jacques
Rivette [comme assistante réalisatrice] et, pour lui, toute
démarche vers un film trouvait une justification interne,
sans que se pose la question du rapport à l’industrie. J’y crois
encore aujourd’hui. Quand on me dit que je fais du cinéma
intello, je ne sais même pas ce que ça veut dire. Quant à la
perception comme cinéaste femme, je me suis sentie portée
par les cinéastes avec qui j’ai débuté, comme Rivette ou
Wenders, qui m’ont toujours dit que je devais faire mes films.
Mais j’ai bien remarqué que les institutions ne portaient pas
sur moi le même regard. Que, probablement, être une femme
réalisatrice vous décentrait vers la marge de façon un peu
automatique.

Es-tu inquiète pour la possibilité de continuer


à faire des films comme les tiens dans
l’industrie des images telle qu’elle évolue ?
Parfois, je me dis en effet que ce qu’on appelle le cinéma
du milieu, à la fois ambitieux artistiquement et relativement
bien exposé, est très menacé. Mais je ne suis pas non plus très
pessimiste. Quand je regarde des séries, je m’ennuie assez vite.
J’ai quand même des sensations plus fortes dans un film.
Je crois que le cinéma va réussir encore à trouver des chemins.
J’y crois parce que je vois beaucoup de jeunes gens qui ont
88

envie de faire des films et pas de l’audiovisuel.

Et peut-on faire de grands films pour une


plateforme ? Aimes-tu, par exemple, Uncut
Gems de Josh et Ben Safdie ?
J’ai découvert le film dans une salle et je me suis sentie
bombardée par lui. Probablement que chez moi je n’aurais
→ été fait, et ne me paraît jamais très désirable. Mon lien au pas ressenti ça. Sûrement pas. Le film m’a vraiment coupé
passé tient surtout aux comédiens, au plaisir de les retrouver le souffle, je me suis sentie en apnée.
de film en film, certains depuis maintenant très longtemps.
La relation aux comédiens, je ne sais pas si c’est une œuvre, Le cinéma continue manifestement de te donner
mais en tout cas c’est un tissage. Après, j’ai aussi le sentiment de très grandes émotions de spectatrice.
que rien n’est arrivé naturellement. Il a fallu en prendre plein Oh oui, vraiment. Avant de tourner Stars at Noon, je suis allée
la gueule par moments pour arriver à aller dans la direction l’an dernier à Cannes pour rencontrer une productrice
que je voulais. Parfois sont arrivés des gens formidables, colombienne et j’en ai profité pour voir Memoria
producteurs, comme Humbert Balsan ou Pierre Chevalier, qui d’Apichatpong Weerasethakul. Quand le film a commencé,
tout d’un coup y croient et rendent la chose possible. Mais ça dans cette salle immense remplie de milliers de spectateurs,
a toujours été une bataille de faire mes films. Je ne m’en plains j’avais peur que le moindre craquement de chaise, la moindre
pas car c’est aussi une chance, un atout. Souvent, plutôt que toux ne perturbent cette cérémonie. Et quand le film s’est
de faire un compromis, je fais une ellipse. C’est moi qui rogne terminé, j’ai eu l’impression que personne n’avait bougé.
et là surgit une forme de liberté. Le film avait envahi la salle et diffusé une sorte de morphine,
une substance incroyable qui nous plongeait dans un état
Beaucoup d’inquiétude s’exprime en ce moment unique. Je ne crois pas qu’une telle opération peut se produire
quant à l’état de l’industrie du cinéma. As-tu en dehors d’une salle. Le cinéma reste un territoire un peu
le sentiment de travailler dans un écosystème inatteignable et qui attire.
très dégradé par rapport à celui de tes débuts,
ou trouves-tu que de toute façon ça a toujours Avec amour et acharnement de Claire Denis, avec Juliette
Les Inrockuptibles №13

été dur ? Binoche, Vincent Lindon, Grégoire Colin (Fr., 2022,


Je me suis toujours trouvée dans un biotope où, au fond, 1 h 56). En salle le 31 août.
je n’avais pas beaucoup de chances de faire des films. Ça a Retrouvez la critique du film p.124.
toujours été une loterie qui a bien tourné à certains moments.
Mais je ne pourrais pas dire que le cinéma m’attendait !
La première chose de bien qui m’est arrivée, c’est d’avoir
l’avance sur recettes pour mon premier film, Chocolat. Depuis,
ça m’est arrivé aussi souvent de l’avoir que de ne pas l’avoir.
Musée d’art contemporain du Val-de-Marne

M
  AC VAL
Place de la Libération — Vitry-sur-Seine macval.fr
Karina Bisch et Nicolas Chardon,
Modern Lovers, 2022.

12 mars – 6 nov. 2022

Karina Bisch
Nicolas Chardon

Modern Lovers
Les images ← →
Avec Les Amandiers, Bien campée au centre
Valeria Bruni Tedeschi du cinéma d’auteur
ressuscite avec français, Virginie Efira
fougue ses années de incarnait ce printemps,
formation, au milieu pour Serge Bozon
des années 1980, (Don Juan), l’orbe
à l’école éponyme. complet d’une féminité
Un hymne enfiévré aux mille visages. Cet
au théâtre, à l’impact automne, elle éblouit
sans équivalent de en survivante des
toutes les premières attentats dans Revoir
fois (amour, deuil, Paris d’Alice Winocour,
réussite…) et à en salle le 7 septembre
ce moment si furtif (lire p. 130), et en
mais si intense de aspirante mère dans
l’existence : la jeunesse. Les Enfants des autres
En salle le 16 novembre. de Rebecca Zlotowski,
en salle le 21 septembre
(lire p. 122).

DERRIÈRE
90

Acteurs et actrices, réalisateurs


et réalisatrices… En mai dernier,

LES
ils et elles étaient de passage
à Cannes. Et présentaient ces films
qui feront la grâce du cinéma français
de l’automne et de l’hiver prochains.
Texte Bruno Deruisseau & Jean-Marc
Lalanne Photo Julien Mignot
Les Inrockuptibles №13

VISAGES
Les images 91 Les Inrockuptibles №13
Les images ↓ ↘ →
Le prince et le pompier : L’acteur campe Après son rôle dans
Mauro Costa et avec éclat un Patrice Les Crimes du futur
André Cabral sont Chéreau exalté dans de David Cronenberg,
les amants incendiaires Les Amandiers de Léa Seydoux incarne
de Feu follet (lire p. 120), Valeria Bruni Tedeschi. dans le très émouvant
brûlot politique et Le cinéaste réussit Un beau matin
utopie incandescente son meilleur long de Mia Hansen-Løve
de João Pedro Rodrigues. avec L’Innocent, film un personnage de
En salle le 14 septembre. de casse fantaisiste femme vivant
et réjouissant sous le joug d’une
(en salle le 12 octobre). bouleversante
Un bel automne inquiétude, d’une perte
pour Louis Garrel. qui peut frapper à tout
moment. En salle
le 5 octobre.
92
Les Inrockuptibles №13
Les images 93 Les Inrockuptibles №13
Les Inrockuptibles №13 94 Les images
Les images
95
Les Inrockuptibles №13

↗←↑
Pacifiction, film fleuve et conradien
d’Albert Serra, aura été le séisme
que le Festival de Cannes attendait.
Injustement boudé par un palmarès
navrant, puissamment incarné
par un Benoît Magimel habité
et par la nouvelle venue tahitienne
Pahoa Mahagafanau, le film sortira
le 9 novembre.
Les images
96


↗ Plutôt rare au cinéma
↑ Avec Les Années ces dernières années,
Les Inrockuptibles №13

Elena López Riera Super 8, coréalisé avec Louise Bourgoin


et Luna Pamies, son fils David Ernaux- réussit un beau retour
réalisatrice et actrice Briot, Annie Ernaux au cinéma d’auteur
d’El Agua, portrait exhume ses archives avec La Montagne
d’une vivacité inouïe familiales et ajoute un de Thomas Salvador,
d’une adolescente passionnant addendum l’attachante
du sud de l’Espagne. filmé à son œuvre description d’un reboot
Une des plus belles littéraire. Sur Arte existentiel sur le
révélations de Cannes le 14 septembre et en mont Blanc. En salle
2022. En salle en 2023. salle le 14 décembre. l’hiver prochain.
Les images 97 Les Inrockuptibles №13
Les Inrockuptibles №13 98 Les rencontres

Julien Mignot
“J’ai besoin

Les rencontres
d’être
choisie”
Sans doute la seule actrice à pouvoir prétendre
au double titre d’égérie du grand cinéaste anglais
disparu Derek Jarman et de la marque Chanel,
Tilda Swinton est attendue à la Mostra de Venise
pour le nouveau film de Joanna Hogg. Elle confie
ici son admiration pour Babe et évoque ses

99
prochains films, signés George Miller, David Fincher
et Wes Anderson. Texte Bruno Deruisseau

A
rchétype de l’actrice dont la carrière
sculpte une œuvre en soi, addition de
tous ses rôles et de son être à la vie, qui
finissent ensemble par composer un
personnage dont la présence dépasse les
bornes de ses films, Tilda Swinton est unique dans le paysage
cinématographique. Caméléon postgenre autant que Comment avez-vous rencontré George Miller ?
posthumain, capable d’apparaître dans une superproduction Tilda Swinton — Nous nous sommes rencontrés ici,
Marvel comme à la pointe du fleuron du cinéma d’auteur à Cannes, il y a exactement cinq ans. Je le sais parce que c’était
contemporain, elle usait fin 2021 de tout son magnétisme lors de la soirée du 70e anniversaire du festival. Lors du dîner,
froid dans Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, avant de j’étais très timide et je ne connaissais pas assez de monde.
revenir en mère gâteau dans le diptyque The Souvenir I & II Je me suis assise face à un homme qui m’avait l’air gentil
en début d’année 2022. et nous avons commencé à papoter. J’ai alors compris qu’il
À la rentrée, elle apparaîtra aux côtés d’Idris Elba dans le s’agissait de George Miller [à qui l’on doit notamment Babe et la
nouveau film de George Miller, Trois Mille Ans à t’attendre, saga Mad Max]. J’étais embarrassée de ne pas l’avoir reconnu
tandis qu’elle foulera les tapis de la Mostra de Venise pour parce que pour moi il est un héros. Nous sommes devenus amis
The Eternal Daughter, le prochain film de Joanna Hogg, suite et nous avons énormément parlé lors de ce séjour à Cannes,
mystérieuse du très beau The Souvenir. Il n’y a que Léa de cinéma principalement, mais pas exclusivement, et surtout
Seydoux qui, dans un registre différent, glamour et diva, puisse pas dans l’optique de faire un film ensemble. Un an plus tard,
la concurrencer dans l’amplitude et l’excellence de son grand il m’a envoyé le script de Trois Mille Ans à t’attendre – j’étais très
écart cinématographique. C’est en mai, dans son hôtel cannois, surprise à vrai dire.
Les Inrockuptibles №13

que nous la retrouvons pour évoquer la vision bien particulière


qu’elle a de son métier et ses prochains projets, notamment Vous ne vous y attendiez vraiment pas ?
avec David Fincher et Wes Anderson. Non, vraiment pas. Je n’imaginais pas qu’il trouverait une place
pour moi dans son univers, j’ai sous-estimé son étendue
et sa pluralité. Et c’est particulièrement le cas pour ce film
qui malaxe le temps, les époques, l’espace, les mythes
et les civilisations avec une joie d’enfant candide qui joue


À Cannes, en mai dernier. avec de la pâte à modeler.
Les rencontres ↘ des conversations sans fin, que nous reprenions là où
À Cannes, en mai.
nous les avions laissées à chaque rencontre. Et chaque année,
elles engendraient un film qui était comme une trace, une
preuve de notre relation [ainsi de The Last England,
The Garden, Edward II]. Je réalise à quel point cette vision
n’est pas orthodoxe dans l’industrie du cinéma, mais je
ne saurais pas travailler autrement. Lorsque Derek Jarman est
décédé en 1994, je me suis d’ailleurs demandé ce que j’allais
faire, car je ne pensais pas que je rencontrerais des cinéastes,
comme Jim Jarmusch, Lucas Guadagnino, Joanna Hogg et
Wes Anderson, avec qui cette relation de travail serait possible.
→ Vous dites qu’il est un héros pour vous, J’ai une chance incroyable. C’est aussi pour cette raison que
pour quelles raisons ? j’adore tous les processus de préproduction d’un film.
Il est l’un de mes héros. J’ai été très tôt passionnée par Babe,
et encore aujourd’hui, mon mode de vie à la campagne et Et, justement, comment s’est déroulée la
entourée d’animaux fait que je pense au film quasi préproduction de Trois Mille Ans à t’attendre ?
quotidiennement. Sous notre toit, Babe est une référence J’ai donc reçu le scénario et je me suis vue dans le personnage,
absolue. Je me souviens aussi d’avoir vu Les Sorcières d’Eastwick pas parce qu’il me ressemble de quelque façon, mais plutôt
et être restée sans voix. Je l’ai revu récemment et le film a bien parce que j’avais déjà joué ce type de rôle, avec de grosses
vieilli je trouve. C’est un sacré trip ! Bien qu’il ait toujours lunettes et une perruque. Mais c’est lorsque nous avons parlé
eu un pied dans l’industrie et le divertissement populaire, de l’esthétique du film, de son mélange des genres et de sa
George se permet une radicalité vraiment impressionnante. belle impureté, que j’ai commencé à être fascinée par le projet.
Il ne se refuse rien, ses gestes sont réalisés sans compromission Passer d’un espace domestique le plus canonique qui soit – une
aucune, en bien ou en mal d’ailleurs. En fait, il me rappelle chambre d’hôtel – aux arabesques de récits les plus exotiques
Michael Powell par certains côtés, qui est probablement l’un m’a séduite. J’ai compris que mon rôle était d’ancrer le récit,
de mes artistes préférés. Comme Powell, il ose la faute de goût, d’en être le relais terrien, comme si mon personnage était une
et je dis cela avec de l’admiration et de l’affection. Il y a dans antenne connectant le surnaturel et l’humanité dans ses aspects
l’œuvre de chacun une forme d’outrance et d’audace qui est les plus prosaïques.
de plus en plus rare dans le cinéma contemporain. Leur lexique
cinématographique repose sur la remise en cause du Dans le film, il y a cette idée que la croyance en
“bon goût”. En pensant à ça, j’ai l’image de Tina Turner au la science remplace la croyance dans les mythes.
milieu du désert et au volant d’un engin toutes turbines à l’air Quand on fait du cinéma, est-ce que ce n’est pas
[dans Mad Max: Au-delà du dôme du tonnerre]. Il n’y a que un peu effrayant de faire ce constat ?
George Miller pour créer ces images-là ! Et puis son avant- C’est vrai qu’il y a dans le film cette idée que la science est
dernier film, Mad Max: Fury Road, quel chef-d’œuvre ! J’ai devenue le mode de narration dominant, qui diffère des mythes
100

aussi eu la chance de voir le premier, celui de 1979, sur grand par sa rationalité. Mais étrangement, les mythes survivent.
écran. C’est un film d’une sauvagerie folle, une dinguerie. Pour moi, opposer science et art de la fiction n’a pas vraiment
de sens. Au fond, je trouve beaucoup plus intéressant de partir
Vous disiez que vous n’imaginiez pas trouver du postulat qu’il s’agit du même geste. Prenons par exemple la
une place dans son univers, et pourtant, suite de Fibonacci, qui se retrouve dans les arts, mais aussi
quand je pense à Furiosa dans Fury Road,
je trouve qu’il y a un point commun avec
les rôles qui jalonnent votre carrière dans
sa façon de redéfinir le genre en se plaçant
au-delà de ses archétypes.
Oui, absolument. Il y a une forme de symbiose, mais je ne
pensais pas qu’il l’envisagerait de la même façon que moi,
surtout pour les aspects les plus bestiaux, dans tous les sens
du terme, de son cinéma. Mais ses films m’ont toujours
accompagnée. Je me souviens même que lorsque j’ai fait
Okja avec Bong Joon-ho, nous parlions souvent de 
l’importance de Babe.

Vous préférez choisir les cinéastes avec qui


vous travaillez ou être choisie ?
Je pense avoir besoin d’être choisie, pour ma confiance et
l’assurance que la personne désire travailler avec moi. Mais, en
revanche, je choisis de développer des amitiés avec les cinéastes
que j’aime. Ces amitiés débouchent naturellement sur des
dîners et des conversations, et ces conversations accouchent
parfois de films. Pour moi, ma relation avec les cinéastes
est le tronc de l’arbre, tandis que les films en sont les feuilles.
Les Inrockuptibles №13

Elles poussent naturellement à un moment puis elles tombent,


mais le tronc reste, lui. Le plus important c’est donc la
poursuite du dialogue entre les films. J’ai appris le cinéma
comme ça avec Derek Jarman [cinéaste anglais underground, très
influent et actif pour les droits homosexuels, réalisateur de clips
Julien Mignot

pour les Smiths, disparu en 1994 des suites du sida. Tilda Swinton
a été révélée dans son film Caravaggio en 1986] et je crois que
c’est la seule façon de travailler qui me convienne. Nous avions
Les rencontres
“Avec Derek Jarman , nous
avions des conversations
sans fin , que nous reprenions
à chaque rencontre et qui
engendraient un film comme
une trace de notre relation .”

dans la nature et dans les mathématiques. Est-ce de l’art ou


de la science ? Pour moi, c’est les deux. C’est à la fois beau,
inventif, poétique et inspirant, jusqu’à déclencher un sentiment
de foi. La science n’est pas aride, elle peut être poétique,
en particulier les mathématiques.

Trois Mille Ans à t’attendre fait partie des Vos retrouvailles dans le magnifique
rares films présents à Cannes cette année qui The Souvenir I & II se prolongent donc avec
incorporent l’épidémie de Covid à leur un troisième film. Elle vous avait fait débuter
narration. D’une certaine façon, on pourrait en 1986 dans Caprice, tout comme elle a fait
dire que l’épidémie a aussi marqué un tournant débuter votre fille Honor Swinton Byrne,
dans la façon dont on place plus que jamais dans The Souvenir. Pourquoi cette longue
notre croyance dans la science. interruption ?
Oui, c’est juste. Dans tous les films que j’ai faits depuis la On se connaît depuis l’enfance. Je n’ai pas de sœur mais j’ai
pandémie, s’est posée la question d’incorporer ou non le virus Joanna. Nous avons passé notre adolescence ensemble. Puis
au récit et, si oui, de quelle façon. La raison qui nous a, dans j’étais à l’université pour étudier les sciences politiques et sociales,
de nombreux cas, poussés à exclure les représentations de et elle en école de cinéma. Et elle m’a choisie pour son film

101
la pandémie est qu’elle aurait daté le film d’une façon beaucoup de fin d’étude, Caprice, qui était ma toute première expérience
trop évidente. Avec George, nous avons pris la décision de au cinéma. J’ai ensuite été à ses côtés durant les années que
l’incorporer assez tardivement. Cela nous semblait pertinent restituent The Souvenir. Si nous n’avons rien fait entre les deux,
car Trois Mille Ans… ne cesse de jouer avec des marqueurs c’est simplement parce qu’elle travaillait pour la télévision
temporels, comme si l’on se baladait le long d’une frise tandis que j’étais avec Derek Jarman et occupée au cinéma.
chronologique. Ce film se déroule précisément à un moment
où la pandémie prend de l’ampleur puisque les masques sont Lorsque votre fille m’a raconté le moment où
présents de façon graduelle tout au long de sa première partie Joanna lui a proposé d’inaugurer sa carrière
pour finalement disparaître à la fin. Nous voulions montrer d’actrice avec le rôle principal de The Souvenir,
cette évolution. autrement dit de l’incarner elle, comme vous
l’avez fait il y a trente-six ans dans Caprice,
Vous avez d’autres projets à venir : un film elle a prétendu qu’il s’agissait d’une proposition
d’animation avec Guillermo del Toro et aussi totalement improvisée. Mais je ne peux
les prochains films de Wes Anderson et David pas croire que vous n’en ayez pas parlé avant
Fincher, que vous retrouvez quatorze ans avec Joanna.
après L’Étrange Histoire de Benjamin Button. Pour être honnête, à présent je peux le dire, c’était mon idée.
Avec Guillermo, nous sommes amis depuis des années et je suis Mais je me sentais tiraillée parce que je savais qu’elle serait
contente qu’on puisse enfin faire quelque chose ensemble. parfaite pour le rôle et en même temps je ne voulais pas
Je prête ma voix à deux fées qui gravitent autour de Pinocchio. pousser ma fille dans le métier d’actrice, alors qu’elle avait pris
Il devrait sortir bientôt. Quant aux deux autres, nous avons fini sa propre voie dans la psychologie et l’humanitaire. Je pense
Asteroid City il y a un an, tandis que je viens de terminer que je ne l’aurais jamais fait si ça n’avait pas été Joanna,
The Killer, le David Fincher, juste avant Cannes. J’ai vraiment ma meilleure amie, et s’il ne s’agissait pas d’une histoire
hâte de voir les deux. Cela faisait dix ans que Wes n’avait pas qui était très personnelle pour moi aussi, puisque nous étions
tourné aux États-Unis. Mais en dehors de ces trois films où ma très proches durant ces années que racontent The Souvenir.
présence n’est finalement pas vraiment centrale, j’ai le rôle Je fais aussi partie de cette histoire.
principal dans The Eternal Daughter, le nouveau film de Joanna
Hogg, qui sera montré à la Mostra de Venise. Pouvez-vous dire un mot sur ce nouveau film
Les Inrockuptibles №13

avec Joanna Hogg ?


Cela va vous paraître très mystérieux. Mais vous comprendrez
lorsque vous verrez le film. The Souvenir est terminé, mais les
personnages continuent de vivre dans ce nouveau film. Je n’ai
rien à ajouter.

Trois Mille Ans à t’attendre de George Miller. En salle.


Retrouvez la critique du film p.125.
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+ EN CADEAU LE LIVRE :
Si je peux faire plus qu’une phrase…
Entretien avec Jacques DERRIDA
“Imprimés d’AOC” n° 18


La pensée de Derrida s’est trouvée qualifiée de “virus” par un ministre,
en marge d’un soi-disant “colloque” de la Sorbonne lors duquel un
aréopage a pris pour cible le concept de “déconstruction”.
La situation rappelant furieusement “L'Appel contre la guerre à
l’intelligence” que Les Inrockuptibles avaient publié en 2004, il a semblé
essentiel de faire relire l’entretien que Derrida avait alors accordé au
journal. Cet entretien n’a pas pris une ride.

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Les critiques
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Alexia Barlier
dans la série
Toutouyoutou,
p. 132.

103
Les Inrockuptibles №13
OCS
Les Inrockuptibles №13 104 Les critiques

Musiques
Musiques
souhaité absolument travailler avec
Jean Lamoot, architecte sonore de
L’Imprudence (2002) de Bashung, ce
chef-d’œuvre crépusculaire qui obnubilait
Dominique A jour et nuit.
Dans l’appétence pour l’écriture
musicale et le caractère organique, on
pourrait rapprocher Le Monde réel de
LE MONDE RÉEL L’Horizon (2006) et, bien sûr, de Vers les
lueurs (2012), puisque c’est le même
de Dominique A arrangeur, David Euverte, qui officie sur
ces deux disques à dix ans d’intervalle.
“David propose toujours des pistes
Trente ans après La Fossette, inattendues, s’enthousiasme Dominique.
Ce sont trois albums joués où l’idée

le chanteur majuscule revient du collectif est primordiale. Dans le temps


passé comme dans la méthode employée,

à une production aérienne


j’ai fini par faire mon disque seventies à la
Pink Floyd !” Conçu comme une œuvre

et spacieuse qui happe dès


circulaire, avec un titre conclusif qui fait
la boucle avec celui de l’ouverture
(exactement d’ailleurs comme sur Saint-

le premier morceau. Avec Mark Clair de Benjamin Biolay), Le Monde réel


happe dès le premier morceau, long

Hollis en ligne de mire. de sept minutes étourdissantes : Dernier


Appel de la forêt, où Dominique A
devient plus interprète que jamais de ses
propres chansons. Des Nouvelles du
“Je ne reviendrai pas avec un disque monde lointain au Désaccord des éléments,
comme La Fragilité. Pour les gens qui me le chanteur ausculte le réel qui l’entoure,
suivent, il n’y a plus de surprise. Mon idéal dans une écriture toujours moins
artistique demeure Laughing Stock métaphorique. “Ce que nous disent les
de Talk Talk. J’aimerais parvenir à ce type roches, mon amour/C’est qu’elles se foutent
de suicide commercial, tout en étant de nous, mon amour”, s’amuse-t-il dans
artistiquement aussi incontournable”, nous Les Roches, pour pointer la vision souvent

105
confiait Dominique A à la sortie de son ethnocentrée de la fin du monde.
douzième album studio, à l’automne Véritablement dans son monde musical,
2018. Après un disque enregistré entre Dominique A impressionne encore
deux confinements (Vie étrange), le une fois par son pouvoir d’attraction et
revoici donc avec une œuvre longuement console analogique qui fit les heures de sa force d’évocation,
mûrie depuis quatre ans et pour laquelle gloire de Barclay dans les années 1970 comme sur Au bord
son auteur-compositeur-interprète s’est et d’un salon de musique désuet à l’étage de la mer sous la pluie
mis une pression artistique plus grande correspondant exactement à “l’ambiance en point d’orgue final
qu’à l’accoutumée. “Finalement, j’espérais cotonneuse recherchée”. “Yann comme moi d’une beauté rare.
faire mon Laughing Stock et j’ai fait mon étions à l’affût de la spatialisation et des Franck Vergeade
The Colour of Spring – Dieu merci. silences dans les chansons.” Avec, une fois
Disons que j’étais dans cette référence, mais n’est pas coutume, le temps devant soi : Le Monde réel (Cinq7/Wagram).
pas dans la déférence”, s’amuse-t-il à la vingt-cinq jours de prise avec cinq Sortie le 16 septembre. En tournée
terrasse de son label Cinq7 dans la musiciens qui avaient déjà collaboré avec française à partir du 11 novembre
fournaise caniculaire du mois de juin. Dominique A mais jamais ensemble. et le 26 janvier à Paris (L’Olympia).
“J’ai même failli sortir huit chansons Un premier morceau sert de galop Livre Le Présent impossible
seulement, comme sur l’antépénultième d’essai commun : Dernier appel de la (L’Iconopop). En librairie le
album de Talk Talk.” forêt. Après “quelques sueurs froides”, 15 septembre.
Pour réaliser son fantasme hollisien, le chanteur entend que la mayonnaise
Dominique A a fait appel à l’ingénieur prend singulièrement.
du son et réalisateur Yann Arnaud “J’aimais l’idée que le groupe s’installe au
(Air, Sébastien Schuller), qui lui suggère fur et à mesure des minutes, j’avais envie
aussitôt de s’enfermer au studio d’une rythmique talk-talkienne, très jazz
francilien de La Frette, disposant d’une pop. L’intelligence du batteur Étienne
Bonhomme et du contrebassiste Sébastien
Boisseau, qui n’avait pourtant jamais
enregistré de chansons, a fonctionné
à merveille. Sans deviner ce que le groupe
Les Inrockuptibles №13

allait produire comme sons, je savais juste


que je ne voulais pas jouer de guitare pour
endosser pleinement le rôle de l’interprète.
Jérôme Bonnet/Cinq7

Sans réitérer certaines erreurs du passé,


comme sur Tout sera comme avant.” Pas
étonnant que l’intéressé cite son œuvre
inachevée de 2004, quand il avait
Les critiques français Yann Gonzalez pour mettre en
scène trois de ses nouveaux morceaux
dans un court métrage où il apparaît sous
les traits de personnages plus ou moins
fictionnels et grimés : “Je m’identifie
facilement aux monstres des films d’horreur,
plus amusants qu’ils n’en ont l’air. notamment sur Saccharine ou Confident
J’ai vraiment besoin de fantaisie et de Man. Alors que l’imparable ballade
divertissement pour accepter que la réalité GMT retrace avec émotion le manque
enserre mon mental. Quand on est anglais, sentimental, Romance with a Memory
on a tendance à se crisper, s’autocensurer… et Run the Credits cultivent d’autres
Récemment, j’ai appris à rire davantage fragments du discours amoureux : “Il y a
HIDEOUS BASTARD de moi-même, ce qui peut s’avérer être un plus d’humour et de perversité, ce qui est
superpouvoir.” Superpouvoir ici exprimé inédit pour moi : pendant longtemps,
d’Oliver Sim en mélodies imparables et groove la sexualité était un sujet très sérieux, trop
insatiable, qui se joue des structures en même ! Je n’ai pas encore
Une pop inclassable, faite fonction des humeurs du chanteur.
Si la patte de The XX se ressent tout
totalement conquis le
territoire de l’amour.”
de cordes et de machines, et au long d’Hideous Bastard, l’inventivité Mais nos cœurs, oui,
musicale d’Oliver se déploie dans sans conditions.
irrésistiblement accrocheuse. le sillage de ses références éclectiques :  Sophie Rosemont
Chris Isaak, David Bowie, Björk ou
À la fois freak et chic. David Byrne. On entend même Hideous Bastard (XL Recordings/
du psyché-folk garage avec un Sensitive Wagram). Sortie le 9 septembre.
“Je suis laid” : c’est sur ces mots que Child subitement interrompu – le crooner Concert le 22 octobre à Paris
débute le pourtant superbe disque londonien a encore tant à raconter, (Cabaret  Sauvage).
d’Oliver Sim. Sur un morceau manifeste,
Hideous, il révèle la confusion
existentielle qui l’a longtemps parasité
à la suite de l’annonce de sa séropositivité,
à l’âge de 17 ans. Avec la complicité
de Jamie XX, le rythme varie, les synthés
et les cordes s’envolent tandis que Jimmy
Somerville réconforte le jeune homme.
“J’avais besoin d’un ange gardien…
106

Il m’avait dit qu’il n’était pas sûr que son


timbre monte aussi haut. Mais dès qu’il
a ouvert la bouche, tout le monde était en
larmes dans le studio !”
Invité à plusieurs reprises tout au long
de l’album, l’éternel smalltown boy chante
à son hôte que la lumière n’est jamais
très loin. “Je célèbre la vie, mais en
assumant la honte que j’ai voulu cacher,
notamment avec l’alcool, explique Oliver.
Quand j’ai arrêté de boire, j’ai tout ressenti
pleinement et ça a été éprouvant. Cela a
aussi marqué le début de cette aventure.
J’ai compris que le meilleur antidote, c’était
de braquer les projecteurs sur mes peurs et me
montrer sous mon jour le moins séduisant,
pour enfin m’en affranchir.”
En dix titres, Hideous Bastard impose
une pop très maîtrisée, impeccablement
produite par Jamie XX, à la fois
épurée et baroque, sous influence
cinématographique. Ce n’est pas un
hasard s’il a fait appel au réalisateur
Les Inrockuptibles №13
WHEN THE WIND FORGETS
YOUR NAME
de Built to Spill
Le héros 90’s Doug Martsch
s’ouvre à de nouvelles
perspectives tout en conservant
sa brillante signature sonore.
Doug Martsch fait partie d’un club très
fermé : celui des chanteurs rock dont la voix
est immédiatement reconnaissable, pas
nécessairement en accord avec les canons
classiques mais profondément touchante.
Son timbre nasillard frisant dans les aigus
lui a ainsi souvent valu l’étiquette de Neil
Young slacker. C’est cette voix qu’on
retrouve avec bonheur sur ce neuvième
album, composé aux États-Unis et arrangé
avec Lê Almeida et João Casaes, membres
du groupe brésilien Oruã. 
Si on peine à retrouver des éléments
sud-américains dans cette collection de
chansons douces-amères, on voit poindre
ici de nouvelles ambiances et sonorités :
orgues seventies (Elements) ou tremolos folk
(Fool’s Gold). Mais Martsch n’est pas là
pour égarer une fanbase qui a vieilli avec lui.
L’introductif Gonna Lose et le très 90’s
Never Alright contiennent toute la sève des
classiques de Built to Spill : riffs distordus,
entrelacs de guitares et réminiscences
vocales d’un Pet Sounds à la sauce power
pop. Attendu depuis 2015, ce disque brille
Casper Sejersen/XL Recordings · Alex Graham/Sub Pop

donc dans ces allers-retours entre la


signature sonique de son auteur et quelques
sorties de pistes juvéniles.
À l’image de J Mascis
ou Lou Barlow, Doug
Martsch a traversé les
années en se bonifiant.
Adrien Durand

When the Wind Forgets Your Name


(Sub Pop/Modulor).
Sortie le 9 septembre.
Les critiques Michael Kiwanuka en sus. Même en
l’absence de sample, les réminiscences
persistent, comme ces notes de Kung Fu
Fighting (vive Carl Douglas !) placées
au sein de Close to Famous.
Si Cheat Codes marque un retour aux
sources pour Danger Mouse, rien
de neuf pour un Tariq Trotter alias
Black Thought. Souverain en son
royaume, il écrit et improvise à foison
sur les compositions du premier.
Fils de militant·es de la Nation of Islam
assassiné·es lorsqu’il était enfant, il
incarne les racines d’une musique autant
CHEAT CODES marquée par les manifestes soul sixties
que par les préceptes de la Zulu Nation.
de Danger Mouse & Black Thought Sont ici convoqués les esprits des Last
Poets, de Gil Scott-Heron ou encore
Les deux musiciens unissent leurs forces pour du Wu-Tang des débuts.
Le rap est résolument old school,
signer un superbe album de black empowerment s’offrant pourtant les valeurs sûres du
hip-hop contemporain : A$AP Rocky,
nourri d’un rap conscient très référentiel. Run the Jewels, Raekwon, Joey Bada$$,
Russ, Conway the Machine… Sur Belize
Enregistré à huis clos par l’un des grands s’illustre l’un des rappeurs les plus
manitous actuels du son de la pop intrigants de la scène britannique,
américaine et l’éminent cofondateur L’album s’ouvre donc sur Sometimes, MF Doom, disparu prématurément
des Roots, devenus indispensables aux fort d’un sample de Love without Sex, à l’automne 2020. Mais c’est bien seul
shows de Jimmy Fallon, ce mémorable signé Clarence Reid pour une diva soul que Black Thought ferme le bal, sur un
Cheat Codes s’oppose pourtant aux méconnue, Gwen McCrae. Un peu air de Tony Joe White, avec un vibrant
failles du système sociopolitique états- plus loin, No Gold Teeth est porté par la hommage aux actrices
unien. Non, le rap conscient n’a pas été trame de Stop, de Mort Shuman et Jerry noires qui ont imposé
enterré par la trap enfumée d’Atlanta. Ragovoy, jadis interprété par Hugh leur talent dans la cour
Il y a encore tant à dénicher dans les bacs Masekela. Capable d’aller piocher dans hollywoodienne :
poussiéreux des disquaires ou les pages le rock progressif italien ou la country Violas & Lupitas.
108

web de Discogs, sans cesse parcourus de George Stavis, Danger Mouse ♦ Sophie Rosemont
par Brian Burton, alias Danger Mouse. cultive également l’hybridité de son
propre corpus : les effluves rock psyché Cheat Codes (BMG/Warner).
d’Aquamarine n’auraient pas détonné Sorti depuis le 12 août.
chez Broken Bells, le beau timbre de

THE PINK ALBUM la pop yéyé ou encore les films


troublants de David Lynch.
d’Unloved Entre expérimentation et classicisme,
Unloved fait son grand retour avec
The Pink Album, œuvre plantureuse
Un double album (vingt-deux morceaux, sans doute un
peu trop) qui accueille des collaborations,
magnétique porté par une et pas des moindres. Sur la seconde
cinéphilie éclairée. moitié de ce double album, on retrouve
ainsi des invité·es de luxe : Étienne Daho,
leur plus grand admirateur, le dandy Uncanny/BMG · Gil Lesage/Heavenly Recordings · Buck Meek/Bella Union

Depuis la BO magistrale de Killing Eve pop Jarvis Cocker, Raven Violet (la fille
et leurs deux premiers albums au de Jade et Keefus, souvent sur scène
charme vénéneux, on connaît les à leurs côtés), ainsi que le bouillonnant
complices qui jouent au sein d’Unloved : Jon Spencer. Ce gang d’une élégance
David Holmes (DJ et producteur nord- ténébreuse concocte avec la même
irlandais), Keefus Ciancia (musicien aisance des ambiances vaporeuses
et compositeur américain), sans oublier et des pop songs maléfiques, en puisant
l’épouse de ce dernier, la Californienne autant dans le vintage
Jade Vincent et sa voix charbonneuse que le moderne.
Les Inrockuptibles №13

à souhait. Ensemble, le trio peaufine Des élixirs auxquels


des chansons à haute teneur on succombe dès
cinématographique, des histoires la première gorgée.
d’amour empoisonnées et des nuits ♦ Noémie Lecoq
blanches glamour, où résonnent
les échos de toutes leurs obsessions : The Pink Album (Heavenly Recordings/
le rock psychédélique, les riffs lancinants, PIAS). Sortie le 2 septembre.
ALL OF US FLAMES

Musiques
d’Ezra Furman

La punk romantique et
transgenre se métamorphose en
Bob Dylan postapocalyptique.
Et nous libère avec elle.

Après l’explosif
Twelve Nudes (2019),
suivi d’une BO
pour la série Sex
Education, Ezra
Furman revient
à la veine ample
et nerveusement
romantique de
Transangelic Exodus
(2018).
Dès l’ouverture
de All of Us Flames,
odyssée politique
et exaltée, elle
convoque le souvenir
du Dylan des protest
songs, mais passées
au hachoir indus.
Puis, sur Dressed
in Black, c’est un
Wham! défoncé qui prend le relais,
ou un Arcade Fire sous les électrochocs
d’Antonin Artaud. Ezra partage avec le
collectif montréalais ce goût des montées
enfiévrées, cette pulsation haletante LPS-automne2223-Inrocks.indd 1 08/07/2

déchirée par des riffs en cascade (Forever


in Sunset).
Fan impénitente du Green Day des
années 1990, l’artiste a fait appel au
crucial John Congleton pour parfaire
3 nuits • + 100 artistes • 9 salles • 1 quartier
cet art de la saturation barbelée autour
de la voix, de l’arpège tranchant qui vient Ada Oda • Alias • Annabel Lee • Anna Majidson
éviscérer la mélodie apollinienne. Même
Antoine Wielemans • Bagarre (Club) • Bracco
solide comme un ride springsteenien,
tout semble ici sans cesse sur le point de BRAMA • Choses Sauvages • Grandma’s Ashes
se briser, tout est dérapage et fêlure, tout Guillaume Poncelet • Gus Englehorn
se reconfigure comme on passe d’une Hangman’s Chair • Johnnie Carwash • Julii Sharp
station à une autre sur une bande FM Kalika • Lass • Lou-Adriane Cassidy • Lova Lova
rugueuse. Célébrant en filigrane la société
Miët • Makoto San • Moriah Woods • Nina • Oscar Emch
secrète et solidaire des femmes trans,
All of Us Flames se veut cri de ralliement Oscar les vacances • Peet • Poppy Fusée
à l’intention des opprimé·es et des lonely Romane Santarelli • Sun • The Guru Guru
hearts en quête d’un club band. Comme The Psychotic Monks ...
en écho aux oscillations de cette famille
+ d’artistes à venir
aux frontières effacées, l’album est de
ces disques qui se révèlent différemment
selon qu’on les écoute
à plein régime ou
à faible volume. Mais
Les Inrockuptibles №13

sur toutes les hauteurs,


sa flamme nous embrase
le cœur. ♦ Rémi Boiteux

All of Us Flames (Bella Union/PIAS).


Sortie le 26 août. Concert
le 1er novembre à Paris (Trabendo).
Les critiques des fans pour recréer une ambiance
live n’a pas pu aboutir à cause de la
AUTOFICTION pandémie, mais leur objectif est
de Suede largement atteint, comme en témoignent
les foudroyants Personality Disorder,
15 Again et le single She Still Leads Me
Plus électrique que jamais, On (où Brett évoque sa mère). D’autres
morceaux, tels que Drive Myself Home
le groupe anglais s’offre une et What Am I withoutYou?, font régner
la mélancolie et l’introspection – une
cure de jouvence flamboyante. réflexion sur soi qui imprègne les paroles
et le titre de l’album.
Être l’un des rares rescapés du “L’autofiction est un genre littéraire qui mêle
mouvement Britpop représente déjà un autobiographie et fiction, explique le
exploit. Ne pas sombrer dans la nostalgie chanteur. Je trouve ce mot puissant. En fin HEARTMIND
en est un autre. Si Suede s’est plié il y a de compte, tout art est autofiction, avec
quelques mois à l’exercice d’interpréter divers degrés de vérité et d’invention.Toutes de Cass McCombs
en intégralité l’un de ses albums phares mes chansons sont de l’autofiction : je pars de

Une poignée de chansons


(l’inusable Coming Up, sorti en 1996), situations réelles que je manipule à ma guise.
cette célébration de son passé glorieux Par exemple, sur That Boy on the Stage,
n’était qu’une simple récréation. Depuis
sa reformation, plusieurs nouveaux
je parle du personnage que j’incarne sur
scène.” Il nous confirme du bout des lèvres
magnifiques pour rappeler
albums ont renforcé sa longévité et sa que c’est bien lui qui apparaît de dos, l’existence d’un immense
pertinence, prouvant l’éternelle créativité torse nu, sur la sublime photo qui orne la
de ces cinq Anglais qui n’ont jamais pochette en reprenant l’idée du matelas, songwriter trop méconnu.
perdu leur panache. élément omniprésent de leur esthétique.
Alors que ces dernières œuvres Trente ans après ses débuts, Suede L’année dernière, alors que l’on parlait
proposaient des tonalités intimistes ajoute sa sagesse avec elle de son Acquainted with Night,
finement orchestrées, Autofiction revient d’adulte à la fièvre Lael Neale nous chantait les louanges
aux fondamentaux, ressuscitant la force de ses premiers succès des albums de Cass McCombs et on
incandescente qui ne les a jamais quittés et trône aujourd’hui se demandait pourquoi ce nom restait
sur scène. “C’est un peu notre album punk, au sommet de son art. confidentiel. Peut-être le prolifique
analyse Brett Anderson, leader lettré. Pas  Noémie Lecoq Californien est-il lui-même, après
un album punk tout court, pas un pastiche, vingt ans d’une carrière aux marges de
mais plutôt notre vision de ce style à travers Autofiction (BMG). l’Americana alternative, l’artisan de cette
110

le prisme Suede. J’avais envie de capturer Sortie le 16 septembre. discrétion. Ici, McCombs entame son
l’esprit de nos concerts, cette énergie rayonnant album avec le morceau le plus
primitive, à vif, sans filet de protection.” revêche du lot : Music Is Blue et ses
Leur projet initial de faire venir en studio guitares qui maugréent leur électricité
en arrière-plan d’un crooning heurté,
aux arabesques fragiles – une élasticité
Dirty Projectors qu’on retrouvera du
côté des déliés de A Blue, Blue Band.
Les remous de cette ouverture
achoppent sur un Karaoke à l’allant
mélodique irréfrénable quand, plus loin,
la transe tranquille de Krakatau s’appuie
sur les miroitements d’une production
qui ménage autant le piqué des guitares
que les halos des cuivres et claviers. Sur
cette surface moirée et liquide se pose
une voix gouleyante comme le meilleur
Herman Dune (Unproud Warrior) ou des
riffs laid-back venus d’ailleurs – Belong to
Heaven, tube mélancolique.
Conclusif, le morceau-titre s’efface
Dean Chalkley/BMG · Shervin Lainez/ANTI- · Studio Clo/Because

en une longue méditation instrumentale,


laissant se déposer le souvenir de
refrains supérieurs et d’atmosphères aux
nuances impressionnistes. D’une brièveté
qui, sur ce plan, le place à l’opposé du
plantureux Big Wheel
and Others (2013),
Les Inrockuptibles №13

Heartmind est un
nouveau Graal qui
n’attend que d’être
déniché.  Rémi Boiteux

Heartmind (ANTI-/PIAS). Sorti depuis


le 19 août.
LE NON-SENS DU RYTHME
de Pascal Comelade
Un nouveau collage dadaïste
du stakhanoviste catalan.
À savourer sans modération.

Artiste buissonnier usant de pianos et


d’instruments-jouets comme outils principaux,
Pascal Comelade bricole depuis le mitan
des années 1970 une musique savamment
incongrue dont la singularité fantasque semble
inaltérable. Du genre plutôt (très) productif,
ce drôle de zèbre catalan peut se targuer
d’avoir réalisé une trentaine d’albums.
Deux ans après Le Cut-Up populaire s’y ajoute
Le Non-Sens du rythme. Orné d’un épatant
collage poético-burlesque en pochette, ce
nouveau disque délivre un contenu à l’avenant :
quelque part entre rock de quat’ sous, valse
de l’espace, BO de La Quatrième Dimension
et musique de cabaret (Voltaire). Lui-même
équipé d’une belle panoplie d’instruments,
Comelade l’a concocté avec le renfort ponctuel
de plusieurs autres précieux hurluberlus,
notamment le trompettiste Jac Berrocal et
le guitariste Tony Truant, qui traversent tous
deux en beauté le succulent Apparition du
visage de Bela Lugosi sur une tranche de salami
(meilleur titre de l’année).
Nothing but U, libre divagation hypnotique
à partir de la légendaire Ursonate de Kurt
Schwitters, et L’Orgie parisienne, adaptation
du fulminant poème éponyme de Rimbaud
portée par la voix de René Viénet (figure de
la nébuleuse situationniste), se détachent parmi
les dix morceaux de l’album. Tous évoquent
des signaux de détresse gaie qui jaillissent de
l’esprit rêveur d’un (éternel)
enfant solitaire, se sentant
de plus en plus déplacé
dans l’enfer parodique qu’est
le monde d’aujourd’hui.
Jérôme Provençal

Le Non-Sens du rythme (Because).


Sortie le 9 septembre.
Les critiques Si Forever Turned Around venait entretenir
de nouveau l’indie-folk à succès des
débuts, Ehrlich et Kakacek sentaient
qu’ils commençaient à se lasser de devoir
reproduire une formule qui ne semblait
plus leur correspondre. La réinvention
était nécessaire. Elle sera radicale. Exit
alors Chicago et les envolées acoustiques
épurées. Place à Portland pendant
quatorze mois de confinement et
une embardée vers la pop et autres
productions synthétiques.
Tandis que Whitney laissait déjà
entrevoir un élan de transformation
sur son récent disque de reprises Candid
(2020), à commencer par l’incartade
r’n’b Rain piochée chez SWV, les
premiers visuels qui accompagnent
désormais le retour du duo entérinent
SPARK cette métamorphose. La pochette de
Spark se veut futuriste et iridescente.
de Whitney Quant au clip du single Real Love,
tourné dans un cube fait de miroirs
et de couleurs flashy, ses références
Le duo de Chicago délaisse l’indie-folk au profit tiennent plus du Rock Your Body suave
de Justin Timberlake que du fiévreux
d’une pop détonante. Une réinvention réussie. Atlas signé Battles. Derrière ses pop
songs enjouées aux beats accrocheurs
C’est devenu l’une des questions albums produits depuis 2020. Pour où surgissent quelques réminiscences
inévitables adressées à tout·e artiste Julien Ehrlich et Max Kakacek, têtes folk (Heart Will Beat) et éthérées (Twirl,
amené·e à promouvoir son œuvre en ce pensantes de Whitney, l’épisode en Terminal, County Lines),
début de décennie : “De quelle manière la question leur a offert un répit presque Whitney fait table rase
crise sanitaire mondiale et ses confinements inespéré, trêve propice au changement du passé. Tout pour
successifs ont-ils influé sur la création ?” auquel le duo aspirait. surmonter les peines
Entre urgence créatrice, expérimentations Après avoir enchaîné des années de de ces trois dernières
112

et prises de recul bienvenues, remises tournée dès la sortie remarquée de son années. ♦ Valentin Gény
en question ou aggravation des troubles premier long Light upon the Lake (2016),
chez certain·es musicien·nes, nombreuses le tandem de Chicago s’était laissé Spark (Secretly Canadian/Modulor).
sont les conséquences de ce temps emporter par le flux des attentes – selon Sortie le 16 septembre. Concert
d’arrêt généralisé sur la teneur des ses dires –, pour mettre en boîte en 2019 le 6 novembre à Paris (Trabendo).
un deuxième album inscrit dans la
continuité du précédent.

AU SUISSE de Metro Area fut aussi l’occasion de


se familiariser avec le producteur très
Comme le télescopage mystique
et envoûtant de l’univers club
d’Au Suisse discret Morgan Geist, et ses nombreux de Metro Area et de la
projets parallèles, capable de passer de sophistication de Kelley
la techno cinématographique au garage Polar, transfigurés
Associé à Kelley Polar, vocal avec la même aisance. en pop cosmique,
En retrait depuis l’arrêt de Metro Area à rêveuse et habitée.
le producteur prodige Morgan la fin des années 2000, distillant remixes ♦ Patrick Thévenin

Geist transforme le dancefloor et singles au compte-goutte, Morgan


Geist est enfin de retour avec Au Suisse, Au Suisse (City Slang/PIAS).
en écrin sensible. un nouveau projet conséquent où Sorti depuis le 19 août.
il embarque Kelley Polar, expert
de la fusion entre classique
En 1999, l’arrivée du duo new-yorkais et électronique, dont il a déjà
Metro Area (Morgan Geist et Darshan produit deux albums de pop
Jesrani) et son mélange subtil, minimal, futuriste et ouatée. Disque tout
racé, redoutable de disco, soul, techno, en retenue, où Morgan Geist
Courtesy of the artist · Ebru Yildiz 2021

new wave et funk firent l’effet d’une a restreint ses envolées dancefloor


Les Inrockuptibles №13

bombe à déflagration sur le dancefloor et Kelley Polar ses poussées


face à une scène clubbing ankylosée. orchestrales, Au Suisse passe
Le panache majestueusement dansant du disco en suspension à la pop
céleste, de la new wave
expérimentale au r’n’b vaporeux,
le tout porté par les vocaux
cristallins de Kelley Polar.
DO MI N I Q UE A

LE MONDE
R ÉEL

Nouvel album “Le monde réel”


Sortie le 16 septembre

26 janvier 2023 Paris
et en tournée dans toute la France

Locations : www.concert-auguri.fr
Les critiques A STATE OF GRACE
de The House of Love

Près de dix ans après She Paints Words in Red, le


groupe de Guy Chadwick livre un nouvel album autour
d’un line-up totalement remanié. Une belle surprise.

Et si l’originalité est moins évidente que


par le passé, la qualité d’écriture est
toujours au rendez-vous. Cet album est
un bon cru, long en bouche, qu’il faut
Qui n’a jamais ressenti de frissons sur prendre le temps d’apprécier pour WILDERNESS OF MIRRORS
de The Black Angels
Christine, Shine On, The Girl with the dépasser une première impression plus
Loneliest Eyes ou I Don’t Know Why I Love convenue.
You ne pourra appréhender l’émotion Personnalité sensible et attachante, Guy
et le fol espoir engendrés par l’annonce
du retour du groupe après une si longue
Chadwick reste un songwriter de premier
plan, alignant des chansons d’une finesse
Plus acoustique et apaisée,
absence. The House of Love, ou ce rare, où tout l’effort porte sur la simplicité la formation culte d’Austin
qu’il en reste, traîne toujours cette aura et la délicatesse. Alors, certes, ce retour
de légende. Formé en 1986, le groupe n’est pas aussi troublant que sur celui du continue de faire briller la
anglais signe chez Creation Records,
s’affiche rapidement parmi les protégé·es
miraculeux album solo de Chadwick,
Lazy, Soft and Slow (1998), mais des titres pratique du rock psychédélique.
de John Peel et assied sa popularité, dès comme Hey Babe nous en rappellent
1988, avec son premier album. Avant l’émotion. Le disque se clôt sur Just One Austin, nous avons un problème. Le rock
de signer en major et de splitter en 1993, More Song, où une belle chorale country psychédélique n’a plus le vent en poupe
bouffés par la drogue (puis de se signe un finale déchirant. L’envie de et c’est un cataclysme. Non pas que la
reformer en 2005), les Londoniens siffler le rappel est là. pratique de ce sous-genre issu des marges
marquent les esprits grâce à leurs Le besoin impérieux de la contre-culture ne suscite pas
mélodies pop et lumineuses côtoyant des d’en entendre plus, sans de vocation (le premier disque de Ghost
guitares noisy. The House of Love, c’est attendre une décennie Woman, paru en juillet, est un bon
la mélancolie de Lou Reed mélangée supplémentaire. exemple de passage de relais), mais
114

à l’énergie électrique vrombissante de ♦ Arnaud Ducome disons que son message cosmogonique ne
The Jesus and Mary Chain. semble plus aussi audible qu’il a pu l’être
Emmené par le chanteur et guitariste A State of Grace (Cherry Red au plus fort de son énième revival, il y a
Guy Chadwick – dont la coupe de Records). Sortie le 16 septembre. une dizaine d’années.
cheveux laissant un rideau Outre l’émergence du Brian Jonestown
de mèches plongeant droit Massacre au mitan des années 1990 et la
dans les yeux aura fait des (re)découverte des compilations Nuggets
émules à l’époque –, c’est à l’aune du “retour du rock” au début
un line-up totalement du siècle, l’arrivée sur le marché dans les
inédit comptant Keith années 2000 des Black Angels aura donc
Osborne (guitare), Harry été déterminante pour la pérennisation de
Osborne (basse) et Hugo cette institution mal-aimée du panthéon
Degenhardt (batterie) rock qu’est le rock psyché – et on ne parle
qu’on découvre sur pas ici que de son, la formation texane
A State of Grace. Enregistrés ayant par ailleurs fondé l’Austin Psych
aux studios Pett Sounds Fest (devenu Levitation).
(Hastings), ces douze Presque vingt ans après sa création, le
nouveaux titres réussissent groupe d’Alex Maas est donc toujours
un mélange tout personnel dans les parages et livre, un quinquennat
entre rock, pop et folk. après Death Song (2017), un album
Suzie Gibbons/Cherry Red Records · Pooneh Ghana/Partisan Records

qui permet au genre de renouer avec


sa dimension mystique. Rutilant, mais pas
que, Wilderness of Mirrors interroge l’état
de santé de l’homme face au grand vide
de l’univers et s’autorise quelques sorties
de route acoustiques, que l’on doit
sûrement à Maas, auteur
d’un premier LP solo,
Les Inrockuptibles №13

Luca, en 2020, qui


explorait déjà de
nouveaux territoires plus
apaisés. ♦ François Moreau

Wilderness of Mirrors (Partisan


Records/PIAS). Sortie le 16 septembre.
LES 10 ALBUMS DU MOIS
Sélectionnés par les disquaires de la Fnac

BENJAMIN BIOLAY
SAINT-CLAIR
Deux ans après Grand Prix, Biolay est de retour avec un
album “très rock” accompagné de “quelques ballades éthérées
et très personnelles” selon l’auteur, dont un duo avec Luciani,
Santa Clara. Bref, Saint-Clair, sans doute l’album fédérateur de
la rentrée. Biolay, toujours le superbe.
Emmanuelle, experte Musique Fnac
Retrouvez son blog sur fnac.com

DANGER MOUSE HEILUNG POMME JACOB BANKS LOUIS CHEDID & YVAN CASSAR
CHEAT CODES DRIF CONSOLATION LIES ABOUT THE WAR EN NOIRES ET BLANCHES

SON LITTLE JONATHAN JEREMIAH MEGADETH OLIVER SIM


LIKE NEPTUNE HORSEPOWER FOR THE STREETS THE SICK, THE DYING HIDEOUS BASTARD
… AND THE DEAD !

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Les critiques l’un des disques de postpunk les plus
explosifs et vivants de notre époque.
Tired of Liberty est d’ailleurs le genre
d’affaire réglée dès les premières
TIRED OF LIBERTY minutes : tandis que leur sève électrique
se met au service de refrains expéditifs,
de The Lounge Society branleurs mais étonnamment pop,
Remains, It’s Just a Ride ou Generation
Game optent pour un rock chaotique,
Instruits et mal élevés, déclassé, révélant des musiciens bien
les Britanniques font hurler plus subtils qu’on ne pourrait le croire.
Avec, en point d’orgue, ce No Driver qui
le postpunk de plaisir. trouve un joli raccourci entre A Certain
Ratio, The Modern Lovers et Mark E.
Le grand retour de l’insolence. Smith, dont ils ont hérité de la gouaille
et du verbe arrogant.
L’un des poncifs les plus répandus au C’est dire si l’énergie déjà contagieuse du
sein de l’industrie musicale veut qu’un·e groupe gagne ici en ampleur, en nuances
artiste ait besoin de temps pour réfléchir, et en maîtrise, grâce à cette tension
faire le tri et digérer son époque. Ce presque anxiogène, à ce chant qui suinte
présupposé, The Lounge Society le fait les rues anglaises et à ces guitares
voler en éclats. À peine un an après épiques, jamais héroïques. “Boredom is
la sortie de l’EP Silk for the Starving, les a drug”, clament-ils, la rage contenue :
Anglais font de nouveau crisser leurs ce qui revient à mettre un bon coup
guitares sur un premier album enregistré de canif dans la veste de ces musiciens
en quinze jours dans le studio du mentor qui ont souvent tendance à la retourner
Dan Carey, le fondateur du label Speedy une fois le succès arrivé, ne trouvant plus rappelant que les petits gars du Yorkshire
Wunderground. rien de séduisant dans l’ennui ou ces ne sont pas des faiseurs : ce sont des
Il y a l’urgence de dire la spontanéité moments d’errance entre potes. fauteurs de trouble
du geste, la dynamique collective, Sur Tired of Liberty, les riffs abondent, qui se moquent bien
symbolisée par le refus d’évoluer avec un mais sans jamais la ramener : ils sont là de savoir si tel
leader. The Lounge Society n’est pas pour soutenir le propos, l’intensifier, ou tel morceau
un prétexte pour briller : c’est une entité donner toujours plus de résonance à des est radiodiffusable.
crâneuse, insatiable, en prise avec le réflexions sur la cupidité de l’être ♦ Maxime Delcourt
présent (People Are Scary), qui livre ici humain, sur ces “mensonges trempés dans
116

le sarcasme” et sur un Royaume-Uni Tired of Liberty (Speedy


à bout de souffle. Avec, toujours, cette Wunderground/PIAS).
fougue et ce sens du groove vicié Sortie le 26 août.

TOUGH BABY “BASED ON TRUE SHIT.” L’expression


s’écrit en lettres capitales et relève
de Crack Cloud autant de l’avertissement que du gage
d’authenticité ou du cri de ralliement.
Deux ans après s’être affichée sur la
Suite du programme de pochette d’un premier album grandiose
au nom révélateur, Pain Olympics, la
guérison initié par le collectif formule cinglante chère aux

Alex Evans/Speedy Wunderground · Crack Cloud/Meat Machine · Dominic Berthiaume/Bonsound


de Vancouver, tourné plus que Canadien·nes continue d’arborer le
moindre de leurs visuels, signe que la
en élargissant son identité sonore.
Avec ses compositions en mutation
jamais vers la transcendance. raison d’être initiale du collectif ne cesse perpétuelle aussi épiques qu’accidentées,
d’alimenter le moteur de la machine où les rythmiques du chaos côtoient
Crack Cloud. davantage l’électronique, les cuivres, les
Formée au mitan des années 2010 cordes et autres chœurs célestes, Tough
par le batteur-chanteur à la Baby dessine un nouvel environnement
gouaille caractéristique Zach Choy sans limite pour dégager autant
dans l’idée de fédérer une bande d’émotions que de pistes de réflexion qui
de laissé·es-pour-compte permettent au collectif de démêler
et d’employer l’art sous toutes à nouveau la somme de ses expériences.
ses formes pour assurer la survie L’évolution est alors nécessaire, et si
de ses membres en proie à la les traumas subsistent,
dépendance comme à la Crack Cloud ne peut
Les Inrockuptibles №13

dépression, la troupe de Vancouver que les transcender.


poursuit sa quête de rétablissement Ou l’art de transformer
la matière, “based on
true shit”. ♦ Valentin Gény

Tough Baby (Meat Machine/Bigwax).


Sortie le 16 septembre.
JONATHAN PERSONNE LE PREMIER ALBUM SOLO DU CHANTEUR DE THE XX
de Jonathan Personne

Le troisième album d’un pistolero


rêveur canadien, qui convoque
OLIVER SIM
Polnareff et Neil Young, dans une
collection de chansons à la marge
de l’époque.

Quelle manière d’ouvrir un disque ! On imagine


Phil Spector débarquer en studio avec Gloria
Gaynor et Lee Hazlewood, la clope au coin du bec :
“Dynamitons les charts avec une bonne ballade disco-
pop orchestrale et décharnée, les potes.” C’est agrippé
au siège du salon que l’on découvre le troisième
album de Jonathan Personne. Le coleader des caïds
montréalais de Corridor confirme ici sa maîtrise
élastique de l’art subtil du contraste et de l’antithèse,
du grandiose feutré, des aventures filmées en
CinémaScope que l’on contemple depuis la terrasse
haut perchée d’un café millénaire. En seulement
huit titres, le Québécois recense ses obsessions les
plus tenaces, qui semblent aller des sixties baroques
(Polnareff adouberait le single Un homme sans visage
sur lequel souffle un Mellotron d’un autre âge)
au Neil Young époque Cowgirl in the Sand
(les grondements de la guitare électrique en
introduction du Fou dans l’arbre ne trompent pas),
avec une voix passée au filtre du temps qui passe,
de plus en plus fondue dans un paysage sonore
méticuleusement constitué. De là à dire que
Jonathan Personne est pris en flagrant délit
de négation de toute forme d’expression musicale
contemporaine ? L’époque a ça de bon : elle génère
encore des contre-modèles
ambitieux à l’usage d’une jeunesse
en quête de sens, cet absolu que la
frénésie des temps présents a laissé
choir au bord de l’autoroute.
♦ François Moreau
SORTIE LE 9 SEPTEMBRE
Jonathan Personne (Bonsound).
Sortie le 26 août. EN CONCERT LE 22 OCTOBRE 2022 AU CABARET SAUVAGE
Les critiques comme si les Vaselines avaient convoqué
Arthur Russell dans un projet jangle
pop, avant d’enfiler un perfecto en
rêvant d’être Martin Rev et Alan Vega.
LE SOLEIL ET LA MER L’album, lui, s’intitule Le Soleil et la Mer,
mais vous y trouverez beaucoup plus.
de Bibi Club Mélodies embrumées, guitares indie pop,
synthétiseurs vagabondant dans le vide
interstellaire comme une navette à la
Le premier album dérive : l’écrin manigancé par ces êtres
de lumière est idéal pour accueillir
contemplatif d’un duo made des textes impressionnistes, écrits comme
in Montréal. À la fois on prend une photographie à l’aune
d’un crépuscule éphémère, pastel
minimaliste et doté d’une et rougeoyant.
L’art subtil de Bibi Club réside dans cette
force d’évocation sidérante. capacité à retranscrire l’état cotonneux TOUCH THE LOCK
d’un jet-lag tout en accrochant l’oreille
Découvrir un groupe sur scène, dans dès la première écoute, avec des de Uto
la moiteur d’une cave montréalaise entre gimmicks instrumentaux, des mots qui
deux assouplissements des restrictions
sanitaires, c’est comme s’envoyer un old
font mouche, un timbre de voix qui
semble vous dire : “Tout va disparaître,
Entre pop songs sensibles et
fashioned devant un coucher de soleil
californien : ça n’a pas de prix. Les petits
mais tout est OK.” Avec seulement huit
titres au compteur allant de la pop lo-fi
fantaisies sonores, l’élégant cabinet
plaisirs étant souvent les meilleurs, c’est artisanale à la néo-soul chaleureuse et de curiosités d’un duo français.
avec une joie durable et non dissimulée décharnée (sublime morceau de clôture),
que l’on a découvert Bibi Club un en passant par une longue plage évolutive Ne pas se fier à la pochette de Touch the
automne 2021, dans la fournaise de de neuf minutes introduite par d’étranges Lock, elle ment éhontément : quelques
L’Escogriffe, l’un des points névralgiques voix espagnoles émanant d’un vieux années après avoir suscité l’intérêt de la
des scènes musicales indépendantes transistor, Le Soleil et la Mer semble tout sphère indie grâce à des singles hérités
au Québec. Le duo formé par Adèle dire de nos errances planétaires et de Beach House et Portishead, Neysa
Trottier-Rivard et Nicolas Basque, croisé passions contemplatives. May Barnett et Émile Larroche n’ont pas
notamment chez Plants and Animals, est Si vous ne tombez pas basculé dans un rock sauvage, idéal pour
actif depuis le mitan des années 2010 amoureux·euse de saccager le mobilier. Sur ce premier
mais peu prolifique (un EP en 2019, ce disque, il vous fera album, le duo français fait dans un tout
118

puis quelques singles). Sur leur au moins trébucher. autre style, construit autour d’un synthé,
Bandcamp, on peut lire ça : “They make ♦ François Moreau d’un mellotron et d’un concept,
living-room party music.” La formule subtilement poétique : celui de l’espace
est plus cool que l’usée jusqu’à la corde Le Soleil et la Mer (Secret City impossible, de ces paysages que l’on
“bedroom pop” et laisse poindre Records/Bertus). Sortie le 26 août. observe depuis la fenêtre (Behind
une capacité certaine à faire preuve Windows), de ces portes qui, une fois
de second degré. En live, l’affaire est fermées, charrient le mystère.
simple : des machines rythmiques Touch the Lock, c’est donc une plongée
rudimentaires et une guitare. L’éthique dans l’inconnu rendue plus séduisante
est DIY et minimaliste. Ça sonne encore par la maîtrise de deux
musicien·nes qui, à leur manière,
participent à la diversité et à la
profondeur de l’expression pop dans
l’Hexagone. Au programme : des boucles
obsédantes (Heavy Metal), des harmonies
ensorcelantes (This New Phase), des
orchestrations qui invitent à tourner le dos

Dominic Berthiaume/Secret City Records · Andrea Montano/InFiné & Pain Surprises


au monde moderne (Full Presence) et des
mélodies détachées de toute forme de
pesanteur (À la nage). Pour la première fois,
le couple Uto délaisse la langue d’Adrianne
Lenker pour celle d’Emmanuelle Parrenin,
et c’est tout aussi beau : Souvent parfois
ou Délaisse sont ainsi à
écouter avec une oreille
vierge, certain·e d’avoir
trouvé là des morceaux
aptes à favoriser l’évasion.
Les Inrockuptibles №13

♦ Maxime Delcourt

Touch the Lock (InFiné & Pain Surprises/


Bigwax). Sortie le 26 août.
L-D-21-7316 / L-D-21- 7318 / L-D-21-7319 – Illustration : Anna Wanda Gogusey - Adaptation graphique Ogham
Les critiques

Cinémas
120

FEU FOLLET vers la Terre irrésistiblement, qui ne


ressemble à rien de connu, arrive à dire
de João Pedro Rodrigues des choses essentielles, vitales, tout
cela en commençant par ressembler
à du grand cinéma classique d’auteur
Plutôt que de choisir entre le conte (on pense à Oliveira), puis à un Pasolini
en extase devant un tableau de Mantegna,

de fées musical, l’érotisme gay puis à un clip de Pierre Bachelet (lol) et,
surprise, à un porno straubien. Le tout

et la fable politique, le Portugais


se révèle être une fantaisie musicale
(Baz Luhrmann bricolo) et s’en sort

préfère tout embraser, et nous avec.


quand il veut, comme il peut, par une
évidence qu’il convient toujours de
rappeler : le monde n’est qu’un petit
théâtre de poche. Leçon apprise devant
Il y a longtemps que la maison Cinéma les plus beaux films de Jean Renoir, ceux
Les Inrockuptibles №13

est en feu, mais étrangement pour cause qui nous faisaient encore bidonner de
d’assèchement. La canicule a sévi, les rire, une dernière fois, avant la catastrophe.
sources de vie se sont taries : panique Ça tombe bien, elle est là, la catastrophe :
et ennui devant un septième art qui arrive et cette fois ça n’est pas un film.
moins souvent qu’autrefois à s’inventer.
JHR Films

Et puis soudain tombe un film, comme


tombent les ovnis quand ils sont attirés
Cinémas
la situation telle qu’elle est, critique
du fantasme qui en découle (racial, donc
pas exempt de colonialisme renversé en
générosité désirante : paye ton érection
si tu veux qu’elle soit révolutionnaire !).
Si tout doit être remis à niveau,
commençons par nous-même.
Question mise en scène, João Pedro
Rodrigues met de l’huile sur le feu :
avec son chef opérateur de génie Rui
Poças (l’un des trois meilleurs au monde,
tout simplement), il appose des cadres
au cordeau, d’un équilibre classique,
picturaux, donc quelque chose qui
pourrait ressembler à une mise en scène
de fer, mais pour que le rire y résonne
plus fort encore, en sa cage. C’est la
beauté sidérante de cette comédie-là,
elle est à la fois divine et impie, elle vise
la rigueur et provoque ce qu’elle peut
de vertige, elle est pauvre mais semble
découler d’un ruissellement de richesses
formelles : les princes et les mendiant·es
y sont filmé·es comme des rois et reines,
ou comme des porn stars, ce qui est à 
peu près la même chose – les porn stars
sont moins cruelles, c’est à peu près tout
ce qui les différencie des puissant·es.
Il y a dans ce film l’idée d’une liberté
possible, retrouvée, ou tout simplement à
inventer. Celle de notre envie à chacun·e,
aux cinéastes, aux comédien·nes,
aux spectatrices et spectateurs, de jouir
des codes et de renouer avec l’inattendu :
que les choses adviennent au regard,

121
qu’on les laisse respirer, que la beauté
reprenne sa marche, et que tout ce
qui est politiquement rangé du côté de
l’impossible par celles et ceux qui sont
censé·es nous représenter (et qui ne
sont que des incendiaires) redevienne
la base même du principe de filmer,
le lieu de son désir.
De Feu follet, on a pu croire à un moment
qu’il devait tout à Flammes d’Adolfo
Arrieta ou au Roi des roses de Werner
Schroeter, avant de sortir heureux·se et
La maison brûle et Il était une fois un ↖ convaincu·e qu’il ne doit qu’à lui-même,
Mauro Costa
petit prince. Il n’est pas encore monarque, tellement il est notre contemporain.
et André Cabral.
mais déjà il étouffe. Ses parents ne sont C’est à la fois un film urgent (composez
plus que des grand·es bourgeois·es le 15) et un éden où tout se confond :
boomers tout juste bon·nes à balancer un royaume, une principauté, une majesté.
des horreurs toxiques devant le journal En attente de départ de feu, les garçons Le royaume, c’est le cinéma portugais
télévisé de leur royaume ruiné, cramé. apprennent à s’allumer. Bouche-à- (un des derniers à faire les choses
Le petit prince leur récite à table bouche, exercice physique, ils inventent comme si la guerre n’avait pas été
quelques piqûres de rappel, des mots même une forme de bizutage arty où, perdue), la principauté, c’est le royaume
qu’un·e ado de 16 ans pourrait adresser nus aux vestiaires, ils composent des des enfants non encore corrompu·es, et
à une assemblée de vieux et vieilles tableaux humains inspirés des grands la majesté, c’est la grâce qui traverse ce
con·nes pyromanes. Mais les parents maîtres du pinceau, et le petit prince, film, quand il rit comme quand il bande.
n’entendent pas, alors le prince demande qui connaît les arts sur le bout des ♦ Philippe Azoury
qu’on lui permette d’être comme les doigts, doit apprendre à les reconnaître.
garçons de son âge qui ont le feu sacré : Il apprend vite. De tableau en tableau, Feu follet de João Pedro Rodrigues,
un volontaire. Sa demande est prise ça chauffe pas mal et l’attirance pour avec Mauro Costa, André Cabral,
Les Inrockuptibles №13

pour un caprice, et le petit prince en un jeune instructeur racisé prend feu. Margarida Vila-Nova (Port., Fr.,
demande de soufre est affecté à une L’attelage pourrait donner un couple 2022, 1 h 07). En salle le 14 septembre.
caserne de pompiers. idéal si le garçon en question n’était pas Retrouvez le cinéaste et ses acteurs dans
un étudiant dans le civil qui cite Guy notre portfolio p.90.
Hocquenghem sur le bout des doigts et
balance à ce conte de fées pédé une dose
lysergique d’autocritique, critique de
Les critiques à nos désirs, mais qui endosse un rôle
cathartique par le seul pouvoir de
la représentation.
Le mirage de la vie (on pense parfois
au chef-d’œuvre de Sirk, autre grand
mélodrame de féminité esseulée,
LES ENFANTS DES AUTRES de sororité réparatrice et de famille
recomposée, en voyant Les Enfants des
de Rebecca Zlotowski autres) que dissipe le film est celui
de l’idéal normé de la famille hétéro-
nucléaire. Sans être à charge ou distiller
L’autrice d’Une fille facile s’empare une quelconque morale, il restitue
avec une infinie justesse et une touchante
brillament de l’image manquante pudeur l’expérience d’une femme
de la “belle-maternité”. (Virginie Efira, ce “cerveau érotique”,
comme la qualifie si bien la cinéaste),
prof en lycée qui veut un·e enfant
Pourquoi les cinéastes fabriquent-ils tout en vivant avec un homme qui
et elles des films ? C’est une question n’en veut plus (Roschdy Zem) et en
générique, un peu tarte même, celle s’occupant de la petite fille qu’il a eue
qu’il nous arrive parfois de poser en tant avec une autre (Chiara Mastroianni).
que journaliste, tout en sachant très bien Un échange de regards complices
que les réponses des intéressé·es seront avec la mère biologique, une compote
souvent réductrices, ou convenues, posséder de nom (on parle de maternité, glissée dans une poche, un café pris
à se demander parfois si ce désir, dont de paternité, pas de belle-maternité, avec un élève qu’elle recroise des années
l’origine est parfois inconsciente, résiste de belle-paternité), mais aussi être orphelin après et en qui elle était la seule à croire,
à sa mise en mots, un peu comme si de représentation. […] J’ai voulu faire, un dessin d’enfant… autant de scènes
le charme du geste créatif pouvait être avec Les Enfants des autres, un film magnifiques qui, loin de limiter le film
rompu par la volonté de l’expliquer, qui m’avait tout simplement manqué.” au récit d’un renoncement ou d’une plate
voire de le psychologiser. Il est vrai que si les fictions de la résilience, épousent le trajet d’une lucide
Et pourtant, sans même qu’on ait eu maternité sont nombreuses, et celles et tranquille sublimation.
besoin de la lui poser, Rebecca Zlotowski, de la non-maternité, existantes, tandis  Bruno Deruisseau
qui fait partie des cinéastes qui sont que celles de maternité de substitution
les meilleur·es exégètes de leur œuvre, se font rares, il n’existe aucune fiction Les Enfants des autres de Rebecca
y répond dans la note d’intention de la “belle-maternité”. Cette idée Zlotowski, avec Virginie Efira,
122

du dossier de presse qui accompagne qu’un manque intime et autobiographique Roschdy Zem (Fr., 2022, 1 h 43).
la sortie de son cinquième film : “Le lien (devoir s’occuper de la progéniture En salle le 21 septembre.
qui peut nous unir aux enfants d’un autre, d’autrui en étant soi-même privé·e
homme aimé dont on partage la vie et donc d’en avoir une à soi) débouche, par effet
la famille, m’a semblé non seulement ne pas de translation, sur un manque de
représentation qui confère au cinéma
la possibilité, non d’une guérison, mais
d’un apaisement. Le cinéma, semble ↓
nous dire Zlotowski, substitue à notre Virginie Efira
regard un monde qui ne s’accorde pas et Roschdy Zem.
Les Inrockuptibles №13
LA VINGT-CINQUIÈME HEURE DISTRIBUTION

Cinémas
PRÉSENTE

RAGE, POÉSIE, ÉNERGIE


‘‘

ILS EMPORTENT TOUT SUR LEUR PASSAGE.’’


FA M E

UNE IMMERSION UNIQUE AVEC


MOONAGE DAYDREAM
de Brett Morgen
ASTÉRÉOTYPIE
Un supplément foisonnant à la vie CHAMPS-ÉLYSÉES
FILM FESTIVAL 2021
CHAMPS-ÉLYSÉES
FILM FESTIVAL 2021
FAME
Festival International de Films sur la Musique

PRIX DU JURY PRIX DE LA CRITIQUE PRIX DU PUBLIC


et l’œuvre de David Bowie.
Foutraque mais forcément émouvant.
Si la question est de savoir à quel point un
documentaire sur David Bowie peut nous
emmener à la hauteur de son génie, autant UN FILM DE LAETITIA MØLLER
éviter Moonage Daydream. Brett Morgen,
qui a déjà réussi un portrait inventif du mogul
hollywoodien Robert Evans (The Kid Stays
in the Picture, 2002) ainsi que Kurt Cobain:
Montage of Heck (2015) sur l’icône grunge,
affronte la matière énorme mise à sa
disposition, faite de nombreuses archives
audio et vidéo parfois méconnues.

123
Cinq millions de fichiers lui ont été transmis
par la succession de Bowie après la mort
de ce dernier en 2016, dont des reproductions
de ses peintures réalisées depuis les 70’s.
Forcément, le film de 2 h 20 opère un
rétrécissement radical où Morgen embrasse
le foisonnement de celui dont la carrière
a duré presque cinquante ans. Soit beaucoup
de bruit et de fureur et peu de temps pour
poser son regard et ses oreilles. Après une
période d’adaptation à ce trop-plein,
Moonage Daydream n’est pas désagréable
et même parfois enivrant, d’un long passage
sur la période Ziggy Stardust et ses suites
à une vision ironique du succès mondial de
Let’s Dance. Le seul moment où il est question
de création au sens strict concerne l’arrivée
de Brian Eno dans la vie de Bowie pour la
emilbalic.com

trilogie berlinoise. C’est passionnant,


quoiqu’un peu court.
L’ultime mouvement du film fait de David
Bowie un gourou pour une vie plus créative.
Toute personne ayant été en contact
Artwork affiche :

rapproché avec son œuvre a ressenti cette


puissance d’inspiration, pourtant Morgen
en fait trop. On en sort lessivé·e, même si
quelque chose s’est imprimé. Car Moonage
LE 14 SEPTEMBRE AU CINÉMA
George Lechaptois · Universal Pictures

Photo : Olivier Olland

Daydream suscite le désir de revenir toujours


et encore à Bowie, artiste entre deux siècles
et deux genres, star ultracontemporaine même
après sa mort.  Olivier Joyard

Moonage Daydream de Brett Morgen


(É.-U., 2022, 2 h 20). En salle
le 21 septembre.
Les critiques

AVEC AMOUR ET ACHARNEMENT malicieusement incarné par Gérard


Depardieu y prévenait le personnage
de Claire Denis d’amoureuse insatisfaite déjà incarné
par Juliette Binoche : “Il ne faudrait pas
que vous soyez une femme utilisée comme un
Dans les rues de Paris ou sur un balcon haut perché, élément transitoire. […] Je ressens comme
un homme qui pourrait avoir des sortes
la réalisatrice scrute les soubresauts de la schizophrénie de lubies, des lubies attractives, des tocs.”
amoureuse avec un talent exceptionnel. Deux films plus tard, les places se sont
inversées et Binoche incarne précisément
cette figure qui s’éprend d’un élément
124

On pourrait diviser la filmographie transitoire alors qu’elle est en proie à une


de Claire Denis en deux grandes lignes violente rechute de pulsions pour son
de force. Il y a les films d’ailleurs, qui ex vénéneux.
explorent des destinations exotiques Par une mise en scène à vif et capable de
(Chocolat, 1988 ; Beau Travail, 1999 ; saisir la plus infime des manifestations
White Material, 2009) ou même entre ces deux pôles avec une régularité des vicissitudes de l’amour, Claire Denis
carrément extraterrestres (High Life, de métronome, et chacun occupe une parvient à raconter ce dilemme en
2018), et les films d’ici, qui, à une part quasi égale dans son œuvre. compactant à la fois sa nature platement
exception marseillaise près (Nénette Avec amour et acharnement semble banale et son intensité frissonnante
et Boni, 1996), se déroulent dans Paris s’ouvrir comme un film d’ailleurs, mais tout en le racontant du point de vue
et sa proche banlieue (J’ai pas sommeil, exceptionnellement délesté de toute d’une femme qui ose se livrer à ses désirs.
1993 ; Un beau soleil intérieur, 2017). menace : les eaux cristallines d’une plage Doit-on aimer ce qui nous fait
Ils sont reliés entre eux par une seule digne d’une pub pour le Club Med, dans du bien et nous apaise (Lindon et sa
et même interrogation intemporelle : lesquelles s’ébroue un couple (joué par présence de grand chien battu) ou ce
jusqu’où est-on prêt·e à aller par amour ? Juliette Binoche et Vincent Lindon, qui nous fait du mal et nous excite
En lui offrant une réponse souvent tous·tes deux exceptionnel·les) aussi mûr (Grégoire Colin, regard et serres
jusqu’au-boutiste : la mort parfois, le de corps que fougueux dans ses caresses d’aigle) ? Elle explore ce dilemme tout
danger souvent, la souffrance toujours. et ses baisers. À cette idylle de chair, rohmérien de la toxique ivresse
Et quand le lointain des films d’ailleurs de soleil et d’eau salée succèdent les murs que procure la schizophrénie amoureuse
renforce l’insécurité émotionnelle de béton brut et le balcon haut perché avec une vigueur juvénile, une rigueur
Curiosa Films · Elise Lockwood/Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc.

des protagonistes ou s’en fait le vecteur, d’un appartement parisien où le couple d’experte et un talent de directrice
la familiarité des décors des films d’ici va être mis à l’épreuve de la réapparition d’acteurs et actrice absolument
agit comme un élément de contraste avec d’un ex-amoureux (Grégoire Colin, éblouissants.  Bruno Deruisseau
la tempête sentimentale qui souffle à acteur fétiche et éternel revenant dans
l’intérieur des têtes. Claire Denis alterne le cinéma de Claire Denis). Avec amour et acharnement de
Sous cette cartographie binaire entre les Claire Denis, avec Juliette Binoche,
récits d’ailleurs et d’ici, la filmographie Vincent Lindon, Grégoire Colin
de la cinéaste entretient aussi tout un (Fr., 2022, 1 h 56). En salle le 31 août.
Les Inrockuptibles №13

réseau de correspondances plus ou Retrouvez notre entretien avec Claire


moins secrètes, fait de fidélités humaines Denis p.84.
(Tindersticks, son trio de comédien·nes,
Christine Angot), de répétitions de
motifs et d’un habile jeu de pistes. On

Vincent Lindon
pense notamment aux derniers instants
et Juliette Binoche. d’Un beau soleil intérieur. Le médium
TROIS MILLE ANS À T’ATTENDRE
de George Miller Festival international
Deux êtres solitaires et trois des arts vivants
vœux à formuler pour une Toulouse Occitanie
œuvre mystique et stimulante. Festival international des arts vivants
Toulouse Occitanie
Dans l’intimité d’une chambre d’hôtel à 29 septembre — 15 octobre 2022
Istanbul, la double thérapie d’une experte en
narratologie, Alithea Binnie (Tilda Swinton)
et d’une créature magique (Idris Elba). Le
du 29 septembre
deal : trois vœux à formuler contre une liberté
convoitée par le djinn depuis trois mille ans. au 15 octobre 2022
Ces deux figures solitaires (l’une par choix,
l’autre par sortilège) vont se dévoiler dans
une suite de flashbacks à travers les âges.
Le film prend alors des airs de bluette
bizarre, désarmante d’inventivité, semblant
nous donner tout à voir mais gardant, tel un
génie dans une bouteille, ses secrets les plus
fous : les paradoxes infinis de l’âme humaine.
A priori anti-Fury Road (2015) du même
George Miller (tout en intérieur et très
bavard), le conte partage avec lui une quête
d’évanouissement des frontières entre les
plans par la toute-puissance du mouvement.
Le film est un tunnel fuyant, fluide.
Nous pénétrons dans les mémoires du récit
comme un djinn s’éparpille de couloir en
couloir. Le cinéma de Miller n’a peut-être
jamais été aussi fantomatique, mystique,
sans âge. Tout est fumée, vapeur. Comme
une radiation géante, Trois Mille Ans... suit
ainsi le cours des ondes qui vibrent dans
le génie, soumis au bruit et à la fureur
électromagnétique du monde moderne.
Il prend des allures de breloque incandescente,
celle qui brûle d’un feu immémorial.
En contrepoint des jaillissements et des
tournoiements, la matière première de Miller,
la chambre d’hôtel devient une scène de
théâtre d’où émerge un tandem miraculeux.
Deux êtres sublimes traversent les mystères
de l’amour et de la solitude dans l’écoulement
d’un cinéma qui permet de se reconnecter
au désir par la mélancolie. Peut-être son vœu
le plus cher.  Arnaud Hallet

Trois Mille Ans à t’attendre


de George Miller, avec Tilda Swinton,
Idris Elba (É-U., Aus., 2022, 1 h 48).
En salle le 24 août. Retrouvez notre
entretien avec Tilda Swinton p.98.

labiennale-toulouse.com
Les critiques CHRONIQUE D’UNE LIAISON PASSAGÈRE ici amoureux. Après les premiers mois,
Charlotte et Simon se lancent dans des
d’Emmanuel Mouret expériences sexuelles plus aventureuses,
sans que le film ne tombe jamais dans

Les interprètes de ce pas de deux adultère brillent


la vulgarité. Sans déflorer la suite, on
peut quand même se dire que Mouret
au diapason d’une parfaite partition dialoguée. est gonflé : il arrive à faire passer comme
une lettre à la poste l’idée que le couple
homosexuel peut être une solution de
Dans une soirée, Charlotte (Sandrine repli, de retrait.
Kiberlain dans l’une de ses zones À la fin, Simon dit : “On a été élégants.”
de confort, le registre de la fille rentre- Oui, vous avez été élégant·es, vous qui
dedans qui est ou fait semblant d’être avez fait ce film. Avec Chronique d’une
désinhibée, depuis Rien sur Robert liaison passagère, Emmanuel Mouret,
de Pascal Bonitzer) drague le timide ce serait prendre le risque de briser aidé en cela par un duo magnifique qui
Simon (Vincent Macaigne, incarnation le charme de leur aventure et de tomber est de chaque scène pendant 1 h 40
de l’homme sensible dans le cinéma dans le ridicule, voire le sordide. Pourquoi (l’entrée de Kiberlain dans le cinéma
d’Emmanuel Mouret). Simon est marié pas une histoire de divorce, aussi, de Mouret le bouscule un peu, et c’est
et Charlotte, célibataire. Les deux des disputes, etc. ? Et ce serait surtout très bien), semble atteindre une synthèse
couchent ensemble, après avoir passé le risque de ne plus jamais se revoir. parfaite, un équilibre miraculeux :
un pacte : hors de question de s’attacher, Et les mêmes spectateur·trices le savent une comédie déchirante, parce qu’elle
de tomber amoureux·se, de s’embarquer aussi, et Mouret sait qu’ils et elles le dit la beauté des amours qui auraient pu
dans une vraie liaison. Que tout reste savent – c’est le côté lubitschien du film, construire quelque chose de solide et
léger ! D’ailleurs, Charlotte déteste cette complicité avec son public et avec puis au fond non, n’y pensons plus, c’est
la passion... ses personnages que le cinéaste ne prend mieux comme ça. Chronique d’une liaison
Les spectateurs et spectatrices – qui ne pas pour des imbéciles.  passagère est le meilleur film d’Emmanuel
sont pas né·es de la dernière romcom – Le langage, manié avec grâce, sert Mouret à ce jour. Jean-Baptiste Morain
devinent tout de suite ce qu’il va se à Charlotte et Simon de paravent,
passer. Les amant·es s’entendent bien à l’unisson de la mise en scène qui ne Chronique d’une liaison passagère
(y compris quand il et elle se parlent), cesse de jouer avec les murs, ou d’Emmanuel Mouret, avec
se revoient très vite et des sentiments de cacher le visage des personnages Sandrine Kiberlain, Vincent
naissent (sur un mode très allenien, au moment du kairos (du moment Macaigne, Georgia Scalliet (Fr.,
période Annie Hall). Il est déjà trop tard, opportun), c’est-à-dire au moment où, 2022, 1 h 40). En salle le 14 septembre.
tous·tes deux le savent, l’ont déjà vécu. si l’un·e des deux prononçait une phrase
Mais il est hors de question de le dire : (au hasard : “Je t’aime”), ce serait tout
126

foutre en l’air, rompre le charme et tout ↓


rendre inélégant. Et le tacite crée de Vincent Macaigne
la tension dramatique, voire du suspense, et Sandrine Kiberlain.

Pascal Chantier · Les Films du Losange


Les Inrockuptibles №13
RODEO

Cinémas
de Lola Quivoron
Une équipée sauvage dans le monde
du cross bitume pour raconter
la fureur de vivre d’une certaine
jeunesse française.

Dans le jeune cinéma d’auteur français, Rodeo s’inscrit dans cette descendance. radiographie d’un milieu social non
il existe une veine de films sur la jeunesse Julia, une jeune femme désargentée et dépourvue d’envolées oniriques,
qui racontent son basculement vers la livrée à elle-même, va intégrer le milieu en passant par le film de braquage et
violence. S’ils s’inscrivent dans une longue extrêmement masculin du cross bitume, le portrait, et tout ça en tenant des
descendance qui va de La Fureur de vivre une pratique qui consiste à réaliser, partis pris forts sur la déconstruction
à Elephant en passant par Les Quatre Cents le long d’une portion plate d’asphalte, des injonctions à la masculinité ou à la
Coups et La Haine, autant d’œuvres des figures acrobatiques à moto-cross, féminité. Ce qu’on regrette cependant,
qui scrutent la jeunesse désespérée, telles que le wheeling et ses multiples c’est que l’ensemble soit un peu trop
ces films se différencient de leurs aînés variantes. Lola Quivoron sait capter sage et appliqué. On aimerait voir le film
par un goût prononcé pour la violence les corps de ses acteur·trices non se cabrer et partir en dérapage incontrôlé
théâtralisée, ritualisée, par une esthétique professionnel·les arc-bouté·es sur leurs alors qu’on le sent au contraire très
fortement inspirée par les modes (tant machines. Cette jouissance esthétique fortement arrimé à son scénario et à ses
musicales que vestimentaires) et par une du film passe aussi par les couleurs intentions. Gageons qu’après ce premier
remise en question des stéréotypes flashy des tenues et des carénages des long métrage très maîtrisé, la jeune
de genre. On pense aux films du duo motos, dans un format quasi Scope cinéaste s’autorisera par la suite plus
de cinéastes Jonathan Vinel et Caroline qui lui donne des airs d’épopée sauvage.  de sorties de route. Bruno Deruisseau
Poggi (lire p. 144) ou à la première Dans Rodeo, tout est en place. On y sent
de cordée Julia Ducournau. une maîtrise et un talent de mise Rodeo de Lola Quivoron,
en scène assez spectaculaires, a fortiori avec Julie Ledru, Yanis Lafki,
parce que sa réalisatrice explore des Antonia Buresi (Fr., 2022, 1 h 45).
genres très variés, de la romance à la En salle le 7 septembre.

NOUVEL ALBUM
feat. SOULWAX
DISPONIBLE EN CD /
VINYLE / DIGITAL

CONCERT :
08.10.2022
PARIS / OLYMPIA
Les critiques TOUT LE MONDE AIME JEANNE
de Céline Devaux
De la dépression à la romcom
il n’y a qu’un pas, franchi par
Blanche Gardin dans ce premier
long à l’exécution inspirée.
On est rapidement séduit·e par la
justesse de ton, la qualité de rythme et
l’humour savamment dosé de cette
comédie romantique à tendance
gentiment dépressive, assez classique
dans ses principes de base mais à de lycée joué par Laurent Laffite) qui va se transformer peu à peu en romcom très
l’exécution inspirée. Raconté depuis la s’approprier le récit et tirer Jeanne vers codifiée, dans la mesure où il parvient
voix intérieure de son héroïne (incarnée la légèreté, la bizarrerie et – on s’en serait à ne jamais y perdre sa respiration
par les apparitions récurrentes d’une douté·e – la sentimentalité. naturaliste et sa drôlerie dépressive.
espèce de serpillière animée dessinée La qualité du travail de Céline Devaux L’ensemble dégage un effet de beau
par la réalisatrice, qui double aussi réside principalement dans son équilibre roman graphique, à la fois, bien sûr,
elle-même cette conscience), Tout le de ton, qui permet à toute une panoplie par la place du dessin (les courts
monde aime Jeanne nous la présente en de personnages définis par des caractères de la réalisatrice étaient en animation),
pleine disgrâce : se remettant élémentaires (le prétendant doux dingue mais également par ce monologue
difficilement d’un échec professionnel et fantasque, le frère sympathique et intérieur qui peut lui aussi évoquer la
humiliant, peinant à se remettre en selle maladroit, l’ex charmeur voire libidineux) bande dessinée, dans sa manière de
psychologiquement mais aussi de s’incarner d’une façon très naturelle, rapporter tous les micro-événements
financièrement, Jeanne (Blanche Gardin) sans caricature, échappant très joliment à un récit d’une extrême subjectivité,
doit en sus affronter le décès de sa mère, à leurs fonctionnalités respectives. à la surface des ressentis les plus infimes
et embarque pour Lisbonne afin de vider Le film ne sacrifie jamais la sincérité sur et immédiats de Jeanne. Théo Ribeton
et vendre l’appartement familial, l’autel de la comédie – et on le sent
dans l’espoir d’en tirer un pécule ainsi d’ailleurs aussi très sincère et habité Tout le monde aime Jeanne de Céline
que la force de repartir du bon pied. à l’endroit de la dépression dont souffre Devaux, avec Blanche Gardin,
128

Le portrait de femme est alors piraté par Jeanne, racontée avec une subtilité Laurent Laffite (Fr., 2022, 1 h 35).
une rencontre impromptue (un ami dépourvue de toute forme de simplisme En salle le 7 septembre. Retrouvez
et de complaisance. le portrait de Céline Devaux p.15.
C’est ce naturel et ce sens du détail qui
font qu’on lui pardonne volontiers de

L’ÉNERGIE POSITIVE DES DIEUX On suit nos quatre artistes pendant


la composition des chansons, l’écriture
de Lætitia Møller des paroles, les répétitions, leurs
déplacements et quelques concerts.
Chacun a son caractère, ses moments
Où l’on voyage avec un quatuor de rockeurs d’angoisse, son humour. Christophe,
le guitariste et leader du groupe, est aussi
autistes. Un art brut et doux à la fois. leur éducateur. Ce n’est pas toujours
facile : la moindre contrariété peut parfois
Ce court long métrage documentaire, une jeune femme à la fin). Ils sont les bloquer dans leur élan créateur.
d’une simplicité biblique (en apparence), chanteurs dans un groupe de rock bien Mais on ressort de ce film vivant, direct,
est le plus enthousiasmant, galvanisant costaud, Astéréotypie, dont les musiciens sans chichi, dépourvu de tout pathos
qui soit. Laetitia Møller filme quatre ne sont, eux, pas autistes. Chaque avec le sentiment joyeux et bouleversant
jeunes hommes autistes (on voit aussi chanteur est aussi l’auteur des chansons – même si l’on sait que le propre du
qu’il interprète. cinéma est que regarder l’autre nous met
Diaphana · La Vingt-Cinquième Heure · Capricci Films

Ils y expriment en empathie avec lui ou elle – d’être lié·e 


leurs douleurs, avec quatre belles personnes : Stanislas,
leurs frustrations Yohann, Aurélien et Kevin. Longue vie
dans une forme à Astéréotypie. Jean-Baptiste Morain
de poésie sauvage
Les Inrockuptibles №13

qui tient parfois du L’Énergie positive des dieux


sublime, Astéréotypie de Laetitia Møller (Fr., 2022, 1 h 10).
s’inscrivant tout En salle le 14 septembre.
naturellement
dans la descendance
de l’art brut cher
à Jean Dubuffet.
JUSTE SOUS VOS YEUX colorées bouchant l’horizon. Une musique

Cinémas
désuète et mélancolique vient sublimer
de Hong Sang-soo cette vue banale que des barreaux
obstruent. “Toutes les choses devant mes yeux
cette même croyance, élevant l’image
d’une main en frôlant une autre,
sont une bénédiction […] Seul le moment un jardin, le goût qu’on imagine du café
Le Coréen ancre le crépuscule présent est le paradis”, entend-on bientôt, ou de celui d’une cigarette au soleil.
et c’est toute la musique du cinéma Jamais le départ, d’ordinaire symbolique,
d’une actrice dans de Hong Sang-soo qui se cristallise. et la fuite en avant chez Hong Sang-soo
un quotidien lumineux. Juste sous vos yeux s’écoule ainsi sans
que rien ne vienne perturber son calme
n’avaient été aussi littéraux que dans ce
(auto)portrait lumineux mais dont le rire
mais avec l’assurance que tout y est final se confond avec les pleurs.
Chaque nouveau film du très prolifique essentiel. Dans une économie rachitique Marilou Duponchel
Hong Sang-soo invite ses plus fervent·es (une poignée de séquences), rendue
admirateurs et admiratrices à jouer aux quasi triviale par une appétence pour Juste sous vos yeux de Hong Sang-soo,
jeux des sept différences pour mesurer des lieux vides, aseptisés ou démolis avec Hye-Young Lee, Yunhee Cho,
les minuscules et miraculeux pas de côté (des travaux dans la rue, une vieille Hae-hyo Kwon (Cor., 2021, 1 h 25).
qui lui permettent de faire la même maison…), chaque plan se regarde avec En salle le 21 septembre.
chose sans jamais refaire le même film.
Avec Juste sous vos yeux, la rupture paraît
légèrement plus nette, puisque,
à l’intranquillité d’un apprenti comédien
(Introduction, 2021), filmé dans un noir
et blanc cristallin, répondent des teintes
surexposées et l’impressionnante quiétude
d’une actrice quinquagénaire (Hye-Young
Lee) qui se sait condamnée.
La séquence d’ouverture nous le murmure
sans que rien ne se décide. On y voit cette
femme, seule sur un canapé, prenant des
notes. Puis, un dézoom sur une vue offerte
par la fenêtre du salon nous fait découvrir
le goudron de la rue, un magasin,
des arbres et bientôt d’immenses tours

« Un thriller politique d’une brûlante actualité, brillant et passionnant » L’Obs HHH


LÉA DRUCKER DENIS PODALYDÈS ALBAN LENOIR BENJAMIN BIOLAY

UN FILM DE DIASTÈME

LE MONDE D'HIER

DISPONIBLE EN DVD,
BLU-RAY ET VOD
13
Les critiques confrontée à l’immensité du cosmos dans
Proxima en était un exemple saillant).
REVOIR PARIS Revoir Paris raconte à son tour comment
l’infiniment petit (la mémoire intime)
d’Alice Winocour est indissociable de l’infiniment grand
(l’expérience collective). C’est d’ailleurs
par le collectif et ses témoignages
La cinéaste impressionne que se forme progressivement une pièce
supplémentaire pour réorganiser le
à nouveau en confrontant puzzle de la mémoire. “Pourquoi tu veux
trois rescapé·es d’une te souvenir ?”, demande plusieurs fois
Thomas à Mia. La quête du film ne sera
attaque terroriste à leurs pas tant celle de la mémoire que de la
vérité. Si aucun des personnages ne
traumatismes. souhaite revivre l’instant traumatique,
il faut chercher la zone d’ombre qui
Le cinéma a toujours été l’affaire d’une pourtant se trouve devant leurs yeux.
rencontre. Les films d’Alice Winocour C’est la mémoire de Mia, qui la mène
le savent très bien. En seulement quatre à une enquête à travers Paris après une
fictions témoignant d’une cohérence révélation troublante, c’est la séparation LEILA ET SES FRÈRES
thématique absolue, l’œuvre de la cinéaste future de Thomas et sa compagne.
naît précisément à l’endroit où deux C’est encore le fragment le plus déchirant de Saeed Roustaee
grandes lignes de forces antagonistes du film : une jeune fille se mettant sur les
s’entrechoquent : un médecin ne désirant
pas soigner sa patiente (Augustine, 2012),
traces des dernières choses qu’ont faites
ou vues ses parents avant d’être
Une tentative inaboutie de grand
un drame géopolitique en huis clos assassinés. Dans une scène sublime dont récit familial entendant
(Maryland, 2015) ou encore un film nous ne dirons rien, Winocour réinvestit
spatial raconté depuis la gravité terrestre le “ça-a-été” conceptualisé par Roland dénoncer le patriarcat en Iran.
(Proxima, 2019). Barthes, qu’elle retourne et complexifie.
Imaginant un attentat dans une brasserie Ce n’est ici plus l’image photographique En compétition à Cannes cette année,
parisienne dont le mode opératoire comme reconnaissance et preuve qu’un Leila et ses frères est d’un tout autre
rejouerait précisément les attaques fait révolu s’est bien produit mais une acabit que La Loi de Téhéran (2019),
terroristes du 13 novembre 2015, il sera tentative par la jeune fille de chausser le film précédent de Roustaee. Un
aussi question d’une rencontre dans les yeux des mort·es pour saisir ce vieillard pauvre et peu apprécié, Esmail,
Revoir Paris. Celle d’un homme qu’ils et elles ont vu avant de disparaître. aspire à devenir le “parrain” de sa
130

qui voudrait oublier et d’une femme Voilà la chose simple mais éminemment communauté. Mais pour cela, il faut
qui voudrait se souvenir. Tous·tes deux belle que murmure le film à ces pouvoir “arroser” tout le monde. Esmail
étaient dans cette brasserie, tous·tes personnages autant qu’à ses spectateurs a en réalité bien plus d’argent qu’il ne le
deux ont survécu. Mais tandis que Mia et spectatrices : ça-a-été. Essayons de montre à ses fils (touchés par la crise
(Virginie Efira) est frappée d’une vivre avec.  Ludovic Béot économique terrible que traverse l’Iran)
amnésie presque totale, Thomas (Benoît et à sa fille, la belle, intelligente et
Magimel) se souvient de chaque détail, Revoir Paris d’Alice Winocour, avec intransigeante Leila. Mais il reste décidé
du plus anodin avant l’attaque au plus Virginie Efira, Benoît Magimel, à s’en servir pour jouir de son pouvoir.
terrible durant le bain de sang. Ce n’est Grégoire Colin (Fr., 2022, 1 h 43). D’où des discussions, des disputes, des
pas le seul frottement contradictoire qui En salle le 7 septembre. explications très longues, des répétitions
agite et nourrit le film. L’autre grande qui alourdissent et freinent le récit.
question du cinéma de Winocour est de Formellement, Roustaee a sans doute
confronter l’infiniment petit à un certain ↓ voulu passer du film de genre très codifié
gigantisme (l’intimité d’une femme Virginie Efira. au grand récit familial plein de
considérations morales (à la Asghar
Farhadi), qui dénonce les abus d’un
patriarcat arbitraire, égoïste, attardé, prêt
à sacrifier sa descendance sur l’autel de
la vanité, etc. Sans doute voulait-il
donner une dimension épique à son film,
creuser les déchirements d’une famille
en ressassant leurs douleurs. Mais
comme il force ses capacités actuelles de
cinéaste, il n’y parvient jamais vraiment.
 Jean-Baptiste Morain

Leila et ses frères de Saeed Roustaee


Stéphanie Branchu · Amirhossein Shojaei

avec Taraneh Alidoosti, Navid


Les Inrockuptibles №13

Mohammadzadeh (Ir., 2022, 2 h 49).


En salle le 24 août.
CD №13 septembre 2022 → 15 titres
Le monde en apesanteur de
Dominique A, les sonorités 90’s
revisitées de Built to Spill, le
punk sensible d’Ezra Furman…

06 Built to Spill Fool’s Gold


Extrait de l’album When the Wind
Forgets Your Name (Sub Pop/Modulor)
→ Le héros 90’s Doug
Martsch et deux musiciens
01 The Lounge Society No Driver brésiliens explorent
Extrait de l’album Tired of Liberty les trémolos folk sur Fool’s
(Speedy Wunderground/PIAS) Gold.
→ No Driver, single ultime,
trouve un bien joli 07 Ezra Furman Poor Girl a Long Way
raccourci entre A Certain from Heaven 11 Uto Délaisse
Ratio, The Modern Lovers Extrait de l’album All of Us Flames Extrait de l’album Touch the Lock
et Mark E. Smith. (Bella Union/PIAS) (InFiné/Bigwax)
→ Avec son punk → Une plongée dans
02 Benjamin Biolay Les Joues roses romantique, All of Us l’inconnu et deux
Extrait de l’album Saint-Clair Flames célèbre en filigrane musicien·nes qui, à leur
(Polydor/Universal) la société solidaire des manière, participent
→ Sur le deuxième single, femmes trans. à la profondeur de
vrombissant extrait l’expression pop dans l’Hexagone.
de son nouvel album, le 8 Crack Cloud Please Yourself
chanteur fait un clin d’œil Extrait de l’album Tough Baby 12 Dominique A Avec les autres
aux Strokes et signe un (Meat Machine/Bigwax) Extrait de l’album Le Monde réel
nouveau tube radiophonique. → Des compositions (Cinq7/Wagram)

131
en mutation perpétuelle → Véritablement dans
03 Cass McCombs Belong to Heaven où les rythmiques son monde musical,
Extrait de l’album Heartmind du chaos côtoient le chanteur impressionne
(ANTI-/PIAS) l’électronique, toujours par son
→ Le songwriter discret les cordes et des chœurs célestes. pouvoir d’attraction
fait miroiter l’étendue de et sa force d’évocation.
son talent sur Belong to 9 Yoa Bootycall
Heaven, tube mélancolique Single (Yoanna Bolzli) 13 Jonathan Personne À présent
aux riffs venus d’ailleurs. → Les tribulations Extrait de l’album Jonathan Personne
lumineuses et rêveuses (Bonsound)
04 Danger Mouse & Black Thought d’une chanteuse qui dit → Le coleader de Corridor
Because (feat. Joey Bada$$, Russ, tout d’elle et une voix confirme sa maîtrise du
Dylan Cartlidge) céleste qui nous enveloppe contraste et de l’antithèse,
Extrait de l’album Cheat Codes dans un voile de coton. du grandiose feutré et des
(BMG/Warner) aventures filmées.
→ Sur du rap old school, 10 Lolo Zouaï Blur
les deux musiciens Extrait de l’album Playgirl (Because) 14 Unloved Turn of the Screw
s’offrent des valeurs sûres → Blur expose un côté (feat. Raven Violet)
du hip-hop contemporain. dream girl, celui qui Extrait de l’album The Pink Album
n’hésite pas à raviver, (Heavenly/PIAS)
non sans une certaine → Ambiances vaporeuses
05 The Black Angels Firefly nostalgie, des histoires et pop songs maléfiques,
Extrait de l’album Wilderness et souvenirs passés. Unloved puise autant
of Mirrors (Partisan Records/PIAS) dans le vintage que dans
→ La formation culte le moderne.
d’Austin continue
de faire briller la pratique 15 Bibi Club La Nuit
Les Inrockuptibles №13

du rock psychédélique. Extrait de l’album Le Soleil et la Mer


(Secret City Records/Bertus)
→ Mélodies embrumées,
guitares indie pop,
synthétiseurs
vagabondants : un écrin
idéal pour accueillir des
textes impressionnistes.
Les critiques

Séries
132

TOUTOUYOUTOU
de Maxime Donzel, Géraldine de Margerie et David Coujard
CHAIR TENDRE
de Yaël Langmann

La rentrée sérielle française


“Je réclame le droit d’être de la merde.”
C’est une gamine d’à peine 15 ans qui

s’offre un vent de fraîcheur.


parle, parce qu’elle a envie de mener sa
vie de fille bizarre au regard de la norme.
Sa sœur intersexe, prénommée Sasha,

Embrassant tous les possibles est l’héroïne de Chair tendre, en pleine


interrogation sur son identité alors qu’elle

du format “court”, ces deux se tape au lycée remarques et moqueries,


et souffre dans sa chair, après de

créations brillent par la


nombreuses opérations imposées durant
son enfance. Quand avait-on entendu
des personnages aussi atypiques dans
contemporanéité de leurs thèmes une série française s’exprimer aussi
franchement ? La réponse se trouve

et leur approche subtile de la peut-être dans la question : on n’avait


probablement jamais vu cela. La France
Les Inrockuptibles №13

narration.
se collette enfin avec le contemporain
le plus aigu, du point de vue des thèmes
abordés et du rythme du récit. Il s’agit
d’abord d’une question de génération.
De nouveaux et nouvelles auteur·trices,
OCS · Jerico

producteur·trices et canaux de diffusion


tirent leur épingle du jeu. Et tout ou
← de premières fois, de désir naissant et

Séries
Karine (Claire Dumas), d’amours déçues. C’est un peu le cas.
prête pour le cours
d’aérobic de Jane
Mais Sasha, l’héroïne intersexe jouée
dans Toutouyoutou. par Angèle Metzger, conduit le récit
vers d’autres cimes. La créatrice Yaël
Langmann a choisi, dans la droite ligne
du travail de France·tv slash – qui diffuse
notamment Skam France – de proposer
presque se concentre sur un format, une fiction éducative, avec de nombreuses
celui de la série aux épisodes de scènes d’explication très claires sur
30 minutes ou moins, que l’Hexagone les enjeux liés aux personnes intersexes.
a longtemps relégué en deuxième Pourtant, Chair tendre fait autre chose
division et qui offre pourtant des que de suivre ce programme à la lettre.
possibilités presque infinies. La famille de Sasha, sa sœur, sa mère
En cette rentrée, aux côtés de Chair et son père, ses ami·es, tout cela forme
tendre, Toutouyoutou (créée par David Toutouyoutou incarne la semi-exception un petit monde que les épisodes
Coujard, Maxime Donzel et Géraldine qui confirme la règle : l’action commence parcourent avec le goût de la chronique,
de Margerie) confirme que la France près de Toulouse, dans les années 1980, ce mot que longtemps la fiction française
avance. Depuis le milieu des années 1990 quand une belle Américaine, la blonde a refusé de regarder en face. Les scènes
et plus encore depuis le début de la Jane, débarque pour donner des cours furtives et les émotions du moment font
décennie 2010, le Royaume-Uni et d’aérobic à la population féminine locale. le charme de Chair tendre, provoquant
l’Amérique ont fait exploser ce format Sauf que Jane est en réalité une espionne des montées de sève aussi brèves
historiquement réservé à la comédie, qui cherche à découvrir des secrets que fulgurantes. Avec une fragilité,
en annulant les barrières classiques aéronautiques. La série suit donc le fil une manière de se poser à côté des tics
entre poilade et drame, permettant rouge de ses cachotteries, qui pourraient narratifs habituels, qui fait beaucoup
paradoxalement, si on s’en tient aux virer très franchement vers le côté de bien.  Olivier Joyard
questions de durée, d’entrer plus en haletant du genre. Mais on voit bien que
profondeur dans les vies de celles et ceux ce qui intéresse les auteur·trices est Toutouyoutou de Maxime Donzel,
qui s’animent à l’écran. Cela a donné d’utiliser la séduction liée à la mythologie Géraldine de Margerie et David
Girls, Transparent, Fleabag ou encore de l’espionnage pour mieux creuser Coujard, avec Claire Dumas,
I May Destroy You, pour ne citer que un sujet profond : l’ennui périurbain, Alexia Barlier, Sophie Cattani.
les plus iconiques. Et cela a eu pour le sexisme et la manière dont les femmes Sur OCS à partir du 8 septembre.
conséquence la disparition presque totale peuvent décider de ressentir leur corps
des polars et/ou récits d’enquête en dehors des contraintes masculines. Chair tendre de Yaël Langmann,
– alors que dans le format le plus Comme Jane ment sur ses véritables avec Angèle Metzger, Saül

133
répandu (le 52 minutes), le sentiment intentions, Toutouyoutou joue un Benchetrit, Daphné Bürki. 
domine toujours qu’un cadavre plus double jeu avec le sourire. Si OCS avait Sur France·tv slash à partir
ou moins dépecé a toutes les chances commandé des épisodes de presque du 26 septembre.
de faire de la figuration dès les premières une heure, tout aurait été différent.
minutes d’une série. Il aurait fallu “verrouiller” l’intrigue

aéronautique.
Angèle Metzger
Chair tendre, de son côté, fait à peu près (à gauche) incarne Sasha,
pareil avec l’enjeu ado. On attend au fil héroïne singulière
de la saison que se règlent des histoires de Chair tendre.

Les Inrockuptibles №13


Les critiques
TOKYO VICE soupçonnée de pousser ses débiteurs
et débitrices au suicide pour toucher
n’en perpétuent généralement que
les obsessions thématiques. Ainsi, Hiroto
de J.T. Rogers l’argent de leur assurance vie, lui fera
croiser la route d’un gangster
Katagiri (Ken Watanabe), officier de
police expérimenté, et les chefs de
mélancolique et d’une hôtesse au passé famille yakuzas, dont il tente de contenir
Conçue sous le patronage trouble. les velléités conflictuelles, éprouvent
Pour être honnête, ce ne sont ni la fine membrane qui sépare la loi du
de Michael Mann, cette l’intrigue retorse ni les figures ambiguës crime dans un système où seule compte
plongée dans les méandres de la série qui nous ont poussé·es à nous
aventurer dans les quartiers interlopes
la logique capitaliste, comme un écho
lointain des questionnements de Heat
criminels de la capitale de Tokyo qui en constituent le cadre, ou Miami Vice. Et Jake Adelstein (Ansel
mais la présence de Michael Mann à Elgort, échappé du West Side Story de
japonaise se montre la production exécutive et à la réalisation Spielberg) de s’inscrire, par son

élégante sans renouveler


du pilote. Alors que Hacker, son dernier obstination et son abandon total à son
long métrage, remonte à 2015, et que enquête, dans la lignée du Jeffrey Wigand
les conventions du genre. la concrétisation de son projet consacré
à Enzo Ferrari ne cesse d’être différée,
de Révélations.
Très précise dans sa description
il y avait quelque chose d’excitant des institutions qu’elle met en jeu,
Ayant troqué la morosité de son Missouri à envisager le retour du cinéaste à ses particulièrement à travers leurs
natal contre l’effervescence tokyoïte, premières amours télévisuelles. similitudes de fonctionnement, rigide et
Jake Adelstein devient le premier reporter Hélas, mis à part un premier épisode autoritaire, Tokyo Vice sort par moments
occidental à écrire pour un quotidien qui saisit le quotidien du jeune expatrié de ses rails en épousant la désorientation
japonais. Rattaché au service police et dispose les pièces du jeu d’échecs de son personnage principal, gaijin
et justice du prestigieux Tokyo Meicho criminel dans lequel il va s’égarer avec (étranger) soumis à un choc des cultures
Shimbun, il est un interlocuteur privilégié une précision et une stylisation agiles, parfois violent et dont l’assurance à toute
des yakuzas tout en collaborant avec le nom de Michael Mann fait épreuve révèle en creux une volonté
la police locale. Librement adaptée principalement office de caution de se perdre, comme pour disparaître
de l’autobiographie d’Adelstein parue artistique à une fiction qui inscrit ses à lui-même. C’est ce sillon un peu
en 2009, Tokyo Vice joue sur les ficelles développements dans des ornières plus malade tracé dans un univers très codifié
éprouvées du polar urbain et du classiques. Contrairement aux séries qui nous tient en haleine jusqu’au
journalisme d’investigation pour révéler pilotées par des showrunners dernier épisode, dont le tragique
la toile infralégale qui relie la presse, à l’esthétique marquée (comme Vince suspendu pose les jalons d’une deuxième
la police et la mafia. Cet équilibre Gilligan pour Better Call Saul) ou saison.  Alexandre Büyükodabas
précaire sera mis à mal par la curiosité à celles entièrement mises en scène par
du jeune reporter, dont l’enquête, des réalisateurs ou réalisatrices de TokyoVice de J.T. Rogers, avec Ansel
134

consacrée à une société de prêts cinéma (Irma Vep d’Olivier Assayas, pour Elgort, Ken Watanabe, Rachel Keller.
rester sur des exemples récents), Sur Canal + à partir du 15 septembre.
les créations télévisuelles placées sous
le patronage d’un·e cinéaste reconnu·e
Les Inrockuptibles №13

Canal + · OCS
L’OPÉRA
de Cécile Ducrocq
Une deuxième saison entre douleur
et extase, qui trouve sa vigueur
en approchant la danse à travers
des corps confrontés à leurs limites.

La première saison de L’Opéra, fiction tissée dans


les travées du Palais Garnier et de son corps de ballet,
ne tenait pas entièrement ses promesses. Si l’on prenait
plaisir à pénétrer les coulisses de la prestigieuse
institution dans le sillage des danseurs et danseuses,
chorégraphes, technicien·nes et bureaucrates qui la font
vivre, une mise en scène peu inspirée et un traitement
schématique des personnages bridaient le potentiel
d’une partition trop scolaire. “Plus de flamboyance
et de trouble”, pourrait demander Diane Taillandier,
ancienne danseuse étoile dont l’exigence fait trembler
les tutus de la nouvelle génération, et qui assure
par intérim la direction de la danse après le départ
mouvementé de Sébastien Cheneau. Et les nouveaux
épisodes, comme stimulés par sa présence magnétique,
de sortir la série de ses gonds en envisageant son arène
moins comme un miroir de la société contemporaine
que comme le creuset de mutations difficiles. Celles
d’une institution livrée aux intrigues politiques et aux
impératifs de rentabilité, tiraillée entre la préservation
des traditions et la nécessaire modernisation de son
fonctionnement. Celles, aussi, de corps avides d’éclore,
quitte à griller des étapes (la jeune Flora, tout juste
admise au concours d’entrée de la compagnie, tente
sa chance dans une compétition dont le niveau semble
trop élevé pour elle), ou confrontés à leurs propres
limites (enfin revenue en grâce, la danseuse étoile Zoé
Monin est victime d’un accident qui pourrait mettre
fin à sa carrière).Cette saison, mise en scène comme
la première par Stéphane Demoustier, trouve
une certaine vigueur à s’agripper à ces corps en lutte,
conjuguant sans cesse l’élévation et la chute, la douleur
et l’extase. Si elle ne se défait pas de son classicisme
et de ses dialogues policés, elle saisit quelque chose
de l’irrépressible besoin de danser qui meut ses
personnages en dépit des vents violents qui menacent
à chaque instant de les faire s’effondrer.
 Alexandre Büyükodabas

L’Opéra saison 2 de Cécile Ducrocq, avec


Ariane Labed, Suzy Bemba, Anne Alvaro.
Sur OCS à partir du 20 septembre.
Les critiques

STRAY
chez BlueTwelve Studio
L’originalité de ce jeu tient à son héros : un chat, un vrai, qui miaule
Jeux vidéo

et fait ses griffes, et nous guide dans une ambiance un peu glauque,
où l’on poursuit ce qu’il reste d’humain.
136

et interroger l’hypothèse du posthumain.


Car l’humanité, ici, est ce dont on scrute les traces
et dont on se souvient, en particulier quand notre
courageux minou s’allie avec un petit drone qui n’est
Une ville aux éclairages néon où le jour ne semble pas forcément ce que l’on croit. On en voit souvent les
jamais se lever. Un monde d’après l’effondrement dans retombées ou le reflet, d’ailleurs, chez les androïdes qui,
lequel des androïdes déglingués vaquent tant bien que selon les cas, rêvent de liberté ou de musique, mènent
mal à leurs activités. Conçu par le petit studio leur petit business ou attendent simplement dans la
montpelliérain BlueTwelve et publié par Annapurna crasse que le temps passe. Mais en voilà un qui parle
Interactives, l’éditeur (américain) star du jeu indé, avec beaucoup d’émotion de son papa qui est parti.
Stray pourrait n’être qu’une œuvre d’inspiration Serait-il un peu vivant, lui aussi ?
cyberpunk et postapocalyptique de plus si son héros On pourrait reprocher à Stray de s’appuyer sur
n’avait pas quelque chose de bien particulier : c’est des logiques et des systèmes de jeu bien rodés, mais
un chat. Pas une figure anthropomorphe comme le jeu ce qui le rend précieux est précisément son pas de côté.
vidéo nous en a présenté des centaines, non, un vrai chat, Il n’est pas question ici de faire la révolution mais
qui avance à quatre pattes, se fait les griffes sur les tapis de déplacer un tout petit peu le point de vue sur l’action
ou les canapés, balance les piles de livres et vient se frotter autant que sur la catastrophe à l’origine du récit
contre celles et ceux qu’il trouve à son goût. Appuyez qui, comme pour toute bonne œuvre d’anticipation,
sur la touche “rond” pour miauler. n’est pas sans rapport avec l’époque de sa conception
“As-tu vu cette curieuse créature rousse qui se promène (pandémie, changement climatique).
dans le secteur ? Tu dois absolument voir ça !” Les robots Jeu d’ambiances et d’impressions, d’errance et
eux-mêmes n’en reviennent pas : à l’exception peut-être de déductions, riche en changements de rythme
BlueTwelve Studio/Annapurna Interactive/Skybound Games

des Zurks, ces grosses puces aux yeux rouges qui et en ruptures de ton, Stray est tout entier porté par
rôdent à la sortie de leurs taudis, ils n’ont rien croisé un mouvement vers la lumière qui ne se distingue pas
d’aussi naturel et vivant depuis bien longtemps. Pour d’une quête de liens – avec ce qui parle, ce qui bouge,
nous, c’est l’inverse : au milieu de toute cette bizarrerie ce qui tient encore à peu près debout. Une bonne
mi-glauque, mi-farfelue, par son allure et sa façon de raison supplémentaire de l’aimer beaucoup.
bouger, ce chat paraît étrangement normal – on jurerait  Erwan Higuinen
Les Inrockuptibles №13

l’avoir déjà croisé dans la réalité.


La grande idée de Stray, qui navigue habilement du jeu Stray (BlueTwelve Studio/Annapurna Interactive/
de plateforme et d’escalade (Assassin’s Creed en version Skybound Games), sur PS4, PS5 et Windows,
féline, disons) à l’aventure avec énigmes et missions, de 27 à 40 €. Disponible en téléchargement
en passant par l’infiltration et l’horreur pour un chapitre et le 20 septembre en édition physique.
aussi inattendu qu’impressionnant, est là : dans cette
manière de passer par l’animal pour mettre en scène
Les critiques VOXXX industrie pornographique “version
Pornhub”, les podcasts érotiques se
quand dans Retrouver le corps Lélé O
apprend à se redécouvrir et à “se
d’Olympe de G., sont progressivement imposés sur faire du bien” après un avortement
la toile, telle la plateforme d’écoute qui lui a laissé le corps un peu “cassé,
Lélé O, Antoine Bertin en ligne Voxxx. Cofondée en 2018 traumatisé”, ou quand Diane crie

et Karl Kunt par la réalisatrice féministe Olympe


de G., la performeuse érotique
haut et fort qu’un vagin, ce n’est
“pas un trou”, mais un vecteur de
Lélé O et deux de leurs acolytes, plaisir à part entière, dans son
Une plateforme érotique la plateforme, qui se présente Manifeste du vagin. Plus récemment
qui fait la part belle comme un support d’“invitations
au plaisir pour clitos audiophiles”,
encore, dans le dernier podcast
disponible à l’écoute, Flo
au consentement, propose plus de 150 épisodes s’embarque dans des “travaux
imaginés sous forme de séances pratiques” érotiques au cours
à la bienveillance, de masturbation guidée. Un casque desquels l’utilisation de lubrifiant
audio sur les oreilles, chaque occupe une place cardinale dans
et à la diversité des auditeur·trice est ainsi invité·e à se la voie vers l’orgasme.
genres comme des laisser guider par la voix de celui ou
celle qui, invariablement, s’adresse
Quels que soient les épisodes,
de ceux provoquant une excitation
orientations sexuelles. à lui·elle pour revivre, ensemble, une brute à certains plus méditatifs,
nuit d’amour dans la forêt, un plan tous sont pensés comme un moment
à plusieurs, une séance de shibari d’exploration et de découverte qui
ou un moment de masturbation permet certes de se toucher et,
lesbienne dans un avion. peut-être, de jouir, mais aussi et
Plus encore que la diversité des surtout de se reconnecter à soi-
scénarios et la richesse de même. Un moment privilégié tout
l’imaginaire érotique qu’ils particulièrement destiné aux
permettent de convoquer, ce qui détenteur·trices de clitoris –,
frappe à l’écoute de Voxxx, c’est que l’on ne pourrait que conseiller
son exigence éthique. Alors que d’embrasser, avant d’aller découvrir
le consentement est au cœur les cinq autres plateformes audio de
des débats et que l’intime est notre sélection. Cécile Massin
Podcasts

Fait notable et pourtant peu connu : appréhendé comme politique,


depuis les différentes périodes de la plateforme prend ces enjeux Voxxx par Olympe de G.,
confinement, l’écoute du “porno sociétaux à bras-le-corps et leur Lélé O, Antoine Bertin
audio” s’est développée de manière offre une place de choix. Ainsi, et Karl Kunt.
138

exponentielle. Pour certain·es, avoir


du temps pour soi et l’espace mental
nécessaire pour s’essayer à de
nouvelles expériences a peut-être
contribué à cette augmentation
de l’audience. Mais l’explication
de cet engouement est certainement
à chercher ailleurs, notamment dans
la lassitude que beaucoup ressentent
face aux images vues et revues du
porno mainstream qui charrie
inlassablement les mêmes clichés.
Prenant le contre-pied de cette

Les 5 autres pistes du mois


→ Femtasy → Coxxx dans des mises en son inédites,
sur femtasy.com sur coxxx.org allant de textes classiques aux
Divisée en trois catégories (histoires Pendant de Voxxx, Coxxx s’adresse plus contemporains.
érotiques, sons et audios guidés), aux “phallus audiophiles”. Et pour
la plateforme propose un contenu ceux et celles qui souhaiteraient → La Bibliothèque des orgasmes
pour les femmes, pour mettre partager leurs podcasts érotiques, sur labibliothèquedesorgasmes.fr
le female gaze au cœur de la c’est désormais possible de le faire Cet espace en ligne propose de faire
pornographie. sur le petit frère de Voxxx et Coxxx, entendre de “véritables orgasmes
Boxxx. féminins” afin de sortir des clichés
→ Les Chemins de désir véhiculés par le porno mainstream
Les Inrockuptibles №13

sur Arte Radio → Ctrlx et découvrir “le vrai son du plaisir


Produite par Claire Richard, sur ctrlx.fr féminin”.
cette fiction en six épisodes suit Cofondé par des journalistes,
les aventures d’une femme qui acteur·trices du numérique
explore les chemins du désir ou encore de la littérature et du
féminin, ses ruelles cachées et théâtre, Ctrlx propose des lectures ↖↑
ses zones de liberté. érotiques et pornographiques Lélé O, Karl Kunt.
UN PODCAST ORIGINAL

40 ans d’histoire musicale


de Radio Nova
racontée par ses programmateurs.
Une série de podcasts proposée par Isadora Dartial,
réalisée par Guillaume Girault, Benoit Thuault et Mathieu Boudon.

À retrouver sur nova.fr et toutes les plateformes.


Les critiques

Scènes
140

AMORE
de Pippo Delbono

Réunissant les chants du fado et le théâtre


d’images de sa troupe, l’Italien livre
la partition d’un déchirant hymne à l’amour.
Une croisée des chemins marquée par la frêle silhouette
tordue d’un arbre mort. La scénographie d’Amore
reprend la fameuse épure du décor proposé par Samuel
Beckett pour En attendant Godot, et Pippo Delbono À l’origine de cette aventure, il y a le désir de l’artiste
place sa dernière création sous le signe d’une quête italien de mettre en avant la culture lusophone sans se
de l’amour vécue comme une éternelle attente. “Aimer limiter au seul Portugal. Le metteur en scène prend en
l’inhospitalier, l’âpre, un vase sans fleur, un sol de fer, compte l’histoire coloniale du pays pour élargir le champ
un oiseau de proie. Tel est notre destin : aimer sans limite. de l’évocation à un choix d’œuvres récoltées dans
Aimer notre manque d’amour.” : Un extrait d’un poème la culture du Brésil, en passant par celles de l’Angola et
du Brésilien Carlos Drummond de Andrade, placé en des îles du Cap-Vert. Comme s’en explique le créateur,
Les Inrockuptibles №13

exergue du spectacle, donne l’angle d’attaque toujours “ce spectacle présente une double vision de l’amour. Dans
aussi écorché vif par lequel Pippo Delbono aborde un premier temps, nous nous mettons tous à la recherche
la question de l’amour. de l’amour. Mais, dans l’urgence qui est la nôtre et même
en essayant d’échapper à la peur qui nous assaille, on ne fait
finalement que l’éviter. Ce n’est que dans un deuxième temps,
Luca Del Pia

et à travers une représentation faite de musiques, de voix et


d’images, que l’on s’approche d’une forme de réconciliation,
THÉÂTRE COMEDIE- OPÉRA
MUSIQUE COLMAR CONCERTS
JEUNE PUBLIC .COM PERFORMANCES

un moment de paix où cet amour tant espéré pourrait


se manifester au-delà de chaque peur singulière.”
Donnant le signal du début de la représentation,
Pippo Delbono fait son entrée en portant le costume
blanc du maître de cérémonie avant de s’installer
à une table de travail placée parmi les rangs du public.
De cette place et le micro à la main, il va ponctuer
le déroulé de la soirée par la lecture d’une sélection
de textes et de poèmes où, sans se limiter à la littérature
lusophone, il honore au passage Jacques Prévert
et Rainer Maria Rilke.
À la manière d’un concert où les voix du fado
se succèdent, le spectacle est une belle occasion pour
la troupe de Pippo Delbono de concrétiser les situations
amoureuses à travers des tableaux vivants ou des
sarabandes joyeuses. Sur une scène découpée par les
aplats géométriques d’une lumière rouge sang, aimer
prend les allures d’une danse avec le diable. Ainsi, les
démons qui habitent chacun·e de nous vont prendre
chair dans un rituel d’exorcisme qui s’empare du
plateau. Attendant la dernière minute pour traverser
la salle et monter sur le plateau, Pippo Delbono se livre
alors à un geste bouleversant, qui clot le spectacle
sur un inoubliable point d’orgue. Patrick Sourd

Amore de Pippo Delbono, avec Dolly Albertin,


Gianluca Ballarè, Margherita Clemente,
en italien surtitré français. Du 6 au 18 septembre,
Théâtre du Rond-Point, Paris. En tournée jusqu’en
mai 2023.
Les critiques justifient l’exploitation abyssale par
la nécessité de maintenir la croissance
économique en répondant à la hausse de
OUT OF THE BLUE la demande de métaux, tout en contrant
l’épuisement des ressources et la pollution
de Silke Huysmans et Hannes Dereere ‘terrestre’. Les activistes dénoncent les
dangers de cette exploitation potentielle
et alertent l’opinion.”
Entre enquête journalistique et démarche Sur une scène reproduisant la cabine
militante, l’ultime volet du triptyque écoconscient de pilotage d’un robot sous-marin,
la paire dispose d’un mur d’écrans et
du duo flamand plonge dans les fonds marins, d’ordinateurs pour entrer en contact
avec trois navires évoluant sur le site.
en quête de métaux rares. L’un appartient à la compagnie
d’exploitation minière qui a conçu un
engin à chenilles capable de travailler
Prenant les allures d’une croisière sous- à ces profondeurs, le second à une
marine digne des aventures du capitaine équipe de scientifiques chargée d’étudier
Nemo dans Vingt Mille Lieues sous l’impact du projet sur les écosystèmes
les mers de Jules Verne, Out of the Blue toxiques des montagnes du Minas concernés et le troisième, le Rainbow
nous entraîne dans une plongée en eaux Gerais jusqu’à l’océan. En 2019, avec Warrior, a été missionné par les
profondes à la recherche du Graal Pleasant Island, les voilà se questionnant militant·es de Greenpeace pour veiller
du troisième millénaire : les champs sur l’avenir de la république de Nauru au grain. Le spectacle donne une foule
de nodules de métaux rares qui jonchent en Océanie, un atoll saccagé par d’éléments pour statuer sur la folie ou
les fonds marins. l’industrie minière et menacé par la justesse de la nouvelle ruée vers l’or
Silke Huysmans et Hannes Dereere la montée du niveau des mers. que représente l’exploitation d’abysses
défendent l’idée qu’à l’heure de Troisième volet de ce triptyque, Out jusqu’alors inviolés.  Patrick Sourd
l’anthropocène la responsabilité des of the Blue anticipe sur des désordres
artistes passe par la défense de la à venir en s’intéressant à l’exploration Out of the Blue conception, texte
planète. Se focalisant sur les catastrophes des fonds marins de la fracture et interprétation Silke Huysmans et
écologiques produites par l’exploitation de Clarion-Clipperton, située dans Hannes Dereere, en anglais surtitré
minière dès 2016, le duo commence le nord-est du Pacifique, pour évaluer français. Du 12 au 15 septembre,
par revenir, avec Mining Stories, sur les capacités de l’industrie à récolter des Théâtre de la Ville-Espace Cardin,
la rupture d’un barrage au Brésil ayant nodules polymétalliques à 4 500 mètres dans le cadre du Festival d’Automne
produit une pollution catastrophique de profondeur. “À la manière d’un puzzle, à Paris. Les 20 et 21 septembre,
142

et charrié des tonnes de déchets miniers nous recomposons la façon dont les faits Théâtre des Bernardines, Marseille,
et les récits interagissent. Les scientifiques dans le cadre du festival Actoral.
bénéficient de cette exploration minière pour
mener leurs recherches sur les menaces qui
pèsent sur la biodiversité. Les industriels
Les Inrockuptibles №13

Loes Geuens · Bea Borgers


Scènes
143
IDIOTA destinait à la biologie avant de bifurquer
vers la peinture à son arrivée à Rotterdam.
de Marlene Monteiro Freitas Cette science du vivant, elle la fait
sienne en tirant les fils d’un récit multiple.
La farce se fait macabre ou joyeuse,
Installation chorégraphique singulière, mais jamais pesante.
Créée au Kunstenfestivaldesarts de
la nouvelle boîte de Pandore de la Cap-Verdienne Bruxelles en mai, Idiota doit beaucoup
n’a pas fini de troubler nos sens. à l’équipe rassemblée autour de Marlene
Monteiro Freitas : Miguel Figueira,
Yannick Fouassier, Rui Antunes
En plaçant sa nouvelle pièce sous et Hsin-Yi Hsiang. Une création qui
l’influence du mythe de Pandore, n’a pas fini de troubler nos sens, nouvelle
Marlene Monteiro Freitas s’offre preuve éclatante du talent protéiforme
un exercice de métamorphose inédit, après les autres les dispositifs scéniques de la danseuse, comme le fut Guintche
quoique bien dans la manière de de cet espace à vivre, la soliste s’invente à son époque (2010) et qui sera
la Cap-Verdienne. Si boîte il y a, elle un space opera sur mesure. également du “Portrait” que le Festival
est transparente, habitée d’un esprit Couchée sur un sol de sable noir ou d’Automne consacre à Marlene
frappeur – et sans tête. Cette image aspirée par des vapeurs, Monteiro Freitas Monteiro Freitas, dans une version live
originelle d’Idiota, un corps “décapité” fait le grand écart entre mythologie et avec des musicien·nes. Un plaisir
mais coiffé d’un galurin, est superbe. réalité. Ainsi, Idiota prend plus d’une fois dédoublé.  Philippe Noisette
Peu à peu, un subtil jeu de doubles la forme d’un cauchemar avec force
prend possession de ce corps, militaire pupilles dilatées ou lèvres écrasées sur la Idiota chorégraphie et performance
d’opérette, enfant ou divinité. Gantée paroi. Des accessoires suspendus autour Marlene Monteiro Freitas,
de blanc, Monteiro Freitas imagine une d’elle, l’artiste fait un défilé au rythme du 26 au 29 octobre, Palais de la Porte
série de paysages mentaux, histoire de d’une marche militaire improvisée. Dorée, Paris. Guintche chorégraphie
sortir du cadre. Sa performance est si La bande-son, comme souvent chez elle, et interprétation Marlene Monteiro
Les Inrockuptibles №13

renversante, au propre comme au figuré, est un voyage du baroque à Nick Cave. Freitas, du 29 septembre au
qu’elle finit accrochée au plafond le temps On se perd parfois dans ces quelques 1er octobre, Centre Pompidou,
d’une danse tribale. Actionnant les uns mètres carrés dont l’interprète ne sortira dans le cadre du Festival d’Automne
– vivante ! – qu’aux saluts. à Paris.
Marlene Monteiro Freitas avoue avoir
voulu dialoguer avec le peintre Alex
da Silva, disparu en 2019. Ce dernier se
Les critiques ↓
Bébé colère, 2020.

CAUTÈRE
de Caroline Poggi et Jonathan Vinel,
au Frac Corsica, Corte

Pour leur première exposition


monographique, le duo de vidéastes convie
un ensemble d’artistes partageant leur
sensibilité de bricoleur·euses de narrations
impures. Un manifeste, adressé à celles
et ceux qui osent rêver hors des centres.
Arts
144
Les Inrockuptibles №13

Caroline Poggi, Jonathan Vinel


Il·elles sont de cette génération qui Pietro, David Rappeneau, Emma Stern

Arts
n’aura pas eu le temps de croire que déjà et Cajsa von Zeipel.
on leur intimait de décroître. Il·elles ont Ce qu’on y lit d’abord, par contiguïté,
la lucidité pragmatique de ceux et celles concerne la constitution d’un “front
qui, dès lors, n’ont eu d’autre choix que fractal”, pour reprendre les mots du
de composer avec. Faire malgré tout, collectif Tiqqun dans le manifeste
et par assemblage. En soi, c’est peut-être narrations impures, arpentent le terrain Premiers Matériaux pour une Théorie
une chance : celle d’une lucidité chevillée pentu et cahoteux des images de la jeune fille (2001). Tous·tes, glaneurs
au réel, d’un réalisme capitaliste déhiérarchisées, et font meute plutôt que et glaneuses d’étincelles en dormance
à l’œuvre. Car c’est dans cette matière-là, masse avec leurs pairs. Respectivement de sublime et de sacré, de poésie et
l’immédiate, l’inéluctable, que plonge né·es en 1988 et 1990, à Toulouse et d’élégie, louvoient entre les grands blocs
cette génération qui n’aura connu ni les Ajaccio, Jonathan Vinel et Caroline Poggi de visibilité, hors des centres et de
techno-utopies chromées des nineties ni ont aiguisé leurs armes et gagné leurs la surveillance, rapiéçant patiemment les
le retour de bâton d’une mélancolie étoiles depuis le cinéma. Avec Cautère scories de l’industrie du divertissement
spectrale des années 2000, pas plus que au Frac Corsica, sa première exposition – jeux vidéo chez le duo, mèmes,
le bref sursaut moiré du post-internet des monographique en institution, le duo marques et BFMTV. Tout cela n’aurait
années 2010. présente trois de ses vidéos récentes d’autre sens qu’une opposition de
L’écosystème digital, Caroline Poggi et (le manifeste périurbain Bébé colère, surface si l’opération de rapiéçage, ou
Jonathan Vinel l’ont fréquenté. Elle et lui 2020 ; l’inconscient épileptico-collectif de de cautérisation, n’était à chaque fois
ont même grandi immergé·es en son Our Holidays Will Always Be Better than digérée au sein d’une matrice subjective
sein, mais ont cessé de rêver d’une Yours, 2022 ; Il faut regarder le feu ou et située qui palpite, vive, à fleur de peau,
fluidité sans entraves qui délesterait les brûler dedans, 2022) tout en conviant à et innerve les œuvres comme un cours
corps augmentés de leurs attaches ses côtés un ensemble de sensibilités d’eau souterrain. Et l’on en vient alors
terrestres. Depuis, le cloud immaculé accordées à la sienne : Hanna Antonsson, à l’un des points essentiels de la
s’est embrumé, les paradis artificiels de Jason Dodge, Claire Fontaine, Kamilya proposition, car il y a bien une politique
pixels se sont affadis. Celles et ceux qui Kuspanova, Sybil Montet, Yung Nihilist, à l’œuvre, une politique avec un “p”
viennent après sont les bricoleur·euses de Alessandro de Pesci, Alessandro Di minuscule qui, à l’éthique, préfère
l’esthétique.
Le parcours s’ouvre avec Corsica
(Burnt/Unburnt) (2011-2022) de Claire
Fontaine, où l’artiste collective a
enflammé une carte de la Corse en
allumettes. Contours cramés et nuage de
suie, quelque chose demeure malgré tout,
par-delà la destruction amnésique ou

145
la léthargie collapsologique : la mémoire
d’une action, et peut-être d’un spectacle.
Or, on le comprend à la lueur de la
dernière vidéo en date de Caroline Poggi
et Jonathan Vinel : il ne s’agit pas
uniquement de produire malgré tout,
mais de s’engager plus intensément à
la réactivation des sensibilités émoussées.
Il faut regarder le feu ou brûler dedans
(2022) a été tourné l’été dernier
lors d’une résidence estivale à la fabrique
culturelle Providenza à Piève, en Corse,
et fait intervenir d’autres artistes, ici
des musicien·nes (Pan Daijing, Bendik
Giske). On y suit une jeune femme,
combinaison ignifugée noire sur le dos,
sillonnant l’île, qu’elle déplore en proie
à la bétonnisation sauvage. Mettre le feu,
nuitamment, méthodiquement, serait
alors un dernier sursaut face au statu quo.
Au fil des plans d’incendies noyant
le réel dans l’éternité incandescente, une
autre piste se fait jour : l’espoir de
reconquérir, contre l’avancée aveugle du
grand capital, des microfictions de beauté
fugace. Par la voix de la protagoniste,
entêtante, presque un mantra, cela
donne : “Car ce n’est pas tout de faire
Les Inrockuptibles №13

naître les flammes. Il faut aussi qu’elles aient


envie de monter, de grandir, de chanter.”
 Ingrid Luquet-Gad

Cautère de Caroline Poggi et


Jonathan Vinel, jusqu’au 16 octobre,
Frac Corsica, Corte.
Les critiques

PAUL THEK EN ITALIE


(1962-1976)
de Valérie Da Costa
L’historienne de l’art se glisse dans les pas de l’artiste américain Paul Thek,
dont les nombreux voyages en Italie, encore jamais étudiés, fournissent
la matrice d’une œuvre aussi charnelle et complexe que l’est notre présent.
(le sida donc, selon l’expression de
Susan Sontag). Or, pour le comprendre,
embrasser sa trajectoire heurtée
On ne regarde jamais le soleil en face. – marquée par la liberté de celles et ceux
À propos de la réception de l’astre Paul qui ne s’astreignent à aucune cohérence
Thek, du moins en France, on pourrait de lieu et de style –, c’est peut-être vers
dresser le même constat. On sait l’artiste l’Italie qu’il faut se tourner. Avec son
américain incandescent : sa réputation Palerme qu’ils visitèrent tous deux ; ou livre Paul Thek en Italie (1962-1976),
le précède, lui le témoin de son temps, que l’on croise au détour de la carte Valérie Da Costa, spécialiste de la scène
qui traversa l’ébullition des années 1960 blanche qu’accordait, à l’automne, artistique italienne des années 1960-1970,
dans le Lower East Side, scène fauchée le Palais de Tokyo à l’artiste Anne Imhof, plonge dans cette période encore jamais
une décennie plus tard par l’épidémie l’apparition rare d’une petite sculpture, étudiée de l’artiste.
de sida, lui qui fut aussi l’amant de Peter sa cuirasse de Michel-Ange (La Corazza À partir des carnets de notes de ce
Hujar et l’ami de Susan Sontag, admiré di Michelangelo, 1963), torse rouge dernier, de sa correspondance
par Mike Kelley et aujourd’hui par une sanglant aux muscles à vif comme ceux pléthorique, d’interviews menées
génération d’artistes qui réinterrogent un d’un écorché. auprès d’artistes et d’habitant·es qui
corps mutant, fragmentaire et jeté Paul Thek (1933-1988) connut le succès le fréquentèrent et, enfin, emboîtant
dans une finitude, à l’exact opposé des de son vivant, mais demeura à sa mort elle-même le pas à Paul Thek,
promesses technologiques de son relativement peu ou circonstanciellement l’historienne de l’art tisse le fruit de
146

augmentation. montré : capté par le prisme d’une sa recherche en trois chapitres


Cependant, ses œuvres, on les connaît scène, d’une “maladie comme métaphore” topologiques. Ceux-ci déclinent les
peu. On les regarde, elles et leur auteur, lieux où vécut l’artiste : Rome, Palerme
rarement en face donc : c’est une ombre et Ponza. On le suit à la trace, par

longeant les murs de l’exposition que Paul Teck, Untitled
ses cartes postales et ses croquis, et
le Jeu de Paume consacra à Peter Hujar, (Hand with Ring), néanmoins, la petite histoire,
en 2019, via la série des catacombes de 1967. la personnelle, l’intime, à vrai dire,
ne domine pas : la quête demeurera
perpétuelle, comme l’artiste en
mouvement. Paul Thek, alors, extirpé
d’un New York mythifié et placé sous les
auspices d’un romantisme des marges,
y éclot par et pour lui-même.
En Italie, il embrasse les contraires qui
le constituent, et dotent ses œuvres de
leur atemporalité : il est en même temps

Estate of George Paul Thek/Courtesy Alexander and Bonin, New York · Carrie Mae Weems
antique et technologique (la genèse de
ses œuvres, titrée Technological
Reliquaries, est étudiée ici en détail),
homosexuel et catholique, exposé et
reclus. Lui, le “plongeur”, figure élective
de sa monographie d’ampleur au
Whitney Museum,
à New York, en 2010
(Paul Thek: Diver)
réémerge tel qu’en
lui-même : complexe,
contradictoire et donc
Les Inrockuptibles №13

humain.
Ingrid Luquet-Gad

Paul Thek en Italie (1962-1976)


de Valérie Da Costa (Les Presses
du réel), édition bilingue français/
anglais, 316 p., 24 €. En librairie.
La Bourse de Commerce - Pinault

Arts
Collection ouvrait en mai 2021. Après

UNE SECONDE D’ÉTERNITÉ l’événement de l’inauguration vient


désormais la décantation des usages.
Le cycle Une seconde d’éternité qui s’est
ouvert cet été peut être lu, par sa
à la Bourse de Commerce À la Bourse, le centre névralgique,
ce sont les œuvres. Il n’en va pas tant de
thématique, comme également accordé
à ce principe. Ainsi son fil rouge est-il
- Pinault Collection, Paris leur accès, empreint de proximité le temps, un temps anhistorique, ductile
physique, ni même de leur provenance, et réversible, qui réunit une vingtaine
elles sont issues de la collection d’un d’artistes dans la rotonde, où s’insèrent
Si l’institution propose des seul. Plutôt de ce constat : l’œuvre déjà un dialogue entre Felix Gonzalez-
chefs-d’œuvre monumentaux, y règne seule, emblématique, magistrale
ou monumentale, et même, elle suffit à
Torres et Roni Horn et une nouvelle
installation de Philippe Parreno, avec
elle délaisse la pensée de faire exposition. Plus concrètement, une Tino Sehgal, Nicolas Becker et Arca.
installation ou une vidéo sera annoncée Si l’on dit souvent que le sens jaillit de la
l’exposition au profit d’arrêts pareillement à une proposition rencontre, ici, il n’y en a pas : les ballons
monographique ou thématique – il en flottent, les apparitions hantent,
sur image juxtaposés. est de même à Luma Arles. les spectateurs et spectatrices dérivent.
Le mode de vision élu est le gros Le temps exploré serait à l’instar
plan, tel un arrêt sur image ou du “présent monstre” diagnostiqué par
un exercice d’admiration. En soi, l’historien François Hartog, où le
le parti pris pourrait être valable, politique sombre dans l’abîme ouaté
à condition d’être clairement d’une éternité bleutée. Ingrid Luquet-Gad
distingué des expositions
du musée. À lui reviendrait, Une seconde d’éternité, jusqu’au
dans le meilleur des mondes, 2 janvier ; Felix Gonzalez-Torres – Roni
la mission parallèle de Horn et Écho2 de Philippe Parreno,
recontextualisation historique, carte blanche avec Arca, Nicolas
thématique ou discursive. Becker et Tino Sehgal, jusqu’au
L’exemple éclatant était fourni, 26 septembre, Bourse de Commerce
au printemps, avec la double - Pinault Collection, Paris.
présentation du sculpteur Charles
Ray à la fois au Centre Pompidou
et à la Bourse de Commerce.
Les critiques THE MEMORY OF LOVE autre système de référence : chacun
encadre et supporte une partie en wax,
d’Ibrahim Mahama, au Frac des Pays de la Loire, Nantes sous la forme d’une toile tendue ou
d’une assise.
Si l’on retrouve l’attention que porte
Pour sa première exposition personnelle en France, l’artiste l’artiste aux systèmes de valeur, venant

ghanéen livre une installation inédite. Une contre-institution punaiser sur les tissus les indications de
leur provenance – leur cote étant fixée
autonome d’éléments recyclés et tissus pour penser l’histoire selon leur fabrication en Chine, au Togo
ou en Hollande –, il s’agit ici encore
de son pays depuis son indépendance. d’autre chose. À savoir la reconduction
d’un geste de peindre, venant d’abord
tendre la toile brute, au sein d’une
Au fronton du Frac des Pays de la Loire réflexion sur le contexte de l’institution.
flottent au vent des drapeaux. Cousus Ici, c’est alors un système dynamique
à partir de sacs de jute, ils portent qui se déploie et, à son tour, s’autodéfinit.
les stigmates de leur fonctionnalité. Usés Sa première exposition personnelle en Car si la valeur d’usage contextuelle des
par le transport de denrées périssables, France prend cependant le parti d’ouvrir matériaux est apparente, leur devenir-
le cacao, puis de matières premières, à un prolongement récent de son travail. œuvre les enchâsse dans le système de
le charbon. Leur qualité épidermique est Par des formes et systèmes nouveaux, valuation propre au monde de l’art,
augmentée par les corps qui, à l’ouvrage, il en va d’un élargissement de ses en même temps que l’ensemble ouvre
y imprimèrent les marques du labeur. thématiques électives : la circulation un espace autonome : une architecture-
Leur position liminale est un signal tout globalisée des corps, biens et capitaux, institution miniature, portable et
autant qu’une œuvre autonome : telle qu’ancrée au plus près de l’histoire manipulable.
elle rejoue en le déplaçant le geste le plus matérielle de l’après-indépendance des Ce qui se montre se retire simultanément.
connu de l’artiste qui, au sein de années 1960 au Ghana. Les deux paradigmes du moment,
l’espace, présente une nouvelle partie de Depuis dix ans, encore étudiant en l’archive et la critique institutionnelle,
son travail. D’Ibrahim Mahama, artiste peinture, l’artiste collecte, à Tamale, sont indiciellement présents tout en étant
ghanéen à la carrière stellaire, on les témoignages des architectures efficacement subvertis pour que le geste
connaissait le geste consistant, à partir coloniales et des architectures qui, n’appartienne à aucun, échappant au
de toile de jute, à envelopper les à l’indépendance, se réapproprièrent déterminisme de la tradition comme
bâtiments publics (en 2019, à Milan, en les étendant les infrastructures au lyrisme des évocations. Sans amnésie
via la Fondazione Nicola Trussardi) ou existantes. Ces fenêtres, portes et ni ressentiment, s’avancent alors
à réorienter la circulation en leur sein chaises auraient pu en soi constituer le des utopies concrètes, opérantes et
(la même année, pour le pavillon témoignage d’une époque ambiguë, désirantes. Ingrid Luquet‑Gad
148

ghanéen à la Biennale de Venise). infusée des espoirs d’autosuffisance et


des embûches entravant leur réalisation. The Memory of Love d’Ibrahim
À Nantes cependant, ces trois éléments Mahama, jusqu’au 2 octobre,
sont complexifiés par l’imbrication d’un Frac des Pays de la Loire, Nantes.
Les Inrockuptibles №13

Fanny Trichet · Eric Kroll


THE NEW YORK YEARS, 1971 TO 1994

Arts
d’Eric Kroll

Un livre gros comme un Bottin, inépuisable


et inattendu. C’est Kroll en photoreporter,
évoluant à New York au milieu d’une faune d’artistes
déglingué·es et d’anonymes flamboyant·es.
Comme tombé·es du ciel.

À ce stade, on croyait tout savoir d’Eric


Kroll, photographe qui squatte depuis
longtemps l’angle maudit de nos
bibliothèques. Son Sex Objects, publié
en 1977, est considéré par des
collectionneur·euses vertueux·euses,
type Martin Parr, comme une étape
dans l’histoire du photo book : un livre
sur la prostitution américaine, où Kroll
s’arrête sur chaque rencontre,
l’accompagne du témoignage de la fille
et d’éléments annexes (petites
annonces, tarifs…), où l’objet redevient
sujet ; mais aussi un documentaire sur
la survie des jeunes hippies et un

Photo books
grand livre américain, de ceux portant
sur la route, et sur le marché qu’ouvre
cette route.
Mais quelques bouquins pour Taschen
plus tard, Kroll était devenu un peu

149
moins intéressant à nos yeux : il produisait du portrait aussi pour un cramé total, notamment pour avoir tenu,
fétichiste à la chaîne tout en devenant un historien de de 1972 à 1979, un club-restaurant, le Studio 77 (alias
la photo érotique. On était juste en train de passer à Ali’s Alley).
côté du bonhomme, ignorant qu’il bossait depuis 1971, On y entend le chaos de la ville, et on y entrevoit l’art de
à New York, comme photoreporter pour la presse la rencontre. La rencontre, c’est autre chose que l’amitié.
magazine, et, ainsi, vivait tel un poisson dans l’eau parmi Kroll ne prétend pas avoir photographié sa bande.
la scène downtown new-yorkaise, où se firent entendre Son rapport à Wojnarowicz, par exemple, est à mille lieues
les prémices du punk et de la new wave. du lien insondable qui marque les photos de Marion
Vers 1978, il entrevoit, dans l’émergence d’un groupe Scemama sur David à la même époque, présentées au
de jeunes artistes du Mudd Club, l’affirmation d’un printemps dernier et en 2021 à la New Galerie, à Paris.
monde sans cloisons où musicien·nes, peintres, Non, Kroll documente, saisit. Il a la culture de l’envie,
écrivain·es et prostitué·es se confondent. Évidemment, prend tout le temps quelque chose de New York,
il ne pouvait passer à côté de David Wojnarowicz, lequel lui répond de peur qu’elle cesse brusquement d’être la
habitait toutes ces positions à la fois. Kroll fit donc des centrale électrique du monde.
portraits de gens qui n’étaient alors que des hors-la-loi The New York Years est aussi un grand livre de
de la culture : Lydia Lunch, Madonna, Basquiat, photographe : tous les portraits disent un trait de la
Futura 2000, Keith Haring, Debbie Harry… Ces jeunes personne. Ce n’est pas toujours l’image ultime, définitive,
splendeurs héroïnées croisent des figures à peine plus plutôt celle que l’on garde pour soi, comme un secret.
vieilles qu’elles, mais qui déjà les regardent depuis leur Par exemple, la photo démente qui orne la couverture :
propre consécration : Philip Glass, Robert Wilson, Wojnarowicz devant l’Hudson, tout en jean, clope
le cinéaste Robert Kramer (qui était le cousin de Kroll) au bec, lâche de ses mains une de ses sculptures, qu’il
ou Nam June Paik. envoie au fond du canal. Une tête dont les orifices sont
Dans The New York Years, livre bouillonnant qui lui sert bouchés : les yeux effacés, la bouche plâtrée, et il n’y a
de mémoires, Eric Kroll mélange cette intelligentia à des sans doute que les oreilles qui ne le sont pas, trous
portraits de filles anonymes et splendides, de danseurs par lesquels ça rentre et ça sort.
cubains ou de légendes toujours à deux doigts de En psychiatrie, on y verrait le début
la chute. Ainsi, Rashied Ali, le dernier batteur de John d’un sentiment de fin du monde,
Coltrane, qu’il saisit tout de cuir noir vêtu sur une moto, un syndrome de Cotard. Dans le réel,
Les Inrockuptibles №13

sorte de version SM de Marlon Brando dans L’Équipée cela s’appelle la vie telle qu’elle fuit,
sauvage – et on se souvient alors que Rashied Ali passait par un seul endroit. La photo est le
meilleur compagnon des amnésiques.
Philippe Azoury

Eric Kroll, Madonna at
The New York Years, 1971 to 1994 d’Eric Kroll
Danceteria, 1983. (Timeless Edition), 484 p., 55 €. Commande en ligne.
Les Inrockuptibles №13 150 Les critiques

Livres
– climatique, politique, institutionnel –

Livres
se déploient comme une chape sur
le monde, Sabolo est rattrapée par les
profils de ces filles assassines. Mais alors
qu’elle exhume la rage, la lutte et les
radicalités des années 1980, d’autres
motifs, inattendus, émergent.
“Au fil de mon enquête, mon histoire
familiale a resurgi dans le récit de façon
LA VIE CLANDESTINE tout à fait inattendue, nous confie-t-elle.
Alors que je pensais écrire sur un fait réel
de Monica Sabolo très éloigné de moi, j’ai perçu des résonances,
un écho, mystérieux, profond et intime.
C’est apparu, au départ, lorsque j’ai réalisé

Dans un septième roman salvateur, que ma mère avait passé sa jeunesse à


Milan, dans les années 1970, au moment

intime et politique, l’écrivaine met en


de l’apparition des Brigades rouges et de
l’ouverture des Années de plomb, et qu’elle

dialogue la “fièvre sanguinaire” d’Action


ne m’avait jamais parlé de cette période.
Puis il y a eu la clandestinité, celle d’Action
directe mais aussi la mienne, puisque j’ai

directe dans les années 1980 et l’écho découvert que mes origines n’étaient pas
exactement celles que je croyais, et le secret,

du crime dont elle a été victime enfant, le silence, la faute…”


Dès lors, le texte se dédouble. Telles

à la même époque.
les deux pales d’une hélice qui insuffle
à l’écriture son énergie, il orchestre
la mise en dialogue du romanesque
et de l’enquête, du collectif et de l’intime,
À l’origine, Monica Sabolo, autrice de la beauté et de l’horreur, pour soulever
d’une œuvre de l’intime et du silence, les mêmes vagues de questionnements :
des ombres et de la violence, voulait comment survivre en ayant subi
se lancer dans un livre “facile et efficace, ou commis l’irréparable ? Que cachent
qui aurait des chances de se vendre”. celles et ceux que nous croyons
Un fait divers, par exemple. Quelque connaître ? Quels insoupçonnables

151
chose de frontal et de balisé. C’est en cheminements mènent au pardon ?
écoutant une célèbre émission du genre Ce sont les deux femmes qui retiennent “Aboutissement d’un long chemin, littéraire
sur France Inter, cherchant, fouillant, l’attention de Monica Sabolo. 27 et et existentiel”, le texte semble marquer
compilant les cinquante dernières années 29 ans, la blonde et la brune, franges la fin d’un cycle romanesque
de catastrophes, qu’elle est soudain Sophie Marceau, jeans et blousons de chez Monica Sabolo. À la fois somme
happée par une affaire des années 1980. cuir, assises sur un banc en attendant et matrice de son travail, cette Vie
Un soir d’hiver 1986 à Paris, deux de frapper. Deux filles que rien ne clandestine remonte aux origines des
hommes et deux femmes prennent prédisposait au terrorisme : une enfance thèmes, motifs et figures qui irriguent les
la décision glaçante de tuer. Ils et elles parisienne bourgeoise, puis une pages de l’autrice depuis près de dix ans.
s’appellent Jean-Marc Rouillan, adolescence classique quoique électrique “Comme si je pouvais aborder les choses
Georges Cipriani, Nathalie Ménigon, – Joëlle Aubron vit sa première histoire sans les habiller d’images, sans m’épuiser
Joëlle Aubron et froidement, sur d’amour lycéenne avec le claviériste de à dissimuler la violence”, écrit-elle.
le trottoir d’un boulevard rive gauche, Taxi Girl. “Elles ressemblent à n’importe Ainsi le geste d’écriture, plus frontal, plus
abattent de trois balles dans le corps, quelle jeune fille des années 80 [...] Et combatif, plus radical, semble résonner
dont l’une en pleine tête, Georges Besse, dans le même temps elles sont la mort”, tout à la fois comme la déclaration de
patron de la Régie Renault et père de écrit Sabolo, qui plus loin s’interroge : résilience d’une écrivaine hantée par
famille. Ils et elles appartiennent à “Comment en arrive-t-on là ?” le passé, l’affirmation de la puissance de
Action directe, un groupe armé La romancière a le goût des héroïnes lutte de la littérature et
d’extrême gauche révolutionnaire que froissées, égéries abîmées d’un monde la tentative de réponse
cette tragédie de novembre 1986 fait de violences domestiques, sexuelles, à cette question
basculer dans “la fièvre sanguinaire”. patriarcales. Dans ses précédents romans universelle et politique :
– Crans-Montana (2015), Summer “Comment répondre à
(2017), Éden (2019) –, Monica Sabolo la violence autrement que
tissait autour de ses personnages par la violence ?”
diaphanes, aux âmes et aux corps  Léonard Billot
suppliciés, des drames intimes,
bourgeois, dévorants comme les eaux La Vie clandestine de Monica Sabolo
d’un lac gelé ou la pénombre d’un bois (Gallimard), 320 p., 21 €. En librairie.
Les Inrockuptibles №13

dangereux. Or, cette fois, la violence


a changé de camp.
À l’heure où résonne l’écho du plus vaste
procès terroriste de l’histoire française,
Karen Assayag


dont l’ensemble des accusés sont
Dans le jardin des
éditions Gallimard,
des hommes, où la colère sociale gronde
à Paris, en juillet. et où différentes formes de désespoir
Les critiques périphérique, le territoire des oublié·es.
Parallèlement à cette enquête intime
LES ENFANTS ENDORMIS et sociologique d’une maîtrise absolue,
l’auteur retrace le parcours des
d’Anthony Passeron chercheur·euses qui, aux États-Unis
et en France, découvrent le virus,
tentent de l’identifier et de le combattre.
Quarante ans après la mort de son oncle tué par À l’impuissance des familles répond ici
celle des soignant·es, et le drame privé
le sida, le jeune écrivain enquête sur sa famille et devient alors la minuscule pièce d’un
les débuts de la maladie. Un premier roman puissant. puzzle international. L’auteur travaille
en historien. Il reconstitue les
différentes étapes de la lutte contre le
Il était le préféré de ses parents. était une maladie largement méconnue, et sida, les hésitations, les fausses pistes,
Le premier à avoir le bac, le fils qui avait honteuse. Passeron décrypte les réactions les découragements, les avancées,
trouvé un emploi dans l’office notarial, de chacun·e. Le cadet (père de l’auteur), l’incompréhension des autorités
honneur inespéré pour des petit·es boucher-charcutier comme ses parents, politiques.
commerçant·es de l’arrière-pays niçois. travailleur obstiné, se montre loyal Il montre les moments de solidarité entre
Dans cette famille taiseuse, personne jusqu’au bout malgré les déflagrations des scientifiques qui partagent leur
n’imaginait que Désiré allait se droguer du drame dans sa propre vie. La mère savoir, mais aussi la concurrence d’un
à l’héroïne et contracter le sida par de Désiré (grand-mère de l’auteur), pays à l’autre pour publier dans
injection. Jusqu’au bout, sa mère a refusé au passé pétri de pauvreté, s’emmure les revues. Il rappelle les noms de ceux
d’y croire, et puis, devant le corps entièrement dans le déni ; le primo- et celles qui se sont consacré·es à la lutte.
mourant de son garçon, elle a dû se romancier l’observe avec empathie. Passeron juxtapose les faits sur un
rendre à l’évidence. Cela se passait Ce récit intime, qui dit avec pudeur rythme soutenu et, passant de l’Institut
au début des années 1980 et Désiré était le malheur insondable, Passeron parvient Pasteur à un centre
l’oncle paternel d’Anthony Passeron. à le dépasser pour reconstituer de recherches d’Atlanta
Dans cette très belle enquête l’enchaînement des faits et étudier les ou à la Pitié-Salpêtrière,
autobiographique, l’auteur s’efforce de circonstances qui ont entouré le drame. nous restitue comme
mettre des mots sur un drame recouvert Il dresse en arrière-plan le portrait une épopée cette longue
de silence. À partir d’un matériau épars d’un milieu social, ces commerçant·es histoire qui se poursuit
– photos de famille, éclats de souvenirs presque notables dans les années 1960, encore aujourd’hui.
d’enfance, témoignages –, il fait surgir de transformé·es en perdant·es dans  Sylvie Tanette
l’anonymat Désiré et ses proches, seul·es les années 1980 après l’ouverture des
et démuni·es dans une époque où le sida supermarchés. C’est aussi l’évocation Les Enfants endormis d’Anthony
152

d’un bourg en déclin, petite sous- Passeron (Globe), 288 p., 20 €.


préfecture pimpante devenue arrière-pays En librairie le 25 août.
déserté où les jeunes s’ennuient à mourir.
Passeron ausculte, sans jugement,
ce qu’on a appelé plus tard la France
Les Inrockuptibles №13

Jessica Jager · Cris Palomar


Livres
VARIATIONS DE PAUL
de Pierre Ducrozet
Placé sous les signes
conjugués de la musique
et de la grâce, le nouveau
roman de Ducrozet confirme
son talent de virtuose
et son approche profonde
de la littérature.
On reconnaît, dès les premières pages
de Variations de Paul, le style sans égal
de Pierre Ducrozet. Des phrases qui
filent, se condensent ou se précipitent ;
des mots qui s’entrechoquent, créent
des sensations profondes, images, sons.
Personnage proche du Vernon Subutex
de Virginie Despentes, Paul Mareval est
un être solitaire et solaire, incapable du
moindre mal et donc sans cesse dépassé
par les événements, rattrapé par la dure
réalité de la vie. Un cœur aussi pur que
fragile, qui s’arrête parfois de battre
pendant de brefs instants, l’emmenant
aux portes de la mort.

153
Ce garçon a un don unique au monde :
son “oreille bleue”, comme l’appelle son
ami Casey. Dès qu’il entend un air,
une mélodie, il la transpose en couleurs,
formes, images, histoires. Son histoire
répète en partie celle de son père,
Antoine, jeune pianiste monté à Paris
pour s’y heurter au snobisme et au
dédain avec lesquels on regarde dans
la capitale celles et ceux qui n’y sont pas
né·es. Après avoir assisté à un concert
de Jimi Hendrix, Paul réalise qu’il n’aura et philosophique de la littérature :
jamais la technique qui lui permettrait comment une histoire peut être aussi
d’aller plus loin que le maestro. Il frôle une question, un problème, une
la folie, déprime, se cloître dans une vie l’intérêt de Variations de Paul. C’est chanson. L’auteur a confié, au sujet
balisée, qu’il fuit bientôt en courant. la façon dont ces courants musicaux de son nouveau livre, avoir voulu écrire
Après un départ avorté pour Londres, traversent véritablement ce livre, “une histoire des éclopés, des assoiffés”.
il devient dénicheur de talents pour déferlant parfois avec fureur ou se Et “en définitive, autant que possible,
un label de musique dans le New York déployant sereinement, comme un solo un hymne à la joie”.
des années punk. de John Coltrane. Il faut comprendre Placé sous les signes
Pierre Ducrozet montre avec ce le titre au sens musical du mot : ces conjugués de la
cinquième roman la dimension “variations” comme autant de fugues, musique et de la grâce,
éminemment musicale de son talent rhapsodies sur le même thème, celui ses “variations”
d’écrivain. Ce ne sont pas tant les de Paul qui les écoute, les comprend, confirment sa place
descriptions, certes très réussies, des les traduit en histoires fabuleuses. de virtuose de la
avant-gardes musicales du XXe siècle Toujours aussi gracieux et flamboyant, littérature française
que rencontre son héros, défricheur Pierre Ducrozet prend aussi avec contemporaine.
insatiable de nouveaux groupes, ce nouveau roman de l’envergure et de  Yann Perreau
Les Inrockuptibles №13

du Lower East Side de Lou Reed au la maturité. Car il s’autorise ce que


Manchester de Joy Division, qui font l’époque permet de moins en moins aux Variations de Paul de Pierre Ducrozet
romancier·ières : s’écarter de l’intrigue (Actes Sud), 464 p., 22,90 €.
pour interroger le sens profond En librairie.
des choses ; s’arrêter, méditer ou tout
simplement célébrer la beauté, si le cœur
lui en dit. Cette dimension poétique
Les critiques ne disparaissent pas. En réalité, il apparut
que, jusqu’alors, je ne me les remémorais
pas moi-même. Mon histoire familiale
se composait d’anecdotes rarement associées
à des visages et des noms, de photographies
identifiées pour un quart d’entre elles
EN MÉMOIRE DE LA MÉMOIRE à peine, de questions que l’on échouait à
formuler parce qu’il n’y avait pas de point
de Maria Stepanova de départ, ni personne, de toute façon, pour
les poser. Et malgré tout, je ne pouvais pas
faire l’impasse sur le livre.” 
Alors qu’elle voulait raconter l’histoire de sa famille Ce voyage dans les contrées opaques
au XXe siècle, la poétesse russe a signé un labyrinthe de la mémoire fait de cette honnêteté
sa force esthétique. Plutôt que de
narratif, historique et intellectuel vertigineux, pour faire semblant de savoir, ou de pouvoir
reconstituer la vie des défunt·es,
saisir l’écueil de la mémoire. Une beauté envoûtante. Stepanova a choisi de construire ce livre

Raconter l’histoire de sa famille à travers


le XXe siècle en Russie, c’est l’ample
projet, très intimidant, que la poétesse
Maria Stepanova, née en 1972, a porté
pendant des décennies sans parvenir
à s’y mettre. Il lui fallait, écrit-elle, être
plus mûre, se sentir meilleure, pour s’y
immerger. Plus jeune, elle aurait
peut-être eu la tentation de la linéarité,
de l’application à reconstituer, de ses
arrière-arrière-grands-parents à ses
grands-parents, la vie de ces médecins
154

ou ingénieurs, Juif·ves, révolutionnaires,


personnages comme issus de romans
russes, telle son arrière-grand-mère
Sarah Guinzbourg : “Elle avait eu le
temps, Dieu sait comment, au cours de son
existence, d’être envoyée en prison au temps
du tsarisme, de vivre à Paris, de faire des
études de médecine, de soigner les enfants
soviétiques, dont maman et moi, et tout ce
qu’on racontait sur elle avait un petit goût
de lauriers de légende.” 
Mais de ces ex-vivant·es, romanesques
ou non, que reste-t-il ? Des lettres,
des photographies, une longue litanie
d’objets, des bulletins, d’autres textes
encore, comme les journaux
étrangement peu intimes de la tante
Galia, qui habitait seule dans un
deux-pièces encombré de bibelots,
et sur la mort de laquelle s’ouvre
En mémoire de la mémoire. “Au fond,
qu’avais-je en tête, à quoi m’apprêtais-je
durant toutes ces années ? À élever un
monument à ces gens, à faire en sorte que,
jamais mentionnés, jamais remémorés, ils
Les Inrockuptibles №13

Ekko von Schwichow


Livres
1964
l’affaire qui tient
la France en haleine
non pas comme un tout, mais comme
un vaste collage où se côtoient
fragments de l’existence de ses aïeux
et aïeules, et de la vie d’artistes,
réflexions sur l’art et la littérature,
extraits de lettres et rappels historiques,
des pogroms à Odessa à la révolution
bolchévique, aux purges staliniennes
et aux camps en Sibérie, en passant
par la guerre, les famines…
Peu importe si l’on se perd parfois dans
ce kaléidoscope poétique, mémoriel,
intellectuel et historique : c’est davantage
en racontant les autres que Stepanova
parvient à approcher la vérité des siens
et de ce que fut leur vie en Russie.
Elle raconte les artistes juif·ves anéanti·es
durant la guerre – magnifiques pages
sur Charlotte Salomon et son
désir de se raconter en peinture,
avec Vie ? ou théâtre ?, premier roman
graphique – ou les poètes russes, tel·les
Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova
ou Daniil Harms, dénoncé puis incarcéré
dans une prison du NKVD, où il meurt

155
en 1942, à 36 ans, pendant que dans
son cercle, ses amis poètes sont fusillés
les uns après les autres… Alors qu’on
pense très vite au travail de W. G. Sebald,
un long passage lui est inévitablement
consacré. Car même si le projet
de la poétesse est différent, il porte
les stigmates d’une mélancolie toute
sebaldienne face à ces vies heurtées
par l’absurdité de l’Histoire.
Et si l’on se demande parfois où nous

2022
entraîne Maria Stepanova, on réalise
à la fin que le dédale vertigineux
d’En mémoire de la mémoire nous a fait
éprouver l’essentiel : l’impossibilité de ne
rien réparer de la vie des mort·es laissée le livre que
aux vivant·es. Les mort·es sont aussi

vous n’allez pas lâcher


obsolètes et blessé·es pour l’éternité
que ces petites poupées de porcelaine
du XIXe siècle, mutilées, que Stepanova
collectionne : “Les Charlotte gelées,
représentantes
de la population des
survivants, me semblent
“Vertigineux de noirceur.”
être ma famille, ma Les Inrockuptibles
parentèle, et moins
je peux en dire sur elles,
plus elles me sont “Captivant, étourdissant, hypnotisant.”
proches.”
 Nelly Kaprièlian
Le Parisien week-end
En mémoire de la mémoire de Maria “Un pur joyau d’humanité.”
Stepanova (Stock), traduit du russe
par Anne Coldefy-Faucard, 592 p., Marianne
26 €. En librairie le 14 septembre.
13
Les critiques LE FÉTICHE ET LA PLUME
d’Hélène Ling et Inès Sol Salas
Alors que la menace Bolloré pèse sur le monde
de l’édition, il faut lire cet essai salutaire qui
prévient du danger de l’appréhension du livre
comme une marchandise.

En évoquant dans son célèbre Abécédaire


la question de la “mort” de la littérature, (la “plume”), en produit d’appel.
de la philosophie ou du cinéma, “Le déploiement de l’industrie des lettres
Gilles Deleuze disait qu’en de telles s’est articulé au système financier-
matières, “il n’y a pas de mort [naturelle], Si les tribunes contre l’OPA de médiatique qui le soutient et s’en nourrit”,
il n’y a que des assassinats”. C’est bien Vincent Bolloré sur le groupe Hachette poursuivent-elles. Contre ce nouveau
à la description circonstanciée de ces Livre circulent à l’envi depuis des mois, rapport au livre, devenu simple produit
assassinats successifs de la littérature, chacun·e mesure bien qu’elles dans une esthétique “tabulaire”, Hélène
et du monde de l’édition en général, que ne sont que l’écho sourd d’une révolte Ling et Inès Sol Salas rappellent, pour
se livrent Hélène Ling et Inès Sol Salas impuissante. Ce nouveau monopole ne pas nous plomber définitivement,
dans une enquête documentée sur médiatique et éditorial détenu que la figure de l’écrivain·e et celle
l’hyperconcentration éditoriale – à par Bolloré n’est voué qu’à “réduire de l’éditeur·trice, cherchant à faire œuvre
laquelle nous assistons depuis plusieurs définitivement la création littéraire au-delà du marché, résistent malgré tout,
années, sans que rien ni personne à un secteur mineur de la production de comme l’atteste la publication de
ne puisse en conjurer les effets. Rachats, contenus”, et pourrait, à terme, “lui faire nombreux livres en cette rentrée.
valse des éditeur·trices, brutales subir une forme de ‘normalisation’, La littérature n’est
réorganisations internes, constitution de standardisation des formes esthétiques pas morte, mais les
de véritables conglomérats de l’édition, et de neutralisation des questions de sens”, marges, où les plumes
précarisation de la grande majorité estiment Hélène Ling et Inès Sol Salas. se déploient, se
des auteurs et autrices : le gentil et subtil Nous serions ainsi arrivé·es avec le cas réduisent à mesure
monde de l’édition française s’est Bolloré à un point d’aboutissement que les fétiches les
mis au goût du jour d’un capitalisme d’un long processus, celui de l’absorption dévorent.
156

financier adapté au “global literary progressive des productions artistiques  Jean‑Marie Durand


marketplace”, qui “tend de façon structurelle par les logiques de marché.
à réduire l’enjeu formel, politique, propre “Dans sa capacité à englober le monde, à en Le Fétiche et la Plume – La littérature,
à la complexité de l’écriture”. totaliser l’expérience, le marché a en effet fini nouveau produit du capitalisme
par assimiler le livre à une marchandise”, d’Hélène Ling et Inès Sol Salas
avancent les autrices. Le livre, redéfini en (Rivages), 416 p., 22,50 €. En librairie
marchandise (le “fétiche”), et l’écrivain·e le 7 septembre.

Philippe Matsas Leextra · Roman Sokolov · SDP/PUF · Alison Bechdel/Denoël Graphic · Xavier Bouyssou/éditions 2024
indique que “la contre-culture punk exerce,
depuis plus de quarante ans, une influence
considérable dans la diffusion d’idées et de
Peu de courants musicaux ont suscité pratiques en matières politique et écologique”,
autant d’interprétations que le punk. rappelle le sociologue Fabien Hein.
Greil Marcus l’analysait comme Les punks ont inventé avant l’heure de
une réécriture du situationnisme, quand nouvelles modalités de résistance à
l’artiste Dan Graham suggérait que l’ordre néolibéral. Dans cette manière
le punk et la religion partagent le don de d’articuler sans cesse l’insatisfaction
transporter leurs fidèles hors d’eux·elles- et la révolte, on trouve les ressources
mêmes, dans une sorte de mépris de la d’une pensée politique subversive qui
discipline des corps habituellement se déploie aujourd’hui,
requise pour la vie en société. Le travail de la critique du
mené par Catherine Guesde et plusieurs productivisme à
philosophes et sociologues ouvre une la création de zones
PENSER AVEC LE PUNK autre piste possible : penser politiquement autonomes temporaires
et philosophiquement avec le punk, urbaines, du véganisme
de Catherine Guesde
Les Inrockuptibles №13

afin d’imaginer grâce à lui de nouvelles à la permaculture.


façons de vivre. Sans chercher à trop Punk is not dead.
Et si le punk en tant que intellectualiser le mouvement punk,
il s’agit ici de l’appréhender comme
 Jean‑Marie Durand

philosophie nous aidait “une manière d’être au monde”, et Penser avec le punk de Catherine
“une puissance d’agir et de faire”, “pour Guesde (Puf), 108 p., 9,50 €.
à revoir nos façons de vivre ? transformer et se transformer”. Car tout En librairie le 31 août.
LE SECRET DE LA FORCE SURHUMAINE Pour transcender

Livres
son ego, pressent-
d’Alison Bechdel elle, avant de
revisiter sa propre
existence décennie
Pourquoi vouloir un esprit sain dans un par décennie.

corps sain ? La dessinatrice américaine Dans le domaine


de l’essai dessiné,
questionne son besoin d’exercice physique Bechdel reste
la championne
dans un essai dessiné impressionnant. inégalée pour
relier de manière
“Compte tenu de notre situation extrême, vous êtes en limpide épisodes
droit de vous demander à quoi pourrait bien servir un livre autobiographiques,
de plus sur le fitness écrit par une femme blanche.” voire traumatiques
Dans les pages d’introduction, Alison Bechdel devance (le suicide de son
d’éventuelles critiques tout en se représentant munie père), découvertes
de bâtons de marche en train de progresser dans la littéraires et événements sociétaux, et ce sans jamais
campagne. Si, dans ce livre, elle se montre des centaines perdre le fil de son propos complexe. Avec
de fois en train de grimacer sous les efforts, celui-ci ses compositions lumineuses, son dessin précis et le
se révèle bien plus enrichissant et puissant qu’un guide recours, subtil, aux métaphores graphiques, elle
d’initiation au fitness, au yoga ou au karaté – des convoque le travail des poètes romantiques britanniques
activités auxquelles elle s’est adonnée. Coleridge et Wordsworth, le transcendantalisme de
Comme dans Fun Home et C’est toi ma maman ?, Ralph Waldo Emerson et Margaret Fuller, et même
la dessinatrice américaine utilise le format du Jack Kerouac aux côtés de qui elle se met en scène.
roman graphique au long cours pour répondre à des Mise en couleurs avec élégance par sa compagne
interrogations très personnelles. Ici, elle revient sur Holly Taylor Rae, Le Secret de la force
sa fascination pour l’exercice physique, fascination surhumaine est un puits d’émotions et
qui ne s’est jamais démentie depuis la découverte des d’intelligence. Si on pratique comme
publicités pour le culturisme dans ses comics et l’achat Alison Bechdel la bibliomancie,
par correspondance d’une décevante méthode de on peut même l’ouvrir au hasard
ju-jitsu. Pourquoi tente-t-elle depuis des décennies pour en tirer des prédictions.
de repousser ses limites comme beaucoup d’autres ?  Vincent Brunner

BD
Le Secret de la force surhumaine d’Alison Bechdel

157
(Denoël), traduit de l’anglais (États-Unis)
par Lili Sztajn, 240 p., 26 €. En librairie le 31 août.

TOONZIE
de Xavier Bouyssou
Initié dans des fanzines, ce récit farceur se révèle
Un trip délirant et hallucinogène délicieusement provocateur. Au départ, les trognes
grotesques dont l’auteur affuble ses personnages
dans lequel l’auteur s’incarne en gourou et l’aspect ridicule de la religion inventée inscrivent
cette BD dans le rayon des comédies. Comme
d’une secte. ces illuminé·es mettent le mot toon à toutes les sauces
– comme le font les Schtroumpfs de Peyo avec le mot
Attention, un toon flotte au-dessus de votre tête. “schtroumpf” –, les dialogues se révèlent souvent
Après votre mort, c’est sous la forme de cette créature désopilants. Mais, au fil des pages, s’installe un doute :
mystérieuse, émanant d’une autre réalité, que vous quel degré d’humour pratique Bouyssou ?
continuerez à vivre. C’est en tout cas ce que prétend Une séquence où les membres de la secte reprennent
Toonzie. Cet ancien dessinateur sans succès en chœur Hallelujah de Leonard Cohen installe
– il répondait précédemment au nom de Xavier un malaise qui ne se dissipe jamais réellement, d’autant
Bouyssou – est devenu le gourou d’une secte dont que le dessinateur, nous projetant en 2069, préfère
les adeptes croient au sauvetage de l’humanité. montrer son gourou vieillissant. Œuvre plastique
hallucinante avec
des séquences
cartoonesques
et psychédéliques,
Toonzie procure
le délicieux frisson
Les Inrockuptibles №13

du trouble.
 Vincent Brunner

Toonzie de Xavier Bouyssou


(2024), 296 p., 26 €. En librairie
le 9 septembre.
Les critiques LA FILLE À LA MOTO
d’Oji Suzuki
Cette anthologie permet de découvrir
l’œuvre mélancolique, poétique
et violente d’un auteur arrivé au manga
dans les années 1960 et 1970, en plein
planches, certains corps, certains visages sont
essor de la contre-culture japonaise. simplement splendides) pour capter l’attention et mener
Indépassable et nécessaire. très loin. C’est l’apanage de la découverte distanciée :
on sait que l’on tient quelque chose d’essentiel lorsque
la lecture dépasse l’artefact d’une époque envolée
Dans les bandes dessinées d’Oji Suzuki (né en 1949), et s’immisce en vous, pour vous faire
les personnages fument beaucoup de cigarettes, de voir différemment. Au bout de
préférence d’une marque japonaise singulière, Echo, ce livre et de sa poignée d’histoires,
au paquet orange, taille courte et puissance maximale. vous regarderez le monde avec
Ils boivent aussi pas mal. Dans l’un de ses récits, un d’autres filtres, ceux des équilibres
garçon dit calmement cette phrase du bout du monde : périlleux, qui sont toujours à un doigt
“Bois goutte à goutte comme si tu crachais ton sang.” de se casser, mais ne se brisent
Il y a là quelque chose qui tient du programme de vie tout de même jamais. Joseph Ghosn
entremêlé de nihilisme – celui qui saisissait la jeunesse
japonaise de la fin des années 1960, l’organisait La Fille à la moto d’Oji Suzuki (Atrabile),
autour d’une contre-culture puissante et aux ferments traduit du japonais par Léopold Dahan, 224 p., 22 €.
révolutionnaires qui se retrouvaient dans les mangas, En librairie.
le cinéma, la musique… C’est cela qui
se reflète dans cette anthologie splendide
que publie Atrabile (mention spéciale
à Léopold Dahan pour sa traduction
Mangas

et son texte d’introduction à Suzuki et


au contexte) : l’esthétique d’une époque
et la vision d’un auteur, qui poursuit
158

le travail de son contemporain et aîné


Yoshiharu Tsuge.
Chez ce dernier comme chez Suzuki,
les récits courts permettent de composer
des tranches d’intimité, de vies
intérieures, et surtout des déambulations
à travers le réel. Ici, tout est questions,
et les réponses ne viennent que rarement.
Suzuki dessine à la façon d’un rêve,
et même si l’on retrouve dans son trait
et sa technique certains aspects de Tsuge,
il n’en est pas moins tout à fait unique.
Ses récits, publiés dans des revues
importantes comme Garo, où se
bousculait l’avant-garde du manga des
années 1960 et 1970, demeurent ceux
d’un auteur dont la vision est comme
arrachée à lui-même. Amplement poétique
mais aussi sourdement violente, son œuvre
semble mettre à nu tout ce qui le hante,
sans jamais rien résoudre.
Au-delà de ces interrogations quasi
intimes, ce qu’il écrit et dessine contient
tout de même suffisamment d’appâts
et d’intrigues, de beauté pure (certaines
Les Inrockuptibles №13

Oji Suzuki/Atrabile
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Découvrez chez Relay, à partir de septembre les magazines


les plus talentueux et les plus audacieux de l’année.
Agenda Les événements de la rentrée à ne pas rater.

Du 31 août
au 26 octobre
Rétrospectives
Douglas Sirk,
Mia Hansen-Løve 13 septembre
et Emmanuel Mouret, Les Inrocks Super Club,
Du 25 au 30 août à Paris
à Paris
Rock en Seine,
à Saint-Cloud Cinémas
Rentrée en fanfare pour la
Cinémathèque, qui ouvrira
sa saison par une rétrospective
de presque deux mois
consacrée au génial cinéaste
germano-hollywoodien
Douglas Sirk (1897-1987),
maître du mélodrame dit
flamboyant. Deux jeunes
Musiques cinéastes seront aussi
Après deux éditions annulées célébré·es à juste titre : Musiques
à cause de la pandémie, Emmanuel Mouret (du 5 au Pour prolonger l’été,
le festival réinvestit le 15 septembre) et Mia Hansen- la traditionnelle soirée
domaine de Saint-Cloud avec Løve (du 21 au 26 septembre). mensuelle des Inrocks revient
une affiche dantesque Cinémathèque française, à La Boule Noire avec
comptant notamment Arctic Paris. la Marocaine effrontée Lalla
Monkeys, Nick Cave and the cinematheque.fr Rami, la nouvelle starlette
Bad Seeds, Kraftwerk, de la pop autotunée
Rage Against the Machine, Babysolo33, les récits
Tame Impala, James Blake, nocturnes de Damlif
Fontaines D.C. ou encore et le singulier Selman Faris.
160
160

La Femme. La Boule Noire, Paris.


Domaine de Saint-Cloud. laboule-noire.fr
rockenseine.com

Du 14 au
Du 31 août 25 septembre
au 11 septembre Du 2 au Room with a View
Jazz à La Villette, 11 septembre par Rone et (La)Horde,
à Paris Festival du cinéma à Paris
américain de Deauville

Mathieu Foucher · Ciné Sorbonne (Mirage de la vie de D. Sirk, 1959) · Cyril Moreau/Bestimage · Victor Tonelli
Cinémas
Avec Arnaud Desplechin,
grand fan de littérature et de
cinéma américains, comme
président du jury, le festival
présentera des avant-
premières, des master class et
des stars US qui en fouleront Scènes
les planches. La démesure d’une carrière
Musiques festival-deauville.com à ciel ouvert, où les interprètes
“Jazz is not dead, it just smells du Ballet national de Marseille
funny”, disait Frank Zappa. se lancent dans une rave
Le festival en fait son extatique et violente.
credo et invite notamment Avec les musiques de Rone
Ravi Coltrane, Domi & JD et les chorégraphies de
Les Inrockuptibles №13

Beck, le duo Jocelyn Mienniel (La)Horde, la reprise très


& Chassol, Kokoroko attendue de cette création
ou encore Abdullah Ibrahim. de 2020 est l’occasion
Parc de La Villette, Paris. de questionner sans ciller
jazzalavillette.com le monde et les catastrophes
à venir.
Théâtre du Châtelet, Paris.
chatelet.com
TOUS

Les Rendez-Vous
Du 14 au
30 septembre

les
Tropique de la violence,
à Paris
Scènes
Mixant musique, image
et jeu dans un même souffle,
Alexandre Zeff adapte

de la
le roman bouleversant
de Nathacha Appanah
en un thriller trépidant.
Et nous entraîne, à Mayotte,
pour partager la vie de
migrant·es en perdition et
les tourments d’une jeunesse
livrée à la délinquance
et au désespoir.
Théâtre 13, Paris.

en
theatre13.com

avec le PAS
S
AVEC
dès7€ pa

161
Les 16 et
r mois! *
17 septembre
Dream Nation Festival,
au Bourget Jeanne Balibar • Nacera Belaza • Jean Bellorini
Musiques Johanny Bert • Mylène Bonnet • Ntando Cele
Ce festival entièrement dédié François Cervantes • Rébecca Chaillon • Les Chiens
à la musique électronique
dans toute sa pluralité invite
de Navarre • Magrit Coulon • Encyclopédie
notamment Vitalic, Rebeka de la parole & Ictus • Philippe Decouflé
Warrior, Louisahhh, Maud Fatoumata Diawara • David Geselson • Monika
Geffray, I Hate Models ainsi
que Mandragora, Pendulum, Gintersdorfer • Julien Gosselin • Lisaboa Houbrechts
Astrix, ou Rebekah. Smaïl Kanouté • Anne Teresa De Keersmaeker
Parc des expositions
Chrystèle Khodr • Myriam Marzouki • Phia Ménard
Paris Le Bourget.
dreamnation.fr Dieudonné Niangouna • Stanislas Nordey &
Léonora Miano • Joël Pommerat • Philippe Quesne
Tiphaine Raffier • Falk Richter • Pierre Rigal
Adeline Rosenstein • Simon Roth • Lorraine
de Sagazan • Odile Sankara • Estelle Savasta
Élise Simonet & Joris Lacoste • Marie-Christine
Soma • François Tanguy
Winter Family

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sur 10 mois de septembre à juin


Les playlists
Les musiques, livres, films, séries, spectacles et œuvres
qui accompagnent la rédaction.

Nelly
Kaprièlian Marilou
Cher Connard Duponchel
de Virginie
Gérard Drag Race France
Despentes
Lefort Les Larmes amères
En mémoire de la de Petra Von Kant
Blackwater de
mémoire de Maria Franck de Rainer Werner
Michael McDowell
Stepanova Vergeade Fassbinder
L’Évangile selon
Penser avec le punk Les Tout-Puissants Irma Vep
saint Matthieu de
de Catherine de Mirwais d’Olivier Assayas
Pier Paolo Pasolini
Guesde Ahmadzai
No Smoke
La Nuit du 12
Vieille Fille Nymph de Shygirl de Tiberius B
de Dominik Moll
de Marie Kock
Ali de Vieux
Gigi l’amoroso
Farka Touré
de Dalida
& Khruangbin
Stumpwork
162

de Dry Cleaning

Ingrid
Luquet-Gad
Instagram
Carole
Joseph @mitsubishi_ufj_
Boinet financial_group de
Ghosn
Dictionnaire du Bruno David Rappeneau
Snow Day
de Leila Bordreuil
fouet et de la fessée. Deruisseau Six Billion Humans
Corriger et punir Can’t Be Wrong
d’Isabelle Poutrin Katalog
Ghost Riders de Chris Korda
et Élisabeth Lusset de Barbara Iweins
compilé
Enrichissement
par Ivan Liechti Penser avec le punk Futur proche
– Une critique de
de Catherine de Jan Martens
Live at the Hanging la marchandise
Gardens de Tongue Guesde Rester barbare de Luc Boltanski et
Depressor La Volonté de Louisa Yousfi Arnaud Esquerre
Touched by Rodin de changer : O Fantasma We Should Have
Les Inrockuptibles №13

in a Paris Museum les hommes, de João Pedro Never Walked


de Patty Waters la masculinité Rodrigues on the Moon
Illustrations : Agnès Decourchelle

et l’amour de (La)Horde et
de bell hooks le Ballet national
Mi Vuoi d’Ultraflex de Marseille

Retrouvez la programmation musicale


de la rédaction sur Les Inrocks Radio
SON LIVRE LE PODCAL
DU CN
ST

ÉVOLUE !
©Pierre La Police

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EN ATTENDANT, 34 ÉPISODES SONT DÉJÀ DISPONIBLES À L’ÉCOUTE SUR APPLE PODCAST,
DEEZER, SPOTIFY, SOUNDCLOUD ET YOUTUBE.
Le Centre national du livre (CNL) est le 1er soutien du livre et de la lecture en France. Il a pour mission d’encourager la création et la
diffusion d’ouvrages de qualité à travers de nombreux dispositifs d’aide aux acteurs de la chaîne du livre (auteurs, éditeurs, libraires,
bibliothèques, organisateurs de manifestations littéraires) et de favoriser le développement de la lecture, auprès de tous les publics.

www.centrenationaldulivre.fr

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