Le Soir Samedi 19 et dimanche 20 novembre 2022

Chaque week-end,
retrouvez une sélection
d’articles de sept grands
journaux qui, avec Le
Soir, font partie de la
Leading European
Newspaper Alliance
(Lena).

Le meilleur du journalisme européen

© AFP.

Patti Smith, lumière face

à la noirceur du monde
ans son récent livre A Book of appris tout ce que j’avais besoin de sa- gnements (…) afin qu’ils ne se repro-

D Days, Patti Smith présente une

suite de 365 photos issues… de
son compte Instagram. Accompagnées
de petits textes, ces œuvres montrant
aussi bien Yoko Ono, Samuel Beckett
que des radiateurs ou un bonhomme de
neige à Washington, sont autant de
sources d’inspiration qui permettent aux
lecteurs de voyager dans son imaginaire.
365 images issues d’un réseau social
qu’elle avoue ne connaître que depuis
quelque temps. « Avant de créer mon
compte Instagram en 2018, je n’y
connaissais rien. C’est ma fille qui m’a
voir. » Maintenant qu’elle y est installée,
l’artiste en profite pour lutter contre les
discours haineux. « Mon compte célèbre
la culture, la vie, la coexistence,
l’échange. Je n’autorise personne à atta-
quer d’autres gens par des propos extrê-
mement négatifs et provocateurs. Je
supprime tout simplement les commen-
taires haineux. »
Dans son livre, elle consacre égale-
ment un important espace aux guerres
passées et aux souvenirs que nous en
gardons. Des « moments d’horreurs »
dont « le monde devrait tirer les ensei-
duisent plus », explique-t-elle, le « cœur
en lambeaux » face à « l’état actuel du
monde ». Pour autant, l’écrivaine et poé-
tesse s’avoue « d’un naturel optimiste ».
Et face à « la pluie de mauvaises nou-
velles qui s’abat sur nous », si « nous de-
vons prendre conscience de ce qui se
passe au quotidien au niveau de chacune
de ces crises et apporter notre aide là où
cela est possible », Patti Smith ne veut
pas se « laisser submerger par ce senti-
ment d’impuissance ».
P. 2 & 3 L’ENTRETIEN

1
Le Soir Samedi 19 et dimanche 20 novembre 2022

2 léna

La Leading European Newspaper

Alliance a donné son nom à LéNA.
Il s’agit d’un partenariat unique
entre huit journaux européens dont
Le Soir est membre fondateur.

Paris
FRANCE

Fondé en 1976, c’est le plus grand

quotidien espagnol. Son site inter-
net est le plus important site d’infor-
mation en espagnol du monde. Icône du punk rock,
Patti Smith a rassemblé
dans un livre ses posts
Le journal berlinois, réputé pour son
sérieux et sa ligne conservatrice, est Instagram. Rarement
l’un des plus anciens d’Allemagne.
C’est le porte-étendard du groupe
le numérique n’avait donné
Axel Springer. naissance à autant de poésie.
Entretien autour des campagnes
Fondé en 1976 par une sommité du
de dénigrement sur Internet,
journalisme italien, Eugenio Scalfari, des gants de jardinage
le journal romain s’affiche comme
progressiste. Longtemps géré par la et du rire salutaire face
famille de Carlo De Benedetti, il fait
désormais partie du groupe Agnelli.
à la morosité ambiante.

Il s’agit du plus vieux quotidien

français (1826) encore publié. Sa ENTRETIEN
ligne éditoriale est de droite libérale. MARTIN SCHOLZ

ésormais, elle n’accorde plus

Le journal polonais est le dernier

arrivé dans Léna. Fondé en 1989 par
Adam Michnik, il est profondément
démocrate et pro-européen.
D d’entretiens que par téléphone.
Mais lorsque nous joignons
Patti Smith sur son téléphone portable à
l’heure dite, nous entendons autour
d’elle un brouhaha, comme si elle se
trouvait dans une gare. Beaucoup de
gens semblent parler anglais avec un ac-
cent français. Mauvais timing. Actuelle-

« Sur ma page Instagram

Grand titre de la place genevoise, la
Tribune de Genève a été fondée en
1879 pour la Suisse francophone.
ment la poétesse punk américaine pré-
pare une nouvelle exposition au Centre
Pompidou à Paris, dans laquelle seront
présentés certains de ses textes et pho-
tos, mais également des poèmes des
écrivains français Rimbaud et Artaud,

Le Tages-Anzeiger est un journal

suisse germanophone de la région
de Zurich, qui a longtemps été le
quotidien le plus tiré du pays.
Quotidien belge francophone, il a
été fondé en 1887 et porte depuis
une longue tradition d’indépen-
dance.
Les articles non francophones de
Léna ont été traduits par EuroMinds
Linguistics.
qu’elle récitera. Lorsque nous propo-
sons de reporter l’entretien au soir, l’ar-
tiste de 75 ans semble aussi reconnais-
sante que soulagée.
Son nouveau livre vient de paraître
sous le titre A Book of Days et présente
365 photos accompagnées de petits
textes. Si une partie de ces photos ont
été prises avec son ancien polaroïd, elle
est passée depuis à l’appareil photo de
son téléphone portable qui lui permet
aujourd’hui de mieux se connecter au
« collage explosif de notre culture ». Ce
livre a comme point de départ son
compte Instagram, qu’elle alimente
presque quotidiennement depuis le
20 mars 2018 avec ses impressions d’ar-
tiste. On y trouve ainsi pêle-mêle des
photos de Yoko Ono ou de Joan Baez,
des images d’Abraham Lincoln, de Sa-
muel Beckett ou de Keanu Reeves qui
l’accompagnent tout au long de la jour-
née. Puis viennent des photos de radia-
teurs, de ses bottes ou d’un bonhomme
de neige à Washington Square, à New
York, autant de sources d’inspiration
qui lui permettent de faire voyager ses
lecteurs dans son imaginaire.
Lorsque nous joignons Patti Smith
tard dans la soirée à son hôtel à Paris,
elle s’excuse une nouvelle fois pour l’agi-
tation qui régnait quelques heures au-
paravant. Mais à présent, elle a tout le
temps du monde, nous dit-elle. Nous
pouvons nous entretenir avec elle aussi
longtemps que nous le voulons. Et ce
n’est pas une promesse en l’air.
Dans votre livre, vous avez rassemblé
365 posts issus de votre compte Insta-
gram. Etait-ce une tentative d’apprivoi-
ser quelque peu l’animal sauvage que
peuvent être les médias sociaux et de
ramener vos textes du monde numé-
rique dans le monde analogique du
livre ?
(Rires) Avant de créer mon compte Ins-
tagram en 2018, je n’y connaissais rien.
Je ne savais même pas ce qu’était un ha-
shtag. C’est ma fille qui m’a appris tout
ce que j’avais besoin de savoir : « Ici, tu
peux poster une photo et là rédiger un
petit message en guise de légende. »
C’est ce que j’ai fait… A ma manière. Il
la liberté d’expressio
là où commence la hai
existait tellement de faux comptes à
mon nom que j’ai voulu proposer à l’in-
verse un compte qui venait vraiment de
moi. L’idée était de présenter des im-
pressions visuelles intéressantes issues
de mon quotidien. Je me suis alors ren-
du compte que j’y prenais plaisir, en
particulier pendant la pandémie, quand
l’ensemble de ma tournée a été annulée
et que je me suis retrouvée la plupart du
temps seule à New York. A l’époque,
Instagram m’a permis d’être en contact
avec les gens, d’échanger avec eux
concernant des livres, des films ou des
évolutions politiques.
Dans la préface, vous écrivez que les
médias sociaux peuvent nous être
utiles, tout en mettant en garde contre
les torts qu’ils peuvent causer à la
démocratie. Des études montrent que
les commentaires haineux occupent les
utilisateurs et leur restent en mémoire
de manière plus durable que les posts
positifs comme les vôtres. D’où vous
vient cette certitude de pouvoir contrer
les commentaires toxiques par des
posts Insta dédiés au beau, au vrai, au
bien ?
J’ai posté une brève vidéo de moi sur
Instagram, dans laquelle je dis : « Si
vous voulez répandre la haine, passez
votre chemin. » Mon compte célèbre la
culture, la vie, la coexistence, l’échange.
Tout le monde doit s’y sentir bien, à
l’abri du harcèlement et de la haine. J’ai
l’impression d’avoir fait suivre un en-
traînement à mes followers ou quelque
chose dans ce genre (rires). Il existe tel-
lement de comptes sur lesquels ils
peuvent déverser leur haine : qu’ils ne
viennent pas chez moi. Je n’autorise
personne à attaquer d’autres gens par
des propos extrêmement négatifs et
provocateurs. Je supprime tout simple-
ment les commentaires haineux. Je sais
que certains ne manqueront pas de me
faire le reproche : « Oh, tu as fait dispa-
raître la liberté d’expression de tes ré-
seaux ! » Je leur réponds : « Sur ma
page Instagram, la liberté d’expression
s’arrête là où commence la haine. Sur
ma page, tout n’est que culture, solu-
tions positives et rappels des anniver-
saires des personnes qui m’ont inspirée,
qui m’ont émue. »
Beaucoup de comptes Insta de célébri-
tés sont en fait alimentés par des per-
sonnes chargées des relations pu-
bliques. Vous rédigez et postez tout
vous-même ?
Tout à fait. J’essaie de poster régulière-
ment parce que mes followers semblent
apprécier de recevoir un petit message
de moi chaque jour. C’est de là qu’est
née l’idée de ce livre : un message pour
chaque jour, sur des sujets qui m’ins-
pirent, qui me touchent, issus de la
culture, de ma vie avec mes amis, de ma
famille, de mon quotidien. Or, parmi
tous ces sujets qui me touchent, il n’est
jamais question de haine. Pourquoi
quelqu’un s’opposerait-il à ce que je fête
l’anniversaire de James Joyce ou à ce
que je publie des photos de mes chats
ou de mon jardin ? Mais même lorsque
je m’exprime sur des sujets prêtant da-
vantage à controverse, par exemple
quand j’appelle à voter ou à soutenir les
femmes opprimées en Iran, les com-
mentaires que je reçois sont plutôt mo-
dérés.
Vous écrivez que vos photos ne sont
que des instantanés fugaces. Mais avec
les textes courts qui leur servent de
légendes, ils donnent lieu à des méta-
phores puissantes : se souvenir de
personnes décédées et de ce que l’on a
perdu, mais aussi les petites joies qui
font que la vie vaut la peine d’être
vécue. Une simple photo, un bref texte
de légende et vous réussissez à susciter
de nombreuses associations d’idées.
Moins, c’est plus ?
Je n’avais encore jamais fait un livre
comme celui-ci. Il ouvre de nombreuses
portes sur d’autres univers. Si je montre
une photo de la rue dans laquelle Ro-
bert Walser se promenait souvent, cer-
tains en viendront peut-être à s’intéres-
ser à ses livres. Si je souhaite joyeux an-
niversaire à Werner Herzog avec une
photo de nous deux, certains seront
peut-être curieux d’en apprendre plus
sur lui et ses films. Par d’autres photos,
j’incite peut-être certains à regarder un
film de Godard ou à lire Pinocchio. Et
en voyant les photos de ma mère et moi,
certains penseront peut-être à leur
propre mère.
A plusieurs reprises, vous mettez à
l’honneur votre ami de longue date, le
dramaturge et acteur Sam Shepard,
décédé en 2017. Notamment avec l’un
de ses couteaux de poche qui apparaît
dans plusieurs photos et que vous
décrivez comme votre « talisman de
bureau ». Quelle est l’histoire derrière
ce talisman ?
J’ai rencontré Sam pour la première fois
quand j’avais à peu près 23 ans. Il est
devenu mon ami avant de devenir plus
tard mon ami pour la vie. Je l’ai côtoyé
2

m,
on s’arrête
ine »
pendant près d’un demi-siècle. Malheu-
reusement, il a contracté une maladie
très rare et il en est mort.
Il était atteint de SLA, une maladie
incurable qui s’attaque au système
nerveux moteur.
A la fin de sa vie, j’ai passé beaucoup de
temps à ses côtés. Comme il était pour
ainsi dire paralysé, je l’ai aidé à finir un
livre. Peu de temps avant sa mort, il a
commencé à collectionner les couteaux.
Il les aimait beaucoup et les rangeait
dans une boîte à cigares. Un jour, il m’a
demandé d’aller chercher la boîte et de
l’ouvrir. Il m’a alors dit : « J’aimerais
que tu choisisses l’un de mes cou-
teaux. » La boîte en contenait pas mal.
Je lui ai demandé s’il ne pouvait pas en
choisir un pour moi. Il en a alors choisi
un : un magnifique petit couteau de
poche et il me l’a offert. En général, je
ne suis pas très habile avec les couteaux.
Mais il a tenu à ce que je prenne ce très
petit et très beau couteau, pour qu’il me
fasse penser à lui.
Vous avez évoqué Werner Herzog. Peu
avant son 80e anniversaire, il a publié
ses mémoires dans lesquels il a révélé
s’être toujours considéré avant tout
comme un écrivain plutôt que comme
un cinéaste. Avez-vous le même senti-
ment concernant la musique ?
Oui, je ressens la même chose. Quand
on me demande quelle est ma véritable
vocation, je réponds toujours que je suis
écrivaine étant donné que ma poésie est
à l’origine de tout ce que je crée. J’ai
commencé à écrire à l’âge de quatorze
ans. Depuis, j’ai multiplié les expé-
riences : j’ai commencé à faire de la
Bio
Sortie en 1978, sa chan-
son Because the Night,
écrite avec Bruce Spring-
steen, compte parmi ses
plus grands succès. Mais
Patricia Lee « Patti »
Smith, née le 30 dé-
cembre 1946 à Chicago, a
toujours été plus qu’une
icône du rock : elle s’est
également fait un nom
en tant qu’écrivaine,
peintre et photographe.
En 1975 sortait son pre-
mier album Horses. Patti
Smith et son groupe
deviennent alors des
références pour le mou-
vement punk et new
wave. En 1980, elle
épouse le guitariste Fred
« Sonic » Smith, avec qui
elle a deux enfants et
déménage à Détroit. En
1994, son mari décède
d’une maladie cardiaque.
Le Centre Pompidou à
Paris accueille jusqu’au
23 janvier son exposition
audiovisuelle intitulée
Evidence.
« Je n’autorise personne
à attaquer d’autres gens
par des propos
extrêmement négatifs
et provocateurs. » © AFP.
A Book
of Days
PATTI SMITH
Penguin
Random
House
400 p., 29$
photo, je suis devenue chanteuse et per-
formeuse, artiste plasticienne et ma-
man. Si je ne devais garder qu’une seule
de ces activités à l’avenir, ma maternité
mise à part, j’opterais pour l’écriture.
Même si j’adore me produire sur une
scène et chanter, je ne peux tout simple-
ment pas imaginer ma vie sans l’écri-
ture.
Vous continuez de partir régulièrement
en tournée, mais la sortie de votre
dernier album remonte à dix ans. De-
puis, vous avez publié quatre livres.
Avez-vous perdu l’envie d’écrire de
nouvelles chansons ?
Je n’ai jamais été particulièrement assi-
due en matière d’écriture de chansons.
Je ne suis pas non plus musicienne : je
ne maîtrise aucun instrument. Je me
considère plutôt comme une perfor-
meuse. Je continue d’écrire des chan-
sons. Mais avec l’âge, je n’en ressens
plus le besoin. Avant, mes sujets de pré-
dilection étaient les relations humaines
ou mon mari.
Le guitariste Fred « Sonic » Smith, décé-
dé en 1994 d’un arrêt cardiaque.
Après sa mort, j’ai écrit des chansons
qui parlaient de cette perte. Mais c’est
vrai qu’à l’heure actuelle, je ne suis plus
autant motivée par l’écriture de chan-
sons. Ces dernières années, j’ai enregis-
tré des albums avec le Soundwalk Col-
lective : il s’agit d’enregistrements com-
plexes qui rendent hommage à des
textes de Rimbaud, Nico ou Artaud.
Bien entendu, ce n’était pas du ro-
ck’n’roll. Donc j’aimerais encore faire un
album quand je serai prête. L’an pro-
chain, j’espère.
Le Soir Samedi 19 et dimanche 20 novembre 2022
Quand on me demande quelle est ma véritable
vocation, je réponds toujours que je suis écrivaine
étant donné que ma poésie est à l’origine de tout
ce que je crée. Même si j’adore me produire
sur une scène et chanter, je ne peux tout
simplement pas imaginer ma vie sans l’écriture
guerre« Notre recours à la bombe
atomique reste l’une des pages
les plus sombres de notre histoire »
M.SZ
evenons à votre livre… Un
R constat vient à l’esprit immédia-
tement : vous consacrez beaucoup de
photos et de textes aux guerres pas-
sées et au souvenir que nous en gar-
dons, notamment aux victimes de la
bataille de Verdun et à celles de la
bombe atomique larguée sur Hiroshi-
ma. Vous rendez hommage à la pein-
ture de Picasso Guernica, véritable
manifeste anti-guerre, qui vous inspire
les mots suivants : « L’art et la guerre
exigent une exploration de toute une
vie. » Au vu de la guerre d’agression
menée par la Russie à l’encontre de
l’Ukraine, ne tirons-nous aucun ensei-
Il est tout gnement de l’histoire ?
simplement Vous savez, je suis née peu après la fin
de la Seconde Guerre mondiale, pen-
inimaginable dant laquelle mon père a combattu en
Nouvelle-Guinée et aux Philippines.
qu’au XXIe siècle,
J’ai grandi dans un petit complexe qui
nous en soyons comptait de nombreux immigrés et
de nouveau des familles de soldats. J’ai entendu
beaucoup d’histoires terribles à propos
à parler de la Seconde Guerre mondiale et de
d’armes nucléaires Hiroshima. A l’époque, j’imaginais ce
que serait la vie sans guerres. Malheu-
et à envisager reusement nous avons ensuite été
sérieusement
d’y avoir recours
confrontés à l’absurdité de la guerre du
Vietnam, puis à l’invasion de l’Irak par
l’Amérique.
Il est tout simplement inimaginable
qu’au XXIe siècle, nous en soyons de
nouveau à parler d’armes nucléaires et
à envisager sérieusement d’y avoir re-
cours. Certaines voix s’élèvent, ar-
guant : « Après tout, l’Amérique a elle-
même eu recours à la bombe ato-
mique. Donc, pourquoi les autres Etats
Patti Smith, en janvier 1974, à New-York. © ALLAN TANNENBAUM.
léna 3
n’auraient pas le droit d’en faire au-
tant. » Notre recours à la bombe ato-
mique reste l’une des pages les plus
sombres de notre histoire. Le monde
devrait tirer les enseignements de ces
moments d’horreur afin de faire en
sorte qu’ils ne se reproduisent plus.
Quand j’observe l’état actuel du
monde, j’ai le cœur en lambeaux : la
guerre, la montée du nationalisme, le
changement climatique.
Quel est votre ressenti ?
Souvent, je pense à mon père. Peu
avant sa mort, il ne redoutait plus de
mourir. Après avoir lui-même combat-
tu dans cette terrible guerre, il espérait
sincèrement que les hommes feraient
mieux à l’avenir. Mais cet espoir a été
déçu et il a perdu tout intérêt pour le
monde et l’être humain. Il était incon-
solable, constatant que les hommes ne
cessaient de se faire du mal, encore et
encore. Mon père était un homme
merveilleux, un homme bon. Difficile
de trouver les mots pour exprimer tout
cela, n’est-ce pas ?
Dans votre livre, vous n’abordez pas
que des sujets difficiles. On y retrouve
également votre goût pour l’humour
merveilleusement absurde face à des
crises qui vous submergent.
C’est-à-dire ?
Par exemple, cette photo de vous en
République tchèque, devant une af-
fiche représentant un écureuil en train
de grignoter une noix avec en guise
de légende : « Sometimes the world
seems nuts. » Un jeu de mots et de
représentation, intraduisible en fran-
çais, mais qui signifie que « Parfois, le
monde semble fou ». Est-ce qu’il vous
arrive parfois de rire de la morosité
ambiante ?
C’est l’une de mes photos préférées du
livre. Chaque fois que je la regarde, je
ne peux m’empêcher de rire. En fait, je
suis d’un naturel optimiste. En ce mo-
ment, la pluie de mauvaises nouvelles
qui s’abat sur nous est si intense que je
suis inquiète pour le bien-être de mes
enfants, l’état du monde et de l’envi-
ronnement. Nous assistons à tant de
crises simultanément. D’une part,
nous devons prendre conscience de ce
qui se passe au quotidien au niveau de
chacune de ces crises et apporter notre
aide là où cela est possible. D’un autre
côté, je ne veux pas me laisser submer-
ger par ce sentiment d’impuissance.
Votre ami, le chanteur de REM Mi-
chael Stipe, a écrit un jour une chan-
son qui allait tout à fait dans ce sens :
It’s the end of the world as we know it
– and I feel fine (« C’est la fin du
monde tel qu’on le connaît. Et ça me
va », NLDR).
Effectivement, il s’agit de l’une des
grandes phrases d’une chanson de ro-
ck’n’roll. Au vu de l’époque actuelle,
nous devrions peut-être penser aux
annonces de sécurité avant le décollage
d’un avion : « En cas d’urgence, placez
d’abord le masque à oxygène sur votre
visage avant de porter assistance à
votre voisin de siège. » Ce conseil s’ap-
plique tout à fait à la situation ac-
tuelle : il faut d’abord prendre soin de
soi afin d’avoir suffisamment de force
pour s’occuper des autres. Bien enten-
du, ce n’est qu’une petite analogie
amusante, mais elle n’en est pas moins
vraie.
3
Le Soir Samedi 19 et dimanche 20 novembre 2022

4 léna

Comment
les infrastructures « Il y a toujours eu une rhétorique
de l’interconnexion, des échanges
pacifiques, notamment pour obtenir
l’assentiment des citoyens

façonnent notre
et des responsables politiques »,
explique Dirk van Laak. © SHUTTERSTOCK.

environnement tout
en se faisant oublier
L’historien Dirk van Laak Le fait que la Russie ait intégré la des-
truction des différents services publics
est spécialisé dans ukrainiens à sa stratégie militaire
montre, avec des conséquences dévasta-
le développement trices, à quel point les installations as-
surant la mobilité, l’approvisionnement,
des infrastructures, l’élimination des déchets et la commu-
un terme initialement nication sont indispensables. Dans un
tel contexte, la mainmise qu’une entre-
d’origine militaire. prise étatique russe exerçait jusqu’à il y
a peu sur les réserves de gaz allemandes
Entretien sur notre cécité ainsi que les plans de revente d’une par-
tie du port de Hambourg à l’entreprise
après une longue période publique chinoise Cosco attirent tous
de paix et la promesse les regards. Entretien sur les infrastruc-
tures comme seconde nature, leur vul-
d’un « Technological Fix ». nérabilité et ce que nous devons faire
pour les protéger.
Le terme infrastructures est
en ce moment dans toutes les bouches.
Mais que signifie-t-il exactement ?
Le terme infrastructures est devenu un
mot-clé de la recherche culturelle. Au-
jourd’hui, en réalité, il signifie unique-
ment que quelque chose constitue la
condition essentielle de l’existence
ENTRETIEN d’autre chose. Infrastructures était à
MLADEN GLADIƁ l’origine un terme militaire qui dési-
gnait les installations d’approvisionne-
es infrastructures façonnent ment des armées. Il s’est ensuite diffusé
tique si elle est menacée et peut être
attaquée, entraînant des conséquences
très larges. Les experts de la sécurité y
réfléchissent depuis longtemps, eux qui
ont un tout autre regard sur l’inter-
connexion de notre monde que les
constructeurs d’infrastructures.
Quel regard les constructeurs d’infra-
structures portent-ils sur votre travail ?
Il y a toujours eu une rhétorique de l’in-
terconnexion, des échanges pacifiques,
notamment pour obtenir l’assentiment
des citoyens et des responsables poli-
tiques. Et d’ailleurs cela fonctionne sou-
vent. La construction du gazoduc Nord
Stream, par exemple, repose sur ce pos-
tulat. Désormais, chacun tente de s’en
libérer, comme si personne n’avait en-
tretenu ces convictions il y a encore peu
de temps. Mais on retrouve une rhéto-
rique similaire depuis le XIXe siècle : les
câbles sous-marins, la télégraphie, le
réseau téléphonique, tout ce que nous
désignons quand nous parlons de mon-
dialisation, est toujours arrivé soutenu
par une rhétorique de paix, par l’utopie
libérale bourgeoise.
Que dit cette utopie ?
Que quand tout sera interconnecté,

L notre environnement. Or, nous

avons tendance à les oublier, es-
time l’historien Dirk van Laak. Tant que
tout fonctionne parfaitement, nous ne
nous préoccupons absolument pas
dans le langage courant à la faveur de
l’aide au développement. Dès la fin des
années 1960, on parlait d’infrastruc-
tures sociales et culturelles. De combien
de piscines telle ville a-t-elle besoin, de
quand chacun pourra commercer et
discuter librement avec n’importe qui,
quand on pourra se déplacer en perma-
nence et entremêler nos intérêts, il ne
pourra rien se passer d’autre qu’une

Dirk van Laak
d’éléments pourtant es-
sentiels à notre quoti-
dien : l’électricité sort de
la prise, quand il fait froid
dehors, nous allumons le
chauffage dans nos mai-
sons, nous nous infor-
mons sur internet, nous
écrivons des mails et
chattons, nous utilisons
les routes et les trans-
ports en commun, et le
© D.R. camion à poubelles passe
une fois par semaine.
Dirk van Laak, professeur Nous ne nous rendons
d’histoire allemande généralement compte de
et européenne du XIXe au notre dépendance aux in-
XXIe siècle à l’Université frastructures qui sous-
de Leipzig, a publié plu- tendent la mobilité, l’ap-
sieurs livres sur le thème provisionnement, l’élimi-
des infrastructures, dont nation des déchets et la
l’étude Alles im Fluss. communication qu’une
Die Lebensadern unserer fois qu’un problème sur-
Gesellschaft – Geschichte vient, que le bus ne passe
und Zukunft der Infra- pas, qu’internet est en
struktur (Traduit littérale- panne, ou que le prix que
ment : Tout est flux. Les nous payons pour des élé-
artères de notre société, ments incontournables
histoire et avenir des de notre quotidien,
infrastructures, NLDR), comme le gaz et l’électri-
parue en 2018, chez cité, s’envole. Nous nous
Fischer. attendons à ce qu’une ins-
tance assure le bon fonc-
tionnement des infrastructures et
exhortons les responsables politiques à
agir.
Le terrorisme et la guerre révèlent
également la fragilité de nos infrastruc-
tures au grand jour. Si rien n’égale la
stupeur provoquée par des attentats
dans le métro, il aura suffi de couper
deux câbles de fibre optique le mois der-
nier pour que la circulation des trains
soit bloquée dans la moitié de l’Alle-
magne. Et le sabotage du gazoduc Nord
Stream au début de l’automne en est un
autre excellent exemple.
combien de bibliothèques ? Aujour-
d’hui, on parle également de la science
comme d’une infrastructure et de
l’infrastructure des données : c’est un
terme à la mode, que l’on ne parvient
vraisemblablement pas toujours à bien
cerner.
Et vous, qu’entendez-vous par ce terme
en tant que chercheur spécialisé
dans les infrastructures ?
Pour moi, il s’agit des installations
essentielles au fonctionnement de la
mobilité, de l’approvisionnement, de
l’élimination des déchets et de la com-
munication. Des installations fixes qui
sous-tendent les activités dynamiques.
On pourrait également dire : des relais
de notre relation avec la nature.
Qu’y a-t-il de si critique
dans les infrastructures critiques ?
Toute infrastructure peut devenir cri-
On retrouve une rhétorique
similaire depuis le XIXe siècle :
les câbles sous-marins,
la télégraphie,
le réseau téléphonique,
tout ce que nous désignons
quand nous parlons
de mondialisation,
est toujours arrivé soutenu
par une rhétorique de paix,
par l’utopie
libérale bourgeoise
paix éternelle, car chacun dépendra
d’une certaine manière de l’autre. Cette
utopie est volontiers avancée lors des
inaugurations, quand un(e) responsable
politique a l’occasion de couper un
ruban. Ce sont toujours des temps forts
dans l’agenda d’un(e) politique. D’un
seul coup, tous les débats, les résis-
tances qui ont pu être soulevées, les op-
positions et protestations des citoyens
sont oubliés. Cela me mène au point
suivant, qui me tient toujours beaucoup
à cœur : les infrastructures tendent à se
faire oublier.
Tandis que nous les utilisons,
nous ne pensons pas à elles ?
Ce sont des installations censées nous
faciliter le quotidien. Nous ne devons
plus nous demander où nous allons
trouver de l’eau et si elle sera potable.
Cela crée une sorte de « sérénité dans
l’Etat-providence », comme l’a proposé
un jour un adepte de Norbert Elias :
nous nous civilisons en permanence,
nous nous adaptons à ces installations
et nous nous uniformisons également
dans notre comportement d’utilisateur.
Et nous y sommes formés, via les cours
de sécurité routière ou les règles d’utili-
sation d’internet par exemple.
Quel est l’objectif de telles formations ?
Elles relèvent de l’anthropologie cultu-
relle, pourrait-on dire, l’objectif étant de
ne plus devoir réfléchir à ces choses, et à
la place de libérer notre créativité pour
quelque chose d’autre que les questions
de subsistance quotidienne. Par
exemple, pourquoi le bus ne vient-il
pas. Ou pourquoi y a-t-il autant de tra-
vaux. Pourtant, cela est parfaitement
normal. Et nous devrions être recon-
naissants de voir des travaux, car cela
prolonge la durée de vie ou modernise
cette infrastructure. Mais bien sûr, nous
sommes plutôt agacés, car notre routine
vulnérabilité « Observe
M.GƁ
Q uelle est l’importance de la sou-
veraineté nationale sur les infra-
structures ?
Cela est toujours étudié dans un cadre
national. Or, si l’on pense aux plans
ferroviaires de Friedrich List ou à l’idée
que les nations se fonderaient les unes
dans les autres pour former une unité
économique et de communication, y
compris du point de vue des infrastruc-
tures, cela est contourné dès le départ
par les liaisons transnationales, que
l’on établit ou qui s’établissent elles-
mêmes. Le fait que les Russes gèrent
nos réserves de gaz n’est vu sous un
autre œil que depuis le mois de février.
On sait bien sûr aussi qu’avec leur nou-
velle Route de la soie, les Chinois
mettent le doigt partout, et contrôlent
parfois déjà des infrastructures très
critiques. On devient alors prudent. Ce
dont il faut se rendre compte, de ma-
nière générale, c’est qu’observer les in-
frastructures dans un contexte de
guerre ou de paix, ou sous l’angle de la
vulnérabilité, comme on le dit souvent
à cet égard, change toute la donne.
Que se passe-t-il lorsque l’on place
la vulnérabilité au centre ?
Il y a des experts en sécurité qui étu-
dient la résilience de ces installations.
Y a-t-il des tolérances ? Quelles sont
les interactions, et qu’est-ce que cela si-
gnifie en cas d’attaque ? Ces derniers
temps, on pensait davantage aux atten-
tats terroristes qu’aux attaques belli-
queuses. Nous en avons tiré les leçons.
Qu’entendez-vous par là ?
La vague terroriste des années 2000 et
4
 Le Soir Samedi 19 et dimanche 20 novembre 2022

léna 5

quotidienne s’en voit perturbée.
C’est vrai que les protestations concer-
nant les retards de trains font presque
partie de notre normalité désormais.
Mais il y a aussi des moments où une
véritable panique se produit, une véri-
table peur existentielle, par exemple
quand le risque de black-out guette.
Les déclencheurs sont aussi souvent les
questions de prix, car les infrastructures
intègrent une vision sociale de l’appro-
visionnement et lui donnent corps. On
pourrait même affirmer que les idées
fondamentales du bien commun, c’est-
à-dire les questions de justice et de dis-
tribution, y sont inscrites. C’est pour-
quoi le développement des infrastruc-
tures ne peut plus être envisagé unique-
ment du point de vue de l’offre non plus.
Quel rôle joue la demande ?
Beaucoup de gens voulaient expressé-
ment être raccordés aux réseaux. Et il y
avait souvent un biais social : les
meilleurs quartiers étaient les premiers
raccordés, les quartiers d’ouvriers
passaient en second. Mais ce n’est pas
Toute infrastructure toujours le cas. La demande a surtout
explosé lorsque l’on a constaté que le ni-
peut devenir critique veau d’hygiène, de demande et de luxe
si elle est menacée augmentait grâce au raccordement aux
infrastructures, et que les processus
et peut être attaquée, quotidiens étaient simplifiés. Ouvrir le
entraînant robinet plutôt que de devoir aller
jusqu’à une source, c’est une aide consi-
des conséquences dérable.
très larges Mais cela ne vaut que tant que le prix
est adéquat ?
Le prix de ces choses a un effet de signal
important, car il révèle également les
rapports de dépendance. Il est bien dif-
ficile de s’opposer aux fournisseurs de
gaz et d’électricité et de se protéger de
l’augmentation des prix. Même si l’on
s’efforce de consulter les comparatifs et
change constamment de fournisseur. Il
n’est en revanche pas question de
perdre son temps à cela.
Car cela ruinerait l’un des effets positifs
des infrastructures, c’est-à-dire le gain
de temps ?
De manière ironique, paradoxale et
étonnante, le terme infrastructures in-
tègre également l’attente que quelqu’un
s’occupe de quelque chose dont je ne de-
vrai pas me soucier par la suite. Et il
s’agit en général de l’Etat, ou de ce que
l’on considère comme tel. Ou bien il
s’agit d’une entreprise qui assume cette
mission à la place de l’Etat. Cela ne
rentre pas tout à fait dans le cadre des
profits d’une entreprise privée, mais
offre un organisme chargé de faire fonc-
tionner les activités du quotidien. Cela
se révèle toujours dans les périodes de
crises. Ou quand les gens descendent
dans la rue pour protester contre l’aug-
mentation des prix. On pourrait se de-
mander : Pourquoi ? A qui est-ce adres-
sé ? Cela ne devient compréhensible
que lorsque l’on accepte cette étroite
interaction entre l’infrastructure et une
instance centrale chargée d’organiser le
bien commun.

Les infrastructures sont-elles elles-

mêmes perçues avant tout comme une
mission de l’Etat dans l’économie
de marché ?
Ou comme une mission communale ou
régionale. Dans tous les cas, comme la
mission d’une administration centrale.
Il y a bien sûr des acteurs qui adoptent
un point de vue économique et re-
lancent de temps en temps les débats
sur la dérégulation et la privatisation.
Parfois cela a fonctionné, parfois non. Il
n’y a pas vraiment de règle, à part que
tout extrême, dans un sens comme dans
un autre, débouche généralement sur
un échec. C’est pourquoi, ces derniers
temps, les partenariats public-privé se
multiplient.

er les infrastructures dans un contexte de guerre ou de paix change toute la donne »

2010 était presque toujours centrée sur
les métros, ou ces « non-lieux » où on
les attendait le moins. Et où l’effet de
terreur est donc le plus important, pro-
voquant un véritable effroi. Désormais,
cela fait aussi partie de la stratégie
derrière l’utilisation des drones dans la
guerre en Ukraine : atteindre des effets
maximaux avec les moyens les plus
simples possibles.
C’est pourquoi le président ukrainien
traite la Russie d’Etat terroriste, et
n’est pas le seul.
Tout cela n’est pas couvert par la loi
martiale, et s’avère évidemment crimi-
nel. Mais il en va ainsi d’une guerre
centrée sur l’efficacité. Et je pense
qu’au cours du XXe siècle, si pas plus
tôt, il est apparu de plus en plus claire-
ment que les guerres commençaient
souvent par les nœuds d’infrastruc-
tures. Pensez à l’émetteur radio de
Gleiwitz par lequel la Seconde Guerre
mondiale a commencé.
Il s’agissait d’une fausse attaque à
l’encontre d’une infrastructure de
média de masse. Mais son fonctionne-
ment est évident : en affirmant que
l’ennemi a attaqué une infrastructure
critique, on justifie la « riposte ».
Dans une guerre, on souhaite soit
mettre ces nœuds du système adverse
hors service, soit se les accaparer pour
profiter de l’effet multiplicateur
qu’offrent toujours les infrastructures.
D’une part, on n’attaque pas directe-
ment la population civile, et l’on peut
donc toujours faire comme s’il s’agis-
sait uniquement d’affaiblir l’adversaire
militaire. Dans ce contexte, dans une
guerre, personne n’hésite à attaquer les
infrastructures. Il n’y a plus de champs
de bataille ouverts, mais l’on essaye
soit de toucher l’adversaire d’un point
de vue logistique puis de couper les
voies de réapprovisionnement, soit de
pousser la population civile dans la dé-
tresse. Il s’agit de toucher l’adversaire
au cœur ou aux tripes. D’ailleurs, les
métaphores organiques sont nom-
breuses dans le domaine des infra-
structures : l’axe névralgique, les ar-
tères de circulation ou même le talon
d’Achille.
L’interconnexion croissante ne rend-
elle pas les infrastructures
plus vulnérables aux attaques ?
Il existe bien sûr une tendance, notam-
ment dans le domaine de la digitalisa-
tion, avec les principes de Smart Grid,
de Smart City ou de Smart Home, à
entremêler de plus en plus de niveaux
des infrastructures, à les mettre en lien
et ainsi à renforcer l’effet domino
qu’auraient une éventuelle attaque ou
un accident. L’un provoque l’autre.
C’est ce que dépeignaient déjà les films
catastrophes des années 1970, qui
abordaient et jouaient ainsi avec une
peur restée longtemps inconsciente.
Comment est-il donc possible
de se protéger efficacement ?
C’est une tendance du XXe siècle, que
ce que l’on construisait autrefois avec
orgueil au cœur des villes, les grandes
gares, les châteaux d’eau, le tout joli-
ment ciselé et fièrement mis en valeur,
passe de plus en plus inaperçu. Les
parcs de serveurs sont notamment dis-
simulés avec la plus grande attention.
Bien sûr, ce n’est pas sans raison. Ils ne
doivent pas pouvoir être repérés. Et je
suppose qu’il se passe de plus en plus
de choses en souterrain afin d’éviter au
maximum toute attaque. Par ailleurs, refrain des ingénieurs : on peut trouver mat, et de souligner qu’elles incarnent
on protège les infrastructures par la une solution à tout, il suffit d’y réflé- le bien commun. Je ne sais pas si cela
diversification. Cela signifie pour les chir suffisamment longtemps. D’autres les rendra plus résilientes face aux
grands réseaux que lorsqu’un câble est disent : tenons-nous-en à ce qui est guerres ou aux attentats terroristes.
coupé, l’électricité peut passer par un éprouvé, prenons nos marques et n’ap- Mais je pense que cela ferait naître
autre chemin. pliquons pas immédiatement tout ce chez chacun la responsabilité de les en-
qui est nouveau avant d’être sûrs que tretenir et de mieux les gérer. Peut-être
cela est suffisamment fiable et peut que cela aiderait les gens qui ne font
Au cours du XXe siècle, être remplacé en cas de défaillance. pas attention à prendre conscience de
si pas plus tôt, il est apparu Cela demande aussi une préparation leurs actions. Les présenter davantage
de l’utilisateur. Ce que l’on entend déjà comme un bien commun et ne pas tou-
de plus en plus clairement maintenant dans la rhétorique : nous jours faire comme si seul l’Etat en était
que les guerres devons faire des réserves d’eau dans la responsable ne peut pas faire de mal.
cave et nous procurer à nouveau des
commençaient souvent radios à piles. En fait, ces conseils re- Mais il ne suffira pas d’actions symbo-
par les nœuds viennent régulièrement, ils étaient déjà liques et de paroles pour y parvenir.
diffusés dans les années 1980. Nous devons bien sûr nous comporter
d’infrastructures de manière adéquate. Cela peut être
Vous qualifiez également les infra- perçu comme de la coercition et de la
structures de seconde nature. discipline sociale. Mais on peut aussi le
La sécheresse de cet été a révélé qu’il voir comme la condition indispensable
existe encore une première nature, du bon fonctionnement de ces installa-
que l’on avait presque oubliée. tions. Et il serait très positif de ne pas
C’est un effet connu depuis longtemps. Dans de nombreux systèmes d’infra- simplement se débarrasser de sa res-
Les structures décentralisées protègent structures, certaines tolérances, fluc- ponsabilité, de ne pas attendre d’une
les infrastructures. Mais la diversifica- tuations, sont prévues. Et elles sont part que les infrastructures offrent tout
tion peut également impliquer de ne désormais brisées par le changement le luxe et le bien-être promis mais sans
pas démanteler les anciennes infra- climatique. Ces prochaines années, il prendre conscience d’autre part qu’il
structures, mais de les maintenir acti- faudra beaucoup investir pour rehaus- faut par exemple payer des impôts
vables en cas d’urgence. Comme les ser ces tolérances de manière à préser- pour pouvoir en profiter, s’engager
tubes pneumatiques pour la transmis- ver la capacité de fonctionnement des dans l’entretien de ces installations et
sion du courrier. Ou alors, on cherche installations même dans des conditions ne pas les endommager.
des alternatives. Car quand tout est sur climatiques extrêmes. Pour les fortes La conscience qu’il s’agit d’un bien
internet et que l’on ne peut contrôler pluies non plus, rien n’est prévu, car commun. Cela ne protège pas tout en
notre environnement qu’à travers notre tout est construit trop petit, et de tels cas de guerre ou d’attentat terroriste.
téléphone portable, notre vulnérabilité volumes d’eau ne peuvent pas être éva- Mais je pense que cela aiderait à ren-
est considérable. Cela doit être évité, cués. forcer le fonctionnement normal de ces
bien sûr également avec des mesures installations. Et il peut alors être perti-
techniques, ce que l’on appelle un Les seules solutions technologiques nent de ne pas laisser ces infrastruc-
« Technological Fix ». suffisent-elles ? tures aux mains des Chinois, mais
Cela nous aiderait, à l’avenir, de rappe- plutôt de les confier aux personnes qui
Des technologies qui en protègent ler à tout le monde que les infrastruc- doivent vivre avec et y ont donc un
d’autres ? tures ont été un investissement de intérêt personnel. Car cela crée un
La technologie plus intelligente, c’est le nous tous, de les sortir de cet anony- autre niveau d’engagement.
5
Le Soir Samedi 19 et dimanche 20 novembre 2022

6 léna

« Il faudra réduire le nombre de nos dé

Les compagnies d’aviation soutiennent
que les vols peuvent être verts
dans trente ans. Illusion aussi ?
Iata, l’association qui regroupe les com-
pagnies, de même que l’Organisation de
l’aviation civile internationale (ICAO)
Lausanne ENTRETIEN ont certes un objectif plus ambitieux,
SUISSE
IVAN RADJA aligné sur la feuille de route du Giec, à
savoir la neutralité carbone en 2050.
ascha Nick est l’un des promo- Cependant, les moyens pour y parvenir
tout aussi néfastes pour l’environne-
ment. Pire : cette huile de palme est
souvent cultivée sur des anciens marais
tropicaux, ce qui détruit la tourbe et dé-
clenche un phénomène d’oxydation, et
provoque dix fois plus d’émissions de
CO2 que le kérosène. Corsia accepte
comme « carburant durable » celui issu
de l’huile de palme, qui émet Je ne dis pas que
100 grammes de CO2 par mégajoule

Des chercheurs de
S teurs du Fonds d’émissions néga-
tives pour les compagnies aé-
riennes (Nefa). Il explique pourquoi les
mesures actuelles sont insuffisantes et
l’Ecole polytechnique détaille le mécanisme du modèle créé à
l’EPFL.
fédérale de Lausanne
(EPFL) ont mis au point Vous avancez que les programmes
actuels de réduction de CO2 pour l’avia-
un modèle tion sont insuffisants. Pourquoi ?
L’appareil de mesures établi par les
pour financer Etats au niveau mondial, appelé Corsia,
n’a même pas la neutralité carbone en
la décarbonation 2050 pour objectif, mais vise seulement
l’élimination des excédents annuels de
de l’aviation civile d’ici CO2 par rapport à 2019, année de réfé-
à trente ans. Il suppose rence. En clair, cela signifie que, chaque
année, le secteur continuerait d’émettre
une réduction drastique un milliard de tonnes de CO2, soit le
volume de 2019. Faites le calcul : cela
des vols et une hausse représente 30 milliards de tonnes d’ici à
des tarifs. 2050. L’équivalent annuel des émis-
sions mondiales de dioxyde de carbone,
toutes activités confondues.
ne suffiront pas. L’hydrogène est un
substitut encore à l’état embryonnaire,
dont les premiers prototypes sont atten-
dus pour 2035, et une éventuelle com-
mercialisation beaucoup plus tard, trop
tard en tout cas pour être inclus dans
l’objectif 2050. Et encore faut-il qu’il
soit vert (électrolyse de l’eau grâce à de
l’énergie solaire, NDLR), et, pour
l’heure, la production est négligeable.
Quant à l’hydrogène bleu, basé sur le
gaz naturel, il s’agit d’une technologie
polluante.
Et les biocarburants ?
Soit on les produit à partir de déchets
alimentaires, mais cette transformation
est coûteuse, donc encore marginale. Et
je ne pense pas que le but soit de pro-
duire de plus en plus de déchets alimen-
taires. Soit ils sont élaborés à partir
d’huiles végétales, c’est-à-dire, pour
moitié, de l’huile de palme. Cela sup-
pose des monocultures à grande échelle,
(MJ). Comme un kilogramme équivaut
à 43 MJ, cela signifie qu’il émettrait en-
viron quatre kilos de CO2 alors que le
les biocarburants
ne feront
pas partie
kérosène n’en émet que trois. Je ne dis
pas que les biocarburants ne feront pas de la solution,
partie de la solution, mais ils ne contri-
bueront qu’à un petit pourcentage de la mais ils ne
réduction des émissions, essentielle- contribueront
ment basés sur les déchets alimentaires.
qu’à un petit
D’autant que le CO2 n’est pas pourcentage
la plus importante source de pollution
de la réduction
de l’aviation…
Effectivement. Deux tiers des effets de des émissions
serre induits par les avions sont causés
par les oxydes d’azote (NOx) et les traî-
nées de condensation. Or, les plans de
Corsia et des compagnies aériennes
sont focalisés sur le CO2 et ne prennent
pas du tout en compte ces dernières.
L’hydrogène, outre le fait qu’il n’émet
pas de CO2, pourrait réduire de moitié
ces deux tiers restants, mais, comme je
l’ai dit, cette technologie est encore très

« Les naufragés à bord ne comprenaient pas pourquoi l’E

Après les trois semaines d’errance en mer
du navire Ocean Viking, Hannah, responsable
de l’équipe médicale de SOS Méditerranée défend :
« Notre seul objectif est de sauver la vie des gens
en mer. »
Toulon
FRANCE
ENTRETIEN
ALESSIA CANDITO
endredi 11 novembre, après trois
V semaines d’errance et de demandes
infructueuses de débarquement en Ita-
lie, le navire Ocean Viking, affrété par
l’ONG SOS Méditerranée, et les 234 mi-
grants qu’il transportait, ont finalement
été autorisés à débarquer au port mili-
taire de Toulon, dans le sud de la France.
Sage-femme dans les zones de crise
depuis 2016, Hannah, une Australienne
de 33 ans, est à la tête de l’équipe médi-
cale de SOS Méditerranée depuis deux
ans. « Ne me demandez pas mon nom
de famille, s’il vous plaît », nous
supplie-t-elle. Simple mesure de
sécurité pour se protéger d’un climat de
haine de plus en plus pesant. Elle nous
parle depuis la France, où, avec le reste
de l’équipage et les naufragés secourus,
elle a finalement touché terre après trois
semaines de mission.
Quelle a été votre première pensée
en arrivant à Toulon ?
J’étais soulagée d’avoir enfin touché
terre, mais c’était effrayant de voir
autant de policiers. Et je m’inquiétais de
l’impact que ce stress supplémentaire
aurait sur les naufragés, déjà éprouvés
par une si longue période en mer.
Débarquer en France, est-ce
une victoire ou une défaite ?
Ni l’une ni l’autre, nous ne jouons pas
avec la vie des gens. Notre seul objectif
était de mener cette opération de sauve-
tage à bien, c’est-à-dire de débarquer
tout le monde en lieu sûr.
Dans quelle mesure cette mission était-
elle différente des autres ?
Elle était associée à une grande incerti-
tude. Nous ne savions pas combien de
temps nous aurions à nous occuper des
naufragés à bord ni où ils débarque-
raient. Dans de telles conditions, la prise
en charge de patients et de personnes
Les autorités italiennes
ont fait preuve
d’un comportement
inhumain, immoral et illégal
fragiles n’a rien de simple. Et comment
ne pas être désarçonné lorsqu’on se re-
trouve au centre d’une crise humani-
taire alors qu’on est si proche de l’Eu-
rope.
Auriez-vous jamais imaginé vivre
une telle situation ?
Absolument pas. Lorsque nous navi-
guions au large de Catane, avec l’Etna au
loin, même les naufragés à bord avaient
du mal à comprendre pourquoi l’Europe
les ignorait de la sorte. Il était particu-
lièrement difficile de les rassurer quand
le temps tournait à l’orage ; ils ne com-
prenaient pas comment un pays
européen pouvait les laisser ainsi expo-
sés aux éléments et mettre leur santé en
danger.
Au large des côtes siciliennes, à Catane,
les autorités ont procédé au débarque-
ment sélectif des naufragés.
Les autorités italiennes ont fait preuve
d’un comportement inhumain, immoral
et illégal. Nous sommes une organisa-
tion maritime et humanitaire et pour le
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 Le Soir Samedi 19 et dimanche 20 novembre 2022

léna 7

éplacements en avion » Les toits de Paris,

lointaine.
Vous dressez un tableau très sombre.
Quelle serait la solution pour l’avia-
tion ?
Réduire le nombre de vols. Bien que le
taux de remplissage des avions soit plus
élevé que par le passé, environ 80 % en
2019 contre 60 % en 1960, le nombre
de kilomètres parcourus a explosé. En
2019, il était proche de neuf trillions,
soit 9.000 milliards de passagers-kilo-
mètres (nombre total de kilomètres
parcourus par l’ensemble des passagers,
NDLR). Pour atteindre l’objectif des Ac-
cords de Paris, il est impératif de rame-
ner ce chiffre à 1,3 trillion, soit le diviser
par sept. Cela signifie revenir au niveau
de 1984.
Est-ce suffisant pour que l’aviation
n’émette plus que 100 millions de
tonnes de CO2 par an au lieu d’un mil-
liard, condition requise pour atteindre
la neutralité carbone dans trente ans ?
Pas encore. Si, de cette façon, nous ré-
duisons les vols de 85 %, et qu’un tiers
des 15 % restants soit neutralisé par des
avions plus efficients et mieux remplis,
il reste un solde de 10 %, qu’il faudra
retirer par des émissions négatives.
Pour financer cette dernière étape,
ainsi que la réduction progressive du
nombre de kilomètres, vous avez créé
un modèle intitulé Nefa, ou Fonds
d’émissions négatives pour les compa-
gnies aériennes. Comment fonctionne-
t-il ?
Par ventes aux enchères. Chaque année
sera mis à l’encan le nombre de passa-
gers-kilomètres total de vol disponible.
La première année, ce sera donc l’équi-
valent de neuf trillions de kilomètres,
puis, chaque année, 7,3 % de moins, jus-
qu’en 2050. Ce fonds est calqué sur un
schéma similaire que nous avons élabo-
ré pour les émissions négatives de la
Suisse. La compagnie d’aviation qui
achète une durée donnée, à un prix fixé
par les enchères, devra en outre verser
une contribution complémentaire afin
d’atteindre les 230 dollars par tonne de
CO2 à verser au fonds Nefa si elle veut
faire partie du club. Celle-ci devrait bien
sûr répercuter une partie de ce coût sur
le prix des billets. Ce sont ainsi
3.300 milliards de dollars qui seraient
alloués à ce fonds.
Que devront payer les passagers ?
Ce sera assez significatif. Par exemple,
600 dollars de plus pour un aller-retour
Genève-New York. Ce n’est pas inabor-
dable si l’on a bien conscience qu’il fau-
dra réduire le nombre de nos déplace-
ments en avion, et donc espacer les
voyages.
Mais quel est l’intérêt des compagnies ?
Participer au fonds garantit de pouvoir
un enjeu climatique
qui renseignent sur leur pouvoir réflé-
chissant, l’effet d’albédo : plus une sur-
face est claire, plus elle réfléchit le
rayonnement solaire, plus elle est fon-
Paris
cée, plus elle l’absorbe. Ainsi, les ter-
FRANCE rasses claires ont un meilleur albédo
que les toitures en tuiles ou en béton
foncé. En ces temps de réchauffement
climatique, cette propriété a une in-
fluence significative sur les îlots de cha-
leur urbains. Une expérience a été me-
Admirés pour née dans le quartier de Brooklyn, aux
Etats-Unis, où des dizaines de toits ont
leurs enchevêtrements été repeints en blanc. Résultat : à l’inté-
romantiques, les toits rieur des bâtiments, leur pouvoir réflé-
chissant a permis une baisse de la tem-
de Paris peuvent pérature lors des fortes chaleurs qui
se transformer en boucliers s’est traduite par une économie de 30 %
de la consommation d’électricité pour la
contre le réchauffement climatisation. A Paris, une expérimen-
tation du même type a été réalisée sur le
climatique. toit d’une école primaire du 10e arron-
dissement, faisant gagner 6 oC. Si l’on
prend en compte l’ensemble de la capi-
tale, l’étude montre que 52 % des toi-
CHARLES LESCURIER tures ont un albédo clair, 42 % un albé-
do foncé et 5 % un albédo moyen.
’Atelier parisien d’urbanisme
L (Apur), qui documente, analyse et
imagine les évolutions urbaines et so-
Toits-terrasses convoités
La pente des toits a aussi un grand inté-
ciétales concernant Paris et sa métro- rêt. Près de 24.000 toitures, soit 18 %
pole, a minutieusement observé les toits des bâtiments parisiens, ont été identi-
de la capitale. Emblématiques du fiées avec une surface plate d’au moins
paysage urbain, classés au patrimoine 50 m2, dont 9 % supérieurs à 200 m2.
Les feuilles mondial de l’Unesco, ils Ces toits terrasses offrent

accéder aux aéroports des pays qui y au-
ront adhéré. Ainsi, d’une part, les com-
pagnies peuvent continuer leurs vols, et,
d’autre part, les Etats engrangent de
l’argent pour atteindre la neutralité
carbone. Tout le monde est gagnant. Ce
modèle permet de créer en quelque
sorte un pays fictif, celui de l’aviation
civile internationale. Car, comme on le
voit en ce moment à la COP27, les
feuilles de route présentées par les pays
comportent toujours deux points noirs :
l’aviation et le trafic maritime, dont per-
sonne ne veut, car ce sont deux postes
extraterritoriaux. Qui est responsable
de l’empreinte carbone de tel vol ? Le
pays de départ ? Celui d’arrivée ? La
compagnie seule ? Tout le monde se
renvoie la balle, et cela reste un angle
mort.
Reste la question à 230 dollars :
qui va se lancer en premier ?
L’idéal serait que quelques Etats euro-
Les com- péens, ou l’Union européenne, consti-
pagnies tuent le noyau de base de ce climate
d’aviation club, car l’Europe compte cinq pays
sou- dans le top dix des destinations touris-
tiennent tiques. Ensuite, pour que le fonds Nefa
que soit efficace, il est indispensable qu’ils
les vols soient rejoints par de gros acteurs,
80 %
donnent leur couleur des possibilités d’aména-
de route bleu gris à la ville. Mais gement, comme le déve-
présentées quel intérêt y a-t-il à ren- loppement d’espaces vé-
seigner 128.000 toi- gétalisés, ou le déploie-
par les pays tures ? L’intérêt est stra- ment de panneaux so-
Avec l’ardoise, le zinc
comportent tégique. Car en plus d’évi-
recouvre aujourd’hui
laires.
ter que le ciel nous tombe
toujours sur la tête, ces couvercles
près de 80 % des
Une végétalisation
toitures parisiennes.
deux points noirs : immobiles peuvent aussi encore timide
maintenir les effets du Pour l’instant, les toitures
l’aviation et réchauffement climatique à distance. végétalisées sont peu nombreuses. Seuls
le trafic maritime, L’Apur a dressé un état des lieux des 3.500 bâtiments, soit 30 % des toitures
matériaux dominants utilisés pour leur plates parisiennes, accueillent des végé-
dont personne construction. taux sur plus de 100 m2. Parmi eux, 360
ne veut, car ce sont cultivés sur plus de 500 m2. Pour la
Le zinc domine largement plupart, il s’agit de substrats maigres
sont deux postes Avant le XIXe siècle, l’ardoise et la tuile composés de sedum, limités par la por-
étaient les plus courantes. Puis, au tance de la dalle. Néanmoins, sur 213
extraterritoriaux milieu du siècle, l’ardoise, qui pouvait toitures, il a été développé une véritable
désormais arriver par voie d’eau et par agriculture urbaine professionnelle ou
train depuis les grandes carrières de de loisirs. Par ailleurs, lorsqu’elle est
l’est, est devenue prépondérante, suffisante, la végétalisation contribue
comme le zinc produit en grande quan- au confort thermique de l’immeuble et
tité dans les hauts fourneaux. Avec la à la gestion des eaux pluviales.
construction des nombreux immeubles
dont se couvre Paris à partir de 1840, Potentiel solaire
ces deux matériaux sont retenus pour Des milliers de toitures seraient aptes à
les toitures à la Mansart en raison de capter le rayonnement solaire qui ruis-
leur légèreté. De plus, le zinc, fin et mal- selle sur les édifices de la capitale.
léable, a été utilisé pour la fabrication L’étude de l’Apur relève que
de tous les éléments de 34.600 constructions bé-

654
peuvent comme les Etats-Unis, la Chine ou le faîtages, chéneaux, néficient d’un ensoleille-
être verts Mexique. gouttières, raccords de ment annuel moyen
dans pente… Aujourd’hui, généreux supérieur à
trente ans. entre les coupoles dorées, 800 kW/m2, intéressant
Illusion ? les clochers en pierre, les pour l’installation de
A l’heure actuelle,
© AFP. milliers de cheminées, les panneaux photovol-
seuls 654 bâtiments
quelques tours, c’est bien taïques. Et 7.000 d’entre
sont dotés de pan-
le zinc qui couvre la ma- elles disposent d’un toit-
neaux photovoltaïques.

Europe les ignorait de la sorte »

bien des naufragés à bord, nous n’accep-
terons jamais ce genre de solution. Pour
des raisons évidentes de sécurité et
d’humanité, nous avons refusé d’expo-
ser les personnes secourues et notre
Tous les équipe à une telle situation. Notre
mission n’est pas politique, notre seul
Etats européens objectif est de sauver la vie des gens en
doivent s’assurer mer.
que les naufragés Avec le recul, auriez-vous agi
n’auront de la même manière ?
Nous avons suivi à la lettre les principes
plus jamais du droit de la mer et les normes inter-
à attendre nationales, en donnant la priorité à la
sécurité des naufragés, de l’équipage et
21 jours à bord du navire. Nous ne pouvons pas dire si
après avoir nous agirons de cette manière ou diffé-
remment à l’avenir, car cela dépend de
été secourus nombreux facteurs, mais nous espérons
ne plus jamais avoir à faire face à une
telle situation.
Allez-vous retourner en mer ?
Certainement, dès que possible.
Que feriez-vous si l’Italie vous indiquait
jorité de la surface aé- terrasse. A l’heure ac-
rienne de Paris. Avec l’ar- tuelle, seuls 654 bâti-
doise, il recouvre près de 80 % des toi- ments sont dotés d’une telle installa-
tures de la ville. La part restante étant tion, dont la moitié sur les immeubles
la Tunisie en tant que lieu sûr ? en béton ou gravillons (12 %), en tuiles neufs, pour une production de 16 GWh
Nous parlons ici d’un pays qui ne dis- (7 %) ou faite de surfaces végétalisées en 2019. Une goutte d’eau si l’on se ré-
pose pas d’un centre de coordination (3 %). fère au potentiel théorique total de pro-
pour le sauvetage en mer officiellement duction d’énergie estimé à 1.500 GWh/
reconnu par les Nations unies. Le dé- L’effet d’albédo an. Le plan climat parisien fixe un ob-
barquement en Tunisie ne serait pas La couleur des toits a été finement étu- jectif de développement du solaire à
possible du point de vue de la sécurité, diée. Ou plutôt leurs nuances de gris, plus de 300 GWh à l’horizon 2030.
car il devrait se faire sous la contrainte
et nous refusons catégoriquement de
mettre en péril la sécurité des naufragés,
de l’équipage et du navire.
Souhaitez-vous transmettre
un message ?
Le manque de coordination des secours
et l’attente en mer mettent des vies
humaines en danger. Tous les Etats
européens doivent s’assurer que les
naufragés n’auront plus jamais à
attendre 21 jours à bord après avoir été
secourus.
Que se passerait-il si des navires comme
le vôtre ne pouvaient plus mener à bien
des opérations de sauvetage ?
Davantage de gens mourraient en Médi- Ces toits peuvent maintenir les effets du réchauffement climatique à distance.
terranée centrale. Ni plus ni moins. © AFP.

7
Le Soir Samedi 19 et dimanche 20 novembre 2022

8 léna

A Washington, le Café Milano

est l’établissement préféré des
présidents et stars d’Hollywood
Washington
ÉTATS-UNIS

Le café adoré
des présidents
et stars de cinéma
fête ses 30 ans.
« De Clinton à Brad Pitt,
ils sont tous venus dans
mon établissement »,
assure le propriétaire
Franco Nuschese.

PAOLO MASTROLILLI
À WASHINGTON

’est une agréable soirée de prin- Melora Hardin, connue pour avoir interprété Jan Levinson-Gould dans la version américaine de la série « The Office », au Café Milano,

C temps, pendant le second man- en juillet 2022. © AFP.

dat d’Obama, et nous sommes
assis aux tables extérieures du Café Mi- choix d’un nom qui évoque la capitale mense honneur d’organiser le déjeuner Jones, Harrison Ford, Clint Eastwood,
lano, à Georgetown, au cœur d’une des de la mode. » du 81e anniversaire du pape Benoît XVI Martin Scorsese. L’un de mes amis les
zones les plus pittoresques de Washing- En bref, le Café Milano était devenu le à la nonciature de Washington. Un mo- plus proches est Quincy Jones, il m’ap-
ton. Sur Prospect Street, un cortège de restaurant des dirigeants de la Maison- ment inoubliable. » pelle fratellino, en italien (« frérot »,
grosses voitures approche, tous gyro- Blanche : « Depuis Clinton, tous les Bien sûr, Biden ne pouvait pas man- NDLR). Si je devais choisir un moment
phares allumés. Le propriétaire, Franco présidents américains sont venus dîner quer à l’appel : « Il venait souvent, que en particulier, je dirais le soir où nous
Nuschese, discute avec nous, mais se chez nous. Sauf Trump. Nous avons re- ce soit accompagné de sa femme italo- avons fermé le restaurant pour un évé-
détourne poliment : « Désolé, c’est le çu tant Bush que sa femme Laura. Clin- américaine Jill ou seul. nement privé avec Stevie
vice-président Biden qui vient dîner. Il ton venait très souvent. Obama et son Pour une assiette de ca- Si je devais choisir Wonder et Prince. Les
vient tout juste de me prévenir. Je dois épouse sont venus pour de grands évé- pellini à la sauce tomate, deux artistes ont chanté
aller l’accueillir. » Pour tout autre res- nements, comme la remise des di- son plat préféré. Nous un moment en duo. Un moment his-
taurateur dans le monde, recevoir un tel plômes d’une de leurs filles et le 49e an- nous connaissons depuis en particulier, torique. »
message pourrait être à l’origine d’une niversaire de Michelle. La visite d’un longtemps. J’ai été invité Chaque année, le Café
crise cardiaque. Pour Nuschese, c’est président est évidemment un moment plusieurs fois à la rési- je dirais le soir où Milano accueille l’after-
une habitude. Parce que depuis trente exceptionnel. D’importantes mesures dence officielle du vice- nous avons fermé dinner party de l’Alfalfa
ans, c’est-à-dire depuis son ouverture, de sécurité sont mises en place, un président, l’Observatoire Club, l’une des soirées les
dont l’anniversaire a récemment été cé- grand nombre d’agents des services se- naval. Ce qui me frappe le restaurant pour plus exclusives : « Peu
lébré au cours d’une soirée who is who crets sont déployés, et il y a souvent des chez lui, c’est son extraor- un événement d’invités. La liste change
américaine, le Café Mila- détecteurs de métaux à dinaire empathie, sa ca- beaucoup en fonction de
no n’est pas moins que la l’entrée. Nous avons éga- pacité à établir un véri- privé avec Stevie l’administration en place.
deuxième ambassade Obama lement reçu bon nombre table contact avec son in-
Wonder et Prince. De nombreux membres
italienne à Washington. et son épouse de secrétaires d’Etat : terlocuteur. C’est un gent- du cabinet y participent,
« Je suis né à Minori, Kissinger, Christopher, leman. » Mais le Un moment mais aussi de grands
sur la côte amalfitaine, en sont venus Albright, Powell, Rice, champion toutes catégo- noms du monde des af-
1961. J’ai toujours su que pour de grands Hillary Clinton, Kerry, ries de l’empathie, ce se- historique faires comme Bill Gates
je ne resterais pas », nous Tillerson, Pompeo, rait Bill Clinton : « Une Franco Nuschese et Jeff Bezos. » Dans la
confesse Nuschese. « Je événements, Blinken. » fois, ils l’ont arrêté à une philosophie de Nuschese,
voulais découvrir le comme la remise table et il a répondu très il ne s’agit pas seulement
monde, vivre de nouvelles De nombreux patiemment au téléphone d’un restaurant, mais
expériences. En 1982, je des diplômes dirigeants d’un client qui discutait d’un point de rencontre
me suis envolé pour Las d’une internationaux avec un membre de sa fa- destiné à rapprocher les
Vegas et en 1983, j’ai reçu Mais Franco est toujours mille incrédule. » Trump « avait l’habi- gens : « Je pense que la force du Café
une offre pour le Caesars de leurs filles et resté attaché à l’Italie : tude de ne manger qu’au sein de ses Milano, c’est d’être extrêmement bipar-
Palace. » Mais Franco
voulait travailler à son
le 49 anniversaire «pointe
e C’est non sans une propriétés, mais Ivanka, Jared et leurs tisan. Les divergences politiques restent
d’orgueil que je enfants étaient des clients réguliers. Ils à l’extérieur. J’aime l’idée d’avoir créé,
compte : « Je suis arrivé à de Michelle peux me targuer d’avoir adorent la cuisine italienne. » au cours des 30 dernières années, un
Washington au début des Franco Nuschese reçu les présidents Napo- lieu où tant les Républicains que les Dé-
années 1990, et le Café Propriétaire du Café Milano litano et Mattarella. Mais Des sportifs mocrates se sentent à l’aise. J’ai beau-
Milano a ouvert ses portes nous avons eu l’honneur aux stars d’Hollywood coup ri lorsqu’une journaliste du quoti-
le 3 novembre 1992, le d’accueillir tant de diri- De Lebron James à Michael Jordan, dien The Hill a déclaré : “A Washington,
jour où Clinton a rempor- geants internationaux : même les sportifs fréquentent l’établis- les Républicains et les Démocrates ne
té l’élection présiden- Thatcher, Blair, May, sement : « Un soir de 2018, Ivanka et sont d’accord sur rien, sauf sur le Café
tielle. Lui-même – à plus Brown, Aznar. Et les Pre- Jared étaient en train de dîner lorsque Milano.” »
d’une occasion publique – miers ministres israé- le restaurant a été envahi par les Capi- Et il ne s’agit pas seulement des politi-
a rappelé cette coïncidence : “Les politi- liens Peres, Barak, Sharon, Olmert, Ne- tals de Washington, l’équipe de hockey ciens américains : « Le New York Times
ciens vont et viennent, mais toi, Franco, tanyahou. Mais aussi des monarques qui venait de remporter sa première a rapporté qu’en mars 2018, lors d’un
tu ne connaîtras heureusement jamais comme la reine Sirikit de Thaïlande, le Stanley Cup. Le capitaine Alexander dîner organisé par nos soins, l’ambassa-
de fin de mandat.” Pour être honnête, ce roi Hussein de Jordanie avec sa femme Ovechkin et le reste de l’équipe nous ont deur des Emirats arabes unis, Yousef al-
que j’avais en tête au début, c’était un Noor, le roi Abdallah avec sa femme alors offert un petit intermède des plus Otaiba, un de mes amis proches, a ren-
restaurant décontracté pour les étu- Rania, le roi Juan Carlos et Sofia, leur divertissants, et Ivanka et Jared se sont contré par hasard le Premier ministre
diants de l’Université de Georgetown. fils Felipe, le prince Albert de Monaco. joints aux festivités. » israélien Benyamin Netanyahou. Deux
Mais l’établissement s’est rempli Une mention particulière pour le La moitié d’Hollywood s’est assise aux ans après cette conversation, Israël et
presque immédiatement de politiciens cheikh Mohammed ben Zayed Al Na- tables du Café Milano : « De Sophia Lo- les Emirats décidaient de normaliser
des deux partis. Ma vision était de com- hyane, président des Emirats arabes ren à Bradley Cooper, Leonardo DiCa- leurs relations diplomatiques et com-
biner deux concepts d’excellence : la unis, un “chef d’Etat” que j’admire tout prio, en passant par Angelina Jolie et merciales avec les accords d’Abraham.
cuisine et la mode italiennes. J’aimais particulièrement. Sans oublier un autre Brad Pitt, quand ils étaient ensemble, D’une certaine manière, une page d’his-
l’idée de jouer avec le style, d’où mon chef d’Etat spécial. En 2008, j’ai eu l’im- Michael Douglas et Catherine Zeta toire a été écrite ce soir-là. »
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