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Les romans populaires en France

Par Daniel Compère


(Conférence Amiens, 27 janvier 2012)

L’histoire littéraire est riche en paradoxes, et l’un d’eux c’est que plus nous nous
éloignons d’une époque et plus les historiens ont tendance à réduire les œuvres à quelques
titres, comme s’ils surnageaient dans un océan totalement désert. Bien sûr, c’est une erreur de
perspective qui peut s’expliquer, mais qui déforme beaucoup la réalité et le phénomène des
romans populaires, précisément, nous en donne un exemple que je me propose d’analyser
aujourd’hui en essayant d’en souligner à la fois la diversité et la multiplicité, et surtout
l’évolution que ces romans populaires ont connu au fil de quasiment deux siècles maintenant.

Alors, lorsque l’on parle de roman populaire, on est souvent amené à donner des exemples à
titre d’illustration, à citer Alexandre Dumas, Jules Verne, Eugène Sue, Paul Féval, Gaston
Leroux, ou bien des noms de personnages : D’Artagnan, Rocambole, Arsène Lupin,
Fantômas, San Antonio. Mais qu’est-ce que le roman populaire proprement dit ? De quoi
s’agit-il ? Ce n’est pas un genre, contrairement à ce qu’on peut dire parfois, parce que si
c’était un genre, ce serait simple de le définir à partir de quelques caractéristiques. C’est plutôt
ce que j’appellerais un domaine littéraire, un champ, qui est apparu au début du XIXe siècle et
qui est en fait un véritable phénomène d’une immense ampleur qui s’est manifesté en France
en particulier, mais également dans d’autres pays européens. Un phénomène lié au fait que,
depuis la Révolution Française, il y a une démocratisation de la lecture, une apparition de
nouveaux lecteurs, de personnes qui sont à la recherche de romans, de récits, qui
conviendraient à leurs propres centres d’intérêt. Et donc, ce phénomène qui s’est déroulé à
partir des années 1820 à peu près, est une adaptation d’une partie de la littérature qui va
chercher à répondre à ces nouveaux lecteurs, à ce public nouveau. Et il va falloir aussi
inventer des supports nouveaux adaptés à ces nouveaux lecteurs. Sociologiquement, il est un
peu difficile de préciser qui sont ces nouveaux lecteurs, même si on en a quelques indications
à partir d’enquêtes qui ont été menées assez récemment : on peut dire qu’il s’agit d’une petite
et moyenne bourgeoisie, il y a des commerçants, des artisans. Il y a aussi toute une part de
domestiques, de petits travailleurs, artisans, modistes, couturiers, couturières, des cadres
administratifs, des militaires. Mais on y trouve aussi, ça peut nous surprendre, des
professeurs, des avocats, des artistes, et même parfois des médecins peu fortunés. Donc tout
un public qui est prêt à accueillir des textes nouveaux, des lectures qui leur sont proposées à
titre de loisir. Et au fil du XIXe siècle, puis du XXe siècle, vont s’ajouter à ce public des
ouvriers et des ruraux, qui accèdent à leur tour à la lecture.

Donc s’il fallait donner une définition absolument, je ne pourrai qu’en donner une qui soit
relativement vague, c’est-à-dire qu’on va considérer comme roman populaire une œuvre de
fiction, d’abord : c’est un roman avec des personnages et une intrigue qui, à partir de sa
publication, va essayer de toucher un vaste public pour répondre à ses attentes et qui, et c’est
le phénomène que nous allons voir, ne sera pas nécessairement reconnu comme appartenant à
la littérature. Et c’est là un phénomène tout à fait étonnant qui se passe en France. C’est-à-dire
que si l’on s’intéresse au roman populaire, on est amené à s’intéresser à bien d’autres réalités
qui l’environnent, en particulier la sociologie, les comportements, la psychologie aussi, et
nous avons affaire, en France, à une curieuse rupture qui se manifeste peut-être chez nous
d’ailleurs plus nettement que dans d’autres pays, entre ces romans populaires souvent
marginalisés, et la littérature que j’appellerais « légitimée », qui en fait est très minoritaire
dans le domaine de la littérature. Or le paradoxe, c’est que cette petite frange de la littérature
légitimée va se présenter comme la « vraie » littérature et rejeter toute la masse de la
littérature populaire dans les marges, sur les côtés, et parfois même en dehors de la littérature.
Ces deux conceptions sont un phénomène qui a été parfois analysé par des sociologues, entre
autres Pierre Bourdieu, qui va examiner comment il y a, pour reprendre ses termes, « un
champ de production restreinte », qui serait une conception élitiste de la littérature et « le
champ de grande production » qui s’adresse à la grande masse d’un lectorat. Il y a même eu
des écrivains qui ne vont viser qu’à réaliser une œuvre personnelle volontairement élitiste,
comme nous le verrons. En fait, ceux qui sont marginaux ce sont ceux-là, ceux qui s’adressent
à un petit nombre de lecteurs et, la vraie littérature, à mon avis, elle se trouve du côté du
roman populaire.

Donc sans avoir l’ambition de présenter, encore une fois, la diversité et la multiplicité de ce
champ, je vais essayer d’en retracer, de manière historique, quelques grands moments
marqués par des formes de publication, des œuvres ou des personnages.

Arrêtons-nous d’abord sur une première date : 1836. C’est l’invention du roman-feuilleton. Il
faudrait bien sûr nuancer puisque avant 1836 on publiait déjà de manière échelonnée des
textes dans des revues, mais il me semble intéressant de s’arrêter sur cette date parce qu’elle
correspond à une sorte d’invention, invention d’une presse quotidienne, due à deux
entrepreneurs, deux patrons de presse, qui sont Émile de Girardin et Armand Dutacq. Tous
deux avaient préparé en 1836 la publication d’un quotidien dont l’abonnement serait d’un prix
relativement peu élevé pour toucher un grand nombre de lecteurs, que les nouvelles
techniques d’impression permettent désormais de réaliser dans un temps très court,
d’imprimer pendant la nuit des textes écrits en fin de journée de manière à ce qu’ils arrivent
dans la boite aux lettres des abonnés dès le lendemain matin et, grâce aussi à la publicité, de
diminuer le prix de ce quotidien. Et puis Dutacq et Girardin, ne s’entendant pas, vont se
séparer et chacun va monter sa propre entreprise de presse. Girardin va lancer un quotidien
qui s’appelle La Presse, et Dutacq celui qui s’appelle Le Siècle, et tous les deux vont paraître
le même jour : le 1er juillet 1836. C’est donc une nouveauté par rapport au fait que jusque-là
les journaux étaient plus politiques, s’adressaient donc à un public plus choisi. Ici, nous avons
un abonnement moins élevé, qui va permettre à un grand nombre d’abonnés de recevoir soit
Le Siècle soit La Presse à leur domicile. Et puis la nouveauté aussi de Dutacq et Girardin va
être de demander à des écrivains de participer à cette entreprise de presse, de leur proposer
des textes à paraître dans les journaux, donc des romans qui vont très vite trouver une place,
qu’on appelle « le feuilleton ». Le feuilleton est un terme technique qui désigne dans la presse
le bas de la première page des journaux quotidiens, qui est traditionnellement réservé à des
chroniques, causeries mondaines, fragments historiques, critiques littéraires ou dramatiques,
récits de voyage, etc. Et donc, la littérature va trouver place dans ces feuilletons en bas de la
première page, mais dans un premier temps, de manière épisodique puisque le premier sera
Alexandre Dumas qui, à la demande de Girardin, va publier quelques textes qu’on pourrait
appeler des chroniques historiques dans La Presse à un rythme assez irrégulier, en gros une
fois par semaine. De même, dans Le Siècle, Armand Dutacq va accueillir quelques auteurs
renommés à l’époque : Alphonse Royer, aujourd’hui oublié, mais il fera appel aussi à Balzac
pour publier un de ses romans dans ses pages. Nous sommes encore loin des grands
feuilletons qui vont apparaître quelques années plus tard puisque, je crois qu’au début, les
responsables de quotidiens n’ont pas encore vu l’intérêt que pourrait représenter le fait de
publier des romans dans leurs pages. Ils vont s’en rendre compte très vite avec une
expérience, qui est celle que Dutacq va réaliser avec Dumas. Dumas s’est brouillé avec
Girardin, il passe dans Le Siècle et, en 1838, un roman va paraître sur une durée de deux mois
: Le Capitaine Paul, de mai à juin 1938. Et là, Le Siècle va remarquer que, pendant ces
quelques mois de la publication, le nombre des abonnés augmente d’une manière tout à fait
étonnante. C’est vraisemblablement la publication du roman en feuilleton de Dumas qui a
entraîné cet engouement pour le journal.

Mais le véritable événement va se dérouler quelques années plus tard, en 1842, où le


phénomène du roman-feuilleton va prendre véritablement une ampleur extraordinaire : c’est la
publication du roman Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, dans Le Journal des débats, de
juin 1842 à octobre 1843, donc cette fois sur une durée de plus d’un an. Ce sont les aventures
d’un personnage qui s’appelle Rodolphe, qui est un prince d’une principauté du centre de
l’Europe, et qui se fait passer pour un ouvrier parisien pour pouvoir jouer le rôle de justicier,
venir en aide aux malheureux, protéger les faibles, et lutter contre ceux qui exploitent le petit
peuple parisien. Ce roman va obtenir un énorme succès en étant publié sous la forme de
roman-feuilleton dans Le Journal des débats. On a des témoignages attestant que des milliers
de lecteurs attendent chaque jour la suite, se précipitant auprès des abonnés pour leur
emprunter le journal ou dans les cabinets de lecture où l’on pouvait, pour quelques centimes,
louer un temps de lecture des journaux. Ce roman Les Mystères de Paris est important aussi
parce qu’il va entraîner un phénomène inédit jusque là, une sorte d’interaction entre l’auteur
et ses lecteurs. En effet, il se trouve qu’un certain nombre de ces lecteurs passionnés vont
s’intéresser tellement aux personnages du roman qu’ils vont parfois se projeter en eux, écrire
à Eugène Sue, l’auteur, en lui disant que, si Rodolphe pouvait également s’occuper de leur
cas, ce serait une bonne chose et puis, pourquoi pas, tel personnage, qui est épisodique et a
disparu, pourquoi ne reviendrait-il pas, pourquoi ne jouerait-il pas un rôle plus important,
pourquoi aussi Eugène Sue, qui propose certaines réformes, n’en profiterait-il pas aussi pour
s’intéresser au monde des prisons où il se passe une véritable misère, ou bien dans les
hôpitaux, ou bien proposer les créations de lieux où les vieux travailleurs qui ne peuvent plus
survivre grâce à leurs besoins trouveraient une sorte de retraite paisible. Et donc, peu à peu,
Eugène Sue va être sensible à ces courriers qu’il reçoit et il va en tenir compte, transformant
la seconde partie de son roman à partir de ces propositions, de ces lettres qu’il reçoit.
Autrement dit il y a un véritable effet de retour des lecteurs sur le roman qui va ainsi peu à
peu devenir une sorte de porte-parole du petit peuple parisien, de ceux qui attendent une autre
société, une société plus juste et plus sociale. Et puis Les Mystères de Paris est aussi un roman
qui mérite de l’intérêt pour sa dimension romanesque elle-même, c’est-à-dire la manière dont
l’auteur le construit : il y a une intrigue essentielle qui s’attache au personnage de Rodolphe et
à ses actions, mais sur cette intrigue principale se greffent d’autres récits. Il y a une structure
arborescente qui fait que l’on suit parfois d’autres personnages à qui il arrive d’autres
épisodes, ce qui permet aussi à Eugène Sue d’entraîner ses lecteurs dans différents milieux
sociaux. Et enfin, Les Mystères de Paris, véritable phénomène de 1842, est aussi l’un des
premiers exemples, certainement, à susciter un phénomène de reprise, d’imitation, puisque
l’on va voir très vite d’autres auteurs proposer à leur tour des romans qui sont des
« mystères ». Le jeune Paul Féval, qui commence tout juste sa carrière de romancier, se voit
proposé d’écrire Les Mystères de Londres en 1843. Quelques années plus tard, Ponson du
Terrail va publier Les Mystères du Temple. Le jeune Zola, qui commence aussi dans la
carrière romanesque en 1867, publie Les Mystères de Marseille. Et puis il y aura Les Mystères
de Bicêtre, Les Mystères du nouveau Paris, Les Mystères de New York, et puis toutes les
capitales d’Europe vont y passer : Berlin, Madrid, Londres, etc.

On pourrait dire qu’à partir de cette année 1842 de la publication des Mystères de Paris,
commence un âge d’or du roman-feuilleton, du roman populaire qui parait donc de manière
épisodique dans la presse puisque, si l’on regarde les quelques mois qui constituent les années
1842-43 après ce roman d’Eugène Sue, il y a Les Mystères de Londres de Paul Féval que je
viens d’évoquer, Le château des Montbrun d’Élie Berthet, Les trois mousquetaires de Dumas,
Le Juif errant d’Eugène Sue (encore un grand roman), Le Comte de Monte-Cristo de Dumas,
et Les drames inconnus de Frédéric Soulié. Et les tirages des quotidiens qui vont accueillir ces
romans publiés sous la forme de feuilletons augmentent aussi dans des proportions
étonnantes. Par exemple, La Presse, qui avait débuté en 1836 autour de 60 000 exemplaires
va passer 10 ans après, en 1847, à plus de 150 000, donc on va plus que doubler. Et il faut
tenir compte du fait, bien sûr, qu’un exemplaire d’un journal n’est pas lu que par une seule
personne, n’est pas lu que par l’abonné, mais souvent par son entourage, par des domestiques
éventuellement, et parfois des voisins, donc on peut multiplier son nombre par cinq, six ou
sept peut-être.

Alors, il faut préciser que les romans-feuilletons ne sont pas les seuls supports qui vont
manifester l’essor du roman populaire au XIXe siècle, il y aura aussi d’autres formes de
publication qui vont apparaître, et l’une d’entre elles va recevoir l’appellation de « roman-
journal ». C’est une publication, là aussi, régulière, mais où les romans ne paraissent pas au
quotidien mais plutôt de manière hebdomadaire. C'est-à-dire que chaque semaine, le roman-
journal se présente sous la forme de 8 ou 16 pages, ou un peu plus parfois, proposant trois ou
quatre extraits de romans qui sont publiés en parallèle, et chacun de manière échelonnée. Et
cette nouvelle forme de publication, le roman-journal, va connaître un énorme succès à partir
des années 1850. On va en voir apparaître une cinquantaine de titres pendant une vingtaine
d’années, et certains auront d’ailleurs une durée assez longue. Le journal du dimanche, par
exemple, créé en 1855, va paraître jusqu’en 1901, avec une publication régulière. Bien sûr, les
lecteurs vont y retrouver parfois des romans qu’ils ont déjà lus, qui sont déjà parus ailleurs,
mais certains romans-journaux, par exemple Le journal pour tous, s’attache à ne publier que
des textes inédits.

Il n’y a pas encore véritablement, on le voit, de collections populaires lorsque ces romans
paraissent dans la presse dans les années 1830-50. Il n’y a pas l’équivalent à bon marché de
volumes que l’on puisse se procurer en librairie. Cela ne va apparaître que vers 1857 où un
éditeur, qui s’appelle Havard, va lancer la Bibliothèque pour tous, première collection
populaire vraisemblablement, tout au moins à qui on puisse donner ce nom, avec des textes
complets qui sont proposés pour 50 centimes sous la forme de grand format, 21x29, avec une
soixantaine de pages souvent. Alors, 50 centimes pour l’achat d’un roman complet, pour avoir
une idée, il faut penser qu’à l’époque par exemple un bon ouvrier, un ouvrier qualifié comme
on dirait aujourd’hui, gagne 4 F. par jour. Donc 50 centimes c’est une dépense importante
mais qu’il peut se permettre. Un domestique gagne un peu moins, 60 centimes par jour, mais
il est souvent nourri et logé, donc ça diminue, si on peut dire, les dépenses auxquelles il peut
faire face. Et donc dans cette Bibliothèque pour tous, qu’on peut considérer comme la
première collection de romans populaires, vont paraître des romans de Paul Féval, Emmanuel
Gonzalès, Frédéric Soulié, Ponson du Terrail, et il y aura plus de 160 titres qui vont ainsi
paraître pendant trois ou quatre ans.

J’arrive dans les années 1857-60, où va se produire un nouveau tournant dans cette histoire
des romans populaires, c’est l’apparition de Rocambole. Rocambole est un personnage créé
par l’écrivain Ponson du Terrail, et il va amener une mutation dans ce que l’on a vu jusque là
du roman populaire. D’abord parce que c’est un premier personnage récurrent, premier
personnage qui revient dans plusieurs volumes. Vous me direz que ce n’est pas totalement une
nouveauté, mais ce qui est particulier à Rocambole c’est qu’il était d’abord un personnage
secondaire. Dans les premiers romans de la série, il est un personnage presque épisodique, et
puis, peu à peu, il va occuper une place primordiale en étant le personnage principal. Et puis il
va également évoluer, ce qui est nouveau. C'est-à-dire que c’est un personnage qui au début
est du côté des bandits, des malfaiteurs, et il aura une reconversion, il va devenir un justicier,
donc passer, si on peut dire, du côté du bien. La publication de Rocambole coïncide aussi avec
la naissance en France d’une presse populaire, qui apparaît dans les années 1860, en
particulier avec un entrepreneur qui s’appelle Millaud qui va lancer Le Petit Journal. Petit
Journal qui a comme caractéristique d’être facile à lire, avec des faits divers, on appâte le
lecteur souvent avec une illustration en couverture, et puis le premier numéro va être lancé
avec toute une publicité, des affiches dans les rues de Paris, et la nouveauté du Petit Journal
aussi c’est qu’il ne se vend plus par abonnement : on n’a pas à faire face à cette dépense, on
peut l’acheter au numéro, et même on peut l’acheter dans la rue puisqu’il y a des vendeurs qui
parcourent les rues des grandes villes et qui le proposent aux personnes intéressées. Le Petit
Journal va connaître aussi des chiffres tout à fait importants puisque là aussi on tourne parfois
autour de 400 000 exemplaires vendus, et bien plus si l’on multiplie le nombre de lecteurs par
x. Et le phénomène de Rocambole est lié aussi à ce lancement du Petit Journal, de la petite
presse, puisque certains de ces romans vont y être accueillis. Ponson du Terrail apporte donc
cette nouveauté qui est l’idée de la série organisée autour d’un personnage que l’on retrouve,
qui revient. Invention qui aura une importante postérité, on le sait. Et puis c’est également une
sorte d’histoire sans fin, Ponson du Terrail lui-même rêve d’un roman qui ne finirait jamais et,
à sa disparition (Ponson du Terrail meurt en 1871), le personnage de Rocambole sera
effectivement repris par d’autres. Donc premier exemple aussi, sans doute, d’un personnage
qui vit même après la disparition de son auteur. Et puis une dernière particularité aussi c’est
que Ponson du Terrail introduit une écriture nouvelle, une écriture plus rapide que ces auteurs
de la génération qui le précède, et un critique a souligné d’ailleurs le fait que ce qui lui a valu
sans doute l’intérêt d’un vaste public, c’est sa capacité à lancer l’action dans une frénésie
parfois intense, d’où vient sans doute le qualificatif de « rocambolesque » que l’on emploie
encore aujourd’hui.

Alors, si on fait un petit constat déjà de cette période des années 1830 à 1860, on constate un
essor extraordinaire du roman en France. Assez extraordinaire puisqu’au début du siècle, le
roman est considéré comme un genre mineur par rapport à la poésie, au théâtre, et que
désormais le roman va être choisi par des auteurs, très divers d’ailleurs. J’en reviens à la
distinction que j’évoquais en introduction, c'est-à-dire que certains vont poursuivre leur
perspective d’une littérature élitiste, s’adressant à un petit nombre de lecteurs. Nous verrons
par exemple Balzac publier des romans en leur donnant une étiquette « études
philosophiques », ce qui fait plus sérieux que de publier un simple roman. Stendhal, conscient
lui aussi du petit nombre de lecteurs auxquels il s’adresse, va, on le sait, dédier La chartreuse
de Parme en 1839 à the happy few, c'est-à-dire le petit nombre de lecteurs à qui il souhaite
s’adresser. On verra même quelques années plus tard Gustave Flaubert chercher, comme une
sorte d’idéal, un roman sans intrigue, un roman où il ne se passerait rien. Et donc là, nous
avons des représentants d’une littérature élitiste qui se différencient des Dumas, Sue, Féval,
Ponson du Terrail, en ce que, à mon avis, ils ne se reconnaissent pas comme des conteurs, et à
l’inverse, les auteurs de romans populaires vont proposer à leurs lecteurs des intrigues qui
vont les passionner, des personnages qui les fascinent. Eux cherchent au contraire à distraire
avant tout ces lecteurs auxquels ils s’adressent.

Je vais avancer de manière un peu rapide parfois pour aborder déjà la fin du XIXe siècle, étant
bien conscient que cette histoire des romans populaires, je la brosse à grands traits. Mais
l’intérêt est que sous la IIIe République, il y a un nouvel âge d’or du roman populaire, une
nouvelle période intense, où l’on voit se développer à nouveau la presse, où l’on voit
apparaître de nouveaux auteurs, et également de nombreuses collections qui vont permettre
désormais au public de retrouver ce type de roman qu’il recherche. Ce foisonnement éditorial
qui a lieu à la fin du XIXe siècle est lié aussi bien sûr à la démocratisation de la lecture avec
aussi cette mise en place d’une éducation pour tous que plusieurs gouvernements vont
développer à partir des années 1880. Donc la presse va se développer, dans ce dernier quart
du XIXe siècle : on va voir naître de grands journaux nationaux qui vont durer parfois
jusqu’aux années 1940 : Le Petit Parisien, Le Matin, Le Journal. Et ce phénomène concerne
aussi la province puisque dans la plupart des grandes villes des régions françaises on va voir
aussi naître et se développer des journaux quotidiens. On a évalué qu’à la fin du XIXe siècle,
il y avait à peu près 200 titres quotidiens en France, ce qui est énorme, et ça veut dire que
dans chaque région, plusieurs journaux quotidiens paraissaient. La formule des romans-
journaux va également être revivifiée par un certain nombre d’éditeurs à la fin du XIXe siècle,
et certains se lancent aussi dans des opérations de publication par livraison avec parfois des
romans énormes qui vont paraître sur à peu près 200 livraisons hebdomadaires, donc sur une
durée de parfois deux à trois ans, mettant à dure épreuve la patience des lecteurs…

Dans cette même époque nous voyons arriver une nouvelle génération de romanciers, même
si on publie toujours ce qu’on pourrait appeler « les classiques » : Féval, Ponson du Terrail,
Dumas, Eugène Sue. On voit arriver de nouveaux romanciers que bientôt tous ces quotidiens
vont se disputer. Des gens dont les noms sont bien oubliés aujourd’hui comme Jules Mary,
Xavier de Montépin, Charles Mérouvel, Émile Richebourg, Pierre Decourcelle. Et puis
surtout, le phénomène sur lequel je voudrais insister durant cette période, c’est l’apparition de
genres qui sont ceux que nous connaissons encore aujourd’hui. Il y a la naissance d’un roman
qui s’appelle « le roman judiciaire » et qui bientôt va devenir le roman policier. Gaboriau
étant considéré comme l’un des premiers auteurs ayant, avec L’Affaire Lerouge en 1865,
réalisé un premier roman judiciaire. Il va y avoir aussi l’espionnage qui apparaît à la suite de
la guerre de 1870, de la défaite de la France, et qui va lui aussi être un genre souvent lié aux
événements internationaux. Mais c’est peut-être le genre de la science-fiction qui se
développe de la manière la plus étonnante à la fin du XIXe siècle. J’emploie ce terme tout en
sachant que ce genre ne va être baptisé ainsi que longtemps plus tard. Mais un certain nombre
de romanciers vont s’attacher à publier des récits qui sont déjà de la science-fiction, en
particulier celui qui me paraît le plus important, Albert Robida, qui est à la fois dessinateur et
écrivain, et qui publie plusieurs ouvrages avec des projections sur l’avenir, des récits tout à
fait étonnants comme Le vingtième siècle et La vie électrique. À côté de Robida il y a d’autres
auteurs aussi qu’il faut mentionner, par exemple chez l’éditeur Hetzel on cite souvent Jules
Verne qui, à mon avis, est beaucoup moins dans ce mouvement de la littérature de science-
fiction et davantage un auteur de romans d’aventures. Mais chez Hetzel il y a d’autres
romanciers, par exemple André Laurie qui, lui, est certainement un des auteurs de cette
science-fiction du XIXe siècle que l’on oublie souvent. Il faudrait citer aussi Georges le Faure
qui, avec Henry de Graffigny, va par exemple projeter une expédition de savants dans
l’espace, dans le système solaire. Ou bien le Capitaine Danrit qui imagine des guerres futures,
des guerres que la France pourrait mener contre différentes nations, différents peuples.

Et j’en arrive au début du XXe siècle où nous allons voir de nouveau ce paysage des romans
populaires un peu bouleversé par des éditeurs qui proposent de nouvelles collections dans
lesquelles les romans populaires vont toucher leurs lecteurs. Il y a en particulier le lancement,
en 1905, d’une collection qui s’appelle Le livre populaire, créée par l’éditeur Fayard. Création
importante parce qu’elle va viser à une très large diffusion. Elle est proposée pour 65
centimes le volume, mais des volumes qui comportent 400 à 600 pages, et qui sont vendus
donc 65 centimes ce qui est l’équivalent à peu près de 2 € aujourd’hui. Et l’événement
éditorial serait d’une telle portée que, apparemment d’après les chiffres que l’on a, le premier
volume de la collection, qui est un roman de Charles Mérouvel avec un titre que j’adore,
Chaste et flétrie, se serait vendu à 200 000 exemplaires en une semaine, ce qui atteste bien un
nombre de lecteurs tout à fait important. Ce Livre populaire va être une collection importante
qui n’est pas marquée par un genre précis, on y trouve des romans d’aventures, des romans
historiques, des récits judiciaires, des mélodrames. Il va y avoir d’ailleurs des sous-collections
qui vont être parfois consacrées à un auteur, par exemple Ponson du Terrail aura sa collection
dans Le Livre populaire. Et puis il y aura aussi le phénomène Fantômas qui va apparaître dans
l’une des séries du Livre populaire. Fantômas, roman publié entre 1911 et 1913, écrit par
Pierre Souvestre et Marcel Allain, deux auteurs qui inventent une formule nouvelle qu’on
pourrait appeler « le feuilleton mensuel » puisque cette fois Fantômas est un immense roman
qui comporte 32 volumes, chacun étant publié régulièrement chaque mois, ce qui veut dire
que les lecteurs, de mois en mois, doivent attendre la suite des épisodes, et retrouver les
différents personnages sur une durée encore une fois importante. Premier exemple d’un roman
aussi qui va passionner différentes catégories de lecteurs. Fayard ne sera pas le seul à
proposer cette formule du roman à bas prix. Très vite, l’éditeur Tallandier, en 1908, va lancer
lui aussi une collection qui s’appelle Le Livre National, qui est presque une sorte de label
d’ailleurs, puisque sous ce titre Livre National on va trouver plusieurs collections, l’une qui se
présente avec un cadre bleu qui accueille plutôt des romans d’aventures, romans jouant sur
l’exotisme historique ou géographique, et puis une autre série avec un cadre rouge qui
accueille plutôt des romans sentimentaux ou des drames judiciaires. Et un troisième éditeur,
Rouff, va créer Le Livre illustré, qui sera vendu lui aussi au prix de 65 centimes, donc en
concurrence directe au Livre populaire de Fayard. Et puis arrive un quatrième éditeur
intéressant aussi parce que nous allons le retrouver et qui s’appelle Ferenczi. Ce sont des
frères qui sont arrivés en France et qui vont créer des petits livres, des livres de petit format, et
en particulier la première collection qu’ils lancent en 1912 s’appelle justement Le Petit livre,
format à peu près de 11x14. Mais ça va être une énorme collection. Petite par sa dimension,
mais elle va avoir une durée importante. Créée en 1912, elle va paraître jusqu’en 1958 et
compter jusqu’à plus de 2 000 titres à son catalogue. Et à côté du Petit livre, les frères
Ferenczi vont lancer bien d’autres collections.

Ce bouillonnement des romans populaires au début du XXe siècle est marqué aussi par
l’arrivée de personnages, des héros, qui sont assez marquants et mettent parfois dans l’ombre
les auteurs qui les ont imaginés. On constate en effet que, vraisemblablement pour les lecteurs
de l’époque, c’est davantage le personnage qui leur parle plutôt que le nom de l’auteur, et on
va voir ainsi Arsène Lupin, Rouletabille, Zigomar, Fantômas déjà évoqué, mais aussi des
personnages qui sont nés ans dans d’autres pays et qui sont traduits en France, l’un des plus
célèbres étant Sherlock Holmes, dont les enquêtes sont très vite proposées aux lecteurs
français, et il sera suivi de deux héros venus des États-Unis : Tarzan et Zorro. Et puis il y a
aussi l’expérience tout à fait intéressante d’un éditeur allemand, qui s’appelle Eichler, qui
installe une succursale à Paris pour diffuser des fascicules consacrés à des personnages, donc
des séries d’aventures de différents héros, qui sont vendus chaque semaine sous la forme de
récits complets de 32 pages. On peut y lire des aventures à la fois de personnages plus ou
moins réels comme Buffalo Bill ou le détective Nick Carter, des histoires de pirates, des
histoires qu’on pourrait appeler de western : Sitting Bull, Texas-Jack, ou bien des récits
policiers également. Ces séries jouent véritablement le jeu de l’anonymat puisqu’on ne sait
bien souvent pas qui en étaient les auteurs, ni les traducteurs puisque ce sont des histoires qui
viennent d’Allemagne, d’Amérique ou de Grande-Bretagne.

J’arrive aux années 1910 où il va y avoir deux événements marquants, vous devinez sans
doute lesquels. Le premier, c’est l’arrivée du cinéma, une invention qui va profondément
transformer le XXe siècle. Événement important puisque ça va devenir une nouvelle
distraction populaire mais, curieusement, le cinéma ne menace pas à ses débuts la lecture. Au
contraire, on pourrait même dire qu’ils font bonne entente puisque le cinéma va donner
naissance à un genre nouveau qui va s’appeler « le ciné-roman ». Que va-t-il se passer ? Les
films sont projetés sous forme d’épisodes, donc eux aussi sous forme presque de feuilletons
sur plusieurs semaines, et pour que les spectateurs qui n’ont pas pu parfois assister aux
premiers épisodes puissent se raccrocher aux projections, il est envisagé d’en publier le récit
sous la forme d’un livre ou dans la presse. Et le premier exemple de cette entreprise est le film
américain Les Mystères de New-York, qui arrive en France en 1915, qui va être projeté sous
cette forme de huit à neuf épisodes étalés sur plusieurs semaines, et le récit en est écrit par un
romancier, Pierre Decourcelle, qui publie donc les épisodes dans le journal Le Matin à mesure
que le film est projeté. C’est donc une nouvelle forme de feuilleton qui apparaît ainsi. À la
fois feuilleton dans la presse et aussi feuilleton projeté sur les écrans. Et bien sûr les
périodiques qui se lancent dans cette entreprise, ou les éditeurs qui souhaitent publier ces
ciné-romans, vont faire appel souvent à des romanciers populaires déjà connus : Gaston
Leroux et Maurice Leblanc, donc « les papas » si on peut dire, de Rouletabille et d’Arsène
Lupin sont mis à contribution, mais il y a aussi Jules Mary, Arthur Bernède, etc. Et puis le
deuxième événement de cette année 1910, c’est bien sûr la guerre, la Grande Guerre, la guerre
1914-18 qui se déclenche, et un certain nombre d’auteurs de romans populaires vont s’arrêter
d’écrire pour partir sur le front, mais, certains vont aussi s’engager en quelque sorte sur le
papier. Et il y a ici une entreprise tout à fait intéressante qui est lancée par l’éditeur Rouff qui
va créer une collection qui s’appelle Patrie, collection lancée en 1917. Ce sont des petits
récits de 24 pages qui racontent les exploits des soldats français sur le front dans différents
lieux de bataille. Alors bien sûr le patriotisme domine, on est là devant une littérature de
propagande, mais l’originalité est que Rouff va faire appel à des auteurs de romans populaires
pour rédiger un certain nombre de ces récits. On pourrait dire d’ailleurs aussi qu’un certain
nombre de personnages sont eux-mêmes engagés. On va retrouver sur le front Rouletabille ou
Arsène Lupin portant l’uniforme, se livrant parfois à des missions qui ressemblent à de
l’espionnage pour essayer de surprendre les secrets des ennemis.

J’aborde maintenant une période qui va couvrir un temps un peu plus long que j’ai daté de
1916 à 1940, ce qu’on pourrait appeler « l’entre-deux guerres ». C’est une période où les
genres populaires vont s’affirmer à travers les collections cette fois. Pourquoi 1916 ? Parce
que c’est la date où l’éditeur Ferenczi va lancer une collection intitulée Le roman policier.
Cela peut paraître étonnant mais il faut se dire que la Première Guerre mondiale n’arrête pas
l’activité d’édition parce que, en particulier, les soldats lisent dans les tranchées, ils ont besoin
de lecture, ils en demandent, ils en réclament, et particulièrement ces petits livres, ces livres
de petit format, qu’ils peuvent très facilement glisser dans une poche, dans leurs musettes, etc.
Et donc Ferenczi lance une collection de romans policiers en 1916, en pleine guerre, qui va
être suivie après la fin du conflit par d’autres collections où l’on va trouver un certain nombre
de nouveaux auteurs, des noms qui n’étaient pas apparus jusque-là : Max-André Dazergues,
Jean de la Hire, Paul Darcy, Georges Sim, Christian Brulls, ces deux derniers noms d’ailleurs
sont des pseudonymes de quelqu’un que l’on va retrouver un peu plus tard : Georges
Simenon. À la même époque, il faut le souligner, le roman que j’appelle élitiste, la littérature
qui se veut légitime, sa fait volontiers plutôt psychologique, elle tourne le dos précisément à
l’aventure, elle s’appuie sur une profondeur de l’individu, et elle va se mettre à privilégier
l’analyse plutôt que l’intrigue, ce que ne font pas bien sûr les romanciers populaires qui jouent
la carte de l’imaginaire. Et d’ailleurs, il faut le souligner, depuis le début du XXe siècle, avec
le livre populaire en particulier, les livres sont illustrés, ils ont des couvertures en couleur qui
invitent le lecteur à dépasser la page de la couverture pour aller voir ce qui se passe à
l’intérieur. Ce sont souvent des scènes fortes qui sont représentées en couverture pour inviter
le lecteur à lire le livre.

Dans cette période les genres se cherchent encore un peu. La science-fiction par exemple n’a
pas de collections spécialisées, on la trouve plutôt dans des collections de romans d’aventures.
L’espionnage flotte encore un petit peu aussi, cherchant à se distinguer tantôt du roman
policier, tantôt du roman d’aventures. Et le western qui se développe également sous la forme
d’ouvrages en même temps qu’au cinéma reste encore mêlé avec le genre de l’aventure. Le
genre qui lui s’affirme véritablement est le roman policier. Comme je le disais tout à l’heure,
il y a cette collection lancée en 1916 par Ferenczi et puis il va y avoir bien d’autres collections
ensuite. L’une d’entre elles est la collection Le masque qui est lancée en 1927 par la librairie
des Champs-Élysées. Et à ce propos il faut aussi évoquer l’entreprise des éditions Fayard qui,
en 1931, vont demander à Georges Simenon de lancer un personnage d’enquêteur, le
Commissaire Maigret. Ce sera un lancement presque publicitaire où Fayard va annoncer à
tout Paris, qui est invité lors d’une soirée, que Georges Simenon va proposer désormais
chaque mois un nouveau roman racontant les enquêtes du Commissaire Maigret.

Une époque aussi, cet entre-deux guerres, marquée par l’arrivée de la TSF (Transmission Sans
Fil), on ne dit pas encore la radio. Les postes vont se multiplier chez les particuliers. En 1931,
on a déjà 500 000 récepteurs et il y en aura 3 millions en 1936, 5 millions en 1939 et, bien sûr,
si la radio est un instrument d’information, d’éducation, elle est aussi un instrument de
distraction et très vite ce média va aussi passer à des feuilletons radiophoniques, en particulier
d’ailleurs dans le domaine du policier. On va très vite adapter des romans connus ou
demander parfois à des auteurs d’écrire directement des feuilletons pour la radio. Et
symboliquement, à la même époque, donc les années 1930, le roman-feuilleton disparaît des
grands quotidiens, il s’efface petit à petit des grands quotidiens nationaux, comme si ce
support désormais ne parlait plus à leurs lecteurs.

Je vais passer rapidement sur le Seconde Guerre mondiale parce que c’est une période très
complexe. Il faudrait donc soit rentrer dans les détails soit très vite l’évoquer simplement. Un
point important c’est que pendant l’occupation allemande, les français lisent encore beaucoup
et il y a des éditeurs qui continuent leur activité d’édition. Édition un peu restreinte puisqu’il y
a une restriction du papier donc ils ne peuvent pas sortir autant de livres, autant de volumes
qu’ils le voudraient, et puis certaines maisons d’édition aussi, il faut le dire, sont frappées par
l’occupant parce qu’elles sont considérées comme des maisons d’édition tenues par des
responsables d’origine juive, les éditions Offenstadt en particulier et les éditions Ferenczi vont
être dépossédées de leurs biens et vont arrêter complétement leurs éditions.

Après la guerre commence donc une nouvelle époque pour le roman populaire, des années
1950 aux années 1970-80, avec l’arrivée de nouveaux auteurs, de nouvelles collections, de
nouveaux éditeurs aussi. Trois exemples là encore pour aller à l’essentiel : L’éditeur
Gallimard, qui jusque-là était plutôt un éditeur considéré comme essentiellement tourné vers
une littérature élitiste, va créer une collection policière, La Série noire, en 1945. Collection
qui va être dirigée par Marcel Duhamel et qui à ses débuts d’ailleurs n’accueille que des
traductions. Ce sont des auteurs américains, anglo-saxons, qui sont donc traduits, proposés
aux lecteurs français. Ce sont des romans de Chandler, Mc Coy, Dashiell Hammett, etc., avec
une présentation qui va très vite attirer l’œil des lecteurs dans les librairies, une couverture
cartonnée jaune et noire qui connaît un très grand succès, y compris d’ailleurs dans les élites
intellectuelles même si parfois certains se cachent pour lire ces romans.
Deuxième entreprise, c’est Fleuve noir, une maison d’édition qui est créée en 1949 par
Armand de Caro avec une perspective tout à fait différente puisque Fleuve noir va chercher
une diversification des genres. Chaque collection va être consacrée à un genre, il y aura le
policier, l’espionnage, le fantastique, la science-fiction, les aventures, la guerre. Et l’autre
originalité de Fleuve noir, donc de ce directeur Armand de Caro, va être aussi d’aller chercher
des auteurs essentiellement francophones, donc de refuser les traductions. Je dis francophones
puisque ce sont des Français, et également des Belges qui, pour un certain nombre, vont
trouver là l’occasion de publier des romans suite à une situation un peu complexe en
Belgique. Certains d’ailleurs de ces auteurs francophones prendront des pseudonymes d’allure
anglo-saxonne en se disant que l’Amérique étant bien vue (ce sont les libérateurs), ça fait
parfois mieux d’être considéré comme un auteur étranger que français. Et puis le dernier
intérêt de Fleuve noir, c’est qu’il va chercher aussi de nouveaux circuits de distribution. Il ne
va pas chercher à être uniquement distribué dans les librairies comme ses confrères éditeurs
mais aussi à prospecter tous les lieux possibles où l’on peut toucher le public, y compris ces
cafés-tabacs-épiceries que l’on rencontrait dans les années 1950 dans certains villages en
France.

Et puis il faut mentionner aussi, bien que ce ne soit pas français mais belge, les éditions
Gérard, qui vont lancer une collection Marabout qui va être une expérience tout à fait
intéressante de livres en format de poche, souvent d’un volume assez épais, où l’on va trouver
des romans policiers, romans sentimentaux, romans historiques, avec peu à peu des
multiplications de collections là aussi. À côté de la collection Marabout il y aura Marabout
Géant qui va accueillir des ouvrages de gros format où les romans populaires auront une place
importante, avec des rééditions des classiques — Dumas, Eugène Sue, Ponson du Terrail,
Féval — et puis des créations de collections nouvelles comme Marabout Junior qui va, en
particulier, accueillir le personnage de Bob Morane qui touchera un bon nombre
d’adolescents.

Certains genres vont, dans cette période de l’après Seconde Guerre mondiale, connaître un
véritable essor. Là aussi je ne vais pas multiplier les exemples, mais l’espionnage est tout à
fait intéressant à observer puisque le genre du roman d’espionnage est toujours lié aux
relations internationales, aux événements historiques et relations entre nations, et, après la
Seconde Guerre mondiale, la Guerre froide va faire naître un nouveau contexte et donc la
naissance de personnages d’espions tout à fait intéressants pour les romanciers. On va voir
arriver en 1949 O.S.S 117, qui est créé par Jean Bruce. C’est un espion américain mais qui a
une lointaine origine française. Quelques années plus tard, Paul Kenny au Fleuve noir va créer
le personnage de Francis Coplan. Et puis on va voir arriver aussi un espion britannique qui va
bientôt, je dirais, occuper le terrain, c’est James Bond, créé par Ian Fleming en 1953 et qui est
très vite traduit en France. Il y a aussi un auteur qui s’appelle Pierre Nord, qui a déjà publié
des romans avant la guerre et qui va être chargé de créer deux collections chez Fayard, une
collection policière et une collection d’espionnage, dans laquelle il va essentiellement publier
ses propres textes. Et puis dans les années 1960, un tournant qui va marquer l’espionnage,
c’est l’arrivée du personnage de S.A.S, créé par Gérard de Villiers, qui propose une nouvelle
forme d’espionnage, peut-être plus documentée, plus inscrite dans les relations
internationales, mais où la violence et la sexualité vont aussi occuper une place importante. Je
pourrais prendre aussi l’exemple de la science-fiction qui, dans les années 1950, va aussi
connaître un essor tout à fait extraordinaire puisque là également les lecteurs français vont
découvrir des auteurs anglo-saxons qu’on leur propose en traduction, et plusieurs collections
vont être créées dans les années 1950-60. Le roman policier est LE phénomène de cette fin de
XXe siècle puisque c’est le genre qui est peut-être le plus en expansion avec d’innombrables
collections, de très nombreux nouveaux auteurs, un renouveau du roman policier d’énigmes
grâce à des auteurs anglo-saxons qui sont traduits, mais également, de plus en plus, des
traductions venant d’autres pays, et puis des auteurs français qui vont lancer à la suite de mai
1968 ce qu’ils vont appeler « le polar », un roman policier nouveau, plus engagé, plus social
avec des gens comme Manchette, Thierry Jonquet, Daeninckx. Et on va voir aussi arriver,
dans ce genre du roman policier à la fin du XXe siècle, des romancières comme Maud
Tabachnik ou Fred Vargas qui apportent un véritable renouveau à ce genre.

Alors la question qui se pose c’est : et aujourd’hui, que se passe-t-il ? Où en sommes-nous ? Y


a-t-il des romanciers populaires ? Peut-on trouver véritablement l’équivalent de ce qu’était au
XIXe siècle Alexandre Dumas, Gaston Leroux, Ponson du Terrail, Eugène Sue ? Je dirais qu’à
cette question il est difficile de répondre. Parfois la réponse qui nous est proposée c’est
Stephen King, romancier américain qui effectivement publie de très nombreux récits, qui a
une production importante en librairie et dans la presse, où il publie aussi sous la forme de
feuilletons, dont les œuvres sont adaptées au cinéma, à la télévision, et qui jouit d’un lectorat
tout à fait important. Ou bien, est-ce que ce sont des phénomènes comme Joanne Rowling,
l’auteur de Harry Potter, avec un engouement extraordinaire à la sortie de chacun des
volumes, ou comme Millénium de Stieg Larsson ? Bon ! seront-ils vraiment encore lus dans
50 ans, dans 100 ans, comme nous lisons encore les romanciers du XIXe siècle ? J’avoue que
je ne le sais pas. Mais, ce qui est évident c’est que le feuilleton a aujourd’hui trouvé un autre
média que la presse, c’est désormais à la télévision que des millions de téléspectateurs
regardent chaque jour des épisodes qui sont quotidiens, hebdomadaires ou plus irréguliers, des
feuilletons, des séries. Ces séries ou ces feuilletons télévisés présentent effectivement des
similitudes avec les romans populaires, avec les romans-feuilletons, les romans-livraisons. Ils
s’appuient sur des personnages que l’on retrouve régulièrement, qui parfois évoluent. Ils ont
un rythme de diffusion relativement régulier. Ils abordent les mêmes genres. On peut
s’amuser à les énumérer : le policier, le sentimental, l’aventure, science-fiction, fantastique,
mélo, western, espionnage. Tout y est représenté. On pourrait donc se dire que, peut-être, les
romans populaires imprimés ont aujourd’hui disparu ? L’avenir nous le dira, c’est tout le
problème de la lecture et de la vie des livres qui se pose aujourd’hui en ce début de XXIe
siècle.

Pour conclure, je dirais que ces auteurs de romans populaires n’ont souvent pas eu de
prétentions artistiques. Ils se différencient en cela, encore une fois, de ces romanciers élitistes
que l’on a mentionnés parfois. Ils ont cherché avant tout à distraire leurs lecteurs. Est-ce que
pour autant il faut réduire leurs œuvres en les considérant uniquement comme un simple
produit de consommation ? Je pense que c’est une erreur précisément. D’abord parce que
même s’ils ont écrit uniquement pour distraire on pourrait dire qu’une œuvre dépasse toujours
les intentions de son auteur. Mais ces romans sont aussi révélateurs d’un état d’esprit d’une
époque. Lorsqu’on les regarde aujourd’hui ils sont des témoignages pour l’historien des
mentalités. Ils reflètent les envies, les craintes, d’une société. Et puis surtout, je crois, ils ont
encore un intérêt littéraire. Ce sont, pour un certain nombre d’entre eux, des œuvres majeures
à la fois pleinement inscrites dans leur temps et porteuses d’éléments intemporels, et certains
personnages en particulier ont acquis une véritable existence immortelle. Donc pour terminer,
je dirais que les romans populaires sont un phénomène culturel profond dont l’importance n’a
certainement pas été encore totalement mesurée. Donc, je dirais, à suivre…
Pour aller plus loin :

- Daniel Compère, Les romans populaires, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012

- Daniel Compère, Dictionnaire du roman populaire francophone, Nouveau Monde


Éditions, 2007

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