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Vingtième Siècle, revue d'histoire

L'aventure cinéphilique de positif (1952-1989)


Thierry Frémaux

Abstract
The movie fans'adventure : Positif (1952-1989), Thierry Frémaux.
Created in 1952 by a few students from Lyons, the magazine Positif was one of the most vital incarnations of the great wave of
demanding and militant film enthusiasm which emerged in the 1950s and was to level off in the 1970s. Often opposed to
Cahiers du cinema, the journal defended a cinema of social denunciation and erudite criticism, committed and passionate, which
made up a " style " of its own and brought about its success. But this search for a kind of cinematographic purity ended up by
isolating Positif, whose audience has declined considerably. The history of a magazine thus becomes material for a cultural
history of today's France.

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Frémaux Thierry. L'aventure cinéphilique de positif (1952-1989). In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°23, juillet-septembre
1989. Dossier : Mai 68. pp. 21-34;

doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1989.2831

https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1989_num_23_1_2831

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L'AVENTURE CINEPHILIQUE

DE POSITIF

1952-1989

Thierry Frémaux

Moins connue sans doute que Les pendant laquelle toute une génération
Cahiers du cinéma, la revue Positif n'en découvre tout à coup des artistes de génie
constitue pas moins Tune des plus nommés Eisenstein, Welles, Bunuel,
vivantes incarnations du grand courant de Hitchcock et la saveur d'une production
cinéphilie exigeante et militante qui peu américaine qui déferle sur les écrans grâce aux
à peu s'affirme dans la France des accords Blum-Byrnes. Période mouvementée
« Trente Glorieuses ». Erudit, engagé, qui a vu les bancs de la cinémathèque
passionné, le « clan- Positif» a beaucoup française accueillir des chasseurs de
aimé, beaucoup détesté, s'est battu génériques (rareté de la documentation oblige,
souvent, s'est trompé parfois : autant de on entendait crépiter les appareils photos à
raisons pour lesquelles il a sa place dans chaque début de film...), des chapelles qui
une histoire culturelle du temps présent, se disputaient l'honneur d'avoir découvert
tout autant que dans le cœur de plusieurs tel ou tel cinéaste, des groupes à l'appellation
générations de cinéphiles. Car, à travers bizarre, les « hitchcocko-hawksiens » ou
l'histoire d'une revue, c'est toute une même les « hitchcocko-fordiens » et les «
histoire du cinéma regardé qui emplit positivistes ».
l'écran. Positivistes ? Vous avez dit positivistes ?
Que personne n'y voie quelque émanation
Evoquer l'histoire de la critique de l'école philosophique et historique chère
cinématographique française d'après à Auguste Comte, que quelques cinéphiles
1945, c'est d'abord s'étonner de délirants (pléonasme ?) auraient mêlée à
l'extrême prolifération des revues. Période l'activité culturelle la plus prisée des années
fastueuse où le cinéma méritait aux yeux de 1950 et 1960 : positiviste vient de Positif, la
quelques passionnés, lointains héritiers de revue de cinéma. Marginale, moins connue
l'avant-garde française des années 1920 (les du grand public que Les Cahiers du cinéma,
Delluc, Epstein, Dulac), d'être défendu qui n'ont jamais manqué, depuis le trio
comme un art à part entière, le septième fondateur Bazin - Doniol-Valcroze - Lo
justement1. Période riche d'un Duca jusqu'à l'équipe actuelle en passant par
foisonnement intellectuel né des années de privation, « l'âge d'or » Truffaut-Chabrol-Godard-Roh-
mer, de maintenir un certain suivi et de
nourrir la revue de références à son propre
1. « Septième Art, parce que l'architecture et la musique,
les Arts suprêmes avec leurs " complémentaires " peintures, passé2.
sculpture, poésie et danse, ont formé jusqu'ici le cœur hexa-
rythmique du rêve esthétique des siècles. Une seule devise pour
tous : l'Art pour le septième Art » (Cinéa, 1921). 2. Cf. l'édition récente des écrits critiques de Jean Douchet

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THIERRY FREMAUX

Positif n'a pas d'archives. Elle n'a pas Bouchet 3, de la « bande » à Renaud 4, de
(trop) connu de révolutions de palais et n'a la « bande » à Fanon 5. Félicitations de la
pas non plus engendré une « nouvelle part... des Cahiers du cinéma : « Rédigée dans
vague » de cinéastes ni conçu une politique le calme trompeur de la province, écrivent-
d'auteurs comme théorie d'un cinéma qui ils, par de jeunes cinéphiles passionnés qui
restait à inventer. Mais elle est là, elle existe. se méfient des mirages de l'actualité... Au
Depuis trente-cinq ans. Avec un rôle sommaire de son premier numéro,
bâtisseur et un itinéraire qui met en évidence les d'intéressantes études sur L'auberge rouge et sur
permanences et les ruptures d'un phénomène Los olvidados, une exégèse d'Orphée et des
sur lequel l'historien (l'historien du cinéma, mythes orphiques, un article sur la musique
l'historien du social) s'est jusqu'ici assez peu de film, etc. »6. Echo poli du premier édito
penché : la cinéphilie. de Positif : « Nous voudrions enfin ne pas
démériter de la critique de cinéma. Saluons
ici nos aînés : Les Cahiers du cinéma, Sight
O « UNE REVUE DE MAL ÉLEVÉS... »
and Sound, lùianco e nero, Raccords... Loin de
tout recommencer après une " fermeture au
Mai 1952. Un bulletin propose 34 pages
noir ", c'est sur une " ouverture en fondu "
d'écriture serrée à quelques enragés qui
que vient s'inscrire Positif sur notre écran ».
goûtent le ton nouveau et l'engagement En désignant un petit nombre de revues
cinéphilique de quatre étudiants en khâgne comme ses aînées, Positif marquait le respect
du lycée du Parc de Lyon. «Je voulais dû à leur prestige et à leur rang, mais
démontrer, se rappelle aujourd'hui Bernard Char- prouvait qu'elle entendait bien participer
dère, premier rédacteur en chef, qu'à l'image ainsi au concert critique national et
des siècles passés, les films avaient aussi une international, dans le sillage de La Revue du cinéma
histoire, une esthétique et pouvaient soutenir la et des Cahiers du cinéma et dans celui de
comparaison. Nous, nous étions un peu naïfs et Raccords1 (fondée en février 1950 par Gilles
juvéniles mais plus encore scandalisés de ne pas Jacob 8et ses camarades de... khâgne) et de
voir le cinéma pris au sérieux. Il y avait L' Age du cinéma (revue surréaliste dirigée
d'importantes revues de lettres, de musique, mais pas par Ado Kyrou, Robert Bénayoun et
de cinéma. Je crois qu'il j avait aussi quelques Georges Goldfayn). Quatre de ces quinze
revendications d'identité provinciale : oui, nous
voulions exister dans une grande ville autre que 3. Paul Bouchet, avocat, président de l'AG, qui vient de
Paris. 1 » faire chanceler la « poussiéreuse » UNEF en faisant adopter en
1946 la « charte de Grenoble », véritable acte de naissance et
A ce premier tirage de 3 000 base théorique du syndicalisme étudiant, qui sera élargi en 1950
aux territoires coloniaux. P. Bouchet est aujourd'hui membre
exemplaires2, l'accueil fut d'emblée excellent. du Conseil d'Etat.
Emotion dans les locaux de l'Association 4. Du juge François Renaud assassiné à Lyon en juillet
1975.
générale des étudiants de Lyon : Chardère 5. De Franz Fanon (1925-1961). Il menait à Lyon des
et ses copains ont sorti leur revue ! études de psychiatrie.
6. Les Cahiers du cinéma, 13, juin 1952.
Applaudissements du côté de la « bande » à 7. L'importance de Raccords est à souligner. Non seulement
parce qu'elle aura une influence sur la naissance de Positif, mais
aussi sur l'existence de presque toutes les autres revues de
cinéma nées après guerre. Elle fut la première à passer au-
dessus de l'establishment critique avec un goût prononcé pour
et de François Truffaut, ainsi que les fac-similés des Cahiers la provocation et le pastiche, prouvant que seule une nouvelle
« Jaunes », aux Editions de l'Etoile, la maison d'édition des approche, teintée d'irrespect, pouvait « décrasser » un peu le
Cahiers. discours sur le cinéma — et il y en avait besoin, la Nouvelle
Vague reprendra le même processus avec la réalisation des
1. Tous les passages en italique sont extraits d'entretiens films. On en parle peu, simplement parce qu'elle n'a engendré
effectués par l'auteur à Paris, Lausanne, Lyon et Toulouse en aucune descendance, au contraire, par exemple, de St Cinéma
1983, 1984 et 1988. des prés et de la Galette du cinéma dont les fondateurs (Rohmer
2. Effectué par l'Imprimerie générale lyonnaise, qui le fera — alias Scherer à l'époque — et Astruc) feront ensuite les
pour les quinze premiers numéros ; les dettes contractées faisant beaux jours des Cahiers du cinéma.
de son patron, M. Vernay, le véritable premier éditeur de Positif. 8. Aujourd'hui délégué général du festival de Cannes.

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L'AVENTURE DE POSITIF

revues nées entre 1948 et 1952, qui firent Le « panthéon » s'est précisé : Vigo 2,
de Paris la capitale mondiale de la cinéphilie, Huston, Orson Welles, Renoir, Bunuel, Autant-
par un fructueux mélange d'enthousiasme Lara et le scénariste Prévert. Déjà tout un
juvénile et d'un sens aigu de la perception cinéma inconnu, dévalué ou incompris est
critique, à quoi s'ajoute une érudition qui sorti de l'ombre. La revue est lue et un style
va grandissante à mesure que la s'est dessiné au fil des pages : agressif,
cinémathèque de Langlois lache ses trésors. polémiste, péremptoire, passionné. Il s'est peu
L'impulsion déterminante de Chardère, à peu défait des manies superficielles des
jeune touche-à-tout brillant et décidé, la dissertations khâgneuses et a donné à la
désespérante virginité du champ d'analyse revue le cachet qui séduira les surréalistes.
d'un art encore entaché d'une indignité « je n'ai connu Positif que vers le numéro 6 ou
originelle que cinquante années d'existence 7 et uniquement comme lecteur cinéphile, se
n'avaient pas réussi à gommer, les vingt ans rappelle Michel Mardore 3. J 'aimais bien, parce
pas sages de quelques Lyonnais que les films que c'était écrit dans un style nouveau et f attachais
de Luis Bunuel, John Huston ou Autant- beaucoup d' importance à la beauté de l' écriture.
Lara ^ ont détournés de la culture classique Et puis, j'étais bien d' accord avec l' esprit frondeur
à laquelle ils étaient promis, Positif est née qui se dégageait de tout ça. Il y avait che%
de ces multiples rêves bâtis sur la ferveur quelqu'un comme Chardère une intelligence de
des années d'après guerre où l'on pensait l'écriture alliée à une intelligence de la pensée
qu'il était temps de réinventer le monde. politique ». A partir du n° 10 (1954), la
Paul Bouchet : « On se retrouvait souvent pour croissance de la revue, passée à 100 pages et tirée
parler de tout. De la Vie, de l' Amitié, du à plus de 5 000 exemplaires, ainsi que le
Cinéma aussi. Nous discutions à perte de vue succès critique et public du « Jean Vigo »
jusque très tard dans la nuit. C'était le temps rendent inévitable la tutelle financière d'un
des copains dont on se souvient toujours par la éditeur. Jérôme Lindon, qui relance les
suite ». Longtemps, les options cinéphiles et Editions de Minuit, est intéressé. Brusque
politiques de la revue porteront les marques changement d'envergure : à Paris, le comité de
de racines lyonnaises à l'authenticité rédaction va considérablement se renouve-
incontestable, poussées au sein d'une mosaïque 1er4.
intellectuelle où brillaient des hommes de Roger Tailleur, Louis Seguin et Michel
théâtre (Roger Planchon et son Théâtre de Pérez viennent du sanatorium universitaire
la Comédie) et des peintres (Max Schoen- de Saint-Hilaire du Touvet dans l'Isère et,
dorff), des marxistes irréductibles et des chaque mois, offrent à leurs condisciples5
socialistes indéfinis, des anticolonialistes et une petite revue ronéotypée, Séquences ; Ado
des anti-impérialistes. Kyrou et Robert Benayoun sont des sur-
Les années qui suivent sa naissance seront
celles de l'apprentissage, des engouements
enthousiastes et des exécutions sommaires. 2. Positif consacra, première revue à le faire, un « spécial
Vigo » (n° 7) qui l'intronisa véritablement dans le giron des
grandes revues.
3. Critique — et réalisateur — qui écrira dans Positif et
1. Qui seront les cinéastes «stars» des premiers numéros. dans Les Cahiers du cinéma.
A noter le cas particulier que représente désormais Claude 4. Aux collaborateurs lyonnais des débuts qui se sont
Autant-Lara qui n'était pas en 1950, loin s'en faut, l'homme effacés, s'étaient ajoutés les noms illustres de Nino Frank ou
revanchard qui répand aujourd'hui son amertume et sa haine de Jean Mitry, « positivistes » occasionnels, ainsi que ceux de
dans les centaines de pages de son autobiographie. Trois tomes Michel Subiéla, Pierre Kast, qui écrira ponctuellement, mais
parus (La rage dans le cœur et Hollywood cake-walk chez Veyrier, longtemps, entre Portugal et Brésil, et de Jacques Demeure,
Les fourgons du malheur chez Carrère, il en reste à venir, paraît- l'un des rares anciens encore membre du comité de rédaction
il) qui entraînent les exégètes et les défenseurs de l'auteur du en 1987.
Diable au corps aux marges de l'erreur et de l'humiliation. A 5. Dont Jérôme Durieux, Claude Imbert, Marcel Marnât
part cela, il est douteux que le spectacle affligeant donné par et « un type ijut venait mettre la pagaille dans les séances de ciné-clubs
Claude Autant-Lara puisse réjouir, rétrospectivement, les quand on passait Citizen Kane. // disait que le bon spectateur du
adversaires de Positif, qui a précisé sa position en publiant une sanatorium voulait voir du comique français. Ce type-là, c'était Robert
Lettre à un cinéaste mort (Positif, 323, janvier 1988). Faurisson » (Louis Seguin).

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THIERRY FRÉMAUX

réalistes de L' A.ge du cinéma qu'un bout de nisien2, celui-ci ne rentre qu'en novembre
chemin avec Positif intéresse ; Raymond 1957, pour le n° 25. Depuis de longs mois,
Borde, communiste lucide, cinéphile l'équipe parisienne a doté Positif d'une
perspicace, redoutable pourfendeur d'idées, direction collégiale. Chardère, qui souhaite
arrive de Toulouse où il a amorcé une reprendre les commandes depuis Lyon,
collection de films qui deviendra l'une des n'insiste pas devant la détermination des Thirard,
plus grandes cinémathèques du monde ; à Tailleur, Kyrou et Borde. Pour lui, c'est un
Evian, Freddy Buache projetait aux retour volontaire mais douloureux dans sa
spectateurs de Lausanne les films indexés par la région natale, retour qui achève la période
censure helvétique et entendit des « Lyonnais lyonnaise de Positif. Un moment affecté, il
vendant un journal à la criée » ; Paul-Louis se rendra vite à l'évidence de la plus grande
Thirard, lyonnais, monte à Paris pour y efficacité d'un siège parisien pour la revue.
travailler et prend le même train que Char- D'autant que l'esprit fondateur est
dère... Freddy Buache : « Avec Chardère et les toujours là et qu'en juillet 1959 (n° 30) un solide
autres, nous étions au même moment dans le même personnage prend les choses en main. Avec
état intellectuel. Le même goût pour le cinéma. Eric Losfeld, directeur-fondateur des
La même envie d'en parler. Le même enthousiasme Editions du Terrain vague, vivier anarcho-
pour la littérature et le surréalisme. La même érotico-surréalo-provocateur, l'équipe est au
exaltation anticléricale. Les mêmes opinions complet3. La réunion de ces hommes
politiques ». impétueux, aux origines géographiques, sociales
La rencontre de ces jeunes critiques et intellectuelles diverses ne tardera pas à
iconoclastes et belliqueux délimite les frontières donner à la revue ce visage incandescent et
d'une « ligne » cinéphile, la seule qui puisse excessif qui sera définitivement le sien.
s'opposer à la marche en avant des Cahiers
du cinéma envahis au même moment par les O LE « STYLE » POSITIF
« jeunes turcs » : Truffaut, Chabrol, Car le caractère le plus novateur de Positif,
Godard1. De nouveaux changements d'éditeurs dès 1952, réside dans une systématisation de
n'altéreront pas le message, s'ils ne la révolte contre l'ordre et les bien-pensants,
permettent pas à la revue de gagner de l'argent. contre les gaullistes et les staliniens, et dans
A partir du n° 16, Charles Fasquelle succède
la tendance de ses rédacteurs à mouiller leurs
à Jérôme Lindon, lassé de l'indiscipline des papiers des larmes de leur propre cœur4.
néo-surréalistes et des discussions orageuses Robert Benayoun : « Les films et les cinéastes
avec Chardère : « Je crois qu'il s'est fatigué. Il que nous aimions avaient toujours un contenu social
s'est dit : finalement, ce n'est qu'une revue, mieux et politique. C'était très anti-esthétique. On voulait
vaut éditer les premiers Butor ou les premiers que le cinéma exprime des idées qui changent la
Robbe-Grillet. Ce en quoi il avait parfaitement société, qu'il soit un art engagé ». Ado Kyrou :
raison ! ». Juste avant, le n° 14-15 (automne
« Ne pas accepter ce qui est communément accepté
1955) avait été le dernier numéro «
lyonnais », auto-édité entre Saône et Rhône, une
2. Il fera là-bas la connaissance de Francis Lacassin qui
ultime fois dirigé par Chardère. Mobilisé participera ensuite à Lyon à l'expérience de production « Les
quelques semaines plus tard sur le sol Films du Galion », aux films « L'Atalante » avec Raymond
Bellour (autre lyonnais), et qu'on retrouvera ensuite à Paris,
spécialiste de la « contre-histoire du cinéma », de Jack London,
de Léo Malet, des feuilletonnistes populaires et de la littérature
d'aventure.
1. Lesquels n'ont pas eu à fonder les Cahiers de toutes 3. Il éditera la revue jusqu'en 1973. Eric Losfeld éditait
pièces, mais qui en prendront peu à peu la direction. Le aussi Midi-minuit fantastique.
cheminement des deux groupes, celui de Positif et celui des 4. « Voilà un film pierre-de-touche : ceux qui aiment, ceux
Cahiers, que beaucoup de choses séparent, reste par ailleurs le qui ont souffert des dictatures, ceux qui veulent vivre ne
même en ce qui concerne l'affirmation de soi — et de sa pourront que l'aimer passionnément. Les autres... », dira Ado
« génération » — par le biais de la cinéphilie, attitude culturelle Kyrou, qui fut torturé dans la Grèce de l'après-guerre, de
type des années 1950. Chronique des pauvres amants.

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L'AVENTURE DE POSITIF

et le dire, même si le ton est violent. Pourquoi fréquemment3. Elle s'appelle Michèle Firk
ne pas dire que Naissance d'une nation était et réfléchit sur les rapports entre cinéma et
raciste ? Positif me plaisait parce que politique. Car à l'aube des années 1960, qui
politiquement elle s'engageait mais sans jamais tomber poseront avec acuité la question de la
dans le scoutisme stalinien. Nous faisions des politisation de la critique, la revue s'interroge.
critiques sentimentales vis-à-vis de quelqu'un comme Roland Barthes répond :
Bogart mais nous parlions aussi de la chasse aux
« Une fois de plus, l'ombre du jdanovisme
sorcières dont il était victime. Ce qui me faisait pèse... Par un paradoxe qui n'est plus qu'une
écrire, c'est que j'avais envie de gueuler ! ». ruse de l'histoire, c'est précisément parce que
Approche située à mille lieues de la critique nous vivons dans une démocratie (encore) libérale
esthétique, formaliste et objective alors de où l'artiste est (relativement) libre, que sa
règle chez les voisins des Cahiers... responsabilité politique devrait s'épanouir
Face aux années gaullistes, l'équipe se pleinement. C'est en régime bourgeois qu'il faut
tient plus que jamais sur ses positions de demander une critique politisée et il n'y aucun
départ. Revue anticonformiste, Positif adore sophisme à cela. Liberté temporelle, responsabilité
la marginalité, porte aux nues des films politique, voilà, me semble-t-il, quel devrait être
le premier mot d'ordre d'une culture socialiste » 4.
complètement inconnus et redonne sa dignité
à la série B. Revue de gauche1, elle soutient
Au sein d'un modèle de société qui n'est
Jules Dassin, Paul Strand ou Fred Zinneman,
pas le sien, Positif montera aux mêmes
les films sociaux de Jacques Tati et ceux de
créneaux sans que sa plume jamais ne faiblisse :
Robert Menegoz. Revue anticolonialiste, elle
l'anti-impérialisme déjà cité, l'anticléricalisme
défend René Vautier et s'engage contre la
(« Positif a-t-il une âme ? », répondront les
guerre d'Algérie : Bénayoun, Borde, Le-
rédacteurs hilares au critique catholique
grand, Losfeld, Seguin et Thirard sont des
Henri Agel dans une interminable
« 121 ». Vite devenue un point de ralliement,
polémique), la lutte contre la censure (création
Positif publie la lettre d'un jeune cinéphile — provisoire au début, puis rapidement
marseillais, Gérard Guégan, qui défend
définitive — de la rubrique : « Les infortunes
Autant-Lara et qui « méprise tous les
de la liberté »). Aussi une manière de parler
admirateurs et laudateurs imbéciles à' A bout de
de l'érotisme dans une France étranglée de
souffle qui n'ont pas vécu la révolte du couple
bons principes : Positif aura été la première
du Bois des amants ». « Aujourd'hui, poursuit
à faire l'éloge de Mae West, de Louise
Guégan, j'ai vingt ans et mon meilleur copain
Brooks, de Kim Novak, de Ninon Sevilla
est peut-être mort la-bas sous l'éclat écorché
la mexicaine, influences conjuguées de Kyrou
du soleil armé des Djebels»2. Une jeune
et de Losfeld dont la chronique sur les plus
rédactrice venue de l'UEC, des réseaux de
belles femmes du cinéma s'ouvre sur
soutien au FLN et de l'IDHEC, donne ses
G.B. Shaw : « Je ne pense pas qu'à ça, mais
premiers articles sur Cuba où elle se rend
quand il m'arrive de penser, c'est à ça que
je pense ».
1. Une gauche qui s'interroge: «C'était très difficile de se
situer. Nous étions à gauche mais entre un parti socialiste centriste et Pas d'unicité de pensée politique : la
un PC stalinien parfaitement aligné sur Moscou, que faire ? Entre les rédaction allait du mendésiste Tailleur au trots-
deux, il y avait des gens aussi embarrassés que nous et qui cherchaient
une autre voie » (Jacques Demeure). « -La droite défendait des valeurs kyste Thirard et il arrivait que l'ex-
qui étaient à l 'opposé de ce que nous pensions. Notre étiquette de gauche communiste (non orthodoxe) Raymond
correspondait à un style de combat et si nos éditoriaux étaient parfois
agressifs, c'est aussi parce que les choses nous révoltaient » (Guy Borde ou les surréalistes Bénayoun et Kyrou
Jacob). réagissent aux articles du Père Xavier Til-
2. Positif, 37, janvier 1961. Plus tard, Guégan écrira la
chanson Mao Mao, pour La Chinoise de Godard. A noter qu'un
an près cette lettre Guégan, qui publiait une feuile ronéotypée,
fondera, de Marseille, la revue Contre-Champ qui restera un 3. Positif consacrera, en 1963 et en 1965, deux numéros
temps dans la « galaxie Positif» jusqu'à ce que des différends au cinéma cubain.
d'ordre politique l'en éloignent, assez violemment. 4. Positif, 36, novembre 1960.

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THIERRY FRÉMAUX

lette. Mais tous partageaient le même « La ligne de partage, fort imprécise, dans la
humour, sacré par ces pataphysiciens paramètre critique de cinéma me paraît être aujourd'hui
critique ordinaire : canulars, fausses entre ceux qui pensent qu'il y a une lutte à mener
nouvelles, pseudonymes désopilants, rien ne et les autres. Je veux dire, une lutte qui n'est
pas seulement cinématographique mais politique...
manque jusqu'à la création mystificatrice de
Par ailleurs, le cinéma est un art, et il se trouve
Maurice Burnan, à qui P.-L. Thirard, Boris que nous séparerons difficilement ce que nous
Vian et Jean Painlevé1 consacrèrent de ressentons devant un film et ce que nous
savantes exégèses qui permirent à l'auteur ressentons devant le monde. Ce en quoi, finalement,
de La tartine de cacao (!) et du Légionnaire du nous sommes sans doute dans la " tradition " de
Bled (!)2 de figurer dans les dictionnaires Positif»5.
filmographiques ! Jamais à court d'effets, la
revue décerne en 1967 le prix « De toutes Ainsi, un examen editorial des années
manières tous des nègres » à John Wayne 1960 témoigne de façon significative d'un
« qui massacrera joyeusement du Viet en refus de classifier, de systémiser, de —
compagnie de son fils Pat dans le film Les justement ! — théoriser. Rompant avec une
Bérets verts1" » et remet un « double Blinkity- irrégularité de parution qui devenait cou-
Blank et Quetzacoatl » à « Georges Sadoul, tumière6, forte d'un tirage qui se stabilise
dit " le coup d'oeil au Triple galop " pour à 9 000 exemplaires 7, Positif se mue en une
avoir réussi l'exploit d'écrire une Histoire revue d'actualité, diverse, encyclopédique,
du cinéma sans être resté assis plus de deux qui peut saluer les nouveautés (Don Siegel,
minutes et demi pour un seul film, ce qui Richard Lester et Andrej Wajda) sans
ne l'a pas empêché de découvrir en Bolivie manquer de revenir sur Keaton, Harold Lloyd
et au Pérou cette chose rare qu'est le cinéma ou Mack Sennett. On reconsidère John Ford
— auparavant régulièrement traité de « fa-
pré-colombien»4. De guerre lasse, Henri
Agel déclare dans ces années-là : « II y a cho » par Kyrou — , sous l'impulsion de
Bertrand Tavernier (n° 64-65) ; Elia Kazan
dans le domaine de la critique de cinéma
en France une certaine tradition de — de « traître » par le même — , sous celle
courtoisie. Or, une revue s'est fait en quelque de Michel Ciment. Et si Roger Tailleur
sorte un renom en pratiquant une politique traque le western dans toutes ses
d'agressivité, de violence hargneuse vis-à- significations historiques, place est faite au Cinéma
vis de cinéastes ou des confrères qui ne nôvo brésilien, au nouveau cinéma japonais
partagent pas ses opinions. Cette revue (Oshima, etc.) et au jeune cinéma italien
s'appelle Positif». Cette déclaration d'amour (Bertolucci, Bellochio, Maselli et... Sergio
figurera longtemps au... sommaire de la Leone).
revue... On défend L'année dernière à Marienbad de
Bien avant la grande marée du tout- Resnais et L' avventura d'Antonioni. Le
dialogue amorcé avec Luis Bunuel dès 1952 se
politique post-1968, Positif se confrontera
poursuit à chacun de ses films. On parlera
aux vérités de la société, qu'elles soient
artistiques, économiques ou politiques, ne
se départissant pas en cela d'une conduite 5. Positif 103, mars 1969.
6. De 7 numéros parus en 1957, la revue était descendue
définie à ses débuts et que Paul-Louis Thirard à 3 en 1958 et 2 en 1959. Grâce à Losfeld, elle remonte à 7
numéros en 1963, 9 en 1964, pour en publier 11 en 1967, date
revendiquait encore en 1969 : à laquelle elle deviendra effectivement mensuelle.
7. Derrière Les Cahiers (12 000 exemplaires) et Cinéma
(23 000) qui bénéficie du réseau de diffusion de la Fédération
française des ciné-clubs. On publie alors à profusion. Dix autres
1. Aussi Georges Sadoul, sans doute en règlement de revues spécialisées représentent alors un tirage de plus de
compte avec le fantôme de sa jeunesse surréaliste. 60 000 exemplaires alors que la « population » cinéphile est
2. 1926 et 1932... Pour la filmographie complète, voir évaluée par Claude Gauteur à 5 000 personnes (« La Bibliothèque
Positif, 13, mars-avril 1955. est en jeu », Les Cahiers du cinéma, 153, mars 1964). Dans le
3. Positif, 82, mars 1967. même temps, Les Temps modernes tirent à 9 300 exemplaires et
4. Ibid. La Nouvelle Revue française à 9 600.

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L'AVENTURE DE POSITIF

même d'une collaboration avec Ado Kyrou, l'on se bat sur la conception de la cinéphilie,
passé de l'autre côté de la caméra. Fidèle à 1958-1968 sur la conception du cinéma (à
cette critique sentimentale revendiquée par travers les films de la « nouvelle vague »),
le comité de rédaction, Tailleur note, à 1968-1978 sur la conception de la société et
propos de Cleo de 5 à 7 : « Comme en Amour, aussi parce que c'est devenu la coutume.
il faut avoir le sens de la propriété et même C'est Positif qui tira la première :
celui de l'avarice, les très beaux films donnent
« A l'époque où La Petite Illustration cristallisait
le désir, forcément voué à l'échec, d'en la sensibilité française, on avait coutume de parler
dresser l'inventaire exhaustif. Cleo est pour d'oeuvre " exquise ", " profonde ", " chargée de
moi le plus beau film français depuis sens ". Aujourd'hui, ce vocabulaire s'est modifié,
Hiroshima, Le bel âge et Le trou » ' . Sa réputation sans pour cela devenir plus clair : " dimension ",
de spécialiste du cinéma d'outre-atlantique " densité ", " message ", " intériorité ". Il s'y
vient de là : c'est dans les années 1960 que ajoute quelques traces d'un existentialisme mal
Positif publie les textes de Bénayoun sur assimilé. Cette critique prouve ainsi son goût des
Jerry Lewis qui lui doit sa fortune critique, synthèses diffuses et du jugement impressionniste ;
des entretiens avec les grands réalisateurs elle témoigne de son mépris pour toute analyse
en termes de cinéma, et, dirait-on, d'une puberté
anglo-américains et accueille les premiers
difficile. Son style, maladroitement précieux, est
articles de Tavernier (sur Roger Corman,
n° surtout destiné à donner au lecteur naïf un
59, mars 1964). On aime Minelli, Peckin- sentiment d'infériorité » 2.
pah et la série B américaine, on aime aussi
La vieille dame indigne d'Allio et la Juliette de Faisant son deuil de la mesure, Positif
Fellini, Francesco Rosi et Joris Ivens, mais s'abandonne au sectarisme. Avec
pas Hitchcock, pas Fuller et encore moins empressement, elle rejette « quelques réalisateurs trop
Cari Dreyer. admirés»3: Howard Hawks, Fritz Lang,
Cette critique impressionniste et lacunaire Otto Preminger, Joseph Mankiewicz,
n'empêche pas la justesse de l'analyse. De Nicholas Ray, Georges Cukor, Alfred
1958 à 1968, rien d'important n'aura échappé Hitchcock et Elia Kazan. Pas moins.
aux analyses tantôt déflagrantes (tendance Bertrand Tavernier se souvient de cette
Seguin-Kyrou-Borde), tantôt lucides rupture du discours critique : « J'étais jeune
(tendance Tailleur- Vitoux-Legrand), tantôt lecteur cinéphile. Positif, c'était un truc qui tout
encyclopédiques (tendance Bénayoun-Ciment) d'un coup vous envoyait des opinions à travers la
de Positif. Rien sauf... les films de la « gueule avec un côté violent et mal élevé. Les
nouvelle vague ». Cahiers étaient beaucoup plus sages. Moi, j'étais
très partagé, j'oscillais entre certaines choses que
O POSITIF CONTRE LES CAHIERS je trouvais très bien dans chaque revue. Quoique
DU CINÉMA le côté plus vivant, moins professoral, et les opinions
Les Cahiers ne se doutaient pas, en politiques me rapprochaient de Positif. Cette
consacrant une notule condescendante à la dernière, quand elle a sorti les premiers papiers
naissance de la petite dernière, que les deux sérieux sur Huston, Tashlin etc., était la seule à
publications allaient se livrer une mener ce type de réflexion. Et puis, tous, ils se
sont mis à faire des papiers " contre " : Truffaut
empoignade esthétique et théorique féroce. Trois
a fait un article massacreur sur " La prisonnière
périodes illustrent cette histoire bicéphale de
du désert " et Positif rédigea " Quelques
la critique française, au goût salubre des
débats féconds mais aussi à celui, plus amer, réalisateurs trop admirés... ". Lit là, tous, ils se
des règlements de compte : 1952-1958 où plantaient terriblement. Moi et d'autres, cela nous

2. Positif, 11, automne 1954.


1. Positif, 44, mars 1962. 3. C'est le titre de l'article.

27
THIERRY FRÉMAUX

mettait dans une rage énorme. C était une série juste sur ce point-là, car il est vrai qu'il
d'âneries ! Dire que Lang était un cinéaste de reste encore aux historiens le soin d'expliquer
série... fallait le faire ! A. se demander s'ils pourquoi la « nouvelle vague » a été lancée
avaient vu les films ». Pour des motifs esthético- et soutenue par une famille politique qui
politiques autant que pour répondre du tac n'était pas la sienne, comme de s'interroger
au tac aux Cahiers* et à Truffaut2, la revue sur l'itinéraire individuel cahotique de
a tranché. La violence du ton l'a emporté Chabrol, Godard et Truffaut, rien en revanche
sur la rigueur de la démonstration. Ils ne justifiera l'ostracisme dont la revue fera
n'avaient pas raison. Ils le savaient. preuve à l'égard de leurs films. Car bientôt
Sûrement. le suivisme parisien qui fit succès aux films
Nous sommes en 1954. D'un côté, une estampillés « NV » sera dépassé par celui des
revue prestigieuse ; de l'autre, une revue anticonditionnels primaires qui les attaquent
frondeuse. Aux Cahiers, des cinéastes en de façon systématique, en refusant
herbe qui mettent leurs articles au service d'entériner la meilleure part du nouveau cinéma
d'ambitions à peine dissimulées. A Positif, français 3. Exemple savoureux, Bénayoun, à
dans des pages empreintes de l'air du temps propos de Pierrot le fou :
et au risque de se fourvoyer, on écrit, par
le biais du cinéma, sur l'amour, la liberté, « " Qu'est-ce que je peux faire ? J'sais pas quoi
faire ", ce résumé glorieux du programme
les dictatures, la censure, le pouvoir, la
intellectuel de Jean-Luc annoncé dans Pierrot le fou
morale. Le fossé ne cessera jamais de se
par une Karina ramenée en perroquet, devient
creuser : l'identité cinéphilique de Chardère une évangile de la régression ... Godard, en
et de Truffaut, que l'âge aurait pu assemblant un puéril scrapbook de calembours,
rapprocher, ne peut être la même. A la fréquentation de réflexions stupides empruntées à des amis, et
de Lucien Rebatet, qu'apprécie Truffaut, on de bonnes pages cérébrales, passe pour dominer
préfère celle de Boris Vian et de Jacques un matériel qui, en fait, le domine, lui, et devient
Prévert. A 1'« apolitisme » de la critique le lauréat gaulliste d'un cinéma drugstore, ou
bazinienne, on préfère l'engagement sartrien self-service, qui représente obstinément la France
comme la description sociale du Mexique dans les festivals internationaux (puisqu'il
fabrique désormais un film par festival). Installons-
bunuélien à la dimension métaphysique de
nous tranquillement dans la cybernétique à venir :
certains films d'Hitchcock. Quand Chabrol trois films par an, trois festivals, trois grands prix
passe à la mise en scène, en 1958, la discorde à dormir debout pour les jurés, 33 articles utilisant
continue. Le triomphe de Truffaut à Cannes les 3333 épithètes dithyrambiques que nous livre
en pleine guerre d'Algérie n'apaise pas les Littré, 33 titres interchangeables pour les tableaux
tensions, ni la mort de Michel Poiccard, à que cite Louis Aragon, 333 orgasmes pour Cour-
bout de souffle, dans un film considéré not » 4.
comme génial par le tout Paris. Pour Positif
qui leur reproche de ne pousser Autant-Lara Par cécité critique délibérée, Positif se
à la retraite que pour mieux lui prendre sa coupe d'une grande part de la réalité
place, sans avoir ni des qualités supérieures, cinématographique d'alors. Elle y trouve son
ni un projet esthétique neuf, les gens des
Cahiers sont alors « des chrétiens, réactionnaires
et irresponsables, totalement dépourvus d'humour, 3. Au moins celle des débuts, vrai bain de jouvence pour
un cinéma français qui s'essouflait. Moins évident par la suite
sauf Chabrol» (Bénayoun). Si la critique est car Truffaut et Chabrol, et à un degré moindre Godard, Rivette,
Rohmer, n'expérimenteront de nouvelles manières de concevoir
l'écriture filmique et scénaristique qu'au regard des moyens
1. Notamment à leur « Spécial Hitchcock », Les Cahiers dont ils disposaient. Les choses furent différentes avec la
du Cinéma, 40, octobre 1954. confiance des producteurs (aussi une certaine maturité) et
2. Et son texte, « Une certaine tendance du cinéma rendirent Le dernier métro assez semblable à La traversée de Paris.
français », dans lequel il commet un crime de lèse-Positif en Ce qui n'enlève aucune qualité au film. Ni à celui d'Autant-
brocardant Autant-Lara, Aurenche et Bost. Les Cahiers du cinéma, Lara non plus...
31, janvier 1954. 4. Positif, 73, février 1966.

28
L'AVENTURE DE POSITIF

compte, car les hussards du cinéma français devenus maoïstes porter sur les œuvres un
n'ont pas que des supporters. Elle le paiera regard fondé sur des critères militants et,
aussi plus tard au prix fort, celui de sa pour reprendre une terminologie de
propre homogénéité. l'époque, révolutionnaires, préférant aux
La réconciliation eut lieu pourtant. Ta- œuvres d'avant-garde, vers lesquelles les
vernier franchit le rubicon : Les Cahiers, par faveurs de l'intelligentsia vont spontanément,
la voix de Godard, lui avaient tressé quelques l'analyse esthétique de films « commerciaux »
lauriers1. Bénayoun, Tailleur le suivront. — ceux de Coppola, de Scorcese — délaissés
De son côté, Truffaut, devenu cinéaste aussi en raison même de leur mode d'exploitation.
sensible qu'il fut journaliste guerrier, est La revue ne rate pas cependant l'occasion
accueilli au CICI2, enclave positiviste bien de railler le « grand virage rouge » des
protégée. Bientôt Godard écrira sur pellicule Cahiers :
sa Lettre à Freddy Buache qui ne fut pas
« Au cours d'une vie déjà longue, Les Cahiers
toujours tendre avec lui, mais qui l'est
ont passé par bien des avatars. Défenseurs
devenu. inconditionnels de Hollywood jusqu'en 1964,
Changement de décor en 1968. « Par laudateurs fanatiques du jeune cinéma jusqu'en 1969,
ailleurs, le cinéma est une arme », disait-on ils sont donc devenus marxistes et scientifiques.
alors. Un moment unie autour de la défense Nous nous réservons de revenir sur les volte-
d'Henri Langlois dans les chaudes journées faces réjouissantes auxquelles ont donné lieu ces
de février, la critique française retrouve ses dérapages peu contrôlés mais il faut reconnaître
clivages, à l'image de cette partition grou- qu'au-delà de ces bévues, incertitudes, prises de
pusculaire qui dispute à l'ivresse des mots trains en marche suivies de chutes sur le ballast,
le caractère symbolique le plus pregnant de contradictions, reniements et simagrées, les
rédacteurs, nouveaux et anciens, ont indéfectible -
la période. Sans aller jusqu'aux
ment maintenu une profession de foi essentielle.
débordements des Cahiers et de Cinéthique^, marqués Qu'ils aient été de droite, pardon : apolitiques,
par les courts-circuits idéologiques où ou de gauche, pardon : scientifiques, ils ont
chaque mot employé devait voir sa toujours manifesté le même mépris souverain
provenance explicitée par son auteur4, Positif pour le cinéma explicitement politique » 5.
connaîtra aussi les récurrences sociologiques
de Mai. En restant cependant à l'écart de Ce à quoi Les Cahiers répondent : « Revue
la surenchère, avec un art de la réserve qu'on dont l'influence va sans cesse déclinante, en
ne lui connaissait pas. Car c'est dans ces raison d'un empirisme critique obstiné et
années-là, où la logique de la politisation de d'une politique sans principe que son
la critique fait l'objet d'un consensus, que verbiage de " gauche " ne saurait recouvrir,
paradoxalement le positionnement des deux Positif se signale périodiquement par des
revues s'inverse. Positif laisse Les Cahiers " coups d'éclat " en forme d'opérations
promotionnelles destinées visiblement à assurer
1. « II y a un an, j'avais en vain voulu persuader Tavernier sa survie par le rappel intempestif de son
de publier ici plutôt que là sa magnifique étude sur Ford mais
il préféra l'humiliation à l'offense et le terrain vague (cf. Losfeld) existence » 6.
à mademoiselle âge tendre {allusion aux Editions Filippachi qui Hier Rossellini et la « nouvelle vague »
éditaient alors Les Cahiers,). Tristesse de retrouver même chez
!

les plus purs des cinéphiles le grand défaut de tous les gens contre Huston et Autant-Lara, là Moullet
de cinéma, ce refus maladif de faire front commun contre et Jean-Marie Sträub contre Claude Sautet
l'ennemi ». Les Cahiers du cinéma, 184, novembre 1966.
2. Congrès international du cinéma indépendant, créé dans et Stanley Kubrick... Dernier
les années 1930 et relancé par Bernard Chardère en 1963.
3. Cinéthique, 1, 20 janvier 1969. Bi-mensuel. Rédacteurs rebondissement d'une polémique, opposant cette fois
en chef : Marcel Hanoun (puis Jean-Paul Fargier), Gérard les « enfants du paradigme » aux plus anciens
Leblanc.
4. Quelques débats théoriques opposeront d'ailleurs les
deux revues. Cinéthique, qui tirait à 3 500 exemplaires, n'aura
qu'une existence éphémère mais sa lecture reste extrêmement 5. Positif, 122, décembre 1970.
précieuse pour l'analyse de la cinéphilie des années 1970. 6. Les Cahiers du cinéma, TLb-lXl , janvier-février 1971.

29
THIERRY FRÉMAUX

des rédacteurs de Positif, et qui reflète une beaucoup estimé à Positif : Tailleur, Seguin,
fois de plus, par cette dynamique interne Legrand, Demeure. Ils faisaient vraiment des
qui la meut (le côté « Nous à Positif », « Nous trucs très bien. Certains avaient la dent dure,
aux Cahiers »), l'incorrigible tendance de la mais franchement , aujourd'hui, on s'en fout » ' .
critique française à fonctionner en clans. Il Eric Rohmer, ancien rédacteur en chef des
est sûr que de multiples erreurs Cahiers, à propos de leurs accusations contre
d'interprétations jalonnent le parcours des deux revues. la décadence : « C'est difficile d'en parler. Je
Qu'importe. A écouter les acteurs de pourrais dire que c'est la part la plus périmée
l'époque, subsiste le sentiment que les de ce que nous avons écrit. Il faut faire la
affrontements étaient inévitables, tant les part, dans ces articles, des provocations
engouements furent vifs au-dessus du brasier droitières qui dépassaient certainement ma
des passions. Et qu'ils furent à chaque fois pensée, et qui étaient imputables à la
signe d'un temps qui cherchait le débat mais polémique qu'il y avait entre nous et Positif,
n'admettait pas la contradiction et où de alors très politisé » 2.
préremptoires et enthousiastes affirmations
se trempaient dans l'eau pas encore glacée o COMME UN FONDU ENCHAÎNÉ...
des idéologies triomphantes. Positif sera la première victime de son
Bernard Chardère : « Nous avons fait des jusqu'au-boutisme mordant. Une série de
listes, un peu exagérément. Aujourd'hui, les haines disputes émaillera en effet la fin des années
et les allergies se sont atténuées. Nous, nous 1970, sapant la cohésion d'un groupe plutôt
voulions dire que c'était difficile d'aimer en même épargné jusque-là par les querelles. Hormis
temps Bunuel et Kossellini. C'était une question la délicate passation de pouvoir entre Lyon
de famille et d'appartenance intellectuelle. Nous
et Paris, plutôt identifiable à une crise de
voulions juger, par oui ou par non. évidemment , croissance, la revue avait su naviguer au gré
nous avons fait quelques erreurs ». Freddy des différentes influences de tel ou tel de ses
Buache : « Bon, on ne peut pas dire le contraire, rédacteurs, de ce que les témoins appellent
il j a eu beaucoup de conneries d'écrites. Mais ce les « époques » : époque Kyrou ou Seguin
n' était pas grave parce que c'était dit avec sincérité.
dans le passé, époque Ciment aujourd'hui3.
On ne discutait pas : c'était ou noir, ou blanc. Rien à gagner : ni gloire, ni argent. Juste
Finalement, je trouve que c'était asse% bien, d'un la passion des films et « l'amical débat d'un
côté comme de l'autre. A.vec le recul dont nous comité de rédaction » (Kyrou). Encore que...
disposons aujourd'hui, on ne peut pas juger cela à lire Frédéric Vitoux racontant ses débuts
sévèrement. On discutait sur tout, on se disputait en 1965 :
sur tout. Dès qu'un film avait un certain contenu,
il prêtait matière à discussion. Nous avions du « Dans l'enfilade d'un couloir (belle profondeur
mal à juger objectivement. Nous en étions au point de champ comme dans Citizen Katie), quelques
silhouettes, le comité central de Positif, des ombres
de dire : c'est impossible d'être un grand cinéaste
et d'être de droite. Bien sûr que nous n' avions pas au loin, des experts, des exécuteurs, je le savais
bien ... Ce comité me terrorise. Le mot " comité "
raison sur ce terrain-là ! Et alors ! Il faut tenir sonne déjà comme la promesse d'un tribunal
compte de l'exaltation que chacun avait sur tous révolutionnaire ... Une demi-douzaine de
les problèmes de société. Elle se traduisait dans rédacteurs me dévisagent, se présentent et j'oublie
tous nos faits et gestes ». Jean Douchet, aussitôt qui est qui. Je leur apporte l'article sur
responsable des Cahiers de 1958 à 1964 : « Les
Cahiers avaient une position très simple : ils 1. Entretien Institut Lumière, Lyon, 1988.
jouaient les grands bourgeois et Positif n' existait 2. Entretien avec Jean Narboni, dans Le goût de la beauté,
Paris, Editions de l'Etoile, 1984, p. 13-14.
pas pour eux. De temps en temps, quand Positif 3. La marque de ces influences se note au lieu de réunion
de la rédaction. Et longtemps, elles ont eu lieu chez Kyrou
nous mordait trop les mollets, on faisait un article ou Bénayoun, puis chez Michel Ciment ou, parfois, chez Hubert
vengeur. Moi, il y a plein de gens que j' ai toujours Niogret.

30
L'AVENTURE DE POSITIF

Le Chevalier des sables. ... A Positif, chaque article cet égard, la disparition de Michèle Firk6,
est lu devant les membres du comité, comme on fin 1968, n'en incarne-t-elle pas,
demanderait à un prévenu de lire son propre symboliquement, le moment charnière ? Le tribut
réquisitoire. Je m'exécute, je bégaie, j'avale des excessif que la jeune femme paiera à la
syllabes. S'ensuivent quelques grognements et
rigueur d'un engagement qui ne séparait pas
puis rien. Je suis acquitté au bénéfice du doute » '.
le cinéma de la société, et dont on aurait
Mais les amitiés les plus solides bien du mal aujourd'hui à imaginer
s'évaporent aussi dans la froideur des lendemains l'urgence, ne doit-il pas être interprété, et même
qui déchantent. Tour à tour, Louis Seguin, si cette lecture rétrospective est cruelle,
comme le dernier signe, un peu absurde et
Raymond Borde, Freddy Buache, Jean-Paul
un peu vain, d'une société qui s'apprête à
amarres2
Torök etau Eric
termeLosfeld
de quelques
largueront
débats épis-
les changer d'époque et qui annonce un
inéluctable changement d'une manière de vivre
tolaires assez houleux3, qui voient les uns
le cinéma ?
contester la validité des choix esthétiques de
En se généralisant, la cinéphilie a perdu
la revue et rejoindre les rangs structuralistes ;
son mystère et sa spécificité. Elle demeure
les autres s'interroger sur le chemin parcouru
l'apanage des rats de cinémathèques mais
depuis 1960. Car la « nouvelle vague »,
pas celui d'un public de cinéma désormais
hétérogène et endogame, regroupait des
aux mains des 15-20 ans, qui n'a délaissé la
hommes n'ayant véritablement en commun
lecture de Salut les copains, dont les ventes
que l'imparable désir de manier une caméra.
s'émiettent d'un tiers de 1970 à 1985 7, que
A la différence des gens de Positif que vient pour mieux se tourner vers son équivalent
troubler le sentiment amer que le cinéma cinéma : Première, lancée sur le marché à
s'est fait sans eux. Amateurs, thuriféraires, plus de 100 000 exemplaires en novembre
« fichistes », oui. Cinéastes, auteurs, artistes, 19778. Sans peut-être s'en rendre compte,
non4. les deux plus anciennes revues cinéphiles
Il faudrait également prendre en compte françaises, réunies cette fois-là dans la même
le décalage d'une revue dont le credo reste défaite, victimes conjointes d'une presse qui
le même5 mais qui doit faire face à un privilégie l'image au discours, l'actualité à
paysage cinématographique en profonde l'analyse, ont cédé la place à d'autres revues,
mutation, victime à sa façon de la déroute moins out et plus frivoles, qui se disputent
idéologique et du désordre de la pensée. A aussi, mais pas pour les mêmes choses. Des
revues parfaitement représentatives de cette
société des loisirs qui colorie les chefs
1. Frédéric Vitoux, // me semble désormais que Roger est en d'œuvres avant de les montrer aux enfants.
Italie, Arles, Actes Sud, 1986, p. 36-37.
2. Provisoirement pour certains. Roger Tailleur et Ado Aujourd'hui, Positif continue ses fouilles,
Kyrou étaient partis déjà, mais sans s'éloigner. Ils sont morts fidèle à une action que personne ne songe
en 1985 — cf., pour Tailleur, le livre de Vitoux cité — , un
an après Truffaut. Bernard Chardère a toujours conservé le à lui contester mais qui reste méconnue en
titre de « Fondateur ».
3. Que motivaient des positions théoriques mais aussi, raison de la faiblesse relative de son tirage
surtout peut-être, personnelles. Très peu de choses apparaîtront (12 000 exemplaires dont 18% d'abonnés9)
dans la revue. Précisons que les débats internes, et par courrier,
ont toujours été choses constantes à Positif.
4. Sauf quelques-uns comme Robert Bénayoun, Ado
Kyrou et, bien sûr, Bertrand Tavernier, lequel est plutôt un 6. Michèle Firk, après plusieurs voyages en Amérique
« compagnon de route ». centrale, s'engage au début de l'été 1968 aux côtés du
5. Pourtant renforcée par l'arrivée d'A. Masson, E. Car- mouvement révolutionnaire guatémaltèque des FAR. Plus tard,
rère, J.-A. Gili, J.-P. Jeancolas etc. Une rédaction rajeunie repérée à la suite de sa participation à l'enlèvement de
(demeurent cependant Thirard, Bolduc, Demeure, Legrand, l'ambassadeur des Etats-Unis, elle se suicide à l'arrivée de la police
Ciment, Bénayoun) et fidèle à l'histoire et aux « principes » pour ne pas avoir à parler.
positivistes, à laquelle s'opposera cependant Roger Tailleur, 7. De 900 000 à 210 000 exemplaires.
qui sort de sa réserve en décembre 1981 pour défendre, contre 8. Soit cinq fois plus que les revues cinéphiles.
Positif, Jack Lang dans sa protestation contre le festival de Aujourd'hui, Première tire à 420 000 exemplaires.
Deauville et « l'envahissement » culturel américain. 9. Les Cahiers tirant, eux, à 35 000 exemplaires.

31
THIERRY FRÉMAUX

et d'une aversion atavique pour la publicité. la revue est restée libre. Fût-ce de se tromper.
Sous l'impulsion érudite de Michel Ciment, Position difficile à tenir que la sienne,
et de ce temps qui atténue les vieilles d'ailleurs : îlot rebelle encerclé par les forteresses
passions, la revue a accédé à une certaine de la modernité pour les uns ou quarteron
respectabilité et les querelles qui l'opposent de plaisantins arrière-gardistes encombrés
encore parfois aux Cahiers^ n'ont que d'un passéisme indécrottable pour les autres,
rarement ce goût vital, sans doute d'un autre les avis sont partagés dans les cercles
temps, des anciennes frondes. En mai 1982, cinéphiles. Au travers de textes enluminés d'une
pour le trentième anniversaire de la revue, subversion incontestable mais qu'il serait
un classement établi par 52 rédacteurs difficile de mesurer économiquement et so-
couronne Fellini (45 voix) puis Kubrick (39), ciologiquement au contraire de la «
Resnais (38), Bunuel et Welles (37)... mouvance » Cahiers, la place de Positif se juge
Hitchcock (33), Visconti et... Godard (30), Kazan sur la durée et son influence dans la diversité
(28) et en dixième position Bergman, Mi- d'une « famille » qui regroupe des peintres,
zoguchi, Rosi (27) 2. Reflet fidèle de ce qu'est des écrivains de cinéma, des journalistes, des
le « cinéma Positif», ce type de classement réalisateurs, des cinémathèques.
aurait donné, à quelques exceptions près — On l'aura compris : exposée ici d'une
Bresson, Rossellini et Truffaut à la place de façon qui tente de mettre en lumière les
Rosi, Kazan et Kubrick — , des résultats aspects générationnels des caractères
assez similaires du côté des Cahiers. constants de la revue et du comportement
Face à l'assujettissement de ces derniers de ses rédacteurs, l'histoire de Positif à écrire
au mythe un peu lourd des « Cahiers Jaunes », ne doit pas être l'instruction des procès en
Positifs, creusé inlassablement le même sillon, flagrant délit de ses parti pris, de ses
découvrant Pialat, Ruiz, Scorcese, injustices, de ses erreurs. Elle doit se poser comme
Wenders3, arpentant tous les festivals de la une interrogation des bases fondatrices de
planète, analysant les œuvres avec une la cinéphilie, phénomène multiple et sourd
constance jamais prise en défaut. Insensible qui se dérobe aux analyses simplistes, à cause
à ce que Jean-Paul Aron appelle les « frères tout d'abord d'un crucial manque de
séparés de l'idéologie en expansion nouveau définition ; qui laisse, par exemple, des amateurs
roman, anthropologie structurale, musique se réunir trente années durant, chaque
sérielle, psychanalyse lacanienne, critique dimanche matin, pour une revue de cinéma.
textuelle » 4, peu encline à succomber aux Elle doit être une réflexion sur les différentes
modes « incontournables » et aux dogmes étapes qui auront fait du Cinématographe,
fulgurants qui mettront Les Cahiers au bord invention scientifique de la fin du 19e siècle,
de l'implosion au milieu des années 19705, la pratique sociale si spécifique qu'il est
devenu au 20e, à la fois acteur et témoin,
1. Souvent par l'intermédiaire de Libéra/ion, rouage contempteur narquois et victime abusée
contemporain de la « famille » Cahiers. A ce titre, le choix de d'une société dont il épouse fidèlement les
Serge Daney de publier ses réflexions sur l'image, la télévision
et le cinéma dans un quotidien atteste lui aussi de l'émoussement soubresauts.
de l'influence des mensuels cinématographiques qui auraient
accueilli, dans le passé, ce type de recherche de pointe.
2. Et pour les films : 2001 , La soif du mal, Vertigo, Huit
et demi, Salva tore Guiliano, Apocalypse now et... Pierrot le fou. 243), est mis en place un comité de rédaction, composé d'une
Positif 254-255, mai 1982. dizaine de personnes. Ce qui n'empêche pas la revue de perdre
3. Aussi King Hu, Wajda, Greenaway, Angelopoulos. de nombreux lecteurs et de connaître quelques difficultés
4. Jean-Paul Aron, Les modernes, Paris, Gallimard, 1984, financières, qui culminent pendant l'été 1976. En septembre,
p. 161. la reprise s'amorce, sous la direction de Serge Daney et Serge
5. En novembre 1969, L« Cahiers cessent de paraître, en Toubiana et de quelques bonnes résolutions : adoption d'une
raison d'un problème opposant la rédaction aux Editions couverture couleur (à partir de février 1978), augmentation du
Filippachi, pour ne reparaître qu'en mars 1970, autogérés, nombre de pages, équipe remaniée et sensibilité différente qui
dirigés par Jean-Louis Comolli et Jean Narboni. Devenus de fait plus de place au cinéma et moins à l'idéologie. Aujourd'hui,
lecture aride et exigeante, ils deviennent bimestriels en 1972, Les Cahiers du cinéma peuvent être jugés commercialement
et adoptent une couverture cartonnée. En janvier 1973 (n° 242- rentables.

32
L'AVENTURE DE POSITIF

L'idée que la cinéphilie — prise dans son cependant à inventorier et à questionner au


sens le plus large, celui de la « consommation sein de l'édification d'une Histoire du cinéma
cinématographique » — se soit mise sur son « autre », pluridisciplinaire, participant des
trente et un au départ du Grand Soir, et enjeux méthodologiques plaides dans ces
qu'elle s'habille aujourd'hui d'un mêmes colonnes 3, qui mesureraient la nature
prêt-à-porter post-moderne griffé Première ou Studio\ et l'ampleur des changements survenus entre
ne doit pas au demeurant effrayer l'historien. l'esthétique et l'économique, entre identité
Par-delà sa diversité, la cinéphilie, regard du cinéma et discours sur le cinéma, à chaque
« second » sur le septième art, reste un étape de son évolution et de celle de la
témoin fondamental de l'évolution des société à laquelle il se réfère. Une histoire
rapports entre l'homme et la culture de ce du cinéma qui ne serait pas histoire de l'art
siècle. Qualitative et esthétique quand elle cinématographique, qui tiendrait plutôt les
s'attaque à des cinéastes et à des films, à œuvres — toutes les œuvres, pas seulement
des hommes et à des revues, son étude peut l'unique ou le délectable — comme des
se faire sérielle et quantitative quand il s'agit variables mesurables, faisant de ce champ
d'en évaluer l'exacte portée socio-historique. d'étude ensommeillé et bizarrement délaissé
Dans le droit fil de Cinéa2 et de La Revue le territoire fécond qu'il mérite d'être, aux
du cinéma, des Cahiers et de Positif, parties frontières de l'anthropologie, de la
émergées d'un immense iceberg, combien de psychologie sociale et de l'histoire du quotidien.
ciné-clubs, de fanzines, de débats terminés Une histoire du cinéma dont il devient
au petit matin ? Combien de salles de urgent, en ces temps d'agonie annoncée
quartiers, de photos accrochées au mur d'une chaque mauvaise semaine de box-office, de
chambre, de chocolats glacés ? poser les premiers jalons...
La cinéphilie possède aussi ses rituels, ses
traditions, ses « lieux de mémoires », D
photogrammes subliminaux d'un imaginaire
collectif et intime auquel on accorde cette
importance nostalgique réservée d'ordinaire 3. Pascal Ory, « L'histoire culturelle de la France
contemporaine. Question et questionnement », Vingtième siècle. Revue
aux choses qui disparaissent. Tout reste d'histoire, 16, octobre-décembre 1987, p. 67-82.

1. Studio, revue « dissidente » de Première, apparue en mars


1987, tirée d'emblée à 200 000 exemplaires. « Ce qui restera du
cinéma », disait le clip de lancement de la revue. « Dieu Allocataire de recherche à Lyon II (Centre Pierre-
reconnaîtra les siens », n'a cessé de répéter le Godard 1987- Léon) , Thierry Frémaux prépare une thèse de doctorat
1988 de Soigne ta droite.
2. Créée en 1919 par Louis Delluc. Considérée comme la sur le cinéma comme pratique sociale dans la France
première revue cinéphile. du 20 siècle.

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