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Thomas Dusseau, « Dessine-moi un reportage » (Libération, 2010)

La bulle à la place de la plume. De la revue XXI à Denis Robert en passant par Libération, la
bande dessinée est devenue un genre journalistique à part entière. C'est dans l'actualité que
nombre d'auteurs puisent désormais leur inspiration. Libération a ainsi plusieurs fois envoyé
son dessinateur Willem en reportage, notamment dans les pays baltes après la chute du Mur
(réédité chez Cornelius en 2002, sous le titre Ailleurs); France Info, depuis 1991, attribue un
prix de la bande dessinée d'actualité et de reportage. Il a été décerné en 2010 à l'Affaire des
affaires, de Denis Robert, Yan Lindingre et Laurent Astier, une BD dans laquelle le journaliste
d'investigation se met en scène et raconte son enquête sur Clearstream.
La revue XXI, elle, a fait du BD-reportage l'une de ses spécificités et y consacre trente pages
chaque trimestre. Un choix longuement débattu ? Non, répond son cofondateur et rédacteur en
chef, Patrick de Saint-Exupéry. Pour lui, la présence de la bande dessinée dans les pages de
XXI était même « une évidence. » Car au-delà des différents genres qu'elle utilise,
journalistiques ou littéraires, la revue est avant tout attachée aux longs récits. Et aux
illustrations soignées qui toujours les accompagnent. «Parce qu'elles racontent des histoires et
que ces histoires sont vraies», selon Patrick de Saint-Exupéry, les BD publiées dans XXI
trouvent par ailleurs un véritable intérêt journalistique.
Dans le dernier numéro, Jean-Philippe Stassen retrace en bulles et en cases l'histoire d'Arnold,
un ancien enfant soldat. Dans la Cordée du mont Rose - parue dans le numéro du mois d'avril
et signée par le dessinateur Olivier Balez - il raconte l'histoire de son frère aîné, Eric,
gravement malade, et l'ascension du mont Rose, à laquelle il a participé en septembre dernier,
avec cinq personnes souffrant de la même affection. Le moteur d'Olivier Balez ? «Rien d'autre
que celui de faire partager le combat de mon frère contre sa maladie», avoue-t-il.
Esquissé par les dessinateurs américains Robert Crumb ou Will Eisner dans les années 60 et
70, le BD-reportage devient un véritable genre au début des années 90 avec le journaliste Joe
Sacco. Palestine, son œuvre la plus connue, rééditée en janvier, est le fruit d'un voyage réalisé
en décembre 1991 et janvier 1992. S'estimant mal informé, il s'était rendu dans les territoires
palestiniens afin d'obtenir un autre point de vue que celui véhiculé par les médias.
Pour mener leur travail, les dessinateurs utilisent souvent des techniques journalistiques. Des
enquêtes, des interviews. Mais aucun ne se considère comme un reporter. « Je ne suis pas
journaliste. Je suis un auteur », affirme Etienne Davodeau, qui a réalisé plusieurs BD-
reportages au cours des dernières années. Il a notamment été récompensé en 2006 par le prix
France Info de la BD d'actualité et de reportage pour son album les Mauvaises Gens : un
portrait du monde ouvrier et de ses combats dans la région des Mauges, entre Cholet et
Angers.
Particularité de la bande dessinée et de sa narration, Etienne Davodeau se représente en train
d'enquêter, d'interroger ses interlocuteurs ou de se dessiner. « Ça me permet de dire que ce
que je raconte est d'abord un point de vue personnel. La BD impose une distance au sujet et le
dessin affirme que ce n'est pas la réalité mais une représentation de celle-ci», explique-t-il. Un
point de vue que partage également le scénariste Pierre Christin : « L'avantage de la bande
dessinée, c'est la patte du dessinateur. Il y a beaucoup de subjectivité et le rapport au dessin
est très immédiat. »
Fondateur de l'école de journalisme de Bordeaux et collaborateur du magazine Pilote jusqu'à
sa disparition, Pierre Christin a également travaillé avec de grands noms de la BD comme
Jacques Tardi ou Enki Bilal. Avec Olivier Balez, il vient de publier le livre Sous le ciel
d'Atacama, un reportage sur le plus grand laboratoire de radioastronomie jamais construit, sur
le plateau de Chajnantor, au Chili.
Autre inconvénient d'un tel travail, sa relative lenteur : «Près de deux mois et demi pour le
dessinateur », souligne Christin. Mais le dessin présente d'autres avantages. Celui d'abord
d'être un médium léger, beaucoup moins lourd qu'un reportage photo ou vidéo. Et plus discret.
En 2007, le dessinateur Tignous et le journaliste Dominique Paganelli avaient pu suivre
pendant un mois le procès d'Yvan Colonna. Alors que l'utilisation d'appareils photos ou de
caméras est, sauf rares exceptions, prohibée dans les tribunaux, ils montrent que le dessin est
une écriture qui permet, elle aussi, de raconter le monde et de le restituer fidèlement.
Christophe Dabitch, « Reportage et Bande dessinée » (2009)

Depuis des caricaturistes comme Daumier apparus au début du XIXe siècle avec
l’émergence de la presse jusqu’au travail de Rodolphe Töpffer ou Gustave Doré, depuis les
récits au XXe siècle de Saul Steinberg et de Will Eisner (pionnier du graphic novel) jusqu’à
Art Spiegelman aux États-Unis, puis des dessinateurs de Hara-Kiri et Charlie Hebdo aux
expérimentations de Pierre Christin et Enki Bilal en France, la liste est longue (et
extrêmement réduite ici) de ceux qui ont contribué à inscrire dans la durée une forme liant
reportage et dessin.
L’historique et le panorama concernant le reportage dessiné ayant été fait d’une belle
manière par la revue 9e Art (n° 7, janvier 2002) et par d’autres publications, je voudrais juste
insister sur quelques points liés à ce qui peut être défini comme un genre, ainsi que l’a fait
Thierry Groensteen dès 1985, et qui a pour origine le désir d’auteurs voulant de manière plus
explicite évoquer une réalité donnée, se préoccuper d’actualité hors du dessin de presse, avec
un questionnement différent de celui du carnet de voyage, malgré la frontière souvent floue
entre ces deux genres. De la même façon que peuvent ponctuellement le faire certains
journalistes, des photographes, des écrivains, des artistes et pour l’audiovisuel, de façon plus
ancrée, des réalisateurs de documentaire de création. Le succès de certains auteurs de bandes
dessinées, dont ceux cités plus haut, depuis le milieu des années 1990, a eu son propre effet
d’entraînement autant chez les auteurs que chez les éditeurs, et le reportage dessiné est
maintenant plus présent dans le paysage, comme aujourd’hui dans l’intéressante revue XXI.
Ce qui en fait l’originalité est l’utilisation de tout ou partie des codes de la bande dessinée
(cases, séquences, bulles, texte narratif, jeux entre le texte et l’image…) et potentiellement
une approche de la réalité qui lui est propre.
Ainsi que le dit Jean-Christophe Menu, auteur et l’un des fondateurs de L’Association,
c’est « comme si la sursaturation d’images ordinaires équivalait à leur inexistence, et comme
si le reportage devait se trouver un nouveau langage pour redevenir humain ». Art
Spiegelman, l’auteur de Maus, dira de son côté : « Dans un monde où les caméras mentent,
autant prendre son mensonge directement de l’artiste. » Joe Sacco affirme, lui : « Je suis
sceptique quant au concept de journalisme objectif. Je crois qu’une personne extérieure
aborde toujours un sujet avec ses propres préjugés. En me mettant en scène, je dévoile ce
grand secret au lecteur. » Et pour clore ces citations, Étienne Davodeau souligne : « Raconter,
c’est cadrer. Cadrer, c’est éluder. Éluder, c’est mentir. L’objectivité est un leurre4. » Car si le
journalisme a lui-même ses traditions de traitement non-conformiste (reportages d’écrivains
au XXe siècle, usage du « je » dans le magazine américain Rolling Stones, le journalisme «
gonzo », l’approche de Mickael Herr dans le magazine Esquire puis dans son livre Putain de
mort, le travail de nombreuses revues dans tous les pays…) et que même le journalisme le
plus conventionnel use de ficelles fictionnelles pour capter l’attention, il est évident que le
reportage dessiné cherche un chemin non emprunté par les médias de masse et peut-être plus
particulièrement par la télévision. Il peut également aller contre le silence des médias
dominants.

Hergé, Tintin au pays des Soviets (1930)


Etienne Davodeau, Les Mauvaises gens (2010)
Étienne Davodeau, Les Ignorants (2011)
Entretien avec Étienne Davodeau (2016)
Est-ce que le fait d’être amené à vous mettre vous-même en scène à l’intérieur des récits
vous pose-t-il problème ?
C’est la seule solution que j’ai trouvée pour traiter ces livres-là. En tout cas la plus efficace :
entrer dans le champ et dire « je ». Je n’ai pourtant pas de goût particulier pour
l’autoreprésentation. Je suis très admiratif de ce que fait Emmanuel Guibert, qui parvient à
dire je à la place de quelqu’un d’autre, avec une espèce de fluidité et de naturel qui lui est
propre. Pour ce qui me concerne, c’est surtout une façon de revendiquer la subjectivité
permanente de mes livres.
[…]
De temps à autre, vous introduisez des astuces de mise en scène. Je pense à la guêpe, par
exemple...
C’est amusant comme on me parle souvent de cette scène, pourtant assez anodine de mon
point de vue ! Nous étions chez le magistrat François Colcombet, que nous avions sollicité en
tant que témoin privilégié de l’assassinat du Juge Renaud. Nous parlions de cette époque rude
et violente en déjeunant tranquillement sur sa terrasse, et une guêpe est venue nous emmerder.
C’est là qu’il s’est interrompu dans son récit pour me dire : « Vous devriez la tuer ! ». Dans ce
contexte paisible, cette injonction, comme jaillissant du passé, m’a parue intéressante. C’est
pourquoi je l’ai utilisée. Je suis toujours à l’affût de ces anecdotes qui peuvent nourrir le récit
de façon latérale.
Benoît Collombat, Étienne Davodeau, Cher Pays de notre enfance (2015)
[…]
J’ai relevé, dans un autre entretien, cette phrase que vous avez dite : « Il m’apparaît
évident que la bande dessinée est un média idéal pour évoquer le réel, notamment grâce
à sa légèreté technique, et sa capacité de proximité. » Quelle est exactement la plus-value
de la bande dessinée par rapport à, mettons, un documentaire filmé ?
Les avantages sont nombreux. Pour celui-ci, je vais répondre par une anecdote. Quand nous
avons sollicité Edmond Vidal, le chef du gang des lyonnais, qui a longtemps été suspecté
d’avoir été le commanditaire du meurtre du juge Renaud, il nous a répondu : « Non, je ne plus
être filmé ni photographié, je suis à la retraite, tout ça ne m’intéresse plus ». Benoît Collombat
lui a dit : « Mais je viendrai accompagné d’un dessinateur de bande dessinée ». Et lui a alors
prononcé cette phrase magique, mais ambigüe : « Un dessinateur, je veux bien. » Magique,
parce que seul le dessin me permet d’approcher ce témoin. Ambiguë parce qu’on devine que
le dessin lui semblait moins digne d’intérêt, moins dangereux. Ça me va. Grâce à ça, j’ai pu
dessiner Edmond Vidal. Je lui ai montré les pages et il les a validées comme toutes les autres
personnes que nous mettons en scène.
C’est un principe, de toujours faire valider les pages par les intéressés ?
Oui. Je l’avais appliqué pour mes livres précédents et j’ai demandé à Benoît de faire de même
pour celui-ci – alors que lui n’a pas l’habitude de soumettre les extraits qu’il utilise en tant
que journaliste radio quand il enregistre du son.
Est-il arrivé que des personnes demandent que les pages soient refaites ou modifiées ?
Oui, c’est arrivé. Le meilleur exemple, c’est celui que nous avons cité in extenso dans le livre.
Le chef de la police lyonnaise de l’époque (témoin symétrique d’Edmond Vidal) nous avait
reçus chez lui. Nous avions eu une discussion assez serrée, assez tendue, parce que nous lui
avons mis certaines incohérences de l’enquête sous le nez. Ça l’a un peu énervé, on avait
l’impression que ces faits des années 1970 remontaient à quinze jours tant ce « paisible »
retraité redevenait un bloc de fureur. Cela faisait une séquence intéressante. Je l’ai dessinée,
telle qu’on la voit dans le livre. Je lui envoie ces pages, et il répond par une lettre dans
laquelle il propose des dialogues de substitution. Il avait tout réécrit, en édulcorant ses propos.
« Entre lui (Vidal) et moi, c’est la haine à mort » devenait « Il a toujours nourri une véritable
haine à mon endroit ». J’en parle avec Benoît, et nous avons décidé, après réflexion, de ne pas
modifier la séquence mais de publier également la lettre. Nous nous étions engagés à
soumettre les pages, à recueillir les commentaires, mais pas nécessairement à obtempérer à
toutes les remarques qu’on pourrait nous faire. En général, cela se passe très bien.
Pour Rural !, il y eut un personnage avec lequel je n’ai pas réussi à trouver un accord et qui,
de ce fait, ne figure pas dans le livre.
L’image dessinée n’a pas le même rapport à la fiabilité du témoignage que l’image filmée.
Elle n’a pas la même valeur d’attestation...
C’est vrai que, si nous étions venus avec une caméra, l’affaire était jouée. Dans un film, le flic
à la retraite serait apparu tel qu’il s’était montré devant nous... Je pense aussi que quelqu’un
qui discute simplement devant moi ne se comporte pas de la même manière que s’il était face
à une caméra et un micro tenu par un perchman. Il est moins inhibé, ou moins soucieux de
paraître à son avantage.
Pour Les Mauvaises Gens, j’avais essayé de retrouver trace du jeune prêtre qui avait initié
mes parents aux nouvelles valeurs chrétiennes issues de Vatican 2, quand ils avaient 14 - 15
ans. Ils l’avaient ensuite perdu de vue bien avant ma naissance. Je l’ai retrouvé après de
longues recherches et il a accepté de me rencontrer, sur une île de la Loire pas très loin d’ici.
J’ai donc retranscrit notre entretien dans des planches que j’ai ensuite données à lire à mes
parents. Ils en étaient assez émus. Je les ai dessinés, lisant ces planches, dans l’album. J’aime
bien utiliser ces accidents de parcours, ou ces effets en retour où le récit se nourrit lui-même.
Ce sont des possibilités qui me paraissent spécifiques à la bande dessinée...

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