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Du même auteur

Le Livre et ses adresses


Méridiens-Klincksieck, 1986

L’Équivoque épistolaire
Minuit, 1990

Poétique des groupes littéraires


PUF, 1997

Guy Debord : la révolution au service de la poésie


Fayard, 2001

Ménage à trois. Littérature, médecine, religion


Septentrion, 2007

La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire


Seuil, 2011

Déshéritages
Furor, 2015

Der Einfall des Lebens. Theorie als geheime Autobiographie


Hanser, 2015
VINCENT KAUFMANN

Dernières
nouvelles
du spectacle
(Ce que les médias font à la littérature)

ÉDITIONS DU SEUIL
e
25, boulevard Romain-Rolland, Paris XIV
ISBN 978-2-02-137477-3

© Éditions du Seuil, octobre 2017

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INTRODUCTION

L’auteur en mode Canada Dry

Et si l’auteur n’était plus ce qu’il était ?

Il se pourrait que tout cela ne soit qu’un songe, ou pire, une théorie du
complot appliquée à la situation de l’auteur contemporain. Il se pourrait que
l’objet de ce livre – la spectacularisation de l’auteur – n’existe pas, ou qu’il
s’agisse d’une simple vue de l’esprit, comme le spectacle autrefois décrit
par Guy Debord. À force d’être omniprésent, aveuglant, irréfutable, il
débouche sur une vision brouillée, sur un point qu’on n’arrive plus à fixer
parce qu’on s’est trop concentré, et un jour on cesse d’être sûr de sa réalité,
on cesse de le voir. Ces questions et ces doutes m’ont accompagné tout au
long de la rédaction des pages qui suivent, un peu comme j’imagine que les
psychanalystes se les posent à propos de l’inconscient qu’ils sont supposés
écouter et qu’il leur arrive parfois de ne plus entendre, comme s’il s’était
mis aux abonnés absents. D’ailleurs, c’est presque pareil, puisque
l’hypothèse de la spectacularisation de l’auteur, c’est qu’il existe un
inconscient médiatique qui décide de son destin comme à partir d’une autre
scène. L’auteur – et derrière lui le sujet – serait programmé par les
écosystèmes médiatiques qui lui attribuent sa place, qui décident de son
cahier des charges et de ses fonctions. Il n’est pas plus naturel que n’ont été
naturelles les techniques de l’imprimé ou que ne le sont aujourd’hui les
technologies numériques, en passant par celles de l’audiovisuel.
Je n’ai donc cessé de me demander si j’avais écrit un livre sur une
rumeur, sur le bruit du spectacle dans la littérature que je suis peut-être seul
à entendre, comme si je souffrais d’acouphènes théoriques ; ou,
inversement, si les nouvelles que je m’apprête à révéler sont déjà connues
de tous et donc d’une grande platitude. Quelle perte de temps dans les deux
cas ! Car on peut effectivement toujours se dire, par incrédulité, par goût
pour les évidences ou simplement par paresse intellectuelle, qu’il ne s’agit
que d’une rumeur, que rien n’a changé, que les auteurs se portent
merveilleusement bien – comment expliquer autrement qu’on en compte de
plus en plus et pour tous les goûts ? Ou alors on objectera au contraire que
le spectacle et tout ça, on connaît, on a l’habitude, pourquoi y revenir
encore. Nous vivrions en somme une époque formidable, puisqu’il ne se
passe guère de semaine sans que les médias ne saluent, en général avec une
belle unanimité, l’éclosion du prochain génie littéraire ou du moins de
quelque très grand talent. Rien n’aurait donc changé au-delà des quelques
variations conjoncturelles somme toute normales, aussi anciennes que le
marché du livre lui-même, qui a toujours existé, avec ses hausses et ses
baisses, ses comédies et ses drames. Rien à signaler, ce n’est pas demain
qu’on arrêtera de lire, les auteurs seront toujours nos amis, nos semblables
et nos frères. On pourra toujours compter sur eux pour nous faire pleurer,
rire ou peur, pour nous fournir en émotions, et parfois en un peu de
profondeur.
Mais faut-il vraiment se contenter des apparences, demande l’analyste
(sauvage) des médias. Ils (ou elles) ont toujours l’air d’être des auteurs, ils
se comportent certes comme des auteurs. Certains d’entre eux continuent
même d’arborer de longues chevelures romantiques et d’amples chemises
blanches qui semblent les unes et les autres adaptées à leur fonction, qui
tranchent en tout cas avec les geeks au crâne rasé et en tee-shirt, ainsi
qu’avec les sportifs tatoués aux coupes d’Iroquois. Un auteur tatoué, ou
doté d’une coupe d’Iroquois, ce n’est pas sérieux, même s’il arrive à des
sportifs et à d’autres tatoués plus ou moins rasés d’accéder au statut
d’auteur, notamment en publiant leur autobiographie, écrite par Dieu sait
qui. Les auteurs sérieux et appliqués apparaissent avec des livres à la main,
qu’ils prétendent avoir eux-mêmes écrits, comme dans les légendes
d’autrefois. D’ailleurs, s’ils touchent des droits d’auteur âprement négociés
par leurs agents, c’est bien la preuve qu’ils sont des auteurs. Ils ont des
goûts d’auteur, ils ressemblent à des auteurs, ils en ont la couleur et les
gestes, mais sont-ils vraiment encore des auteurs, ou du moins des auteurs
qu’on lit comme on lisait les auteurs il y a encore quelques décennies, avec
cette sorte de respect et de passion qui existait pour la chose écrite ?
Je me demande si l’on se souviendra d’eux, et j’imagine qu’il arrive aux
auteurs eux-mêmes de se poser la question. Leurs œuvres laisseront-elles
plus de traces que celles d’un employé de l’administration fiscale ? Certains
susciteront-ils encore un engouement remarquable auprès de la jeunesse,
comme autrefois Jean-Paul Sartre, Boris Vian ou Jack Kerouac ? Auront-ils
une postérité, seront-ils pris pour modèles, seront-ils crédités d’une
invention sur le plan esthétique ou intellectuel qui marquerait un tournant,
une rupture, quelque chose de nouveau, voire d’important ? Trouveront-ils
un jour une place dans l’histoire de la littérature ? Deviendront-ils des
monuments nationaux, leur érigera-t-on des statues ? Y aura-t-il un jour un
boulevard Guillaume-Musso à Antibes ou un square Bernard-Henri-Lévy à
Béni Saf ? Qui peut le dire ? Si les choses se passent bien, on peut penser
qu’un petit nombre d’entre eux auront droit aux honneurs de l’histoire
littéraire, mais pour tant d’autres voués à l’oubli. Et si les choses se passent
moins bien, il se peut aussi que ce soit l’histoire littéraire elle-même qui
disparaisse. Du coup, les chances d’en faire partie seront vraiment minces.
L’histoire littéraire pourrait en effet s’effacer un jour pas trop lointain
parce qu’elle s’est construite sur une économie de la rareté. Les auteurs
étaient grands d’une part parce qu’on n’avait pas trouvé beaucoup mieux
que les livres pour devenir grand, et d’autre part parce qu’il n’y avait pas
trop d’auteurs. Les livres étaient assez rares pour qu’il soit possible d’avoir
une vue d’ensemble et de procéder à des choix ou à des sélections. Mais,
dans la contemporaine économie de l’attention, qui est une économie de
l’abondance infinie, les auteurs, avec leurs milliers de belles phrases
quotidiennes, sont en concurrence tous les jours avec 3 milliards de
nouveaux mots, sans compter les images et les sons, et il n’est pas sûr que
cette économie laisse, comme autrefois, de la place à autre chose qu’à
l’économie, c’est-à-dire à l’immense marché des produits culturels destinés
non pas aux bibliothèques (de préférence nationales) mais à la
consommation éphémère, pour ne pas dire immédiate.
Dans un contexte d’inflation médiatique où l’attention et la visibilité sont
devenues les denrées les plus précieuses, il n’est donc plus certain qu’on
puisse être auteur comme on l’était autrefois. Sur leurs papiers officiels, les
auteurs peuvent certes continuer d’indiquer qu’ils sont des auteurs signant
des livres qui, au-delà de leurs avatars numériques, n’ont pas beaucoup
changé. Un livre est un livre, et donc un auteur est un auteur, où est le
problème ? Mais imaginez que quelqu’un débarque de la planète Mars après
avoir loupé tous les épisodes précédents, tous les chapitres glorieux de
l’histoire littéraire ancienne ou récente. Avec sa sagacité d’extraterrestre, il
ne verrait peut-être aucune différence entre les auteurs et tous les autres
fonctionnaires de l’industrie des loisirs, les acteurs, les producteurs de
films, les disc-jockeys, les chanteurs et les animateurs de talk-shows.
Après tout, c’est souvent parmi tous ceux-là que les auteurs sont
recrutés : il n’est par exemple pas rare de voir d’anciens acteurs ou
d’anciens chanteurs pour lesquels le succès n’est plus au rendez-vous se
reconvertir en auteurs. Le contraire est beaucoup moins fréquent, pour des
raisons que ce livre s’efforcera d’élucider. Pour notre sagace Martien, la
confusion sera d’autant plus tentante que les auteurs ne semblent plus non
plus se distinguer par un style de vie particulier. Ils vivent à peu près
comme tout le monde et, pour être à la hauteur de leurs multiples tâches
d’autopromotion, ils boivent désormais plus d’eau que d’alcool, ils font
régulièrement du jogging dans des quartiers arborés de pavillons de
banlieue, ou alors de la natation deux fois par semaine. Seuls les plus
fortunés peuvent encore se payer une vie nocturne convenable. La plupart
du temps, les drogues et les prostituées haut de gamme ne sont pas dans
leurs moyens. Poète maudit est devenu une occupation coûteuse, quasiment
un luxe.
Il se pourrait que l’auteur perde ainsi à la fois son style et son autorité : il
n’est plus naturel, il ne va plus de soi, il n’est plus tout à fait lui-même
parce qu’il ressemble trop à tout le monde, qui cependant s’en fiche. Ce
n’est pas neuf, ce n’est pas sa première remise en question. On se souvient
par exemple qu’il avait déjà eu quelques ennuis à la fin des années 1960.
On insistait alors pour qu’il s’efface derrière des lecteurs à l’époque encore
1
voraces, et Roland Barthes en avait même annoncé la mort , tandis que
2
Michel Foucault s’ingéniait à le décomposer en fonctions . Maurice
Blanchot, plutôt doué pour l’inexistence et le retrait, s’était engagé pour son
3
effacement encore plus tôt et, si on y tient, on peut même remonter jusqu’à
Stéphane Mallarmé, qui vouait le poète à la disparition élocutoire et sa
propre existence à une terrible insignifiance.
Mais cette mort-là n’empêchait pas ceux qui la proclamaient d’exister
comme des auteurs, elle constituait au contraire un sacrifice glorieux,
désirable, exigeant un savoir-faire assez sophistiqué. Dans le monde des
lettres il n’était pas donné à tout le monde de mourir, du moins lorsqu’on
ambitionnait d’écrire de beaux livres en guise de tombeau. Finalement seuls
les plus grands y sont arrivés, il fallait sacrément savoir écrire et y passer
beaucoup de temps, sacrifier en somme sa vie pour avoir droit à la mort de
l’auteur – Proust, Baudelaire, Flaubert, je pense à vous. Celle-ci n’était
donc pas vaine, puisque la proclamer revenait à se parer des prestiges du
sacré, à endosser la part maudite, comme le disait Georges Bataille, et à ce
titre elle représentait une alternative restée longtemps crédible, ou même
une forme de résistance à quelque chose comme une normalisation ou une
banalisation de l’auteur à laquelle il a fallu, depuis, s’habituer. L’époque de
la « mort de l’auteur », de la « textualité » et des avant-gardes dans
lesquelles celles-ci se sont incarnées au cours des années 1960, a été dans
cette perspective le chant du cygne d’une culture du livre et de l’écrit sur le
point de passer la main, d’être subjuguée par l’audiovisuel et aujourd’hui
4
par le numérique .
On sait que cette « crise » à laquelle on a souvent associé l’idée de la
mort de l’auteur a fait long feu. Il faut croire que le cadavre bougeait
encore. En tout cas l’auteur s’en est remis, il a décidé qu’il était trop tôt
pour mourir, qu’il était encore temps de vivre et de vaquer tranquillement à
ses affaires sans plus trop se poser ces questions fondamentales et
existentielles qui ne font que rendre malheureux, et sans se demander par
conséquent si les choses pouvaient vraiment reprendre leur cours d’avant ou
de toujours. Mais l’histoire repasse-t-elle les plats ? La situation de
l’écrivain en 1980 ou en 2010, pour parler comme le faisait Sartre, peut-elle
être la même qu’en 1960, alors que nous avons changé deux fois sinon de
monde, du moins d’écosystème médiatique : une première fois lorsque la
télévision est devenue incontournable, lorsqu’elle a pris le pouvoir, comme
on dit (et par conséquent procédé à sa redistribution aux dépens de ceux qui
avaient l’habitude d’y accéder par l’écrit), et une seconde fois lorsque ce
sont les technologies numériques qui ont commencé à imposer leurs
nouveaux partages ? C’est une chose pour l’auteur de travailler
énergiquement à sa résurrection, mais c’en est une autre de le faire pour
entrer dans un univers dont il n’est plus le centre. Ressusciter pour un
strapontin. Vous êtes là ? Posez-vous dans ce coin jusqu’à ce qu’on vous
sonne. Comment ? Il y a déjà quelqu’un ? Plusieurs même ? Arrangez-vous
entre vous et attendez votre tour.
La mort de l’auteur n’a donc pas eu lieu, ou alors imperceptiblement, en
douceur, par petites tranches de banalisation. L’auteur ne mourrait plus de
phtisie, ni de folie, ni d’alcoolisme, ni de logophilie, ni parce que son « je »
se prenait pour un autre, ni d’aucun autre excès ou sacrifice possible, mais
en quelque sorte de sa fonctionnarisation. Le terme ne renvoie pas
seulement à un mode de vie, par exemple aux obligations télévisuelles et
aux devoirs en communication de l’auteur contemporain, mais également à
ce que les nouvelles technologies font de nous tous, y compris lorsque nous
sommes auteurs : des fonctionnaires à leur service, des fonctionnaires
faisant fonctionner des machines et surtout des programmes, comme l’a
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suggéré le philosophe des médias allemand Friedrich Kittler ; pas
totalement asservis (les machines n’ont toujours pas pris le pouvoir), mais
pas très libres non plus, désemparés quand MacBook plante ou quand le
sans-fil vient à manquer sur les petits navires. Je fais l’hypothèse que c’est
précisément cette fonctionnarisation, cette configuration de l’auteur par un
nouvel ordre médiatique, d’abord télévisuel puis numérique, qui est la
raison pour laquelle certains auraient préféré que l’auteur fût mort plutôt
que banal. On le disait mort, et il ressuscite en fonctionnaire, au service
d’une économie de l’attention et de la visibilité qui entretient de multiples
rapports avec ce que Guy Debord a autrefois décrit en termes de spectacle,
on y reviendra.
Tel est en tout cas l’objet de ce livre : saisir l’auteur là où il est saisi par
le spectacle, là où il lui arrive aujourd’hui d’être configuré et fonctionnarisé
par une économie de l’attention et de la visibilité qui constitue le cœur
même du spectacle. Il sera donc relativement court, dans la mesure où il
s’attache à des instantanés, à des moments, à des situations particulières
plutôt qu’à une vue d’ensemble. C’est dans la nature du sujet : la
spectacularisation de l’auteur échappe aux grands systèmes, aux théories,
elle se perçoit quand on ferme un peu les yeux, dans des détails, des
symptômes, des petits actes manqués ou réussis, dont l’interprétation est en
somme l’affaire du « médianalyste », une profession dont il faut convenir
que j’invente à l’instant l’existence ou dont je souhaite l’avènement. Je
regrette que les déterminations de l’auteur par les technologies
audiovisuelles ou numériques ne soient pas plus souvent à l’ordre du jour
des études littéraires.

Préventions
Se proposer de traiter de l’auteur comme d’un mutant éventuellement
imperceptible est susceptible d’entraîner un certain nombre de malentendus
qu’il faut tenter de prévenir. Tout d’abord je corrigerai donc mon projet tel
que je viens de le formuler : non pas saisir l’auteur là où il est saisi par le
spectacle, mais saisir des auteurs, et donc pas tous. Tous ne sont pas
concernés par le spectacle au même titre, tous ne sont pas configurés par lui
de la même manière. Certains ne s’y conforment même pas du tout, font de
la résistance, parfois par indifférence ou par ignorance, et parfois
délibérément, consciemment : il existe des auteurs que je considère comme
de très bons analystes du spectacle, d’autres qui le défient brillamment. De
la même manière que chacun de nous émerge comme sujet en négociant,
dit-on, avec son inconscient, l’auteur ne cesse de négocier sa place dans le
spectacle. D’ailleurs, ce terme est lui-même trop totalisant, et il faudra en
préciser plus loin différents aspects et facettes. Pas la totalité des auteurs,
donc, mais certains, qui m’ont paru particulièrement indiqués pour
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démontrer que la « fonction-auteur », selon le terme de Foucault , est
aujourd’hui déterminée par des écosystèmes médiatiques qui lui sont en
quelque sorte étrangers, qui n’ont pas été conçus pour produire des auteurs
et qui en modifient par conséquent profondément la nature.
Pas tous, mais pas non plus une petite minorité seulement, ce qui
limiterait la portée de ce livre à quelques curiosités. Il n’y a pas d’un côté
ceux qui en seraient (les victimes, les profiteurs, etc.) et de l’autre ceux qui
n’en seraient pas, ceux que le spectacle ne concernerait pas ; ou les bons
d’un côté et les mauvais ou les méchants de l’autre. Le propos de ce livre
est théorique, du moins dans son ADN. Il ne distribue pas des éloges ou des
blâmes aux uns et aux autres. Il n’est pas vraiment concerné par la
« qualité » du champ littéraire contemporain, il ne propose aucune échelle
de valeurs sur laquelle il devrait être possible de caser tous les auteurs
intervenant dans le champ en question. Il vise à documenter l’intuition qu’il
existe un paramètre médiatique, plus ou moins conscient, dans la
fabrication de l’auteur. Cet inconscient, on s’en doute, est également plus
ou moins visible selon les auteurs. Logiquement, on privilégie ici ceux chez
qui il se manifeste, de la même manière que Freud – ne lésinons pas sur les
comparaisons – n’a pas décrit l’hystérie en invoquant des patients qui n’en
montraient aucun symptôme (ce qui n’empêche pas la plupart d’entre nous
d’être plus ou moins névrosés).
Des auteurs qui seront examinés ici je pourrais dire encore que je ne les
ai pas choisis, qu’ils se sont imposés à moi au fil de la construction de mes
hypothèses sur la part des écosystèmes médiatiques dans la fabrication
contemporaine de la fonction-auteur. Ou, inversement, que c’est en les
lisant que peu à peu cet environnement médiatique m’est apparu, qu’il a
pris forme. Je ne les ai pas convoqués par goût ou par dégoût, ni parce
qu’ils étaient (trop) connus ou pas assez, mais parce que chacun d’eux
incarne un aspect important de la configuration que je voudrais décrire –
c’est d’ailleurs la raison pour laquelle ils n’interviendront nommément
(au chapitre 7) que lorsque cette configuration aura été mise en place. On
me reprochera alors peut-être le caractère convenu de certains de mes
choix, puisque beaucoup d’entre eux, effectivement, ne sont pas des
inconnus et qu’on peut considérer que tout et plus a été dit à leur sujet. Mais
est-ce le cas également pour la configuration médiatique dans laquelle ils
prennent place, dont ils sont des acteurs significatifs ? Je n’en suis pas sûr.
En fait, on ne s’intéresse pas tellement ici aux cas particuliers, mais plutôt à
ce qui leur donne à eux tous comme un air de famille, ou plus exactement
sans doute un air de spectacle.
En tout cas ce livre n’est pas fait pour découvrir ou défendre de nouveaux
talents venant remplacer ceux qui ne seraient plus d’actualité. Plus
généralement, il n’a pas pour but de dresser un état des lieux ni d’évaluer la
belle santé ou le déclin du milieu littéraire français, ni même de recadrer ce
7
que Pierre Bourdieu a naguère défini comme le champ littéraire . Si le
domaine français y occupe une place centrale, parce que c’est quand même
ce qui m’est le plus familier, il propose également quelques excursions dans
le domaine allemand, anglo-saxon et même scandinave, susceptibles de
mettre en évidence d’autres contraintes imposées à l’auteur par
l’environnement médiatique-technologique contemporain. Celui-ci, c’est
une de ses caractéristiques, ignore largement les langues et les cultures
particulières.
L’évaluation du champ littéraire, les jugements de valeur portés sur celui-
ci sont d’autant moins à l’ordre du jour que ce champ est devenu
terriblement incertain. Existe-t-il seulement, existe-t-il encore, ou n’a-t-il
pas tout simplement explosé, et la littérature avec lui, dont nous ne savons
plus où elle commence ni où elle s’arrête, ou ce qu’elle doit être et ne pas
être ? On part ici de l’hypothèse que cette incertitude est précisément l’effet
des écosystèmes médiatiques contemporains et de leur capacité à
reconfigurer la fonction-auteur. Se souvient-on ? Il y a quelques décennies
encore, il y avait non seulement un champ littéraire, mais aussi quelque
chose comme la théorie littéraire, cette digue dressée contre la perte
d’autorité de la culture de l’écrit, qui postulait, toutes tendances
confondues, que la littérature elle aussi existait, et qu’il était possible de la
définir, quitte à en faire quelque chose d’assez exclusif. Beaucoup d’auteurs
en ont donc été exclus ou ont été ignorés d’elle avant d’être souvent
réhabilités en grande pompe au cours des deux ou trois décennies suivantes.
Cette littérature pourvue de passeport théorique, certifiée littéraire, nous a
peu à peu glissé des mains parce qu’elle a fini par exhiber un peu trop de
passeports. La théorie s’est fragmentée en de trop nombreuses théories pour
être vraiment théorique et, finalement, face à l’évidence des capacités de
métamorphose de la littérature, de son caractère protéiforme, on a cessé de
prendre les passeports et les théories au sérieux.
On s’en est alors d’abord remis aux sociologues qui, lorsqu’ils sont
passés par le pragmatisme, nous ont expliqué que la littérature, c’était ce
qu’une société donnée décidait de considérer comme telle à une époque
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donnée . Puis ce relativisme sociologique s’est lui-même « désociologisé »,
individualisé : à chacun désormais son idée de la littérature, ses croyances,
ses préférences, ses likes et ses dislikes, ses pouces levés et baissés – les
réseaux sociaux jouent depuis un certain temps un rôle décisif dans les
prescriptions esthétiques contemporaines. Désormais, tous les goûts et tous
les dégoûts sont dans la littérature, comme ils sont aussi dans la nature. Si
tel est le cas, il sera de plus en plus difficile d’enseigner quelque chose de
cet ordre – c’est-à-dire une histoire de la littérature – dans les écoles ou les
universités, et la désaffection du public pour la critique littéraire, pour les
prescripteurs, tous genres confondus, qui s’imaginent que leurs goûts
peuvent ou doivent être ceux de tous, a un avenir radieux devant elle. Le
temps des certitudes, le temps où l’on savait ce qu’était la littérature et ce
qu’elle devait être semble décidément derrière nous, à tel point qu’on
pourrait dire que la seule chose qui a disparu, c’est justement cette
littérature sûre de son identité, qui a été pendant longtemps l’objet d’un
consensus.
La spectacularisation de l’auteur telle qu’on l’envisage ici, c’est en
somme une des modalités, qui n’en exclut pas d’autres, de la disparition de
la littérature comme champ ou comme institution, on y reviendra dans les
chapitres suivants. Une telle hypothèse est-elle tenable quand on affirme
justement, par ailleurs, que rien n’est plus problématique aujourd’hui que
la littérature ? Serais-je en train de m’enferrer d’emblée dans une
contradiction insurmontable en faisant l’hypothèse d’une spectacularisation
de la littérature si j’admets en même temps que la littérature n’a peut-être
jamais existé comme telle ou qu’elle est aujourd’hui une affaire de goût et
de croyance passablement individualisée ? Pas nécessairement, car si je ne
peux que difficilement invoquer les théories littéraires, apparemment
objectives mais en fait toujours pétries de normes au moins esthétiques,
pour en inférer quelque chose comme un déclin ou du moins une
transformation de la littérature, il est en revanche possible de s’en remettre
à l’histoire récente ou tout simplement à l’observation pour constater de
façon quand même assez irréfutable un certain nombre de changements.
La littérature et, avec elle, les auteurs ne sont plus ce qu’ils étaient : peut-
on entendre cet énoncé dans son sens littéral ? Nos croyances en ce qu’ils
sont ou devraient être ont changé et tout porte à croire que l’histoire,
justement, ne repassera pas les plats et que pour le prochain Marcel Proust
ou le prochain Victor Hugo on risque d’attendre longtemps. Les raisons
d’écrire et les façons de devenir aujourd’hui écrivain ne sont plus les
mêmes qu’il y a encore quelques décennies. Symétriquement, ce sont
également nos raisons et nos façons de lire qui ont changé, et pas seulement
parce que nous disposons éventuellement de tablettes et d’iPads pour
remplacer les livres imprimés – ce n’est pas le problème, ou juste un petit
bout du problème.
Cela, je crois pouvoir l’affirmer assez sereinement, c’est-à-dire sans la
moindre nostalgie et sans le moindre ressentiment. Constater un
changement, ce n’est pas la même chose que de constater un déclin, et en
tout état de cause cela n’implique aucun jugement de valeur. Je ne suis pas
spécialement dérangé par le fait que les auteurs ne soient plus ce qu’ils
étaient, mais c’est en quelque sorte mon obligation professionnelle de
décrire, de façon aussi précise que possible, ce qu’ils sont devenus et
comment ils le sont devenus ; de décrire notre époque, notre temps, plutôt
que de faire comme si rien n’avait changé. Le problème, en fait, ce sont
plutôt ceux qui font justement comme si la littérature était éternelle dans ses
infinies variations, comme s’il n’y avait rien de nouveau à voir, circulez.
Et pourtant elle tourne, elle a tourné, la littérature, et les auteurs avec elle,
pas nécessairement comme le lait ou le vin, mais comme l’audiovisuel et le
numérique notamment, et plus généralement le marché de l’attention, les
ont fait tourner. Du coup il y a effectivement un certain nombre de choses à
voir et à dire, indépendamment des questions de goût ou de croyance, des
jugements esthétiques ou même éthiques, toujours réversibles ou réfutables,
que l’on portera sur tel ou tel auteur. Il ne s’agit pas ici de condamner ou
d’acquitter qui que ce soit puisque aussi bien, on le verra, c’est ce que le
système médiatique contemporain, si friand de tribunaux et de procès, ne
cesse de faire de façon assez obsédante, mais de décrire ce qu’un tel
système fait aujourd’hui de ou à l’auteur. Le propos des pages qui suivent
est en somme de montrer comment l’écosystème médiatique contemporain
décentre une fois de plus l’auteur (Freud ou Foucault sont déjà passés
par là), et d’identifier des types d’auteurs auxquels il donne leur chance ou
la préférence. L’audiovisuel et le numérique introduisent un écran, c’est le
cas de le dire, entre l’auteur et lui-même, ils l’arrachent à l’identité, aux
privilèges et à l’autorité que lui conférait la culture de l’imprimé. Ils le font
évoluer en mode Canada Dry, comme à distance de lui-même. C’est de
cette distance qu’il s’agit dans ce livre, d’une distance qui fait que le champ
littéraire n’est plus autonome, comme le voulait Bourdieu, mais percuté et
déterminé très systématiquement par un hors-champ caractérisé par son
aveuglante évidence.
Le livre qu’on va lire part en tout cas de cette conviction, de l’intuition
que ce sont les dispositifs médiatiques (autrefois la culture de l’imprimé,
puis la culture audiovisuelle désormais accompagnée et peut-être bientôt
doublée par la culture numérique) qui déterminent dans leur spécificité une
série de fonctions-auteur propres à chaque époque, susceptibles de changer
avec celle-ci. Ces dispositifs affectent l’ensemble de la chaîne de
production littéraire ou plus généralement intellectuelle, de l’image de
l’écrivain aux pratiques de lecture en passant par la configuration du
« milieu » littéraire, dont la fonctionnarisation ou la satellisation qui le
caractérisent actuellement rendent par ailleurs l’autonomie problématique.
Il existe dans l’histoire de l’évolution des fonctions-auteur comme des
institutions qui les ont rendues possibles un paramètre ou un facteur
médiatique qui, pour rester plus ou moins inconscient, est destiné à
9
expliquer beaucoup de choses qui sinon resteraient cachées .

Commencements
L’auteur en mode Canada Dry, c’est la prohibition invisible et douce de
la culture de l’écrit transformée en culture de l’apparition, notamment
télévisuelle, mais prolongée aujourd’hui de toutes les manières possibles
par les technologies numériques qui se sont imposées avec Internet. Bientôt
il ne sera par exemple plus possible d’être sérieusement auteur sans exhiber
des selfies sur Instagram ou sans répondre à ses lecteurs sur Facebook ou
Twitter, sans échanger, partager avec des amis lecteurs infiniment
nombreux, qui n’acceptent d’être vos lecteurs que s’ils comptent aussi
parmi vos amis. À ceux-là l’auteur concède de plus en plus souvent,
activement ou du moins passivement, un droit de réponse, voire un droit
d’intrusion, quand il ne leur demande pas de participer à la rédaction des
chapitres à venir de son prochain roman pour démontrer qu’il est en phase
avec son époque, qu’il est branché, connecté même, cool en somme.
Imaginez Proust obligé pour survivre chez Gallimard, qui faisait déjà des
difficultés à l’époque, de répondre à des tweets du genre : « Salut Marcel,
j’ai trouvé super l’épisode d’Albertine qui dort, mais t’aurais pas pu faire un
peu plus court ? Bisous. »
Le temps des auteurs qui avaient choisi d’écrire parce que justement la
communication ne les intéressait pas spécialement ou même pas du tout, qui
préféraient la réinvention de la langue et qui s’imaginaient pouvoir jouer les
ours mal léchés, les ermites, les reclus, ou se promener ivres sur les
plateaux de télévision, c’est fini. Aujourd’hui l’auteur ne peut plus se
permettre d’être misanthrope, suicidaire ou pervers. Il doit être propre sur
lui, de préférence jeune et télégénique, il s’est mis au Canada Dry. C’est le
prix à payer pour continuer d’exister lorsqu’on passe d’un monde où il fait
bon écrire à un monde qui n’a d’yeux que pour ce qui se voit, pour ceux
qu’on voit, pour ceux qui disposent d’un capital d’attention ou de visibilité
traduit en apparitions télévisées d’une part, et en amis sur Facebook ou en
followers sur Twitter ou Instagram d’autre part. Passage de la graphosphère
10
à la vidéosphère, comme le dirait Régis Debray , flanquée aujourd’hui de
l’hypersphère, sa frétillante complice numérique en passe de devenir le
nouveau centre de gravité de l’économie de l’attention ou de la visibilité.
Nous avons donc troqué l’aura des auteurs de livres parfois difficiles
contre celle des maîtres de cérémonie cathodiques (l’expression est restée,
même si les tubes cathodiques, eux, ont disparu), et plus récemment contre
la magie des réseaux dits sociaux, dont on ne fait que commencer
d’entrevoir toutes les conséquences pour les auteurs à venir, en attendant de
devoir se mettre à examiner de plus près les revêches algorithmes
inaugurant l’ère de la création assistée, voire automatisée. Électronique ou
numérique, l’économie de l’attention mène le bal, elle configure les
prestiges, elle décide de la hiérarchie des autorités, des ordres et des temps
d’apparition et, s’agissant de la visibilité, elle confère des droits de vie et de
mort comme d’autres le faisaient autrefois pour les indulgences ou les
palmes académiques. C’est sans doute assez banal de le rappeler, mais
encore faut-il examiner avec soin comment la fonction-auteur s’en trouve
transformée, puisque justement ce n’est qu’une fonction, qui varie avec le
temps, avec les ordres du discours et, pourrait-on ajouter, les ordres
11
médiatiques qui en sont la condition de possibilité .
Quand est-ce que tout cela a commencé ? Bien avant que tout le monde
ne s’emballe pour le numérique, quitte à perdre de vue la très oppressante
domination de l’audiovisuel, pourtant encore bien réelle. Il ne faut pas trop
coller à l’actualité, ne pas se laisser aveugler par les derniers gadgets à
écran tactile, mais au contraire essayer de prendre du recul et constater que
les évolutions ne se décident pas en mois ni même en années mais en
décennies. C’est sans doute à partir des années 1970 que les choses ont
changé, mais doucement, peu à peu, sans qu’on s’en rende trop compte. Les
révolutions médiatiques ne ressemblent jamais à des chutes de murs ou de
tours, et c’est pourquoi on peut toujours dire qu’elles n’ont pas eu lieu, ou
12
qu’apparemment rien n’a changé, loi de Riepl à l’appui . S’il fallait donner
une date significative pour l’évolution littéraire, on pourrait évoquer, en
France, 1975. La télévision était, depuis peu, passée à la couleur et
l’émission Apostrophes animée par Bernard Pivot faisait ses débuts, mais
13
elle avait été précédée par quelques autres .
Apostrophes ? Comme c’est banal, faut-il vraiment y revenir ? Oui, parce
que c’est précisément un début possible de l’histoire de la banalisation de
l’auteur, qui est un des fils rouges de ce livre. De manière générale, la
banalité ne s’impose pas à coups d’événements exceptionnels. En tout cas,
1975 représente un tournant avec lequel se termine l’histoire des dernières
avant-gardes, et avec lequel commence quelque chose comme
l’expropriation symbolique des auteurs. Ceux-ci ne reçoivent plus chez eux
la télévision, désormais accessible à (presque) tous, mais ils se déplacent
dans les studios pour tenter d’y faire bonne figure. C’est un moment
important, qui va notamment induire le tournant autobiographique de la
littérature (française) au sens large du terme, c’est-à-dire incluant non
seulement toutes les formes d’écriture de soi telles que l’autoportrait ou
l’autofiction, dont on a multiplié les définitions au cours des dernières
décennies, mais aussi d’innombrables romans plus ou moins
autobiographiques.
Je fais l’hypothèse que ce tournant autobiographique est lié à
l’avènement de l’écosystème télévisuel, qu’il est l’effet du caractère
dominant de la télévision dans le champ médiatique. Et je propose de ne pas
oublier celle-ci, parce qu’elle n’est pas derrière nous, parce qu’elle continue
d’exercer ses déterminations et d’imposer, par exemple, son ordre
autobiographique ou « personnel ». Elle continue d’ailleurs également de
faire autorité, quoi qu’on dise de l’avènement du numérique et des
« réseaux », et même si ceux-ci changent à leur tour la donne. Elle est
encore et toujours sinon la principale, du moins l’une des principales
sources d’autorité et de légitimité dans l’espace public et elle ne cesse par
conséquent d’en conférer à ceux à qui elle permet d’y apparaître. On aurait
donc tort de la négliger lorsqu’on interroge, comme on se le propose ici, les
mutations contemporaines de la fonction-auteur.
J’évoque un tournant autobiographique, comme on parlait, à l’époque du
structuralisme, d’un linguistic turn que les médias audiovisuels puis
numériques sont précisément venus périmer. L’auteur en régime télévisuel-
numérique n’est plus l’agent d’un « jeu de la langue », comme on s’en était
convaincu naguère, du temps des avant-gardes « textualistes » qui
arboraient vaillamment les Écrits de Lacan à leur boutonnière, mais un
fonctionnaire au service d’une économie de l’attention, comme si les écrans
de toutes sortes l’avaient diverti de son corps à corps avec la langue.
Puisqu’il est là, sous les feux de la rampe, puisqu’il se doit d’être là, le
mieux qu’il puisse faire, c’est de parler de lui-même, autant que possible en
direct, sans trop de mots ou de phrases trop longues qui brouilleraient la
transparence. C’est là ce que la télévision lui demande, comme elle le
demande à tout le monde d’ailleurs, car c’est ce qu’elle fait de mieux : du
direct, de l’émotion, de la personnalité. Lorsqu’il y a un tremblement de
terre, elle montre un rescapé désespéré. Lorsqu’une usine ferme, elle
montre un ouvrier désespéré, et lorsqu’elle se penche sinon sur la littérature
(qui à ses yeux n’existe bien évidemment pas comme telle), du moins sur
l’actualité littéraire, elle montre un auteur, ou des auteurs pris un à par un, si
possible pas trop désespérants.
Du coup l’auteur, qui de la belle époque structuraliste et avant-gardiste
jusqu’à l’orée des années 1980 s’appliquait à faire le mort, est prié de
dégager ou alors de ressusciter convenablement. La télévision exige qu’on
vive un peu, ou du moins qu’on fasse semblant, qu’on s’en tienne aux
apparences. Lorsque je repense à Apostrophes aujourd’hui, c’est cela qui
me revient en mémoire : des centaines d’auteurs assez interchangeables
surgissant de partout, creusant des brèches bientôt béantes dans les exclusifs
cénacles de l’avant-garde, se contre-fichant de la mort de l’auteur, du jeu de
la langue, de ses déterminations par l’inconscient, de l’autoréflexivité et de
l’intertextualité, toutes ces choses pour lesquelles s’enthousiasmaient la
« nouvelle critique » et ses avatars théoriques, comme de l’an quarante. Et
l’animateur Pivot, idéal pour justement réanimer des auteurs ci-devant
morts, qui leur demandait inévitablement si leurs romans étaient
autobiographiques. « Oui, peut-être, un peu, en partie, mais je ne vous dirais
pas exactement en quoi. En tout cas ce sont bien mes idées et mon
imaginaire, je suis là pour en donner la preuve, pour certifier qu’ils sont
ceux d’une personne présente et présentable, pour délivrer par ma présence
un certificat d’authenticité. » Tel était à peu près le sens de presque toutes
les réponses, avec lesquelles se configure notamment, implicitement et dans
son ambiguïté, l’autofiction – on y reviendra, mais notons dès maintenant
que le terme date de 1977, soit deux ans après les débuts d’Apostrophes.
En tout cas, c’est à partir de ces années-là qu’indépendamment de
l’éventuelle dimension autobiographique de leurs romans, les auteurs ont
pris cette curieuse habitude de parler de leurs personnages comme s’ils les
connaissaient, comme s’ils les avaient observés par le trou de la serrure,
poussant le scrupule jusqu’à hésiter, d’un air pénétré et un peu perdu, sur
leur avenir. Seraient-ils heureux après la fin de l’histoire, s’en sortiraient-ils,
se remettraient-ils du drame ? Il y avait aussi ceux qui, arrivés à la fin de
leur roman, se sentaient abandonnés par les personnages qu’ils avaient
créés, avec lesquels ils s’étaient habitués à vivre et dont il était maintenant
si difficile de prendre congé. Me voilà de nouveau si seul dans mon pavillon
de banlieue, avec mon eau minérale, mon épouse, mes enfants et la piscine
municipale. À croire qu’ils n’avaient jamais pris connaissance des
délibérations de base de Gérard Genette et de quelques autres sur les
différents niveaux de la narration ou sur les différences qui semblaient
pourtant élémentaires entre auteur, narrateur et personnage. On peut
considérer que de telles questions ne touchent pas à l’essentiel, ou que les
auteurs ont bien le droit de s’éprendre de leurs personnages, mais écrit-on
un roman de la même manière selon qu’on s’identifie énergiquement avec
ceux-ci, conformément au cahier des charges de la présence médiatique, ou
qu’on garde avec eux la distance propre par exemple à une conscience
rhétorique de la littérature ? Il y a fort à parier que la littérature y perdra par
exemple son ironie, qui n’est pas le fort du spectacle, ou sa belle conscience
réflexive. Et du même coup elle ne sera plus tout à fait ce qu’elle a été.
Si l’on se penche non plus sur les gens de lettres mais sur les intellectuels
dont il leur arrive également d’être des avatars, on pourrait désigner les
auteurs en mode Canada Dry par le terme générique de BHLs, en hommage
à celui qui en a le premier et le plus brillamment incarné la fonction, du
moins en France. Apostrophes, et maintenant les « nouveaux
philosophes » : pour la banalité et le ressassement je crains que je n’arrange
pas mon cas, aussi ne m’y attarderai-je pas. Les BHLs apparaissent
également vers 1975, ce n’est pas un hasard. Ils sont eux aussi les
contemporains de l’avènement de la galaxie télévisuelle et de Bernard Pivot
dont ils vont squatter énergiquement l’émission, puis toutes les autres. Ils
prennent la place de leurs prestigieux aînés regroupés des années 1960 aux
années 1980 à l’enseigne du (post)structuralisme. Ceux-ci fréquentaient très
peu la télévision, pour de multiples raisons sans doute, mais en particulier
parce qu’ils s’étaient persuadés, pour avoir lu Lacan, Foucault ou Barthes,
du peu de réalité de l’auteur ou du sujet, dont on est désormais prié de ne
plus douter. On ne peut pas paraître dans les studios de télévision pour y
disserter sur l’historicité ou la mort de l’auteur ou pour y déconstruire le
sujet, ni même pour y proclamer que « je » est un autre. De quoi aurait-on
l’air ? Il faudrait alors quasiment s’excuser d’être là. Cela ne se fait pas
quand on passe à la télévision.
Les « nouveaux philosophes » ont en tout cas parfaitement compris, et
surtout très vite, que le meilleur moyen de faire du nouveau, c’était de
retourner à l’ancien, pendant que leurs maîtres continuaient de disserter sur
des problèmes que tout le monde considérera bientôt comme byzantins. Ils
ont donc décidé sinon d’être, du moins d’apparaître comme de vrais sujets,
de vrais auteurs défendant de nombreuses causes vraiment honorables ainsi
que d’irréfutables et authentiques opprimés, comme au bon vieux temps.
Lorsqu’on est peu attentif, on peut les prendre pour des auteurs apparaissant
à la télévision, mais en fait c’est une illusion d’optique, car ce sont des
auteurs apparaissant pour la télévision, faits pour elle. Ils occupent les
plateaux de télévision, ils y (re)jouent les Camus et les Sartre jusqu’à la
nausée, se prononcent sur les malheurs et les injustices du monde. Le public
les écoute, les admire peut-être, puisque ce sont de vrais écrivains,
d’authentiques intellectuels, certifiés comme tels par les livres qu’ils
tiennent à la main et sur les couvertures desquels figurent indubitablement
leurs noms. Mais en fait, ces livres ne sont la plupart du temps que les
prétextes à leurs apparitions, et non pas les raisons. Ce sont des tickets
d’entrée pour les studios de télévision, que personne ne lit, que tout le
monde oublie assez vite, de simples mots de passe donnant accès à une
visibilité devenue la mesure sinon de toute chose, du moins de tout prestige,
14
de toute autorité. Ces livres-là sont désormais faits pour « faire écrivain » .
Les plus fortunés, les riches de l’économie de l’attention semblent
d’ailleurs disposer depuis quelque temps d’un passe, puisqu’on les invite de
façon récurrente sans rien leur demander, sans même qu’ils aient à se
donner la peine de venir présenter un nouveau livre. La fonction-auteur
semble entretenir de moins en moins de rapports avec l’existence de livres
qu’il s’agirait de prendre en considération d’une manière ou d’une autre. Je
me souviens d’avoir entrevu, il y a quelques années, une émission-réveillon
sur TF1 un 31 décembre, avec tous les employés de la maison qui se
battaient les flancs pour avoir l’air de s’amuser, et quelques invités, des
potes, comme on dit, apparemment désœuvrés, passés dire bonsoir. Parmi
eux il y avait Frédéric Beigbeder, un écrivain assez connu, comme
d’habitude chevelure au vent, qui avait une demi-heure à perdre, ou une
demi-heure de visibilité à engranger. On suppose qu’il était invité en tant
qu’auteur, puisque, sauf erreur de ma part, il n’est pas employé de TF1, ni
sportif d’élite, ni détenteur du titre de Miss France. Il est venu, il a fait
quelques plaisanteries, sans jamais trouver le ton juste d’ailleurs, puis il est
reparti, et personne n’a même songé à lui demander s’il avait écrit un livre
ou s’il préparait un film, ou un album de chansons. Il était simplement là,
cela suffisait puisqu’on le connaissait très bien. À force de tourner en rond
sur elle-même, l’économie de la visibilité a l’avantage de devenir durable,
respectueuse de nos forêts menacées, puisqu’elle remplacerait au bout du
compte des livres inutiles et le papier nécessaire à leur fabrication par la
simple assomption qu’ils doivent bien exister quelque part.

Éloge de Noëlle Revaz


15
Il existe un roman qui m’enchante : L’Infini Livre, de Noëlle Revaz ,
auteure par ailleurs de trois romans parus chez Gallimard. Celui-ci est
publié par une petite maison d’édition suisse, allez savoir pourquoi.
L’éditeur nous en propose le résumé suivant : « Jenna et Joanna, deux
écrivaines à succès, mènent une vie tranquille entre leurs familles et les
plateaux de télévision. Dans le monde simplifié qui est le leur, les livres
sont devenus de banals objets, dont la valeur et l’intérêt s’arrêtent à la
couverture. Présentateur, acheteur ou écrivain, plus personne ne songe à les
ouvrir. Le geste est tombé dans l’oubli. Mais cette simplification va plus
loin et s’étend à tous les domaines de la vie. La musique est un objet. Les
enfants peuvent être des autocollants. Les amis ne sont plus qu’un mot. Il
n’y a plus de for intérieur. » C’est exactement ça, Noëlle Revaz décrit en
romancière ce que je tente de décrire avec mes moyens d’herméneute : la
situation de l’écrivain soumis à la vidéosphère d’une part, au monde
numérique d’autre part, ballotté de l’un à l’autre, désubjectivé par sa
fonctionnarisation, par son allégeance à des systèmes médiatiques qui
l’exproprient. Depuis que j’ai lu ce roman, je me sens moins seul, il existe
au moins une autre personne qui a les mêmes hallucinations que moi.
Il faut avancer un peu dans le roman de Noëlle Revaz pour se rendre
compte que, des livres écrits par Jenna ou Joanna, que tout le monde y
compris leur éditeur finit par confondre, nous ne verrons littéralement que
la couleur des couvertures. Les livres sont des objets, avec des couleurs plus
ou moins gaies, qui permettent à leurs auteurs de se promener sur les
plateaux de télévision, d’y exercer leur métier de fonctionnaires
cathodiques. Contrairement aux apparences, la tâche n’est d’ailleurs pas
toujours simple car elle exige qu’on sache parler d’à peu près tout – de soi-
même, des autres écrivains, de la pluie, du beau temps, etc. – sauf des livres
eux-mêmes dans lesquels les auteurs n’ont jamais songé à mettre le nez. On
suppose, sans trop avoir de preuves, que c’est l’éditeur qui se charge de leur
production, probablement avec le soutien d’algorithmes fournissant des
phrases toutes faites. Et on ne sera pas étonné, puisque tout dans L’Infini
16
Livre est affaire de phrases toutes faites , que les protagonistes habitués
des plateaux de télévision décident à un moment donné d’abandonner la
syntaxe et de ne plus s’exprimer que par interjections. Celles-ci sont en
somme la version orale des emoticons que nous proposent avec
empressement et générosité nos différentes messageries. On y gagne en
temps et en clarté. On se contente désormais de s’exclamer « joie ! »,
« tristesse ! », « bonheur ! », etc.
Le pire qui puisse arriver dans le monde de Jenna et de Joanna, c’est que
quelqu’un ouvre un livre sur un plateau de télévision. C’est la chose la plus
indécente qu’on puisse imaginer. Joanna souffre d’ailleurs beaucoup du fait
que son propre fils, lui, ne cesse de fourrer son nez dans ses œuvres
complètes exposées dans son salon. Elle préférerait sans doute qu’il
consomme comme tout le monde un peu de pornographie sur sa tablette. La
gêne sera à son comble lorsqu’au cours d’une émission on tombe sur un
faux livre qu’on ne peut pas ouvrir – en fait une simple boîte en carton
munie d’une belle couverture –, comme cela arrive une fois avec ce vieil
écrivain toujours invité mais pris ainsi en flagrant délit d’imposture. Ce
n’est pas grave en soi d’être un imposteur, mais il ne faut pas vendre la
mèche, n’ouvrez pas les livres.
Sous ses airs très doux, L’Infini Livre en dit long sur la violence du stade
Canada Dry de l’auteur. On y reviendra, car cette violence est un élément
central de la spectacularisation de la littérature qui est le sujet de ce livre.
J’en donnerai cependant dès maintenant une autre image, à titre de preview,
comme on dit. La chaîne de télévision allemande ARD propose chaque
mois une émission littéraire intitulée Druckfrisch – qu’il faut sans doute
traduire par « vient de paraître », mais qui signifie littéralement « imprimé
fraîchement », comme pour suggérer qu’en régime spectaculaire un bon
livre doit être aussi frais que les croissants au petit déjeuner. En mode
Canada Dry, les livres sont devenus périssables comme les yoghourts, on
sait que leur durée moyenne de vie en librairie oscille entre quatre et six
semaines, l’auteur doit désormais convaincre son public aussi vite que lors
d’une séance de speed-dating.
Animée par un certain M. Scheck, Druckfrisch comporte notamment une
rubrique consistant à évaluer les dix livres placés en tête de la liste des best-
sellers du Spiegel – en Allemagne, cette liste est une véritable institution.
L’animateur consacre environ une minute à chaque livre, ainsi gracié ou au
contraire exécuté (en allemand on dira zerrissen, déchiré), en quelques
phrases qui sont alors d’une méchanceté ciselée, et la méchanceté, c’est
quand même ce qui se fait de mieux à la télévision, on ne s’en lasse jamais.
Les livres appréciés restent sur la table, les livres condamnés sont jetés dans
une poubelle qui se trouve dans un coin du studio. Parfois ils tournoient
dangereusement en direction du téléspectateur avant de retomber, avec un
bruit sourd, dans cette poubelle. Clonk ! Pour un peu, vous les prendriez à
la figure, ces livres, si l’écran de votre télévision n’était pas là pour vous
protéger des acting-out de M. Scheck.
Est-ce choquant ? Pas vraiment, car on ne publie plus guère de livres
aujourd’hui, mais beaucoup de bouquins, avec l’accord des auteurs qui
préfèrent eux-mêmes dire qu’ils ont écrit un bouquin ou qui du moins
n’osent plus dire qu’ils ont écrit un livre. Ce serait comme se prononcer
pour la virginité avant le mariage, cela ne ferait pas très branché ni très
cool. Il n’y a pas de mal à jeter un bouquin, et le stade Canada Dry de la
littérature commence avec le passage du livre au bouquin. Ça ressemble à
un livre, c’est fait, techniquement, comme un livre, mais ce n’est plus un
livre, c’est juste un bouquin. Merci pour votre visite, pour vos histoires, et
au suivant. La différence entre un livre et un bouquin, c’est que le second
est en quelque sorte fait pour être jeté, pour qu’on passe au suivant.
« Bouquin », c’est le nom du livre Kleenex. Clonk dans la poubelle, ou clic
sur le bouton « like » de Facebook. Pouce levé, pouce baissé, emoticon,
interjection, j’aime, je n’aime pas, j’exécute ou je recommande à mes amis,
telle est la vocation ou la raison d’être du bouquin au demeurant
remplaçable par de nombreux autres produits proposés dans le moderne
cirque romain (mal) déguisé en industrie de la culture.
Autrefois, quand nous vivions encore dans un monde idéal où la culture
du livre pouvait superbement ignorer les paillardises télévisuelles, et où
personne n’avait simplement conscience des sombres menaces numériques
qui pesaient sur la belle civilisation de l’imprimé, Scheck n’aurait pas osé.
Du temps de Pierre Dumayet et de Pierre Desgraupes, quand lire c’était
vivre, quand la télévision (à l’époque bien entendu d’État) se rendait encore
au domicile de l’écrivain, de préférence grand, le filmait dans son bureau,
ou dans son jardin, en intercalant des gros plans sur de vrais manuscrits
écrits à la main ou des séances de lecture de textes par l’auteur lui-même,
on n’aurait jamais envoyé tournoyer le moindre livre, la moindre plaquette
dans le coin de l’écran. On s’inclinait devant cette main, cette voix dans
lesquelles s’incarnait l’authenticité quasiment sacrée de l’écrivain, et que le
miracle cathodique mettait tout à coup à portée du grand nombre, sans trop
percevoir alors que cet hommage télévisuel à la chose écrite tenait du baiser
de la mort, que l’apparition de plus en plus fréquente de l’écrivain à la
télévision correspondait en fait à sa désacralisation, à une banalisation
probablement irrémédiable.
Vous écrivez ? Un bouquin ? Comme c’est banal, et donc sympathique.
Bienvenue parmi nous. On suivra le détail de cette évolution dans le livre
17
passionnant de Patrick Tudoret, L’Écrivain sacrifié , auquel je reprocherai
juste son titre, tant il me semble que la télévision n’a pas sacrifié mais
précisément banalisé, fonctionnarisé l’écrivain : de la « paléotélévision »
des années 1960, admirative et respectueuse envers celui-ci, à la
« néotélévision » incarnée par un Bernard Pivot, s’émancipant de sa
servilité initiale pour devenir un pouvoir autonome qui somme les auteurs
de réussir leur prestation, leur mise en scène, puis enfin à
l’« hypertélévision » qui ne reconnaît plus à l’écrivain de véritable
spécificité.
Elle l’invite désormais simplement à participer au show, comme Frédéric
Beigbeder le soir du réveillon, c’est-à-dire en général à faire le pitre, dans
des émissions où il sera en concurrence avec des acteurs, des chanteurs, des
sportifs, Miss France, un député de l’opposition ou un ministre et des
starlettes toujours anciennes du porno. Comme tous les autres, il est là pour
faire le spectacle, pour le célébrer, d’autant plus astreint à ses tâches de
célébration que dans sa dimension télévisuelle le spectacle est désormais
sur la défensive, attaqué à son tour par les virulentes revendications des
réseaux sociaux réclamant leur part du gâteau de la visibilité. S’il s’en sort
bien, s’il est sur la même longueur d’onde que l’animateur et les autres
invités, il sera réinvité. S’il bafouille, c’est terminé, parfois pour toute
une vie.

Notes
1. Roland Barthes, « La mort de l’auteur » [1968], in Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil,
1993.
2. Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], in Dits et écrits, t. 1, Paris, Gallimard,
1994.
3. Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », in La Part du feu, Paris, Gallimard,
1949.
4. J’ai développé une première fois cette hypothèse dans La Faute à Mallarmé. L’aventure de la
théorie littéraire, Paris, Seuil, 2011.
5. Friedrich Kittler, Die Wahrheit der technischen Welt, Berlin, Suhrkamp, 2013, p. 214 sq.
6. « Qu’est-ce qu’un auteur ? », op. cit. Le terme de « fonction-auteur » manque certes un peu de
naturel, mais il me semble plus précis et moins artificiel que celui d’« auctorialité », parfois utilisé
pour traduire le terme anglais d’autorship ou le terme allemand d’autorschaft qui sont, eux, très
naturels dans leurs langues respectives. Puisque l’« auctorialité » renvoie à l’auteur comme fonction
(sociale, historique, etc.), autant recourir directement au terme de « fonction-auteur ». C’est du moins
le choix que j’ai fait dans ce livre.
7. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992.
8. Voir par exemple Richard Shusterman, Pragmatist Aesthetics : Living beauty, Rethinking Art,
Oxford, Blackwell, 1992.
9. Cet inconscient médiatique est lui-même susceptible de rester caché, voire de ne pas exister et
de devoir être éventuellement rangé dans la catégorie des hallucinations théoriques. Pour me rassurer,
je peux cependant invoquer quelques autres auteurs qui font que je me sens moins seul, et pas des
moindres. Ils semblent avoir été les victimes des mêmes hallucinations et, comme on sait, des
hallucinations partagées sont des hallucinations déjà pardonnées. À commencer par Marshall
McLuhan, le père des études médias et sujet à de très nombreux acouphènes théoriques, tant dans
The Gutenberg Galaxy, Toronto, The University of Toronto Press, 1962, que dans Understanding
Media : The Extensions of Man, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1964 ; mais aussi le passionnant
et trop méconnu Vilém Flusser : voir par exemple « Gedächtnisse », in Jean Baudrillard, Hannes
Böhringer, Vilém Flusser, Heinz von Foerster, Friedrich Kittler et Peter Weibel, Philosophien der
neuen Technologie, Berlin, Merve Verlag, 1989. Plus généralement, une partie des travaux de Flusser
sont disponibles en français sous les titres suivants : La Civilisation des médias et Pour une
philosophie de la photographie, Belval, Circé, 2004 et 2006. On mentionnera également les travaux
de Bernard Stiegler, qui est parvenu depuis de nombreuses années à des conclusions analogues,
quoique par des moyens nettement plus philosophiques que les miens : voir notamment Bernard
Stiegler, « Pharmacologie de l’épistémè numérique », in Bernard Stiegler (dir.), Digital Studies.
Organologie des savoirs et technologies de la connaissance, Limoges, FYP Éditions, 2014 ;
« Le bien le plus précieux à l’époque des sociotechnologies », in Bernard Stiegler (dir.), Réseaux
sociaux. Culture politique et ingénierie des réseaux sociaux, Limoges, FYP Éditions, 2012.
10. Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991.
11. En plus du « Qu’est-ce qu’un auteur ? » déjà cité, on se référera également, toujours de Michel
Foucault, à son indispensable Ordre du discours (Paris, Gallimard, 1971).
12. Wolfgang Riepl est connu pour avoir formulé en 1913 une « loi » selon laquelle les nouveaux
médias ne conduisaient jamais à l’effacement des anciens, mais à leur éventuelle réaffectation. Un
siècle plus tard, il est souvent invoqué par ceux qui ont intérêt à ce qu’il en soit ainsi, ou peur que ce
ne soit pas le cas.
13. Patrick Tudoret, L’Écrivain sacrifié. Vie et mort de l’émission littéraire, Lormont, Le Bord de
l’eau, 2009.
14. L’histoire des intellectuels n’occupera qu’une place marginale dans ce livre, qui se concentre
sur le monde des belles-lettres. De nombreux ouvrages, dont certains qui font date, lui ont déjà été
consacrés. Mention particulière pour les livres de Régis Debray, qui a su prendre depuis longtemps la
mesure du facteur médiatique dans l’histoire des intellectuels : voir Le Pouvoir intellectuel en
France, Paris, Ramsay, 1979, ainsi que I.f. suite et fin, Paris, Gallimard, 2000.
15. Noëlle Revaz, L’Infini Livre, Genève, Zoé, 2014.
16. L’auteure a fait beaucoup d’efforts pour que son roman consiste en phrases toutes faites,
simples. Et quelques critiques, habitués à un style plus « littéraire » de sa part, n’ont pas manqué de
lui reprocher une attaque aussi frontale contre les apparences auxquelles elle n’a de toute évidence
pas su se tenir.
17. Patrick Tudoret, L’Écrivain sacrifié. Vie et mort de l’émission littéraire, op. cit.
1.

Pour une théorie des effets collatéraux des médias

Un livre sur ce qui arrive à la littérature avec le numérique, à la rigueur,


c’est cool, mais sur les rapports entre la littérature et l’audiovisuel, ne
serait-ce pas un peu ringard ? Le livre, la télévision, le spectacle, cela nous
renvoie aux sixties ou aux scoubidous, comme dirait Patrick Modiano. On
peut être sûr que les réseaux sociaux poufferaient d’indifférence, du moins
s’ils savaient. Mais aussi ont-ils la mémoire courte. Tout à leur propre
célébration, comme les médias en général d’ailleurs, ils ne font évidemment
rien pour qu’on se souvienne que l’économie contemporaine de l’attention
et de la visibilité a une histoire, qu’elle ne vient pas de nulle part et qu’elle
ne coïncide pas avec le monde numérique. Tout au monde n’a pas
commencé ni ne se termine avec Google ou Facebook, même si ces
entreprises sont les grands gagnants de l’économie de l’attention.
Il se pourrait que nous ne soyons pas encore vraiment sortis de cette
vieillerie de société spectaculaire, aimantée par la télévision, et si nous
cessons de nous occuper du spectacle, il est fort possible que celui-ci en
revanche ne cesse pas de s’occuper de nous. L’oubli a toujours servi ses
intérêts, le spectacle est autant friand de présent perpétuel que d’amnésie,
1
Debord l’a constaté il y a de nombreuses années déjà , ce n’est pas le
moment de l’oublier. Ainsi on peut parier que, pour avoir négligé le
paramètre de l’attention, un certain nombre d’auteurs pensent aujourd’hui
sincèrement qu’ils sont des auteurs, ils ne se sont pas vraiment aperçus
qu’ils étaient passés en mode Canada Dry. Bref, pour comprendre ce qui
arrive aujourd’hui à l’auteur, il me semble essentiel de considérer
l’ensemble des pièces du puzzle ou du patchwork médiatique dans lequel
nous vivons, puisque aussi bien ces pièces dépendent les unes des autres, se
conditionnent, agissent les unes sur les autres, à la fois proactivement et
rétroactivement. C’est du moins à cette clarification de la situation
médiatique de l’auteur qu’est consacré notre premier chapitre.

L’auteur au fil des médiasphères

Commençons donc par une petite excursion, que j’espère utile pour ceux
qui ont manqué les épisodes précédents, dans l’histoire des médias et des
médiasphères – on s’est déjà subrepticement servi du terme ci-dessus. Une
médiasphère, selon Régis Debray, est un écosystème médiatique dans lequel
un médium spécifique (un support, ou plus généralement une technologie
d’information et de communication) est dominant en termes de prestige,
d’autorité, de pouvoir et de capacité à organiser le monde, les institutions, la
culture, etc., en fonction de sa façon particulière de configurer la
2
communication et par conséquent d’exercer sa domination . Toujours selon
Régis Debray, l’humanité a donc somnolé pendant plus de quatre mille ans
dans la logosphère, caractérisée par un usage économe et stratégique de
l’écriture qu’elle a certes inventée mais qui ne servait en somme que pour
les grandes occasions, notamment pour donner la parole à Dieu et à ses
représentants en général autoproclamés.
On sait que, pour un grand nombre d’entre eux, le choc Gutenberg, qui
nous a fait basculer dans la graphosphère et bientôt dans la démocratie, en
passant par la Réforme et les Lumières, a été terrible. Dans quelques
contrées reculées comme par exemple de l’autre côté de la Méditerranée, on
ne s’y est d’ailleurs toujours pas entièrement fait. Pendant cinq siècles, des
auteurs de plus en plus nombreux ont écrit de plus en plus de livres en
demandant de moins en moins la permission de le faire. Puis nous sommes
passés, au cours des années 1960, de la graphosphère à la vidéosphère, avec
laquelle les progrès en démocratie n’ont pas toujours été évidents, compte
tenu des préférences des technologies audiovisuelles traditionnelles pour le
top-down, déjà pointées comme telles par certains, et très bien
instrumentalisées par d’autres, à l’époque de l’émergence de la radio.
Toujours est-il que la télévision est devenue, autour de 1970 selon les
3
spécialistes, le médium dominant , elle s’est imposée à la place de la culture
de l’imprimé désormais reléguée aux étages inférieurs de la tour du
prestige.
Cette culture de l’imprimé a été ainsi de plus en plus systématiquement
configurée par un autre écosystème médiatique, elle a été obligée de courir
derrière une économie de l’attention et de la visibilité dont le règne, autour
de 1970, ne fait que commencer, avant que l’hypersphère numérique, qui
est venue doubler la vidéosphère au début du nouveau siècle, n’en amplifie
4
démesurément les effets . « Bouquin », c’est le nom du livre à son stade
vidéosphérique et hypersphérique, c’est le nom qui s’impose lorsque le livre
a perdu son prestige, son autorité, c’est son nom en mode Canada Dry.
Chez Bernard Pivot, dont la montée en puissance coïncide avec celle de la
vidéosphère, on parlait encore de livres, du moins au début, alors que chez
Thierry Ardisson et d’autres, dont les émissions consacrent le stade
triomphant de l’hypertélévision, on dira au mieux « bouquins », si tant est
qu’on en parle encore.
On peut reprendre l’affaire par la porte des auteurs, que l’on définira
minimalement comme des personnages disposant d’une certaine autorité
pour écrire quelque chose. Un auteur sans autorité, cela n’a en somme pas
de sens, sauf dans une perspective juridique (qui nous permet par exemple
d’être l’auteur d’une lettre sans être pour autant un auteur au sens où on
l’entendra ici). Dans sa spécificité, l’autorité de l’auteur est aussi ce qui va
déterminer la nécessité ou non d’une fonction-auteur, au sens où l’entendait
5
Michel Foucault, ainsi qu’une configuration et une économie spécifiques .
Du temps de la logosphère, et hormis les parenthèses de l’Antiquité gréco-
romaine, le type d’autorité dominant est l’autorité externe, idéologique-
théologique. Pour écrire ce que j’écris, je me réfère la plupart du temps à
d’autres auteurs qui m’ont précédé, qui ont fait autorité avant moi, belle
pyramide au sommet de laquelle on retrouve souvent Dieu, éventuellement
son fils, puis tous les scribes et les témoins d’usage.
Avec l’invention de l’imprimerie commence véritablement le règne de
l’autorité interne, c’est-à-dire celle de l’individu parlant en son nom propre,
légitimé par son savoir-faire, son savoir-penser, sa technique, son
inspiration, son génie, etc. Comme l’autorité externe, l’autorité interne
exige cependant d’être reconnue par des instances ou des institutions
spécifiques : par exemple des académies, des critiques littéraires écrivant
dans Le Monde des livres et, bien entendu, des éditeurs. Toutes et tous sont
à considérer d’une manière ou d’une autre comme les pairs des auteurs, ils
sont les professionnels avec qui ceux-ci traitent, négocient leur entrée dans
6
le milieu ou le champ, dirait Bourdieu . Toutes et tous sont en charge de
l’ordre des discours, viennent contresigner une autorité qui n’existerait pas
sans leur contresignature, tant il est vrai que s’autoriser de soi-même reste
le plus souvent mission impossible.
Avec l’industrialisation de l’imprimerie est apparue, assez logiquement
quand on y pense, la culture industrielle dite aussi de masse et avec elle une
nouvelle forme d’autorité : celle du marché ou du public. Le monde des
belles-lettres s’est alors scindé en deux, entre ceux qui se réclamaient du
marché, de leur succès commercial, et ceux qui s’autorisaient de leur
reconnaissance auprès de leurs pairs ou, pour le dire dans les termes de
Bourdieu qui a basé toute sa théorie du champ littéraire sur cette opposition,
entre bénéficiaires du capital commercial et bénéficiaires du capital
7
symbolique . Cette dialectique fondamentale, qui a été la condition de
possibilité du champ littéraire tel que le sociologue l’a défini, semble
aujourd’hui plutôt mal en point dans la mesure où l’un de ses pôles – celui
du capital symbolique – a clairement du plomb dans l’aile.
Numérisés ou non, renforcés ou non par les algorithmes de Google ou
d’Amazon, les marchés font la loi, mais, dans un contexte d’abondance de
l’offre, ils ont dû eux-mêmes se convertir à une nouvelle « monnaie » :
l’attention. Transformable la plupart du temps en argent, celle-ci est donc à
situer très exactement entre le capital symbolique et le capital financier, elle
prend la place de l’un et de l’autre dans le champ littéraire contemporain,
dont on dira qu’il n’est plus structuré par l’ancienne dialectique entre succès
commercial et reconnaissance (des pairs), mais uniquement par des
stratégies différenciées de captation de l’attention8. Du point de vue de
l’économie de l’attention aujourd’hui omniprésente, une stratégie avant-
gardiste de non-reconnaissance par le public est un contresens ou une
absurdité : l’illisibilité, valeur sûre de Mallarmé à Tel Quel, n’a aucune
chance dans le monde de Twitter et de ses 140 signes. Elle équivaut
simplement à un renoncement à toute forme de reconnaissance (ce qui
n’était de toute évidence pas le cas du temps de Baudelaire ou de
Mallarmé).
e
Jusqu’à la fin du XX siècle, l’auteur a donc été configuré par les forces
parfois divergentes et parfois convergentes de l’autorité externe, de
l’autorité interne ainsi que de l’autorité des marchés. Avec le numérique, ou
plus exactement avec le Web 2.0, caractérisé par sa dimension participative,
ou par l’interaction avec les usagers qui constitue l’essence des réseaux
sociaux, la donne change encore une fois. D’une part les algorithmes
d’Amazon et de Google renforcent clairement l’autorité du marché (ou du
public), ils y exercent un effet levier qui inaugure ou du moins accompagne
9
l’ère des super-best-sellers . Mais d’autre part, le numérique-participatif
débouche également, et peut-être contradictoirement, sur une nouvelle
forme d’autorité : celle de l’usager, que l’on peut décrire également, dans le
domaine qui nous concerne, comme une sorte de fusion entre l’auteur et le
lecteur-usager actif, donnant lieu à un entre-deux désigné précisément par le
terme d’« usager ».
Cette nouvelle forme d’autorité, on y reviendra dans les derniers
chapitres de ce livre, laisse entrevoir une influence grandissante de l’usager
non seulement sur le succès ou non des produits proposés (par un éditeur),
mais sur la production elle-même. Les nouvelles technologies permettent
d’autonomiser celle-ci par rapport aux éditeurs ainsi privés de leur fonction
de gatekeeper, en attendant – certains en rêvent – que les algorithmes
viennent autonomiser la production de textes elle-même, comme c’est déjà
le cas dans certains domaines du journalisme, pris en charge par des
« robots », c’est-à-dire des logiciels. Ce changement de régime est désigné
par des termes symptomatiquement anglo-saxons comme self-publishing,
crowd-sourcing, crowd-funding, etc. Celui qui décide, c’est l’usager, moi-
même. Dans cette perspective, les médias numériques ont pour horizon
l’immédiateté : ils ont le pouvoir de supprimer toutes les distances, toutes
les médiations. Ils replient le lecteur sur l’auteur et, en passant, mettent au
chômage technique les éditeurs, les distributeurs, les libraires, les critiques
et les professeurs, tout un petit monde, tout un milieu (un champ) qui se
partageait gentiment l’autorité et les tâches afférentes d’autorisation.

Contagions et contaminations

On s’inquiète : les usagers et leurs « réseaux » avaleront-t-ils tous les


professionnels du champ littéraire, comme ils sont en passe d’avaler les
acteurs traditionnels du champ journalistique, ou certains sauveront-ils
malgré tout leur peau ? Et l’on évoque souvent les effets ravageurs du
numérique, qui induirait la fin de notre belle civilisation de l’imprimé. Non
seulement certains de ses acteurs traditionnels semblent menacés, et avec
eux d’anciennes formes d’autorité, mais encore cette civilisation semble
s’éloigner de nous, avec ses œuvres majeures, ses acquis, ses valeurs, sa
démocratie, ses lumières, ses brillants intellectuels, ses lecteurs cultivés ou
érudits, remplacés par des geeks pianotant comme des forcenés sur leurs
10
claviers et leurs touch-screens . Ou l’on démontre au contraire, avec
soulagement et chiffres à l’appui, que le livre ne se porte pas si mal, que les
marchés sont à peu près stables, que fort heureusement le livre numérique et
les tablettes de lecture progressent moins vite que certains l’avaient
annoncé et que l’apocalypse est par conséquent repoussée de quelques
décennies.
Je ne suis pas sûr cependant que ce soit une bonne idée d’osciller ainsi
entre angoisse et soulagement, comme si l’on assistait à un combat décisif
entre une civilisation du livre prospère hier encore et l’ogre numérique
qu’on soupçonne de vouloir nous déloger de nos espaces et nos habitudes
les plus privés et de soumettre notre subjectivité à la loi d’airain des
algorithmes. Car, lorsqu’on raisonne ainsi, on fait en somme comme si un
livre était un livre, et un auteur un auteur, sans voir que certains livres ne
sont que des bouquins rendant depuis longtemps les services les plus divers
et que les auteurs sont passés depuis deux ou trois décennies en mode
Canada Dry. On est obsédé par les supports, les volumes, les chiffres et les
marchés, et comme toujours lorsque c’est le cas, on tend à sacraliser
l’ancien, dont on oublie qu’il savait faire tout aussi fort en matière de
profanation. Est-ce vraiment une révolution culturelle ou un sacrilège de
lire un thriller sur une tablette plutôt que dans un format de poche qu’on
abandonne dans l’avion où l’on en a achevé la lecture ? Il y a longtemps
qu’on jette les livres, comme on abandonne les chiens et les chats lorsqu’on
part en vacances, comme si les livres n’avaient pas d’âme ou comme s’ils
n’étaient plus les dépositaires de la nôtre.
Et plus généralement, est-ce vraiment un problème si les technologies
numériques taillent des croupières à l’industrie du livre dès lors que celle-ci
vit essentiellement non pas de la production de livres mais de bouquins
destinés depuis quand même pas mal d’années à être oubliés, jetés ? Par
nous, mais aussi par les éditeurs, les distributeurs, etc. Sait-on seulement
qu’à côté des autodafés économiques, c’est-à-dire des millions de livres
passés chaque mois au pilon, qui sont aujourd’hui l’aboutissement logique
et même nécessaire de la chaîne de production du livre, les petits bûchers de
l’Inquisition ou même ceux de l’Allemagne nazie avaient un côté vraiment
11
artisanal ? Si le numérique est en train d’avaler notre précieuse culture de
l’imprimé, il faut donc préciser que celle-ci est un mythe depuis bien
longtemps, frelatée comme le mauvais alcool, et que depuis bientôt un
demi-siècle elle a été profondément modifiée, configurée non pas par le
numérique à l’époque encore balbutiant, mais bien davantage par la
télévision et l’économie spectaculaire que celle-là induit ou que du moins
elle porte.
Depuis que le numérique est dans l’air, plus personne, en d’autres termes,
ne semble concerné par ce qui est arrivé à la culture du livre et aux
fonctions-auteur qui s’en déduisent non pas avec Internet mais avec
l’économie télévisuelle. Tout se passe comme si les problèmes ne faisaient
que commencer, hic et nunc, ou comme si rien n’était arrivé autrefois,
comme si l’auteur qui est aujourd’hui confronté aux défis du numérique
était un auteur vierge de toute détermination par les médias audiovisuels, ou
comme s’il s’en était remis, comme si rien n’avait changé depuis Victor
Hugo ou Jean-Paul Sartre. Ou on fait, inversement, comme si tout cela était
une vieille histoire bien connue, trop connue pour qu’il faille encore
l’évoquer, comme si nous savions tout de ce qui est arrivé à la littérature
avec le règne de la vidéosphère. En tout cas on semble s’être lassé
d’analyser les effets, considérés autrefois comme destructeurs, de la
télévision sur la culture de l’imprimé, après s’être fait beaucoup de mauvais
sang à propos des « mass media » dès les années 1930 (avec l’émergence
simultanée de la radio et du fascisme), puis surtout des années 1950 aux
années 1980. Il serait donc grand temps qu’on passe à autre chose.
Mais en matière d’histoire des médias, et par conséquent en matière de
prédiction, de futurologie – un art qui prospère incontestablement avec
l’avènement du numérique –, il y a deux erreurs qu’il faut apprendre à
éviter. Premièrement, ne pas passer trop vite à autre chose, ne pas se fier
aux séquences et aux enchaînements trop simples, aux révolutions trop
neuves et aux périodes trop révolues. Logosphère, graphosphère,
vidéosphère et hypersphère tracent beaucoup moins une chronologie
linéaire qu’une sorte de puzzle ou de patchwork qui nous tient lieu
d’environnement médiatique global. Ce sont des catégories plus analytiques
qu’historiques qui ne doivent pas nous faire oublier que les médiasphères
sont intriquées les unes dans les autres, agissent et rétroagissent les unes sur
les autres. Certaines pièces s’ajustent bien entre elles, d’autres restent
incompatibles. Nous avons certes un pied dans le numérique, un autre dans
l’audiovisuel, mais quand nous défendons le prix unique du livre ou
l’enseignement des classiques à l’école, nous avons encore un ou deux
orteils dans la graphosphère, et ceux qui tuent, au nom d’un livre sacré écrit
autrefois à la main, pour empêcher les jeunes filles d’aller à l’école, ont
encore pas mal d’orteils dans la logosphère.
De même pour les types d’auteur ou d’autorité décrits ci-dessus :
l’autorité externe, centrale dans les cultures théologiques, a très bien
survécu dans les immenses bibliothèques de classiques marxistes des
régimes communistes d’antan. Elle fait aujourd’hui un retour en force dans
le discours scientifique, qu’il est par conséquent tentant de considérer
comme une néoscolastique pour laquelle l’essentiel tient dans le nombre de
citations et de références en bas de page. L’autorité interne, si
caractéristique de la graphosphère, subit certes une certaine érosion mais
elle fait aussi de la résistance de toutes sortes de manières possibles, elle est
recyclable dans l’économie de la visibilité, comme on le verra plus loin
dans ce livre. Et si un certain nombre d’auteurs se sont imposés récemment
sur la scène de l’autoédition numérique, il faut cependant rappeler que
l’autopublication n’est rien de très neuf, et surtout que la plupart des auteurs
de la scène numérique s’empressent, le succès venu, de revenir aux supports
classiques, quand même plus rentables en termes d’attention. Ils sont rares à
bouder les grands éditeurs, les promesses de contrats juteux, et encore plus
rares à snober les studios de télévision.
L’autre erreur fréquemment commise dans ce contexte, mais on peut se
demander si ce n’est pas la même, constitutive également du prophétisme
médiatique, qu’il soit euphorique ou dysphorique, consiste à isoler un
médium ou un support, à le détacher de l’écosystème dans lequel il prend
place et à l’essentialiser. On jouera par exemple le livre, comme si le livre
était le livre, contre l’ordinateur, comme si le numérique s’y résumait, ou
contre la télévision, sans voir que le numérique, comme avant lui le livre et
la télévision, se décompose en une série complexe de techniques et de
pratiques intervenant à des niveaux très différents où ce qui ne semblait
qu’un détail, un petit progrès de rien du tout, finira par faire la différence, la
12
révolution si on y tient ; ou sans voir que l’histoire de la télévision est elle
aussi faite de techniques empruntées à la presse, au théâtre, à la radio, au
cinéma, avant de basculer comme tout le reste aujourd’hui dans le
numérique, qui change une fois encore une partie de la donne, mais une
partie seulement. Isoler les supports, les technologies, et faire comme s’ils
se succédaient gentiment, à la queue leu leu, comme si le nouveau n’était
que nouveau, et l’ancien qu’ancien, tel est le modèle de tous les
prophétismes, de tous les « ceci tuera cela », pour le meilleur ou le pire.
13
Mais il n’arrive qu’exceptionnellement que ceci tue cela , c’est en
général ce qu’on est obligé de constater rétrospectivement, quand les
prophètes se fatiguent et que les prophéties sont devenues une routine. En
revanche, il est très fréquent que ceci contamine cela et inversement,
directement, mais aussi indirectement. Les médias sont comme des virus
qui ne cessent de muter avant d’être renvoyés aux expéditeurs. Le livre est
devenu bouquin et l’auteur visible parce que la culture de l’imprimé a dû se
plier aux exigences de l’univers cathodique, parce qu’elle a été contaminée
par celui-ci, comme elle doit aujourd’hui s’adapter, par exemple, aux
réseaux sociaux qui donnent à l’auteur comme au lecteur d’autres marges
de manœuvre mais aussi d’autres fonctions, d’autres obligations, et qui
promettent par conséquent de nouvelles formes de contamination.
Inversement, les réseaux sociaux sont eux-mêmes l’effet d’une
contagion, puisqu’ils renforcent ou prolongent une économie de l’attention
ou de la visibilité montée en puissance avec la télévision déjà, suscitée,
sécrétée par celle-ci, quand ils n’en sont pas la parodie ou l’insignifiante
répétition. L’amateur qui télécharge une vidéo de ses performances en tous
genres sur YouTube ou qui poste un selfie sur Instagram le fait souvent en
référence au professionnel qui passe à la télévision, ou à la star qui pose
dans les magazines. Il a en tête un modèle télévisuel ou éventuellement
cinématographique, comme les premiers photographes se référaient en
général à la peinture. Et, s’agissant plus précisément de l’auteur et de son
autorité, on dira que les réseaux sociaux développent systématiquement
l’autorité du public, par opposition à une autorité externe conférée à
l’auteur par des systèmes idéologiques ou théologiques ou par opposition à
une autorité interne favorisée par l’existence d’un milieu ou d’un
« champ ».
Autorité du public, autorité de l’usager universellement célébrée comme
la nouvelle mesure de toute chose : mais justement, celle-ci n’est pas si
neuve. Elle est non seulement au cœur de la culture spectaculaire qui
fonctionne depuis des décennies à la consommation et par conséquent à
l’Audimat (il faut des auteurs qui « passent » auprès du public), mais elle
est déjà présente aux origines de la culture industrielle ou de la culture de
e
masse qui, au XIX siècle, est encore exclusivement une culture de
l’imprimé. Ainsi le virus de l’autorité du public, apparu techniquement avec
l’invention des rotatives, et suscitant d’ailleurs dès son origine les pires
craintes sur l’avenir de la culture ainsi condamnée au déclin, n’aura cessé
de se propager, de nouveau médium en nouveau médium, avant de venir
réinfecter, sous une forme particulièrement virulente ou mutante, la culture
contemporaine du livre sommée de relever les défis du numérique.
On fait donc l’hypothèse que pour vraiment comprendre le nouveau mais
aussi l’ancien, pour échapper aux croyances, positives ou négatives,
induites par de nouvelles technologies, quelles qu’elles soient, il faut en
mesurer les effets produits à l’intérieur de combinatoires ou de réseaux
14
parfois complexes d’acteurs et d’objets, au sens de Bruno Latour . Il faut
saisir ces combinatoires notamment dans leur intermédialité, dans ce qui
passe d’un médium à l’autre, comme le ferait une infection15. On imagine
donc ici qu’il existe une logique des effets latéraux ou même collatéraux
des médias, comme on parle aussi de dommages collatéraux (c’est-à-dire
non intentionnels mais pas toujours évitables, etc.), et que ces effets sont à
observer à la fois du côté de l’ancien et du nouveau.
Ainsi on évoque depuis bientôt vingt ans, avec Georg Franck par
exemple, une économie de l’attention dont l’avènement coïnciderait avec la
16
montée en puissance d’Internet . Celui-ci en serait le principal vecteur :
depuis qu’Internet existe, nous courrions tous désespérément après un peu
d’attention que les usagers nous accordent de plus en plus chichement,
conformément à l’inflation de l’information disponible sur la toile et
ailleurs. Mais c’est oublier que les premières réflexions de Franck sur ce
sujet datent des années 1990 et que c’est une époque où l’usage d’Internet
est encore rudimentaire. En revanche, la montée en puissance de la
télévision privée, câblée ou satellitaire, qui fait passer en quelques années
l’offre d’une demi-douzaine de chaînes terrestres à des « bouquets »
comportant parfois des centaines de chaînes, joue un rôle important au
cours de cette décennie. C’est même le véritable début de l’économie de
l’attention qui consiste fondamentalement, selon l’inoubliable formule de
Patrick Le Lay, à vendre du temps de cerveau (de spectateur) disponible à
Coca-Cola.
Et quand on y réfléchit, tout porte à croire que la banque centrale ou la
couverture-or de l’économie de l’attention reste, en dépit de tous les
réseaux sociaux ou de tous les blogs du monde (en fait justement à cause de
ceux-ci), la télévision. Elle le reste, non pas au sens où ce ne serait le cas
que pour le moment, que ce ne serait qu’une question de temps jusqu’à ce
qu’elle cède son privilège. Elle le reste tout d’abord parce que la télévision
elle-même se numérise et change en se numérisant, de sorte que d’ici
quelques décennies plus personne ne sera peut-être en mesure de faire la
différence entre un appareil de télévision, un ordinateur et une tablette, et
ensuite parce que, dans la perspective d’une théorie des effets latéraux des
médias, on peut faire au contraire l’hypothèse que sa fonction de banque
centrale de l’attention est renforcée par l’infinie prolifération
d’informations sur Internet. Il n’y a pas de visibilité sans exclusivité, c’est
un point sur lequel on reviendra parce qu’il est essentiel pour comprendre
dans sa spécificité l’économie contemporaine de la fonction-auteur, et
l’exclusivité est justement une prestation qu’Internet et les réseaux sociaux
sont incapables de fournir. D’ailleurs aucun politicien, aussi doué soit-il
dans l’activation des réseaux sociaux, ne se trompe là-dessus : ceux-ci sont
certes la cerise sur le gâteau, mais le gâteau reste solidement télévisuel.
Prenons un autre exemple encore, qui nous ramène à la question de
l’auteur : Erika Leonard, alias E.L. James, est la fille d’un cameraman de
la BBC. Son premier métier a été studio manager dans une école nationale
britannique de cinéma et de télévision. Autant dire qu’elle est tombée dans
l’audiovisuel quand elle était petite, et même qu’elle y est restée ou du
moins qu’elle a failli y rester puisque ensuite les choses ont pris un autre
tour. À partir de 2009, elle s’est imposée sur Internet comme une (petite)
star de la fan-fiction. Elle s’y est en effet spécialisée dans les suites
érotiques de la série romanesque Twilight – l’érotisme ne semblant pas être
le fort des fades vampires franchement sentimentaux qui tiennent lieu de
personnel romanesque dans la saga de Stephenie Meyer. Ce sympathique
passe-temps lui a valu une certaine notoriété parmi les communautés
concernées sur Internet. Mais en aurions-nous jamais entendu parler si
Random House, un éditeur assez connu, et dont le considérable fonds de
commerce reste analogique plutôt que numérique, ne s’était penché sur le
phénomène ? Comme d’autres éditeurs, Random House fouille
systématiquement parmi les stars de la fan-fiction à la recherche de perles et
de tendances, et c’est ainsi qu’Erika Leonard se voit proposer un contrat
pour écrire ce qui va devenir à partir de 2011 la trilogie Fifty Shades of
Grey.
D’un spin-off numérique-participatif de l’économie des best-sellers
(les suites érotiques de Twilight), on est ainsi retourné à cette même
économie des best-sellers, devenue elle-même un spin-off de la fan-fiction
montée en puissance avec le Web 2.0, avant que ce dispositif ne soit rendu
plus complexe encore par les versions cinématographiques de la trilogie,
qui après l’avoir été dans les salles de cinéma seront disponibles en
streaming sur Internet, etc. Partie de l’audiovisuel, Erika Leonard devenue
E.L. James y retourne, après être passée par les réseaux et la bonne vieille
culture de l’imprimé. Et quoi qu’il en soit, on ne pourra jamais prouver
qu’Erika Leonard serait également devenue E.L. James si elle n’avait pas
participé à des exercices de fan-fiction. On dira donc que, devenue auteur
de best-sellers, E.L. James conserve quelque chose de son ancienne identité
d’auteur numérique et quasi collectif de fan-fiction ; qu’elle a été, en
d’autres termes, contaminée par cette identité et par les pratiques
participatives qu’implique en général la fan-fiction. Et on peut notamment
faire l’hypothèse d’un rapport entre l’influence du numérique-collectif et la
platitude stylistique de Fifty Shades of Grey, saluée par (presque) tous.
Cette nouvelle version du degré zéro de l’écriture, c’est ce sur quoi tous les
usagers semblent parvenir à se mettre d’accord, comme ils se mettent par
ailleurs d’accord sur des contenus mièvres, mélodramatiques et
conformistes virant le sadomasochisme au compte de la collection
Harlequin.
S’il existe quelque chose comme une intelligence collective dont on nous
promet l’avènement ou le développement inouï grâce aux réseaux sociaux,
il faut convenir que l’intelligence stylistique et romanesque collective ne
semble pas encore au point, du moins si l’on s’en tient à Fifty Shades of
Grey : degré zéro de la singularisation et énumération hautement prévisible
de tous les fantasmes SM possibles, qui ont ceci de particulier qu’ils sont
ceux de tout le monde et qu’il n’en existe sans doute guère d’autres. On
touche ainsi à un problème central, celui des rapports entre la singularité
(la subjectivité peut-être) et le numérique, qu’on traitera de façon plus
approfondie au dernier chapitre de ce livre. De toute cette (bonne) affaire,
on retiendra pour l’instant qu’il s’agit bien d’une dynamique latérale ou
collatérale des médias, qui agissent et rétroagissent sans cesse les uns sur
les autres. Et qu’en tout état de cause le numérique semble ici compatible
avec le spectaculaire. Debord distinguait le spectaculaire diffus (américain),
le spectaculaire concentré (soviétique ou nazi) et plus tard le spectaculaire
17
intégré (français, italien, etc.) . Désormais, il se pourrait que ces catégories
se résorbent dans le spectaculaire pornographique – telle serait la leçon de
l’étude de cas E.L. James.

Notes
1. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Quarto », 2006, p. 1601 sq.
2. Régis Debray, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 1991.
3. Pour savoir quel médium est dominant, il existe une recette assez simple. Suivez les politiciens,
ils ont en général du nez, du moins ceux qui ont du succès. Ils vont emmèneront tout droit là où ça se
passe. S’ils penchent pour l’écrit, c’est l’écrit qui domine, mais c’était il y a bien longtemps, du
temps où les présidents de la République française signaient des Mémoires ou des anthologies de
poésie. S’ils vont à la télévision, c’est qu’il faut y être, et c’est le cas depuis plus de quarante ans
maintenant. En France, c’est un must au plus tard depuis 1974 (avec le premier débat télévisuel entre
deux candidats à la présidence de la République, comme d’habitude une dizaine ou une quinzaine
d’années après les États-Unis, où le premier débat de ce type a lieu en 1960). Et comme c’est
toujours le cas aujourd’hui, c’est aussi un bon indice pour relativiser l’importance des nouvelles
technologies de communication, certes nécessaires, mais pas encore décisives. On a beaucoup insisté
sur le fait que le président Obama n’aurait peut-être pas gagné les élections américaines sans son
recours aux réseaux sociaux, mais il aurait à coup sûr perdu sans les centaines de millions investis
dans des spots de campagne à la télévision, financés grâce aux réseaux sociaux. La vidéosphère,
apparemment ringarde, dont certains annoncent l’effacement rapide derrière l’hypersphère
numérique, fait de toute évidence de la résistance. Tant que l’exclusivité sera son privilège,
contrairement à la dimension inclusive d’Internet, on peut d’ailleurs être sûr que la résistance
continuera. En tout cas, ce n’est pas le successeur du président Obama, dont la carrière politique
préalable se résume à l’animation d’une émission de téléréalité, qui démentira ou s’en plaindra.
4. En termes d’histoire des médias ou des médiasphères, ce serait là la caractéristique de notre
époque : sa double appartenance à la vidéosphère d’une part, à l’hypersphère numérique d’autre part.
Des esprits forts y verraient sans doute une raison de répudier les catégories proposées par Debray,
mais ce serait dommage, car elles ont par ailleurs beaucoup d’avantages et un beau potentiel
analytique.
5. Voir aussi sur ce point Jean Starobinski, « L’auteur et l’autorité. D’un carnet de notes sur la
permanence et les métamorphoses de l’autorité », Écriture, no 24, 1985, p. 31-35.
6. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992.
7. Ibid.
8. Georg Franck, « Autonomie, Markt und Aufmerksamkeit. Zu den aktuellen
Medialisierungsstrategien im Literatur- und Kulturbetrieb », in Markus Joch, York-Gothart Mix,
Norbert Christian Wolf et Nina Birkner (dir.), Mediale Erregungen ? Autonomie und Aufmerksamkeit
im Literaturbetrieb der Gegenwart, Tübingen, Max Niemeyer, 2009.
9. On a beaucoup spéculé, notamment en ce qui concerne Amazon, sur l’effet long tail (« longue
traîne ») popularisé en 2004 par Chris Anderson (voir notamment The Long Tail : Why the Future of
Business Is Selling Less of More, New York, Hyperion, 2006). On en attendait beaucoup, les petits
éditeurs en attendaient beaucoup. Quelques années plus tard il a fallu déchanter : le long tail a pris
des allures de winner takes all. Quelques best-sellers raflent la mise d’un côté de la queue et, de
l’autre, la queue est devenue immensément longue et presque plate. Grâce à Amazon, il est en
somme possible de vendre pendant deux siècles deux exemplaires d’un livre par an.
10. Voir par exemple l’ouvrage collectif intitulé L’Assassinat des livres (coordonné par Cédric
Biagini), Paris, L’Échappée, 2015. Le titre est symptomatique, comme l’est également celui d’un
certain nombre de contributions qu’il inclut : « Le livre numérique n’est pas un livre » (Jean-Luc
Coudray), « Le crépuscule de la lecture » (George Steiner), « Des livres contre la machine » (Pierre
Thiesset), « Humanisation et déshumanisation du livre » (Daniel Cohen), « Une violence nous est
faite qui demanderait quelques insurrections » (entretien avec Martin Arnold et Laurent Evrard),
« Tristesse du numérique » (Yves Desrichard), etc.
11. Pierre Jourde, « Le cauchemar du pilon », Le Nouvel Observateur, 30 octobre 2008. Un des
points les plus importants de cet article est de nous rendre conscients du fait que le pilon est un
élément, une étape indispensable de la value chain du livre, puisqu’il permet de réguler l’offre
(de nouveautés) et la demande. Lecteurs, vous n’avez pas le choix, ce sera le dernier Musso parce
que l’avant-dernier, qui n’était ni meilleur ni moins bon, a été retiré des rayons. C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle la destruction des livres constitue une activité industrielle presque aussi bien
surveillée que celle de l’impression de billets de banque. Imaginez que des revendeurs s’approprient
les stocks voués à la destruction, et c’est tout le marché qui passerait en somme aux mains des
faussaires.
12. Pour Gutenberg qui invente l’imprimerie, ce détail serait par exemple le pressoir à vin, qui se
révèle décisif. C’est en tout cas la raison pour laquelle il était en somme impossible que les buveurs
de bière inventent l’imprimerie. Pour le passage des journaux (imprimés) aux sites d’information
online, ce seraient les tablettes, décisives en termes de confort pour surmonter les inconvénients et
l’inconfort de la lecture sur ordinateur ou sur téléphone portable, et donc susceptibles d’accélérer de
façon significative la mort annoncée (mais jusqu’ici sans cesse remise) des journaux.
13. Régis Debray, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000, p. 69 sq.
14. Bruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques,
Paris, La Découverte, 1988 (traduction de Laboratory Life : The Social Construction of Scientific
Facts, 1979).
15. Cette hypothèse recoupe certains développements proposés par Friedrich Kittler, qui parle dans
cette perspective de Medienverbund (voir Friedrich Kittler, Grammophon, Film, Typewriter, Berlin,
Brinkman & Bose, 1986, p. 8 sq.).
16. Georg Franck, Ökonomie der Aufmerksamkeit, Munich, Carl Hanser Verlag, 1998.
17. Commentaires sur la société du spectacle, op. cit., p. 1597-1599.
2.

Même le spectacle change de nature

Le spectacle malgré tout

De ce qui précède, on déduira sans trop de peine que j’aurais quelques


regrets à balancer aux orties le concept de spectacle, ou les médias de masse
qui lui sont traditionnellement associés (notamment la télévision), ou
l’économie de l’attention et de la visibilité avec laquelle il a fini par
coïncider, sous prétexte que nous serions passés, pour le meilleur ou le pire,
dans un monde aussi nouveau que numérique. Certes il ne m’a pas échappé
qu’avec Internet, les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et les
algorithmes permettant la collecte effrénée de big data, les cartes étaient en
partie redistribuées, que les auteurs étaient désormais assignés à de
nouveaux territoires et à de nouvelles tâches, mais sortons-nous du
spectacle pour autant ? Rien n’est moins sûr, ne serait-ce que parce qu’il
existe tant de choses, tant de personnes qui, pour avoir commencé leurs
aventures quelque part sur les « réseaux », ne cessent de revenir au vieux
monde spectaculaire (on vient de le voir avec l’exemple d’Erika Leonard).
Et même si ce n’était pas le cas, même s’ils n’y revenaient pas, il resterait
ce petit goût d’inachevé, cette impression que nous avons à peine
commencé à prendre la mesure du spectacle, comme si celui-ci avait
toujours gardé quelques longueurs d’avance sur nous.
Il faut donc remettre le couvert. En annonçant un transfert peut-être facile
de la problématique développée par Guy Debord dès La Société du
1
spectacle à la question de l’auteur, je m’expose au soupçon de gérer mon
fonds de commerce, ayant autrefois écrit sur lui ; ou au reproche de
convoquer le théoricien de l’ultragauche à des fins de généralisation hâtive
et intimidante, comme c’est souvent le cas de ceux qui l’invoquent
régulièrement. Inversement, on critiquera aussi un usage superficiel, pour
ne pas dire contre-révolutionnaire, du concept de spectacle, puisque
personne n’est censé ignorer que le spectacle ne se limite pas à la dimension
cathodique de la société contemporaine ni à ce qu’on désigne couramment
par « société de communication ».
J’ai cependant l’ambition et l’espoir d’échapper à ces reproches. Je ne me
connais pas de penchant pour l’imprécation mélancolique et j’admets
d’emblée que la télévision n’a qu’une valeur de symptôme. De même qu’il
est problématique de tenter d’isoler les effets culturels du numérique ou de
n’importe quelle autre technologie, de même la télévision ne fait que
précipiter, au sens chimique du terme, une configuration culturelle, sociale
et économique, le spectacle, qui peut toujours se passer d’elle. Elle a
comme tous les médias une fonction de catalyseur, mais elle n’est pas la
seule à avoir cette fonction, et par ailleurs elle ne s’y résume pas : tout ce
qui passe à la télévision ne relève pas du spectacle, quoi qu’on pense. Mais
inversement, les symptômes sont faits pour qu’on s’y intéresse, pour qu’on
les interprète. Les psychanalystes nous ont même appris que ce sont eux qui
nous permettent de comprendre les réalités cachées. Il existe aujourd’hui de
bonnes raisons de réfléchir à quelque chose comme une spectacularisation
de l’auteur et de la littérature.
Quelque chose de cet ordre est arrivé au cours des trente ou quarante
dernières années, et c’est non seulement quelque chose de nouveau mais
aussi dans une certaine mesure quelque chose de caché, quelque chose qui
reste dissimulé derrière son apparente hypervisibilité, comme les faux livres
qu’on exhibe sur les plateaux de télévision dans le roman de Noëlle Revaz.
Celle-ci prend d’ailleurs très justement le problème à la fois par le bout de
la télévision et par celui du numérique. Il faut donc tenter de reprendre la
mesure du spectacle, également parce que celui-ci ne cesse de muter, et sur
ce plan-là les symptômes sont un bon point de départ. C’est aussi le bon
moment pour le faire parce que, même si le numérique ne nous fait pas
(encore) sortir de la vidéosphère, il nous permet cependant de prendre nos
distances pour la décrire. Nous sommes capables de décrire l’aquarium
parce que nous n’y passons plus nos vies entières, parce que l’aquarium
télévisuel baigne désormais lui-même dans le fleuve pas toujours tranquille
des nouvelles technologies.
Mais qu’entendre exactement par spectacle ou par spectacularisation ?
Guy Debord invente – ou reprend – le terme pour décrire une société
soumise dans l’ensemble de ses aspects au règne de la marchandise et
privée du même coup de rapports sociaux authentiques, en un mot aliénée,
pataugeant dans le fétichisme de la marchandise : une certaine organisation
sociale donc, mais aussi les représentations – l’idéologie – servant à
justifier une telle organisation. La spectacularisation de l’auteur et de la
littérature s’en déduit apparemment, et en tout cas les arguments et les
indices ne manquent pas pour aller dans ce sens. Mais s’il s’agissait
uniquement de leur soumission aux lois du marché, du marketing et de la
publicité, on pourrait très bien en rester au terme de « commercialisation »,
ou au pire de « marchandisation », d’autant plus que cette soumission n’a
rien de nouveau, qu’elle commence au plus tard vers le milieu du
e
XIX siècle et que rien n’est venu l’arrêter depuis.
Capital symbolique contre capital tout court, dirait Bourdieu, celui-ci ne
cessant de progresser aux dépens de celui-là, dont l’histoire « littéraire »
serait ainsi dans une certaine mesure, de Baudelaire et de Lautréamont à nos
dernières avant-gardes, celle d’une résistance au spectacle peu à peu monté
en puissance. La spectacularisation de la littérature pourrait alors désigner
la panne définitive de rentabilité du capital symbolique de l’auteur vers
laquelle on tend aujourd’hui. Le temps semble en tout cas révolu où
l’obscurité, voire l’illisibilité étaient les gages d’une réception
confidentielle jugée préférable au succès commercial auprès des masses,
toujours suspect ou même méprisable. Rares sont les critiques qui se
risquent aujourd’hui à remettre en cause les choix du public. Les lecteurs-
consommateurs-spectateurs, autrefois fustigés pour leur paresse et leur
passivité de mollusques profondément aliénés, sont devenus d’actifs et fiers
usagers qu’il convient de traiter avec respect sous peine de se ramasser un
shitstorm en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.
On pourrait objecter à cette conception sans doute trop française des
choses qu’il existe d’autres « champs littéraires » qui n’ont pas été marqués
– ou beaucoup moins – par la fameuse polarité chère à Bourdieu entre
capital symbolique et littérature commerciale, et que de tels champs – celui
des États-Unis ou même celui de l’Allemagne par exemple – n’en sont pas
pour autant plus spectaculaires, ni depuis plus longtemps que le champ
littéraire français. Ce serait même exactement le contraire, puisque aux
États-Unis par exemple les rapports entre le champ littéraire et les grands
médias audiovisuels sont beaucoup plus ténus qu’en France, voire
inexistants. Il n’y a jamais eu d’Apostrophes américain. La
commercialisation ne suffit donc pas à identifier la littérature comme
spectaculaire. Le terme ne se justifie d’ailleurs pas non plus s’il s’agit
simplement de prendre en compte l’effet prescripteur des médias de masse,
et de la télévision en particulier, même si cet effet est tout sauf négligeable.
Pas plus que dans aucun autre domaine le spectaculaire ne se réduit ici à la
puissance de marketing de la télévision, aussi significatif celui-ci soit-il.
Mais alors, pourquoi parler de spectacularisation plutôt que de s’en tenir
aux termes existants, si la commercialisation et le marketing font partie des
conditions-cadres du monde des lettres depuis bientôt deux siècles et qu’à
ce titre ils n’ont cessé d’en affecter également les contenus ? La raison qui
m’y pousse me conduit également à amender le concept même de spectacle
et à l’articuler, comme je viens déjà de le faire dans les pages qui précèdent,
aux questions soulevées par l’économie de l’attention ou de la visibilité.
2
J’admire Guy Debord, j’ai écrit un livre pour en dire les raisons , mais je
pense avoir eu de la peine à y dissimuler mon peu d’enthousiasme pour la
partie « théorique » de son œuvre, ou pour le Debord « théoricien » que
3
celui-ci a d’ailleurs assez obstinément refusé d’être . Je me suis donc
surtout évertué à enraciner la notion de spectacle dans le parcours
biographique de l’auteur, dans sa pratique, comme on disait autrefois. Je
crois que je comprends à peu près ce que Debord entend par là, je suis
capable d’en reconstruire la généalogie dans le corpus marxiste, puisque
d’autres l’ont (bien) fait à ma place.
Je peux donc répéter à mon tour que le spectacle est une synthèse des
concepts marxistes d’aliénation, de fétichisme de la marchandise et
d’idéologie4. Selon les jours, mes humeurs et les circonstances, j’arrive à
me convaincre que, oui, le spectacle existe, qu’il est ce qu’il est, que c’est
ainsi que les choses fonctionnent. Mais ce n’est jamais sans me dire que,
s’il m’arrive en somme d’y croire, beaucoup d’autres auteurs et de
chercheurs se passent d’une telle croyance ou d’une telle théorie sans que
cela les empêche de penser et de proposer dans toutes sortes de domaines
des analyses fort pertinentes. Du coup je deviens sceptique, la nature
mimétique des penchants humains me conduisant en général à me ranger du
côté de ceux qui ne croient pas à quelque chose.
Autonomisation

Si je milite ici pour que le concept de spectacle reprenne du service, c’est


parce qu’il me semble que quelque chose de cet ordre a fini par exister, qui
n’est pas exactement ce que Debord a décrit, sans doute parce qu’il n’a pas
pu saisir de façon systématique dans les années 1960 un phénomène qui ne
faisait qu’émerger, et dont je ne suis pas sûr que des concepts comme
l’aliénation, au sens marxiste du terme, ou le fétichisme de la marchandise
rendent compte. Il n’a pas pu aller au bout parce qu’il y avait toute une
dynamique, tout un écosystème incluant notamment la domination de
l’audiovisuel qui en était encore à ses débuts. Cette chose, c’est le spectacle
devenu lui-même comme autonome, qui ne soumet plus nécessairement les
individus à la loi de la marchandise, mais à son propre ordre, celui de
l’attention, devenue elle-même la principale marchandise ou même la
nouvelle monnaie de l’échange universel, si l’on en croit Georg Franck et
quelques autres.
Le spectacle selon Debord se donne comme le seul bien possible, comme
désirable. Mais pourquoi l’est-il, pourquoi est-il devenu désirable pour tous,
pourquoi non seulement les marchands mais les individus – et les auteurs en
particulier – se battent-ils pour quelques poussières d’attention, pourquoi
autant d’individus sont-ils prêts aux sacrifices les plus surprenants et
souvent les plus repoussants, on y reviendra, pour obtenir leur place au
soleil ou plus exactement devant une caméra (l’idéal étant en somme une
caméra au soleil comme dans la très populaire émission de téléréalité Koh-
Lanta, quitte à y marcher sur les mains et à manger des cafards) ? Dans les
années 1960, le spectacle était plus ou moins le porte-parole de la société de
consommation, qu’il s’agissait effectivement de porter, de soutenir pour
éviter qu’elle ne s’écroule. Aujourd’hui, il se pourrait que le spectacle soit
surtout le porte-parole de sa propre visibilité, et la raison en est que partout
le règne de l’attention, clairement mieux adapté à la consommation
d’informations et de biens immatériels, s’est substitué à celui, classique, de
la marchandise, de sa production et de sa consommation.
Le spectacle consisterait ainsi en dispositifs médiatiques qui ont pour fins
de confirmer en boucle le règne de l’attention et de la visibilité. Il ne faut
jamais négliger la dimension autoréflexive des médias, fût-elle cachée, telle
était déjà la grande leçon de McLuhan. En tout cas c’est là où nous en
sommes, et ce sont en particulier les nouvelles conditions-cadres de la
fonction-auteur. Le spectacle n’est plus seulement là pour faire de nous de
braves et heureux consommateurs, mais également pour faire de nous, de
plus en plus, des acteurs ou même des produits, des objets de l’économie de
l’attention, dont il propose, avec notre accord et parfois notre participation
enthousiaste, la consommation, révélant ainsi parfois son essence perverse
ou pornographique, analysée en termes plutôt philosophiques dans les livres
5
de Dany-Robert Dufour , et en termes romanesques par plus d’un auteur,
6
mais on pense ici tout spécialement à Michel Houellebecq .
De tout cela Debord a eu certes l’intuition, c’est programmé dans ses
thèses, et plus clairement encore dans certains de ses films. Ainsi la version
filmée de La Société du spectacle évoque clairement l’érotisation ou la
pornographisation de la société de consommation et je ne peux pas
m’empêcher de penser que l’intuition est là dès le début des années 1950,
lorsque le jeune Debord intitule son premier film, une longue pochade
postdadaïste en partie sans son et sans images, Hurlements en faveur de
Sade : écran noir pour l’envers sombre de la naissante société de
consommation, comme s’il y anticipait les thèses proposées par Dany-
Robert Dufour dans La Cité perverse, où sont suggérées d’intrigantes
proximités philosophiques entre Adam Smith et Sade.
C’est là chez Debord, mais ce n’est pas encore central, comme cela le
deviendra dans ses derniers textes, et ceux-ci, justement, ne seront pas
théoriques. Panégyrique prend par exemple clairement à revers l’habitus
autobiographique-spectaculaire de l’époque en mettant le lecteur au défi
d’ajouter quoi que ce soit à ce que l’auteur a décidé de nous confier, c’est-à-
dire rien justement de ce qui s’expose couramment dans l’ordre
spectaculaire des choses7. Dans ce livre comme dans d’autres qui suivent,
Debord dénie tout droit de regard à son lecteur, exposant ainsi le spectacle
comme le principe de surveillance, voire d’inquisition qu’il est également.
C’est ce qui rend l’ancien théoricien de l’ultragauche insupportable pour
tout usager culturel à l’affût de choses intimes, convaincu des vertus de la
confession et de la transparence. Pour cela il aura fallu attendre que le
spectacle s’empare véritablement non seulement des objets mais aussi des
personnes et que celles-ci rivalisent moins d’ingéniosité que de brutalité,
voire de perversité, pour y figurer. Le spectacle a ainsi changé de nature, et
c’est parce qu’il en est ainsi qu’il concerne au premier chef l’auteur appelé
à devenir un spécialiste de la mise en scène de soi, voué à monnayer une
visibilité qui coïncide désormais avec sa valeur marchande. En tout cas
j’espère faire l’unanimité en affirmant qu’il est difficile d’imaginer que
Debord eût ouvert un compte sur Facebook s’il avait eu le bonheur d’être le
contemporain de cette belle invention.

Diffraction

Mais, disent les optimistes et quelques sociologues, les « réseaux » sont


justement ce qui nous permet d’échapper au spectacle, et plus
particulièrement à sa force de coercition. Non seulement ils restaurent la
démocratie confisquée, ils font de nous d’actifs usagers lancés dans
l’aventure de la participation généralisée (à la politique, à la culture, au
marché, etc.), mais ils nous permettent également de nous exprimer, de nous
singulariser, de nous réinventer, individuellement et socialement. Avec eux
se mettent en place de nouveaux espaces de liberté, de nouvelles
individualités et de nouvelles communautés, des échappatoires aux
pesanteurs des institutions et du spectacle comme aux anciens ordres du
discours, avantageusement remplacés par un beau désordre du discours. Le
tout est décrit par un terme qui reste intraduisible en français :
l’empowerment des usagers. On l’a beaucoup entendu, ce discours
euphorique, messianique même, au moins jusqu’à l’éclosion du printemps
arabe, mais quand après le printemps l’hiver fut venu et quand les
révélations sur les charmes de la surveillance numérique se sont multipliées,
on a commencé à déchanter et à désenchanter. Non seulement les réseaux
sociaux, tout occupés à leur propre célébration, ne renversaient pas
tellement que ça les dictatures les plus diverses, mais il semble bien que ces
grands espaces virtuels de liberté, dans lesquels nous évoluons tels des
surfers défiant si merveilleusement les lois de la pesanteur, nous ramènent
aussi sûrement à notre statut de consommateurs appliqués que le côté de
Guermantes ramène au côté de chez Swann.
Nous nous prenons pour de fiers et libres usagers, mais en fait nous
sommes des analphabètes du numérique. Nous sommes, pour la plupart
d’entre nous, incapables de « programmer » les langues numériques et
même de comprendre simplement comment fonctionnent les algorithmes
qui, eux, ne cessent de programmer, de mesurer – de programmer pour
mesurer –, ou encore de configurer et de conformer nos activités les plus
privées comme les plus publiques. Nous croyons être libres, mais nous ne
faisons qu’exécuter des programmes dont nous ignorons les secrets et les
structures, contrairement à la langue, dont nous avons appris les règles, la
syntaxe, etc. Et ces programmes ne cessent de nous ramener à notre statut
de consommateur, de le célébrer, de nous encourager à l’incarner dans les
multiples réseaux sociaux disponibles. Facebook vient de décider de
désactiver les logiciels qui permettaient de contourner la publicité sur le
« réseau ». Celle-ci serait désormais obligatoire, mais c’est pour notre bien,
annonce l’entreprise, puisqu’elle assure la gratuité du réseau si
généreusement mis à disposition de plus de 1 milliard et demi d’individus.
8
Tout cela a été abondamment discuté depuis quelque temps , mais il reste
sans doute à ajouter le constat qu’en ce qui concerne les progrès en sortie
du spectacle, ceux-ci sont assez lents. On associait le spectacle aux médias
et à la consommation de masse, on pouvait même le définir comme la mise
en scène de la consommation (de masse) se donnant comme le seul bien,
avec ce qu’elle suppose de réduction à la passivité des individus pour
fonctionner. On a pu penser par conséquent qu’avec les nouvelles
technologies de communication ce vieux monde-là était derrière nous, que
celles-ci nous rendaient à notre individualité, à notre singularité, voire à
notre souveraineté trop longtemps abandonnée aux forces maléfiques du
spectacle. Mais il se pourrait que celui-ci se soit simplement converti lui-
même aux charmes de l’individualisation.
On a vu précédemment qu’il avait changé de nature en s’autonomisant
comme économie de l’attention ou de la visibilité (on reviendra sur cette
distinction plus loin). Il faut donc ajouter qu’il change une seconde fois de
nature en nous assignant désormais à un statut d’usager-consommateur
singularisé, mesurable à tout moment en tant que tel. En somme, il opérait
avec des masses et des médias de masse parce que c’était ce qu’il y avait de
plus efficace à l’époque – ratisser large, toucher 50 % des consommateurs
avec la publicité sans trop savoir lesquels, etc. Mais s’il a accès à un usager
en général volontaire pour déposer de toutes sortes de manières des traces,
des données qui ne seront pas perdues pour tout le monde, c’est tant mieux
pour lui. Tout se passe comme si le spectacle, autrefois massif (ou de
masse), s’était diffracté en des milliards de microspectacles dont une
plateforme comme Instagram serait l’emblème : poussières ou gouttes de
visibilité formant un océan dans lequel ceux qui savent nous chercher n’ont
aucune peine à nous trouver. Il reste à l’auteur d’apprendre à y nager et à
nous de comprendre comment il s’y prend.

Notes
1. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
2. Vincent Kaufmann, Guy Debord : la révolution au service de la poésie, Paris, Fayard, 2001.
3. Guy Debord, In Girum imus nocte et consumimur igni, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Quarto », 2006, p. 1353-1355.
4. Anselm Jappe, Guy Debord, Marseille, Via Valeriano, 1995.
5. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché et La Cité perverse, Paris, Denoël, 2007 et 2009.
6. Voir notamment Plateforme (Paris, Flammarion, 2001), que je tends à considérer comme le
meilleur roman jamais écrit sur le spectaculaire parvenu à son stade pornographique, mais les ai-je
vraiment tous lus ?
7. Guy Debord, Panégyrique, t. 1, in Œuvres, op. cit.
8. Voir par exemple la mise au point d’Yves Citton, « Notre inconscient numérique », Revue du
crieur, no 4, 2016.
3.

Le moi n’est plus haïssable

Déprofessionnalisation

On l’a vu ci-dessus : le monde tel qu’il est et tel qu’il change exige de
l’auteur qu’il devienne un spécialiste de la mise en scène de soi. Le
paradoxe de cette nouvelle tâche quasi professionnelle est qu’elle implique
par ailleurs une déprofessionnalisation de la fonction-auteur. La
spectacularisation de l’auteur commence lorsque celui-ci doit abandonner,
peu à peu, son autorité « professionnelle », régie par ce que Michel
Foucault appelait des ordres du discours, avec leurs savoirs et techniques
spécifiques, leurs règles, leurs interdits, leurs exclusions et leurs initiations.
L’autorité reconnue (ou non) par les pairs cède alors le pas à l’autorité du
public qui se traduit, elle, non seulement en chiffres de vente mais
également en capital d’attention ou de visibilité. À ce titre elle est
contemporaine également d’un transfert de l’autorité politique, culturelle et
intellectuelle de la chose écrite vers l’audiovisuel, et donc de l’effacement
de la figure de l’écrivain comme figure d’autorité et de pouvoir au profit
d’experts et d’animateurs dotés de présence médiatique, comme on dit. Ce
sont les hôtes des salons de la visibilité, ce sont eux qui décident des
apparitions et des comparutions.
Certes, l’auteur existe encore, on n’en a même jamais compté autant,
mais a-t-il encore de l’autorité ? Consulte-t-on l’auteur en mode Canada
Dry sur un sujet qui dépasserait sa petite personne ? Ce que les lecteurs
attendent en général de lui est qu’il leur fournisse des sentiments et des
émotions, mais de plus en plus rarement qu’il les éclaire sur des sujets
graves comme Auschwitz ou les ravages de l’État islamique et les façons
d’y remédier. Pour s’imposer, l’auteur doit penser cathodique, être à son
affaire (et même à ses affaires) dans l’économie de la visibilité, et c’est
ainsi que, souvent sans même s’en apercevoir, sa pratique est peu à peu
configurée par un médium étranger à la chose écrite, mais supérieur à elle
en termes d’autorité, de prestige ou d’aura.
Celle-ci se confond désormais avec la visibilité, qui a ceci de particulier
qu’elle saisit les personnes, qu’elle n’existe même que si on paie de sa
personne, on le verra plus loin. On est ici dans une situation analogue, mais
inverse, à celle du cinéma, configuré à ses débuts par le théâtre, ou à celle
de la photographie, qui l’était au départ par la peinture. Un auteur qui veut
être lu doit surtout être capable de se faire voir, fût-ce au prix de ne plus être
entendu ou lu. Quant à savoir écrire, il n’est plus sûr que ce soit un
avantage. De même que le théâtre a été l’ombre portée sur le cinéma à ses
débuts, l’audiovisuel est l’ombre portée aujourd’hui sur la culture de l’écrit,
qui en serait ainsi plutôt à ses fins qu’à ses débuts. On peut être certain que
celles-ci ne ressemblent que peu à celles que les avant-gardes des
années 1960, et même un peu avant, ont imaginées, lorsque la contestation
de la montée en puissance de la spectacularisation de l’auteur était au centre
de leur agenda.
On peut faire un pas de plus. L’auteur est voué dans une certaine mesure
au spectacle tel qu’on l’a recadré ci-dessus. Il n’a pas vraiment le choix, du
moins s’il a l’ambition de figurer dans la catégorie des écrivains qui
comptent ou dans celle des intellectuels influents, c’est-à-dire s’il a décidé
d’être un auteur disposant d’une autorité ou d’une notoriété. Pour les sages
retirés sur leurs collines ou dans leurs îles, il est tard et peut-être même trop
tard. Car la situation est la suivante : jamais dans l’histoire de l’humanité il
n’a été aussi facile d’être auteur, au sens juridique du terme, jamais les
coûts de production des livres n’ont été aussi bas, et je ne parle même pas
des livres numériques dont les coûts de fabrication et de diffusion tendent
vers zéro, ni des blogs tenus par des centaines de millions d’auteurs (dont le
statut juridique n’est pas toujours clair). Tous auteurs, dit-on parfois, en
s’extasiant sur la démocratisation de la fonction qu’il ne serait ainsi plus
possible à une élite de confisquer ou de répartir parcimonieusement, comme
du temps où les livres avaient un prix et où il existait des éditeurs pour le
fixer.
Mais le problème est bien évidemment qu’au regard de la question de
l’autorité comme de celle de la visibilité, un monde où tout le monde est
auteur, c’est aussi un monde sans auteurs, pour reprendre l’efficace formule
1
d’Antoine Compagnon . L’autorité de l’auteur (comme l’autorité en
général) est un bien exclusif, celui qui en dispose le fait toujours aux dépens
d’un autre, qui en a moins ou pas du tout. Dans cette perspective, l’autorité
fonctionne exactement comme la visibilité qui justement est si précieuse
parce qu’elle est exclusive, parce que tout le monde n’en bénéficie pas. Par
définition j’ai de l’autorité à la place d’un autre, et par définition je suis
visible à la place d’un autre, et surtout de beaucoup d’autres destinés, eux, à
2
me regarder plutôt qu’à être eux-mêmes visibles . C’est cette homologie qui
fait qu’autorité et visibilité peuvent coïncider et que dans un certain nombre
de domaines, comme par exemple dans le champ littéraire ou intellectuel,
c’est ce qui se passe aujourd’hui.
On dira qu’il n’y a pas que la visibilité dans la vie, qu’il est toujours
possible de viser une autre forme d’autorité, liée par exemple au capital
symbolique selon Bourdieu : typiquement les pratiques plus ou moins
confidentielles de l’avant-garde et de ses réseaux de reconnaissance
constitués de pairs et de professionnels. Mais est-ce vraiment encore
possible ? Rien n’est moins sûr, dans la mesure où la condition de
possibilité des avant-gardes, c’était une économie mise en place dans les
marges – ou comme une marge – de la culture industrielle de l’imprimé,
avec des coûts de production à la fois accessibles à des groupes restreints et
en même temps assez élevés pour que les avant-gardes puissent rester ce
qu’elles étaient : exclusives, élitaires, d’avant-garde justement. Les avant-
gardes ont existé parce qu’à un moment donné dans l’histoire de l’imprimé
il a été possible à de petits groupes de produire des revues relativement
confidentielles sans se ruiner, ou à des éditeurs de petite ou de moyenne
taille de les publier. Mais avec la démocratisation quasi absolue de l’accès
aux moyens de publier, tout le monde peut être d’avant-garde, et donc plus
personne ne l’est. Du même coup, plus personne n’a de raisons de lancer
une revue (d’avant-garde), et c’est ainsi toute une économie de la rareté ou
de la confidentialité inhérente aux avant-gardes qui ne fonctionne plus.
Cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus de revues ni que rien
d’intéressant ne s’y fait, mais si tout le monde a accès au capital
symbolique, c’est-à-dire si tout le monde peut publier tout en étant par la
force des choses de moins en moins lu, la plus-value réalisée en investissant
dans le capital symbolique tend également vers zéro. Les avant-gardes et ce
qui leur ressemble sont aujourd’hui hors jeu, parce que c’est devenu un jeu
d’enfant de se proclamer détenteur de capital symbolique. Confirmation
après coup : rien n’était en somme moins démocratique que le capital
symbolique, dont la démocratisation et la déprofessionnalisation de l’accès
à la « fonction-auteur » auront finalement eu raison. C’est d’ailleurs tout
sauf une coïncidence si les avant-gardes ont souvent cultivé, parallèlement à
leur goût pour la révolution et les foules qu’elles se proposaient d’y
entraîner un jour encore lointain, un habitus en fin de compte plutôt
aristocratique, qui semble avoir été, des romantiques aux situationnistes en
passant par Baudelaire, Mallarmé et de nombreux autres, la forme de
protestation la plus satisfaisante et la plus efficace contre la
marchandisation bourgeoise de la culture.
Il arrive certes que des auteurs résistent au spectaculaire, comme les
avant-gardes s’y sont employées pendant un bon siècle. Il leur arrive aussi
de parfaitement en saisir les enjeux, comme dans le cas d’un Houellebecq,
ou peut-être d’un Sollers, mais on peut estimer que de plus en plus d’entre
eux sont prêts à composer avec les exigences de l’économie de l’attention et
de la visibilité. Lorsque nous pensons littérature en l’imaginant comme un
espace d’authenticité impliquant une autonomie, voire une souveraineté, de
l’auteur, comme le lieu où notre subjectivité se constitue dans un dialogue
avec celle d’un auteur, nous voulons certes que celui-ci soit « véritable ».
Autrement dit, et on y reviendra dans les derniers chapitres de ce livre, nous
ne voulons pas avoir affaire à une « équipe », et encore moins à des
logiciels, qui ne seront sans doute jamais capables de produire autre chose
qu’une sorte de contre-littérature expérimentale et marginale, ou alors,
comme on y tend déjà avec E.L. James et beaucoup d’autres, parfaitement
3
stéréotypée .
Mais, et c’est là le dilemme dans lequel nous sommes pris aujourd’hui,
cet auteur « authentique », autrefois caractérisé par sa place dans un champ
autonome, nous exigeons de le voir. Plus exactement, nous ne lui accordons
notre attention que s’il se donne à voir, s’il s’impose dans la très
compétitive économie de la visibilité. En d’autres termes, la porte du capital
symbolique s’est refermée, elle ne correspond ni aux technologies, ni aux
modes de production actuels, elle n’est pas compatible avec l’économie de
l’attention. Georg Franck, l’inventeur de la notion, a d’ailleurs montré que
le concept d’attention relève précisément d’une autre économie
4
symbolique, qui périme celle décrite par Bourdieu . Ce n’est pas le capital
financier qui s’est démocratisé (ne rêvons pas), mais bien le capital
symbolique, et du coup il a changé de nature. Ou du moins tout le monde
croit que celui-ci est désormais démocratique, à la portée du premier venu.
Il se peut que ce ne soit qu’une illusion, mais on ne s’en sortira pas en
revenant à l’économie restreinte des avant-gardes.

L’impératif autobiographique

Replongeons-nous dans notre histoire, ou dans le cours de l’histoire. La


fin des années 1970 et le début des années 1980 sont marqués, je l’ai déjà
suggéré, par un tournant autobiographique dans la littérature, y compris
chez celles et ceux qui se rangeaient auparavant sous la bannière des
auteurs ayant fait vœu de disparition, ou prêts à sacrifier leurs droits
(d’auteur) au profit de collectifs prolétariens nés autour de Mai 68. Le
capital symbolique commence alors à s’effondrer, surtout lorsqu’il est
supposé s’accompagner d’un renoncement sinon à la vie, du moins aux feux
de la rampe. Combien sont-ils à avoir (re)découvert, à l’orée des
années 1980, qu’eux aussi avaient une vie, après avoir prétendu le contraire
pendant pas mal de temps ?
On apprend ainsi qu’Alain Robbe-Grillet n’a jamais parlé d’autre chose
5
que de lui-même dans ses romans . Philippe Sollers, qui annonçait déjà la
couleur avec Femmes, un roman légèrement autobiographique, passe
explicitement à l’acte avec son Portrait du joueur, un autoportrait qui
formalise dans son titre une posture qui sera dorénavant fréquente chez lui :
celle du joueur justement, dont la main droite ignore ce que fait la gauche,
qui d’une part se raconte tout en faisant comprendre qu’il n’est pas dupe de
son propre récit, qu’en somme il y reste insaisissable6. Le joueur que
Sollers est devenu veut échapper au spectacle, ou du moins le tenir en joue,
ce qui est pour le moins la preuve qu’il prend acte de son existence, qu’il
l’intègre dorénavant dans sa stratégie, qu’il écrit avec le spectacle autant
que contre lui – seul Debord n’aura écrit que contre. On notera encore à ce
propos que l’intérêt de Sollers pour Debord et le spectacle est à peu près
contemporain de son tournant autobiographique, ou peut-être induit par
celui-ci, et qu’il coïncide également avec le tournant autobiographique de
Debord lui-même, qui intervient dans ces mêmes années 1980, avec le film
In Girum imus… tout d’abord et, quelques années plus tard, Panégyrique.
Marguerite Duras, autre icône de la subjectivité évanescente, décroche,
7
elle, le jackpot, ou plus exactement le Goncourt, avec L’Amant en 1984 ,
qui relate un épisode de sa vie présenté comme autobiographique, ce qui
constitue une première dans l’histoire des prix accordés à des romans.
Madame autobiographie soutenue par monsieur copyright mènent
désormais le bal. Quelques années plus tard, à la suite d’une sombre
brouille avec le cinéaste Jean-Jacques Annaud qui adapte L’Amant au
cinéma, Duras publiera une seconde version plus corsée de son histoire,
8
avec comme bonus un inceste, intitulée L’Amant de la Chine du Nord .
Exclusif et encore plus intime : ni Annaud ni personne ne disposant des
droits d’adaptation cinématographique de cette seconde version, l’inceste de
Marguerite et de son petit frère, qui en annonce d’autres dans la littérature
contemporaine, aura ainsi échappé au cinéma et reste pour l’instant la
propriété (intellectuelle) privée de l’auteur. Mais il n’empêche que, dans
l’ensemble, la résurrection de l’auteur est spectaculaire, c’est le cas de le
dire.
Il est vrai qu’on revenait de loin. La mort de l’auteur, popularisée par
Barthes et Foucault, avait encore la cote au début des années 1970. Le moi
était haïssable et ce n’était d’ailleurs jamais lui qui parlait, mais la langue
elle-même, l’inconscient, la structure, l’Autre, les autres, etc. L’autorité de
l’auteur était fonction de sa capacité à disparaître derrière cette chose qui
semble aujourd’hui presque incongrue et qu’on appelait alors le texte, tissé,
disait-on, de voix qui n’étaient pas les siennes. Compte tenu des
impressionnantes capacités de résurrection dont ont fait preuve, au cours
des dernières décennies, un certain nombre d’auteurs en ce temps-là
énergiquement morts, on peut estimer que le mot d’ordre de la mort de
l’auteur avait le sens d’une résistance à la spectacularisation de l’auteur qui
était précisément en train d’advenir – j’ai déjà évoqué ce point ci-dessus. Il
s’agissait en somme de sacrifier l’auteur plutôt que d’en accepter la
banalisation, d’éviter ce que Walter Benjamin, frère attardé de Baudelaire,
9
avait décrit dans un autre contexte comme une perte d’aura .
Du nouvel auteur, on attendait au contraire qu’il se passe d’aura, qu’il
soit proche, visible et atteignable, bientôt sommé de ne se distinguer sur les
plateaux que par sa capacité de jouer le jeu, de s’y comporter « comme vous
et moi », en anti-dandy parfait bientôt équipé d’une messagerie électronique
et de comptes Facebook, Twitter et Instagram. Les poses funèbres avaient
en somme passé de mode. Comment imaginer des auteurs morts sur un
plateau de télévision ? Le spectateur mourrait d’ennui. Comment imaginer
que des auteurs squattent les studios pour asséner qu’ils ne sont pas là, que
c’est la langue qui parle, pour venir bafouiller que leur truc, c’est
l’innommable, l’indicible, le rien de rien ? La présence médiatique est
incompatible avec des auteurs morts et la séduction qu’elle commence alors
à exercer leur aura porté un coup fatal : debout les morts, remuez-vous,
vivez, ou disparaissez pour de bon, des plateaux, puis des programmes des
éditeurs.

L’impératif démocratique (notes sur l’autofiction)

Symptôme de la spectacularisation naissante : l’autofiction. Apostrophes,


rappelons-le, démarre en 1975. Les BHLs déboulent sur les plateaux en
1976. Ils inaugurent ainsi, parallèlement, l’âge de la spectacularisation des
intellectuels et périment la mouvance structuraliste ou poststructuraliste,
dont on peut dire qu’elle aura été la dernière à vénérer le livre, bien
entendu, mais surtout, ceci expliquant cela, à interroger jusqu’à
l’épuisement l’écrit, la langue, et les discours, qui représentaient tout pour
elle. En 1977, Serge Doubrovsky invente l’autofiction, ou du moins le
terme. La définition qu’il en donne alors, sur la quatrième de couverture
10
de Fils , a été abondamment commentée. L’autofiction existe-t-elle, se
laisse-t-elle différencier d’autres catégories et d’autres genres, est-elle un
phénomène formel ou historique, etc. ? Je n’ai pas ici l’ambition d’ouvrir à
11
nouveau le débat . Mais avec le recul qu’il est possible d’avoir
aujourd’hui, il me semble important de revenir sur le fait que l’autofiction
commence par se présenter comme un genre de transition :
« Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce
monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. Fiction, d’événements et
de faits strictement réels : si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage
d’une aventure à l’aventure d’un langage en liberté, hors sagesse et hors
syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. Rencontres, fils de mots,
allitérations, assonances, dissonances, écriture d’avant ou d’après la
littérature, concrète, comme on dit musique. »
Manifestement, Serge Doubrovsky, professeur depuis de nombreuses
années à la New York University, dans un des hauts lieux de l’importation
de la French Theory aux États-Unis, a encore un pied dans l’avant-garde
« textualiste » qui vit alors ses derniers jours, mais le sait-elle seulement ? Il
connaît ses chiasmes, comme c’était la coutume à l’époque : le langage de
l’aventure devient en un tournemain l’aventure du langage. Il n’est pas
insensible non plus aux charmes et au prestige du signifiant (« allitérations,
assonances, dissonances »), qui sert ici comme ailleurs de vecteur à une
écriture « d’avant ou d’après la littérature » échappant, comme c’est la règle
au pays de l’avant-garde, aux genres établis ou reconnus.
Mais en même temps, la couverture de Fils annonce une rupture avec la
sacralisation du travail de l’écriture et l’effet de « disparition élocutoire » de
l’auteur qui lui aura souvent été associé. Il y a un moi plutôt insistant dans
Fils, pas si haïssable que ça, du moins du point de vue de Doubrovsky qui
ose l’autobiographie, même si c’est de façon dénégative. Ceci n’est pas une
autobiographie, puisque celle-ci est un genre réservé aux « importants de ce
monde, au soir de leur vie » et que manifestement je me fais un point
d’honneur de ne pas en faire partie. Au moment de l’invention du terme,
l’autofiction se présente donc comme une autobiographie sous rature, en
quelque sorte lucide sur l’arbitraire ou la fausseté du genre. Doubrovsky
s’amuse : comme Sollers se mettant en scène comme joueur, il a lu ses
classiques, et même sa théorie littéraire, on ne la lui fait pas sur la
dimension référentielle du langage qui n’est qu’illusion, disait-on. Ce sera
d’ailleurs pendant longtemps une des définitions officielles possibles de
l’autofiction : une forme non naïve d’autobiographie, qui parie sur le
langage et non pas sur sa dimension référentielle, qui se laisse en quelque
sorte conduire par lui, qui se veut à son écoute. À ce titre l’autofiction est
compatible avec le portfolio avant-gardiste de l’époque et Fils ne paraît
certainement pas par hasard chez Galilée, qui un peu plus tard accueillera
notamment la mouvance derridienne.
À cette première définition, qui postule un fictionnement assumé, voire
intentionnel de l’autobiographie, une distance prise avec celle-ci,
notamment grâce à un certain « travail de la langue », vient s’en ajouter une
deuxième qui s’efforce, elle, de distinguer l’autofiction de l’autobiographie
par le fait que, dans le cadre de l’autofiction, l’auteur ne serait pas tenu de
respecter le fameux « pacte autobiographique » tel qu’il a été défini par
12
Philippe Lejeune et de s’engager par conséquent à ne dire que la vérité.
Selon cette seconde définition, l’autofiction se caractériserait par une sorte
de droit à la fabulation, par un mélange de fiction et de vérité, par des
vérités plus ou moins travesties, le plus ou le moins permettant, si on y
tient, et ce sera l’objet de nombreux débats, d’y intégrer les grands romans
autobiographiques comme L’Immoraliste ou même À la recherche du temps
perdu.
Les spécialistes ont déployé beaucoup d’énergie et d’ingéniosité pour
distinguer la fiction, l’autofiction et l’autobiographie sur la base de critères
formels qui ont eu une certaine tendance à se défiler ou à rester flous. Ils
ont en revanche un peu négligé, me semble-t-il, la dimension
« démocratique » de la définition proposée sur la couverture de Fils, ils
n’ont pas vu venir le coup. Contrairement à l’autobiographie (dont
Doubrovsky a une vision assez classique), l’autofiction n’est pas réservée
aux grands de ce monde, elle est supposée être un genre accessible à tout le
monde, et elle sera effectivement un genre dont tout le monde va
s’empresser de tirer parti, ne laissant aux scoliastes d’autre choix que
d’établir une troisième définition de la chose : l’autofiction « vulgaire », qui
ne réfléchit à plus rien du tout, qui n’en a rien à battre ni de la crédibilité de
la dimension référentielle du langage, ni du signifiant, ni du respect ou non
d’un quelconque pacte autobiographique. L’autofiction « cultivée », dont
Doubrovsky a donné l’exemple, a en somme provoqué une sorte d’appel
d’air dans lequel se sont engouffrés des dizaines et des dizaines d’auteurs
autofictifs dont on dira, pour rester prudent, que tous ne passeront pas à la
postérité.
Très vite, après ses débuts avant-gardistes, l’autofiction est ainsi devenue
accessible à tout le monde. Il n’était plus nécessaire d’avoir lu Proust pour
taper sur son ex. Du même coup elle se présente comme la quintessence, ou
du moins le symptôme, de la démocratisation contemporaine de la fonction-
auteur, inséparable de sa spectacularisation. Elle est également dans cette
perspective le vecteur d’une déprofessionnalisation de l’auteur. Il n’est pas
nécessaire, pour la pratiquer, de faire partie des VIP, ni d’être un grand
auteur, ni même de savoir bien écrire, et encore moins d’être vieux, bien au
contraire. En termes de prestation télévisuelle, une jeune auteure de vingt
ou trente ans exposant de préférence et sous toutes ses coutures son intimité
est en tout cas préférable au grand auteur certes prestigieux mais toujours
susceptible de dire des choses trop compliquées, avec des phrases trop
longues, et de plomber l’Audimat – sans parler du plaisir des animateurs à
humilier les ci-devant autorités en les prenant de haut, c’est-à-dire en
général en ne les invitant pas. Je suis là pour me montrer non pas dans toute
la vérité de ma nature, comme le vieux Rousseau, mais dans mon
authenticité, en chair et en os, avec mes fantasmes, mes rêves et mes vies
imaginaires, dont je certifie par ma présence que ce sont les miens, tel est le
dispositif télévisuel qui depuis quelques décennies aura donné à
l’autofiction sa remarquable efficacité.
On mesurera également le statut initialement transitoire de l’autofiction
au rôle que la psychanalyse joue dans sa justification, ou plus exactement à
l’évolution de ce rôle. On part d’une théorie inspirée de Freud et même de
Lacan venant légitimer une pratique de la langue ou du signifiant. Se
souvient-on encore ? C’était la belle époque du « signifiant [qui] représente
le sujet pour un autre signifiant », formule un peu mystérieuse, mais qui
suggérait en tout état de cause que le destin du sujet était lié à son rapport
au langage, à une capacité de (se) mobiliser (dans) le langage. Et on arrive,
deux ou trois décennies plus tard, à une théorie très vague et à des pratiques
d’écriture misant systématiquement sur l’indécidabilité de l’assignation des
représentations fantasmatiques.
De Lacan ou de Leiris, son contemporain, qui confiaient l’un et l’autre le
destin du sujet au langage, on passe en somme, via Serge Doubrovsky, à
une Sophie Cadalen, psychanalyste, et auteure, entre autres, il y a
maintenant une vingtaine d’années, d’un roman intitulé Le Divan, qui met
en scène, lit-on sur Internet, « une jeune femme sensuelle qui évoque ses
aventures sexuelles les plus débridées en termes crus et outranciers,
s’amusant du trouble qu’elle suscite chez sa thérapeute ». Termes crus et
outranciers : il est vrai que si ces choses-là n’étaient pas dites à une
psychanalyste, écrites par une psychanalyste, on aurait de la peine à les
distinguer d’un roman érotique-pornographique. Pour un genre de
transition, c’est en tout cas très bien dit : la psychanalyse est attaquée par le
cru, la théorie par le roman, et la narratrice-psychanalyste par l’outrance.
Soumise aux assauts d’une certaine Soraya (la jeune femme sensuelle), la
narratrice finira en tout cas par se comporter de façon bien peu analytique,
sans parler des aventures de son époux, cible privilégiée de la douce
Soraya.
La psychanalyse aura ainsi accompagné sinon justifié une
dénévrotisation, une désymbolisation – ou faut-il dire désesthétisation ? –
de la littérature, qui implique une déprofessionnalisation de l’auteur, et dont
l’autofiction, « écriture d’avant ou d’après la littérature, concrète », selon
Doubrovsky, est l’un des symptômes : du brut, du concret, du cru, de
l’outrancier, du pas sublime, du pas esthétique, du moi comme vous me
voyez, qui dit tout et plus. Elle permet de légitimer en termes d’expérience
fantasmatique le double jeu auquel l’autofiction s’astreint avec des termes
comme ceux de réalité, de vécu ou de fiction (je suis ce que j’imagine, je
vis ce que j’imagine que je suis). Compte tenu de l’importance de la culture
psychanalytique en France, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’autofiction
soit une invention française. L’auteur autofictif dit : ce n’est pas (seulement)
moi, mon vécu, ce sont (aussi) mes fantasmes, mes fictions, mais comme
ceux-ci me constituent, comme ils sont vécus – ou plus noblement : écrits –
par un sujet, moi, c’est de moi quand même qu’il s’agit. Toute autofiction
semble ainsi prise dans un double geste d’aveu et de rétractation dont on
connaît par ailleurs les intérêts juridiques. Rappelons la gêne que dit
éprouver à ce sujet Gérard Genette, qui évoque une pratique de la fraude ou
13
de la contrebande autobiographique ou de l’autobiographie honteuse .
Curieux destin, dans cette perspective, que celui de la psychanalyse, au
service dans les années 1960-1970 d’une révolution textualiste qui s’en
prenait de toutes les manières possibles au moi et à l’imaginaire, et devenue
trente ans plus tard un des principaux vecteurs de l’individualisme
contemporain, tendance hédoniste-narcissique.
Spectacularisation, démocratisation, tournant autobiographique : tel est le
triangle non pas d’or, pour l’auteur contemporain, mais plutôt des
Bermudes, car il se pourrait bien qu’il s’y efface au profit de sa version
Canada Dry, caractérisée par les impératifs cathodiques de l’apparition
authentique. Je me permets de suggérer aux amateurs des technologies
numériques appliquées aux études littéraires quelques petits travaux
d’intérêt public qui consisteraient notamment à mesurer, sur un ou deux
siècles, la longueur des phrases écrites par des auteurs reconnus. Les
résultats montreraient sans doute qu’après une certaine constance au
e
XIX siècle, le peak proustien et enfin la bulle textualiste (avec Philippe
Sollers ou Claude Simon abandonnant la ponctuation et transformant ainsi
de fait un livre en une phrase – imaginez l’hérésie si en plus ils parlaient
ainsi à la télévision), la tendance est résolument au simple, aux phrases
courtes, avec la parataxe comme idéal, comme dans le roman de Noëlle
Revaz.
Il n’y a en tout cas pas de place dans un système spectaculaire pour des
auteurs écrivant de longues phrases, ni sans doute pour ce qu’ils devenaient
autrefois en écrivant de longues phrases, c’est-à-dire de grands auteurs, par
définition pourvus de prestige et d’autorité, car l’autorité – avec la
permanence que celle-ci suppose – est désormais du côté du spectacle et de
ceux qui l’organisent. Elle s’y incarne dans les hôtes de talk-shows et dans
les animateurs de jeux télévisés, qui sont dorénavant les vraies stars et qui
ne sont pas là pour se laisser voler la vedette, pour laisser des auteurs
discourir à leur place et leur ravir leur temps de présence médiatique.
À l’âge de la vidéosphère, l’écrivain n’est plus fait pour être grand, mais
pour défiler, après tant d’autres, à son tour, sur les plateaux, pour le célèbre
quart d’heure de gloire annoncé par Andy Warhol. Ils sont des milliers à
avoir défilé dans Apostrophes, et c’est bien entendu Bernard Pivot qui est
devenu la star, c’est de lui qu’on se souvient, c’est de lui et de son émission
qu’il existe aujourd’hui des rétrospectives et des célébrations.
Et si ce quart d’heure lui est accordé, il sera toujours plus efficace, ou
simplement plus logique, pour un auteur passant à la télévision, de renforcer
la présence médiatique dont il bénéficie en parlant de lui-même, en
constituant sa personne présente et visible en centre d’intérêt. Le meilleur
plan pour lui est de confirmer en boucle qu’il est bien celui qui est là, ou
celui qu’il est, conformément à la dynamique profondément tautologique du
spectacle, dont Debord remarquait déjà qu’il ne faisait rien d’autre que de
se mettre en scène lui-même comme le seul bien possible. C’est plus
efficace, et c’est en tout cas ce qui est demandé à l’auteur, telle est la loi de
l’audiovisuel parvenu à maturité, émancipé, sûr de son pouvoir.
C’est la loi de l’image, c’est aussi la loi de la démocratisation culturelle
et de l’individualisation qui l’accompagne. De quoi parler en effet, si ce
n’est de soi, à partir du moment où les grands auteurs sont remplacés par
beaucoup de petits ? Le sacre de l’écrivain se partage mal, quelle qu’en soit
la nature. La démocratisation de la fonction-auteur réduit dramatiquement
la surface de la parole de l’écrivain autrefois habitué – et autorisé – à parler
au nom des autres, pour les autres, même si ceux-ci n’étaient en général pas
au courant de tant de sollicitude à leur égard. On est aujourd’hui un peu
serré dans le champ littéraire : si vous n’avez droit qu’à un quart d’heure de
gloire, contrairement à un Victor Hugo, rentier de la gloire non seulement
pour la vie mais quasiment pour l’éternité, vous n’allez pas perdre votre
temps à parler pour les autres ou des autres. Qu’ils aillent se faire voir, eux
aussi.

Notes
1. Antoine Compagnon, « Un monde sans auteurs », in Jean-Yves Mollier (dir.), Où va le livre ?,
Paris, La Dispute, 2000.
2. Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris,
Gallimard, 2012.
3. Voir ci-dessous les chapitres 8 et 9.
4. Georg Franck, « Autonomie, Markt und Aufmerksamkeit. Zu den aktuellen
Medialisierungsstrategien im Literatur- und Kulturbetrieb », in Markus Joch, York-Gothart Mix,
Norbert Christian Wolf et Nina Birkner (dir.), Mediale Erregungen ? Autonomie und Aufmerksamkeit
im Literaturbetrieb der Gegenwart, Tübingen, Max Niemeyer, 2009.
5. Alain Robbe-Grillet, Le Miroir qui revient, Paris, Minuit, 1985, p. 10.
6. Philippe Sollers, Femmes et Portrait du joueur, Paris, Gallimard, 1983 et 1984.
7. Marguerite Duras, L’Amant, Paris, Minuit, 1984.
8. Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, Paris, Gallimard, 1991.
9. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939), Paris,
Payot, 2013.
10. Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977.
11. On consultera notamment les ouvrages suivants sur ce sujet : Vincent Colonna, Autofiction &
autres mythomanies littéraires, Auch, Tristram, 2004 ; Philippe Gasparini, Autofiction. Une aventure
du langage, Paris, Seuil, 2008 ; Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et
autofiction, Paris, Seuil, 2004 ; Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991.
12. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
13. Gérard Genette, Fiction et diction, op. cit., p. 86-87.
4.

Attention, visibilité, spectacle : distinctions et précisions

Attention : une nouvelle économie

Attention, visibilité, spectacle, il est temps de préciser, de délimiter


quelque peu ces notions, déjà largement convoquées ci-dessus. En fait, on
est ici dans un système de cercles concentriques, qui vont du plus grand
(celui de l’attention) au plus petit, celui de la spectacularisation de l’auteur.
L’attention est la notion englobante, depuis que Georg Franck en a esquissé
la théorie il y a bientôt vingt ans, soit à une époque, répétons-le, au cours de
laquelle le principal levier de l’économie de l’attention était beaucoup plus
la télévision qu’Internet, dont la montée en puissance ne faisait que
commencer. L’économie de l’attention s’est développée de façon décisive
lorsque la dérégulation ou la privatisation du marché télévisuel, qui donnent
au « temps de cerveau disponible » tout son prix, se sont combinées avec
une offre de programmes de plus en plus abondante, induite notamment par
la transmission par câble et par satellite. Au cours des années 1980-1990,
nous avons bondi de cinq à cinquante programmes de télévision, puis à cinq
cents, et du coup notre attention est devenue précieuse pour les entreprises
de médias qui la revendent aux annonceurs.
C’est dans ce contexte que la notion d’économie de l’attention s’est
imposée. Dans la perspective de Georg Franck, elle signifie que l’attention
est devenue une véritable monnaie d’échange, si ce n’est la monnaie
d’échange, dont l’importance se renforce encore avec le basculement d’une
économie industrielle vers une économie de l’information, ou plus
généralement une économie des biens immatériels. On pourrait dire que
l’attention dont on dispose est à l’économie de l’information ce que le
capital symbolique est au champ littéraire de Bourdieu, avec cette
différence essentielle, de nature à périmer toute la conceptualité du
sociologue, que l’attention, contrairement au capital symbolique, est d’une
part convertible à un moment ou à un autre en capital financier et qu’elle est
d’autre part à la portée de n’importe qui, qu’elle n’est pas dépendante d’une
procédure d’autorisation interne impliquant l’observance d’un ordre du
discours précis ou, dans les termes de Bourdieu, l’observance de règles de
compétition propres à un certain champ (littéraire, artistique, etc.).
L’attention dont on dispose peut donc toujours se traduire en ventes, en
contrats, en royalties de toutes sortes, et cela immédiatement : la gloire
qu’elle permet d’espérer est la plupart du temps tout sauf posthume, elle
n’est plus nécessairement le fruit ou l’aboutissement d’une carrière, fût-elle
rondement menée.
S’agissant de l’auteur, cela veut dire que, s’il dispose d’attention, non
seulement les ventes de ses livres s’en porteront mieux, mais il peut
également espérer du même coup décrocher des contrats supplémentaires de
chroniqueur, de scénariste ou simplement être copieusement invité dans les
médias à un titre ou à un autre. Inversement, n’importe qui bénéficiant
d’attention peut devenir à un moment donné auteur, publier un bouquin, de
préférence sur lui-même. Chanteurs, acteurs, politiciens et adolescentes
présentant des produits de beauté sur YouTube, tous auteurs si l’envie leur
en prend. Un des derniers exemples en date : la très jeune Mademoiselle
Zoella (de son vrai nom Zoe Sugg), suivie sur YouTube par 6 millions et
demi d’usagers (sans doute très majoritairement des adolescentes) pour ses
avis sur la mode, a vendu en une semaine plus de 75 000 exemplaires de
1
son premier roman, intitulé, forcément, Girl Online . Pour une première
semaine, c’est apparemment plus que Dan Brown, J.K. Rowling et
E.L. James réunis. Le livre aurait été accepté par Penguin Books sur
recommandation de la fille de son CEO, âgée de treize ans : c’est une
mauvaise nouvelle pour la profession des lecteurs, qui risquent ainsi le
chômage technique. L’auteur doit alors se plier à la loi de l’économie de
l’attention, ce qui implique non seulement toutes sortes d’efforts et de
capacités en marketing, mais encore que son autorité, son statut d’auteur
vienne du capital d’attention dont il dispose. Dans ce sens, la fonction-
auteur chère à Foucault, clé de voûte de tout ordre du discours, tend à n’être
plus que le spin-off d’un capital d’attention qui est de plus en plus
systématiquement découplé de toute position d’autorité dans le discours.
L’économie de l’attention a été manifestement renforcée par le
développement d’Internet, qui en a démultiplié les effets de façon
vertigineuse. Plusieurs milliards d’individus, sans compter les centaines de
millions de personnes « morales » et parfois immorales en quête
d’attention, telle est aujourd’hui la donne. Les grands gagnants sont certes
ceux qui génèrent le plus d’attention, mais comme celle-ci est très souvent
de nature passagère, ce sont aussi et surtout ceux qui organisent et gèrent
l’attention, c’est-à-dire en premier lieu les moteurs de recherche parmi
lesquels Google s’est imposé comme l’incontestable leader. L’entreprise est
devenue le principal gestionnaire de notre attention, elle est capable
d’organiser ou plus exactement de hiérarchiser l’attention, de la distribuer,
de procéder à son partage en fonction d’un principe d’autorité, avec comme
mesure de son succès sa capacité de capter les annonceurs et de leur vendre
l’attention ainsi structurée par des algorithmes qui restent secrets et qui
2
changent .
Autres gagnants : les réseaux sociaux (Facebook, Twitter), qui sont
comme des poissons dans l’océan de l’attention parce qu’ils misent d’une
part sur des communications courtes et d’autre part sur l’effet levier, sur la
démultiplication de la communication qui est au cœur de leur
3
fonctionnement . Twitter et ses messages limités à 140 signes est
exemplaire dans cette perspective, il est l’emblématique effet de l’économie
de l’attention, par rapport à laquelle il est absolument adéquat, puisque
l’attention demandée est minimale. Dans le contexte de l’économie de
l’attention, être l’auteur des 800 pages de L’Être et le néant, qui a valu
autrefois à son auteur une impressionnante autorité ou du moins une
capacité d’impressionner, voire d’intimider, surtout ceux qui n’ont jamais lu
un si bel ouvrage, est une aberration, ou du moins un coup d’épée dans
l’eau (ou dans l’océan numérique).
Aujourd’hui, si vous vous employez à changer le monde, il faut distiller
des petits messages de 140 signes sur vos « réseaux », ce qui vous laisse à
peine la place de commencer une subordonnée et peu de chances
d’expliquer à vos prochains soit l’être, soit le néant, et encore moins le
rapport de l’un à l’autre. À condition d’y disposer de quelques followers qui
répercuteront vos messages auprès de leurs propres suiveurs, ce sera
cependant infiniment plus efficace. Les intellectuels ne l’ont pas encore
tous compris, ils sont plutôt moins rapides que l’Église catholique qui, elle,
n’a pas manqué de faire remarquer, par l’intermédiaire du cardinal
Gianfranco Ravasi, que Jésus-Christ avait été la première personne à
tweeter, « avec des formules brèves et pleines de sens » dont le moins qu’on
puisse dire est qu’elles ont fait date et qu’elles ont été répercutées par des
milliards de followers (« aimez-vous les uns les autres », « tendez l’autre
joue », etc.). Tweeter, comme semble l’avoir si bien compris J.-C., était
apparemment la forme de communication la plus efficace dans un contexte
où les livres étaient des rouleaux peu pratiques et hors de prix, et où au
demeurant personne ne savait lire. Ça le redevient quand les livres ne valent
plus rien parce qu’il y en a trop et qu’un jour peut-être plus personne ne
sera capable d’en lire, faute de temps.

Visibilité : exclusivité et asymétrie

L’attention est une chose précieuse, calculée, vendue, comptabilisée


comme telle par Google ou Facebook, mais il lui arrive souvent de ne pas
durer. Il y a sur YouTube des vidéos que brusquement des millions de
personnes regardent, et que tout le monde a oubliées trois jours plus tard. Il
y a les shitstorms en tous genres, qui s’effacent les uns les autres.
L’attention est passagère, et elle l’est d’autant plus lorsqu’elle ne se fixe pas
sur des personnes mais, par exemple, sur des événements qui, par
définition, ne se prêtent pas à des effets de répétition et de reconnaissance.
Lorsque celle-ci intervient et qu’elle concerne des personnes, on ne parlera
plus simplement d’attention, mais de visibilité. Comme l’a montré Nathalie
Heinich, la visibilité correspond à une capacité non seulement d’attirer
l’attention sur soi, mais de bénéficier du privilège d’être reconnu, certes
4
dans le contexte d’une économie de l’attention, mais pas uniquement .
La visibilité suppose fondamentalement une relation d’asymétrie :
énormément de « spectateurs » regardant les happy few qui ont le monopole
de la visibilité. En fait, l’économie de la visibilité se développe avant
l’économie de l’attention. Elle émerge, toujours selon Heinich, avec la
photographie, avec la possibilité de multiplier les copies d’une personne et
surtout d’un visage unique, qui devient ainsi reconnaissable par tous. Elle
profite ensuite du cinéma, s’incarne emblématiquement dans Hollywood et
ses stars, lointaines, mystérieuses, mais intensément visibles, avant de se
généraliser avec la télévision et, peut-être, de dégénérer avec Internet – dont
on peut faire l’hypothèse qu’il est, en dernière instance, en porte à faux avec
l’économie de la visibilité, à cause de son caractère démocratique, non
exclusif.
L’économie de la visibilité est au contraire une économie de
l’exclusivité : la visibilité est, pour un individu, la chose la plus précieuse
parce qu’elle est exclusive, parce qu’elle n’est pas donnée à tout le monde,
parce qu’on ne fabrique et reproduit pas des images de tout le monde. D’où
l’ambiguïté de la visibilité procurée par Internet : techniquement elle est
donnée à tout le monde, et donc elle n’a plus vraiment de valeur, elle est
insignifiante, démocratique. On peut certes devenir visible grâce à Internet,
et même parfois une star (comme Justin Bieber ou Zoe Sugg), mais c’est un
peu de la même manière qu’on peut devenir riche en gagnant à la loterie, à
titre d’exception confirmant la règle qu’on ne peut pas. Il semble aussi que
YouTube convienne mieux à certains types d’activité, caractérisés d’une
part par leur déprofessionnalisation et d’autre part par leur haut potentiel de
socialisation. Il n’existe pas de diplôme requis pour devenir blogueuse de
mode, comique ou musicien, alors qu’il s’agit dans les trois cas de pratiques
immédiatement sociales ou socialisables qui bénéficient en tant que telles
de l’effet levier des réseaux sociaux. Mais c’est une autre histoire de s’y
imposer comme romancier, philosophe, artiste ou même comédien.
À cela s’ajoute le fait que le statut de star demande toujours une
validation par les médias traditionnels qui sont, eux, les moteurs de la
véritable économie de la visibilité. Au mieux, les réseaux sociaux ou
YouTube constituent une sorte d’atelier, une salle d’entraînement où les
professionnels viennent repérer des talents en tous genres. Vous pouvez
attirer de l’attention sur vous grâce à YouTube, des millions de personnes
peuvent vous y voir dans une vidéo que vous aurez produite et diffusée,
mais l’ironie est que sauf dans quelques cas très rares vous n’en serez pas
pour autant visible, qu’on ne vous reconnaîtra pas pour autant et que
presque toujours on vous oubliera immédiatement. Certes, il y a des
millions de personnes pour regarder votre vidéo pendant quelques minutes
ou du moins quelques secondes, mais il y a également des millions
d’individus postant leur propre vidéo, comme vous. Telle est l’aporie.
Mais pourquoi des millions de personnes tentent-elles le coup ? Il est
quand même très improbable qu’elles ne se rendent pas compte que leurs
chances de « réussir » (quoi ?) sont à peine meilleures que celles de gagner
à la loterie. Peut-être parce que c’est justement la même chose que la
loterie, où la seule certitude est que vous ne gagnerez pas si vous ne jouez
pas, et peut-être aussi parce que cela les amuse : par goût de la parodie en
somme. L’économie de la visibilité qui se développe avec Internet est dans
une certaine mesure la parodie de la « vraie » économie de la visibilité : on
y joue à être une star, on y parodie consciemment ou inconsciemment les
stars. Ce n’est pas une coïncidence si très souvent les vidéos qui font le buzz
comportent une dimension incontestablement parodique, si une culture très
ludique de destitution des icônes et des idoles s’y est développée.
Regardez par exemple sur YouTube ces millions de vidéos d’adolescents
et surtout d’adolescentes (plus douées pour la parodie ?) qui jouent aux rock
stars. Enfin, regardez-en quelques-unes. Elles chantent en s’accompagnant à
la guitare, elles imitent les poses qui se prennent à la Star Academy ou à
The Voice, qui relèvent elles-mêmes déjà d’un star system au second degré,
mimétique, et tout à coup elles éclatent de rire, leur voix déraille
complètement, elles chantent faux, elles le savent, c’est de la visibilité pour
rire. Elles savent très bien que la visibilité, c’est autre chose et qu’elle leur
échappe.
Ou regardez ce qui se passe lorsque les « réseaux » s’en prennent à une
personnalité, notamment politique : on est dans la surenchère parodique, les
« réseaux » activent des formes modernes de carnavalesque. On mesurera
également la différence entre les deux économies de la visibilité avec le
phénomène Instagram. Apparemment c’est le même format pour tous : les
nantis de l’économie de la visibilité et ceux qui aspirent à en recueillir
quelques miettes s’y retrouvent, puisque toute star se doit d’y être présente
et d’y poster régulièrement des selfies. Mais c’est aussi une plateforme qui
différencie immédiatement la « vraie » économie de la visibilité de son
imitation, puisque la visibilité de chacun y est chiffrée : 50 ou 100 millions
de suiveurs pour Angelina Jolie ou Kim Kardashian, trois douzaines d’amis
pour vous, il n’y a pas photo. Si les « riches », qui sont en général très
riches, sont sur Instagram, c’est uniquement pour qu’on sache qu’ils le sont,
pour y faire la différence, pour y afficher leur prix, leur capital. Mais depuis
longtemps leur visibilité s’est forgée ailleurs.
La visibilité est fondamentalement une affaire de personnes, et même de
visages qu’il s’agit de reconnaître, nécessairement aux dépens de beaucoup
d’autres qu’on ne reconnaîtra pas. Et si les réseaux sociaux peuvent
manifestement renforcer celle des personnes qui en disposent déjà, ils sont
cependant la plupart du temps incapables de la susciter, contrairement aux
chaînes de télévision et leurs exclusifs invités, toujours triés par la force des
choses sur le volet. Entre la télévision et Facebook – le livre des visages, le
livre de plus de 1 milliard et demi de visages –, il n’y a pas photo non plus.
Imaginez qu’on vous dise dans la rue : « Je vous reconnais, vous êtes sur
Facebook », comme on disait autrefois avec ferveur : « Je vous reconnais, je
vous ai vu à la télévision. » Dans cette perspective, l’histoire de Facebook
ne manque pas d’ironie, puisqu’il s’agit au départ d’un réseau au sens
convenu du terme, exclusif, surtout dans la perspective de ses
commanditaires, les frères Winklevoss, un peu empaillés et malmenés par
Mark Zuckerberg. Celui-ci réalisera peu à peu tout le potentiel d’une
dynamique non pas exclusive mais inclusive – un passage symbolisé, du
moins dans The Social Network, le film consacré récemment à Zuckerberg,
par son déménagement de Harvard et de ses exclusives sociétés d’étudiants
à Palo Alto où on se fiche de vos diplômes comme de l’an quarante.
C’est dire que, pour les auteurs, c’est le paramètre de la visibilité plutôt
que simplement celui de l’attention qui est devenu incontournable, du
moins tant que les auteurs seront encore des personnes, ce qui n’est peut-
être plus le cas pour très longtemps, ou du moins pas dans tous les
domaines – narrative science, je vous salue une première fois. Il s’agit non
seulement d’être vu, mais d’être reconnu, de durer, d’avoir une figure et par
conséquent de faire bonne figure dans les médias procurant de la visibilité.
L’assujettissement du ci-devant champ littéraire au champ médiatique ne
signe pas nécessairement l’arrêt de mort pour l’auteur, mais il le soumet à
un impératif de visibilité et de vie. L’auteur doit exister, il doit être là, en
chair et en os, fini de mourir.
Encore faut-il qu’il y parvienne. L’impératif de la visibilité fonctionne
comme celui que Lacan évoquait autrefois à propos de la jouissance : ce
n’est pas parce qu’on entend (« j’ouïs ») l’impératif qu’on y arrive. De la
même manière, la visibilité n’est pas donnée à tout le monde, elle a un prix,
sauf si vous faites partie d’une famille royale (de préférence britannique),
ou si vous êtes doté d’une beauté stupéfiante ou que vous disposez d’un
talent exceptionnel, notamment comme acteur ou comme sportif. Derrière
les dieux de la visibilité et leurs hiérarchies implicites décrites par Nathalie
Heinich, il y a tous ceux qui rament pour en arracher un morceau :
politiciens, animateurs, animés en tous genres incluant les auteurs, ou du
moins certains auteurs particulièrement présentables. Mais il faut avouer
que ceux-ci sont à la peine, qu’en moyenne ils n’ont pas accès aux
meilleures places et qu’ils font par conséquent partie de ceux qui rament
même beaucoup. Autrefois voie royale pour avoir de l’autorité, la fonction-
auteur semble être devenue un chemin laborieux pour y parvenir à partir du
moment où l’autorité coïncide avec la visibilité.

Spectacle : la fabrication de la visibilité

J’en arrive par conséquent à un point essentiel : la visibilité a un prix, et


de la même manière qu’elle représente un capital symbolique, elle exige un
paiement symbolique, ou plus exactement qu’on paie de sa personne. Il ne
sert en général à rien d’allonger un chèque pour être invité sur les plateaux
de télévision ou dans des émissions de téléréalité. Il faut venir avec quelque
chose que l’économie de la visibilité puisse valoriser, qui lui profite, par
exemple de l’intimité à exposer, ou de l’humiliation à subir, de l’agression
ou de l’agressivité à revendre, etc. On en arrive ainsi au troisième cercle,
celui du spectacle, dont on dira qu’il est constitué par les techniques de
fabrication de la visibilité, comme on parlait jadis de productivité textuelle.
Le spectacle tel qu’on l’entend ici, tel qu’il me semble possible de
l’entendre dans le cadre d’une économie de la visibilité, c’est donc quelque
chose de très concret. Ce sont les principes de production des produits
médiatiques grâce auxquels l’économie de la visibilité fonctionne, et toute
la question est donc de savoir ce qu’il faut pour qu’il fonctionne bien, pour
qu’il y ait un bon spectacle ou comment distinguer un bon d’un mauvais
spectacle, c’est-à-dire d’un spectacle qui serait mal ajusté aux lois de
l’économie de la visibilité.
La réponse que je propose embraie une fois encore sur Marshall
5
McLuhan et son célèbre « the medium is the message », que je détourne un
peu pour la circonstance. McLuhan a beau être parfois un peu confus et pas
très rigoureux théoriquement, on est disposé à lui pardonner presque tout
pour avoir eu l’intuition du caractère réflexif des médias. Pour lui, la
formule signifiait que la forme d’un (nouveau) médium s’invite dans le
message, que non seulement elle en détermine le sens mais elle produit en
tant que telle des effets (l’imprimé produit la Réforme, les Lumières, la
démocratie, etc.). Cela me semble toujours vrai, mais on peut faire un pas
de plus et affirmer qu’en étant le message, le médium ne cesse de
se célébrer lui-même, de montrer ce qu’il sait faire et d’affirmer,
implicitement et parfois très explicitement, que c’est ce qu’il fait le mieux
et de mieux.
Ainsi le livre s’est tellement célébré lors de son apparition il y a quelques
milliers d’années qu’il s’est mis en scène comme la parole de Dieu, ni plus
ni moins, avec une assurance assez péremptoire qui fait qu’à peu près plus
6
personne n’a osé refaire le coup avec un autre médium (sauf peut-être
Steve Jobs avec le premier iPhone, présenté via Michel-Ange comme le
doigt de Dieu, ou plus exactement comme votre propre doigt devenant divin
7
lorsqu’il caresse le tout nouveau touch-screen ). Puis le livre s’est imprimé
et il s’est mis à célébrer un pouvoir non plus divin mais humain,
d’argumentation ou de persuasion. C’est la raison pour laquelle il valait la
peine d’être un intellectuel lorsque le livre était un médium prestigieux et
non pas, comme de nos jours, un simple bouquin, jetable ou numérisable, et
la plupart du temps les deux à la fois.
Aujourd’hui les réseaux sociaux célèbrent les réseaux sociaux, surtout
lorsqu’ils sont utilisés au cours de quelques révolutions ou de printemps
arabes dont on finirait par croire qu’ils sont au service du développement de
Twitter ou de Facebook, du moins si les printemps en question ne tournaient
pas court. Et la télévision ne cesse elle aussi de mettre en scène,
implicitement ou explicitement, ses moyens, son pouvoir, ou tout
simplement ce qu’elle fait le mieux. Son fort, c’est le direct, c’est
l’authentique, c’est comme si vous y étiez, c’est de l’émotion, du sang, des
larmes et de la douleur encore fraîches, en « live » comme on dit, comme
pour souligner le fonds de commerce de la télévision : le vécu, du moins par
procuration. Il y a les classiques dans ce domaine : c’est l’interminable
agonie, en direct, d’une petite fille lentement engloutie par la boue en
Colombie. Ou bien c’est l’aviation américaine bombardant l’Irak en direct
aussi, ou encore la chaîne d’information CNN évoquant toutes les dix
minutes les perfections d’un nouveau satellite numérique qui lui permet de
couvrir de façon satisfaisante le tremblement de terre en Haïti. De Haïti
défiguré et meurtri, on ne voit rien, en boucle, mais n’est-ce pas une source
d’allégresse de ne rien voir grâce à un nouveau satellite numérique, dont
l’importance nous aurait échappé si la terre n’avait pas daigné trembler ?
Autant de célébrations des pouvoirs de la télévision, autant de spectacles
réussis avec lesquels la télévision a l’occasion de démontrer sa maîtrise des
lois de la visibilité.
Ce sera donc la conclusion de ma petite délibération philologique. Tout
médium est à comprendre dans cette perspective comme le développement
(la production) d’un pouvoir spécifique (comme on dit d’un moteur qu’il
développe tant de chevaux) qui est en quelque sorte à disposition de ceux
qui parviennent à s’en servir. De façon analogue aux pulsions décrites par
les psychanalystes, il n’a d’autre fin que sa propre affirmation, il revient en
boucle sur lui-même, comme les télévisions le font avec des images
parfaitement insignifiantes diffusées infiniment lors de « breaking news »
où il n’y a la plupart du temps (encore) rien à voir. Omniprésent, le
spectacle ne fait ainsi rien d’autre que d’affirmer, de célébrer
l’omniprésence du visible. Rien d’étonnant alors si, la plupart du temps, les
auteurs n’y échappent pas non plus, s’y conforment, selon des règles
précises, analogues à celles de la grammaire. Oui, il existerait ainsi une
sorte de grammaire du spectacle qu’il convient de décrire maintenant de
façon plus précise.

Notes
1. Londres, Penguin Books, 2014.
2. Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes, Paris, Seuil, 2015, p. 24-29. Cardon montre
en particulier que les algorithmes de Google procèdent d’une méritocratie, soit d’un principe
d’autorité inédit, de nature à périmer les autorités attribuées par des ordres du discours.
3. Ibid., p. 29-33.
4. Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris,
Gallimard, 2012.
5. Marshall McLuhan, « The Medium Is the Message », in Understanding Media : The Extensions
of Man, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1964, p. 7-23.
6. Régis Debray, Dieu. Un itinéraire, Paris, Odile Jacob, 2001.
7. La scène est consultable sur YouTube en de multiples versions plus ou moins longues. Tapez
« Steve Jobs » et « présentation de iPhone 1 », choisissez votre vidéo en fonction du temps dont vous
disposez.
5.

Grammaire du spectacle

La grammaire, y compris celle du spectacle, a deux caractéristiques. Elle


se concrétise, d’une part, sous la forme de combinatoires, en des suites
d’éléments parfois possibles et parfois nécessaires, obéissant à des principes
de cohérence : quand on a commencé une phrase d’une certaine manière, on
ne peut plus la terminer n’importe comment. Le spectacle fonctionne à peu
près de la même manière : il se présente comme une combinatoire
virtuellement infinie d’éléments entretenant entre eux des rapports
nécessaires, accordés en somme, comme le sont par exemple les adjectifs.
D’autre part, les éléments qui sont à l’origine des combinatoires
grammaticales se laissent répartir en un nombre limité de catégories (par
exemple, au niveau de la morphologie, en noms, verbes, adjectifs, etc.). Le
spectacle, à un autre niveau, c’est la même chose. C’est la combinaison, la
concaténation d’un nombre relativement limité de ce que j’appellerais, faute
de mieux, des unités culturelles-spectaculaires de base – terme qui renvoie
simplement à des pratiques partagées, bon gré mal gré, communes à un
certain nombre d’individus pris dans des dispositifs médiatiques
spécifiques.
Restons-en là avec cette analogie avant qu’on ne la prenne trop au
sérieux. Ce qui m’importe, c’est que le spectacle tel qu’il est envisagé ici
peut se présenter selon plusieurs angles, plusieurs facettes. Il suppose
plusieurs paramètres qui le configurent, plusieurs portes d’entrée et, une
fois qu’on en a choisi une, tout un réseau de passerelles permettant de
passer d’une porte à l’autre. Concrètement, selon l’angle choisi, le spectacle
peut être défini comme une culture de la comparution, de l’aveu, de
l’authenticité, de la transparence ou encore comme une culture sacrificielle
– ce dernier terme étant sans doute le plus englobant, le plus synthétique.
Cette liste est-elle exhaustive ? Je n’en suis pas sûr, mais rien d’autre ne me
vient à l’esprit. Essayons par conséquent d’examiner ces portes les unes
après les autres.

Comparution

Tout commence avec la comparution, avec l’entrée dans le spectacle, qui


1
a toujours quelque chose de l’entrée dans un tribunal . Apparaître dans le
spectacle, c’est comparaître, c’est y apparaître pour y être jugé, non pas
parce qu’on aurait commis un crime, mais simplement parce qu’on y
revendique une place. Qu’avez-vous à dire pour votre défense, c’est-à-dire
pour justifier votre présence, qu’avez-vous fait pour mériter la visibilité
dont nous vous créditons, la place que vous prenez implicitement à un
autre ? Au nom de quoi revendiquez-vous votre petite tranche de visibilité ?
Quel prix êtes-vous prêt à payer pour qu’on vous accorde du temps et de
l’attention, quelles sanctions, quelles humiliations êtes-vous prêt à subir ?
Ferez-vous bonne figure lorsqu’on essaiera de se moquer de vous ?
Laisserez-vous apparaître des failles ? Commettrez-vous l’un ou l’autre de
ces actes manqués qui seront repris ad nauseam dans ce qu’on appelle très
justement les bêtisiers ? Ceux-ci sont devenus de véritables institutions sur
presque toutes les chaînes de télévision et comme les symptômes de la
vérité du spectacle : il y a toujours quelqu’un pour se réjouir de vos chutes
et de vos défaillances, pour en rire. Le spectacle, dans sa quintessence ou
dans sa vérité, c’est le bêtisier, c’est le tribunal de la bêtise, c’est la marche
que vous ratez en descendant dans l’arène, ce sont les lapsus des
présentateurs du téléjournal, etc.
Serez-vous réinvité parce que vous avez tenu le coup ou disparaîtrez-
vous à jamais parce que vous vous êtes défait, ou parce que vous avez été
ennuyeux, parce que vous n’avez pas su faire rire, de vous ou des autres
invités ? Inversement, serez-vous capable à votre tour de vous transformer
en juge, de participer à la curée s’il le faut, d’envoyer des vannes et d’autres
invités dans les cordes ? Quelles humiliations infligerez-vous à d’autres
aspirants à la gloire, de qui vous moquerez-vous, qui dénoncerez-vous, qui
accuserez-vous si vous en avez l’occasion ? L’économie de la visibilité est
hypercompétitive parce que fondamentalement exclusive. Tous ceux qui y
apparaissent rivalisent, quelles que soient les amabilités dont ils semblent
capables, avec tous ceux qu’ils en ont exclus, mais aussi tous ceux avec
lesquels ils doivent partager les espaces de visibilité, les plateaux, les
studios, les caméras. Par conséquent c’est aussi une économie
fondamentalement agressive, et le spectacle est la mise en acte ou en scène
de cette agressivité.
The medium is the message : le spectacle ne cesse de mettre en scène ses
conditions de possibilité, soit la rivalité et l’agressivité qui le constituent.
Celles-ci sont implicites dans d’innombrables émissions, notamment de
nombreux talk-shows qui parfois la ritualisent et la rendent explicite (il y a
des émissions avec leurs préposés à la critique vache censée faire rire), mais
l’expliciter n’est pas toujours nécessaire. On peut même penser, au
contraire, que l’implicite est plus efficace, plus effrayant. En tout cas,
s’agissant des auteurs en quête de visibilité, cette situation de base les
pousse la plupart du temps au conformisme le plus brave, aux amabilités et
aux complaisances les plus énergiquement hypocrites. C’est encore le
meilleur moyen de ne pas prendre trop de coups et d’être en fin de compte
acquitté, voire réinvité. C’est une question de survie, et la survie, c’est ce à
quoi la plupart des acteurs de l’économie de la visibilité aspirent. Rares sont
en somme ceux qui sont disposés à y prendre des risques, à y être insolents
ou méchants. Mais lorsqu’ils y arrivent, ce sont alors des princes, ce sont
alors nos modernes seigneurs cathodiques.
À la fin, jugement est rendu, comme à la fin d’un match de tennis ou de
football, ou d’un débat télévisé entre politiciens aspirant aux plus hautes
fonctions. Il y a un vainqueur et un vaincu, des arbitres, des modérateurs,
des juges de touche ou de chaise. Le gagnant continue, il va en finale et, s’il
gagne, il touche le jackpot de la visibilité, qu’il soit sportif, politicien ou
chanteur amateur. Le sport, les débats politiques, les compétitions en tous
genres (cuisine, musique, séduction, etc.), ce sont les fleurons de la culture
télévisuelle, c’est ce que la télévision fait de mieux, et mieux que tous les
autres médias. C’est ce qu’elle aime faire, et c’est la raison pour laquelle
nous l’aimons. Elle est au plus près de sa vérité, de son essence, en
organisant l’économie de la visibilité dont elle procède en termes de
comparution, de compétition et d’agression, si possible en direct.
L’auteur contemporain aurait tort de croire qu’il y échappe sous prétexte
qu’il dispute rarement des coupes du monde, des grands chelems ou qu’il ne
se présente à aucune élection. Implicite, la culture de la comparution n’en
est que plus puissante, et d’ailleurs de moins en moins implicite. Il suffit de
penser aux pouces levés ou baissés qui accompagnent dorénavant non
seulement tout événement médiatique mais également tout énoncé circulant
quelque part sur Internet ou les réseaux sociaux, ce qui fait quand même
beaucoup d’endroits. I like / I dislike, pouce levé, pouce baissé : pour autant
que nous soyons en quête de visibilité, nous sommes tous devenus les
gladiateurs d’une sorte de grand stade numérique. Serons-nous graciés ?
Achevés ?

Culture de l’aveu

Le spectacle, c’est également une culture de l’aveu, ou du moins


développe-t-il, renforce-t-il systématiquement celle-ci, puisque à en croire
2
par exemple Foucault elle existe depuis bien plus longtemps que ce qu’on
définit ici en termes de spectacle, dont elle permet cependant le
perfectionnement, l’aboutissement. Et surtout, loin des coffres-forts de
l’Inquisition et de tout ce qui s’est ensuivi, il organise le caractère de plus
en plus public de la culture de l’aveu, au point d’annuler justement les
traditionnelles frontières entre les sphères privée et publique. C’est par
l’aveu, par l’exhibition de son intimité que le sujet se transforme le plus
immédiatement et le plus facilement en marchandise. Payer de sa personne,
dans le cadre d’une économie de la visibilité, cela veut dire très souvent
avouer, se confesser, jeter son intimité en pâture aux spectateurs ou aux
lecteurs.
Qu’avez-vous à déclarer, comme le demandent les douaniers, qu’avez-
vous à confesser pour qu’on vous laisse passer, pour qu’on vous accorde de
l’attention et de la visibilité ? Jusqu’où irez-vous dans la mise aux enchères
de votre intimité ? Pour l’auteur parvenu à son stade spectaculaire, ces
questions sont essentielles, elles font désormais partie de son cahier des
charges, non seulement quand il squatte les plateaux de télévision, mais
également en amont, quand il écrit, c’est-à-dire quand il s’occupe de payer,
par avance, sa place dans l’économie de la visibilité. En tout cas celle-ci ne
se porte jamais aussi bien que lorsqu’elle peut convertir de l’invisibilité ou
plus exactement du non-visible, du privé (de visibilité) en visibilité,
lorsqu’elle peut exercer son droit de regard sur ce qui était destiné en
principe à lui échapper. C’est l’invisible, ou plus exactement le rarement
visible, qui fait le prix de la visibilité, tel est son paradoxe. La monnaie avec
laquelle se paie ou s’acquiert la visibilité, c’est ce qui devait rester invisible,
ou bien ce sont les failles de la visibilité. Dans cette perspective, le
paramètre de l’aveu est effectivement solidaire de celui de la comparution
et des bêtisiers. Une image de star dans un tabloïd, c’est bien, mais une
image dérobée, c’est mieux, et une image dérobée de star lâchée par son
déo ou surprise avec un soutien-gorge dégrafé ou absent, c’est encore
mieux, de sorte que très souvent les stars dégrafent ou transpirent
aujourd’hui très intentionnellement. Les lapsus de la visibilité sont de plus
en plus calculables, calculés, tout le monde connaît les tarifs.
Ma monnaie d’échange, ma mise dans les salons de la visibilité, c’est ma
vie privée. Cette loi simple de l’économie spectaculaire a cependant
tendance à se compliquer rapidement, parce que justement elle est trop
simple ou, si l’on veut, trop démocratique. C’est en somme à la portée de
tous et de toutes de dévoiler vie privée, corps et orifices, ce qui y entre, ce
qui en sort. Si la vie privée est une monnaie, celle-ci est soumise à un
principe d’inflation. Il faut en montrer toujours plus, en dire toujours plus
pour être compétitif, être soit quantitativement à la hauteur, comme
Catherine Millet, ou aller aux limites de la perversion et parfois au-delà.
L’économie de la visibilité se montre ainsi sous son vrai jour : non
seulement elle est une économie du rarement visible mais son horizon est
une économie de l’obscène et parfois de l’abject, du monstrueux, on va y
3
revenir .
Mais alors, comment éviter l’aporie de l’hyperinflation, du toujours plus,
de la surenchère dans l’obscène ou l’abject, dont la rentabilité finit
nécessairement par s’épuiser ? Comment le spectacle assure-t-il sa
durabilité, comment évite-t-il d’exploser dans son inflation ? La réponse à
cette question a partie liée avec sa circularité, avec le caractère
fondamentalement exclusif de l’économie de la visibilité (que les
technologies numériques donnent l’illusion de subvertir). Payer de sa
personne, dévoiler son intimité représente dans cette perspective une
condition nécessaire mais non suffisante. En fait, le spectacle n’accorde de
la visibilité que parcimonieusement et pour ainsi dire au cas par cas à ceux
qui ont accompli beaucoup d’efforts pour la mériter. Pour le reste, il
consiste surtout à faire circuler l’or de la visibilité entre ceux qui en ont
déjà, il ne prête et ne donne qu’aux riches. Ce ne sont pas les actes manqués
de monsieur et madame tout-le-monde qui nous intéressent, ni les aisselles
transpirantes ou poilues de Ginette Tarin de Limoges, mais celles de Miley
Cyrus, consultables sur Instagram et dans tous les tabloïds. Ce ne sont pas
non plus les partouzes de Ginette Tarin qui nous intéressent, mais les
pratiques de Catherine Millet, personnalité en vue du monde de l’art
puisqu’elle y dirige un magazine assez connu. L’économie de la visibilité, il
faut insister sur ce point, est nécessairement sélective et exclusive, aucun
auteur ou aspirant à la fonction ne devrait l’oublier. Les vidéos
pornographiques d’amateurs ont beau être toujours plus hard, elles ne
suffiront pas, elles ne changeront rien à l’affaire. La pornographie ne rend
célèbres que de rares stars qui ont su en revenir ou qui ont réussi à
monnayer leurs talents dans d’autres compartiments du spectacle, il n’y a
aucune chance que nous reconnaissions toutes les autres.
Il vaut la peine de signaler une autre difficulté sur laquelle bute la vente à
l’encan de la vie privée, parce qu’on verra plus loin que l’auteur exposant
son intimité y est très rapidement confronté. La vie privée est rarement
quelque chose de solitaire ou du moins les plaisirs trop solitaires ne
suscitent pas vraiment l’intérêt des foules. Il n’est pas si facile de jeter en
pâture sa vie privée sans y inclure celle des personnes avec qui on la
partage. Lorsque les proches ont les mêmes ambitions en matière de
visibilité, il n’y a pas de souci, comme on dit, on peut alors faire de la
téléréalité en famille, comme la tribu des Kardashian. De manière générale,
on ne compte plus ceux qui ont fait carrière dans le monde de la visibilité
grâce à des stratégies de promotion réciproque ou parce qu’ils bénéficiaient
d’une visibilité en quelque sorte collatérale (comme fils ou fille de roi, de
riche, d’actrice, de chanteuse, etc.).
Mais lorsqu’on a affaire à des proches qui ne veulent pas (se) vendre, tout
se complique. Il arrive à des auteurs d’en faire l’expérience lorsque certains
de leurs personnages portent plainte pour violation de leur vie privée. C’est
dans ce genre de situation que l’autofiction, dont il s’agit alors de bien
maîtriser les ficelles, peut rendre d’appréciables services, puisqu’elle
permet d’une part de parler de soi (et de ses proches) et d’autre part de n’y
être en principe pour personne. En principe, mais cela ne marche pas
toujours, l’autofiction n’est pas une assurance-vie contre les plaintes, les
dommages-intérêts et les tribunaux. Mais ce qu’il faut surtout souligner
pour l’instant, c’est le point suivant : lorsqu’il faut se rendre au tribunal,
lorsqu’il faut payer les amendes pour atteinte à la vie privée, ce n’est pas la
fin de la culture de l’aveu ou sa limite, mais au contraire son aboutissement
logique. La fusion avec la culture de la comparution est alors parfaite. De
même qu’autrefois la preuve ultime du caractère subversif de l’auteur était
sa condamnation par l’État, de même l’auteur contemporain valide
éventuellement sa place dans la culture de l’aveu en prenant le risque de
violer la vie privée des autres.

Authenticité

Autre entrée possible dans la grammaire du spectacle : l’authenticité, un


terme qui est aujourd’hui dans la bouche de presque tout le monde, surtout
lorsqu’on en est infiniment éloigné. Le spectacle est mensonger, aliénant,
tout ce qu’on veut, mais il se drape dans l’authenticité, il se masque ainsi de
son envers. Regardez dans quels termes on félicite les participants à
n’importe lequel des télécrochets du type Star Academy ou The Voice dont
nous avons été gratifiés au cours des années passées. Tout cela relève du
karaoké amélioré, mais à la fin on s’extasie, de préférence avec quelques
larmes à l’œil : « Vous avez été tellement vous-même, vous avez tout
donné, vous avez été si authentique. » Et s’il ne s’agissait que d’un
compliment pour des performances de télécrochets. Mais non, le terme est
omniprésent, on nous invite partout à être authentiques. Les consultants
spécialisés en ressources humaines ne jurent que par l’authenticité,
organisent des séminaires sur le sujet pour les cadres d’entreprise et les
politiciens jouent sans cesse eux aussi la carte de l’authenticité et de la
sincérité, qui remplacent assez bien ce qu’on appelait autrefois un
programme politique.
Il est de plus en plus difficile d’imaginer dans ce contexte que l’auteur
puisse échapper à l’impératif d’authenticité et de fait la plupart du temps il
n’y échappe pas. On lui demandera par conséquent non seulement d’être
sincère, de parler d’une manière ou d’une autre de lui-même – l’authenticité
est évidemment parfaitement synchronisée avec le tournant
autobiographique de la littérature contemporaine –, mais encore de le faire
dans un style lui-même authentique, naturel, et on sait que des phrases de
plus de deux lignes, avec plus d’une éventuelle subordonnée, ce n’est
absolument pas naturel, ni par conséquent authentique. La denrée littéraire
contemporaine a horreur de l’artifice et des phrases longues.
Je ne peux m’empêcher de repenser ici à la polémique qui a opposé il y a
quelques années Camille Laurens et Marie Darrieussecq, toutes deux
publiées à l’époque par les Éditions POL. Cette polémique peut sembler un
peu fanée, mais elle est symptomatique, souvenons-nous. En 1995 Camille
Laurens, à qui il arrive de revendiquer l’autofiction, publie Philippe, récit
apparemment autobiographique consacré à un enfant mort-né, à ses
4
premières et uniques minutes de vie . En 2007 Marie Darrieussecq publie
Tom est mort, roman consacré à la mort d’un enfant de six ans racontée elle
5
aussi dans la perspective de la mère, à la première personne . Ce n’est pas
vraiment pareil, mais Camille Laurens accuse néanmoins Marie
Darrieussecq de « plagiat psychique », une notion bien intéressante.
Comme il est impossible, selon Camille Laurens, de raconter la mort d’un
enfant sans l’avoir vécue, sans avoir véritablement éprouvé l’immense
douleur qu’elle implique, Marie Darrieussecq ne peut qu’avoir volé –
en l’occurrence dans le récit autobiographique de Camille Laurens – une
douleur qu’elle se serait empressée de recycler dans son commerce
romanesque.
L’accusation laisse incrédule, elle ne tient pas la route. L’éditeur a
d’ailleurs réagi en virant Camille Laurens de son écurie. Mais celle-ci n’est
pas folle pour autant, j’en veux pour preuve qu’elle passe avec armes et
bagages chez Gallimard, que sa vie et surtout sa carrière littéraire ont
continué comme si de rien n’était. On ne l’a pas enfermée, on n’a pas cessé
de la publier et de la lire, elle n’a pas été mise au ban de la profession pour
avoir proféré une chose aussi énorme. En d’autres termes, elle a beau avoir
été, aux yeux de certains, complètement à côté de la plaque, son reproche
n’en est pas moins dans l’air du temps, il est le symptôme d’une inflexion
de la pratique littéraire non seulement vers des techniques
autobiographiques mais aussi vers des valeurs d’authenticité qui, si on les
prenait vraiment au sérieux, finiraient par nous interdire la pratique de la
fiction et, pourquoi pas, le recours à l’imagination6. Imaginaire sous
surveillance : ni Marie Darrieussecq ni personne d’autre n’a le droit de
raconter la mort d’un enfant si elle ne l’a pas vécue, du moins comme mère,
puisque apparemment personne dans cette polémique n’a songé à demander
à l’enfant lui-même s’il avait un avis sur le destin posthume de sa mort. Cet
impératif d’authenticité est aujourd’hui très général, diffus mais
omniprésent, même s’il n’est pas toujours formulé de façon aussi
caricaturale que dans le cas de Camille Laurens. Ainsi le veut le spectacle.
Le spectacle, un terme qui connote pourtant l’artificialité, est au fond
viscéralement opposé à la fiction, ou plus exactement à l’articulation entre
fiction et réalité, au regard de la fiction sur la réalité, au fictionnement de la
réalité. Du point de vue du spectacle, la fiction, ça passe quand il n’y a pas
de doute, quand c’est de la fiction-fiction, comme c’est le cas aujourd’hui
avec les grandes sagas « escapistes », romanesques ou télévisuelles, peu
importe. Harry Potter ou Game of Thrones, c’est de la fiction-fiction, aucun
doute n’est possible, et donc ça passe très bien. Ça passe aussi avec le gros
de la production hollywoodienne, qui est de plus en plus atrophiée au
niveau de la fiction mais hypertrophiée en termes d’effets spéciaux, dont le
but n’est pas de produire un monde à imaginer, à interpréter, mais
uniquement de l’excitation. Faire rire, pleurer, vomir, bander, peur : autant
de sensations qui viennent donner au spectacle son poids de réalité et
d’authenticité, et dont on aurait tort de penser qu’elles ne concernent pas la
production littéraire contemporaine.
Le spectacle a horreur du doute et de la fiction, il marche à l’authenticité,
ce qui ne veut pas dire qu’il y ait en lui quoi que ce soit d’authentique, mais
il fait comme s’il était authentique, il se met en scène comme tel et, dans
cette perspective, il choisit chaque fois qu’il le peut Camille Laurens, ou
plus précisément une position que Camille Laurens a incarnée dans une
7
polémique à laquelle elle n’est certes pas réductible , contre Marie
Darrieussecq, et plus généralement l’autobiographie, la sincérité et
l’authenticité contre le romanesque et l’artifice rhétorique.
Je suis maintenant en mesure de proposer une nouvelle définition du
spectacle, plus courte et plus simple que celle élaborée par Guy Debord
dans La Société du spectacle, mais que j’estime tout à fait pertinente :
le spectacle, il faut le voir pour y croire. Et c’est précisément parce qu’il
faut le voir pour y croire que le spectacle comporte une obligation
d’authenticité. Cette définition mériterait autant d’être tweetée que les
meilleurs mots de J.-C.
On notera encore qu’elle (re)prend en compte la dimension religieuse du
spectacle, ou du moins sa dimension de croyance, impliquée d’emblée par
Debord lorsqu’il déduit le spectacle du fétichisme de la marchandise. Elle a
l’avantage d’expliquer pourquoi le spectacle se doit de fabriquer de
l’authenticité : si ce n’était pas le cas, on n’y croirait tout simplement pas.
Le spectacle, ce n’est pas du cinéma, et encore moins du théâtre. Il faut
qu’on y croie, l’authenticité est sa condition de possibilité, et c’est pourquoi
il lui faut, dans le domaine des représentations artistiques, écrites, plastiques
ou audiovisuelles, ces points de capiton avec la réalité que représente le
« vécu » d’un auteur, dont l’authenticité est contresignée par ce qu’elle
coûte à celui ou celle qui décide d’apparaître dans le spectacle. Je paie de
ma personne, j’expose mon intimité, j’accepte d’être humilié, agressé, car
ce sont là les preuves de mon authenticité puisque aussi bien personne, ou
presque, n’accepterait d’être mis à nu pour rire ou pour rien.
Et si Marie Darrieussecq perd un enfant pour rire, ou plus exactement par
passion de la fiction, on peut être sûr que les gardiens du temple de
l’authenticité ne manqueront pas de manifester leur réprobation. Dans cette
perspective, l’authenticité fait décidément partie du cahier des charges de
l’écrivain contemporain qui, pour sa mise en acte, se reportera à la rubrique
« façons de payer de sa personne ». À côté de l’exposition de l’intimité, des
aventures sexuelles, des aveux qui coûtent, des humiliations en tous genres
et de la honte qui s’en déduit, elle inclut les douleurs les plus variées, avec
en tête de liste celle consistant à perdre un enfant. L’impératif d’authenticité
réactive ce qu’on appelait autrefois le dolorisme littéraire, il conduit à une
littérature du trauma, et inversement.
Il n’y a rien de plus fort que la mort d’un enfant et il est donc
parfaitement logique que ce soit justement à propos de cette douleur-là
qu’on en soit arrivé à l’accusation de plagiat psychique. Ma douleur
m’appartient et, du fait qu’elle m’appartient, elle me constitue en sujet ou
en auteur authentique. Imaginez qu’elle soit imaginable, que la première
Marie venue se l’imagine, se l’approprie, et c’est toute une économie de
l’authenticité qui part en vrille. Compte tenu des allures assez provocantes
de l’ensemble de ses romans, il ne faut d’ailleurs pas exclure que c’est
justement la raison pour laquelle Marie Darrieussecq, psychanalyste à ses
heures perdues, et donc sans doute bien renseignée sur le fonctionnement de
l’imaginaire, ait choisi d’imaginer la mort d’un enfant : parce que c’est une
provocation, parce que l’impératif d’authenticité voudrait nous l’interdire.

Transparence
Par rapport à l’authenticité, la transparence, c’est la porte à côté, et elle
ouvre une fois encore sur le même univers spectaculaire. Il existe deux
façons au moins de penser la transparence et pour des raisons évidentes on
s’intéressera ici surtout à la seconde. Mais commençons quand même par la
première. La transparence, dans un premier sens, c’est paradoxalement un
manque de visibilité, soit le contraire de ce qui nous intéresse ici.
Quelqu’un de transparent, c’est quelqu’un qu’on ne voit pas, et parfois
quelqu’un qui rase les murs pour qu’on ne le remarque pas : le conformiste,
mais aussi le psychotique, qui fait tout pour cacher le vide qui lui tient lieu
de subjectivité, ou encore son cousin le paranoïaque qui consacre beaucoup
d’énergie à échapper à un Big Brother plus ou moins imaginaire ou à
l’accuser de persécution.
Dans cette perspective, on dira que la subjectivité mais aussi par
conséquent la visibilité commencent avec ce que l’on parvient à soustraire à
la transparence ou au regard de Big Brother, avec ce que l’on est capable de
garder pour soi. C’est un territoire regagné sur un regard universel,
omniprésent. La subjectivité et la visibilité qu’elle implique commencent
avec cette part d’opacité, de secret que l’on parvient à soustraire au regard
de Big Brother. Je deviens visible, je cesse d’être transparent parce que
quelque chose de moi se dérobe au visible, tel est le paradoxe et tel serait le
premier sens de la notion de transparence.
Mais il existe une autre façon de penser la transparence, qui n’est pas
vraiment opposée à la première, l’une et l’autre constituant en somme les
deux faces de l’organisation spectaculaire de la société contemporaine. À la
transparence exigée par Big Brother, dont on sait à quel point il s’incarne
dans notre moderne société numérique de surveillance, s’oppose
(apparemment) une transparence qui consiste au contraire en un désir
forcené de visibilité. Il y a le Big Brother qui surveille et il y a celui pour
qui on est prêt à tout pour gagner en visibilité. Passage de Big Brother
(du roman de George Orwell) à Big Brother (l’émission de téléréalité,
rebaptisée Loft Story en France), passage de la tyrannie à la servitude pour
le moins volontaire, puisqu’un certain nombre d’individus sont prêts à tout
pour s’y soumettre, visibilité oblige, comme les pervers capables de se
soumettre à leurs bourreaux, car ce sont des pervers justement. On passe
ainsi d’une capacité de se faire remarquer ou non parce qu’on cache
quelque chose, à un désir éperdu de visibilité qui consiste précisément à ne
rien cacher, à montrer tout ce qu’on est. Loft Story, c’est moi au jour le jour,
sans déguisement, sans artifice, c’est moi dans la vérité de ma nature, dans
ma vie quotidienne, sans obstacle à une transparence qui sera du même
coup la preuve d’une authenticité sans réserve, totalement réalisée ou
incarnée.
Jenni, je pense à vous. Qui se souvient aujourd’hui de vous, Jennifer
Ringley ? En 1996, vous aviez vingt ans, vous étiez étudiante en
Pennsylvanie et vous avez lancé JenniCam.com. Vous étiez sur Internet,
visible, tout le temps. Vous vous y montriez dans votre appartement,
filmée 24/7 dans toutes vos activités y compris sexuelles, avec au bout d’un
certain temps un système différencié de paywalls selon ce qu’on souhaitait
voir de vous. On payait en somme pour avoir accès à des pièces spécifiques
de votre appartement, toutes couvertes par des webcams, technologie alors
neuve et chère. Au faîte de votre popularité (JenniCam.com a duré
jusqu’en 2003), il semble que votre site comptabilisait jusqu’à 4 millions de
visiteurs par jour. Vous vous définissiez comme une « webartist », vous ne
vous considériez pas comme spécialement exhibitionniste, vous ne faisiez
pas ce que vous faisiez pour vous montrer, mais parce que ça vous était
simplement égal qu’on vous voie, disiez-vous.
Mauvaise foi ? Ou argumentation typique d’une culture américaine qui
implique toujours la possibilité que le regard de l’autre soit indifférent, qu’il
n’intervienne pas, qu’il ne détermine pas ce que je choisis de faire ou
d’être ? Il est certain que la popularité de Jenni devait beaucoup à
l’exposition de son intimité, mais en même temps on ne peut pas dire que
c’était de l’exhibitionnisme sexuel ou de la pornographie puisque Jenni était
loin de ne faire que « ça ». Il y avait également, pour les passionnés, ses
lessives, ses petits déjeuners, ses dents bravement brossées, ses douches, ses
conversations, ses bavardages solitaires, sans parler des heures passées à
lire, voire à ne rien faire. Certains visiteurs étaient d’ailleurs très émus de la
voir faire ses lessives le vendredi ou le samedi soir, de la voir en somme
aussi solitaire qu’eux-mêmes et tant d’autres étudiant(e)s déprimant dans
leurs colleges.
C’est juste de la transparence, c’est moi comme je suis véritablement,
sans fard et sans reproche. Pour la pornographie Jenni ne semble pas avoir
été spécialement douée, et d’ailleurs elle n’avait absolument pas le physique
de l’emploi. Il n’en est que plus piquant que son business-model se soit
écroulé à cause d’une confusion dont la responsabilité revient à la chaîne de
télévision CBS – comme quoi les médias traditionnels ont l’esprit plus mal
tourné que les nouveaux. À l’occasion d’une invitation de Jenni dans un des
talk-shows les plus célèbres de l’époque, celui de David Letterman, CBS
donne l’adresse JenniCam.net plutôt que JenniCam.com : différence
importante puisque la première adresse est bien celle d’un site de commerce
sexuel. Du coup, PayPal, qui assure à Jenni ses revenus, craint pour son
honorabilité et ferme le compte de la pauvre artiste qui n’avait pourtant
jamais de la vie pensé à vivre de pornographie, ne confondons pas tout.
Dans l’entretien de Jenni Ringley avec David Letterman, toujours
consultable sur YouTube, il y a un passage remarquable. L’animateur, on
imagine le ton, ne manque pas de l’interroger sur son impudeur, sur ce
qu’en pensent ses parents ou son petit ami, etc. La jeune webartist lui
répond qu’elle ne voit pas où est le problème. Des millions de
téléspectateurs regardent tous les jours des émissions sur des animaux
sauvages qui passent leur temps à copuler, à s’entre-tuer et à se dévorer,
alors pourquoi ne la verrait-on pas en train de faire tout ce qu’elle fait,
d’autant plus que l’anthropophagie ne semble pas faire partie de ses
activités quotidiennes favorites. Qu’y a-t-il en somme de plus naturel que
de ne rien cacher ? Les animaux sont transparents, authentiques, ils ne
cachent rien, ils montrent et font tout et du coup on les filme jour et nuit. Ils
passent en prime time sur toutes les chaînes de télévision, y compris les plus
familiales, alors pourquoi Jenni n’aspirerait-elle pas à en faire autant ?
Circulez, il n’y a rien à voir, ou presque. Tout dépend en somme de la
façon dont on conçoit les différences entre les animaux et les humains. On
peut considérer qu’il n’y en a pas, ou que, s’il y en a, c’est la faute de la
civilisation à laquelle on opposera la belle transparence de la nature
ignorant les artifices rhétoriques, et plus fondamentalement le symbolique,
qui fait quand même une belle différence entre les humains et les animaux.
Rousseau, webcams, même combat. Ou alors on peut considérer au
contraire, avec Freud et quelques autres, que les capacités de l’homme de
retourner à la bestialité sont d’une part limitées, et d’autre part en général
plutôt désastreuses. Si la transparence dans sa première acception mène à la
psychose, son point de fuite dans son deuxième sens serait plutôt la
perversion.
Le malentendu créé par CBS à propos du caractère pornographique de
JenniCam.com n’aurait donc pas été tout à fait une coïncidence,
conformément à la logique de tout acte manqué, en général réussi sur un
autre plan : en se trompant d’adresse, CBS a en somme « senti » la
perversion derrière l’apparente naïveté de Jenni Ringley. À l’horizon de la
transparence comprise comme désir de visibilité, il y a des humains qui font
les bêtes, ce qui inclut de toute évidence parfois la pornographie, mais
également toutes les formes de pornographie indirecte ou métaphorique qui,
centrales dans cette quintessence ou allégorie du spectacle que représente la
téléréalité, contaminent – conformément à la théorie des effets collatéraux –
une part non négligeable de la production littéraire contemporaine. D’un
côté, la transparence conduit à une désubjectivation de type psychotique, de
l’autre à une désubjectivation de type pervers, qui fait du sujet une bête et
parfois un monstre.
D’une désubjectivation l’autre : il se pourrait cependant que les deux
lignes de fuite, la psychotique et la perverse, soient plus proches l’une de
l’autre qu’on ne le pense, qu’elles soient les deux faces d’une même réalité
spectaculaire. Le spectacle nous vouerait à une oscillation consistant soit à
disparaître parce que nous nous conformons aux lois de la visibilité et de la
surveillance et que nous y devenons transparents, soit à protester contre
cette disparition en faisant le choix de la visibilité perverse, en optant pour
l’animalité, la bêtise et parfois la monstruosité. L’alternative est interne à
l’économie de la visibilité, elle y est programmée.
8
Le récent best-seller de Dave Eggers, The Circle , le suggère d’ailleurs à
sa façon en repliant clairement les deux termes de l’alternative l’un sur
l’autre. L’héroïne, Mae Holland, débarque dans la méga-entreprise
concentrant toutes les technologies numériques (le Cercle) au moment où
celle-ci unifie tous les services disponibles sur Internet dans un système
appelé « TruYou » par lequel l’individu est définitivement et totalement
voué à l’authenticité et à la transparence. Pour s’être engagée à fond dans le
« système », Mae Holland, qui accepte de porter sur elle une caméra
montrant 24/7 ce qu’elle fait, comme Jenni Ringley, bénéficiera en retour
d’une visibilité de star. Des dizaines de millions d’internautes la suivent, ce
qui lui permet notamment d’organiser quelques sympathiques chasses à
l’homme dont l’une conduit son ancien petit ami, réfractaire à l’usage des
médias sociaux, à se jeter dans le vide du haut d’un pont pour échapper à la
meute des internautes qui veulent le convertir à la transparence et à la
visibilité permanente. Derrière la jeune femme désormais transparente se
cache une tueuse. De la star au monstre, il n’y a qu’un pas, les deux sont le
produit du spectacle et de l’économie de la visibilité (en l’occurrence
numérisée).
Sacrifices

Le spectacle, c’est une culture de la comparution, de l’aveu, de


l’authenticité et de la transparence. Chacun de ces termes permet d’y entrer,
chacun y structure les autres. Un autre point commun qui se dégage de ces
paramètres, c’est qu’ils impliquent tous d’une manière ou d’une autre une
dimension sacrificielle. Payer de sa personne, payer ses droits d’entrée dans
le spectacle, c’est fondamentalement s’engager dans une dynamique
sacrificielle. À la déesse visibilité je sacrifie mon intimité, mon intériorité,
ma part secrète, et du même coup très souvent ma dignité. J’accepte toutes
les humiliations possibles et imaginables, y compris celle de me mettre à
nu, de renoncer à ma mince enveloppe d’être humain, à mes vêtements, à
mes parures, à mes tours de rhétorique, à mon armature symbolique,
j’accepte de faire la bête, d’être bête.
Parfois littéralement : le dernier format de téléréalité qui ait fait quelque
bruit, car de manière générale il semble qu’on ne sache plus trop quoi
inventer dans ce domaine, c’est l’émission intitulée Adam et Ève, que l’on
rangera dans la catégorie des dating shows (comme Bachelor, L’Île de la
tentation, etc.) et qui a ceci de particulier que les participants y évoluent
intégralement nus. Dans la formule, c’est moins l’exhibitionnisme qui
frappe – car on en a vu d’autres, on peut en voir d’autres si on le souhaite –
que l’humiliation permanente consistant à évoluer nu en face des caméras ;
comme si vous débarquiez dans un camp de concentration, où l’on achève
de vous transformer en bestiaux en vous privant de vêtements, et en
contresignant ainsi votre expulsion hors de l’humanité, votre sacrifice. Dans
le prochain dating show, les participants évolueront peut-être non seulement
nus mais aussi à quatre pattes, ou bien les uns promèneront les autres en
laisse. Et on peut s’étonner que personne n’ait encore imaginé un jardin
zoologique permettant de voir les humains à l’état de nature, en train de
faire tout ce qu’il leur plaît, éventuellement réservé aux adultes.
Il arrive ainsi à la nudité la plus littérale de devenir la métaphore par
excellence de la culture spectaculaire, de sa dimension profondément
sacrificielle. Celle-ci vit, en termes de ressources humaines, de victimes et
de bourreaux qui lui donnent son poids de réalité sacrificielle et, partant, sa
dimension religieuse. C’est parce que le spectacle est sacrificiel qu’il s’agit
d’y croire, et qu’on y croit. La dimension sacrificielle du spectacle, c’est
l’injection de cette part d’« événementialité », attestée comme telle par ce
qu’elle en coûte à un sujet payant nécessairement de sa personne, dans ce
qui n’est du coup plus une fiction mais bien une représentation à laquelle il
s’agit de croire, à laquelle on ne peut que croire. Car même si l’on sait que
toute émission de téléréalité comporte une part de mise en scène, qu’elle
procède de ce qu’on appelle scripted reality, les protagonistes qui se
promènent pendant des jours et des semaines dans Adam et Ève sont
incontestablement nus. C’est en fin de compte la seule chose que nous
voyons, que nous voulons voir dans ce genre d’émission, de la même
manière que les films pornographiques ont du succès parce que, au-delà ou
en deçà de toutes les mises en scène qu’ils impliquent, il y a des individus
qui font « cela », réellement. Pas de spectacle sans victime, en somme, et il
faut que celle-ci en soit si possible vraiment une.
Rien de neuf, dira-t-on, nous avons déjà connu tout cela, les sacrifices en
e
tous genres. Nous avons eu au XIX siècle les poètes maudits, qui nous ont
émus par leur art de l’autodestruction et dont Hervé Guibert ou Christine
Angot seraient les avatars modernes. Nous avons eu les avant-gardes
fascinées par le sacré, Antonin Artaud s’efforçant d’injecter de la cruauté au
théâtre pour le ritualiser et le recycler en expérience religieuse, rêvant de
peste, de meurtres et de viols glorieux sur une scène qui du coup passerait
9
dans la réalité, ne se distinguerait plus trop de celle-ci . Nous avons eu
Bataille et ses amis imaginant des sacrifices humains dans la forêt de Saint-
Nom-la-Bretèche pour en finir avec les potacheries surréalistes, et Leiris
choisissant l’autobiographie pour introduire en littérature une « corne de
taureau », un danger, quelque chose qui signifierait qu’il payait de sa
personne, que tout cela n’était pas que de la littérature, et bien d’autres
encore après eux.
Le sacrificiel, on connaît, on aurait en somme déjà donné, et on sait
qu’en fin de compte ce n’est jamais cela, que la corne de taureau reste une
ombre, ou même pas une ombre, et que tout cela c’était encore de la
littérature10. Mais peut-être en était-il ainsi parce que justement la littérature
était encore la littérature et qu’elle n’était pas programmée par les exigences
de la vidéosphère, qui fait passer le sacrifice de l’espace utopique et
clandestin de l’écriture à un espace désormais spectacularisé, soumis aux
lois de l’économie de la visibilité. Le sacrificiel, qui a pu autrefois faire la
part belle à l’énigme, à l’ombre, à l’équivoque, au doute ou au trouble, et
qui était à ce titre le vecteur d’un constant refus de paraître, est désormais
au centre de l’économie spectaculaire, il en est même le moteur. Or dans
l’économie spectaculaire, il n’y a plus de place ni pour l’ombre, ni pour
l’équivoque, ni par conséquent probablement pour la littérature telle qu’on
l’a connue.
Il vaudrait la peine d’examiner de plus près, dans cette perspective, les
ultimes moments des aventures sacrificielles de l’avant-garde, les
actionnistes viennois par exemple, qui ont été à la fin des années 1960 à la
charnière de l’art et du pornographique-sacrificiel, qui sont, en somme,
sortis de l’art par la porte du spectaculaire (c’est notamment le cas d’Otto
11
Muehl) . Mais retenons surtout qu’avec son intégration dans l’économie de
la visibilité, le sacrificiel est de moins en moins au service d’une culture
« littéraire » ou « artistique », comme du temps des avant-gardes qui en
faisaient quelque chose comme leur envers dialectique et mythique. Il
procède dorénavant d’une univocité qui se décline d’une part sur un mode
religieux (il faut y croire, c’est authentique, etc.) et d’autre part, on l’a déjà
relevé, sur le mode d’une culture de l’excitation, au cœur aujourd’hui
notamment de l’industrie cinématographique hollywoodienne : le
spectaculaire fait pleurer, rire, bander, peur, etc. Dans tous les cas, lorsqu’il
a eu lieu, il n’y a pas grand-chose à redire ni rien qui laisse à désirer. Il
procède, quelle que soit sa forme, d’une culture de l’immédiateté, de
l’immédiatement consommable, il se sert frais et c’est pourquoi il dépend
souvent de chair fraîche, et plus généralement d’acteurs prêts à jouer d’une
manière ou d’une autre, transmédialement pourrait-on dire, les victimes et
les bourreaux, la façon précise et la nature du jeu dépendant des formats
médiatiques choisis, qui ont dans cette perspective chacun leurs avantages
et leurs désavantages.

Notes
1. C’est ce que suggère également l’excellent dossier publié par Bernhard Pörksen et Wolfgang
Krischke (dir.), Die Casting-Gesellschaft. Die Sucht nach Aufmerksamkeit und das Tribunal der
Medien, Cologne, Halem, 2012.
2. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. 1 : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
3. Esprit d’escalier : Serge Doubrovsky, inventeur de l’autofiction avec son roman intitulé Fils
(Paris, Galilée, 1977), en a récemment publié une version non élaguée, c’est-à-dire le très long
tapuscrit originel, sous le titre Le Monstre (Paris, Grasset, 2014). À ce jour, la question de savoir si le
monstre est le livre ou ce dont il parle, à savoir Doubrovsky, ne semble pas avoir été tranchée par la
critique.
4. Camille Laurens, Philippe, Paris, POL, 1995.
5. Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, POL, 2007.
6. Marie Darrieussecq a elle-même commenté ces événements dans Rapport de police, Paris, POL,
2010.
7. Dans son roman récent intitulé Celle que vous croyez (Paris, Gallimard, 2016), Camille Laurens
fait en tout cas preuve d’une belle lucidité sur les insurmontables contradictions entre authenticité et
commerce (amoureux) numérique.
8. Dave Eggers, The Circle, Londres, Penguin Books, 2013 (version française : Le Cercle, Paris,
Gallimard, 2016).
9. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1964.
10. Michel Leiris, « De la littérature considérée comme une tauromachie » (1946), préface à L’Âge
d’homme, Paris, Gallimard, 1939.
11. Vincent Kaufmann, Ménage à trois. Littérature, médecine, religion, Lille, Septentrion, 2007,
p. 187-196.
6.

La matrice de la téléréalité

On n’y arrivera pas sans mettre les mains dans le cambouis, sans en
passer par là. Je dois donc prier les ennemis de Kim Kardashian de se
boucher le nez ou de sauter ce chapitre. Conformément à notre théorie des
effets collatéraux des médias, la téléréalité contribue en effet beaucoup à la
spectacularisation de l’auteur, elle en est dans une certaine mesure la
matrice ou du moins le catalyseur, puisque tout aussi bien le tournant
autobiographique de la littérature décrit ci-dessus a précédé l’émergence de
la téléréalité. Les effets collatéraux sont multiples, vont une fois de plus
dans tous les sens. On pourrait dire qu’au tournant des années 1970-1980
l’idée s’est imposée qu’indépendamment des médias choisis (l’écrit,
l’image, le film, la télévision, puis Internet, etc.) il fallait tout dire, tout
montrer. Ce n’est donc que peu à peu que le spectaculaire s’est
véritablement incarné dans la téléréalité, au point que celle-ci a fini par en
devenir l’emblème.

D’Internet à la téléréalité

Jenni, je pense encore à vous, parce qu’on a dit de vous que vous aviez
inventé la téléréalité. Vous vous considériez comme une webartist, votre
intention n’était pas pornographique, vous avez simplement décidé de
recourir à Internet et à des webcams pour faire ce que d’autres artistes
avaient fait, peut-être moins bien, ou de façon moins systématique, avec
d’autres moyens et d’autres médias. Avant vous, il y a eu des artistes qui ont
fait des vidéos de leur vie quotidienne, d’autres des photos, d’autres ont
choisi d’interminables « performances » et d’autres encore ont choisi de
tout écrire. Vous étiez en somme quelque chose comme le dernier chapitre
d’une avant-garde qui avait multiplié depuis quelques décennies les façons
de tout montrer, que cette idée fascinait, le dernier maillon d’une chaîne
commencée, qui sait, avec Michel Leiris, à moins que ce ne soit avec
Rousseau. Ou une charnière entre le modèle avant-gardiste et le modèle
spectaculaire, ou du moins le modèle payant, puisqu’il fallait payer pour
vous voir vraiment. Avec vous, on a changé de business-model, le modèle
avant-gardiste a basculé dans une économie de la visibilité. Pour des vidéos
d’artistes exposant leur vie quotidienne dans des galeries ou des musées,
c’est définitivement trop tard.
Ainsi, dit-on, vous avez inventé la téléréalité. C’est difficile à vérifier, les
choses se sont en tout cas enchaînées très rapidement, trop peut-être. La
première émission de téléréalité qui va s’imposer, quasiment sur toute la
planète dès 1999, est en effet Big Brother, conçue aux Pays-Bas. On dit que
l’idée est venue au producteur, Endemol, lors d’un brainstorming le
10 mars 1997. Les employés d’Endemol suivaient-ils JenniCam.com
quasiment depuis son début ? Il faudrait aussi vérifier. Si c’est le cas,
chapeau, ils sont drôlement à leur affaire. Si ce n’est pas le cas, chapeau
aussi, ils ont été dans l’air du temps, ils ont su saisir cet air, et l’invention de
Big Brother serait une preuve de plus que la circulation des idées n’a rien à
voir avec celle de biens privés, que malgré le dogme contemporain de
l’authenticité il est possible que deux individus aient exactement la même
idée en même temps, sans que l’un soit le plagiaire de l’autre.
C’est d’autant plus le cas lorsqu’il ne s’agit pas tout à fait de la même
idée, lorsque, des webcams à l’époque assez rudimentaires de Jenni, on
remonte à la qualité et aux infrastructures d’un grand producteur télévisuel
qui dispose non seulement des meilleures technologies mais également
d’emblée de clients fournissant un gros capital d’attention. En tout cas, si
l’invention de la téléréalité doit quelque chose à JenniCam ou à d’autres
sites du même type, c’est de l’eau au moulin de la théorie des effets
collatéraux des médias, qu’il faut également combiner ici avec une théorie
des effets rétroactifs.
Les anciens médias ont souvent programmé ou formaté les nouveaux, du
moins dans un premier temps. Ici on voit que le contraire arrive aussi. Le
nouveau (JenniCam) aurait programmé l’ancien, la télévision, avant que
celle-ci ne reprogramme à son tour le plus ancien encore (la littérature).
Rétro-effets collatéraux : mais comme JenniCam a été lui-même
programmé par les avant-gardes artistiques et littéraires, la rétroactivité à
l’œuvre dans cette dynamique est inséparable d’une proactivité inverse. Les
historiens des médias n’ont décidément pas la vie facile, mais aussi est-ce
ce qui la rend intéressante.
Ainsi on ne saura jamais si Jenni a vraiment inventé la téléréalité, et au
fond peu importe. En revanche, il vaut la peine de se demander pourquoi
Jenni, qui comptabilisait apparemment jusqu’à 4 millions de visites sur son
site par jour, a disparu corps et biens des boulevards numériques de la
visibilité sur lesquels elle avait fait de si beaux débuts. Il y a certes le
malentendu créé par CBS et ses conséquences du côté de PayPal, comme on
l’a vu au chapitre précédent, mais cet incident n’explique pas tout. Il est
difficile d’imaginer qu’aucune alternative n’existait. Mon hypothèse, c’est
que le ver était dans le business-model de Jenni qui, dans cette perspective,
n’a pas inventé la téléréalité. Celle-ci se base en effet sur une économie de
la visibilité qui ne fonctionne que lorsqu’elle est aussi une économie de
l’exclusivité. Le problème est que très vite il ne suffit pas de se montrer
pour que des spectateurs sortent leur carte de crédit. La conversion de la
visibilité en monnaie n’est jamais aussi simple. Il faut avoir quelque chose
d’exclusif à montrer, quelque chose qui implique qu’on en paie le prix ; et
quelque chose qui soit couvert, comme on le dit d’une monnaie, par l’aura
du sacrificiel.
Le défaut du modèle de Jenni, c’est en somme qu’il est à la portée d’à
peu près n’importe qui et qu’il n’a rien d’exclusif. Avec une mise de fonds
modeste, tout le monde peut transformer son appartement en studio, être
visible 24/7 sur Internet, mais si c’est tout le monde, ce sera à des prix
tellement cassés que plus personne ne prendra la peine de s’y mettre. Jenni
a anticipé le format de Big Brother, mais elle en est restée à une pratique
sacrificielle de basse intensité, exposant une intimité qu’il est à la portée du
premier venu d’exposer et dont l’intérêt est quand même resté très relatif
dans la mesure où Jenni était tout sauf un canon. On a beau dire, dans
l’économie de la visibilité comme ailleurs, la beauté est un avantage
déterminant, pour ne pas dire la source de toutes les inégalités, de toutes les
exclusivités.
Exécutions symboliques

Bien sûr, il y avait chez Jenni de l’authenticité et beaucoup de


transparence, mais celle-ci était proposée dans les deux sens du terme
décrits ci-dessus, puisque la jeune femme passait beaucoup de temps à ne
rien exposer d’exceptionnel, à nous montrer qu’à peu près tout dans sa vie
se passait comme chez vous ou chez moi. Se mettre en scène avec sa lessive
le vendredi soir, ce n’est pas ce qui se fait de plus fort dans le registre
sacrificiel. Pour passer au sacrificiel de haute intensité, il faudra l’invention
de la téléréalité, il faut Big Brother. La différence commence avec le nom
de l’émission, qui suggère une situation de surveillance et de violence, et
donc de sacrifice consenti. Elle continue avec l’exclusivité constitutive du
format, qui en est comme le réacteur. Non seulement le nombre de
participants est limité, il faut passer par des castings constituant le premier
stade de la compétition ou de la rivalité présidant à ce genre de
réjouissances, mais encore ce format, comme la quasi-totalité des formats
de téléréalité, tient tout entier dans un principe d’exclusion qui en assure la
dimension sacrificielle, qui mise sur la profonde solidarité entre exclusion
et sacrifice, qui réalise l’un par l’autre.
À chaque épisode de l’émission, un ou plusieurs participants sont ainsi
éliminés, privés de visibilité, jetés dans les obscures oubliettes du hors-
champ, faites pour qu’on les y oublie. C’est très banal, mais il faut quand
même le rappeler : dans la téléréalité, gagner, c’est rester, c’est être visible
plus longtemps que les autres, et bien entendu c’est tirer sur cette première
victoire une rente de situation en continuant d’être visible, par exemple
dans d’autres téléréalités conçues pour d’anciens vainqueurs ou d’anciens
participants méritants. Inversement, l’exécution symbolique est le spectre
qui hante les bonheurs de la téléréalité, et son inéluctable retour en général
hebdomadaire indique que le spectacle, dont la téléréalité offre une version
concentrée, se définit comme une compétition à mort, que chacun y joue sa
survie (le format Survivor, devenu niaisement Koh-Lanta en français, le
suggère assez clairement). Cette règle est valable pour les émissions de type
Big Brother, mais aussi pour les télécrochets, ou pour les émissions de type
Survivor et enfin pour les dating shows, qu’on y déambule nu ou habillé.
La téléréalité est exclusive et surtout – the medium is the message – elle
ne cesse ainsi de mettre en scène, de célébrer son propre régime
d’exclusivité et d’exclusion. Elle peut se le permettre, parce qu’elle sait que
la visibilité qu’elle offre est beaucoup plus précieuse que celle qu’on peut
acquérir avec des webcams ou en téléchargeant des vidéos sur YouTube.
C’est en effet tout d’abord une visibilité qui techniquement est de qualité –
ce n’est pas un hasard si la télévision a répliqué à Internet avec l’invention
de la haute définition (HD). Et puis surtout, c’est une visibilité soutenue
immédiatement par de très nombreux spectateurs, parfois des millions.
Même s’il faut commencer par y partager l’espace de la visibilité, la
participation à Loft Story, avec des millions de spectateurs, c’est quand
même plus rentable que de faire partie des millions d’usagers téléchargeant
des vidéos sur YouTube pour vingt spectateurs.
Pour en revenir aux critères proposés ci-dessus à l’enseigne d’une
grammaire du spectacle, on dira que la téléréalité est la combinaison
parfaite d’une culture sacrificielle avec une culture de la comparution, une
combinaison dont les inévitables exécutions symboliques sont justement
l’emblème. Rien n’est d’ailleurs plus ritualisé que le moment où quelqu’un
va être exclu, condamné. Sur fond de musique grave, les jurys délibèrent,
qu’ils soient constitués par les autres participants, par un jury de
professionnels du spectacle (c’est-à-dire en général des spécialistes de rien
du tout) ou encore par les spectateurs, dont les votes sont régulièrement
suspectés d’être manipulés. Quand tombe la sentence, les larmes coulent, la
pitié fait rage, on serre ceux qui vont mourir dans les bras, puis on les
oublie.
L’emblème de l’emblème, sa métaphore, si l’on peut dire, c’est la
littéralisation du principe de l’exécution symbolique mise en scène dans la
très populaire saga romanesque intitulée Hunger Games de Suzanne
Collins, qui a été immédiatement adaptée au cinéma, avec Jennifer
Lawrence dans le rôle principal. Cette trilogie met en scène dans une
perspective classiquement dystopique une dictature imposant chaque année
une téléréalité à ses « citoyens », au cours de laquelle des jeunes gens
s’entre-tuent réellement jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un(e). On dira que
tout le monde est capable de faire la différence entre la violence réelle qui
règne à Panem et la violence symbolique qui caractérise la « véritable »
téléréalité. Sauf peut-être le pauvre Gérald Babin, dont le cœur a lâché sur
le tournage de Koh-Lanta : en compensation, sa famille aurait reçu, selon
l’excellent magazine Closer, plusieurs millions d’euros, une bonne
indication du prix de la visibilité, ou plus exactement d’une mort quasiment
en direct et pour le coup authentique.
Ou sauf peut-être la pauvre Loana, surnommée Miette dans sa jeunesse
(cela ne s’invente pas), vainqueur en 2001 de la première saison de Loft
Story, starlette déchue, bouffie par ses boulimies, ses anorexies, détruite
comme beaucoup d’autres par ses tentatives de suicide, dont la dernière a
arraché à M. Ardisson, prince du spectacle, un ironique « quand ça veut pas,
ça veut pas ». Mais bien entendu c’était pour rire. On est en France, pas à
Panem, ni en Chine où les mauvais esprits prétendent qu’il existe une
téléréalité de type Big Brother consacrée aux vrais condamnés à mort. On
ne sait pas non plus si le vainqueur y gagne au moins le droit de ne pas
payer, comme tous les autres, la balle qui lui sera tirée dans la tête le
moment venu, devant un public de connaisseurs.

De la star au monstre

Il y a des exceptions à la règle de l’exécution symbolique. La plus


remarquable est constituée à ma connaissance par le show Keeping Up with
the Kardashians, diffusé depuis 2007 sur E ! On y voit chaque semaine la
plantureuse Kim Kardashian, qui a démarré dans la vie comme fille d’une
star du barreau californien devenue célèbre en défendant avec succès une
star du football américain nommée O.J. Simpson, accusée du meurtre de
son ex-femme et du compagnon de celle-ci : pas d’exécution symbolique
dans Keeping Up…, mais quand même une petite odeur de meurtre dans
l’arrière-plan familial. Kim est ensuite devenue la compagne de route de
Paris Hilton, qui est elle aussi un pur produit de la circulaire économie de la
visibilité (on ne prête qu’aux riches, et encore plus aux très riches), et s’est
imposée avec une petite sex-tape rendue publique, contre sa volonté bien
évidemment. Dans Keeping Up…, elle se produit donc avec toute la petite
famille, ses petites sœurs notamment, éclaboussées par sa visibilité et qui,
plus fraîches qu’elle après une dizaine d’années de dur labeur, commencent
à lui voler la vedette. Tout ce petit monde vaque à ses affaires, papote cul et
sentiments, fait du shopping grassement rémunéré chez Armani & Cie,
accouche occasionnellement en direct (il faut quand même payer de sa
personne de temps en temps), commente le changement de sexe du beau-
père, etc. Nul besoin d’exclusion ici, car il s’agit d’un club d’emblée
exclusif, qui maîtrise à la perfection le recyclage à régime interne des
revenus de la visibilité.
À l’autre extrême de l’échelle des prestiges, on notera que les shows qui
mettent en scène des personnes en situation d’échec grave, incapables ou
même malades, se passent également des rituelles exécutions
hebdomadaires, sans doute parce que celles-ci ont eu lieu comme
antérieurement. Sacrifice antérieur, comme dans le cas du Christ : celles et
ceux qui se produisent dans ce type de shows sont de vrais exclus (de la
société) qu’il n’y a pas à exclure une seconde fois, comme par exemple
dans le cas de shows consacrés à ceux que les Anglo-Saxons appellent des
messies. Les messies n’ont rien à voir avec le Messie, ce sont les personnes
souffrant du syndrome de Diogène, incapables de jeter quoi que ce soit,
vivant au milieu de leurs ordures. Il y a aussi ceux qui sont incapables
d’élever leurs enfants, de gérer leurs finances, ou encore des
alcooliques, etc. Tous ceux-là, on ne va pas les exclure hebdomadairement
puisque le but de la téléréalité est de montrer l’exclusion, l’humiliation,
l’abjection et qu’avec eux c’est possible en permanence.
Que nous disent de telles émissions, dans leur obscénité, dans leur
effarante tristesse ? Que le personnage idéal de la culture spectaculaire, le
plus vrai, le plus authentique, c’est en fin de compte le monstre, celui qui a
été séparé de l’humanité, exclu, sacrifié, fait pour inspirer de l’horreur,
comme le bourreau présidant autrefois aux véritables exécutions. Et peut-
être comprenons-nous alors aussi que, lorsque le monstre manque dans tel
ou tel format spécifique, ce n’est pas nécessairement parce que celui-ci
partirait pour une fois d’un bon sentiment, mais parce que le monstre c’est
nous, qui rions, qui applaudissons, qui jugeons, pouces levés ou baissés,
comme autrefois lors des jeux du cirque, ou comme il y a un siècle ou deux
en face des nains et des femmes à barbe exhibés dans les foires.
Pour le reste, la téléréalité est une affaire de dosage entre les différents
paramètres identifiés dans le chapitre précédent. C’est une affaire de plus ou
moins de transparence et d’intimité sacrifiée : plutôt beaucoup dans Big
Brother ou Bachelor, moins dans les télécrochets, à l’inverse des
procédures de comparution et de jugement, plus brutales dans les
télécrochets, qui ne cessent par ailleurs de revendiquer l’authenticité
comme une valeur privilégiée. D’autres formats mettent au premier plan le
sacrifice de la dignité : c’est de toute évidence le cas avec les messies que je
viens d’évoquer, mais également dans des formats de type Survivor où il
arrive que des cafards, des testicules de bouc ou des pénis de chameau
soient, dans le sens le plus littéral du terme, au menu du jour.
Signalons encore un format qui représente également un condensé
particulièrement réussi des différents aspects décrits ci-dessus : les beauty-
op shows, très en vogue aux États-Unis, comme par exemple Extreme
Makeover, The Swan, I Want a Famous Face ou Addicted to Beauty. Les
participantes – la plupart du temps des femmes – s’y font opérer quasiment
en direct, on y suit leur arrivée en « clinique », la préparation de l’opération,
l’opération elle-même, puis son résultat. The sacrifice is the message,
fonctionnement en boucle : la téléréalité montre ce qu’il vous faut sacrifier,
les bouts de chair qu’il faut couper ici ou là, ceux qu’il faut ajouter ailleurs,
pour que vous soyez beau ou belle, digne de figurer dans l’économie de la
visibilité dont elle procède. On ne saurait payer plus littéralement de sa
personne. Le plus désespérant dans cette histoire, c’est qu’en fait personne
ne vous reconnaîtra puisque vous aurez changé de visage, ou de postérieur.
Vous vouliez être une star, vous ne serez qu’un vague monstre.
Pour le musée des horreurs, on s’en tiendra là, car à la vérité il n’a rien de
fascinant, il se révèle très rapidement ennuyeux. Mais il me faut insister une
dernière fois sur le fait que cette étrange dynamique n’est pas réservée aux
émissions de téléréalité, même si la grammaire du spectacle a tendance à
s’y concentrer. Sous des formes plus douces, elle contamine de nombreuses
émissions télévisuelles, et notamment les talk-shows en tous genres, qui
font eux aussi la part belle à la comparution, à l’aveu, aux moqueries, aux
humiliations et bien entendu aux monstres. Mais ce qui m’importe surtout,
c’est que les mêmes pratiques peuvent très bien faire partie aujourd’hui du
cahier des tâches de l’auteur, qu’elles structurent feu le champ littéraire :
celui-ci est désormais déterminé, ou du moins contaminé, par les principes
exogènes d’une économie de la visibilité constitutive du spectacle, d’une
économie dont l’auteur est un effet collatéral. C’est ce qu’il convient
d’examiner maintenant de façon plus précise.
7.

Arrêts sur images

Mais il me faut tout d’abord prévenir que les pages qui suivent ne
relèvent pas du commentaire de texte, qu’elles ne proposent pas des
analyses littéraires, qu’on ne cherche pas à y étudier des œuvres en
profondeur. Je dois convenir que je travaille avec un regard et une mémoire
très sélectifs et il m’arrivera par conséquent d’être injuste, du moins aux
yeux de certains. Je procède par petits prélèvements, je m’attache à des
scènes, des fragments de textes, à des symptômes qui, mis ensemble,
dessinent quelque chose comme le paysage de la spectacularisation de la
littérature. Ce sont des fragments, des emblèmes et des interstices qui
permettent de dire que quelque chose de cet ordre existe, comme si le
spectacle, si friand de nos failles, ne pouvait être perçu que dans ses propres
failles et dans ses bords, sa généralisation restant dès lors une question de
point de vue. Le spectacle est aveuglant, je l’ai suggéré au début de cet
essai, il est tellement omniprésent qu’on finit par ne pas le voir, sauf parfois
de façon fugitive. Pour le voir vraiment, il faut pouvoir interrompre le flux
continu d’images qui le constitue, il faut décider de s’arrêter sur certaines
images, les contempler, les agrandir pour qu’elles nous livrent ce que nous
n’y avions pas vu parce que nous y sommes trop habitués.
Pour les mêmes raisons j’assume le caractère éventuellement démodé de
la galerie de portraits qui suit. Ce sont des images qui m’ont arrêté il y a
quelques années et parfois quelques décennies, et je n’ai pas réussi à passer
à autre chose. Je suis donc conscient qu’en revenant à une série
d’événements qui ont eu lieu pour partie dans les années 1980 et 1990 déjà,
je ne suis pas exactement à la pointe de l’actualité. N’a-t-on pas tout dit
depuis longtemps d’Hervé Guibert, de Catherine Millet ou encore de
l’autofiction en général, un genre dont certains constatent aujourd’hui
l’érosion ou prédisent même la disparition prochaine ?
Eh bien non, je pense qu’on n’en a pas tout dit et qu’il faut parfois
prendre son temps ou donner aux symptômes le temps de se faire entendre.
Il convient de laisser passer l’actualité, d’attendre qu’elle se démode pour
voir les choses comme elles continuent d’apparaître lorsqu’elles ne sont
plus « actuelles », pour percevoir la cohérence secrète d’une série
d’événements que le spectacle adore nous présenter chaque fois comme
parfaitement uniques et nouveaux. L’actualité étourdit, sature et atrophie
notre désir de mémoire et de cohérence. Le démodé, ou ce qui n’est plus
actuel, c’est ce qu’on voit quand on ralentit la consommation des images,
quand on refuse d’aller vite et de passer à autre chose. La culture
spectaculaire veut qu’on se moque de ceux qui ont un sujet de conversation
de retard, elle vit de nos amnésies, elle se veut éternellement nouvelle et si
jeune. C’est déjà une bonne raison de la renvoyer à ses rides.
Ensuite il me faut prévenir une fois encore que je ne cherche pas à rendre
justice à des auteurs, que ce soit pour les acquitter ou pour les condamner.
Cela, c’est l’affaire des tribunaux et des multiples comparutions organisées,
gérées par la culture spectaculaire, pouces levés, pouces baissés. Ma
technique de prélèvement implique au contraire une suspension de la
faculté de jugement, du moins sur le plan moral et sur le plan esthétique. On
peut en effet considérer que certaines des stratégies littéraires évoquées ci-
dessous sont immorales, à plus d’un titre, c’est-à-dire non seulement
totalement impudiques, ou même choquantes, ou gratuitement provocantes,
avec les arrière-pensées commerciales de circonstance, mais également
problématiques parce qu’elles impliquent la vie privée de tiers, de façon
parfois assez brutale. C’est un reproche que les auteurs incriminés réfutent
pour certains d’entre eux au nom d’un droit de la littérature à tout dire, le
même qui est invoqué régulièrement lorsque d’une manière ou d’une autre
il y a censure.
Mais ne sachant toujours pas très bien ce qu’est la littérature, ni ce
qu’elle devrait être, ni par conséquent quels sont exactement ses droits, ses
devoirs et ses limites, je me garderai pour ma part de prendre parti dans ce
type de débat, de condamner ou d’absoudre qui que ce soit. Il m’importe
avant tout de décrire et d’analyser les choses comme elles sont, ou du moins
comme je pense qu’elles sont, ou comme j’observe que le spectacle les fait.
Mon idéal critique, surtout en face d’œuvres qui recourent de toutes les
manières possibles au registre du sacrificiel, et donc assez
systématiquement au pathos, c’est quelque chose comme l’impassibilité,
d’origine probablement flaubertienne. Ce qu’il peut y avoir de déplaisant
dans certaines stratégies ne me choque pas. Balzac affirmait qu’on ne fait
pas de bons romans avec des personnages vertueux. À l’heure de
l’autobiographic turn, cette règle vaut sans doute aussi pour les auteurs, qui
ont donc raison d’être odieux s’ils le sont. En somme, ça m’est égal qu’ils
le soient, mais pas plus ni moins que l’étalage de bons sentiments destiné à
émouvoir ou à apitoyer.
Il en va de même sur le plan esthétique, où les polémiques ne manquent
pas. Il y a des auteurs que certains trouvent très mauvais, et d’autres très
bons. On fait des cartons sur un tel, en général sans trop les justifier,
pendant que d’autres couvrent le même ou la même d’éloges tout aussi
péremptoires. Ainsi les jugements esthétiques se neutralisent et s’annulent,
ils ont quelque chose d’arbitraire, ils tournent aux règlements de comptes
perpétuels. À vrai dire, ces règlements de comptes sont aussi anciens que le
sont les milieux littéraires eux-mêmes, il n’y a là rien de neuf à l’horizon,
même ma petite volonté de me situer au-dessus de la mêlée fait partie du
programme.
Mais je tiens quand même à préciser que, s’il est question dans les pages
qui suivent d’auteurs comme Christine Angot, Catherine Millet ou Hervé
Guibert et d’autres encore, ce n’est pas parce que je considère ceux-ci
comme de grands auteurs ni inversement comme de mauvais écrivains qui
auraient en quelque sorte trahi l’idéal littéraire au profit de son avatar
spectaculaire. J’ai choisi d’en parler, ou plus exactement ils se sont imposés
à moi parce que, comme je l’ai déjà dit dans l’introduction de ce livre, ce
sont ceux qui ont été le plus remarquablement saisis par le spectacle tel que
je l’entends ici, en même temps qu’ils l’ont eux-mêmes saisi, dans tous les
sens du terme, qu’ils ont été capables d’en révéler la nature ou le
fonctionnement en s’y projetant, en l’incarnant.
Par conséquent ce sont eux dont il faut parler quand on essaie de parler
du spectacle, ce sont eux qui nous permettent de le comprendre. À ce titre je
peux simplement dire qu’à aucun moment je ne me suis ennuyé ou forcé en
les lisant. Ce sont des auteurs de leur temps, ils font leur temps, de façon
parfois très intense, et il me semblerait malvenu de leur reprocher que notre
temps soit ce qu’il est. Ou je pourrais dire encore, selon une formule en
vogue, que ce sont des auteurs que j’adore détester, parce que je ne vois pas
trop comment évoquer quelque chose comme le spectacle sur un autre
mode, parce qu’il faut sans doute en passer par cette ambivalence. Mais ce
n’est même pas sûr, je crois bien qu’ils me manqueraient s’ils n’existaient
pas. Au risque du fil du rasoir, je revendique donc l’éventuelle
contradiction. En mon âme et conscience, je suis incapable de céder à
l’imprécation de celui qui pense pouvoir se soustraire au spectacle comme à
la complaisance enjouée de celui qui s’efforcerait d’applaudir au moindre
frémissement dans le bocal.

La littérature et le droit au meurtre

Dans les années de l’après-guerre, Maurice Blanchot avait plaidé pour un


droit de la littérature à la mort, en réponse à Sartre notamment, qui devait
1
un peu trop se prendre pour un écrivain vivant au goût de Blanchot . La
littérature spectaculaire commence peut-être avec la revendication d’un
droit non plus à la mort mais au meurtre. En tout cas, c’est sur ce terrain
que nous retrouvons, une douzaine d’années après l’acte fondateur, Serge
Doubrovsky, l’inventeur de l’autofiction et par ailleurs grand connaisseur
de Sartre. Plus précisément nous le retrouvons le 13 octobre 1989 sur le
plateau d’Apostrophes, où il est venu présenter son dernier ouvrage,
2
Le Livre brisé .
Entre-temps, le tournant autobiographique a été pris par à peu près tout le
monde. Doubrovsky lui-même a déjà trois ou quatre autofictions à son actif
– en moyenne une par compagne ou épouse quittée. L’originalité du Livre
brisé ne tient donc pas à son caractère autobiographique, mais, on s’en
souvient, au fait que la dernière épouse en date de Doubrovsky, Ilse, qui
partage avec l’auteur les honneurs du rôle principal, a la mauvaise idée de
se suicider au milieu de l’histoire, ou plus précisément au milieu du livre
qui commence par être (aussi) son histoire, un livre que l’auteur, éperdu de
douleur, trouvera malgré tout la force de terminer et de venir présenter dans
le salon de Bernard Pivot.
Pour Doubrovsky, ce n’était pas tout à fait un coup d’essai. En 1982, il
avait par exemple publié Un amour de soi3, consacré lui aussi à une
ancienne compagne. À l’ombre de Proust, il règle ses comptes avec une
partenaire qui semble également avoir eu une mauvaise (ou une bonne)
idée : le quitter après l’avoir poussé au divorce avec sa précédente épouse
alors qu’elle n’était même pas son genre. Dans un entretien paru le 3 mars
2011 dans Le Nouvel Observateur, soit trente ans plus tard, Doubrovsky
exprimera à ce sujet ses regrets, convenant que ce récit était, selon ses
propres termes, une « vacherie ». Il précisera cependant que si, sur le
moment, son ex-partenaire était absolument hors d’elle et n’aurait renoncé à
des poursuites juridiques que parce qu’elles étaient compliquées d’un
continent à l’autre, elle lui avait plus ou moins pardonné plus tard ce qui
relève en tout état de cause de l’atteinte à la vie privée, puisque personne
dans les milieux universitaires américains et au-delà n’ignore l’identité de
l’héroïne malgré elle de ce beau roman.
Dans ce même entretien de 2011, Doubrovsky, devenu apparemment
prudent avec le temps, se prononce pour l’usage modéré, contrôlé des
vacheries, contrairement à d’autres, notamment Christine Angot qui
revendique, on y revient plus loin, le droit de la littérature à tout dire et à
faire passer l’intérêt de milliers de lecteurs avant celui d’une seule lectrice
pas contente de se reconnaître dans tel personnage. C’est d’ailleurs ainsi
qu’il aurait procédé, avec tact en quelque sorte, en écrivant Le Livre brisé.
Toutes les vacheries éventuelles qu’on trouve dans ce roman auraient été
soumises par l’auteur à l’approbation de son épouse qui tient ainsi non
seulement le rôle du personnage principal dans les nouvelles aventures de
Doubrovsky, mais en quelque sorte celui de commanditaire, pour l’avoir
mis au défi d’écrire leur histoire, puis de première lectrice, mise en scène
comme telle dans un récit qui devient ainsi un « roman en train de se
faire ».
Tout serait allé en somme pour le mieux dans le meilleur des mondes,
même si le lecteur ne pouvait s’empêcher, très vite, de trouver l’air conjugal
des Doubrovsky irrespirable, s’il ne s’était produit un accident : trop
d’alcool, et la scène (écrite) de trop, dont Ilse accuse réception en se
suicidant. Vacheries ordinaires de l’autofiction, bug au niveau contrôle de
qualité, récit brisé par le suicide du personnage principal, vie d’une jeune
femme brisée par le livre qui la raconte : tous les éléments sont réunis pour
que Le Livre brisé fasse l’événement, et même le spectacle, avec l’auteur en
vedette à Apostrophes pour y poser à la fois en victime et en bourreau, sacré
droit et sacré gauche confondus dans la même personne.
Au cœur du spectacle, il y a cette conjonction avec l’événement, il faut
un événement, une injection d’authenticité avec laquelle on quitte le régime
proprement littéraire de la fiction, qui est le régime de ce qui n’arrive
jamais. Je me souviens, Doubrovsky était si éploré, si abattu devant les
caméras, sans qu’on sache d’ailleurs très bien s’il regrettait d’avoir écrit un
livre que certains allaient considérer comme meurtrier ou s’il reprochait à
feu son épouse de l’avoir abandonné trop tôt. C’était un bon spectacle, une
belle comparution, était-il coupable ou non, ce Doubrovsky, avait-il
vraiment poussé sa femme au suicide en écrivant son roman, avait-il eu
raison de l’achever (le roman, pas l’épouse) ? Bernard Pivot n’a en tout cas
pas manqué de jouer son rôle de procureur, de demander si on avait le droit
de…, ou pas le droit de…, etc.
Bien entendu il n’y avait pas vraiment de réponse à toutes ces questions,
dont il était surtout révélateur qu’elles fussent posées. De même que la mort
de l’auteur, au sens où l’ont entendu Blanchot ou Barthes, est toujours
restée quelque chose de difficile à prouver, autant dire quelque chose
d’imaginaire, de même il faudra se lever tôt pour démontrer qu’un livre a
réellement tué, et que par conséquent l’auteur a eu tort de l’écrire et aggrave
son cas en le terminant. Ce qui m’importe dans ce premier arrêt sur images,
c’est qu’il montre qu’au cours de ces années post-théoriques on bascule
d’un imaginaire de la mort de l’auteur à un imaginaire de la littérature
comme meurtre, comme exécution symbolique, et que cet imaginaire est en
phase avec ce que je tente d’analyser en termes de spectacle, surtout lorsque
l’exécution n’est pas si symbolique que cela.
Il me suffit que l’idée d’un meurtre par la littérature soit dans l’air,
qu’elle rôde sur le plateau d’Apostrophes, qu’on en parle, qu’on en débatte
pour pouvoir affirmer que la littérature se recycle en spectacle, qui raffole
toujours d’authenticité, de choses qui arrivent vraiment, auxquelles on peut
croire. La littérature est l’inconvenance majeure, elle est inutile, gratuite,
sans fonction pragmatique ? Le poète est en grève devant la société ? Eh
bien, on lui a enfin trouvé une tâche sinon sérieuse, du moins amusante.
Voilà l’auteur commis aux règlements de comptes et aux meurtres plus ou
moins fictifs entre proches, il sera à ce titre un bon fonctionnaire du
spectacle qui n’en espérait sans doute pas tant. En tout cas, c’est ce dont on
se souvient lorsqu’on se souvient du Livre brisé (dont on se souvient
beaucoup plus que des autres autofictions de Doubrovsky, précisément pour
cette raison), comme c’est cela que suggèrent de nombreuses critiques à la
sortie du livre. Quelque chose a eu lieu à ce moment-là, le centre de gravité
de l’actualité littéraire s’est déplacé. Les règlements de comptes, auparavant
quand même assez marginaux dans l’actualité littéraire, ont occupé, sous
l’effet de l’impératif de l’authenticité et de la transparence, le devant de la
scène, semblent s’être multipliés et imposés comme un genre essentiel.
Contamination, dissémination : les exécutions symboliques ont ainsi donné
à la nouvelle littérature (comme on dirait nouvelle philosophie) un air de
famille, tissé plus souvent qu’à son tour d’histoires et de secrets de famille
justement.

Le corps souffrant

Le corps souffrant est une piste qui a également fait partie d’emblée du
programme de l’autofiction, ou de ce qui lui ressemble. Dans Fils, qui
inaugure officiellement le genre, Doubrovsky apparaît comme solidement
hypocondriaque et de manière générale l’autobiographic turn dont procède
la spectacularisation de la littérature semble aussi être un body turn, il
implique une forte présence des corps, éventuellement photographiés,
souffrants ou jouissants, glorieux ou sacrifiés, tout semble convenir. En
régime spectaculaire, l’auteur se doit non seulement d’apparaître, d’être
vivant, mais il le prouve en exhibant de toutes les manières possibles son
corps, qui n’aura jamais occupé une place aussi centrale dans l’histoire de la
fonction-auteur, quitte à ce que la littérature soit ainsi entraînée vers sa
limite. En effet, si le corps devient un enjeu central, le livre n’est sans doute
pas le médium idéal pour en assurer l’apparition ou la (re)présentation. En
termes médiatiques, il induira une dynamique d’autant plus centrifuge par
rapport au livre qu’il y prend plus d’importance.
Il est sans doute inutile d’insister sur les vertus millénaires de la
représentation du corps souffrant, sur l’effet de captation spectaculaire et
donc de croyance qu’elle entraîne. La souffrance incarnée dans un corps, ce
ne sont pas des mots, ou alors des mots lestés d’un poids de réalité : on
s’incline, avec respect ou effroi, et parfois même on s’agenouille, on
sympathise, on empathise, on communie. C’est une histoire qui nous colle à
la peau depuis longtemps, et en exploitant à son tour le filon, le spectacle ne
prouve certes pas son originalité, mais celle-ci n’a au fond jamais fait partie
de ses ambitions. Toujours est-il que l’auteur qui souffre, qui tend même à
montrer en direct qu’il souffre, c’est un auteur auquel on croit, qui satisfait
en somme de façon optimale aux exigences très complémentaires de
l’authenticité et du sacrificiel.
Doubrovsky aurait pu emprunter cette voie, mais après des débuts
prometteurs il semble avoir opté pour la porte du meurtre symbolique,
laissant ainsi celle du corps souffrant grande ouverte pour d’autres, et pour
Hervé Guibert en particulier. Ce sera notre deuxième arrêt sur images. Il
vaut la peine de revenir sur cet auteur, sur le « dernier » Guibert, quasi
contemporain du Livre brisé. Abondamment commenté à l’époque de sa
« trilogie », Guibert ne semble plus susciter aujourd’hui beaucoup d’intérêt,
telle est la loi d’airain de l’actualité. C’est dommage, car non seulement son
œuvre est à situer à ce moment charnière où l’auteur bascule vers le
spectaculaire, mais elle enregistre en outre ce basculement, à la façon d’un
sismographe, en exposant ou même en surexposant les rapports entre l’écrit
et les médias (audio)visuels. Si ceux-ci ne déterminent pas en tant que tels
l’avènement d’une littérature spectaculaire, qui justement ne procède pas
d’un déterminisme aussi simple, ils en sont malgré tout, dans le cas de
Guibert, le vecteur ou le symptôme.
De À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie à L’Homme au chapeau rouge en
4
passant par le bien nommé Protocole compassionnel , la trilogie du dernier
Guibert expose son corps souffrant, mourant – c’est le fil conducteur de son
œuvre autobiographique majeure. Ceci est mon corps, de plus en plus
décharné, ceci est mon sang, de plus en plus infecté par le sida. Le 16 mars
1990, à l’occasion de la parution de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie,
Hervé Guibert est invité à Apostrophes. L’émission littéraire va constituer,
ironiquement ou tragiquement, le véritable coup d’envoi de la seconde vie
littéraire de Guibert, une vie grand public plutôt que confidentielle comme
la première, la France lisante s’étant beaucoup émue à la vue de l’effrayante
maigreur du jeune écrivain. Dans Le Protocole compassionnel, il écrira ceci
à propos de son succès cathodique : « En fait j’ai écrit une lettre qui a été
directement téléfaxée dans le cœur de cent mille personnes, c’est
extraordinaire. Je suis en train de leur écrire une nouvelle lettre. Je vous
5
écris . »
Fin de la littérature qui vivait de ou dans la distance, conversion au
direct, littérature télévisuelle ou téléfaxée (le numérique n’en est qu’à ses
premiers balbutiements), telle semble être ici la clé du succès d’un auteur
voué au spectaculaire par sa mort quasiment en direct. La force des médias
est de produire de l’immédiateté et, partant, de la communion, de la
communauté : « J’étais parvenu à mes fins, dans tous les sens du terme : me
faire entendre, et faire lire mes autres livres, faire lire tous mes livres à la
fois. Comme la plupart des lettres en témoignaient, communiquer avec un
maximum de gens, des jeunes, des vieux, des pédés, des pas pédés, et
rencontrer enfin le public des femmes, que j’étais heureux de toucher à ma
6
manière . » Mais Guibert a-t-il vraiment été lu ou a-t-il surtout été vu ?
C’est ce qu’on ne saura jamais exactement.
Certains semblent en tout cas se dire que Guibert est plus fait pour être
vu que lu. Faut-il rappeler que c’est également à la suite de cette émission et
du succès de À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie que Pascale Breugnot,
productrice connue à l’époque pour ses shows télévisuels psychanalytiques
ou érotiques, une princesse du spectacle donc, propose à Guibert de réaliser
pour le compte de la télévision, Caméscope en main, un film sur lui-même,
sur son corps mourant et disparaissant ? Et que ce film intitulé La Pudeur
ou l’impudeur sera effectivement diffusé peu de temps après la mort de
Guibert intervenue en 1991 ? Je vois dans cet épisode un concentré
emblématique, une allégorie de la spectacularisation de l’auteur, d’autant
plus que celle-ci semble être parfaitement assumée par Guibert, qui
multiplie dans ses livres les effets de cadrage et de mise en scène, les effets
de tableau, pourrait-on dire, avec une conscience extrêmement aiguë du
caractère à la fois spectaculaire et sacrificiel, comme si l’un n’allait pas sans
l’autre, de ses multiples représentations de soi.
Dans À l’ami qui ne pas sauvé la vie, il y a par exemple cette séquence
où l’auteur évoque un ami (Jules) souhaitant photographier son squelette,
c’est-à-dire le photographier comme un mort-vivant – une demande qui
renvoie à d’autres demandes ou projets analogues : celui par exemple du
peintre Barceló qui aurait proposé à l’auteur de le peindre en « Nu malade
du sida », ou encore celui d’un metteur en scène d’un spectacle prévu à
Avignon. Arrêt (de mort) sur images : l’auteur n’est plus mort, mais
mourant, saisi, comme on le dirait en cuisine, dans ce que la vie a de plus
spectaculaire et en même temps de plus invisible : sa disparition, sur
laquelle il faut pouvoir s’arrêter pour la voir. Dans L’Homme au chapeau
rouge, Guibert décrira longuement – c’est un des passages les plus
impressionnants du livre – la façon dont un autre peintre, Yannis, le fait
7
poser et lui dit, à la fin de la séance : « J’ai pris ton âme . » D’un bout à
l’autre de la trilogie, le corps de Guibert est placé sous le signe du sacrifice,
de la défiguration et de la transsubstantiation.
Parallèlement, Guibert multiplie les métaphores visuelles-médicales à
propos de son travail d’écriture, décrit par exemple dans Le Protocole
compassionnel comme un travail de dissection : « Aujourd’hui j’aimerais
travailler sur une table de dissection. C’est mon âme que je dissèque à
chaque nouveau jour de labeur qui m’est offert par le DDI du danseur mort.
Sur elle je fais toutes sortes d’examens, des clichés en coupe, des
investigations par résonances magnétiques, des endoscopies, des
radiographies et des scanners dont je vous livre les clichés, afin que vous
8
les déchiffriez sur la plaque lumineuse de votre sensibilité . » Parmi les
applications les plus spectaculaires de son programme de dissection, on
signalera, toujours dans Le Protocole compassionnel, une scène consacrée
aux deux fibroscopies auxquelles l’écrivain doit se soumettre. Dans
l’histoire de l’autobiographie, il semble bien que Guibert soit le premier
écrivain à avoir décrit de façon réaliste ce qu’il y avait en lui, c’est-à-dire
non pas ce qu’il imagine y être, mais ses viscères, ses organes apparus sur
écran et représentés dans un livre tendant lui-même à se faire écran. Aurait-
il eu recours, s’il avait vécu une ou deux décennies de plus, aux mêmes
techniques que Jenni Ringley ? Aurait-il utilisé des webcams, aurait-il été
possible de suivre sa mort en direct, en streaming ? Croyez que c’eût été
très beau, mais peut-être trop pour être vrai.
Rarement, en tout cas, la spectacularisation de l’auteur ne se sera
incarnée et réfléchie aussi exactement que dans les multiples façons que
Guibert a de représenter son corps souffrant et mourant, et même d’en
surexposer la représentation. La scène la plus emblématique à cet égard se
trouve dans L’Homme au chapeau rouge. Guibert doit subir à des fins
d’examen l’ablation d’un ganglion dans la gorge et il obtient du chirurgien
la permission de filmer l’opération, conformément au cahier des charges
que lui impose son nouveau métier de vidéaste-autobiographe sous contrat
avec la télévision nationale. Il filme donc quelque chose qui se situe au plus
près de son propre égorgement, une scène dont la dimension sacrificielle
aurait dû ravir Pascale Breugnot, sa commanditaire, et avec elle les
téléspectateurs devenus si friands de Guibert, sauf que cette fois la scène
n’a pas eu lieu. Il filme, ou plus exactement il pense filmer, car dans ce cas
précis il sera lâché par la technologie, dont la défaillance ne se laisse en fin
de compte compenser que par l’écriture : derrière le vidéaste, l’écrivain ne
s’efface pas tout à fait, revient là où le spectacle était sur le point de
triompher. Il suffit, c’est en somme une bonne nouvelle, d’un bouton qu’on
oublie de presser, d’un bête acte manqué, pour que le spectacle ne soit plus
9
que son propre fantôme, consigné comme tel dans un livre .
Signalons pour finir que si, dans les trois volumes de la « trilogie », on se
situe globalement beaucoup moins dans une littérature de règlements de
comptes ou de l’exécution symbolique que chez Doubrovsky, on n’en est
pourtant parfois pas très éloigné, notamment dans À l’ami qui ne m’a pas
sauvé la vie, un titre qui est déjà tout un programme. Guibert y multiple les
indiscrétions – les vacheries, dirait l’autre – sur certains de ses amis et de
ses proches, les plus célèbres étant celles consacrées à Isabelle Adjani et
surtout à Michel Foucault, qui est évoqué de façon assez transparente sous
le pseudonyme de Muzil. Le philosophe apparaît dans le « roman » de
Guibert pour mourir lui aussi du sida, qui, en ce qui concerne Foucault, était
jusqu’à ce moment le secret de Polichinelle le mieux gardé du monde des
intellectuels français. Il est décidément difficile en mode spectaculaire de
respecter la vie privée des autres, puisque le spectacle s’en nourrit. On
rappellera encore ici que Foucault est l’un des principaux théoriciens, avec
Barthes, de la « mort de l’auteur ». Qu’il ait été saisi sur le vif au moment
de sa propre mort, voilà qui laisse songeur, comme si c’était toute une
époque qui était ainsi enterrée.

Christine Angot tombe dans un bouillon de culture

Christine Angot a toujours refusé qu’on applique à son œuvre le label


d’autofiction, mais comme personne ne sait exactement ce que c’est, ni
vraiment ce qu’elle y oppose en expliquant que dans son cas il s’agit de
romans, cela n’a pas trop d’importance. Il faudrait en tout cas être
singulièrement myope ou d’une grande mauvaise foi pour ne pas voir ou ne
pas croire qu’il s’agit bien d’elle dans ses « romans », d’elle dans toute la
vérité de sa nature, une vérité qu’elle ne cesse de revendiquer pour
l’opposer à ceux qui s’en tiennent aux politesses et aux conventions
littéraires, voire simplement linguistiques, qu’il lui arrive de jeter aux orties.
Au fil de ses apparitions télévisuelles, elle tend en tout cas à s’attribuer
sinon une sorte de monopole, du moins la pole position en matière de
10
« littérature vécue » et partant de littérature tout court, puisque seule
celle-là compte : plus authentique que moi tu meurs, et moins, tu es déjà
mort, empaillé, bon pour l’Académie.
Débuts discrets : Gallimard, son premier éditeur, se lasse, refuse son
11
quatrième roman, intitulé Interview, qui paraît finalement ailleurs . C’est
pourtant bien intéressant, Interview, non seulement parce que l’auteur y met
résolument le cap sur la thématique de l’inceste, dont il n’est pas exagéré de
dire qu’elle est la grande affaire de sa vie, mais encore parce que le récit est
écrit en partie sous forme d’interview ou d’interrogatoire. Le récit avance
en répondant à des questions ou à des sommations, il met ainsi en scène
comme par avance la culture de la comparution dans laquelle l’auteur
s’apprête à évoluer comme un poisson dans l’eau. Telle se présente la
12
rampe de lancement, qui sera suivie très vite par L’Inceste , le premier
grand succès de Christine Angot, très controversé, comme (presque) tous
ses romans à venir.
Est-ce un grand livre ? Les uns frémissent et applaudissent à tant
d’audace dans le dévoilement de soi, dans la mise à nu, ou à tant de rigueur
dans l’usage du langage, les autres n’en croient pas un mot, dénoncent
l’imposture et se plaignent d’une phrase ratée sur deux. En tout cas, avec ce
père peu délicat qui sodomise sa fille, on en a pour son argent : de
l’inavouable, de l’obscène, du maudit par louches entières. Christine Angot
ne se ménage pas, paie de sa personne, les fans et elle-même saluent le
courage, les risques pris. Il faut aussi lui reconnaître de la suite dans les
idées, puisqu’en 2012 elle nous rafraîchit la mémoire avec Une semaine de
vacances, qui est une sorte de seconde version de L’Inceste écrite non plus
13
en mode « je », mais à l’impersonnelle troisième personne . De nouveau la
critique admire l’audace et la rigueur, ou bien se bidonne d’ennui.
J’aurais pu tout aussi bien ne m’arrêter que sur Christine Angot, tant son
œuvre et sa trajectoire satisfont toutes les conditions requises pour illustrer
de façon privilégiée comment est produit l’auteur spectaculaire, mais la
théorie, ou du moins la volonté de généraliser, impose ses obligations et
exige par conséquent des exemples variés. En tout cas, la revendication
d’authenticité, qui nous déporte vers une sorte d’outre-littérature
(ou justement la littérature parvenue à son stade spectaculaire), est centrale
chez Angot. Elle est par ailleurs soutenue par une énergique stratégie
d’apparition dans les médias. Et enfin l’œuvre mobilise de façon
exemplaire, si l’on peut dire, les ressources du pornographique-sacrificiel
dont raffole le spectacle. La spécificité du pornographique-sacrificiel tient
au fait que l’un ne va pas sans l’autre, qu’il ne s’agit jamais seulement de
pornographie au sens convenu du terme, mais de dispositifs d’énonciation
engageant l’intimité sexuelle de l’auteure, obligeant celle-ci à payer de sa
personne, à sacrifier, à rendre visible ce qui ne devait pas se voir
(contrairement à ce que propose la véritable pornographie, où l’on ne voit
que ce qu’on devait voir, ce qu’on s’attend à voir).
S’ajoute, dans le cas de Christine Angot, la plus-value de malédiction
tirée de l’inceste, dont elle semble parfaitement consciente quand elle écrit
par exemple ceci : « En fait, je suis une Indienne, de la classe des
intouchables. Je touche les ordures, et normalement les morts. Les
intouchables en Inde touchent les morts. Moi seulement les ordures.
14
Personne ne veut toucher avec moi . » L’écrivain maudit, abject,
l’écrivain-ordure, c’est cela qu’Angot met en scène explicitement, comme
la vérité cachée du spectacle, qu’elle touche ainsi de façon sans doute
brutale, mais irréfutable. Derrière, ou au fond, du spectacle, il y a
l’excrément que je suis devenue lorsque mon père y a touché, je n’invente
rien : « L’Inceste est vraiment le livre où je me présente comme une grosse
merde, tout écrivain doit le faire une fois, après on verra […]. Écrire, c’est
15
peut-être ne faire que ça, montrer la grosse merde en soi . » Montrer la
grosse merde en soi, voilà, me semble-t-il, une excellente définition du
cahier des charges de l’auteur parvenu à son stade spectaculaire et, pourquoi
pas, de l’autofiction, toutes définitions confondues. En tout cas, ce genre
littéraire aux charmes multiples ne souffrira guère d’une définition de plus.
Pour simplifier encore un peu les choses on dira que, pour que le spectacle
soit bon, il faut que quelqu’un foute la merde, apparemment dans tous les
16
sens du terme .
La validité de la définition est confirmée par le fait qu’elle exclut,
formellement mais aussi en termes de contenu, Une semaine de vacances,
récit écrit treize ans plus tard à la troisième personne, comme pour réfuter la
possibilité pour un sujet de se montrer dans sa vérité, dans sa malédiction.
Le rôle de l’ordure est ici manifestement tenu par le père, manipulateur
pervers omniprésent, décrit dans la perspective de sa fille violée, annihilée,
devenue machine à procurer du plaisir et dont la détresse ne fait
qu’affleurer, à deviner plutôt qu’à lire. Ce dispositif oblige le lecteur à
soutenir l’insoutenable, ou à le supporter, à prendre la place, à se situer dans
l’absente perspective de celle qui a été réduite à néant par le père,
précisément parce que cette place ou cette perspective manquent, parce que
la focalisation reste externe, comme on disait au temps de la poétique.
En se dégageant de son récit comme « je », Christine Angot parvient à
une implication maximale du lecteur mis ainsi en position d’endosser à son
tour l’ordure. Comme tous les autres, ce récit n’est donc pornographique –
comme on l’a dit parfois pour s’en débarrasser un peu vite – que parce qu’il
met en scène ce qui arrive à un sujet, néantisé, sacrifié pour ou par sa
soumission à la pornographie. Les psychanalystes, qui préféreraient sans
doute parler de littérature traumatique plutôt que pornographique-
sacrificielle, y verraient en outre la confirmation du caractère indicible du
trauma, comme si celui-ci ne pouvait pas être raconté par un « je », mais
seulement par un autre, une troisième personne qu’Angot aurait en somme
réussi à devenir.
De L’Inceste à Une semaine de vacances on peut donc observer une sorte
de réversibilité ou d’inversion dans la direction ou la gestion de la violence,
ou plus exactement dans la gestion de sa transmission. Cette réversibilité est
omniprésente dans le monde de Christine Angot. L’écrivaine-ordure dit : je
suis maudite, intouchable, mais du même coup je n’ai aucune raison de ne
pas me comporter moi-même comme une ordure, de rendre en somme les
coups comme je peux.
Arrêt sur image : le 3 septembre 1999, Christine Angot est invitée à
Bouillon de culture, qui remplace Apostrophes, pour parler de L’Inceste. Sa
première intervention – bien avant que soit venu le tour de parler de son
livre – est pour dire, sans qu’on lui ait posé la question, tout le mal qu’elle a
pensé du roman d’un autre invité, Jean-Marie Laclavetine, dont elle
précisera lors de sa seconde intervention – qui n’était pas non plus supposée
se rapporter à Laclavetine – qu’elle lui doit d’avoir été virée de chez
Gallimard. En principe cela ne se fait pas, et donc c’est un événement. C’est
spectaculaire, cette auteure mal embouchée qui vient pour cogner, et c’est
pourquoi l’événement est toujours consultable sur YouTube en deux ou trois
clics.
Autour de la parution de L’Inceste, qu’il est difficile de ne pas lire
comme un règlement de comptes de l’auteure avec son père, prolifèrent
ainsi immédiatement d’autres règlements de comptes, comme par
contamination. La victime de l’inceste vient à Bouillon de culture pour
dénoncer ses bourreaux, son père, mais aussi un lecteur de Gallimard, peu
friand d’incestes (il a refusé Interview), par lequel elle estime avoir été
humiliée. Et ce n’est qu’un début : en 2000, un an après la parution de
17
L’Inceste, Christine Angot enchaîne avec Quitter la ville , un « roman »
dans lequel elle consigne toutes les péripéties liées à la sortie et à la
réception de L’Inceste, toutes les aventures qui lui sont, en somme, arrivées
avec ce roman, avec une préférence nette pour les coups reçus, que ce
nouveau livre est fait pour rendre. Elle y relève notamment, et non sans
fierté, qu’elle aurait proprement anéanti Laclavetine au cours de l’émission
de Bernard Pivot que l’on vient d’évoquer. Entre la dimension
pornographique-sacrificielle de son œuvre et son goût pour les règlements
de comptes ou les exécutions symboliques, la continuité, emblématique
dans l’enchaînement des deux livres, semble ainsi sans faille.
On s’en convaincra encore avec le fait qu’à côté des nombreuses
considérations liées à la sortie de L’Inceste, l’événement marquant raconté
dans Quitter la ville est sans conteste la mort du père de Christine Angot.
On ignore si celui-ci a lu L’Inceste, on ne sait pas de quoi il meurt, mais
tout dans Quitter la ville est fait pour suggérer qu’il y a un lien, que
L’Inceste aura tenu lieu de Némésis et que par conséquent, comme dans le
cas de Doubrovsky – une analogie souvent relevée, notamment par Bernard
Pivot –, il arrive également à la littérature façon Angot d’être meurtrière.
Du moins est-ce là son penchant quand elle tend au spectaculaire, et
inversement.

La fausse sortie de Christine Angot chez Ardisson et autres faits divers

L’histoire des apparitions de Christine Angot dans Tout le monde en


parle, émission animée par Thierry Ardisson de 1998 à 2006, est assez
compliquée. Elle s’y est rendue une première fois le 13 novembre 1999,
après la parution de L’Inceste, dont tout le monde parlait. Le clou de la
séquence, c’est le moment où elle attaque frontalement deux autres invités
qui rient à la lecture par Ardisson d’un passage plutôt cru de L’Inceste. Voir
Clémentine Célarié ou David Hallyday bafouiller lorsque Christine Angot
leur demande pourquoi ils rient, c’est aussi un très bon spectacle, il se passe
18
quelque chose, mais tout le monde peut mieux faire . Angot est de retour
chez Ardisson le 14 octobre 2000, au moment de la sortie de Quitter la
ville. C’est l’occasion d’évoquer les souvenirs de 1999, bien entendu
consignés dans le nouveau roman de l’auteur. Ardisson n’a donc plus qu’à
lire le passage du livre consacré à l’émission du 13 novembre 1999. En
matière d’autocélébration médiatique (the medium is the message), c’est
une première, je crois.
En tout cas, ça met de l’ambiance en attendant qu’on en arrive au clou du
spectacle. Chauffée à plusieurs reprises par les collaborateurs d’Ardisson,
Angot décide de quitter le plateau. « Mais pourquoi, Christine ? – Je crois,
vraiment, que ça ne m’amuse pas. – Mais pourquoi, on s’amusait bien,
nous. – Ben moi non. » Que rêver de mieux ? Un véritable incident, un
écrivain qui quitte le plateau, ce n’était plus arrivé depuis des lustres, les
éditeurs n’aiment pas ça. Mais c’est vraiment du bon spectacle, c’est ce
qu’on a tellement envie de voir à la place de tous les pantins venus faire sur
les plateaux leurs numéros en langue de bois, avec en plus une vérité
profonde dite dans cet échange de quelques secondes : le spectacle ne
permet jamais à tout le monde de s’amuser ensemble parce qu’on s’y amuse
toujours aux dépens des autres. Il est exclusif, le spectacle, c’est hélas sa
nature profonde.
Christine Angot n’a jamais dissimulé son goût pour les apparitions
télévisuelles, ni pour d’autres types d’apparitions d’ailleurs, sur des scènes
de théâtre par exemple. La disparition ne semble décidément pas être son
fort, elle n’a toujours pas quitté la ville et bien entendu elle est revenue à
Tout le monde en parle, notamment en 2002, à l’occasion de la sortie de
Pourquoi le Brésil ? Pour ceux qui n’auraient pas vu les épisodes
précédents (je cite Ardisson), l’animateur va commencer par une petite
rétrospective. On revoit les bons morceaux du 13 novembre 1999, puis les
bons morceaux du 14 octobre 2000, c’est-à-dire non seulement le départ
d’Angot mais aussi auparavant le retour sur le 13 novembre, avec la lecture
par Ardisson de l’extrait de Quitter la ville. Plus que jamais the medium is
the message, c’est dorénavant de l’autocélébration à la puissance trois, ou
quatre.
Qu’est-ce qui m’importe dans ces émissions qui reviennent comme en
boucle sur elles-mêmes ? La mise en scène et surtout la surexposition de
l’agressivité, de conflits, de règlements de comptes, de moqueries, de
vacheries, de vannes, toutes ces petites scènes sacrificielles ordinaires
derrière lesquelles il y a toujours une victime, quelqu’un à anéantir,
quelqu’un d’anéanti. À ce titre elles sont comme le prolongement mondain
ou médiatique de ce qui se joue dans les livres mêmes de Christine Angot
(mais pas seulement dans les siens). Beaucoup de commentateurs pensent
au Doubrovsky du Livre brisé lorsqu’ils pensent à Angot, et pour cause.
Elle a beau expliquer qu’il faut distinguer comme l’eau du feu ce qu’elle
écrit de l’autofiction, elle ne s’en retrouve pas moins avec les mêmes
problèmes et les mêmes accusations sur les bras. L’écrivain autofictif – pour
reprendre l’expression du subtil Chevillard – non seulement semble avoir
parfois un peu de peine à faire la différence entre réalité et fiction, ce qui
n’est pas trop grave, mais il finit également très régulièrement par ne plus la
faire entre lui-même et les autres, et donc par exposer l’intimité des autres
plutôt que la sienne, sans trop leur avoir demandé leur avis.
Certains s’en accommodent, mais d’autres ne le prennent pas toujours
bien, surtout lorsqu’ils ne trouvent pas leurs portraits flatteurs. Pour
Christine Angot, les choses se sont compliquées avec la parution du Marché
19
des amants . Ainsi le chanteur-rappeur Doc Gynéco, Bruno de son vrai
nom, manifestement peu renseigné sur la complexe dialectique de
l’autofiction qui n’est pas de l’autofiction mais du roman, aurait persisté à
se reconnaître, non sans surprise, mais également sans plaisir, dans le
personnage de Bruno, qui porte son nom et qui tient lieu d’amant à la
narratrice du Marché des amants, dont l’auteur n’a par ailleurs jamais fait
mystère de sa liaison avec M. Gynéco. « Souriez, vous êtes filmé »,
avertissait-on autrefois. Aujourd’hui ce serait plutôt : « Bandez (ou ne
bandez pas), vous êtes dans mon bouquin. » Je me permets ce raccourci
parce que Christine Angot a évoqué dans plusieurs entretiens l’érotisme
particulier de liaisons destinées non pas à aboutir à un enfant, mais à un
livre.
S’il ne s’agissait que de Doc Gynéco, en fin de compte assez bonne
poire, tout se serait plutôt bien passé, tout aurait passé. Mais le problème,
c’est que celui-ci n’a pas l’exclusivité des ressources humaines dans ce
roman, et qu’entre autres on y trouve également, du moins est-ce son avis,
une certaine Élise Bidoit, ex-compagne d’un nouveau compagnon de
Christine Angot qui entre en scène vers la fin de l’histoire. Élise Bidoit
n’est pas franchement contente d’être là, d’autant plus que ce serait en
compagnie de ses enfants, ou du moins d’enfants portant le nom des siens.
Le problème aurait été résolu grâce à un arrangement chiffré à
10 000 euros, qui n’a empêché ni Christine Angot ni Élise Bidoit de
20
récidiver avec le roman suivant, intitulé Les Petits , les dommages et
intérêts obtenus cette fois par la seconde à la suite d’un procès s’élevant à
40 000 euros.
On imagine la mortification de Christine Angot, qui se venge avec un
roman assassin, non seulement meurtrier mais quasiment prémédité. Le
roman se termine en effet sur les phrases suivantes : « Sa mère [Hélène, ou
Élise Bidoit] est malade, elle doit se faire opérer. Elle a une boule dans le
sein qui est peut-être cancéreuse. J’ai pensé que c’était de ma faute. Que
c’était à cause du livre, que je l’avais tuée. Comme après la sortie de
21
L’Inceste quand mon père est mort […] . » Les Petits, livre sans conteste
me
peu flatteur pour M Bidoit, vaut à son auteure une humiliation pire encore
que la première, non seulement plus coûteuse (pour son éditeur), mais
également publique. Dans le spectacle, on ne gagne pas à tous les coups. Je
suis intouchable, mais quand même rattrapée par la justice pour atteinte à la
vie privée d’autrui.
Pour se convaincre qu’on se situe bien ici dans le registre de l’exécution
symbolique, on relira le blog de Pierre Assouline du 18 février 2011, qui
rapporte la réaction d’Élise Bidoit dans les termes suivants : « Elle dit avoir
tenté de se suicider après avoir lu le livre. “Dans Hélène, j’ai entendu haine.
Elle ne l’a pas choisi au hasard. Cette femme n’est pas un écrivain : elle est
le nègre de Monsieur par jalousie pour notre histoire. Ce sont deux pervers
narcissiques”, nous dit-elle. La sortie du livre lui a donné un coup dans la
colonne vertébrale. Dix jours au lit. “Un livre peut tuer. Si ça ne tue pas, ça
fait tout de même du mal. Je me servirai de ce dossier pour mon procès aux
affaires familiales. Si c’était pour l’argent, j’aurais vendu les photos à
Voici”, ajoute-t-elle. Il est vrai qu’à la dernière page, l’auteur rapporte
qu’Hélène doit se faire opérer d’une boule dans le sein, et que son
précédent livre n’y est peut-être pas étranger. “Tout est comme ça : elle
déplace. Le nodule, il est dans la gorge.” »
Pierre Assouline : « On s’en doute, Christine Angot voit les choses tout
autrement. De son point de vue, elle n’a pas commis une faute mais un
livre. » Intéressant, le terme de « livre » dans ce contexte : on l’avait
presque oublié, il y a si longtemps qu’on ne parlait plus que de
« bouquins ». Et voilà qu’il resurgit opportunément, avec son prestige, son
capital symbolique et surtout l’assomption héritée des avant-gardes de
naguère qu’un livre a d’autant plus tous les droits qu’il relève de la
littérature, autant dire qu’il a toutes les libertés, qu’il n’est pas un décalque
de la réalité, mais une construction congédiant le monde, une architecture,
22
une cathédrale. Angot, Mallarmé, Proust, même combat .
Le genre du règlement de comptes est ainsi définitivement élevé au rang
e
de bel art du XXI siècle, de genre républicain par excellence pourrait-on
dire, à en croire par ailleurs les nombreux commentaires enthousiastes
consacrés au récent best-seller français intitulé Merci pour ce moment,
parmi lesquels je relève le suivant, paru dans un magazine hebdomadaire
francophone qui prouve, par l’intérêt qu’il porte à ce livre, que la France
aurait tort de se faire du souci pour sa renommée culturelle internationale.
La titraille précise qu’il s’agit d’un article « pour Valérie qui, prenant les
armes de l’intime, parle la langue d’aujourd’hui » : voilà de la titraille
qu’on peut resservir sans en changer une virgule pour le prochain roman de
Christine Angot, une auteure d’ailleurs très appréciée par l’auteure de
l’article. Retenons encore dans l’article le passage suivant : « Quelle fatuité
de la part des libraires qui boycottent sa vente sous prétexte qu’ils ne
seraient pas une machine à laver le linge sale de l’ex-couple ! Le
témoignage, l’exemplarité est depuis la nuit des temps un genre majeur de
la littérature. Les vies des saints n’avaient pas d’autre but ! Qu’importe si le
style de Mme Trierweiler flirte dangereusement avec l’hystérie naïve et le
cliché post-ado : ce livre n’est pas écrit pour les critiques littéraires. Ses
défauts de forme sont sa force : les médias qui traquent les maladresses, les
incohérences, les faiblesses stylistiques sont à côté de la plaque, tout
comme les libraires qui voudraient obliger leurs clients à acheter Balzac ou
23
le dernier Emmanuel Carrère à la place . »
Sainte Valérie, Céline et saint Augustin même combat, mais n’oublions
pas d’y ajouter sainte Christine dont on imagine, sur les plateaux de
télévision, des tirades analogues contre les rentiers et les assis du champ
littéraire, les libraires et les critiques refusant de faire sa légitime place au
genre transhistorique du règlement de comptes et, ceci expliquant cela,
celui de l’hagiographie. C’est du lourd, du sacrificiel prodigué
généreusement, vivons avec notre époque. Ce qu’on retiendra tout
particulièrement dans cette prise de position, c’est qu’elle se fait également
au nom d’un au-delà de la littérature destiné à remplacer celle-ci : assez de
Balzac, d’Emmanuel Carrère (que vient-il chercher dans cette galère, celui-
là ?) et de critiques pédants qui nous forcent à les lire. Place à l’écriture de
la vie et au spectacle.
Signalons encore que, suite à la parution de Belle et bête en 2013, le
même magazine a eu l’excellente idée d’engager son auteure, Marcela
Iacub, afin qu’elle y tienne une chronique mensuelle. On saluera la
cohérence rédactionnelle du magazine, puisque Belle et bête, on s’en
souvient, est consacré à l’intimité de celui dont François Hollande a en
quelque sorte pris la place, à savoir Dominique Strauss-Kahn. Marcela
Iacub est en somme à DSK ce que Valérie Trierweiler est à l’ancien
président de la République. Dans un entretien accordé au Figaro, elle
évoque son sujet de la façon suivante : « Ce qu’il y a de créatif, d’artistique
chez Dominique Strauss-Kahn, de beau, appartient au cochon et non pas à
l’homme. L’homme est affreux, le cochon est merveilleux même s’il est un
cochon. C’est un artiste des égouts, un poète de l’abjection et de la
24
saleté . » La boucle semble ainsi bouclée, DSK est un artiste des égouts,
un poète de l’abjection et de la saleté. Christine Angot aurait dit, avec la
sobriété qui la caractérise : une ordure.
On remarquera pour conclure un glissement intéressant dans cette
me
déclaration : le poète, c’est bien DSK, et non M Iacub qui, avec une belle
modestie, s’efface derrière l’objet de ses soins les plus divers. C’est un peu
comme si Christine Angot avait déclaré que c’était Élise Bidoit, et non elle-
même, qui était la reine de l’ordure. On peut en tirer une double conclusion.
D’une part il semble que dès lors qu’on se meut dans le genre de
l’exécution symbolique et du règlement de comptes, il est relativement
indifférent d’y figurer comme sujet ou objet d’un récit, comme victime ou
bourreau. Qu’importe qui parle et qui cogne, pourvu qu’il y ait de l’ordure
et du même coup de la poésie. Les représentations sacrificielles et
autosacrificielles reviennent en fin de (règlement de) compte au même.
Si c’est le cas, et si le cochon lui-même peut endosser la place du poète,
on conviendra d’autre part que le genre pornographique-sacrificiel se passe
d’auteur, celui-ci étant remplaçable non seulement par n’importe quel
cochon, mais aussi par n’importe quel(le) journaliste prêt(e) à payer de sa
personne et, de là, on glisse de façon quasi naturelle vers les animateurs
d’émissions de téléréalité ou de talk-shows, metteurs en scène
professionnels d’exécutions symboliques, d’humiliations, d’agressions,
d’intimités dévoilées, etc., et surtout toujours prêts à en rire. Au bout de la
piste, l’auteur spectaculaire se dissout dans le spectacle, ce qui est en fin de
compte la meilleure nouvelle possible.
Catherine Millet nous effare, puis nous rassure

Les hommes ont ouvert le bal, mais ensuite il semble que ce soient plutôt
les femmes qui font le spectacle. Serge Doubrovsky devait d’ailleurs s’en
douter un peu. En tout cas il a très bien su les mettre à contribution, payer
de leur personne.
On vient d’évoquer Christine Angot, mais il y en a d’autres, qui vont
nous occuper dans les pages qui suivent : Catherine Millet tout d’abord,
puis Charlotte Roche, dans un détour par l’Allemagne, ou encore Chloé
Delaume et Annie Ernaux. Terrain glissant : sont-elles plus courageuses,
comme on l’a dit d’Angot et de Millet, parfois associées sur ce point, sont-
elles plus douées pour l’authenticité, plus décidées à transpercer les écrans
littéraires au profit de leur vécu, ont-elles plus de goût pour la vérité ?
Ou bien ce courage que certains leur prêtent est-il l’effet d’une sorte de
refoulement, toujours et encore, du féminin dans notre culture, qui leur
donne une rage dans l’expression, une détermination proto- ou
postféministe à briser les tabous les plus solides ou les plus sordides qu’on
chercherait en vain chez les hommes confortablement installés dans le
monde tel qu’il leur convient ? Il m’arrive de le penser aussi, du moins
lorsque j’oublie qu’en même temps cette rage de l’expression, cette
authenticité saluée de toutes parts, sont au cœur du spectacle, qu’elles font
le spectacle, à tous les niveaux.
Certaines des femmes qu’on évoque ici sont des auteures à succès,
bénéficient ou ont bénéficié d’une visibilité impressionnante. Elles sont
alors les enseignes de l’industrie culturelle contemporaine, elles écrivent
des best-sellers, qui sont traduits en de nombreuses langues et qui sont pour
certains d’entre eux adaptés au cinéma. Elles sont présentes dans les médias
et elles font de copieuses tournées sur les plateaux à la sortie de leurs livres.
Ceux-ci sont les premiers à venir à l’esprit lorsqu’on essaie d’imaginer
quelque chose comme le régime pornographique-sacrificiel ou plus
généralement traumatique de la littérature à son stade spectaculaire. Le
moins qu’on puisse dire, à cet égard, c’est que le goût de l’authenticité et
celui du spectacle ne s’excluent pas.
Les débats et les polémiques régulièrement entraînés par les livres de ces
auteures témoignent de ce paradoxe. Les uns, qui se situent en général
plutôt dans une mouvance avant-gardiste, mais au sens très large du terme,
en saluent la nouveauté, le refus des conventions littéraires, le réalisme plus
ou moins implacable, alors que les « traditionalistes » crient au coup
médiatique-commercial, à la vulgarité – et, bien entendu, à la nullité
littéraire. On remarquera l’ironie de la situation : les « traditionalistes »
invoquant en somme le capital symbolique, autrefois aux mains de l’avant-
garde, contre celle-ci justement, qui ne semble pas avoir de problèmes avec
les succès commerciaux de Christine Angot ou de Catherine Millet. Moi
non plus d’ailleurs, mais il faut quand même se demander pourquoi le
« féminin » (se) porte si bien (dans) le spectacle.
Pour avancer ici un début d’hypothèse qui n’en exclut pas d’autres, plus
pointues, je dirai que le corps féminin est le support idéal d’une culture
sacrificielle, ou de ce que j’ai évoqué ci-dessus comme le pornographique-
sacrificiel. Il se prête, mieux que tout, et mieux en tout cas que le corps de
l’homme, aux opérations sacrificielles par lesquelles le spectacle se
constitue. Qu’il s’agisse d’intimité, d’agression (de viol), d’humiliation ou
de jouissance (même si, ou peut-être précisément parce que, celle-ci serait,
du moins selon les psychanalystes, essentiellement féminine, et qu’elle
échappe ainsi en fin de compte au spectacle parce qu’elle échappe à la
visibilité), le corps féminin a un potentiel sacrificiel que le corps masculin
n’a pas, n’a plus, sauf à se féminiser. Dans les films pornographiques, les
actrices sont au milieu de l’écran, visibles, ce sont elles qu’on veut voir. Ce
sont elles qui fascinent, ce sont elles qui acquièrent parfois – en général
lorsqu’elles prennent leur retraite – une véritable aura, à la fois idoles
maudites et lumineuses. Les hommes sont dans les bords des écrans,
souvent on ne voit même pas leurs visages, ils ne comptent pas. De la
même manière, il est difficile d’imaginer un destin de best-seller à des
25
versions masculines de L’Inceste ou de La Vie sexuelle de Catherine M.
Il y a donc congruence entre le potentiel sacrificiel du corps féminin et
les besoins du spectacle en scènes sacrificielles, même si celles-ci peuvent
être de nature très différente les unes des autres. Ainsi, au-delà du paramètre
de l’authenticité et de leur refus d’un sentimentalisme qui reconduirait,
notamment selon les auteures elles-mêmes, aux conventions romanesques
les plus éculées, il n’y a par exemple pas vraiment de points communs entre
Angot et Millet. L’une joue à fond la carte de la victime, ou plus exactement
multiplie les mises en scène de bourreaux et de victimes, alors que La Vie
sexuelle de Catherine M. décrit de façon très distanciée une activité
sexuelle assez intense, détachée apparemment non seulement de tout
rapport de force mais également de tout sentiment, d’où aussi, logiquement,
l’absence de construction sentimentale-romanesque dans le livre.
De rapports de force et de souffrance, on est passé ainsi à une
impassibilité d’entomologiste, a-t-on dit, dans la description des choses du
sexe, saluée comme telle par les uns et considérée par les autres comme
insignifiante ou complaisante. C’est apparemment cela qui a frappé chez
Catherine Millet, non seulement dans son livre, mais également lorsqu’elle
vient en parler à la télévision.
Le 6 avril 2001, c’est son tour de passer à Bouillon de culture, quelque
trois semaines avant que, dans la première saison de Loft Story, la belle
Loana prenne une option sur la victoire finale en passant à l’acte (sexuel)
devant les caméras avec un jeune homme tombé depuis dans les oubliettes
de l’histoire. Simple coïncidence bien sûr, qui pourrait avoir la mauvaise
idée de croire qu’il existe le moindre rapport entre téléréalité et littérature
(surtout d’avant-garde) ? D’autant plus que Catherine Millet sait se tenir à
la télévision, comme elle sait tenir sa plume et son style, dont la fermeté et
la netteté sont saluées par les amateurs. Ce n’est pas elle qui dirait du mal
des confrères à la première question venue et il ne semble pas non plus
qu’elle ait jamais quitté un plateau parce qu’on l’aurait bousculée. À la
télévision, Catherine Millet est aussi impassible que lorsqu’elle décrit ses
années de jeunesse, bien remplies. À croire qu’on ne l’atteint pas, que rien
ne l’atteint.
Mais alors, dira-t-on, ne faut-il pas considérer La Vie sexuelle de
Catherine M. comme l’exact opposé de la culture pornographique-
sacrificielle et partant spectaculaire, puisque tout dans ce récit (qui en est à
peine un) se passe en somme tranquillement, entre adultes libres et
consentants, qui copulent comme d’autres font leurs courses ? Outre qu’un
succès médiatique foudroyant et quelque 2 millions et demi de lecteurs ne
viennent pas exactement confirmer l’hypothèse d’une subversion de la
culture spectaculaire, on objectera aussi que si le livre de Millet n’était pas
remarquablement écrit et construit, on ne voit pas trop ce qui le
distinguerait d’un livre pornographique : pas de sentiments, pas de désirs,
pas de rapports autres que sexuels, décrits très littéralement, entre des
personnes qui « peuvent » à tout moment, comme dans un film ou un livre
pornographique justement.
On est donc quand même, du moins est-ce l’avis de beaucoup de
commentateurs, dans quelque chose qui s’apparente au pornographique, et
plus précisément encore dans ce qu’il est devenu depuis que, grâce à
Internet, il s’est détaché des scénarisations et des fictions débiles qui l’ont
marqué au cours des années VHS. Quant au sacrifice, n’est-il pas
précisément à chercher dans l’impassibilité avec laquelle Catherine Millet
raconte les faits autant que dans celle dans laquelle elle se cantonne lors de
ses apparitions médiatiques ? « J’étais l’idole immobile qui reçoit sans ciller
26
les hommages d’une suite de fidèles . » N’en doutez pas, il y a du sacré
dans la vie sexuelle de Catherine, il y a du sacré quand elle devient une
idole, seule visible, avec des hommes qui restent dans l’ombre des garages,
qui sont de simples numéros, ou qui s’enchaînent en nombres, en séries. Et
cette idole, elle la devient parce qu’elle dispose de cette faculté, qui nous
fascine, de ne pas être là, de s’absenter, de s’anéantir, de s’abjecter, d’en
27
arriver à l’« avilissement maximum ».
Catherine M. nous effare parce qu’elle a cette capacité de se sacrifier
comme sujet pour se mettre au service de la mécanique libertine, d’ouvrir
son corps et ses orifices à une prestation de service, conformément à ce
qu’imaginait Sade dont Dany-Robert Dufour a montré les affinités avec la
pensée (néo)libérale28. Ou, plus exactement, parce qu’elle a une capacité de
se dédoubler en celle qui s’avilit, s’anéantit dans le plaisir et celle qui
regarde, écrit, à distance, comme si elle assistait à un spectacle. « Écrire un
livre à la première personne relègue celle-ci au rang de troisième personne.
Plus je détaille mon corps et mes actes, plus je me détache de moi-
29
même » : de Mallarmé à Barthes, c’est l’auteur qui devait disparaître,
pour laisser l’initiative aux mots, pour que la langue parle. Avec Millet,
dont Bernard Pivot a salué dans une chronique le style impeccablement
e
XVIII siècle, c’est le contraire : il n’y a plus que l’auteur qui nous convie au
spectacle de son sacrifice en tant que personnage, qui vient raconter son
anéantissement, prélude à une résurrection en idole entourée d’ombres
anonymes qui lui rendent hommage.
Ce sacrifice se rapporte à quelque chose comme le for intérieur de
Catherine Millet, à une intériorité et donc, oui, à une intimité même, mais à
une intimité qui se dérobe absolument, contrairement aux apparences. La
plupart des scènes sexuelles ont pour cadre des lieux publics ou semi-
publics, ce n’est pas un hasard : jamais « chez moi », jamais
« à l’intérieur », il n’y a pas d’intérieur dans le monde de Catherine M. Ce
n’est qu’un spectacle, j’y suis en creux, anéantie, je n’y suis pas, et c’est
parce que je n’y suis pas, c’est parce que je suis à distance qu’il peut y avoir
spectacle. Celui-ci, en tout cas, ne demande pas mieux ni plus, il raffole
d’anéantissements subjectifs, il serait même parfait si tout le monde voulait
bien jouer le jeu de la désubjectivation, sacrifier son invisible intimité,
devenir transparent et éventuellement partouzer dans les garages ou les
jardins publics. L’essentiel est de ne pas être pensif, le spectacle a horreur
de cela. Et s’il y a une chose qu’on ne pourra pas reprocher à Catherine
Millet, c’est de ne pas avoir payé de sa personne.
Épilogue : sept ans plus tard, Catherine Millet publie Jour de
30
souffrance , récit dans lequel elle décrit, de façon toujours aussi précise, la
jalousie provoquée au cours de ses années libertines par les infidélités de
son compagnon ainsi que la honte qu’elle éprouve à être jalouse. Dans le
JDD du 3 septembre 2008, Bernard Pivot conclut sa chronique, consacrée à
ce livre, de la manière suivante : « Catherine Millet, intellectuelle rompue
aux analyses savantes de l’art moderne, s’efforce, avec cette franchise
implacable qui est la sienne, de mettre au jour les ressorts de sa profonde
détresse qui a duré plusieurs années. Pour Jacques Henric, à n’en pas
douter, un livre d’amour. Pour nous, la longue confession sur notre divan de
psy amateur d’une femme qui n’est pas aussi impassible et cynique que la
lecture de La Vie sexuelle de Catherine M. pouvait nous le laisser croire.
Sommes-nous émus ? Non, à notre tour d’être francs, nous sommes
rassurés. »
Pourquoi étions-nous inquiets, effarés même, et pourquoi serions-nous
maintenant rassurés ? À coup sûr parce que nous nous inclinions devant
l’idole, parce que celle-ci nous inspirait ce mélange de terreur et
d’admiration que suscitent les héros et les héroïnes qui se sacrifient. Ils ont
osé ce que nous n’oserons jamais, leur héroïsme comme leur abjection nous
humilient. Et nous sommes maintenant rassurés, parce que Catherine M.,
elle était comme nous, jalouse aussi, souffrant comme nous, capable de
passion, pas si impassible. Nous pensions que, telle une idole, elle n’existait
plus que dans les lieux publics, sans intimité, sans for intérieur, sans pudeur,
sans honte, et voici que revient la honte, celle d’être jalouse, quelque chose
qu’elle a cherché à cacher, marque irréfutable d’intimité, de subjectivité.
Nous sommes rassurés, le sujet Millet revient, mais c’est comme pour
siffler la fin du spectacle, pour tirer le rideau. En termes de succès
spectaculaire, il n’y a pas eu photo entre La Vie sexuelle de Catherine M. et
Jour de souffrance.
Abjections à l’allemande

Il semble aller de soi que la spectacularisation de l’auteur n’est pas une


exclusivité française. Elle est portée par une économie de la visibilité qui,
parce qu’elle prend place dans un environnement technologique-médiatique
mondialisé, s’est elle-même globalisée. Les nombreuses traductions de
La Vie sexuelle de Catherine M. ou de certains romans de Christine Angot
confirment apparemment ce caractère global, comme s’il avait été possible
que ces auteures fussent espagnoles, russes ou suédoises. Et pourtant elles
sont françaises, et l’on sent bien, intuitivement, qu’il ne pouvait pas en être
autrement, que Catherine Millet n’aurait pas pu être espagnole ni Christine
Angot suédoise.
Le spectaculaire n’est pas une exclusivité française, mais tout se passe
comme si la littérature française était plus marquée par sa spectacularisation
que d’autres littératures nationales, comme si celle-là y était
particulièrement intense. Pourquoi ? On ne peut exclure l’hypothèse qu’il
s’agit d’une pure illusion d’optique induite par le fait que c’est ce que je
connais le mieux. Mais il y a aussi le fait qu’en France la littérature a
toujours été un enjeu politique et culturel essentiel, parce que la fonction-
auteur (terme inventé par un Français spécialisé en dispositifs de pouvoir) a
toujours impliqué une véritable autorité, conformément à l’étymologie du
mot, parce qu’on lui prête (ou imagine) un pouvoir ou une proximité avec le
pouvoir qu’on ne retrouve pas dans d’autres cultures, plus pragmatiques,
plus enclines à faire du livre un simple produit et de l’auteur un honnête
artisan ou un entertainer.
Lorsque le pouvoir est passé de l’écrit à l’audiovisuel, lorsqu’il s’est
spectacularisé, il fallait donc, en France, que la littérature suive, plus
qu’ailleurs. Apostrophes a d’ailleurs été une affaire nationale, quasiment
une institution, qui a suscité beaucoup d’étonnement à l’étranger,
notamment dans le monde anglo-saxon : comment une émission littéraire
est-elle possible en prime time sur une chaîne nationale ? Il se pourrait que
les écrivains français aient été – soient toujours – les plus télégéniques du
monde, mais c’est précisément au prix d’une considérable mutation
(télé)génétique.
La seule culture dans laquelle le phénomène semble avoir une intensité
comparable, c’est à ma connaissance la culture allemande, et ce n’est pas
une coïncidence ni une surprise, dans la mesure où l’Allemagne est sans
conteste l’autre pays du livre, ou plus exactement l’autre pays valorisant
autant la fonction-auteur, dans le champ littéraire comme dans le champ
intellectuel. De la même manière qu’en France, celle-ci est donc
particulièrement exposée à son recyclage spectaculaire, comme en
témoignent un certain nombre de parutions récentes qui ont marqué
l’actualité littéraire. On s’attachera ici à l’exemple de Charlotte Roche, dont
la jeune carrière littéraire n’est pas sans analogies avec celle de Catherine
Millet ou de Christine Angot.
31
Lorsque Charlotte Roche déboule avec ses Zones humides en 2008 , à
trente ans, elle a une solide expérience en matière de spectacle et elle a un
bon capital de visibilité. Comme adolescente elle s’intéresse au théâtre,
quitte la maison familiale pour fonder un groupe de rock avec des amies,
multiplie les expériences « artistiques » dont la plus notoire consiste,
semble-t-il, à s’infliger des blessures pour peindre avec son sang, en
hommage peut-être aux actionnistes viennois alors passés de mode ou à
d’autres artistes aux penchants eucharistiques-spectaculaires : ceci est mon
corps, ceci est mon sang, ceci est mon spectacle garanti authentique. Bref,
elle fait tout pour se faire remarquer, s’initie bien entendu à diverses
drogues, se rase entièrement la tête, mais ses cheveux ont repoussé depuis.
Il flotte sur ses Lehrjahren un petit parfum de sacrifice et d’autodestruction,
auquel on ajoutera, pour être complet, le deuil d’un frère et de deux demi-
frères morts tous les trois dans un accident de voiture le jour où ils se
rendaient au mariage de leur sœur.
Un tel traumatisme ne gâche rien s’il doit arriver un jour à Charlotte
Roche d’endosser le costume de l’auteure, mais dans un premier temps la
littérature n’est pas vraiment à son ordre du jour. Zones humides n’est pas le
livre d’une passionnée de littérature, d’une lectrice professionnelle passée à
l’acte, comme on le faisait autrefois, après avoir beaucoup lu et travaillé son
style. Il indique au contraire qu’à son stade spectaculaire la littérature est
décidément une affaire d’amateur. Désormais on devient auteur par hasard,
ou éventuellement parce qu’on a déjà un petit pécule de visibilité à
réinvestir. C’est le cas de Charlotte Roche, qui s’impose dès 1998 comme
animatrice sur la chaîne de télévision VIVA. Elle présentera par la suite,
avec plus ou moins de succès, de nombreuses autres émissions de
télévision, tout en continuant de s’activer dans le domaine du cinéma et de
la musique.
L’auteure de Zones humides, best-seller comparable à La Vie sexuelle de
Catherine M. en termes de ventes, est donc une sorte de bête de scène, elle
est tombée dans l’économie de la visibilité (et dans le sacrificiel) depuis de
nombreuses années lorsque son livre paraît. Et il va presque sans dire que si
Zones humides se présente formellement comme une fiction, avec dans le
rôle principal une jeune femme portant le nom de Helen Memel, l’auteure a
pris bien soin de préciser que 70 % des faits qui y étaient racontés étaient
autobiographiques, sans préciser lesquels. À chaque scène qu’on lit, il y a
donc deux chances sur trois qu’il s’agisse bien de Charlotte Roche, du
moins si celle-ci dit la vérité.
Si elle était française, elle aurait donc pu invoquer l’autofiction, dont on
peut estimer – ce serait une autre définition possible – que de manière
générale et en moyenne elle doit effectivement comporter quelque 70 % de
faits réels. Ne l’étant pas, elle s’est contentée d’invoquer sa mère, en
indiquant qu’elle préférerait que celle-ci ne lise pas Zones humides, un
signe qui depuis Proust ne trompe pas : l’autobiographie
(ou l’autofiction ?), c’est ce que maman ne doit pas lire. Compte tenu de ce
qu’on apprend des rapports de Charlotte Roche à sa mère dans son
32
deuxième « roman », intitulé Petites morts en français , il est cependant
possible qu’il ne s’agisse là que d’une clause de style, que Roche la
provocatrice a précisément écrit Zones humides pour que sa mère la lise,
pour se faire remarquer par elle, pourrait-on dire. Du coup on ne sait plus
trop s’il faut prendre les 70 % estampillés authentiques au sérieux ou pas.
En tout cas, de même que le succès de La Vie sexuelle de Catherine M.
n’est pas détachable du statut de directrice de la plus célèbre revue d’art
française de son auteur, de même le succès de Zones humides doit beaucoup
au fait que l’auteur est une icône de la scène musicale et télévisuelle
allemande, au demeurant plutôt agréable à regarder et vive d’esprit. Et c’est
bien de ses zones humides à elle que nous allons désormais tout savoir, on
en doute d’autant moins qu’on se situe dans une zone non seulement
humide mais floue où réalité et fantasme deviennent de toute façon
difficiles à distinguer l’une de l’autre, où il apparaît clairement que la réalité
de la sexualité, c’est tout aussi bien sa dimension fantasmatique : les zones
humides sont fantasmatiques, et donc autobiographiques et réelles.
Rappelons les grandes lignes du roman pour nos lecteurs non avertis :
c’est le récit à la première personne d’une jeune femme qui, clouée sur un
lit d’hôpital à la suite d’une blessure qu’elle s’est infligée à l’anus en se
rasant dans les zones intimes, passe en revue, méticuleusement, non
seulement l’ensemble de ses fluides corporels, de ses sécrétions, l’ensemble
de ce qui sort d’elle, mais également tout ce qui y entre, soit les organes et
les fluides des autres, par tous les orifices possibles et imaginables. Ce n’est
certes pas très appétissant, cru même, allemand dira-t-on, rien à voir avec le
légendaire bon goût français, mais il faut ce qu’il faut lorsqu’on prétend –
est-ce un alibi ? – écrire un manifeste postféministe antihygiénique, en
réaction aux lois de la propreté imposées aux femmes aliénées par la société
contemporaine. Zones humides est le récit de la façon dont Helen utilise son
corps à la seule fin d’en jouir, dans le présent de sa narration comme dans
des épisodes plus anciens qu’elle raconte. C’est donc un récit qui se situe
assez littéralement dans – ou qui porte sur – l’abjection, avec une narratrice
qui semble incapable de s’identifier à autre chose qu’à cette abjection, à
l’ordure, aux déjections et aux sécrétions qui transitent en elle ou par elle.
« Je suis l’avaleur de mes propres ordures, je suis une recycleuse de
33
sécrétions corporelles », nous confie-t-elle. Cette phrase est emblématique
et elle nous dispense par conséquent d’en citer d’autres. Elle se rapporte
non seulement aux occupations les plus quotidiennes de la narratrice, mais
elle semble également désigner le projet du livre, qui est en tout état de
cause une machine à recycler l’ordure, à la transformer en l’or de la
visibilité. Roche avec Angot : la matière la plus précieuse pour le spectacle,
c’est la merde, l’ordure qui est en moi. Roche avec Millet et Angot :
l’auteur spectaculaire s’abjecte, s’identifie à l’abjection qui se présente
décidément comme l’or noir du spectacle, jamais aussi intéressant et surtout
aussi authentique que lorsqu’il montre ce qu’il faisait mine de cacher, ce
que nous n’avions jamais vu ou lu – ici l’ordure et l’obscène. Dans cette
perspective, l’antihygiénisme postféministe pourrait bien en être le stade le
plus sophistiqué : derrière le spectacle des corps épilés et retouchés par
Photoshop, le vrai spectacle est celui de la saleté.
Zones humides a été adapté au cinéma en 2013. Avec près d’un million
de spectateurs – quand même un peu moins que de lecteurs –, le cinéma
allemand tiendrait là un grand succès, même si l’on peut considérer que ces
chiffres restent relativement modestes. Il semble en fait qu’au-delà d’un
premier mouvement de curiosité le film ait déçu et même provoqué un
certain malaise. On aurait beaucoup vomi dans les salles qui l’ont projeté,
conformément d’ailleurs à la théorie évoquée ci-dessus qui veut que le
spectacle, notamment dans ses versions cinématographiques, est d’autant
plus parfait qu’il tend à la simple stimulation physique. Les spectateurs
allemands seraient moins résistants au dégoût que les premiers participants
venus à Survivor (ou à ses équivalents), habitués, eux, à avaler n’importe
quoi. Pourtant le film ne casse vraiment rien en matière d’abjection. S’il
suivait littéralement le livre, il comporterait environ 75 % de gros plans sur
les aventures de l’anus de Helen, ce qui est très loin d’être le cas puisqu’il
n’y en a aucun. On peut décrire un anus en cent pages, mais si on le filmait
quelques secondes ce serait classé XXX, et alors adieu les subventions,
l’aide à la culture, etc.
Il faut donc convenir que le film ne traite pas les zones humides de Helen
de façon très réaliste et qu’il s’efforce de donner le change en mettant au
centre ce qui reste plutôt un arrière-plan dans le livre, à savoir l’histoire
familiale de la jeune femme. Tout le récit est en effet placé sous le signe de
l’espoir de la narratrice que son anus fissuré fonctionne comme la mise
sacrificielle nécessaire pour déclencher une réconciliation de ses parents
divorcés, pour ainsi dire sur son lit d’hôpital, ce qui ne se produira pas. Une
petite leçon d’allemand s’impose ici. En allemand, divorce, c’est Scheidung
(séparation). Excrétion, c’est Ausscheidung (qui veut dire aussi élimination,
d’une émission de téléréalité par exemple). Zones humides, c’est une
histoire de Scheidung et d’Ausscheidungen. C’est l’histoire d’une jeune
femme qui s’identifie à ses Ausscheidungen parce que ses parents ont opté
pour une Scheidung, comme si pour eux leur enfant n’était plus rien d’autre
que le produit de leurs Ausscheidungen. C’est l’histoire d’une jeune femme
qui s’identifie aux Ausscheidungen (dont nous procédons tous) parce que
les parents ont manqué de fournir une identité symbolique sans laquelle je
reste une merde. On a dit beaucoup de mal de Zones humides, on s’est pincé
le nez devant tant de vulgarité, mais je n’arrive pas à me convaincre que ce
livre soit idiot. Il dit en quelque sorte la vérité – ou les conditions de
possibilité – du spectacle dans lequel il prend place en tant que dispositif
narratif : l’abjection, effet d’une corrosion des paramètres symboliques
« traditionnels » (la famille) dont il n’est sans doute plus besoin de prouver
que la société spectaculaire contemporaine est parfaitement prête à se
34
passer .
Comme Catherine Millet, qui écrit un second livre dans lequel le
dispositif du premier semble se retourner contre lui-même, Charlotte Roche
a enchaîné avec un deuxième roman, Schoßgebete (Petites morts), qui est
également devenu un best-seller et qui montre, dans une certaine mesure, le
dessous des cartes du premier. La dimension autobiographique de ce second
roman, qui correspond assez exactement à la catégorie de l’autofiction, est
tout aussi explicite, ou même plus, comme si l’auteure n’avait plus rien à
dissimuler ou à perdre après avoir écrit Zones humides. La sexualité
libertine que faisait miroiter Zones humides était bien – environ à 70 % –
celle de l’idole que Charlotte Roche – alias Elisabeth Kiel – est devenue et
qui la revendique désormais pleinement, non seulement à titre personnel,
dans son couple, mais également dans une perspective « postféministe ».
La célèbre féministe allemande Alice Schwarzer, qui reprocherait à
Roche d’aimer comme elle aime, aurait tort de vouloir lui interdire les
pratiques un peu sadomasochistes ou les tours au bordel en compagnie de
son époux qu’elle accepte bon gré mal gré, puisque les femmes seraient
fondamentalement masochistes, lit-on dans Schoßgebete. De manière
analogue à Jour de souffrance de Catherine Millet, son deuxième roman fait
revenir un sujet, ou plus exactement indique le prix payé, dès l’enfance, par
le sujet Roche pour devenir l’idole Roche. Celle-ci pourrait ainsi regrouper
l’ensemble de ses œuvres, de ses faits et gestes sous le titre de « pratique et
théorie du spectacle », dont le moteur le plus constant semble être la
destruction des repères ou des paramètres familiaux, un thème déjà central
dans Zones humides.
Au centre de Schoßgebete, il y a en effet le deuil que Charlotte Roche a
dû faire de son frère et de ses deux demi-frères. C’est le grand
traumatisme : tous sont morts dans un accident de voiture alors qu’ils se
rendaient au mariage de leur sœur (un mariage qui n’aura jamais lieu). Ils
ont percuté un bus ou un camion-citerne qui s’étaient mis en travers de
l’autoroute, puis tout a pris feu, tout a été détruit par le feu, même les
cadavres ont disparu. Famille pulvérisée. C’est la mort la plus spectaculaire
qu’on puisse imaginer, parce qu’on ne peut que l’imaginer, parce qu’on doit
l’imaginer, pour l’éternité, conformément à la culpabilité de la survivante,
elle aussi éternelle. Cette culpabilité de survivante est sans doute l’autre clé
des livres de Roche, l’envers de sa capacité considérable à s’assommer dans
la jouissance. On notera encore que conformément à la loi de l’autofiction,
l’évocation dans Schoßgebete de la mort de son frère et de ses demi-frères
déclenche une controverse sur le plan de la vie privée, son beau-père lui
reprochant d’utiliser une tragédie familiale à des fins commerciales, mais à
qui au juste appartiennent les morts ? Le problème n’est apparemment pas
plus simple à résoudre que lorsqu’il s’agit des vivants.
Annie Ernaux, l’enfant coupé

Je sais que je ne vais pas me faire des amis au sein du fan-club d’Annie
Ernaux : comment peut-on songer à mettre un authentique écrivain comme
elle sur le même plan qu’une Charlotte Roche ou une Christine Angot, alors
qu’elle est quasiment à la littérature ce que Bourdieu est à la sociologie ?
N’est-ce pas commettre un sacrilège, ou pour le moins faire preuve de
mauvais goût ? Mais si c’est un sacrilège, c’est qu’on imagine quelque
chose de sacré chez Annie Ernaux, et on a sans doute raison. C’est une
sainte, Annie Ernaux. Autant Angot, Millet ou Roche sont des idoles
maléfiques ou obscènes, diront certains, autant Annie Ernaux est admirable,
sanctifiée par ses souffrances, presque une nouvelle sainte Lydwine de
Schiedam attendant son Huysmans (mais j’ai déjà signalé qu’en ce qui me
concerne, ce serait plutôt Flaubert). À ce titre, et indépendamment des
qualités littéraires qu’on a évidemment raison de trouver à son œuvre, je
n’ai pas vraiment le choix. Le présent ouvrage serait incomplet s’il ne
s’arrêtait pas sur le cas d’Annie Ernaux, car incontestablement le sacré ou le
sacrificiel sont au cœur de son œuvre, qu’on le veuille ou non, et ils font
qu’elle est bien de son temps, spectaculaire.
En 2003, Annie Ernaux publie un long entretien (en fait une série
d’échanges écrits) avec Frédéric-Yves Jeannet, intitulé L’Écriture comme un
35
couteau . Ce titre est très pertinent, il signale en tout cas de façon précise
ce qui est au cœur du geste d’Ernaux : un imaginaire de l’écriture où celle-
ci est au service d’un (se) faire mal, d’un savoir souffrir et d’un faire
souffrir qui sont d’une part les garants de son authenticité (je suis
authentique parce que ça coupe) et qui impliquent d’autre part cette
authenticité comme condition de possibilité (ça coupe parce que c’est
authentique). Annie Ernaux insiste à plusieurs reprises sur ce point dans
l’entretien : elle n’écrit pas de fiction, ni même de l’autofiction, tout ce
qu’elle dit est authentique, vrai, et, à ce titre, quasi scientifique,
sociologique, universel, même si elle parle principalement d’elle-même :
« Marguerite Duras fictionne sa vie. Je m’attache au contraire au refus de
36
toute fiction . »
Il y a tous les autofictifs qui arrangent leurs vies ou leurs romans, et puis
il y a Annie Ernaux, opposable à tous, qui dit la vérité, sur elle et du même
coup sur tout le monde. Angot dirait : « mais moi c’est vrai ». Ernaux dit :
« mais moi c’est vrai que c’est vrai ». Jeannet conclut un passage, où
Ernaux articule écriture, recherche, connaissance (de soi et des autres), par
la remarque suivante : « C’est le sens que je retiens, hors de tout contexte
religieux, de l’exhortation de Jésus-Christ aux pharisiens : “La vérité vous
37
rendra libres.” » Se libérer de la fiction, se libérer par le refus de la
fiction. Soit, mais Jeannet est-il sûr qu’un tel énoncé fasse sens « hors de
tout contexte religieux » ? La vérité qui libère est-elle possible sans une
martyre prête à prendre les coups (de couteau), sans que quelqu’un se
sacrifie pour qu’elle advienne ? L’écriture-couteau est-elle possible sans que
quelqu’un (se) coupe, sans coupables et sans culpabilité ?
En tout cas, la libération reste une entreprise de longue haleine, tant il est
vrai que la culpabilité est l’un des moteurs de l’écriture d’Annie Ernaux, qui
l’affirme par exemple dans les termes suivants dans l’entretien avec
Jeannet : « Je vois d’autres raisons à ce désir d’écrire “quelque chose de
dangereux” très liées au sentiment de trahison de ma classe sociale
d’origine. J’ai une activité “luxueuse” – quel plus grand luxe en effet que de
pouvoir consacrer l’essentiel de sa vie à l’écriture, même si cela est une
souffrance aussi – et l’une des façons de la “racheter” est qu’elle ne
présente aucun confort, que je paie de ma personne, moi qui n’ai jamais
38
travaillé de mes mains . » Je suis coupable parce que j’écris, et donc je
dois payer de ma personne en écrivant, autant dire me sacrifier, en disant la
vérité et la honte (ce sera un de ses titres), en préférant l’inconfort de
l’authenticité au confort de la fiction et des mondes imaginaires. Toute
l’œuvre d’Annie Ernaux est placée sous le signe du refus de la fiction,
d’une authenticité taillée à coups de couteau et, ceci expliquant cela, à
coups de souffrance et de culpabilité. Tel passage de l’entretien en témoigne
encore : « D’un côté la nécessité que j’éprouve, comme Leiris, d’une “corne
de taureau”, d’un danger dans l’exercice de l’écriture. Ce danger dont je
viens de sous-entendre précédemment la nature imaginaire mais qui me
“dirige” réellement, je le trouve en disant “je” dans mes livres, un “je”
renvoyant explicitement à ma personne, en refusant toute fictionnalisation.
Il était difficile, “dangereux” – et longtemps j’avais imaginé cela
impossible – d’évoquer le geste de folie de mon père quand j’avais douze
ans, mais je l’ai fait, un jour. Cela tendrait donc à prouver que c’est bien de
39
“moi” qu’il s’agit . »
Sous le signe de Leiris ? Sauf que celui-ci, bien qu’amateur de sacré et de
sacrifices, était également doué pour la palinodie et l’ironie et qu’il savait
très bien que pas même l’ombre d’une corne de taureau n’était venue le
menacer. Pour payer de sa personne il lui faudrait repasser, ou refaire un
tour, à l’infini. Cet infini ou la palinodie étaient en somme l’essence de la
littérature. Chez Ernaux, au contraire, il n’y a ni palinodie ni ironie.
Écrivant dans la culpabilité, c’est bien contre moi-même, ou contre les
miens dans l’exemple du « coup de folie » du père, que je me retourne, que
je coupe avec mon écriture-couteau. Et je me retourne contre moi, contre
eux, parce que ce que j’évoque, c’est ce qu’il y a d’absolument honteux, et
40
du même coup d’absolument vrai. Au centre de La Honte , il y a le coup
de folie du père, qui a failli être un coup de fusil mortel pour la mère. Coup
pour coup, tel est le programme de la littérature traumatique.
Je suis coupable parce que j’écris, et donc je me rachète avec mon
écriture coupante. Mais tout aussi bien j’écris parce que je suis déjà
coupable, ou de toujours déjà, comme on le disait du bon vieux temps de la
déconstruction. Coupable de quoi ?
En 2011, sollicitée par une jeune éditrice, Annie Ernaux publie L’Autre
41
Fille , texte écrit sous forme de lettre et consacré à une sœur aînée, morte
six ans avant sa propre naissance : « Cette lettre, L’Autre Fille, est une
tentative de penser celle qui était l’impensée, l’enfant du ciel, la “sainte”
dont il m’était interdit de parler. De mettre au jour le lien entre sa mort et
42
ma croyance – à l’œuvre dans l’écriture – d’être une “survivante” . »
Ernaux avec Charlotte Roche : toutes les deux sont des survivantes. Avant
moi, il y a eu l’autre fille, l’autre sainte, celle à laquelle je suis coupable
d’avoir survécu, celle dont je suis coupable d’avoir pris la place, l’impensée
à la place de laquelle je pense, celle que je suis, dans les deux sens du
terme. Ma place n’était pas la mienne, comment faire autrement alors que
de trahir les miens, de m’enfoncer dans la culpabilité, à coups de couteau ou
d’écriture ? La clé ainsi donnée par Ernaux pour la compréhension de son
œuvre est d’une sidérante cohérence et clarté.
On peut dire qu’il existe ainsi dans la vie d’Annie Ernaux un événement
traumatique qui a précédé de six ans sa naissance, et qui a retourné celle-ci
en une sorte de sacrifice toujours à venir. L’événement, c’est l’enfant mort,
et tout le reste s’ensuit, notamment, soixante-quatre ans plus tard, un récit
43
intitulé L’Événement , dans lequel Ernaux raconte une autre histoire
d’enfant coupable, coupé, mort avant de naître : celle de son avortement
clandestin subi en 1964, qui se termine par d’insoutenables scènes dans
lesquelles celle qui ne sera pas mère baigne dans le sang et la culpabilité.
Ernaux avec Guibert : ceci est aussi mon corps et mon sang, ceci est mon
martyre, mon label de sainteté : « J’écoutais dans ma chambre La Passion
selon saint Jean de Bach. Quand s’élevait la voix solitaire de l’Évangéliste
récitant, en allemand, la passion du Christ, il me semblait que c’était mon
épreuve d’octobre à janvier qui m’était racontée dans une langue
inconnue […]. Je marchais dans les rues avec le secret de la nuit du 20 au
21 janvier dans mon corps, comme une chose sacrée. Je ne savais pas si
44
j’avais été au bout de l’horreur ou de la beauté . »
J’entends mon histoire à travers celle que raconte l’Évangéliste dans une
langue inconnue qu’il me reste encore à comprendre et que je pratiquerai à
mon tour trente-cinq ans plus tard. Je porte en moi un secret sacré, quelque
chose dont je me suis séparée, qui a été sacrifié et qui s’avère, quelques
pages plus loin, être la mise nécessaire à un effet de transsubstantiation
confié à l’écriture : « J’ai fini de mettre en mots ce qui m’apparaît comme
une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la
morale et de l’interdit, de la loi, une expérience vécue d’un bout à l’autre au
travers du corps […]. Et le véritable but de ma vie est peut-être seulement
celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de
l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon
45
existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres . » Là où
était la vie, la survie doit advenir, sous forme de vie dissoute, sacrifiée,
destinée à avoir lieu désormais dans la tête des autres, pour l’éternité, qui
sait. Je ne peux m’empêcher de penser que les qualités proprement
littéraires qu’on prête à Annie Ernaux coïncident avec la dimension
sacrificielle de son œuvre, présente dans de nombreux autres livres, et qui
fait que celle-ci est bien de son temps. Annie Ernaux est en somme celle qui
donne à l’auteur spectaculaire ses lettres de noblesse.

Chloé Delaume guette la mise à mort

Il existe de nombreuses raisons d’inclure Chloé Delaume dans notre


petite excursion à travers la spectacularisation de l’auteur. Tout d’abord, elle
semble clairement faire partie de cette famille-là, celle des autofictifs au
sens large du terme, puisqu’elle revendique le genre explicitement et qu’il
46
lui est arrivé de le théoriser, notamment dans La Règle du Je . Décidément,
Leiris semble hanter l’autofiction. Dans cet ouvrage, elle insiste
notamment, et on verra qu’il y a de bonnes raisons pour cela, sur
l’autofiction comme recréation d’une identité, une pratique dont son
pseudonyme serait en tout état de cause le symptôme : par l’écriture,
Nathalie Dalain renaît en Chloé Delaume, en fille de Boris Vian (pour le
prénom) et d’Artaud (pour le patronyme). Ensuite il faut avouer que sa
propre famille semble plutôt mal en point, si bien qu’on se retrouve
effectivement en terrain connu. Quand on surfe à la recherche d’infos sur
Chloé Delaume, on tombe en tout cas très vite sur Serge Doubrovsky,
Christine Angot et même – je ne l’invente pas, mes excuses au fan-club –
Annie Ernaux. On peut toujours réfuter l’existence de quelque chose
comme l’auteur spectaculaire, mais les algorithmes de Google sont
apparemment au courant, savent de quoi il s’agit, comme s’ils avaient déjà
lu le présent livre, dont l’utilité devient du même coup assez douteuse. Si
les algorithmes ont lu et compris Debord, il n’y a plus grand-chose que je
puisse faire.
Ensuite, et de façon plus précise encore, il y a dans la démarche de Chloé
Delaume une dimension événementielle qui est caractéristique du
spectaculaire en général, dont l’horizon serait plutôt le direct à la télévision
que la lecture pensive et solitaire de poèmes épars sur la page blanche.
Cette dimension est surexposée dans certaines de ses œuvres, mais elle est
bien entendu présente chez tous les auteurs parcourus ici. L’Événement
d’Annie Ernaux, consacré à son avortement clandestin, est traduit en
anglais sous le titre de Happening. Je ne le remarque pas pour suggérer que
l’avortement subi par Annie Ernaux aurait la valeur d’un happening, même
si c’est à peu près ce qu’exige le sacrificiel-spectaculaire pour être crédible,
mais pour relever, par esprit d’escalier en somme, que Chloé Delaume, elle,
s’est essayée au happening, à la performance (également à la musique et
au chant), et que celle-ci constitue effectivement une sorte de point de fuite
de la littérature spectaculaire.
À la jonction entre littérature, théâtre et art, la performance et le
happening auront été, des années 1960 à aujourd’hui, le vecteur idéal d’un
art vécu, authentifié par son caractère incarné, et, dans ce domaine comme
dans tant d’autres, ce qui s’en est perdu quand l’automne des avant-gardes
fut venu n’a pas été perdu pour tout le monde et certainement pas pour le
spectacle contemporain. Chloé Delaume, fille d’Artaud, sorte de père
spirituel de l’art rituel-performatif des années 1960 et 1970, continue à
avoir un pied dans les pratiques performatives jadis chères aux avant-
gardes. Par rapport aux autres cas discutés ici, son œuvre est en tout cas la
plus expérimentale, comme elle l’a elle-même parfois souligné, mais sans
doute aussi la plus réflexive, celle qui réfléchit le plus systématiquement
aux conditions de possibilité du spectaculaire.
Chloé Delaume n’a cessé d’explorer le spectaculaire, de façon peut-être
plus consciente et plus délibérée que la plupart des autres membres de la
« famille » (à l’exception sans doute d’Hervé Guibert). J’en veux pour
preuve non seulement son goût pour la performance et le théâtre, mais
47
également, par exemple, son livre intitulé J’habite dans la télévision . Oui,
Chloé Delaume habite dans la télévision, elle écrit en habitant dans la
télévision, dans le spectacle, elle est comme hantée par lui mais
inversement elle le hante et le met en scène. Le spectacle semble être autant
son milieu que son objet.
Dans J’habite dans la télévision, il y a deux choses, ou plus exactement
deux congruences avec ce qu’on tente d’analyser ici, qui frappent : d’une
part le projet général de comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui avec la
télévision – Chloé Delaume est un des seuls auteurs à ne pas faire comme si
la télévision allait de soi, ou comme si nous en savions assez à ce sujet –,
et d’autre part une conscience très aiguë, notamment dans les derniers
chapitres de ce livre, de la dimension sacrificielle, meurtrière pour tout dire,
de la téléréalité. Cela commence avec l’évocation d’un réfugié bosniaque
qui a participé à la version suédoise de Survivor et qui se suicide parce que
les producteurs vont « couper » et s’arranger pour le faire passer pour
48
quelqu’un de mauvais . Un peu plus loin, Chloé Delaume évoque
« la viande fraîche avide d’être tronçonnée49 », c’est-à-dire les participants,
qui cèdent explicitement leur droit à l’image pour une durée de dix ans au
producteur (Endemol).
On coupe beaucoup chez Chloé Delaume (comme chez Ernaux encore)
qui saisit très bien la dimension sacrificielle de tels spectacles : « Ils ont
signé j’accepte d’être un sujet d’étude. Ils se heurtent désormais à leur
nouveau statut de Versuchspersonen. Indifférence, mépris et raillerie d’un
public damoclésé dix ans, rediffusions, best of, zapping canalplusien. Elle
est ancrée en eux, c’est une marque au fer rouge, la chair elle se transforme
50
tout autant que l’esprit après que la télé a validé leur existence . » Un peu
plus loin, Delaume propose une analyse quasiment neurobiologique du
phénomène : « Le candidat affronte ses camarades restants, puisqu’il ne doit
en rester qu’un et que c’est vous qui décidez. Afin que le public puisse
envoyer un maximum de SMS surtaxés, le spectacle doit être complet, et le
cerveau reptilien grandement sollicité. Il a en effet été démontré que le
cerveau reptilien, en raison de l’archaïque système dit de Lamy qu’il recèle,
impose à tout individu assistant à un combat de choisir son favori. Selon les
neurobiologistes, ce réflexe remonterait aux temps préhistoriques, où
51
repérer forts et faibles tenait de la survie . »
Mais Delaume ne se contente pas d’occuper la place d’une
neurobiologiste, d’une observatrice objective du spectacle. Elle habite dans
la télévision, elle en est consciente, et une bonne partie de ses réflexions
tournent autour de son implication, et notamment autour du fait que par
rapport aux victimes de la téléréalité elle se découvre sans empathie,
sadique pour tout dire : « Je n’ai pas de compassion, jamais, face à ces
débris d’êtres. Ce n’est pas un sentiment vivace chez moi, je sais. C’est un
peu court jeune fille, alors j’ai continué. Continuer à chercher la raison du
rejet, du dégoût même, parfois. Je crois qu’il y a une loi qui s’applique
malgré moi, une loi d’ordre physique. Tout corps plongé dans la télévision
subit une poussée sadique chez le téléspectateur. Torture et meurtre, on y
revient. Et on y reviendra toujours. L’empathie disparaît quand le dispositif
52
se veut Videodrome . » Plus loin encore elle confiera : « Je guette la mise à
53
mort », comme nous le faisons sans doute tous lorsque nous habitons dans
la télévision.
D’où vient l’hypersensibilité de Chloé Delaume à la dimension
sacrificielle de la téléréalité, d’où vient sa capacité de s’impliquer dans le
« dispositif Videodrome », comment ou pourquoi est-elle aussi douée pour
habiter (dans) la télévision et y guetter les mises à mort ? Il n’est pas
nécessaire d’aller chercher la réponse très loin. L’auteure la donne
54
notamment dans Le Cri du sablier , un récit autobiographique –
ou autofictif si on y tient – qui, en termes de sacrifice ou de trauma, ne le
cède en rien, c’est le moins qu’on puisse dire, à Angot, Ernaux ou Roche.
Si, au centre de La Honte, il y a la tentative d’assassinat de la mère par le
père d’Annie Ernaux, dans Le Cri du sablier on a affaire à la même
tentative, mais réussie, avec l’enfant échappant de justesse au carnage,
guettant sa propre mort dans le canon du fusil pointé sur elle, avant que le
père ne retourne l’arme au dernier moment contre lui-même, non sans
éclabousser sa fille de sa propre tête éclatée.
Plus authentique, plus sacrificiel et plus contresigné de sang, plus
spectaculairement traumatique tu meurs, ou juste pas en l’occurrence. Là où
était Nathalie Dalain, avec des parents engloutis par le carnage, tente
d’advenir « Chloé Delaume », la survivante, qui théorise l’autofiction
comme réinvention de soi, sur fond de désastre symbolique-familial. Elle a
échappé de peu à un meurtre qui, en ce qui la concerne, sera resté
symbolique, comme ceux qui arrivent dans les émissions de téléréalité.
Détruite par la destruction de ses parents, qui commence sans doute bien
avant l’« événement », et dont témoigne par exemple le fait, toujours à lire
Le Cri du sablier, que manifestement elle n’est pas une enfant désirée, elle
est la survivante par excellence : celle qui a vu, entendu, l’inconcevable,
celle qu’on interroge pour comprendre, celle à qui il revient de se
remémorer l’indicible, indéfiniment, cri s’écoulant en sablier ; celle qui
commence par être muette avant de ne plus s’arrêter de parler, puis d’écrire,
dans la hantise d’un sacrifice dont il lui est impossible de s’extraire : « Elle
pensait fort à l’extraction sans vraiment savoir comment faire. Si le père est
en moi c’est peut-être de partout c’est tellement difficile de le localiser.
Pour s’amputer du père où faut-il sectionner. Pour se délier du père que
faut-il trancher sec si ce n’est tout le moi si ce n’est l’être entier. Le père se
doit Surmoi mais il était pulsion il était Ça sur moi il s’est fondu en
55
Nous . »
Quand le père s’est tué après avoir tué la mère et a failli vous tuer vous-
même, vous pouvez toujours essayer de le tuer, de le couper, c’est trop tard,
il reste votre hantise et vous restez la survivante, la sacrifiée : « Ils disent
tuer le père les adultes empêtrés ils disent tuer le père pour pouvoir avancer.
Mais quand le père est mort quand le père charogne comment le liquider
sans se perdre autopsie. Comment tenir scalpel et surtout pourquoi faire la
dissection cruelle d’os et de chair meurtris se traîner dans la fange
s’abreuver de l’outrage je suis la chienne affreuse démembrant le mélange
la lie du piranha disputer quoi ici que pourrais-je soulever contre cet
56
assassin que pourrais-je soulever . » Et dire que tout cela n’est qu’un
début, ou en quelque sorte pour rien, puisque son père ne serait même pas
son père. Quelques années plus tard, Chloé Delaume écrit Dans ma maison
sous terre57, pour régler ses comptes avec sa grand-mère, coupable de lui
avoir caché pendant vingt ans que son père n’était pas son père biologique.
Le livre se veut performatif, il est la mise en œuvre d’une nouvelle
exécution symbolique, celle de la grand-mère. Comme quoi on ne sort pas
des exécutions symboliques par des pères seulement symboliques, surtout
lorsqu’ils tuent quand même. On ne sort pas du sacrificiel et de son infinie
réversibilité par des moyens sacrificiels.
Annie Ernaux définit l’écriture comme un couteau, elle coupe (la fiction)
pour qu’apparaisse le vif de la vérité, à laquelle elle se doit, par culpabilité.
Elle coupe pour revenir aux siens, pour leur dire qu’elle a toujours été avec
eux. Mais comment couper lorsqu’on veut vraiment couper, lorsqu’on veut
s’amputer de ce qu’on a été, ou de ceux qui nous ont fait être, naître,
lorsqu’il faut tout couper, lorsqu’il n’y a pas de siens à qui revenir ? Pour
Chloé Delaume, couper, ce sera par conséquent toujours une tentative de se
réinventer, de s’autofictionner, de se pseudonymiser, de s’expérimenter, en
une sorte de fuite en avant qui ne cesse, en même temps, de faire revenir le
sacrifice, comme si elle ne pouvait habiter ailleurs que dans le sacrifice, ou
dans la télévision – est-ce que cela reviendrait au même ? En tout cas, c’est
ce qui m’importait ici : que celle qui a pris la peine ou le risque d’habiter
dans la télévision soit, par excellence, la survivante et la sacrifiée. Si tel est
le cas, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin.

Notes
1. Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », in La Part du feu, Paris, Gallimard,
1949.
2. Serge Doubrovsky, Le Livre brisé, Paris, Grasset, 1989.
3. Serge Doubrovsky, Un amour de soi, Paris, Hachette, 1982.
4. Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Le Protocole compassionnel et L’Homme au
chapeau rouge, Paris, Gallimard, 1990, 1991 et 1992.
5. Hervé Guibert, Le Protocole compassionnel, op. cit., p. 121.
6. Ibid., p. 171.
7. L’Homme au chapeau rouge, op. cit., p. 110.
8. Le Protocole compassionnel, op. cit., p. 80.
9. L’Homme au chapeau rouge, op. cit., p. 40-43.
10. On me pardonnera cette conception quasi sportive des valeurs littéraires, mais c’est une
évolution dont je n’ai pas décidé. Les auteurs sont de plus en plus souvent évalués à l’aune de leurs
exploits commerciaux et de leur présence dans les listes de « finalistes » des prix littéraires, comme
les sportifs le sont à l’aune de leur valeur marchande sur le marché des transferts et à leur assiduité
dans leurs finales. Ainsi on pourrait dire que Houellebecq est à peu près le Pogba de la littérature
française et le sympathique Joël Dicker le Federer de la Suisse romande.
11. Christine Angot, Interview, Paris, Fayard, 1995.
12. Christine Angot, L’Inceste, Paris, Stock, 1999.
13. Christine Angot, Une semaine de vacances, Paris, Flammarion, 2012.
14. Christine Angot, L’Inceste, Paris, LGF, coll. « Le Livre de poche », 2001, p. 86.
15. Ibid., p. 177.
16. Esprit d’escalier et petit retour au chapitre précédent sur la téléréalité : la chaîne de télévision
allemande Sat. 1 a commencé en septembre 2016 une nouvelle saison d’une émission de téléréalité
intitulée Promi-Big Brother : autrement dit, Big Brother pour quelques petites stars et starlettes qui
ont décidé de rempiler, de rafraîchir leur capital de visibilité. La moitié vivent dans le luxe et la
volupté au premier étage, l’autre moitié, c’est une nouveauté, dans les égouts, avec les rats, mais les
places sont interchangeables : au fil de quelques épreuves, vous pouvez être condamné à descendre
chez les rats ou au contraire ressortir des égouts si on vous a à la bonne, au risque d’alors importuner
les dieux du premier étage parce que vous sentez la merde, comme s’en est immédiatement plainte
une participante.
17. Christine Angot, Quitter la ville, Paris, Stock, 2000.
18. Je ne sais pas si Christine Angot a raison de s’offusquer de ce que des invités rient, mais la
raison qu’elle donne est intéressante : ceux qui rient le font pour se défendre de la violence impliquée
par le passage cru lu par Ardisson. Ils le font pour se protéger et ce sont toujours les mêmes qui sont
à la mauvaise place, qui sont attaqués, qui subissent la violence. Et si c’était cette réflexion qui
déclenchait, quelques années plus tard, le projet d’Une semaine de vacances ? Comme s’il fallait
trouver un dispositif qui ne permettrait pas au lecteur d’échapper à la violence, qui l’empêcherait de
rire. En tout cas je ne vois pas comment il serait possible de rire à la lecture, fût-ce par Ardisson,
d’Une semaine de vacances.
19. Christine Angot, Le Marché des amants, Paris, Seuil, 2008.
20. Christine Angot, Les Petits, Paris, Flammarion, 2011.
21. Ibid., p. 186.
22. Ce livre a été achevé le 27 mars 2017, soit exactement le jour où Christine Angot est revenue
dans Libération sur son intervention dans L’Émission politique du 23 mars 2017, dont l’invité était
François Fillon. Apparemment je cours après une réalité qui s’ingénie à écrire les chapitres suivants
de mon livre à ma place. Se rappelle-t-on, ou a-t-on déjà oublié ? Selon les uns, Christine Angot, au
demeurant une nouvelle fois en délicatesse avec la justice pour une affaire de diffamation (notre
téméraire martyre chercherait-elle les ennuis ?), s’est livrée à une mise à mort de François Fillon,
qu’elle a notamment accusé de chantage au suicide pour avoir mentionné Pierre Bérégovoy : en
termes de compassion, elle rivalise décidément avec Ardisson. La scène se passe avec l’approbation
silencieuse de David Pujadas, qui ne proteste que lorsque les invités – des sympathisants de François
Fillon – applaudissent aux répliques de leur champion (« Vous vous croyez au spectacle, ou quoi ? »,
s’indigne en somme le journaliste). Selon les autres, dont Angot elle-même, son intervention a
signifié l’irruption de la littérature quasiment prophétique, ou proférée au nom du peuple, hugolienne
en somme, et de sa nécessaire authenticité dans la langue de bois politique : « Derrière l’écran, ils
sont des millions à penser comme moi », puis, en parlant de Pujadas, « il m’a fait venir parce qu’il ne
peut pas vous dire ce que je vous ai dit ». Si je tente de faire la synthèse entre des avis aussi opposés,
j’en arrive une fois de plus à la conclusion qu’en régime spectaculaire Victor Hugo est désormais au
bénéfice d’un permis de tuer, comme le brave James Bond. C’est là ce qu’on demande à l’auteur de
savoir faire, et certain(e)s s’y emploient décidément avec talent, ou du moins avec obstination.
23. L’Hebdo, 10 septembre 2014.
24. Le Figaro, 21 février 2013.
25. Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001.
26. Ibid., p. 131.
27. Ibid., p. 118.
28. Dany-Robert Dufour, La Cité perverse, Paris, Denoël, 2009.
29. La Vie sexuelle de Catherine M., op. cit., p. 187.
30. Catherine Millet, Jour de souffrance, Paris, Flammarion, 2008.
31. Charlotte Roche, Feuchtgebiete, Cologne, Dumont, 2008 ; traduction : Zones humides, Paris,
Anabet, 2009.
32. Charlotte Roche, Schoßgebete, Munich, Piper, 2011 ; traduction : Petites morts, Paris,
Flammarion, 2013.
33. Zones humides, op. cit., p. 120.
34. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, Paris, Denoël, 2007.
35. Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris,
Gallimard, coll. « Folio », 2011 (1re éd. Paris, Stock, 2003).
36. Ibid., p. 85.
37. Ibid., p. 74.
38. Ibid., p. 48-49.
39. Ibid., p. 102-103.
40. Annie Ernaux, La Honte, Paris, Gallimard, 1997.
41. Annie Ernaux, L’Autre Fille, Paris, Nil, 2011.
42. L’Écriture comme un couteau, op. cit., p. 147-148.
43. Annie Ernaux, L’Événement, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001 (1re éd. Paris, Gallimard,
2000).
44. Ibid., p. 118-119.
45. Ibid., p. 124-125.
46. Chloé Delaume, La Règle du Je. Autofiction : un essai, Paris, PUF, 2010.
47. Chloé Delaume, J’habite dans la télévision, Paris, J’ai lu, 2009 (1re éd. Paris, Gallimard, coll.
« Verticales », 2006).
48. Ibid., p. 114.
49. Ibid., p. 116.
50. Ibid., p. 118.
51. Ibid., p. 129.
52. Ibid., p. 119.
53. Ibid., p. 139.
54. Chloé Delaume, Le Cri du sablier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2003 (1re éd. Tours,
Farrago / Paris, Léo Scheer, 2001).
55. Ibid., p. 89.
56. Ibid., p. 92.
57. Chloé Delaume, Dans ma maison sous terre, Paris, Seuil, 2009.
8.

Considérations sur la chasse au plagiat

L’étrange M. Kummer

Il existe un film documentaire qui m’enchante, qui est une sorte


d’allégorie involontaire de la situation contemporaine de l’homme de
lettres. Le film, réalisé par Miklós Gimes, sorti en 2010, est intitulé Bad
Boy Kummer. Il revient sur les étranges pratiques d’un journaliste suisse du
nom de Tom Kummer qui, installé dans les années 1990 à Hollywood, y a
multiplié les interviews de stars les plus stupéfiantes d’originalité et
d’authenticité, pour des journaux régionaux suisses et allemands, jusqu’à ce
qu’on s’aperçoive, mais au bout d’un certain nombre d’années seulement,
que tous les entretiens étaient non seulement en partie des compilations de
textes existants, mais surtout des faux. Tom Kummer était à la fois plagiaire
et faussaire, il avait tout inventé, des dizaines d’entretiens d’une originalité
à toute épreuve, avec Sharon Stone, Brad Pitt, Mike Tyson, Sean Penn,
Pamela Anderson et bien d’autres. Oui, l’authenticité se fabrique, et non,
Mike Tyson n’avait jamais lu Faulkner et Nietzsche en prison,
contrairement à ce que Tom Kummer affirme, mais conformément à la règle
éprouvée qui veut que plus c’est gros, plus on y croit.
Dans le documentaire, Tom Kummer raconte notamment comment le
goût du faux lui est venu. C’était lors d’une conférence de presse organisée
par – ou plus exactement pour – Pamela Anderson, qui en ce temps-là
faisait notre bonheur dans Baywatch. On fait entrer un troupeau de
journalistes dans la salle, on leur dit qu’ils ont droit, ensemble, à trois ou
quatre questions, ce sera tout, merci messieurs. Seul l’échange de banalités
me
flatteuses est autorisé, pas question de demander à M Anderson si sa
poitrine est naturelle. Kummer trouve l’exercice à vomir et invente de part
en part un entretien avec la star qui, publié en allemand dans un quotidien
régional dans les années 1990, soit avant la véritable montée en puissance
d’Internet, des moteurs de recherche et des buzz, reste invisible du côté de
ses sources hollywoodiennes qui n’auraient pas manqué d’objecter et de
dénoncer la supercherie. Personne, à Hollywood, ne s’amuse à lire des
entretiens avec Pamela Anderson parus en allemand dans la Süddeutsche
Zeitung ou dans le Tagesanzeiger de Zurich. On y découvre Pamela
Anderson dans sa salle de gymnastique privée, se balançant sur son trapèze
au-dessus du journaliste ravi de l’aubaine. Ce n’est pas tous les jours qu’on
dispose d’une perspective aussi intéressante, quoique imaginaire, sur les
fesses de la star.
C’est en somme l’histoire d’un journaliste qui n’accepte pas
l’affaiblissement de la fonction-auteur du journaliste, condamné par sa
circulation contemporaine à répéter des fragments préfabriqués
d’information, les mêmes que ceux dont disposent, exactement à la même
seconde, quelques douzaines d’autres journalistes ou distillés
simultanément dans le monde entier par les agences de presse. Dans le cas
de Kummer, le faux (la fiction) est au service d’une protestation contre la
disparition du journaliste-auteur, au service d’une subversion de l’ordre du
discours qui est devenu celui du journaliste contemporain, voué à recopier
des dépêches d’agence de presse comme les moines du Moyen Âge
d’indigestes délibérations théologiques. Le crime, pour le journaliste, ce
n’est pas le plagiat, comme pour l’homme de lettres ou le scientifique, mais
le faux, qui vaut à Tom Kummer d’être mis au ban de la profession pour de
nombreuses années au cours desquelles il gagne sa vie comme professeur
de soft tennis – une sorte de faux tennis joué par de fausses stars
hollywoodiennes avec des balles molles.
Pour le journaliste, le plagiat et le copier-coller sont devenus la règle.
Comme auteur-investigateur il n’existe plus, il n’y a plus de temps pour ça.
Il sera au mieux une plume, comme on dit, une danseuse qui effectue ses
pirouettes dans un spectacle dont tout le monde connaît déjà la teneur. C’est
ce que Kummer a refusé, alors il s’est mis à inventer des histoires, il est en
somme devenu écrivain, ou presque, revendiquant ce qu’il a appelé le
borderline journalism, c’est-à-dire une sorte de droit à la fiction, à
l’imagination ou à la subjectivité qui lui aura valu une problématique
visibilité. Non seulement ses entretiens sont proprement hilarants mais
encore, et c’est ce qu’il y a de plus fascinant dans son histoire, ils ont été
crédibles aux yeux de plusieurs rédacteurs en chef qui, face à l’aubaine, ont
consciencieusement fermé les yeux sur le caractère quand même
invraisemblable d’aperçus aussi saisissants de la vie privée de stars, comme
de nombreux banquiers l’ont fait quelques années plus tard quand la belle
saison des subprimes fut venue.
Kummer, l’insignifiant citoyen helvétique que rien ne préparait à cela,
surtout lorsqu’il s’installe à Los Angeles qui n’est pas exactement un petit
village, est devenu la star de l’interview. Il a piégé l’ensemble du milieu en
incarnant une position d’auteur dont la profession ne pouvait désormais que
rêver – quelque chose comme le désir ou l’honneur perdu du journaliste,
privé de la possibilité d’être véritablement un auteur. Et il l’est devenu une
seconde fois lorsque la supercherie a été découverte et que Kummer est
apparu comme le faussaire, le traître renégat et maudit, mais aussi celui qui
avait osé.

Passage de Walter Benjamin

Kummer, c’est une histoire de faux et de faute, une histoire d’auteur à


côté de ses pompes, à côté de l’ordre du discours auquel il est en principe
astreint. Le journaliste s’engage à ne rien inventer, comme l’écrivain est
tenu, au contraire, de ne pas piller les textes de ses pairs, de faire en
principe preuve d’inventivité et d’originalité. Leur point commun est qu’ils
doivent se soumettre à la loi de l’authenticité, à ses codes spécifiques, qui
sont différents selon les pratiques. Un écrivain authentique, ce n’est pas la
même chose qu’un journaliste authentique.
Cette histoire nous servira de porte d’entrée pour une réflexion plus
approfondie sur l’incidence du numérique dans les configurations
contemporaines de l’auteur. Si on la reporte sur le champ littéraire, elle
semble dire que, dans un contexte de développement forcené des
technologies d’information, ce champ a désormais partie liée avec une
protestation subjective contre la menace de voir disparaître l’auteur. Plus
celui-ci est menacé, notamment par le fait que les nouvelles technologies
d’information sont fondamentalement des techniques de reproduction, et
plus il devra se démener pour exister, pour être visible. Nous avons en
somme franchi un degré supplémentaire dans le débat sur la reproductibilité
de l’œuvre d’art autrefois engagé par Walter Benjamin, qui n’impliquait pas
1
vraiment la question de l’imprimé, ni par conséquent celle de l’auteur .
Kummer, dans cette perspective, c’est une histoire d’aura perdue, ou de
faussaire en aura. Son histoire conjugue subjectivité et visibilité en un
antidote contre l’invisibilité et l’anonymat qui guettent depuis que nous
sommes passés à l’ère de l’inflation de la production et de la circulation de
l’information, dont le caractère exponentiel doit beaucoup aux technologies
numériques. Avec cette inflation, nous sommes passés du même coup à
l’ère du faux comme à l’ère du plagiat. D’innombrables informations
circulent, invérifiables, intraçables quant à leur origine, copies de copies
transmises sans auteurs identifiables et depuis un certain temps sans auteurs
du tout, puisqu’on commence à remplacer ceux-ci par des algorithmes, du
moins lorsqu’ils sont chroniqueurs boursiers, ou de base-ball, ou commis
aux bulletins météorologiques. Mais qui sait où s’arrêtera, avec le progrès,
la mort de l’auteur que le numérique précipite.
De manière générale il faut relever que les nouvelles technologies ne
constituent pas seulement un défi pour l’auteur en termes quantitatifs, en le
noyant dans un océan d’informations produites par de plus en plus de
micro-auteurs sans autorité – on ne peut pas être auteur juste sous prétexte
qu’on écrit, ce serait même plutôt le contraire. Elles le disqualifient
également en termes qualitatifs, puisqu’elles périment techniquement toute
différence entre l’original et la copie. Nous n’en sommes plus à l’ère de la
reproductibilité de quelque chose qui aurait commencé par être produit,
quelque chose d’original, avec l’aura afférente, mais dans la reproductibilité
originelle et générale. Plus nous nous habituons à vivre dans le numérique,
et plus nous sommes ainsi véritablement hantés par le faux et le plagiat, et
plus nous cherchons alors par tous les moyens, notamment juridiques mais
pas seulement, à conjurer cette hantise. Les industries culturelles se battent
comme des enragés contre le piratage, investissent dans les DRM, collent
des copyrights sur tout et n’importe quoi, y compris sur les énoncés les plus
insignifiants, mais ce n’est pas une coïncidence si elles sont aussi les
inlassables promoteurs d’une idéologie de l’authenticité, aujourd’hui
omniprésente.
Cette idéologie, déjà évoquée ci-dessus à l’enseigne de la grammaire du
spectacle, réactive donc la problématique benjaminienne de l’aura, perdue
ou pas perdue. La contradiction n’est plus celle entre l’aura de l’artiste et la
perte de l’aura, entraînée par la reproductibilité de l’œuvre d’art, mais celle
entre l’aura spectaculaire de l’auteur – sa place en tant qu’individu singulier
dans l’économie de la visibilité – et la chute de l’auteur dans son infinie
(re)productibilité numérique. C’est cette configuration qui explique
pourquoi une polémique comme celle déclenchée par Camille Laurens
accusant Marie Darrieussecq de plagiat psychique est simplement possible,
comme sont également possibles un certain nombre d’autres procès en
« plagiat psychique » intentés par des auteurs ou par des éditeurs qui
s’énervent dès qu’une histoire ressemble à une autre, dès que l’authenticité
de quelque chose de vécu semble se reproduire dans un autre vécu.
Dans le domaine de la littérature, les accusations de plagiat ne portent
plus guère aujourd’hui sur des formulations, sur des faits de style, qui sont
de toute façon soumis à la loi du conformisme et donc de
l’interchangeabilité des formulations, mais sur des « idées », sur des
scénarios narratifs : il a volé l’histoire de ma grand-mère, elle a volé
2
l’histoire de mon enfant mort, il m’a piqué mon personnage, ma scène .
Plus nous vivons, techniquement, dans un monde de la copie à l’infini, et
plus nous sommes obsédés par une authenticité que nous demandons
notamment aux différents secteurs de l’industrie culturelle de nous fournir.
Écrivains, chanteurs, comédiens, même combat, tous se doivent d’être eux-
mêmes, inimitables, non reproductibles, car ils sont en principe les derniers
produits d’une économie de l’exception, caractérisée non pas par une
concurrence au niveau des prix (tous les livres coûtent plus ou moins la
même chose), mais par la recherche exclusive de la meilleure qualité, dont
l’authenticité est perçue comme la condition de possibilité.
Le domaine de l’expression écrite est particulièrement touché par cette
évolution, dans la mesure où l’accès à l’espace public n’a jamais comporté
aussi peu de barrières d’entrée. De Descartes filant aux Pays-Bas pour
publier son Discours de la méthode à n’importe quel ado se lâchant sur son
blog ou sur YouTube, que de chemin parcouru, pour le meilleur ou le pire.
Jamais autant de personnes au monde n’ont autant publié, écrit,
communiqué, échangé, copié, répété et parfois pillé d’innombrables textes
qui leur sont accessibles. On copie, on colle, on mash-up, on pratique le
montage et le sampling, ou du moins il est possible de le faire, et donc on le
3
fait . Si de plus on considère l’émergence des auteurs collectifs d’une part
et des algorithmes d’autre part, qui tous s’insinuent dans les pratiques de
l’expression les plus diverses (certains leur prédisent même un grand avenir
en tant qu’auteurs littéraires), alors le constat s’impose : jamais l’auteur,
défini minimalement comme une personne ayant des droits et des
obligations qui découlent de ce qu’elle a écrit, n’a été techniquement aussi
mort qu’aujourd’hui.
Mais le cadavre bougerait-il encore ? Oui, et souvent il s’appelle alors
« littérature ». Celle-ci a été investie d’une nouvelle fonction, elle est
devenue le point de résistance à l’anonymisation et à la collectivisation de
la fonction-auteur qui touchent d’autres domaines, notamment celui du
journalisme ou encore celui des publications académiques-scientifiques.
« Littérature », cela veut souvent dire aujourd’hui que l’auteur doit être
authentique, et qu’il est plus important d’être authentique que de savoir
écrire. C’est ainsi qu’on l’imagine : on ne souhaite pas qu’il consiste en une
équipe, comme avec le cinéma, les séries télévisées ou la recherche
scientifique, ni en algorithmes. Certains rêvent de logiciels devenus auteurs,
mais, à l’ombre de nos rêves ou de nos cauchemars d’hommes-machines,
prospère l’auteur exhibant son authenticité, attestant de celle-ci en recourant
notamment aux procédures sacrificielles décrites ci-dessus : il souffre, il est
une victime, un bourreau, il s’incarne dans un corps plus ou moins meurtri
ou meurtrier, bref il n’est pas un algorithme, il n’est pas reproductible.
Un éditeur spécialisé en récits de témoignage (style « J’ai épousé un
Masai », etc.) m’expliquait il y a quelques années qu’il ne voyait aucun
problème à l’engagement de ghostwriters pour rendre les témoignages
présentables ou lisibles, mais que jamais il ne le ferait pour des œuvres
littéraires, dont l’auteur était quasiment sacré, et donc in(re)touchable, dirait
Christine Angot. Il faut penser la littérature, ou ce qu’elle est devenue, selon
une dialectique où la numérisation progressive de tout en fait pour le coup
le refuge d’une authenticité dont on précisera qu’elle est en général de
nature spectaculaire, qu’elle correspond, de plus en plus souvent peut-être, à
ce qu’on vient de décrire dans les chapitres précédents. Ce n’est donc ni une
bonne ni une mauvaise nouvelle. En tout cas, ce n’est pas une situation qui
redonnerait nécessairement à la littérature une légitimité ou une
respectabilité, mais tout au plus une fonction, celle d’être une sorte de
réserve d’authenticité, comme on dit réserve naturelle ou jadis pour les
Indiens.
Il s’agit d’une évolution qui est la conséquence du monde numérique
dans lequel nous vivons, la conséquence de la mort de l’auteur que nous
nous acharnons à ressusciter et à sommer de nous prouver qu’il est bien
vivant, qu’il n’est pas un algorithme et que le livre qu’il tient à la main n’est
pas un copier-coller. Si tel est le cas, il devient également possible de
dessiner une nouvelle ligne de partage, au moins en pointillé, entre ce que
nous identifions aujourd’hui comme « littérature qui compte » et ce qui
nous semble de l’ordre du pur divertissement.
La première exige des auteurs en chair et en os, des individus payant
d’une manière ou d’une autre de leur personne, rompus, comme ceux que
nous avons examinés au chapitre précédent, à la grammaire du spectacle,
alors que la vie des auteurs de beaucoup de thrillers ou de sagas
romanesques nous importe en général assez peu, comme d’ailleurs celle des
scénaristes qui prennent le relais pour leur adaptation télévisuelle. Nous en
continuerions sans doute la lecture si d’autres auteurs se substituaient aux
4
auteurs originaux . Et c’est évidemment du côté de la littérature de pur
divertissement qu’il est possible d’imaginer, comme certains le font
aujourd’hui, des auteurs collectifs, des équipes d’auteurs ou même une
automatisation algorithmique de la production littéraire, puisque ces auteurs
justement sont en quelque sorte des non-auteurs avec lesquels il ne nous
viendrait pas à l’esprit de vouloir dialoguer. Divertissez-nous et bouclez-la :
il se pourrait que, pour l’accomplissement de cette noble tâche, les
algorithmes, un jour, suffisent.

Lautréamont et les notaires


e
Lautréamont, acclamé par toutes les avant-gardes du XX siècle,
considérait que le plagiat, qu’il pratiquait beaucoup, était nécessaire, parce
que le progrès l’impliquait. Debord aussi, qui s’est empressé de plagier la
phrase de Lautréamont, pour une fois sans la moindre retouche, et donc
5
sans même la détourner . Dans le contexte numérique, le plagiat n’est plus
nécessaire mais inévitable, parce que les progrès de la technologie
l’impliquent. Mais pas plus que du temps de Lautréamont ou de Debord
notre époque ne s’en accommode, bien au contraire. Le plagiat, le faux,
c’est du poison, et plus que jamais les plagiaires sont des criminels, comme
les faussaires. Ils doivent être chassés sinon de la cité, du moins des
universités comme du spectacle, qui exige des auteurs authentiques, munis
d’un certificat d’ipséité. Qu’ils n’aient pas le mauvais goût de se promener
dans le monde ou sur les plateaux de télévision avec des pensées ou des
phrases dérobées à leurs collègues, ce serait tout aussi indécent que des
journalistes racontant des histoires ou des mensonges. Mieux vaut encore ne
pas disposer de pensées du tout, c’est moins grave que le vol de propriété
intellectuelle – et c’est surtout à la portée de tout le monde.
Debord et les situationnistes avaient en tout cas parfaitement perçu le
rapport qui existe entre le spectacle et tout un régime scrupuleusement
notarial d’assignation de la propriété intellectuelle et par conséquent
d’authentification de l’auteur. Tout en renonçant systématiquement aux
privilèges à leurs yeux très douteux du copyright, ils ont en effet fini par
réduire l’esthétique situationniste à la pratique du détournement, si proche
du plagiat et promu ainsi à la fonction de fer de lance du combat contre le
spectacle. Un art ou une pratique littéraire réellement situationnistes se
réduisent au plagiat-détournement de la culture spectaculaire. Ce n’est pas
non plus une coïncidence si quelques-unes des interventions
« postsituationnistes » les plus célèbres dans l’espace public ont également
mobilisé les ressources du faux, si elles ont systématiquement misé sur une
6
subversion du diktat de l’auteur authentique .
La pratique du plagiat et du détournement a donc été au cœur du combat
mené par les situationnistes contre le spectacle. Ceux-ci n’ont pas été les
seuls à s’en être pris, au tournant des années 1960-1970, au notariat culturel
7
qui, c’est un symptôme, semble se porter aujourd’hui mieux que jamais .
Notamment toute la mouvance théorique (post)structuraliste avait une
conscience très aiguë du caractère aléatoire et indécidable de la propriété
intellectuelle. Dans un entretien accordé au moment de la publication
de S/Z, Roland Barthes explique, par exemple, que son livre est un jeu de
citations (notamment psychanalytiques) et que, s’il a renoncé à y indiquer
ses sources (Lacan, Kristeva, Sollers, Derrida, Deleuze, Serres, etc.), ce
n’est pas parce qu’il chercherait à s’approprier ce qui ne lui appartient pas.
Tout le monde, estime-t-il, est capable de reconnaître ce qui revient à ces
auteurs, mais l’enjeu est pour lui d’éviter de faire croire que le reste, qui ne
serait attribué à aucune source, lui appartiendrait ou serait original8.
Comme tous ceux qui à l’époque pensent en termes d’intertextualité et de
polyphonie ou remettent en cause les fonctions-auteur convenues, Barthes
sait parfaitement que le sujet n’a qu’une maîtrise et une propriété relatives
de ses énoncés, qu’il est sans cesse traversé par d’autres voix, fussent-elles
inconscientes, qui viennent singulièrement compliquer les revendications
d’authenticité. Il y a l’exemple de Barthes, mais on pourrait en évoquer de
nombreux autres. Tout porte à croire que si Jacques Derrida déboulait
aujourd’hui parmi les jeunes loups du monde académique soumis à la loi
d’airain de la nécessité de publier toujours plus, il se ferait rapidement
siffler hors jeu par quelques collègues attentionnés et attentifs à ses
techniques de réécriture et d’appropriation.
Et puisque nous y sommes déjà, avec Barthes ou Derrida, un détour plus
substantiel par l’évolution récente des études littéraires s’impose, qui est
très révélatrice en ce qui concerne les avatars contemporains de l’auteur. Il
nous ramènera très vite à notre sujet, dans la mesure où les études
littéraires, malgré les apparences, malgré leur caractère parfois très
traditionnel, voire poussiéreux, sont bien de leur temps, disent un certain
rapport de notre temps à la fonction-auteur et à la littérature, parce qu’elles
procèdent bel et bien d’une culture de l’authentification et de l’authenticité.
J’avance l’hypothèse qu’il existe un rapport en miroir, quoique caché
(oserais-je m’approprier ici la camera obscura de l’idéologie ?), entre
l’auteur spectaculaire, dopé à l’authenticité, et le retour à l’académisme
parfois le plus rance au niveau des études littéraires.
Dans ce domaine aussi nous avons changé d’époque et de monde. Il y a
peu de temps encore, avec Barthes et beaucoup d’autres, travailler, lire des
textes, les comprendre, consistait à « penser avec », à progresser dans un
réseau de proximités, de complicités et d’oppositions lisibles pour tous,
mais pas toujours explicites, pas toujours indiquées par une note de bas de
page devenue depuis strictement obligatoire. On se servait de la pensée des
autres pour améliorer la sienne, on savait, de façon diffuse, que c’était la
seule façon de progresser, d’améliorer ses pensées. Aujourd’hui on
multiplie les exigences en matière de notes de bas de page, parce que c’est
devenu la mesure même de la qualité du travail académique qui,
symétriquement, ne consiste souvent en plus rien d’autre qu’en un relevé
des emprunts identifiables dans une œuvre, comme au bon vieux temps de
la philologie la plus rance.
Ainsi la vie des professeurs de littérature est devenue un interminable jeu
culturel. Combien de notes, combien d’articles et de livres lus ou du moins
cités ? « Good scholarly work ! » s’exclame un collègue lors d’une
soutenance de thèse, en feuilletant le manuscrit et en s’extasiant sur
l’impressionnant drapeau de notes qui monte et qui descend selon les pages.
Du coup, le plagiat, défini pour la circonstance comme une citation
intentionnellement dissimulée, comme une note de bas de page
délibérément « oubliée », est devenu dans le monde académique le péché
capital, comme si ne pas plagier ou plus exactement ne pas se faire attraper
était une garantie d’originalité ou d’authenticité. Je cite, donc je suis
(authentique, original, académiquement correct), tel est le nouveau – ou le
très ancien – credo de l’universitaire contemporain.
Mais en fait c’est tout le contraire. En milieu académique, on ne demande
plus à personne de produire des pensées originales, mais seulement
d’identifier des sources, et accessoirement de déclarer les siennes. Les
pensées originales, on ne sait pas trop d’où elles viennent. Elles sont
suspectes, parce qu’elles n’impliquent ou ne permettent aucune note de bas
de page. Penser ? Vous n’y pensez pas. En somme, on ne veut plus que les
auteurs en charge des textes et de leur commentaire aient le mauvais goût,
comme au cours de l’étrange parenthèse (post)structuraliste d’il y a
quelques décennies, de se prendre pour des auteurs. C’est une règle qu’il est
aujourd’hui possible de généraliser, d’étendre à l’ensemble des sciences
humaines et sociales, dont le sérieux est à la mesure de la disparition qu’y
subit l’auteur. Oui, je me fais du souci et même du chagrin pour l’auteur et
pour un peu cela me conduirait à faire moi aussi de temps en temps mon
Kummer.
Le désir d’auteur était au cœur des pratiques de la mouvance
(post)structuraliste. Il était explicite chez Barthes notamment, lorsqu’il
revendiquait, contre la philologie positiviste et servile, l’abolition de la
différence entre l’écrivain et le critique, au nom d’une commune passion
9
pour la langue . Pour lui comme pour beaucoup d’« auteurs » de sa
génération, la critique était la littérature continuée avec d’autres moyens,
elle n’avait d’intérêt que si le critique troquait son autorité externe, de
nature institutionnelle, contre l’autorité interne de l’auteur misant non pas
sur ses titres universitaires mais sur son savoir-faire, qui était un savoir-lire
ou un savoir-penser. Symptomatiquement, Barthes n’avait qu’une licence et
Debord, l’infatigable avocat du détournement, avait tout juste un bac.
Et ce savoir-faire n’était pas à comprendre comme une aptitude au travail
philologique, mais comme la mise en acte d’une subjectivité capable de
s’objectiver dans un processus d’interprétation, dans un dialogue permanent
non seulement avec un auteur mais avec de nombreux autres auteurs
(les pairs). La tension, au cours des années 1960 et 1970, entre l’ancienne et
la nouvelle critique porte sur des contenus et des méthodes, sur la centralité
du langage (c’est le linguistic turn), mais aussi sur des fonctions-auteur
incompatibles. Elle correspond notamment à une opposition sourde et
insistante entre la légitimité académique et une légitimité éditoriale
favorisant les auteurs-interprètes aux dépens du positivisme philologique,
qui à l’époque n’avait aucune chance au Seuil, chez Minuit ou chez
Gallimard.
L’opposition que je décris peut sembler caricaturale, et pourtant elle est
réelle. Aux coquetteries de Barthes à propos de ses références répond
aujourd’hui une néoscolastique néopositiviste qui tient lieu de science, ou
qui s’autoproclame scientifique notamment parce qu’elle recourt
copieusement aux ressources des technologies numériques – digital
humanities je vous salue. Et l’on ne sera pas étonné que, dans ce contexte,
la chasse au plagiat soit un exercice obligatoire ou plus exactement qu’elle
fasse partie de toute procédure d’accréditation académique sérieuse. Dans
les universités qui tiennent à leur réputation, tout travail de séminaire, de
diplôme et a fortiori de doctorat est contrôlé en termes de plagiat. Parce
qu’on ne veut pas former des voleurs de propriété intellectuelle, on renonce
également aux auteurs, à moins que ce ne soit l’inverse, car, à y regarder de
plus près, c’est uniquement le vol non déclaré qui est criminel. Le scholarly
work est en effet avant tout une affaire de nombre de notes de bas de page,
je l’ai évoqué ci-dessus, et donc d’emprunts plutôt que de « pensée
originale », une expression qu’il convient désormais de mettre entre
guillemets. Puisque l’originalité n’a sans doute jamais existé comme telle
ou que du moins elle n’est jamais certaine, il y a peu de chances qu’elle
advienne simplement ou magiquement par épuration de ce qui serait
« étranger » en elle, ou par déclaration de tous les emprunts.
J’exagère, je m’emporte ? Mais qu’on réfléchisse un instant à la
signification du fait que, dans toutes les universités sérieuses, on chasse le
plagiat dans les divers travaux en les scannant, c’est-à-dire en confiant la
tâche à des logiciels, qui vous crachent le pourcentage des larcins en moins
de temps qu’il ne faut pour simplement songer à piller vos collègues. Si le
test est positif (comme pour le dopage), on y regarde certes de plus près.
Mais au départ les logiciels font le travail, et comme, jusqu’à plus ample
informé, les logiciels ne sont pas capables de penser, ni d’identifier de la
pensée, mais juste de parcourir l’espace infini des textes numérisés à la
recherche de formulations qui ont déjà servi, cela veut dire que, dans la
chasse contemporaine au plagiat, la pensée, originale, peut-être, un peu,
passionnément, pas du tout, dont la principale caractéristique est d’être la
pensée de quelqu’un, d’un sujet, a tout simplement cessé de compter. Et il
n’y a aucune nécessité de conserver quelque chose comme un auteur dans
des textes desquels la pensée s’est absentée, remplacée désormais par une
sorte de bouillie académique en général indigeste, illisible et d’ailleurs à
peine lue, corsetée par des appareils de notes qui sont là pour attester de son
authenticité.
Celle-ci se définit par conséquent exclusivement par sa résistance au
soupçon de plagiat, par sa capacité à passer entre les mailles des filets des
logiciels qui traquent les pilleurs de propriété intellectuelle. C’est
authentique parce que le logiciel n’(y) a rien vu, rien trouvé à redire. Dans
ces jeux de chats et de souris, il suffit donc de maîtriser à peu près l’art de la
reformulation, de la paraphrase et de la périphrase tout en multipliant les
notes de bas de page pour recevoir son certificat d’authenticité et d’être
ainsi apte au service académique, notamment dans les peer reviewed
journals.
Ces revues, objets de tous les désirs et de tous les classements de
chercheurs et d’universités, ne fonctionnent, c’est-à-dire ne se vendent, à
des prix parfois scandaleusement prohibitifs, que si la mentale bouillie
qu’ils proposent à la consommation est garantie fraîche, authentique, tant il
est vrai qu’on ne voit pas pourquoi les bibliothèques universitaires se
ruineraient, aux frais des contribuables, pour des redites. C’est ce dont
témoigne encore l’émergence récente de la problématique de l’autoplagiat,
qu’il faut considérer comme un crime d’un genre nouveau. L’autoplagiat, ce
n’est pas quand la moitié gauche de votre cerveau s’en va piller la moitié
droite, c’est quand vous fournissez à une revue scientifique sérieuse de la
marchandise déjà confiée une première fois à un autre fournisseur
d’authenticité académique. L’enjeu, ici comme ailleurs, c’est le copyright,
cette grosse gâterie dont les éditeurs ne se lassent pas. Mais c’est
littéralement une affaire de milliards.
Signalons encore, à l’attention des non-chercheurs qui s’émerveillent des
prouesses exigées par le scholarly work – bientôt une thèse avec moins de
3 000 notes de bas de page sera considérée comme une plaisanterie –, qu’il
existe, de façon analogue aux instruments de chasse au plagiat, toutes sortes
de logiciels très sympathiques qui facilitent grandement la décoration d’un
texte par des citations. Recette : ouvrez par exemple un compte sur Internet
chez Mendeley, un logiciel qui entre dans la catégorie des reference
managers. Remplissez la chose avec des références bibliographiques
collectées par vos esclaves ou vos équipes de recherche. N’oubliez pas,
pour chaque article déposé, quelques mots-clés, en général fournis avec le
résumé de la publication. Celle-ci existant aujourd’hui la plupart du temps
quelque part sous forme numérique, l’introduction de la référence dans
votre compte Mendeley sera l’affaire de quelques secondes, d’un petit
copier-coller. C’est prêt, il n’y a plus qu’à (se) servir. Écrivez à peu près
tout ce qui vous passe par la tête, puis scannez avec Mendeley. Votre
« manager » vous proposera quasiment à chaque phrase, ou plus exactement
chaque fois qu’il reconnaîtra un mot, une expression, etc., une note de bas
de page. Vous n’aurez alors plus qu’à dire oui (ou non) et aussitôt la note de
bas de page apparaîtra là où vous le souhaitez, comme si vous l’aviez vous-
même écrite, et comme si vous aviez vous-même lu l’ouvrage cité.
Au-delà de l’indispensable mise de fonds que représentent la constitution
et l’actualisation permanente de la bibliographie, ce système a beaucoup
d’avantages : de nombreux collaborateurs peuvent s’en servir
simultanément, on peut le sous-traiter à d’autres équipes de recherche avec
lesquelles on travaille en réseau et surtout, on l’aura compris, il dispense de
lire les 3 000 articles cités dans une thèse, ce qui représente un gain de
productivité appréciable dans l’actuel marché hypercompétitif de la
marchandise académique. C’est pourquoi la chose la plus importante dans
une publication académique, ce sont effectivement les mots-clés. Ensuite
vient l’abstract qui, s’il est bien fait, évite la lecture du texte aux plus
curieux et enfin, pour les vrais obsessionnels, le texte de la publication. Tel
est le pathétique état actuel d’un ordre du discours, celui de la « science »,
e
tel qu’il a été mis en place au début du XIX siècle, dont tout le monde ou
presque fait semblant de ne pas voir qu’il se délite de partout, qu’il est hors
de contrôle, qu’il est sa propre histoire répétée sous la forme d’une énorme
farce habitée par le fantôme du ci-devant auteur et d’innombrables
plagiaires, dont seuls les plus idiots se font régulièrement attraper. Dans
cette perspective, l’émergence de la problématique du plagiat ou plus
précisément de la chasse au plagiat, qui est au sport académique ce que le
dopage est au sport olympique, c’est-à-dire un poison nécessaire à
consommer discrètement, est à considérer comme le symptôme d’un ordre
du discours qui tout simplement ne fonctionne plus.
Ce dont témoigne la chasse au plagiat, c’est que le discours académique –
Foucault remarquait déjà cette évolution aujourd’hui précipitée par le
numérique – s’apparente de plus en plus systématiquement à un discours
sans auteur, pour au moins deux raisons. D’une part d’innombrables petits
auteurs prennent la place d’auteurs autrefois moins nombreux et donc plus
grands, ou du moins plus exclusifs, pourvus de plus d’autorité. Et plus il
existe de petits auteurs, moins on a le temps de les lire, d’où l’intérêt des
mots-clés et des logiciels qui les trouvent, lisant en quelque sorte à notre
place les innombrables auteurs que plus personne n’a le temps de lire et qui
font donc de moins en moins autorité, jusqu’à devenir de véritables non-
auteurs.
D’autre part ce sont les auteurs collectifs, soutenus de plus en plus
souvent par des plateformes et des réseaux numériques, qui sont désormais
la règle. Un article signé par moins de trois auteurs, et souvent douze, et
pourquoi pas cinquante, ce n’est pas sérieux, ça fait ringard, penseur, autant
dire auteur, du genre à ne pas jouer le jeu de la « communauté
scientifique ». Au-delà du décompte des articles, des références et de leurs
corrélats obligés, c’est-à-dire les citation indexes pondérés comme il se doit
par des impact factors, ce seront par conséquent les réseaux plutôt que les
auteurs individuels qui seront au premier plan et qui, de plus en plus,
érodent de fait les pouvoirs et les dynamiques proprement institutionnels.
On y reviendra dans les chapitres suivants à un double titre : d’une part
pour tenter de prendre la mesure de l’éventualité d’une littérature qui se
passerait de la notion de sujet ou d’auteur, et d’autre part pour examiner de
façon plus précise ce qui peut arriver à l’auteur lorsqu’il s’en remet aux
réseaux, notamment sociaux.
Mais revenons pour l’instant aux conséquences, pour ce qu’une époque
ou une société perçoivent comme littérature, de la chasse au plagiat dont on
vient de décrire les raisons (ou les déraisons) institutionnelles-académiques.
C’est une fois de plus une histoire d’effets collatéraux, une histoire d’allers-
retours et de congruence entre l’ancien et le nouveau. Il y a un rapport en
miroir entre l’industrie culturelle contemporaine, obsédée par l’authenticité,
les copyrights et les DRM, et la configuration actuelle des études littéraires,
non seulement parce que celles-ci, comme toutes les disciplines
académiques, sont très pointilleuses, pour ne pas dire pédantes, en matière
d’originalité scientifique et de copyright, mais encore parce que
globalement elles sont un remake de la très ancienne critique des sources
remise au goût du jour par des moyens numériques. Entre la critique des
sources et la chasse au plagiat, il n’y a parfois qu’un tout petit pas, ce sont
deux gestes qui procèdent de la même pulsion notariale.
Digital humanities, tel est désormais souvent le nom de la néophilologie,
qui en tire un supplément de légitimité technologique-scientifique. Les
herméneutes sont de tendres amateurs, des has been au regard des pros,
c’est-à-dire les usagers de logiciels qui vous font voyager en une poignée de
nanosecondes à travers la part numérisée de la bibliothèque universelle
totale (tant pis pour l’autre), élevée au rang de méga-hypertexte qu’on
triture dorénavant de toutes les manières possibles. Et l’ironie de la
situation consiste dans le fait que si l’ancien est au service du nouveau, le
nouveau répète tout aussi clairement l’ancien, c’est-à-dire précisément le
notariat philologique. Le fonds de commerce de la philologie, ancienne ou
nouvelle, c’est l’inventaire des sources, l’attribution des titres de propriété
(intellectuelle), l’authentification des originaux, l’étude des trafics
d’influence, des crédits et des dettes, etc. Et c’est à peu près tout ce qu’on
peut demander à des logiciels, parce qu’ils ne savent pas faire grand-chose
d’autre.
En confiant l’examen de la culture à des logiciels hypermnésiques qui
feront bravement leur travail de référencement, de reconnaissance par
rapport à ce qui existe déjà (du moins sous forme numérique), à défaut de
pouvoir leur confier quelque chose qui serait de l’ordre de la réflexion ou de
l’interprétation, avec ce que celles-ci impliquent de nouveauté, on confirme
ainsi le soupçon d’un Barthes et de beaucoup d’autres que la philologie ne
pense pas, ou même qu’elle est faite pour ne pas penser, pour éviter d’avoir
affaire à un sujet pensant. Le nouveau est au service de l’ancien et,
inversement, l’ancien, la philologie, est comme un poisson dans l’eau de
l’océan numérique si propice à la dissolution de l’auteur.
Les avant-gardes en ont appelé à la mort de l’auteur, et du même coup à
l’« œuvre ouverte » (selon la formule d’Umberto Eco embrayant sur
Borgès), au livre déconstruit, infinitisé dans une sorte de bibliothèque totale
virtuelle à laquelle chacun ne cesserait de contribuer. Ce n’était alors qu’un
horizon, un programme de subversion des esthétiques traditionnelles et des
positionnements convenus de l’auteur. Aujourd’hui on y est, dans cet
horizon, et il n’est pas sûr que celui-ci ait encore quoi que ce soit de
subversif. Les philologues, naguère perclus de complexes en face des
herméneutes particulièrement subtils et brillants qui occupaient le devant de
la scène, chevauchent fièrement leurs moteurs de recherche comme d’autres
leurs Harley-Davidson, pétaradent d’un coin à l’autre de la bibliothèque
universelle numérisée, hypertextualisée, pour transformer celle-ci en un
gigantesque registre foncier ouvert aux amateurs de jeux et de tourisme
culturels. On ne saurait être plus éloigné de la position que les
« herméneutes » souhaitaient autrefois occuper, celle d’un auteur
réfléchissant avec ou sur la langue, confiant en quelque sorte son existence
à celle-ci, que ce soit avec des moyens de fiction ou des moyens de critique.
Aujourd’hui, cette communauté du critique et de l’écrivain n’existe plus
guère, personne n’est là pour réfléchir avec ou à la langue. Le « champ
littéraire », terme à n’utiliser désormais qu’avec des guillemets ou sous
rature, s’est divisé entre, d’une part, ceux qui font étalage d’authenticité et
qui sont voués à prouver celle-ci par des moyens extralittéraires
(sacrificiels), car la littérature telle qu’on l’a connue autrefois (j’allais dire
la vraie, mais je me retiens) ne peut se faire qu’au défaut de l’authenticité,
comme elle se fait aussi selon Mallarmé au défaut des langues ; et, d’autre
part, ceux qui prennent en charge la police et le trafic des copyrights,
assistés par une armada de juristes spécialisés en DRM ou soutenus
scientifiquement par une néophilologie plus intransigeante que jamais sur
les titres de propriété. Les uns et les autres sont en somme faits pour
s’entendre, même s’ils s’ignorent la plupart du temps.
Depuis bientôt deux décennies, les optimistes fans du numérique ont
également convoqué des notions comme l’intertextualité, la polyphonie,
l’œuvre ouverte, pour suggérer que cette fois on y était, qu’on entrait dans
un monde nouveau promis naguère par les avant-gardes et les théoriciens de
la littérature, qu’on assisterait au plus tard demain à la dissolution de
l’auteur, avalé par les techniques du copier-coller, l’esthétique des mash-up,
le sampling, ou justement par une sorte d’hypertexte généralisé (autrefois
appelé intertexte). Toutes les utopies de communisme de l’écriture dont on
rêvait au temps des occupations de Mai 68 semblaient dorénavant à portée
de main. Des théoriciens des médias et des critiques l’ont affirmé, et
quelques auteurs leur ont emboîté le pas. Ceux-ci n’étaient pas plus pressés
de disparaître que leurs collègues des années 1960, mais l’écrivain-geek,
résolument moderne, qui connaissait non seulement le français mais
quasiment le Java ou le HTML, c’était une image à cultiver, un créneau
franchement poststructuraliste à occuper opportunément, à l’heure où
d’autres, plus frileux, hésitaient encore à se lancer dans l’aventure du
courrier électronique.
Il est ainsi arrivé à un certain nombre d’écrivains de se mettre au service
des nouvelles technologies comme d’autres se mettaient autrefois au service
de la révolution, sans que cela ne prête d’ailleurs plus à conséquence pour
ceux-là que pour ceux-ci, car, quand on y regarde de plus près, l’auteur une
fois de plus n’a pas vraiment disparu. Au contraire, vivant à l’ère de la
reproductibilité généralisée, il n’a cessé de prendre de la visibilité et de
l’authenticité comme on dit prendre du poids, comme par contrecoup. Le
nouveau a ramené à du très ancien, à du quasiment rance, ainsi le veut la
dialectique. L’heure de Lautréamont, des situationnistes, du plagiat et du
détournement comme celui des docteurs en ironie, ce n’est pas vraiment
pour aujourd’hui ni même pour demain.

Un début dans la vie littéraire

Et quand c’est l’heure, c’est un peu par lapsus ou par accident, et les
blessés sont immédiatement évacués. Il vaut la peine de se pencher à ce
sujet sur les aventures encore relativement fraîches de la jeune auteure
allemande Helene Hegemann, dont l’écho n’a guère franchi le Rhin. En
2010, Helene Hegemann, âgée de dix-sept ans, publie son premier roman,
10
intitulé Axolotl Roadkill , après s’être essayée auparavant à la vidéo et au
théâtre. Dans les milieux littéraires allemands, son roman est accueilli de
façon très controversée, ce qui ne l’empêche pas de devenir un best-seller,
bien au contraire. Les uns se moquent et crient à l’imposture, mais d’autres
s’enthousiasment, acclament un témoignage d’une effarante authenticité sur
la « génération 2000 », ou du moins sur la part de cette génération qui traîne
dans les boîtes et les bars du Berghain de Berlin.
Que fait-elle, cette génération ? Elle baise un peu, sans trop savoir avec
qui et pas trop parce qu’elle est blasée et souvent fatiguée ou bourrée. On
boit et on sniffe passablement, mais surtout on vomit beaucoup chez
Hegemann. Bref, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, le
livre est effectivement un peu à vomir, il faut du dévouement pour ne pas
décrocher, mais n’est-ce pas ce qui fait sinon son charme, du moins son
authenticité ?
De toute façon, le tiroir-caisse sonne allègrement, les traductions se
multiplient jusqu’à ce qu’un petit malin découvre que la nouvelle Françoise
Sagan d’outre-Rhin s’est copieusement servie dans un récit intitulé
11
Strobo , dont l’auteur répond au pseudonyme d’Airen. Ceux qui avaient
dénoncé la supercherie et l’imposture de la nouvelle prodige des lettres
allemandes jubilent. D’un côté, c’est évidemment rassurant d’apprendre que
les excès en tous genres racontés dans Axolotl Roadkill ne sont pas le fait
d’une tendre jeune fille de dix-sept ans, mais d’un auteur adulte et désalé.
De l’autre, ce n’est quand même pas bien, ce que la jeune fille semble avoir
fait.
Confrontée à l’évidence, Helene Hegemann est obligée de convenir de
ses emprunts, mais, pour en atténuer la gravité, elle prétend dans un premier
temps s’être servie non pas dans le livre d’Airen, paru chez un petit éditeur
de rien du tout, mais dans les blogs du pseudo, car la vie nocturne de la
trépidante capitale commence forcément par être racontée dans des blogs,
c’est plus cool et plus frais. Et un blogueur, n’est-ce pas, ce n’est pas
vraiment un auteur, surtout quand il écrit sous pseudonyme. C’est tout juste
s’il perçoit des droits d’auteur, il ne dispose de la protection et des avocats
d’aucun éditeur qui tiendrait à ses copyrights comme à la prunelle de ses
auteurs. Bref, un blogueur, c’est quasiment fait pour être pillé ou du moins
il publie à ses risques et périls sur la toile. À la limite, la jeune Helene
pourrait expliquer qu’elle ne savait pas qu’un auteur avait écrit ces choses,
qu’elle pensait que c’était en quelque sorte écrit pour qu’elle se serve.
Cependant, un autre petit malin découvre que Strobo a été commandé en
version papier sur le compte Amazon de Carl Hegemann, le père de la jeune
fille, un auteur-dramaturge influent dans les milieux culturels de Berlin,
qu’on ne peut pas soupçonner de s’intéresser personnellement aux
déjections des bars du Berghain évoquées dans le roman de sa fille. Puis les
petits malins se multiplient et identifient dans Axolotl Roadkill de nombreux
autres emprunts.
Parvenu à ce point de l’histoire, l’éditeur devrait normalement s’incliner,
retirer le livre du marché et espérer qu’on n’en parlera plus le plus vite
possible. Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est le contraire
qui se passe. Les accusations de plagiat renforcent la célébrité naissante de
la jeune Helene, attaquée méchamment par une bonne moitié de la presse
allemande, mais très bien défendue par l’autre (le père aurait-il le bras
long ?), ainsi que par son éditeur, Ullstein. Avec beaucoup d’aplomb, tout
ce petit monde s’organise pour minimiser le problème. Ullstein republie le
roman avec quelques notes de bas de page pour déclarer les emprunts, et on
envoie Helene au charbon dans tous les talk-shows possibles pour asséner
des leçons d’intertextualité et de polyphonie à tous ces représentants de la
vieille Allemagne qui prennent encore au sérieux les droits d’auteur, alors
qu’on a changé de siècle et de monde, qu’on surfe, copie et colle sur
Internet. Je copie, je pille ? Où est le problème ? Je ne m’en suis jamais
cachée, et la preuve c’est que j’ai été prise la main dans le sac. Et puis
surtout c’est moi, je suis ainsi faite. Dans ma génération on est comme ça,
on est ce qu’on lit, ce qu’on copie, ce qui passe par là et parfois dans la tête,
on a une identité bricolée, flottante. On dit des choses, on écrit des choses,
sans trop savoir d’où ça vient, comme on ne sait pas trop de quel bar on sort
ni avec qui.
Comme on trouve effectivement dans Axolotl Roadkill quelques passages
ironiques dans lesquels affleure un début de conscience plagiaire – l’héroïne
dit quelque part des choses très profondes tout en avouant les tenir d’un
blogueur –, Helene Hegemann a fini par bénéficier du doute. Plutôt que de
voir brisée dans l’œuf une prometteuse carrière, le milieu littéraire allemand
semble laisser à la jeune auteure la possibilité d’une retraite ordonnée. Ses
fans acceptent sans trop rechigner que, nominée pour un important prix
littéraire à la foire du livre de Leipzig, Hegemann retire sagement ses billes.
Parallèlement, M. Airen a fait savoir que, s’il ne se contentait pas d’une
note de bas de page dans la seconde édition d’Axolotl Roadkill, il ne
souhaitait pas non plus la mort de la pécheresse, dont il est prêt à
reconnaître qu’elle est l’auteure d’une œuvre « autonome », ainsi autorisée
à exister à côté de la sienne. Prêt moyennant quoi ? Sans doute un
dédommagement dont le montant restera confidentiel et une republication
de Strobo chez… Ullstein.
Bref, tout s’arrange, Airen déboule chez l’éditeur Ullstein et Helene
Hegemann le quitte, publie son deuxième roman trois ans plus tard chez
Hanser, une maison réputée pour son sérieux et son éthique littéraire, dont
le personnel soignant conseille avec insistance à la jeune auteure de refuser
toute invitation à des débats sur l’opportunité du plagiat dans la littérature
e
du XXI siècle. Circulez, il n’y a plus rien à voir. Helene Hegemann se refait
ainsi une virginité, sans rire, de laquelle participe même l’accueil très
mitigé de son second livre. Image de l’auteure en souffrance : c’est dur de
s’y mettre vraiment, de construire des phrases, des scènes et des
personnages. Elle est encore si jeune, quel courage.
Ce qui m’enchante dans cet épisode est quelque chose d’analogue à ce
qui est en jeu dans la passe d’armes entre Camille Laurens et Marie
Darrieussecq. L’accusation de « plagiat psychique » proférée par Camille
Laurens, aussi incroyable fût-elle, avait quelque chose de vraisemblable,
s’est révélée pour le moins possible dans le contexte d’une culture
spectaculaire dont la couverture-or est l’authenticité, au grand étonnement
de Marie Darrieussecq. De la même manière, la défense de Helene
Hegemann et de ses fans a tenu le coup dans un contexte postérieur de
quelques années à l’affaire Laurens-Darrieussecq dans lequel l’authenticité
est maintenant percutée frontalement par l’explosion de la reproductibilité
numérique. L’épisode suggère en somme que l’authenticité telle qu’en rêve
la culture spectaculaire et la reproductibilité favorisée par le numérique, en
principe incompatibles ou contradictoires, peuvent faire bon ménage à
condition de ne pas pousser le bouchon trop loin, ou à condition de se
disculper par avance des accusations de plagiat en donnant le change avec
quelques reconnaissances de dettes.
Quelques notes de bas de page indiquant ses emprunts, c’est tout ce
qu’on demandait à la jeune Helene pour en faire la parfaite icône de sa
génération. Qu’importe l’auteur, qu’importe le travail éventuel de l’auteur,
pourvu qu’on ait l’ivresse et l’authenticité, quitte à se prendre des louches
entières de recraché. L’auteur authentique de 2010 n’a pas la tâche facile : il
(elle) doit être excessivement performant(e) non seulement sexuellement et
toxicomaniaquement, mais il (elle) doit également être résolument
moderne, numérique même, chatter, poster, couper, coller, exister sur
Instagram et ailleurs. Pas étonnant qu’il lui arrive de perdre un peu la tête
ou de ne pas avoir une minute à consacrer à de basiques activités
rédactionnelles, dont on notera avec soulagement qu’elles semblent
désormais de retour à l’ordre du jour de la jeune prodige des lettres
12
allemandes .
L’épisode se conclut donc par une sorte de match nul. Helene Hegemann
n’a pas été bannie de la République des lettres, mais elle n’y a pas non plus
imposé le pillage non déclaré des textes de ses collègues comme la norme
e
de l’auteur du XXI siècle. Les vieux droits d’auteur font de la résistance et
les jeunes auteures ne sont pas les dernières à en bénéficier, quitte à faire de
leur identité de digital natives une simple question d’image ou de posture,
recyclable sans problème dans l’économie spectaculaire. L’essentiel, pour
l’auteur parvenu à l’ère numérique, c’est en somme d’avoir l’air numérique,
d’avoir l’air d’être dans le coup, sur les réseaux et tout ça.
Plus généralement, on peut se demander si une telle posture serait tenable
si elle devait être plus qu’une posture. Des collages dadaïstes d’il y a un
siècle aux appels récents d’un Kenneth Goldsmith, professeur de creative
writing en faveur de ce qu’il définit précisément comme uncreative
13
writing , en passant par Andy Warhol puis les détournements
situationnistes, la tentation de l’auteur-recycleur a toujours été là, elle a ses
lettres de noblesse et son histoire relancée aujourd’hui par la disponibilité et
la reproductibilité numériques. Mais assurément l’économie spectaculaire,
qui a toujours su remettre de l’exclusivité et de la visibilité dans ces débuts
de désordres du discours, n’a pas dit son dernier mot. Elle veille, et elle a
toujours su confiner Lautréamont et ses successeurs dans ses marges.

Notes
1. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, nouvelle
traduction par Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2003. Voir aussi, ajustées à la montée en puissance du
numérique, les réflexions très aiguës de Norbert Bolz : « Der Kult des Authentischen im Zeitalter der
Fälschung », in Anne-Kathrin Reulecke (éd.), Fälschungen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2006,
p. 406-417.
2. Dans Plagiat. Eine unoriginelle Literaturgeschichte (Stuttgart, Alfred Kröner Verlag, 2009),
Philipp Theisohn, grand spécialiste de la question du plagiat, donne un certain nombre d’exemples de
controverses intervenues récemment dans le champ littéraire allemand.
3. Voir par exemple l’éloge de la copie de Dirk von Gehlen dans Mashup. Lob der Kopie (Berlin,
Suhrkamp, 2011), qui recoupe le manifeste en faveur de la non-originalité de Kenneth Goldsmith,
Uncreative Writing : Managing Language in the Digital Age (New York, Columbia University Press,
2011). Voir aussi, dans une perspective moins engagée, Diedrich Diederichsen, « Sampling und
Montage. Modelle anderer Autorschaften in der Kulturindustrie », in Anne-Kathrin Reulecke (éd.),
Fälschungen, op. cit., p. 390-405.
4. Il arrive que des auteurs de produits de divertissement se révoltent contre leur relatif anonymat,
qu’ils fassent tout pour s’imposer comme des auteurs plutôt que de se contenter d’alimenter leurs
comptes bancaires. L’exemple le plus frappant dans l’actualité littéraire récente est sans doute celui
de J.K. Rowling, auteure de la série des Harry Potter : carrière, soigneusement mise en scène, de
cendrillon devenue princesse, et même plus riche que la reine d’Angleterre, interventions
intransigeantes lors des adaptations cinématographiques pour que les « intentions de l’auteur » soient
respectées (elle se prend pour Marguerite Duras, ou quoi ?), puis, surtout, tentative d’enchaîner avec
un roman publié sous le pseudonyme de Robert Galbraith, dont les ventes n’explosent que lorsque le
pot aux roses est découvert. En publiant sous pseudonyme, J.K. Rowling a en somme essayé de
devenir un véritable auteur, reconnu pour son talent, mais les chiffres l’ont rappelée à l’ordre, c’est-à-
dire à son statut de marque dans une économie de la visibilité.
5. « Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe. Le plagiat est nécessaire. Le progrès
l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la
remplace par l’idée juste » (Guy Debord, La Société du spectacle, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Quarto », 2006, p. 854).
6. C’est le cas notamment du Véridique rapport sur les dernières chances de sauver le capitalisme
en Italie (1975 ; version française : Paris, Champ libre, 1976), signé Censor, un pseudonyme derrière
lequel se cache Gianfranco Sanguinetti, déguisé en l’occurrence en cynique capitaliste italien
expliquant la nécessité du terrorisme d’État, et derrière Sanguinetti sans doute également son ami
Debord, qui a, en tout cas, entièrement soutenu cette intervention. Autre exemple : Appels de la
prison de Ségovie (Paris, Champ libre, 1980), rédigé cette fois par le seul Debord, mais qui se donne
comme endossé par toute la mouvance libertaire espagnole et qui aurait effectivement conduit l’État
espagnol à prendre peur et à libérer une cinquantaine de prisonniers politiques.
7. J’ai abordé cette question dans Déshéritages, Genève, Furor, 2015.
8. Roland Barthes, « Sur S/Z et L’Empire des signes », in Œuvres complètes, t. 3 : Livres, textes,
entretiens, 1968-1971, Paris, Seuil, 2002, p. 663.
9. Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1961, p. 38.
10. Helene Hegemann, Axolotl Roadkill, Berlin, Ullstein, 2010.
11. Première publication : Berlin, SuKuLTur, 2009.
12. Philipp Theisohn a relevé dans un livre récent le décalage entre l’argumentaire esthétique de
Helene Hegemann, qui en appelle à Bakhtine et Kristeva, soit au dialogique et à la polyphonie pour
justifier ses emprunts, et la réalité de sa pratique textuelle, si l’on peut définir les choses ainsi dans
son cas, puisque celle-ci consiste en une sorte de degré zéro de la pratique, justement, ou plus
précisément un degré zéro de l’interprétation : dialogue textuel mais sans dialogue, sans accord, au
sens musical du terme, sans résonance, sans oreille. On ne s’entend pas crier dans les bars du
Berghain. Voir à ce sujet Philipp Theisohn, Literarisches Eigentum. Zur Ethik geistiger Arbeit im
digitalen Zeitalter, Stuttgart, Alfred Kröner Verlag, 2012.
13. Kenneth Goldsmith, Uncreative Writing, op. cit.
9.

La sagesse des foules

Des institutions aux réseaux

Les nouvelles technologies ont toujours quelque temps d’avance sur les
juristes et les juridictions nécessaires pour cadrer l’auteur, ses droits et ses
obligations. Elles commencent par ébranler les dispositifs existants, et
souvent par court-circuiter les positions dominantes dans un système donné.
Elles favorisent l’émergence de nouveaux acteurs, dont certains n’hésitent
pas à faire le pari de l’illégalité ou du moins du non-droit.
Puis les choses se tassent, les zones de non-droit rétrécissent, les
hérétiques ou les pirates passent de mode, on se remet à payer pour écouter
de la musique, regarder des films, ou même pour s’informer. Sean Parker,
cofondateur de Napster, qui fut une très belle tentative de destruction de
l’industrie musicale basée sur le principe du partage peer to peer, se
retrouve actionnaire de la brave et lucrative entreprise Facebook ; Helene
Hegemann devient une auteure respectant scrupuleusement ses droits et ses
devoirs, et un jour prochain Travis Kalanick, l’ancien patron d’Uber, sera
sans doute ministre des Transports. De manière générale, et notamment
dans le domaine des droits d’auteur dont jouissent les gens de lettres, on est
donc plutôt passé à une phase de consolidation. Ni les charmes du copier-
coller ni les multiples façons de faire circuler du copié ou du collé n’ont
jusqu’à présent véritablement eu la peau des écrivains, alors que dans
d’autres domaines (journalisme, publications académiques, etc.) les dégâts
sont beaucoup plus conséquents.
Ainsi, c’est une première révolution « textuelle », annoncée du temps de
l’intertextualité et de la révolution du langage poétique, impliquant
assurément la mort de l’auteur, qui semble remise à plus tard. Mais qu’à
cela ne tienne, le prochain assaut contre cette vieillerie d’auteur qui pense
pouvoir écrire des livres tout seul est en cours, et il passe cette fois par les
réseaux sociaux, par Facebook, Twitter et tous les autres. Oubliez la
polyphonie généralisée, les possibilités quasi infinies de citation et de
circulation que fait miroiter le principe de l’hypertexte, l’avenir est aux
réseaux sociaux, au résolument participatif. Une autre vieille lune de
Mai 68 semble ainsi parvenir au stade de son incarnation numérique. Il ne
s’agit plus seulement d’en finir avec la propriété intellectuelle, chacun
œuvrant en somme dans son coin à des copier-coller originaux, en
hommage aux montages dadaïstes ou aux détournements situationnistes,
mais bien de passer enfin à des formes vraiment collectives d’auteur.
À l’ordre du jour, on trouve désormais la collectivisation de cet
incorrigible individualiste qui se croit capable à lui tout seul d’écrire de
beaux livres susceptibles de passionner des usagers, qu’il faut apparemment
distinguer comme l’eau du feu des ci-devant consommateurs, voire des
lecteurs. Aux usagers on ne la fait plus, ils ont désormais leur mot à dire, et
même leurs mots, c’est la principale différence entre un consommateur et
un usager. La vraie littérature conseilliste, que les soviets n’ont jamais su
générer alors qu’ils étaient faits pour cela, c’est maintenant qu’elle advient,
dans un après-coup de quelques décennies par rapport à des pratiques
politiques qui ont par ailleurs à peu près disparu. C’est maintenant que nous
pouvons en somme voir à quoi nous avons naguère échappé, et chacun
jugera si c’est beau à voir.
Mais prenons les choses dans l’ordre, et demandons-nous ce qui change
pour l’auteur avec Facebook ou Twitter, en commençant par le plus évident.
Le premier point qu’il faut rappeler à propos des réseaux sociaux, c’est que,
comme tous les réseaux, ils s’opposent frontalement à la logique des
institutions dont on dira qu’elles ont connu leur âge d’or avec la
graphosphère. Toutes les institutions modernes sont à base de constitutions,
de lois et de règlements dont le propre est qu’ils sont écrits et accessibles
publiquement. Ils sont l’effet de la culture de l’imprimé, ils sont ce que l’on
pouvait faire de mieux avec celle-ci. Écrire, publier, rendre public,
soumettre à l’opinion publique, ce système, soutenu par de multiples
institutions, au sens très large du terme, fonctionnait plutôt bien, il avait en
tout cas sa cohérence.
Avec les modes de communication et de socialisation développés grâce
aux réseaux, les logiques institutionnelles, et plus précisément encore les
ordres du discours dans lesquels celles-ci s’incarnent, sont tendanciellement
mitées, parasitées, voire subverties, ou du moins vidées de leur sens, dans
tous les domaines. Un bon politicien ne dispose plus nécessairement d’un
bon programme ou même simplement d’un programme, cette vieillerie qui
date de l’époque où l’on écrivait des choses. Il n’est pas obligé de faire
patiemment carrière dans les institutions ou les partis, mais il lui faut
assurément de bons réseaux. Qu’il soit éventuellement le meilleur
économiste de France n’a plus aucune importance. C’est même plutôt
suspect, un professeur qui pense s’en sortir ou s’imposer sans obéir aux
impératifs de la visibilité. Est-ce qu’il est sur Facebook, au moins ? On ne
lui demande plus des compétences particulières, ni d’être un grand orateur,
et encore moins de savoir écrire des livres, mais d’être capable de figurer
parmi les invités des salons qui comptent. Le World Economic Forum de
Davos ou les réunions du G20, qui reposent tous fondamentalement sur des
principes de cooptation et qui semblent tellement plus importants que toutes
les conférences possibles de l’ONU et de toutes les autres vieilles
institutions, sont les emblèmes de cette nouvelle prédominance des réseaux.
Dans les autres domaines, c’est la même chose. Lorsque vous postulez
pour un poste d’enseignant dans une université, on vous demandera encore
à la rigueur combien d’articles et de notes de bas de page vous avez
produits au cours de votre vie, bien entendu sans intention de les lire,
puisque les peers qui vous ont admis dans les revues importantes l’ont déjà
fait, mais on s’intéressera justement à vos réseaux. Avec qui collaborez-
vous, avec qui faites-vous vos affaires, que valez-vous, que pesez-vous en
termes de réseaux, combien d’amis sur Facebook et de contacts sur
LinkedIn ? Relevons encore que la montée en puissance depuis quelques
décennies de l’autorité des « médiatiques » s’incarne emblématiquement
dans les métiers du journalisme, qui d’une part dépendent presque par
définition de l’existence de bons réseaux, et qui d’autre part n’ont jamais
été protégés « institutionnellement ».
Ce n’est pas nouveau les réseaux, ils ont toujours existé, mais comment
ne pas voir que leur poids et leur impact sont devenus essentiels avec le
développement des technologies numériques ? Entre celles-ci et de
nouvelles formes non seulement de socialisation mais bien de disposition
ou de production de l’autorité et du pouvoir, il y a manifestement solidarité
1
ou convergence, dont les institutions font de manière générale les frais .

Conférences et forums : digression-promenade dans les couloirs

Précisons ce point avec quelques observations sur l’évolution


contemporaine des conférences, forums et autres colloques. On s’éloigne
ainsi apparemment de nos amis les auteurs, mais le lecteur s’apercevra vite
qu’il s’agit d’y revenir très vite, de façon en quelque sorte allégorique. Rien
de mieux qu’un forum pour se mettre dans le bain des réseaux.
En simplifiant, on dira qu’il existe aujourd’hui deux types de
conférences. D’une part les ringardes, dans lesquelles des auteurs-orateurs
viennent lire leur papier, en général à toute allure parce qu’ils ont souvent
de la peine à s’en tenir au temps imparti. Les contenus et par conséquent les
auteurs y sont, ou du moins y étaient au premier plan, car il semble que ce
soit un modèle en voie de disparition. On s’y passionnait pour des
arguments, on y polémiquait parfois, on y élaborait des stratégies de
conquête ou de domination discursive, on se comportait avec ses idées
comme avec des divisions armées. Bref, on y célébrait les pouvoirs et les
prestiges du discours. Il y avait des orateurs omniprésents, qui s’efforçaient
d’occuper tout le terrain, et au contraire ceux qui, tapis dans l’ombre,
réservaient leurs interventions pour le moment voulu. Mais la plupart du
temps aujourd’hui, on ne s’y passionne plus. Les joutes oratoires,
convaincre, séduire, agresser, tout cela est passé de mode, et donc on s’y
ennuie, c’est le règne de la langue de bois académique-institutionnelle,
autant se passionner pour les débats parlementaires.
Passons, et penchons-nous sur la seconde catégorie : les conférences
tendance, qui ont d’ailleurs souvent ceci de particulier qu’on ne les appelle
plus « conférences », mais en général « forums », c’est à la fois plus chic et
plus démocratique, plus compatible avec les réseaux. Dans ce type de
manifestation, qui sera consacrée de préférence à des exercices de
futurologie plus ou moins apocalyptique (l’avenir des médias ou les médias
de l’avenir, la numérisation du travail, de la santé, de la pensée, de la
planète, les robots, etc.), il y a fondamentalement trois types de participants.
Premièrement les auditeurs-spectateurs, qui ignorent en général qu’ils sont
là principalement pour faire de la figuration, car, pour que le spectacle soit
réussi, il serait malheureux que les conférenciers s’expriment devant trop de
chaises vides, ce serait comme une émission de variétés à la télévision sans
public convoqué pour applaudir. Un forum qui en jette, c’est une
manifestation qui réussit à convaincre un nombre suffisant de participants
de payer, souvent fort cher, pour une place de figurant.
Mais en auront-ils pour leur argent ? Dans les forums les plus branchés,
les participants peuvent tweeter en direct. Les tweets seront en principe
immédiatement projetés sur un second écran, c’est cool. Et bien entendu ils
auront le droit ou l’obligation, pendant les pauses-café et l’apéro dînatoire,
de s’adonner au réseautage, cette gâterie dont on ne se lasse pas, c’est
même la principale raison pour laquelle on accepte de payer autant. Mais
encore faut-il maîtriser l’art du réseautage, ce n’est pas donné à tout le
monde. Pour reconnaître les handicapés du réseautage, il y a un signe qui ne
trompe pas : ils parlent des communications qui viennent d’avoir lieu, ils
croient qu’il y a là des idées dont il y aurait quelque chose à dire, ils se
croient à une conférence dans l’ancien style comme il y en avait du temps
des institutions et des ordres du discours.
Le deuxième type de participants, ce sont les conférenciers, qui eux aussi
se trompent s’ils se prennent pour les privilégiés de l’ordre du discours, s’ils
croient qu’ils sont importants, car en fait ils ne le sont plus. Leur rôle est
uniquement de donner l’impression qu’il se passe quelque chose, et en
général ils s’y emploient avec des diapositives sophistiquées comportant
obligatoirement un ou deux dessins humoristiques ainsi qu’une petite vidéo
sur YouTube. Ils animent, ils meublent, ils assurent le spectacle, leur rôle
est d’éviter que les spectateurs aient l’impression d’être venus pour rien. Ce
sont des orateurs en mode Canada Dry, on aura reconnu le symptôme, et
comme de juste ce sont souvent des « intellectuels médiatisés » qui sont
également au bénéfice de passes pour les plateaux de télévision. Ils sont très
polyvalents, résolument au-delà de toutes les compétences disciplinaires
(les disciplines, cette vieillerie inventée par l’université humboldtienne),
capables de parler de tout et de rien. Surtout de rien.
Mais la crème, dans les forums, ce sont les permanents de la pause, c’est-
à-dire ceux qui continuent de réseauter après la pause, ceux qui ne se
donnent même pas la peine de faire semblant d’écouter les exposés. Ils ont
opté résolument pour les cours de récréation plutôt que les salles de classe,
ou plus exactement pour les couloirs, car ils ont compris que les réseaux
permettent de se passer totalement des anciens ordres du discours. Ceux-ci
impliquent quelque chose comme des sujets du discours, qui y
négocieraient leur position et leur autorité. Mais dans les réseaux, tout cela
tombe, tout cela n’est plus nécessaire. Le principe des réseaux, c’est que ce
qu’il y a à dire, ce sont toujours les autres qui le disent, cela ne vous engage
pas, et encore moins votre responsabilité, votre statut d’auteur potentiel.
Dans les couloirs on trouve donc les bavards accros du réseautage, une
activité qu’il est au demeurant nécessaire de ponctuer de quelques coups de
fil, Smartphone collé à l’oreille, ou de quelques messages tapotés sur le
même Smartphone qui suggèrent qu’il y a dans la vie des choses plus
importantes que le forum auquel on prend part. L’obligation d’exhiber
périodiquement son Smartphone est d’ailleurs un recours précieux pour
ceux qui n’ont pas de réseaux et qui, solitaires, sont un peu perdus dans les
couloirs, par exemple des auteurs à l’ancienne qui se sont trompés de
conférence. Ils peuvent toujours déambuler, Smartphone à l’oreille, en
fronçant les sourcils parce que ce qu’ils disent est très sérieux, très, même
s’ils ne le disent qu’à eux-mêmes – il suffit en somme de bien s’entendre
avec soi-même et le tour est joué.
Vous vous demandez cependant pourquoi les permanents de la pause se
donnent la peine de venir, pourquoi ils ne réseautent pas dans leurs bureaux
ou dans des cocktails le soir venu, puisqu’ils se fichent des exposés comme
de l’an quarante. Mais il faut être conscient que le réseautage suppose une
certaine pudeur, qu’il exige des alibis, sinon il est tout simplement obscène :
le désir de pouvoir exige qu’on y mette les formes, comme le désir sexuel.
Un maître de cérémonie dans un forum s’exclamant : « Eh bien réseautez
maintenant » serait en somme aussi déplacé que l’hôte d’une belle fête
2
disant : « Eh bien accouplez-vous maintenant » .
Et puis surtout n’auriez-vous rien compris ? Le réseautage perdrait les
trois quarts de ses charmes s’il ne comportait pas la possibilité de
se montrer réseautant. Les forums sont aux modernes réseauteurs ce que
l’Opéra était à l’ancienne aristocratie, qui s’y rendait pour faire le spectacle,
dans ses baignoires, sur fond d’aria écoutée distraitement. En d’autres
termes, l’intérêt principal d’avoir de bons réseaux, beaucoup d’amis et de
suiveurs, c’est de les mettre en scène, comme Facebook et les autres
plateformes l’ont parfaitement compris. On peut même dire que c’est la
raison d’exister des réseaux : the show must go on. Il faut alimenter le
spectacle, et lorsque celui-ci est le spectacle de son propre pouvoir, c’est-à-
dire toujours, il se nourrit idéalement de la mise en scène des réseaux qui le
constituent comme pouvoir, de la mise en scène des réseaux du pouvoir.
Peut-être est-ce là d’ailleurs la clé de l’impressionnant succès de
Facebook : il permet à tout le monde de se mettre en scène comme l’agent
ou l’acteur du pouvoir spectaculaire, et plus les humains seront nombreux à
le faire, à rejoindre les réseaux, et plus le pouvoir spectaculaire constituera,
dominera, assurera son autocélébration. Si c’est bien de cela qu’il s’agit, si
Facebook permet à chacun d’accéder sinon à un quart d’heure de gloire, du
moins à quelques poussières de visibilité et de pouvoir, et si Twitter permet
à tout le monde de se prendre pour un micro-Sartre, et si la visibilité, le
pouvoir de paraître sont effectivement la plus puissante des drogues,
comme l’écrit Georg Franck, on comprend également mieux pourquoi tout
le monde s’y rue, au mépris de toute protection de la sphère privée.
Quoi qu’il en soit, on tirera de notre promenade à travers les conférences
et les forums contemporains la leçon suivante : si les réseaux nous font
sortir des institutions, ils ne nous affranchissent en revanche pas le moins
du monde du pouvoir spectaculaire, dont ils apparaissent au contraire
comme les très efficaces agents. Et par ricochet, on en arrive également à la
conclusion que le spectacle est également un agent de corruption très
efficace des anciennes institutions. Mais cela, on le savait, ou du moins on
pouvait le savoir depuis longtemps, au plus tard depuis que Debord a
suggéré que le modèle de gouvernance de l’État spectaculaire avancé était
3
celui de la mafia italienne , un réseau particulièrement efficace quoique un
peu démodé : imaginez un forum placé sous le signe de l’omerta, du
silence. Quelque chose ne collerait pas.

Déprofessionnalisation

Chaque fois que le journal Le Monde se retrouve dans des difficultés


financières, l’État trouve quelques investisseurs prêts à mettre la main au
porte-monnaie, parce que quand même, Le Monde, c’est une institution qui,
à vrai dire, compte moins de lecteurs à chaque tour de table financier. Et ce
qui vaut pour Le Monde vaut a fortiori pour Le Monde des livres : c’est une
institution, comme d’autres suppléments littéraires célèbres, britanniques,
allemands, etc. Imaginez le foin si on le supprimait. Tous ces suppléments
ont en commun d’être maintenus en vie envers et contre tout, c’est-à-dire
surtout contre la menace de la désaffection des lecteurs, parce que c’est,
d’une part, une affaire de standing ou de prestige pour les titres concernés
et, d’autre part, parce que de tels suppléments littéraires, justement, sont des
institutions, qui en tant que telles ne se laissent pas biffer d’un trait de
plume.
Ils sont au cœur de ce qui fait de la littérature elle-même une institution
plutôt qu’un simple marché. Ils participent, en d’autres termes, à
l’institution (de la) littérature. Pendant plus d’un siècle, la répartition des
tâches a été à peu près claire : les suppléments littéraires décidaient de la
recevabilité des nouveautés, intervenaient en somme normativement dans le
domaine du management de la qualité des produits littéraires frais, faisaient
connaître certains auteurs et sombrer dans l’oubli beaucoup d’autres, tandis
que les universités, avec plus ou moins de recul selon les périodes,
approfondissaient le champ, justifiaient les choix faits par différentes
époques, quitte à les invalider parfois (soit dans le sens d’une
disqualification, soit dans le sens d’une réhabilitation).
Pendant plus d’un siècle, les critiques littéraires, toutes tendances
confondues, ont ainsi œuvré pour que la littérature soit une institution
(un champ autonome, dirait Bourdieu), avec des portes d’entrée gardées par
ceux que l’on a coutume d’appeler des gatekeepers dans le domaine des
médias d’information, plutôt qu’un simple marché. Aujourd’hui les
gatekeepers s’effacent derrière les prescriptions venues sous toutes les
formes possibles d’Internet et des réseaux : évaluations sur des plateformes
commerciales comme Amazon, recommandations et commentaires sur de
nombreuses plateformes spécialisées, et surtout recommandations
« privées » sur les réseaux sociaux, auxquelles on ajoutera les pages
officielles des éditeurs ou des auteurs sur les réseaux, etc.
Toutes ces nouvelles formes de prescription, qui sont souvent difficiles à
distinguer de la simple publicité, qui mobilisent directement les usagers et
qui leur donnent la parole, selon la formule consacrée, ont la particularité de
ne plus être institutionnelles, d’être inclusives et cumulatives plutôt
qu’exclusives. Un passage a alors lieu, de l’ancien ordre du discours à
quelque chose comme un désordre du discours, ou encore un passage de la
professionnalisation propre au discours normatif-institutionnel à la
déprofessionnalisation.
Cette déprofessionnalisation a des conséquences, tant il est vrai
qu’aucune institution ne fonctionne sans spécialistes désignés, habilités à
être là où ils sont. Pour la littérature, c’étaient autrefois les académies, puis
sont venus les critiques, les éditeurs, etc. Les nouvelles technologies, elles,
ne favorisent pas seulement l’émergence des usagers comme les nouveaux
acteurs du « champ », elles ne font pas que redistribuer les pouvoirs de
prescription à l’intérieur de celui-ci, mais elles en modifient également
profondément la nature ou le font même éclater. Les historiens de la
e
littérature du XXII siècle relèveront peut-être que, quelque part au cours de
e
la première moitié du XXI siècle, sous les coups conjugués du marché et
des technologies numériques, la littérature s’est défaite comme institution,
qu’elle a éclaté en une infinité d’usages individuels découplés, d’une part,
de tout consensus, de toute norme et, d’autre part, de toute mémoire, de
toute continuité. Ils relèveront que peu à peu l’histoire de la littérature a
cessé d’exister, cessé d’être possible parce qu’elle procède nécessairement
d’un consensus et de normes, de choix de qualité opérés par des institutions,
et que ces choix n’ont plus été possibles à partir du moment où les usagers,
regroupés en de multiples plateformes ou non, s’en tenaient aux leurs et se
fichaient complètement de ce qu’on leur avait recommandé de lire à l’école,
mais aussi du Monde des livres ou du Times Literary Supplement dont ils
ont simplement fini par oublier l’existence.
Avec la montée en puissance des usagers-prescripteurs, il n’y a plus de
normes déterminées par des consensus (et déterminant ceux-ci), plus de
contre-normes (et donc plus d’avant-gardes), plus d’histoire littéraire. On
serait par exemple bien en peine d’identifier aujourd’hui, comme du temps
des existentialistes, du Nouveau Roman ou de Tel Quel, pour s’en tenir à un
passé récent, quelque chose comme des « écoles littéraires » se positionnant
les unes par rapport aux autres, intervenant les unes après ou contre les
autres. Game over, et pas seulement dans le contexte français.
Faut-il regretter ou au contraire se réjouir de l’empowerment des usagers
qui, condamnés autrefois à n’être que des consommateurs-lecteurs passifs,
sorte de chair à canon de la culture de masse, prennent leur destin en main,
participent activement à la configuration du champ littéraire à venir ? Il
n’existe aucune bonne raison de reprocher à qui que ce soit de lire quoi que
ce soit ni de l’empêcher de faire connaître et de défendre ses choix sur
quelque plateforme que ce soit. Mais il reste à évaluer, ou à tenter d’évaluer
la réalité de l’empowerment de l’usager et de manière plus générale ses
chances en termes de créativité, car un certain nombre de considérations
critiques viennent quand même à l’esprit.
Conformément au fil conducteur macluhanien de ce livre, qui veut que le
médium soit le message, que le médium ne cesse de se célébrer en tant que
tel, il se pourrait bien que la promotion de l’usager en prescripteur littéraire
soit une bonne affaire beaucoup moins pour la littérature que pour les
réseaux, qui assurent et célèbrent ainsi leur pouvoir de prescription du
simple fait que les usagers se servent précisément d’eux, comme le veut
leur tautologique statut d’usagers. Est-ce réellement un progrès pour le ci-
devant consommateur passif de culture de donner son avis sur à peu près
tout en devenant à cet effet le fonctionnaire de Facebook & Cie, en
exécutant sans fin des programmes exécutés au même moment par des
centaines de millions d’usagers, et se mettant au service d’algorithmes qui
restent secrets, dont on ignore à peu près tout sauf qu’ils rapportent
énormément d’argent à ceux qui les inventent et les gèrent ?
Est-ce un progrès si les analphabètes du numérique que nous sommes
tous, puisque nous ne parlons en général ni le Java ni le HTML ni aucun
autre code, se mettent comme un seul homme au service du spectacle des
réseaux, pour y apparaître comme autant de braves réseauteurs condamnés
aux pouces levés (les pouces baissés n’existant même pas sur Facebook) et
à quelques emoticons ? Les usagers sont formatés, conformés par les
logiciels qu’ils utilisent. Telle est la forme moderne du spectacle qui, après
s’être nourri des médias de masse, se reconvertit sans trop de problèmes
dans la mise en scène de la communication individuelle propre aux réseaux
sociaux.
Qu’on pense ici à l’emblématique I (le « je ») de tous les produits Apple,
une entreprise qui plus qu’aucune autre est elle-même le symbole du
spectacle nouveau. Le rêve de l’art participatif, que les avant-gardes des
années 1960 appelaient de leurs vœux, se réalise ainsi également en mode
Canada Dry, à titre de farce peut-être, dont chacun peut penser qu’elle est
bonne ou mauvaise. En tout cas, et on y reviendra aussi, la farce laisse
souvent le champ libre à un conformisme épais, triomphant, dont il n’est
pas inutile non plus de rappeler qu’il est au cœur du spectacle, qu’il y a
toujours été, y compris dans ses proto-versions aristocratiques, si l’on en
croit par exemple l’admiration de Debord pour un Baltasar Gracián qui a si
bien décrit le conformisme de son époque. En tweetant, en échangeant (quoi
au juste ?) sur Facebook, nous sommes tous devenus de numériques
hommes et femmes de cour.
Une dernière remarque, à titre de transition, sur la déprofessionnalisation
qu’on vient de décrire. Si celle-ci affecte les prescripteurs, elle affecte
également et même centralement les auteurs. Déprofessionnalisé, mis au
régime Canada Dry une première fois par les exigences de l’économie
cathodique de la visibilité, l’auteur l’est une seconde fois par l’émergence
du pouvoir des réseaux. En effet, on ne voit pas pourquoi la
déprofessionnalisation s’arrêterait à la prescription, pourquoi les fiers
usagers se contenteraient d’évaluer avec respect des professionnels plus ou
moins reconnus, tributaires en somme des autorités traditionnelles ou
institutionnelles, et d’ailleurs ils ne s’en contentent pas. S’ils se permettent
désormais de les juger, ils sautent tout aussi allègrement le pas suivant, qui
consiste à en prendre la place, à devenir auteurs à leur tour. Juge et partie,
est-on tenté de dire. Une des principales caractéristiques de l’usager –
parfois appelé produser ou prosumer en anglais, à la fois producteur et
consommateur – et des réseaux dans lesquels il s’incarne, c’est non
seulement d’éliminer de nombreux intermédiaires dans la chaîne de la
création de la valeur ajoutée, comme on dit, mais de tendre même vers une
sorte de fusion ou de confusion des rôles autrefois clairement distincts de
producteur et de consommateur, et donc, dans le cas qui nous occupe,
4
d’auteur et de lecteur .
Exemplarité, là encore, d’Amazon, qui commence par mettre au chômage
technique les libraires, puis les éditeurs, et enfin les auteurs eux-mêmes,
remplacés par des logiciels mis à la disposition d’usagers s’essayant à
l’autopublication. C’est un autre symptôme de l’éclatement du champ
littéraire : non seulement n’importe qui peut y intervenir comme lecteur-
prescripteur, mais du même coup n’importe qui s’y positionne désormais
comme auteur. L’économie de la visibilité cathodique était friande d’auteurs
non professionnels, mais elle leur imposait encore son exclusivité :
beaucoup d’appelés, peu d’élus. Avec le basculement dans le numérique,
l’auteur est désormais dispensé d’exclusivité, de professionnalité, d’études,
de savoir-faire. Il peut avoir dix-sept ans ou s’y mettre à cent ans, s’y
connaître en littérature ou pas, être spécialisé en produits de maquillage, en
animaux domestiques, venir de l’humanitaire, de la gastronomie et souvent
de nulle part, tout fera l’affaire.
L’emblème de cette nouvelle donne est l’anoblissement récent de
l’autoédition (self-publishing), devenue grâce à de nombreuses plateformes
numériques un jeu d’enfant peu coûteux et surtout en partie débarrassée de
la honteuse réputation qu’entraînait autrefois le fait de publier « à compte
d’auteur ». Encore qu’« anoblissement » est sans doute exagéré, puisqu’il
s’agit surtout de rentabilité commerciale, rendue possible d’une part par des
coûts fixes qui tendent vers zéro, et d’autre part par quelques auteurs qui s’y
sont imposés, de façon analogue aux stars de la musique venues de
YouTube. Il faut considérer de tels auteurs à la fois comme les causes et
comme les effets de l’éclatement de l’institution littéraire. L’auteur peut
désormais se mettre à son propre compte, et donc il le fait, comme le feront
5
très bientôt également les professeurs lorsqu’ils préféreront leurs MOOC à
leurs institutions, lorsqu’ils estimeront que ceux-là sont plus rentables que
celles-ci.
Un jour il n’y aura plus d’institutions, les universités et les écoles seront
des dispositifs online, et même les professeurs, en principe si viscéralement
attachés aux institutions, si dépendants d’elles, se mettront à leur propre
compte, mais ce sera à leurs risques et périls, c’est-à-dire au risque de se
voir tous disparaître quand vraiment tous s’y mettront (oh exclusivité
comme nous te regretterons). Ainsi, un jour, l’Université elle-même sera
touchée de plein fouet par les progrès de la technologie. On renoncera peut-
être aux bâtiments, aux salles de cours, qui datent quand même du Moyen
Âge. Un jour tout cela, et le reste, aura également fait son temps, comme de
nombreuses autres institutions. Même la profession de professeur n’est pas
éternelle.

L’auteur atteignable

Les plateaux de télévision font partie du cahier des charges de l’auteur


depuis des décennies. Les forums s’y sont ajoutés récemment : quel que soit
le sujet, c’est une bonne idée d’inviter un écrivain à succès, car c’est cool
d’écouter quelqu’un dont la profession consiste à avoir une âme, cela
change des experts qui ne savent pas ce que c’est. Souvent on ne sait pas
trop où il a voulu en venir, mais assurément c’était bien dit, et si on peut
éventuellement rencontrer ou même serrer la main de l’auteur pendant
l’apéro dînatoire, on a en somme bien fait de venir. À peu près en même
temps sont apparus les réseaux sociaux. On y mange et on y boit moins que
dans les apéros dînatoires, mais l’auteur se doit d’y intervenir et d’y
dialoguer d’une manière ou d’une autre avec ses lecteurs.
Toutes les variantes sont imaginables. Il y a les enthousiastes qui ont
leurs propres comptes ou leur propre site, leur blog depuis toujours et qui,
n’ayant pas de goût pour la solitude, angoissent lorsque aucun lecteur ne se
pointe sur Facebook, longues matinées aussi grises et ennuyeuses
qu’autrefois une journée sans article dans Le Monde des livres. Il y a ceux
qui font des efforts pour faire plaisir à leur éditeur, pour éviter que celui-ci
ne les jette. Ceux-là sont saisis de honte chaque fois qu’ils rencontrent
l’attachée de presse de la maison et que celle-ci leur fait comprendre que
décidément leur réseau est tout petit et qu’il faudrait faire un effort. C’est
encore plus humiliant que si l’attachée de presse se permettait des
considérations de taille sur certaines parties de leur anatomie. Et puis il y a
ceux qui n’y comprennent rien et qui comptent précisément sur leur éditeur
pour la communication, car ils viennent d’un monde dans lequel ils ont
choisi d’écrire parce que justement la publicité ne les intéressait pas trop,
contrairement à Frédéric Beigbeder, dont on dira qu’avec sa formation il est
effectivement une des personnalités les plus aptes au service littéraire
contemporain.
De Lamartine à Sartre en passant par Hugo et Zola, il était de bon ton
pour l’écrivain de s’engager politiquement, ou du moins de se montrer
s’engageant. Pour ceux qui n’avaient pas la vocation, il y avait
d’intéressantes alternatives : la souffrance, la folie, la grève devant la
société, le corps à corps avec la langue, l’inconscient, etc. Grâce à l’essor
des réseaux sociaux, il existe désormais un nouveau produit au rayon des
images de l’écrivain : l’atteignable interactif.
La télévision a rendu l’écrivain visible, humain et banal, mais il n’y
dialoguait en général qu’avec ses pairs ou avec Bernard Pivot, qui avait la
chance de les fréquenter tous. Les réseaux sociaux rendent dorénavant
l’auteur disponible et atteignable pour tous quasiment en temps réel, comme
s’il habitait sur le même palier que vous et que vous pouviez passer lui dire
bonjour quand ça vous chante. Salut Marcel. Pendant plus de deux
millénaires, la « communication » littéraire a été plutôt unilatérale. Ils nous
parlaient de loin, les écrivains, du fond de leurs chambres tapissées de liège
ou retranchés dans les bureaux pragois de l’Assicuratrice, et parfois même
de très loin, du fin fond d’un ou de deux autres millénaires, dans des
langues étrangères, écrites dans des alphabets inconnus, même pas
alphabétiques. Désormais on l’a sous la main, l’auteur, c’est une évolution
dont on n’a pas vraiment pris la mesure. L’écrivain, spécialisé pendant plus
de deux mille ans dans la distance et le silence, s’est mis à répondre.
Imaginez que Shakespeare ou Proust soient sur Facebook et qu’ils vous
répondent : quel miracle, avec l’aura qu’ils ont. Salut Marcel, et aussitôt :
salut Vincent ; hi Willie, et aussitôt : hi Vinnie.
Mais on sait bien que l’aura n’est pas vraiment compatible avec
Facebook, avec la proximité, que l’accès à celui qui possède une portion
d’aura fait disparaître celle-ci, ou celui-ci. À la fin de l’histoire, la princesse
me
de Guermantes, qui vous invite une dernière fois, c’est M Verdurin.
Proust et Shakespeare sont ce qu’ils sont parce qu’ils ne répondent pas sur
Facebook, et ceux qui le font ne seront jamais Proust ou Shakespeare. Mais
quel intérêt alors à le faire ? La clé pour comprendre l’émergence de
l’auteur atteignable, c’est encore une fois une histoire d’aura, dont Walter
Benjamin a eu en somme tort de croire qu’elle était liée exclusivement à la
non-reproductibilité de l’œuvre d’art. Elle peut très bien renaître de ses
cendres, l’aura, elle est très protéiforme, et en l’occurrence numérisable.
Qu’est-ce qu’on entend par là ? Les réseaux sociaux sont en train de
s’imposer, de faire autorité, de nimber d’aura les usagers riches en suiveurs,
notamment dans le domaine des producteurs d’artefacts culturels. Ils
tendent à faire la loi sur les marchés, à y imposer leurs normes (ou leur
absence de normes). En termes plus prosaïques, ils sont très porteurs pour
ce qui est du marketing, et il est donc conseillé pour l’auteur d’y être, d’y
coopérer avec les usagers. Un auteur qui aime les réseaux, ce sera tout
simplement un auteur que les réseaux vont adorer, puisqu’il leur fait
allégeance. Donc il est dans son intérêt de se montrer réseautant et allégeant
dans le nouveau meilleur des mondes où tout, et lui en particulier, brille
comme un écran de Smartphone.
Dans la perspective des lecteurs-usagers, les choses se passent de la
même manière. L’usager amateur de littérature pourrait se contenter de lire
les écrivains. Compte tenu du temps moyen dont il dispose, ce serait tout à
fait respectable et même louable, puisqu’il n’arrivera de toute façon pas à
en lire plus que quelques-uns. Mais l’usager actif n’a pas que ça à faire. Par
définition, il n’est pas là pour lire passivement son Marcel mais pour
dialoguer d’égal à égal avec les auteurs qu’il suit (c’est quoi déjà ton
bouquin ?). Ce n’est pas qu’il soit prétentieux ou spécialement ambitieux,
ce sont les réseaux qui font de lui ce qu’il est, qui le font « liker » et
partager un peu tout ce qui lui passe par la tête avec ses amis.
On y dialogue d’égal à égal, c’est le principe de base, c’est ainsi que
Facebook a capté des milliards d’individus plutôt que les happy few de l’Ivy
League, comme le voulaient au départ les commanditaires de Mark
Zuckerberg. Les auteurs s’exécutent, s’y conforment complaisamment
comme ils faisaient allégeance sous d’autres cieux à d’autres exigences, et
les usagers s’imaginent pouvoir ainsi recueillir ce qui à la vérité n’est plus
que de la poussière d’aura d’écrivain. L’auteur est en somme un personnage
étrange : il part en fumée ou en poussière lorsqu’on s’en approche de trop
près. Les usagers ne semblent pas toujours l’avoir compris, ou alors ils s’en
fichent puisqu’ils auront ainsi célébré le pouvoir des réseaux, quitte à
célébrer du même coup la dissolution de l’auteur que ceux-ci promettent.

Crowdsourcing

L’auteur est devenu atteignable, et il répond, non seulement quand son


voisin de palier s’insinue pour lui demander du sel ou pour lui tenir la
jambe à propos de son dernier bouquin, mais également quand celui-ci se
penche par-dessus son épaule pour lui prodiguer remarques et conseils
(là c’est trop long, Marcel). De même que l’usager n’est plus tenu de faire
allégeance à l’ancien monde des critiques et des éditeurs pour devenir
auteur, de même il lui arrive d’intervenir non plus seulement en aval, soit
après la publication, mais également pendant le processus de production, et
ceci de toutes les manières possibles. L’usager désormais participe, et il
arrive de plus en plus souvent que l’auteur choisisse de coopérer.
Au premier niveau de la coopération, on trouvera la simple prise en
compte des réactions déposées par les usagers sur les réseaux ou les blogs,
qui peuvent concerner un livre précédent ou parfois un chapitre « test »
déposé sur le site de l’éditeur, c’est de plus en plus fréquent. Ce n’est pas
e
nouveau en soi, les auteurs du XXI siècle ne sont pas les premiers à écrire
en fonction des goûts de leur public et à s’informer sur ceux-ci, mais jamais
il n’a été possible d’identifier ces goûts aussi précisément et aussi
rapidement que depuis que les réseaux sociaux en permettent l’expression
immédiate. Et jamais, par conséquent, la prise en compte du public
composé désormais d’actifs usagers n’a constitué une pression aussi forte
sur l’auteur, qui s’y plie de bonne grâce ou pas.
Certains prédisent d’ailleurs que dans un avenir proche, lorsque les coûts
seront moindres, on confiera à des logiciels la tâche d’extraire des données
produites par les usagers les informations nécessaires à la production de
l’œuvre suivante. Et on pense alors non seulement à leurs réactions à tel
roman ou tel passage de roman, partagées ou non avec des amis, à des
pouces levés ou baissés, mais également à la façon dont les usagers sautent
des passages ou en reprennent d’autres lorsqu’ils se servent de tablettes de
lecture ou d’iPads, qui permettent aux gentils fournisseurs de tout savoir de
nos façons de lire. On y reviendra dans le dernier chapitre, non sans relever
dès maintenant qu’entre l’auteur coopérant avec l’usager et l’auteur
remplacé par des logiciels, il n’y a plus qu’un pas à franchir, qui nous
conduira précisément à notre dernier chapitre.
Avec le second niveau de la coopération entre l’auteur et l’usager, on
6
entre dans le domaine de ce qu’on appelle souvent le crowdsourcing ,
combiné parfois avec des modèles de financement relevant du
crowdfunding. On parle de crowdfunding lorsqu’il s’agit de demander aux
usagers intéressés de financer d’une manière ou d’une autre tout ou partie
d’un projet, en général par avance, à fonds perdus ou contre la promesse
d’une rétribution la plupart du temps symbolique dans le cas de productions
littéraires, artistiques ou musicales, ou encore avec la promesse d’une
participation aux bénéfices.
Le crowdsourcing consiste pour sa part, pour un individu ou une
entreprise, à confier la solution d’un problème aux usagers des réseaux ou
de diverses plateformes plutôt qu’à traiter celui-ci à l’interne seulement.
Partage du savoir, partage des problèmes : on invoque à ce propos la
supériorité du savoir ou de la sagesse des foules par rapport à celle d’un
seul acteur et l’on cite souvent l’exemple des visiteurs de cette foire
agricole d’Écosse qui auraient été capables ensemble d’évaluer
correctement le poids d’un bœuf. La sagesse des foules, ce serait dans ce
cas précis la moyenne de toutes les évaluations individuelles, plus précise
que chacune d’entre elles. Appliquée à la gouvernance des États, elle
impliquerait que c’est au centre que ceux-ci sont le mieux gouvernés : les
foules sages sont centristes. Mais c’est surtout dans le domaine des
nouvelles technologies elles-mêmes que le crowdsourcing moderne, fondé
sur les réseaux, a fait jusqu’ici ses preuves. Programmer ou coder sont
apparemment des activités éminemment collectivisables, et l’hypothèse qui
vient immédiatement à l’esprit pour l’expliquer, c’est qu’il s’agit d’activités
de nature mathématique dans lesquelles le facteur de la subjectivité est
réduit à peu de chose, puisque tout y est en principe une affaire de 1 et de 0
alignés correctement.
On peut se demander, compte tenu de la prégnance mathématique-
technologique des formes les plus éprouvées de crowdsourcing, comment
une telle pratique a pu migrer relativement vite du côté des gens de lettres,
dont le Java n’est en général pas le fort ; comment elle a pu contaminer, ou
même configurer, des formes ou des types récents d’auteurs disposés en
somme à lâcher les prérogatives qui jusqu’à présent faisaient précisément
d’eux des auteurs. Dans certains cas de figure, la réponse semble aller de
soi. Lorsque c’est le savoir qui est au premier plan, l’auteur collectif a
toutes les raisons et toutes les chances de s’imposer, qu’il s’agisse d’auteurs
collectifs fonctionnant à l’interne, sans principe de crowdsourcing, comme
c’est le cas aujourd’hui avec la plupart des publications académiques-
scientifiques, ou d’auteurs collectifs en mode crowdsourcing, comme c’est
le cas pour une encyclopédie telle que Wikipédia, avec une rédaction
confiant l’ensemble des entrées de l’encyclopédie, y compris toutes celles
auxquelles elle n’aurait même pas pu penser, aux usagers. Et l’on sait que,
globalement, Wikipédia n’est pas vraiment une encyclopédie moins fiable
que les encyclopédies « institutionnelles » telles que l’Universalis. Mais
lorsqu’il s’agit de littérature, il vaut la peine de regarder de façon précise
quels types de contrats sont passés entre un auteur – ou du moins un
« initiant » puisqu’il lui arrive alors précisément de se démettre de son
autorité – et la foule des usagers.
Le crowdsourcing, dans le cas qui nous occupe, c’est toujours un principe
de coopération entre un intérieur – une entreprise, un individu, un auteur –
et un extérieur, c’est-à-dire des usagers plus ou moins spécialisés. Il peut
sembler logique que, lorsqu’on examine des œuvres littéraires à base de
crowdsourcing, celles-ci restent en général liées à un nom, à un auteur qui a
initié un projet. Mais on pourrait aussi se dire, au contraire, que le
crowdsourcing est un principe de dissolution de l’auteur individuel et par
conséquent s’étonner que les résultats restent la plupart du temps indexés
sur le nom de l’auteur, comme s’ils lui revenaient nécessairement. Cette
ambiguïté est peut-être l’aspect le plus intéressant du crowdsourcing
littéraire, car c’est là que se joue le destin de l’auteur, soit sa survie ou sa
dissolution dans la foule des usagers, quelque chose comme sa seconde
mort que certains chercheurs n’ont pas manqué de mettre en rapport avec
7
l’émergence des technologies numériques . L’auteur sera-t-il dévoré par les
usagers, ou au contraire parviendra-t-il à les avaler, à les mettre à son
service ? Pour approfondir cette question, il faut imaginer une sorte
d’échelle sur laquelle différentes formes de coopération entre auteurs et
usagers prennent place en fonction du plus ou moins de main ou de marge
que ces coopérations laissent à l’auteur, et donner à ce propos quelques
exemples.
À l’une des extrémités de l’échelle, le crowdsourcing sera clairement au
service de l’auteur, les bénéfices lui en reviennent. C’est le cas par exemple
de l’expérience menée par Tim Krohn, un écrivain d’origine allemande
installé au fond du Münstertal, une vallée alpine suisse. C’est plutôt une
grosse pointure, il est l’auteur de plus de trente romans et pièces de théâtre,
et lauréat dès les années 1990 de toute une série de prix littéraires décernés
en Suisse et en Allemagne. Le principe de cette coopération, qui combine
crowdsourcing et crowdfunding, est le suivant : les usagers sont invités à
choisir, dans une liste d’environ un millier de sentiments humains, celui qui
les intéresse tout particulièrement. Ils peuvent l’« acheter » pour un certain
montant, ils en sont alors en quelque sorte les propriétaires exclusifs et ils
doivent y associer deux ou trois autres termes, des mots-clés en somme. Par
exemple vous achetez « jalousie », vous y associez « pluie », « alcool » et
« New York ». Tim Krohn vous doit alors une histoire de quelques pages,
basée sur le sentiment acheté et vos mots-clés, qui sera ultérieurement
intégrée dans un grand roman incluant de multiples personnages intitulé
8
pour l’instant « 777 mouvements humains », actuellement encore à
paraître.
L’expérience semble très séduisante, elle fait rêver, comme la littérature
d’autrefois. Elle combine le vieux rêve romantique d’un livre total,
consacré en l’occurrence à tous les sentiments humains, comparable par
exemple à L’Invention du monde d’Olivier Rolin ou, pourquoi pas, à
La Comédie humaine de Balzac, avec un principe de littérature à contrainte
comme on l’aimait du temps de l’Oulipo. Si Tim Krohn avait été Georges
Perec, il aurait demandé aux usagers non pas d’acheter des sentiments, mais
de payer pour la disparition de lettres de l’alphabet à des prix variant selon
leur fréquence (e très cher, w quasiment donné, etc.), mais pour le reste la
différence n’est pas incommensurable.
La coopération avec les usagers imaginée par Tim Krohn n’est pas
absolument neuve. Les réseaux ou Internet permettent simplement de
systématiser ou d’amplifier des processus de création basés sur les
incitations des lecteurs, qui ont toujours existé en tant que telles et qui
témoignent en général moins de la créativité des foules que du savoir-faire
de l’auteur. Dans le cas qui nous occupe, l’auteur semble être le grand
gagnant de l’opération. Il réussit le tour de force de combiner l’image de
l’auteur quasi balzacien, un peu démiurge en somme, ou du moins virtuose,
avec celle de l’auteur coopératif, atteignable et même à l’écoute des
sentiments de ses lecteurs, c’est le cas de le dire.
Le principe de crowdsourcing imaginé par Krohn semble avoir été doublé
par un modèle de crowdfunding très créatif qu’il convient de détailler
quelque peu. L’avantage du modèle de Krohn, c’est qu’il y en a pour tous
les budgets : pour 25 Fr. (environ 23 €), l’usager reçoit une carte postale du
beau Münstertal, conçue et écrite à la main par l’auteur. Pour 50 Fr., carte
postale aussi, mais l’usager est également admis pour l’année en cours dans
le groupe Facebook autorisé à suivre en temps réel le développement du
roman. Pour 60 Fr., vous pouvez ajouter aux deux premières prestations un
audiobook de l’auteur. Pour 100 Fr., vous devenez en plus membre à vie du
groupe Facebook : vous pourrez suivre en temps réel le développement de
tous les romans de Tim Krohn, jusqu’à ce que mort s’ensuive, la sienne, la
vôtre ou celle de Facebook. Pour 200 Fr., vous recevrez, en plus de tout ce
qui précède, une invitation personnelle à prendre un café accompagné de
gâteaux avec l’auteur dans le beau Münstertal. À 250 Fr., les choses
sérieuses commencent : c’est le prix à payer pour acheter un sentiment
accompagné de mots-clés avec lequel l’auteur vous fabriquera votre
histoire. C’est à peu près le même prix que votre portrait peint par un artiste
de la butte Montmartre, et peut-être plus ressemblant. Pour 500 Fr., vous
aurez la même histoire, mais en livraison express, c’est très utile si tout à
coup vous avez absolument besoin d’une histoire, par exemple pour le
e
80 anniversaire de votre grand-mère que vous avez oublié. Pour 750 Fr.,
l’histoire vous sera lue personnellement par l’auteur dans une chambre
d’hôtel, vous aurez également droit à des exemplaires dédicacés ainsi qu’à
l’inévitable accès au groupe Facebook. Pour 1 000 Fr., on peut se payer
trois histoires d’un coup et choisir de figurer nommément dans le livre
lorsqu’il paraîtra : jouer les Medicis est désormais à portée de la classe
moyenne. 1 750 Fr., c’est le prix de l’offre spéciale pour les entreprises.
Pour 2 500 Fr., l’auteur vous nourrit et vous loge pendant deux jours dans
sa maison du Münstertal, vous aurez l’occasion de philosopher avec lui sur
le sens de la vie. Enfin, pour 5 000 Fr., l’auteur vous offre, toujours dans sa
maison du Münstertal, un atelier privé d’écriture d’une semaine pour deux
personnes, couronné par une séance de lecture des textes produits par vous
et lui, à laquelle vous pouvez inviter vos proches et vos amis.
Qu’on me pardonne cette longue énumération, dont la véracité est
vérifiable en tout temps sur le site personnel de Tim Krohn. Elle montre de
façon exemplaire quelques-unes des tâches qui incombent à l’auteur
atteignable pour pouvoir se manifester comme tel. Le crowdfunding mis en
place par Krohn est comme l’allégorie de ce qui est visé avec le
crowdsourcing, soit la parfaite atteignabilité de l’auteur pour l’usager. On
observera aussi que, conformément aux lois de l’économie de la visibilité
décrite précédemment, Tim Krohn paie ainsi de sa personne, plus ou moins
selon la mise consentie par l’usager. Minimalement, il vous donne accès à
son Münstertal, et avec ses cartes postales il vous montre comment c’est
lorsqu’un auteur écrit à la main, gage d’authenticité venu des temps
anciens, comparable en somme au spectacle des souffleurs de verre de
Murano. Puis il vous introduit dans son sanctuaire virtuel grâce à l’exclusif
groupe Facebook. C’est magique, l’aura on line : tant d’intimité avec le
créateur, dont vous voilà dans le cerveau, ou du moins la partie du cerveau
consultable sur Facebook.
Et c’est alors, s’il vous reste un peu d’argent, que viennent toutes les
combinaisons possibles entre votre histoire, votre inscription (y compris
nominale) dans l’œuvre, votre présence dans l’œuvre et la présence de
l’auteur lui-même auprès de vous. Il vous rend visite dans votre chambre
d’hôtel – c’est en somme son côté escort – ou mieux encore vous reçoit
dans son intimité, philosophe avec vous autour d’un café accompagné de
gâteaux. L’apothéose, c’est l’atelier d’écriture grâce auquel vous voilà
presque l’égal de Tim Krohn, en train de lire, parallèlement à la sienne,
votre propre histoire du fin fond du Münstertal à vos amis. Il ne vous reste
alors plus qu’à terminer votre bouquin et à trouver un éditeur.
Autant Tim Krohn est généreux de sa personne, atteignable pour ses
lecteurs, du moins pour ceux qui disposent de quelques moyens financiers,
autant l’intervention des usagers dans la fabrication de son roman reste
modeste. Ceux-ci sont indispensables comme contrainte, puisqu’ils
imposent leurs mots, mais le reste est l’affaire de Krohn, qui s’en sort avec
talent. Au stade suivant de la coopération, on trouvera des auteurs qui
initient des projets, qui posent un décor, qui écrivent éventuellement un
premier chapitre, mais qui laissent plus de possibilités d’intervention aux
usagers, soit en leur donnant la possibilité de déposer des commentaires,
des suggestions ou des critiques, soit en leur conférant même un pouvoir de
(co)décision sur la suite du récit.
Un roman récent comme Morgen mehr (littéralement : « Plus demain »)
9
de Tilman Rammstedt fait partie de cette deuxième catégorie . Avant sa
parution chez Hanser, un éditeur réputé « de qualité », Morgen mehr a paru
en ligne, sous forme de feuilleton quotidien, comme le suggère d’ailleurs le
titre (le médium est le message), pendant environ trois mois. Chaque
épisode a été journellement annoté et discuté par les usagers qui ont ainsi eu
la possibilité de codéterminer l’évolution du roman moyennant l’achat d’un
abonnement pour le groupe concerné sur Facebook.
À lire les commentaires consultables sur Internet, on se dit que Tilman
Rammstedt n’a pas eu la tâche facile, tant ceux-ci sont hétérogènes,
contradictoires, centrifuges et parfois carrément sans rapport avec l’histoire
en cours. Certains abonnés-usagers sûrs de leurs droits, car ils ont quand
même payé pour ça, en profitent pour simplement placer des fragments
poétiques de leur cru, des fois que quelqu’un chez Hanser les trouverait de
bon goût. Et là, l’auteur atteignable et crowdsourcé a un problème : s’il leur
répond non merci, c’est hors sujet, il se ramasse immédiatement un
shitstorm. Donc il doit se montrer positif, liker, remercier, quitte à prendre
pas mal de temps, une fois l’expérience achevée, pour retoucher, pour user
du fer à repasser (bügeln), comme l’indique le site de Hanser.
S’il est difficile d’évaluer exactement ce que Morgen mehr doit aux
usagers d’une part et au repassage par l’auteur d’autre part, le roman se
présente quand même en fin de compte comme un objet divisé : entre le
style de l’auteur, constamment brillant, drôle, ironique et une intrigue
concoctée avec les usagers, poussive, lassante pour tout dire. Malgré tous
les repassages possibles qui prennent souvent la forme d’ironiques résumés
de ce qui précède, l’histoire donne une impression d’arbitraire. Elle se
développe manifestement sans projet, sans un plan préconçu, sans une
« intention de l’auteur » dont les expériences de littérature participative
soulignent immédiatement qu’il est moins facile de se débarrasser que ne le
voulaient les dogmes structuralistes.
Dans Morgen mehr, l’intention de l’auteur n’est pas encore là, elle se
développe en temps réel, d’épisode en épisode, elle est encore à venir. C’est
là sans doute tout l’enjeu du roman, puisque Morgen mehr raconte
centralement l’histoire d’un narrateur (à la première personne) qui est
encore à venir, qui n’est pas encore né, ce qui revient surtout à raconter les
aventures plus ou moins rocambolesques de ses parents. Dans cette
perspective on dira que le roman a malgré tout sa cohérence, que celle-ci
consiste en la recherche d’un point (d’un auteur, encore à naître) à partir
duquel il y aurait une cohérence.
Mais à quoi bon se démettre spectaculairement de son autorité d’auteur si
c’est pour manier après coup le fer à repasser ? Rammstedt avait-il vraiment
besoin des lecteurs pour imaginer un tel scénario ? La réponse, une fois de
plus, nous vient par McLuhan. Tout se passe en effet comme si Hanser,
d’une part, éditeur « de qualité » et donc plutôt conservateur, institutionnel
pourrait-on dire, et Rammstedt, d’autre part, se devaient de passer par les
réseaux, de s’afficher sur les réseaux, de s’y mettre en scène comme des
auteurs ou des éditeurs atteignables, prêts à partager leur autorité avec les
usagers. Le message, c’est que nous sommes sur les réseaux, parce qu’il
faut y être, conformément à la règle de base des médias, qui est la
tautologie de l’autocélébration. En l’absence de justifications plus précises
de la part de Rammstedt ou de Hanser, c’est du moins la seule hypothèse
qui me vient à l’esprit, dans la mesure aussi où elle en recoupe d’autres,
invoquées explicitement à propos de projets analogues.
Le journaliste américain Eric Mack a lancé en 2015 un projet reposant
également sur le crowdsourcing. Son ambition est d’écrire le premier roman
de science-fiction en réseau (50 000 mots, donc de taille relativement
modeste) qui a pour titre Heaven Makes a Killing. Mack occupe dans son
projet la position d’un auteur-initiateur. Il a lancé le roman en mettant en
ligne deux premiers chapitres comportant trois protagonistes, puis invité la
foule (en l’occurrence une cinquantaine de personnes) à continuer, en se
réservant le droit de valider ou de refuser les suites proposées.
Contrairement à Rammstedt, qui continue d’occuper la place de l’écrivain-
feuilletoniste, Mack cède ainsi effectivement l’initiative non pas aux mots,
comme l’entendait Mallarmé, mais aux usagers et à leurs mots.
La différence avec le projet de Rammstedt tient également au fait que le
roman de Mack, en fin de compte, ne sera pas tout à fait son roman, avec
les habituels bénéfices qui y sont attachés pour l’auteur. Le produit fini,
disponible en ligne, est pourvu d’une licence de type « Creative Commons
Attribution 4.0 International Licence », et, à ce titre, utilisable
commercialement par tous, à condition d’être cité comme source. La foule
des auteurs peut choisir d’y figurer nommément ou anonymement, alors
qu’elle disparaît complètement de la version finale de Morgen mehr. Mehr
(plus), c’était en somme hier : à la lecture du roman « normalisé » de
Rammstedt, il ne reste pas grand-chose de la plus-value réalisée à coups de
crowdsourcing. Au contraire, l’intention de Mack, qui est un journaliste
passionné par le potentiel de créativité collective d’Internet, et non pas un
écrivain professionnel adepte du repassage, est manifestement
d’expérimenter des formes collectives d’auteur et de créativité, dans une
marge du champ littéraire institué, susceptible de faire éclater celui-ci.
Mack n’a d’ailleurs aucun problème à convenir, dans un certain nombre
de déclarations, que tel est son but, que la question de la qualité littéraire du
roman ainsi fabriqué ne se pose pas, que celui-ci reste hétérogène, composé
de styles d’écriture différents les uns des autres et qu’en tant que tel il n’a
pas le niveau d’un roman produit « professionnellement » et susceptible
d’intéresser un éditeur. À parcourir les résumés des épisodes, on ajoutera
que de toute évidence Heaven Makes a Killing manque de la plus
élémentaire cohérence narrative, que plus encore que Morgen mehr c’est un
roman qui fonctionne sur le mode du « et puis et puis et puis » propice à de
multiples rebondissements que rien ne laisse présager. Ce que Mack met en
avant, c’est une expérience de crowdsourcing qui trouve en elle-même sa
propre fin, qui se développe pour convaincre d’autres usagers du potentiel
créatif d’Internet et pour en célébrer la dimension participative. À l’horizon,
il n’y a pas d’œuvre proprement littéraire, et moins encore le projet d’une
œuvre totale dont les avant-gardes, de Mallarmé aux situationnistes, ont
rêvé de pouvoir confier la réalisation à la foule, mais tout au plus un
événement dont la principale caractéristique est d’avoir eu lieu. Passage
d’une culture proprement littéraire, nourrie pendant des siècles par la
graphosphère, à une culture du jeu, qui est le propre d’Internet et des
réseaux.
On évoquera ici un dernier roman né du crowdsourcing, qui est en fait le
premier du genre : From Reality to Another, de l’auteur finlandais Mikko
Karppi, paru en 2010 sous forme d’e-book disponible en format Kindle
pour un dollar, et dont les six traductions existant à ce jour (dont une en
français) sont également basées sur le crowdsourcing. Sur l’échelle de la
collectivisation de l’auteur, on est ici à l’extrémité opposée à celle où l’on
trouve Krohn ou Rammstedt. Comme Mack, Karppi a lancé les choses avec
un premier chapitre, puis il a invité les usagers à continuer, phrase par
phrase et heure par heure sur Twitter, tout en faisant çà et là un peu de
repassage pour assurer les transitions. Il a également écrit d’emblée quatre
fins pour son histoire, à la fois pour orienter le récit et pour permettre à
chaque usager de choisir la fin qui lui convient. Toutes les heures, Karppi et
un de ses collègues font le point, choisissent le meilleur tweet, soit la
meilleure phrase parmi toutes celles proposées au cours de l’heure écoulée.
Parfois il y a quarante tweets, parfois aucun, ou du moins aucun qui
convient, alors on recommence.
From Reality to Another s’écrit donc à un rythme quasi flaubertien, mais
avec le gueuloir remplacé par la foule (dans ce cas environ 500 personnes),
sans parler du fait que dans un roman écrit à coups de tweets (limités aux
fameux 140 signes) on trouvera probablement moins de subordonnées que
dans Madame Bovary. Comme chez Mack, c’est la dimension participative
et le jeu qui sont au premier plan plutôt que la qualité littéraire du produit
fini, qui semble osciller entre le médiocre et une quasi-illisibilité renforcée
dans les traductions, elles aussi collectives. Professionnellement, Karppi et
ses collègues sont les animateurs d’une entreprise appelée Roisto, dont
l’objectif est la réalisation d’artefacts culturels produits collectivement sur
Internet, et, par conséquent, le développement, via les réseaux, de processus
de crowdsourcing. On sort peut-être de la littérature par des moyens de
réseaux, mais inversement il ne semble pas qu’on puisse y entrer facilement
grâce à ceux-ci.
À en croire les déclarations des initiateurs de From Reality to Another,
deux problèmes, en partie d’ailleurs liés, se sont posés lors de la réalisation
de cette œuvre collective : les blagues et les trolls. Plutôt que de faire des
propositions sérieuses pour la prochaine phrase du roman, un certain
nombre d’usagers se sont mis à déposer leurs plaisanteries préférées, sans
tenir le moins du monde compte du projet en cours, et ceci parfois de façon
répétée, jusqu’à ce qu’elles soient acceptées, de guerre lasse, par les
« éditeurs ». Je n’ai rien à ajouter à l’histoire, mais j’en profite pour vous en
raconter une bien bonne.
Et de la plaisanterie plus ou moins déplacée aux trolls, il n’y a qu’un pas.
Au départ, les trolls sont des monstres scandinaves en général assez peu
aimables, ni hommes ni dieux, c’est du moins ce que racontent les
anciennes légendes. Plus récemment, on a désigné sous ce mot les gêneurs
qui sévissent sur les réseaux sociaux et les forums numériques, les usagers
mal élevés, les saboteurs, et il semble qu’un projet comme From Reality to
Another en ait attiré un certain nombre, ce qui n’est qu’en partie imputable
à la dimension scandinave du projet et des trolls en général. Les progrès en
créativité collective sont parfois plus lents que prévu, surtout à partir du
moment où le crowdsourcing se présente comme un jeu, un divertissement
supposé faire plaisir. Car c’est toujours par le rire – et donc par les blagues
qui font rire – qu’on accède de la façon la plus immédiate au plaisir, en
particulier lorsqu’il s’agit de plaisir non pas intime mais « socialisé »,
comme le veulent justement les réseaux sociaux, qui sont en somme idéaux
10
pour rire .
On relira à ce propos le bon vieux Mot d’esprit et sa relation à
11
l’inconscient de Freud , puisqu’on n’a pas fait beaucoup mieux depuis. Le
rire est un principe de socialisation du refoulement, un principe de
désinhibition socialisée. Il n’est donc pas étonnant que les usagers, dont on
a parfois l’impression que leur essence ou leur vocation consiste à se
défouler, profitent de la moindre occasion pour rire et pour se transformer
en trolls. En effet, comme Freud l’a admirablement décrit, on ne rit jamais
seul, et jamais aussi bien que lorsqu’on peut le faire aux dépens de
quelqu’un, conformément aux charmes du sacrificiel, surtout lorsque le
quelqu’un en question représente la loi ou l’autorité, que le rire permet de
subvertir. Ce qui ne peut pas arriver à l’auteur « traditionnel », avec lequel
on ne plaisante pas sauf là où lui décide qu’il en sera ainsi, advient avec
l’auteur numérique, atteignable, fonctionnant en mode crowdsourcing. Il
vient avec son généreux projet, son chapitre initial, il rêve d’être l’origine
d’un auteur véritablement collectif, mais les rieurs et les trolls le démettent
immédiatement de l’autorité qu’il s’employait secrètement ou même
inconsciemment à conserver. Leurs rires le dévorent. Pour la littérature à
venir, ça ne se présente pas très bien.
Restons sérieux. Je ne conteste pas que le crowdsourcing permette de
programmer ou de coder à moindres frais, ni qu’il permette de calculer au
plus juste le poids d’un bœuf ou d’une vache dans une foire agricole
écossaise ou même plus généralement britannique. Mais je ne suis pas sûr
que l’activité littéraire ait grand-chose à voir avec le calcul du poids d’un
bœuf, ni d’ailleurs avec aucune autre moyenne estimée en tant que telle par
la foule. L’œuvre littéraire comme l’œuvre d’art ne relèvent pas d’une
économie de la moyenne, mais bien d’une économie de l’exception.
Puisque tous les livres coûtent plus ou moins la même chose, je veux le
meilleur, le plus exceptionnel à mon goût, pas seulement un bon bœuf de
plus. Et de manière analogue, je suis prêt à payer une œuvre d’art très cher
parce que son exceptionnalité est certaine, certifiée, et parce que ce n’est
pas juste un produit moyen, ou le produit d’opinions moyennes. J’achète,
mais je veux un style ou une signature. Du même coup on se retrouve du
côté des vieilles questions portant sur la subjectivité, du côté d’une
économie de la subjectivité, ce qui veut dire ici une économie qui ne
fonctionne que parce qu’il y a des sujets singuliers. C’est à cette question
que sera consacrée la conclusion de ce livre.

Notes
1. On consultera à ce propos les très utiles descriptions des réseaux proposées par Dominique
Cardon, qui a montré que ceux-ci participent d’une économie de l’attention et de la visibilité dans
laquelle l’autorité est précisément le produit de la réputation que l’on doit à ses « amis » et à ses
« suiveurs » sur les réseaux. Voir À quoi rêvent les algorithmes, Paris, Seuil, 2015, p. 29-33.
2. Je me permets cette comparaison pour avoir effectivement entendu l’animateur d’un forum
inviter à l’apéro dînatoire avec un « Eh bien réseautez maintenant ». Je me souviens d’avoir trouvé
cette formule vulgaire, voire provinciale. En tout cas elle m’a coupé l’appétit.
3. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Quarto », 2006, p. 1630 sq.
4. La fusion de l’auteur et du lecteur : encore un événement qui fera sourire ou grimacer les avant-
gardes des années 1960 et 1970, qui s’étaient beaucoup démenées pour périmer l’ancienne séparation
des tâches, la distinction entre « critique » et « écrivain » (Barthes), ou le caractère commun,
inséparable de la pratique de la lecture et de celle de l’écriture – une communauté dont Lautréamont,
encore lui, a été l’exposant ou l’emblème fixé pour l’éternité dans le célèbre Lautréamont par lui-
même de Marcelin Pleynet (Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1967).
5. Rappelons que MOOC est un acronyme pour massive open online course : enseignement à
distance, online, et parfois pour de très nombreux étudiants.
6. Le terme de crowdsourcing apparaît pour la première fois en 2006 sous la plume de Jeff Howe,
dans un article paru dans la revue Wired. Si le terme est alors nouveau, il désigne des pratiques
décrites depuis quelques années déjà en termes d’open innovation (voir par exemple Henry
Chesbrough, Open Innovation : The New Imperative for Creating and Profiting from Technology,
Boston, Harvard Business School Press, 2003), ainsi qu’en termes de « sagesse des foules » (voir
notamment James Surowiecki, The Wisdom of Crowds, New York, Random House, 2004 ; voir aussi
Jeremy Rifkin, The Age of Access, New York, Jeremy P. Tarcher / Putnam, 2000).
7. Voir par exemple Florian Hartling, Der digitale Autor. Autorschaft im Zeitalter des Internets,
Bielefeld, Transcript, 2009.
8. En allemand : Menschliche Regungen. Actuellement (septembre 2016), Tim Krohn en est à une
troisième « saison » de crowdsourcing. La parution de l’ensemble est prévue en 2017-2018.
9. Tilman Rammstedt, Morgen mehr, Munich, Hanser, 2016.
10. C’est tout sauf une coïncidence si parmi les (post)professions qui semblent pouvoir réussir
grâce aux réseaux sociaux (et plus précisément dans ce cas YouTube), on trouve les comiques, bien
plus que les comédiens en général, sans même parler des écrivains. Ceux que l’on peut regarder
comme les marginaux de la culture spectaculaire officielle, des self-made men passés par aucune
école, sont absolument en phase avec les réseaux dits sociaux, puisqu’ils ne font rien d’autre que de
faire rire, c’est-à-dire de socialiser du plaisir.
11. En particulier les chapitres IV et V, ainsi que le chapitre VII pour les fans.
CONCLUSION

De la chambre à échos au room service

Désubjectivations

Pourquoi les livres sont-ils interdits dans le monde de Fahrenheit 451 ?


C’est une sorte de pétition de principe : on les brûle quand on en trouve et
on emprisonne leurs propriétaires, qui auraient mieux fait de regarder la
télévision comme tout le monde, de se gaver d’émissions préfigurant nos
modernes émissions de téléréalité, y compris dans leur dimension pseudo-
participative. Mais les raisons données par les « forces de l’ordre » restent
rares. Le redoutable capitaine des pompiers, commis à la destruction des
livres par le feu, explique une fois, brièvement, que les livres sont un
facteur d’inégalité, de différenciation en somme : leur lecture fait de moi un
individu singulier, rétif aux médias de masse et à leurs penchants pour
l’homogénéité, autant dire un adversaire de l’égalitarisme.
Une autre fois il précise que, dans le monde qu’il prétend défendre, il n’y
a pas d’usage pour la fiction, que des mondes qui n’existent pas ne servent à
rien. Et en somme il n’a pas tort : si on raisonne en termes de besoin ou
d’usage, voire d’usagers, la fiction n’est pas une nécessité. On peut
(sur)vivre sans elle, comme on peut (sur)vivre sans amour, ce qui suggère
d’ailleurs un rapport étroit, au-delà du besoin, entre fiction, désir et
singularité, entre fiction et subjectivité. En généralisant, on peut faire le
constat suivant : dans la mesure où la chasse aux livres est manifestement
au service d’une éradication de la subjectivité dans le monde de
Fahrenheit 451, celle-ci n’est pas nécessaire non plus, du moins dans les
termes dans lesquels elle a été pensée en Occident depuis quelques siècles,
et il est par conséquent tout à fait possible de s’en passer.
Accessoirement, Bradbury propose ainsi a contrario une première
définition de notre subjectivité ou de ce que nous avons l’habitude de
considérer comme telle : d’une part la capacité de fiction, d’imaginer des
mondes et des choses qui n’existent pas, d’autre part la faculté de se
différencier, de se singulariser, précisément par ce qu’on est capable
d’imaginer, que certains décriraient sans doute plus globalement encore
comme l’aptitude proprement humaine au symbolique, avec ce que celle-ci
suppose de compétence herméneutique, de capacité d’interprétation, de
déchiffrement.
La question importante ainsi posée par Bradbury est de savoir ce que la
subjectivité conçue dans ces termes doit au livre et ce qu’il advient d’elle
lorsque le livre est en passe de perdre sa centralité, de devoir composer avec
d’autres technologies de communication ou d’information. Que la
subjectivité ait quelque chose à voir avec la fiction et les livres, qu’elle soit
déterminée par ceux-ci et qu’il existe par conséquent quelque chose comme
un inconscient médiatique, c’est de toute évidence la conviction de l’auteur
de Fahrenheit 451, confirmée comme telle par le rôle qu’il assigne, à
l’inverse, à la télévision. Autant le livre produit de la subjectivation, qui
s’incarnera notamment dans la possibilité d’une relation d’amour entre
Montag, le pompier-brûleur de livres dissident, et Clarisse, sorte de porte-
parole du monde des livres et symptomatiquement institutrice, autant la
télévision est au service de la désubjectivation, incarnée notamment par le
personnage de Mildred, l’épouse de Montag.
Celle-ci a oublié depuis longtemps ce que pouvait être le désir, elle se
gave de téléréalité pseudo-participative et de somnifères, comme tout le
monde est d’ailleurs supposé le faire dans l’univers décrit par Bradbury.
Quand elle en prend trop et tombe dans le coma, de vagues urgentistes
arrivent, pompent un peu et effectuent un reset, comme on le ferait pour
n’importe quelle machine ou ordinateur mis à jour, et la vie continue, ou
plus exactement le spectacle qui en tient lieu, dont Fahrenheit 451 anticipe
de façon très aiguë la montée en puissance, la force d’aliénation et de
coercition. On mesurera encore l’emprise du spectacle sur la vie de Mildred
au fait que la télévision fonctionne explicitement comme un substitut à la
famille qu’elle n’a pas (et que le capitaine des pompiers déconseille
1
d’ailleurs à Montag de fonder) .
Pas de fiction, pas d’imagination, pas de subjectivation, pas de
transmission d’une génération à l’autre, pas de symbolique. Cet aspect est
particulièrement mis en évidence dans l’adaptation cinématographique de
Fahrenheit 451 par François Truffaut. Le film se termine sur une scène où
un vieillard, devenu dissident, passe désormais son temps à réciter un livre
qu’il a appris par cœur et transmet, avant de mourir, celui-ci à son petit-fils,
qui l’apprend à son tour par cœur et en devient ainsi le dépositaire.
La démonstration de Bradbury recoupe celle qu’Orwell propose dans
1984. Les deux romans sont d’ailleurs presque contemporains, ils
appartiennent de toute évidence à la même époque, qui a un grand pied dans
le totalitarisme et un autre dans la télévision naissante, imaginant ainsi ce
qu’un peu plus tard Debord appellera le spectaculaire « concentré »
(totalitaire) pour l’opposer au spectaculaire « diffus » (capitaliste,
américain). Si à peu près tout le monde associe 1984 à Big Brother et à la
surveillance généralisée, on oublie parfois que 1984 est également un
roman qui a pour thème central une destruction de la subjectivité – le roman
d’Orwell est aussi une histoire d’amour désespérément tragique.
Dans le monde de 1984, les livres sont bien entendu inexistants ou
interdits, comme il est interdit de s’exprimer ou même tout simplement de
penser, mais, plus radicalement encore que dans Fahrenheit, c’est un monde
dans lequel il n’y a pas de place pour la subjectivité, l’intimité. La première
scène de 1984 est à cet égard emblématique : tapi dans le coin de son
appartement, là où il échappe ou croit échapper à l’écran par lequel Big
Brother le surveille, Winston écrit son journal intime, s’efforce de regagner
du terrain sur la désubjectivation généralisée programmée en Océania et
transgresse ainsi d’emblée l’interdit majeur.
Écrire son journal intime, s’inscrire comme sujet dans un livre, aussi
confidentiel soit-il, se produire en somme comme sujet en s’écrivant, se
donner un espace qui n’est que pour soi, c’est déjà trop, et suffisant en tout
cas pour être condamné dans un régime qui tente même de vous retirer
l’usage de la langue en vous imposant une « novlangue » en perpétuelle
peau de chagrin, fixée dans des dictionnaires de plus en plus minces. Dans
l’intervalle, Winston a beau y faire, jouer les transparents, tenter de passer
inaperçu, Big Brother ne voit que ce fragment d’intimité dissimulé derrière
des briques descellées, il voit ce qui fait de Winston un sujet, ce point de
résistance à la transparence, et il n’aime pas ça.
C’est dire que, lorsque l’amour (Julia) fait irruption dans la vie de
Winston, ses affaires ne s’arrangent pas, puisque c’est ainsi le stade
suprême de la subjectivation, de la différenciation ou de la singularisation
qui est atteint. Et ce n’est pas un hasard si, après avoir été arrêté, Winston
cesse enfin d’être torturé lorsqu’il « trahit » son amour, lorsqu’il crie à ses
bourreaux de faire subir le supplice qu’il est sur le point de subir à Julia
plutôt qu’à lui. Le corrélat de la surveillance absolue, c’est la
désubjectivation, et en contrecoup, la subjectivité, c’est cette chose secrète,
intime, qui échappe précisément à la surveillance, cette chose que Big
Brother ne supporte pas de voir lui échapper.
On observera ici que, comme chez Bradbury, la désubjectivation
orwellienne implique tout un étayage médiatique, ou plutôt sa destruction.
Pas de journal intime, pas de recours à l’écrit, atrophie de la langue (qui se
fait aujourd’hui à coups d’emoticons ou d’interjections, comme chez Noëlle
Revaz), destruction et révision perpétuelle de la mémoire (c’est le métier de
Winston, qu’en termes debordiens on pourrait qualifier d’employé préposé
non pas aux écritures mais à leur disparition). Enfin, elle implique comme
dans Fahrenheit 451 l’omniprésence des écrans télévisuels, à la fois à des
fins de propagande et de surveillance, avec lesquels Orwell anticipe
également le stade participatif des médias audiovisuels, fût-ce de façon
légèrement paranoïaque. Le seul véritable livre qui apparaisse dans le
roman, c’est celui du traître Goldstein (qui est sans doute une fabrication du
pouvoir), offert à Winston par son futur bourreau pour le piéger. Écrire son
journal, aimer, lire un livre, c’est forcément passer du côté des traîtres, ou
du côté des sujets.
Orwell comme Bradbury suggèrent ainsi qu’il existe un rapport très étroit
entre, d’une part, le destin de la culture du livre et inversement celui de la
vidéosphère naissante, et, d’autre part, l’histoire de la subjectivité moderne.
On peut en déduire que la subjectivité n’est pas quelque chose d’éternel,
qu’elle est historiquement, culturellement et technologiquement déterminée.
En d’autres termes, il n’y aurait rien de commun entre la « subjectivité »
d’un individu du Moyen Âge et celle d’un contemporain, mais rien non plus
entre des contemporains occidentaux et chinois, ou arabes, etc.
Rien de commun entre un sujet qui lit, au sens non utilitaire où on
l’entend ici (engageant un rapport à la fiction, une activité d’interprétation
dépendant d’une subjectivité, produisant celle-ci), et un sujet qui ne lit pas,
qui n’a jamais été mis en situation de lire, soit parce qu’il n’existe pas de
livres à interpréter, soit parce que leur usage reste étroitement surveillé. Du
même coup, ce sont un certain nombre d’autres notions, que nous
combinons intuitivement avec l’idée de subjectivité, comme par exemple
celle de liberté de pensée (et d’expression) ou celle d’individu autonome,
déterminé en tant que tel par sa capacité de penser, qui apparaissent
également dans leur historicité, et tout aussi bien dans leur fragilité.
Fragilité, car si la notion de subjectivité est historique, au moins dans une
certaine mesure, s’il est inversement possible de documenter quelque chose
comme une absence de subjectivité dans d’autres cultures, identifiées par
exemple par les théoriciens comme « collectivistes », ou dans d’autres
époques ne disposant pas de l’imprimé, cela veut dire qu’il est possible
aussi, ou même probable, que la subjectivité telle que nous la connaissons
aujourd’hui ne soit pas éternelle, qu’elle soit aussi mortelle que les
civilisations, parce qu’elle serait en somme déterminée par l’usage
spécifique de médias spécifiques.
Il est possible qu’un jour l’idée d’un sujet cultivant sa subjectivité dans
l’intimité de la lecture silencieuse, là où il échappe au regard de Big
Brother, ou aujourd’hui aux multiples regards des réseaux, en se projetant
dans des personnages, en interprétant des situations, en les reconstruisant en
quelque sorte à son image, apparaisse comme quelque chose de totalement
exotique ou de ringard. Il n’y aura aucune raison de l’interdire, comme le
craignent Bradbury ou Orwell, car elle sera simplement à l’abandon. Il n’y
a en tout cas aucune raison de penser que nos facultés herméneutiques sont
naturelles, qu’elles font partie de nos programmes génétiques et qu’elles
continueront d’être là si nous cessons de les exercer, si nous perdons
l’habitude de lire, de nous projeter dans des histoires et de les interpréter, et
que nous confions par exemple cette tâche constitutive de la subjectivité à
des logiciels.

Lecture et stimulation

Ces questions, Orwell et Bradbury les ont posées dans un contexte qui
était celui de l’émergence de la télévision, ou plus généralement celui des
spéculations sur les rapports entre médias de masse et régimes totalitaires.
On peut en sourire aujourd’hui, car s’il est vrai, comme je cherche à le
montrer dans ce livre, que l’irruption des médias audiovisuels dans le
champ littéraire a profondément modifié celui-ci, nous n’avons sans doute
pas pour autant perdu notre capacité de nous subjectiver, ni nos facultés de
jugement ou d’interprétation. Quant au totalitarisme, même soft, il reste une
hypothèse quand même assez lointaine. Du même coup, il n’est pas sûr que
la montée en puissance du numérique, auquel il est tentant d’associer
aujourd’hui à de nouveaux frais une thématique de la désubjectivation,
représente une menace plus réelle pour notre subjectivité que ne l’a été
autrefois la télévision.
Dave Eggers et son Circle sont-ils plus réalistes que l’ont été
Fahrenheit 451 ou 1984 ? Mae Holland, qui communique 24/7 avec des
amis se comptant bientôt par millions, qui est en permanence visible pour
eux, nous ressemble-t-elle plus que Winston ou Montag il y a quelques
décennies ? C’est également à voir. Le problème sur lequel on bute ici, c’est
que l’existence d’un inconscient médiatique, c’est-à-dire la détermination
de la subjectivité par des pratiques médiatiques spécifiques, est difficile à
objectiver, comme le bon vieil inconscient freudien que beaucoup n’hésitent
pas, et parfois depuis longtemps, à ranger dans la catégorie des croyances
plus ou moins périmées. Est-ce une illusion, ou une croyance, que de penser
que notre subjectivité a été déterminée ou cultivée par des pratiques
d’écriture et de lecture spécifiques et que, si celles-ci disparaissent, notre
2
subjectivité ne leur survivra pas ? Est-ce que la chambre à échos que nous
créons en nous-mêmes en lisant, en écrivant, silencieusement et
solitairement, et qui est constitutive de notre subjectivité, peut survivre à la
montée en puissance d’autres dispositifs médiatiques, est-elle capable de
migrer vers d’autres supports ?
La réponse, comme souvent, est à la fois oui et non. Oui, tout d’abord,
parce qu’il sera toujours difficile de prouver que les pratiques littéraires
auxquelles on lie ici hypothétiquement le destin de la subjectivité
disparaissent vraiment, qu’il n’existe par exemple plus d’auteurs comme il
en existait il y a quelques décennies encore ou que l’on a cessé de lire
comme on le faisait autrefois. Oui encore, si on pense à la façon dont les
objets herméneutiques que sont les textes littéraires peuvent effectivement
migrer vers d’autres supports. Il suffit de penser à l’émergence autrefois du
« cinéma d’auteur », qui n’a pas disparu aujourd’hui, malgré le
développement exponentiel de l’industrie hollywoodienne des effets
spéciaux.
Il faudrait aussi examiner la façon dont certaines séries télévisées ont pris
la relève du roman pour poser, de façon parfois aiguë, des problèmes
moraux, philosophiques ou psychologiques qui ont toujours fait partie du
cahier des charges du roman. Il n’y a pas de fatalité ni de déterminisme des
supports, qui sont ce qu’on en fait. On a raconté des histoires bien avant
l’émergence de l’imprimé et on prend aujourd’hui manifestement le chemin
pour le faire après sa disparition. À supposer même que les livres imprimés
disparaissent un jour, il est probable que nous ne cesserons pas pour autant
de rire ou de pleurer aux histoires qu’on nous racontera.
Mais la réponse n’est plus aussi évidente si on affine l’analyse et si on
veut bien considérer par exemple que rire ou pleurer, comme des milliers de
fictions, tous supports confondus, nous y invitent aujourd’hui, ne sont pas
nécessairement une preuve de l’existence de la subjectivité, d’une intime
chambre à échos dans laquelle je me construis par ce que j’interprète. On ne
lit pas Proust, et beaucoup d’autres, seulement pour rire ou pleurer, même si
cela arrive aussi. Rire, pleurer, c’est souvent ce que tout le monde fait au
même moment, à propos des mêmes scènes et pour les mêmes raisons. Il
n’est pas sûr que nous nous différenciions, que nous nous singularisions par
les émotions, ou du moins par les émotions les plus immédiates induites par
les médias, quels qu’ils soient. Dans ce sens, rire, pleurer, avoir peur, etc.
peuvent tout aussi bien participer d’une économie désubjectivante, d’un
principe d’indifférenciation plutôt que d’une subjectivation. Les émotions,
pourrait-on dire dans cette perspective, induisent une dynamique de
l’action-réaction immédiate, un automatisme psychique et parfois quasi
physique dont on dira, après bien d’autres, qu’il est le fonds de commerce
de l’industrie culturelle, tous formats confondus.
Ce principe de l’action-réaction, il est important de l’observer, est
également central dans la culture du « jeu » qui s’est énormément
développée avec le numérique, au point d’en constituer sans doute
l’épicentre en termes de pratique culturelle. Le livre est fait pour être lu, la
télévision pour être regardée, et le numérique pour jouer. Le jeu est ce qui
permet le mieux d’en activer le potentiel participatif (comme le « direct »
active le mieux le potentiel de la télévision classique) et il faut bien
constater que la très grande majorité des jeux produits par une industrie
dont le chiffre d’affaires représente à peu près dix fois celui de l’industrie
cinématographique est basée sur des principes d’action-réaction immédiate.
Et, conformément à la loi des effets collatéraux introduite au début de ce
livre, il faut s’attendre à ce que la culture du jeu exerce également son
influence sur d’autres pratiques culturelles.
Clairement, les jeux développent nos réflexes plutôt que nos
compétences herméneutiques, ils sont faits pour actionner d’imaginaires
fusils-mitrailleurs ou pour tenir le volant d’imaginaires bolides plutôt que
pour interpréter le Sonnet en yx de Mallarmé. D’ailleurs, même s’il existe
des jeux qui en appellent à nos capacités herméneutiques, ce sera toujours
de façon restreinte, limitée par la binarité des codes numériques : la réponse
à une stimulation sera toujours 0 ou 1, mais jamais à la fois 0 et 1, ou 1 pour
faire croire 0, ou 0.5, etc. Pour le Sonnet en yx, ça tombe mal.
L’herméneutique ni, par conséquent, la subjectivité ne seront jamais
vraiment le fort du numérique. Celui-ci semble d’ailleurs au courant
puisqu’il ne s’y aventure pas vraiment. Il ne peut rien faire d’autre que de
remplacer systématiquement la subjectivité par la mémoire – comme si
c’était la même chose.
S’il arrive à la « chose littéraire » de migrer vers le cinéma ou la
télévision, il faut donc convenir qu’inversement rien n’empêche la « chose
divertissante » de migrer vers le livre et d’y jouer dorénavant un rôle
central, d’y importer une dynamique de l’émotion immédiate, de l’action-
réaction. On continue donc certes de lire et même de lire beaucoup, mais
ces belles statistiques doivent souvent beaucoup aux quelques best-sellers
lus par tout le monde, écrits pour provoquer chez tout le monde les mêmes
sentiments et parfois les mêmes réactions physiques, au même moment,
tendant ainsi vers une sorte de degré zéro de la nécessité herméneutique et
de la subjectivation qui s’en déduit.
Il est par exemple fort improbable que l’avènement, avec Fifty Shades of
Grey et ses innombrables suites ou imitations, d’une littérature SM
« officielle », présentable, soit une bonne nouvelle pour la culture du livre,
malgré les millions de lecteurs qui viennent ainsi soutenir les statistiques.
La trilogie va plutôt dans le sens d’une désubjectivation dans la perspective
de laquelle la montée en puissance de l’imagerie perverse n’est pas une
coïncidence : il y a en effet dans la perversion une volonté de se détruire
comme sujet singulier, de n’être plus en somme qu’un corps au service
d’autres corps. Que ce soit justement une sorte de catalogue de tout ce que
vous avez toujours voulu savoir sur les pratiques SM qui officie comme le
dernier super-best-seller en date constitue, dans cette perspective, un assez
beau symptôme.
Et ce qui vaut pour Fifty Shades est généralisable. Il existe aujourd’hui
d’innombrables livres susceptibles de provoquer chez nous toutes sortes
d’émotions, mais il y a peu de chances que nous y revenions après en avoir
achevé la lecture. À l’image de n’importe quel roman policier, genre
aujourd’hui archidominant, ils ne laissent rien à (re)dire, rien à (re)lire, rien
à désirer, rien à interpréter, ils ne laissent aucune question ouverte, ils ne
nous laissent pas de doute, ils fonctionnent en somme comme un jeu,
comme une émission de téléréalité ou un match de football, qu’il ne nous
viendrait pas à l’esprit de regarder une seconde fois si nous en connaissons
le résultat ou la fin. Quand c’est fini, c’est fini. Telle est la loi du
divertissement, voire sa définition, qui explique pourquoi on prend alors
toujours les mêmes et qu’on recommence.

D’une solitude l’autre

Cette loi du divertissement, qu’on vient de décrire de façon très


schématique, n’est pas neuve. Je suis conscient d’une part du fait que
d’autres, et parmi eux de très grands auteurs, en ont consaté l’existence et
les éventuels méfaits bien avant moi, et que d’autre part elle n’a jamais
empêché ni la terre ni la subjectivation de tourner, ce qui conduit
évidemment à douter des méfaits qu’on pourrait lui imputer. Mais il faut
quand même relever qu’elle bénéficie avec les technologies numériques
d’un soutien d’une stupéfiante puissance. Rien n’est plus contraire à
l’existence de la chambre à échos constituant notre subjectivité que les
dispositifs numériques qui nous entourent, rien n’est plus susceptible de
faire disparaître celle-ci, ou du moins de la mettre au chômage technique.
Cela commence avec le fait que les réseaux, par définition, ne nous
laissent jamais seuls. On en a décrit, au chapitre précédent, les
conséquences du côté de l’auteur, sommé de répondre, de coopérer, soit
aussi d’admettre tout le monde dans ce qui était autrefois sa très intime
chambre à échos, dont un Proust a si bien su protéger l’existence en
l’entourant de murs de liège : plus aucun bruit, sauf ceux que j’imagine.
Pour voir ce que cela peut donner, relisez les premières pages de
La Prisonnière. Plus généralement on notera que, par définition, l’usager –
qui a pris la place de l’auteur comme du lecteur – n’est jamais seul, qu’il se
définit comme (ou par sa) capacité de communiquer, d’interagir, de
participer, de se positionner dans les réseaux, si possible multiples.
Lorsqu’il lit, il n’en lâche pas pour autant son Smartphone, il peut faire
savoir à tout moment, à tous ceux avec qui il communique, ce qu’il fait, ce
qu’il lit, s’il aime ou non ce qu’il lit, etc., et d’ailleurs il y a de fortes
chances qu’il lise ce que d’autres viennent de « liker » avant lui, qu’il ait
suivi l’une ou l’autre des innombrables prescriptions ou recommandations
disponibles sur Internet ou sur les réseaux.
Les réseaux ont en somme remplacé la chambre à échos, ils en tiennent
lieu. Les innombrables voix qu’il était possible d’imaginer, qu’il fallait
imaginer, auxquelles il était possible de donner de fictives réponses, sont
maintenant réelles, elles ne vous lâchent plus. L’usager, peu à peu, va lire
comme on le faisait avant que ne se développe la pratique de la lecture
individuelle et silencieuse : comme à voix haute, dans des espaces de plus
en plus publics et collectifs où tout le monde entend la même chose,
éprouve les mêmes émotions, rit ou pleure au même moment.
Alors à notre tour spéculons un peu, sur ce qui nous attend, avec
l’avènement prochain de la lecture en ligne, la consommation culturelle en
streaming et les charmes des partages sur le cloud (comment, vous
prétendez encore lire tout seul, vous isoler, vous ne voulez pas partager ?
Mais c’est très vilain, quasiment asocial). Dans un avenir proche nous
serons peut-être de moins en moins seuls lorsque nous lirons. Le room
service n’attendra plus simplement et sagement derrière la porte qu’on le
sonne, mais il sera là d’emblée, très discrètement tapi dans l’ombre, à
l’affût de nos moindres besoins, désirs et réactions, obséquieusement
prévenant. Qu’est-ce qui empêchera les ogres numériques (regroupés
parfois sous l’acronyme de GAFA) de suivre tous nos mouvements ? Dès
que nous serons en ligne, ils auront accès aux passages que nous
soulignons, à ceux que nous sautons, à ceux que nous « likons » et
envoyons à nos amis, à ceux que nous lisons dix fois, etc. Ils sauront ce que
nous aimons, ce que nous n’aimons pas, et comme nous savons nous-
mêmes qu’ils savent, nous finirons peut-être par ne plus lire dix fois
certains passages décidément trop indécents et tout ira pour le mieux dans
le meilleur des mondes.
Mais, et c’est là tout le paradoxe, le groom nous fait communiquer pour
nous isoler en nous fournissant des services particularisés. Au courant de
toutes nos habitudes, les ogres ne manqueront pas non plus de nous
recommander lors de notre prochain passage sur leurs sites des produits
analogues à ceux que nous avons aimés, en attendant que les logiciels
permettent d’affiner encore l’offre. Les très bons grooms connaissent la
température à laquelle nous voulons déguster notre café le matin, ou la
marque de notre cognac préféré, et les ogres seront bientôt de très bons
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grooms, capables de personnaliser jusque dans les détails le room service .
Ils nous proposeront non seulement des objets conformes à nos désirs – ce
qui est déjà une belle contradiction – mais également des produits
spécialement configurés pour nous : des romans expurgés des descriptions
que nous nous obstinons à sauter, mais éventuellement augmentés de scènes
torrides que nous lisons toujours trois fois.
Ou des classiques retravaillés, non pas mis au goût du jour, mais mis à
jour par rapport à nos propres goûts : La Recherche en 300 pages, sans
phrases de plus de deux lignes, ou Madame Bovary, mais avec une fin
quand même moins tragique. Si les logiciels ont remarqué chez nous un
penchant pour les histoires qui se terminent bien, il se pourrait que dans
notre version personnelle Emma s’en sorte avec un lavage d’estomac, avant
de se réconcilier avec Charles à la faveur d’une croisière en mer Adriatique.
Cela nous fera plaisir, et, quand même, il n’y a rien de plus important que
notre plaisir.
Le sujet concerne toutes les entreprises qui sont aujourd’hui au centre des
débats sur les big data que nous leur fournissons plus ou moins
consciemment, en volontaires de notre propre surveillance. On n’y
reviendra pas ici, si ce n’est pour observer qu’avec la thématique de la
surveillance, c’est aussi très clairement la question de l’avenir de notre
subjectivation qui se pose, notamment lorsque les artefacts culturels et leur
évolution sont concernés.
Dans son séminaire intitulé L’Éthique de la psychanalyse, Lacan avait
une formule dont on ferait par ailleurs aujourd’hui un excellent tweet :
Ne cède pas sur ton désir. Pour ne pas céder, pour ne pas enterrer le désir,
avec ce qu’il suppose de temps et d’espace vides, d’altérité, de nouveauté,
de hasard, d’inconnu, d’imprévisibilité, soit aussi ce qu’un certain nombre
de théoriciens du numérique ont pris l’habitude d’appeler serendipity, il faut
savoir renoncer au room service. Ou du moins il faut être conscient que
celui-ci, en cherchant à prévenir nos désirs sur la base de tout ce qu’il nous
est déjà arrivé de désirer, nous coupe systématiquement de tout ce qui
pourrait nous arriver d’imprévu et d’inconnu. On peut rester optimiste et se
dire que le désir saura toujours se frayer son chemin. Mais je ne vois pas
trop comment l’atrophie herméneutique induite par les technologies
numériques les plus récentes pourrait être enrayée, ni les avantages que
nous retirerions du fait qu’elle ne le soit pas.
Et ce qu’on décrit pour le lecteur-usager vaut également pour l’auteur,
qu’on n’a pas vraiment perdu de vue avec ces considérations sur la chambre
à échos. Car celle-ci est aussi la sienne, elle commence même par être
beaucoup plus la sienne que celle du lecteur, qu’elle soit tapissée de liège
ou non, et il semble bien que l’auteur soit confronté de manière analogue
aux charmes du room service. On en a eu un aperçu dans le chapitre
précédent, avec les réseaux qui permettent aux usagers de prendre la place
des interlocuteurs fictifs grâce auxquels ou pour lesquels l’écrivain n’a
cessé au cours des siècles passés de se construire. On est aujourd’hui un peu
serré dans la chambre en liège. Là où l’auteur pouvait autrefois prendre tout
son temps pour s’écouter, pour se projeter solitairement dans l’espace de sa
fiction et y inventer des destinataires inouïs ou imprévus, quitte à faire de la
chambre à échos un gueuloir, il y a aujourd’hui de nombreux amis bien
attentionnés qui le suivent en « temps réel », qui sont prêts à intervenir, à
discuter, à corriger avant que l’écho ait eu la moindre chance de revenir.
Marcel, coupe un peu, là, mets un point, pas une virgule, tu me soûles.
Et puis surtout, soyons sûrs que les prestations les plus performantes du
room service, à savoir toutes les ressources du data mining qui permettent
aux grandes compagnies de ce monde de connaître nos goûts, nos dégoûts
et notre couleur préférée (quitte à croire, c’est toute leur bêtise, que notre
couleur préférée sera toujours la même) ne manqueront pas, dans un proche
avenir, d’être également mises au service des auteurs qui tiennent à rester
compétitifs. On peut imaginer de fructueuses collaborations non seulement
entre l’auteur et ses lecteurs, mais également entre les auteurs (ou leurs
éditeurs) et Amazon, ou Google, ou Apple, ou Facebook, etc., qui
vendraient aux premiers les innombrables et précieuses données prélevées
dans le dos de leurs clients-lecteurs pour améliorer les ouvrages à venir,
pour y rajouter du poivre quand ça manque de goût, ou pour diluer quand
c’est trop salé.
Et, tant qu’on y est, autant confier ce type de « réécriture » directement à
des logiciels hypermnésiques, tellement mieux informés sur les goûts et les
préférences de nos contemporains que peut l’être le plus malin des auteurs
de best-sellers. À force d’accompagner l’auteur, c’est sûr que le groom va le
remplacer, que c’est de cela qu’il rêve. Avec le numérique, on passe à la
création assistée, non seulement par les amis, mais également et de plus en
plus par les robots, par les logiciels inventés par les spécialistes de la
Narrative Science (de Chicago notamment). Sous prétexte que ceux-ci sont
déjà capables d’écrire des comptes rendus boursiers ou sportifs, les
enthousiastes nous assurent que bientôt ils feront aussi bien ou même mieux
que Baudelaire ou Mallarmé. Ce jour-là on ne parlera plus de création
assistée par les moyens du numérique, mais de numérique éventuellement
assisté par des moyens de créateur.
Il n’est pas exclu qu’il existe un jour des applications capables de faire du
Baudelaire ou du Mallarmé sans plus d’efforts qu’il ne nous en faut pour
réserver une chambre d’hôtel sur Booking. Mais comme elles ne seront pas
capables de faire autre chose que du Baudelaire ou du Mallarmé, qu’il n’y
aura rien d’autre dans leur mémoire que ce qu’il faut pour faire du
Baudelaire ou du Mallarmé, et que Baudelaire et Mallarmé existent déjà,
cela n’aura en somme aucun intérêt, sauf dans la perspective de l’industrie
du divertissement, spécialisée dans la répétition ou la variation des mêmes
plaisirs et surtout dans leur vente, mais reproduire du Baudelaire ou du
Mallarmé ne sera sans doute jamais rentable. Et, surtout, ce qu’il sera
possible de proposer ainsi aux lecteurs-usagers aura décidément peu à voir
avec l’expérience subjectivante que la littérature a été et qu’elle peut
continuer d’être, parce que cette expérience a toujours été
intersubjectivante, parce qu’elle a toujours consisté, en somme, dans la
rencontre d’au moins deux chambres à échos.
La théorie littéraire, notamment sa variante de stricte obédience
structuraliste, a défendu la cause de la mort de l’auteur, elle ne voulait à
aucun prix qu’on interroge celui-ci, qu’on entame une sorte de dialogue
imaginaire avec lui. Elle a prétendu qu’il fallait cesser de s’occuper des
chambres à échos. Ce qu’un Jean Starobinski a appelé la relation critique
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n’était pas son fort . Elle nous a imposé, dans ses versions les plus
dogmatiques, de lire les textes en leur posant uniquement la question de
savoir comment ils étaient faits, de quel jeu structural ils procédaient.
Imaginer qu’un auteur avait des intentions, et tenter précisément de les
imaginer, de les comprendre, de les interpréter, c’est ce qu’il ne fallait plus
faire, c’est ce qui devait être absolument évité, sous peine de ne pas être
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dans le coup . Même si la mouvance (post)structuraliste a été loin de s’en
tenir à une position aussi tranchée, notamment en réinjectant beaucoup de
subjectivité et d’herméneutique dans ses pratiques et ses questionnements
via la psychanalyse, on peut dire qu’elle s’accommoderait sans doute
parfaitement de textes écrits par des logiciels dès lors qu’en termes de
structures (sémantiques, narratives, etc.) ceux-ci seraient comparables à des
textes écrits par des individus.
Oui, mais il y a longtemps que nous ne sommes plus structuralistes, il y a
longtemps que nous avons refusé de l’être, pour de très bonnes raisons sans
doute, et que nous sommes revenus à nos chambres à échos. Et peut-être
refuserons-nous la numérisation de la littérature, soit tout aussi bien la
collectivisation de l’herméneutique pour les mêmes raisons : parce que nous
refusons de sacrifier la subjectivation rendue possible par la fréquentation
des œuvres littéraires, parce que nous ne sommes pas prêts à renoncer à
l’intersubjectivation constitutive de la pratique littéraire. Du moins est-ce là
tout ce que je nous souhaite.

Notes
1. Bradbury annonce ainsi, avec un demi-siècle d’avance, les thèses développées récemment par
Dany-Robert Dufour dans La Cité perverse, Paris, Denoël, 2009, p. 317 sq.
2. On pourrait encore compliquer le problème en relevant, après d’autres, ce que telle théorie du
sujet doit à un environnement ou un imaginaire médiatique spécifique : l’inconscient freudien serait
dans cette perspective typiquement un produit de la graphosphère, de la culture de l’imprimé,
puisque, à en croire la notice de Freud sur « le Bloc-notes magique », il est à comprendre comme un
jeu d’écritures, effacées, conservées, etc. (voir notamment sur ce point l’article de Jacques Derrida :
« Freud et la scène de l’écriture », L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967). De façon analogue,
on a montré plus récemment ce que la théorie lacanienne du sujet et de l’inconscient devait, elle, à la
montée en puissance de la cybernétique (voir Lydia H. Liu, The Freudian Robot : Digital Media and
the Future of the Unconscious, Chicago, University of Chicago Press, 2010).
3. Vincent Kaufmann et Miriam Meckel, « Lies ! Mich ! Aus ! Zur Entsubjektivierung von Autor
und Leser im Digitalen », Kodex, 3, 2013.
4. Jean Starobinski, La Relation critique (L’Œil vivant II), Paris, Gallimard, 1970.
5. Quant à savoir s’il est simplement possible d’éviter d’entrer en matière sur les intentions de
l’auteur, c’est une autre histoire pour laquelle on se reportera en particulier à Antoine Compagnon,
Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998.

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