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Communications

Du linéaire au tabulaire
Pierre Fresnault-Deruelle

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Fresnault-Deruelle Pierre. Du linéaire au tabulaire. In: Communications, 24, 1976. La bande dessinée et son discours. pp. 7-
23;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1976.1363

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1976_num_24_1_1363

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Pierre Fresnault-Deruelle

Du linéaire au tabulaire

Le terme « bandes dessinées », comme le mot anglais comics (on trouve


également funnies), renvoie à une réalité qui, pour posséder des traits définitionnels
assignables en gros à l'ensemble des produits culturels qu'on sait, souffre
cependant d'une certaine hétérogénéité. Il semble en effet que sous le vocable comics
se soient réfugiés les avatars « stripologiques » de genres aussi diversifiés que le
dessin humoristique (et la caricature), l'illustration, la narration figurative ou
son paronyme la figuration narrative. En d'autres termes, bien que comic-
strips et planches soient souvent conçus et produits dans une optique
métonymique (la partie /le tout), il apparaît qu'on est en présence de deux pratiques
spécifiques (neutralisant souvent, de fait, leurs traits pertinents dans une zone
commune indifférenciée : la B.D. en général) qui sont à la fois complémentaires
et antagonistes, aussi dialectiquement liées que peuvent l'être le continu et le
discontinu. Le strip relève» du temporel (le linéaire), la planche, en principe,
du spatial (le tabulaire).

A. LES STRIPS AU JOUR LE JOUR :


UNE FORME ET UN CONTENU NÉCESSAIRES

Avant la Seconde Guerre mondiale, lors d'une grève des journaux new-yorkais,
le maire de la ville, F. La Guardia, qui soignait sa popularité, lut et commenta
à la radio les comics qui paraissaient habituellement dans les journaux1. Les
nécessités du temps faisaient ainsi ressortir qu'un feuilleton pouvait connaître
temporairement une version « métalinguistique » pourvu que la fonction phatique
fût préservée. Le réfèrent iconique présent à l'esprit, les auditeurs pouvaient
embrayer sur l'émission sans trop de déperdition phantasmatique 2. Le raccord
se faisait sans mal tant il est vrai que le contenu hyper-stéréotypé n'avait, de
fait, aucune importance (n'était porteur d'aucune information au sens quanti-

1. Cf. P. Couperie, Bande dessinée et figuration narrative, Arts Déco, 1967, p. 151.
2. Ceci d'autant plus facilement que ces mêmes auditeurs n'écoutaient qu'une
lecture et non pas une adaptation. L'adaptation, comme on sait, est toujours source
de désenchantement. Cf. cette réflexion d'un petit garçon au sortir du cinéma après
la projection de Tintin et le lac aux requins : « Le Capitaine Haddock ne parle pag
comme dans le livre. »
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fiable du terme) et ne servait de prétexte qu'à des retrouvailles entre les lecteurs
et le monde de l'auteur, peut-être l'auteur lui-même à travers ses tics et ses
« tours » particuliers.
C'est sans doute ici que se trouve la clé de l'extraordinaire réussite des comic-
strips dans la presse occidentale, dans celle des U.S.A. au premier chef : ces
bandes sont un rendez-vous récréatif et un produit individuellement consommable
garanti quoi qu'il arrive, aussi sûr que la plus sûre des institutions, le signe en
quelque sorte d'une pérennité rassurante face à l'incertitude des temps.

Inventaire.

Précisons que par « comic-strip » nous entendons ces bandes (strips) de trois
ou quatre vignettes (unité de publication) paraissant jour après jour dans les
grands quotidiens d'information, qu'elles soient humoristiques, comme leur
nom l'indique, ou non. Le domaine des comic-strips est le lieu d'une assez grande
diversification. Sans faire ici l'historique du genre *■ et l'étude de son évolution,
disons que cette portion importante du monde des bandes dessinées (le reste se
rapportant aux pages hebdomadaires et aux comic-books) se répartit sur une
gamme qu'on peut cerner à partir de deux critères :
a) le public visé (ou le genre) ;
b) la fréquence d'édition (bien qu'en principe nous parlions de B.D. paraissant
quotidiennement) .
D'un point de vue général les strips sont conçus pour être lus et regardés par
le public adulte qui achète les journaux2. Mais à chaque journal ses lecteurs.
Si France-Soir et V Aurore publiaient il y a quelque temps encore des séries
grosso modo interchangeables, un strip comme B.C. n'est guère goûté outre-
Atlantique par le grand public et trouve ses supporters plutôt chez les
intellectuels 3. On peut distinguer en gros deux grandes catégories de strips :
a) les strips dramatiques, qui se subdivisent à leur tour en deux
sous-ensembles :
1° les séries sentimentales : The heart of Juliett Jones (Juliette de mon cœur)
ou 13 rue de V Espoir;
2° les séries d'aventures, soit de type policier : Modesty Blaise, Secret Agent
Corrigan, soit fantastique (au sens de fantasy) comme le Fantôme. En général
toutes ces séries sont des feuilletons.
b) les strips humoristiques, eux-mêmes répartis en deux groupes :
1° les séries de type satirique à suites ou non : L'il Abner, Wizard of Id.;
2° les séries humoristiques de type classique généralement autonomes
relatant les mille et un petits riens de la vie familiale. Elles sont les plus
nombreuses et proposent des bandes qui vont des livraisons les plus stéréotypées
(Blondie) aux plus inventives (Peanuts). Ces séries quotidiennes (« daily strips »)

1. Cf. Gérard Blanchard, La Bande dessinée, Marabout Université, 1974, 2e édition.


2. Cf. E. J. Robinson et D. M. Manning, « Who reads the funnies and why? »,
Comic reading in America, report 5, 1962, Communication Research Center, Boston
University.
3. Pour les U.S.A. nous dirions : à chaque strip ses lecteurs. Les strips « mélo » (Soap
opera) et « intellectuelles » fleurissent côte à côte.
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qui paraissent en noir et blanc se distinguent des séries hebdomadaires qui sont
éditées, elles, en couleur. En France, elles sont groupées dans la presse pour
adolescents (Tintin, Pif, Pilote, Spirou, Lucky-Luke, etc.), aux U.S.A. dans les
suppléments dominicaux des grands quotidiens (« Sunday strips »). La jonction
entre ces deux catégories de bandes se fait en Amérique dans les séries «
synchronisées ». Il s'agit d'une formule créée par le Chicago Tribune qui demande
beaucoup de virtuosité de la part des scénaristes. La bande paraît chaque jour y
compris le dimanche, mais de telle manière que l'épisode dominical puisse faire
un tout, retranchable du continuum en noir et blanc suivi par la catégorie de
lecteurs qui n'achète pas de journaux le dimanche (Little Orphan Annie) \
On le comprendra aisément, le genre de la bande, la place dont elle dispose
(simple ou double strip), la périodicité, enfin, imposent à chaque dessinateur
une marge de manœuvres étroite. La nature du ressort dramatique (ou comique)
varie en fonction du rythme productif imposé aux cartoonists. Autrement dit,
pour ne pas s'essouffler, la livraison journalière sera conçue selon des procédés
narratifs peu coûteux (les bandes hebdomadaires disposent, en revanche, d'une
économie diégétique plus contrastée — cf. infra). L'usage de la couleur (ou
son absence), ainsi que le format des strips interfèrent également dans le
modelage du contenu que véhiculent les B.D. En noir et blanc (plus parfois jusqu'à
deux gammes de gris) les strips proposent l'image d'un univers qui, s'il varie
en fonction de l'esprit et du style des dessinateurs, reste avant tout marqué
par le schématisme qu'ils doivent s'imposer (Dick Tracy). La taille, somme
toute assez réduite, dont disposent les cartoonists, défalcation faite de l'emploi
des ballons, conduit fatalement les dessinateurs, soumis par ailleurs aux
impératifs d'une lisibilité maximale, à élaguer le monde de ses particularismes.
Les stéréotypes s'imposent avec force (les paysages sont souvent
interchangeables) et la simplification amène quasi inéluctablement l'auteur à choisir
entre conformisme et caricature, ces positions apparemment antinomiques,
finissant quelquefois par se conjuguer chez les satiristes qu'une trop longue
pratique a fait verser dans le systématique (Vil Abner). Nul doute, pourtant,
que ces handicaps ne soient surmontés par certains artistes et intégrés à leur
style propre. La Dame assise de Copi, diaphane à force d'être vue de profil,
devient, dans la conscience du lecteur, comme le simple signe d'elle-même, son
propre hiéroglyphe (ses représentations courent comme une frise). Son néant
est fait de cette désincarnation-là, et l'on ne sait plus très bien si le blanc du
papier retrouve sa qualité de support, ou s'il continue timidement à suggérer
une représentation de l'espace.

Les strips autonomes.

Lorsqu'ils sont humoristiques, les strips renvoient la plupart du temps à des


séries familiales (« family strips »), tant il est vrai que du familier (le strip
quotidien) au familial le rapport est quasi structural. Créés en Amérique dans les
années 20 pour contrecarrer l'extension de B.D. par trop satiriques (Krazy
Kat), qui choquaient les rigoristes, puissants alors, les daily strips offrent aux

1. Cité par R. Gubern in Imagen Y Sonido, n° 86, août 1970, Barcelone; repris dans
El lenguaje de los comics, éd. Peninsula, Barcelone, 1972.
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lecteurs leur ration de quotidienneté idéalisée. Le gag amené en un détour
minimum n'est de fait que le prétexte à l'entretien d'un rapport de connivence
entre le public et l'image qu'il croit reconnaître comme sienne. Par-delà l'humour
programmé du strip, on s'enchante ainsi de faire partie de la communauté
culturelle qu'il présuppose et nourrit à la fois. Paradoxalement, ces séries sont
exportables en nos pays latins, en marge — c'est le moins que l'on puisse dire —
du consensus américain, l'exotisme de ces bandes ayant ici valeur de palliatif.
Ayant introduit un thème quelconque, le dessinateur l'exploitera jour après
jour, méthodiquement, tirant profit de la moindre association d'idée pour
prolonger le filon. C'est la technique utilisée par un Smythe (Andy Capp), un
Parker (B.C.) ou un Walker (Beetle Bailey) et de façon exemplaire par un
Schulz, l'auteur des Peanuts. Fortement imprégnés de la philosophie évangé-
lique de leur créateur1, les Peanuts développent en quatre cases canoniques
des gags centrés le plus souvent sur une vision pessimiste de l'univers. Comme
nous le laissions entendre plus haut, c'est dans le mouvement même de la reprise
d'un thème X ou Y que se situe, à notre sens, la richesse d'une telle série. L'intérêt
ne réside plus désormais dans l'innovation réitérée toutes les vingt-quatre
heures (c'était le cas de Blondie), mais dans l'art, monotone, de la répétition.
Une technique narrative qui, au lieu de camoufler sa rhétorique limitée, s'efforce,
tout au contraire, d'en exorciser la nécessité par un surplus de redondance. En
somme, la maladie combattue par le poison. Outre l'ingéniosité de l'auteur qui
tisse peu à peu ses repères pour les pouvoir retrouver de temps à autre
(situations de prédilection qui ne sont pas sans créer, au fil des jours, toute l'épaisseur
d'un monde second), la reprise d'un même thème (sur quatre ou cinq livraisons
successives par exemple) nous administre la preuve qu'il n'est rien de banal
pour un humoriste et que la répétition, lorsqu'elle devient fugue, donne à voir
dans ses imitations que l'éphémère et le constant sont des catégories qui cessent
d'être contradictoires. Le même argument décliné graphiquement et thématique-
ment procure au lecteur cette impression que la durée s'est soudain abolie
puisque, sans cesse, les mêmes prémisses renvoient à des conclusions inédites.
Partant, point de sentiment de piétinement narratif, mais celui d'un
renouvellement heureusement gagné sur les dangers prévalents du radotage : le paradigme
déployé, le syntagme doit en rabattre ! Qui mieux est, en reprenant parfois terme
à terme et dans les mêmes positions les éléments de la première et de la dernière
vignette, Schulz signifie que les choses se passent surtout sur le mode imaginaire
(le réel est immuable) et va jusqu'à introduire la rime à l'intérieur de la bande

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Illustration extraite de Charlie-Mensuel.

(Illustration n° I). A l'« assonance » quotidienne (la chute du gag à la quatrième


vignette), se superpose un jeu intra-stripologique : les extrémités en miroir, à

1. Cf. R. L. Short, The Parables of Peanuts, Collins Fontana Books, 1968, New York.
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l'image de l'univers schulzien, symbolisent que tout est déjà dit et que le détour
(le jeu) n'est que vanité. Il y a quelque chose de pascalien dans ces comics où
tout le malheur des héros paraît venir de ce qu'ils ne savent pas se tenir en repos
dans une chambre. Constamment en butte aux . déceptions, les personnages
vivent le présent dans un monde où le possible n'a guère de place. Les heurs et
les malheurs de Charlie Brown,. c'est la vérification méthodique que l'existence
est décidément prosaïque. Comme dans le monde de l'enfance, le temps est
cyclique et, si les saisons passent (la neige, la pluie), les enfants, eux, restent ce
qu'ils sont. Alors, vingt fois sur le métier Schulz peut-il remettre son ouvrage, et
vingt fois le rite de la chute peut-il venir en briser la fragile construction.
L'entêtement et les manières des Peanuts opposent leur extraordinaire contrepoids
à l'échec permanent qui caractérise leur univers: L'illusion — car ces
personnages vivent sans cesse leur rêve — et l'habitude — ils refont sans cesse les
mêmes gestes — sont la garantie de leur survie. Recommencer tous les jours,
tel est leur lot, alors que les héros des bandes plus classiques font tout pour se
maintenir. D'une contrainte (la livraison quotidienne), l'auteur des Peanuts,
en la pliant à la forme de son monde, en a fait une force. Et si l'on décèle depuis
quelque temps une tendance au fléchissement, nous sommes encore très loin
de ces strips qui se sont attirés les foudres des comics dévastateurs de
l'underground pour cause d'inanité graphique.
La facture des strips classiques (comiques ou non) est tout autre; l'argument
désespérément récurrent (alors qu'il était . miraculeusement sauvegardé chez
Schulz) nous apprend que Maggie s'est acheté un nouveau réfrigérateur ou que
Juliett refuse de voir son fiancé pour la raison qu'elle a des boutons sur le visage.
La nullité ou l'absence d'information n'a que peu d'importance en l'occurrence :
hormis la fonction phatique signalée plus haut, ce qui compte ici ce sont les
imperceptibles réajustements qui accompagnent, au fil des mois, les héros de ces
impérissables
1935)." C'est ainsi
séries
qu'on
(Blondie
est amené
date àderemarquer
1930, Dick
queTracy
les meubles
de 1934,
changent,
Uil Abner
que les
de
jupes rallongent ou raccourcissent, en bref, toute défalcation faite du scénario,
que le quotidien prend sa forme dans le moule même du conformisme, fut-il
l'objet d'une constante réadaptation. A propos de l'art de masse, R. Hoggart
écrit dans la Culture du pauvre 1 : « La passion du petit détail dans la description
des gens et de leur condition est le premier trait qu'il faut prendre en
considération pour comprendre l'art des classes populaires. » Le goût de l'anecdotique,
du domestique, que l'on retrouve dans la presse à sensation, celle justement
qui héroïse la vie, est ici érigé au rang d'institution. « L'art populaire, écrit encore
notre auteur, est fondamentalement un art qui vise à montrer (par opposition
à un art d'analyse ou d'investigation), il met en scène ce qui est déjà connu,
partant du principe que la vie est passionnante en elle-même. Son objet de
prédilection, c'est la vie en ses formes particulières et immédiatement reconnais-
sablés. Sa vocation est d'abord celle du miroir même s'il est capable de tous les
fantastiques. »
Alors que les vignettes d'un Schulz retrouvent plus ou moins consciemment
les voies du dessin humoristique ou satirique d' antan (le découpage traduit en
effet l'articulation narrative et fort peu celle d'une problématique fable), les
dessins d'une série comme Bringing up father (Illico) ressortent, quant à eux,

1. R. Hoggart, La Culture du pauvre, Éd. de Minuit, 1972.

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de la tradition feuilletonesque, même si ces derniers forment chaque jour des
unités autonomes. Les Peanuts comme les nouvelles B.D. «intellectuelles» (B.C.,
Doonesbury, etc.) manifestent une tendance de plus en plus prononcée pour la
mise en scène de personnages statiques (Feiffer, Copi, Bretécher), pourtant les
décors sont réduits au minimum puisque le héros n'a pas besoin d'accessoires.
Blondie ou Sam et Zette, en revanche, tous remplis de galopages, nécessitent force
items sur lesquels le cartoonist ancre ses effets. Le dénuement des premières
séries mène immanquablement à la réflexion qui, si elle n'est pas philosophique, ne
se situe pas moins pour autant à un certain degré niveau d'abstraction; le relatif
encombrement des secondes, par contre, connote l'enlisement des personnages
dans le siècle et s'achève le plus souvent sur une morale proverbiale où le
dérisoire le dispute à un bon sens empreint de poujadisme1. Un point commun
cependant : les unes et les autres paraissent avoir en commun d'être la forme
moderne de la tradition populaire des proverbes, dictons et autres maximes.
Chaque strip est une fable (Pogo en assure jusqu'à la lettre puisqu'il s'agit
d'une série animalière) qui aboutit sur un constat plus ou moins cuisant (gag),
souvent cruel et structuralement parlant sans issue. L'expérience décrite, loin
d'être didactique — ce qui supposerait qu'elle soit présentée comme un début
et non une conclusion2, est orientée vers la rétrospective, sur ce qu'il aurait
fallu justement éviter et qui — pour cause — ne l'a pas été (Illustration n° 2).

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Illustration extraite de Charlie-Mensuel.

L'empirisme au jour le jour vécu par les personnages débouche sur la raillerie,
la résignation, au mieux sur le fin mot. Ainsi Pogo ou Illico donnent-ils un moule
général à nos petites contrariétés quotidiennes comme « les locutions enclosent
nos expériences sans que celles-ci cessent pour autant d'être des éléments de
détails dans l'univers du distinct3 ». D'où cette sensation d'émiettement de la
vie à la lecture de ces recueils de strips édités maintenant sous forme de livres.
Cet égrénement de mini-déconvenues reste une multiplicité d'îlots plus
appréhendés sur le mode de la juxtaposition 4 que de la liaison : l'univers des strips
est l'univers qui sait s'additionner mais pas se multiplier.

1. Cf. R. Barthes, Mythologies, Seuil, 1957, p. 96-98 et 205, 212.


2. Cf. A. Jolies, Formes simples, Seuil, 1972, p. 127.
3. Ibid., p. 125.
4. Et ce malgré la reprise thématique de certains strips, cf. supra.
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Les strips à suites.

Le monde du feuilleton proprement dit (les strips à suites : Modesty Blaise,


Rip Kirby, etc.) se déploie sous nos yeux d'une façon fort différente : retirement
est sa loi. Ce dernier confine parfois à une extraordinaire inflation de l'« aspec-
tuel » en regard d'une action dispensée par ailleurs à doses homéopathiques.
Précisons un peu les choses : par aspectuel nous entendons les modalités de
l'action (multiplication des ambiances, cadrages, etc.) telle qu'elle nous est
offerte à travers la prolifération des attitudes (voire leur décomposition) et
l'épellation intimiste du décor des aventures contées (Illustration n° 3). La

La complexité. Les relations entre les personnages nécessitent de nombreux dialogues; afin
d'alléger au maximum le contenu des ballons, le scénariste procède à une troncation du
discours, ainsi distribué sur plusieurs vignettes. La table ne progresse guère; en revanche
nous assistons à une véritable enquête sur les goûts de l'héroïne en matière vestimentaire.

« caméra » du cartoonist s'immisce partout. N'était le souci pointilleux des


censeurs qui veillent à la « bonne » tenue des strips *, le voyeurisme
inévitablement lié au genre s'engagerait vite sur la voie pratiquée par les B.D. « pour
adultes ». Ce regard indiscret surprenant volontiers les personnages dans leur
quotidienneté répond à une double attente : 1. le voyeurisme cité il y a un instant et
dont la tradition remonte au Quattrocento ; 2. le besoin pour le scénariste d' « en
rajouter » sans cesse non pas tant pour remplir son contrat (noircir ses quatre
cases) que pour honorer sa dette de participation au jeu structurel auquel il
contribue : découper le monde (cf. infra) ou plutôt le réduire à une somme de
signes interchangeables. Mais chez les plus grands cartoonists (Printice, O'Donnel,
etc.) un équilibre dans la composition des strips permet une gratification phan-
tasmatique du lecteur sans que ce dernier se laisse envahir par le sentiment
d'artifice, l'impression de remplissage ne s'imposant que lorsque l'action est
reconnue comme prétexte (la rétention narrative conçue comme suspense ne doit
pas dépasser un certain seuil critique). En dernier ressort tout dépendra de ce
que cherche l'amateur de comics. S'il est avide de réalisations, il sera
immanquablement déçu par le daily strip; si au contraire il s'accorde avec l'auteur pour
reconnaître que l'action vient en bonne seconde derrière cette propension que

1. Les strips comme les publications destinées à la jeunesse en France sont


étroitement surveillés (existence aux U.S.A. d'un Comic Code, etc. et d'un règlement pour
notre pays) par les syndicates (UFS, Operamundi, Intermonde, etc.). Ces syndicates qui
monopolisent le marché des comics bannissent certains sujets et vont jusqu'à examiner
la forme des espaces entre les personnages!

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nous avons tous à cultiver le familier ou son image, mais aussi le code (le
fétichisme) *, alors le spectateur pourra coïncider avec l'indestructible Désir, . ce
dernier serait -il dévoyé.
Pour étoffer leurs strips au maximum, les cartoonists ont recours à ce que nous
pourrions appeler « la technique du décrochage ». Cette dernière consiste à offrir
au lecteur, à partir d'un moment donné, des vignettes formellement différentes
des précédentes mais entretenant avec elles des rapports d'équivalence
sémantique (le contenu des ballons sauve en général les vignettes de la pure
redondance). Le récit se fige, pour se boursoufler dans l'aspectuel dont nous avons dit
un mot plus haut. Fort de la caution selon laquelle la variété est gage de
nouveauté, le dessinateur peut ainsi « débrayer » en toute quiétude. Le syntagme
« stripologique » maquille de fait une suite iconique de type paradigmatique,
laissant l'auteur libre de s'adonner à la variation des points de vue et de créer
une atmosphère. Cette élasticité du rythme diégétique est rendue possible grâce
au caractère indifférencié des espaces blancs séparant chaque vignette. Partout
identiques, ils varient pourtant sans cesse de valeur (spatiale et /ou temporelle).
Or, parce qu'ils jouent le rôle de chaîne de liaison entre les dessins, l'œil a
tendance à voir en eux le moteur par excellence de la progression de l'action (ce
« bond » éludant l'insignifiant). C'est faire peu de cas de la narration et l'on sait
les piétinements qu'elle peut imposer à la fable!
On aurait tort de voir dans cet étirement un simple « truc » d'auteur,
uniquement soucieux de remplir son contrat, même si ce fait doit entrer en ligne de
compte dans l'appréciation du montage. L'espace blanc entre les images, qui
permet tous les caprices de composition en matière de vitesse de récit 2, assure
au scénariste un volant de manœuvre indispensable, en particulier pour la
structuration des récits voués aux servitudes du découpage quotidien. Le temps de
l'action peut être arrêté çà et là. La rétention des faits devient alors le lieu d'un
suspense qui a démarré incognito 3.
La technique utilisée par les cartoonists pour faire durer leur récit doit tenir
compte de l'impératif commercial qui exige qu'on termine chaque strip sur un
temps fort permettant la relance diégétique et incitant le lecteur à se reporter
régulièrement à son quotidien habituel 4. En fait la difficulté n'est pas si grande
qu'on croit. Si l'on se livre à l'expérience qui consiste à opérer une coupure au
hasard dans le continuum d'un comic-book, on s'aperçoit que la dernière vignette
épargnée prend ipso facto une dimension nouvelle (une sorte d' « effet koulechov »
à rebours). La charge dramatique dont elle se valorise soudain s'explique de la
façon qui suit : le final du strip (rappelons que nous parlons de strips à suites et

1. Cf. J. Baudrillard, « La Réduction sémiologique », in Pour une critique de Vêco-


nomie politique du signe, N.R.F., 1972.
2. La vitesse de récit résulte de la saisie par la conscience de la progression couplée
de la fiction et de la narration. Sur ce point particulier voir J. Ricardou, Problèmes du
nouveau roman, Seuil, 1967, p. 164.
3. On retrouve naturellement ce processus dans les pages de comics livrés chaque
semaine dans les journaux pour adolescents. La tendance, pourtant, veut qu'on se
dirige actuellement vers des récits complets.
4. Les comics ne se sont développés aux U.S.A. que parce que les journaux qui les
supportaient « agaçaient » l'attente d'un public toujours plus avide de ce type de
production. Les strips constituant un important facteur de vente, les directeurs de jour~
naux n'hésitaient pas à débaucher des cartoonists qui travaillaient chez leurs concurrents !
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Du linéaire au tabulaire

non des gags en quatre dessins) est reçu comme un arrêt sur l'image, c'est-à-dire
comme un signal paraissant précéder le moment important qu'on a soin de
préparer 1. Tout geste, toute attitude ébauchée, confronté au mur blanc de la marge
à tendance à être lu — aussi — pour lui-même et non plus dans la coulée de la
lecture où vient s'articuler la diégèse. Reste que la suite est parfois décevante en
regard de l'attente suscitée. Le mouvement suspendu, où déjà se lit le projet
de son accomplissement, tombe à. plat. Formellement pourtant, rien qui ne
déroge à la règle, la solution de continuité imposée par les raccords relève des
lois du genre; mais, sous le couvert d'un découpage apparemment dramatique,
c'est un découpage réellement typographique (commercial) qu'on a proposé au
lecteur. DifférA /Ence.
S'il a été répandu, ce type de leurre est devenu assez rare. Le suspense dans les
séries d'aventures > correspond • maintenant, avec des cartoonists chevronnés
comme Printice (Rip Kirby) ou Al Williamson (Agent Corrigan), à un
découpage le plus souvent conséquent: Ce type de découpage, par ailleurs, n'est pas
le seul utilisé : à l'instar des strips autonomes, la dernière case peut être investie
d'une valeur conclusive drôle ou dramatique. Un exemple particulièrement
frappant nous est offert par Hergé dans son récit intitulé le Secret de la licorne.
Précisons d'emblée qu'il s'agit de la première version de ce récit publié
quotidiennement sous forme de strips, en 1942, dans le journal belge le Soir (repris
plus tard chez Casterman). Extraordinaire épisode que celui où le compagnon
de Tintin, le capitaine Haddock, entreprend de raconter au héros les
circonstances au cours desquelles son ancêtre (le chevalier François de Haddoque)
livra bataille au pirate Rackham le Rouge. Avec un sens consommé du rythme,
Hergé nous livre là narration (Haddock qui raconte) et l'objet de la narration
(la scène racontée /vécue /vue). Alternent donc des images d'un présent
d'évocation et celle d'un passé d'autant plus actualisé qu'ancêtre (Haddoque) et
descendant (Haddock) se ressemblent, n'étaient les costumes, comme deux
gouttes d'eau. Le capitaine, qui s'est armé d'un sabre d'abordage et d'un
chapeau à plumes d'autruche, relique et support à la fois de son rêve, revit littérale-,
ment, sous l'empire de l'alcool, la scène qu'il évoque pour son ami. Dans le
journal le Soir (Illustration n° 4) le découpage du cartoonist ménage des finales

Victoire.'...! etRackham
vo-no-ho m- le Pouce
"- -r—"fr-"r
est liquidé!.
Hertium.',-
..Et

Extrait de l'album, le Secret de la licorne par Hergé.


© by Éditions Casterman.
où alternent suspense et conclusions (ouvertures et fermetures). Le sommet
en la matière est atteint avec la dernière vignette du strip ici reproduit. Haddock
est sur le point de liquider son ennemi. Le combat fait rage. Dans son
emportement, le capitaine heurte le portrait de l'ancêtre accroché au mur. Le tableau

I. Cf. notre article, « La Page de B.D., unité commerciale de narration », in La


Nouvelle Critique, n° 47.

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Pierre Fresnault-Deruelle
(le passé) tombe sur Haddock qui crève la toile et vient s'ajuster, en lieu et place
de la tête du chevalier. Devenu son propre héros (comme les badauds sur les
foires qui prêtaient leur tête aux silhouettes auxquelles il manque un visage),
le personnage s'est, à la lettre, encastré /incarné dans son modèle. Sur le plan
de l'imaginaire, la transfiguration du marin (voyez sa joie) coïncide avec la
réalisation de son phantasme. Du point de vue du découpage, la chute du strip rejoint
celle du tableau, elle-même signe de la double consommation suggérée : la mort
de l'ennemi et la joie du héros. Pour une fois la réalité, fut-elle métaphorique,
s'est hissée jusqu'à la plénitude du rêve. Le lecteur, comblé, en a pour son argent.
Les problèmes de composition formelle évoqués, nous voudrions pour terminer
cette première partie attirer l'attention du lecteur sur le. contenu des strips à
suites en regard de l'actualité à laquelle, parfois, ils se réfèrent. On sait, pour les
avoir vus pendant vingt ans dans les gares, que les bandes dessinées trouvèrent
dans la relation des faits de guerre un terrain quasi inépuisable. Les récits
belliqueux mettant aux prises des G.I. et des soldats japonais commencèrent dès
le début de l'entrée en scène des U.S.A. sur le théâtre des opérations. On assista
donc, dès les premiers jours du conflit sur le front du Pacifique, à un
enregistrement des héros de comics dans les rangs de l'armée 1. Les séries en cours durent
procéder à une certaine reconversion. Or un scénario, fut-il tronqué en épisodes
de quelques vignettes, n'est pas un argument manipulable à merci. C'est ainsi
que, pour avoir conduit son héros en un lieu fort éloigné des U.S.A., le
dessinateur Milton Caniff ne put permettre à Terry (Terry and the pirates) de faire
son entrée en temps et heure dans les forces aériennes. Cet exemple rapporté par
les historiens de la B.D. 2 illustre avec éclat les difficultés que peuvent rencontrer
les cartoonists qui font appel aux faits saillants de la chronique contemporaine
vécue au jour le jour. Faisant le plus souvent contrepoint par rapport à l'époque
qu'ils retaillent à la dimension de leurs dessins, les strips échouent partiellement
dans leur entreprise (des décalages entre les faits et leur intégration dans
l'imaginaire collectif sont parfois sensibles). Entre le fait et sa reprise dramatique par
les médias, s'interposent les contraintes technologiques. Lorsqu'à ces contraintes
doivent s'ajouter les exigences de la fiction, le délai de réajustement peut être
fatal (la B.D. est un art de l'éphémère). C'est peut-être une des raisons pour
lesquelles la science-fiction, qui ne craint pas en principe ces revers, trouve
aujourd'hui un nouvel élan dans les comics d'aventures (Jeff Hawke de Sydney Jordan).

B. DE LA VIGNETTE A LA PAGE
OU L'ESPACE GOMME SIGNIFIANT3.

Comme nous le disions au début de cette étude, la planche de comics n'est


parfois qu'un regroupement de strips. Certaines pages qui constituent des unités
hebdomadaires de narration continuent d'obéir à cette logique linéaire du récit

1. B.D. et Figuration narrative, op. cit., p. 83.


2. P. Couperie, Cl. Moliterni (B.D. et Figuration narrative, op. cit.). Si Caniff
« rata » le début de la guerre, il se rattrapa bien vite en publiant entre autres une série
spécialement conçue pour les G.I. du front : Male Call.
3. Cette partie de l'article fait partie d'un ensemble plus large, publié par la revue du
C.R.D.P. de Bordeaux (Messages n° 5). C'est à l'aimable autorisation de son directeur
qu'elle peut figurer ici.

16
Du linéaire au tabulaire

par tranches (strips) comme s'il s'agissait seulement d'octroyer au lecteur une
portion diégétique plus importante que celle consentie dans les quotidiens. A
quelques nuances près, c'est de cette façon que procède encore une large partie
des auteurs de la presse pour adolescents. Il n'en est pas (et n'en fut pas)
cependant toujours de même.
Lorsque les cartoonists purent disposer de pages entières dans les journaux,
l'uniformisation des rectangles tendit peu à peu à se relâcher. Sans
nécessairement renier la fragmentation fonctionnelle conquise de haute lutte — raconter
des histoires à travers une discontinuité et non plus illustrer par une
juxtaposition — les artistes graphistes retrouvèrent des procédés figuratifs fort anciens
qu'ils vivifièrent de leurs nouvelles techniques. La composition des pages devint
la recherche d'une intégration du jeu des variables visuelles de l'image (forme,
surface, valeur, couleur) au plan d'ensemble représenté par la surface
imprimable. D'emblée une contradiction se fit jour dans la pratique des cartoonists.
Ces derniers furent très vite tiraillés entre deux tendances a priori
antagonistes : d'un côté réaliser une planche, construire un ensemble à deux dimensions,
avec tout ce que cela suppose comme mise en forme, de l'autre, raconter une
histoire, i.e susciter un espace-temps fractionné et perspectif. Cette tension
pourrait également se formuler de la façon suivante : comment, en partant
d'une fragmentation diversifiée, arriver à maîtriser la disparité des points de vue
dans une construction unifiante? Autrement dit, encore, comment concilier
surface et espace? Il va sans dire que le problème ainsi posé n'est qu'une instance
méthodologique susceptible de nous aider à aborder une n pratique spécifique
d'un point de vue sémiologique, étant entendu que notre approche — chercher
des structures — n'a rien à voir avec la pratique elle-même : faire des B.D. 1.
Ce fut la recherche passionnée pour faire coïncider forme de l'expression et
forme du contenu qui est à l'origine des tentatives originales de mise en page.
Entité commerciale de narration, la page s'offrit pour certains comme le lieu
d'une mise en scène où les images, en plus de leur valeur diégétique propre,
devaient s'inscrire dans une structure coiffante, à la fois seconde et
esthétiquement pré-formante. De 1937 à 1948, le dessinateur scénariste français R. Pellos
présenta à ses lecteurs des planches dont l'agencement retient particulièrement
l'attention. Il s'agit de son œuvre Futuropolis ou « les cartons s'interpénétrent
selon des contours inédits, se mêlent selon des lignes brisées, des zigzags, des
arcs-en-ciel, et renforcent la tension dramatique de la planche qui finit par «
exploser » en un choc visuel et psychologique d'une forte intensité2 ». Un principe
régit la composition des pages : l'élaboration d'une symétrie en accord avec le
signifié global de narration. Un équilibre des masses antagonistes rythme par
exemple les scènes de combat, et les cartoons épousent les lignes de composition du
dessin qu'ils renferment. Aux U.S.A., F. Godwin (Connie à partir de 1937) renonça
lui aussi très souvent à la fragmentation classique des pages de façon à pouvoir
composer ces sortes de calligrammes abstraits. Une structure supra-segmentale

1. Dans son livre Langage et Cinéma, Larousse, 1970, Ch.' Metz écrit (p. 56) : « Le
parcours du sémiologue est parallèle (idéalement) à celui du spectateur (...); c'est le
parcours d'une « lecture », non d'une « écriture »; mais le sémiologue s'efforce
d'expliciter ce parcours dans toutes ses parties alors que le spectateur le franchit d'un trait et
dans l'implicite, voulant avant tout comprendre le film. » Le sémiologue voudrait en
outre pour sa part comprendre comment le film est compris.
2. B.D. et Figuration narrative, op. cit., p. 158.

17
Pierre Fresnault-Deruelle

s'organisait en une rhétorique du puzzle, engendrant des connotations diverses


(par exemple la solidarité du héros au centre d'une composition radiale 1. Ces
pages s'affichent comme des collages-restitution où le simultanéisme — plus
statique que dynamique du point de vue de l'intrigue sinon du mouvement —
permet justement ces sortes de flottements entre les codes de la représentation
(surface) et ceux du représenté (l'espace fictif à trois dimensions) 2. La page
fonctionne à la fois comme système (signifiant) et comme nature (signifié).

Le quadrillage orthogonal des planches.

La pratique qui consiste à jouer de la discontinuité du signe (le cadre rigide


des vignettes, leur séparation) pour qu'en fin de compte lui soit substituée une
instance unifiante (la composition d'un signifiant de connotation : exemple, la
forme du puzzle), cette pratique là n'offre pas, on s'en doute, toute la maniabilité
souhaitée en matière de narration. L'esthétisme risque très vite de prendre le
pas sur le fonctionnel (de fait, de nombreuses planches apparaissent comme des
exercices de style le plus souvent gratuits). Seul un arbitraire pleinement assumé
(le quadrilatère indifférencié) peut, à notre sens, garantir la discursivité iconique
souhaitée. La nostalgie d'une langue où signifiant et réfèrent se nourriraient
d'une réciproque osmose est un mythe producteur de rares et accidentelles
réussites. Les motivations dans l'économie tabulaire des vignettes pourtant
ne sont pas absentes des comics, bien au contraire. Il faut seulement qu'un
filtrage puisse permettre aux cartoonists de composer leurs planches à partir
d'un système maniable (universel). Outre quelques images circulaires ici ou là,
les pages sont conçues en fonction d'un découpage orthogonal où la forme des
cartoons peut être à la fois signifiante et programmée. Abscisses et ordonnées
imposent aux auteurs une marge de manœuvres plus restreinte, mais plus
sûrement pertinente. Le style de l'artiste doit se couler dans un code3. C'est
B. Hogarth, reprenant Tarzan en 1947 (lancé dans les B.D. par Foster), qui
donnera au système des rectangles son expression la plus consommée. « Trois
bandes horizontales et trois verticales et sur cette grille composée de neuf
rectangles égaux, il joue à son aise en combinant les cases deux par deux, par trois,
verticalement, horizontalement, en carrés de quatre cases, obtenant ainsi une
mise en page souple et calme (...) et autorisant des variations de format que

1. Autre connotation du puzzle : la reconstitution policière.


2. Autres exemples de compositions calligrammatiques : Little Nemo in Slumberland
de McCay (Horay éd., 1969), planche du 22/10/1905, et d'une façon quasi
systématique les comics-books américains. Ex. The Phantom, Charlton comics n° 30, février 1969,
cité in Les Bandes dessinées (publications du C.R.D.P. de Bordeaux), p. 88. On citera
également la photo-synthèse- utilisée en publicité; cf. La Grammaire de l'image
d'A. Plécy, Marabout-université, 1971.
3. Roman Gubehn dans Imagen Y sonido, août 1970 (n° 86, p. 9) écrit : «
Formellement une page de comics peut se définir comme un groupement de vignettes qui couvrent
sa surface entière, mais cette définition simplement descriptive n'est pas satisfaisante (...),
il nous paraît plus rigoureux de définir la page de comics comme une structure de
montage particulière à certains comics, qui se caractérise pour avoir été conçue et réalisée
pour être reproduite sur toute la surface d'une page afin d'obtenir une unité graphique
et une cohérence plastique globale. »
18
Du linéaire au tabulaire

jalouserait le cinéma enfermé dans le cadre immuable de l'écran (...) 1 ». Les


variations du format des vignettes jouent également un rôle important dans les
B.D. comiques, spécialement celles pour lesquelles à chaque page doit
correspondre une action complète : la surface est divisée de telle manière qu'une place
importante est réservée à la dernière image en laquelle culmine le gag amené à
son point optimum (Achille Talon de Greg). Le cartoon s'enfle symboliquement
aux dimensions du signifié de connotation : l'énormité ' de la situation. Les
divers éléments accumulés peu à peu au cours du récit, et finalement rassemblés
en une synthèse catastrophique, s'offrent dans le plus expressif des bouquets
hétéroclites 2. Avec les gags en une page, la planche est au sens plein du terme
le théâtre d'une véritable mise en scène. Le doute n'est plus ici permis lorsque
nous ajouterons que, jouant, parfois de rectos intermédiaires, le cartoonist
cache un instant aux yeux du lecteur son dernier dessin agrandi au format de
l'imprimé (Achille Talon, Pilote, 1970, I, 2). Dans un hebdomadaire, en effet,
des séries peuvent venir s'intercaler entre les pages d'un même récit 3. En l'occu-
rence un pas de plus a été franchi. Il n'est plus question de la vignette ni de la
page, mais du journal lui-même, à partir duquel notre propos doit être réenvisagé.
Il s'agit incontestablement d'une amorce nouvelle de la vision-lecture des
imprimés.
Mais adapter le format des vignettes à la recherche d'effets stylistiques est
une opération qui s'accompagne parfois de revers non négligeables.
L'agrandissement d'une image occasionne inévitablement des modifications dans la taille
des autres vignettes qui doivent, de ce fait, s'adapter aux données
orthogonales du cartoon de référence : pour un format véritablement signifiant, combien
d'images n'apparaissent plus que comme des unités ajoutées, destinées à combler
un vide structurel. S'il n'y est pris garde, la recherche d'une pertinence dans la
variation de surface des vignettes peut se retourner contre elle-même. C'est
peut-être une des raisons qui poussèrent McCay 4 à tabler sur l'indifférenciation
des formelles des vignettes de ses planches. Little Nemo, comme on sait, raconte
l'histoire d'un petit garçon poursuivant à travers ses rêves l'objet de ses
chimères : la princesse de Slumberland. A chaque page correspond un épisode de cette
quête invariablement arrêtée au bas de la feuille par le réveil du héros, debout
au milieu de son lit. Chaque planche réembraye directement dans le rêve. Le
format des dessins, qui peut varier d'une page à l'autre et qui semble choisi en
fonction du milieu traité (palais, rue, zoo, etc.), va servir de « patron » pour
tous les cartoons de la planche. On trouvera ainsi des pages faites uniquement
de carrés ou de rectangles égaux, voire de quatre ou cinq strips continus. Comme
au cinéma 5, le cadre où vient s'investir l'image reste égal à lui-même. Les hiatus

1. B.D. et Figuration narrative, op. cit.


2. Pouvant également concorder avec une image choc, le dernier dessin d'une planche
peut tripler, quadrupler de surface par rapport au précédent, pour la raison qu'il dévoile
un paysage grandiose : il s'agit de l'entrée du héros sur une scène imposante.
3. Certaines publicités ont découvert récemment ce type d'agencement.
4. W. McCay, Little Nemo in Slumberland, réédité en France par P. Horay en 1967,
paru dans le New York Herald à partir de 1904. On notera, en correctif, la présence de
dessins rompant parfois avec la régularité des planches classiques. Telle série de vignettes
« en escalier » grandissant au fur et à mesure que le personnage s'enfonce plus avant dans
le paysage où il évolue. Planche du 22/10/1905, du 29/10/1905, du 6/05/1906 etc.
5. McCay est également un pionnier dans le domaine du dessin animé avec Gertie
the dinosaur, 1909, U.S.A.
19
Pierre Fresnault-Deruelle
spatio-temporels entre les cartoons sont réduits au minimum : les planches se
donnent parfois à lire comme des groupements ordonnés de photogrammes 1.
Une projection spatiale du continuum filmique en quelque sorte. Toujours à
mi-chemin de l'analytique et du synthétique, les pages de notre auteur sont
conçues selon un principe transformationnel assez subtil : il s'agit — dans les
cas les plus intéressants — de brouiller les codes conventionnels de la
représentation et de la narration, à savoir animer les décors au maximum et réduire au
minimum l'action des personnages. A la limite, ce sont les paysages qui agissent
et les héros qui assistent, interdits, à leurs métamorphoses. Au contraire de
ses successeurs qui élaboreront leurs planches de façon à dramatiser leurs récits
(d' Hogarth à Gir en passant par Hergé), McCay invente des fables qui
participent à la composition des planches. De là, répétons-le, cette importance confiée
aux décors ou, plutôt, aux modalités à partir desquelles ceux-ci' donnent leur
attrait à cette B.D. exemplaire. Un extraordinaire délire . perspectif fait que
nous nous demandons sans cesse si le héros voyage ou s'il vieillit, s'il grossit ou
rapetisse, tandis que grottes et montagnes, forêts, mers et palais éclosent,
s'épanouissent, déclinent et disparaissent en l'espace de quelques dessins. Des
compositions symétriques à cheval sur deux cartoons, des jeux de miroirs
horizontaux et verticaux, des enfilades de couloirs dignes des meilleurs compositions
en abîme etc., ruinent par l'excès les lois du cube scénographique, qui, à force
de sophistication, retrouve la platitude du support. Passé un certain stade,
les pages de McCay se donnent à voir comme un pur champ d'aplats. Nemo, en
ce sens, c'est la conquête de la surface à partir de la représentation des volumes 2.
Le geste inaugural à toute vision qui consiste à vouloir investir la surface d'une
fictive profondeur est ici battu en brèche 3. Avec soixante-dix ans d'avance dans
le domaine des comics, Nemo, c'est la subversion des codes de la représentation
(reprise et amplifiée par Devil dans sa Saga de Xam, cf. infra). Le refoulement
de la surface dénoncé en peinture par Cézanne trouve en McCay, et pour les
B.D., un premier grand adversaire.
Résumons-nous. Le passage du strip à la planche occasionne un
bouleversement dans l'économie du récit : en tant que système fléché, la diégèse * connaît
une remise en cause dès lors que le cartoonist, jouant des variables visuelles,
brise l'ordonnance uniforme des vignettes. L'image standard (avatar du photo-
gramme) telle que l'utilise un Schulz (Peanuts) ou un Gould (Dick Tracy)
relevait d'une conception sûrement phonocentrique du discours selon lequel
un autre peut ressembler à un même. Comme un clou chasse l'autre, la vignette

1. A noter que les dessins de McCay sont très analytiques : ils représentent les
personnages saisis instantanément : soulevant un pied, amorçant un geste, etc. Ce
n'est que vingt ans plus tard que les cartoonists atteignirent à une conception plus
synthétique de la « gestique » des personnages.
2. L'artiste a tellement conscience du jeu en trompe-l'œil auquel il se livre qu'au
cours de l'épisode du 11 février 1906 (cf. édition Horay, 1967) il s'amuse à confondre
son héros prisonnier de la même illusion que le lecteur : Nemo s'adresse à une petite
fille qui, à l'instar d'autres personnages, fait tapisserie le long d'un couloir. Comme la
petite fille ne répond pas, le héros découvre qu'elle n'est qu'une figurine de papier. La
métaphore « faire tapisserie » est prise au pied de la lettre. Nemo ne s'était pas aperçu
qu'il faisait face à une galerie de portraits, dont cette silhouette étrangement vraisem-

blable.
3. Cf. à ce sujet le discours actuel des Cahiers du cinéma.
20
Du linéaire au tabulaire

de daily strip trouve en effet son statut en remplaçant la précédente. Avec des
auteurs comme Hogarth (Tarzan), Pellos (Futuropolis), Godwin (Connie),
au contraire, l'escamotage en chaîne n'est plus possible; le jeu des équivalences
se grippe : les dessins varient de formats. Derrière la valeur d'échange des
vignettes, leur valeur d'usage est là qui revient en force, freinant la lecture dans sa
course. Si la chronologie règne toujours, elle ne domine plus, modulée qu'elle
est : 1) par l'irrégularité des « grands syntagmes » qui brisent le flux de la coulée
narrative; 2) par toute une recherche formelle trans-iconique : il est des « rimes
visuelles », chez nos auteurs, qui menacent le compartimentage de leurs
planches. Faisant nôtre la théorie de Gombrich x suivant laquelle la représentation
de l'espace perspectif est gage de narration, du moins de narrativité (le parcours
d'une scène est synonyme de fable), nous tenons que la B.D. menace la fable
dès lors qu'elle manifeste la platitude de son support. L'histoire des B.D. est
riche d'exemples où les auteurs éprouvent le besoin de dénoncer les codes qu'ils
utilisent (une bonne part de l'humour des B.D. table sur ce procédé). En tant
qu'organisme graphique, i.e. en tant qu'entité formelle, la planche de comics
est parfois le lieu d'une interrogation sur la nature du lien qu'on s'acharne à
tisser entre narration et profondeur de champ, plus précisément sur « la vertu
fabulatrice » de la perspective. C'est ce qu'un Fred (Philemon) ou un McCay
(Nemo) réussissent à traduire lorsque, devant telle ou telle planche, nous hésitons
à parler de décor ou de décoration, selon que nous balançons entre les vignettes
(organes) et la planche (organisme). En regard de ce double champ
d'oppositions, constitué d'une part par le versus perspective /espace plat, et de l'autre
par celui du récit et de sa mise en cause (discontinu vs continu), deux attitudes
antagonistes paraissent constituer l'espace graphique à l'intérieur duquel se
cherchent aujourd'hui les cartoonists. L'Italien G. Crepax (Valentina) et les
épigones de N. Devil (Saga de Xam) : E. Maroto et Ph. Druillet2, incarnent ces
nouvelles tendances.

Le récit disloqué.

Crépax. Alors que l'auteur de Nemo respectait le principe normatif formel


consistant à varier aussi peu que possible le format des vignettes à l'intérieur
d'une même planche, Crepax va user, toujours suivant des vecteurs orthogonaux,
du morcellement le plus extrême dans la confection de ses pages. C'est ainsi
que certains montages faits d'un assemblage d' « inserts » dérivés d'un sujet
quelconque donneront au lecteur la sensation d'une perception multifaciale,
d'un cubisme déplié si l'on préfère. Le regard plus voyeur que jamais s'immisce
dans l'intimité de la scène fragmentée, et: ce n'est certes pas un hasard si la
thématique erotique est si développée chez ce cartoonist. Très souvent le sujet
est donné dans une grande vignette, puis c'est l'émiettement, la
décomposition irrémédiable donnée en pâture à l'épellation de l'œil. Le va-et-vient entre
la vision globale et la parcellisation analytique dévoile ici de façon exemplaire
la dimension fétichiste inhérente à la passion pour la structure (Illustration

1. Gombrich, UArt et l'Illusion, N.R.F., 1972.


2. Ph. Druillet, Lone Sloane, Délirius, Dargaud, 1973. E. Maroto, Wolff et la reine
des loups, Dargaud, 1973. G. Crépax, Valentina, Marianna, Losfeld 1968.
21
Pierre Fresnault-Deruelle

Charlie Mensuel.

n° 5). Nous aurons mieux saisi le point d'articulation entre les B.D. classiques
et cette école du regard si particulière des années 60 lorsque nous aurons dit que
la description se fait sur le mode narratif : d'emblée l'œil reconstitue des syntag-
mes et les ordonne linéairement. Nous avions affaire à des enquêtes chez Caniff
ou chez E. P. Jacobs, l'auteur de Valentina nous invite à reconstruire pour notre

22
Du linéaire au tabulaire

compte des scènes « éclatées ». Il est clair qu'avec ce type de B.D. le pré-découpage
en strips est devenu une impossibilité structurelle. Nous n'en voudrons pour
confirmation que le fait suivant : les planches sont des systèmes tabulaires où
les vignettes ne sont plus toujours intégrées dans un continuum logique, mais
où certains cartoons, qui représentent la scène mentale du héros, entretiennent
des rapports de contiguité parfois complexes. Les scènes de rêve et les scènes
vécues se contaminent au point de devenir les phylactères les unes des autres.
Tout cela, répétons-le, joint au souci d'une composition d'eniemble ou le simul-
tanéisme et la subversion des rapports syntagmatiques traditionnels forcent le
regard à redistribuer les éléments de sa propre lecture. Crépax ou la mosaïque
préférée à la frise.
Druillet /Maroto. Avec ces auteurs, le quadrillage de la planche n'est plus
un acquis ; de nombreux « trous » aèrent une composition dont les éléments
constitutifs obéissent plus au principe de la distribution narrative classique. Au
contraire, les dessins entrent en concurrence, brouillant comme à plaisir l'ordre
du discours crispé jusqu'ici dans un protocole de dévoilement homéopathique.
De plus en plus mal à l'aise dans la structure de contention linéaire imposée
par le découpage traditionnel, les artistes transgressent le principe de segmenta-
bilité du signifiant en désencadrant ou en superposant partiellement les motifs
de leurs planches. Les aventures du signe font place à celles, problématiques, du
héros. « L'œil peut alors partir pour des découvertes. Les choses représentées
jouent le rôle d'éléments qui parviennent à exister de manière autonome (...); si
quelques parties de surface apparaissent inutilisées (...), ces parties jouent un
rôle dans la composition (...) d'après leur étendue, leurs formes, elles
apparaissent conçues avec autant de soin que les contours des objets *. » Quoique fort
mouvementé (il s'agit en général d'épopées intergalactiques), le récit se trouve
pris au piège du support sur lequel il croyait pouvoir fonder ses assises. Mais
la remise en cause ne s'arrête pas là. La lisibilité liée à l'ordonnance des figures
se perd dans la contamination du figuratif analogique sur l'abstrait scriptural
(et réciproquement) 2. De même qu'on note avec les lettres colorées et dessinées
des comics classiques une « iconiciation » du verbal, de même voit-on ici se
chercher de nouvelles formes hybrides où l'image se purifie jusqu'à atteindre à la
désincarnation des signes purs (glissement du pictogramme à l'idéogramme)
et où, à l'inverse, l'immotivé retrouve la consistance du réfèrent.
A l'origine de ce séisme sémiologique les pages de Saga de Xam, toutes tendues
vers l'exploration systématique des possibles de la figuration narrative.
Décoration et trompe-l'œil s'y combattent sans cesse (Devil incorpore ses personnages
au monde des bas-reliefs égyptiens ou à celui des estampes japonaises). Dans
cette hésitation, où l'intertextualité iconographique remplit une fonction
véritablement dynamique, semblent se préciser les prémisses d'un art nouveau.

Pierre Fresnault-Deruelle
Université de Tours
Institut Universitaire de Technologie.

1. Guy Scarpetta à propos de Brecht et de la peinture chinoise, Littérature et


Idéologie, Cluny II, 1971.
2. Voir M. Covin, « La B.D. psychédélique », Critique, n° 294.

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