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édito
Emballant !
Par Nicolas Domenach
onsieur Christo est de ces ar- « irrationnelle » de sa création, « une beauté qui a
tistes de génie qui jamais ne un tel pouvoir, souligne l’artiste, qu’elle désarme
renoncent à leurs rêves. Il bien des fureurs ». Pas toutes, hélas ! L’annonce de
adore rien moins que « mon- cet emballage a déchaîné grognons et quinteux
trer ce qui semble impossible » et donner à voir ce qui ont expectoré leurs humeurs bilieuses.
que nous ne percevons plus par un geste éphémère, Notre pays est malade, on le concédera, qui, à
un emballement littéralement emballant. Avant- la moindre innovation, voit s’abattre sur le Net, la
hier, le Pont-Neuf, puis le Reichstag à Berlin, tant grêle des grincheux. Les acariens acariâtres sortent
d’autres sites ou monuments enrubannés de faveurs de leur nuit sombre d’abord pour critiquer le coût
comme autant de cadeaux de Noël. Et demain, plus avant même de tenter d’imaginer la création. Sauf
de cinquante-huit ans après avoir songé au projet, que… L’artiste paie tout, grâce à la vente de ses
ce sera l’Arc de Triomphe, « le fruit d’une bagarre dessins ! Alors, on décrète son entoilage « anti-éco-
extraordinaire qui se transforme en œuvre d’art ». logique » et « laid, un éléphant cubiste en barbo-
Car il lui aura fallu braver toutes les teuse »… Le combat politique n’est
bureaucraties, toutes les lois d’airain pas loin : « Allez donc plutôt embal-
de l’immobilisme, qui peuvent donc ler l’Élysée avec Macron et Brigitte
être vaincues par la volonté d’un dedans ! » Juste au moment où se
homme qui en a entraîné d’autres et concrétise un rêve qui peut devenir
d’autres encore jusqu’à donner vie en collectif s’abat une pluie acide dé-
avril 2020 pour quinze jours à ce pro- vastatrice… dont il faut s’efforcer de
jet fou imaginé par ce réfugié bulgare ne tenir aucun compte !
qui fuyait le communisme à la fin des Mais il est vrai que l’acidification
années 1950. Pour cet immigré, Pa- de l’air, cette pollution triste et âcre,
ris était alors – peut-il l ’être encore ? – contamine et atteint notre éco-
« le centre du monde et des arts ». système. Au plus intime. On se sur-
Cet empaquetage artistique de prend à ronchonner au moindre dé-
l’Arc de Triomphe ne pouvait mieux rangement d’habitude, à ne plus
survenir, après qu’il eut été profané, blessé jusqu’au discerner les coins de ciel bleu tant se sont accu-
cœur lors des premières violences affublées de gi- mulés les nuages de soufre souffreteux. On n’ose
lets jaunes. Les Parisiens comme les provinciaux même pas se réjouir plus d’un moment, pour ne
pourront se retrouver autour de ce monument prendre que ces exemples, que Bouteflika ait été
dont les toiles arrimées par des cordes évolueront bouté d’Algérie, qu’en Turquie Erdogan, l’auto-
au gré des vents. Car Christo Vladimiroff Java- crate islamiste, ait été désavoué partiellement lors
CHRISTO/ANDRE GROSSMANN/AFP
cheff est le seul qui fasse mentir Salvador Dalí. Le- des élections municipales, qu’en Italie la gauche
quel prétendait que, « le moins qu’on puisse de- sociale-démocrate sorte enfin de son purgatoire,
mander aux sculptures, c’est de ne pas bouger ». qu’en Slovaquie une avocate courageuse, Zuzana
Or, avec ce gigantesque paquet-cadeau souple, ses Caputova, ait été élue à la présidence en se dres-
œuvres demeurent immobiles, mais semblent en sant contre la corruption, avec ce slogan combat-
partance aussi pour ailleurs. C’est la grâce de ce tant : « Faisons face au mal ». Nous pouvons le faire
contraste entre pierre et ciel qui fait la beauté quasi nôtre. Il est « emballant » lui aussi ! L
40
remplir les canapés
par Anne Laffeter
À la recherche d’un public
mondialisé
34 par François Angelier
80 « Enracinés dans l’éternité »
entretien avec Marc Fumaroli
par Jacques Braunstein 82 « Une foi en un mal sans
42 Les cinq séries les rédemption » entretien avec
plus emblématiques Antoine Compagnon
par Olivier Joyard 84 Les apôtres de l’entente
44 Netflix, cannibale lecteur cordiale par Richard Griffiths
par Valentine Faure 86 Un coup de pied au derrière
46 « Nous nous replions par Frédéric Gugelot
sur nous-mêmes » 88 Jacques Maritain :
entretien avec Adam Alter un revolver au pied
48 Vertige de l’interactivité de la croix
par Alexandre Gefen par Henri Quantin
90 Joseph de Maistre,
54
50 Baby-sitter numérique
par Titiou Lecoq et Dieu et maître
par Pierre Glaudes
52 Quatre autoportraits
par Hervé Aubron 92 J’écris ton nom,
nom de Dieu !
Illustration de couverture : Netflix/Collection Christophel
par Henri Quantin
Jeffrey Schwartz/EyeEm/Getty Images
© ADAGP-Paris 2019 pour les œuvres de ses membres 94 Huysmans, Bloy et Claudel,
reproduites à l’intérieur de ce numéro. trois prophètes du Livre
Ce numéro comporte 3 encarts : par Dominique Millet-Gérard
1 encart abonnement Le Magazine Littéraire sur les
exemplaires kiosque France. 1 encart abonnement Edigroup 96 Archive : Mauriac, tout
sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique. 1 encart
foulard sur les exemplaires abonnés. d’un bloc entretien avec
François Mauriac
récits...
76
Fabrice d’Almeida, Simon Bentolila, Gérald Bronner, Fabrice
Colin, Alain Dreyfus, Giuliano da Empoli, Alexandre Gefen,
Sylvain Giovagnoli, Bernard Quiriny, François L’Yvonnet,
www.nouveau-magazine-litteraire.com Marylin Maeso, Hubert Prolongeau, Patricia Reznikov, Camille
Thomine, Marc Weitzmann.
la moindre qualité intellectuelle. nier, sont nombreux à décider de ne populations pauvres et rurales qui ne
Or des travaux scientifiques montrent plus prendre l’avion. Un rapport de prennent jamais l’avion et polluent
sans appel que la chèvre est l’un des Magdalena Heuwieser, « The illusion peu – de réduire leurs émissions. »
animaux les plus intelligents de of green flying » (2017), conteste la Sur le site Reporterre, Laurent
la planète. Pour en avoir connu dans trajectoire défendue par l’Organisa- Castaignède, ingénieur diplômé de
ma jeunesse, je peux témoigner qu’elle tion de l’aviation civile internationale l’École centrale Paris, propose de re-
a, en plus d’une grande indépendance (Oaci) qui prétend devenir neutre en venir aux avions à hélice dont les mo-
d’esprit, de l’humour à revendre. Elle carbone à partir de 2020. La produc- teurs récents consomment 30 % de
a aussi de la mémoire : elle peut garder tion d’agro-kérosène pour satisfaire moins que ceux des jets. Mais il pré-
une information en tête pendant plus de les besoins de l’Union européenne vient : si on ne taxe pas les carbu-
dix mois et s’en servir le moment venu. nécessiterait de consacrer un conti- rants de l’aviation, la transition
Elle dispose d’assez de jugeote pour nent entier à sa culture. Alors que la risque juste de faire baisser les prix
résoudre des problèmes complexes. Si compensation carbone qu’il préco- et d’augmenter le trafic. En atten-
on la forme à retirer le couvercle d’une nise (soutenir des projets éco- dant l’avion électrique, voire solaire,
boîte pour obtenir une récompense et responsables dans le tiers-monde) les solutions sont simples. Limiter
que, par la suite, on bloque le système, s’apparente à une forme de néo- ses vols, prendre le train pour les dis-
la bête tournera la tête vers l’humain, colonialisme : « Pour qu’une petite tances courtes et favoriser la visio-
comme pour implorer de l’aide. partie de l’humanité puisse continuer conférence pour ses interactions pro-
À l’instar des animaux de compagnie, à voler, on enjoint à d’autres – des fessionnelles. Jet, set et match ! J. B.
elle communique volontiers avec
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
à côté d’un bol de friandises, l’animal tée du Bien dans les choses dans lequel il
ira spontanément vers la première. regarde avec circonspection l’antispécisme
Reste qu’il y a un fossé entre actuellement en vogue. « Celui-ci a pro-
la littérature et la chèvre qui, jeté sur les animaux supérieurs des senti-
contrairement à d’autres animaux, n’a ments de supériorité morale et ontolo-
pas encore eu son grand roman, gique que l’homme se réservait : il est le
excepté la célèbre nouvelle d’Alphonse Du faux foie gras pour Noël, à Toulouse. résultat de la découverte darwinienne de
Daudet, « La chèvre de M. Seguin ». la nature animale de l’homme. […] Surtout, l’antispécisme semble cultiver
Les écrivains préfèrent les cochons, un étrange sentiment de culpabilité face à la dimension absolument natu-
les albatros, les cachalots. relle et absolument morale du rapport interspécifique. […] » Lire l’intégra-
Avis aux nouvelles générations. L lité de l’entretien sur le site du Nouveau Magazine littéraire. L
OVERDOSE
La France
François Lenglet prophétise
mafieuse de Paul-
François Paoli
et Gérald Pandelon
la fin des années libérales
(Max Milo) dresse Lorsqu’un chantre du marché se convertit à l’économie dirigée.
un état des lieux
accablant de la
corruption et de
lors que les dé-
la démission de l’État
face aux trafics
de drogue et aux
mafias. Drogues,
des mafias aux
États de Xavier Deleu
et Stéphanie Loridon
(publié aux éditions
a cennies récentes
avaient été mar-
quées par le
désir de liberté, les pro-
chaines vont voir s’affirmer
la tendance exactement
Hugo Doc, et qui contraire, le besoin de pro-
donnera lieu à un tection. » Ceux qui voient
documentaire en mai
sur Arte) traite des
François Lenglet comme le
impacts positifs journaliste télé libéral qui
comme négatifs de tance les politiques à coups
de graphiques vont être dé-
CHESNOT/SIPA
la dépénalisation
sur l’économie des concertés par son dernier
pays qui ont fait ce
choix. Deux livres
essai. Dans Tout va basculer !
à lire ensemble pour il examine les courbes éco- Nathalie Saint-Cricq et François Lenglet, en 2012.
se faire une opinion nomiques sur le temps long
éclairée. et revient sur les événements Mais aussi les projets de privatisations d’Aéroports
Marie Fouquet qui ont marqué les années l’opposition britannique de de Paris ou de La Française
en 9, comme celles des crises « reprise en main par l’État des jeux seront sans doute
de 1929 et 2009. Ce qui lui de la poste et des transports remises en cause. Et pour
permet de décrire 2019 et ferroviaires ». Alors qu’il appuyer sa démonstration il
d’envisager 2029. Il constate estime qu’en France les n’hésite pas à citer l’épou-
le retour des frontières et vantail des libéraux de tout
prévoit « celui de la puis- TOUT VA poil : « Keynes, qui affirmait
sance publique dans l’éco- BASCULER ! ne pas hésiter à changer
YUZU PRODUCTIONS
claste qu’éclairante sur notre tasme d’omniscience et la crise des gilets jaunes était
hypermodernité. « Les diri- d’omnipotence », explique- une “demande d’amour” des
LE RETOUR
geants des démocraties li- t-il au NML. « Le critère de Français dont il faut “re- DU PRINCE,
bérales comme Obama ou réussite de la politique est ce conquérir le cœur” ». Ce qui Vincent Martigny,
Macron et les populistes au- que les dirigeants sont et non marque une rupture avec éd. Flammarion,
toritaires comme Trump ou plus ce qu’ils font. Nous nos usages habituels de la 224 p., 18 €.
Salvini partagent des traits voyons triompher ce que démocratie « opposant le
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 7
quelle histoire !
de Fabrice d’Almeida Édité par Le Nouveau Magazine pensées
et littéraire
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les idées Politique · Économie · Société
L’amour vache
Entre l’homme et l’animal, le dilemme fut longtemps manger
ou être mangé. À l’occasion de la réédition du roman de Beat Sterchi,
le point sur une relation tumultueuse en plein bouleversement.
n pourrait dire, pour first lady du nom de Blösch ; et quand, eux, eux à qui la langue des auto-
dans les alpages suisses d’Innerwald, les habits, les visages et les corps. Où En 1983, en Suisse et en Allemagne,
où un immigré espagnol, Ambrosio, les bêtes, au jour du sacrifice, ne sont Blösch (le titre original de La Vache) a
est engagé par un paysan à l’ancienne pas les seules à y laisser leur peau. dès sa parution rencontré un succès
pour prendre soin d’un petit troupeau Beat Sterchi, en diffractant les considérable, tant public que critique.
de laitières, et surtout les traire de ses temps, les angles et les voix, extrait fi- « Un livre fou », titrait Basler Zeitung,
doigts de fée. Le temps s’écoule au nement son récit hors des rails d’une « un texte sauvage, démoniaque et
rythme des saisons, dans la tiédeur de dichotomie simpliste. Car les étran- magiquement poétique », renchéris-
l’étable, dans des parfums de lait, de gers, que ce soit au village ou à l’abat- sait le prestigieux quotidien de Ham-
bouse et de foin, où règne – s’il le faut toir, ne sont jamais les bienvenus au bourg, Die Zeit, tandis que Der Spie-
d’un coup de corne bien ajusté - une « pays nanti ». On ne se mêle pas à gel n’hésitait pas à mettre cet ovni
10 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 11
les idées
Antispécisme
« Je ne mange pas
mes amis »
On en sait trop à présent sur l’intelligence et la sensibilité animale
pour traiter les bêtes comme une matière première.
Leur cause est en marche, rien ne l’arrêtera…
Par Franz-Olivier Giesbert
as une semaine ne
Interdit
Une sacrée
emmerderesse
Le tabou qui exclut, sauf pour les musulmans, de toucher une vache,
et encore plus de l’abattre, plonge l’Inde dans des difficultés
économiques et écologiques insolubles.
Par Catherine Clément
FREDÉRIC GRIMAUD/DIVERGENCE
ucune de nos vaches 400 millions de bovins est sacré, et Difficulté économique. La vache sacrée
PIERRE GOLDMAN,
icône de la gauche française des années 1970.
Héros et martyr pour certains,
ennemi public et criminel pour d’autres.
Quarante ans après son assassinat,
il est temps de redécouvrir son unique roman,
chef-d’œuvre d’humour noir d’une absolue liberté :
L’ORDINAIRE MÉSAVENTURE
D’ARCHIBALD RAPOPORT
Ère du soupçon
Sale temps
pour les intellos
La France, pays des intellectuels ? Les clercs n’ont pas toujours été
respectés chez nous – et particulièrement pas en ce moment, à droite
comme à gauche. L’heure est-elle à l’anti-intellectualisme ?
Par Patrice Bollon
epuis le XVIIIe siècle et comme Maurice Barrès ou Charles contact avec le monde réel ». Toute une
ANATHÉMATISATION
Comme le montre La Haine des clercs,
MICHEL EULER/POOL/AFP
LA PHILOSOPHIE
QUI SE FAIT,
Patrice Maniglier,
conversation avec
Philippe Petit,
éd. du Cerf, 544 p., 24 €.
RENÉ JARLAND/UPI/AFP
BASSO CANNARSA/OPALE/LEEMAGE
tique « radical », qui l’a si souvent éga- et le travail » qui avait été la base
rée. Il pense que le parti pris « anthro- des succès de l’après-1945, Trente
pologique », venu de Lévi-Strauss, lui Glorieuses françaises et « miracles »
a permis d’élaborer des concepts en- allemand, italien ou japonais.
core valides. Ce serait le cas de celui Reprenant l’idée centrale d’un best-
de « structure », qui ouvre, selon lui, seller de la pop sociologie américain
sur une autre représentation de base, (So Sad Today, de Melissa Broder, qui
métaphysique, apte à nous extraire Zygmunt Bauman (1925-2017). vient d’être traduit aux éditions de
d’un certain enfermement sur nos l’Olivier), il en résulte ce qu’il appelle un
« valeurs » décrétées « naturellement » La « faillite de l’avenir » est un thème « retour à l’utérus », le fait que l’espoir,
universelles ; apte aussi à nous donner, récurrent de la réflexion politique jadis collectif, s’est « privatisé » et que
par contraste, l’accès à un monde plu- actuelle. Dans son dernier livre écrit peu le moi, un moi vide, soit devenu
riel, voire relativiste au bon sens du avant sa mort, à 91 ans, en janvier 2017, le dernier lieu où se formule quelque
terme, car démocratique. le sociologue anglais d’origine polonaise chose comme un bonheur des
Rien n’oblige, bien sûr, à le suivre Zygmunt Bauman lui donne une assise individus. L’utopie ne s’exercerait ainsi
sur ce point. Mais on voit bien qu’on quasi existentielle. Du fait des craintes plus « vers l’avant » ; elle régresserait
ne saurait approcher les enjeux de la nées de l’essor de technologies dans une célébration stérile des
mondialisation avec les outils intellec- menaçant la permanence du travail solutions du passé. Le diagnostic, on
tuels d’un temps où ces débats ne se humain, de la concurrence généralisée le voit, est très sombre. Et, même si on
posaient pas. C’est en ce point que Pa- avec les autres induite par le libéralisme peut en contester le caractère excessif,
trice Maniglier et Zygmunt Bauman et du recul déjà présent ou annoncé, il n’est manifestement pas sans vérité.
se rejoignent à nouveau. Comme si, dans nos démocraties, de l’État social, Pour ce dernier opus, qui se termine
face à ces problématiques inédites, l’individu contemporain, soutient-il, ne significativement par le mot de « fosses
une pensée middle-of-the-road se re- conçoit plus le futur comme un espace, communes », Zygmunt Bauman a voulu
pliait sur la nostalgie d’un monde an- malléable, de projection, un milieu nous adresser un ultime message d’où
cien qui ne connaissait ni les angoisses d’espoirs et d’attentes. Voyant toute espérance n’est, cependant, pas
sociales de la fin du travail nées de la le présent comme une inéluctable absente. Dans sa conclusion, il nous
robotisation, ni celles, mentales, d’un dégradation, le passé a pris, chez lui, conjure ainsi de « regarder vers l’avenir,
univers devenu partout, en raison des la place de l’avenir. Voici donc le temps pour un changement », et ce, dans tous
migrations, « cosmopolitique » au sens des « grands retours en arrière ». les domaines. Il faut allier, disait
descriptif, neutre, du terme, soit Zygmunt Bauman en énumère quatre. Gramsci, le pessimisme de l’intelligence
culturellement mêlé. Le retour à Hobbes ou, plutôt, au temps à l’optimisme de la volonté : Retrotopia
Il nous faut, en résumé, bâtir une d’avant le Léviathan de Hobbes, une est le testament, à méditer, d’un des
autre modernité positive, alternative à lutte de tous contre tous que n’arbitre plus lucides essayistes sociologues
celle des Lumières. Et seule une intel- plus aucun État central. En découlerait de notre époque. P. B.
ligence libre peut y aider. C’est, en un un deuxième « retour à », celui des
sens, ce qu’a compris Emmanuel tribus. Plongés dans un monde où
Macron quand il a invité le 18 mars disparaît la solidarité, les individus À LIRE
dernier à l’Élysée une soixantaine d’in- se replient sur des affinités électives
tellectuels à lui faire des propositions nationales ou communautaires – le Net RETROTOPIA,
pour son « grand débat ». À ceci près renforçant cette fixation, chacun y Zygmunt Bauman,
traduit de l’anglais par
qu’il semble qu’il se soit surtout saisi élisant les informations qui corroborent
Frédéric Joly,
de leurs questions pour réaffirmer les sa vision en écartant celles qui la éd. Premier Parallèle,
principes d’une politique donnée pour mettent en doute. Le troisième « retour 250 p., 20 €.
la seule possible. La sienne. L à », celui des inégalités, sonne, selon
Mythologie
Voleurs d’enfants !
La rumeur des camionnettes blanches a suscité la persécution des
Roms, supposés s’emparer de bambins. S’expriment là des fantasmes
fort anciens, qui connurent leur apogée au XIXe siècle.
Par Dominique Kalifa
n vole des enfants à Mais l’effroi qu’inspire le vol d’enfants boucs émissaires, à commencer par les
o Paris. On en vole
tous les jours. On
les vole sur les
Grands Boulevards,
dans les rues les plus
passagères. On en a volé boulevard
Montmartre, rue Caumartin, rue
Royale, rue Racine, avenue Niel, pas-
sage des Panoramas, cité Rougemont. »
Ainsi débute, le 25 juin 1906, le « re-
tient aussi aux ressorts propres qui
fondent les communautés. Qu’il se
solde par la mort ou par l’implantation
dans une autre culture, l’enlèvement
d’un enfant malmène l’identité du
L’enlèvement
menace l’identité
et la postérité
Juifs. À compter du XIIe siècle se diffusa,
en Angleterre d’abord puis dans le reste
de l’Europe médiévale, la rumeur se-
lon laquelle les Juifs enlevaient des en-
fants chrétiens dont le sang était censé
entrer dans la fabrication des matzoth,
le pain sans levain consommé pour la
Pâque juive. Réactivée à chaque dispa-
rition inexpliquée, cette légende du
meurtre rituel nourrit profondément
portage sensationnel » que Louis Forest du groupe. l’antijudaïsme chrétien, suscitant
publie dans les pages du Matin, l’un des nombre procès, pogroms ou lynchages.
quotidiens les plus lus de ce début de groupe, en menace la postérité. Il est Dans la Russie des tsars, les parents
siècle. La série d’articles, très suivie, fit vol d’individu, mais aussi de lignée et apeurés interdisaient aux enfants de
sensation jusqu’à ce que l’on découvre d’avenir, et c’est pourquoi il taraude à sortir les jours qui précédaient la fête
qu’il s’agissait en réalité d’un « roman ce point nos imaginaires. de Pessa’h. Une telle invention, que re-
extraordinaire », dans lequel un trio de C’est aussi pourquoi on attribua de prit sans vergogne l’antisémitisme nazi,
reporters audacieux menait l’enquête longue date ces actes inadmissibles aux circule aujourd’hui encore dans cer-
jusqu’à arrêter le coupable, un savant figures les plus radicales de l’altérité. Les tains milieux islamistes.
sans scrupule dénommé docteur Flax. « sorcières » furent les premières visées :
L’épisode, resté fameux, est représenta- on les accusait d’enlever des nouveau- L’ANGE BLOND ET LE « MORICAUD »
tif des profondes anxiétés, mais aussi nés pour les sacrifier lors de sabbats ou La figure la plus emblématique – et la
des fantasmes et des instrumentalisa- de rituels sataniques. La magie noire, légende la plus tenace – reste évidem-
tions qui s’entremêlent autour de la disait-on, se délecte du sang des en- ment celle du bohémien voleur d’en-
question du « vol d’enfants ». fants, ou les éventre pour lire l’avenir fants. C’est elle qui resurgit de nos
L’inquiétude, évidemment, peut dans leurs entrailles ! En 1680, l’em- jours, sous le motif de « l’ange blond »,
sembler légitime. Le crime est intolé- poisonneuse Catherine Deshayes, dite cet enfant aux traits et à la chevelure si
rable parce qu’il s’attaque à l’enfance, la Voisin, fut brûlée en place de Grève pâles qu’il ne peut appartenir, dit-on, à
synonyme d’innocence, qu’il dit la pour avoir, entre autres méfaits, immolé la tribu de « moricauds » qui l’abrite.
confiance abusée ou, pis, violentée. des nourrissons avec l’aide de l’abbé L’accusation, tout comme celles de vol,
Guibourg. Quelques grands du de maquignonnage ou de propagation
Professeur à l’université Paris-I, royaume, corrompus ou pervertis, d’épidémie, surgit dès l’installation au
Dominique Kalifa dirige le Centre d’histoire furent suspectés de prendre des bains XVe siècle de ces tribus nomades en Eu-
du XIXe siècle. Il est notamment l’auteur de de sang d’enfants pour se guérir de la rope. Comment ces étrangers en hail-
L’Encre et le Sang. Récits de crimes
et société à la Belle Époque (Fayard, 1995)
lèpre ou de maladies honteuses. lons, sans attache, sans feu ni lieu, pou-
et Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire Très vite cependant, la responsabilité vaient-ils se reproduire s’ils ne volaient
(Seuil, 2013). du vol d’enfants fut portée par d’autres pas les enfants des autres ? Dans les
24 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
sou. « Rapt d’une audace inouïe », ex-
plique Le Petit Journal en février 1902,
en racontant comment l’intervention
à Pont-à-Mousson d’un brave vigne-
ron permit d’arracher une enfant à une
roulotte de nomades. « Une tentative
d’enlèvement d’enfant vient encore
d’être commise, en plein jour, par des
bohémiens, avec une audace inouïe »,
écrit le même journal quelque temps
plus tard, en montrant, illustration à
l’appui, comment une fillette de
Chauffailles (Saône-et-Loire) réussit à
échapper à une bande de nomades.
Ces allégations fantasmées contri-
buèrent à légitimer le vote en 1912 de
la très discriminatoire loi sur la cir-
culation des nomades.
EXPÉDIÉS EN LOUISIANE
Il est un dernier thème qui sous-tend
la mythologie de l’enfant volé. Il a trait
aux frayeurs que suscitent les pouvoirs
forts ou arbitraires, qui ne s’émeuvent
pas de s’en prendre aux plus faibles. Si
COLLECTION KHARBINE-TAPABOR elle plonge là aussi dans les profondeurs
d’un imaginaire sacrificiel – celui d’un
Abraham dont Dieu ne retiendrait pas
la main, celui du massacre des Inno-
cents ordonné par le roi Hérode –, l’an-
xiété s’alimente parfois à des actes bien
réels. L’un des exemples les plus célèbres
« Fillette enlevée par des bohémiens », dans Le Petit Journal illustré du 13 août 1911. concerne les émeutes qui soulevèrent
Paris en 1720, lorsque la rumeur se ré-
campagnes des XVIIIe et XIXe siècles, la Paris, s’appelle en réalité Agnès, enle- pandit que les archers du guet arrê-
frayeur s’emparait des villages lors- vée dès son plus jeune âge par une taient les enfants pauvres dans les rues
qu’une bande était signalée. Ils volent bande d’Égyptiens et de gueux basanés. de la capitale pour les expédier en Loui-
les enfants, mais ils les mangent aussi, Dans Les Burgraves, Hugo met en scène siane ou au Mississippi, alors français.
déclare une fillette dans l’Hérault en la sorcière Guanhumara (« Gue- D’autres affaires, plus sérieuses, susci-
1826 : « Ils l’avaient saigné, coupé en nièvre »), voleuse d’enfants elle aussi, et tèrent de profondes émotions. En 1859,
morceaux et mis dans leur marmite. » invente dans L’Homme qui rit les com- un garçonnet juif de Bologne, Edgardo
Si la justice ne confirma pas la réalité prachicos (« acheteurs d’enfants »), une Mortara, 6 ans, fut enlevé à ses parents
de telles fables, le motif fut en revanche « hideuse et étrange affiliation no- par des agents pontificaux pour être
amplement colporté par la littérature. made » du XVIIe siècle spécialisée dans confié à une famille catholique. Les
On le trouve dès 1613 chez Cervantès, le commerce des enfants. Eux ne vo- agissements de certaines dictatures (le
qui le met en scène dans « La Gita- laient pas, mais achetaient des enfants, franquisme dans les années 1940, les
nilla », figure de la voleuse d’enfants. qu’ils revendaient après les avoir muti- militaires de la junte argentine trente
On la retrouve chez Molière en 1671 lés. Tout cela contribuait à nourrir un ans plus tard, firent enlever des milliers
puisque la belle Zerbinette, dans Les mythe puissant, auquel le feuilleton et d’enfants dans les familles d’opposants)
Fourberies de Scapin, avait été enlevée l’édition populaire procurèrent un ex- contribuèrent à aviver ces anxiétés.
par des saltimbanques. Mais c’est sur- traordinaire écho. Quelle que soit la figure-repoussoir à
tout au XIXe siècle que le mythe s’enra- À l’aube du XXe siècle, le rejet des no- laquelle on l’attribue, la mythologie du
cine, alors que les journaux sont emplis mades s’exacerba dans des proportions « vol d’enfants » échappe presque tou-
de rumeurs sur les méfaits des bohé- inédites. On parla de « péril errant », jours à la rationalité. D’où les fables
miens. La figure revient notamment de « race crasseuse », de « vermines re- qu’il n’a cessé de produire et contre les-
chez Hugo, qui en fait grand cas. Es- poussantes », et le motif de l’enlève- quelles il nous faut, aujourd’hui comme
méralda, héroïne de Notre-Dame de ment prospéra dans les journaux à un hier, raisonner. L
L’amour et la haine
Tous deux sont députés de La France insoumise : l’une publie un texte
émouvant sur sa mère défaillante et disparue, l’actrice Dominique
Laffin, l’autre une violente diatribe contre le président.
Par Nicolas Domenach
t
out le monde n’a pas la C’est déjà difficile de devenir parent de
chance de naître orphe- ses parents touchés par l’âge quand on À LIRE
lin… C’est ce que l’on se dit est soi-même adulte, mais c’est insup-
en lisant les premiers cha- portable, invivable, quand on est en- DITES-LUI
pitres du livre, boulever- fant et que votre mater dolorosa vous QUE JE L’AIME,
sant, de Clémentine Au- contraint de prendre en charge le spec- Clémentine Autain,
tain, Dites-lui que je l’aime, où elle tacle aviné et la violence égarée de ses éd. Grasset,
162 p., 16 €.
évoque Dominique Laffin, « comé- souffrances. « L’étoile montante du ci-
dienne culte des années 1970 », morte néma » ne jouait pas la comédie, sa pe-
à 33 ans quand sa fille en avait 12. Son tite encore moins, qui ira vivre chez son
icône de mère avait « la beauté du père, le chanteur Yvan Dautin, de son CE PAYS QUE TU
diable ». Sa mère ? « Ce n’était pas son vrai nom Yvan Autain. Le lien se NE CONNAIS PAS,
meilleur rôle. » En effet. Souvenirs gla- distend encore plus avec la mère : « Il François Ruffin,
çants d’une enfance meurtrie dont les nous restait les week-ends quand tu éd. Les Arènes,
224 p., 15 €.
échos, douloureux aujourd’hui encore, pouvais et le téléphone quand tu vou-
blessent la femme combattante, dépu- lais. À cette époque, j’avais un besoin
tée insoumise, qui, trente années plus irrépressible de ta présence, jamais as-
tard, s’efforce enfin par l’écriture de re- surée, même sur ce temps imparti. »
nouer avec elle comme avec son passé Impairs et manques. Défaut d’assu- messages. De traces d’attachement à ce
enfoui, congelé depuis des années. rance. Sentiment de solitude. D’aban- monde qu’elle quittait sans un au re-
On a mal avec l’auteur du réveil en don. « [À Noël,] tu es partie dans la voir. C’est pourtant sur ses traces que
pleine nuit dans l’appartement déserté, journée du 24, pour rejoindre un Clémentine Autain, devenue elle-
de ses attentes angoissées intermi- amoureux, je crois. Au milieu d’enfants même femme et militante célèbre, s’en-
nables à la sortie de l’école dans la loge joyeux et d’illuminations, de papiers gage et nous entraîne. Après avoir eu
de la concierge, de ces cadeaux et de rires aux un mal de chien à ouvrir son cœur en
inconstances, de ces Souvenirs éclats, j’ai ravalé mon même temps que la malle aux souve-
égarements maternels glaçants d’une amertume avec des nirs et les répertoires téléphoniques.
que l’alcool rendait guimauves au choco- Alors elle va retrouver des gestes, des
toujours plus délirants. enfance lat. » Mais l’amertume complicités partagées, des amis aussi
Au point de voir les meurtrie. ne lâche jamais aussi et des amants de l’actrice talentueuse
rôles renversés juste- facilement sa proie : qui lui confieront combien son cœur
ment : c’est la petite Clémentine qui « La douleur comme la rancœur ne pouvait aussi battre pour son enfant
tente de calmer l’adulte ivre qui veut vivent qu’un temps sous le tapis. » Elles perdue. Pèlerinage de tendresse, avec
boire toujours plus. Jusqu’à parfois y ont pourtant longtemps été enfouies, ses pas de côté ou en arrière, qu’elle sait
tomber raide sur les rails de chemin car la mort subite – un suicide ? on ne nous faire partager. Devenue grande,
de fer, ce qui l’obligera à la pousser en- saura jamais – mettra un point final mère de famille, adulte enfin, elle peut
suite sur un chariot comme un lan- tragique à la vie de Dominique Laffin, regarder les films de Dominique Laf-
dau. Image cauchemar. sans qu’elle n’ait laissé de mots, de fin jusqu’au bout, ses prouesses
26 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
JACQUES DEMARTHON/AFP
Clémentine Autain et François Ruffin à l’Assemblée, le 6 février 2018.
d’actrice si attendrissante. Les Petits lui, les oubliés, les cabossés de la vie. Ce pollue. Au point que tous ces pauvres
Câlins, précisément, avec son « inter- sont d’ailleurs les meilleurs moments dont François Ruffin se fait le défen-
prétation d’une justesse remarquable ». de son récit quand il rend visibles les seur n’apparaissent plus que des pré-
Elle peut lui parler à haute voix, lui « invisibles », comme les femmes de mé- textes, des marionnettes manipulées
dire : « Tu vois, je n’ai plus peur. » Et nage de l’Assemblée nationale, ou pour une vendetta personnelle. Fran-
cette phrase de réconciliation qui clôt, « Marie », entendez évidemment Ma- çois contre Emmanuel.
momentanément, l’ouvrage : « Je me rianne, qui pleure de ne pas pouvoir of- Ruffin vient lui aussi d’Amiens et a
souviens maintenant de toi, cette frir des jouets à ses enfants pour Noël. fait ses premières études dans le même
femme qui était ma maman. » Parfois, l’inventif journaliste de forma- prestigieux établissement privé, La Pro-
tion en fait beaucoup, trop même, mais vidence. Et l’auteur en a gardé trace,
UN TALENT DE TOUS LES DIABLES trop pour lui, ce n’est pas assez, tant rancœur indélébile et bilieuse, contre
Comme l’amour l’a emporté, on en- cette misère ignorée le révolte. son aîné à la réputation brillante d’« in-
chaîne illico avec le livre Ce pays que tu Dans cet opus, ce n’est pourtant pas telligence lumineuse ». Le « Petit
ne connais pas, d’un autre député insou- la surenchère larmoyante qui gêne. Chose » n’a pas supporté les grilles du
mis, François Ruffin. Une autre star cé- Après tout, elle compense la réclusion, lycée, cet « apartheid de l’argent », et en
lèbre pour ses spectaculaires manifes- le silence entretenu à propos des invi- a gardé une détestation profonde, aiguë
tations d’empathie envers les petits, les sibles. Non, ce qui provoque le ma- contre le prodige qui « nageait à la Pro
sans-grades. Un talent de tous les laise, c’est la haine qui s’insinue, qui comme un poisson dans l’eau dorée, sé-
diables, inspiré des situationnistes, pour envahit et submerge. La haine contre duisant camarades et enseignants ». Ja-
mettre en scène, et tout au-devant avec Emmanuel Macron. Elle l’infecte, le lousie ? Ce crapaud, « ce monstre aux
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 27
les idées
yeux verts qui, ainsi que l’écrit Le procureur implacable ne peut pas devine cette difficulté, chez vous, cette
Shakespeare, produit l’aliment qui le imaginer un instant que, ses blessures impossibilité : faire vôtres les faibles et
nourrit », laisse telle une limace sa trace intimes, Macron les garde pour lui, leurs faiblesses. » Une « impossibilité ».
visqueuse et phosphorescente tout au qu’il puisse conserver ses cicatrices, Le verdict tombe comme un couteau
long de l’ouvrage. ses « rides » de souffrance à l’intérieur. de guillotine manipulé encore et en-
Macron n’est plus seulement le pré- Le parcours du président comporte core jusqu’à trancher : « Vous êtes fou.
sident des riches ; il n’est que faux- pourtant des cahots, des blessures […] Et vous nous rendez fous. »
semblant et imposture, incapable lui – ne serait-ce qu’à l’occasion de son Pour ce qui est du cas de François
d’empathie, car n’ayant jamais connu amour proscrit pour une femme plus Ruffin, nous nous garderons d’exécu-
« le doute, la fragilité ». Le procès ad ho- âgée que lui –, mais les reconnaître, tion aussi sommaire. Ce qui est sûr c’est
minem va bien au-delà de la remise en ne serait-ce que les envisager, est im- que cette obsession Macron l’égare au
cause du politique qui défendrait les in- possible pour cet ennemi qui recon- point d’apparaître totalement « macro-
térêts de l’argent. Certes, Ruffin ne fait naît pourtant que, cette incrimination nisé de l’intérieur ». Macron « lui sort
pas l’économie de cette mise en exa- physique « viscérale », « c’est très par les yeux », selon l’expression consa-
men, qui le place confortablement du mal »… Alors, Ruffin est contraint de crée, autrement dit, il lui bouche l’ho-
côté des gens d’en bas contre l’ennemi se justifier : « Ce rejet physique, viscé- rizon, lui mange le regard et lui trouble
de classe, « le ban- la vision comme
quier d’affaires » : Votre tête ne me revient pas […] : les l’écriture. Au
« À ce seul nom point que le règle-
de “Rothschild”, traits réguliers, le nez droit, la peau lisse […]. ment de compte
sans chipoter, je Mais qu’est-ce qu’elle a votre tête ? se retourne contre
vous avais classé la cause qu’il pré-
“salopard de banquier ultralibéral” » ; ral, nous sommes des millions à tend défendre. Le député LFI prétend
mais son incrimination vise à faire plus l’éprouver. C’est désormais un fait po- lui faire découvrir la France, « ce pays
mal, directement au cœur, via une des- litique. Pourquoi ? D’où ça vient ? que tu ne connais pas ». Mais le lec-
cription physique qu’on trouve à l’or- Vous exhalez une classe. » Mais qu’il teur ne s’y retrouve pas. Il ne trouve
dinaire sous les plumes d’extrême fut ou non partagé – ce qui par ail- in fine que l’ego boursouflé de Ruffin
droite : « Votre tête ne me revient pas leurs se discute – ne justifie en rien la tout jauni d’envie minable. Sa géné-
[…] : les traits réguliers, le nez droit, la complaisance affichée pour « le délit rosité en paraît gâchée, mâchée et re-
peau lisse, la mâchoire carrée. Mais de belle gueule ». mâchée avec les herbes amères d’une
qu’est-ce qu’elle a, votre tête ? » Et voilà Le poison de l’envie incontrôlée rancœur infantile.
l’acte d’accusation glauquissime : « Les gagne et macule toutes les pages de ce Après le livre d’amour de Clémen-
visages sont marqués, normalement, livre, au point qu’on n’accorde plus tine Autain, ce trop-plein purulent de
on y devine la trace d’un échec, la griffe crédit à l’humanisme si démonstratif haine est rude. On n’aurait point
d’un drame, de la souffrance, de l’hu- de l’auteur, tant il en rajoute dans la songé à les rapprocher, à les opposer,
main quoi. Mais vous non, c’est sans dénonciation « de la puissance narcis- s’ils n’incarnaient les deux faces des
cerne, sans ride, sans bouton. Jusqu’à sique du président : « Vous vous regar- insoumis. L’une et l’autre peuvent
vos gestes, d’une élégance de fer : vous dez. Vous vous écoutez. Vous vous d’ailleurs prétendre succéder à Jean-
transpirez l’assurance, la confiance. Un adorez. […] vous marchez dans l’exis- Luc Mélenchon, et donc à se présen-
“Maître de l’Univers”. » tence avec une telle assurance qu’on ter à l’élection présidentielle. Les mé-
dias évoquent souvent le nom de
François Ruffin, si habile à spectacu-
lariser ses combats, et à qui le « Cha-
vez des Bouches-du-Rhône » a recom-
DITES-LUI QUE JE L’AIME (EXTRAIT) mandé de « se tenir prêt à ramasser le
drapeau s’il le laissait échapper ». L’un
« L’une des dernières fois que nous nous sommes vues, j’avais 11 ans et j’ai traversé et l’autre auraient tort d’oublier Clé-
la gare de Lyon avec toi, ma mère, dans un chariot à bagages. […] Avec ton amou- mentine Autain. Une femme qui a fait
reux du moment, Patrick je crois, nous étions venus te chercher à l’arrivée du train. la paix avec son passé et peut vraiment
Nous t’avions retrouvée sous le train. […] Tu étais soûle, tu avais raté les marches
de l’escalier en descendant du wagon et tu délirais sur les rails, incapable de te re-
se donner au monde a plus de force
lever. Tu ne voulais pas sortir de là, mais nous avons fini par te ramasser et t’instal-
qu’un homme en guerre contre lui-
ler sur une espèce de caddie à valises. Je ne sais pas ce que tu avais bu exactement, même et ses complexes sous couvert
mais je me souviens d’une terrible odeur de whisky. Au fond de moi, de l’enfant de défi au chef de l’État. On préférera
que j’étais alors, et qui poussait sa mère ivre morte dans un chariot à roulettes, la la douceur aimante, quoique rebelle,
honte se disputait souterrainement avec l’angoisse. Je ne pleurais pas, je ne mouf- à la rage non maîtrisée de l’adolescent
tais pas, j’étais concentrée sur mon objectif : te transporter jusqu’à ton lit. » prolongé. On ne fait pas que « pâlir de
jalousie », on en crève… L
poétique pour l’art polémique. Ironie tôt, furieux que leurs cris accusateurs
du sort, c’est Eschyle qui a récemment n’aient pas suffi à faire annuler
fait les frais de ce basculement. une conférence sur la présomption
Le 23 mars dernier, une représentation d’innocence et #BalanceTonPorc,
des Suppliantes a été physiquement à asperger les intervenants d’urine.
empêchée à la Sorbonne par Jamais l’expression « pisser dans
des militants antiracistes accusant
la mise en scène de blackface et
un violon » n’aura connu plus parfaite
et plus triste illustration.
LA GRANDE
de « racialisme ». La tragédie a eu lieu. Il faut jouer Eschyle. Relire TABLE.
Non pas celle qu’on attendait, mais ses Euménides pour saisir, au-delà
celle qui constitue, aux yeux d’Albert des impasses de la violence
Camus, le paroxysme du genre : et de l’équilibre toujours fragile et
Olivia
« Le sommet de toutes les tragédies imparfait auquel peut aspirer
est dans la surdité des héros. » la justice humaine, qu’on ne peut
Gesbert
Nous avons assisté, une fois encore, se disputer sans discuter, et qu’une
à la mise à mort du dialogue. société où la force et l’intimidation
L’escarmouche a monopolisé le devant ont remplacé le débat est malade
DU LUNDI
de la scène, et les salutaires tentatives d’un poison d’autant plus délétère qu’il AU VENDREDI
de clarification et d’interrogation se prend pour un antidote.
sur la pièce et ses masques, les Ainsi devraient parler les défenseurs 12H-13H30
anachronismes et les amalgames sont de la démocratie : « Nous choisissons
En
arrivées après une bataille toujours de servir le dialogue jusqu’à l’absurde
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
partenariat
jouée d’avance, et n’empêcheront pas contre toute politique du mensonge ou avec
la mascarade de se reproduire. du silence. C’est comme cela qu’on est
Les conspirateurs du silence y veillent. libre avec les autres » (Camus). L
CULTURE SORBONNE
L’esprit
Représentation des Suppliantes à la Sorbonne. d’ouver-
ture.
le portrait
Jean-Paul Kauffmann
Tranches de vie
Retenu otage trois ans au Liban par le Hezbollah, il a su trouver
des échappées dans tous les livres qui lui tombaient sous la main. Rencontre
dans les Landes avec un lecteur heureux dans sa forteresse de papier.
Par Marie-Dominique Lelièvre
ur le rayonnage, Jean- formant un mur, dans la maison pa- lit et relit Les Chemins de la liberté, à
À chaque anniversaire – le 4 mai, celui parnassiens. Il possède encore un exem- titre séducteur, Morand-Express, de
de sa libération en 1988, ou le 8 août, plaire des Trophées de José-Maria de Jean-François Fogel, j’ai osé franchir le
sa naissance –, à Noël, chacun de ses Heredia avec la devise de la maison, Fac check-point. Nous avons entamé la
fils lui offre une Pléiade. « Ils savent que et spera (« Fais et espère »). conversation. Jean-Paul Kauffmann
ça sera pour eux », dit-il en riant. Der- Au centre de la salle de rédaction du s’exprime avec lenteur dans une langue
niers cadeaux, les Lais du Moyen Âge, Matin de Paris, dans les années 1980, bien repassée, syntaxe amidonnée et
dont il a lu les récits de Marie de une citadelle de papier délimitait le ter- vocabulaire fringant, le tout souligné
France, et les Mémoires de Simone de d’un sourire un brin narquois. Il par-
Beauvoir. « Je lui préfère Sartre. » À Noël, tageait ses engouements avec généro-
Lecteur compulsif, Kauffmann l’a sité : Jacques Chardonne, Raymond
toujours été, dévorant tout ce qui lui chacun de ses Guérin, Valery Larbaud, James Had-
tombait sous la main. Assis contre les fils lui offre une ley Chase, John Updike ou le très raf-
sacs de la boulangerie paternelle à Pléiade. finé John Cheever, Anita Brookner,
Corps-Nuds, Ille-et-Vilaine, il se pre- Hugo Pratt… Lorsque j’essayai de lui
HANNAH ASSOULINE/OPALE VIA LEEMAGE
nait pour Jim Hawkins, le héros de L’Île ritoire de Jean-Paul Kauffmann et de emprunter un volume, il me cita le pro-
au Trésor. À Rennes, il fréquenta une son complice Jean Bothorel, qui ré- verbe argentin : « Il y a deux types
librairie d’occasion de la rue de Saint- gnaient sur les pages « Débat » du quo- d’imbéciles : ceux qui prêtent les livres
Malo, caverne malodorante gardée par tidien. Les services de presse empilés et ceux qui les rendent. » Il me le prêta,
une sorcière édentée qui l’avait pris en formaient une redoute les protégeant je le lui rendis.
affection. À chaque achat, elle lui of- de l’intrusion de l’actualité. Tant de lit- « Au retour du Liban, je me suis
frait un volume de poésie trouvé à la Li- térature intimidait. Un jour, appâtée aperçu que les livres envahissaient tout,
brairie Alphonse Lemerre, l’éditeur des par une biographie de Paul Morand au qu’ils amoindrissaient notre espace de
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 31
le portrait
vie. J’avais été très égoïste à l’égard neuf ans » –, avec leurs couvertures si la maison est parsemée de lieux pro-
de ma femme et de mes enfants. » caractéristiques. Il possède le premier, pices. Au déjeuner, on parle des livres
Comment un homme qui chaque sa- le Kœnigsmark de Pierre Benoit. qu’on lit. « J’arrive avec mes propres
medi visite le marché Georges- Il y a trente ans, pour endiguer la livres, mais je choisis toujours ceux de
Brassens, quand ce n’est pas les puces crue, Jean-Pierre Kauffmann a tout Jean-Paul, très tentant », dit Fré-
de Vanves, marque l’arrêt devant toute simplement inauguré un nouveau site. bourg. Sous l’escalier, des volumes sont
librairie d’occasion alléchante, ne dé- Dans un lieu inaccessible au milieu à disposition des amis, invités à les em-
jeune pas à Montparnasse sans pous- des arbres, il a fait l’acquisition d’un porter. « Des romans contemporains
ser la porte de la librairie Tschann, au domaine avec une vaste maison pour- que j’ai lus mais qu’il n’y a guère d’in-
Palais-Royal celle de Delamain, à vue de dépendances dans le paysage térêt à garder, qui feront plus de profit
Saint-Germain celle de L’Écume des un brin austère des Landes, « les vraies à d’autres. C’est une manière de ne pas
pages, à Bordeaux Mollat, comment Landes ». Haute, harmonieuse, noble, les anéantir, de les prolonger. » Comme
un homme qui écume les vide-greniers la maison n’a rien en commun avec la ces bestioles qu’on épargne par respect
à la recherche de livres prétendrait-il bergerie de Latche. Durant sa pour la vie. Certains en emportent
maintenir un étiage raisonnable sur des convalescence post-Liban, il a appri- cinq, dix… Un seul interdit : emporter
rayonnages ? « Les livres y ont de moins voisé une demeure dont il surveillait ceux de la bibliothèque. Certains le
en moins de valeur, on te les donne les travaux, se contentant d’un hamac transgressent. Jean-Paul les retrouve
presque. Ce changement m’inquiète. » entre deux arbres et d’un livre, un souvent dans ceux de ses fils, à Paris.
Dans une brocante, il a trouvé toute exemplaire des Géorgiques oublié là. Il
l’œuvre de Renan. À Vanves, toute la le raconte dans La Maison du retour CONTRE LE MONDE HOSTILE
collection de La NRF, une vingtaine (2007). Puis les cartons sont arrivés et « Le problème des livres, c’est qu’on sait
de caisses, dont les premiers numéros. les livres ont pris leurs aises. « Les Til- qu’on ne les sortira pas de la biblio-
Parce qu’en plus des livres il lit et leuls » sont le domaine des arbres, du thèque, qu’on ne les ouvrira jamais de
conserve une quantité de revues : Ca- livre et de la quiétude. « C’est une mai- nouveau, mais on veut leur compa-
hiers des saisons de Jacques Brenner, Es- son du temps posé, de la méridienne, gnie. » Une bibliothèque privée est un
prit, La Quinzaine littéraire, Commen- où on prend le temps de lire », dit son peu comme une autobiographie. Re-
taire, Le Débat, La Revue littéraire de éditeur et ami Olivier Frébourg, patron trancher certains volumes, c’est se dés-
Léo Scheer dont s’occupe Richard Mil- des Équateurs. L’été, une touffeur afri- avouer. Dans la maison-bibliothèque
let, Schnock… Il aime les vieux Livres caine prédispose à la sieste et à la lec- de Jean-Paul Kauffmann, le livre s’im-
de poche, ceux de la collection lancée ture. Le grand hamac, les bords de pis- pose partout, jusque dans la cuisine. La
par Henri Filipacchi en 1953 – « J’avais cine, des bancs dispersés, les chambres : littérature commence dans le vestibule
avec la lettre A, se répand dans une
autre pièce jusqu’à la lettre P, déborde
ailleurs jusqu’à la lettre T, tandis qu’une
quatrième pièce abrite les livres com-
SPREZZATURA mençant par V, W, X, Y ou Z. Livres
français et étrangers cohabitent. Kauff-
C’est à Venise que Jean-Paul Kauffmann nous emmène dans ce nou-
veau livre. La mission du voyage, relaté avec la malice souriante et la
mann collectionne les traductions
perspicacité qui caractérisent l’ancien grand reporter, n’est pas ordi- de Guerre et paix, lu vingt-deux fois au
naire : se faire ouvrir la quarantaine d’églises fermées au public de la cours de ses 1 037 jours de captivité et
Sérénissime. Du patriarcat de Venise à la Soprintendenza des biens relu depuis tous les deux ans. « Par gra-
culturels, face à « la puissance sophistiquée et disparate qui détient titude. » Il s’identifiait au prince An-
et contrôle aujourd’hui cet ensemble monumental », la quête se ré- dré. « Est-ce vraiment la mort ? se dit le
vèle, malgré la compagnie de Jacques Lacan et de Casanova, un parcours semé d’em- prince André en considérant d’un re-
bûches et d’épiphanies, jalonné d’adjuvants affables et d’opposants coriaces. gard neuf, envieux, l’herbe, l’armoise et
« La fermeture change tout. Elle confère au sanctuaire une intériorité secrète qui le filet de fumée qui s’élevait de la balle
n’est pas comparable aux autres. Une qualité de silence qui grandit l’espace. L’inté- noire tourbillonnante. Je ne veux pas,
grité, qu’elle a gardée en même temps que la permanence d’un manque : ainsi se
je ne veux pas mourir, j’aime la vie,
distingue-t-elle. Une pure présence celée qu’il importe de déceler. » Derrière le re-
portage de terrain et la protestation d’amour à la ville musée, l’ouverture de chaque
j’aime cette herbe, cette terre et l’air… »
église correspond aux étapes d’un parcours initiatique. La quête de beautés séques-
« Comme lui, l’otage est un être des-
trées devient le projet existentiel de celui qui, on s’en souvient, avait été enlevé et tiné à être exécuté. C’est la bataille de
emprisonné près de trois ans au Liban : menée avec sprezzatura, « ce mot italien in- la Moskova. Le prince André pressent
traduisible qui indique à la fois l’élégance et la désinvolture, la dissimulation de toute qu’il va mourir. Il regarde autour de lui
trace d’effort ou d’application, alliées à une forme d’alacrité communicative et créa- avec un sentiment de jalousie. » L’imi-
trice ». Un trésor, à peine caché chez un excellent petit éditeur. Alexandre Gefen tant, Jean-Paul Kauffmann fixe une
VENISE À DOUBLE TOUR, Jean-Paul Kauffmann, éd. des Équateurs, 336 p., 22 €. tache au mur de sa cellule, se dit que le
lendemain elle lui survivra.
32 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
Au panthéon de ses lectures, le livre de
Gitta Sereny sur Albert Speer, où elle
promène sa lampe-torche dans les re-
coins les plus enténébrés de l’âme hu-
maine, pour les amener à la lumière du
jour. Il est rangé au rez-de-chaussée,
dans les Landes, dans le bureau de
Kauffmann qui abrite les livres d’his-
PASCAL GEORGE/AFP
toire, d’œnologie, les biographies d’écri-
vains et de philosophes. L’envahisse-
ment se poursuit à l’étage avec une
longue bibliothèque le long du couloir
Marcel Carton, Jean-Paul Kauffmann et Marcel Fontaine le lendemain de leur libération, en 1988. qui dessert les chambres. En matière de
rayonnages, Kauffmann ne plaisante
« Avant mon histoire libanaise, j’avais tirer d’affaires. J’avais échoué sur une pas. Il n’est pas du genre à acheter des
peur de manquer de livres. C’est ma né- île déserte : un monde solitaire et vide, Billy chez Ikea. L’excellent Christophe
vrose. Et cette hantise s’est réalisée. » comme le furent ces caves plongées Moreau, menuisier à Pissos, dans les
Parfois, ses geôliers apportaient des dans le noir. » Robinson ouvre la Bible Landes, les a conçus avec soin. Les éta-
livres. La sélection était imprévisible au hasard et tombe toujours sur un épi- gères, pourvues d’un éclairage, révèlent
mais toujours délectable, même avec la sode réparateur. « Ce ne fut, hélas ! pas une collection de livres de voyages et
collection Harlequin. « Quand on n’a toujours mon cas. » de géographie. Si l’on emprunte
plus rien, s’appuyer sur une histoire Kauffmann a tout mis à contribu- l’échelle accrochée à une barre de
– même pas une histoire, des lignes suf- tion. La Bible, mais aussi le souvenir de cuivre, on accède à la cachette des livres
fisent, des phrases, pourvues qu’elles ses lectures d’homme libre. « Dans concernant les otages, le Hezbollah…
soient à peu près cohérentes –, c’est se cette désolation, il fallait du combus- On trouve à l’étage une chambre avec
constituer un bouclier contre le monde tible pour entretenir la chaudière où un mur de livres sur Napoléon et l’Em-
hostile. La lecture plus que la littérature scintillait le feu sacré de l’espérance », pire, et bien d’autres choses encore.
m’a sauvé », écrit-il dans La Maison du écrit-il. Jean-Paul évoque souvent
retour. La lecture, l’acuité et l’inten- DANS UNE POSITION D’ATTENTE
pas la littérature. Une bibliothèque sité jamais retrou- Tous les deux ou trois ans, Kauffmann
« Les mots me suf- vées de ces heures se livre à la déchirante opération que les
fisaient. Ils instau- privée est un peu de lecture, que me- bibliothécaires nomment « désher-
raient une pré- comme une naçaient à chaque bage ». L’intervention exige des cartons,
sence. Ils étaient autobiographie. instant des gar- un chiffon et du tact. Des livres sont
mes complices. Du diens débiles lui sacrifiés. Ils quittent la maison. Ils ne
dehors, ils venaient à mon secours. » imposant un bandeau sur les yeux. Em- vont pas très loin. Leur propriétaire
Venus de l’extérieur, ces visiteurs pre- muré dans les geôles du Hezbollah, li- (est-ce le bon mot, d’ailleurs ? est-on
naient soin de lui. Un an et un mois sant à la lueur d’une bougie, privé de propriétaire d’un livre ?) répugne à les
après son enlèvement, en juin 1986, tout, les livres l’ont secouru. À son re- donner. Aussi les volumes ont-ils fini
Kauffmann obtint une Bible. « La Bible tour il y a trente ans, il reconstitua sa par coloniser les dépendances. « J’ai
est le livre absolu, elle se prête à toutes bibliothèque d’otage, rassemblant les aménagé une annexe dans un immense
les situations, répond à toutes les at- trente-sept livres lus pendant sa déten- grenier battu par les vents, fait installer
tentes d’un être humain face aux pro- tion. Parmi eux, A New Life de Bernard des rayonnages rudimentaires où ils
blèmes de l’existence. J’étais persuadé Malamud, un écrivain de l’école new- sont dans une position d’attente. » On
que j’allais amoindrir notablement la yorkaise. « Je l’avais lu en anglais, ce que y trouve les ouvrages rescapés d’une
souffrance et le poids de cette déten- je serais incapable de faire aujourd’hui. inondation qui saccagea deux mille vo-
tion. J’ai connu quelques moments de J’y trouvais un plaisir extrême ; je n’ar- lumes aux couvertures gondolées et les
bonheur au fond de ce trou : l’octroi de rive pas à me l’expliquer. » Ces traces collections de revues. « Il a un petit côté
la Bible fut l’un de ceux-là. » Il n’a ja- d’autrefois sont désormais mêlées aux angoissant, ce grenier, le côté mort des
mais oublié la date. « Ce jour-là, j’ai eu autres livres de la bibliothèque : le passé livres, peut-être. La ventilation, aussi,
l’impression que le Ciel m’envoyait un est passé. Son rapport aux livres et à la un peu étrange. » Message person-
radeau qui allait changer ma condition lecture a changé : il est moins dense, nel aux fils de Jean-Paul Kauffmann :
de captif. » Ce jour-là, il se souvint que moins concentré que dans sa situation le 5 mai prochain, votre père vous de-
Robinson Crusoé, auquel il s’identifiait d’otage. Aujourd’hui, il ne lit guère de mandera les Romans et récits de Romain
aussi, avait trouvé une Bible dans le ba- romans, commence quatre ou cinq Gary, qui vont paraître en Pléiade. Et
teau échoué. « Le mec qui vient de su- livres à la fois, des biographies, des es- Robinson Crusoé. Ce dernier livre, ne
bir un naufrage et qui va essayer de se sais, en abandonne certains. l’achetez pas. Il l’a déjà. L
NETFLIX
CRÈVE L’ÉCRAN
ILLUSTRATION VIKTOR KOEN/DÉBUT ART POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
Plan de bataille
vers les créations originales maison. dollars par an. Avec les séries de super-métrages – soit le double d’Universal
Pour soutenir le rythme de visionnage héros, la société américaine développe Studios. De son côté, Amazon Stu-
et conquérir toujours plus d’abonnés, ses premiers ponts avec le cinéma. dios, principal concurrent, n’affiche
Netflix doit acquérir et produire un En dix ans, Netflix va se transfor- « que » 4,5 milliards. Netflix est au-
nombre considérable de contenus. mer en société de production digne jourd’hui la major numéro un du ci-
« Sa stratégie consiste à enrichir son d’un grand studio hollywoodien. néma mondial. Avec ses montagnes
catalogue de vieux contenus comme « Reed Hastings a très vite compris de cash, la société attire le tout-
Friends – pour 100 millions d’euros que, une fois franchie la masse cri- Hollywood : David Fincher, Guil-
par an ! – et de nouveaux contenus tique d’abonnés, les producteurs indé- lermo Del Toro, Damien Chazelle,
originaux pour garder et attirer les Paul Greengrass, les frères
abonnés. Netf lix a compris que Les jeunes abandonnent Coen, Spike Lee, Martin
ceux-ci restent s’ils ont toujours la télé traditionnelle. Scorsese, et même le couple
quelque chose à voir », explique Ma- Obama.
rie Turcan, rédactrice en chef adjointe pendants passeraient par Netflix pour Pour élargir encore son audience,
de Numerama. Pour capter toujours distribuer leurs films en ligne », écrit Netflix s’engage dans une politique
plus de marchés, l’ogre américain va la journaliste Capucine Cousin dans expansionniste d’envergure : en diffu-
dépenser sans compter. Sa stratégie ? Netflix & Cie. Les Coulisses d’une sant des productions originales lo-
Investir à perte, sans se soucier de la (r)évolution (Armand Colin, 2018). Le cales, il s’agit de créer une audience
rentabilité des projets. Netflix frappe géant américain va déployer des mondiale. La série espagnole La Casa
un grand coup en 2012 en arrachant moyens pharaoniques. En 2018, Net- de papel sera un succès planétaire.
les droits des films Disney et Marvel flix a investi 12 milliards de dollars Netflix entretient ainsi la fidélité de
Television pour 350 millions de pour 700 contenus dont 86 longs ses abonnés, surtout chez les jeunes,
KOWALSKY ERIC/PCN/ABACA
zon, Facebook et Apple, qui a mis
1 milliard sur la table et a signé avec
Oprah Winfrey, M. Night Shyama-
lan, Jennifer Aniston et Reese Wither-
spoon. Mais, lorsqu’un producteur
vend aussi des téléphones, il faut sa-
voir faire des concessions sur la liberté Robert De Niro et Martin Scorsese sur le tournage de The Irishman, 2018.
artistique : selon The Wall Street Jour-
nal, Apple proposera uniquement des en salle. « C’est un lieu de commu- sur plusieurs années et sur plusieurs
contenus sans drogue, sans sexe et nion », explique le réalisateur québé- supports. « C’est comme si un livre ne
sans violence. Contrairement à Net- cois à France Inter le 1er mars dernier. se trouvait plus que dans une seule bi-
flix, Amazon se comporte en studio, On se souvient de la célèbre phrase de bliothèque », explique Radu Mihai-
il reçoit des projets et prévoit de les Jean-Luc Godard : « Quand on va au leanu dans Netflix & Cie. Malgré
diffuser en streaming et en salle. cinéma, on lève la tête. Quand on re- tout, Netflix a su séduire quelques ré-
Amazon Studios a acheté les droits du garde la télévision, on la baisse. » alisateurs français intéressés par son
Seigneur des anneaux et recrute aussi Lorsque Netf lix débarque en exposition mondiale.
de grands noms : Woody Allen ; le ré- France, en 2014, les titres sont alar- Netflix acceptera-t-il de se plier aux
alisateur de la série Mad Men, Mat- mistes : « Netflix va-t-il exploser le ci- règles du jeu fixées par les pouvoirs pu-
thew Weiner ; et Damien Chazelle néma français ? », « Netflix, tueur en blics français et européens au nom de
(La La Land). Mais les Gafa consi- série »… Beaucoup redoutent que la l’exception culturelle ? Son patron s’est
dèrent surtout la vidéo comme un « netflixisation » de l’écosystème du engagé à payer la taxe de 2 % au CNC
produit d’appel pour séduire les cinéma ne bouleverse son système de
millennials en s’adaptant à leurs financement. Depuis les années 1980, Un golden globe
usages, pour diversifier leurs revenus les films sont préfinancés par les
et engranger toujours plus de données chaînes de télévision et des subven- nous fait vendre
personnelles. « Quand on gagne un tions. Le CNC prélève une taxe sur des chaussures.
golden globe, cela nous aide à vendre chaque billet et la réinvestit ensuite (Jeff Bezos)
des chaussures », disait tout simple- dans la production. Ce système s’arti-
ment Jeff Bezos, le patron d’Amazon, cule avec la « chronologie des médias » et à investir dans la production fran-
en juin 2016. (renégociée en 2018) : les acteurs de la çaise. Les professionnels du secteur at-
SVoD doivent s’engager à soutenir la tendent de voir. L’Europe a d’ores et
MAINMISE SUR L’EXCLUSIVITÉ production française pour voir le dé- déjà contre-attaqué en adoptant en
Sans surprise, les exploitants de salles lai de diffusion d’un long métrage 2018 la directive SMA (service médias
sont vent debout contre la plateforme. rabaissé de trente-six à dix-sept mois. audiovisuels) : les plateformes de vidéo
« Netflix est dans une position de pré- Pour Netflix, la chronologie des mé- à la demande devront mettre en avant
dateur par rapport au cinéma », esti- dias française engendre du piratage. 30 % d’œuvres européennes dans leurs
mait Nathanaël Karmitz, des cinémas Un autre point inquiète les profes- catalogues – selon Unifrance, il n’y au-
MK2 dans Les Échos. Dans la même sionnels du secteur : la politique de rait que 1,9 % de films français sur
veine, « Netflix veut-il faire du cinéma mainmise sur l’exclusivité des droits Netflix – et contribuer à financer le ci-
ou uniquement des webfilms ? », s’in- mondiaux à perpétuité. Quand un néma. Discrètement, les deux mondes
terroge le réalisateur roumain Radu projet est vendu à Netflix, il ne font des compromis dans un moment
Mihaileanu, président de l’Association connaît pas la vie d’un film dans le de chute des recettes du cinéma fran-
des réalisateurs producteurs (ARP), circuit traditionnel : salles, DVD, télé. çais. Le groupe Pathé a annoncé avoir
dans Netflix & Cie. Comme lui, Quen- Il est enterré chez Netflix. Or la va- passé un deal avec Netflix : la plate-
tin Tarantino et Xavier Dolan esti- leur d’un film c’est aussi sa valeur « ca- forme patientera trente-six mois avant
ment qu’un film de cinéma doit sortir talogue », sa capacité à être exploité de diffuser Le Chant du loup,
a-t-il une patte Neflix ? Un ou plus récemment Game of que ce n’est pas le cas. Netflix voit plus
HOUSE OF CARDS nid bourgeois aux femmes noires sans promotion et s’est imposé comme
C’était il y a six ans. puissantes, latinas, transgenres… un sujet de conversation trans-
La première série Orange Is the New Black a donné le ton générationnel. En s’appuyant sur
de portée mondiale d’une époque devenue perméable l’imaginaire des films et séries ados,
de Netflix a d’abord aux voix minoritaires, avec une frontalité cette comète britannique détonne.
surpris en bien. Kevin et une vista souvent irrésistibles. Gillian Anderson (X-Files) y joue une
Spacey dans le rôle Sexuelle, politique et drôle, la série a thérapeute sexuelle dont le fils devient
d’un homme politique serré de près l’actualité américaine le conseiller sexe informel des garçons
à l’ascension fulgurante arpentant les et incarne l’apport de Netflix et filles de son lycée. Crue, drôle et
coulisses agitées de Washington, Robin dans le domaine des représentations. inclusive dans sa manière de déjouer les
Wright en épouse affranchie, David stéréotypes de genre, Sex Education est
Fincher à la réalisation des premiers BLACK MIRROR typique de ces quelques séries qui,
épisodes : le géant du streaming D’abord diffusée sur la grâce à la force de frappe de Netflix,
s’est imposé dans la cour des grands britannique Channel 4 parviennent à s’extraire de la masse de
diffuseurs de séries avec cette entre 2011 et 2014, contenus proposés – près de 500 séries
adaptation d’une minisérie anglaise cette dystopie cruelle produites aux États-Unis en 2018, deux
de 1990. Encore fallait-il tenir la sur nos dépendances fois plus qu’il y a cinq ans.
distance, le plus important dans un technologiques
genre qui tient autant du sprint que de a été achetée puis THE OA
la course de fond. De ce point de vue, entièrement produite par Netflix. Netflix reste largement
House of Cards a autant fasciné dans La plateforme n’hésite pas à aller puiser critiquable pour la
ses premières saisons que déçu ensuite, ailleurs ce dont elle a besoin. Il arrive qualité inégale de ses
la sophistication laissant la place à un même que le label « contenu original productions, une
soap aux rebondissements surjoués. Netflix » apparaisse sur des séries réalité que l’on ressent
Le départ du scénariste Beau Willimon qu’elle se contente de mettre en ligne notamment devant ses
a planté un premier clou dans le cercueil après paiement des droits. De quoi créations françaises
avant que les révélations concernant les susciter l’ire de ses concurrentes. Dans (Plan cœur, Marseille, Osmosis). Mais il
agressions sexuelles de Kevin Spacey le cas de Black Mirror, la plateforme est arrive que la plateforme fasse exister
sonnent le glas de House of Cards, allée plus loin en sauvant l’anthologie des tentatives saisissantes. The OA
qui vient de s’achever de Charlie Brooker d’une annulation déroule une épopée capable de
dans l’indifférence générale. certaine par son diffuseur originel. changer de temporalité, de dimension
Un vrai succès : les deux saisons et de ton d’une minute à une autre.
ORANGE IS supplémentaires ont gagné le respect Science-fiction, récit d’apprentissage et
THE NEW BLACK des sériephiles. roman épique se mêlent dans cette
Il se murmure que fresque d’une délicatesse infinie, dont la
la création de Jenji SEX EDUCATION deuxième saison a été mise en ligne fin
Kohan (Weeds) arrivée La mise en ligne d’une mars. Venus du cinéma indépendant,
à l’été 2013 a été saison en simultané Marling et Batmanglij conçoivent des
le plus grand hit de à Paris, Tokyo ou Los épisodes de durées variables et
la plateforme avant Angeles a ses vertus n’estiment pas imaginable de regarder
l’arrivée de Stranger Things. Une que la télévision The OA autrement que comme
distinction méritée pour cette série de linéaire classique n’a une vaste lagune de fiction indivisible.
prison féminine qui a rendu les foules jamais connues : elle D’où l’idée qu’ils n’appartiennent
accros à des personnages autrefois peut transformer une série venue « ni au monde de la série ni à celui du
relégués aux marges de la fiction grand de nulle part en phénomène mondial. cinéma », mais façonnent un nouvel
public. Soit une flopée de figures C’est le cas pour Sex Education, qui objet qu’ils nomment « forme longue ».
féminines, de la blonde tombée de son a débarqué en janvier dernier presque Olivier Joyard
PROD DB /NETFLIX/VANCOUVER
MEDIA/AURIMAGES
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The OA (2016). Stranger Things (2016). Russian Doll (2019). La Casa de papel (2017).
John Malkovich), improbable mélange ris Bastide. Même si les films de- veulent de la visibilité, du prestige, la
de chronique sardonique du monde de meurent majoritairement moyens. » crédibilité du cinéma haut de gamme,
l’art contemporain et de série B horri- Il y a deux ans, la sélection de deux celui qui décroche des oscars et fait la
fique. Les fans pointus d’arts plastiques films Netflix (Okja et The Meyerowitz tournée des festivals internationaux,
nostalgiques des films vidéo de leur Stories) à Cannes – alors qu’ils ne sor- pour des raisons un peu égocentriques.
adolescence ne sont peut-être pas légion taient pas en salle en France – avait Ce n’est pas indispensable à leur mo-
autour de nous, mais, à l’échelle du provoqué une polémique dans le mi- dèle économique, mais puisqu’ils en
monde, c’est un segment comme un lieu du cinéma. Sur place, les réalisa- ont les moyens ! « Ils ont un côté nou-
autre. Netflix en aurait identifié plus de teurs tenaient un autre discours. Oui, veaux riches, ils veulent tout. Ils ont
1 000. Citons encore la série Stranger ils préfèrent que leurs films sortent en un côté “et en même temps” très dans
Things, qui entrechoque l’univers pop salle. Mais, s’ils n’ont pas d’autre l’époque : ils veulent être radicaux et
et adolescent des films de Spielberg des choix, ils tourneront pour les plate- mainstream, faire haute couture et
années 1980 et l’univers plus noir d’un formes. C’est notamment ce que nous H&M », constate Olivier Joyard.
cinéaste comme John Carpenter. Ou expliquait Spike Lee, qui venait de ré- Marguerite Duras expliquait en subs-
Maniac justement, série qui semble aliser un moyen métrage pour Netflix tance qu’Henri Verneuil (réalisateur
compiler les cinémas de Lynch, (Rodney King). Ce qui l’a aidé à rebon- de nombreux films avec Belmondo)
Cronenberg, Tarantino ou des frères dir et à revenir deux ans plus tard avec faisait un million d’entrées, et elle
Coen dans un récit fantastique moins BlacKkKlansman (grand prix du jury). cinq mille, mais qu’il voulait aussi ces
subversif qu’il n’y paraît. Depuis, la polémique fait rage, cinq mille-là et le prestige qui va avec.
Quant à l’internationalisation des Spielberg déclare qu’un film Netflix Ce rêve de Verneuil, Netflix est en
productions originales, Netflix élargit n’est pas un film de cinéma par nature train de le réaliser. L
Netflix,
cannibale lecteur
Depuis l’avènement de l’âge d’or de la série avec Les Soprano, ce format télévisuel
concurrence le récit littéraire. Toujours à la recherche d’adaptations, les producteurs
de séries influent de plus en plus sur l’économie du livre.
Par Valentine Faure
o d’antan le visage de
l’absorption. Il nous
rend nostalgique
d’un bon vieux
temps, peut-être un
rien ennuyeux, mais où l’on savait en-
core se concentrer. Erreur ! Les écrivains
Jennifer Egan
s’est inspirée de la
construction des Soprano
pour son livre Qu’avons-
conduite ». Et le lecteur en nous de
perdre la bataille.
« La série est ton art attitré », dit
François Bégaudeau avec morgue à
son lecteur si bête et si bourgeois (2).
« Elle absorbera – absorbe déjà – ton
peu de temps disponible à l’art. […]
HBO/THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES - PHILIPPE MATSAS/OPALE
du XVIIIe siècle avaient déjà peur de la nous fait de nos rêves ? Elle est de la culture mais pas trop,
distraction du lecteur, du tumulte de la elle est de la culture consommable
rue et de la société industrielle nais- après une journée de travail, quand il
sante, expliquait la professeur Natalie te reste assez de force pour ne pas fi-
M. Phillips dans un ouvrage sur la nir sur Facebook mais trop peu pour
question (1). La baisse du prix du papier regarder un film. » Loin des prover-
créait alors un déluge de publications biales comparaisons à Dickens ou à
plus ou moins qualitatives dont on crai- Tolstoï, la série f lotterait-elle là,
gnait qu’elles ne saturent l’attention for- quelque part entre Facebook et le
cément limitée des lecteurs. Ainsi, es- « vrai cinéma » ? L’avis est dissonant
time l’auteur, « l’un des principaux (c’est l’idée) tant sont nombreux les
arguments de [Tristram Shandy] était écrivains à se dire fascinés par les sé-
que les romanciers du XVIIIe siècle cher- ries, leur amplitude narrative, leurs
chaient de plus en plus à forger des personnages complexes.
structures littéraires destinées à travail- Depuis que la télévision a accédé à
ler avec des lecteurs distraits, plutôt qu’à écrivains luttent tout seuls contre des cet âge d’or, la série s’est posée dans
les réformer ». Vingt siècles plus tôt, So- escouades de scénaristes et les meilleurs un rapport de concurrence avec la lit-
crate craignait que l’écrit ne fasse dis- ingénieurs du monde, mandatés pour térature, dans une sorte de cousinage
paraître la mémoire. Que penserait-il capturer le spectateur en enchaînant mutuellement admiratif. Beaucoup
de nos cerveaux gavés de Netflix ? Son pour lui les épisodes. Comme l’a dit de séries s’inspirent de livres, et les
fondateur, Reed Hastings, le répète : Tristan Harris, célèbre renégat de personnages d’écrivains sont surrepré-
« Nous concurrençons le sommeil. » Google devenu design ethicist, le pro- sentés (Californication, Bored to
Mais Netflix, c’est une évidence, me- blème n’est pas que les gens manquent Death, You’re the Worst, Love, Girls…).
nace aussi la lecture. Et, dans la bataille de volonté, c’est « qu’il y a des milliers Jonathan Franzen, qui a longtemps
pour notre temps d’éveil disponible, les de personnes de l’autre côté de l’écran tonné contre la culture de masse,
toire d’amour. Virginie Despentes, avec la firme pour nalisme ; les sciences humaines et la
fan de Six Feet Under, dit s’être inspi- quatorze œuvres. sociologie arrivent, c’est alors mal de
rée de la narration sérielle pour la faire de la sociologie ou, si on en fait,
construction de Vernon Subutex il faut en faire autrement. Il y a, à l’in-
– d’ailleurs adapté pour Canal +. verse, un autre impact des séries qui
est de suivre ce succès soit par oppor-
UNE CRISE POUR LE ROMAN tunisme, soit par redécouverte sans
Dans The New York Times, Mohsin mauvaise conscience des pouvoirs de
Hamid (Exit West, L’Intégriste malgré la narration. » Ainsi les séries décom-
lui), qui écrit des livres courts afin de plexeraient une littérature française
s’adapter au lecteur moderne, confes- longtemps inhibée par les injonctions
sait « l’indicible », à savoir le fait que à l’épure narrative du Nouveau Ro-
lui-même, comme ses collègues écri- man. Redécouverte également reven-
vains, passe plus de temps à regarder diquée par Sabri Louatah, l’auteur des
SUR NOUS-MÊMES »
n’avez qu’à être assis là. L’exercice
physique peut être un comportement
compulsif [dans son ouvrage, Adam
Alter explique comment les utilisateurs
Selon le psychologue américain Adam Alter, Netflix
d’applications sportives comme Fitbit
multiplie les comportements compulsifs.
peuvent s’exercer jusqu’à se faire du
mal], mais il concerne moins de monde
Qu’est-ce qui rend Netflix addictif ? car cela demande de l’énergie.
Adam Alter. – Si vous êtes en Les comportements potentiellement
compétition pour des ressources compulsifs les plus dangereux sont
limitées en matière d’attention, vous ceux qui nécessitent très peu d’efforts
devez vous assurer que les gens et qui peuvent attirer une plus large
ne peuvent pas cesser d’utiliser votre partie de la population.
produit une fois qu’ils ont commencé. Vous mentionnez le fait qu’un
C’est pourquoi les séries et les films smartphone placé dans une pièce
sont bourrés de cliffhangers et appauvrit une relation entre deux
d’intrigues à suspense. Mais, ce qui personnes même si personne ne l’utilise.
rend Netflix particulièrement addictif Que dire des effets de Netflix ?
en tant que dispositif de diffusion, c’est Cette recherche portait sur un
qu’il joue automatiquement un épisode smartphone qui n’était même pas
après l’autre – une fonctionnalité utilisé. Le problème avec Netflix,
connue sous le nom de post-play – c’est que le contenu qu’il diffuse est
qui fait que le choix par défaut est profondément engageant et intrusif :
de continuer à regarder. Cela peut il n’y a aucun moyen de continuer
sembler banal, mais, si vous regardez une conversation avec les membres de
paresseusement une série et que la famille pendant le programme.
le prochain épisode commence, vous L’avantage des séries diffusées à
MIKE-WALSH.COM
Économie de l’attention
permet au spectateur
d’infléchir le cours du
récit en déterminant l’at-
titude du personnage principal. Un
système d’options interroge le specta-
teur sur des choix anodins mais le
confronte aussi à des dilemmes qu’il se
doit de trancher. Cette innovation ma-
jeure expérimentée dans un épisode
qui met lui-même en scène un créateur
de récits à choix multiples est appelée
à se renouveler : si l’on en croit le « Bandersnatch », l’épisode interactif de Black Mirror.
vice-président de Netflix, Todd Yellin,
la chaîne américaine a investi massive- d’économie Herbert Simon, « l’écono- disséqué par les neurosciences et la psy-
ment dans un outil appelé « Branch mie de l’attention ». Car l’attention, si chologie expérimentale au profit du
Manager » pour gérer des scripts nar- elle a toujours été d’une « rareté perpé- marketing : la série interactive rendrait
ratifs évolutifs et envisage d’étendre le tuelle », « puisque la vie humaine a tou- le téléspectateur plus impliqué en rap-
procédé à des comédies ou à des ro- jours été trop courte », devient désor- prochant la télévision du surf sur Inter-
mances où le spectateur déciderait des mais « une rareté nouvelle dans la net, un des premiers loisirs
choix amoureux des héros. Non seule- mesure où la multiplication des res- contemporains.
ment les algorithmes d’intelligence ar- sources culturelles aujourd’hui dispo- La prouesse technologique de Net-
tificielle de Netflix sont destinés à pro- nibles grâce aux réseaux numériques flix se situe dans la filiation de nom-
poser des choix efficaces entre des accroît de façon exponentielle le “coût breux jeux vidéo récents en « monde
séries en fonction de l’analyse des vi- d’opportunité” de tout choix atten- ouvert » tels que « Watch Dogs », où le
sionnages antérieurs du spectateur, non joueur se trouve
seulement la production elle-même Un rêve d’interactivité hante libre d’enfreindre
cherche à s’ajuster aux goûts de son depuis longtemps la culture. ou non la loi et de
public en décidant « par en bas » de recourir à la vio-
thèmes conformes à ces goûts, par op- tionnel », comme l’écrit Yves Citton, lence, selon des stratégies différenciées
position à un « cinéma de l’offre », mais qui a théorisé la notion dans son essai en fonction de son tempérament ou de
c’est donc le sens même des intrigues Pour une écologie de l’attention. On ses idées. Plus largement, un rêve d’in-
qui deviendrait personnalisable. comprend la ruse de Netflix à une teractivité hante depuis longtemps la
L’enjeu, c’est évidemment de maîtri- heure où nous sommes sursollicités culture : les lecteurs des romans ba-
ser ce qu’on a l’habitude d’appeler, dans un univers « hypercapitaliste » par roques comme L’Astrée étaient conviés
après les intuitions de Gabriel Tarde et des « alertes » continuelles et où le fonc- à partager les difficiles options amou-
les travaux du « prix Nobel » tionnement de notre attention est reuses et morales de leurs personnages
La plateforme est totalement adaptée aux enfants, qui seront de futurs spectateurs adolescents et adultes netflixés.
D’Okja à Roma
Quatre autoportraits
Les films produits par Netflix comptent encore une grande proportion de rogatons
sans importance. Quatre productions surnagent, qui sont aussi des allégories du studio.
Par Hervé Aubron
près les frères Coen, Mar- fantasme selon lequel nos esprits pour- des horizons de Netflix, qui investit
Sense8, de Lana et Lily Wachowski. Okja, de Bong Joon-ho. Annihilation, d’Alex Garland.
Festin posthume
THE PARTY,
Tomi Ungerer,
éd. Les Cahiers dessinés,
128 p., 20 €.
IN EXTREMIS,
autrefois, comme des champignons, rades torves, de farandoles étranges, à Tomi Ungerer,
leurs contes atroces et merveilleux. la lisière de la danse macabre. Le dessi- éd. Les Cahiers dessinés,
Fils d’un horloger (père adoré qu’il nateur savait jouer de deux cruautés 208 p., 28 €.
perdit à trois ans), le père des Trois graphiques a priori antagonistes : d’un
Brigands et de Jean de la Lune avait côté, des silhouettes stylisées au cou-
aussi grandi à l’ombre des gargouilles teau, nettement saisies d’un trait, boulotter une fillette avant de l’épou-
gothiques de la cathédrale de Stras- comme les emblématiques et inquié- ser). On a pu évoquer à bon droit, de-
bourg, pris en étau entre l’occupation tantes découpes noires, sur fond bleu vant cette veine-ci, le caricaturiste ex-
nazie puis la sévérité d’une Répu- nuit, des Trois Brigands, prêts aux plus pressionniste George Grosz et son
blique française intraitable avec sombres forfaits avant de croiser la route terrible étalage de viande humaine ; on
l’usage de l’alsacien, quand c’était le de la petite Tiffany ; de l’autre, une at- peut aussi penser à son contemporain
français qui était proscrit quelques tirance pour le grotesque boursouflé, Roland Topor.
années plus tôt. Fondatrice conjonc- les trognes confusément obscènes (la
tion de l’arbitraire et du transfronta- phallique Grosse Bête de Monsieur Ra- PRODUCTIONS POUR ADULTES
lier, des interdits et de l’entre-deux. cine) ou cannibales (Le Géant de Ze- Hyperactif jusqu’à son dernier souffle,
Son proviseur relèvera chez l’élève ralda avec son nez-saucisse, qui veut le grand échalas cyclothymique fait
54 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
COURTESY GALERIE GP & N VALLOIS, PARIS
Sans titre, Tomi Ungerer, 2008. Collage sur papier cartonné, exposé à la galerie Vallois.
UNGERER
OVERDOSE,
affiches publicitaires et des étalages. dénudée se retrouve à califourchon Galerie Vallois,
Aux États-Unis, il sur un squelette, le 33-36, rue de Seine, Paris 7e,
ne s’en tient pas à cul coincé dans jusqu’au 25 mai.
ces tâches alimen-
Tomi Ungerer, une guillotine ou
taires, publie son se refusant à éluder violemment beso-
THE UNGERER, APRIL 17, 2019 1
« Que faites-vous, toute la journée ? » Ré- (en anglais) et la faim (en anglais
ponse : « Je m’emmerde. » Bernard Quiriny Dessin de Chaval. comme en allemand). Comme une
ENTRETIENS AVEC CHAVAL, Pierre Ajame, éd. Allia, 128 p., 12 €.
rage vorace, une misanthropie gour-
mande, une sensuelle autopsie. L
Lola Gruber
la chronique
littérature
Les dissonances
d’Alexis Brocas d’un trio à cordes
n biais de pensée nous Deux musiciens et un mélomane, entre déchirements
u pousse à imaginer
les écrivains selon leurs
œuvres. Nous lisons
Kafka et nous nous le figurons comme
un être pâle, taciturne et peu doué
pour la vie… jusqu’à ce que des
et harmonies, tentent, dans les intermittences
du cœur, d’accorder leurs violons.
rire et au contact humain, mais qui sut au grand Sobolevitz, renfrogné depuis monologues intérieurs. Dans le style
sublimer ses névroses par une œuvre la mort de son épouse. Sur fond de aussi, fidèle à chaque narrateur et à
d’une noirceur sans précédent. milieu musical grevé de jeux de pou- son évolution, à son déploiement.
Et voilà qu’une magistrale biographie voir, où les introvertis telle Clarisse Généreux dans toute sa substance en
– signée S. T. Joshi, parue aux peinent à se faire valoir, chacun a son fait, dans ses moindres vibrations, il
éditions ActuSF, et sur laquelle nous secret qu’il s’efforce de préserver, à sa dit ces infimes instants de plénitude
reviendrons – vient tempérer manière, dans la musique, le silence, qui surviennent au climax d’un mor-
cette vision. Son premier tome montre ou le mensonge… ceau joué avec fougue, nous fait sou-
un jeune Lovecraft joyeusement La prose très maîtrisée de Lola rire, souvent, en dévoilant les manies
indiscipliné, jouant au petit chimiste et Gruber emporte le lecteur jusqu’à la et pensées de ces musiciens solitaires,
au détective avec ses amis, sillonnant dernière note de ce roman généreux et, grâce à l’habileté avec laquelle la
les routes à bicyclette, saisissant toutes et raffiné. Dans la composition de musique est mise en mots, fait réson-
les occasions d’épater les adultes l’intrigue d’abord, truffée d’analepses ner l’Arpeggione de Schubert ou la
ou de les faire tourner en bourrique… et de mises en abyme, de souvenirs Sonate de Kodály… à notre grand
Cela rend-il l’œuvre moins effrayante ? mêlés et ressassés comme le thème ravissement. Manon Houtart
Non. Cela la rend plus émouvante, d’une sonate qui revient, teinté à TROIS CONCERTS, Lola Gruber,
et son auteur plus humain. L chaque fois d’une nouvelle nuance. éd. Phébus, 592 p., 24 €.
sans filtre
Lavielle, patron des éditions Anachar-
sis, qui a fait traduire un Tristan en
prose du XVe siècle pour livrer un texte
visant le plaisir de lecture plutôt que
la sanctification académique. Pari
Si le philtre d’amour reste au cœur de la légende médiévale, tenu : les nombreuses versions de Tris-
cette mouture du XVe siècle est nettement plus leste tan ont été rédigées pour divertir les
et plaisante, très loin des pudeurs académiques. adultes d’autrefois, non pour ennuyer
les jeunes gens d’aujourd’hui, et cette
Par Alexis Brocas nouvelle traduction rend la légende à
ses intentions premières. Résultat : un
tourbillon de combats, de serments,
Saviez-vous que les des énigmes où il révélait ses turpitudes de ruses, d’aventures fantastiques ou
chevaliers du royaume de sexuelles ? Que, avant de se disputer réalistes, de trouvailles langagières et
Cornouaille étaient nuls ? Iseult, Tristan et le roi Marc s’étaient de greffons pratiqués sur d’autres lé-
Que Tristan, lorsqu’il déjà écharpés pour l’amour d’une dame gendes – le cycle arthurien notam-
connut bibliquement (mariée) ? Saviez-vous que, allant cher- ment, ou le mythe d’Œdipe. Nous
Iseult, jouissait déjà d’une cher Iseult en Irlande, Tristan fut pré- avons pu lire le premier tome (sur cinq
sacrée expérience en ma- cipité par une tempête chez le roi Ar- à paraître) : c’est un régal. La traduc-
tière d’amours adultères thur ? Si non, c’est que vous avez tion garde ce qu’il faut de patine et
et d’enlèvements de da- manqué des épisodes. Normal : ils éclaircit les tournures pour que le sens
moiselles plus ou moins consentantes ? n’étaient jusqu’ici pas traduits. s’en écoule sans efforts superflus. Heu-
Que son ancêtre avait vaincu au jeu des Tristan et Iseult est un des canons de reusement, car l’action file à la vitesse
devinettes un géant pervers qui posait la littérature française. Il conte la d’un cheval de tournoi.
58 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
Tout commence avec Sador. Il a une d’Œdipe à travers celle d’Apollo – le Jean-Marie Planes
femme, Chelinde, à qui sa beauté pro- fils de Sador et de Chelinde. Vous
verbiale vaut de se faire violer par son croiserez saint Augustin et des élé- Le sable et le grain
beau-frère, Nabuzadan. Sador tue ments de merveilleux ancien – dont
l’agresseur et s’enfuit sur mer avec une fontaine contraceptive, dite « fon- Une exploration lumineuse
Chelinde, loin du courroux de ses taine stérile ». Vous y retrouverez ces et sans préciosité, qui arpente avec
autres frères. Mais, comme on le sus- motifs récurrents qui arriment le texte délicatesse les plages du passé.
pecte d’attirer les tempêtes, on le jette dans la tradition médiévale – tel celui
à l’eau. Chelinde aborde seule les rives du « choix difficile » qui mime ce mo- Une mémoire qui
de Cornouaille où règne un roi païen, ment des Évangiles où la foule dut se rayonne, cela produit
Canor, qui l’épouse sans lui deman- prononcer entre Jésus et Barabbas. peu de mouvement,
der son avis et sans se rendre compte Vous y assisterez au choc des mon- mais parfois tant de
qu’elle est enceinte. Pas grave : Canor tures et des lances, aux combats à lumière. Dans ce court
s’arrange pour abandonner l’enfant l’épée qui s’ensuivent quand les deux roman autobiogra-
– celui-ci sera recueilli par le chevalier adversaires n’ont pas été « rompus » phique, Jean-Marie
Nicorant. Puis le conte revient à par leur chute. Planes revient vers les
Sador, qui a échappé à la noyade mais plages de sa vie et ceux qui les ont
se retrouve coincé sur un rocher avec FAIT CE QU’IL LUI PLAÎT peuplées, armé, en guise de parasol,
un ermite herbivore. Pendant ce Cinq siècles plus tard, le plaisir de ra- d’une belle plume proustienne, pré-
temps, sur terre, un autre roi, Pélias, conter revendiqué par l’auteur est en- cise et jamais précieuse, de formules
convoite Chelinde ; pour l’obtenir, il core contagieux. Il s’appelle Luce et parfois chipées à Rimbaud, et d’un
balance le malheureux Canor par la se présente comme « chevalier et sei- humour discret. Là, il égrène le sable
fenêtre avant de coucher avec sa gneur du château du Grand […], de son passé – chaque plage vaut
femme – qui ne voit pas la différence. amoureux et joyeux ». On le croit sur pour métonymie d’une époque ou
Mais Pélias ne perd rien pour attendre parole car sa joie court tout le long de plusieurs. Les plages d’Arcachon
car le frère de Canor, informé par une de son texte. Quand Tristan conclut renvoient à l’enfance, puis aux dé-
prophétie, envoie des hommes sauver avec Iseult, après absorption du buts de l’auteur dans le professorat ;
Sador. Une fois à terre, et à la suite philtre fatal : « Il fait d’elle ce qu’il lui celles de Soulac et de Ré, à la pé-
d’un quiproquo, le pauvre Sador se plaît et lui ravit le nom de pucelle. » riode intermédiaire, et à la figure du
voit condamné à mort. Le roi Pélias, Ou encore, ce trait d’humour noir, père, et à la maladie…
qui a jadis affronté Sador, cherche à le lorsqu’on demande à la reine de Cor- Mais le livre n’est pas structuré
délivrer. Son fils, Luce, nouaille comment comme un répertoire balnéaire : il se
un peu fougueux, tue Le plaisir punir une femme meut au gré de la mémoire et des
le juge qui a condamné adultère : « Sire, je ju- mouvements de l’écriture. Pour vivre,
Sador. Le voilà lui de raconter est gerais qu’elle devrait il n’a pas besoin d’intrigue ou de ro-
aussi voué à l’exécu- contagieux. être brûlée. Ainsi un manesque. Juste le sang du style, et
tion. Pélias, selon la feu châtiera l’autre. » celui de Jean-Marie Planes est remar-
coutume, peut sauver l’un des deux, Ne pas en tirer de leçon définitive sur quable dès la première phrase et son
et il sauve Sador et laisse son fils à la le sort de la femme médiévale. raccourci frappant (« La dermato-
justice. Celui-ci ne mourra pas pour Certes, le texte la réduit parfois à un logue est blonde, moi je suis inquiet »).
autant : un géant anthropophage sur- rôle d’objet, comme lorsque Tristan Capable d’explorer des mystères tri-
vient, le délivre et l’entraîne dans les et le Gaulois Bliobéris s’affrontent viaux et profonds comme celui de la
bois – où il vit avec sa fille, une géante pour l’amour d’une femme mariée : natation (« Vous êtes un corps, un mé-
fort gironde et accorte. Le géant a ne parvenant à se départager par les canisme facile, docile, un animal ma-
pour habitude de soumettre les che- armes, ils demandent son avis à la chine que flatte la caresse des flots. Il
valiers qu’il croise à des énigmes ver- dame. D’un autre côté, le texte aurait fallu vivre comme on nage »).
sifiées et énigmatiques, lesquelles ra- abonde en reines rouées qui mani- Ou encore de se regarder avec hu-
content en fait sa vie sexuelle et gancent l’assassinat de leur mari par mour : « J’aime l’écriture légère,
criminelle. Et tout cela se déroule en leur amant, en messagères qui friable et tendre. Signer une meringue
à peine 50 pages ! viennent humilier des chevaliers de- pourrait être un idéal d’écrivain. »
Le nom de Tristan apparaît à la vant les leurs… L’égalité, ce sera pour Idéal atteint : son livre est un délice,
page 88 – à ce stade vous en saurez plus tard, mais ce Tristan, sans être égaré au milieu des pâtisseries lourdes
long sur son ascendance. Vous ap- pré-féministe, chevauche sur la de trop d’intentions. Morand, Green
prendrez aussi que le Morholt, n’en bonne voie. L et le prince Éric n’auront pas été
déplaise à la tradition, n’est pas un TRISTAN, TOME I, LE PHILTRE,
convoqués pour rien. A. B.
géant mais un massif chevalier d’Ir- traduit du moyen français par Isabelle Degage, UNE VIE DE SOLEIL, Jean-Marie Planes,
lande. Vous revivrez l’histoire éd. Anacharsis, 672 p., 20 €. éd. Arlea, 124 p., 17 €.
ULF ANDERSEN/AURIMAGES
se distingue d’abord par sa laideur : tégé du monde derrière des murs
un village isolé et affreusement plat, d’érudition et de manuscrits, et qui
dont deux nouveaux venus viennent retrouve goût à la chair lorsqu’il
perturber la désolante tranquillité. Le s’éprend de la seconde, graphiste
premier, flanqué de son élégante maî- d’origine africaine. Dans le corps de
tresse et de son lévrier espagnol, s’est Maïsha, la trentaine, Adelphe voit la Philippe de la Genardière.
porté acquéreur de ladite « maison du possibilité de renouer avec la vie, mais
meurtre », une demeure majestueuse aussi ce que sa mauvaise conscience les éléments. Cette quête l’envoie en
et surplombante, à peine débarrassée postcoloniale lui souffle : la splendeur hôpital psychiatrique. À ce stade, le
de son mystérieux cadavre. Le second, d’une Afrique fantasmée. Et en lecteur aura recueilli les éléments de
morose et solitaire, a préféré louer une Adelphe, Maïsha voit l’amour, mais l’histoire d’amour qui aura tout dé-
modeste ferme du bas hameau, dont aussi ce que sa rage postcoloniale lui clenché. Puis la troisième partie, la
il s’évade en dessinant des tours Eiffel souffle : le légataire de la culture fran- plus belle, prend le point de vue de
à longueur de journée. Quant au nar- çaise qui la renvoie à l’esclavage et à Maïsha pour relater leur dernière
rateur, qui relie l’un à l’autre ces sa propre relation avec l’Afrique confrontation. Celle où se solderont
trouble-fêtes, c’est un ancien pension- qu’elle n’a jamais vue. leur amour et des haines anciennes
naire de l’hôpital psychiatrique, que qui s’y mêlaient. Comme l’indique
la curiosité naïve pousse aux plus har- HAINES ANCIENNES le titre, nous avons peut-être la mer
dis des espionnages. Non sans rappe- Raconté ainsi, le roman a l’air d’une – autant dire le monde – en partage,
ler le jeune conteur mutique d’Âme qui de ces mises en narration de concepts mais nous la contemplons depuis
vive (2014) – choisi en vertu du fait politiques dans l’air du temps. C’est des rivages différents. L’humanité
« que ce n’est pas parce qu’on se tait en fait le contraire : l’écriture est in- nous rassemble, l’histoire et la géo-
qu’on n’a rien à dire » –, ce candide candescente, la structure complexe, graphie nous séparent. L’amour,
donne au plus absurde la couleur de et les partis pris sont surprenants. comme dit le cliché, permet de dé-
l’évidence, et aux évidences leurs Ainsi, ce roman d’amour commence passer ces contingences, de lancer
vraies teintes d’atrabile et de renonce- post-partum, par le récit de l’exil bal- par-dessus des passerelles. Il oublie
ment. Dans un monde où tout marche néaire d’un Adelphe visiblement de préciser que celles-ci ne durent
sur la tête, les fous sont-ils ceux que bouleversé par la séparation. On as- pas toujours, quand l’océan des pas-
l’on croit ? Camille Thomine siste au naufrage de celui qui a cru sions collectives qui grondent en
UNE COMPLICATION, UNE CALAMITÉ,
trouver une transcendance dans son dessous, lui, est éternel. Alexis Brocas
UN AMOUR, Véronique Bizot, univers de papier, et recherche main- MARE NOSTRUM, Philippe de
éd. Actes Sud, 80 p., 11 €. tenant une improbable fusion avec la Genardière, éd. Actes Sud, 260 p., 21 €.
BILDERWELT/ROGER-VIOLLET
Tropiques, 1981) et, hé- d’un Virilio, son travail emprunte à
las ! un penchant pour le romanesque René Girard, s’ancre dans une morale
tendance mélo. Dans L’amour est chrétienne choisie où il voit
aveugle, on suit le destin du jeune Bro- une forme de rationalité, s’inscrit
die Moncur, accordeur de pianos né en d’emblée dans l’ultracontemporain.
Écosse à la fin du XIXe siècle sous la fé- Avions-nous oublié le mal ? Penser la
rule d’un père révérend extraordinai- politique après le 11 Septembre est Essai nucléaire français à Mururoa (1971).
rement hostile. Et on découvre un dé- le titre de son ouvrage paru en 2002,
but de roman très réussi – dans sa et qui amorce ses réflexions sur conclura que j’ai l’intention de frapper
peinture de l’Écosse misérable, puis les liens entre éthique, raison le premier et attaquera en
dans les aventures de Brodie à Paris, où et violence. La même année, avec conséquence. Maintenir le statu quo
il est envoyé secourir une filiale d’un Pour un catastrophisme éclairé. implique donc que je ne protège pas
fabricant de pianos anglais. Quand l’impossible est certain, il ma population. Pendant des
L’écrivain semble connaître le nom exprime l’intuition paradoxale qu’il va décennies, les dirigeants ont envisagé
de toutes les plantes et se promène décliner : si l’on veut avoir une chance de sacrifier leurs administrés pour
comme chez lui dans ce XIXe siècle. Il d’échapper à la catastrophe, il faut mieux éviter l’holocauste nucléaire.
afflige son pauvre Brodie de tubercu- la penser comme inévitable. Alors Mais, comme dit Macbeth,
lose : bonne idée, qui permet au roman trouvera-t-on peut-être le moyen de nul n’arrête le temps. Quelles sont
de se déplacer à Nice. Il fait aussi de faire qu’elle ne se produise pas. les conséquences d’un tel mode de
Brodie un précurseur du sponsoring : La Guerre qui ne peut pas avoir lieu, pensée ? L’absence de conflit pendant
contre un peu de publicité pour son en- applique cette idée à l’apocalypse des décennies est-elle vraiment le
treprise, il accorde le piano d’un musi- nucléaire. Que serait le terrorisme résultat des politiques de dissuasion
cien vedette – autre bonne idée. Mais aujourd’hui sans l’équilibre de ou celui d’un simple coup de chance ?
il lui met dans les bras la femme du pia- la terreur d’hier ? Que seraient nos Sommes-nous plus ou moins en
niste, et dès lors le texte commence à ordinateurs sans l’électricité produite sécurité maintenant que la guerre
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
dériver vers les thèmes rebattus de la ro- par les centrales, sans les algorithmes froide est achevée ? Enfin, comment
mance impossible. Pourquoi avoir d’IBM qui servirent à mettre au point la perspective quotidienne de
choisi de transformer ses amants cachés les premières bombes atomiques ? l’apocalypse a-t-elle modifié notre
en amants traqués quand la trajectoire Avec l’entrée dans l’âge nucléaire, sens moral, la perception que l’on se
de Brodie suffisait à donner du mouve- nous avons appris à parler la langue fait de l’action politique et de
ment ? Comme tout est remarquable- de la terreur : la dissuasion nous a l’histoire ? En introduisant l’équation
ment raconté, on le suit et l’on visite appris à vivre avec l’inévitable pour de la destruction totale inévitable,
avec lui la Russie, l’Autriche, l’Italie, et mieux éviter qu’il ne se produise. l’humanité est-elle encore capable de
même les îles Andaman. L’ on en garde La base de la dissuasion nucléaire se projeter dans l’avenir ? Telles sont
un sentiment contrasté : celui d’avoir implique que l’adversaire potentiel ne quelques-unes des questions posées
vu un virtuose s’épuiser un peu vaine- nous attaquera pas tant qu’il sait que par Jean-Pierre Dupuy. Questions
ment à jouer « Que reste-t-il de nos nous pouvons riposter de manière essentielles pour comprendre
amours ? » en espérant nous faire croire aussi apocalyptique que lui. Mais l’héritage de mort dans lequel nous
que c’était du Mozart. Alexis Brocas cette stratégie a un corollaire pervers. vivons aujourd’hui. L
Si je prépare des mesures défensives
L’AMOUR EST AVEUGLE, William Boyd, LA GUERRE QUI NE PEUT PAS
traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, pour protéger ma population d’une AVOIR LIEU, Jean-Pierre Dupuy,
éd. du Seuil, 484 p., 22 €. éventuelle attaque, l’adversaire en éd. Desclée de Brouwer, 236 p., 17,90 €.
De Camille Laurens
(Celle que vous croyez) à ne géogra- évidemment le subterfuge mais dé-
Sandra Lucbert (La
Toile), les amours numé-
riques ont fait leur entrée
en littérature avec fracas.
Amours distantes, poten-
U phie par-
tiellement
imaginaire,
un rapprochement
judéo-aristocratique du-
cide de le secourir, d’endosser ce rôle
de juste un peu forcé. Peter s’installe
dans ce château en ruine habité par
la vieille femme, deux nièces déver-
gondées et un majordome énigma-
tiellement clandestines, rant la Seconde Guerre tique. Enfermée dans un couvent,
amours textuelles et éminemment lit- mondiale… Frédéric Verger reprend Blanche appelle à l’aide son cousin
téraires : c’est bien leur pouvoir de sé- les ingrédients d’Arden, Goncourt du Alexandre…
duction et leur excitation particulière, premier roman 2014. Lors de la dé- La vraisemblance et la psychologie
leur aptitude à la déception et à la trom- bâcle de 1940, Peter Siderman, Alle- ne prévalent guère dans ce roman
perie, qui sont au centre du roman de mand engagé dans l’armée française, onirique aux descriptions luxu-
Stéphanie Dupays. « À coup sûr Ro- usurpe l’identité d’un soldat défunt, riantes, aux prouesses stylistiques
land Barthes aurait fait une mytholo- Alexandre, et évite ainsi les ennuis parfois chantournées, pouvant es-
gie du smartphone », se dit l’héroïne, que pourrait lui valoir sa judéité. souffler les lecteurs épris de conci-
une jeune maître de conférences qui Alors captif des Allemands, il se fait sion. L’univers de l’auteur est en tout
s’éprend d’un homme qu’elle ne connaît libérer, car la mère du défunt, très cas celui d’un esprit libre, délivré de
que par leurs échanges par textos. Leurs mal en point, réclame son fils. Voilà la préoccupation de plaire au plus
liens se tissent avec humour et allé- notre usurpateur en Lorraine an- grand nombre. Simon Bentolila
gresse, mais, alors que la grâce opère, nexée, au chevet de cette veuve qui LES RÊVEUSES, Frédéric Verger,
l’homme reste désespérément invisible, simule l’agonie. Celle-ci décèle éd. Folio, 512 p., 8,40 €.
situation familière du désir stimulé par
le manque, qui trouve à l’heure des re-
lations numériques à distance une puis-
sante actualité. Frédérique Deghelt Helen Zahavi
Avec les SMS qui rendent l’autre pré-
sent au quotidien dans son absence
même, rien n’arrête plus les chimères
Semi-conducteur La prédatrice
de l’imagination amoureuse, rien ne ré-
gule plus le fantasme, aucun principe « Je suis né avec ma Pour ne plus subir
de réalité ne vient contredire la parole propre guerre à mener l’oppression masculine
du don Juan : la passion n’a plus de contre les hommes et guettant les femmes à
terme que sa solitaire folie. Ainsi de leur fâcheuse tendance chaque coin de rue,
l’héroïne, peu à peu entraînée vers le à ne pas vouloir d’un Bella inverse les rôles et
délire interprétatif et la dépression. être différent », com- décide d’éliminer tous
Avec Brillante, son précédent roman, mence Luis, hémiplé- les prédateurs sexuels.
Stéphanie Dupays avait déjà traité le gique et chef d’orchestre. Au soir de Paru en 1991, ce roman noir ultra-
thème de l’invisibilisation, cette fois-ci sa vie, il se raconte à une jeune jour- violent n’a sûrement pas été écrit pour
au travail, à l’heure du capitalisme naliste qui voit en lui un modèle de procurer du plaisir, mais pour cho-
créatif. Par ce roman psychologique résilience. Lorsque, adolescent, un quer le lecteur saisi par le col. Il est à
parfait, elle renoue avec la question de joueur de bandonéon le prit sous son lire à travers le prisme actuel de #Me-
la déréalisation avec une justesse et une aile, ce fut pour lui une seconde nais- Too. Pour l’anecdote, la Chambre
élégance confondantes, en trouvant sance. Un texte envoûtant, d’une em- des lords avait demandé son interdic-
dans la question du virtuel une manière pathie telle que l’on peine à croire le tion pour immoralisme. S. B.
d’interroger notre inconsolable désir de personnage tout à fait fictif. S. B.
DIRTY WEEK-END, Helen Zahavi,
présence. Alexandre Gefen LIBERTANGO, Frédérique Deghelt, traduit de l’anglais par Jean Esch,
COMME ELLE L’IMAGINE, Stéphanie éd. Babel, 402 p., 9,70 €. éd. Libretto, 212 p., 8,90 €.
Dupays, éd. Mercure de France, 168 p., 16 €.
a baine de Kate
Tempest (Les
Nouveaux An-
ciens), la collection « Des
anodine : après la
parution de l’excellent
Aux Cinq Rues, Lima
en 2017, le Nobel avait
annoncé qu’il arrêtait
ROBERT DEYRAIL/GAMMA-RAPHO
d’écrire de la fiction.
écrits pour la parole » des Cela pouvait
éditions de L’Arche publie la se comprendre – il a
dramaturge Sonia Chiam- aujourd’hui 83 ans –,
bretto, qui fait des sirènes de mais nous consternait
la police française le fond – cet auteur a donné
tant de grands livres,
sonore d’une expérience de Conversation à La
singulière de lecture et Cathédrale à Pantaleón
Les violences policières refont débat depuis le mouvement des gilets jaunes.
d’écriture. POLICES ! est et les Visiteuses.
une traversée dans l’univers anciennes où les corps des une tendresse inquiète En attendant, les
des « justes » et des « pas civils et des agents ont été – transmise par le caractère impatients pourront se
jeter sur deux inédits
justes », d’abord à Saint- éprouvés, parfois dans la naïf des premiers témoi- récents. Le premier,
Ouen dans un foyer « de pire des violences. L’auteur gnages. « Vous est-il déjà ar- L’Atelier du roman, est
l’enfance et de l’adoles- traduit des cas d’interpella- rivé que la police vous ac- un passionnant recueil
cence », puis dans une école tion et de manifestation, et cuse de voler votre propre d’entretiens menés
de police. Des témoignages leurs simulations pendant voiture ? » Marie Fouquet par Rubén Gallo,
professeur à l’université
recueillis dans un quartier les entraînements des jeunes de Princeton.
souvent confronté aux uni- recrues, avec de l’humour Le deuxième est
formes bleus et des retrans- – le jeu typographique y POLICES ! la traduction
Sonia de la pièce Les Contes
criptions de reportages participe largement –, du Chiambretto,
tournés dans les rangs des cynisme et de l’ironie – dans de la peste, qui lui
éd. L’Arche,
a été inspirée
forces de l’ordre sont mêlés l’absurdité de certains dia- 96 p., 13 €.
par Le Décaméron
à des extraits d’archives plus logues ou monologues –, et de Boccace. A. B.
Autobiographie
Goliarda Sapienza, au fil des jours
« Un grand livre est un La romancière les compose passionnée, désireuse de
ami qui ne trahit pas. » L’Ita- au lendemain de son chef- « mourir avec des yeux ju-
lienne Goliarda Sapienza l’a d’œuvre. Au bord de la dé- véniles qui vous rappellent
prouvé dans la saga L’Art de pression, elle s’accroche à ce que la vie continue ».
la joie. Elle le démontre avec mât ultralucide. Il est Kerenn Elkaïm
RINO BIANCHI/ROSEBUD2/LEEMAGE
u
HERVE BOUTET/DIVERGENCE
n an après
sa présentation au
précédent Festival
de Cannes,
Le Livre d’image de Jean-Luc Godard
est enfin visible par tous, en streaming
Christophe Miossec. sur le site d’Arte. Ce mode de diffusion
n’est pas incongru, tant ce nouveau film
s’apparente à un message crypté,
Christophe Miossec chuchoté en voix off par le cinéaste.
la littérature. jours, j’ai d’acheté Sérotonine de les fait saigner aussi. Tout cela vibre
Michel Houellebecq. Je l’ai rencon- encore pourtant. Godard demeure ce
fois Sur la route, je me suis tout de tré avec Extension du domaine de la drôle de vandale amoureux, sacrant et
suite attaché aux personnages de Sal lutte et, depuis, je suis resté fidèle. détruisant à la fois. Il annonce que son
Paradise et Dean Moriarty. Le style Je trouve sa poésie sensationnelle, à film se déploiera comme les cinq doigts
de Kerouac est dense, intense, sa la fois ludique et grave, vertigineuse de la main. Mais avons-nous encore
prose spontanée. et totalement décomplexée. des mains ? Godard plonge les siennes
Vos premiers chocs littéraires ? Propos recueillis par Philippe Langlest dans les ténèbres et frotte les images
J’ai vécu ma première grande comme des silex, à défaut de les bénir
émotion littéraire avec Le Démon de sans condition. L
Hubert Selby Jr., où le personnage
Harry White, un jeune Américain À ÉCOUTER LE LIVRE D’IMAGE,
à qui tout réussit, est rattrapé par ses un film de Jean-Luc Godard,
en streaming sur Arte + 7,
pulsions meurtrières. Selby est un LES RESCAPÉS,
jusqu’au 22 juin.
grand romancier. Son écriture, très Miossec,
Columbia/Sony Music.,
immédiate, est à la fois simple et tra- 17,99 €.
vaillée, avec un rapport au monde
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 67
non-fiction
Chef-d’œuvre Grand livre Bon livre À voir Dispensable
PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGEW
Bret Easton Ellis, écrivain emblématique de la génération X.
L’amoral de l’histoire
travers un essai intitulé White, qui res-
semble parfois à la complainte solitaire
d’un vieux punk égaré dans un monde
de dames patronnesses ?
Certes, on ne peut durablement in-
Contempteur de la déliquescence des années 1980 et carner l’air du temps – et il est logique
1990, l’auteur de Moins que zéro revient avec un essai sur que l’écrivain, après avoir épousé les
l’actuelle bien-pensance sous antidépresseurs. thèmes et les esthétiques de deux dé-
cennies, divorce des suivantes et leur
Par Alexis Brocas dise leur fait comme au tribunal. Mais,
à lire White, le malaise est plus pro-
fond. Nous savions que Bret Easton El-
On pensait que rien perdus, et pervers par ennui ? N’avait-il lis ne respectait pas grand-chose – à
de ce qui était humain ne pas persisté en assimilant l’avidité des part la liberté d’expression qui lui per-
pouvait révolter l’Améri- financiers des années 1990 au désir car- mettait d’afficher son irrespect et
cain Bret Easton Ellis : nassier d’un tueur en série dans Ameri- d’écrire les orgies sanglantes d’Ameri-
n’avait-il pas embrassé can Psycho ? Doté d’un style faussement can Psycho ou les explosions de chien
toute la déliquescence neutre et réellement sarcastique capable de Lunar Park. Or White se présente
morale des années 1980 de tout mettre à distance, Bret Easton comme une défense de cette liberté
pour en concentrer l’es- Ellis semblait voué à chroniquer les ex- d’expression – jusque dans ses formes
sence dans son premier roman, Moins cès de chaque décennie en se gardant les plus offensantes – dans une époque
que zéro, peuplé d’adolescents solvables, de tout jugement ouvert – sa griffe. portée sur la victimisation et affligée
68 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
d’un terrible esprit de sérieux. À l’in- de conduite se produisant de temps à
propre aristocratie de vedettes – c’est là
verse, le texte se révèle souvent très d’où vient Trump, idole de Patrick autre seulement, pas toujours, et pro-
drôle, comme lorsque l’auteur conseille Bateman, le héros d’American Psycho. bablement exacerbés par les médica-
aux riches progressistes qui vivent Et c’est là d’où vient Ellis, dont les ments dont les gens de cet âge ont été
comme une tragédie personnelle l’élec- œuvres ont exploré le hiatus entre la bourrés depuis l’enfance par des mères
tion de Donald Trump d’aller acheter surface de ce monde – clinquante et et des pères hélicoptères, surprotec-
des antidépresseurs ou d’en parler à un pleine de nobles intentions – et le teurs, scannant tous leurs mouve-
spécialiste, et de « surmonter ça, bor- magma de désirs sombres et grouillants ments ». L’écrivain ne prétend à aucune
del ». Il se révèle aussi touchant – lors- en dessous. Puis il y eut le « post-Em- expertise, mais, comme il vit avec un
qu’il décrit sa propre enfance typique pire », quand les valeurs des contesta- « millénial » et revendique « le droit de
des années 1970-1980, quand la mode taires progressistes et pro-minorités livrer des jugements à l’emporte-pièce »,
parentale était à la négligence, et que d’autrefois devinrent dominantes. En pourquoi retiendrait-il son avis ?
l’on laissait les enfants grandir sans naquit une idéologie, qu’Ellis appelle Le système théorique d’Ellis l’en-
guide dans un monde adulte matéria- ferme parfois dans des contradictions.
« l’entreprise ». C’est l’entreprise qui in-
liste et plein de cocaïne. cite à juger les œuvres selon leur idéo-Il raconte comment il s’est servi du ré-
seau Twitter pour livrer des provoca-
logie et non leur esthétique. L’entreprise
RÉGRESSION tions inspirées par la téquila – comme
qui pousse les gens à s’étaler sur les ré-
Bret Easton Ellis apparaît souvent nos- seaux sociaux tout en cachant ce qui lorsqu’il se félicitait de la mort de Sa-
talgique, comme lorsqu’il note que pourrait choquer – comme de vulgaires linger ou jugeait la réalisatrice Kathe-
l’avènement du virtuel a signé la fin starlettes en interview – et noie tout rine Bigelow « surestimée parce que
d’un certain désir – celui qui vous dans des images sentimentales gro- femme ». Il s’étonne des réactions ou-
poussait à vous rendre à la librairie le tesques. C’est l’entreprise qui affirme trées qui ont suivi et de la façon dont
jour de la sortie du livre de votre auteur que, si l’écrivain David Foster Wallace ses contradicteurs l’identifiaient à ses
préféré, ou à manigancer pour obtenir provocations – et en profite pour rap-
s’est tué, c’est qu’il était trop sensible
de la pornographie avant l’âge. Le texte pour ce monde, ou que le film Moon- peler que, une œuvre et un artiste, ce
parle beaucoup de cinéma, et de la light est un chef-d’œuvre car son héros n’est pas la même chose. D’accord,
crainte des acteurs de n’offenser per- est noir et homosexuel. C’est l’entre- mais, dans ce cas, pourquoi réagit-il si
sonne, qui se serait étendue à la popu- prise, enfin, qui refuse la distinction vivement à ses adversaires virtuels ?
lation entière. White livre aussi quelques élémentaire entre l’artiste et l’œuvre :Pourquoi paraît-il personnellement
éclaircissements sur la littérature de son montrer des salauds en action sans le touché par leur bêtise bien-pensante ?
auteur – ceux qui le prennent pour un filtre d’un ostensible jugement moral, On aurait envie de lui donner le conseil
moraliste caché y trouveront de nou- c’est courir le risque aujourd’hui d’y qu’il adresse à tour de pages : surmonte
veaux arguments. Enfin, comme an- être assimilé. On comprend que l’écri- ça. « Live with it », comme on dit chez
noncé, le livre est bien une machine de vain peste contre cette régression toi. Ne te définis-tu pas comme un li-
guerre contre une certaine idéologie de – même s’il a cultivé l’ambiguïté auto- béral d’autrefois, donc quelqu’un ca-
l’époque : celle qui, d’un côté, trans- biographique dans bien des romans, pable de tout recevoir ? D’un autre côté,
forme les victimes en héros et les ho- il est heureux de le voir s’emporter
mosexuels en « bébés pandas » que Un vieux punk égaré contre les 200 auteurs américains
l’on érige en icône d’une cause plu- qui tentèrent d’empêcher qu’une ré-
tôt qu’en êtres humains responsables dans un monde de dames compense célébrant la liberté d’ex-
et pleins de contradictions, et qui, patronnesses. pression soit décernée à Charlie
d’un autre côté, caricature en Hebdo après les attentats, au motif
« troll » tout être humain affichant un comme Lunar Park, autofiction mâti- que le journal aurait diffusé « un
soupçon de négativité. née de fantastique à la Stephen King. contenu qui intensifie les sentiments
Plus surprenant – considérant la Et on comprend ses « énormes généra- anti-islamiques et anti-arabes, déjà ré-
forme de l’ouvrage, qui rassemble des lisations » (c’est lui qui le dit) sur la gé- pandus dans le monde occidental ».
articles écrits à différentes époques –, le nération née avec Internet. Pour lui, la liberté d’expression est to-
romancier s’y révèle en théoricien cohé- Bret Easton Ellis pointe « l’hypersen- tale ou n’est pas. Dès lors qu’on com-
rent, qui a développé une vision sibilité des milléniaux, leur sentiment mence à la limiter, au nom de la défense
construite de la modernité et a établi d’avoir droit à tout, leur insistance sur des minorités ou pour d’autres motifs,
une nomenclature spécifique. Au com- le fait qu’ils avaient toujours raison en on entre « dans une pièce très sombre
mencement du monde d’Ellis, c’est-à- dépit de la preuve parfois écrasante du dans la grande entreprise, depuis la-
dire à la fin des années 1970, il y avait contraire, leur éventuelle incapacité à quelle il est vraiment impossible de
donc « l’Empire », cette Amérique rea- replacer les choses dans leur contexte, s’échapper ». Il nous aura prévenus. L
ganienne triomphante qui écrasait la leur tendance tantôt à surréagir, tantôt WHITE, Bret Easton Ellis,
planète de sa puissance financière, mi- à afficher une positivité passive agres- traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina,
litaire et culturelle et fabriquait sa sive – entre parenthèses, tous ces écarts éd. Robert Laffont, 312 p., 21,50 €.
VOYAGE
Benoît Heimermann
Combien de marins
En photos et en textes,
un recueil avec équipage de plumes
bien trempées.
Cent portraits de
grands navigateurs ou
de marins remar-
quables, rédigés par
des journalistes de re-
ALAMY/PHOTO12
pour une non-science, des Manzoni. Une nouvelle las Duflo, professeur à
discours faussement objectifs mus par traduction, toute en équilibre entre l’université de Nanterre, en se pen-
des partis pris politiques. Jacques Mis- modernisation et maintien de chant sur un très vaste corpus, de Thé-
tral s’inscrit en faux contre ce jugement. quelques archaïsmes, devrait offrir rèse philosophe aux Bijoux indiscrets.
Distinguant, comme Schumpeter une nouvelle jeunesse à cet étonnant « Ces livres que l’on ne lit que d’une
avant lui, l’apport « analytique » des essai. Étonnant dans sa conception main », pour reprendre le titre d’un
doctrines économiques de leur base même puisqu’il fut à l’origine conçu essai précurseur de Jean-Marie Gou-
idéologique, il soutient qu’il y a bien eu comme une piste de travail en vue lemot en 1994, seraient riches de
un progrès de la pensée en économie, d’intégrer Les Fiancés, l’œuvre phare questionnements et d’enjeux idéolo-
une élucidation graduelle et cumula- d’Alessandro Manzoni. Finalement, giques que leur hardiesse ne doit pas
tive de ses mécanismes. En découlent l’appendice s’est émancipé de ce ro- cacher : à l’heure des « Lumières hé-
des chapitres éclairants sur Adam man historique afin de rompre, aux térodoxes », alors que le roman subit
Smith et Léon Walras. Autres que des yeux d’Éric Vuillard, qui signe la pré- à la fois un immense engouement et
apologues du capitalisme, les fonda- face de cette édition, « avec un roman- la censure, pour Colas Duflo, la phi-
teurs du libéralisme auraient élaboré tisme impuissant ». « La situation po- losophie expérimentale déployée par
des outils conceptuels devenus des « ac- litique italienne », alors que le la pornographie a contribué de ma-
quis » de la réflexion. Mais sont-ils com- Risorgimento commence à se profiler, nière déterminante à la laïcisation des
patibles avec les visions, différentes, de « requiert un rapport à la réalité plus débats moraux.
Marx et de Keynes ? vif, plus contraignant ». Faisant volontiers disserter ses per-
Si le recensement des thèses de Histoire de la colonne infâme cherche sonnages sur des questions théoriques,
Keynes est parfait, celui sur Marx dé- à démêler la responsabilité, au du matérialisme à l’intolérance reli-
çoit, tant sur sa théorie de la valeur, XVIIe siècle, des juges qui condamnèrent gieuse (pensons à la Juliette philo-
que Jacques Mistral rejette mais qui à d’atroces souffrances deux hommes sophe de Sade), le roman pornogra-
reste une source de questions fertiles, accusés d’avoir barbouillé de poisons phique mène allégrement une
que sur son approche économique, so- des murs à Milan dans le prétendu recherche sur la variété des formes de
ciale et politique, de nos sociétés, qu’il but d’accroître l’épidémie de peste. vies à travers la richesse des formes de
ne commente guère. L’économiste Pour Manzoni, le contexte juridique sexualité et propose des expériences
conclut son enquête sur une touche n’excuse pas les méthodes et le verdict de pensée sur les normes morales, la
sombre : il manque, écrit-il, une théo- des juges. Montrant les marges de question de l’inceste ou celle des en-
rie qui ouvre les portes du monde qui manœuvre dont ils bénéficiaient, fants sauvages. L’éthique moderne naît
surgit. Mais, sceptique sur la possibi- l’écrivain dévoile « à quelle ruse misé- aux marges des discours officiels, du
lité d’un paradigme, plus adapté, de rable durent recourir ces seigneurs ». côté des romans libertins et de la lit-
l’économie, il n’en donne aucune Une manière de rappeler que, quand térature clandestine. Elle nous rappelle
piste. C’est dommage : malgré ses li- les dirigeants font « ce qu’ils peuvent » que nos amis américains ont depuis
mites, sa belle Science de la richesse en face aux grands enjeux contempo- longtemps constitué une discipline
apparaît comme une utile exploration rains, ils font surtout ce qu’ils veulent. nommée porn studies, qui nous sera
préparatoire. Patrice Bollon Pierre-Édouard Peillon peut-être d’une certaine actualité à
l’heure où les valeurs de tolérance sont
LA SCIENCE DE LA RICHESSE. ESSAI HISTOIRE DE LA COLONNE INFÂME,
SUR LA CONSTRUCTION DE LA PENSÉE Alessandro Manzoni,
parfois inquiétées. Alexandre Gefen
ÉCONOMIQUE, Jacques Mistral, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, PHILOSOPHIE DES PORNOGRAPHES,
éd. Gallimard, 480 p., 24,50 €. éd. Zones sensibles, 160 p., 16 €. Colas Duflo, éd. du Seuil, 308 p., 23 €.
E
Louise
Michel a
20 ans. Elle
veut être poète. Elle
écrit à son dieu, Victor
de la Commune. Elle connaîtra la
prison, l’exil, et ne cessera de se
confier à Hugo. À travers ces lettres,
se dévoilent le courage et la ténacité
d’une femme dont les multiples en-
Hugo, qui considérait la Commune
comme « une bonne chose mal faite »,
se montrait plus pragmatique. Si leur
correspondance humanise une grande
figure de l’anarchie, elle nous replonge
Hugo. Et Dieu lui ré- gagements font écho aux interroga- en un temps où les poètes partici-
pond ! Cette correspondance, qui se tions qui déchirent la société paient à l’histoire. « Levez-vous tous,
poursuit une trentaine d’années, ré- d’aujourd’hui. les grands chasseurs d’étoiles », écri-
vèle les préoccupations intimes, les Comme institutrice, Louise Mi- vit Louise Michel. On la qualifiera
questionnements, voire les contra- chel favorise le partage, développe d’utopiste. Certes. Mais quel éclair
dictions d’un personnage exception- chez ses élèves le goût du savoir. dans la nuit ! Serge Sanchez
nel, plus généralement connu sous Proche des plus démunis, elle fustige LETTRES À VICTOR HUGO (1850-1879),
l’aspect forcément réducteur d’une les tortures infligées aux animaux, Louise Michel,
icône révolutionnaire. Louise Michel embrasse avec passion la cause des éd. Le Mercure de France, 90 p., 5,80 €.
Sonja Delzongle nous entraîne dans les montagnes des Balkans, où des
événements étranges entourent une centrale nouvellement construite.
Une incursion très réussie dans le pays de ses origines maternelles.
SUEURS FROIDES
EMINS
DE CROIX
LES SOMBRES GÉNIES
DU CHRISTIANISME
JEAN-PIERRE BERTIN-MAGHIT
À corps et
glaive », que « c’est une chose terrible
de tomber entre les mains du Dieu vi-
vant » et que la tâche première d’un ca-
tholique ayant reçu mission d’écrire
à Christ
doit être de se faire haïr du monde.
Outrepassant, ou plutôt parache-
vant, un nécessaire terrorisme spirituel,
cette lignée littéraire antimoderniste,
postérité spirituelle de Joseph de
Maistre, témoigne au plus près de la
Loin de la pleutrerie bien-pensante, une armée violence et des écartèlements du
de plumes hérissées, passéistes et prémonitoires s’est monde contemporain. En témoignent
dressée contre la « robotisation des consciences ». Louis Veuillot, Barbey d’Aurevilly,
Léon Bloy, Ernest Hello, Villiers de
Par François Angelier L’Isle-Adam, Huysmans. Une constel-
a
lation furieuse, une cordillère des âmes
dont les ultimes crêtes furent Georges
u dire de Paul Gor- avant tout pour « tâche modeste d’ou- Bernanos – tout juste tombé dans le
dan, bénédictin vrir les portes et les fenêtres, afin de domaine public et objet de multiples
autrichien d’ori- renouveler l’air ». Une salubre et impi- éditions – et Louis Massignon. Aucun
gine juive, qui fut, toyable ventilation des âmes héritée exemple n’est plus éloquent de cette
au Brésil, entre de son maître en « imprudence », Léon contestation radicale, de cette plongée
1943 et 1945, son Bloy, qui sut à son heure ce qu’il en furieuse au cœur de la mêlée, que la
frère en la foi et son compagnon d’exil, coûtait de « casser les vitres » et d’opé- question de la technique, du front
la plus sûre manière de réjouir Georges rer la charité à coups de marteau. technologique (2). À une large part du
Bernanos était de l’honorer du titre de J’ai bien peur qu’aujourd’hui, alors monde catholique (dont Paul Claudel,
« célèbre écrivain catholique ». L’auteur que l’actualité de l’Église catholique ro- chantre lyrique de l’élan industriel) qui
de Journal d’un curé de campagne (1) ex- maine a déserté les pages « culture » de voit en elle un outil nécessaire pour ac-
plosait alors d’un rire jovial, « signe de la presse pour occuper à plein temps la complir cette mission humaine qu’est
la sérénité supérieure la domination et l’ex-
et lucide d’une bonne Un carré d’insoumis persiste […] ploitation fructifiante
et saine ironie », ajoute de la Terre, depuis les
son ami religieux. à rappeler que le Christ n’est pas « venu évêques bénisseurs de
Bernanos, pour qui apporter la paix, mais le glaive ». machines ou d’arte-
l’écrivain catholique, facts et visiteurs
loin de toute labellisation et « investi- rubrique « faits divers », l’expression d’usine jusqu’au pape Pie XII dont on
ture officielle », appliqué à « travailler « écrivain catholique » ne soulève plus ignore trop l’attention et le soutien pu-
librement sous le regard de Dieu », de- ni rire, ni répulsion, ni même le mépris blic sans faille qu’il apporta durant son
vait, harcelant la pleutrerie et la sou- qui fut celui de nos aïeux anticléricaux. pontificat au modernisme technolo-
mission bien-pensante, se donner Rien que l’attention passagère et amu- gique, répond une marge d’insoumis
sée qu’on réserve aux vestiges curieux, qui stigmatise dans le décollage indus-
aux sites pittoresques, entre le tombeau triel européen et l’incessante invasion
À LIRE étrusque et la porcelaine chinoise. Si, du quotidien par le machinisme moins
de fait, un pan énorme de la littérature une tentation prométhéenne qu’une
SCANDALE DE LA « catholique » officielle fait figure au- menace d’asservissement individuel et
VÉRITÉ. ESSAIS, jourd’hui de « fichus de grands-mères de neutralisation spirituelle.
PAMPHLETS, ARTICLES
ET TÉMOIGNAGES, où sont peint[e]s » des madones, bro-
Georges Bernanos, cante pieuse vouée aux « vieilles vieille- INSURRECTIONS PROPHÉTIQUES
éd. Robert Laffont, « Bouquins », ries » où s’empilent les titres oubliés de Si les philippiques dardées d’un Veuil-
1 376 p., 32 €.
Paul Bourget, René Bazin, Pierre l’Er- lot et de son journal L’Univers contre
mite et Henry Bordeaux, dignes la prolifération ferroviaire, les sar-
UN CATHOLIQUE best-sellers dont la fonction fut plus casmes d’un Bloy sur le téléphone ou
N’A PAS D’ALLIÉS. d’encenser la hiérarchie, d’édifier les la bicyclette, et les attaques d’un Huys-
CORRESPONDANCE
MARITAIN-BERNANOS-
consciences que de sacrifier les âmes, mans sur l’impérialisme métallique
CLAUDEL-MAURIAC, un carré d’insoumis persiste, par-delà dont la tour Eiffel reste la Babel exem-
éd. du Cerf, 362 p., 24 €. la mort, à rappeler que le Christ n’est plaire, si pareils assauts font époque,
pas « venu apporter la paix, mais le les insurrections prophétiques d’un
78 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
Bernanos, jamais vraiment revenu de
la boue sanglante des tranchées,
gardent une « puissance d’arrêt », une
force d’impact toujours intacte. Dé-
nonçant l’hypercontrôle de l’individu
REPÈRES
et le verrouillage policier de la société, L’âge d’or des écrivains catholiques français s’échelonne
la robotisation des consciences et la ré- entre la Révolution et le conciliant concile Vatican II (1965).
duction de l’homme à la dimension
d’un matériau pour satisfaire la vora-
cité de la machinerie planétaire, l’au- 1801. Signature du Concordat entre
teur de La France contre les robots la France et la papauté.
(1944), participant à (voire anticipant, 1802. Alphonse de Chateaubriand,
ses premières attaques datant de 1931) Génie du christianisme.
une famille d’esprits où se retrouvent 1821. Joseph de Maistre, Soirées de
Hannah Arendt, Günther Anders et Saint-Pétersbourg.
Jacques Ellul, joue moins les Cas- 1834. Félicité de Lamennais, Paroles
sandre passéistes (son goût pour les d’un croyant.
sports mécaniques en témoigne) qu’il 1839. Louis Veuillot entre au journal
ne stigmatise une ébriété industrielle Univers, dont il fera le fer de lance de
où la pure vitesse devient seul but : l’ultramontanisme français.
« Allez vite, mais allez où ? » Un credo 1852. Jules Barbey d’Aurevilly,
qui va de pair avec une ascèse indivi- L’Ensorcelée.
duelle et un idéal de pauvreté, voire de 1863. Ernest Renan, Vie de Jésus.
dénuement, que l’on retrouvera chez 1865. Jules Barbey d’Aurevilly,
un Louis Massignon disciple de Un prêtre marié.
Gandhi. Louis Massignon, que l’on 1869-1870. Premier concile
retrouve sur deux autres points essen- du Vatican instaurant l’infaillibilité ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET
« Enracinés
rature mystique féminine, dérivée du
Cantique des Cantiques, et dont j’ai dé-
couvert les richesses italiennes, espa-
gnoles, françaises ; celles-ci m’ont été ré-
« Une foi
évoluant dans un espace culturel où
le christianisme a une grande part.
Mais des écrivains catholiques au sens
de ceux que vous citez, non. Pour tous
ces auteurs, le catholicisme était un
combat, ce qu’il n’est plus aujourd’hui.
C’est sans doute l’absence de cette en un mal sans
rédemption »
dimension offensive qui a dépeuplé les
rangs. Pour eux, le catholicisme était
également une marginalité.
On en est à un point où, s’avouer
catholique, c’est une honte, sinon une
croix. Mais l’Église romaine a traversé L’auteur des Antimodernes démontre que, pour
des épreuves comparables à celles ces écrivains opposés à la conception rousseauiste
d’aujourd’hui. Une partie d’elle- de l’homme naturellement bon, il est impossible
même plonge dans l’histoire, une d’échapper à la fatalité du péché originel.
autre est enracinée dans l’éternité et
sauve la première de ses faiblesses.
Vous avez donné une édition marquante
d’À rebours. Quelle est votre vision L’expression « écrivain catholique », que l’on ne peut pas ne pas prendre
des romans catholiques de Huysmans, dans le cadre de vos recherches, en compte, dans l’analyse de ce phé-
En route, La Cathédrale, L’Oblat ? a-t-elle pour vous une quelconque nomène intellectuel, l’importance
Il s’est séparé de Zola, il a renié le pertinence ? de la Révolution française et de la
naturalisme, ce qui est extraordinaire. Antoine Compagnon. – Je ne pense pas révolution industrielle, qui inflé-
Il a réussi à montrer qu’il n’y avait plus qu’elle en ait eu au moment où j’écri- chissent les discours. La conception
d’espérances dans l’école littéraire na- vais Les Antimodernes (2005). Dans du péché originel, que ce soit chez
turaliste. Il a montré que rompre avec ce livre, parmi les six figures qui me Baudelaire ou Barbey d’Aurevilly,
le naturalisme permettait de renouer semblent caractériser la tradition n’est catholique que de manière as-
avec la spiritualité monastique. Un antimoderne, il y a celle du péché ori- sez ambiguë. Ce qui est sûr, c’est
des plus beaux textes qu’on ait écrits ginel, c’est-à-dire de la présence en qu’elle n’est pas chrétienne, car il n’y
sur un tableau est celui que Huys- l’homme du mal. C’est donc plutôt a pas de Rédempteur. Pas de Christ
mans a consacré au Christ de Grüne- l’anti-rousseauisme (contre la thèse de sauveur. Pas de Messie. Elle est en
wald. Dans les romans consécutifs à l’homme naturellement bon) qui
À rebours, notamment dans La Ca- m’est apparu comme un trait com- Un monde
thédrale, il y a des pages somptueuses. mun à une lignée d’écrivains. Une
Huysmans, l’homme et l’artiste, a idée très présente chez Joseph de moderne caractérisé
vraiment trouvé son salut dans la Maistre, qui appartient clairement à par le matérialisme,
théologie et la spiritualité catholiques. la tradition catholique. Mais une l’industrialisation,
C’est lui qui a rouvert la voie à la lit- croyance dans le mal, dans un mal
térature catholique au sens où nous fondamental, qui n’est pas nécessai- l’absence
avons essayé de le définir. rement en lien avec la doctrine catho- de spiritualité.
Selon vous, le renouveau catholique lique, au sens strict. Une croyance qui
a été la réponse littéraire est davantage d’ordre métaphysique ce sens plus catholique que chré-
au rationalisme et à l’anticléricalisme ou cosmologique que théologique. tienne. Si vous m’aviez posé la ques-
de la IIIe République ? Si lignée il y a, faut-il la faire remonter tion d’une tradition chrétienne, je
Ce fut en effet une riposte à l’idéo- en amont des « Modernes », à Bossuet, vous aurais clairement répondu par
logie ultrarationaliste et ultradémo- par exemple, ou bien est-ce la négative. Puisque chez ces écri-
cratique dont se nourrissait la IIIe Ré- un phénomène seulement moderne, vains il y a une pensée d’un mal
publique. Le non-conformisme de qui commencerait avec Maistre ? pour lequel il n’y a pas de rédemp-
Huysmans n’a rien de politique ni de Maistre s’inscrit dans une tradi- tion, et donc guère de croyance en
maurrassien, il accepte la République tion bossuétiste… On peut faire re- la communion des saints ou en la
avec le pape Léon XIII. Son affilia- monter le XIX e siècle à Bossuet, mais vie éternelle. Des articles de foi qui,
tion est ailleurs, dans l’âme surnatu- aussi à Pascal, à la tradition jansé- dans la tradition chrétienne, accom-
relle de la France et de l’Europe. niste, qui se poursuivra tout au long pagnent la doctrine du péché origi-
Propos recueillis par François Angelier du siècle. Néanmoins, il me semble nel. Chez Baudelaire, par exemple,
82 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
il n’y a ni communion des saints ni de Sartre s’arrêtent le jour où il a
vie éternelle. trouvé sa voie. C’est une conversion.
Alors que chez Maistre, ou plus tard À la recherche du temps perdu est la
Léon Bloy, la communion des saints quête d’une vocation qui s’arrête
occupera une place centrale. quand le narrateur a découvert com-
Chez eux, en effet. Lorsqu’on dit que ment l’accomplir.
Baudelaire est un disciple de Maistre, Il y a en même temps, chez certains de
il faut introduire des limites. De Jo- ces écrivains catholiques, une référence
seph de Maistre, il a repris l’anti- à l’apparition mariale de La Salette :
rousseauisme. D’une manière plus gé- comme si une mission particulière
nérale, on retrouve dans ce courant revenait aux écrivains. Ils auraient
de pensée une hostilité à l’égard du à prendre le relais des mauvais prêtres. Il
XVIIIe siècle, identifié aux Lumières. leur reviendrait de se faire missionnaires.
Les époques de conversion qu’ont été De se livrer à l’exégèse des Écritures.
Antoine Compagnon, professeur au
la monarchie de Juillet, puis le tour- Collège de France.
De véritables rabbis catholiques.
nant des siècles (pensons à Claudel), On retrouve les conversions du
sont largement liées à la réfutation du pure… On peut dire qu’il y a chez Bar- XIXe siècle qui ont ravivé la foi catho-
monde moderne. Un monde mo- thes un péché originel du langage. lique. C’est l’époque des miracles.
derne caractérisé par le matérialisme, Bernanos, pensant à Mauriac, trouvait Avant cela, il faut évoquer les figures
l’industrialisation, l’absence de dérisoire, pour ne pas dire grotesque, des deux premiers tiers du siècle,
spiritualité… que l’on puisse se revendiquer comme comme Lamennais, Lacordaire, Mon-
Un rapport à la technique assez étant un écrivain catholique, comme si talembert, Dupanloup ou Veuillot. Des
compliqué, qui peut être de dénonciation « catholique » venait de surcroît. héros de la foi catholique. Ce ne sont
radicale et parfois de fascination… On peut à la rigueur se définir comme pas des romanciers ou des poètes, mais
Il y a une forte ambivalence chez un catholique écrivain. de grandes plumes qui soutiennent la
ceux que j’ai appelés les « antimo- Dans l’écrivain catholique, il y au- cause catholique. Ce sont eux à
dernes ». On n’est pas antimoderne sans rait un certain provincialisme, avec l’époque qui portent le courant catho-
avoir une curiosité pour le monde mo- l’idée d’être confiné ou parqué. Il est lique. Ils peuvent aussi se haïr, comme
derne. Y compris chez tous les conver- difficile de dire que Péguy ou Bloy Veuillot et Montalembert. Car ils ne
tis catholiques. S’ils sont si sensibles aux étaient des écrivains catholiques. Et sont pas du même bord politique. Mais
« scandales » du monde moderne, c’est pourtant ils le sont d’une certaine ce sont eux qui écrivent, qui publient
que celui-ci exerce sur eux une certaine manière. Leur œuvre est profondé- et qui ont laissé des traces durables.
séduction. C’est le cas de la technique. ment marquée par la foi. Et beaucoup La vogue, ou la mode, des conver-
Ils en ont une vision ambiguë et d’entre eux, j’y reviens, sont des sions sera plus tardive : elles auront lieu
contrastée… Chaque génération dé- convertis. Des convertis qui ont à la fin du siècle (Hello, Bloy, Huys-
noncera à sa manière un certain état de connu l’apostasie, le drame de l’ab- mans, Péguy, Claudel). Des écrivains
la technique (le chemin de fer, la tour sence de foi. Peut-on dire pourtant très divers, plus inscrits dans la littéra-
Eiffel, le téléphone, les robots). qu’ils sont des écrivains catholiques ? ture. Ces conversions sont liées à la
Il y a donc d’évidents points Peut-être ne le sont vraiment que crise moderniste qui secoue l’Église et
de coïncidence entre les antimodernes ceux qui ont connu la conversion : aux très vives querelles autour de la laï-
et les écrivains catholiques, à commencer Péguy, Claudel… cité. Le grand moment de cette littéra-
par la doctrine du péché originel, qui L’entrée en littérature et la conversion ture catholique est celui du combat po-
déborde la seule tradition catholique. iraient de pair… litique mené contre l’Église. Les
Le péché originel est-il aussi présent chez On est renvoyé à l’autobiographie. écrivains catholiques se sont sentis op-
Barthes, la dernière figure antimoderne Le modèle de l’autobiographie, c’est le primés. On ne peut pas minorer la vio-
que vous avez envisagée ? récit de conversion. Cela commence lence de ces combats, l’anticatholi-
Dans une certaine mesure, oui. par les Confessions de saint Augustin. cisme du pouvoir radical. La plume de
Même si cela est un peu loin. Par Il faut expliquer comment on est de- ces écrivains est une plume de combat.
exemple, dans sa conception du lan- venu ce que l’on est. Il est remar- Ce n’est donc pas un hasard si cette lit-
gage, comme étant mauvais et malé- quable que, le plus souvent, les récits térature est grande, elle est grande
fique. Dans sa misologie. Certes, il autobiographiques s’arrêtent une fois parce qu’elle est résistante. La guerre de
aime la langue, il aime jouer avec elle, la conversion faite. Parce qu’il n’y a 1914 mettra un terme à l’affrontement
ULF ANDERSEN/AURIMAGES
il est un styliste hors pair, mais il y a plus rien à dire. Certes, il y aurait et hâtera l’assimilation de la séparation
du mal dans la langue (elle est fasciste, beaucoup à dire, parce que la foi est de l’Église et de l’État. Les catholiques
dira-t-il) et dans les mots… Il y a chez aussi une conversion de tous les jours, constateront que la séparation a été au
lui une sorte de fascination pour une mais le « moment » de la conversion fond plutôt bénéfique à l’Église.
langue d’avant les mots. Une langue est aussi la fin du récit. Même Les Mots Propos recueillis par François L’Yvonnet
u
convertis. Mais ils venaient, non pas de
ne littérature écrite par préoccupations nouvelles, et même de l’athéisme ni de l’agnosticisme, mais
des catholiques n’est pas nouvelles qualités stylistiques. Parmi d’une autre religion : la religion angli-
nécessairement une « lit- une pléthore de romans catholiques, cane. Cela mena à un désir de choquer
térature catholique ». les œuvres semi-autobiographiques de les protestants et de souligner l’origina-
Pour beaucoup de catholiques, com- Joris-Karl Huysmans et de Léon Bloy lité de leur nouvelle foi. Ils avaient un
poser une œuvre littéraire n’implique dominent le paysage. Dans la poésie, intérêt prépondérant dans la liturgie et
pas forcément des préoccupations re- les voix les plus originales sont Paul le cérémonial, et dans les aspects de la
ligieuses immédiates. La littérature Verlaine, Francis Jammes et Charles religion catholique les moins compris
catholique, au contraire, est créée à Péguy. Le théâtre catholique nous a par les protestants : la transsubstantia-
partir de convictions religieuses qui donné Paul Claudel, estimé par tant tion, la vénération de l’hostie dans la
dominent la pensée de l’auteur ; elle de gens, qu’ils soient catholiques ou cérémonie de bénédiction, l’impor-
traite de thèmes et de problèmes et se pas, comme le dramaturge français le tance des « actions » de la messe par op-
sert d’images ou de tournures litur- plus important depuis Racine. Et l’on position aux paroles souvent inau-
giques qui sont toutes spé- dibles du prêtre. L’obsession
cifiquement catholiques. de ces détails déséquilibre la
C’est vers la f in du plupart des romans catho-
XIX e siècle qu’on voit, d’un liques anglais de l’époque,
côté comme de l’autre de la malgré leur popularité
Manche, nombre d’écrivains parmi le public catholique.
qui, pour la première fois de- La spiritualité et un message
puis deux siècles, allient de religieux semblent parfois y
profondes convictions reli- manquer au milieu d’un tas
gieuses à un talent littéraire. de détails compliqués, sou-
En France, dès les années vent hors de propos.
1880, le roman, la poésie et, C’est dans la poésie que le
plus tard, le théâtre abordent renouveau catholique a ex- BERTRAND PRÉVOST/CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, DIST. RMN-GRAND PALAIS
ainsi des sujets religieux. Ce cellé, une poésie profonde et
mouvement est surtout une spirituelle. Il y eut d’abord,
réaction contre le règne de la dans les années 1850, John
science, du positivisme, du Henry Newman, avec son
matérialisme. Parmi les pra- poème admirable, Le Rêve de
Pierre Jean Jouve par Henri Le Fauconnier (1909).
ticiens de cette nouvelle Gerontius. Vers la fin du siècle
littérature il y en a, certes, une surabondance de poètes
quelques-uns qui ont peu de valeur lit- ne doit pas oublier la littérature polé- se firent remarquer : Coventry Patmore,
téraire, mais il y a aussi des géants qui mique, où tant se sont distingués, no- Francis Thompson, Alice Meynell…
ont apporté des valeurs nouvelles, des tamment Bloy et Péguy. et enfin le poète jésuite Gerard Man-
La plupart de ces auteurs furent des ley Hopkins, l’un des plus grands poètes
Prêtre anglican et professeur convertis. Par réaction contre le monde religieux de tous les temps.
de littérature à Londres, Richard Griffiths
a récemment signé Essais sur la littérature
environnant, ce monde athée et sou- Bien que ces deux renouveaux, fran-
catholique (1870-1940). Pèlerins de l’absolu, vent anticatholique, ils aimaient à faire çais et britannique, aient été très diffé-
chez Classiques Garnier (2018). ressortir, dans leur religion, les aspects rents l’un de l’autre, il y eut quand
84 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
lecteur doit s’efforcer de comprendre la
signification de ce qui se passe, car tout
lui est présenté de manière oblique.
Dans tous ses romans, le lecteur est en
permanence surpris par des événements
qui ne semblent pas en harmonie avec
un schéma religieux satisfaisant ou lo-
gique. Les incertitudes, les ambiguïtés,
les inconsistances de Monsieur Ouine
montrent à quel point Bernanos est de-
venu un romancier moderne, tout en
conservant des aspects importants de
la religion du renouveau catholique.
Chez Evelyn Waugh, le message chré-
tien est voilé, au point qu’on pourrait
prendre ses romans pour de simples his-
toires d’amour ou d’action si on ne les
lisait pas attentivement, et si l’on ne se
rendait pas compte de l’importance
d’une intrigue religieuse sous-jacente.
Chez Graham Greene, la religion du
renouveau catholique français est par-
tout présente. Il traite, par exemple, des
thèmes maistriens de la réversibilité et
de la parenté du saint et du pécheur ;
BRIDGEMAN IMAGES
« Un coup de pied
au derrière »
Après que la Révolution a tout balayé sur son passage, les romantiques, Chateaubriand
en tête, ont tout fait pour redorer le blason du christianisme, au risque d’une régression.
Par Frédéric Gugelot
amais depuis la Réforme « prouver, non que le christianisme est humilité […].” Voilà ce qui nous [écri-
Joseph de Maistre,
et Dieu, et maître
Inspirateur des trois B – Barbey, Bloy et Bernanos –,
« ami du bourreau » selon Stendhal, le pourfendeur
de la Révolution reste l’indépassable incarnation
de la résistance catholique à la modernité.
Par Pierre Glaudes
versel en acceptant de prendre sur soi hommes […] est ce qu’il y a de plus polémique fondé sur les vertus de l’in-
les fautes des autres et les malheurs semblable au sang divin répandu dignation. Pour Maistre, comme
qui devraient en résulter pour eux. Il pour le salut du monde. Le don de pour eux, il est une colère apparentée
en fait de surcroît une arme contre les soi est sans doute ce qu’il y a de plus à la sagesse : un scandale nécessaire
temps nouveaux : la réversibilité, qui agréable aux yeux de Celui qui s’est pour des chrétiens qu’épouvante la
met l’accent sur la solidarité des êtres, le plus donné. » Quant à Bernanos, trahison de la vérité. L
s
Dieu qui se livre en nourriture. Ber-
urtout ne pas faire de litté- lumières changent de camp, et c’est au nanos prendra le relais de Bloy devant
rature. Ne pas être homme nom de Dieu qu’ils dénoncent l’obs- la naissante communication, autre si-
de lettres. À la rigueur être curantisme et la superstition. Ils ont mulacre édulcoré du Verbe : « La
prophète, mais prophète au moins deux rôles : sauver la Parole langue française est une œuvre d’art,
du déjà-dit. Ne pas écrire, mais dire : et combattre l’idolâtrie. et la civilisation des machines n’a be-
être une voix qui crie dans le désert ou Leur première mission suppose soin pour ses hommes d’affaires,
dans la foule, être une grande gueule d’être amoureux du Verbe incarné au comme pour ses diplomates, que d’un
parfois, mais jamais une jolie plume. point de lui offrir son corps : assurer outil, rien davantage. » Langage ou-
Ne parler qu’en écho à cet événement la survie de mots de feu que les posi- til, parole désincarnée.
inouï : le Verbe s’est fait chair, Dieu tivistes prétendent remplacer par Bref, tuez la Parole, vous ferez de
est devenu homme, le spiri- l’homme un animal ou une
tuel a habité le charnel, l’éter- Parler pour rendre manifeste machine. De là une deuxième
nité a épousé le cours du mission : combattre les contre-
temps. Dieu a passé neuf mois l’Incarnation aux athées façons, qui amputent l’homme
dans un placenta, puis a jailli de confort. et le livrent à toutes les idolâ-
entre les cuisses d’une femme, tries. Siècle de parricides, le
avant de marcher sur la Terre. Pas à la l’électricité et que les catholiques XIXe bâtit à toute allure des idoles, pour
manière d’un dieu grec, touriste sexuel mondains attiédissent pour garder remplacer le Père absent et adorer plus
repérant la victime la plus appétissante leurs valeurs boursières. Ici, c’est Pé- ou moins secrètement Mammon. La
pour changer son ordinaire conjugal ; guy devant une Parole que l’homme foi en un Dieu unique permet de ne
pas même à la manière d’un seigneur peut mettre à mort : « […] ce privi- pas diviniser tout ce qui passe.
déployant le style élevé que la rhéto- lège nous a été donné,/Ce privilège
rique exige d’un héros d’épopée. Non, incroyable, exorbitant,/De conserver ÉROS DOIT ÊTRE TRANSFIGURÉ
comme un homme ordinaire, entouré vivantes les paroles de vie,/De nour- Contre l’idolâtrie de la science, le rire
de filets de pêcheurs. Parler, donc, rir de notre sang, de notre chair, de de Max Jacob désacralise un paradis
dans l’onde de choc des Évangiles, bas- notre cœur/Des paroles qui sans nous hygiéniste, où les médecins sont ho-
culement tant historique que litté- retomberaient décharnées. » Énor- norés comme des dieux : la blouse
raire : « L’enseignement central du mité du scandale, quand le maître blanche rêve d’être chasuble ; le cachet
christianisme, la doctrine de l’Incar- mot du rapport au texte est le ciseau – sérotonine ? – singe l’hostie. Le Pro-
nation et de la Passion, écrit Erich critique du Jésus de Renan qui coupe grès exigeait le même agenouillement
Auerbach dans Mimésis, était incom- tout ce qui dépasse. et nous n’en sommes guère sortis. Ber-
patible avec le principe de la sépara- Les meurtriers de la Parole sont lé- nanos n’avait pas l’intention de don-
tion des styles. » Si la formule « écri- gion, et les lieux communs sont un ner sa vie pour un taux de croissance
vains catholiques » a un sens, il est là : contre-Évangile. « Dieu n’en demande et sonne le glas, dès 1947, de l’opti-
parler pour rendre manifeste l’Incar- pas tant », dit par exemple le bour- misme nouveau. Qui peut lire ce pas-
nation aux athées de confort et aux ca- geois. Euphémisme habile pour dire sage de La France contre les robots sans
tholiques de confort, scientistes sans que Dieu ne demande rien, et surtout admirer la prophétie : « La Civilisation
questionnements et bourgeois conser- pas à être mangé. Le bourgeois, nou- des Machines a besoin, sous peine de
vateurs. Face à ce monde « trop ani- veau Dieu mieux vêtu, dévore le mort, d’écouler l’énorme production
malement heureux », les écrivains ca- pauvre, dans une inversion démo- de sa machinerie et elle utilise dans ce
tholiques jouent les trouble-fêtes. Les niaque. De même, la Croix hideuse, but […] des machines à bourrer le
92 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
crâne », dans un monde où l’imbécile niant l’Incarnation pourrait écrire à la
sera « informé de tout et condamné suite de Bloy : « Toute femme – qu’elle
ainsi à ne rien comprendre » ? le sache ou qu’elle l’ignore – est per-
Le pire est qu’une partie des écri- suadée que son sexe est le Paradis […].
vains du temps s’aligne sur les diktats Qu’on juge de ce qu’elle donne quand
scientifiques. Zola ne veut voir en elle se donne et qu’on mesure son sa-
l’homme que la bête et déclare la crilège quand elle se vend […]. Elle a
guerre à la poésie. Le roman expéri- infiniment raison de croire tout cela
mental, dicté par Claude Bernard, est puisque cette partie de son corps a été
le plus sûr moyen, déclare-t-il sans le tabernacle du Dieu vivant. » Dire
rire, de reprendre l’Alsace et la Lor- que le néopaïen Rebatet se désolait
raine. Huysmans, disciple émancipé, qu’« entre plusieurs milliers de dieux,
lui réplique par son « naturalisme à peu près tous bitologiques », l’huma-
mystique » : les abîmes du mal et nité ait opté « pour le Dieu anti-
la furie des satanistes démontrent couilles » ! S’il s’agit d’éjaculer sur la
que « l’homme passe infiniment faiblesse, juive si possible, nous lui lais-
l’homme ». Et le crucifié peint par sons volontiers sa bitolâtrie. Mais s’il
Grünewald lui révèle un Christ « à la s’agit de donner sa grandeur au corps
ADOC-PHOTOS
fois hors de portée et à ras de terre », fragile, on nous permettra de préférer
dont la chair transpercée et broyée est saint Paul : « Votre corps est le temple
une promesse de chair transfigurée. de l’Esprit saint. » Ernest Renan (1823-1892).
Le combat se poursuit contre la ré-
duction du sexe à la pulsion animale. NE JAMAIS RÉDUIRE L’HOMME de renoncements, de purifications et
Claudel, en qui les surréalistes n’ont Benoît XVI lui-même fera une défense de guérisons. » Pour une version déve-
jamais su voir autre chose qu’un fort claudélienne d’un eros qui, rabaissé loppée, voir Le Soulier de satin…
cul-bénit clérical, est plutôt un bénis- simplement au sexe, devient une mar- Sauver la Parole, renverser toutes les
seur du cul. Car la littérature catho- chandise, une simple chose que l’on idoles, ne jamais réduire l’homme.
lique est plus que tout celle de la chair peut acheter et vendre : « En réalité, Reste à mener la lutte contre soi-
rachetée : Éros ne doit pas être nié, cela n’est pas vraiment le grand oui de même, parce que la frontière entre
mais transfiguré. L’énergie sexuelle ne l’homme à son corps. […] Oui, l’eros Parole vraie et trahison du Verbe
doit pas être refoulée – amputation de veut nous élever “en extase” vers le Di- passe en chacun. Bernanos n’ignore
l’homme –, mais orientée vers un vin, nous conduire au-delà de nous- pas que la fine pointe du combat spi-
amour plus vaste. Le sexe n’est pas mêmes, mais c’est précisément pour- rituel est l’humilité, et Bloy apprend
sale : Dieu en a eu un. Quel auteur quoi est requis un chemin de montée, à traquer son « pourceau intérieur »
avant de franchir « la porte des
humbles ». Finissons avec Huysmans
qui refuse la morphine à l’agonie : « Il
en est qui sont dans l’état où je suis
et qui n’ont pas même les soins que
j’ai la chance d’avoir. […] J’espère
qu’on ne dira pas encore cette fois-ci
que c’est de la littérature. »
Difficile de croire en l’Incarnation
sans vivre la Passion. Le métier d’écri-
vain, disait Bernanos, n’est pas un mé-
tier, mais une aventure spirituelle, et
toute aventure spirituelle est un Cal-
vaire. Couronne d’épines plutôt que
bicorne d’académicien. Couronne
d’étrons, chez Bloy, partisan de la
transsubstantiation de l’excrément,
PASCAL VICTOR/ARTCOMART
Trois prophètes
l’héritage de Mallarmé, mais réinséré
dans « la grande enquête qui fut pen-
dant douze siècles l’occupation des
Pères de la Foi et de l’Art ».
c
j’aperçois tout à coup en pleine lu-
’est à propos de la Bible XIX e siècle ». Il s’agit, chez nos trois mière. “Les Paraboles de Moïse”,
– ou plutôt de l’Écriture « convertis », d’un rapport beaucoup c’est-à-dire chacun des articles de la
sainte, comme ils disent plus intime, quasi viscéral, à un texte Loi envisagé comme une parabole. Je
tous trois, plus conformé- connu d’abord à travers son usage li- crois qu’un livre sublime sortirait ai-
ment à la tradition catholique – que turgique, pratiqué de façon quoti- sément d’une telle vision » (10 sep-
Paul Claudel fait l’éloge de Léon Bloy dienne dans sa version latine, et qui de- tembre 1894) ; « Passé la matinée et
(« Du sens figuré de l’Écriture ») ; c’est vient le substrat de une partie de l’après-
bien lui en effet, héritier d’Ernest Hello leur œuvre, quels Tous trois se midi à déchiffrer
et de l’abbé Tardif de Moidrey, qui in- que soient les genres Isaïe. […] Je suis
troduit dans le domaine littéraire une littéraires choisis. Ci- disent émerveillés dans les ténèbres.
vision de l’Écriture autrement pro- tant l’Écriture elle- par le latin libre […] Liber signatus »
fonde que celle que le père Tilliette a même, ils se dé- et inventif de (20 octobre 1894).
appelée l’« exégèse lyrique au signent comme des Chez Huysmans
« âmes profondes » la Vulgate. c’est surtout dans La
Critique littéraire, Dominique Millet-Gérard
que cette lecture mé- Cathédrale (1898)
est professeur de lettres à l’université ditative arrache à la « fascination de la que se révèle la veine exégétique ; elle
Sorbonne Paris-IV. bagatelle » (Livre de la sagesse, IV, 12) est constamment arrimée à son sup-
qui étouffe le monde contemporain. port de pierre, mais n’en est pas moins
Joris-Karl Huysmans (1848-1907).
Tous trois ont connu sur le tard la axée, comme chez Bloy, sur le sens ty-
tentation de l’exégèse biblique : abou- pologique qui lit en filigrane dans
tie pour Claudel, embryonnaire chez l’Ancien Testament la venue du
Bloy et latérale chez Huysmans, elle Christ-Messie. Telle est, par exemple,
se veut une réponse, ancrée dans la l’interprétation des statues d’Élie et
grande tradition patristique et médié- Élisée au porche nord de Chartres :
vale, à l’hégémonie protestante en ce « Le premier diagnostique l’Ascen-
domaine qui va jusqu’à pénétrer petit sion du Rédempteur, par son enlève-
à petit les milieux catholiques. Un des ment, en plein ciel, sur un char de
tout derniers textes écrits par Bloy feu ; le second, Jésus ressuscitant et
avant sa mort en 1917, qui s’intitule sauvant l’humanité en la personne du
précisément « Sur l’exégèse », insiste fils de la Sunamite » (IV Livre des rois
prodigieusement sur le Mystère (mot II et IV ; La Cathédrale, ch. XI).
banni par l’exégèse dite scientifique) : Claudel à son tour pratiquera lar-
« l’interprétation biblique, à savoir gement ce type d’exégèse, fondamen-
l’inévitable et continuelle immersion tal, est-il besoin de le rappeler, dans
dans le Mystère ». Il s’agit bien là de la doctrine catholique ; en témoignent
mener à son terme l’entreprise tâton- certains titres de ses commentaires
BRIDGEMAN IMAGES
l’homme qui a des pensées divines et tion symboliste une immense in-
qui se souvient de la gloire dans le Paul Claudel (1868-1955). fluence fécondatrice. L
[…] Vous avez écrit que le romancier Tentation de l’Occident. J’ai tout de loin et très haut, mais il y a un certain
était « le singe de Dieu ». suite téléphoné à Grasset en lui di- Sollers auquel il faudra renoncer.
François Mauriac. – Oui, je l’ai dit dans sant : « J’ai un manuscrit d’un certain Est-ce que vous lisez
une conférence des Annales, et cela a Malraux, je n’y comprends rien, mais encore beaucoup ?
été repris dans Le Romancier et ses per- c’est sublime. Il faut absolument le Oui, mais très peu de romans. Pra-
sonnages. Je ne le pense absolument prendre sous contrat. » On ne se tiquement, je ne lis plus de romans.
plus. C’est le reproche que Sartre m’a trompe pas. Il suffisait d’en lire dix J’en relis certains, je prends assez sou-
fait plus tard, de me prendre pour lignes. La même chose m’est arrivée vent dans ma bibliothèque un volume
Dieu à l’égard de mes personnages. avec Montherlant. Et là non plus je de Balzac ou de Proust, je rentre dans
Que pensez-vous de Sartre ? n’ai pas mis beaucoup de temps à té- une œuvre qui m’est familière, très vo-
Je vais peut-être vous étonner, mais léphoner à Grasset que je venais de dé- lontiers, mais lire par exemple le der-
j’en pense beaucoup de bien. C’est un couvrir un écrivain extraordinaire. nier prix Goncourt, ou un roman qui
sujet immense, et je suis moi-même si Cela ne m’est jamais plus arrivé. vient de paraître, je n’y arrive pas. Je
peu philosophe. Mais j’ai beaucoup Vous avez quand même ne peux plus me prêter au jeu. D’ail-
d’estime pour le personnage de Sartre, découvert Sollers. leurs, je crois que là l’âge compte
pour son attitude dans la vie. Il avait Je ne l’ai pas découvert. Je l’ai connu beaucoup. Les romans, sous une
tous les moyens pour faire ce qu’on parce qu’il était bordelais et il est venu forme ou sous une autre, ce sont tou-
appelle une grande carrière littéraire, me voir ici. Mais, maintenant, il a jours les passions. Et quand on est sur
une grande carrière au théâtre, et il a honte de moi, je crois. Sollers avait – il la berge… […]
survolé tout cela. Et même là où je me a – toutes les qualités d’un écrivain, Quel est pour vous le plaisir
sens le plus en désaccord avec lui, ou de ce que nous, nous appelions un de faire du journalisme ?
plus exactement là où son problème écrivain. Il a pris maintenant une voie […] Tout a éclaté au moment de la
est le plus éloigné du mien, je suis tout à fait différente, mais tout de guerre d’Espagne. Et tout s’est gâté au
frappé par sa grande honnêteté. Mais, même, parfois, quand on lit ce qu’il moment de l’affaire du Maroc [dont
cela dit, je ne suis évidemment pas écrit, on voit qu’il est resté un écri- Mauriac soutint l’indépendance].
d’accord avec lui sur J’écrivais à ce mo-
l’essentiel. Je ne dirai Je vais peut-être vous étonner, mais ment-là dans Le Fi-
pas, de mon point de garo, et vous imagi-
vue à moi chrétien,
je pense beaucoup de bien de Sartre. nez le succès que
que Sartre a fait Cela dit, je ne suis pas d’accord j’avais. […] il y avait
beaucoup de mal, avec lui sur l’essentiel. des désabonnements
parce que je pense tous les jours. À ce
que Sartre est beaucoup plus le pro- vain. Il a des dons extraordinaires, moment-là, j’avais une petite revue, La
duit que le responsable de son époque. mais il les méprise. Je lui garde toute Table ronde, qui existe toujours, et
Enfin, nous sommes tous respon- mon admiration, mais ça n’est pas ré- dont je m’occupais. […] C’est dans la
sables. Mais je crois que Sartre a in- ciproque. Autrefois, je le voyais sou- revue La Table ronde que j’ai inventé
carné une génération, il en a trouvé les vent. Il est remarquablement intelli- le « Bloc-notes », pour pouvoir colla-
formules, et même le type physique, gent. Il peut surprendre encore borer à chaque numéro. Et dans ce
et le mode de vie. beaucoup. Ce qu’il y a de grave – ça « Bloc-notes », je parlais du Maroc. Le
Et Malraux ? C’est avec vous dépend bien sûr de l’opinion que l’on directeur, Bourdelle, qui vient de
le plus grand écrivain gaulliste. a de la question – c’est qu’il a choisi mourir, n’était pas dans ces idées. Il y
Comme c’est difficile d’en parler. Je une voie qui est la négation de la lit- avait incompatibilité et j’ai compris
l’ai connu avant la guerre d’Espagne. térature, le refus de la littérature. Peut- qu’il valait mieux que je m’en aille.
Il m’avait envoyé son manuscrit de La être que, dans cette voie-là, il ira très L’Express venait d’être lancé. À ce
96 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
C’était un être irrité, désespéré quel-
quefois et d’une extrême injustice. Il
y avait en lui un saint et il y avait en
lui un prêtre refoulé. Les prêtres de
ses romans sont extraordinaires,
quelques-uns sont inoubliables et ne
ressemblent à aucun prêtre qu’on
connaisse. D’ailleurs la plupart des
prêtres détestent les prêtres de Ber-
nanos. Ça les agace au suprême degré
qu’on leur en parle.
Vous écrivez dans votre Bloc-notes
qu’il était un peu fou.
Peut-être pas à la lettre. Ce qu’il y
avait de mauvais en lui, c’était le ca-
melot du roi [le militant royaliste de
l’Action française] qu’il avait été dans
son adolescence. Et il lui en était resté
quelque chose, l’esprit d’injustice, de
violence. Mais ce qui dominait tout
de même chez lui, c’était le chrétien.
Il a beaucoup souffert. Je n’étais pas
du tout dans son intimité, mais je
crois qu’il a toujours vécu dans le
drame, dans la pauvreté. Alors qu’il
était célèbre, il publiait des livres qui
se vendaient, comme nous tous. Quel
a été le drame de Bernanos, pourquoi
vivait-il dans cette agitation, ce dé-
sordre ? Je crois que c’était dans sa na-
ture. Il partait pour l’Amérique, il
achetait une ferme et faisait l’élevage
de taureaux, il se ruinait. C’était un
personnage comme ça, qui déchaînait
François Mauriac et Jean-Paul Sartre, à Paris, le 22 juin 1967. la tempête. Je trouve ses livres d’idées,
La Grande Peur des bien-pensants par
moment-là, je ne savais absolument Et maintenant, quel est votre public exemple, mais surtout la Lettre aux
pas ce que c’était que L’Express. […] Je au Figaro littéraire ? anglais, assez surfaits. Et puis cette
leur ai porté ce « Bloc-notes ». Mais ça Je n’écris plus du tout pour le même présence du démon qui pose un im-
a été tout à fait par hasard, comme public, c’est tout autre chose. À L’Ex- mense problème métaphysique. Tout
j’aurais déposé un enfant sous une press, c’étaient des étudiants, des uni- repose dans Bernanos sur le fait que
porte cochère. Ces premières années versitaires, des professeurs, des intellec- le mal est quelqu’un.
ont été pour moi étonnantes. À L’Ex- tuels. C’était un public dynamique qui Est-ce que vous croyez à l’enfer ?
press, j’avais un public très intelligent. entendait parler de Dieu sur un certain Oui. Vous comprenez, l’enfer est un
Qui n’était d’ailleurs pas toujours ton pour la première fois. J’avais un mot, il s’agit de savoir ce qu’on met der-
dans mes idées. […] C’était un ma- courrier passionnant. Je ne veux pas du rière ce mot. Je mets derrière ce mot la
riage qui ne pouvait pas durer mais tout dire du mal de mon public du Fi- séparation d’avec Dieu. Inutile de vous
qui a été très heureux. Même person- garo littéraire, qui est un public très in- dire que je ne crois pas à l’enfer où on
nellement. Ça me rajeunissait de vingt téressant, mais c’est autre chose. Beau- brûle. L’enfer est en dehors de l’espace
ans de travailler avec Jean-Jacques coup plus de dames. […] et du temps. Mais l’image de l’enfer,
Servan-Schreiber. J’aimerais que vous parliez de Bernanos. c’est la séparation d’avec Dieu. Pascal
Et c’est de Gaulle qui vous a désunis ? J’ai pour lui une très grande admi- crie : « Que je n’en sois jamais séparé ! »
Bien sûr. Et qui m’a coupé de toute ration. On nous a souvent rapprochés L’enfer, c’est l’éternité séparée de Dieu.
cette gauche catholique. C’est là que ou opposés. Bien qu’il m’ait rendu jus- Et rien ne dit qu’il y a un seul homme
de Gaulle est le plus exécré. On ne sait tice dans une circonstance solennelle, qui ait jamais connu ce malheur. L
pas comme un certain clergé l’exècre. il a été affreusement méchant avec (Extrait du Magazine littéraire
AFP
On se demande pourquoi. […] moi, mais comme avec tout le monde. n° 22, octobre 1968)
Self sévices
L’inflation de narcissisme par smartphones interposés agace.
Mais n’est-ce pas parce que le narcissisme des autres
nous empêche d’attirer toute l’attention sur nous ?
es dix dernières an- Pourtant, depuis Ovide au moins, on difficile : il y a dans notre nature pro-
nous autorisons-nous facilement la Mais, puisque nous sommes légion à Sociologue, Gérald Bronner est membre
de l’Académie des technologies et
détestation de leur narcissisme dé- alimenter ainsi ce narcissisme, d’où de l’Académie nationale de médecine.
complexé. Ce narcissisme devient une vient qu’il soit unanimement Son dernier ouvrage, Déchéance
des figures du mal contemporain. condamné ? La réponse n’est pas bien de rationalité (Grasset), vient de sortir.
Le grand quiz
de la culture générale
Combien de pays sont
riverains avec la Suisse ?
A3
B4
C5
D6
7 ,90
C Platon
D Euclide