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édito

Emballant !
Par Nicolas Domenach

onsieur Christo est de ces ar- « irrationnelle » de sa création, « une beauté qui a
tistes de génie qui jamais ne un tel pouvoir, souligne l’artiste, qu’elle désarme
renoncent à leurs rêves. Il bien des fureurs ». Pas toutes, hélas ! L’annonce de
adore rien moins que « mon- cet emballage a déchaîné grognons et quinteux
trer ce qui semble impossible » et donner à voir ce qui ont expectoré leurs humeurs bilieuses.
que nous ne percevons plus par un geste éphémère, Notre pays est malade, on le concédera, qui, à
un emballement littéralement emballant. Avant- la moindre innovation, voit s’abattre sur le Net, la
hier, le Pont-Neuf, puis le Reichstag à Berlin, tant grêle des grincheux. Les acariens acariâtres sortent
d’autres sites ou monuments enrubannés de faveurs de leur nuit sombre d’abord pour critiquer le coût
comme autant de cadeaux de Noël. Et demain, plus avant même de tenter d’imaginer la création. Sauf
de cinquante-huit ans après avoir songé au projet, que… L’artiste paie tout, grâce à la vente de ses
ce sera l’Arc de Triomphe, « le fruit d’une bagarre dessins ! Alors, on décrète son entoilage « anti-éco-
extraordinaire qui se transforme en œuvre d’art ». logique » et « laid, un éléphant cubiste en barbo-
Car il lui aura fallu braver toutes les teuse »… Le combat politique n’est
bureaucraties, toutes les lois d’airain pas loin : « Allez donc plutôt embal-
de l’immobilisme, qui peuvent donc ler l’Élysée avec Macron et Brigitte
être vaincues par la volonté d’un dedans ! » Juste au moment où se
homme qui en a entraîné d’autres et concrétise un rêve qui peut devenir
d’autres encore jusqu’à donner vie en collectif s’abat une pluie acide dé-
avril 2020 pour quinze jours à ce pro- vastatrice… dont il faut s’efforcer de
jet fou imaginé par ce réfugié bulgare ne tenir aucun compte !
qui fuyait le communisme à la fin des Mais il est vrai que l’acidification
années 1950. Pour cet immigré, Pa- de l’air, cette pollution triste et âcre,
ris était alors – peut-il l ’être encore ? – contamine et atteint notre éco-
« le centre du monde et des arts ». système. Au plus intime. On se sur-
Cet empaquetage artistique de prend à ronchonner au moindre dé-
l’Arc de Triomphe ne pouvait mieux rangement d’habitude, à ne plus
survenir, après qu’il eut été profané, blessé jusqu’au discerner les coins de ciel bleu tant se sont accu-
cœur lors des premières violences affublées de gi- mulés les nuages de soufre souffreteux. On n’ose
lets jaunes. Les Parisiens comme les provinciaux même pas se réjouir plus d’un moment, pour ne
pourront se retrouver autour de ce monument prendre que ces exemples, que Bouteflika ait été
dont les toiles arrimées par des cordes évolueront bouté d’Algérie, qu’en Turquie Erdogan, l’auto-
au gré des vents. Car Christo Vladimiroff Java- crate islamiste, ait été désavoué partiellement lors
CHRISTO/ANDRE GROSSMANN/AFP

cheff est le seul qui fasse mentir Salvador Dalí. Le- des élections municipales, qu’en Italie la gauche
quel prétendait que, « le moins qu’on puisse de- sociale-démocrate sorte enfin de son purgatoire,
mander aux sculptures, c’est de ne pas bouger ». qu’en Slovaquie une avocate courageuse, Zuzana
Or, avec ce gigantesque paquet-cadeau souple, ses Caputova, ait été élue à la présidence en se dres-
œuvres demeurent immobiles, mais semblent en sant contre la corruption, avec ce slogan combat-
partance aussi pour ailleurs. C’est la grâce de ce tant : « Faisons face au mal ». Nous pouvons le faire
contraste entre pierre et ciel qui fait la beauté quasi nôtre. Il est « emballant » lui aussi ! L

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 3


EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
sommaire Le Nouveau Magazine littéraire • N° 17 • Mai 2019

3 Édito par Nicolas Domenach nos livres


6 Sursauts 54 Tomi Ungerer,
7 Bien commun une fin d’ogre
par Hervé Aubron
les idées
10 Pourquoi les vaches sont fiction
sacrées avec Beat Sterchi, 57 Lola Gruber
Franz-Olivier Giesbert, par Manon Houtart
Alain Finkielkraut et 58 Tristan et Iseult, sans filtre
Catherine Clément par Alexis Brocas
20 Sale temps pour les intellos 60 Philippe de la Genardière
par Patrice Bollon par Alexis Brocas
23 La sociologie à la crèche 62 William Boyd
24
par Eugénie Bourlet
Voleurs d’enfants !
Une mythologie ancienne
10 par Juliette Einhorn
non-fiction
par Dominique Kalifa 68 Bret Easton Ellis
26 Autain et Ruffin, par Alexis Brocas
l’amour et la haine 70 Espèces de cons
PASCAL VICTOR/ARTCOMART-UNGERER/COURTESY GALERIE GP & N VALLOIS, PARIS-LUCY NICHOLSON/REUTERS/MARTIN JARRIE POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

par Nicolas Domenach par Pierre-Édouard Peillon


le portrait 71 Françoise Vergès
30 Jean-Paul Kauffmann, par Maxime Rovere
tranches de vie par 72 Darren McGarvey
Marie-Dominique Lelièvre par François Bazin
en couverture dossier
Netflix crève l’écran Chemin de croix,
36 Vider les salles, les écrivains catholiques
78 À corps et à Christ

40
remplir les canapés
par Anne Laffeter
À la recherche d’un public
mondialisé
34 par François Angelier
80 « Enracinés dans l’éternité »
entretien avec Marc Fumaroli
par Jacques Braunstein 82 « Une foi en un mal sans
42 Les cinq séries les rédemption » entretien avec
plus emblématiques Antoine Compagnon
par Olivier Joyard 84 Les apôtres de l’entente
44 Netflix, cannibale lecteur cordiale par Richard Griffiths
par Valentine Faure 86 Un coup de pied au derrière
46 « Nous nous replions par Frédéric Gugelot
sur nous-mêmes » 88 Jacques Maritain :
entretien avec Adam Alter un revolver au pied
48 Vertige de l’interactivité de la croix
par Alexandre Gefen par Henri Quantin
90 Joseph de Maistre,

54
50 Baby-sitter numérique
par Titiou Lecoq et Dieu et maître
par Pierre Glaudes
52 Quatre autoportraits
par Hervé Aubron 92 J’écris ton nom,
nom de Dieu !
Illustration de couverture : Netflix/Collection Christophel
par Henri Quantin
Jeffrey Schwartz/EyeEm/Getty Images
© ADAGP-Paris 2019 pour les œuvres de ses membres 94 Huysmans, Bloy et Claudel,
reproduites à l’intérieur de ce numéro. trois prophètes du Livre
Ce numéro comporte 3 encarts : par Dominique Millet-Gérard
1 encart abonnement Le Magazine Littéraire sur les
exemplaires kiosque France. 1 encart abonnement Edigroup 96 Archive : Mauriac, tout
sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique. 1 encart
foulard sur les exemplaires abonnés. d’un bloc entretien avec
François Mauriac

idées, débats, Ont également collaboré à ce numéro :

récits...
76
Fabrice d’Almeida, Simon Bentolila, Gérald Bronner, Fabrice
Colin, Alain Dreyfus, Giuliano da Empoli, Alexandre Gefen,
Sylvain Giovagnoli, Bernard Quiriny, François L’Yvonnet,
www.nouveau-magazine-litteraire.com Marylin Maeso, Hubert Prolongeau, Patricia Reznikov, Camille
Thomine, Marc Weitzmann.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 5


bien commun
L'avis des
animaux Suspends ton vol
de Franz-Olivier Giesbert Si l’on veut lutter contre le réchauffement climatique,
il est indispensable de réduire le trafic aérien.
ourquoi les Allemands ou

p les Italiens disent-ils des


imbéciles qu’ils sont « bêtes
comme des chèvres » ?
c ’est le prochain chantier
de la lutte contre le ré-
chauffement climatique.

JOHAN NILSSON/TT NEWS AGENCY/AFP


C’est que le caprin est un grand Le transport aérien repré-
incompris. Depuis dix mille ans qu’elle sente environ 5 % des émissions de
le fréquente, l’espèce humaine n’a gaz à effet de serre au niveau mon-
toujours pas accepté l’idée qu’il était dial, et ses émissions ont augmenté
l’un des animaux les plus intelligents de de 70 % en vingt ans, alors que Ryan-
la planète. Toutes proportions gardées, air est entré dans le Top 10 des plus
la chèvre connaît la même mésaventure gros émetteurs de CO2 en Europe,
que le porc. Les humains aiment d’après l’ONG Transport & Envi-
tellement la chair du cochon qu’ils ont ronnement. Les Suédois, comme Le transport aérien représente 5 % des
du mal à accorder à ce dernier l’expliquait Le Monde le 2 avril der- émissions de gaz à effet de serre mondiales.

la moindre qualité intellectuelle. nier, sont nombreux à décider de ne populations pauvres et rurales qui ne
Or des travaux scientifiques montrent plus prendre l’avion. Un rapport de prennent jamais l’avion et polluent
sans appel que la chèvre est l’un des Magdalena Heuwieser, « The illusion peu – de réduire leurs émissions. »
animaux les plus intelligents de of green flying » (2017), conteste la Sur le site Reporterre, Laurent
la planète. Pour en avoir connu dans trajectoire défendue par l’Organisa- Castaignède, ingénieur diplômé de
ma jeunesse, je peux témoigner qu’elle tion de l’aviation civile internationale l’École centrale Paris, propose de re-
a, en plus d’une grande indépendance (Oaci) qui prétend devenir neutre en venir aux avions à hélice dont les mo-
d’esprit, de l’humour à revendre. Elle carbone à partir de 2020. La produc- teurs récents consomment 30 % de
a aussi de la mémoire : elle peut garder tion d’agro-kérosène pour satisfaire moins que ceux des jets. Mais il pré-
une information en tête pendant plus de les besoins de l’Union européenne vient : si on ne taxe pas les carbu-
dix mois et s’en servir le moment venu. nécessiterait de consacrer un conti- rants de l’aviation, la transition
Elle dispose d’assez de jugeote pour nent entier à sa culture. Alors que la risque juste de faire baisser les prix
résoudre des problèmes complexes. Si compensation carbone qu’il préco- et d’augmenter le trafic. En atten-
on la forme à retirer le couvercle d’une nise (soutenir des projets éco- dant l’avion électrique, voire solaire,
boîte pour obtenir une récompense et responsables dans le tiers-monde) les solutions sont simples. Limiter
que, par la suite, on bloque le système, s’apparente à une forme de néo- ses vols, prendre le train pour les dis-
la bête tournera la tête vers l’humain, colonialisme : « Pour qu’une petite tances courtes et favoriser la visio-
comme pour implorer de l’aide. partie de l’humanité puisse continuer conférence pour ses interactions pro-
À l’instar des animaux de compagnie, à voler, on enjoint à d’autres – des fessionnelles. Jet, set et match ! J. B.
elle communique volontiers avec
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

le regard. Elle lit même sur les visages.


L’an dernier, au Royaume-Uni,
une expérience sur 35 chèvres a montré Les végans se plantent-ils ?
que, si l’on place les photos de deux
personnes, l’une avec un sourire, l’autre Le philosophe Emanuele Coccia vient
avec une expression renfrognée, de publier une édition revue et augmen-
ALAIN PITTON/NURPHOTO/AFP

à côté d’un bol de friandises, l’animal tée du Bien dans les choses dans lequel il
ira spontanément vers la première. regarde avec circonspection l’antispécisme
Reste qu’il y a un fossé entre actuellement en vogue. « Celui-ci a pro-
la littérature et la chèvre qui, jeté sur les animaux supérieurs des senti-
contrairement à d’autres animaux, n’a ments de supériorité morale et ontolo-
pas encore eu son grand roman, gique que l’homme se réservait : il est le
excepté la célèbre nouvelle d’Alphonse Du faux foie gras pour Noël, à Toulouse. résultat de la découverte darwinienne de
Daudet, « La chèvre de M. Seguin ». la nature animale de l’homme. […] Surtout, l’antispécisme semble cultiver
Les écrivains préfèrent les cochons, un étrange sentiment de culpabilité face à la dimension absolument natu-
les albatros, les cachalots. relle et absolument morale du rapport interspécifique. […] » Lire l’intégra-
Avis aux nouvelles générations. L lité de l’entretien sur le site du Nouveau Magazine littéraire. L

6 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


sursauts

OVERDOSE
La France
François Lenglet prophétise
mafieuse de Paul-
François Paoli
et Gérald Pandelon
la fin des années libérales
(Max Milo) dresse Lorsqu’un chantre du marché se convertit à l’économie dirigée.
un état des lieux
accablant de la
corruption et de
lors que les dé-
la démission de l’État
face aux trafics
de drogue et aux
mafias. Drogues,
des mafias aux
États de Xavier Deleu
et Stéphanie Loridon
(publié aux éditions
a cennies récentes
avaient été mar-
quées par le
désir de liberté, les pro-
chaines vont voir s’affirmer
la tendance exactement
Hugo Doc, et qui contraire, le besoin de pro-
donnera lieu à un tection. » Ceux qui voient
documentaire en mai
sur Arte) traite des
François Lenglet comme le
impacts positifs journaliste télé libéral qui
comme négatifs de tance les politiques à coups
de graphiques vont être dé-
CHESNOT/SIPA

la dépénalisation
sur l’économie des concertés par son dernier
pays qui ont fait ce
choix. Deux livres
essai. Dans Tout va basculer !
à lire ensemble pour il examine les courbes éco- Nathalie Saint-Cricq et François Lenglet, en 2012.
se faire une opinion nomiques sur le temps long
éclairée. et revient sur les événements Mais aussi les projets de privatisations d’Aéroports
Marie Fouquet qui ont marqué les années l’opposition britannique de de Paris ou de La Française
en 9, comme celles des crises « reprise en main par l’État des jeux seront sans doute
de 1929 et 2009. Ce qui lui de la poste et des transports remises en cause. Et pour
permet de décrire 2019 et ferroviaires ». Alors qu’il appuyer sa démonstration il
d’envisager 2029. Il constate estime qu’en France les n’hésite pas à citer l’épou-
le retour des frontières et vantail des libéraux de tout
prévoit « celui de la puis- TOUT VA poil : « Keynes, qui affirmait
sance publique dans l’éco- BASCULER ! ne pas hésiter à changer
YUZU PRODUCTIONS

nomie ». Il cite l’exemple François d’avis lorsque les faits eux-


chinois dont le capitalisme Lenglet, mêmes changeaient. »
éd. Albin Michel,
d’État sert désormais de mo- 234 p., 16,90 €. Comme François Lenglet ?
dèle aux pays émergents. Jacques Braunstein

Les autocrates sont parmi nous


Dans Le Retour du communs dans leur manière l’écrivain Milan Kundera pouvoir de la multitude aux
prince, Vincent Martigny, de gouverner : solitude dans nomme “la dictature du dictateurs et aux rois accapa-
maître de conférences en l’exercice du pouvoir qui cœur”, symbole pour lui du rés par une relation […] af-
science politique à l’École confine à l’ivresse, volonté kitsch en politique. » D’après fective avec les citoyens ». L
polytechnique, ose une de mettre à distance, voire le politologue, Macron a ex- Retrouvez l’entretien sur
comparaison aussi icono- de contrôler la presse, fan- primé « son sentiment que www.nouveau-magazine-litteraire.com/

claste qu’éclairante sur notre tasme d’omniscience et la crise des gilets jaunes était
hypermodernité. « Les diri- d’omnipotence », explique- une “demande d’amour” des
LE RETOUR
geants des démocraties li- t-il au NML. « Le critère de Français dont il faut “re- DU PRINCE,
bérales comme Obama ou réussite de la politique est ce conquérir le cœur” ». Ce qui Vincent Martigny,
Macron et les populistes au- que les dirigeants sont et non marque une rupture avec éd. Flammarion,
toritaires comme Trump ou plus ce qu’ils font. Nous nos usages habituels de la 224 p., 18 €.
Salvini partagent des traits voyons triompher ce que démocratie « opposant le
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 7
quelle histoire !
de Fabrice d’Almeida Édité par Le Nouveau Magazine pensées
et littéraire
8, rue d’Aboukir, 75002 Paris
Courriel : courrier@magazine-litteraire.com
Internet : www.nouveau-magazine-litteraire.com
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La position du victimaire Tarif pour l'étranger, nous consulter

Président-directeur général et directeur


de publication : Claude Perdriel
Directeur général : Philippe Menat
Directeur éditorial : Maurice Szafran
Directeur éditorial adjoint : Guillaume Malaurie
Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol
Conception graphique : Dominique Pasquet
’est l’éditorialiste à la mode était ramené au langage et à l’émetteur

c dont la télévision a découvert


avec plaisir les élans
dans ses émissions politiques,
tout au charme de son accent québécois.
De quoi nourrir une curiosité sur
son nouvel ouvrage, suite d’une série
avec cette fameuse question : « D’où tu
parles ? » En somme, plus qu’une analyse
critique des minorités agissant pour exister
dans le débat public, c’est un véritable
décalque auquel procède Mathieu Bock-
Côté. Il se construit lui-même en victime
RÉDACTION DU NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
Comité éditorial : Nicolas Domenach, Maurice
Szafran, Guillaume Malaurie, Claude Perdriel
Directeur
Nicolas Domenach
Rédacteur en chef
Hervé Aubron (1962)
haubron@magazine-litteraire.com
Rédacteur en chef adjoint
Alexis Brocas (1964)
abrocas@magazine-litteraire.com
Rédactrice en chef adjointe
Aurélie Marcireau (1961)
consacrée à démolir le multiculturalisme. d’un système d’oppression majoritaire, amarcireau@magazine-litteraire.com
Directrice artistique 
Dans L‘Empire du politiquement correct, qui l’empêcherait de parler, voire d’exister. Blandine Scart Perrois (1968)
bperrois@magazine-litteraire.com
le point de cristallisation est ce que De fait, les meilleures pages du livre sont Responsable photo 
Janick Blanchard (1963)
Mathieu Bock-Côté appelle « l’idéologie celles où l’on ressent, derrière l’angoisse jblanchard@magazine-litteraire.com
Secrétaire de rédaction-correctrice
diversitaire ». Selon lui, notre époque est de la fin de civilisation de quelques Valérie Cabridens (1965)
vcabridens@magazine-litteraire.com
dominée par l’idée que plusieurs auteurs, le sentiment de sa propre éclipse. Rédactrice-secrétaire de rédaction
Marie Fouquet
populations, civilisations, orientations Aussi sûrement qu’une association Rédactrice-designer
Sandrine Samii
sexuelles doivent coexister dans une identitaire, l’auteur nous décrit l’homme Assistante de rédaction 
Gabrielle Monrose (1906)
société. Il y aurait même une censure blanc de 50 ans comme une espèce en Fabrication
systématique de tout discours alternatif voie de disparition. On serait prêt à chanter Christophe Perrusson (1910)
Activités numériques
à cette conception ouverte du vivre le requiem avec lui, si ce n’est qu’il Bertrand Clare (1908)
Responsable administratif
ensemble. Le but : empêcher que les reproche précisément ce lamento Nathalie Tréhin (1916)
Comptabilité : Teddy Merle (1915)
sociétés puissent retrouver leur unicité minorito-diversitaire à ceux qui l’emploient. Directeur des ventes et promotion
Valéry-Sébastien Sourieau (1911)
Car en fait, si la société ne doit pas être Ventes messageries : À juste titres -
Benjamin Boutonnet - Réassort disponible :
Le sentiment de diverse, mais doit rester un tout cohérent, www.direct-editeurs.fr - 04 88 15 12 41.
Agrément postal Belgique n° P207231.
il nous faudrait applaudir à l’éradication
sa propre éclipse. de toute minorité autoproclamée,
Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31
Responsable marketing direct
Linda Pain (1914).
Responsable de la gestion des abonnements
et les rendre malléables dans y compris celle des conservateurs de la Isabelle Parez (1912).
iparez@sophiapublications.com
la mondialisation. L’auteur puise dans droite bien-pensante, comme ailleurs nous Communication :
l’actualité médiatique quelques indices de devrions saluer l’élimination des chrétiens Marianne Boulat (06 30 37 35 64)
mboulat@sophiapublications.fr.
cette emprise du « politiquement correct » d’Orient. On le voit, le raisonnement de RÉGIE PUBLICITAIRE :
Médiaobs
rebaptisé « diversité ». Mathieu Bock-Côté trouve sa limite dans sa 44, rue Notre-Dame-des-Victoires,
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

75002 Paris. Fax : 01 44 88 97 79.


L’ouvrage finit par ressembler à une liste démarche peu rigoureuse. Car ce lamento Directrice générale : Corinne Rougé
(01 44 88 93 70, crouge@mediaobs.com).
de ses amis où l’on retrouve Alexandre souffre d’un vrai défaut de méthode. Directeur commercial : Christian Stefani
(01 44 88 93 79, cstefani@mediaobs.com).
Devecchio, Michel Onfray et Eugénie Il sonne comme le soliloque d’un Publicité littéraire : Quentin Casier
(01 44 88 97 54, qcasier@mediaobs.com)
Bastié… Complétée par une liste de ses éditorialiste, bien calé dans son fauteuil, COMMISSION PARITAIRE
envies : palabrer, médiatiser et insulter. jugeant du monde à la lueur de son n° 0420 K 79505. ISSN- : 2606-1368
La rédaction du Nouveau Magazine littéraire
Le tout s’achevant sur un étrange éloge ordinateur dont l’éclat bleuté se reflète est responsable des titres, intertitres, textes
de présentation, illustrations et légendes.
du conservatisme contre sur les couvertures d’un magazine, dans Copyright © Nouveau Magazine Littéraire
Le Nouveau Magazine Littéraire est
le progressisme, preuve que l’on n’est le jour finissant d’un monde à l’agonie. L publié par Le Nouveau Magazine pensées
et littéraire, Société par actions simplifiée
vraiment pas dans la sociologie dont au capital de 750 000 euros.
Siret : 837 772 284 00019
se réclame l’auteur, mais dans un projet Dépôt légal : à parution

normatif philosophico-politique. À LIRE IMPRESSION


Elcograf Spa (Vérone - Italie), certifié PEFC
Pour l’historien, cette lecture étonne. Origine du papier : Autriche
Taux de fibres recyclées : 0%
On y retrouve la constante affirmation de L’EMPIRE DU Eutrophisation : PTot = 0,008 kg/tonne
de papier
POLITIQUEMENT
l’importance des mots et une obsession
CORRECT,
pour les questions d’étiquettes qui rappelle Mathieu Bock-Côté,
les beaux temps de la pensée d’extrême éd. du Cerf, 304 p., 20 €.
gauche des années post-68, quand tout

8 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


Québec
Trois-Rivières

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Sai
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Thousand Islands
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(Mille Îles)

Croisière
Lac Ontario

Port Weller Chutes du Niagara


Lac Érié

AVEC VOUS À BORD


DU 3 AU 13 JUILLET 2019
DE QUÉBEC AUX CHUTES DU NIAGARA
MAURICE SZAFRAN

PHILIPPE CHALMIN

DENIS ANGERS

Crédits photos : iStock- Photo non contractuelle.

MARC SAUGIER

ORGANISATION
RENSEIGNEMENTS ET RÉSERVATIONS AU 01 83 79 80 71
19, RUE DU QUATRE-SEPTEMBRE - 75002 PARIS DÉTAIL DU PROGRAMME SUR WWW.RIVAGESDUMONDE.FR/CHALLENGES
SASU Rivages du Monde au capital de 150 000 Euros - 19 rue du Quatre Septembre 75002 Paris - RCS Paris B 438 679 664 - Immatriculation délivrée par Atout France 81 rue de Clichy, 75009 Paris : IM075100099 - RCP Hiscox : 19, rue Louis Le Grand 75002 Paris, N°
police : HARCP0087439 - Garantie financière : GROUPAMA-ASSURANCES CRÉDIT 8-10 rue d’Astorg 75008 Paris, N° police : 4000713765/2
les idées Politique · Économie · Société

Entre nous et les bêtes

L’amour vache
Entre l’homme et l’animal, le dilemme fut longtemps manger
ou être mangé. À l’occasion de la réédition du roman de Beat Sterchi,
le point sur une relation tumultueuse en plein bouleversement.

n pourrait dire, pour first lady du nom de Blösch ; et quand, eux, eux à qui la langue des auto-

o faire bref, que le


texte de Beat Sterchi
est un traité sur
l ’e x i s t enc e d e s
vaches et les vache-
ries de l’existence, dire aussi que La
Vache précipite son lecteur dans des
torrents de jouissance et d’horreur. Ce
roman vrai joue sur deux temporali-
tés. Les chapitres impairs se déroulent
au printemps, le soleil pointe enfin
son nez, les déesses rejoignent les prai-
ries, leurs jolies cloches tintent à leur
cou orné de colliers de fleurs. Dans les
chapitres pairs, Ambrosio et ses cama-
rades embauchent au petit jour dans
les bruits et les fureurs d’une usine de
mort, dans les odeurs de sang, de
tripes et de viscères puantes qui
souillent et incrustent de leurs sanies
chtones semble à jamais inaccessible.
Ils restent parqués en troupeau avec
leurs semblables, et on ne les observe
que pour jauger, avec l’œil du maqui-
gnon, si leurs muscles sont aptes à la
tâche ou destinés au rebut. Ce sont
eux, pourtant, qui sauront conclure
en beauté cette fable inouïe, où mer-
veille rime avec vermeil, par une épi-
phanie de sang.
ILLUSTRATION MARTIN JARRIE POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

dans les alpages suisses d’Innerwald, les habits, les visages et les corps. Où En 1983, en Suisse et en Allemagne,
où un immigré espagnol, Ambrosio, les bêtes, au jour du sacrifice, ne sont Blösch (le titre original de La Vache) a
est engagé par un paysan à l’ancienne pas les seules à y laisser leur peau. dès sa parution rencontré un succès
pour prendre soin d’un petit troupeau Beat Sterchi, en diffractant les considérable, tant public que critique.
de laitières, et surtout les traire de ses temps, les angles et les voix, extrait fi- « Un livre fou », titrait Basler Zeitung,
doigts de fée. Le temps s’écoule au nement son récit hors des rails d’une « un texte sauvage, démoniaque et
rythme des saisons, dans la tiédeur de dichotomie simpliste. Car les étran- magiquement poétique », renchéris-
l’étable, dans des parfums de lait, de gers, que ce soit au village ou à l’abat- sait le prestigieux quotidien de Ham-
bouse et de foin, où règne – s’il le faut toir, ne sont jamais les bienvenus au bourg, Die Zeit, tandis que Der Spie-
d’un coup de corne bien ajusté - une « pays nanti ». On ne se mêle pas à gel n’hésitait pas à mettre cet ovni
10 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 11
les idées

bovin à la hauteur du Tambour


de Günter Grass. De quoi réjouir un
auteur en herbe. Pas Beat Sterchi. Fils
de boucher destiné à reprendre l’en-
treprise paternelle après un apprentis-
sage dans un abattoir, il a très mal
vécu de se retrouver tout à coup sous
les projecteurs. Il s’en explique.
Rencontrer un triomphe pour un premier
roman n’est pas ordinairement un motif
de désespoir…
Beat Sterchi – Je n’étais pas préparé à
ça. Un jeune auteur soudainement ex-
posé, qui ne connaît rien de la vie et
du milieu littéraires, se retrouve dans
une situation très fragile ; il peut s’y
BRIDGEMAN IMAGES/LEEMAGE

perdre, comme écrivain et comme être


humain aussi. C’est bien ce qui s’est
produit. Je croyais, naïvement, que je
serais reconnu par mes nouveaux col-
lègues : ce sont eux qui m’ont le plus
mal accueilli. Pas les plus grands,
ceux-là sont conscients de leur valeur, Vaches au pâturage, Eugène Boudin (huile sur toile, 1874).
et ils sont plutôt chaleureux pour les
nouveaux venus. Je parle des autres, Comment êtes-vous venu à la littérature ? Après mes expériences d’équarrisseur,
des écrivains moyens. Ceux-là sont ca- On était bouchers, mais pas incultes je suis parti vivre au Canada, à Van-
pables de vous décocher des flèches du pour autant. Je ne suis pas de ces écri- couver, où j’ai appris l’anglais puis l’ai
genre : « C’est facile un premier suc- vains du terroir qui vous diront : enseigné aux nouveaux arrivants,
cès ; après, tu verras, c’est une autre af- « Chez moi, il n’y avait que la Bible. » dans les écoles Berlitz. Je suis allé à
faire. » Des phrases comme ça tuent Ma mère lisait beaucoup, mon père Chicago, aussi, la capitale des abat-
tout élan créateur. peu. La seule fois que je l’ai vu entrer toirs, desquels il ne restait plus rien, à
Il y a autre chose. Bien sûr, j’ai eu de dans une librairie, c’était pour ache- peine un musée et un monument. Il
bonnes critiques et plusieurs prix im- paraît qu’il y avait des tribunes à la
portants. Mais, même couvert de Une tâche et grande époque pour les gens qui ve-
compliments, j’avais l’impression naient voir les bêtes se faire tuer. En
qu’on ne soulignait les qualités litté- des travailleurs revanche, j’y ai beaucoup fréquenté les
raires de mon roman que lorsqu’on déconsidérés, bibliothèques, où la plupart des gens,
parlait de la violence de ma langue, et méprisés. d’ailleurs, venaient non pas pour lire
que c’était pour taire la violence du mais pour dormir au chaud ; les em-
contenu. Lorsque je faisais des lec- ter mon livre… Mais j’ai eu beaucoup ployés les réveillaient d’une petite tape
tures, je ne rencontrais jamais les gens de chance à l’école, avec des profs qui à l’heure de la fermeture. J’y ai beau-
auxquels j’avais pensé en écrivant, avec nous proposaient d’emblée non pas les coup appris sur les États-Unis et dé-
qui j’avais travaillé, mais plutôt ceux classiques, mais des contemporains, couvert que les écrivains, tels Sinclair
contre qui j’avais écrit… L’expérience des auteurs allemands de l’après- Lewis ou Steinbeck, savaient parler
la plus humiliante, c’était ce reportage guerre, clairs et directs. J’ai pris goût comme personne du monde ouvrier.
de la télé suisse chez mes parents. très vite aux livres, j’ai commencé à Dans le genre, le Moby Dick de Mel-
J’avais la sensation qu’on ne me voyait lire très jeune. À lire et à écrire, aussi. ville est indépassable, c’est un livre où
pas comme un auteur, mais comme le le travail est décrit avec une précision
fils de boucher qui avait réussi à écrire incroyable ; après l’avoir lu, on a la cer-
un livre, avec, tant qu’à faire, encore À LIRE titude qu’on saurait découper une ba-
du sang sous les ongles… Tout cela leine soi-même ! J’espère que les lec-
m’a plongé dans une grave dépression. LA VACHE, teurs se sentent aussi affûtés en
Pour couper court, je me suis enfui en Beat Sterchi, refermant mon roman.
Espagne, où j’ai passé dix ans à m’en traduit de l’allemand par Comment – et de quoi – avez-vous
Gilbert Musy, éd. Zoé,
remettre. J’y retourne souvent, dans 476 p., 22 €.
vécu après votre fuite ?
un petit village proche de Valence, J’ai beaucoup voyagé, notamment en
même si, à présent, je vis à Berne. Amérique du Sud, au Honduras, et au
12 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
Canada, où je suis retourné – j’ai
d’ailleurs la nationalité canadienne –,
Bestiaire
et j’ai essentiellement vécu du journa-
lisme. J’ai continué des travaux per-
sonnels, à me passionner pour les lan-
LE GENRE INHUMAIN
gues, à écrire du théâtre, de la poésie, Du papillon au cochon, quatre autres romans où nos amis
mais je ne pouvais plus écrire de ro- – et ennemis – les bêtes sont au cœur de l’intrigue.
mans. Je voulais avant tout recréer des
liens normaux avec les gens. L’homme n’est rien Le 8 mai 2045, la
Cela dit, le journalisme me pas- d’autre qu’un « barbare France a été l’initiatrice
sionne : j’ai écrit sur tout, les villes, le postmoderne ». d’un texte de droit :
foot, la corrida, les Jeux olympiques, À coups de technologies la loi éthique universelle.
et la politique bien sûr. Je continue de pointe, sa violence Celle-ci interdit la mise à
d’ailleurs : mon dernier reportage en s’exerce avec hypocrisie mort et l’appropriation des
date, c’est sur les immigrés roumains sur l’ensemble du vivant. animaux par l’homme.
en Espagne. Le monde change : avant Lorsque sa femme meurt renversée en Comment ce scénario bizarrement
c’étaient les Espagnols qui venaient voiture par un cerf au pelage blanc, le réaliste est-il ici atteint dans le roman ?
travailler en Suisse. Je ne sais pas si les protagoniste de Ma douleur est Par le truchement d’une fiction
Roumains sont mieux traités en Es- sauvagerie, Stéphane Mortaux, décide, loufoque : Dieu s’est réincarné en poulet
pagne que les Espagnols ne l’étaient de tourner le dos aux siens pour traquer pour sensibiliser les hommes aux
en Suisse il y a trente-cinq ans, mais, l’animal en homme primitif, plein souffrances infligées aux animaux et les
seule certitude, les immigrés sont tou- d’une rage vengeresse qui le conduit conduire au véganisme. Alexis Legayet
jours aussi mal payés. à dévorer des boyaux, à peindre oscille ainsi entre comique et sérieux
La Vache revient sur le devant des cavernes et à effectuer des rituels philosophiques. Dieu-Denis, poulet divin,
de la scène. Vous n’avez pas peur païens. Loin d’un conte bucolique peut ainsi dire : « Je suis le cœur qui bat
que les malentendus de ou du mythe du bon sauvage, le retour des poulets en batterie. Je suis le sang
la première sortie se reproduisent ? à la nature signifie de nos jours devenir vivant de tous les corps ardents. Je suis
L’autre jour, j’ai entendu sur France un Frankenstein. Eugénie Bourlet l’âme des âmes, la vie de toute vie. » E. B.
Culture quelqu’un qui disai : « Les MA DOULEUR EST SAUVAGERIE, DIEU-DENIS OU LE DIVIN POULET,
gens lisent les livres comme ils Pierric Guittaut, Alexis Legayet,
veulent. » Est-ce qu’on va croire que éd. Les Arènes, 240 p., 13 €. éd. François Bourin, 200 p., 18 €
mon livre est un manifeste végéta-
rien ? Ce n’était pas mon idée de dé- Il en va de la Dans Le Procès du
part, en tout cas. Je voulais juste dé- littérature comme de nos cochon (Grasset, 2019),
crire un univers qu’on ne connaissait fromages : observée au Oscar Coop-Phane rejoue
pas, une tâche et des travailleurs dé- microscope, elle grouille le théâtre de l’absurde
considérés, méprisés. Les choses ont de bestioles. Serge que furent les procès
changé, mais le monde du travail est Sanchez déambule dans d’animaux, et en
resté cruel, il y a encore beaucoup de les classiques comme en l’occurrence le plus
gens qui vivent abrutis, qui triment son jardin, pour aller y chercher tantôt la célèbre : celui de la truie de Falaise,
comme des bêtes de somme. petite bête, tantôt les grosses. C’est à la supposément infanticide, en 1386,
Il n’y a pas d’héroïne dans La Vache. fois savant et joyeux : en témoigne le grimée de vêtements de femme pour
Juste une jeune sage-femme premier chapitre qui met le narrateur sa présentation au tribunal. Dans
qui traverse de temps en temps aux prises avec une dame que Nabokov, La Capitale, Robert Menasse fait du
les pages à vélo et à toute vitesse, l’ami des papillons, émoustille. Suivent, cochon une sorte d’ange du chaos.
sous l’œil fasciné des mâles… un chat hostile, des poissons d’argent Tous les protagonistes de ce roman
C’est vrai. J’ai concentré mes person- qui dévorent de la littérature, un choral aperçoivent un goret cavalant à
nages sur leurs rapports avec les vaches, Montaigne précurseur de l’antispécisme, Bruxelles. Leurs destins se croisent,
ou leur amour, comme vous voudrez. Hugo mangeant de l’éléphant, « mais quelles significations peuvent
Cela dit, il y a un film en préparation une évocation du rémora, « malotru bien revêtir les liens, les intrications et
tiré du roman, et les producteurs se poisson » selon Ambroise Paré, car les interconnexions quand les premiers
plaignent aussi de l’absence de person- suspecté de ralentir les bateaux en s’y concernés en ignorent tout ? » Seule
nages féminins. Donc, il y en aura au ventousant sans complexe. Alexis Brocas certitude : un cochon est passé par là.
moins une. Qui se fera violer d’ailleurs. Pierre-Édouard Peillon
LE HOMARD DE FLAUBERT ET AUTRES LA CAPITALE,
C’est étrange, mais les réalisateurs ont ANIMAUX DE LA LITTÉRATURE, Robert Menasse,
souvent des idées comme ça. L Serge Sanchez traduit de l’allemand (Autriche)
Propos recueillis par Alain Dreyfus éd. Grasset, 232 p., 19 €. par Olivier Mannoni, éd. Verdier, 444 p., 24 €.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 13


les idées

Antispécisme

« Je ne mange pas
mes amis »
On en sait trop à présent sur l’intelligence et la sensibilité animale
pour traiter les bêtes comme une matière première.
Leur cause est en marche, rien ne l’arrêtera…
Par Franz-Olivier Giesbert

as une semaine ne

p passe sans que la


science ne nous en
apprenne de belles
sur les animaux.
Pensez ! Ils sont ca-
pables de rire, de réfléchir, d’éprouver
de l’empathie : l’éléphant pleure,
l’araignée parle, le homard souffre,
l’abeille raisonne.
Les animophobes, pseudo-rationa-
listes, cartésiens enragés ou religieux
ultra-sectaires, ont beau crier à l’im-
posture et à l’anthropomorphisme,
rien n’y fait : on ne peut plus regarder
les bêtes de la même façon dans leur
NICOLAS LIPONNE/NURPHOTO/AFP

parc ou derrière les barreaux de leur


cage. Il n’y a pas si longtemps, on leur
prêtait l’intelligence ou la sensibilité
d’un porte-manteau, voire d’une
pomme de terre. Nous sommes en
train de découvrir, comme saint Fran-
çois d’Assise au XIIIe siècle, ce sont
« nos sœurs et nos frères ». Des sem- Manifestation pour la fermeture des abattoirs, à Paris, le 23 juin 2018.
blables, pour ainsi dire.
L’humanité reçut un premier choc un perroquet gris du Gabon, qui docteur Irene Pepperberg, l’éthologue
à propos de l’intelligence animale, à connaissait 150 mots et en comprenait qui avait élevé Alex, mort à 31 ans,
la fin du siècle dernier, quand elle ap- 1 000, était devenu une célébrité aux huit ans auparavant. Je l’ai vue se li-
prit qu’en Californie une perruche on- États-Unis. Surdoué, maîtrisant les vrer à des expériences avec un autre
dulée au plumage vert, Puck, avait un nombres et les couleurs, Alex a fait vo- perroquet, Griffin, qui reconnaissait
vocabulaire de 1 728 mots et pouvait ler en éclats, avec son sens de la répar- avec succès les matières ou les objets
construire des phrases, élaborer ses tie, tous les clichés sur les animaux. qu’elle lui présentait. À un certain
propres expressions, faire des rimes. À En 2015, l’auteur de ces lignes s’est moment, ça l’a gonflé et il a dit : « Je
la même époque, sur la Côte est, Alex, rendu à Harvard pour rencontrer le veux rentrer. »
14 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
Irene Pepperberg a remis Griffin dans qu’une récompense ne lui soit propo- obsédée par l’idée de couper le lien,
sa cage. Comment peut-on encore oser sée et, s’il y en a une à la clé, il atten- aux yeux des consommateurs, entre la
dire que les perroquets se contentent dra le plus souvent d’avoir libéré son bête et la viande. Cachez ce sang que
d’imiter notre langage, alors que, de collègue pour partager le morceau de je ne saurais voir, aurait dit Tartuffe.
toute évidence, ils parlent, expriment chocolat avec lui. C’est pourquoi les abattoirs sont des
des désirs ? Les autres animaux n’ont Grâce à la science, l’humanité, du lieux à peu près aussi inaccessibles que
pas la chance d’avoir, comme le per- moins en Occident, commence à en- la Banque de France.
roquet, une anatomie particulière, trevoir que les animaux ne sont pas
avec l’équivalent de notre larynx, le ceux qu’elle croyait. Nous ne revien- PUISSANTE OMERTA
syrinx, grâce auquel il peut commu- drons plus en arrière. Cette prise de Figures de proue de L214, Sébastien
niquer avec nous. Mais ils nous disent conscience n’est pas passagère, c’est un Arsac et Brigitte Gothière viennent de
beaucoup de choses avec leur regard, mouvement de fond qui chamboule raconter, dans La Face cachée de nos as-
en particulier quand il s’agit de celui, tout, en particulier parmi les nou- siettes (1), un récit passionnant, leur ex-
poignant, des veaux ou des porcs en- velles générations : notre rapport aux traordinaire combat pour la justice et
cagés, avec leurs excréments, dans un animaux, notre régime alimentaire, la vérité contre la puissante omerta qui
box où il leur est impossible de se re- notre conception du monde, notre règne sur toutes les étapes de la pro-
tourner. Puisque c’est ainsi que se font place dans l’univers. duction de viande, de l’élevage à la
les blanquettes et les jambons… Idéologie officielle dans l’Inde hin- tuerie en passant par le transport. Ils
Mais qui sommes-nous pour nous douiste mais encore marginale sur la dénoncent un système qui traite des
comporter ainsi, avec êtres vivants comme
tant d ’irrespect et Les animaux souffrent, personne une matière première et
d’ignominie ? On ne de- où, pour se voiler la face,
vrait plus avoir le droit ne peut dire le contraire aujourd’hui. on appelle la viande « le
de traiter les animaux Mais ils savent aussi s’amuser. minerai ». Ces Robin
comme avant, quand ré- des Bois sont dans la li-
gnait encore la ridicule théorie de Des- plupart des continents, la cause ani- gnée de tous ceux qui, depuis la nuit
cartes qui considérait les animaux male ne cesse cependant, avec le végé- des temps, ont plaidé, souvent dans le
comme des machines composées de tarisme, de marquer des points dans les vide, la cause des animaux : Pytha-
mécanismes, de ressorts. Il était têtes. Certes, il y a une grande marge gore, Plutarque, ou Montaigne dans
convaincu que les bêtes « ne font rien de progression : 2 % à 3 % seulement sa sublime « Apologie de Raymond Se-
qui nous assure qu’elles pensent ». À de la population française (5 % dans le bond » qui figure dans Les Essais. Pen-
propos des hurlements que poussait monde) serait végétarienne ou végane. dant des millénaires, les animaux
l’une d’elles pendant une vivisection, Mais le marché est plus que promet- n’ont pas réussi à se faire entendre,
il écrivit qu’ils n’avaient pas plus de si- teur : + 24 % l’année dernière. comme le sous-entend le beau titre du
gnification que le « timbre d’une pen- C’est un phénomène qui touche livre de la philosophe Élisabeth de
dule ». Foutaise ! toute la société, à commencer par la lit- Fontenay, Le Silence des bêtes (Fayard),
térature qui, ces derniers temps, nous une somme indispensable sur notre
RATS EMPATHIQUES a donné sur la question animale des rapport aux animaux.
Les animaux souffrent, personne ne flopées de superbes romans : 180 jours Mais tout est en train de basculer.
peut plus dire le contraire aujourd’hui. d’Isabelle Sorente (JC Lattès), qui ra- Anticonformiste, pacifiste et végéta-
Mais ils savent aussi s’amuser. Au conte les six mois de vie du cochon, de rien, le dramaturge irlandais George
siècle dernier, Heidegger, inspirateur la naissance à l’abattage ; Règne animal Bernard Shaw résumait bien, au siècle
de Sartre et adhérent du parti nazi de Jean-Baptiste Del Amo (Galli- dernier, le nouvel état d’esprit quand
sous le IIIe Reich, prétendait que les mard), qui décrit une exploitation fa- il déclarait : « Les animaux sont mes
animaux ne rient pas. Apparemment, miliale qui se transformera en élevage amis et je ne mange pas mes amis. »
il n’avait jamais prêté attention à son industriel porcin ; Le Procès du cochon « Les êtres humains, a-t-il ajouté un
chien. Le rire est aussi le propre des d’Oscar Coop-Phane (Grasset), une jour, sont les seuls animaux dont j’aie
mammifères, notamment des rats, qui puissante allégorie autour d’une pra- réellement peur. »
adorent jouer entre eux et s’esclaffent tique très répandue au Moyen Âge. Cent soixante ans après le cyclone
quand on les chatouille, comme l’ont L’association L214 (du nom de l’ar- Darwin et la publication de L’Origine
montré de récentes études. ticle du code rural qui définit l’animal des espèces, nous sommes en train de
Le rat fait pareillement preuve comme un « être sensible ») n’a pas prendre enf in le chemin du
d’empathie, comme l’ont révélé des peu compté dans cette évolution des darwinisme qui nous remet à notre
expériences menées à l’université de mentalités par rapport aux animaux. place en faisant de nous des animaux
Chicago, il y a quelques années. Il va En diffusant d’atroces vidéos d’abat- comme les autres. Selon la classifica-
ouvrir le verrou de la boîte où est en- tage, elle a sérieusement mis à mal tion du grand paléontologue, des ani-
fermé un congénère sans même l’image de l’industrie de la viande, maux humains par rapport aux autres,
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 15
les idées

animaux non humains. La Bible


et le Coran ont mis l’homme au som- Ruminations
met, la femme dessous et les animaux
plus bas que terre et mer. Selon l’An-
cien Testament, la femme a été créée
LA VACHE DANS LA PEAU
à partir de la côte d’un homme, ce que Alain Finkielkraut vénère les vaches, au point que l’une d’entre
laisse entendre aussi un hadîth du Pro- elles orne la chape de son épée d’académicien. Entretien.
phète. Dans les trois religions mono-
théistes, les animaux sont mis à notre
disposition, et nous pouvons nous en D’où vient cette tendresse pour urgentes et politiques. J’ai vu un
remplir la panse comme bon nous les vaches, surtout de votre part, documentaire à la télévision, il y a
semble sans avoir de comptes à rendre. vous qui êtes un urbain ? quelques années, dans lequel un
C’est Benoît XVI, le mal-aimé, qui en Alain Finkielkraut. – Il est vrai que, sur paysan expliquait qu’au printemps,
a fini avec le dogme du créationnisme la chape de mon épée d’académicien, quand les vaches sortaient de l’étable
et a introduit dans la doctrine le j’ai fait ciseler une tête de vache pour retrouver les prés, elles étaient
darwinisme, qui « ne supprime pas la laitière. Ce choix s’est imposé à moi tellement émues, joyeuses, qu’elles
foi » mais, a-t-il dit, « la pousse à se alors que je suis un citadin de toujours. gambadaient. Ce paysan, monsieur
comprendre elle-même ». En recon- Chaque fois que je vois ces gros Delargillière, appelait cette
naissant le bien-fondé de la théorie de herbivores, qui, à la différence effervescence « la danse des vaches ».
l’évolution qui nous attribue des as- de léopards ou de lions qui ornent tant Pour lui, elle n’avait pas de prix. Or elle
cendants simiesques, la chrétienté a de blasons, sont parfaitement est menacée aujourd’hui par ces usines
fait redescendre l’homme de l’arbre en inoffensifs, ne font même pas de mal à lait qui usurpent le nom de fermes.
haut duquel la religion l’avait perché aux mouches importunes, je fonds L’élevage industriel, qu’on devait
et d’où il prétendait dominer le monde, de tendresse. Les vaches sont de gros appeler « la production de matière
avec le succès que l’on sait. animaux pas prétentieux pour un sou, animale », est en train de marginaliser
La cause animale est en marche, rien et j’aime les voir ruminer, converser l’élevage fermier. Il risque même
ne l’arrêtera. Après la révolution silencieusement avec elles. Je pense de le faire disparaître. Ce serait terrible.
darwinienne qui nous a rappelés à à Nietzsche qui, à l’encontre Je ne voudrais pas que mes enfants,
de la fébrilité moderne, faisait mes petits-enfants, vivent dans
La Bible et de la rumination le modèle de un monde sans animaux, sans vaches.
la pensée et disait qu’un bon lecteur Je ne crois plus aux lendemains qui
le Coran ont mis devait être de race bovine. chantent, mais je me battrai de toutes
les bêtes plus bas Aimez-vous les vaches justement parce mes forces pour des lendemains qui
que terre. qu’on ne les admire pas comme les dansent en tout cas pour les vaches.
animaux sauvages ou qu’on ne les aime Dans Des animaux et des hommes
notre animalité, l’antispécisme a para- pas comme les animaux domestiques ? (Stock, 2018), François Morel parle
chevé une vision du monde où nous Ce sont les « bêtes des bêtes »… du regard des vaches. De ces vaches
devenons un élément parmi d’autres Je ne fais pas de hiérarchie entre les uns qui regardent les trains passer,
du monde du vivant, au même titre et les autres, mais il est vrai que, ce que impassibles, et nous incitent
que les vaches, les abeilles ou les gre- j’aime chez les vaches, c’est leur à la réflexion sur nous qui sommes
nouilles. À l’origine de ce courant : le modestie. Elles ne la ramènent pas. dans l’agitation perpétuelle. Peut-être
philosophe australien Peter Singer, au- Dans plusieurs articles vous parlez de que leur placidité devrait nous inspirer…
teur de La Libération animale (Payot), « lier conversation » avec les vaches… Oui ! D’ailleurs, Philippe Muray a fait
un livre fondateur paru en 1975, où il Qu’entendez-vous par là ? un très beau texte à propos d’un centre
explique que toutes les espèces sen- Nietzche disait « Bonjour contemporain qu’on a voulu implanter
sibles sont moralement égales. mademoiselle » à chaque fois qu’il à Vassivière dans le Limousin.
« La grandeur d’une nation et son en rencontrait une. Moi, je ne pousse Le directeur avait fait cette déclaration
avancement social, disait le mahatma pas la politesse jusque-là. Mais tonitruante : « En limousin, si on veut
Gandhi, peuvent s’apprécier par la fa- c’est le regard qui m’attire. Et donc s’en sortir, il faut passer du cul
çon dont elle traite les animaux. » Force quand j’ai un peu de temps devant des vaches à la modernité. » Comme
est de constater que, malgré quelques moi, je leur demande comment François Morel et Benoît Duteurtre
avancées, nous avons encore beaucoup elles vont, je leur dis mon admiration. qui parlaient avec lui dans l’émission
de progrès à faire. L Je reconnais que cela ne va pas « Répliques », je pense qu’il nous faut
très loin, mais le silence des bêtes faire le trajet inverse, repasser de la
a ceci de mystérieux qu’il invite à la modernité, surtout quand elle s’incarne
(1) La Face cachée de nos assiettes, par L214
en collaboration avec Eyes on Animals, conversation. Et puis, certaines raisons dans l’art contemporain, au cul des
éd. Robert Laffont, 2019. à mon amour des vaches sont plus vaches. Muray dans ce texte parlait

16 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


Ce sont des machines, il a abaissé la
brute au-dessous d’elle-même. Et voilà
la Cinquième Plaie : Tous les animaux
sont morts, il n’y en a plus avec
l’homme. » Voilà ce que ça dit de notre
modernité glaçante.
Vous êtes opposé à l’élevage intensif
et, en même temps, vous n’êtes pas
pour le véganisme ou l’antispécisme…
L’antispécisme est contradictoire.
Si nous étions des animaux comme les
autres, nous ne nous soucierions pas
du tout des autres animaux. Ce n’est
pas de l’animal humain qu’on peut
attendre une responsabilité envers
la nature et les animaux. Le souci
des vaches ne peut être fondé que sur
une certaine forme de spécisme. Quant
à la cause végane, elle ne me paraît
pas inspirée par l’amour des bêtes.
Les végans ne font pas la différence
entre élevage fermier et industriel.
Tout relève d’une exploitation odieuse,
et ils invitent l’humanité à renoncer
à être carnivore et à cesser d’absorber
des produits laitiers parce que la vache
laitière est séparée de son veau.
Mais la conséquence de tout cela,
JACQUES DEMARTHON / AFP

ce serait la disparition des vaches !


On ne va pas élever des vaches pour
rien sauf dans quelques réserves.
Un mouvement de libération animale
qui débouche sur l’extinction
des animaux me paraît contestable.
Alain Finkielkraut lors de sa réception à l’Académie française, le 28 janvier 2016. Que pensez-vous de l’association
de protection animale L214 ?
admirablement des « tendres vaches qualité de lard conforme au standard. Ce qui me semble utile dans son
traînant au doux mufle tremblant, La poule aventureuse est incarcérée action, ce sont les mises en cause
avec leur bonne odeur de boue et gavée scientifiquement. Sa ponte des méthodes employées par certains
et de lenteur, leurs mugissements est devenue mathématique. abattoirs, images à l’appui. Elles
mélancoliques et la rondeur de leurs ne peuvent que conduire à un meilleur
énormes flancs ». Il y a une lenteur Il y a chez elle traitement des animaux jusque dans
des vaches qui a peut-être quelque leurs derniers moments. Pour le reste,
chose à nous apprendre, et plutôt
une lenteur qui ce que L214 veut, c’est le passage
que de s’extasier devant le plug anal a quelque chose à à une humanité non carnivore, et là
de l’artiste américain Paul McCarthy, nous apprendre. je ne les suis pas…
regardons de nouveau les splendides Beaucoup d’auteurs parlent des vaches.
esquisses d’Eugène Boudin. Chaque espèce est élevée en série. Lequel préférez-vous ?
Les vaches n’ont plus de noms Sont-ce encore des animaux, Je trouve que Philippe Muray en parle
mais des numéros. des créatures de Dieu, des frères et très bien et j’aime aussi cette phrase
Qu’est-ce que cela dit de nous ? sœurs de l’homme, des significations de Kundera : « Paisibles, sans malice,
Quelque chose que Claudel avait déjà de la Sagesse divine que l’on doit parfois d’une gaieté puérile : on croirait
pointé dès 1946. Il disait : « Maintenant traiter avec respect ? Qu’a-t-on fait de grosses dames dans la cinquantaine
une vache est un laboratoire vivant […] de ces serviteurs ? L’homme qui feraient semblant d’avoir 14 ans.
qu’on nourrit par un bout et qu’on trait, les a cruellement licenciés. Il n’y a plus Il n’est rien de plus touchant que des
à l’électricité, par l’autre. Le cochon est de liens entre eux et nous. Et ceux vaches qui jouent. »
un produit sélectionné qui fournit une qu’il a gardés, il leur a enlevé l’âme. Propos recueillis par Aurélie Marcireau

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 17


les idées

Interdit

Une sacrée
emmerderesse
Le tabou qui exclut, sauf pour les musulmans, de toucher une vache,
et encore plus de l’abattre, plonge l’Inde dans des difficultés
économiques et écologiques insolubles.
Par Catherine Clément

FREDÉRIC GRIMAUD/DIVERGENCE

Vache sacrée en Inde.

ucune de nos vaches 400 millions de bovins est sacré, et Difficulté économique. La vache sacrée

a n’a ce culot. Elle,


tout le temps. Ca-
pable de bloquer un
train en se cou-
chant sur les rails,
et personne n’ose la déloger. Deux gé-
nisses se battent dans une rue de
Jaïpur : voitures à l’arrêt, interdit de
les séparer. N’allez pas vous les repré-
senter comme nos vaches d’élevage :
que l’humanité doit lui être soumise.
Ce cheptel se compose de zébus
blancs à l’œil velouté et de buffles noirs
moins colériques – la béatitude d’un
buffle plongé dans un étang, l’œil exor-
bité sous ses longs cils, est une parfaite
image du bonheur. Cela n’empêche pas
la vache sacrée d’être une difficulté éco-
nomique non résolue depuis l’indépen-
dance, un problème écologique sérieux,
ne produit que 5 litres de lait par jour
au lieu de 28 en Europe. Six mois après
leur implantation indienne, les vaches
d’ailleurs produisaient 5 litres de lait
par jour. La collecte et la distribution
du lait sont remarquables, mais la vache
sacrée produit peu. Parce que les mu-
sulmans ne sont pas tenus par l’inter-
dit religieux sur la vache, qui, pour eux,
demeure un animal, ils les abattent, les
efflanquées, les vaches indiennes cir- un tabou religieux contestable, et sur- débitent, et voilà pourquoi l’Inde est le
culent dans les rues librement. Nul ne tout, depuis la désignation en 2014 de plus grand exportateur de viande bo-
peut ignorer qu’en Inde le cheptel de Narendra Modi, un extrémiste hindou, vine de la planète. Mais sans eux ?
comme Premier ministre de l’Inde, La mort de la vache sacrée fait par-
Philosophe et normalienne, Catherine d’être devenue l’enjeu d’une politique tie de la difficulté. Les paysans hin-
Clément est également romancière. antimusulmane avérée, et qui tue. dous n’ont pas le droit de la tuer. En
18 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
1988, après deux années sans mous- Mais qu’est-ce qu’attaquer ? Je pense les guerres en Irak venaient de la crise
son, pas de quoi nourrir la moindre que c’est simplement la toucher. de la vache folle en Europe.
vache. Qu’arriva-t-il ? Les paysans hin- Selon Charles Malamoud, le tabou J’allais oublier l’écologie. Les pets de
dous conduisirent leurs vaches vers des sur la vache n’est pas inscrit dans les vaches dégagent du méthane, qui re-
mouroirs installés dans le désert. Ver- textes sacrés. Dans la tradition du sa- présentait 16 % des gaz à effet de serre
sion mise à jour : j’attache ma vache, crifice védique, la vache est immolée, en 2015. Dans son dernier article, « La
et je me suicide. cuite et mangée. C’est seulement plus leçon de sagesse des vaches folles »,
tard, sous l’influence de la non-vio- Claude Lévi-Strauss prédisait qu’un
CONTRE LES ABATTOIRS lence prônée par le bouddhisme et le jour, les vaches, même sacrées, rede-
Avant Narendra Modi, les hindous jaïnisme, que la vache cessera d’être viendraient sauvages et qu’il faudrait un
pouvaient vendre leur vieille vache à un un animal. Selon les mythes, au com- permis spécial pour les chasser… L
musulman, qui servirait d’équarrisseur. mencement, l’homme portait une
Impossible aujourd’hui : depuis mai peau de vache. Ce privilège tient au
2017, une circulaire interdit la vente sur lait, qui, parce qu’il sort tiède des pis, À LIRE
les marchés de bétail destiné à l’abat- n’est autre que le sperme bien cuit du
toir. Dans l’État de l’Uttar Pradesh dieu du feu, Agni. À quoi s’ajoute le MÉMOIRES
(20 % de musulmans), Narendra Modi mythe du barattage de l’océan de lait DU DIEU PHALLUS,
Catherine Clément,
a nommé comme chief minister un saint – une montagne sert de baratte, un éd. Tohu-bohu, 158 p., 19 €.
homme hindouiste vêtu de safran, cou- python de cordes, les dieux et les dé- Une version libre de l’épopée
leur sacrée : il a fermé les boucheries. mons tirent de chaque côté. Du lait du dieu Shiva.
Dans 24 États sur 28, l’abattage des océanique sortirent « des choses ca-
vaches est interdit ; leur transport reste chées depuis la fondation du monde »,
SAUVER LES VACHES
légal, mais les milices hindouistes mas- dont la mère de toutes les vaches, Su- DES ABATTOIRS,
sacrent les transporteurs de bétail. rabhi, vache cosmique, ou de la pro- Gandhi,
Dans l’État du Gujarat, dont Narendra pagande contre les abattoirs. Un de traduit de l’anglais (Inde)
par Vivien García,
Modi est originaire, « s’attaquer » à une mes amis brahmane, de la secte de éd. Rivages, 96 p., 5,80 €.
vache sacrée est passible de prison à vie. protection des vaches, m’expliqua que

PIERRE GOLDMAN,
icône de la gauche française des années 1970.
Héros et martyr pour certains,
ennemi public et criminel pour d’autres.
Quarante ans après son assassinat,
il est temps de redécouvrir son unique roman,
chef-d’œuvre d’humour noir d’une absolue liberté :

L’ORDINAIRE MÉSAVENTURE
D’ARCHIBALD RAPOPORT

« ARCHIBALD EST […] UN MANIFESTE TRAGIQUE,


www.editions-seguier.fr

UNE COCASSERIE GRINÇANTE, UN JEU DE RÔLES


POUSSÉ JUSQU’À L’ABSURDE. »
PHILIPPE GUMPLOWICZ, PRÉFACIER.

« LA VIE DÉPASSE TOUJOURS L’ÉCRITURE, AI-JE


PENSÉ, MÊME SI L’ÉCRITURE LA TRANSCENDE
ET C’EST ALORS QUE J’AI DÉCIDÉ DE NE JAMAIS 978-2-84049-78
1-3
ître
ÉCRIRE QU’AU CONTACT DE LA MORT. » (EXTRAIT) Vient de para

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 19


les idées

Ère du soupçon

Sale temps
pour les intellos
La France, pays des intellectuels ? Les clercs n’ont pas toujours été
respectés chez nous – et particulièrement pas en ce moment, à droite
comme à gauche. L’heure est-elle à l’anti-intellectualisme ?
Par Patrice Bollon

epuis le XVIIIe siècle et comme Maurice Barrès ou Charles contact avec le monde réel ». Toute une

d le rôle central qu’y


jouèrent nos « philo-
sophes », en passant, à
la fin du XIX e, par les
batailles autour de l’af-
faire Dreyfus, nous nous enorgueillis-
sons d’être la « patrie des intellec-
tuels ». Il y a quatre ans, le best-seller
du Britannique d’origine mauricienne
Maurras, dénonçant une intelligentsia
cosmopolite « antifrançaise », ou d’un
de ces leaders populistes comme, dans
les années 1953-1958, Pierre Poujade,
opposant le bon sens des « petites gens »
aux fausses subtilités de ces « coupeurs
de cheveux en quatre ayant perdu tout
gauche antimarxiste s’est elle aussi éle-
vée, au nom de la défense du travail ma-
nuel, contre les mandarins de la pen-
sée. Ce fut le cas de Proudhon, auteur
en 1858 d’une diatribe ultraviolente en-
vers les romantiques, et Lamartine en
particulier, affublée du sous-entendu

Sudhir Hazareesingh avait été ainsi re-


titré. En version originale, il s’appe-
lait : « Comment les Français pensent.
Un portrait affectueux d’un peuple in-
tellectuel ». Traduit, il est devenu : Ce
Pays qui aime les idées. Histoire d’une
passion française (Flammarion). Ce co-
corico se justifie en partie. Il n’y a
guère de pays au monde où un chef
d’État peut rétorquer, comme
De Gaulle, à l’un de ses ministres qui
le poussait à arrêter Sartre en raison
du soutien de celui-ci, en pleine guerre
d’Algérie, au Manifeste des 121 : « On
n’embastille pas Voltaire ! »

ANATHÉMATISATION
Comme le montre La Haine des clercs,
MICHEL EULER/POOL/AFP

de Sarah Al-Matary, une spécialiste de


la littérature française, les intellectuels
ont été chez nous en butte à des at-
taques voire des insultes répétées depuis
1830. Celles-ci n’ont pas émané des
seuls hérauts de la droite nationaliste, Le 18 mars 2019, Macron a invité à l’Élysée les « intellectuels » à participer au « grand débat ».

20 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


À LIRE

LA HAINE DES CLERCS.


L’ANTI-INTELLECTUALISME
EN FRANCE,
Sarah Al-Matary,
éd. du Seuil, 400 p., 24 €.

LA PHILOSOPHIE
QUI SE FAIT,
Patrice Maniglier,
conversation avec
Philippe Petit,
éd. du Cerf, 544 p., 24 €.
RENÉ JARLAND/UPI/AFP

partout et, ainsi, nulle part. Le livre est


également faible sur la période actuelle,
Sartre et Beauvoir lors d’une manifestation contre la guerre d’Algérie, à Paris, le 1 novembre 1961.
er
entrevue sous le seul jour de la média-
tisation et de quelques figures rebat-
tues, tels Philippe Muray, Houellebecq
machiste de « femmelin ». Cette oppo- s’opposèrent à la Commune de Paris ou Zemmour. Sarah Al-Matary ne
sition fut poursuivie par les partisans de 1871. Et il n’y a pas grand-chose, pose pas la question de savoir s’il y au-
du syndicalisme révolutionnaire non plus, de commun entre la critique rait des époques ou des états de notre
comme Georges Sorel, et elle ressurgira d’une raison « absolue » abstraite telle société qu’on pourrait qualifier globa-
en Mai 68 chez les maoïstes. N’ou- que la développa Bergson, proche de lement d’anti-intellectuels. Deux ou-
blions pas que, pendant la Révolution celle des pragmatistes américains, et le vrages récents – de Patrice Maniglier et
culturelle, les intellectuels furent refus de l’intelligence à la Céline du de Zygmunt Bauman –, issus d’autres
honnis comme la « neuvième catégorie « style contre les idées ». Ce livre considérations, tracent ce constat. Le
puante », après les capitalistes, premier, un livre d’entretien,
les traîtres, les agents secrets, les dresse un passionnant panorama
grands propriétaires terriens… L’intelligence, « cette de la philosophie française
Ces rappels illustrent la na- très petite chose à la surface contemporaine. Le second, le
ture extrêmement variée du po- de nous-mêmes, et peu dernier essai écrit par Bauman
sitionnement anti-intellectuel, avant sa mort, s’annonce comme
voire paradoxale, puisqu’il a été significative » (Barrès). une réflexion plus sociologique et
souvent porté par de grands let- plus vaste, qui est un peu le tes-
trés comme Barrès ou des autodidactes manque, en bref, d’une définition ri- tament du créateur du concept de « so-
cultivés à la Proudhon. C’est une des goureuse de l’anti-intellectualisme, à ciété liquide » (lire p. 22).
limites de la recension, par ailleurs fort dissocier de l’anti-intellectualité – l’in-
instructive, de Sarah Al-Matary. Elle tellectualisme étant avant tout un sta- FACE AUX DÉFIS DU PRÉSENT
distingue bien les arguments sur les- tut, l’intellectualité représentant une Dans La Philosophie qui se fait, Patrice
quels repose cette répudiation des fonction, dont il est légitime de discu- Maniglier part du sentiment de s’être
clercs, mais elle n’en tire aucun axe apte ter les modalités. retrouvé au début de ses études, dans
à ordonner son récit. La dénonciation Par-delà ses options nationalistes, les années 1990, devant un véritable
des intellectuels comme « agents de c’est une différence de cet ordre qu’in- « Thermidor intellectuel ». Une quin-
corruption sociale », fauteurs de troduisait Barrès quand, voyant dans zaine d’années après Mai 68, le post-
trouble, par les défenseurs du statu quo « l’émotivité » la grande qualité hu- modernisme fut accusé d’avoir versé
– un classique de la pensée de l’ordre – maine, il fustigeait l’intelligence dans un « antihumanisme » destruc-
n’a rien à voir, même si elle aboutit aux comme « cette très petite chose à la sur- teur. Contre les analyses « généalo-
mêmes conclusions, avec leur anathé- face de nous-mêmes, et peu significa- giques » de Foucault, la déconstruc-
matisation comme membres d’une oli- tive ». Faute d’une clarification de ce tion de Derrida et la liberté inventive
garchie dominante – l’essayiste rap- genre, La Haine des clercs distille une de Deleuze, accusées d’être des ré-
pelle opportunément que, dans leur impression de confusion, l’anti- pliques de la philosophie du soupçon
majorité, les écrivains et les artistes intellectualisme semblant s’exprimer de Nietzsche et de Heidegger, une dite
Mai 2019 • N° 17• Le Nouveau Magazine Littéraire 21
les idées

« pensée française » opposa alors


un « retour à Kant », au sujet libre et Zygmunt Bauman
L’AVENIR, C’EST DU PASSÉ
à l’État de droit, des thèmes décalés
par rapport à la conjoncture, qu’on
peut interpréter comme un refus de se
confronter aux défis du présent, un Régression, individualisme, retour en force des inégalités :
surplace mental face à un monde ne l’essai-testament de l’inventeur du concept de « société liquide »
cessant, lui, d’évoluer. nous conjure de croire en l’optimisme de la volonté.
Face à cette polémique qui dure, Pa-
trice Maniglier ne défend pas de fa-
çon dévote la pensée postmoderne. Il le sociologue, « la fin de
en dénonce, au contraire, le devoir cri- l’interdépendance entre le capital

BASSO CANNARSA/OPALE/LEEMAGE
tique « radical », qui l’a si souvent éga- et le travail » qui avait été la base
rée. Il pense que le parti pris « anthro- des succès de l’après-1945, Trente
pologique », venu de Lévi-Strauss, lui Glorieuses françaises et « miracles »
a permis d’élaborer des concepts en- allemand, italien ou japonais.
core valides. Ce serait le cas de celui Reprenant l’idée centrale d’un best-
de « structure », qui ouvre, selon lui, seller de la pop sociologie américain
sur une autre représentation de base, (So Sad Today, de Melissa Broder, qui
métaphysique, apte à nous extraire Zygmunt Bauman (1925-2017). vient d’être traduit aux éditions de
d’un certain enfermement sur nos l’Olivier), il en résulte ce qu’il appelle un
« valeurs » décrétées « naturellement » La « faillite de l’avenir » est un thème « retour à l’utérus », le fait que l’espoir,
universelles ; apte aussi à nous donner, récurrent de la réflexion politique jadis collectif, s’est « privatisé » et que
par contraste, l’accès à un monde plu- actuelle. Dans son dernier livre écrit peu le moi, un moi vide, soit devenu
riel, voire relativiste au bon sens du avant sa mort, à 91 ans, en janvier 2017, le dernier lieu où se formule quelque
terme, car démocratique. le sociologue anglais d’origine polonaise chose comme un bonheur des
Rien n’oblige, bien sûr, à le suivre Zygmunt Bauman lui donne une assise individus. L’utopie ne s’exercerait ainsi
sur ce point. Mais on voit bien qu’on quasi existentielle. Du fait des craintes plus « vers l’avant » ; elle régresserait
ne saurait approcher les enjeux de la nées de l’essor de technologies dans une célébration stérile des
mondialisation avec les outils intellec- menaçant la permanence du travail solutions du passé. Le diagnostic, on
tuels d’un temps où ces débats ne se humain, de la concurrence généralisée le voit, est très sombre. Et, même si on
posaient pas. C’est en ce point que Pa- avec les autres induite par le libéralisme peut en contester le caractère excessif,
trice Maniglier et Zygmunt Bauman et du recul déjà présent ou annoncé, il n’est manifestement pas sans vérité.
se rejoignent à nouveau. Comme si, dans nos démocraties, de l’État social, Pour ce dernier opus, qui se termine
face à ces problématiques inédites, l’individu contemporain, soutient-il, ne significativement par le mot de « fosses
une pensée middle-of-the-road se re- conçoit plus le futur comme un espace, communes », Zygmunt Bauman a voulu
pliait sur la nostalgie d’un monde an- malléable, de projection, un milieu nous adresser un ultime message d’où
cien qui ne connaissait ni les angoisses d’espoirs et d’attentes. Voyant toute espérance n’est, cependant, pas
sociales de la fin du travail nées de la le présent comme une inéluctable absente. Dans sa conclusion, il nous
robotisation, ni celles, mentales, d’un dégradation, le passé a pris, chez lui, conjure ainsi de « regarder vers l’avenir,
univers devenu partout, en raison des la place de l’avenir. Voici donc le temps pour un changement », et ce, dans tous
migrations, « cosmopolitique » au sens des « grands retours en arrière ». les domaines. Il faut allier, disait
descriptif, neutre, du terme, soit Zygmunt Bauman en énumère quatre. Gramsci, le pessimisme de l’intelligence
culturellement mêlé. Le retour à Hobbes ou, plutôt, au temps à l’optimisme de la volonté : Retrotopia
Il nous faut, en résumé, bâtir une d’avant le Léviathan de Hobbes, une est le testament, à méditer, d’un des
autre modernité positive, alternative à lutte de tous contre tous que n’arbitre plus lucides essayistes sociologues
celle des Lumières. Et seule une intel- plus aucun État central. En découlerait de notre époque. P. B.
ligence libre peut y aider. C’est, en un un deuxième « retour à », celui des
sens, ce qu’a compris Emmanuel tribus. Plongés dans un monde où
Macron quand il a invité le 18 mars disparaît la solidarité, les individus À LIRE
dernier à l’Élysée une soixantaine d’in- se replient sur des affinités électives
tellectuels à lui faire des propositions nationales ou communautaires – le Net RETROTOPIA,
pour son « grand débat ». À ceci près renforçant cette fixation, chacun y Zygmunt Bauman,
traduit de l’anglais par
qu’il semble qu’il se soit surtout saisi élisant les informations qui corroborent
Frédéric Joly,
de leurs questions pour réaffirmer les sa vision en écartant celles qui la éd. Premier Parallèle,
principes d’une politique donnée pour mettent en doute. Le troisième « retour 250 p., 20 €.
la seule possible. La sienne. L à », celui des inégalités, sonne, selon

22 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


La sociologie au berceau

Les enfants terribles


À rebours des images d’Épinal, les rapports de force existent dès la crèche.
Une étude sociologique démontre que la générosité n’est pas innée chez les bambins,
précocement façonnés par leurs milieux d’origine.
Par Eugénie Bourlet

m irna donne le pou-


WALT DISNEY PICTURES/PIXAR ANIMATION STUDIOS/COLLECTION CHRISTOPHEL

pon à Livia ; Aaron


pleure immédiate-
ment. Mirna es-
saye de le réconforter en le prenant
contre elle, et lui dit : “Tu sais bien que
c’est la règle de la crèche : il faut prê-
ter.” » Observer les petits est un terrain
d’étude inédit et fertile pour le socio-
logue Wilfried Lignier. Après L’En-
fance de l’ordre (coécrit avec Julie Pagis),
enquête à l’école élémentaire, il pour-
suit l’étude de la socialisation des
enfants plus précocement encore.
Prendre. Naissance d’une pratique so-
ciale élémentaire est une immersion
dans une crèche parisienne. Ce monde
clos, où les très jeunes découvrent le Le jardin d’enfants dans Toy Story 3.
« vivre ensemble » hors du cercle fami-
lial, les confronte à l’appropriation et D’abord, que le conflit prévaut sur la effectués par les parents dans le mi-
au partage des objets : doudous et té- manière douce – conflit nié par l’insti- lieu d’origine jouent un rôle détermi-
tines (premières propriétés privées), tution qui évacue toute notion de nant, mais la crèche est plus adaptée
jouets, livres, nourriture… violence dans l’appréhension des tout- à ceux qui sont nés dans un milieu fa-
petits : « En crèche, opère une concep- vorisé. Ce monde est une microsociété
CONCEPTION IRÉNIQUE tion […] irénique du premier âge, qui où les rapports de force de l’âge adulte
« Prendre de façon violente et directe, dénie en principe la violence enfantine, s’affichent de manière embryonnaire :
ou au contraire par des voies douces mais qui la contient dans les faits, sur de quoi changer de regard sur la ma-
et détournées, n’est-ce pas construire la base d’injonctions caractéristiques. » nière dont les valeurs sont intégrées
un rapport au monde ? » Là où la phi- Ces conflits traduisent une foule de par les poupons dès leur naissance. L
losophie, la psychologie et les neuro- disparités entre Garance, qui parle
sciences avaient labouré le terrain du mieux et adore lire, et Maxwell, qui
geste et du rapport originel à l’objet, babille encore, Aaron, qui impose sa À LIRE
la sociologie était encore absente. Or force physique à Livia, Lou, qui se
le rapport aux choses inanimées et, concentre mieux sur les jeux que
par extension, aux adultes encadrants Jim… Contre l’affirmation selon la- PRENDRE. NAISSANCE
D’UNE PRATIQUE
et camarades est fondateur pour l’ave- quelle certains enfants seraient d’une SOCIALE ÉLÉMENTAIRE,
nir des enfants. Wilfried Lignier fait nature plus « difficile », Wilfried Li- Wilfried Lignier,
ainsi part de plusieurs découvertes gnier montre que ces inégalités sont éd. du Seuil, 336 p., 24 €.
significatives. sociales : non seulement les choix
Mai 2019 • N° 17• Le Nouveau Magazine Littéraire 23
les idées

Mythologie

Voleurs d’enfants !
La rumeur des camionnettes blanches a suscité la persécution des
Roms, supposés s’emparer de bambins. S’expriment là des fantasmes
fort anciens, qui connurent leur apogée au XIXe siècle.
Par Dominique Kalifa

n vole des enfants à Mais l’effroi qu’inspire le vol d’enfants boucs émissaires, à commencer par les

o Paris. On en vole
tous les jours. On
les vole sur les
Grands Boulevards,
dans les rues les plus
passagères. On en a volé boulevard
Montmartre, rue Caumartin, rue
Royale, rue Racine, avenue Niel, pas-
sage des Panoramas, cité Rougemont. »
Ainsi débute, le 25 juin 1906, le « re-
tient aussi aux ressorts propres qui
fondent les communautés. Qu’il se
solde par la mort ou par l’implantation
dans une autre culture, l’enlèvement
d’un enfant malmène l’identité du

L’enlèvement
menace l’identité
et la postérité
Juifs. À compter du XIIe siècle se diffusa,
en Angleterre d’abord puis dans le reste
de l’Europe médiévale, la rumeur se-
lon laquelle les Juifs enlevaient des en-
fants chrétiens dont le sang était censé
entrer dans la fabrication des matzoth,
le pain sans levain consommé pour la
Pâque juive. Réactivée à chaque dispa-
rition inexpliquée, cette légende du
meurtre rituel nourrit profondément
portage sensationnel » que Louis Forest du groupe. l’antijudaïsme chrétien, suscitant
publie dans les pages du Matin, l’un des nombre procès, pogroms ou lynchages.
quotidiens les plus lus de ce début de groupe, en menace la postérité. Il est Dans la Russie des tsars, les parents
siècle. La série d’articles, très suivie, fit vol d’individu, mais aussi de lignée et apeurés interdisaient aux enfants de
sensation jusqu’à ce que l’on découvre d’avenir, et c’est pourquoi il taraude à sortir les jours qui précédaient la fête
qu’il s’agissait en réalité d’un « roman ce point nos imaginaires. de Pessa’h. Une telle invention, que re-
extraordinaire », dans lequel un trio de C’est aussi pourquoi on attribua de prit sans vergogne l’antisémitisme nazi,
reporters audacieux menait l’enquête longue date ces actes inadmissibles aux circule aujourd’hui encore dans cer-
jusqu’à arrêter le coupable, un savant figures les plus radicales de l’altérité. Les tains milieux islamistes.
sans scrupule dénommé docteur Flax. « sorcières » furent les premières visées :
L’épisode, resté fameux, est représenta- on les accusait d’enlever des nouveau- L’ANGE BLOND ET LE « MORICAUD »
tif des profondes anxiétés, mais aussi nés pour les sacrifier lors de sabbats ou La figure la plus emblématique – et la
des fantasmes et des instrumentalisa- de rituels sataniques. La magie noire, légende la plus tenace – reste évidem-
tions qui s’entremêlent autour de la disait-on, se délecte du sang des en- ment celle du bohémien voleur d’en-
question du « vol d’enfants ». fants, ou les éventre pour lire l’avenir fants. C’est elle qui resurgit de nos
L’inquiétude, évidemment, peut dans leurs entrailles ! En 1680, l’em- jours, sous le motif de « l’ange blond »,
sembler légitime. Le crime est intolé- poisonneuse Catherine Deshayes, dite cet enfant aux traits et à la chevelure si
rable parce qu’il s’attaque à l’enfance, la Voisin, fut brûlée en place de Grève pâles qu’il ne peut appartenir, dit-on, à
synonyme d’innocence, qu’il dit la pour avoir, entre autres méfaits, immolé la tribu de « moricauds » qui l’abrite.
confiance abusée ou, pis, violentée. des nourrissons avec l’aide de l’abbé L’accusation, tout comme celles de vol,
Guibourg. Quelques grands du de maquignonnage ou de propagation
Professeur à l’université Paris-I, royaume, corrompus ou pervertis, d’épidémie, surgit dès l’installation au
Dominique Kalifa dirige le Centre d’histoire furent suspectés de prendre des bains XVe siècle de ces tribus nomades en Eu-
du XIXe siècle. Il est notamment l’auteur de de sang d’enfants pour se guérir de la rope. Comment ces étrangers en hail-
L’Encre et le Sang. Récits de crimes
et société à la Belle Époque (Fayard, 1995)
lèpre ou de maladies honteuses. lons, sans attache, sans feu ni lieu, pou-
et Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire Très vite cependant, la responsabilité vaient-ils se reproduire s’ils ne volaient
(Seuil, 2013). du vol d’enfants fut portée par d’autres pas les enfants des autres ? Dans les
24 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
sou. « Rapt d’une audace inouïe », ex-
plique Le Petit Journal en février 1902,
en racontant comment l’intervention
à Pont-à-Mousson d’un brave vigne-
ron permit d’arracher une enfant à une
roulotte de nomades. « Une tentative
d’enlèvement d’enfant vient encore
d’être commise, en plein jour, par des
bohémiens, avec une audace inouïe »,
écrit le même journal quelque temps
plus tard, en montrant, illustration à
l’appui, comment une fillette de
Chauffailles (Saône-et-Loire) réussit à
échapper à une bande de nomades.
Ces allégations fantasmées contri-
buèrent à légitimer le vote en 1912 de
la très discriminatoire loi sur la cir-
culation des nomades.

EXPÉDIÉS EN LOUISIANE
Il est un dernier thème qui sous-tend
la mythologie de l’enfant volé. Il a trait
aux frayeurs que suscitent les pouvoirs
forts ou arbitraires, qui ne s’émeuvent
pas de s’en prendre aux plus faibles. Si
COLLECTION KHARBINE-TAPABOR elle plonge là aussi dans les profondeurs
d’un imaginaire sacrificiel – celui d’un
Abraham dont Dieu ne retiendrait pas
la main, celui du massacre des Inno-
cents ordonné par le roi Hérode –, l’an-
xiété s’alimente parfois à des actes bien
réels. L’un des exemples les plus célèbres
« Fillette enlevée par des bohémiens », dans Le Petit Journal illustré du 13 août 1911. concerne les émeutes qui soulevèrent
Paris en 1720, lorsque la rumeur se ré-
campagnes des XVIIIe et XIXe siècles, la Paris, s’appelle en réalité Agnès, enle- pandit que les archers du guet arrê-
frayeur s’emparait des villages lors- vée dès son plus jeune âge par une taient les enfants pauvres dans les rues
qu’une bande était signalée. Ils volent bande d’Égyptiens et de gueux basanés. de la capitale pour les expédier en Loui-
les enfants, mais ils les mangent aussi, Dans Les Burgraves, Hugo met en scène siane ou au Mississippi, alors français.
déclare une fillette dans l’Hérault en la sorcière Guanhumara (« Gue- D’autres affaires, plus sérieuses, susci-
1826 : « Ils l’avaient saigné, coupé en nièvre »), voleuse d’enfants elle aussi, et tèrent de profondes émotions. En 1859,
morceaux et mis dans leur marmite. » invente dans L’Homme qui rit les com- un garçonnet juif de Bologne, Edgardo
Si la justice ne confirma pas la réalité prachicos (« acheteurs d’enfants »), une Mortara, 6 ans, fut enlevé à ses parents
de telles fables, le motif fut en revanche « hideuse et étrange affiliation no- par des agents pontificaux pour être
amplement colporté par la littérature. made » du XVIIe siècle spécialisée dans confié à une famille catholique. Les
On le trouve dès 1613 chez Cervantès, le commerce des enfants. Eux ne vo- agissements de certaines dictatures (le
qui le met en scène dans « La Gita- laient pas, mais achetaient des enfants, franquisme dans les années 1940, les
nilla », figure de la voleuse d’enfants. qu’ils revendaient après les avoir muti- militaires de la junte argentine trente
On la retrouve chez Molière en 1671 lés. Tout cela contribuait à nourrir un ans plus tard, firent enlever des milliers
puisque la belle Zerbinette, dans Les mythe puissant, auquel le feuilleton et d’enfants dans les familles d’opposants)
Fourberies de Scapin, avait été enlevée l’édition populaire procurèrent un ex- contribuèrent à aviver ces anxiétés.
par des saltimbanques. Mais c’est sur- traordinaire écho. Quelle que soit la figure-repoussoir à
tout au XIXe siècle que le mythe s’enra- À l’aube du XXe siècle, le rejet des no- laquelle on l’attribue, la mythologie du
cine, alors que les journaux sont emplis mades s’exacerba dans des proportions « vol d’enfants » échappe presque tou-
de rumeurs sur les méfaits des bohé- inédites. On parla de « péril errant », jours à la rationalité. D’où les fables
miens. La figure revient notamment de « race crasseuse », de « vermines re- qu’il n’a cessé de produire et contre les-
chez Hugo, qui en fait grand cas. Es- poussantes », et le motif de l’enlève- quelles il nous faut, aujourd’hui comme
méralda, héroïne de Notre-Dame de ment prospéra dans les journaux à un hier, raisonner. L

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 25


les idées

Clémentine Autain, François Ruffin

L’amour et la haine
Tous deux sont députés de La France insoumise : l’une publie un texte
émouvant sur sa mère défaillante et disparue, l’actrice Dominique
Laffin, l’autre une violente diatribe contre le président.
Par Nicolas Domenach

t
out le monde n’a pas la C’est déjà difficile de devenir parent de
chance de naître orphe- ses parents touchés par l’âge quand on À LIRE
lin… C’est ce que l’on se dit est soi-même adulte, mais c’est insup-
en lisant les premiers cha- portable, invivable, quand on est en- DITES-LUI
pitres du livre, boulever- fant et que votre mater dolorosa vous QUE JE L’AIME,
sant, de Clémentine Au- contraint de prendre en charge le spec- Clémentine Autain,
tain, Dites-lui que je l’aime, où elle tacle aviné et la violence égarée de ses éd. Grasset,
162 p., 16 €.
évoque Dominique Laffin, « comé- souffrances. « L’étoile montante du ci-
dienne culte des années 1970 », morte néma » ne jouait pas la comédie, sa pe-
à 33 ans quand sa fille en avait 12. Son tite encore moins, qui ira vivre chez son
icône de mère avait « la beauté du père, le chanteur Yvan Dautin, de son CE PAYS QUE TU
diable ». Sa mère ? « Ce n’était pas son vrai nom Yvan Autain. Le lien se NE CONNAIS PAS,
meilleur rôle. » En effet. Souvenirs gla- distend encore plus avec la mère : « Il François Ruffin,
çants d’une enfance meurtrie dont les nous restait les week-ends quand tu éd. Les Arènes,
224 p., 15 €.
échos, douloureux aujourd’hui encore, pouvais et le téléphone quand tu vou-
blessent la femme combattante, dépu- lais. À cette époque, j’avais un besoin
tée insoumise, qui, trente années plus irrépressible de ta présence, jamais as-
tard, s’efforce enfin par l’écriture de re- surée, même sur ce temps imparti. »
nouer avec elle comme avec son passé Impairs et manques. Défaut d’assu- messages. De traces d’attachement à ce
enfoui, congelé depuis des années. rance. Sentiment de solitude. D’aban- monde qu’elle quittait sans un au re-
On a mal avec l’auteur du réveil en don. « [À Noël,] tu es partie dans la voir. C’est pourtant sur ses traces que
pleine nuit dans l’appartement déserté, journée du 24, pour rejoindre un Clémentine Autain, devenue elle-
de ses attentes angoissées intermi- amoureux, je crois. Au milieu d’enfants même femme et militante célèbre, s’en-
nables à la sortie de l’école dans la loge joyeux et d’illuminations, de papiers gage et nous entraîne. Après avoir eu
de la concierge, de ces cadeaux et de rires aux un mal de chien à ouvrir son cœur en
inconstances, de ces Souvenirs éclats, j’ai ravalé mon même temps que la malle aux souve-
égarements maternels glaçants d’une amertume avec des nirs et les répertoires téléphoniques.
que l’alcool rendait guimauves au choco- Alors elle va retrouver des gestes, des
toujours plus délirants. enfance lat. » Mais l’amertume complicités partagées, des amis aussi
Au point de voir les meurtrie. ne lâche jamais aussi et des amants de l’actrice talentueuse
rôles renversés juste- facilement sa proie : qui lui confieront combien son cœur
ment : c’est la petite Clémentine qui « La douleur comme la rancœur ne pouvait aussi battre pour son enfant
tente de calmer l’adulte ivre qui veut vivent qu’un temps sous le tapis. » Elles perdue. Pèlerinage de tendresse, avec
boire toujours plus. Jusqu’à parfois y ont pourtant longtemps été enfouies, ses pas de côté ou en arrière, qu’elle sait
tomber raide sur les rails de chemin car la mort subite – un suicide ? on ne nous faire partager. Devenue grande,
de fer, ce qui l’obligera à la pousser en- saura jamais – mettra un point final mère de famille, adulte enfin, elle peut
suite sur un chariot comme un lan- tragique à la vie de Dominique Laffin, regarder les films de Dominique Laf-
dau. Image cauchemar. sans qu’elle n’ait laissé de mots, de fin jusqu’au bout, ses prouesses
26 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
JACQUES DEMARTHON/AFP
Clémentine Autain et François Ruffin à l’Assemblée, le 6 février 2018.

d’actrice si attendrissante. Les Petits lui, les oubliés, les cabossés de la vie. Ce pollue. Au point que tous ces pauvres
Câlins, précisément, avec son « inter- sont d’ailleurs les meilleurs moments dont François Ruffin se fait le défen-
prétation d’une justesse remarquable ». de son récit quand il rend visibles les seur n’apparaissent plus que des pré-
Elle peut lui parler à haute voix, lui « invisibles », comme les femmes de mé- textes, des marionnettes manipulées
dire : « Tu vois, je n’ai plus peur. » Et nage de l’Assemblée nationale, ou pour une vendetta personnelle. Fran-
cette phrase de réconciliation qui clôt, « Marie », entendez évidemment Ma- çois contre Emmanuel.
momentanément, l’ouvrage : « Je me rianne, qui pleure de ne pas pouvoir of- Ruffin vient lui aussi d’Amiens et a
souviens maintenant de toi, cette frir des jouets à ses enfants pour Noël. fait ses premières études dans le même
femme qui était ma maman. » Parfois, l’inventif journaliste de forma- prestigieux établissement privé, La Pro-
tion en fait beaucoup, trop même, mais vidence. Et l’auteur en a gardé trace,
UN TALENT DE TOUS LES DIABLES trop pour lui, ce n’est pas assez, tant rancœur indélébile et bilieuse, contre
Comme l’amour l’a emporté, on en- cette misère ignorée le révolte. son aîné à la réputation brillante d’« in-
chaîne illico avec le livre Ce pays que tu Dans cet opus, ce n’est pourtant pas telligence lumineuse ». Le « Petit
ne connais pas, d’un autre député insou- la surenchère larmoyante qui gêne. Chose » n’a pas supporté les grilles du
mis, François Ruffin. Une autre star cé- Après tout, elle compense la réclusion, lycée, cet « apartheid de l’argent », et en
lèbre pour ses spectaculaires manifes- le silence entretenu à propos des invi- a gardé une détestation profonde, aiguë
tations d’empathie envers les petits, les sibles. Non, ce qui provoque le ma- contre le prodige qui « nageait à la Pro
sans-grades. Un talent de tous les laise, c’est la haine qui s’insinue, qui comme un poisson dans l’eau dorée, sé-
diables, inspiré des situationnistes, pour envahit et submerge. La haine contre duisant camarades et enseignants ». Ja-
mettre en scène, et tout au-devant avec Emmanuel Macron. Elle l’infecte, le lousie ? Ce crapaud, « ce monstre aux
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 27
les idées

yeux verts qui, ainsi que l’écrit Le procureur implacable ne peut pas devine cette difficulté, chez vous, cette
Shakespeare, produit l’aliment qui le imaginer un instant que, ses blessures impossibilité : faire vôtres les faibles et
nourrit », laisse telle une limace sa trace intimes, Macron les garde pour lui, leurs faiblesses. » Une « impossibilité ».
visqueuse et phosphorescente tout au qu’il puisse conserver ses cicatrices, Le verdict tombe comme un couteau
long de l’ouvrage. ses « rides » de souffrance à l’intérieur. de guillotine manipulé encore et en-
Macron n’est plus seulement le pré- Le parcours du président comporte core jusqu’à trancher : « Vous êtes fou.
sident des riches ; il n’est que faux- pourtant des cahots, des blessures […] Et vous nous rendez fous. »
semblant et imposture, incapable lui – ne serait-ce qu’à l’occasion de son Pour ce qui est du cas de François
d’empathie, car n’ayant jamais connu amour proscrit pour une femme plus Ruffin, nous nous garderons d’exécu-
« le doute, la fragilité ». Le procès ad ho- âgée que lui –, mais les reconnaître, tion aussi sommaire. Ce qui est sûr c’est
minem va bien au-delà de la remise en ne serait-ce que les envisager, est im- que cette obsession Macron l’égare au
cause du politique qui défendrait les in- possible pour cet ennemi qui recon- point d’apparaître totalement « macro-
térêts de l’argent. Certes, Ruffin ne fait naît pourtant que, cette incrimination nisé de l’intérieur ». Macron « lui sort
pas l’économie de cette mise en exa- physique « viscérale », « c’est très par les yeux », selon l’expression consa-
men, qui le place confortablement du mal »… Alors, Ruffin est contraint de crée, autrement dit, il lui bouche l’ho-
côté des gens d’en bas contre l’ennemi se justifier : « Ce rejet physique, viscé- rizon, lui mange le regard et lui trouble
de classe, « le ban- la vision comme
quier d’affaires » : Votre tête ne me revient pas […] : les l’écriture. Au
« À ce seul nom point que le règle-
de “Rothschild”, traits réguliers, le nez droit, la peau lisse […]. ment de compte
sans chipoter, je Mais qu’est-ce qu’elle a votre tête ? se retourne contre
vous avais classé la cause qu’il pré-
“salopard de banquier ultralibéral” » ; ral, nous sommes des millions à tend défendre. Le député LFI prétend
mais son incrimination vise à faire plus l’éprouver. C’est désormais un fait po- lui faire découvrir la France, « ce pays
mal, directement au cœur, via une des- litique. Pourquoi ? D’où ça vient ? que tu ne connais pas ». Mais le lec-
cription physique qu’on trouve à l’or- Vous exhalez une classe. » Mais qu’il teur ne s’y retrouve pas. Il ne trouve
dinaire sous les plumes d’extrême fut ou non partagé – ce qui par ail- in fine que l’ego boursouflé de Ruffin
droite : « Votre tête ne me revient pas leurs se discute – ne justifie en rien la tout jauni d’envie minable. Sa géné-
[…] : les traits réguliers, le nez droit, la complaisance affichée pour « le délit rosité en paraît gâchée, mâchée et re-
peau lisse, la mâchoire carrée. Mais de belle gueule ». mâchée avec les herbes amères d’une
qu’est-ce qu’elle a, votre tête ? » Et voilà Le poison de l’envie incontrôlée rancœur infantile.
l’acte d’accusation glauquissime : « Les gagne et macule toutes les pages de ce Après le livre d’amour de Clémen-
visages sont marqués, normalement, livre, au point qu’on n’accorde plus tine Autain, ce trop-plein purulent de
on y devine la trace d’un échec, la griffe crédit à l’humanisme si démonstratif haine est rude. On n’aurait point
d’un drame, de la souffrance, de l’hu- de l’auteur, tant il en rajoute dans la songé à les rapprocher, à les opposer,
main quoi. Mais vous non, c’est sans dénonciation « de la puissance narcis- s’ils n’incarnaient les deux faces des
cerne, sans ride, sans bouton. Jusqu’à sique du président : « Vous vous regar- insoumis. L’une et l’autre peuvent
vos gestes, d’une élégance de fer : vous dez. Vous vous écoutez. Vous vous d’ailleurs prétendre succéder à Jean-
transpirez l’assurance, la confiance. Un adorez. […] vous marchez dans l’exis- Luc Mélenchon, et donc à se présen-
“Maître de l’Univers”. » tence avec une telle assurance qu’on ter à l’élection présidentielle. Les mé-
dias évoquent souvent le nom de
François Ruffin, si habile à spectacu-
lariser ses combats, et à qui le « Cha-
vez des Bouches-du-Rhône » a recom-
DITES-LUI QUE JE L’AIME (EXTRAIT) mandé de « se tenir prêt à ramasser le
drapeau s’il le laissait échapper ». L’un
« L’une des dernières fois que nous nous sommes vues, j’avais 11 ans et j’ai traversé et l’autre auraient tort d’oublier Clé-
la gare de Lyon avec toi, ma mère, dans un chariot à bagages. […] Avec ton amou- mentine Autain. Une femme qui a fait
reux du moment, Patrick je crois, nous étions venus te chercher à l’arrivée du train. la paix avec son passé et peut vraiment
Nous t’avions retrouvée sous le train. […] Tu étais soûle, tu avais raté les marches
de l’escalier en descendant du wagon et tu délirais sur les rails, incapable de te re-
se donner au monde a plus de force
lever. Tu ne voulais pas sortir de là, mais nous avons fini par te ramasser et t’instal-
qu’un homme en guerre contre lui-
ler sur une espèce de caddie à valises. Je ne sais pas ce que tu avais bu exactement, même et ses complexes sous couvert
mais je me souviens d’une terrible odeur de whisky. Au fond de moi, de l’enfant de défi au chef de l’État. On préférera
que j’étais alors, et qui poussait sa mère ivre morte dans un chariot à roulettes, la la douceur aimante, quoique rebelle,
honte se disputait souterrainement avec l’angoisse. Je ne pleurais pas, je ne mouf- à la rage non maîtrisée de l’adolescent
tais pas, j’étais concentrée sur mon objectif : te transporter jusqu’à ton lit. » prolongé. On ne fait pas que « pâlir de
jalousie », on en crève… L

28 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


remédions ! Vous ne
de Marylin Maeso
devinerez
jamais
avec qui
vous
Mascarade antiraciste allez
ar nous voulons la Couleur Qu’ils se félicitent d’avoir censuré déjeuner
c
« encor,/Pas la Nuance,
rien que la couleur !/Oh !
la couleur arme l’aveugle
tireur/Qui tue l’infâme débat et l’odieux
désaccord ! » Ainsi parlent nos Érinyes
contemporaines, qui ont troqué l’art
une représentation, préférant imposer
a priori leur verdict (« propagande
afrophobe, colonialiste et raciste »)
plutôt que de juger sur pièces comme
y invitait la troupe. Ou qu’ils en
viennent, comme quelques jours plus
aujourd’hui.

poétique pour l’art polémique. Ironie tôt, furieux que leurs cris accusateurs
du sort, c’est Eschyle qui a récemment n’aient pas suffi à faire annuler
fait les frais de ce basculement. une conférence sur la présomption
Le 23 mars dernier, une représentation d’innocence et #BalanceTonPorc,
des Suppliantes a été physiquement à asperger les intervenants d’urine.
empêchée à la Sorbonne par Jamais l’expression « pisser dans
des militants antiracistes accusant
la mise en scène de blackface et
un violon » n’aura connu plus parfaite
et plus triste illustration.
LA GRANDE
de « racialisme ». La tragédie a eu lieu. Il faut jouer Eschyle. Relire TABLE.
Non pas celle qu’on attendait, mais ses Euménides pour saisir, au-delà
celle qui constitue, aux yeux d’Albert des impasses de la violence
Camus, le paroxysme du genre : et de l’équilibre toujours fragile et
Olivia
« Le sommet de toutes les tragédies imparfait auquel peut aspirer
est dans la surdité des héros. » la justice humaine, qu’on ne peut
Gesbert
Nous avons assisté, une fois encore, se disputer sans discuter, et qu’une
à la mise à mort du dialogue. société où la force et l’intimidation
L’escarmouche a monopolisé le devant ont remplacé le débat est malade
DU LUNDI
de la scène, et les salutaires tentatives d’un poison d’autant plus délétère qu’il AU VENDREDI
de clarification et d’interrogation se prend pour un antidote.
sur la pièce et ses masques, les Ainsi devraient parler les défenseurs 12H-13H30
anachronismes et les amalgames sont de la démocratie : « Nous choisissons
En
arrivées après une bataille toujours de servir le dialogue jusqu’à l’absurde
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

partenariat
jouée d’avance, et n’empêcheront pas contre toute politique du mensonge ou avec
la mascarade de se reproduire. du silence. C’est comme cela qu’on est
Les conspirateurs du silence y veillent. libre avec les autres » (Camus). L
CULTURE SORBONNE

© Radio France / Ch. Abramowitz

L’esprit
Représentation des Suppliantes à la Sorbonne. d’ouver-
ture.
le portrait
Jean-Paul Kauffmann

Tranches de vie
Retenu otage trois ans au Liban par le Hezbollah, il a su trouver
des échappées dans tous les livres qui lui tombaient sous la main. Rencontre
dans les Landes avec un lecteur heureux dans sa forteresse de papier.
Par Marie-Dominique Lelièvre

ur le rayonnage, Jean- formant un mur, dans la maison pa- lit et relit Les Chemins de la liberté, à

s Paul Kauffmann dé-


signe une tranche
toilée d’un bleu dé-
lavé. « Très impor-
tant. Voilà mon plus
vieux livre. » La Sainte Bible de Jérusa-
lem, dans l’édition de 1956 au Cerf,
avec des cartes de la Palestine. Un mot
au stylo Bic rouge a été maladroitement
inscrit sur la jaquette, le mot « JOIE »,
risienne de Joëlle et Jean-Paul Kauff-
mann. Au centre, un désordre de
Pléiade. « La Pléiade, c’est la sécurité
absolue. Ce sont des livres extrême-
ment résistants. La reliure, le papier
bible, tout est solide. »

« JE PRÉFÈRE SARTRE »


C’est au Liban, durant sa détention,
qu’il expérimente la robustesse de cette
l’endroit, puis à l’envers, invente des
jeux, connaît l’appareil critique par
cœur. « C’est pourquoi j’ai une grande
tendresse pour Sartre, qu’on dénigre
aujourd’hui. On voit en lui la figure de
l’intellectuel engagé qui s’est perpétuel-
lement trompé… » Lui apprécie sa gé-
nérosité. « En 1946-1947, il écrit un
Mallarmé qui fait 500 pages, on ne l’a
jamais retrouvé. » Son Venise, de ma fe-
peut-être. Toute bibliothèque renferme collection, soumise par ses ravisseurs à nêtre fut un de ses compagnons à Ve-
un volume originel, un livre qui a sur- des crash tests répétés, projection à tra- nise, où il a vécu plusieurs mois pour
vécu à l’enfance, échappé aux élagages, vers la cellule ou torsion en tous sens. écrire son dernier livre, Venise à double
un ami dont il a été impossible de se sé- D’une brève visite chez lui, Michel tour. « Dans la vie quotidienne, je ne
parer, un ouvrage élu parmi tant Seurat, l’autre otage enlevé avec lui, suis pas sûr d’aimer manipuler ces ou-
d’autres. Jean-Paul l’avait demandé en avait rapporté deux volumes : les écrits vrages. La Reine Albemarle de Sartre,
cadeau à ses parents. Les saints pères de politiques de Jean-Jacques Rousseau, un texte fantastique à la Perec, le plus
son internat, se réservant le monopole 2 240 pages, et les œuvres romanesques beau des textes sur l’eau de Venise, je
de l’évangélisation, le confisquèrent. de Sartre, 2 304 pages. « On imagine préfère le lire dans la collection
À gauche la théologie, à droite des livres à manier avec délicatesse, blanche. » Sur les rayonnages parisiens,
l’œnologie, dans cette bibliothèque alors qu’ils sont robustes. » Kauffmann certains volumes sont encore neufs.
30 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
Jean-Paul Kauffmann, en 2019.

À chaque anniversaire – le 4 mai, celui parnassiens. Il possède encore un exem- titre séducteur, Morand-Express, de
de sa libération en 1988, ou le 8 août, plaire des Trophées de José-Maria de Jean-François Fogel, j’ai osé franchir le
sa naissance –, à Noël, chacun de ses Heredia avec la devise de la maison, Fac check-point. Nous avons entamé la
fils lui offre une Pléiade. « Ils savent que et spera (« Fais et espère »). conversation. Jean-Paul Kauffmann
ça sera pour eux », dit-il en riant. Der- Au centre de la salle de rédaction du s’exprime avec lenteur dans une langue
niers cadeaux, les Lais du Moyen Âge, Matin de Paris, dans les années 1980, bien repassée, syntaxe amidonnée et
dont il a lu les récits de Marie de une citadelle de papier délimitait le ter- vocabulaire fringant, le tout souligné
France, et les Mémoires de Simone de d’un sourire un brin narquois. Il par-
Beauvoir. « Je lui préfère Sartre. » À Noël, tageait ses engouements avec généro-
Lecteur compulsif, Kauffmann l’a sité : Jacques Chardonne, Raymond
toujours été, dévorant tout ce qui lui chacun de ses Guérin, Valery Larbaud, James Had-
tombait sous la main. Assis contre les fils lui offre une ley Chase, John Updike ou le très raf-
sacs de la boulangerie paternelle à Pléiade. finé John Cheever, Anita Brookner,
Corps-Nuds, Ille-et-Vilaine, il se pre- Hugo Pratt… Lorsque j’essayai de lui
HANNAH ASSOULINE/OPALE VIA LEEMAGE

nait pour Jim Hawkins, le héros de L’Île ritoire de Jean-Paul Kauffmann et de emprunter un volume, il me cita le pro-
au Trésor. À Rennes, il fréquenta une son complice Jean Bothorel, qui ré- verbe argentin : « Il y a deux types
librairie d’occasion de la rue de Saint- gnaient sur les pages « Débat » du quo- d’imbéciles : ceux qui prêtent les livres
Malo, caverne malodorante gardée par tidien. Les services de presse empilés et ceux qui les rendent. » Il me le prêta,
une sorcière édentée qui l’avait pris en formaient une redoute les protégeant je le lui rendis.
affection. À chaque achat, elle lui of- de l’intrusion de l’actualité. Tant de lit- « Au retour du Liban, je me suis
frait un volume de poésie trouvé à la Li- térature intimidait. Un jour, appâtée aperçu que les livres envahissaient tout,
brairie Alphonse Lemerre, l’éditeur des par une biographie de Paul Morand au qu’ils amoindrissaient notre espace de
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 31
le portrait

vie. J’avais été très égoïste à l’égard neuf ans » –, avec leurs couvertures si la maison est parsemée de lieux pro-
de ma femme et de mes enfants. » caractéristiques. Il possède le premier, pices. Au déjeuner, on parle des livres
Comment un homme qui chaque sa- le Kœnigsmark de Pierre Benoit. qu’on lit. « J’arrive avec mes propres
medi visite le marché Georges- Il y a trente ans, pour endiguer la livres, mais je choisis toujours ceux de
Brassens, quand ce n’est pas les puces crue, Jean-Pierre Kauffmann a tout Jean-Paul, très tentant », dit Fré-
de Vanves, marque l’arrêt devant toute simplement inauguré un nouveau site. bourg. Sous l’escalier, des volumes sont
librairie d’occasion alléchante, ne dé- Dans un lieu inaccessible au milieu à disposition des amis, invités à les em-
jeune pas à Montparnasse sans pous- des arbres, il a fait l’acquisition d’un porter. « Des romans contemporains
ser la porte de la librairie Tschann, au domaine avec une vaste maison pour- que j’ai lus mais qu’il n’y a guère d’in-
Palais-Royal celle de Delamain, à vue de dépendances dans le paysage térêt à garder, qui feront plus de profit
Saint-Germain celle de L’Écume des un brin austère des Landes, « les vraies à d’autres. C’est une manière de ne pas
pages, à Bordeaux Mollat, comment Landes ». Haute, harmonieuse, noble, les anéantir, de les prolonger. » Comme
un homme qui écume les vide-greniers la maison n’a rien en commun avec la ces bestioles qu’on épargne par respect
à la recherche de livres prétendrait-il bergerie de Latche. Durant sa pour la vie. Certains en emportent
maintenir un étiage raisonnable sur des convalescence post-Liban, il a appri- cinq, dix… Un seul interdit : emporter
rayonnages ? « Les livres y ont de moins voisé une demeure dont il surveillait ceux de la bibliothèque. Certains le
en moins de valeur, on te les donne les travaux, se contentant d’un hamac transgressent. Jean-Paul les retrouve
presque. Ce changement m’inquiète. » entre deux arbres et d’un livre, un souvent dans ceux de ses fils, à Paris.
Dans une brocante, il a trouvé toute exemplaire des Géorgiques oublié là. Il
l’œuvre de Renan. À Vanves, toute la le raconte dans La Maison du retour CONTRE LE MONDE HOSTILE
collection de La NRF, une vingtaine (2007). Puis les cartons sont arrivés et « Le problème des livres, c’est qu’on sait
de caisses, dont les premiers numéros. les livres ont pris leurs aises. « Les Til- qu’on ne les sortira pas de la biblio-
Parce qu’en plus des livres il lit et leuls » sont le domaine des arbres, du thèque, qu’on ne les ouvrira jamais de
conserve une quantité de revues : Ca- livre et de la quiétude. « C’est une mai- nouveau, mais on veut leur compa-
hiers des saisons de Jacques Brenner, Es- son du temps posé, de la méridienne, gnie. » Une bibliothèque privée est un
prit, La Quinzaine littéraire, Commen- où on prend le temps de lire », dit son peu comme une autobiographie. Re-
taire, Le Débat, La Revue littéraire de éditeur et ami Olivier Frébourg, patron trancher certains volumes, c’est se dés-
Léo Scheer dont s’occupe Richard Mil- des Équateurs. L’été, une touffeur afri- avouer. Dans la maison-bibliothèque
let, Schnock… Il aime les vieux Livres caine prédispose à la sieste et à la lec- de Jean-Paul Kauffmann, le livre s’im-
de poche, ceux de la collection lancée ture. Le grand hamac, les bords de pis- pose partout, jusque dans la cuisine. La
par Henri Filipacchi en 1953 – « J’avais cine, des bancs dispersés, les chambres : littérature commence dans le vestibule
avec la lettre A, se répand dans une
autre pièce jusqu’à la lettre P, déborde
ailleurs jusqu’à la lettre T, tandis qu’une
quatrième pièce abrite les livres com-
SPREZZATURA mençant par V, W, X, Y ou Z. Livres
français et étrangers cohabitent. Kauff-
C’est à Venise que Jean-Paul Kauffmann nous emmène dans ce nou-
veau livre. La mission du voyage, relaté avec la malice souriante et la
mann collectionne les traductions
perspicacité qui caractérisent l’ancien grand reporter, n’est pas ordi- de Guerre et paix, lu vingt-deux fois au
naire : se faire ouvrir la quarantaine d’églises fermées au public de la cours de ses 1 037 jours de captivité et
Sérénissime. Du patriarcat de Venise à la Soprintendenza des biens relu depuis tous les deux ans. « Par gra-
culturels, face à « la puissance sophistiquée et disparate qui détient titude. » Il s’identifiait au prince An-
et contrôle aujourd’hui cet ensemble monumental », la quête se ré- dré. « Est-ce vraiment la mort ? se dit le
vèle, malgré la compagnie de Jacques Lacan et de Casanova, un parcours semé d’em- prince André en considérant d’un re-
bûches et d’épiphanies, jalonné d’adjuvants affables et d’opposants coriaces. gard neuf, envieux, l’herbe, l’armoise et
« La fermeture change tout. Elle confère au sanctuaire une intériorité secrète qui le filet de fumée qui s’élevait de la balle
n’est pas comparable aux autres. Une qualité de silence qui grandit l’espace. L’inté- noire tourbillonnante. Je ne veux pas,
grité, qu’elle a gardée en même temps que la permanence d’un manque : ainsi se
je ne veux pas mourir, j’aime la vie,
distingue-t-elle. Une pure présence celée qu’il importe de déceler. » Derrière le re-
portage de terrain et la protestation d’amour à la ville musée, l’ouverture de chaque
j’aime cette herbe, cette terre et l’air… »
église correspond aux étapes d’un parcours initiatique. La quête de beautés séques-
« Comme lui, l’otage est un être des-
trées devient le projet existentiel de celui qui, on s’en souvient, avait été enlevé et tiné à être exécuté. C’est la bataille de
emprisonné près de trois ans au Liban : menée avec sprezzatura, « ce mot italien in- la Moskova. Le prince André pressent
traduisible qui indique à la fois l’élégance et la désinvolture, la dissimulation de toute qu’il va mourir. Il regarde autour de lui
trace d’effort ou d’application, alliées à une forme d’alacrité communicative et créa- avec un sentiment de jalousie. » L’imi-
trice ». Un trésor, à peine caché chez un excellent petit éditeur. Alexandre Gefen tant, Jean-Paul Kauffmann fixe une
VENISE À DOUBLE TOUR, Jean-Paul Kauffmann, éd. des Équateurs, 336 p., 22 €. tache au mur de sa cellule, se dit que le
lendemain elle lui survivra.
32 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
Au panthéon de ses lectures, le livre de
Gitta Sereny sur Albert Speer, où elle
promène sa lampe-torche dans les re-
coins les plus enténébrés de l’âme hu-
maine, pour les amener à la lumière du
jour. Il est rangé au rez-de-chaussée,
dans les Landes, dans le bureau de
Kauffmann qui abrite les livres d’his-

PASCAL GEORGE/AFP
toire, d’œnologie, les biographies d’écri-
vains et de philosophes. L’envahisse-
ment se poursuit à l’étage avec une
longue bibliothèque le long du couloir
Marcel Carton, Jean-Paul Kauffmann et Marcel Fontaine le lendemain de leur libération, en 1988. qui dessert les chambres. En matière de
rayonnages, Kauffmann ne plaisante
« Avant mon histoire libanaise, j’avais tirer d’affaires. J’avais échoué sur une pas. Il n’est pas du genre à acheter des
peur de manquer de livres. C’est ma né- île déserte : un monde solitaire et vide, Billy chez Ikea. L’excellent Christophe
vrose. Et cette hantise s’est réalisée. » comme le furent ces caves plongées Moreau, menuisier à Pissos, dans les
Parfois, ses geôliers apportaient des dans le noir. » Robinson ouvre la Bible Landes, les a conçus avec soin. Les éta-
livres. La sélection était imprévisible au hasard et tombe toujours sur un épi- gères, pourvues d’un éclairage, révèlent
mais toujours délectable, même avec la sode réparateur. « Ce ne fut, hélas ! pas une collection de livres de voyages et
collection Harlequin. « Quand on n’a toujours mon cas. » de géographie. Si l’on emprunte
plus rien, s’appuyer sur une histoire Kauffmann a tout mis à contribu- l’échelle accrochée à une barre de
– même pas une histoire, des lignes suf- tion. La Bible, mais aussi le souvenir de cuivre, on accède à la cachette des livres
fisent, des phrases, pourvues qu’elles ses lectures d’homme libre. « Dans concernant les otages, le Hezbollah…
soient à peu près cohérentes –, c’est se cette désolation, il fallait du combus- On trouve à l’étage une chambre avec
constituer un bouclier contre le monde tible pour entretenir la chaudière où un mur de livres sur Napoléon et l’Em-
hostile. La lecture plus que la littérature scintillait le feu sacré de l’espérance », pire, et bien d’autres choses encore.
m’a sauvé », écrit-il dans La Maison du écrit-il. Jean-Paul évoque souvent
retour. La lecture, l’acuité et l’inten- DANS UNE POSITION D’ATTENTE
pas la littérature. Une bibliothèque sité jamais retrou- Tous les deux ou trois ans, Kauffmann
« Les mots me suf- vées de ces heures se livre à la déchirante opération que les
fisaient. Ils instau- privée est un peu de lecture, que me- bibliothécaires nomment « désher-
raient une pré- comme une naçaient à chaque bage ». L’intervention exige des cartons,
sence. Ils étaient autobiographie. instant des gar- un chiffon et du tact. Des livres sont
mes complices. Du diens débiles lui sacrifiés. Ils quittent la maison. Ils ne
dehors, ils venaient à mon secours. » imposant un bandeau sur les yeux. Em- vont pas très loin. Leur propriétaire
Venus de l’extérieur, ces visiteurs pre- muré dans les geôles du Hezbollah, li- (est-ce le bon mot, d’ailleurs ? est-on
naient soin de lui. Un an et un mois sant à la lueur d’une bougie, privé de propriétaire d’un livre ?) répugne à les
après son enlèvement, en juin 1986, tout, les livres l’ont secouru. À son re- donner. Aussi les volumes ont-ils fini
Kauffmann obtint une Bible. « La Bible tour il y a trente ans, il reconstitua sa par coloniser les dépendances. « J’ai
est le livre absolu, elle se prête à toutes bibliothèque d’otage, rassemblant les aménagé une annexe dans un immense
les situations, répond à toutes les at- trente-sept livres lus pendant sa déten- grenier battu par les vents, fait installer
tentes d’un être humain face aux pro- tion. Parmi eux, A New Life de Bernard des rayonnages rudimentaires où ils
blèmes de l’existence. J’étais persuadé Malamud, un écrivain de l’école new- sont dans une position d’attente. » On
que j’allais amoindrir notablement la yorkaise. « Je l’avais lu en anglais, ce que y trouve les ouvrages rescapés d’une
souffrance et le poids de cette déten- je serais incapable de faire aujourd’hui. inondation qui saccagea deux mille vo-
tion. J’ai connu quelques moments de J’y trouvais un plaisir extrême ; je n’ar- lumes aux couvertures gondolées et les
bonheur au fond de ce trou : l’octroi de rive pas à me l’expliquer. » Ces traces collections de revues. « Il a un petit côté
la Bible fut l’un de ceux-là. » Il n’a ja- d’autrefois sont désormais mêlées aux angoissant, ce grenier, le côté mort des
mais oublié la date. « Ce jour-là, j’ai eu autres livres de la bibliothèque : le passé livres, peut-être. La ventilation, aussi,
l’impression que le Ciel m’envoyait un est passé. Son rapport aux livres et à la un peu étrange. » Message person-
radeau qui allait changer ma condition lecture a changé : il est moins dense, nel aux fils de Jean-Paul Kauffmann :
de captif. » Ce jour-là, il se souvint que moins concentré que dans sa situation le 5 mai prochain, votre père vous de-
Robinson Crusoé, auquel il s’identifiait d’otage. Aujourd’hui, il ne lit guère de mandera les Romans et récits de Romain
aussi, avait trouvé une Bible dans le ba- romans, commence quatre ou cinq Gary, qui vont paraître en Pléiade. Et
teau échoué. « Le mec qui vient de su- livres à la fois, des biographies, des es- Robinson Crusoé. Ce dernier livre, ne
bir un naufrage et qui va essayer de se sais, en abandonne certains. l’achetez pas. Il l’a déjà. L

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 33


en couverture

NETFLIX
CRÈVE L’ÉCRAN
ILLUSTRATION VIKTOR KOEN/DÉBUT ART POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

Créée en 1997, la plateforme californienne a engrangé 16 milliards de dollars


l’an passé et compte plus de 130 millions d’abonnés. Producteur, Netflix
est devenu un acteur dominant de l’audiovisuel. Au risque de régner
sur la télévision, le cinéma et notre imaginaire ? Portrait d’un géant vorace.

Dossier coordonné par Valentine Faure

34 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 35
en couverture

Plan de bataille

Vider les salles,


remplir les canapés
En moins de quinze ans, à coups de milliards et de coups audacieux,
l’ogre américain a gagné 139 millions d’abonnés qu’elle transforme en
addicts au détriment des chaînes TV et de la fréquentation des salles.
Par Anne Laffeter

a vec 139 millions


d’abonnés (5 mil-
lions en France),
Netflix est présent
dans 190 pays – à
l’exception notable
de la Chine, qui dispose de ses propres
plateformes. Le mastodonte inquiète
l’industrie cinématographique, no-
tamment en France où les règles de
financement sont très codifiées.
Petit flash-back.
Selon IndieWire, Steven Spielberg,
entre autres, demande un change-
ment de règles pour que les films sé-
lectionnés sortent en salle au moins
quatre semaines pour y prétendre. Les
détracteurs de la plateforme dé-
noncent également la concurrence
déloyale de ses millions – elle aurait
dépensé entre 25 et 40 millions pour
faire la promotion de Roma aux Os-
cars – et le fait qu’elle ne dévoile
jamais ses audiences. En réponse,
Hastings comprend les avantages qu’il
peut en tirer. En 2007, il change de
modèle économique et lance un ser-
vice révolutionnaire de vidéo en strea-
ming pour quelques dollars par mois.
Un pari risqué mais gagnant : son ac-
tion est multipliée par quatre. Deux
ans plus tard, Netflix compte 12 mil-
lions d’abonnés. Reed Hastings dira
bientôt à longueur d’interviews qu’il
entend « remplacer la télé ».
Dans la même période, le marché
Mai 2018. Les organisateurs du Netflix plaide pour un cinéma acces- des séries explose. HBO et Showtime
Festival de Cannes imposent une sor- sible « à tout le monde ». Le géant du vendent à prix d’or leurs abonnements
tie en salle aux films en compétition streaming s’adaptera-t-il aux règles du pour visionner Les Soprano, Sex and
et, de fait, excluent Roma, prétendant jeu ? Renversera-t-il la table ? Com- the City ou Six Feet Under. Netflix va
sérieux à la palme d’or, produit par ment cet acteur récent a-t-il pu s’im- investir massivement dans ce format,
Netflix. En rétorsion, la firme améri- poser comme un partenaire indispen- longtemps considéré comme un art
caine boycotte la Croisette. Un coup sable à la fois craint et courtisé ? mineur. Son premier hit, mis en ligne
dur pour les deux parties. Le film du en 2013, s’intitule House of Cards. En
réalisateur mexicain Alfonso Cuarón PARI RISQUÉ MAIS GAGNANT diffusant tous les épisodes d’un coup,
remporte dans la foulée le lion d’or à Son histoire commence en 1997. Reed la firme invente un nouveau mode de
Venise et trois oscars – Netflix avait Hastings, ingénieur en intelligence ar- consommation : le binge-watching,
accepté une sortie symbolique dans tificielle, crée une société de livraison qui consiste à visionner dix heures de
quelques salles. Ce film en noir et de DVD à domicile nommé « Net- suite tous les épisodes d’une saison. La
blanc, en espagnol et sans vedettes flix » – contraction d’Internet et de plateforme est une prouesse techno-
avait été refusé par les studios hol- Flix (« film » en argot américain). Il logique : simple d’usage, qualité
lywoodiens. Tout comme The Irish- comprend vite que les vidéoclubs d’image, et un puissant algorithme
man de Martin Scorsese, après l’échec vivent leurs dernières belles années. qui suggère les contenus aux abonnés
commercial de son précédent film. Là Avec l’explosion d’Internet, la consom- en fonction de leurs goûts. Par nature,
encore, Netflix a allongé 175 millions mation des biens culturels se dématé- il n’incite pas à la découverte et à la
de dollars pour produire le maître du rialise : on n’achète plus de CD, on té- reconnaissance de nouveaux talents.
cinéma américain et sérieux préten- lécharge des MP3. La vidéo sera le Il remplit deux autres missions :
dant à l’oscar 2020 du meilleur film. prochain sur la liste. Visionnaire, Reed rendre addict l’abonné et renvoyer

36 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


STEVE MARCUS/REUTERS

Reed Hastings, le fondateur de Netflix, à Rome, en avril 2018.

vers les créations originales maison. dollars par an. Avec les séries de super-métrages – soit le double d’Universal
Pour soutenir le rythme de visionnage héros, la société américaine développe Studios. De son côté, Amazon Stu-
et conquérir toujours plus d’abonnés, ses premiers ponts avec le cinéma. dios, principal concurrent, n’affiche
Netflix doit acquérir et produire un En dix ans, Netflix va se transfor- « que » 4,5 milliards. Netflix est au-
nombre considérable de contenus. mer en société de production digne jourd’hui la major numéro un du ci-
« Sa stratégie consiste à enrichir son d’un grand studio hollywoodien. néma mondial. Avec ses montagnes
catalogue de vieux contenus comme « Reed Hastings a très vite compris de cash, la société attire le tout-
Friends – pour 100 millions d’euros que, une fois franchie la masse cri- Hollywood : David Fincher, Guil-
par an ! – et de nouveaux contenus tique d’abonnés, les producteurs indé- lermo Del Toro, Damien Chazelle,
originaux pour garder et attirer les Paul Greengrass, les frères
abonnés. Netf lix a compris que Les jeunes abandonnent Coen, Spike Lee, Martin
ceux-ci restent s’ils ont toujours la télé traditionnelle. Scorsese, et même le couple
quelque chose à voir », explique Ma- Obama.
rie Turcan, rédactrice en chef adjointe pendants passeraient par Netflix pour Pour élargir encore son audience,
de Numerama. Pour capter toujours distribuer leurs films en ligne », écrit Netflix s’engage dans une politique
plus de marchés, l’ogre américain va la journaliste Capucine Cousin dans expansionniste d’envergure : en diffu-
dépenser sans compter. Sa stratégie ? Netflix & Cie. Les Coulisses d’une sant des productions originales lo-
Investir à perte, sans se soucier de la (r)évolution (Armand Colin, 2018). Le cales, il s’agit de créer une audience
rentabilité des projets. Netflix frappe géant américain va déployer des mondiale. La série espagnole La Casa
un grand coup en 2012 en arrachant moyens pharaoniques. En 2018, Net- de papel sera un succès planétaire.
les droits des films Disney et Marvel flix a investi 12 milliards de dollars Netflix entretient ainsi la fidélité de
Television pour 350 millions de pour 700 contenus dont 86 longs ses abonnés, surtout chez les jeunes,

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 37


en couverture

qui abandonnent progressive-


ment la télé traditionnelle. Une stra-
tégie payante : Netflix capte plus de la
moitié des revenus de la SVoD en Eu-
rope en 2018, Amazon Prime Video
seulement 19 %.
Les succès de Netflix réveillent les
appétits de puissants concurrents
comme Google (avec YouTube), Ama-

KOWALSKY ERIC/PCN/ABACA
zon, Facebook et Apple, qui a mis
1 milliard sur la table et a signé avec
Oprah Winfrey, M. Night Shyama-
lan, Jennifer Aniston et Reese Wither-
spoon. Mais, lorsqu’un producteur
vend aussi des téléphones, il faut sa-
voir faire des concessions sur la liberté Robert De Niro et Martin Scorsese sur le tournage de The Irishman, 2018.
artistique : selon The Wall Street Jour-
nal, Apple proposera uniquement des en salle. « C’est un lieu de commu- sur plusieurs années et sur plusieurs
contenus sans drogue, sans sexe et nion », explique le réalisateur québé- supports. « C’est comme si un livre ne
sans violence. Contrairement à Net- cois à France Inter le 1er mars dernier. se trouvait plus que dans une seule bi-
flix, Amazon se comporte en studio, On se souvient de la célèbre phrase de bliothèque », explique Radu Mihai-
il reçoit des projets et prévoit de les Jean-Luc Godard : « Quand on va au leanu dans Netflix & Cie. Malgré
diffuser en streaming et en salle. cinéma, on lève la tête. Quand on re- tout, Netflix a su séduire quelques ré-
Amazon Studios a acheté les droits du garde la télévision, on la baisse. » alisateurs français intéressés par son
Seigneur des anneaux et recrute aussi Lorsque Netf lix débarque en exposition mondiale.
de grands noms : Woody Allen ; le ré- France, en 2014, les titres sont alar- Netflix acceptera-t-il de se plier aux
alisateur de la série Mad Men, Mat- mistes : « Netflix va-t-il exploser le ci- règles du jeu fixées par les pouvoirs pu-
thew Weiner ; et Damien Chazelle néma français ? », « Netflix, tueur en blics français et européens au nom de
(La La Land). Mais les Gafa consi- série »… Beaucoup redoutent que la l’exception culturelle ? Son patron s’est
dèrent surtout la vidéo comme un « netflixisation » de l’écosystème du engagé à payer la taxe de 2 % au CNC
produit d’appel pour séduire les cinéma ne bouleverse son système de
millennials en s’adaptant à leurs financement. Depuis les années 1980, Un golden globe
usages, pour diversifier leurs revenus les films sont préfinancés par les
et engranger toujours plus de données chaînes de télévision et des subven- nous fait vendre
personnelles. « Quand on gagne un tions. Le CNC prélève une taxe sur des chaussures.
golden globe, cela nous aide à vendre chaque billet et la réinvestit ensuite (Jeff Bezos)
des chaussures », disait tout simple- dans la production. Ce système s’arti-
ment Jeff Bezos, le patron d’Amazon, cule avec la « chronologie des médias » et à investir dans la production fran-
en juin 2016. (renégociée en 2018) : les acteurs de la çaise. Les professionnels du secteur at-
SVoD doivent s’engager à soutenir la tendent de voir. L’Europe a d’ores et
MAINMISE SUR L’EXCLUSIVITÉ production française pour voir le dé- déjà contre-attaqué en adoptant en
Sans surprise, les exploitants de salles lai de diffusion d’un long métrage 2018 la directive SMA (service médias
sont vent debout contre la plateforme. rabaissé de trente-six à dix-sept mois. audiovisuels) : les plateformes de vidéo
« Netflix est dans une position de pré- Pour Netflix, la chronologie des mé- à la demande devront mettre en avant
dateur par rapport au cinéma », esti- dias française engendre du piratage. 30 % d’œuvres européennes dans leurs
mait Nathanaël Karmitz, des cinémas Un autre point inquiète les profes- catalogues – selon Unifrance, il n’y au-
MK2 dans Les Échos. Dans la même sionnels du secteur : la politique de rait que 1,9 % de films français sur
veine, « Netflix veut-il faire du cinéma mainmise sur l’exclusivité des droits Netflix – et contribuer à financer le ci-
ou uniquement des webfilms ? », s’in- mondiaux à perpétuité. Quand un néma. Discrètement, les deux mondes
terroge le réalisateur roumain Radu projet est vendu à Netflix, il ne font des compromis dans un moment
Mihaileanu, président de l’Association connaît pas la vie d’un film dans le de chute des recettes du cinéma fran-
des réalisateurs producteurs (ARP), circuit traditionnel : salles, DVD, télé. çais. Le groupe Pathé a annoncé avoir
dans Netflix & Cie. Comme lui, Quen- Il est enterré chez Netflix. Or la va- passé un deal avec Netflix : la plate-
tin Tarantino et Xavier Dolan esti- leur d’un film c’est aussi sa valeur « ca- forme patientera trente-six mois avant
ment qu’un film de cinéma doit sortir talogue », sa capacité à être exploité de diffuser Le Chant du loup,

38 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


d’Antonin Baudry, en France et uni- Prospective
quement quatre dans d’autres pays.
Une évolution majeure de sa
politique.
Au niveau des chaînes de télévision,
PROCHAINEMENT
la riposte s’organise aussi. Le 3 mai
2018, Delphine Ernotte, la présidente
POUR NETFLIX
de France Télévisions, a annoncé l’al- Une nouvelle guerre des étoiles commence cette année avec
liance de son groupe avec les groupes l’arrivée sur le marché de la vidéo en streaming d’acteurs qui ont
audiovisuels publics italien (la RAI) et comme objectif de dévorer le monopole de Netflix. Hypothèses.
allemand (la ZDF). Salto, le projet
d’un « Netflix à la française » lancé par
Delphine Ernotte et doté d’un budget 2019 est l’année des bouleversements devrait se combler en 2021 pour
de 60 millions d’euros, auquel parti- dans l’industrie de la SVoD où Netflix atteindre 5 milliards de bénéfices
cipent Orange, TF1 et M6, est aussi occupe une position quasi en 2023 et 11 milliards en 2025 –
dans les tuyaux, sans qu’on en sache monopolistique. En quelques années, étaient erronées. Netflix amorce alors
plus aujourd’hui. Canal + a annoncé le la société californienne a pris une un virage stratégique. La société
lancement de Canal + Séries, doté d’un avance considérable sur ses a fortement augmenté ses tarifs et
catalogue de… 150 titres. concurrents, les forçant à se positionner ne laisse plus ses clients utiliser
À l’heure du numérique et de la dé- par rapport à elle. Après un moment l’identifiant d’un proche. L’arrêt en 2019
sertification de la télé traditionnelle, les de flottement, ses adversaires ont repris de la sitcom progressiste latina
studios jouent également leur survie. confiance. Il faudra compter One Day at a Time, qui a alors outré
Le temps des grandes manœuvres a sur Amazon, Apple, Disney et autres les fans, n’était que la prémisse d’une
sonné. En août 2017, Disney a annoncé offres de poids lourds pleins de cash. baisse d’audace créative. Les abonnés
retirer l’ensemble de son catalogue de Scénarios plausibles. ont fui. C’est la banqueroute.
Netflix (Disney, Pixar, Marvel, Lucas-
film) pour lancer Disney + courant Netflix partage Netflix est racheté.
Probabilité Probabilité
2019 aux États-Unis, avant de s’atta- avec ses concurrents. Les rumeurs de rachat par
quer à l’international. La firme a aussi 30 % Dans un marché saturé, 10 % les firmes multimilliardaires
racheté la 21th Century Fox. Un autre Netflix est devenu un comme Apple ou Microsoft
mégastudio a vu le jour avec la fusion acteur comme un autre. Sa capacité se sont confirmées. La société fondée
du géant des télécoms AT&T et du à innover face aux nouveaux rouleaux par Steve Jobs l’a emporté pour
groupe de médias Time Warner (pro- compresseurs a atteint ses limites. 40 milliards de dollars. Les dirigeants de
priétaire de HBO). Gafa, studios WarnerMedia avait lancé le mouvement Netflix ont préféré raccrocher et
géants et initiatives régionales sont au- en 2019 en retirant les dix saisons faire fructifier les actifs de leur société.
tant de concurrents qui voudront gri- de Friends du catalogue de Netflix.
gnoter la situation de quasi-monopole De nombreux abonnés se sont tournés Netflix confirme
Probabilité
de Netflix. vers le catalogue colossal de Disney +, sa domination mondiale.
Cette année encore, Netflix et agrémenté des films et séries inédites 50 % Netflix est sorti vainqueur
Cannes vont se regarder en chiens de des univers Disney, Marvel et Star Wars. de l’explosion de la bulle
faïence : aucun terrain d’entente ne En France, Salto, doté de 60 millions du streaming, qui a laissé de nombreux
semble avoir été trouvé et le studio se d’euros annuels, et Canal + Séries acteurs au tapis. La plateforme a pu
verra fermer les portes de la compéti- se battent pour récupérer les miettes. s’appuyer sur son matelas d’abonnés,
tion. Les deux parties n’auront proba- sa maîtrise technologique, sa capacité
blement pas à jouer l’apaisement Netflix s’effondre. à innover et un catalogue massif
Probabilité
puisque, selon Variety, aucun des films Pour enrichir son de contenus originaux. D’autant que
Netflix pressentis – dont le prochain 10 % catalogue, la société le catalogue d’Apple a déçu avec
Martin Scorsese, The Irishman – ne californienne s’est des séries sans violence, sans sexe et
sera prêt à temps pour être présenté à fortement endettée : 10 milliards de sans drogue. Le public français
Cannes. À la fin de la bande-annonce dollars en 2018 pour 130 milliards n’a pas déboursé 50 euros par mois
de The Irishman que Netflix diffuse de capitalisation boursière. En 2021, pour s’abonner à toutes les offres
aux États-Unis, on lit : « In theaters this Netflix est lâché par les financiers. disponibles et s’est tourné vers l’offre
fall » (« en salle à l’automne »). Pendant Les projections de l’agence JPMorgan blockbuster de Netflix conjuguée à une
combien de temps lèverons-nous en- – selon lesquelles le gap entre offre cinéma d’auteur comme celle
core la tête pour regarder un film ? L les dépenses et leur amortissement d’UniversCiné, FilmoTV ou LaCineTek. L

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 39


LUCY NICHOLSON/REUTERS
en couverture

Siège de Netflix à Hollywood, Los Angeles, Californie.

À la recherche d’un public mondialisé


Catalogue calibré
Difficile d’identifier un « style » Netflix. Malgré quelques séries de qualité, la production
s’attache surtout au casting et au flair de ses algorithmes pour fidéliser ses abonnés.
Par Jacques Braunstein

a-t-il une patte Neflix ? Un ou plus récemment Game of que ce n’est pas le cas. Netflix voit plus

y style qu’on identifierait


dans la plupart de ses pro-
ductions, des séries et des
films originaux qu’elle diffuse, comme
il a pu exister un style Canal +, comme
Thrones…) faisaient accéder la télévi-
sion à un âge d’or inégalé. Le 1er fé-
vrier 2013, lorsque Netflix lance sa
première série, House of Cards, un
thriller politique signé par le cinéaste
grand et produit aussi bien des séries
pour adultes et pour ados, des films et
des documentaires, des talk-shows et
des dessins animés, rachète des pro-
grammes aux autres acteurs du sec-
il existe un style Disney ? Dans les an- star David Fincher (Seven, The Social teur pour les diffuser à travers le
nées 2000, les séries hauts de gamme Network…), on a pu penser qu’il s’ins- monde (American Crime Story, diffusé
comme celles de HBO (Les Soprano, crivait dans cette ligne ambitieuse. Six par FX aux États-Unis, Dix pour cent,
The Wire (Sur écoute), Six Feet Under, ans plus tard, il faut bien constater créé pour France 2, par exemple).

40 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


« Il y a clairement une volonté de sor- représentants de la chaîne peuvent re- gamme que vise la plateforme, pour-
tir des qualifications traditionnelles, garder ce que vous avez écrit et dire : suit-il. Sur ce plan ils sont en avance
de créer une forme de divertissement d’après nos données, si vous faites ça, sur les autres, ils exigent notamment
globalisé dont l’épisode interactif de nous perdrons tant de spectateurs. que les salles d’écriture des séries soient
la série fantastique Black Mirror (lire Vous ne discutez pas avec eux en paritaires. » Une préoccupation dé-
p. 44) pourrait être le prototype », pensant que vous allez peut-être gagner montrée dès leur deuxième série,
nous explique Boris Bastide. En 2016, ou peut-être pas. Au final, c’est tou- Orange Is the New Black, ou par l’ex-
sur Slate.fr, le journaliste avait recensé jours l’argument de l’algorithme qui cellente série fantastique au féminin
les 85 films originaux proposés par la l’emporte. La question devient donc : The OA, dont la deuxième saison est
plateforme. Depuis, il continue à do- sommes-nous disposés à prendre des en ligne depuis mars dernier.
cumenter les sorties de Netflix (plus décisions créatives qui risquent de nous Plateforme de divertissement glo-
de 300 films disponibles en France à faire perdre des téléspectateurs ? » bal, Netflix peut très bien décliner un
ce jour), constituant une sorte d’index film en série, ou l’inverse.
raisonné que le géant américain lui- Les personnages doivent On a même vu La Ballade
même ne cherche pas à établir. À quoi créer de l’identification et de Buster Scruggs (2018)
ressemblent les productions estampil- de Joel et Ethan Coen,
lées Netflix ? « La narration repose, de l’engagement, soit du présentée comme une an-
d’abord, sur des personnages forts très temps de visionnage. thologie à épisodes, sortir
incarnés, notait-il alors. Ce que la sous forme de film à
plateforme souhaite acheter, ce sont de « HBO avait une véritable politique sketchs. De même la longueur d’un
bons récits. » Boris Bastide constatait de “curation” qui avait créé un style film, des épisodes d’une série, d’un
qu’on trouvait « très peu de films où identifiable. Alors qu’on a parfois l’im- documentaire ou d’une émission im-
la mise en scène prendrait le pas sur pression que la date de rendu et le cas- porte peu. Sense8, des sœurs
l’histoire racontée ». ting sont les seules boussoles de Net- Wachowski, se termine par un épi-
Sur Netflix, la nature du programme flix », se désole le critique Olivier sode de 2 h 32 alors que les épisodes
n’est d’ailleurs guère mise en avant : ce Joyard. « La marque de fabrique des de House of Cards varient entre 35 et
que la plateforme met au centre de ses productions Netflix, c’est l’inclusion 55 minutes.
bandes-annonces, ce sont les person- des minorités, un sujet très important Netflix vise in fine à identifier des
nages. Qu’ils soient de fiction, de série, aux États-Unis pour le public haut de publics grâce à l’algorithme de la
de documentaire ou même d’émission,
ils doivent créer ce qu’on appelle dans
le langage maison de l’identification et
de l’engagement, c’est-à-dire du temps
de visionnage : 350 millions d’heures
par jour en 2018. Seul YouTube fait
QUAND LES SÉRIES
mieux. Les témoignages de réalisateurs S’OFFRENT UNE SÉANCE
qui ont travaillé pour la plateforme
Les séries, a priori, c’est sous
vont dans le même sens. Autant la ca-
la couette, pas en salle. Pourtant,
ractérisation des personnages, l’effica- les Français y croient : ils ont créé
cité du récit, la spécificité du milieu le festival Séries Mania à Lille en
dans lequel il se déroule sont l’objet de mars, et son concurrent Cannesé-
mémos vétilleux et de réunions nom- ries, en avril. À Lille étaient proje-
breuses, autant, une fois le script validé,
FRANCOIS LO PRESTI/AFP

tés les premiers épisodes d’une


réalisateurs et producteurs disposent cinquantaine de séries, dont dix
d’une grande liberté. en compétition internationale.
Même en milieu de semaine, les
MARQUE DE FABRIQUE salles étaient pleines pour décou-
« Puisque Netflix est une société qui vrir The Virtues, Chimerica ou
Le jury de Séries Mania, Lille, mars 2019.
collecte des données, il sait exactement Éden. Les plus motivés partici-
paient à des marathons de Game of Thrones ou de comédies venues du monde en-
ce que les gens regardent », expliquait
tier. Les plateformes, Netflix en tête, jouent le jeu en présentant leurs nouveautés
dans l’édition américaine de GQ Cary (The OA saison 2, Osmosis…). Au point que Séries Mania s’exporte à Melbourne et
Joji Fukunaga, le réalisateur de Beasts envisage des déclinaisons dans le Golfe et en Asie. Même si Julie Gayet, Freddie
of No Nation, un des premiers films Highmore ou Anna Paquin sont venues présenter leurs nouveautés, elles n’éclip-
Netflix primés dans les festivals, puis sèrent pas la star Uma Thurman, héroïne de Chambers (Netflix). J. B.
producteur de la série Maniac. « Les

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 41


en couverture

Sur l’écran noir de vos nuits blanches


EN TÊTE DE GONDOLE
Les cinq séries les plus emblématiques de Netflix de 2013 à nos jours.

HOUSE OF CARDS nid bourgeois aux femmes noires sans promotion et s’est imposé comme
C’était il y a six ans. puissantes, latinas, transgenres… un sujet de conversation trans-
La première série Orange Is the New Black a donné le ton générationnel. En s’appuyant sur
de portée mondiale d’une époque devenue perméable l’imaginaire des films et séries ados,
de Netflix a d’abord aux voix minoritaires, avec une frontalité cette comète britannique détonne.
surpris en bien. Kevin et une vista souvent irrésistibles. Gillian Anderson (X-Files) y joue une
Spacey dans le rôle Sexuelle, politique et drôle, la série a thérapeute sexuelle dont le fils devient
d’un homme politique serré de près l’actualité américaine le conseiller sexe informel des garçons
à l’ascension fulgurante arpentant les et incarne l’apport de Netflix et filles de son lycée. Crue, drôle et
coulisses agitées de Washington, Robin dans le domaine des représentations. inclusive dans sa manière de déjouer les
Wright en épouse affranchie, David stéréotypes de genre, Sex Education est
Fincher à la réalisation des premiers BLACK MIRROR typique de ces quelques séries qui,
épisodes : le géant du streaming D’abord diffusée sur la grâce à la force de frappe de Netflix,
s’est imposé dans la cour des grands britannique Channel 4 parviennent à s’extraire de la masse de
diffuseurs de séries avec cette entre 2011 et 2014, contenus proposés – près de 500 séries
adaptation d’une minisérie anglaise cette dystopie cruelle produites aux États-Unis en 2018, deux
de 1990. Encore fallait-il tenir la sur nos dépendances fois plus qu’il y a cinq ans.
distance, le plus important dans un technologiques
genre qui tient autant du sprint que de a été achetée puis THE OA
la course de fond. De ce point de vue, entièrement produite par Netflix. Netflix reste largement
House of Cards a autant fasciné dans La plateforme n’hésite pas à aller puiser critiquable pour la
ses premières saisons que déçu ensuite, ailleurs ce dont elle a besoin. Il arrive qualité inégale de ses
la sophistication laissant la place à un même que le label « contenu original productions, une
soap aux rebondissements surjoués. Netflix » apparaisse sur des séries réalité que l’on ressent
Le départ du scénariste Beau Willimon qu’elle se contente de mettre en ligne notamment devant ses
a planté un premier clou dans le cercueil après paiement des droits. De quoi créations françaises
avant que les révélations concernant les susciter l’ire de ses concurrentes. Dans (Plan cœur, Marseille, Osmosis). Mais il
agressions sexuelles de Kevin Spacey le cas de Black Mirror, la plateforme est arrive que la plateforme fasse exister
sonnent le glas de House of Cards, allée plus loin en sauvant l’anthologie des tentatives saisissantes. The OA
qui vient de s’achever de Charlie Brooker d’une annulation déroule une épopée capable de
dans l’indifférence générale. certaine par son diffuseur originel. changer de temporalité, de dimension
Un vrai succès : les deux saisons et de ton d’une minute à une autre.
ORANGE IS supplémentaires ont gagné le respect Science-fiction, récit d’apprentissage et
THE NEW BLACK des sériephiles. roman épique se mêlent dans cette
Il se murmure que fresque d’une délicatesse infinie, dont la
la création de Jenji SEX EDUCATION deuxième saison a été mise en ligne fin
Kohan (Weeds) arrivée La mise en ligne d’une mars. Venus du cinéma indépendant,
à l’été 2013 a été saison en simultané Marling et Batmanglij conçoivent des
le plus grand hit de à Paris, Tokyo ou Los épisodes de durées variables et
la plateforme avant Angeles a ses vertus n’estiment pas imaginable de regarder
l’arrivée de Stranger Things. Une que la télévision The OA autrement que comme
distinction méritée pour cette série de linéaire classique n’a une vaste lagune de fiction indivisible.
prison féminine qui a rendu les foules jamais connues : elle D’où l’idée qu’ils n’appartiennent
accros à des personnages autrefois peut transformer une série venue « ni au monde de la série ni à celui du
relégués aux marges de la fiction grand de nulle part en phénomène mondial. cinéma », mais façonnent un nouvel
public. Soit une flopée de figures C’est le cas pour Sex Education, qui objet qu’ils nomment « forme longue ».
féminines, de la blonde tombée de son a débarqué en janvier dernier presque Olivier Joyard

42 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


plateforme et à leur offrir ce qu’ils encore l’éventail des possibilités. Le re- alors que Xavier Dolan se dit prêt à
aiment. Surtout si ce n’est pas trop cher latif échec des séries françaises Marseille tourner pour la firme à condition que
à produire. C’est pourquoi la plate- (série politique « à l’américaine » re- le film sorte également en salle
forme a jeté son dévolu sur des marchés peinte aux couleurs de Plus belle la vie) quelque part, ce à quoi la plateforme
comme la comédie romantique ou le et Plan cœur ne doit pas masquer des est disposée lorsque c’est possible.
film d’horreur qui ne faisaient plus réussites comme l’espagnole La Casa de Il faut dire que le triomphe de Roma
beaucoup d’entrées en salle mais avaient papel ou les britanniques Sex Education du Mexicain Alfonso Cuarón au Fes-
un public fidèle en DVD. Elle a égale- et The End of the F***ing Word (mé- tival de Venise, puis aux oscars, a sé-
ment exhumé une technique du Holly- lange détonant de comédie romantique rieusement rebattu les cartes. Désor-
wood des années 1980 : le high concept. ado et de film de serial killer). mais Netflix accueille de plus en plus
Prenez deux genres qui marchent bien d’auteurs : Cuarón, les frères Coen,
comme le film de guerre et le college mo- UN CÔTÉ NOUVEAUX RICHES Soderbergh, Del Toro, Scorsese,
vie, et vous obtenez Top Gun. Ainsi, on Si, en matière de série, Netflix semble jusqu’à De l’autre côté du vent, film
a pu découvrir en 2019 Russian Doll avoir d’abord présenté du haut de inachevé d’Orson Welles terminé par
(Poupée russe), qui applique le paradoxe gamme pour ensuite se lancer dans Peter Bogdanovich. Ce faisant, Net-
temporel (une des marottes de Netflix) tous les registres, voire dans un peu flix veut aussi s’inscrire dans la plus
d’Un jour sans fin à une série de mœurs n’importe quoi, en matière de cinéma pure tradition cinéphilique. Ses déci-
du type de Girls. Ou Velvet Buzzsaw c’est l’inverse. « Depuis 2016 on assiste deurs ont d’ailleurs installé les locaux
(de Dan Gilroy avec Jake Gyllenhaal et à une montée en gamme, constate Bo-
NETFLIX / ALLPIX_SUNSETBOX / AURIMAGES
de la production à Hollywood. Ils
PLAN B ENTERTAINMENT/ANONYMOUS
CONTENT/COLLECTION CHRISTOPHEL

PROD DB /NETFLIX/VANCOUVER
MEDIA/AURIMAGES
NETFLIX

The OA (2016). Stranger Things (2016). Russian Doll (2019). La Casa de papel (2017).

John Malkovich), improbable mélange ris Bastide. Même si les films de- veulent de la visibilité, du prestige, la
de chronique sardonique du monde de meurent majoritairement moyens. » crédibilité du cinéma haut de gamme,
l’art contemporain et de série B horri- Il y a deux ans, la sélection de deux celui qui décroche des oscars et fait la
fique. Les fans pointus d’arts plastiques films Netflix (Okja et The Meyerowitz tournée des festivals internationaux,
nostalgiques des films vidéo de leur Stories) à Cannes – alors qu’ils ne sor- pour des raisons un peu égocentriques.
adolescence ne sont peut-être pas légion taient pas en salle en France – avait Ce n’est pas indispensable à leur mo-
autour de nous, mais, à l’échelle du provoqué une polémique dans le mi- dèle économique, mais puisqu’ils en
monde, c’est un segment comme un lieu du cinéma. Sur place, les réalisa- ont les moyens ! « Ils ont un côté nou-
autre. Netflix en aurait identifié plus de teurs tenaient un autre discours. Oui, veaux riches, ils veulent tout. Ils ont
1 000. Citons encore la série Stranger ils préfèrent que leurs films sortent en un côté “et en même temps” très dans
Things, qui entrechoque l’univers pop salle. Mais, s’ils n’ont pas d’autre l’époque : ils veulent être radicaux et
et adolescent des films de Spielberg des choix, ils tourneront pour les plate- mainstream, faire haute couture et
années 1980 et l’univers plus noir d’un formes. C’est notamment ce que nous H&M », constate Olivier Joyard.
cinéaste comme John Carpenter. Ou expliquait Spike Lee, qui venait de ré- Marguerite Duras expliquait en subs-
Maniac justement, série qui semble aliser un moyen métrage pour Netflix tance qu’Henri Verneuil (réalisateur
compiler les cinémas de Lynch, (Rodney King). Ce qui l’a aidé à rebon- de nombreux films avec Belmondo)
Cronenberg, Tarantino ou des frères dir et à revenir deux ans plus tard avec faisait un million d’entrées, et elle
Coen dans un récit fantastique moins BlacKkKlansman (grand prix du jury). cinq mille, mais qu’il voulait aussi ces
subversif qu’il n’y paraît. Depuis, la polémique fait rage, cinq mille-là et le prestige qui va avec.
Quant à l’internationalisation des Spielberg déclare qu’un film Netflix Ce rêve de Verneuil, Netflix est en
productions originales, Netflix élargit n’est pas un film de cinéma par nature train de le réaliser. L

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 43


en couverture

À l’assaut des films

Netflix,
cannibale lecteur
Depuis l’avènement de l’âge d’or de la série avec Les Soprano, ce format télévisuel
concurrence le récit littéraire. Toujours à la recherche d’adaptations, les producteurs
de séries influent de plus en plus sur l’économie du livre.
Par Valentine Faure

n prête au lecteur dont le travail est de briser vos règles de

o d’antan le visage de
l’absorption. Il nous
rend nostalgique
d’un bon vieux
temps, peut-être un
rien ennuyeux, mais où l’on savait en-
core se concentrer. Erreur ! Les écrivains
Jennifer Egan
s’est inspirée de la
construction des Soprano
pour son livre Qu’avons-
conduite ». Et le lecteur en nous de
perdre la bataille.
« La série est ton art attitré », dit
François Bégaudeau avec morgue à
son lecteur si bête et si bourgeois (2).
« Elle absorbera – absorbe déjà – ton
peu de temps disponible à l’art. […]
HBO/THE KOBAL COLLECTION/AURIMAGES - PHILIPPE MATSAS/OPALE

du XVIIIe siècle avaient déjà peur de la nous fait de nos rêves ? Elle est de la culture mais pas trop,
distraction du lecteur, du tumulte de la elle est de la culture consommable
rue et de la société industrielle nais- après une journée de travail, quand il
sante, expliquait la professeur Natalie te reste assez de force pour ne pas fi-
M. Phillips dans un ouvrage sur la nir sur Facebook mais trop peu pour
question (1). La baisse du prix du papier regarder un film. » Loin des prover-
créait alors un déluge de publications biales comparaisons à Dickens ou à
plus ou moins qualitatives dont on crai- Tolstoï, la série f lotterait-elle là,
gnait qu’elles ne saturent l’attention for- quelque part entre Facebook et le
cément limitée des lecteurs. Ainsi, es- « vrai cinéma » ? L’avis est dissonant
time l’auteur, « l’un des principaux (c’est l’idée) tant sont nombreux les
arguments de [Tristram Shandy] était écrivains à se dire fascinés par les sé-
que les romanciers du XVIIIe siècle cher- ries, leur amplitude narrative, leurs
chaient de plus en plus à forger des personnages complexes.
structures littéraires destinées à travail- Depuis que la télévision a accédé à
ler avec des lecteurs distraits, plutôt qu’à écrivains luttent tout seuls contre des cet âge d’or, la série s’est posée dans
les réformer ». Vingt siècles plus tôt, So- escouades de scénaristes et les meilleurs un rapport de concurrence avec la lit-
crate craignait que l’écrit ne fasse dis- ingénieurs du monde, mandatés pour térature, dans une sorte de cousinage
paraître la mémoire. Que penserait-il capturer le spectateur en enchaînant mutuellement admiratif. Beaucoup
de nos cerveaux gavés de Netflix ? Son pour lui les épisodes. Comme l’a dit de séries s’inspirent de livres, et les
fondateur, Reed Hastings, le répète : Tristan Harris, célèbre renégat de personnages d’écrivains sont surrepré-
« Nous concurrençons le sommeil. » Google devenu design ethicist, le pro- sentés (Californication, Bored to
Mais Netflix, c’est une évidence, me- blème n’est pas que les gens manquent Death, You’re the Worst, Love, Girls…).
nace aussi la lecture. Et, dans la bataille de volonté, c’est « qu’il y a des milliers Jonathan Franzen, qui a longtemps
pour notre temps d’éveil disponible, les de personnes de l’autre côté de l’écran tonné contre la culture de masse,

44 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


la télévision qu’à lire de la fiction.
« Que cela représente une crise pour
le roman me semble indéniable », juge-
t-il. Autrement dit, les écrivains sont
comme tout le monde : ils sont hap-
pés par les séries. Parfois littéralement,
comme Margaret Atwood, Gillian
Flynn, George R. R. Martin, Jonathan
Franzen, Salman Rushdie, Richard
Price ou Megan Abbott, qui ont tous
travaillé sur des séries. Matthew Wei-
ner a fait le trajet inverse, passant de
Mad Men au roman.

Netflix, c’est une


évidence, menace
aussi la lecture.
L’écrivain George Pelecanos estime

ERNESTO S. RUSCIO/GETTY IMAGES FOR NETFLIX/VIA AFP


qu’une des plus belles choses qu’il ait
jamais écrites est une scène de The Wire
(un dialogue entre deux gangsters amis
d’enfance dont on comprend qu’ils sont
en train de se trahir mutuellement).
Jennifer Egan, prix Pulitzer pour
Qu’avons-nous fait de nos rêves ?, dit
s’être inspirée de la construction des So-
prano : « J’essaie de comprendre com-
ment ces nouveaux moyens peuvent ap-
prendre au roman lui-même. »
Erik Barmack, chargé des créations internationales de la plateforme. Une révérence qui frôle l’abdica-
tion ? L’écrivain Vincent Message, lors
d’une table ronde sur la question (3),
pleurant la mort imminente du ro- parlait de « double effet » des séries sur
man, reconnaît depuis longtemps que la littérature. « C’est une réaction qui
les séries télévisées répondent au be- est très ancienne dans l’évolution de
soin profond du public d’un réalisme la littérature française depuis le début
comparable à celui qu’offrait la fiction Harlan Coben du XXe siècle : dès que l’on est concur-
du XIXe siècle. Tristan Garcia parle de a signé le contrat rencé, on cède le terrain. Le journa-
son lien aux séries comme d’une his- le plus mirobolant lisme arrive, on cède le terrain au jour-
RED PRODUCTION COMPANY/MATT SQUIRE - FRÉDÉRIC STUCIN/PASCO

toire d’amour. Virginie Despentes, avec la firme pour nalisme ; les sciences humaines et la
fan de Six Feet Under, dit s’être inspi- quatorze œuvres. sociologie arrivent, c’est alors mal de
rée de la narration sérielle pour la faire de la sociologie ou, si on en fait,
construction de Vernon Subutex il faut en faire autrement. Il y a, à l’in-
– d’ailleurs adapté pour Canal +. verse, un autre impact des séries qui
est de suivre ce succès soit par oppor-
UNE CRISE POUR LE ROMAN tunisme, soit par redécouverte sans
Dans The New York Times, Mohsin mauvaise conscience des pouvoirs de
Hamid (Exit West, L’Intégriste malgré la narration. » Ainsi les séries décom-
lui), qui écrit des livres courts afin de plexeraient une littérature française
s’adapter au lecteur moderne, confes- longtemps inhibée par les injonctions
sait « l’indicible », à savoir le fait que à l’épure narrative du Nouveau Ro-
lui-même, comme ses collègues écri- man. Redécouverte également reven-
vains, passe plus de temps à regarder diquée par Sabri Louatah, l’auteur des

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 45


en couverture

Alerte addiction Quand vous commencez à fatiguer,


vous ne pouvez plus faire attention

« NOUS NOUS REPLIONS à ce que vous lisez. Le binge-watching


exige très peu du spectateur – vous

SUR NOUS-MÊMES »
n’avez qu’à être assis là. L’exercice
physique peut être un comportement
compulsif [dans son ouvrage, Adam
Alter explique comment les utilisateurs
Selon le psychologue américain Adam Alter, Netflix
d’applications sportives comme Fitbit
multiplie les comportements compulsifs.
peuvent s’exercer jusqu’à se faire du
mal], mais il concerne moins de monde
Qu’est-ce qui rend Netflix addictif ? car cela demande de l’énergie.
Adam Alter. – Si vous êtes en Les comportements potentiellement
compétition pour des ressources compulsifs les plus dangereux sont
limitées en matière d’attention, vous ceux qui nécessitent très peu d’efforts
devez vous assurer que les gens et qui peuvent attirer une plus large
ne peuvent pas cesser d’utiliser votre partie de la population.
produit une fois qu’ils ont commencé. Vous mentionnez le fait qu’un
C’est pourquoi les séries et les films smartphone placé dans une pièce
sont bourrés de cliffhangers et appauvrit une relation entre deux
d’intrigues à suspense. Mais, ce qui personnes même si personne ne l’utilise.
rend Netflix particulièrement addictif Que dire des effets de Netflix ?
en tant que dispositif de diffusion, c’est Cette recherche portait sur un
qu’il joue automatiquement un épisode smartphone qui n’était même pas
après l’autre – une fonctionnalité utilisé. Le problème avec Netflix,
connue sous le nom de post-play – c’est que le contenu qu’il diffuse est
qui fait que le choix par défaut est profondément engageant et intrusif :
de continuer à regarder. Cela peut il n’y a aucun moyen de continuer
sembler banal, mais, si vous regardez une conversation avec les membres de
paresseusement une série et que la famille pendant le programme.
le prochain épisode commence, vous L’avantage des séries diffusées à
MIKE-WALSH.COM

aurez tendance à continuer à regarder, la télévision ou sur le câble, c’est


alors que vous cesseriez probablement qu’elles nous étaient délivrées au
de regarder si vous deviez appuyer compte-goutte ; nous regardions un
sur un bouton pour continuer. épisode par semaine, puis nous
Dans son livre Irresistible À quel moment parle-t-on d’addiction ? poursuivions nos activités jusqu’à
(non traduit en français), l’Américain Si regarder une série est relaxant ce que le prochain épisode arrive.
Adam Alter, professeur de psychologie et n’empiète pas sur d’autres aspects On voit parfois des familles à table,
à l’université de New York, de votre vie, je ne vois pas le problème. chacun devant un écran.
diagnostique une épidémie de Il y a une forme d’addiction quand le Que nous réserve l’avenir ?
comportements addictifs désir à court terme de poursuivre une La prochaine étape est la réalité
à la technologie : aux mails, expérience se paie de conséquences augmentée ; il y a de fortes chances que
aux jeux vidéo, au scrolling sans fin négatives à long terme. Quand votre nous nous promenions tous
(et sans intérêt) sur Twitter bien-être physique, psychologique, la plupart du temps avec des lunettes
ou Instagram, et bien sûr à Netflix. financier ou social s’en ressent, vous AR/VR. Google a essayé de lancer
Il n’est pas le seul : l’idée d’un commencez à marcher sur le terrain la tendance avec Google Glass, mais le
serment d’Hippocrate appliqué aux de la dépendance. Internet est sans fin. produit n’était pas prêt pour le marché
nouvelles technologies est même Il n’y a pas de bouton stop. et a échoué. Avec le temps, l’une des
défendue par certains. Car ces En quoi est-ce différent grandes entreprises de technologie
comportements compulsifs sont de lire pendant des heures ? – peut-être Facebook avec Oculus –
voulus par les ingénieurs, Il y a une raison pour laquelle peu réussira à obtenir la bonne formule.
qui recherchent de l’engagement de de gens sont des lecteurs excessifs Nous vivrons repliés sur nous-mêmes
la part du consommateur. par rapport au grand nombre encore plus totalement que nous
Et notre temps libre d’agoniser sous de binge-watchers : les livres exigent le faisons maintenant.
l’empire des écrans. de l’attention, ce qui est épuisant. Propos recueillis par Valentine Faure

46 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


Sauvages, saga littéraire en cours c’était la première fois qu’Erik Barmack considéré comme des niches. Mais, ce
d’adaptation par Rebecca Zlotowski : nous recevait en personne. Il nous a dit qui intéresse vraiment le public, ce
« Les romanciers ne se mettent pas à une chose : que, pour Netflix, l’adap- sont des histoires fortes qui aupara-
écrire comme les séries, c’est le style tation était une priorité entre 50 % et vant pouvaient être considérées
du roman qui revient à ses fondamen- 60 % de leurs projets sont des adapta- comme pointues, qui sont en fait des
taux : le feuilleton du XIXe siècle. On tions. » De quoi émouvoir les éditeurs histoires intéressantes. » Pour l’ins-
me dit toujours : “Vous avez été ins- du monde entier. Car Netflix ne pense tant, c’est tout de même le roi du sus-
piré par les séries”, non, j’ai été inspiré pas en termes de marchés nationaux pense Harlan Coben qui a signé le
par Balzac, Dumas, Eugène Sue », mais d’audience globale. « Une des contrat le plus mirobolant avec la
disait-il à Vanity Fair. choses qu’il a dites, c’est que ce qui a firme pour l’adaptation de quatorze
Le rapport fécond entre les séries et longtemps été un credo – que le public projets sur cinq ans.
le livre n’est pas qu’artistique, il est américain ne regardait que des pro- Les livres et les comics ayant été à
aussi bassement matériel. Didier Du- grammes américains –n’était plus l’origine des plus grosses franchises ci-
tour, responsable du pôle Livre et mé- nématographiques de l’histoire ré-
diathèques à l’Institut français, parle cente, il est logique que la première ac-
d’un « effet plateforme » sur l’édition, quisition de Netflix ait été, en août
avec une très forte demande. Les États 2017, Millarworld, un éditeur indé-
XAVIER LAHACHE/JE FILMS/TETRA MEDIA FICTION/CANAL+ - PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGE

européens veulent imposer à toutes les pendant de comics. L’objectif : générer


plateformes de VOD que leurs cata- de la « propriété intellectuelle » pour
logues de films et de séries comptent Virginie Despentes maîtriser l’ensemble de la chaîne de
au moins 30 % d’œuvres euro- s’est servie de la narration création (et du copyright). Quelques
péennes. Netflix, pas encore au ni- sérielle pour la construction mois plus tard, Netflix diffusait une
veau, doit donc enrichir son offre de de Vernon Subutex. bande-annonce… de livre, suscitant la
programmes « locaux ». D’où la déci- confusion (Est-ce une série ? Ou un
sion d’accroître ses investissements en livre qu’on pourra lire sur Netflix ? se
France. Dans cette perspective, les demandait-on dans les commentaires).
éditeurs sont des interlocuteurs de Ni l’un ni l’autre : ce n’est qu’un livre,
choix. Depuis quelques années, pen- « produit » par Netflix, et bien sûr déjà
dant le Festival de Cannes, produc- en cours d’adaptation.
teurs, éditeurs et agents se rencontrent Écrits par une seule personne et coû-
à l’occasion de Shoot the Book ! pour tant quelques dollars à fabriquer, les
une sorte de speed-dating de l’adapta- bons vieux livres sont vus par la plate-
tion. Cette année, le jury, composé de forme avide de contenus comme le
onze professionnels (dont Jaco Van meilleur moyen de tester à peu de frais
Dormael) du cinéma du monde en- une histoire auprès du public. Ils
tier, a sélectionné pour leur potentiel donnent aussi en retour de l’ampleur à
d’adaptation audiovisuelle dix ou- une franchise : il est plus difficile de
vrages (dont Summer de Monica produire un film tous les mois qu’un
Sabolo, Ce pays qui te ressemble de vrai. » Les histoires adaptables doivent livre (ou, comme c’est la tendance, des
Tobie Nathan, ou La Serpe de Phi- être « à la fois très ancrées dans la réalité produits d’édition type livres d’acti-
lippe Jaenada) pitchés en anglais par d’un pays, mais une réalité qui peut être vité). En juin 2018, c’est d’ailleurs la
leurs éditeurs. diffusée internationalement ». Surpre- maison d’édition Random House qui
nant son auditoire par sa connaissance a acheté à Netflix les droits d’adapta-
LE MARCHÉ DE L’ADAPTATION du marché français, Erik Barmack a tion en livres de la série Stranger Things.
Mais l’appétit de Netflix appelle davan- cité Chanson douce de Leïla Slimani et La série Peaky Blinders aura aussi son
tage. Aussi, le 5 novembre dernier, Di- la bande dessinée de Timothé Le Bou- livre. Très loin des considérations sur
dier Dutour partait à Los Angeles ac- cher Ces jours qui disparaissent en mo- Dickens et Tolstoï, c’est aussi comme
compagné d ’éditeurs français dèle d’œuvres netflixocompatibles. ça que Netflix rebat les cartes. L
– Gallimard, Albin Michel, Glénat, Ce qui compte pour convaincre est
Delcourt, Dupuis, Press Pocket et Sar- somme toute « assez imprévisible », es- (1) Distraction. Problems of Attention in
bacane – pour rencontrer le vice-pré- time Didier Dufour : « L’histoire, les Eighteenth-Century Literature, Natalie M. Phillips,
sident de Netflix, Erik Barmack. personnages, les situations, des choses Johns Hopkins University Press, 2016 (non traduit).
(2) Histoire de ta bêtise, François Bégaudeau,
« C’était une très grande surprise, ra- qui n’ont pas été déjà vues. C’est pour éd. Pauvert, 2019.
conte-t-il aujourd’hui. On avait déjà ça que la littérature les intéresse : elle (3) Parue dans « Le pilote et la chute »,
rencontré des gens de Netflix, mais explore ce qui auparavant était Stéphane Rolet (dir.), TV/Séries n° 7, 2015.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 47


en couverture

Économie de l’attention

C’est mon choix…


En nous offrant, comme dans le dernier épisode de « Black Mirror », la possibilité de modifier
le cours du récit, Netflix renforce aussi son emprise sur notre « temps de cerveau disponible ».
Par Alexandre Gefen

andersnatch », l’un des

b épisodes de la série d’an-


ticipation Black Mirror,
HOUSE OF TOMORROW/NETFLIX / BBQ_DFY / AURIMAGES

permet au spectateur
d’infléchir le cours du
récit en déterminant l’at-
titude du personnage principal. Un
système d’options interroge le specta-
teur sur des choix anodins mais le
confronte aussi à des dilemmes qu’il se
doit de trancher. Cette innovation ma-
jeure expérimentée dans un épisode
qui met lui-même en scène un créateur
de récits à choix multiples est appelée
à se renouveler : si l’on en croit le « Bandersnatch », l’épisode interactif de Black Mirror.
vice-président de Netflix, Todd Yellin,
la chaîne américaine a investi massive- d’économie Herbert Simon, « l’écono- disséqué par les neurosciences et la psy-
ment dans un outil appelé « Branch mie de l’attention ». Car l’attention, si chologie expérimentale au profit du
Manager » pour gérer des scripts nar- elle a toujours été d’une « rareté perpé- marketing : la série interactive rendrait
ratifs évolutifs et envisage d’étendre le tuelle », « puisque la vie humaine a tou- le téléspectateur plus impliqué en rap-
procédé à des comédies ou à des ro- jours été trop courte », devient désor- prochant la télévision du surf sur Inter-
mances où le spectateur déciderait des mais « une rareté nouvelle dans la net, un des premiers loisirs
choix amoureux des héros. Non seule- mesure où la multiplication des res- contemporains.
ment les algorithmes d’intelligence ar- sources culturelles aujourd’hui dispo- La prouesse technologique de Net-
tificielle de Netflix sont destinés à pro- nibles grâce aux réseaux numériques flix se situe dans la filiation de nom-
poser des choix efficaces entre des accroît de façon exponentielle le “coût breux jeux vidéo récents en « monde
séries en fonction de l’analyse des vi- d’opportunité” de tout choix atten- ouvert » tels que « Watch Dogs », où le
sionnages antérieurs du spectateur, non joueur se trouve
seulement la production elle-même Un rêve d’interactivité hante libre d’enfreindre
cherche à s’ajuster aux goûts de son depuis longtemps la culture. ou non la loi et de
public en décidant « par en bas » de recourir à la vio-
thèmes conformes à ces goûts, par op- tionnel », comme l’écrit Yves Citton, lence, selon des stratégies différenciées
position à un « cinéma de l’offre », mais qui a théorisé la notion dans son essai en fonction de son tempérament ou de
c’est donc le sens même des intrigues Pour une écologie de l’attention. On ses idées. Plus largement, un rêve d’in-
qui deviendrait personnalisable. comprend la ruse de Netflix à une teractivité hante depuis longtemps la
L’enjeu, c’est évidemment de maîtri- heure où nous sommes sursollicités culture : les lecteurs des romans ba-
ser ce qu’on a l’habitude d’appeler, dans un univers « hypercapitaliste » par roques comme L’Astrée étaient conviés
après les intuitions de Gabriel Tarde et des « alertes » continuelles et où le fonc- à partager les difficiles options amou-
les travaux du « prix Nobel » tionnement de notre attention est reuses et morales de leurs personnages

48 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


puis à les remettre en scène dans des
jeux de salon. Le roman du XVIIIe siècle
invitait les lecteurs à réfléchir aux dé-
Politique
terminismes artificiels de l’intrigue
(Jacques le Fataliste de Diderot). Au
XXe siècle, les oulipiens, s’inspirant des
travaux du narratologue russe Vladi-
Les Obama,
mir Propp sur les combinatoires du
conte, ont proposé des récits à choix
multiples, dont un des exemples est Un
conte à votre façon de Raymond Que-
neau, où le lecteur peut aboutir à des
saison 1
fins différentes en fonction de ses choix Netflix prend sous contrat le couple présidentiel :
au cours du récit. Ce rêve d’une fiction classé à gauche, la firme énerve certains abonnés.
aux possibles multiples a aussi hanté
Italo Calvino et Julio Cortázar. On le Par Valentine Faure
retrouvera dans le principe des très
nombreux romans hypertextuels inte-
ractifs qui ont éclos dès les débuts du
web. Le genre s’est trouvé popularisé à
partir des années 1970 par l’Américain ollywood était déjà la bête fans de House of Cards qui trouvent
R. A. Montgomery, qui a écrit avec son
épouse les premiers livres « dont vous
êtes le héros ». Chooseco LLC, éditeur
d’une collection de récits « Choose
Your Own Adventure », a d’ailleurs at-
h noire des conservateurs,
mais Netflix, avec ses pro-
grammes woke (1) comme
Dear White People ou Master of None,
ses présentateurs vedettes notoirement
que la série penche trop à gauche, etc.
Si la ligne artistique de Netflix est dif-
ficile à définir (p. 42-43), la tendance
éditoriale est claire. Peut-on vouloir
conquérir le monde et proposer des
taqué en justice Netflix en arguant de démocrates, ses documentaires en programmes politiquement clivants ?
la propriété du concept. forme de brûlots anti-Trump, et ses L’année 2018 a vu le curseur poussé
writing rooms intégralement fémi- encore un peu plus loin : en mars, Su-
DISPOSITIF ADDICTIF nines, a de quoi irriter ses abonnés san Rice, ancienne conseillère à la sé-
L’idée de Netflix est d’inscrire dans la conservateurs. Régulièrement, ils re- curité nationale du président Obama,
longue durée une très vieille volonté prennent à leur compte le hashtag a rejoint le conseil d’administration
d’humaniser le récit. Mieux encore #CancelNetflix : les épisodes se suc- de Netflix. La comédienne Michelle
qu’un récit linéaire, une fiction interac- cèdent, irritant tour à tour les mili- Wolf a signé pour un genre de late
tive serait à même de nous faire réflé- tants anti-avortement, la Christian show, elle qui s’était livrée à un dé-
chir aux conséquences de nos choix. Il Film & Television Commission, les montage sanglant de l’administration
est tentant d’y voir aussi une ruse du
capitalisme dans sa volonté de nous
faire prendre en charge nos destins :
non seulement nous construirions dé-
sormais nous-mêmes notre dispositif
addictif en abdiquant de manière inter-
active notre « temps de cerveau dispo-
nible », mais nous serions aussi invités
à penser la responsabilité de l’individu
sur sa propre existence, au détriment de
toute autre causalité sociale ou poli-
MARK WILSON/GETTY IMAGES/AFP

tique. Contre les souffrances qui vont


avec l’illusion d’une liberté absolue et
l’idée ultralibérale d’un sujet totale-
ment auteur de sa vie, le déterminisme,
peut-être archaïque, des narrations à
l’ancienne nous protège en nous offrant
du commun. Sommes-nous vraiment
prêts à y renoncer ? L Le couple Obama a récemment signé un contrat avec Netflix.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 49


en couverture

Trump au dîner annuel de la White


House Correspondents’ Association.
En mai, l’entreprise a annoncé un
Bambinat
contrat de plusieurs années avec le
couple Obama, via leur société de pro-
duction Higher Ground. « L’une des
joies les plus simples [de notre vie poli-
Baby-sitter
tique] a été de rencontrer tant de gens
fascinants de tous les horizons et de les
aider à partager leurs expériences avec
un public plus large, déclarait Barack
Obama dans un communiqué. C’est
numérique
pourquoi Michelle et moi sommes si Les programmes pour enfants pur sucre de la
enthousiastes à l’idée de nous associer plateforme font tout pour déculpabiliser les géniteurs.
à Netflix. Nous espérons cultiver et Par Titiou Lecoq
chercher les voix talentueuses, […] ca-
pables de promouvoir une plus grande
empathie et une compréhension entre
les peuples. » Ce virage encore un peu etflix a une immense Netflix a mis au point une stratégie
plus à « gauche » a suscité la colère d’une
partie des abonnés, qui ont appelé à
boycotter Netflix.

INDICE D’IMPRESSION POSITIVE…


Le contrat de plusieurs millions de dol-
n qualité : il offre la tran-
quillité aux parents. La
moitié des abonnés re-
garde des programmes jeunesse. Et
tout est fait pour que petits et grands
s’y sentent bien. Dès l’inscription, la
diabolique : il propose des remakes
des dessins animés et des séries des
années 1980. Inspecteur Gadget, Maya
l’abeille, Richie Rich, l’original de Po-
kémon et des Razmoket. Par un cu-
rieux retournement psychologique,
lars a été dénoncé comme un cadeau plateforme propose des profils pour ces dessins animés qu’on critiquait
de remerciement par un journaliste de les enfants, qui ne leur suggéreront dans les années 1980 et 1990 de-
l’hebdomadaire conservateur Washing- que des programmes adaptés à leur viennent un gage de qualité parce que
ton Examiner, Philip Wegmann : « M. âge – l’assurance que les enfants ne se- nous, parents, on se souvient du bon-
Obama a défendu les profits [de Net- ront pas abreuvés de pub et qu’ils ne heur qu’on a éprouvé à les regarder.
flix] en soutenant la neutralité du ré- tomberont pas sur des vidéos louches. On a l’impression d’être dans une
seau pendant huit ans. » Parce que la Ajoutez la simplicité d’utilisation qui transmission assurée par Netflix.
neutralité du réseau exige que les four- leur permet d’être autonomes, et vous Mais l’entreprise sélectionne soigneu-
nisseurs de services Internet tels que sement les remakes qu’elle
Comcast et Verizon traitent toutes les Les enfants apprennent propose. D’ailleurs, plus
informations de la même manière, généralement, les pro-
Netflix a été en mesure d’utiliser une que la vie a la consistance grammes enfants de son
quantité disproportionnée de bande d’une barbe à papa. catalogue ont en commun
passante sans coût supplémentaire. une chose : une légèreté
Dans quelle mesure Netflix s’aliènera- avez la solution miracle pour passer presque insoutenable. Ils sont fondés
t-il la droite américaine ? Selon YouGov, un voyage en train ou un apéro à peu sur l’amour et l’humour, la vie y est
l’indice d’impression positive de la près paisible. Netflix, ce n’est pas seu- légère, et le drame le plus grave c’est
chaîne parmi les républicains a baissé lement un service de streaming vidéo, de ne plus avoir de glace au chocolat.
de 16 % entre le début de 2018 et le c’est aussi un baby-sitter numérique. C’est même pis que cela : dans la pro-
31 mai, lorsque se sont succédé ces an- L’entreprise a bien compris ce grammation Netflix – et elle suit évi-
nonces, et le taux d’approbation par les qu’elle avait à gagner en séduisant demment l’air du temps –, le second
démocrates a augmenté de 15 %. La parents et enfants, d’autant que les degré règne en maître. Tout est sujet
plateforme est présente dans 190 pays. enfants sont de futurs ados et adultes à plaisanterie à raison d’une blague
L’adoration pour les Obama et la détes- déjà netflixés. Mais elle fait face à une toutes les dix secondes.
tation de Trump ont de quoi fédérer les difficulté : déculpabiliser les parents Les enfants des années 1980 ont
audiences du monde entier. L de laisser leurs enfants devant l’écran. certes rigolé devant Inspecteur Gad-
get, mais ils ont aussi pleuré devant
(1) Signifiant « éveillé », le woke désigne aux Journaliste, Titiou Lecoq a notamment écrit
Princesse Sarah ou Rémi sans famille.
États-Unis le fait d’être attentif aux discriminations Libérées. Le combat féministe se gagne Ils ont été abreuvés des drames de
et aux violences sociales. devant le panier de linge sale (Fayard, 2017). Disney, Cendrillon, Le Roi lion,

50 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


ALEXANDRE MENEGHINI/REUTERS

La plateforme est totalement adaptée aux enfants, qui seront de futurs spectateurs adolescents et adultes netflixés.

Bambi. Les orphelins et les problèmes


d’argent peuplaient les écrans de télé et
de cinéma, et les héros étaient traver-
sés d’émotions comme la culpabilité, LA CONCURRENCE CINÉPHILE
le doute, la peur. Sur Netflix, les en- La bataille de Netflix avec
fants apprennent que la vie a la consis- le cinéma ne se joue pas
tance d’une barbe à papa et que tout seulement autour des
finit toujours dans des éclats de rire. Le salles. En France, la résis-
premier degré n’y a pas sa place. La tris- tance passe aussi par une
tesse non plus. Pourtant, la fiction ne offre alternative de plate-
sert pas uniquement à adoucir, voire à formes de VOD pour ciné-
édulcorer la vie. Il ne s’agit évidem- philes. Créé bien avant
UNIVERSCINÉ

l’arrivée de Netflix, Uni-


ment pas d’accuser uniquement Net-
versCiné est dédié au ci-
flix, qui ne fait que répondre à une néma indépendant : un
tendance de notre société voulant sur- Les « sorties récentes » sur UniversCiné.
catalogue de plus de
protéger les enfants en leur construi- 6 000 titres (aussi bien Le Bon Roi Dagobert que les films en compétition au Ci-
sant un monde imaginaire de plus en néma du réel). Sur FilmoTV, qui compte 200 000 abonnées, « pas de chapelle » :
plus coupé du nôtre. le site fonctionne plus comme une chaîne de cinéma, avec en sus du contenu ma-
Et, à sa décharge, Netflix proposait gazine. Plus sélective, LaCinetek, cofondée par Pascale Ferran, Cédric Klapisch et
quelques œuvres de Disney jusqu’à la Laurent Cantet, propose un catalogue de « grands films du XXe siècle » choisis et
rupture entre les deux mastodontes. présentés par des réalisateurs, et compte 10 000 abonnés. E-cinéma.com, cofondé
Désormais, c’est la guerre. Disney a an- par le directeur du Festival du cinéma américain de Deauville, s’est lancé en 2017.
noncé le lancement prochain de son Pour 5,99 € par mois (ou 3,99 € par film), cette « salle de cinéma digitale » propose
des films inédits en France, disponibles pendant douze semaines… et pas de séries.
propre service de streaming. Mais je
Loin du catalogue tous azimuts de Netflix, on vend ici une ligne éditoriale exigeante
conseille avant tout aux parents de re- pour des cinéphiles qui en France forment un peu plus qu’une niche. Mubi est sans
venir aux fondamentaux et d’acheter doute la plateforme la plus pointue dans ses choix, proposant une sélection de
l’intégrale des contes des frères Grimm, trente films de toutes époques, renouvelée chaque mois – à la manière d’un « pa-
histoire de diminuer la sucrerie existen- nier » laissé à la discrétion d’amateurs éclairés. V. F.
tielle de l’imaginaire des enfants. L

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 51


en couverture

D’Okja à Roma
Quatre autoportraits
Les films produits par Netflix comptent encore une grande proportion de rogatons
sans importance. Quatre productions surnagent, qui sont aussi des allégories du studio.
Par Hervé Aubron

près les frères Coen, Mar- fantasme selon lequel nos esprits pour- des horizons de Netflix, qui investit

a tin Scorsese et Steven


Soderbergh sont les der-
niers trophées de Netflix,
qui pourra brandir leurs nouveaux
films en 2019. Si le studio travaille à dé-
baucher les réalisateurs prestigieux et a
raient se télécharger de l’un à l’autre.
Cette rengaine de la SF a révélé depuis
une tout autre charge : entretemps, les
Wachowski se sont réellement téléchar-
gés. Lorsqu’ils entament Sense8, ils ne
sont plus deux frères. Larry est devenue
dans l’interactivité et ne peut ignorer la
réalité augmentée : une bourse en ligne
des affects à laquelle chaque specta-
teur-médium se connecte, pour s’ap-
proprier les désirs des autres et reverser
les siens dans la cagnotte universelle.
financé quelque quatre-vingts films à une femme, Lana. Quand débute la
ce jour, il affiche encore peu de grands deuxième saison, Andy s’est fait Lily. DÉVORATION
faits d’armes sur le plan du cinéma – ou Ce sont désormais deux sœurs qui Point de départ d’Okja (2017), réalisé
ce qu’on appelle encore ainsi. Quatre réalisent la série. Les geeks étaient en par le Sud-Coréen Bong Joon-ho : une
productions surnagent et apparaissent fait radicalement queers. firme américaine, Mirando, annonce
entre autres comme des allégories de Dans Sense8, huit personnes qui ne avoir découvert une sorte d’hybride
Netflix lui-même. se connaissent pas, disséminées à tra- entre cochon et hippopotame, à la fois
vers le monde, se rendent compte écologiquement peu coûteux et à la
TÉLÉPORTATION qu’elles peuvent communiquer par té- chair paraît-il savoureuse. Une imma-
On triche d’abord un peu. Sense8 lépathie et ainsi partager leurs expé- culée conception de la barbaque. Affi-
(2015-2018) est une série, mais conçue riences, compétences, émotions, sensa- chant un optimisme patient, Mirando
et réalisée par des cinéastes à la griffe tions. C’est fort pratique lorsqu’il s’agit envoie ces « SuperPigs » chez des éle-
très reconnaissable : les Wachowski se de surmonter une épreuve, mais c’est veurs traditionnels, afin de mesurer
sont imposés à la toute fin du siècle der- aussi déstabilisant – par exemple lors- quelles sont les meilleures méthodes
nier avec Matrix, grand kouglof solen- qu’un gay mexicain ressent les malaises pour épanouir le bestiau. Dix ans plus
nel sur les simulacres du virtuel. Les menstruels d’une Coréenne ou lorsque tard, la traque du plus beau spécimen,
deux oracles ont ensuite perpétué leur des étreintes finissent par susciter une Okja, révélera un abattoir particulière-
mythologie des mondes parallèles et ce orgie en réseau. C’est sans doute l’un ment sordide.
ANARCHOS PRODUCTIONS/GEORGEVILLE
TV/JAVELIN PRODUCTIONS/NETFLIX/THE

2018 PARAMOUNT PICTURES/NETFLIX


REX/SHUTTERSTOCK/AURIMAGES
KOBAL COLLECTION/AURIMAGES

JAE HYUK LEE/NETFLIX/KOBAL/

Sense8, de Lana et Lily Wachowski. Okja, de Bong Joon-ho. Annihilation, d’Alex Garland.

52 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


Il est curieux qu’une multinationale Serions-nous dans l’esprit d’un specta-
Ecoutez
sonne l’alarme sur le gigantisme éco- teur de Netflix ? Il peut en effet perdre
nomique. Netflix, comme Mirando, se
présente comme un mastodonte
la notion du temps, à l’occasion mélan-
ger les récits et personnages qu’il croise,
entre
éclairé, ne cachant pas ses accointances jusqu’à y incorporer ses propres reflets.
avec le Parti démocrate et dispensant
des fictions « progressistes » pour un
L’une des équipières contaminées par
le Miroitement clame que la seule per- les
abonnement peu onéreux. Mirando est spective est celle d’une « annihilation »,
son miroir : le nom de la firme fictive
dérive du latin mirare, regarder, dévo-
rer des yeux – l’effet poursuivi par Net-
d’une atomisation générale : un fan de
Netflix peut-il imploser, la bourse des
âmes de Sense8 basculer dans la schi-
lignes.
flix. Okja, veau d’or numériquement zophrénie collective ?
généré, est la parfaite mascotte du trou-
peau de personnages que le studio pro- GESTATION
duit en série : des avatars humains, Roma a enfoncé le coin Netflix dans le
d’attachants OGM. Mais ce sont aussi cinéma contemporain : le film d’Al-
les spectateurs qui sont des Okja en fonso Cuarón a remporté le lion d’or à
puissance : un cheptel d’yeux et de cer- Venise en 2018. Il présente tous les
veaux fascinés, que l’ogre Netflix dé- signes extérieurs d’auteurisme, non sans
vore à grandes bouchées. ostentation : une rêverie autobiogra- LA COMPAGNIE
phique, en noir et blanc, dans les limbes
ANNIHILATION d’un Mexico disparu. Pivot central : DES AUTEURS.
Ici, l’horizon s’affirme dès le titre : An- une nounou amérindienne qui, en-
nihilation (réalisé par le Britannique
Alex Garland en 2018). Un groupe de
ceinte, est plaquée et doit continuer à
veiller sur les enfants dont elle a la
Matthieu
femmes scientifiques s’aventure dans charge, alors que tangue la maison Garrigou-
un marécage qui est le théâtre d’un bourgeoise où elle travaille.
phénomène inexpliqué. Autour d’une Pendulaires et lents mouvements de
Lagrange
zone en croissance continue s’observe la caméra, tournant autour de la jeune
un « Miroitement », une sorte de voile mère courage, qui est son soleil. Le ci- DU LUNDI
irisé : tous les éclaireurs qui l’ont tra- néaste mexicain confirme un penchant
versé ne sont jamais revenus. Dans le pour la lévitation circulaire, indexée à AU JEUDI
marais, les exploratrices relèvent bien des figures de maternité. Ses Fils de
des distorsions, temporelles (la percep- l’homme (2006) exploraient un monde 15H-16H
tion des durées devient trompeuse) et en proie à une apocalypse lente : alors
génétiques. On y croise des êtres mu- que l’espèce humaine est devenue sté-
tants qui semblent avoir fusionné des rile, on se bat autour d’une jeune En
partenariat
ADN étrangers : arbres humanoïdes, femme enceinte, dont l’accouchement, avec
crocodile mâtiné de requin, ours à l’hi- comme dans Roma, fait l’objet d’une
deuse tête porcine… longue séquence. Dans Gravity (2013),
l’astronaute incarnée par Sandra Bul-
lock, livrée à elle-même dans la strato-
sphère, cherche à survivre. Tournant
autour de la Terre mère, elle finit par se
NETFLIX/MOVIESTORE/REX//SHUTTERSTOCK/SIPA

recroqueviller, en apesanteur, dans une


position fœtale. Il y a toujours quelque
chose d’utérin dans le cinéma d’Alfonso
Cuarón – comme autrefois dans la Ma-
trice des Wachowski. Serions-nous les
embryons à venir de la mère Netflix,
qui nous raconte des histoires à travers
la paroi de son ventre ? L’hypothèse est
© Radio France / Ch. Abramowitz

sans doute moins pénible que l’annihi-


lation conjecturée par Alex Garland.
Roma, d’Alfonso Cuarón.
Est-elle moins angoissante ? L L’esprit
d’ouver-
ture.
nos livres Le cahier critique du NML : fiction et non-fiction

Festin posthume

Tomi Ungerer, une fin d’ogre


L’un des plus grands dessinateurs et auteurs jeunesse est mort en février dernier.
Livres et expositions rappellent combien il était un monstre de la littérature et de l’art
graphique, des albums pour enfants à la pornographie, en passant par la caricature.
Par Hervé Aubron

e dernier ogre est mort : insoumis une « originalité voulue

l Tomi Ungerer a expiré le


9 février dernier, à 87 ans, à
Cork, en Irlande, où il vivait
depuis quarante ans. L’Alsa-
cien connaissait les chemins
qui menaient aux anciennes forêts
d’aulnes et de chênes, celles où pros-
pèrent les fougères de l’indicible,
celles où les frères Grimm cueillaient
perverse et subversive ».
Tomi Ungerer, se refusant à éluder
ou à euphémiser les traumas, évoquera
l’horreur nazie via un ours en peluche
(Otto). Certes, les livres qu’il a écrits et
dessinés pour les enfants (pour l’essen-
tiel édités en France à L’École des loi-
sirs) se ferment sur des happy ends,
mais sont auparavant le théâtre de pa-
À LIRE

THE PARTY,
Tomi Ungerer,
éd. Les Cahiers dessinés,
128 p., 20 €.

IN EXTREMIS,
autrefois, comme des champignons, rades torves, de farandoles étranges, à Tomi Ungerer,
leurs contes atroces et merveilleux. la lisière de la danse macabre. Le dessi- éd. Les Cahiers dessinés,
Fils d’un horloger (père adoré qu’il nateur savait jouer de deux cruautés 208 p., 28 €.
perdit à trois ans), le père des Trois graphiques a priori antagonistes : d’un
Brigands et de Jean de la Lune avait côté, des silhouettes stylisées au cou-
aussi grandi à l’ombre des gargouilles teau, nettement saisies d’un trait, boulotter une fillette avant de l’épou-
gothiques de la cathédrale de Stras- comme les emblématiques et inquié- ser). On a pu évoquer à bon droit, de-
bourg, pris en étau entre l’occupation tantes découpes noires, sur fond bleu vant cette veine-ci, le caricaturiste ex-
nazie puis la sévérité d’une Répu- nuit, des Trois Brigands, prêts aux plus pressionniste George Grosz et son
blique française intraitable avec sombres forfaits avant de croiser la route terrible étalage de viande humaine ; on
l’usage de l’alsacien, quand c’était le de la petite Tiffany ; de l’autre, une at- peut aussi penser à son contemporain
français qui était proscrit quelques tirance pour le grotesque boursouflé, Roland Topor.
années plus tôt. Fondatrice conjonc- les trognes confusément obscènes (la
tion de l’arbitraire et du transfronta- phallique Grosse Bête de Monsieur Ra- PRODUCTIONS POUR ADULTES
lier, des interdits et de l’entre-deux. cine) ou cannibales (Le Géant de Ze- Hyperactif jusqu’à son dernier souffle,
Son proviseur relèvera chez l’élève ralda avec son nez-saucisse, qui veut le grand échalas cyclothymique fait
54 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
COURTESY GALERIE GP & N VALLOIS, PARIS
Sans titre, Tomi Ungerer, 2008. Collage sur papier cartonné, exposé à la galerie Vallois.

l’objet d’une dense actualité posthume.


En Allemagne paraissent chez l’éditeur
Diogenes ses deux ultimes livres : Ame-
rica, un recueil de dessins inédits, et
LA MAMAN ET LE CHATON
Non stop, dans lequel un homme seul L’écrivaine Geneviève Brisac, éditrice notamment d’Ungerer
sillonne une Terre dévastée et désertée. à L’École des loisirs, revient sur son album de chevet.
Deux parutions et deux expositions Les livres qu’on dit pour enfants m’ont sauvé plusieurs fois la vie.
françaises, conçues avec son active col- Des livres qui sortent les enfants de leur solitude, de leur tristesse.
laboration, se consacrent à sa produc- Des livres qui font rire, et penser, et se moquer. Des livres qui ap-
tion pour adultes, tout aussi prolifique prennent à ne plus avoir peur des gens bien habillés, des gens qui
que celle pour enfants. On a souvent se croient supérieurs. Ces livres qui aident à oser être soi-même.
mis l’accent sur ses dessins érotiques, Pas de baiser pour Maman en fait partie. C’est une histoire de chat.
portés sur le sadomasochisme et les ma- Jo, le héros, est devant vous, sur la couverture, il vous regarde, les
chines, entre tortures et sexe-toys. Un- bras croisés, l’air furieux. La scène primitive du livre est formidable.
Jo, le chat mal élevé, lit une BD en faisant couler l’eau pour faire
gerer avait notamment consacré en croire à ses parents qu’il se lave les dents. Jo est un sale gosse, il fait pleurer sa mère.
2000 un album, S. M. (Le Cherche « Je ne suis pas ton petit chou en sucre, lui dit-il, si j’étais un chou en sucre, je serais
midi), aux bordels spécialisés de Ham- viré de l’équipe de foot, et d’ailleurs ça n’existe pas, les choux en sucre. » Il ricane, il
bourg, après leur longue et méthodique se bagarre avec Max, qui a osé dire que la maîtresse l’avait embrassé. Bref, il essaie
fréquentation. Le dessinateur avait très de devenir un homme, un vrai, je veux dire un chat, un vrai. Mais, surtout, il ne veut
tôt assumé ce registre sexuel, avec son pas des baisers maternels qui font de vous un bébé incapable de grandir. C’est très
livre Fornicon, paru en 1969, qui pro- certainement un récit autobiographique de Tomi Ungerer. Plein de rage et de vérité.
voqua son divorce avec les États-Unis. Et aucun enfant ne peut le lire sans se sentir rempli d’un sentiment de joie intense,
L’Amérique avait pourtant été vengeresse, d’un sentiment de liberté. Cela s’appelle la lutte pour grandir et pour
d’abord prodigue pour le jeune Stras- être soi-même. C’est très drôle, et c’est beau aussi. Geneviève Brisac
bourgeois, qui y débarqua – après un PAS DE BAISER POUR MAMAN, Tomi Ungerer,
traduit de l’allemand par Florence Seyvos et Adolphe Chagot, éd. L’École des loisirs, 48 p., 6 €.
long voyage en Laponie – en 1956, avec
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 55
nos livres

seulement, selon son propre récit, famines du tiers-monde s’y exposent


50 dollars en poche et une cantine sans fard. Plus inattendue : une série À VOIR
remplie de dessins. À Strasbourg, de dessins assez peu amènes sur la Ré-
l’étudiant en arts déco dessinait des volution française, où une Marianne
THE
GALERIE GEORGES-PHILIPPE
& NATHALIE VALLOIS APRIL 17, 2019

UNGERER
OVERDOSE,
affiches publicitaires et des étalages. dénudée se retrouve à califourchon Galerie Vallois,
Aux États-Unis, il sur un squelette, le 33-36, rue de Seine, Paris 7e,
ne s’en tient pas à cul coincé dans jusqu’au 25 mai.
ces tâches alimen-
Tomi Ungerer, une guillotine ou
taires, publie son se refusant à éluder violemment beso-
THE UNGERER, APRIL 17, 2019 1

premier livre pour les traumas, gné par Napoléon.


enfants en 1957,
mais dessine aussi
évoquera l’horreur Les Cahiers dessi-
nés éditent par ail-
EN ATTENDANT,
Centre culturel irlandais,
des affiches mili- nazie via un ours leurs un album 5, rue des Irlandais, Paris 5e,
jusqu’au 5 juillet.
tantes (antimilita- en peluche. paru en 1966 aux
ristes notamment) États-Unis, The
et place très vite des dessins dans les Party. Le dessinateur y est déjà cruel
journaux et revues les plus en vogue avec « the free and fat société », la so- anémones de mer flapies. Cinq ans
alors (Esquire, Life, Harper’s Bazaar, ciété libre et grasse qu’il moque dans après The Party, Ungerer quittera dé-
The New York Times…). une affiche. Les grands dessins de finitivement les États-Unis : une cam-
The Party croquent une soirée mon- pagne dénonce l’érotomane de Forni-
TAXÉ DE DÉTOURNER daine. Les visages, s’apparentant à de con, qui ne saurait qu’empoisonner de
LES MINEURS vieux biftecks ou fromages, sont aussi sa perversité ses livres pour enfants.
C’est plutôt ce registre du dessinateur décatis que les tenues sont soignées ; L’ancien auteur à succès est presque
de presse que donne à voir l’une des les corps révèlent bientôt, sous les po- taxé de détourner les mineurs.
deux récentes publications aux Ca- litesses d’usage, des fringales ani- Grande réponse d’Ungerer aux tar-
hiers dessinés, In extremis. La bouche- males : les boas en écharpe se font tuffes : « Il faut pourtant bien baiser
rie du Vietnam, les conditions de vie boyaux flasques, les mains se muent pour en faire [des enfants]. »
déplorables des Noirs américains, les en pieuvres, les chevelures en Il s’échappe au Canada, puis en Ir-
lande, où il vivra jusqu’à sa mort dans
une grande propriété isolée.
À Paris sont exposés d’autres tra-
CHAVAL, UNE AUTRE MINE DURE vaux « adultes ». Au Centre culturel
irlandais, ce sont pour l’essentiel des
En 1966, Pierre Ajame rencontrait le dessinateur Chaval pour une collages à la Max Ernst placés sous
série d’entretiens. Chaval s’étant donné la mort deux ans plus l’égide d’En attendant Godot. La ren-
tard, le journaliste attendit 1976 pour publier le livre, qui n’avait contre avec Beckett est toute naturelle
jamais été réédité. On le redécouvre, assorti de ses – tant le corps est souvent conçu
illustrations. comme une catastrophe chez Ungerer
Le document est très précieux : Chaval y parle de ses influences
comme chez l’écrivain. On retrouve
en matière de dessins de presse, de son admiration pour Beckett
et Fellini, de ses lectures (Céline, Proust, Alphonse Allais, Mark
la technique du collage dans l’exposi-
Twain) et de ses accointances avec le cinéaste Pierre Etaix, dont il se repassait chez tion « Overdose », à la galerie Vallois
lui la première bobine de Yoyo. Chaval tourna lui-même – notamment un dîner nauséeux où
plusieurs films, tous invendables, en raison de leur durée la bidoche n’est pas dans les assiettes
– de deux à quinze minutes. Ces entretiens ré- mais à la place des visages –, mais
vèlent le tempérament du dessinateur : un aussi de beaux dessins à l’encre rappe-
vieil anar bougon, résigné, sardonique, ca- lant les frasques monstrueuses de The
sanier, strictement indifférent à l’actualité Party. On y découvrira aussi une cu-
politique ou sociale, ennuyé par la plupart rieuse passion du dessinateur : des
des contemporains. À Pierre Ajame, qui le têtes de Barbie qu’il collectionnait et
relance, il n’oppose que des fins de non-re-
exposait comme des spécimens d’his-
cevoir désabusées : Non, la guerre du Viet-
nam ne l’intéresse pas, il ne regarde pas la
toire naturelle dans des bocaux. Les
télévision, il ne va jamais au théâtre, il ne
sonorités de son nom évoquaient
sort pas. Sidéré, le journaliste lui lance : après tout anger et hunger, la colère
SUCCESSION CHAVAL

« Que faites-vous, toute la journée ? » Ré- (en anglais) et la faim (en anglais
ponse : « Je m’emmerde. » Bernard Quiriny Dessin de Chaval. comme en allemand). Comme une
ENTRETIENS AVEC CHAVAL, Pierre Ajame, éd. Allia, 128 p., 12 €.
rage vorace, une misanthropie gour-
mande, une sensuelle autopsie. L

56 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


fiction
    Chef-d’œuvre     Grand livre     Bon livre     À voir     Dispensable

Lola Gruber
la chronique
littérature
Les dissonances
d’Alexis Brocas d’un trio à cordes
n biais de pensée nous Deux musiciens et un mélomane, entre déchirements

u pousse à imaginer
les écrivains selon leurs
œuvres. Nous lisons
Kafka et nous nous le figurons comme
un être pâle, taciturne et peu doué
pour la vie… jusqu’à ce que des
et harmonies, tentent, dans les intermittences
du cœur, d’accorder leurs violons.

Avec Trois concerts,


Lola Gruber épouse le
biographies nous expliquent que, oui, désir de grandeur de ses
il arrivait à Kafka de rire, oui, il avait personnages : après sept
des amis et même une vie sexuelle, ans d’écriture riche-
non, il n’était pas atrocement oppressé ment documentée, elle
par son travail. D’où nous vient, alors,
    nous offre un roman,
ce sentiment d’avoir été floué ? ambitieux. Les person-
Faut-il qu’une œuvre sombre soit nages s’assemblent, s’affrontent et se
consacrée par le malheur de l’auteur répondent tels les instruments d’un
pour qu’on la prenne au sérieux ? orchestre : Viktor Sobolevitz, violon-

MARC MELKI/ÉD. PHÉBUS


Le même phénomène se produit avec celliste de renom, Clarisse Villain, son
l’Américain Howard Phillips Lovecraft, élève privilégiée, et Rémy Nevel, cri-
inventeur de l’épouvante en littérature. tique musical et futur amant de
Jusqu’ici, mon Lovecraft – et, je crois, celle-ci. On suit l’apprentissage de la
celui de tous ses lecteurs – avait peu musicienne, sous le regard d’un pyg- Lola Gruber.
ou prou l’allure du Lovecraft décrit par malion qui rechigne à la laisser
Houellebecq dans Contre le monde, prendre son envol. Cette jeune fille Dans les personnages ensuite, com-
contre la vie : un reclus-né, inapte au énigmatique semble tendre un miroir plexes et rendus attachants par leurs
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

rire et au contact humain, mais qui sut au grand Sobolevitz, renfrogné depuis monologues intérieurs. Dans le style
sublimer ses névroses par une œuvre la mort de son épouse. Sur fond de aussi, fidèle à chaque narrateur et à
d’une noirceur sans précédent. milieu musical grevé de jeux de pou- son évolution, à son déploiement.
Et voilà qu’une magistrale biographie voir, où les introvertis telle Clarisse Généreux dans toute sa substance en
– signée S. T. Joshi, parue aux peinent à se faire valoir, chacun a son fait, dans ses moindres vibrations, il
éditions ActuSF, et sur laquelle nous secret qu’il s’efforce de préserver, à sa dit ces infimes instants de plénitude
reviendrons – vient tempérer manière, dans la musique, le silence, qui surviennent au climax d’un mor-
cette vision. Son premier tome montre ou le mensonge… ceau joué avec fougue, nous fait sou-
un jeune Lovecraft joyeusement La prose très maîtrisée de Lola rire, souvent, en dévoilant les manies
indiscipliné, jouant au petit chimiste et Gruber emporte le lecteur jusqu’à la et pensées de ces musiciens solitaires,
au détective avec ses amis, sillonnant dernière note de ce roman généreux et, grâce à l’habileté avec laquelle la
les routes à bicyclette, saisissant toutes et raffiné. Dans la composition de musique est mise en mots, fait réson-
les occasions d’épater les adultes l’intrigue d’abord, truffée d’analepses ner l’Arpeggione de Schubert ou la
ou de les faire tourner en bourrique… et de mises en abyme, de souvenirs Sonate de Kodály… à notre grand
Cela rend-il l’œuvre moins effrayante ? mêlés et ressassés comme le thème ravissement. Manon Houtart
Non. Cela la rend plus émouvante, d’une sonate qui revient, teinté à TROIS CONCERTS, Lola Gruber,
et son auteur plus humain. L chaque fois d’une nouvelle nuance. éd. Phébus, 592 p., 24 €.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 57


fiction

passion illégitime, charnelle et fatale,


car par un philtre suscitée, entre le
beau chevalier Tristan et la blonde ir-
landaise Iseult, promise puis épouse
du roi Marc de Cornouaille, oncle de
Tristan. Souvent enseigné sur un
mode compassé, l’ouvrage a laissé
chez des générations d’élèves l’im-
pression sinistre d’une histoire
d’amour trop bavarde et idéale pour
être vraie. Mais, si vous avez eu la
chance de tomber sur un professeur
capable de faire vivre ce classique dans
la version sensuelle du poète Béroul
(XIe siècle) et de vous intéresser à ses
qualités épiques (Tristan contre le
Morholt), à ses atours réalistes (la des-
cription des relations à la cour de
Marc), à ses côtés égrillards (Iseult
portée par Tristan déguisé en lépreux
afin de pouvoir promettre sans par-
DEAGOSTINI/LEEMAGE

jure à son époux qu’elle n’a accueilli


que deux hommes entre ses cuisses :
ledit Marc et le ladre qui lui a fait tra-
verser la rivière), et à sa fin sublime où
Tristan et Iseult quittent l’Irlande. Miniature tirée du manuscrit Tristan de Léonois, 1215-1230. les amants meurent littéralement l’un
sur l’autre ; alors vous bondirez de joie
en apprenant que cette aventure vient
Nouvelle version de s’augmenter de dizaines de nou-
veaux chapitres et d’épisodes inédits.

Tristan et Iseult, UN TOURBILLON D’AVENTURES


La grâce en revient à Charles-Henri

sans filtre
Lavielle, patron des éditions Anachar-
sis, qui a fait traduire un Tristan en
prose du XVe siècle pour livrer un texte
visant le plaisir de lecture plutôt que
la sanctification académique. Pari
Si le philtre d’amour reste au cœur de la légende médiévale, tenu : les nombreuses versions de Tris-
cette mouture du XVe siècle est nettement plus leste tan ont été rédigées pour divertir les
et plaisante, très loin des pudeurs académiques. adultes d’autrefois, non pour ennuyer
les jeunes gens d’aujourd’hui, et cette
Par Alexis Brocas nouvelle traduction rend la légende à
ses intentions premières. Résultat : un
tourbillon de combats, de serments,
Saviez-vous que les des énigmes où il révélait ses turpitudes de ruses, d’aventures fantastiques ou
chevaliers du royaume de sexuelles ? Que, avant de se disputer réalistes, de trouvailles langagières et
Cornouaille étaient nuls ? Iseult, Tristan et le roi Marc s’étaient de greffons pratiqués sur d’autres lé-
Que Tristan, lorsqu’il déjà écharpés pour l’amour d’une dame gendes – le cycle arthurien notam-
connut bibliquement (mariée) ? Saviez-vous que, allant cher- ment, ou le mythe d’Œdipe. Nous
Iseult, jouissait déjà d’une cher Iseult en Irlande, Tristan fut pré- avons pu lire le premier tome (sur cinq
sacrée expérience en ma- cipité par une tempête chez le roi Ar- à paraître) : c’est un régal. La traduc-
    tière d’amours adultères thur ? Si non, c’est que vous avez tion garde ce qu’il faut de patine et
et d’enlèvements de da- manqué des épisodes. Normal : ils éclaircit les tournures pour que le sens
moiselles plus ou moins consentantes ? n’étaient jusqu’ici pas traduits. s’en écoule sans efforts superflus. Heu-
Que son ancêtre avait vaincu au jeu des Tristan et Iseult est un des canons de reusement, car l’action file à la vitesse
devinettes un géant pervers qui posait la littérature française. Il conte la d’un cheval de tournoi.
58 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
Tout commence avec Sador. Il a une d’Œdipe à travers celle d’Apollo – le Jean-Marie Planes
femme, Chelinde, à qui sa beauté pro- fils de Sador et de Chelinde. Vous
verbiale vaut de se faire violer par son croiserez saint Augustin et des élé- Le sable et le grain
beau-frère, Nabuzadan. Sador tue ments de merveilleux ancien – dont
l’agresseur et s’enfuit sur mer avec une fontaine contraceptive, dite « fon- Une exploration lumineuse
Chelinde, loin du courroux de ses taine stérile ». Vous y retrouverez ces et sans préciosité, qui arpente avec
autres frères. Mais, comme on le sus- motifs récurrents qui arriment le texte délicatesse les plages du passé.
pecte d’attirer les tempêtes, on le jette dans la tradition médiévale – tel celui
à l’eau. Chelinde aborde seule les rives du « choix difficile » qui mime ce mo- Une mémoire qui
de Cornouaille où règne un roi païen, ment des Évangiles où la foule dut se rayonne, cela produit
Canor, qui l’épouse sans lui deman- prononcer entre Jésus et Barabbas. peu de mouvement,
der son avis et sans se rendre compte Vous y assisterez au choc des mon- mais parfois tant de
qu’elle est enceinte. Pas grave : Canor tures et des lances, aux combats à lumière. Dans ce court
s’arrange pour abandonner l’enfant l’épée qui s’ensuivent quand les deux roman autobiogra-
– celui-ci sera recueilli par le chevalier adversaires n’ont pas été « rompus »     phique, Jean-Marie
Nicorant. Puis le conte revient à par leur chute. Planes revient vers les
Sador, qui a échappé à la noyade mais plages de sa vie et ceux qui les ont
se retrouve coincé sur un rocher avec FAIT CE QU’IL LUI PLAÎT peuplées, armé, en guise de parasol,
un ermite herbivore. Pendant ce Cinq siècles plus tard, le plaisir de ra- d’une belle plume proustienne, pré-
temps, sur terre, un autre roi, Pélias, conter revendiqué par l’auteur est en- cise et jamais précieuse, de formules
convoite Chelinde ; pour l’obtenir, il core contagieux. Il s’appelle Luce et parfois chipées à Rimbaud, et d’un
balance le malheureux Canor par la se présente comme « chevalier et sei- humour discret. Là, il égrène le sable
fenêtre avant de coucher avec sa gneur du château du Grand […], de son passé – chaque plage vaut
femme – qui ne voit pas la différence. amoureux et joyeux ». On le croit sur pour métonymie d’une époque ou
Mais Pélias ne perd rien pour attendre parole car sa joie court tout le long de plusieurs. Les plages d’Arcachon
car le frère de Canor, informé par une de son texte. Quand Tristan conclut renvoient à l’enfance, puis aux dé-
prophétie, envoie des hommes sauver avec Iseult, après absorption du buts de l’auteur dans le professorat ;
Sador. Une fois à terre, et à la suite philtre fatal : « Il fait d’elle ce qu’il lui celles de Soulac et de Ré, à la pé-
d’un quiproquo, le pauvre Sador se plaît et lui ravit le nom de pucelle. » riode intermédiaire, et à la figure du
voit condamné à mort. Le roi Pélias, Ou encore, ce trait d’humour noir, père, et à la maladie…
qui a jadis affronté Sador, cherche à le lorsqu’on demande à la reine de Cor- Mais le livre n’est pas structuré
délivrer. Son fils, Luce, nouaille comment comme un répertoire balnéaire : il se
un peu fougueux, tue Le plaisir punir une femme meut au gré de la mémoire et des
le juge qui a condamné adultère : « Sire, je ju- mouvements de l’écriture. Pour vivre,
Sador. Le voilà lui de raconter est gerais qu’elle devrait il n’a pas besoin d’intrigue ou de ro-
aussi voué à l’exécu- contagieux. être brûlée. Ainsi un manesque. Juste le sang du style, et
tion. Pélias, selon la feu châtiera l’autre. » celui de Jean-Marie Planes est remar-
coutume, peut sauver l’un des deux, Ne pas en tirer de leçon définitive sur quable dès la première phrase et son
et il sauve Sador et laisse son fils à la le sort de la femme médiévale. raccourci frappant (« La dermato-
justice. Celui-ci ne mourra pas pour Certes, le texte la réduit parfois à un logue est blonde, moi je suis inquiet »).
autant : un géant anthropophage sur- rôle d’objet, comme lorsque Tristan Capable d’explorer des mystères tri-
vient, le délivre et l’entraîne dans les et le Gaulois Bliobéris s’affrontent viaux et profonds comme celui de la
bois – où il vit avec sa fille, une géante pour l’amour d’une femme mariée : natation (« Vous êtes un corps, un mé-
fort gironde et accorte. Le géant a ne parvenant à se départager par les canisme facile, docile, un animal ma-
pour habitude de soumettre les che- armes, ils demandent son avis à la chine que flatte la caresse des flots. Il
valiers qu’il croise à des énigmes ver- dame. D’un autre côté, le texte aurait fallu vivre comme on nage »).
sifiées et énigmatiques, lesquelles ra- abonde en reines rouées qui mani- Ou encore de se regarder avec hu-
content en fait sa vie sexuelle et gancent l’assassinat de leur mari par mour : « J’aime l’écriture légère,
criminelle. Et tout cela se déroule en leur amant, en messagères qui friable et tendre. Signer une meringue
à peine 50 pages ! viennent humilier des chevaliers de- pourrait être un idéal d’écrivain. »
Le nom de Tristan apparaît à la vant les leurs… L’égalité, ce sera pour Idéal atteint : son livre est un délice,
page 88 – à ce stade vous en saurez plus tard, mais ce Tristan, sans être égaré au milieu des pâtisseries lourdes
long sur son ascendance. Vous ap- pré-féministe, chevauche sur la de trop d’intentions. Morand, Green
prendrez aussi que le Morholt, n’en bonne voie. L et le prince Éric n’auront pas été
déplaise à la tradition, n’est pas un TRISTAN, TOME I, LE PHILTRE,
convoqués pour rien. A. B.
géant mais un massif chevalier d’Ir- traduit du moyen français par Isabelle Degage, UNE VIE DE SOLEIL, Jean-Marie Planes,
lande. Vous revivrez l’histoire éd. Anacharsis, 672 p., 20 €. éd. Arlea, 124 p., 17 €.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 59


fiction

Véronique Bizot Philippe de la Genardière


Le lévrier espagnol La dérive
Des personnages fantasques
viennent perturber un village
d’une désolante tranquillité.
des continents
À quoi tient le charme Écriture incandescente, structure complexe,
singulier des romans de partis pris surprenants : des amours en noir et blanc
Véronique Bizot ? À l’effi- qui évitent les poncifs dans l’air du temps.
cacité de leur forme, héri-
tée de son goût pour la
nouvelle ? À leur atmos- L’histoire n’est pas
phère de boule à neige, lé- qu’une discipline li-
 gère et glaçante ? Ou à vresque. Elle est une
leur galerie de person- force agissante, dont les
nages insolites – ici quatre patients courants traversent les
congédiés de leur asile, un assassin in- individus et parfois les
tègre, incapable de tuer « sans convic- séparent. Tels Adelphe
tion », ou encore une vieille paysanne  et Maïsha, dans le beau
qui ne cueille ses fleurs les plus vivaces roman de Philippe de la
que pour les tordre et malaxer ? Genardière. Le premier est un édi-
Comme souvent, le décor de cette teur sexagénaire, issu d’une France
courte et calamiteuse « complication » traditionnelle engloutie, qui s’est pro-

ULF ANDERSEN/AURIMAGES
se distingue d’abord par sa laideur : tégé du monde derrière des murs
un village isolé et affreusement plat, d’érudition et de manuscrits, et qui
dont deux nouveaux venus viennent retrouve goût à la chair lorsqu’il
perturber la désolante tranquillité. Le s’éprend de la seconde, graphiste
premier, flanqué de son élégante maî- d’origine africaine. Dans le corps de
tresse et de son lévrier espagnol, s’est Maïsha, la trentaine, Adelphe voit la Philippe de la Genardière.
porté acquéreur de ladite « maison du possibilité de renouer avec la vie, mais
meurtre », une demeure majestueuse aussi ce que sa mauvaise conscience les éléments. Cette quête l’envoie en
et surplombante, à peine débarrassée postcoloniale lui souffle : la splendeur hôpital psychiatrique. À ce stade, le
de son mystérieux cadavre. Le second, d’une Afrique fantasmée. Et en lecteur aura recueilli les éléments de
morose et solitaire, a préféré louer une Adelphe, Maïsha voit l’amour, mais l’histoire d’amour qui aura tout dé-
modeste ferme du bas hameau, dont aussi ce que sa rage postcoloniale lui clenché. Puis la troisième partie, la
il s’évade en dessinant des tours Eiffel souffle : le légataire de la culture fran- plus belle, prend le point de vue de
à longueur de journée. Quant au nar- çaise qui la renvoie à l’esclavage et à Maïsha pour relater leur dernière
rateur, qui relie l’un à l’autre ces sa propre relation avec l’Afrique confrontation. Celle où se solderont
trouble-fêtes, c’est un ancien pension- qu’elle n’a jamais vue. leur amour et des haines anciennes
naire de l’hôpital psychiatrique, que qui s’y mêlaient. Comme l’indique
la curiosité naïve pousse aux plus har- HAINES ANCIENNES le titre, nous avons peut-être la mer
dis des espionnages. Non sans rappe- Raconté ainsi, le roman a l’air d’une – autant dire le monde – en partage,
ler le jeune conteur mutique d’Âme qui de ces mises en narration de concepts mais nous la contemplons depuis
vive (2014) – choisi en vertu du fait politiques dans l’air du temps. C’est des rivages différents. L’humanité
« que ce n’est pas parce qu’on se tait en fait le contraire : l’écriture est in- nous rassemble, l’histoire et la géo-
qu’on n’a rien à dire » –, ce candide candescente, la structure complexe, graphie nous séparent. L’amour,
donne au plus absurde la couleur de et les partis pris sont surprenants. comme dit le cliché, permet de dé-
l’évidence, et aux évidences leurs Ainsi, ce roman d’amour commence passer ces contingences, de lancer
vraies teintes d’atrabile et de renonce- post-partum, par le récit de l’exil bal- par-dessus des passerelles. Il oublie
ment. Dans un monde où tout marche néaire d’un Adelphe visiblement de préciser que celles-ci ne durent
sur la tête, les fous sont-ils ceux que bouleversé par la séparation. On as- pas toujours, quand l’océan des pas-
l’on croit ? Camille Thomine siste au naufrage de celui qui a cru sions collectives qui grondent en
UNE COMPLICATION, UNE CALAMITÉ,
trouver une transcendance dans son dessous, lui, est éternel. Alexis Brocas
UN AMOUR, Véronique Bizot, univers de papier, et recherche main- MARE NOSTRUM, Philippe de
éd. Actes Sud, 80 p., 11 €. tenant une improbable fusion avec la Genardière, éd. Actes Sud, 260 p., 21 €.

60 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


Xavier Lapeyroux
Eaux troubles
Tout allait pour le mieux
dans la famille, tout est fin prêt
pour l’ irruption du tragique.
Quand le trouble
s’insinue dans la vie
d’une famille ordi-
naire… Hermann Dag
mène une existence pai-
sible entre sa femme, sa
   fille et son job au Pavil-
lon, une association
d’aide aux adolescents en difficulté.
Mais, ces derniers temps, ont lieu des
évènements bizarres. Un tragique acci-
dent d’arme à feu chez les voisins, qui
a conduit à la mort d’un garçon. La dis-
parition de jeunes filles scolarisées,
toutes issues de la tranche d’âge de sa
fille. Les apparitions inquiétantes du
frère violent d’une pensionnaire du
Pavillon. Sans parler de la récente
construction d’une maison identique à
celle des Dag, de l’autre côté du lac, et
qu’il n’avait jamais remarquée…
Cette histoire relève d’un genre dé-
licat, qui nécessite beaucoup de doigté :
les incidents doivent s’accumuler pour
générer une ambiance bizarre et faire
croître l’inquiétude, sans que le lecteur
puisse deviner où l’auteur le mène ni
déterminer si c’est la réalité qui bascule
ou le narrateur qui débloque. Xavier
Lapeyroux assure ses arrières en gar-
dant toujours plusieurs casseroles sur
le feu (les disparitions, le Pavillon, la
maison d’en face) et en multipliant les
allusions cinématographiques – de
Blow Out à L’Invasion des profana-
teurs – pour saturer l’imagination du
lecteur d’images et d’ambiances. Il faut
reconnaître que le résultat est à la hau-
teur, avec une atmosphère oppressante
du meilleur effet. On s’attend jusqu’à
la fin à un retournement schizophré-
nique façon Shutter Island, mais l’au-
teur préfère l’incertitude aux résolu-
tions claires. Les eaux du lac sont
troubles : gare à la noyade !
Bernard Quiriny

DE L’AUTRE CÔTÉ DU LAC,


Xavier Lapeyroux,
éd. Anne Carrière, 228 p., 18 €.
fiction

John O’Hara Jenny Zhang Kike Ferrari


I can get no La cité interdite À fond la caisse
Il a tout et a envie de tout détruire. New York rivalise en horreur Un macho argentin arrogant hérite
Réédition d’un classique de la avec la Révolution culturelle pour d’un cadavre inconnu pour un
Grande Dépression. une famille immigrée. polar conduit de main de maître.
Certains ont vu dans Elles s’appellent Les amateurs de po-
ce classique de 1934 loué Christina, A nnie, lar ont peut-être déjà lu
par Hemingway mais re- Mandee ou Stacey. Elles ce roman de l’écrivain
fusé par Hollywood (trop ont aussi le prénom argentin Kike Ferrari,
noir) une métaphore de la chinois de leur naissance, traduit en 2012 aux édi-
Dépression. On peut que leur vie aux États- tions Alvik. Si non,
 aussi le lire comme la  Unis se charge de recou-     cette réédition dans une
chronique d’un destin vrir. Chaque jour s’appa- nouvelle traduction
inéluctable – une tragédie parfaite et rente pour elles à ces mots qu’elles donne l’occasion de se rattraper.
glacée. À Gibbsville, Pennsylvanie, Ju- cherchent dans le dictionnaire, dont Compact, efficace et brutal, De loin
lian English s’apprête à affronter Noël. la définition est composée de termes on dirait des mouches raconte une jour-
Sur le papier, tout lui sourit : une dont il faut chercher la définition, et née dans la vie de Machi, affairiste ar-
épouse ravissante, un business qui ainsi de suite. gentin richissime et corrompu, le pire
roule… Dans son cercle social, il est un Dans cette vie escamotée, tout leur qu’on puisse imaginer dans le genre
type en vue. Un peu trop ? Lors d’une est étranger : la langue, la vie de tous bling-bling, arrogance, cocaïnoma-
soirée au Country Club, il balance son les jours, et leurs propres parents, nie, sexisme et vulgarité – un person-
verre à la figure d’un convive. Son père, « convaincus qu’[elles] jouirai[ent] de la nage à la Scorsese, version latine. Il
dont le propre paternel a mal fini, s’in- bonne vie dont ils étaient disposés à ne semble toutefois que sa réussite et son
quiète. Caroline, l’épouse modèle, in- pas jouir afin qu’[elles] puisse[nt] y goû- mode de vie tapageur finissent par lui
time à son homme de rattraper le coup. ter ». Ils ont connu en Chine les purges attirer des ennemis : ce matin, ou-
Mais Julian, avec une inexplicable as- de la Révolution culturelle, dont ils ne vrant le coffre de sa BMW à
siduité, s’emploie à tout gâcher. Soirées parlent que sous le paravent d’un eu- 200 000 dollars, Machi a trouvé un
ruinées, scènes de ménage, beuveries à phémisme ou le capiton d’un bon mot cadavre, défiguré au moyen d’un pis-
gogo… La carapace se fissure et les im- – « en chinois, le mot pour “torture” tolet qui semble être le sien. Com-
prudences s’enchaînent. Jusqu’à ce que sonne comme le mot “haricot” »… ment s’en débarrasser sans laisser trop
Helen, la poule d’un bootlegger, soit Mais leur vie à New York n’est guère de traces ?
culbutée sans passion sur une ban- plus riante : les parents se partagent une Le scénario ressemble à celui d’une
quette arrière… seule et même paire de chaussures ; le série B ; avec un style sec, des dialogues
« Pauvre type […], tu me fais pitié », père « avale ce que sa fille vient de ré- toniques et une ironie décapante, il sa-
se morigène Julian, qui semble jouir de gurgiter pour ne pas gâcher la nourri- tisfait pleinement aux canons du
son malheur. Caroline, comme le lec- ture » ; les gamins du quartier lui re- genre, et son format resserré permet de
teur, est fascinée par cette pulsion auto- vendent ce qu’ils viennent de lui voler ; le lire d’une traite. Mais ce récit est
destructrice. « Je voudrais que tu leur immeuble s’effondre… Au-delà de aussi, au-delà du polar caustique, une
meures parce que tu as tué en moi la misère, de sa crudité nue, cette course critique virulente de la société argen-
quelque chose de beau », gémit-elle. Au- en avant pour obtenir un logement dé- tine (corruption, affairisme, inégalités
près de sa mère, elle évoque le divorce. cent se fait métaphore d’une renais- monstrueuses, etc.), ainsi qu’un retour,
Du calme, lui répond cette dernière. sance impossible, du moins pour les pa- via des flash-back, sur l’histoire du
Tu sais comment sont les hommes. Pris rents. Les filles, si elles sont déchirées pays depuis quarante ans, avec la dic-
au piège de sa propre existence, Julian, par les rêves de leurs géniteurs, sur les- tature et la crise économique qui ont
lui, est déjà ailleurs : enfermé dans sa quels on a « chié », sont portées par l’in- permis l’ascension et le triomphe de
voiture, il attend. « Il ne souhaitait au- jonction de faire mieux. « Petite[s] parvenus comme Machi. Le titre est
cun retour en arrière, et à partir de là, pèche[s] dure[s] comme la pierre », elles issu d’un récit de Borges, et le roman
il se demanda où il voulait aller. » La finissent par trouver les mots qui inven- s’offre quatre épigraphes dont celles de
réponse, donnée à 20 pages de la fin, teront leur vie – aigre-douce, sucrée- Jim Thompson et de Karl Marx. Mé-
laisse pantois. Fabrice Colin salée, comme ce roman qu’on n’est pas langez : c’est Kike Ferrari.
près d’oublier. Juliette Einhorn Bernard Quiriny
RENDEZ-VOUS À SAMARRA,
John O’Hara, traduit de l’anglais (États-Unis) par ÂPRE CŒUR, Jenny Zhang, DE LOIN ON DIRAIT DES MOUCHES,
Marcelle Sibon, édition révisée par Clément Ribes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Santiago Kike Ferrari, traduit de l’espagnol (Argentine) par
éd. de l’Olivier, 288 p., 22 €. Artozqui, éd. Picquier, 384 p., 22 €. Tania Campos, éd. Albin Michel, 226 p., 18 €.

62 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


William Boyd la chronique littérature
Virtuoso ma troppo de Marc Weitzmann
L’écrivain entretient

L’ écrivain britannique sait


construire une intrigue prenante,
mais n’ évite, hélas ! pas les ficelles.
Brillant écrivain bri- ’époque est à la catastrophe.
tannique, William Boyd
a du talent pour les nar-
rations au long cours (Les
Nouvelles Confessions,
1987), du génie pour la
l En France, Jean-Pierre Dupuy
est sans doute l’un des seuls
à réfléchir à cette notion de
façon scientifique, sans pour autant
négliger ce qu’elle a de
    satire (Un Anglais sous les métaphysique. Dans le droit fil

BILDERWELT/ROGER-VIOLLET
Tropiques, 1981) et, hé- d’un Virilio, son travail emprunte à
las ! un penchant pour le romanesque René Girard, s’ancre dans une morale
tendance mélo. Dans L’amour est chrétienne choisie où il voit
aveugle, on suit le destin du jeune Bro- une forme de rationalité, s’inscrit
die Moncur, accordeur de pianos né en d’emblée dans l’ultracontemporain.
Écosse à la fin du XIXe siècle sous la fé- Avions-nous oublié le mal ? Penser la
rule d’un père révérend extraordinai- politique après le 11 Septembre est Essai nucléaire français à Mururoa (1971).
rement hostile. Et on découvre un dé- le titre de son ouvrage paru en 2002,
but de roman très réussi – dans sa et qui amorce ses réflexions sur conclura que j’ai l’intention de frapper
peinture de l’Écosse misérable, puis les liens entre éthique, raison le premier et attaquera en
dans les aventures de Brodie à Paris, où et violence. La même année, avec conséquence. Maintenir le statu quo
il est envoyé secourir une filiale d’un Pour un catastrophisme éclairé. implique donc que je ne protège pas
fabricant de pianos anglais. Quand l’impossible est certain, il ma population. Pendant des
L’écrivain semble connaître le nom exprime l’intuition paradoxale qu’il va décennies, les dirigeants ont envisagé
de toutes les plantes et se promène décliner : si l’on veut avoir une chance de sacrifier leurs administrés pour
comme chez lui dans ce XIXe siècle. Il d’échapper à la catastrophe, il faut mieux éviter l’holocauste nucléaire.
afflige son pauvre Brodie de tubercu- la penser comme inévitable. Alors Mais, comme dit Macbeth,
lose : bonne idée, qui permet au roman trouvera-t-on peut-être le moyen de nul n’arrête le temps. Quelles sont
de se déplacer à Nice. Il fait aussi de faire qu’elle ne se produise pas. les conséquences d’un tel mode de
Brodie un précurseur du sponsoring : La Guerre qui ne peut pas avoir lieu, pensée ? L’absence de conflit pendant
contre un peu de publicité pour son en- applique cette idée à l’apocalypse des décennies est-elle vraiment le
treprise, il accorde le piano d’un musi- nucléaire. Que serait le terrorisme résultat des politiques de dissuasion
cien vedette – autre bonne idée. Mais aujourd’hui sans l’équilibre de ou celui d’un simple coup de chance ?
il lui met dans les bras la femme du pia- la terreur d’hier ? Que seraient nos Sommes-nous plus ou moins en
niste, et dès lors le texte commence à ordinateurs sans l’électricité produite sécurité maintenant que la guerre
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

dériver vers les thèmes rebattus de la ro- par les centrales, sans les algorithmes froide est achevée ? Enfin, comment
mance impossible. Pourquoi avoir d’IBM qui servirent à mettre au point la perspective quotidienne de
choisi de transformer ses amants cachés les premières bombes atomiques ? l’apocalypse a-t-elle modifié notre
en amants traqués quand la trajectoire Avec l’entrée dans l’âge nucléaire, sens moral, la perception que l’on se
de Brodie suffisait à donner du mouve- nous avons appris à parler la langue fait de l’action politique et de
ment ? Comme tout est remarquable- de la terreur : la dissuasion nous a l’histoire ? En introduisant l’équation
ment raconté, on le suit et l’on visite appris à vivre avec l’inévitable pour de la destruction totale inévitable,
avec lui la Russie, l’Autriche, l’Italie, et mieux éviter qu’il ne se produise. l’humanité est-elle encore capable de
même les îles Andaman. L’ on en garde La base de la dissuasion nucléaire se projeter dans l’avenir ? Telles sont
un sentiment contrasté : celui d’avoir implique que l’adversaire potentiel ne quelques-unes des questions posées
vu un virtuose s’épuiser un peu vaine- nous attaquera pas tant qu’il sait que par Jean-Pierre Dupuy. Questions
ment à jouer « Que reste-t-il de nos nous pouvons riposter de manière essentielles pour comprendre
amours ? » en espérant nous faire croire aussi apocalyptique que lui. Mais l’héritage de mort dans lequel nous
que c’était du Mozart. Alexis Brocas cette stratégie a un corollaire pervers. vivons aujourd’hui. L
Si je prépare des mesures défensives
L’AMOUR EST AVEUGLE, William Boyd, LA GUERRE QUI NE PEUT PAS
traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, pour protéger ma population d’une AVOIR LIEU, Jean-Pierre Dupuy,
éd. du Seuil, 484 p., 22 €. éventuelle attaque, l’adversaire en éd. Desclée de Brouwer, 236 p., 17,90 €.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 63


fiction

Franck Bouysse Yannis Tsikalakis


Tragédie en sous-sol Un homme à la rue
Un homme enchaîné dans une cave ignore les raisons de ses déboires. Un premier roman au cœur du
Le lecteur l’apprendra, au risque de côtoyer l’enfer. quartier populaire de Belleville sur
les pas d’un balayeur sénégalais.
Franck Bouysse a de Franck Bouysse sont déjà là, ceux Plongée dans une
l’univers noir et l’ob- que, de Glaise en Né d’aucune des zones populaires du
session tenace. Alors femme, il enfermera dans l’enfer de nord de Paris : Belleville
qu’est sorti en janvier leur destin. Son écriture : phrases et ses alentours, le belvé-
le très beau Né d’au- courtes, syncopées, mots brûlants dère de la rue Piat,
cune femme, il est pas- jetés sur la page, au risque de l’em- Méni l mont a nt et
    sionnant de se replon- phase. Il est passionnant de lire les
    Buttes-Chaumont. Un
ger dans ce roman deux ouvrages et de voir comment quartier construit comme
sorti en 2014. Comme la Rose de l’auteur, en quatre ans, a dompté un un labyrinthe en pente, propice à l’éla-
Né d’aucune femme, vendue à un lyrisme parfois ridicule (« Il se laisse boration d’histoires qui serpentent, se
maître de forges puis enfermée qua- violer par les derniers infrarouges croisent et convergent. « Un grand vil-
torze ans dans un asile, le héros qui traversent les vitres ») et des for- lage, avec beaucoup de passage, mais
d’Oxymort se retrouve enchaîné mules à la Jean-Christophe Grangé un village quand même. » Au fil d’une
dans une cave. Commence alors la (« Une lave brûlante remonte dans intrigue policière, Yannis Tsikalakis
lente remontée en flash-back d’une ma gorge ») pour les épurer et leur explore, dans ce premier roman, les
histoire d’amour dont il ignore en- rendre force. Sans être un chef- liens entre ses personnages comme il
core que c’est elle qui l’a mené là. d’œuvre, Oxymort est un livre atta- tisse la carte d’un territoire qu’il
Destins soumis au hasard des chant, aussi par ses imperfections, connaît par cœur.
frustrations amoureuses, folie du une étape sur le parcours d’un écri- En attente d’obtenir la nationalité
sentiment qui envahit tout, atten- vain en pleine montée en puissance. française et en couple avec Julie, qu’il a
tion aux « gens de peu »… Les héros Hubert Prolongeau rencontrée au Sénégal avant de la re-
OXYMORT, Franck Bouysse, éd. Moissons noires, 166 p., 16 €. joindre en France, Issa porte la combi-
naison verte de la mairie de Paris et tra-
verse le quartier, le balai à la main et du
rap dans les oreilles : « Paris en extase
Christine Jordis et son cœur sous anesthésie,/La ville
des fantaisies ; le ghetto couche avec la
La vie de château bourgeoisie » (« Paris », Rohff). La
bourgeoisie est peu visible dans ce livre
Un « Famille je vous hais », ou le récit d’une alchimie intérieure. qui s’attache à décrire la multitude des
précarités bellevilloises, dans un
Scène de famille autour de la table : une fillette de 5 ans s’empare rythme effréné et ponctué de nom-
d’un couteau et s’attaque à la main de sa mère. Derrière la façade cos- breux dialogues. Issa erre dans un quo-
sue de la maison du boulevard Heurteloup à Tours se trouve un châ- tidien bien différent des rêves qu’il
teau de cartes où s’agitent trois générations « pleines d’épines et de nourrissait en Afrique, auprès d’une
soucis ». L’enfant tente de résister à l’artillerie lourde des mots et des femme avec qui la passion s’épuise. La
coups de la mère, volontaire et ambiguë, qui construit à voix haute disparition d’une Cubaine qu’il fré-
son roman familial. C’est l’étouffement au sein d’une dynastie bâtis-
quentait de façon de plus en plus am-
    seuse déclassée qui doit sauver les apparences. Tout y est effrayant : biguë l’entraîne dans une recherche dé-
les adultes et leurs névroses, l’hypocrisie, les cris des marchands am-
bulants. Vies d’enfants sous le signe du dressage, assaillies par la peur du châtiment.
sespérée. Ses pérégrinations nous
Comment alors « aimer son prochain » ? L’aïeule, séductrice non repentie qui n’est mènent dans les cafés kabyles, dans les
pas indifférente à la beauté de son gendre silencieux, met un jour un mot sur la mère : magouilles de la « bicrave » et dans les
« dure ». Tout s’éclaire alors pour l’enfant. Cette génitrice hystérique, elle va pouvoir psychologies de camarades croisés tous
s’y soustraire, comprendre ce qui se joue dans ce théâtre de paroles et de cris et les jours. Le portrait d’un quartier et de
trouver, dans les livres, une chambre à soi. Glaçant portrait de la bourgeoisie provin- ses visages, dont on regrette parfois
ciale d’après guerre, récit d’une enfance âpre, plaidoyer pour la liberté intérieure, qu’ils demeurent à l’état d’ombres in-
après le roman du père, le très beau Une vie pour l’impossible (2012), voici celui, poi- distinctes. Marie Fouquet
gnant, des femmes de la famille. Patricia Reznikov
BELLEVILLE CITY, Yannis Tsikalakis,
TU N’AS PAS DE CŒUR… Christine Jordis, éd. Albin Michel, 330 p., 20 €. éd. Autrement, 304 p., 17,90 €.

64 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


Stéphanie Dupays
poches
Principe d’irréalité Frédéric Verger
Rien n’arrête plus les chimères de L’ENNUI DU MORT VIVANT
l’amour lorsque, numérique oblige, Pour échapper à son destin, un Juif allemand emprunte l’identité
le réel ne vient plus le contredire. d’un soldat français tué. Les tribulations d’un usurpateur.

De Camille Laurens
(Celle que vous croyez) à ne géogra- évidemment le subterfuge mais dé-
Sandra Lucbert (La
Toile), les amours numé-
riques ont fait leur entrée
en littérature avec fracas.
    Amours distantes, poten-
U phie par-
tiellement
imaginaire,
un rapprochement
judéo-aristocratique du-
cide de le secourir, d’endosser ce rôle
de juste un peu forcé. Peter s’installe
dans ce château en ruine habité par
la vieille femme, deux nièces déver-
gondées et un majordome énigma-
tiellement clandestines, rant la Seconde Guerre tique. Enfermée dans un couvent,
amours textuelles et éminemment lit- mondiale… Frédéric Verger reprend Blanche appelle à l’aide son cousin
téraires : c’est bien leur pouvoir de sé- les ingrédients d’Arden, Goncourt du Alexandre…
duction et leur excitation particulière, premier roman 2014. Lors de la dé- La vraisemblance et la psychologie
leur aptitude à la déception et à la trom- bâcle de 1940, Peter Siderman, Alle- ne prévalent guère dans ce roman
perie, qui sont au centre du roman de mand engagé dans l’armée française, onirique aux descriptions luxu-
Stéphanie Dupays. « À coup sûr Ro- usurpe l’identité d’un soldat défunt, riantes, aux prouesses stylistiques
land Barthes aurait fait une mytholo- Alexandre, et évite ainsi les ennuis parfois chantournées, pouvant es-
gie du smartphone », se dit l’héroïne, que pourrait lui valoir sa judéité. souffler les lecteurs épris de conci-
une jeune maître de conférences qui Alors captif des Allemands, il se fait sion. L’univers de l’auteur est en tout
s’éprend d’un homme qu’elle ne connaît libérer, car la mère du défunt, très cas celui d’un esprit libre, délivré de
que par leurs échanges par textos. Leurs mal en point, réclame son fils. Voilà la préoccupation de plaire au plus
liens se tissent avec humour et allé- notre usurpateur en Lorraine an- grand nombre. Simon Bentolila
gresse, mais, alors que la grâce opère, nexée, au chevet de cette veuve qui LES RÊVEUSES, Frédéric Verger,
l’homme reste désespérément invisible, simule l’agonie. Celle-ci décèle éd. Folio, 512 p., 8,40 €.
situation familière du désir stimulé par
le manque, qui trouve à l’heure des re-
lations numériques à distance une puis-
sante actualité. Frédérique Deghelt Helen Zahavi
Avec les SMS qui rendent l’autre pré-
sent au quotidien dans son absence
même, rien n’arrête plus les chimères
Semi-conducteur La prédatrice
de l’imagination amoureuse, rien ne ré-
gule plus le fantasme, aucun principe « Je suis né avec ma Pour ne plus subir
de réalité ne vient contredire la parole propre guerre à mener l’oppression masculine
du don Juan : la passion n’a plus de contre les hommes et guettant les femmes à
terme que sa solitaire folie. Ainsi de leur fâcheuse tendance chaque coin de rue,
l’héroïne, peu à peu entraînée vers le à ne pas vouloir d’un Bella inverse les rôles et
délire interprétatif et la dépression. être différent », com- décide d’éliminer tous
Avec Brillante, son précédent roman, mence Luis, hémiplé- les prédateurs sexuels.
Stéphanie Dupays avait déjà traité le gique et chef d’orchestre. Au soir de Paru en 1991, ce roman noir ultra-
thème de l’invisibilisation, cette fois-ci sa vie, il se raconte à une jeune jour- violent n’a sûrement pas été écrit pour
au travail, à l’heure du capitalisme naliste qui voit en lui un modèle de procurer du plaisir, mais pour cho-
créatif. Par ce roman psychologique résilience. Lorsque, adolescent, un quer le lecteur saisi par le col. Il est à
parfait, elle renoue avec la question de joueur de bandonéon le prit sous son lire à travers le prisme actuel de #Me-
la déréalisation avec une justesse et une aile, ce fut pour lui une seconde nais- Too. Pour l’anecdote, la Chambre
élégance confondantes, en trouvant sance. Un texte envoûtant, d’une em- des lords avait demandé son interdic-
dans la question du virtuel une manière pathie telle que l’on peine à croire le tion pour immoralisme. S. B.
d’interroger notre inconsolable désir de personnage tout à fait fictif. S. B.
DIRTY WEEK-END, Helen Zahavi,
présence. Alexandre Gefen LIBERTANGO, Frédérique Deghelt, traduit de l’anglais par Jean Esch,
COMME ELLE L’IMAGINE, Stéphanie éd. Babel, 402 p., 9,70 €. éd. Libretto, 212 p., 8,90 €.
Dupays, éd. Mercure de France, 168 p., 16 €.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 65


sursauts
Sonia Chiambretto
come-back
Haut les mots ! Mario Vargas Llosa,
un retour en fiction 
À l’heure où les techniques de maintien de l’ordre et certains comportements  Le Péruvien Mario
Vargas Llosa prépare
policiers sont interrogés, ce livre poétique rétablit, par la parole, certaines bases. un nouveau roman.
L’information, qui
nous vient de la rue
Gallimard, n’est pas
près la fable ur-

a baine de Kate
Tempest (Les
Nouveaux An-
ciens), la collection « Des
anodine : après la
parution de l’excellent
Aux Cinq Rues, Lima
en 2017, le Nobel avait
annoncé qu’il arrêtait

ROBERT DEYRAIL/GAMMA-RAPHO
d’écrire de la fiction.
écrits pour la parole » des Cela pouvait
éditions de L’Arche publie la se comprendre – il a
dramaturge Sonia Chiam- aujourd’hui 83 ans –,
bretto, qui fait des sirènes de mais nous consternait
la police française le fond – cet auteur a donné
tant de grands livres,
sonore d’une expérience de Conversation à La
singulière de lecture et Cathédrale à Pantaleón
Les violences policières refont débat depuis le mouvement des gilets jaunes.
d’écriture. POLICES ! est et les Visiteuses.
une traversée dans l’univers anciennes où les corps des une tendresse inquiète En attendant, les
des « justes » et des « pas civils et des agents ont été – transmise par le caractère impatients pourront se
jeter sur deux inédits
justes », d’abord à Saint- éprouvés, parfois dans la naïf des premiers témoi- récents. Le premier,
Ouen dans un foyer « de pire des violences. L’auteur gnages. « Vous est-il déjà ar- L’Atelier du roman, est
l’enfance et de l’adoles- traduit des cas d’interpella- rivé que la police vous ac- un passionnant recueil
cence », puis dans une école tion et de manifestation, et cuse de voler votre propre d’entretiens menés
de police. Des témoignages leurs simulations pendant voiture ? » Marie Fouquet par Rubén Gallo,
professeur à l’université
recueillis dans un quartier les entraînements des jeunes de Princeton.
souvent confronté aux uni- recrues, avec de l’humour Le deuxième est
formes bleus et des retrans- – le jeu typographique y POLICES ! la traduction
Sonia de la pièce Les Contes
criptions de reportages participe largement –, du Chiambretto,
tournés dans les rangs des cynisme et de l’ironie – dans de la peste, qui lui
éd. L’Arche,
a été inspirée
forces de l’ordre sont mêlés l’absurdité de certains dia- 96 p., 13 €.
par Le Décaméron
à des extraits d’archives plus logues ou monologues –, et de Boccace. A. B.

Autobiographie
Goliarda Sapienza, au fil des jours
« Un grand livre est un La romancière les compose passionnée, désireuse de
ami qui ne trahit pas. » L’Ita- au lendemain de son chef- « mourir avec des yeux ju-
lienne Goliarda Sapienza l’a d’œuvre. Au bord de la dé- véniles qui vous rappellent
prouvé dans la saga L’Art de pression, elle s’accroche à ce que la vie continue ».
la joie. Elle le démontre avec mât ultralucide. Il est Kerenn Elkaïm
RINO BIANCHI/ROSEBUD2/LEEMAGE

les carnets qu’elle a tenus du- « temps de souffrir, temps


rant vingt ans. Voici un de jouir, temps de lire le
condensé de ce « chemin de passé comme sur un ma- CARNETS,
Goliarda
vie ». L’éditeur se dit « ému nuscrit jauni ». Et de s’in- Sapienza,
par le courage et la volonté terroger sur l’écriture. Une éd. du Tripode,
de vérité qui jaillissent de ces traversée bouleversante, ré- 478 p., 25 €.
notes journalières ». vélant une personnalité
66 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
la chronique
cinéma
d’Hervé Aubron
L’écrivain entretient

u
HERVE BOUTET/DIVERGENCE
n an après
sa présentation au
précédent Festival
de Cannes,
Le Livre d’image de Jean-Luc Godard
est enfin visible par tous, en streaming
Christophe Miossec. sur le site d’Arte. Ce mode de diffusion
n’est pas incongru, tant ce nouveau film
s’apparente à un message crypté,
Christophe Miossec chuchoté en voix off par le cinéaste.

Que lisez-vous ? Godard y retrouve la caverne des


Histoire(s) du cinéma (1988-1998).
Entre oracle et DJ fou, entre riffs
Le chanteur et musicien nous livre ses secrets et scratchs, le cinéaste y malaxait
de lecture et ses inspirations littéraires. Entretien. et sculptait des bribes de textes
et de musiques, de films et de tableaux.
Il était déjà dans le streaming, dans
Quel est l’écrivain qui vous d’une grande justesse. Il y a eu aussi le flux : pas seulement celui de son
a donné envie de vous intéresser Paul Léautaud, désopilant de mé- cerveau, mais celui de tout un siècle.
à la littérature ? chanceté. Je me suis initié au style Seule manière pour lui de saisir le
Miossec. – Si je devais n’en retenir littéraire de l’auteur avec Le Fléau, grandiose incendie du cinéma, mais
qu’un, ce serait l’écrivain américain une relation amoureuse mordante aussi son aveuglement devant les
Jack Kerouac. C’est lui qui m’a et caustique décrite par un écrivain camps nazis. Le cinéma était-il donc
donné envie de me plonger dans la érotomane et paranoïaque. Rien que condamné, et les Histoire(s) étaient-
littérature. En plus, Kerouac est bre- le titre, ça donne une idée du elles son tombeau ? La pythie n’était pas
ton d’origine du côté de son père. contenu. J’ai beaucoup apprécié, à si unanime, d’autant que les aveugles
Il l’évoque dans son roman Satori à une époque, le panache et l’inso- peuvent devenir devins. Et voyez, vingt
Paris. Quand j’ai lu pour la première lence dans les romans de Roger Ni- ans plus tard, d’autres éclairs surgissent
mier, notamment dans Les Épées ou dans le noir. Le dernier chapitre
Le Hussard bleu. du film, dont le titre est une antiphrase
Jack Kerouac Vos livres de chevet du moment ?  (« Heureuse Arabie »), augure encore
m’a donné envie de Limonov, que je trouve très réussi ; d’un aveuglement, d’autres horreurs
me plonger dans Emmanuel Carrère a de vraies pro- éludées. Nouveau procès des icônes ?
positions littéraires. Il y a quelques Ce Livre les brutalise, les guillotine,
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE

la littérature. jours, j’ai d’acheté Sérotonine de les fait saigner aussi. Tout cela vibre
Michel Houellebecq. Je l’ai rencon- encore pourtant. Godard demeure ce
fois Sur la route, je me suis tout de tré avec Extension du domaine de la drôle de vandale amoureux, sacrant et
suite attaché aux personnages de Sal lutte et, depuis, je suis resté fidèle. détruisant à la fois. Il annonce que son
Paradise et Dean Moriarty. Le style Je trouve sa poésie sensationnelle, à film se déploiera comme les cinq doigts
de Kerouac est dense, intense, sa la fois ludique et grave, vertigineuse de la main. Mais avons-nous encore
prose spontanée. et totalement décomplexée. des mains ? Godard plonge les siennes
Vos premiers chocs littéraires ? Propos recueillis par Philippe Langlest dans les ténèbres et frotte les images
J’ai vécu ma première grande comme des silex, à défaut de les bénir
émotion littéraire avec Le Démon de sans condition. L
Hubert Selby Jr., où le personnage
Harry White, un jeune Américain À ÉCOUTER LE LIVRE D’IMAGE,
à qui tout réussit, est rattrapé par ses un film de Jean-Luc Godard,
en streaming sur Arte + 7,
pulsions meurtrières. Selby est un LES RESCAPÉS,
jusqu’au 22 juin.
grand romancier. Son écriture, très Miossec,
Columbia/Sony Music.,
immédiate, est à la fois simple et tra- 17,99 €.
vaillée, avec un rapport au monde
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 67
non-fiction
    Chef-d’œuvre     Grand livre     Bon livre     À voir     Dispensable

PHILIPPE MATSAS/OPALE/LEEMAGEW
Bret Easton Ellis, écrivain emblématique de la génération X.

DIATRIBE Quelle mouche l’a donc piqué pour


Bret Easton Ellis qu’il sorte de sa neutralité esthétique et
parte en guerre contre son époque, à

L’amoral de l’histoire
travers un essai intitulé White, qui res-
semble parfois à la complainte solitaire
d’un vieux punk égaré dans un monde
de dames patronnesses ?
Certes, on ne peut durablement in-
Contempteur de la déliquescence des années 1980 et carner l’air du temps – et il est logique
1990, l’auteur de Moins que zéro revient avec un essai sur que l’écrivain, après avoir épousé les
l’actuelle bien-pensance sous antidépresseurs. thèmes et les esthétiques de deux dé-
cennies, divorce des suivantes et leur
Par Alexis Brocas dise leur fait comme au tribunal. Mais,
à lire White, le malaise est plus pro-
fond. Nous savions que Bret Easton El-
On pensait que rien perdus, et pervers par ennui ? N’avait-il lis ne respectait pas grand-chose – à
de ce qui était humain ne pas persisté en assimilant l’avidité des part la liberté d’expression qui lui per-
pouvait révolter l’Améri- financiers des années 1990 au désir car- mettait d’afficher son irrespect et
cain Bret Easton Ellis : nassier d’un tueur en série dans Ameri- d’écrire les orgies sanglantes d’Ameri-
n’avait-il pas embrassé can Psycho ? Doté d’un style faussement can Psycho ou les explosions de chien
toute la déliquescence neutre et réellement sarcastique capable de Lunar Park. Or White se présente
morale des années 1980 de tout mettre à distance, Bret Easton comme une défense de cette liberté
    pour en concentrer l’es- Ellis semblait voué à chroniquer les ex- d’expression – jusque dans ses formes
sence dans son premier roman, Moins cès de chaque décennie en se gardant les plus offensantes – dans une époque
que zéro, peuplé d’adolescents solvables, de tout jugement ouvert – sa griffe. portée sur la victimisation et affligée
68 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
d’un terrible esprit de sérieux. À l’in- de conduite se produisant de temps à
propre aristocratie de vedettes – c’est là
verse, le texte se révèle souvent très d’où vient Trump, idole de Patrick autre seulement, pas toujours, et pro-
drôle, comme lorsque l’auteur conseille Bateman, le héros d’American Psycho. bablement exacerbés par les médica-
aux riches progressistes qui vivent Et c’est là d’où vient Ellis, dont les ments dont les gens de cet âge ont été
comme une tragédie personnelle l’élec- œuvres ont exploré le hiatus entre la bourrés depuis l’enfance par des mères
tion de Donald Trump d’aller acheter surface de ce monde – clinquante et et des pères hélicoptères, surprotec-
des antidépresseurs ou d’en parler à un pleine de nobles intentions – et le teurs, scannant tous leurs mouve-
spécialiste, et de « surmonter ça, bor- magma de désirs sombres et grouillants ments ». L’écrivain ne prétend à aucune
del ». Il se révèle aussi touchant – lors- en dessous. Puis il y eut le « post-Em- expertise, mais, comme il vit avec un
qu’il décrit sa propre enfance typique pire », quand les valeurs des contesta- « millénial » et revendique « le droit de
des années 1970-1980, quand la mode taires progressistes et pro-minorités livrer des jugements à l’emporte-pièce »,
parentale était à la négligence, et que d’autrefois devinrent dominantes. En pourquoi retiendrait-il son avis ?
l’on laissait les enfants grandir sans naquit une idéologie, qu’Ellis appelle Le système théorique d’Ellis l’en-
guide dans un monde adulte matéria- ferme parfois dans des contradictions.
« l’entreprise ». C’est l’entreprise qui in-
liste et plein de cocaïne. cite à juger les œuvres selon leur idéo-Il raconte comment il s’est servi du ré-
seau Twitter pour livrer des provoca-
logie et non leur esthétique. L’entreprise
RÉGRESSION tions inspirées par la téquila – comme
qui pousse les gens à s’étaler sur les ré-
Bret Easton Ellis apparaît souvent nos- seaux sociaux tout en cachant ce qui lorsqu’il se félicitait de la mort de Sa-
talgique, comme lorsqu’il note que pourrait choquer – comme de vulgaires linger ou jugeait la réalisatrice Kathe-
l’avènement du virtuel a signé la fin starlettes en interview – et noie tout rine Bigelow « surestimée parce que
d’un certain désir – celui qui vous dans des images sentimentales gro- femme ». Il s’étonne des réactions ou-
poussait à vous rendre à la librairie le tesques. C’est l’entreprise qui affirme trées qui ont suivi et de la façon dont
jour de la sortie du livre de votre auteur que, si l’écrivain David Foster Wallace ses contradicteurs l’identifiaient à ses
préféré, ou à manigancer pour obtenir provocations – et en profite pour rap-
s’est tué, c’est qu’il était trop sensible
de la pornographie avant l’âge. Le texte pour ce monde, ou que le film Moon- peler que, une œuvre et un artiste, ce
parle beaucoup de cinéma, et de la light est un chef-d’œuvre car son héros n’est pas la même chose. D’accord,
crainte des acteurs de n’offenser per- est noir et homosexuel. C’est l’entre- mais, dans ce cas, pourquoi réagit-il si
sonne, qui se serait étendue à la popu- prise, enfin, qui refuse la distinction vivement à ses adversaires virtuels ?
lation entière. White livre aussi quelques élémentaire entre l’artiste et l’œuvre :Pourquoi paraît-il personnellement
éclaircissements sur la littérature de son montrer des salauds en action sans le touché par leur bêtise bien-pensante ?
auteur – ceux qui le prennent pour un filtre d’un ostensible jugement moral, On aurait envie de lui donner le conseil
moraliste caché y trouveront de nou- c’est courir le risque aujourd’hui d’y qu’il adresse à tour de pages : surmonte
veaux arguments. Enfin, comme an- être assimilé. On comprend que l’écri- ça. « Live with it », comme on dit chez
noncé, le livre est bien une machine de vain peste contre cette régression toi. Ne te définis-tu pas comme un li-
guerre contre une certaine idéologie de – même s’il a cultivé l’ambiguïté auto- béral d’autrefois, donc quelqu’un ca-
l’époque : celle qui, d’un côté, trans- biographique dans bien des romans, pable de tout recevoir ? D’un autre côté,
forme les victimes en héros et les ho- il est heureux de le voir s’emporter
mosexuels en « bébés pandas » que Un vieux punk égaré contre les 200 auteurs américains
l’on érige en icône d’une cause plu- qui tentèrent d’empêcher qu’une ré-
tôt qu’en êtres humains responsables dans un monde de dames compense célébrant la liberté d’ex-
et pleins de contradictions, et qui, patronnesses. pression soit décernée à Charlie
d’un autre côté, caricature en Hebdo après les attentats, au motif
« troll » tout être humain affichant un comme Lunar Park, autofiction mâti- que le journal aurait diffusé « un
soupçon de négativité. née de fantastique à la Stephen King. contenu qui intensifie les sentiments
Plus surprenant – considérant la Et on comprend ses « énormes généra- anti-islamiques et anti-arabes, déjà ré-
forme de l’ouvrage, qui rassemble des lisations » (c’est lui qui le dit) sur la gé- pandus dans le monde occidental ».
articles écrits à différentes époques –, le nération née avec Internet. Pour lui, la liberté d’expression est to-
romancier s’y révèle en théoricien cohé- Bret Easton Ellis pointe « l’hypersen- tale ou n’est pas. Dès lors qu’on com-
rent, qui a développé une vision sibilité des milléniaux, leur sentiment mence à la limiter, au nom de la défense
construite de la modernité et a établi d’avoir droit à tout, leur insistance sur des minorités ou pour d’autres motifs,
une nomenclature spécifique. Au com- le fait qu’ils avaient toujours raison en on entre « dans une pièce très sombre
mencement du monde d’Ellis, c’est-à- dépit de la preuve parfois écrasante du dans la grande entreprise, depuis la-
dire à la fin des années 1970, il y avait contraire, leur éventuelle incapacité à quelle il est vraiment impossible de
donc « l’Empire », cette Amérique rea- replacer les choses dans leur contexte, s’échapper ». Il nous aura prévenus. L
ganienne triomphante qui écrasait la leur tendance tantôt à surréagir, tantôt WHITE, Bret Easton Ellis,
planète de sa puissance financière, mi- à afficher une positivité passive agres- traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina,
litaire et culturelle et fabriquait sa sive – entre parenthèses, tous ces écarts éd. Robert Laffont, 312 p., 21,50 €.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 69


non-fiction

PHILOSOPHIE l’une des définitions subjectives du


Maxime Rovere et Jean-François Marmion con ». Ce n’est pas lui qu’il faut chan-
ger, mais soi-même, ou l’agencement
Espèces de cons dans lequel s’inscrivent les intéressés :
« La connerie des autres doit donc im-
médiatement être comprise comme
une occasion favorable, nécessaire,
Ils sont partout, résistent à tout, même à la taxinomie. opportune, à votre propre développe-
Deux ouvrages tentent de les définir, en évitant ment moral. » Même son de cloche
un surplomb qui les rangerait dans leur catégorie. chez certains psychologues comme
Stacey Callahan, qui évoque des
« avantages liés aux conneries ».
Dure tâche que de parler qui se produit systématique- Tout va donc pour le mieux dans le
des cons : dissertez intelligem- ment » défendue par Yves- pire des mondes : les cons sont là, ils
ment sur la question et voilà Alexandre Thalmann permet « préfèrent détruire », « gouvernent »,
que vous vous éloignez du su- de trouver un terrain d’entente « se multiplient » et « gagnent tou-
jet en planant dans les hautes entre philosophie et psycholo- jours », selon Maxime Rovere. On ne
sphères de la pensée ; entrez en gie : il n’y a pas de cons en soi, peut échapper à cette réalité. Bonne
contact avec un de ces spéci- mais des cons malgré eux. nouvelle : ce perfectionnement n’est
mens et voilà qu’il vous en-     Découle de cette idée un im- pas uniquement individuel, mais
traîne fatalement vers sa bêtise. pératif moral pour le non-con : peut être collectif. Faisant écho – in-
Autant chercher la quadrature ne pas enfoncer le con dans sa volontairement – aux gilets jaunes, le
du cercle – vicieux, qui plus connerie sans quoi vous le rejoi- philosophe évoque combien « la pos-
est. On peut néanmoins ap- gnez immédiatement en tour- ture de révolte » contre la « connerie
prendre à « faire avec » en com- nant le dos aux valeurs que structurelle » des institutions pu-
pagnie du philosophe (et colla- vous estimiez défendre puisque bliques et de l’État (forcément tou-
borateur du Nouveau Magazine     ce rustre les bafouait. Mais le jours en retard sur l’évolution de la
littéraire) Maxime Rovere, terrain est, là aussi, savonneux : société) est « indispensable à la démo-
dans son traité d’éthique Que faire ce que Maxime Rovere appelle un cratie ». Pierre-Édouard Peillon
des cons ?. Ou alors faire l’inventaire « sursaut » n’octroie pas le droit de
des ressorts de la connerie (ils sont brandir un totem de valeurs absolues QUE FAIRE DES CONS ?
Maxime Rovere, éd. Flammarion, 204 p., 12 €.
nombreux) dans l’ouvrage collectif devant lequel le con n’aurait plus qu’à PSYCHOLOGIE DE LA CONNERIE,
dirigé par Jean-François Marmion se prosterner. Car « considérer son Jean-François Marmion (dir.),
Psychologie de la connerie. propre avis comme un absolu, c’est éd. Sciences humaines, 378 p., 18 €.
Qui sont-ils, ces cons ? Première
« Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît » (Les Tontons flingueurs, 1963).
tâche ardue pour la philosophie qui
« travaille par concepts, et non par
personnages », comme nous avertit
Maxime Rovere. Premier paradoxe :
« Du point de vue d’une intelligence
pure, les cons n’existent pas. Le par-
fait Sage, le Dieu des philosophes,
lorsqu’il contemple le monde, n’y voit
des cons nulle part. » Produits par des
GAUMONT DISTRIBUTION/CORONA FILM/DILTZ/RUE DES ARCHIVES

situations, les cons n’existent pas « au


sens où il existe des autruches et des
hêtres pourpres ». La psychiatrie, elle,
rechigne traditionnellement moins
devant la taxinomie. Cela donne une
« typologie des cons » établie par
Jean-François Dortier dans la somme
collective. Arriéré, beauf, débile, zin-
zin, etc., sont épinglés comme des in-
sectes par un naturaliste plus soucieux
de figer ces drôles de bêtes que de les
observer dans leur milieu naturel.
L’idée d’une « erreur de raisonnement
70 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
FÉMINISME DYSTOPIE HISTOIRE LITTÉRAIRE
Françoise Vergès Cécile Wajsbrot Thierry Laget
Où sont les femmes ? Paris perdu Hors de prix
Une critique féroce d’un féminisme Le passé, voilà l’ennemi, L’attribution du Goncourt
occidental autocentré où tout prêchent les tenants d’une société à Proust en 1919 lui valut
le monde en prend pour son grade. sans avenir. une volée de bois vert.
La « Femme » n’a ja- « Je viens d’un « L’académie Gon-
mais existé, le fémi- monde où quelque court a couronné un ro-
nisme non plus, et en- chose a dérapé. Où un man dont l’immensité
core moins la solidarité tournant a été mal pris. confuse est une grave
des opprimé·e·s. Avec Si je pouvais retourner épreuve pour le lecteur le
une sorte de cruauté qui en arrière, je ne saurais plus courageux », écrivit
    vient de son intelligence     pas repérer le carrefour  en 1919 Francis Carco,
et avec une forme de où les choses se sont en- lors de l’attribution du
désespoir qui s’associe à ses remar- gagées dans la mauvaise direction. » prix des prix à Marcel Proust, pour À
quables efforts pour comprendre où Trop tard : on ne réécrit pas l’histoire. l’ombre des jeunes filles en fleurs. À lire
aller, Françoise Vergès se livre à une Ou plutôt si, a fortiori dans Destruc- le récit alerte de Thierry Laget, on se
critique acerbe de ce qu’elle appelle tion, le récit de Cécile Wajsbrot, dit que l’auteur de Jésus-la-Caille sut
tantôt « un féminisme blanc et impé- puisqu’il s’agit d’une dystopie, de faire preuve de modération dans sa dé-
rialiste », tantôt un « féminisme civi- l’avènement imaginé d’un monde que testation. Un torrent d’articles injurieux
lisationnel ». Selon elle, loin d’être personne n’a voulu et que chacun a ac- a accueilli le triomphe d’un écrivain
une forme de résistance à de nou- cepté, reclus dans le confort de son in- dont la prose exigeante et l’âge (il ap-
veaux dangers (islamisme…), le mou- différence. Quel est-il, ce monde nou- prochait de la cinquantaine) contreve-
vement de libération des femmes veau ? Une société aux mains de naient aux vœux du fondateur, Ed-
européennes a, depuis toujours, im- gouvernants aux objectifs nébuleux, mond de Goncourt. Celui-ci spécifiait
pliqué l’exclusion des « autres » (es- dont la confiance en l’avenir est telle que la récompense devait aller « à la jeu-
claves, colonisés, etc.). que, du passé, ils font table rase. nesse », et tant qu’à faire à un auteur
Depuis longtemps, il s’associe à des Tout regard en arrière est en voie nécessiteux, ce qui n’était pas le cas de
formes d’intervention impérialiste et d’extinction, mettant en pratique le Proust. Surtout, on ne l’avait pas vu sur
d’exploitation capitaliste, mais aussi à vers de Baudelaire : « La forme d’une le front, à l’inverse de son concurrent,
toutes les stratégies possibles et imagi- ville change plus vite, hélas ! que le Roland Dorgelès, dont Les Croix de bois
nables d’invisibilisation des femmes cœur d’un mortel. » Même les dé- avaient enflammé les patriotes.
noires, indigènes, maghrébines, qui funts sont priés de se faire oublier : Qu’importe : Proust bénéficiait entre
n’ont pourtant jamais cessé de prendre « Pas de noms sur les tombes, plus de autres du soutien de Léon Daudet, « le
part à l’histoire. Autour de cet axe, tombes, des cendres dispersées dans plus réactionnaire des écrivains », ainsi
Françoise Vergès tire tous azimuts, à la l’anonymat. » qu’il aimait à se qualifier. Dorgelès se
fois sur l’historiographie du féminisme Dans la prose lancinante, hypno- montra, par plumes interposées, mau-
(les « trois vagues » qui en marquent tique dont elle est coutumière (Le vais perdant, même s’il se consola avec
traditionnellement les étapes masquent Bruit du temps ressort un précédent le prix de La Vie heureuse (le futur Fe-
la continuité des luttes émancipatrices roman en poche, Memorial), Cécile mina). Proust n’a pas manqué de poin-
et des existences émancipées), sur les Wajsbrot arpente un Paris en voie de ter avec une délicieuse perfidie les
programmes humanitaires (leur voca- disparition et un Berlin (où elle vit et manœuvres de son concurrent malheu-
bulaire dépolitise les luttes et contribue travaille) d’après la bataille. Elle reux : « Il a refusé La Vie heureuse en
à de nouvelles oppressions), et sur les scande son récit de dialogues dont on disant qu’il ne voulait que du prix Gon-
féministes les plus contemporaines. ne sait s’ils relèvent d’une conversa- court, s’est précipité sur les Dames heu-
Oui, tout le monde en prend pour son tion ou de l’endophasie. Si cette em- reuses dès qu’il a eu manqué le prix
grade, mais surtout tout le monde prise étatique se finit moins mal Goncourt et aussitôt qu’il a obtenu le
trouve à y affûter sa compréhension des qu’on ne pouvait le supposer, on au- prix de La Vie heureuse, il s’est fait in-
choses et à étendre ses horizons – quitte rait tort de se réjouir trop vite : les ré- terviewer par Le Petit Parisien et a dé-
à rester saisi·e par les terribles effets re- sistants vainqueurs ne seraient-ils pas claré qu’il était heureux de ne pas avoir
tours des libertés mal comprises. une nouvelle mutation d’un pouvoir eu le prix Goncourt ! » A. D.
Maxime Rovere caméléon ? Alain Dreyfus
PROUST, PRIX GONCOURT.
UN FÉMINISME DÉCOLONIAL, DESTRUCTION, Cécile Wajsbrot, UNE ÉMEUTE LITTÉRAIRE,
Françoise Vergès, éd. La Fabrique, 152 p., 12 €. éd. Le Bruit du temps, 220 p., 19 €. Thierry Laget, éd. Gallimard, 262 p., 19,50 €.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 71


non-fiction

VOYAGE
Benoît Heimermann
Combien de marins
En photos et en textes,
un recueil avec équipage de plumes
bien trempées.
Cent portraits de
grands navigateurs ou
de marins remar-
quables, rédigés par
des journalistes de re-
ALAMY/PHOTO12

nom et par des écri-


    vains à forte inclina-
tion marine. Aux
côtés des vedettes – Alain Colas, Les Gorbals, quartier de Glasgow où le chômage atteignait 38 % au début des années 1990.
Charlie Barr ou Isabelle Autissier –,
vous y trouverez des choix moins at- REPORTAGE
tendus, comme ce portrait de Donald
Crowhurst, dont le destin tragique et Darren McGarvey
pitoyable est aussi romanesque que les
exploits des précités. Ou encore cette
évocation de Jules Verne en marin du
Les zéros sont fatigués
dimanche, signée Laurent Joffrin. Ou
le portrait de Guy de Maupassant, Corps et cœurs brisés : l’argent ne fait pas le
dans lequel Laurent Charpentier nous bonheur, en manquer n’est pas un gage de félicité.
rappelle qu’il posséda plusieurs na- Plongée chez les naufragés à l’heure du Brexit.
vires, dont deux Bel-Ami. Plus atten-
dus, le texte très personnel et tou-
chant que livre Michel Le Bris sur Darren McGarvey le système est manipulé en leur dé-
Conrad – accompagné d’une photo est un rappeur connu faveur, que toute tentative pour s’in-
sidérante du clipper Torrens après un sous le nom de Loki. Il surger ou bousculer les choses est
choc avec un iceberg –, ou bien celui a grandi dans les quar- vaine, que les décisions qui influent
sur Jack London centré sur ses aven- tiers les plus pauvres de sur leur vie sont prises par un groupe
tures à bord du Snark… Glasgow, là où, dit-il, d’inconnus dans les coulisses qui ne
Les photos sont superbes, tirées en     l’espérance de vie d’un leur disent pas tout. » Complotisme ?
très grand format – quel choc, ce gros homme ne dépasse pas McGarvey note simplement que, de
plan sur le visage de London ! –, et les 54 ans. Son livre – Fauchés – est un tout cela, les pauvres « sont intime-
textes souvent très inspirés. Queffélec mélange d’essai, de témoignage et de ment persuadés » et qu’« ils n’ont pas
évoque en familier et en voisin un reportage. Il a reçu le prix Orwell tort ». « C’est réellement ce qui se
Kersauson qu’il connaît bien ; David 2018. Plus que la récompense, c’est le passe » : cette phrase, il la renvoie au
Vann raconte avec de respectueuses patronage qui, ici, importe. visage d’une petite bourgeoisie pro-
pincettes son amitié avec Stan Honey, Avec Orwell, Darren McGarvey gressiste – ou révolutionnaire, peu
marin expert et cependant marin mo- partage ce talent rare de dire le vrai importe – qui, par son discours, dé-
deste, avec qui il navigua ; Olivier Fré- sans se payer de mots, d’aller tout possède encore davantage ceux qui,
bourg raconte Hemingway (et son droit au plus dur sans céder au pa- comme dirait l’autre, ne sont déjà
propre séjour sur la frégate Ventôse en thos, de dénoncer l’indécence sans « rien ». McGarvey parle du Brexit,
compagnie de Sylvain Tesson)… rien abandonner à l’obscénité. C’est des quartiers et de leur sécession. On
Chacun de ces portraits est une fe- en ce sens que Fauchés prend toute le lit en pensant à ces « invisibles » de
nêtre ouverte sur un mode d’exis- sa dimension et passe de la monogra- notre république qui se sont mis en
tence qui confine au rêve. Les océans phie à l’universel. Ces pauvres dont jaune pour qu’au moins on les voie.
sont cartographiés, mais l’aventure l’unique destin est de le rester, l’au- François Bazin
est infinie. Jean Hurtin teur les définit par « le stress » qui FAUCHÉS. VIVRE ET MOURIR PAUVRE,
CENT MARINS, Benoît Heimermann (dir.), brise leur corps et abîme leur esprit. Darren McGarvey, traduit de l’anglais par
éd. Paulsen, 528 p., 99 €. « Ils sont convaincus, ajoute-il, que Madeleine Nasalik, éd. Autrement, 334 p., 19,90 €.

72 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


ÉCONOMIE HISTOIRE PHILOSOPHIE
Jacques Mistral Alessandro Manzoni Colas Duflo
Art d’éco Peste judiciaire Libertins chéris
Les économistes sont rarement Réédition d’un chef-d’œuvre du Un essai excitant sur les apports
infaillibles, mais ils offrent XIX e
siècle italien et dénonciation de la littérature pornographique
de précieux outils conceptuels. d’une justice léonine. au Siècle des lumières.
Parce que, entre Lecture obligée pour Loin d’être un di-
autres ratés, elle n’a pas su les élèves italiens, His- vertissement sensuel ou
anticiper notre crise ac- toire de la colonne infâme une provocation, la por-
tuelle ni lui apporter de est en France un titre nographie littéraire est
solution, l’économie en confidentiel du grand ro- au cœur de la réflexion
tant que discipline passe, ma ncier ita lien du ph i lo s oph iqu e du
 aux yeux de l’opinion,  XIX siècle, Alessandro     XVIII siècle, avance Co-
e e

pour une non-science, des Manzoni. Une nouvelle las Duflo, professeur à
discours faussement objectifs mus par traduction, toute en équilibre entre l’université de Nanterre, en se pen-
des partis pris politiques. Jacques Mis- modernisation et maintien de chant sur un très vaste corpus, de Thé-
tral s’inscrit en faux contre ce jugement. quelques archaïsmes, devrait offrir rèse philosophe aux Bijoux indiscrets.
Distinguant, comme Schumpeter une nouvelle jeunesse à cet étonnant « Ces livres que l’on ne lit que d’une
avant lui, l’apport « analytique » des essai. Étonnant dans sa conception main », pour reprendre le titre d’un
doctrines économiques de leur base même puisqu’il fut à l’origine conçu essai précurseur de Jean-Marie Gou-
idéologique, il soutient qu’il y a bien eu comme une piste de travail en vue lemot en 1994, seraient riches de
un progrès de la pensée en économie, d’intégrer Les Fiancés, l’œuvre phare questionnements et d’enjeux idéolo-
une élucidation graduelle et cumula- d’Alessandro Manzoni. Finalement, giques que leur hardiesse ne doit pas
tive de ses mécanismes. En découlent l’appendice s’est émancipé de ce ro- cacher : à l’heure des « Lumières hé-
des chapitres éclairants sur Adam man historique afin de rompre, aux térodoxes », alors que le roman subit
Smith et Léon Walras. Autres que des yeux d’Éric Vuillard, qui signe la pré- à la fois un immense engouement et
apologues du capitalisme, les fonda- face de cette édition, « avec un roman- la censure, pour Colas Duflo, la phi-
teurs du libéralisme auraient élaboré tisme impuissant ». « La situation po- losophie expérimentale déployée par
des outils conceptuels devenus des « ac- litique italienne », alors que le la pornographie a contribué de ma-
quis » de la réflexion. Mais sont-ils com- Risorgimento commence à se profiler, nière déterminante à la laïcisation des
patibles avec les visions, différentes, de « requiert un rapport à la réalité plus débats moraux.
Marx et de Keynes ? vif, plus contraignant ». Faisant volontiers disserter ses per-
Si le recensement des thèses de Histoire de la colonne infâme cherche sonnages sur des questions théoriques,
Keynes est parfait, celui sur Marx dé- à démêler la responsabilité, au du matérialisme à l’intolérance reli-
çoit, tant sur sa théorie de la valeur, XVIIe siècle, des juges qui condamnèrent gieuse (pensons à la Juliette philo-
que Jacques Mistral rejette mais qui à d’atroces souffrances deux hommes sophe de Sade), le roman pornogra-
reste une source de questions fertiles, accusés d’avoir barbouillé de poisons phique mène allégrement une
que sur son approche économique, so- des murs à Milan dans le prétendu recherche sur la variété des formes de
ciale et politique, de nos sociétés, qu’il but d’accroître l’épidémie de peste. vies à travers la richesse des formes de
ne commente guère. L’économiste Pour Manzoni, le contexte juridique sexualité et propose des expériences
conclut son enquête sur une touche n’excuse pas les méthodes et le verdict de pensée sur les normes morales, la
sombre : il manque, écrit-il, une théo- des juges. Montrant les marges de question de l’inceste ou celle des en-
rie qui ouvre les portes du monde qui manœuvre dont ils bénéficiaient, fants sauvages. L’éthique moderne naît
surgit. Mais, sceptique sur la possibi- l’écrivain dévoile « à quelle ruse misé- aux marges des discours officiels, du
lité d’un paradigme, plus adapté, de rable durent recourir ces seigneurs ». côté des romans libertins et de la lit-
l’économie, il n’en donne aucune Une manière de rappeler que, quand térature clandestine. Elle nous rappelle
piste. C’est dommage : malgré ses li- les dirigeants font « ce qu’ils peuvent » que nos amis américains ont depuis
mites, sa belle Science de la richesse en face aux grands enjeux contempo- longtemps constitué une discipline
apparaît comme une utile exploration rains, ils font surtout ce qu’ils veulent. nommée porn studies, qui nous sera
préparatoire. Patrice Bollon Pierre-Édouard Peillon peut-être d’une certaine actualité à
l’heure où les valeurs de tolérance sont
LA SCIENCE DE LA RICHESSE. ESSAI HISTOIRE DE LA COLONNE INFÂME,
SUR LA CONSTRUCTION DE LA PENSÉE Alessandro Manzoni,
parfois inquiétées. Alexandre Gefen
ÉCONOMIQUE, Jacques Mistral, traduit de l’italien par Christophe Mileschi, PHILOSOPHIE DES PORNOGRAPHES,
éd. Gallimard, 480 p., 24,50 €. éd. Zones sensibles, 160 p., 16 €. Colas Duflo, éd. du Seuil, 308 p., 23 €.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 73


non-fiction

de l’« être » (fondement d’un réel chao-


tique ou flux précisément situé ?).
Vous le voyez venir, « l’absolu » va
sans doute apparaître à l’articulation
réussie de ces deux premiers termes,
dans l’un de ces moments où la science
surpasse ses conditions d’invention…
C’est tout l’inverse. Grâce à son habi-
leté pour déjouer les dualismes, le phi-
losophe apprend à réfléchir sans sé-
parer l’être et la pensée. Car, pour
reprendre l’une de ses formules, « ce
qui est se vit ». Votre lecture, naviguant
entre d’extraordinaires passages en his-
BRUNO LEVY/DIVERGENCES-IMAGES

toire des sciences et des commentaires


des traditions phénoménologiques ou
bouddhistes, vous incitera finalement
à retirer aux spéculations rationnelles
les privilèges que le réalisme spéculatif
voulait lui restituer, pour envisager un
« absolu d’immersion », sans objet, exi-
Michel Bitbol, chercheur en philosophie des sciences, directeur de recherche au CNRS. geant d’être « éprouvé ». Et vous
conclurez peut-être que, plus encore
PHILOSOPHIE qu’il ne s’oppose à Meillassoux, Bitbol
Michel Bitbol en régionalise le discours.
Certes, vous estimerez peut-être
« Essayez donc de aussi que, tout en développant un ré-
gime de pensée relationnel, Bitbol est

sortir de maintenant » lui-même prisonnier d’un régime


d’écriture (malgré un court chapitre
sur la « logique de la réception » !) qui
l’enferme dans des exigences érein-
Habile pour déjouer les dualismes, le philosophe et tantes. Qu’importe. Lui et son adver-
épistémologue apprend à réfléchir au contemporain, saire forment désormais l’épicentre
sans séparer l’être de la pensée. d’un séisme métaphysique qui dé-
montre la vitalité des philosophes
contemporains et leur capacité à inter-
Qu’est-ce que l’ab- rétablir la raison humaine dans son roger en profondeur la place de l’hu-
solu ? Et la pensée peut- ambition de formuler, au-delà des jeux main dans le monde. Quoi d’étonnant
elle y accéder ? Michel de langage et des déterminations socio- à ce que ces questions engagent de
Bitbol répond à ces ques- historiques, la vérité – absolue – sur grandes subtilités, parfois des intui-
tions, où s’expriment le l’être. Porté par une plume capable de tions difficiles à démontrer ? N’allez
renouveau de la méta- mêler la rigueur logique, l’humour po- donc pas gémir sur les quelques efforts
physique et la crise du ra- tache et l’inventivité poétique, le livre qu’il vous reste à faire afin d’assimiler
    tionalisme contempo- de Meillassoux soufflait en métaphy- les conclusions que l’auteur vous livre
rain, par le biais de deux défis, emboîtés sique un air rafraîchissant, car il soute- pour ainsi dire à domicile. « Les thèses
l’un dans l’autre. Le premier tient en nait le paradoxe selon lequel la pensée du se-savoir-être » ne se consomment
une phrase si brève qu’elle a l’aspect pouvait accéder à des objets indépen- pas comme un plateau-télé ; mais, en
d’une énigme zen : « Essayez donc de dants de toute pensée. Eh bien ! Le alimentant la meilleure part de vous,
sortir de maintenant. » Est-ce que tout contrevent construit par Bitbol se ré- elles vous feront sentir combien ceux
ne s’éclaire pas d’un coup ? Alors af- vèle tout aussi stimulant. Ce « réquisi- qui vous disent qu’il n’y a plus de
frontez l’autre défi : lisez le pavé que toire fasciné » refait le chemin d’Après grands penseurs vous mentent. Soit
Michel Bitbol vient de jeter dans le jar- la finitude, en pointe les brèches, puis parce qu’ils ne les comprennent pas,
din des philosophes. s’engouffre dans les percées pour redes- soit parce qu’ils ne prennent même pas
Maintenant la finitude est une ré- siner le paysage. L’enjeu ? Ni plus ni la peine de les lire. Maxime Rovere
ponse à Après la finitude de Quentin moins le statut de la « raison » (fabri- MAINTENANT LA FINITUDE,
Meillassoux, livre qui proposait de cation humaine ou code du réel ?) et Michel Bitbol, éd. Flammarion, 560 p., 27 €.

74 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


poches
POLITIQUE femmes et se bat contre la colonisa-
Louise Michel tion. Déportée dans un bagne de
Nouvelle-Calédonie en 1871, elle ap-
L’ANARCHISTE ET LE POÈTE prend la langue des Canaques, qui
L’icône de la Commune, reléguée en Nouvelle-Calédonie, a écrit ont en métropole la réputation bien
à l’auteur des Misérables. Publication de la correspondance entre établie d’être de dangereux anthro-
un romantique pragmatique et une utopiste exaltée. pophages. Mieux encore, elle devient
leur institutrice et leur alliée lors-
qu’ils se soulèvent contre les Blancs.
n 1850, fera le coup de feu sur les barricades Louise Michel croyait au grand soir.

E
Louise
Michel a
20 ans. Elle
veut être poète. Elle
écrit à son dieu, Victor
de la Commune. Elle connaîtra la
prison, l’exil, et ne cessera de se
confier à Hugo. À travers ces lettres,
se dévoilent le courage et la ténacité
d’une femme dont les multiples en-
Hugo, qui considérait la Commune
comme « une bonne chose mal faite »,
se montrait plus pragmatique. Si leur
correspondance humanise une grande
figure de l’anarchie, elle nous replonge
Hugo. Et Dieu lui ré- gagements font écho aux interroga- en un temps où les poètes partici-
pond ! Cette correspondance, qui se tions qui déchirent la société paient à l’histoire. « Levez-vous tous,
poursuit une trentaine d’années, ré- d’aujourd’hui. les grands chasseurs d’étoiles », écri-
vèle les préoccupations intimes, les Comme institutrice, Louise Mi- vit Louise Michel. On la qualifiera
questionnements, voire les contra- chel favorise le partage, développe d’utopiste. Certes. Mais quel éclair
dictions d’un personnage exception- chez ses élèves le goût du savoir. dans la nuit ! Serge Sanchez
nel, plus généralement connu sous Proche des plus démunis, elle fustige LETTRES À VICTOR HUGO (1850-1879),
l’aspect forcément réducteur d’une les tortures infligées aux animaux, Louise Michel,
icône révolutionnaire. Louise Michel embrasse avec passion la cause des éd. Le Mercure de France, 90 p., 5,80 €.

Très haute tension !


Après Boréal ,
le nouveau roman noir
de Sonja Delzongle
Depuis toujours, Jan Kosta fait le même cauchemar : emporté par un
gigantesque torrent de boue, il suffoque et se voit mourir… Quelle est
l’origine de ce terrible cauchemar ? Et, surtout, pourrait-il devenir réalité ?
Image : © Unsplash. Photo auteur : © ML Lucas.

Sonja Delzongle nous entraîne dans les montagnes des Balkans, où des
événements étranges entourent une centrale nouvellement construite.
Une incursion très réussie dans le pays de ses origines maternelles.

SUEURS FROIDES

Lectures d’ici & d’ailleurs

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 75


dossier

EMINS
DE CROIX
LES SOMBRES GÉNIES
DU CHRISTIANISME

À la fois réacs et anticonformistes, exaltés et lucides, dévots


et rebelles, convaincus et tourmentés : ainsi apparaissent
les écrivains catholiques français, de Joseph de Maistre à
François Mauriac, en passant par Huysmans, Bloy, Péguy,
Claudel ou Bernanos. Alors que l’Église se débat aujourd’hui
dans ses contradictions et tabous, sinon dans sa mauvaise
foi, retour sur cette constellation d’âmes furieuses et
enflammées, écartelées entre le verbe et la chair.

Dossier coordonné par François Angelier

76 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


littérature

JEAN-PIERRE BERTIN-MAGHIT

En l’église Saint-Isidore à Madrid (2008).

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 77


dossier Chemins de croix

À corps et
glaive », que « c’est une chose terrible
de tomber entre les mains du Dieu vi-
vant » et que la tâche première d’un ca-
tholique ayant reçu mission d’écrire

à Christ
doit être de se faire haïr du monde.
Outrepassant, ou plutôt parache-
vant, un nécessaire terrorisme spirituel,
cette lignée littéraire antimoderniste,
postérité spirituelle de Joseph de
Maistre, témoigne au plus près de la
Loin de la pleutrerie bien-pensante, une armée violence et des écartèlements du
de plumes hérissées, passéistes et prémonitoires s’est monde contemporain. En témoignent
dressée contre la « robotisation des consciences ». Louis Veuillot, Barbey d’Aurevilly,
Léon Bloy, Ernest Hello, Villiers de
Par François Angelier L’Isle-Adam, Huysmans. Une constel-

a
lation furieuse, une cordillère des âmes
dont les ultimes crêtes furent Georges
u dire de Paul Gor- avant tout pour « tâche modeste d’ou- Bernanos – tout juste tombé dans le
dan, bénédictin vrir les portes et les fenêtres, afin de domaine public et objet de multiples
autrichien d’ori- renouveler l’air ». Une salubre et impi- éditions – et Louis Massignon. Aucun
gine juive, qui fut, toyable ventilation des âmes héritée exemple n’est plus éloquent de cette
au Brésil, entre de son maître en « imprudence », Léon contestation radicale, de cette plongée
1943 et 1945, son Bloy, qui sut à son heure ce qu’il en furieuse au cœur de la mêlée, que la
frère en la foi et son compagnon d’exil, coûtait de « casser les vitres » et d’opé- question de la technique, du front
la plus sûre manière de réjouir Georges rer la charité à coups de marteau. technologique (2). À une large part du
Bernanos était de l’honorer du titre de J’ai bien peur qu’aujourd’hui, alors monde catholique (dont Paul Claudel,
« célèbre écrivain catholique ». L’auteur que l’actualité de l’Église catholique ro- chantre lyrique de l’élan industriel) qui
de Journal d’un curé de campagne (1) ex- maine a déserté les pages « culture » de voit en elle un outil nécessaire pour ac-
plosait alors d’un rire jovial, « signe de la presse pour occuper à plein temps la complir cette mission humaine qu’est
la sérénité supérieure la domination et l’ex-
et lucide d’une bonne Un carré d’insoumis persiste […] ploitation fructifiante
et saine ironie », ajoute de la Terre, depuis les
son ami religieux. à rappeler que le Christ n’est pas « venu évêques bénisseurs de
Bernanos, pour qui apporter la paix, mais le glaive ». machines ou d’arte-
l’écrivain catholique, facts et visiteurs
loin de toute labellisation et « investi- rubrique « faits divers », l’expression d’usine jusqu’au pape Pie XII dont on
ture officielle », appliqué à « travailler « écrivain catholique » ne soulève plus ignore trop l’attention et le soutien pu-
librement sous le regard de Dieu », de- ni rire, ni répulsion, ni même le mépris blic sans faille qu’il apporta durant son
vait, harcelant la pleutrerie et la sou- qui fut celui de nos aïeux anticléricaux. pontificat au modernisme technolo-
mission bien-pensante, se donner Rien que l’attention passagère et amu- gique, répond une marge d’insoumis
sée qu’on réserve aux vestiges curieux, qui stigmatise dans le décollage indus-
aux sites pittoresques, entre le tombeau triel européen et l’incessante invasion
À LIRE étrusque et la porcelaine chinoise. Si, du quotidien par le machinisme moins
de fait, un pan énorme de la littérature une tentation prométhéenne qu’une
SCANDALE DE LA « catholique » officielle fait figure au- menace d’asservissement individuel et
VÉRITÉ. ESSAIS, jourd’hui de « fichus de grands-mères de neutralisation spirituelle.
PAMPHLETS, ARTICLES
ET TÉMOIGNAGES, où sont peint[e]s » des madones, bro-
Georges Bernanos, cante pieuse vouée aux « vieilles vieille- INSURRECTIONS PROPHÉTIQUES
éd. Robert Laffont, « Bouquins », ries » où s’empilent les titres oubliés de Si les philippiques dardées d’un Veuil-
1 376 p., 32 €.
Paul Bourget, René Bazin, Pierre l’Er- lot et de son journal L’Univers contre
mite et Henry Bordeaux, dignes la prolifération ferroviaire, les sar-
UN CATHOLIQUE best-sellers dont la fonction fut plus casmes d’un Bloy sur le téléphone ou
N’A PAS D’ALLIÉS. d’encenser la hiérarchie, d’édifier les la bicyclette, et les attaques d’un Huys-
CORRESPONDANCE
MARITAIN-BERNANOS-
consciences que de sacrifier les âmes, mans sur l’impérialisme métallique
CLAUDEL-MAURIAC, un carré d’insoumis persiste, par-delà dont la tour Eiffel reste la Babel exem-
éd. du Cerf, 362 p., 24 €. la mort, à rappeler que le Christ n’est plaire, si pareils assauts font époque,
pas « venu apporter la paix, mais le les insurrections prophétiques d’un
78 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
Bernanos, jamais vraiment revenu de
la boue sanglante des tranchées,
gardent une « puissance d’arrêt », une
force d’impact toujours intacte. Dé-
nonçant l’hypercontrôle de l’individu
REPÈRES
et le verrouillage policier de la société, L’âge d’or des écrivains catholiques français s’échelonne
la robotisation des consciences et la ré- entre la Révolution et le conciliant concile Vatican II (1965).
duction de l’homme à la dimension
d’un matériau pour satisfaire la vora-
cité de la machinerie planétaire, l’au- 1801. Signature du Concordat entre
teur de La France contre les robots la France et la papauté.
(1944), participant à (voire anticipant, 1802. Alphonse de Chateaubriand,
ses premières attaques datant de 1931) Génie du christianisme.
une famille d’esprits où se retrouvent 1821. Joseph de Maistre, Soirées de
Hannah Arendt, Günther Anders et Saint-Pétersbourg.
Jacques Ellul, joue moins les Cas- 1834. Félicité de Lamennais, Paroles
sandre passéistes (son goût pour les d’un croyant.
sports mécaniques en témoigne) qu’il 1839. Louis Veuillot entre au journal
ne stigmatise une ébriété industrielle Univers, dont il fera le fer de lance de
où la pure vitesse devient seul but : l’ultramontanisme français.
« Allez vite, mais allez où ? » Un credo 1852. Jules Barbey d’Aurevilly,
qui va de pair avec une ascèse indivi- L’Ensorcelée.
duelle et un idéal de pauvreté, voire de 1863. Ernest Renan, Vie de Jésus.
dénuement, que l’on retrouvera chez 1865. Jules Barbey d’Aurevilly,
un Louis Massignon disciple de Un prêtre marié.
Gandhi. Louis Massignon, que l’on 1869-1870. Premier concile
retrouve sur deux autres points essen- du Vatican instaurant l’infaillibilité ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET

tiels : Israël et la question de l’homo- pontificale. Conversion spirituelle


sexualité. Sur cette seconde, sa « Prière de Léon Bloy.
sur Sodome » (1929-1949), qui fascina 1872. Ernest Hello, L’Homme.
Genet et Dumézil, première tentative 1877. Ernest Hello, Paroles de Dieu.
catholique d’une théologie de la ques- 1880. Paul Verlaine, Sagesse.
tion homosexuelle, devrait, quelle 1882. Jules Barbey d’Aurevilly,
qu’en soit la teneur, être lue et relue à Une histoire sans nom.
l’heure présente. 1883. Villiers de L’Isle-Adam, Georges Bernanos (1888-1948).
Quant au rapport entre catholi- Contes cruels.
cisme et judaïsme, les auteurs abordés 1886. Conversion de Paul Claudel. 1912. Paul Claudel, L’Annonce
dans ce dossier l’ont vécu au plus nu L’Éve future de Villiers de L’Isle-Adam. faite à Marie (première version,
de leur conscience, effectuant, de l’an- 1887. Léon Bloy, Le Désespéré. seconde en 1948).
tijudaïsme catholique traditionnel et 1889. Paul Bourget, Le Disciple. 1916. Conversion de Julien Green
de l’antisémitisme politique au philo- 1895. Joris-Karl Huysmans, En route. au catholicisme. Début de la parution
sémitisme, voire au sionisme, un tra- 1898. Joris-Karl Huysmans, de L’Histoire littéraire du sentiment
La Cathédrale. religieux en France de
jet qui est celui même de l’Église uni-
1902. Alfred Loisy, L’Évangile et l’abbé Bremond (1916-1936)
verselle. Si, sociologiquement, la
l’Église. Début de la « crise 1926. Georges Bernanos, Sous le
figure culturelle de l’écrivain catho- soleil de Satan. Condamnation
lique a vécu, n’ayant guère survécu à moderniste » touchant l’exégèse
historico-critique. Condamnation de l’Action française par le Vatican.
Vatican II et à Mai 68, la riposte spi- 1932. François Mauriac, Le Nœud
papale en 1907 par l’encyclique
rituelle des sombres messies littéraires Pascendi dominici gregis. de vipères.
catholiques des X IX e et premier 1906. Joris-Karl Huysmans, Les 1936. Georges Bernanos, Journal
XX e siècles semble plus que jamais in- d’un curé de campagne.
Foules de Lourdes. Conversion au
tense et ardemment vivante. L
catholicisme, sous l’influence de Léon 1947. Georges Bernanos, La France
Bloy, de Jacques et Raïssa Maritain. contre les robots.
(1) Récemment réédité en GF, ainsi que 1908. Retour de Louis Massignon 1952. Paul Claudel, Paul Claudel
Sous le soleil de Satan.
(2) Voir sur ce sujet l’ouvrage pionnier
et Charles Péguy à la foi catholique. interroge l’Apocalypse.
du regretté Michel Lagrée, La Bénédiction 1910. Charles Péguy, Le Mystère 1954. Paul Claudel, Paul Claudel
de Promethée. Religion et technologie, de la charité de Jeanne d’Arc. interroge le Cantique des Cantiques. L
éd. Fayard, 1999.

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 79


dossier Chemins de croix

Chantal de Clergerie, l’héroïne de La


Entretien avec Marc Fumaroli Joie, qui m’a rendu curieux de la litté-

« Enracinés
rature mystique féminine, dérivée du
Cantique des Cantiques, et dont j’ai dé-
couvert les richesses italiennes, espa-
gnoles, françaises ; celles-ci m’ont été ré-

dans l’éternité » vélées par l’abbé Bremond (dans son


Invasion mystique), devenu académicien
français, et par l’abbé Cognet (Crépus-
cule des mystiques). Je suis toujours re-
connaissant à Bernanos d’avoir créé
Fasciné dans sa jeunesse par le pouvoir visionnaire Chantal de Clergerie et de m’avoir ou-
de Bernanos, l’essayiste et académicien revient, vert les portes de la vraie littérature ca-
en passant par Chateaubriand et Huysmans, sur les tholique, celle des autobiographies spi-
grandes étapes de la littérature catholique. rituelles de saints et de saintes tels
qu’Augustin, Thérèse d’Avila, Marie de
l’Incarnation. En revanche, j’ai été pro-
fondément choqué, et je le suis toujours,
Qu’évoque pour vous, spontanément, par son roman L’Imposture. Il y fait le
la notion d’écrivain catholique ? portrait allégorique, dirions-nous, de
Marc Fumaroli. – Un souvenir de jeu- l’abbé Bremond, décrit comme un tar-
nesse : celui de Georges Bernanos. Re- tuffe athée se cachant derrière ses por-
venant du Brésil, Bernanos s’est arrêté traits de saintes et de saints. J’ai du mal
au Maroc, où il a fait une tournée de à revenir sur le sentiment d’injustice que
conférences. À Fez, dans un cinéma, j’ai éprouvé en relisant cette dénoncia-
j’ai assisté à l’une d’entre elles, qui s’in- tion voilée à l’adresse des initiés de la
titulait « La France contre les robots ». paroisse littéraire.
Sur tout ce qui concerne l’intelligence Nous trouvons chez Bernanos le
artificielle, le perfectionnement de nos chef de file de la littérature dite catho-
cinq sens par des implants, des puces, lique, succédant non à Huysmans,
le remplacement de la nature impar- mais à Léon Bloy, dont je n’apprécie
faite par la perfection technologique, guère la violence pamphlétaire, portée
sur tout cela, Bernanos a senti venir le aux extrêmes par Céline. Je ne suis pas
péril. Je dois dire que j’ai été saisi par la Marc Fumaroli, spécialiste du XVII siècle.
e sûr que l’on puisse sans forcer la no-
puissance quasi visionnaire de sa pa- tion, assez floue en elle-même, y faire
role, par son aspect aussi un peu étrange question à un tel orateur, quasi sacré. entrer les romans jansénistes de Fran-
avec ses yeux globuleux, sa nervosité J’ai appris ensuite qu’il avait écrit des çois Mauriac et le piquant de ses
noble mais anxieuse. Il improvisait avec romans et des pamphlets qui avaient eu chroniques politiques de L’Express. On
une énergie, une virulence, une authen- un effet considérable avant la guerre, s’est mis aujourd’hui à en faire un tar-
ticité extraordinaires. C’était une sorte en faveur de causes (la guerre civile es- tuffe du sexe, et même à faire de Mon-
de prophète. Nul n’aurait imaginé, dans pagnole) qui auraient dû être traitées taigne un libertin caché, alors qu’un
notre lointaine province du protecto- moins sommairement. Au sein de son François de Sales et les jésuites voyaient
rat, une présence et une parole pareilles. œuvre romanesque, la fiction que j’ai le en lui un interlocuteur valable.
La salle pleine était stupéfaite, moi plus goûtée, c’est La Joie. Une œuvre Pour vous, l’écrivain catholique
aussi. Je croyais qu’un sans rivale, où il s’est est-il quelqu’un qui approfondit sa foi
homme de cette car- Bernanos m’a proposé de rendre la par le moyen de l’écriture littéraire
rure et de ce tempé- ouvert les portes fiction capable de faire ou quelqu’un qui a élu le catholicisme
rament, incarnant vivre de l’intérieur ces comme milieu et horizon esthétique ?
l’âme de la France, de la littérature deux phénomènes ty- Même si la chose est difficile ou quasi
catholique.
HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE

comme le général de piques, croyons-nous, impossible à définir brièvement, il y a


Gaulle, était une per- du catholicisme ro- eu très longtemps une « littérature ca-
sonne déplacée dans un cinéma et qu’il main : l’expérience mystique et le mi- tholique » qui n’avait pas besoin de dire
aurait dû se manifester dans une église racle. De ce côté, il doit beaucoup à son nom ; comme il y a eu dans tous les
romane ou gothique, monuments que Dostoïevski, orthodoxe devant l’Éter- arts européens et depuis les origines
je ne connaissais alors que dans les livres nel, et à Tolstoï, l’« évangéliste » russe une expression catholique puissante,
illustrés. Il ne serait pas venu à l’esprit par excellence. Et moi, qui ai lu plus alors qu’aujourd’hui nous héritons
à un garçon de mon âge de poser une tard les Russes, je dois beaucoup à d’une situation morale et spirituelle qui
80 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
touche au religieux. Tandis qu’après la
Révolution, évidemment, les grands
écrivains catholiques ne sont plus clercs,
sauf certaines exceptions, telles que
Lamennais. On a eu Bossuet, Massil-
lon, Fénelon. Fénelon pour lequel j’ai
un véritable culte, qui est sans doute
mon auteur préféré. D’ailleurs, le
XVIIIe siècle français est sauvé par Féne-
lon, dont l’amour et le respect et l’atta-
chement ont préservé ce siècle frivole.
Le cas de Chateaubriand est particuliè-
rement intéressant, car, si le catholi-
cisme a pu être réveillé par le Concor-
dat et a pu recevoir malgré tout une
dimension religieuse autant que poli-
tique, c’est grâce à Chateaubriand, qui
n’était ni prêtre, ni évêque, ni cardinal.
Il était tout simplement un écrivain,
comme Diderot ou comme Voltaire. Il
s’est comporté dans la vie – non sans
difficultés d’ailleurs, car la contradic-
tion était un peu forte – en libertin peu
fidèle. Son attitude à l’égard des
femmes n’est pas celle d’un laïc candi-
dat à la sainteté. C’est quelqu’un qui
aime l’amour, qui aime être aimé et qui
sait se montrer cruel pour les dames qui
le préoccupent, sans être toujours loyal
avec celles qui ont su lui donner du
bonheur. En témoignent les lettres, que
HERITAGE IMAGES/LEEMAGE

j’ai préfacées pour Gallimard, de Del-


phine de Custine et de Mme de Duras
adressées à « l’Enchanteur ». J’y expose
cette situation difficile du premier écri-
vain catholique au sens où on l’entend
pour Bloy, Bernanos, Mauriac.
Sainte Thérèse d’Avila devant la Croix, peinture de Guido Cagnacci (V. 1621).
Autres grandes figures contemporaines
de Chateaubriand : Maurice et Eugénie
exclut les arts de la religion et qui, après moins en matière religieuse : Rubens de Guérin.
avoir enragé et combattu pour garder peintre baroque en majesté contre les Il y a eu entre eux une union intime
une place au soleil, de Huymans à graveurs hollandais, la grande tradition de cœur qu’on rencontre rarement
Claudel, de Cézanne à Bazaine, a dû, catholique d’éloquence et de musique même entre les frères et les sœurs les
depuis la Libération, céder cette place sacrées contre l’intellectualisme du plus attachés les uns aux autres. Une
à Sartre et aux siens. L’Église de France prêche protestant. fusion analogue s’était produite entre
a souhaité elle-même rompre avec On observe que, avant la Révolution le jeune Chateaubriand à Combourg
l’image, l’imagination, l’incarnation, française, les plus grandes plumes et sa sœur Lucile. Il est très juste qu’au-
et se faire théoricienne de l’abstraction catholiques sont des clercs, une lignée jourd’hui on ne parle pas de Maurice
et de l’icône byzantine, alors que l’at- qui va de saint François de Sales de Guérin sans évoquer sa sœur, par-
trait et la singularité de la religion ro- à Fénelon. Après la Révolution, aucun fois longuement et sans toujours beau-
maine se trouvaient du côté iconophile clerc n’est là pour leur succéder. coup de tact, car la psychanalyse rôde
depuis les catacombes. L’adjectif catho- Effectivement, la frontière avec l’An- autour de ce couple. On ne peut pas
lique est devenu souhaitable lors de la cien Régime est plus nette en France les séparer de leur demeure, le Cayla,
Réforme, pour mettre en évidence la que celle qui est tracée par la Réforme. qui est restée « dans son jus ». Au-
différence théologique entre une reli- Avant la Révolution, les laïcs écrivent, jourd’hui, on aurait beaucoup de peine
gion traditionnellement très iconophile inventent, poétisent, mais n’abordent à trouver un écrivain catholique. En
et les « hérésies », iconophobes, au que de manière indirecte tout ce qui connaissez-vous ?
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 81
dossier Chemins de croix

Il y a des écrivains spiritualistes,


voués à une quête intérieure ou Entretien avec Antoine Compagnon

« Une foi
évoluant dans un espace culturel où
le christianisme a une grande part.
Mais des écrivains catholiques au sens
de ceux que vous citez, non. Pour tous
ces auteurs, le catholicisme était un
combat, ce qu’il n’est plus aujourd’hui.
C’est sans doute l’absence de cette en un mal sans
rédemption »
dimension offensive qui a dépeuplé les
rangs. Pour eux, le catholicisme était
également une marginalité.
On en est à un point où, s’avouer
catholique, c’est une honte, sinon une
croix. Mais l’Église romaine a traversé L’auteur des Antimodernes démontre que, pour
des épreuves comparables à celles ces écrivains opposés à la conception rousseauiste
d’aujourd’hui. Une partie d’elle- de l’homme naturellement bon, il est impossible
même plonge dans l’histoire, une d’échapper à la fatalité du péché originel.
autre est enracinée dans l’éternité et
sauve la première de ses faiblesses.
Vous avez donné une édition marquante
d’À rebours. Quelle est votre vision L’expression « écrivain catholique », que l’on ne peut pas ne pas prendre
des romans catholiques de Huysmans, dans le cadre de vos recherches, en compte, dans l’analyse de ce phé-
En route, La Cathédrale, L’Oblat ? a-t-elle pour vous une quelconque nomène intellectuel, l’importance
Il s’est séparé de Zola, il a renié le pertinence ? de la Révolution française et de la
naturalisme, ce qui est extraordinaire. Antoine Compagnon. – Je ne pense pas révolution industrielle, qui inflé-
Il a réussi à montrer qu’il n’y avait plus qu’elle en ait eu au moment où j’écri- chissent les discours. La conception
d’espérances dans l’école littéraire na- vais Les Antimodernes (2005). Dans du péché originel, que ce soit chez
turaliste. Il a montré que rompre avec ce livre, parmi les six figures qui me Baudelaire ou Barbey d’Aurevilly,
le naturalisme permettait de renouer semblent caractériser la tradition n’est catholique que de manière as-
avec la spiritualité monastique. Un antimoderne, il y a celle du péché ori- sez ambiguë. Ce qui est sûr, c’est
des plus beaux textes qu’on ait écrits ginel, c’est-à-dire de la présence en qu’elle n’est pas chrétienne, car il n’y
sur un tableau est celui que Huys- l’homme du mal. C’est donc plutôt a pas de Rédempteur. Pas de Christ
mans a consacré au Christ de Grüne- l’anti-rousseauisme (contre la thèse de sauveur. Pas de Messie. Elle est en
wald. Dans les romans consécutifs à l’homme naturellement bon) qui
À rebours, notamment dans La Ca- m’est apparu comme un trait com- Un monde
thédrale, il y a des pages somptueuses. mun à une lignée d’écrivains. Une
Huysmans, l’homme et l’artiste, a idée très présente chez Joseph de moderne caractérisé
vraiment trouvé son salut dans la Maistre, qui appartient clairement à par le matérialisme,
théologie et la spiritualité catholiques. la tradition catholique. Mais une l’industrialisation,
C’est lui qui a rouvert la voie à la lit- croyance dans le mal, dans un mal
térature catholique au sens où nous fondamental, qui n’est pas nécessai- l’absence
avons essayé de le définir. rement en lien avec la doctrine catho- de spiritualité.
Selon vous, le renouveau catholique lique, au sens strict. Une croyance qui
a été la réponse littéraire est davantage d’ordre métaphysique ce sens plus catholique que chré-
au rationalisme et à l’anticléricalisme ou cosmologique que théologique. tienne. Si vous m’aviez posé la ques-
de la IIIe République ? Si lignée il y a, faut-il la faire remonter tion d’une tradition chrétienne, je
Ce fut en effet une riposte à l’idéo- en amont des « Modernes », à Bossuet, vous aurais clairement répondu par
logie ultrarationaliste et ultradémo- par exemple, ou bien est-ce la négative. Puisque chez ces écri-
cratique dont se nourrissait la IIIe Ré- un phénomène seulement moderne, vains il y a une pensée d’un mal
publique. Le non-conformisme de qui commencerait avec Maistre ? pour lequel il n’y a pas de rédemp-
Huysmans n’a rien de politique ni de Maistre s’inscrit dans une tradi- tion, et donc guère de croyance en
maurrassien, il accepte la République tion bossuétiste… On peut faire re- la communion des saints ou en la
avec le pape Léon XIII. Son affilia- monter le XIX e siècle à Bossuet, mais vie éternelle. Des articles de foi qui,
tion est ailleurs, dans l’âme surnatu- aussi à Pascal, à la tradition jansé- dans la tradition chrétienne, accom-
relle de la France et de l’Europe. niste, qui se poursuivra tout au long pagnent la doctrine du péché origi-
Propos recueillis par François Angelier du siècle. Néanmoins, il me semble nel. Chez Baudelaire, par exemple,
82 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
il n’y a ni communion des saints ni de Sartre s’arrêtent le jour où il a
vie éternelle. trouvé sa voie. C’est une conversion.
Alors que chez Maistre, ou plus tard À la recherche du temps perdu est la
Léon Bloy, la communion des saints quête d’une vocation qui s’arrête
occupera une place centrale. quand le narrateur a découvert com-
Chez eux, en effet. Lorsqu’on dit que ment l’accomplir.
Baudelaire est un disciple de Maistre, Il y a en même temps, chez certains de
il faut introduire des limites. De Jo- ces écrivains catholiques, une référence
seph de Maistre, il a repris l’anti- à l’apparition mariale de La Salette :
rousseauisme. D’une manière plus gé- comme si une mission particulière
nérale, on retrouve dans ce courant revenait aux écrivains. Ils auraient
de pensée une hostilité à l’égard du à prendre le relais des mauvais prêtres. Il
XVIIIe siècle, identifié aux Lumières. leur reviendrait de se faire missionnaires.
Les époques de conversion qu’ont été De se livrer à l’exégèse des Écritures.
Antoine Compagnon, professeur au
la monarchie de Juillet, puis le tour- Collège de France.
De véritables rabbis catholiques.
nant des siècles (pensons à Claudel), On retrouve les conversions du
sont largement liées à la réfutation du pure… On peut dire qu’il y a chez Bar- XIXe siècle qui ont ravivé la foi catho-
monde moderne. Un monde mo- thes un péché originel du langage. lique. C’est l’époque des miracles.
derne caractérisé par le matérialisme, Bernanos, pensant à Mauriac, trouvait Avant cela, il faut évoquer les figures
l’industrialisation, l’absence de dérisoire, pour ne pas dire grotesque, des deux premiers tiers du siècle,
spiritualité… que l’on puisse se revendiquer comme comme Lamennais, Lacordaire, Mon-
Un rapport à la technique assez étant un écrivain catholique, comme si talembert, Dupanloup ou Veuillot. Des
compliqué, qui peut être de dénonciation « catholique » venait de surcroît. héros de la foi catholique. Ce ne sont
radicale et parfois de fascination… On peut à la rigueur se définir comme pas des romanciers ou des poètes, mais
Il y a une forte ambivalence chez un catholique écrivain. de grandes plumes qui soutiennent la
ceux que j’ai appelés les « antimo- Dans l’écrivain catholique, il y au- cause catholique. Ce sont eux à
dernes ». On n’est pas antimoderne sans rait un certain provincialisme, avec l’époque qui portent le courant catho-
avoir une curiosité pour le monde mo- l’idée d’être confiné ou parqué. Il est lique. Ils peuvent aussi se haïr, comme
derne. Y compris chez tous les conver- difficile de dire que Péguy ou Bloy Veuillot et Montalembert. Car ils ne
tis catholiques. S’ils sont si sensibles aux étaient des écrivains catholiques. Et sont pas du même bord politique. Mais
« scandales » du monde moderne, c’est pourtant ils le sont d’une certaine ce sont eux qui écrivent, qui publient
que celui-ci exerce sur eux une certaine manière. Leur œuvre est profondé- et qui ont laissé des traces durables.
séduction. C’est le cas de la technique. ment marquée par la foi. Et beaucoup La vogue, ou la mode, des conver-
Ils en ont une vision ambiguë et d’entre eux, j’y reviens, sont des sions sera plus tardive : elles auront lieu
contrastée… Chaque génération dé- convertis. Des convertis qui ont à la fin du siècle (Hello, Bloy, Huys-
noncera à sa manière un certain état de connu l’apostasie, le drame de l’ab- mans, Péguy, Claudel). Des écrivains
la technique (le chemin de fer, la tour sence de foi. Peut-on dire pourtant très divers, plus inscrits dans la littéra-
Eiffel, le téléphone, les robots). qu’ils sont des écrivains catholiques ? ture. Ces conversions sont liées à la
Il y a donc d’évidents points Peut-être ne le sont vraiment que crise moderniste qui secoue l’Église et
de coïncidence entre les antimodernes ceux qui ont connu la conversion : aux très vives querelles autour de la laï-
et les écrivains catholiques, à commencer Péguy, Claudel… cité. Le grand moment de cette littéra-
par la doctrine du péché originel, qui L’entrée en littérature et la conversion ture catholique est celui du combat po-
déborde la seule tradition catholique. iraient de pair… litique mené contre l’Église. Les
Le péché originel est-il aussi présent chez On est renvoyé à l’autobiographie. écrivains catholiques se sont sentis op-
Barthes, la dernière figure antimoderne Le modèle de l’autobiographie, c’est le primés. On ne peut pas minorer la vio-
que vous avez envisagée ? récit de conversion. Cela commence lence de ces combats, l’anticatholi-
Dans une certaine mesure, oui. par les Confessions de saint Augustin. cisme du pouvoir radical. La plume de
Même si cela est un peu loin. Par Il faut expliquer comment on est de- ces écrivains est une plume de combat.
exemple, dans sa conception du lan- venu ce que l’on est. Il est remar- Ce n’est donc pas un hasard si cette lit-
gage, comme étant mauvais et malé- quable que, le plus souvent, les récits térature est grande, elle est grande
fique. Dans sa misologie. Certes, il autobiographiques s’arrêtent une fois parce qu’elle est résistante. La guerre de
aime la langue, il aime jouer avec elle, la conversion faite. Parce qu’il n’y a 1914 mettra un terme à l’affrontement
ULF ANDERSEN/AURIMAGES

il est un styliste hors pair, mais il y a plus rien à dire. Certes, il y aurait et hâtera l’assimilation de la séparation
du mal dans la langue (elle est fasciste, beaucoup à dire, parce que la foi est de l’Église et de l’État. Les catholiques
dira-t-il) et dans les mots… Il y a chez aussi une conversion de tous les jours, constateront que la séparation a été au
lui une sorte de fascination pour une mais le « moment » de la conversion fond plutôt bénéfique à l’Église.
langue d’avant les mots. Une langue est aussi la fin du récit. Même Les Mots Propos recueillis par François L’Yvonnet

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 83


dossier Chemins de croix

les plus propres à scandaliser les in-

Les apôtres de croyants et les chrétiens tièdes : par


exemple, la nécessité de la souffrance,
le culte des miracles et des signes sen-

l’entente cordiale sibles de la mystique. Et, comme on le


voit chez Bloy, chez Péguy, chez Clau-
del, ils étaient implacables dans leurs
attaques contre ceux qu’ils considé-
La Grande-Bretagne anglicane a eu aussi raient comme les ennemis de la foi.
ses écrivains catholiques, pour la plupart grands CHOQUER LES PROTESTANTS
lecteurs de leurs confrères d’outre-Manche. En Grande-Bretagne, à la même
Par Richard Griffiths époque, la situation était assez diffé-
rente. Bien sûr, la plupart des auteurs
catholiques y étaient, eux aussi, des

u
convertis. Mais ils venaient, non pas de
ne littérature écrite par préoccupations nouvelles, et même de l’athéisme ni de l’agnosticisme, mais
des catholiques n’est pas nouvelles qualités stylistiques. Parmi d’une autre religion : la religion angli-
nécessairement une « lit- une pléthore de romans catholiques, cane. Cela mena à un désir de choquer
térature catholique ». les œuvres semi-autobiographiques de les protestants et de souligner l’origina-
Pour beaucoup de catholiques, com- Joris-Karl Huysmans et de Léon Bloy lité de leur nouvelle foi. Ils avaient un
poser une œuvre littéraire n’implique dominent le paysage. Dans la poésie, intérêt prépondérant dans la liturgie et
pas forcément des préoccupations re- les voix les plus originales sont Paul le cérémonial, et dans les aspects de la
ligieuses immédiates. La littérature Verlaine, Francis Jammes et Charles religion catholique les moins compris
catholique, au contraire, est créée à Péguy. Le théâtre catholique nous a par les protestants : la transsubstantia-
partir de convictions religieuses qui donné Paul Claudel, estimé par tant tion, la vénération de l’hostie dans la
dominent la pensée de l’auteur ; elle de gens, qu’ils soient catholiques ou cérémonie de bénédiction, l’impor-
traite de thèmes et de problèmes et se pas, comme le dramaturge français le tance des « actions » de la messe par op-
sert d’images ou de tournures litur- plus important depuis Racine. Et l’on position aux paroles souvent inau-
giques qui sont toutes spé- dibles du prêtre. L’obsession
cifiquement catholiques. de ces détails déséquilibre la
C’est vers la f in du plupart des romans catho-
XIX e siècle qu’on voit, d’un liques anglais de l’époque,
côté comme de l’autre de la malgré leur popularité
Manche, nombre d’écrivains parmi le public catholique.
qui, pour la première fois de- La spiritualité et un message
puis deux siècles, allient de religieux semblent parfois y
profondes convictions reli- manquer au milieu d’un tas
gieuses à un talent littéraire. de détails compliqués, sou-
En France, dès les années vent hors de propos.
1880, le roman, la poésie et, C’est dans la poésie que le
plus tard, le théâtre abordent renouveau catholique a ex- BERTRAND PRÉVOST/CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, DIST. RMN-GRAND PALAIS
ainsi des sujets religieux. Ce cellé, une poésie profonde et
mouvement est surtout une spirituelle. Il y eut d’abord,
réaction contre le règne de la dans les années 1850, John
science, du positivisme, du Henry Newman, avec son
matérialisme. Parmi les pra- poème admirable, Le Rêve de
Pierre Jean Jouve par Henri Le Fauconnier (1909).
ticiens de cette nouvelle Gerontius. Vers la fin du siècle
littérature il y en a, certes, une surabondance de poètes
quelques-uns qui ont peu de valeur lit- ne doit pas oublier la littérature polé- se firent remarquer : Coventry Patmore,
téraire, mais il y a aussi des géants qui mique, où tant se sont distingués, no- Francis Thompson, Alice Meynell…
ont apporté des valeurs nouvelles, des tamment Bloy et Péguy. et enfin le poète jésuite Gerard Man-
La plupart de ces auteurs furent des ley Hopkins, l’un des plus grands poètes
Prêtre anglican et professeur convertis. Par réaction contre le monde religieux de tous les temps.
de littérature à Londres, Richard Griffiths
a récemment signé Essais sur la littérature
environnant, ce monde athée et sou- Bien que ces deux renouveaux, fran-
catholique (1870-1940). Pèlerins de l’absolu, vent anticatholique, ils aimaient à faire çais et britannique, aient été très diffé-
chez Classiques Garnier (2018). ressortir, dans leur religion, les aspects rents l’un de l’autre, il y eut quand
84 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
lecteur doit s’efforcer de comprendre la
signification de ce qui se passe, car tout
lui est présenté de manière oblique.
Dans tous ses romans, le lecteur est en
permanence surpris par des événements
qui ne semblent pas en harmonie avec
un schéma religieux satisfaisant ou lo-
gique. Les incertitudes, les ambiguïtés,
les inconsistances de Monsieur Ouine
montrent à quel point Bernanos est de-
venu un romancier moderne, tout en
conservant des aspects importants de
la religion du renouveau catholique.
Chez Evelyn Waugh, le message chré-
tien est voilé, au point qu’on pourrait
prendre ses romans pour de simples his-
toires d’amour ou d’action si on ne les
lisait pas attentivement, et si l’on ne se
rendait pas compte de l’importance
d’une intrigue religieuse sous-jacente.
Chez Graham Greene, la religion du
renouveau catholique français est par-
tout présente. Il traite, par exemple, des
thèmes maistriens de la réversibilité et
de la parenté du saint et du pécheur ;
BRIDGEMAN IMAGES

toutefois il détruit de l’intérieur les cer-


titudes maistriennes, par une ironie qui
les contredit chaque fois que la leçon
semble momentanément claire. Cela
Portrait d’Evelyn Waugh par Henry Lamb (1930). exprime à merveille l’incertitude indis-
pensable à la certitude chrétienne.
même des liens entre les deux. Ainsi, Bernanos, Graham Greene et Evelyn Pierre Jean Jouve, dans une œuvre
Huysmans était très apprécié par les ro- Waugh, chacun à leur manière, ont ré- angoissée, incertaine, mais puissante, a
manciers Robert Hugh Benson et Mrs. volutionné le genre, en le rendant plus exercé une grande influence sur les
Wilfrid Ward ; et le roman de Robert subtil, plus ambigu, plus vrai. Le ro- jeunes poètes catholiques britanniques,
Hugh Benson, Le Maître du monde, man catholique d’avant-guerre avait et surtout sur David Gascoyne. Ces
donna à Bloy « la commotion d’une ouvert à l’inspiration un nouveau do- jeunes poètes s’inspirèrent aussi de Da-
chose de génie ». Claudel aimait beau- maine. Son influence fut et reste in- vid Jones, qui, recourant aux techniques
coup les poésies de John Henry New- commensurable. Mais il rencontrait des modernes à la Ezra Pound et à la
man et de Coventry Patmore et admi- limites. Il usait souvent d’une présenta-
rait la pensée de Chesterton, tandis tion très simple, où un narrateur savait Le roman
qu’Alice Meynell écrivait avec approba- tout ce qui se passait dans les esprits de
tion au sujet du théâtre de Claudel. ses personnages et dans l’esprit de Dieu. catholique d’avant-
Cela était fort utile pour un genre qui guerre avait ouvert
L’INCERTITUDE INDISPENSABLE voulait être avant tout didactique, mais à l’inspiration.
Les liens les plus étroits entre les deux ne convenait pas à la littérature mo-
littératures, cependant, allaient paraître derne, avec son besoin d’ambiguïté et T. S. Eliot, avait écrit deux grands
après 1920. La nouvelle génération de psychologie véritable. Nos roman- poèmes épiques ; l’un, The Anathemata,
d’écrivains catholiques, en France et en ciers d’après-guerre ont résolu ce pro- consiste en une louange émouvante de
Grande-Bretagne, accomplissait ce qui blème de diverses manières, tout en res- la messe. Et, du côté du théâtre, il y a
n’avait été que latent dans la génération tant des écrivains engagés. Mauriac, eu… Eh bien, il y a eu Claudel ! Ce pro-
d’avant-guerre. Deux poètes se sont sin- par exemple, dans ses meilleurs ro- dige a trouvé le moyen de se renouve-
gularisés, Pierre Jean Jouve en France mans, supprima tout apport religieux ler tous les dix ans. Dans l’entre-deux-
et David Jones en Grande-Bretagne. explicite, déclarant que « montrer l’ab- guerres il s’est surpassé en se servant de
Mais le développement le plus impor- sence du catholicisme et les consé- toutes les techniques du théâtre mo-
tant fut celui qui se manifesta dans quences que cela entraîne » était faire derne comme de véhicules pour expri-
le roman. François Mauriac, Georges œuvre catholique. Chez Bernanos, le mer son immuable pensée religieuse. L
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 85
dossier Chemins de croix

« Un coup de pied
au derrière »
Après que la Révolution a tout balayé sur son passage, les romantiques, Chateaubriand
en tête, ont tout fait pour redorer le blason du christianisme, au risque d’une régression.
Par Frédéric Gugelot

amais depuis la Réforme « prouver, non que le christianisme est humilité […].” Voilà ce qui nous [écri-

j au XVIe siècle, l’Église n’a


connu une telle crise que
lors des événements révo-
lutionnaires après 1789.
Politique et religion se
mêlent étroitement quand s’achève
l’alliance du trône et de l’autel. La
excellent parce qu’il vient de Dieu,
mais qu’il vient de Dieu parce qu’il est
excellent ». Ces auteurs se veulent les
défenseurs de la vérité catholique, de
la tradition et de l’autorité en réaction
aux ébranlements de la Révolution
française. Profondément antimo-
vains catholiques] permet d’écrire,
c’est-à-dire de parler à nos frères, de les
enseigner, de les exhorter. Il est de
droit, il est de devoir pour nous d’user
des dons du Seigneur, car il n’en fait
pas de mauvais ni d’inutiles. » S’il est
favorable, au départ, au coup d’État de
chute du roi entraîne la fin des cou- dernes, ils se perçoivent en rupture Louis-Napoléon Bonaparte, il s’en
vents, l’interdiction du port de la sou- avec les évolutions de leur siècle et sont éloigne car le soutien à l’unité italienne
tane et l’adoption du divorce. Un re- des partisans de la Restauration. De ne peut s’accomplir que sur les ruines
nouveau se dessine au moment où le façon neuve, cette littérature d’affir- des États pontificaux.
romantisme veut exprimer toute l’âme mation religieuse est écrite par des Annoncé par de grands ancêtres,
et inscrire le sentiment religieux dans laïcs, ce que justifie Joseph de Maistre : Barbey d’Aurevilly (Les Diaboliques,
la littérature. Cette première renais- « Notre ordre [les laïcs] s’est rendu 1874) et Léon Bloy (Le Désespéré,
sance catholique répond aux désastres coupable, pendant le dernier siècle, 1886), un second renouveau catho-
de la Révolution au moment où le ca- éminemment coupable envers la reli- lique mobilise ceux qui renouent par
tholicisme n’est plus, selon le Concor- gion, je ne vois pas pourquoi le même patriotisme avec l’Église tandis que
dat de 1801, que la « religion de la ma- ordre ne fournirait pas aux écrivains d’autres cherchent dans la foi un ordre
jorité des Français ». éthico-esthétique, des règles
Le vicomte de Chateau- de conduite et d’inspiration.
briand, le comte Joseph de Politique et religion Face aux insuffisances de la
Maistre et le vicomte Louis se mêlent quand s’achève l’alliance vie, ils en appellent à la reli-
de Bonald participent à la du règne et de l’autel. gion pour suppléer à ce vide.
lutte de la religion et de l’in- Il s’agit d’une quête d’absolu
crédulité. Chateaubriand veut démon- ecclésiastiques quelques alliés fidèles pour ces « réchappés de l’enlisement
trer en 1800 le « génie du christia- qui se rangeraient autour de l’autel naturaliste ». Le roman édifiant appa-
nisme », la vérité de la religion par sa pour écarter au moins les téméraires, raît à certains comme ce qui s’impose
beauté et son génie civilisateur. L’idée sans gêner les lévites » (Du pape, 1819). pour distinguer bien et mal sans dif-
chrétienne a civilisé les barbares lors Cette veine se poursuit avec le talent ficulté. Ces romans veulent démontrer
de la chute de l’Empire romain, elle polémique du converti Louis Veuillot, que la solution catholique est la meil-
raffermira le monde moderne au sor- qui incarne, au milieu du siècle, le leure tant pour la société que pour l’in-
tir des bouleversements révolution- grand écrivain catholique, tant par sa dividu. Ils offrent au public catholique
naires. Son programme est d’« appeler pugnacité que par son ultramonta- une littérature traditionaliste, souvent
tous les enchantements de l’imagina- nisme. En février 1842, il justifie son d’inspiration régionale, rempart de la
tion et tous les intérêts du cœur au se- devoir : « “Que celui qui a le talent religion et d’une société d’ordre moral
cours de cette même religion contre la- d’enseigner les autres, les enseigne avec et social. Rejetant le rationalisme et
quelle on les avait armés » et ainsi application et modestie… Que celui à l’individualisme moderne, ils dé-
Professeur d’histoire contemporaine,
qui Dieu a donné la grâce d’exhorter fendent une société fondée sur la terre,
Frédéric Gugelot est spécialiste les autres aux bonnes mœurs et à la la paysannerie et la famille et sur la dé-
des intellectuels catholiques. piété, le fasse pareillement avec fense des valeurs bourgeoises (Émile
86 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
ADOC-PHOTOS
FRANCK RAUX/RMN – GRAND PALAIS (CHÂTEAU DE VERSAILLES)

Louis Veuillot (1813-1883).

François-René de Chateaubriand (1768-1848).

Baumann, René Bazin, Henry Bor- voter en faveur du mouvement :


deaux). L’adhésion au catholicisme ne « Vous avez exigé que je vote ! Vous
se sépare pas d’une exaltation patrio- m’avez mis dans ce capharnaüm de la
tique et d’une lutte contre la décadence politique à coups de massue. Mainte-
du pays. Dans Un divorce de Paul nant mon confesseur (voire le curé)
Bourget (1904), un humble prêtre se veut brusquement après m’avoir com-
dresse contre la loi civile autorisant le blé de petites manœuvres pour que
divorce et impose à la pénitente l’exi- j’en sois, que je n’en sois plus. » L’Église
gence sacramentelle de l’Église quant a longtemps lié son sort spirituel et
au mariage tant l’écrivain est convaincu temporel aux forces conservatrices.
d’une concordance entre les lois so-
ciales et les lois de l’Église. Ce rejet UN MONDE PRIVÉ DE DIEU
d’un monde déchristianisé et décadent Après 1920, on passe d’une littérature
mène certains à des engagements poli- démonstrative à finalité sociale et mo-
tiques antidémocratiques. Dans Les rale due aux anxiétés morales et poli-
Grandes Amitiés, Raïssa Maritain rap- tiques face au déclin national à une lit-
TALLANDIER/RUE DES ARCHIVES

Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889).


pelle que leurs deux patrons de jeu- térature de l’incarnation. Il s’agit de
nesse, Bloy et Clérissac, étaient antidé- montrer les misères d’un monde privé Maxence Van der Meersch (L’Em-
mocrates et antirépublicains. Le poète de Dieu. Pour Georges Bernanos (Sous preinte du Dieu, 1936), le domaine du
Max Jacob reproche à son curé, après le soleil de Satan, 1926), François Mau- romancier est la passion humaine, donc
la condamnation papale de l’Action riac (Le Nœud de vipères, 1932), Daniel- fatalement l’emprise du péché, mais
française en 1926, d’exiger de ne plus Rops (Mort, où est ta victoire ? 1934), aussi le salut et la grâce. Bernanos le
Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 87
dossier Chemins de croix

rappelle dans une interview :


« Le roman catholique n’est pas celui
qui ne nous entretient que de bons Jacques Maritain
sentiments, c’est celui où la vie de la
foi s’affronte avec les passions. Il faut
rendre le plus sensible possible le tra-
UN REVOLVER AU PIED
gique mystère du salut. » Ce choix in-
tégral favorise le détachement par rap-
port à l’alliance entre la religion et
DE LA CROIX
l’ordre établi. Le philosophe et sa femme Raïssa furent, dans leur maison ouverte,
les sauveteurs des consciences inquiètes de la littérature catholique.
« MERCI, MONSIEUR »
Pour ces chrétiens, l’engagement Par Henri Quantin
s’inscrit, à travers les voies des concu-
piscences terrestres, dans l’option
évangélique pour l’amour. Ces fic- « a Vérité ou la mort ! » Si un Le Paysan de la Garonne : bien que
tions sont la face littéraire d’un enga-
gement fondé sur les valeurs chré-
tiennes, qui justifie le rejet de la
« croisade » mussolinienne ou fran-
quiste, le refus de la défaite de 1940
L jeune homme et une jeune
fille de 18 ans vous jettent
cela à la figure, il y a des
chances que vous les jugiez un peu
poseurs. S’ils le disent sans public,
retiré du monde, il sort de son silence
pour émettre quelques réserves sur
l’émerveillement aveugle des ravis de
Vatican II.
Il y eut la maison de Meudon qui
et des compromissions avec le régime parce qu’ils sont habités par « le scep- accueillait Cocteau, Satie, Rouault,
de Vichy, pourtant si proche de la ticisme logiquement entraîné par Maurice Sachs et tant d’autres artistes
hiérarchie catholique. « Principe toutes les philosophies modernes » et et égarés, attirés par la manière dont
d’éducation […] : “Écoute-moi, mon qu’ils voient dans le suicide la seule les Maritain se mettaient à l’écoute
garçon. À chaque fois que tu reçois issue, il est probable qu’il faille les du son des âmes. À ceux qui verraient
un coup de pied au derrière, il n’est prendre plus au sérieux. Comme là un festif bon teint ou une dégou-
pas absolument indispensable de Huysmans selon Barbey, les Maritain linade pré-charismatique, rappelons
dire : – Merci, monsieur, je l’ai bien ont choisi un jour entre la bouche ce beau passage du Carnet de notes de
mérité.” », publie Stanislas Fumet le d’un revolver et les pieds de la Croix. Jacques : « Je crois qu’on se trompe
27 décembre 1940. Mauriac et Ber- De ce jour ils n’ont jamais quitté le parfois en imaginant que l’unité
nanos – dès Les Grands Cimetières voisinage du Crucifié. Littéralement d’une communauté chrétienne sup-
sous la lune (1938) – deviennent les sauvés de la mort par la lecture de prime l’incommunicable, et devrait
plumes de cette aspiration au primat Bloy, qui leur révéla mieux que Pas- être conçue comme celle de je ne sais
de la conscience sur l’obéissance. Ces cal « la réalité du christianisme » et quel pieux camping où des effusions
interventions non politiques en poli- qui deviendra leur parrain attendri en qui supposément livreraient le tout
tique résonnent après le conflit, dans 1906, Jacques et Raïssa ont tenté de chacun seraient mises sur la table,
la critique de la société industrielle d’être à leur tour des sauveteurs en
(La France contre les robots, 1947), eaux troubles, au cœur de toutes les Maritain porte
dans la condamnation de la torture luttes historiques, politiques et artis-
en Algérie : « Il faut qu’un écrivain tiques de leur temps. sa réflexion sur
[…] jette parfois au-dessus du chaos Il y eut l’œuvre philosophique de le terrain littéraire
des événements, au-dessus des bêle- Jacques, qui démontra que Thomas et artistique.
ments du troupeau, un cri qui réveille d’Aquin valait mieux que la scolas-
les hommes » (Pierre-Henri Simon). tique poussiéreuse qui transformait dans une grande soupière toute fu-
D’autres défendent, au nom de la « ci- le souffle de l’Esprit en toussotement mante d’allégresse familiale. » Chez
vilisation chrétienne », la présence épuisé. Dès Art et scolastique, publié les Maritain, l’union des cœurs n’était
française (Michel de Saint-Pierre). en 1920, Maritain porte sa réflexion pas fusion poisseuse.
Déchiré entre le témoignage intran- sur le terrain littéraire et artistique, Il y eut les luttes politiques de cette
sigeant de la foi et les soucis des délaissé par l’Église du XIX e siècle. « espèce de romantique de la justice
drames humains, l’engagement en Près de cinquante ans plus tard, il est trop prompt à s’imaginer, à chaque
politique des écrivains catholiques toujours brûlant de ferveur dans combat livré, qu’elle et la vérité au-
ne s’inscrit, hors de la défense de ront leur jour parmi les hommes ».
Professeur de lettres en classes
l’Église, qu’entre les années 1925- préparatoires, Henri Quantin est l’auteur
Jacques gardera en lui du jeune
1965 au nom des valeurs évangé- de De verbe et de chair (Cerf) socialiste dreyfusard, un brin anar-
liques et d’une médiation entre le ca- consacré aux écrivains catholiques. chiste, qui avait rencontré Raïssa en
tholicisme et le monde. L

88 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


institutions durables qui traversent
les siècles », mais « aussi dans les
aventures sans lendemain qui sont
toujours à recommencer ». Il était
convaincu que, même si « on voit
tout partir en fumée », « on est payé
de sa peine par ce qu’il y a de meil-
leur au monde, cette merveille des
amitiés que Dieu suscite et des pures
fidélités qu’il inspire, et qui sont
comme un miroir de la gratuité et de
la générosité de son amour ».
À ceux qui ont l’image simpliste
d’un Maritain doctrinaire peu chari-
table, il est bon de citer Bloy : « Que
penseriez-vous de la charité d’un
homme qui laisserait empoisonner
ses frères, de peur de ruiner, en les
avertissant, la considération de l’em-
poisonneur ? » Il n’est pas sûr que
cette phrase soit arrivée aux oreilles
de certains évêques. Jacques et Raïssa,
HENRI MARTINIE/ROGER-VIOLLET

eux, ont tenté toute leur vie de ne pas


l’oublier, au milieu d’un monde qui
« n’a de grand que sa misère » et où il
y a « partout des vérités captives » :
« Il faut avoir l’esprit dur et le cœur
doux », écrivait Jacques. La remarque
Le philosophe et écrivain Jacques Maritain (1882-1973). vaut tous les autoportraits.
Parce qu’il croyait qu’on n’aide pas
1901, en faisant signer une pétition littéralement, à reculons », lui écrit quelqu’un sans être son ami, Mari-
pour les ouvriers russes. Il est en pre- Bernanos, qui verra en lui tantôt un tain s’est vu reprocher ses mauvaises
mière ligne de la condamnation de modèle enviable de paix intérieur, fréquentations. Parce qu’il savait que
la croisade franquiste, ce qui le rap- tantôt un joueur d’harmonium trop l’amitié véritable n’est pas complai-
proche de Bernanos, mais crée une comme il faut. Souvent caricaturé en sance pour ce qui aliène l’autre, il fut
brouille provisoire avec le tonitruant clérical psychorigide, Maritain est accusé d’intransigeance. « Les bap-
Claudel. Maritain, qui n’avait pas lu pourtant un des rares catholiques à têmes pleuvaient ; les coups aussi »,
et réédité pour rien Le Salut par les soutenir Mauriac contre la presse dit-il joliment pour résumer les an-
Juifs de Bloy, verra aussi mieux que bien-pensante de l’abbé Bethléem, nées de Meudon.
tout autre la montée de l’antisémi- qui s’indignait de ce « mélange fâ- Tout cela n’allait pas sans une so-
tisme, dont peu d’auteurs des années cheux de catholicisme et de sensua- litude qui est « la part de Dieu » et
1930 sont totalement exempts. lité ». « Si le romancier est le Dieu de qu’il définissait comme « celle d’une
ses personnages, rétorque-t-il, pour- espèce de scaphandrier maladroit,
MERVEILLE DES AMITIÉS quoi ne pourrait-il pas les aimer d’un avançant comme il pouvait au mi-
Il y eut l’apport plus proprement lit- amour rédempteur ? » lieu de la faune sous-marine et des
téraire, avec la création de la collec- De toutes ces luttes et de toutes ces larves du temps. On ne saura jamais
tion du « Roseau d’Or » chez Plon. fraternités conflictuelles, que Raïssa à quelles tentations de tristesse noire
Maritain y publie la première jour- appellera les « aventures de la grâce » et de désespoir un philosophe peut
née du Soulier de satin de Claudel, et Mauriac « l’envers de l’histoire être exposé à mesure qu’il descend
le Saint François d’Assise de Chester- contemporaine », l’abondante corres- dans la connaissance de soi-même et
ton, et surtout Sous le soleil de Satan, pondance de Jacques témoigne en- de la grande pitié qui est au monde ».
occasion de faire la connaissance de core mieux que les œuvres destinées La bouche d’un revolver ou les pieds
Bernanos et d’amorcer un dialogue à un large public. Car la certitude de de la Croix ? Même avec un sca-
souvent houleux dont témoigne la Maritain était que « le Saint-Esprit phandre, il n’est pas sûr que le second
correspondance. « Je vais à vous, n’est pas à l’œuvre seulement dans les choix soit le plus confortable. L

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 89


dossier Chemins de croix

Joseph de Maistre,
et Dieu, et maître
Inspirateur des trois B – Barbey, Bloy et Bernanos –,
« ami du bourreau » selon Stendhal, le pourfendeur
de la Révolution reste l’indépassable incarnation
de la résistance catholique à la modernité.
Par Pierre Glaudes

e 26 février 1821, Joseph de Lamennais dans son Essai sur l’indif-

l Maistre meurt à Turin, capitale


du royaume de Piémont-
Sardaigne, auquel appartient
alors la Savoie, dont il est originaire.
En France, depuis 1815-1816, est res-
férence en matière de religion, Louis
Veuillot dans les colonnes de L’Uni-
vers, Ernest Hello dans celles du
Croisé, Antoine Blanc de Saint-Bon-
net dans La Douleur et La Légitimité.
taurée la monarchie dont il a prédit le L’Église elle-même s’inspirera de sa
retour inéluctable, dès 1796, dans les doctrine : en 1832, Grégoire XVI, en
Considérations sur la France. Si sa phi- réaction contre l’anticléricalisme de la L’opéra de Francis Poulenc, Dialogues des carmélites,
losophie de l’autorité est alors la cible révolution de Juillet, condamne le li-
des milieux libéraux – Stendhal parle béralisme et l’indifférentisme dans son les invite à voir dans la société post-
de lui comme d’un « coquin » et encyclique Mirari vos ; en 1864, révolutionnaire un approfondissement
de « l’ami du bourreau » –, Pie IX publie le Syllabus, du péché originel, qui se transmet aux
il jouit d’un immense recueil des « principales hommes telle une maladie héréditaire
prestige auprès d’une erreurs » d’un temps dont les déplorables effets sont aggra-
large frange des séduit par le rationa- vés par la sécularisation. Il les per-
catholiques, clercs lisme, le socialisme, suade que la Révolution française, loin
et laïcs, qui ne la libre pensée ; en de permettre la « fin de Satan »,
parviennent 1870, le concile du comme le prétend Hugo, est essentiel-
guère à accorder Vatican proclame lement satanique : elle illustre l’attrait
leur foi aux va- l’infaillibilité ponti- que le mal, source inépuisable des
leurs et aux usages ficale, un demi-siècle crimes effroyables, exerce sur les
de la société issue après Du pape. consciences depuis la Chute.
de la Révolution. Parmi les écrivains ca-
Tout au long du tholiques, Barbey d’Aure- LE MAL RÉVOLUTIONNAIRE
XIXe siècle, d’éminentes fi- villy, Bloy et, au siècle sui- Barbey, Bloy et Bernanos, en antimo-
gures du catholicisme comme vant, Bernanos trouvent dans la dernes, se rejoignent dans cette accen-
l’abbé Migne, l’abbé Gaume ou dom pensée de Maistre les grands thèmes tuation du mal, qui hante aussi bien
Guéranger, mais aussi des prélats ultra- qui innerveront et féconderont leurs Les Diaboliques et Le Désespéré que
montains – Mgr Gousset, Mgr Pie, œuvres. L’auteur des Soirées de Sous le soleil de Satan et Monsieur
Mgr Delassus – ne feront pas mystère Saint-Pétersbourg emporte l’adhésion Ouine. Maistre cependant leur four-
de leur admiration pour Maistre, dont de ces partisans d’un christianisme in- nit aussi l’antidote au désespoir qui
les idées seront aussi relayées par di- tégral parce qu’il leur fournit d’abord pourrait les saisir devant le terrible
verses incarnations de la résistance ca- maints arguments contre une époque spectacle des maux qui défigurent
tholique à la modernité : le jeune qu’ils vomissent, tout en les incitant à l’homme, la nature et la société. Le
opérer, en guise de régénération spiri- providentialisme maistrien, qui ouvre
BIANCHETTI/LEEMAGE

tuelle, un retour à la source de leurs les temps sur un horizon de rénova-


Professeur de littérature générale
et comparée et historien de la littérature,
principes. Contre l’optimisme, cette tion eschatologique, leur assure que le
Pierre Glaudes est spécialiste des écrivains confiance aveugle dans la raison et le mal révolutionnaire est un châtiment,
du XIXe siècle. progrès héritée des Lumières, Maistre auquel Dieu, dans l’impatience de sa
90 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
son œuvre tout entière y trouve sa
source d’inspiration : dans Sous le so-
leil de Satan, la sainteté, de l’immo-
lation de Donissan pour sauver
Mouchette au « saint de Lumbres »,
se mesure à la capacité de souffrir et
d’expier pour les autres ; de même,
dans Dialogues des carmélites, l’inter-
cession, élargie à la communion des
saints, tisse un subtil réseau de liens
invisibles entre les religieuses persé-
cutées par les jacobins.
À ces trois écrivains, Maistre a en-
core fait prendre conscience du lien
mystérieux unissant le crime à l’inno-
cence : « l’un et l’autre sont sacrés »,
peut-on lire dans Éclaircissement sur
les sacrifices, ils sont « livrés à la Divi-
nité, n’importe à quel titre ». Barbey,
comme ses épigones, saura ainsi ex-
ploiter la rentabilité romanesque des
passions infernales, en les mettant au
service de l’apologétique : tous trois
tireront parti d’une théologie néga-
tive, où Dieu se révèle dans et par ce
d’après Georges Bernanos, mis en scène par Olivier Py, au Théâtre des Champs-Élysées, en 2013. qu’il n’est pas. « L’enfer, c’est le ciel en
creux », pour l’auteur des Diaboliques.
miséricorde, n’a consenti à recourir va à l’encontre de l’individualisme et De même, pour Bloy, Napoléon,
que pour en faire l’instrument d’une de son solipsisme invétéré ; en don- cette saisissante incarnation du bour-
régénération collective. Les trois écri- nant un sens sublime à la douleur, ce geois moderne, est « la face de Dieu
vains considèrent ainsi leur époque scandale majeur aux yeux des mo- dans les ténèbres ». À travers Cénabre,
comme le théâtre d’un gigantesque dernes, elle s’inscrit aussi en faux le prêtre renégat dont Bernanos dé-
combat spirituel dont l’enjeu est l’avè- contre leur eudémonisme. crit la béatitude infernale dans L’Im-
nement de « ces grands matins […] Barbey, le premier, fait son miel de posture, Dieu semble compromis par
plus grands et plus purs que notre jeu- ce principe spirituel, qu’illustrent le diable qui a pris sa place : il faudra
nesse abolie », dont parle Bernanos entre autres Un prêtre marié et Une l’abnégation de Chevance, l’humble
dans sa correspondance. histoire sans nom. Bloy, de même, confrère de ce prêtre, auquel l’unit
dans son dolorisme, lit toute histoire une communauté de sacrement, pour
UN SENS SUBLIME À LA DOULEUR – la sienne dans son Journal, celle des que l’ordre divin résiste aux assauts
Pressé de s’engager sur cette route qui grandes personnalités comme Jeanne du néant.
finira, « vaille que vaille », « par glisser d’Arc, Marie-Antoinette ou Napo- Nul doute que Maistre a exercé une
dans la douce éternité », Bernanos, léon dans ses essais d’exégèse de influence majeure sur les trois écri-
comme ses deux aînés, prend à Maistre l’histoire, celle enfin des personnages vains, qui se sont communiqué leur
l’idée de réversibilité, qui admiration pour ce pen-
légitime la souffrance ex- Une façon de participer au salut seur, même si chacun s’est
piatoire et le sacrifice vo- approprié à sa façon ce
lontaire de l’innocent à la universel en acceptant de prendre legs intellectuel. On re-
place du coupable. Maistre sur soi les fautes des autres. connaît leur dette à son
conçoit ce grand principe égard à un dernier trait :
catholique comme imitatio Christi : de ses romans et nouvelles – à la lu- ils ont trouvé dans son œuvre hau-
une façon de participer au salut uni- mière de ce principe : « Le sang des taine et railleuse un modèle d’écriture
PATRICK BERGER/ARTCOMPRESS

versel en acceptant de prendre sur soi hommes […] est ce qu’il y a de plus polémique fondé sur les vertus de l’in-
les fautes des autres et les malheurs semblable au sang divin répandu dignation. Pour Maistre, comme
qui devraient en résulter pour eux. Il pour le salut du monde. Le don de pour eux, il est une colère apparentée
en fait de surcroît une arme contre les soi est sans doute ce qu’il y a de plus à la sagesse : un scandale nécessaire
temps nouveaux : la réversibilité, qui agréable aux yeux de Celui qui s’est pour des chrétiens qu’épouvante la
met l’accent sur la solidarité des êtres, le plus donné. » Quant à Bernanos, trahison de la vérité. L

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 91


dossier Chemins de croix

J’écris ton nom,


« lit d’amour de Jésus-Christ », est de-
venue un bijou, et l’aumône mon-
daine s’est substituée à la charité :
« Cette belle dame, qui n’a pas même

nom de Dieu ! la loyauté de livrer son corps aux mal-


heureux qu’elle attise, ira, ce soir,
montrer tout ce qu’elle pourra de sa
blanche viande à sépulcre où fré-
Vivre sa foi est un combat, et se coltiner aux mystères missent des bijoux pareils à des vers et
la faire adorer à des imbéciles, en des
de l’incarnation ne souffre ni la tiédeur ni les effets de style. fêtes prétendues de charité […]. La ri-
Panorama des illustres écorchés qui hurlent dans le désert. chesse dite chrétienne éjaculant sur la
Par Henri Quantin misère ! » L’éjaculation se fait de haut
et sans le moindre contact, parfait
contraire de l’union charnelle d’un

s
Dieu qui se livre en nourriture. Ber-
urtout ne pas faire de litté- lumières changent de camp, et c’est au nanos prendra le relais de Bloy devant
rature. Ne pas être homme nom de Dieu qu’ils dénoncent l’obs- la naissante communication, autre si-
de lettres. À la rigueur être curantisme et la superstition. Ils ont mulacre édulcoré du Verbe : « La
prophète, mais prophète au moins deux rôles : sauver la Parole langue française est une œuvre d’art,
du déjà-dit. Ne pas écrire, mais dire : et combattre l’idolâtrie. et la civilisation des machines n’a be-
être une voix qui crie dans le désert ou Leur première mission suppose soin pour ses hommes d’affaires,
dans la foule, être une grande gueule d’être amoureux du Verbe incarné au comme pour ses diplomates, que d’un
parfois, mais jamais une jolie plume. point de lui offrir son corps : assurer outil, rien davantage. » Langage ou-
Ne parler qu’en écho à cet événement la survie de mots de feu que les posi- til, parole désincarnée.
inouï : le Verbe s’est fait chair, Dieu tivistes prétendent remplacer par Bref, tuez la Parole, vous ferez de
est devenu homme, le spiri- l’homme un animal ou une
tuel a habité le charnel, l’éter- Parler pour rendre manifeste machine. De là une deuxième
nité a épousé le cours du mission : combattre les contre-
temps. Dieu a passé neuf mois l’Incarnation aux athées façons, qui amputent l’homme
dans un placenta, puis a jailli de confort. et le livrent à toutes les idolâ-
entre les cuisses d’une femme, tries. Siècle de parricides, le
avant de marcher sur la Terre. Pas à la l’électricité et que les catholiques XIXe bâtit à toute allure des idoles, pour
manière d’un dieu grec, touriste sexuel mondains attiédissent pour garder remplacer le Père absent et adorer plus
repérant la victime la plus appétissante leurs valeurs boursières. Ici, c’est Pé- ou moins secrètement Mammon. La
pour changer son ordinaire conjugal ; guy devant une Parole que l’homme foi en un Dieu unique permet de ne
pas même à la manière d’un seigneur peut mettre à mort : « […] ce privi- pas diviniser tout ce qui passe.
déployant le style élevé que la rhéto- lège nous a été donné,/Ce privilège
rique exige d’un héros d’épopée. Non, incroyable, exorbitant,/De conserver ÉROS DOIT ÊTRE TRANSFIGURÉ
comme un homme ordinaire, entouré vivantes les paroles de vie,/De nour- Contre l’idolâtrie de la science, le rire
de filets de pêcheurs. Parler, donc, rir de notre sang, de notre chair, de de Max Jacob désacralise un paradis
dans l’onde de choc des Évangiles, bas- notre cœur/Des paroles qui sans nous hygiéniste, où les médecins sont ho-
culement tant historique que litté- retomberaient décharnées. » Énor- norés comme des dieux : la blouse
raire : « L’enseignement central du mité du scandale, quand le maître blanche rêve d’être chasuble ; le cachet
christianisme, la doctrine de l’Incar- mot du rapport au texte est le ciseau – sérotonine ? – singe l’hostie. Le Pro-
nation et de la Passion, écrit Erich critique du Jésus de Renan qui coupe grès exigeait le même agenouillement
Auerbach dans Mimésis, était incom- tout ce qui dépasse. et nous n’en sommes guère sortis. Ber-
patible avec le principe de la sépara- Les meurtriers de la Parole sont lé- nanos n’avait pas l’intention de don-
tion des styles. » Si la formule « écri- gion, et les lieux communs sont un ner sa vie pour un taux de croissance
vains catholiques » a un sens, il est là : contre-Évangile. « Dieu n’en demande et sonne le glas, dès 1947, de l’opti-
parler pour rendre manifeste l’Incar- pas tant », dit par exemple le bour- misme nouveau. Qui peut lire ce pas-
nation aux athées de confort et aux ca- geois. Euphémisme habile pour dire sage de La France contre les robots sans
tholiques de confort, scientistes sans que Dieu ne demande rien, et surtout admirer la prophétie : « La Civilisation
questionnements et bourgeois conser- pas à être mangé. Le bourgeois, nou- des Machines a besoin, sous peine de
vateurs. Face à ce monde « trop ani- veau Dieu mieux vêtu, dévore le mort, d’écouler l’énorme production
malement heureux », les écrivains ca- pauvre, dans une inversion démo- de sa machinerie et elle utilise dans ce
tholiques jouent les trouble-fêtes. Les niaque. De même, la Croix hideuse, but […] des machines à bourrer le
92 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
crâne », dans un monde où l’imbécile niant l’Incarnation pourrait écrire à la
sera « informé de tout et condamné suite de Bloy : « Toute femme – qu’elle
ainsi à ne rien comprendre » ? le sache ou qu’elle l’ignore – est per-
Le pire est qu’une partie des écri- suadée que son sexe est le Paradis […].
vains du temps s’aligne sur les diktats Qu’on juge de ce qu’elle donne quand
scientifiques. Zola ne veut voir en elle se donne et qu’on mesure son sa-
l’homme que la bête et déclare la crilège quand elle se vend […]. Elle a
guerre à la poésie. Le roman expéri- infiniment raison de croire tout cela
mental, dicté par Claude Bernard, est puisque cette partie de son corps a été
le plus sûr moyen, déclare-t-il sans le tabernacle du Dieu vivant. » Dire
rire, de reprendre l’Alsace et la Lor- que le néopaïen Rebatet se désolait
raine. Huysmans, disciple émancipé, qu’« entre plusieurs milliers de dieux,
lui réplique par son « naturalisme à peu près tous bitologiques », l’huma-
mystique » : les abîmes du mal et nité ait opté « pour le Dieu anti-
la furie des satanistes démontrent couilles » ! S’il s’agit d’éjaculer sur la
que « l’homme passe infiniment faiblesse, juive si possible, nous lui lais-
l’homme ». Et le crucifié peint par sons volontiers sa bitolâtrie. Mais s’il
Grünewald lui révèle un Christ « à la s’agit de donner sa grandeur au corps

ADOC-PHOTOS
fois hors de portée et à ras de terre », fragile, on nous permettra de préférer
dont la chair transpercée et broyée est saint Paul : « Votre corps est le temple
une promesse de chair transfigurée. de l’Esprit saint. » Ernest Renan (1823-1892).
Le combat se poursuit contre la ré-
duction du sexe à la pulsion animale. NE JAMAIS RÉDUIRE L’HOMME de renoncements, de purifications et
Claudel, en qui les surréalistes n’ont Benoît XVI lui-même fera une défense de guérisons. » Pour une version déve-
jamais su voir autre chose qu’un fort claudélienne d’un eros qui, rabaissé loppée, voir Le Soulier de satin…
cul-bénit clérical, est plutôt un bénis- simplement au sexe, devient une mar- Sauver la Parole, renverser toutes les
seur du cul. Car la littérature catho- chandise, une simple chose que l’on idoles, ne jamais réduire l’homme.
lique est plus que tout celle de la chair peut acheter et vendre : « En réalité, Reste à mener la lutte contre soi-
rachetée : Éros ne doit pas être nié, cela n’est pas vraiment le grand oui de même, parce que la frontière entre
mais transfiguré. L’énergie sexuelle ne l’homme à son corps. […] Oui, l’eros Parole vraie et trahison du Verbe
doit pas être refoulée – amputation de veut nous élever “en extase” vers le Di- passe en chacun. Bernanos n’ignore
l’homme –, mais orientée vers un vin, nous conduire au-delà de nous- pas que la fine pointe du combat spi-
amour plus vaste. Le sexe n’est pas mêmes, mais c’est précisément pour- rituel est l’humilité, et Bloy apprend
sale : Dieu en a eu un. Quel auteur quoi est requis un chemin de montée, à traquer son « pourceau intérieur »
avant de franchir « la porte des
humbles ». Finissons avec Huysmans
qui refuse la morphine à l’agonie : « Il
en est qui sont dans l’état où je suis
et qui n’ont pas même les soins que
j’ai la chance d’avoir. […] J’espère
qu’on ne dira pas encore cette fois-ci
que c’est de la littérature. »
Difficile de croire en l’Incarnation
sans vivre la Passion. Le métier d’écri-
vain, disait Bernanos, n’est pas un mé-
tier, mais une aventure spirituelle, et
toute aventure spirituelle est un Cal-
vaire. Couronne d’épines plutôt que
bicorne d’académicien. Couronne
d’étrons, chez Bloy, partisan de la
transsubstantiation de l’excrément,
PASCAL VICTOR/ARTCOMART

plutôt que lauriers de poète. Le chantre


de l’Incarnation n’est qu’un propagan-
diste ou un donneur de leçons, tant
qu’il n’a pas « épousé un mendiant en
Croix qui s’appelait Jésus-Christ ». Et
Le Soulier de satin de Paul Claudel, mis en scène par Olivier Py, au Théâtre de l’Odéon, en 2009. tout le reste est idolâtrie. L

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 93


dossier Chemins de croix

Trois prophètes
l’héritage de Mallarmé, mais réinséré
dans « la grande enquête qui fut pen-
dant douze siècles l’occupation des
Pères de la Foi et de l’Art ».

du Livre INTERPRÉTATIONS FIGURATIVES


Nous n’avons qu’un exemple explicite
d’exégèse bloyenne : un commentaire
de l ’épisode éva ngélique de
Huysmans, Bloy et Claudel ont travaillé le substrat l’aveugle-né, mais l’exégèse est pré-
biblique avec leur talent propre, et la liturgie eut pour sente dans toute son œuvre, et son
eux le statut de l’écriture elle-même. Journal, inédit, en offre, au jour le
jour, de nombreux fragments : « Je
Par Dominique Millet-Gérard formule pour la première fois de ma
vie une conception exégétique, an-
cienne déjà dans mon esprit, mais que

c
j’aperçois tout à coup en pleine lu-
’est à propos de la Bible XIX e siècle ». Il s’agit, chez nos trois mière. “Les Paraboles de Moïse”,
– ou plutôt de l’Écriture « convertis », d’un rapport beaucoup c’est-à-dire chacun des articles de la
sainte, comme ils disent plus intime, quasi viscéral, à un texte Loi envisagé comme une parabole. Je
tous trois, plus conformé- connu d’abord à travers son usage li- crois qu’un livre sublime sortirait ai-
ment à la tradition catholique – que turgique, pratiqué de façon quoti- sément d’une telle vision » (10 sep-
Paul Claudel fait l’éloge de Léon Bloy dienne dans sa version latine, et qui de- tembre 1894) ; « Passé la matinée et
(« Du sens figuré de l’Écriture ») ; c’est vient le substrat de une partie de l’après-
bien lui en effet, héritier d’Ernest Hello leur œuvre, quels Tous trois se midi à déchiffrer
et de l’abbé Tardif de Moidrey, qui in- que soient les genres Isaïe. […] Je suis
troduit dans le domaine littéraire une littéraires choisis. Ci- disent émerveillés dans les ténèbres.
vision de l’Écriture autrement pro- tant l’Écriture elle- par le latin libre […] Liber signatus »
fonde que celle que le père Tilliette a même, ils se dé- et inventif de (20 octobre 1894).
appelée l’« exégèse lyrique au signent comme des Chez Huysmans
« âmes profondes » la Vulgate. c’est surtout dans La
Critique littéraire, Dominique Millet-Gérard
que cette lecture mé- Cathédrale (1898)
est professeur de lettres à l’université ditative arrache à la « fascination de la que se révèle la veine exégétique ; elle
Sorbonne Paris-IV. bagatelle » (Livre de la sagesse, IV, 12) est constamment arrimée à son sup-
qui étouffe le monde contemporain. port de pierre, mais n’en est pas moins
Joris-Karl Huysmans (1848-1907).
Tous trois ont connu sur le tard la axée, comme chez Bloy, sur le sens ty-
tentation de l’exégèse biblique : abou- pologique qui lit en filigrane dans
tie pour Claudel, embryonnaire chez l’Ancien Testament la venue du
Bloy et latérale chez Huysmans, elle Christ-Messie. Telle est, par exemple,
se veut une réponse, ancrée dans la l’interprétation des statues d’Élie et
grande tradition patristique et médié- Élisée au porche nord de Chartres :
vale, à l’hégémonie protestante en ce « Le premier diagnostique l’Ascen-
domaine qui va jusqu’à pénétrer petit sion du Rédempteur, par son enlève-
à petit les milieux catholiques. Un des ment, en plein ciel, sur un char de
tout derniers textes écrits par Bloy feu ; le second, Jésus ressuscitant et
avant sa mort en 1917, qui s’intitule sauvant l’humanité en la personne du
précisément « Sur l’exégèse », insiste fils de la Sunamite » (IV Livre des rois
prodigieusement sur le Mystère (mot II et IV ; La Cathédrale, ch. XI).
banni par l’exégèse dite scientifique) : Claudel à son tour pratiquera lar-
« l’interprétation biblique, à savoir gement ce type d’exégèse, fondamen-
l’inévitable et continuelle immersion tal, est-il besoin de le rappeler, dans
dans le Mystère ». Il s’agit bien là de la doctrine catholique ; en témoignent
mener à son terme l’entreprise tâton- certains titres de ses commentaires
BRIDGEMAN IMAGES

nante des symbolistes, si friands de ce bibliques, comme Emmaüs (de l’épi-


mot, et Claudel, de vingt ans plus sode des pèlerins d ’Emmaüs,
jeune que les deux autres, le dira haut Luc XXIV, où le Ressuscité lui-même
et fort en revendiquant pour lui-même révèle aux deux disciples la lecture
est, pour Huysmans, inséparable de
l’appareil artistique qui met en valeur
le texte biblique, en même temps que
ce dernier inspire et stimule l’inspira-
tion des peintres, sculpteurs et com-
positeurs : c’est là le sens profond des
trois romans En route, La Cathédrale
et L’Oblat. Claudel quant à lui fait de
la splendeur du langage liturgique la
matrice de toute poésie ; ce latin que
Bloy appelle la « langue de Dieu » s’y
déploie en une magnificence unique,
ROGER-VIOLLET

d’une richesse polysémique extrême :


« ce procédé de composition du lan-
Léon Bloy (1846-1917). gage de l’Esprit saint que j’appellerai
stellaire, […] non point cheminement
christique de l’Ancien Testament), ou tabernacle des pourceaux ! » (La logique, […] mais groupe de détona-
encore l’Évangile d’Isaïe. C’est aussi Femme pauvre, II, XXI). tions simultanées » (La Rose et le Ro-
cette interprétation figurative qui ha- D’une manière générale, chez Bloy, saire, « Exclamation »).
bite, superbement, Paul Claudel in- le modèle biblique est la matrice de
terroge le Cantique des Cantiques. l’invention romanesque ; le héros du D’INFLUENCE EN INFLUENCES
Désespéré s’appelle Caïn Marchenoir, Aussi n’est-il pas étonnant que de
SPLENDEUR DU LITURGIQUE signe d’un destin terrible, néanmoins nombreux passages de ces trois au-
C’est, d’autre part, toute une poétique contrarié par les aspirations sublimes teurs soient directement composés à
biblique qui se déploie dans les œuvres de ce « chrétien inouï » (ch. LXIV) ; les partir d’un substrat biblique que leur
romanesques ou poético-dramatiques épigraphes des deux parties de La imagination et leur talent propres fa-
de nos trois auteurs. Leur langue pré- Femme pauvre ont également ce sta- çonnent à leur manière. Ainsi en va-
sente cette particularité d’être émail- tut indicatif et englobant : elles sont t-il, au chapitre V d’À rebours de Huys-
lée de mots qui sont des « vulga- toutes deux tirées des matines de l’of- mans, du célèbre passage consacré à
tismes » plus que de simples latinismes ; fice des morts ; il ne s’agit pas de cita- la Salomé de Gustave Moreau, rêve-
tous trois se disent émerveillés par le tions littérales de la Bible, mais de pa- rie au second degré à partir d’un
latin libre et inventif de la Vulgate, raphrases liturgiques. unique verset de l’Écriture ; ou encore,
forcé par le modèle oriental à sortir de Il faut bien comprendre que, pour dans En rade (ch. II), du récit du rêve
son carcan classique. D’où, immédia- nos trois auteurs, la liturgie a presque mettant en scène Esther et Assuérus
tement visible, la fréquence des lati- le même statut que l’Écriture elle- dans une hypotypose perverse, trans-
nismes qui s’immiscent, comme natu- même : elle est de l’Écriture conden- posant l’épisode biblique en une sorte
rellement, dans le tissu de leur langue. sée en formules consacrées et trans- de long poème en prose violemment
Les exemples sont innombrables ; ci- mises par des siècles de tradition ; elle pictural et assaisonné de multiples dé-
tons, dans Le Désespéré de Bloy, les tails et images qui mêlent registre
verbes « germiner », « pérambuler », la scripturaire et topoï décadents.
« munificence », les extraordinaires Claudel quant à lui pratique
« dormitations cathédrales » (ch. XX : constamment la réécriture biblique :
le fait de dormir sur une chaise !) ; chez que l’on songe à l’atmosphère de
Huysmans, les « volucres », les « épis- Gethsémani au début de la seconde
toles », l’adjectif « céruléen » d’ailleurs partie de Tête d’Or, à l’éloge d’Ysé
également employé par les deux autres. au deuxième acte de Partage de midi,
Chez Claudel la moisson est im- directement inspiré du Cantique des
mense, entre les décalques de versets Cantiques, au prodigieux « Can-
bibliques (« le ciel énarre la science aux tique de Mesa » à l’acte III, où se su-
cieux », cf. Ps. 18, 1 ; « les intumes- perposent et s’enchaînent citations,
cences de l’Abîme », cf. Jer. 46, 7). Ce réminiscences, imitations, prolonga-
sont aussi les phrases mimétiques du tions de maint lieu biblique.
ton et du rythme bibliques, mais Poème admirable, réceptacle de la
transposés dans un autre registre, très vérité et du sens, l’Écriture exerce sur
fréquentes chez Bloy : « – Malheur à ces trois écrivains issus de la généra-
MP/LEEMAGE

l’homme qui a des pensées divines et tion symboliste une immense in-
qui se souvient de la gloire dans le Paul Claudel (1868-1955). fluence fécondatrice. L

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dossier Chemins de croix

Mauriac, tout d’un bloc


En octobre 1968, le tout jeune Magazine littéraire s’entretenait avec l’écrivain,
qui publiait alors un nouveau volume de son Bloc-notes. Il loue Sartre, égratigne
le genre romanesque et Bernanos, et s’explique sur sa foi et ses positions politiques.
Propos recueillis par Jean-Jacques Brochier

[…] Vous avez écrit que le romancier Tentation de l’Occident. J’ai tout de loin et très haut, mais il y a un certain
était « le singe de Dieu ». suite téléphoné à Grasset en lui di- Sollers auquel il faudra renoncer.
François Mauriac. – Oui, je l’ai dit dans sant : « J’ai un manuscrit d’un certain Est-ce que vous lisez
une conférence des Annales, et cela a Malraux, je n’y comprends rien, mais encore beaucoup ?
été repris dans Le Romancier et ses per- c’est sublime. Il faut absolument le Oui, mais très peu de romans. Pra-
sonnages. Je ne le pense absolument prendre sous contrat. » On ne se tiquement, je ne lis plus de romans.
plus. C’est le reproche que Sartre m’a trompe pas. Il suffisait d’en lire dix J’en relis certains, je prends assez sou-
fait plus tard, de me prendre pour lignes. La même chose m’est arrivée vent dans ma bibliothèque un volume
Dieu à l’égard de mes personnages. avec Montherlant. Et là non plus je de Balzac ou de Proust, je rentre dans
Que pensez-vous de Sartre ? n’ai pas mis beaucoup de temps à té- une œuvre qui m’est familière, très vo-
Je vais peut-être vous étonner, mais léphoner à Grasset que je venais de dé- lontiers, mais lire par exemple le der-
j’en pense beaucoup de bien. C’est un couvrir un écrivain extraordinaire. nier prix Goncourt, ou un roman qui
sujet immense, et je suis moi-même si Cela ne m’est jamais plus arrivé. vient de paraître, je n’y arrive pas. Je
peu philosophe. Mais j’ai beaucoup Vous avez quand même ne peux plus me prêter au jeu. D’ail-
d’estime pour le personnage de Sartre, découvert Sollers. leurs, je crois que là l’âge compte
pour son attitude dans la vie. Il avait Je ne l’ai pas découvert. Je l’ai connu beaucoup. Les romans, sous une
tous les moyens pour faire ce qu’on parce qu’il était bordelais et il est venu forme ou sous une autre, ce sont tou-
appelle une grande carrière littéraire, me voir ici. Mais, maintenant, il a jours les passions. Et quand on est sur
une grande carrière au théâtre, et il a honte de moi, je crois. Sollers avait – il la berge… […]
survolé tout cela. Et même là où je me a – toutes les qualités d’un écrivain, Quel est pour vous le plaisir
sens le plus en désaccord avec lui, ou de ce que nous, nous appelions un de faire du journalisme ?
plus exactement là où son problème écrivain. Il a pris maintenant une voie […] Tout a éclaté au moment de la
est le plus éloigné du mien, je suis tout à fait différente, mais tout de guerre d’Espagne. Et tout s’est gâté au
frappé par sa grande honnêteté. Mais, même, parfois, quand on lit ce qu’il moment de l’affaire du Maroc [dont
cela dit, je ne suis évidemment pas écrit, on voit qu’il est resté un écri- Mauriac soutint l’indépendance].
d’accord avec lui sur J’écrivais à ce mo-
l’essentiel. Je ne dirai Je vais peut-être vous étonner, mais ment-là dans Le Fi-
pas, de mon point de garo, et vous imagi-
vue à moi chrétien,
je pense beaucoup de bien de Sartre. nez le succès que
que Sartre a fait Cela dit, je ne suis pas d’accord j’avais. […] il y avait
beaucoup de mal, avec lui sur l’essentiel. des désabonnements
parce que je pense tous les jours. À ce
que Sartre est beaucoup plus le pro- vain. Il a des dons extraordinaires, moment-là, j’avais une petite revue, La
duit que le responsable de son époque. mais il les méprise. Je lui garde toute Table ronde, qui existe toujours, et
Enfin, nous sommes tous respon- mon admiration, mais ça n’est pas ré- dont je m’occupais. […] C’est dans la
sables. Mais je crois que Sartre a in- ciproque. Autrefois, je le voyais sou- revue La Table ronde que j’ai inventé
carné une génération, il en a trouvé les vent. Il est remarquablement intelli- le « Bloc-notes », pour pouvoir colla-
formules, et même le type physique, gent. Il peut surprendre encore borer à chaque numéro. Et dans ce
et le mode de vie. beaucoup. Ce qu’il y a de grave – ça « Bloc-notes », je parlais du Maroc. Le
Et Malraux ? C’est avec vous dépend bien sûr de l’opinion que l’on directeur, Bourdelle, qui vient de
le plus grand écrivain gaulliste. a de la question – c’est qu’il a choisi mourir, n’était pas dans ces idées. Il y
Comme c’est difficile d’en parler. Je une voie qui est la négation de la lit- avait incompatibilité et j’ai compris
l’ai connu avant la guerre d’Espagne. térature, le refus de la littérature. Peut- qu’il valait mieux que je m’en aille.
Il m’avait envoyé son manuscrit de La être que, dans cette voie-là, il ira très L’Express venait d’être lancé. À ce
96 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019
C’était un être irrité, désespéré quel-
quefois et d’une extrême injustice. Il
y avait en lui un saint et il y avait en
lui un prêtre refoulé. Les prêtres de
ses romans sont extraordinaires,
quelques-uns sont inoubliables et ne
ressemblent à aucun prêtre qu’on
connaisse. D’ailleurs la plupart des
prêtres détestent les prêtres de Ber-
nanos. Ça les agace au suprême degré
qu’on leur en parle.
Vous écrivez dans votre Bloc-notes
qu’il était un peu fou.
Peut-être pas à la lettre. Ce qu’il y
avait de mauvais en lui, c’était le ca-
melot du roi [le militant royaliste de
l’Action française] qu’il avait été dans
son adolescence. Et il lui en était resté
quelque chose, l’esprit d’injustice, de
violence. Mais ce qui dominait tout
de même chez lui, c’était le chrétien.
Il a beaucoup souffert. Je n’étais pas
du tout dans son intimité, mais je
crois qu’il a toujours vécu dans le
drame, dans la pauvreté. Alors qu’il
était célèbre, il publiait des livres qui
se vendaient, comme nous tous. Quel
a été le drame de Bernanos, pourquoi
vivait-il dans cette agitation, ce dé-
sordre ? Je crois que c’était dans sa na-
ture. Il partait pour l’Amérique, il
achetait une ferme et faisait l’élevage
de taureaux, il se ruinait. C’était un
personnage comme ça, qui déchaînait
François Mauriac et Jean-Paul Sartre, à Paris, le 22 juin 1967. la tempête. Je trouve ses livres d’idées,
La Grande Peur des bien-pensants par
moment-là, je ne savais absolument Et maintenant, quel est votre public exemple, mais surtout la Lettre aux
pas ce que c’était que L’Express. […] Je au Figaro littéraire ? anglais, assez surfaits. Et puis cette
leur ai porté ce « Bloc-notes ». Mais ça Je n’écris plus du tout pour le même présence du démon qui pose un im-
a été tout à fait par hasard, comme public, c’est tout autre chose. À L’Ex- mense problème métaphysique. Tout
j’aurais déposé un enfant sous une press, c’étaient des étudiants, des uni- repose dans Bernanos sur le fait que
porte cochère. Ces premières années versitaires, des professeurs, des intellec- le mal est quelqu’un.
ont été pour moi étonnantes. À L’Ex- tuels. C’était un public dynamique qui Est-ce que vous croyez à l’enfer ?
press, j’avais un public très intelligent. entendait parler de Dieu sur un certain Oui. Vous comprenez, l’enfer est un
Qui n’était d’ailleurs pas toujours ton pour la première fois. J’avais un mot, il s’agit de savoir ce qu’on met der-
dans mes idées. […] C’était un ma- courrier passionnant. Je ne veux pas du rière ce mot. Je mets derrière ce mot la
riage qui ne pouvait pas durer mais tout dire du mal de mon public du Fi- séparation d’avec Dieu. Inutile de vous
qui a été très heureux. Même person- garo littéraire, qui est un public très in- dire que je ne crois pas à l’enfer où on
nellement. Ça me rajeunissait de vingt téressant, mais c’est autre chose. Beau- brûle. L’enfer est en dehors de l’espace
ans de travailler avec Jean-Jacques coup plus de dames. […] et du temps. Mais l’image de l’enfer,
Servan-Schreiber. J’aimerais que vous parliez de Bernanos. c’est la séparation d’avec Dieu. Pascal
Et c’est de Gaulle qui vous a désunis ? J’ai pour lui une très grande admi- crie : « Que je n’en sois jamais séparé ! »
Bien sûr. Et qui m’a coupé de toute ration. On nous a souvent rapprochés L’enfer, c’est l’éternité séparée de Dieu.
cette gauche catholique. C’est là que ou opposés. Bien qu’il m’ait rendu jus- Et rien ne dit qu’il y a un seul homme
de Gaulle est le plus exécré. On ne sait tice dans une circonstance solennelle, qui ait jamais connu ce malheur. L
pas comme un certain clergé l’exècre. il a été affreusement méchant avec (Extrait du Magazine littéraire
AFP

On se demande pourquoi. […] moi, mais comme avec tout le monde. n° 22, octobre 1968)

Mai 2019 • N° 17 • Le Nouveau Magazine Littéraire 97


démonologies
de Gérald Bronner

Self sévices
L’inflation de narcissisme par smartphones interposés agace.
Mais n’est-ce pas parce que le narcissisme des autres
nous empêche d’attirer toute l’attention sur nous ?

es dix dernières an- Pourtant, depuis Ovide au moins, on difficile : il y a dans notre nature pro-

c nées, près de 300


p e r s on ne s s ont
mortes par « selfi-
cides ». C’est le terme
proposé par des
chercheurs pour désigner les indivi-
dus qui ont payé de leur vie le fait de
vouloir prendre une photo d’eux-
mêmes trop près d’un gouffre, d’un
train en mouvement ou en plaquant
sait que Narcisse peut se laisser dépé-
rir par amour de lui-même et qu’il y a
donc quelque chose de mortifère ici.
Mais cette fable mythologique n’a ja-
mais été d’une telle actualité, car le dé-
veloppement de la photographie nous
a permis de démultiplier notre image.
Qu’on y songe, il se prenait moins
d’un milliard de photographies par an
en 1930 tandis qu’on en compte au-
fonde une disposition à la compétition
généralisée pour attirer l’attention de
nos congénères. Dans ces conditions,
le narcissisme des autres blesse toujours
un peu le nôtre. En ce sens, cette figure
du mal contemporain dit quelque chose
de profond sur l’identité sociale de notre
espèce. Elle révèle notre difficile che-
min entre la volonté d’être différents de
nos congénères, mais pas au point de
un pistolet contre leur ne pas être intégrés parmi
tempe « pour rire ». Ces La mort nous délivrera-t-elle eux, ainsi que le montrent
morts sont tristes, d’autant tous les phénomènes de
qu’elles touchent majori- de cette compulsion paradoxale ? mode. Plus précisément, le
tairement de jeunes gens, Rien n’est moins sûr. narcissisme comme figure
la moyenne d’âge étant de du mal rappelle que nous
22 ans. Pourtant, il y a toujours jourd’hui chaque année près de voulons sans cesse nous distinguer des
quelque chose en nous qui trouve un 1 000 milliards ! Et la puissance démo- autres mais que nous cherchons pour
peu comique ce genre de situations. niaque de Narcisse s’est encore accrue cela leur approbation. La mort nous li-
Une forme de réjouissance mauvaise depuis que nous imposons ces images bérera peut-être de cette compulsion pa-
qui souffle à notre oreille : « Bien fait de nous-mêmes à l’ensemble des radoxale. Rien n’est moins certain, car
pour ces imbéciles ! » Qui n’a pas déjà membres de notre réseau social en plusieurs rituels mortuaires insistent sur
été agacé par ces cortèges d’individus scrutant le nombre de notifications le fait de cacher les miroirs au moment
armés de perches se photographiant que cette exhibition produit. Nous d’un décès ; plusieurs interprétations
toujours avec les mêmes moues, ne poussons parfois l’impudeur jusqu’à sont possibles, mais peut-être est-ce
cherchant pas à dissimuler leur désir photographier le contenu de nos as- aussi pour épargner aux morts la tenta-
de visibilité ? Se réjouir de leur mort siettes pour faire savoir combien même tion de se mirer une dernière fois. L
est sans doute excessif, mais du moins nos repas ne sont pas banals.
AJIPEBRIANA/FREEPIK

nous autorisons-nous facilement la Mais, puisque nous sommes légion à Sociologue, Gérald Bronner est membre
de l’Académie des technologies et
détestation de leur narcissisme dé- alimenter ainsi ce narcissisme, d’où de l’Académie nationale de médecine.
complexé. Ce narcissisme devient une vient qu’il soit unanimement Son dernier ouvrage, Déchéance
des figures du mal contemporain. condamné ? La réponse n’est pas bien de rationalité (Grasset), vient de sortir.

98 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 17 • Mai 2019


U
EA
UV
PRÉSENTE
O
N

Le grand quiz
de la culture générale
Combien de pays sont
riverains avec la Suisse ?
A3
B4
C5
D6

Combien d’images par


seconde comportent les
films argentiques depuis
l’apparition du parlant ?
A 16
B 24
C 36
D 48

Également connu pour ses


travaux de mathématiques,
il aurait inventé le mot
« philosophe ».
De qui s’agit-il ?
A Pythagore
B Thalès

7 ,90
C Platon
D Euclide

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