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Jean Echenoz

& Patrick Deville


nous parlent.
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3 Éditorial

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Belles du saigneur
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Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 Par Joseph Macé-Scaron
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Rédaction
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le 01 44 10, suivi des quatre chiffres
placés après son nom.
Directeur de la rédaction
Joseph Macé-Scaron (13 85)

P
j.macescaron@yahoo.fr
Rédacteur en chef
Laurent Nunez (10 70)
lnunez@magazine-litteraire.com our sa 33e édition, le Salon du livre qui Vargas et s’enroule autour
Rédacteur en chef adjoint
Hervé Aubron (13 87)
se tient à Paris a choisi de mettre à de Goethe, Théophile Gau-
haubron@magazine-litteraire.com l’honneur la littérature roumaine, cette tier, Hoffmann, Lautréa-
Chef de rubrique « La vie des lettres »
Alexis Brocas (13 93) belle étrangère. Comme les Serbes, les mont, Byron, Tolstoï et
abrocas@magazine-litteraire.com
Directrice artistique Portugais et bien d’autres peuples, les Bram Stoker, pour ne citer
Blandine Scart Perrois (13 89)
blandine@magazine-litteraire.com
Roumains ont donné au monde un continent litté- que quelques auteurs
Responsable photo raire qui est apparu au fur et à mesure que les écri- « mordus ». Dracula et ses
Michel Bénichou (13 90)

caPman/siPa
mbenichou@magazine-litteraire.com vains quittaient les rivages du mythe puis de l’his- avatars, incarnations d’Éros
Rédactrice
Enrica Sartori (13 95) toire, naviguant sur les frêles esquifs de la poésie ; et de Thanatos, hérauts des
enrica@magazine-litteraire.com
Correctrice
comme eux, ils se sont ouverts aux autres littératures ténèbres, ont vampirisé la
Valérie Cabridens (13 88) tout en développant des œuvres profon- littérature fantastique avant
vcabridens@magazine-litteraire.com
Fabrication dément originales. Nous nourrissons en Le parfum lourd de s’imposer dans la littéra-
Christophe Perrusson (13 78)
Directrice administrative et financière
France l’illusion de connaître la littéra- et entêtant des fleurs ture historique, les romans,
Dounia Ammor (13 73) ture roumaine sous prétexte que nous du gothique donne la littérature policière. Le
Directrice commerciale et marketing
Virginie Marliac (54 49) pouvons avancer les noms de Tristan parfois la migraine : parfum lourd et entêtant
Marketing direct Tzara, de Ionesco, de Mircea Eliade, de il n’en est pas des fleurs du gothique nous
Gestion : Isabelle Parez (13 60)
iparez@magazine-litteraire.com
Cioran, de Vintila Horia ou de Panaït moins présent donne parfois la migraine :
Promotion : Anne Alloueteau (54 50) Istrati… Il est vrai que certains de ces partout aujourd’hui. il n’en est pas moins pré-
Vente et promotion noms illustres ont nourri le cours le plus sent partout, aujourd’hui,
Directrice : Évelyne Miont (13 80)
diffusion@magazine-litteraire.com intérieur de notre littérature. Ils auraient détesté être comme un signe des époques de crises et d’incer-
Ventes messageries VIP Diffusion Presse
Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) associés de quelque manière au qualificatif de rou- titudes. Avec toutes ses faiblesses, ses facilités, ses
Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 main – exactement de la même manière que Gom- niaiseries parfois, la littérature de vampire demeure
browicz détestait être présenté comme « polonais ». le Dit des temps obscurs.

C
Publicité
Directrice commerciale
Publicité et Développement La littérature roumaine est infiniment plus riche et haque Salon du livre est l’occasion de s’in-
Caroline Nourry (13 96)
Publicité littéraire
plus complexe. Le mérite de ce Salon, une nouvelle terroger sur la place de l’écrit dans nos socié-
Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11)
mamiel@sophiapublications.fr
fois, est de faire emprunter au lecteur d’autres che- tés. S’il y a un ouvrage à dévorer sur ce sujet
Publicité culturelle mins. Afin d’accompagner tous ceux qui ont le austère, l’Apologie du livre de Robert Darnton (1),
Françoise Hullot - directrice de clientèle
(secteur culturel) (12 13) « cœur aventureux », pour reprendre ce titre de Jün- professeur émérite à Princeton et directeur de la
fhullot@sophiapublications.fr
Responsable communication
ger, Le Magazine Littéraire a choisi de présenter bibliothèque de l’université de Harvard, est de ceux-
Elodie Dantard (54 55) vingt-sept auteurs roumains qui seront à Paris pour là. Cet historien, spécialiste des Lumières, fustige les
cette manifestation. petits prophètes de la mort du papier et ironise :

E
Service comptabilité
Sylvie Poirier (12 89)
spoirier@sophiapublications.fr ntrer au cœur de la littérature roumaine « L’avenir est-il aux journaux sans nouvelles, aux
Impression peut donner parfois l’impression de s’aven- revues sans pages et aux bibliothèques sans murs ? »
Imprimerie G. Canale,
via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. turer dans une épaisse forêt enneigée mas- L’exercice est à la fois brillant et érudit sans jamais
Commission paritaire
n° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807
quant un château appendu à un précipice et hérissé céder à la jérémiade. D’ailleurs, Robert Darnton ne
Les manuscrits non insérés de tours… Arrêtons-nous là, car il ne faut pas mé- condamne pas plus le numérique qu’il ne le loue. Il
ne sont pas rendus.
Copyright © Magazine Littéraire sestimer combien les romanciers roumains contem- souhaite juste sauver les lettres de la tentative de
Le Magazine Littéraire est
publié par Sophia Publications, porains sont las des vampires, succubes et autres vampirisation de certains géants du Net, ces nou-
Société anonyme au capital de
7 615 531 euros. créatures de la nuit. D’ailleurs, une des meilleures veaux monstres plus goulus que Dracula. Du bon
Président-directeur général représentantes contemporaines de cette littérature sens relevé par du pur non-sens.
et directeur de la publication
Philippe Clerget surnaturelle et voletante – Anne Rice – a longtemps j.macescaron@yahoo.fr
Dépôt légal : à parution
habité non pas sur les bords du Danube mais du (1) Cet ouvrage vient de ressortir en poche dans une
édition augmentée : Apologie du livre, Robert Darnton,
Mississippi. Avant même d’être un mythe, le vampire traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Sené,
est une figure littéraire qui serpente d’Ovide à Fred éd. Folio essais, 312 p., 8,60 €.

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
Chaque année
le CNL
aide plus de
3 000 projets
parmi lesquels, en France :
100 manifestations littéraires,
200 bibliothèques, 500 auteurs
et traducteurs, 600 librairies,
1 800 ouvrages, éditeurs et revues.

Le CNL intervient dans plus


de cinquante pays pour que
vive le livre.
www.centrenationaldulivre.fr
Contributeurs 6

Matei Cazacu Jean-Pierre Martin

D irecteur de recherche au CNRS, il est spécialiste de l’histoire


de l’Europe orientale et du Sud-Est. Il est l’auteur de divers
livres sur l’origine de certaines figures mythiques, dont Dracula
P rofesseur à l’université de Lyon, il est romancier (Les Liaisons
ferroviaires, J’ai lu) et essayiste, notamment auteur d’Éloge
de l’apostat (Le Livre de poche) et de deux livres dans la collection
(Tallandier, 2004, et Texto), Gilles de Rais (Tallandier, 2005, et Texto) « L’Un et l’Autre », chez Gallimard : Queneau losophe et, tout der-
et Frankenstein (Tallandier, 2011). Il a également travaillé sur l’His­ nièrement, L’Autre Vie d’Orwell.
toire des Slaves orientaux (collectif, CNRS éd.) ou sur les voyages
en Orient au féminin (Des femmes sur les routes de l’Orient. Le Ève Paquette
Voyage à Constantinople au xixe siècle, éd. Georg).

Laure Hinckel
P rofesseur en sciences des religions à l’université du Québec à
Montréal, elle s’intéresse aux productions culturelles aussi
bien qu’aux discours d’expertise qui alimentent l’imaginaire

T raductrice du roumain, elle a été reporter durant douze ans


en Roumanie, en Moldavie et en Bulgarie. Elle est la conseillère
littéraire du CNL sur le volet roumain de ce Salon du livre.
contemporain. Elle a notamment publié des articles sur les figures
du vampire et sur l’imaginaire de la sexualité adolescente au
Québec. Elle travaille à la préparation d’un livre sur les mythologies
contemporaines.
Blandine Le Callet

A ncienne élève de l’ENS, elle est maître de conférence de latin


à l’université de Paris-Créteil, et travaille particulièrement sur
la notion de monstruosité dans l’Antiquité. Elle est aussi une
Alain Pozzuoli

S pécialiste du fantastique, anthologiste, auteur radio (il a notam-


ment adapté Bram Stoker, Sheridan Le Fanu, Mary Shelley, Jean
romancière reconnue : son premier ouvrage, Une pièce montée Lorrain pour France Culture), il est également le biographe français
(Le Livre de poche), célébré par la critique, s’est vendu à de Bram Stoker. On lui doit de nombreux ouvrages sur les vampires,
250 000 exemplaires. Elle vient de faire paraître Dix rêves de pierre dont les derniers : La Bible Dracula (Le Pré aux clercs, 2010),
(Stock), recueil de nouvelles écrites à partir d’épitaphes authen- Quand les vampires ont les crocs (Didier Carpentier, 2011), Le Goût
tiques, de l’Antiquité à nos jours. des vampires (Le Petit Mercure, 2011), et une biographie, Bram
Stoker. Dans l’ombre de Dracula (Pascal Galodé, 2012).
Claude Lecouteux

S pécialiste des croyances populaires, il a publié de nombreux


ouvrages sur le sujet, parmi lesquels un Dictionnaire des
pierres magiques et médicinales (Imago) et une Histoire des vam­
Daniel Sangsue

P rofesseur de littérature française à l’université de Neuchâtel,


spécialiste de la littérature du xixe siècle, il a récemment publié
pires. Autopsie d’un mythe (Imago). Il a occupé la chaire de litté- Fantômes, esprits et autres morts­vivants. Essai de pneumatologie
rature et civilisation allemandes du Moyen Âge à la Sorbonne littéraire (éd. José Corti). Il est également romancier sous le pseu-
jusqu’en 2007. donyme d’Ernest Mignatte (Le Copiste aux eaux, Metropolis).

Alban Lefranc Jacques Sirgent

T raducteur de l’allemand et romancier, il vient de faire paraître


deux ouvrages à mi-chemin entre biographie et roman : Fass­
binder. La Mort en fanfare (Rivages) et Le Ring invisible (Verti-
D octorant à la Sorbonne, Jacques Sirgent fut l’élève de Jean
Starobinski. Il a notamment enseigné à l’université Paris-XIII.
Fondateur du musée des Vampires, à Paris, il est l’auteur de la pre-
cales), à propos de Cassius Clay, le futur Mohamed Ali. mière traduction intégrale du Dracula de Bram Stoker (J’ai lu). Il
a publié Erzsebeth Báthory. Le Sang des innocentes (Camion noir),
Antonio Dominguez Leiva la série fantastique et néanmoins autobiographique Les Voleurs

P rofesseur à l’UQAM (Montréal), il est l’auteur de plusieurs


ouvrages sur l’histoire culturelle de la cruauté et de l’érotisme,
dont Décapitations. Du culte des crânes au cinéma gore (PUF,
d’âme(s) (Camion noir), ainsi que Lieux étranges et maisons han­
tées à Paris (Ouest France).

2004), Esthétique de l’éjaculation (Murmure, 2012) ou Sexe, Richard Somerset


opium et charleston (Murmure, 4 vol., 2007-2011). Il a cofondé et
codirige le webzine d’analyse de la culture populaire contem-
poraine Popenstock.ca. Il est aussi scénariste et romancier, avec
M aître de conférence à l’université de Lorraine, il est spé-
cialiste de l’histoire des sciences du xixe siècle, et particuliè-
rement de l’évolutionnisme. Il a consacré de nombreux articles à
notamment Los Circulos (Saymon, 2010) et la saga d’El Hombre des figures de cette époque (écrivains britanniques ou français,
de los 21 dedos (Booket, 2012). scientifiques, historiens…) et prépare actuellement une étude
comparée des modes de vulgarisation de la paléontologie.
Jean Marigny

P rofesseur honoraire de l’université Stendhal-Grenoble-III où


il a enseigné la littérature anglaise et américaine et a dirigé le
GERF (Groupe d’études et de recherches sur le fantastique)
Ont également collaboré à ce numéro :
Aliette Armel, Pierre Assouline, Clémentine Baron,
jusqu’en 1999, il est l’auteur d’une thèse sur le vampire dans la lit- Christophe Bident, Évelyne Bloch-Dano,
térature anglo-saxonne, soutenue en 1983. Il a publié plusieurs Chloé Brendlé, Olivier Cariguel, Charles Dantzig,
ouvrages sur le sujet, dont Sang pour sang. Le Réveil des vampires Juliette Einhorn, Bernard Fauconnier, Marie Fouquet,
(Gallimard, « Découvertes », 1985), Le Vampire dans la littérature Alexandre Gefen, Jean-Baptiste Harang, Alexis Liebaert,
Jean-Yves Masson, Angeline Montoya,
du xxe siècle (Honoré Champion, 2003), Vampires. De la légende Pierre-Édouard Peillon, Véronique Prest, Bernard Quiriny,
au mythe moderne (La Martinière, 2011). Il travaille en ce moment Alain Rey, Thomas Stélandre, Noémie Sudre,
sur la représentation de l’enfance dans les littératures de Camille Thomine, Aliocha Wald Lasowski.
l’imaginaire.

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
La vie des lettres 8

éditionOver d’Oz
Illustrations
de Stéphane
Levallois pour
cette édition
On croyait que le pays d’Oz se limitait au Magicien : la saga du Cycle d’Oz,
comptait en fait treize volumes, enfin traduits en français. au Cherche midi.

P
eut­on seulement imaginer tard. Mais la magie n’opéra pas. Le public était robe a été vendue 480 000 dollars aux en­
Bilbo le Hobbit sans Le Seigneur alors plus épris de récits d’aventures que de chères en novembre dernier) et rêvait d’un
des anneaux ? Ou l’Alice de merveilleux, comme l’explique Claro – auteur pays multicolore où les soucis pussent fondre
Lewis Carroll privée des créa­ en 2010 du roman CosmoZ, projection désen­ sous la langue comme des bonbons au
tures peuplant L’Autre Côté du chantée des personnages de Baum dans le citron… La rencontre avec Stéphane Leval­
miroir ? Aux inconditionnels comme aux siècle des guerres et des champignons ato­ lois, connu pour son travail de designer sur
simples amateurs de Tolkien et du Wonder­ miques. Mais ces anciennes versions avaient les films Harry Potter 7 et 8 ou sur le Pro-
land, la chose paraît inconcevable. surtout opéré des coupes metheus de Ridley Scott, a été un « véritable
Pourtant, c’est bien à une anomalie de franches, sans parler déclencheur, tant son univers est proche de
cette nature que se frottent, sans se des libertés fantai­ celui de Frank Baum », expliquent les édi­
savoir piqués, les lecteurs fran­ sistes prises par les tra­ teurs. Après avoir dû renoncer à Tomi Unge­
çais du Magicien d’Oz. ducteurs, la première d’entre rer, empêché par des problèmes de santé, ils
Contrairement aux idées eux ayant par exemple choisi ont choisi de faire confiance à son énergique
reçues, L. Frank Baum ne de rebaptiser l’héroïne trait d’inspiration manga « pour réinsuffler du
referma que temporaire­ Lily, de la faire naître dans fantasque, de l’épique et de la poésie » dans
ment le fameux « chemin de l’Arkansas au lieu du Kan­ l’imaginaire baumien.
briques jaunes » sur les pas chaussés sas, et de la transporter non à Oz
d’argent de Dorothy et de ses amis, mais à Ohz ! Philosophie du bien-vivre
le bûcheron de fer­blanc, l’épouvan­ Ces pièges ont cette fois­ci été évités : Qu’est­ce que le Cycle d’Oz sinon un voyage
tail et le lion peureux. Ayant promis la traduction a été confiée à Blandine effréné dans tout ce que l’imaginaire a de
à l’une de ses jeunes lectrices la suite Longre et à Anne­Sylvie Homassel plus inventif et, à certains égards, de plus
de leurs aventures s’il recevait les (toutes deux spécialisées dans absurde ? Échappée de la grisaille du Kansas,
lettres de réclamation de mille petites l’édition jeunesse, la fantasy et le Dorothy découvre un monde étourdissant de
filles, l’auteur n’eut d’autre choix que fantastique), et la vogue fulgurante couleurs, où l’on s’étonne davantage que
de s’y atteler, une fois le des sorciers, Chroniques de Narnia et l’eau puisse être mouillée que des métamor­
courrier amoncelé… Et autres Croisée des mondes, devrait phoses infligées aux paysages par les sor­
quelle suite ! Elle compte garantir le succès escompté aux insectes­ cières. Une contrée où la banalité elle­même
aujourd’hui 13 volumes, grossis­dix­mille­fois et coquelicots sopo­ s’irise de reflets inattendus ; où les chevalets
tous aussi inventifs que mé­ rifiques jaillis du chapeau de Baum. Les de bois peuvent soudain galoper et hennir,
connus sous nos latitudes. Il fallait éditeurs comptent aussi sur la sortie du et les demoiselles se rebeller pour envoyer
au moins l’exigence et la passion Monde fantastique d’Oz, la (très libre) les hommes aux baquets et fourneaux.
des éditeurs de la collection adaptation cinématographique des stu­ « L’imagination de Baum est sans limites, et
« Lot 49 » pour espérer lire l’in­ dios Disney (1), pour donner l’envie à ses récits ont comme un arrière­fond poli­
tégrale de ce côté­ci de l’Atlan­ un nouveau public de se pencher sur le tique dans lequel évoluent des êtres étranges,
tique : ce sera bientôt pos­ cycle ozien : film et premiers souvent composites, parfois inquiétants,
sible, Arnaud Hofmarcher volumes sortiront à la même voire cauchemardesques, note Claro. S’il n’y
et Christophe Claro ayant période. Quant aux épisodes a pas l’ampleur épique d’un Tolkien ni la pro­
pris l’initiative de publier suivants, « les lecteurs fran­ fondeur philosophique d’un Carroll, on
quatre épisodes par an d’ici à 2016, soit plus çais s’apercevront vite qu’ils n’ont eu accès trouve chez lui une certaine irrévérence pour
d’un siècle après la parution originale. qu’à une toute petite partie tout ce qui touche au pou­
Si surprenant que le décalage puisse paraître du monde d’Oz, beaucoup « Le monde d’Oz est voir, un attrait pour la
pour un ouvrage d’une telle popularité, le cas plus riche, foisonnant – et beaucoup plus riche matérialité des corps et la
n’est pas isolé. En 2004, déjà, les mêmes édi­ effrayant – que ce qu’ils et effrayant que suprématie du bon sens
teurs exhumaient un chef­d’œuvre de 1885, pensent », promet Arnaud ce que pensent les dans l’âme enfantine. »
lecteurs français. »
stéphane LevaLLois/éd. Le cherche midi

d’un auteur du reste inspiré par l’œuvre de Hofmarcher. Si, dans sa préface, L. Frank
L. Frank Baum : Trois fermiers s’en vont au Le choix du dessinateur, Baum prétend bannir la
bal, de Richard Powers. « De nombreux écri­ Stéphane Levallois, témoigne lui aussi d’une morale au profit du seul divertissement, son
vains – et de qualité – mettent parfois du volonté de redynamiser (sans la trahir) l’ima­ texte ne cesse de dessiner en creux, sinon
temps à trouver un éditeur étranger », rap­ gerie traditionnelle d’Oz, caractérisée, pour une leçon, du moins une sorte d’hygiène :
pelle Arnaud Hofmarcher. Dans le cas d’Oz, l’essentiel, par les fameux dessins de William une philosophie du bien­vivre, tout entière
le siècle dernier connut bien quelques tenta­ Wallace Denslow, illustrateur historique, et le tendue vers les valeurs de liberté, d’amitié,
tives pour diffuser les volets 2 et 3 du cycle : non moins célèbre long métrage musical de de tolérance, de connaissance de soi et, par­
Denoël s’y essaya vers 1930, Hachette dans Victor Fleming (1939), où Judy Garland arbo­ dessus tout, de quête du bonheur. L’idée
les années 1960, et Flammarion vingt ans plus rait couettes et robe vichy bleue (laquelle étant que chacun trouve en son for intérieur

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
La vie des lettres 10

éditionÉrasme sur tous les tons


Jordi Savall orchestre un livre-CD foisonnant
autour d’Éloge de la folie, rassemblant textes
(dits et imprimés), images et bien sûr musiques.

S
i un nom incarne la République il appartient à la famille hétéroclite des textes
européenne des lettres au courts qui ont enflammé leur époque.
xvie siècle, c’est sans aucun doute On se demande alors ce que l’on a entre les
celui d’Érasme. Grand précurseur mains avec Erasmus van Rotterdam. Éloge
de la Réforme avant d’être l’ad­ de la folie, objet textuel et sonore de 6 CD
versaire de Luther, conseiller de Charles et 666 pages… Cette œuvre diabolique a été
Quint, ami de Thomas More, traducteur de conçue par Jordi Savall et ses acolytes, qu’ils
la Bible et promoteur du grec à une époque soient membres des orchestres de la cha­
où seul compte le latin, telles sont les dif­ pelle royale de Catalogne et d’Hespè­
férentes facettes du prince des humanistes. rion XXI, récitants, érudits ou historiens.
De ses écrits l’on ne retient souvent qu’un On ne présente plus Jordi Savall, grand
titre, Éloge de la folie, pamphlet contre les découvreur de la musique renaissante et
abus de l’Église romaine. Cet éloge para­ baroque. En 1991, il com­
doxal, qui donne la parole à une femme et posait la bande­son de Jordi Savall est vignoble)… Mais, s’il y a
qui, après avoir convoqué la folie des Tous les matins du monde, européen avant dialogue entre les disci­
hommes, évoque celle, divine, du Christ cru­ film d’Alain Corneau d’être catalan plines, il y a surtout dia­
cifié, emprunte à la fois à l’ironie socratique adapté du roman de Pascal et humaniste logue entre les voix et les
et à la verve rabelaisienne : « Applaudissez, Quignard. Ce spécialiste autant qu’homme langues. Se font ainsi écho
prospérez et buvez, illustres initiés à la folie », de la viole de gambe a plus de notre temps. les mots de Machiavel, de
sont les mots qui invitent le lecteur à se d’une corde à son archet, Luther, ou encore de Ste­
transformer en badaud ébloui. Fulgurant et et voilà maintenant une fan Zweig, qui a consacré
obscur, fantaisiste et sérieux, dense et badin, douzaine d’années qu’il À lire et à écouter une biographie à Érasme
met en disque des œuvres Erasmus van Rotterdam. en 1933. Quant aux
Jordi Savall. (Don Quichotte), des Éloge de la folie, langues, il faut préciser
époques (Dynastie Bor­ Jordi Savall, Hespèrion XXI, que Jordi Savall est euro­
éd. Alia Vox, 6 CD et 666 p., 24 € env.
gia), des ères géogra­ péen avant d’être catalan
phiques (Mare Nostrum, Pro pacem. Textes, et humaniste au sens sei­
La Route de l’Orient), des art et musiques pour la paix, ziémiste autant qu’homme
grands hommes (Chris­ Jordi Savall, 3 CD, éd. Alia Vox,
1 CD et un livre de 1 000 p., 25 € env.
de notre temps. À l’image
tophe Colomb) ou femmes de la Tour de Babel de
(Jeanne d’Arc)… L’idée ? Bruegel sur laquelle
Replacer une figure, un texte, une histoire s’ouvre le coffret, les textes des musiques et
dans son temps et son bain culturel à l’aide des commentaires sont en sept langues
de musiques et d’images d’époque, d’expli­ (français, anglais, allemand, catalan, espa­
cations et de commentaires d’historiens. gnol, néerlandais, italien), au nombre des­
Cette édition d’Éloge de la folie se fait en quelles ne manque plus que le latin.
trois temps : le premier disque alterne inter­ Loin d’être passéiste, muséographique ou
prétations de folies musicales et déclama­ élitiste, cette entreprise se veut moderne,
tions du texte d’Érasme, le deuxième et le vivante et accessible. Alors que paraît au
troisième mélangent extraits de ses Adages, même moment chez Alia Vox Pro pacem.
de ses lettres ou de celles de Luther, de L’Uto­ Textes, art et musiques pour la paix, avec,
pie de Thomas More, et musiques qui vont entre autres, des textes d’Edgar Morin, Jordi
des marches guerrières turques aux compo­ Savall fait de sa lecture et mise en voix
sitions de Josquin Desprez. Quant aux trois d’Éloge de la folie le lieu d’un engagement
autres disques, ils reprennent les musiques, pour l’Europe et l’union de ses citoyens.
mais sans les textes. Au carrefour de la philo­ C’est le sens de sa citation de L’Utopie, ou du
sophie, de l’histoire, de la musique, l’éditeur texte de Stefan Zweig consacré à l’héritage
et producteur Alia Vox propose un coffret de d’Érasme. À quoi bon de la culture en temps
DaviD ignaszewski

luxe, mis en valeur par une très belle – bien de crise ? Sans jamais céder à une vision idéa­
qu’attendue – iconographie : portraits lisée de la Renaissance, le musicien huma­
d’Érasme, tableaux de Bosch ou encore de niste répond par le cosmopolitisme et un
Cranach le Jeune (comme Luther dans le projet un peu fou. Chloé Brendlé

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
11

hypertextes
éditionCéline, Le post-mortem participatif
du dandy au délétère La vampirisation, en littérature,
n’est pas une pathologie, mais
un mode d’existence normale
Holmes. Mais le web littéraire
recèle désormais des formes
très élaborées de

E
des récits, toujours ouverts cannibalisation, d’expansions
n 1957, Louis-Ferdinand Céline, 63 ans, apparaît à la télévi- au travail d’une seconde main. romanesques collaboratives.
sion portant un veston de velours trop large et un pantalon Internet, en nous conduisant Qu’on découvre sur Facebook
remonté jusqu’à l’estomac. Ses yeux se posent à peine sur à rapprocher les textes ou Twitter l’activité littéraire
Pierre Dumayet, qui l’interroge sur sa violence, pour ne pas dire son numérisés en masse, parfois d’innombrables auteurs morts
antisémitisme féroce. « Je n’ai jamais été violent », répond l’auteur de manière automatisée, rend et enterrés, pastiches et
plus visible que jamais les mélanges « à la manière de »,
de Bagatelles pour un massacre, où il honnissait les Juifs. Depuis formes de récriture et de ou que l’on visite une
son incarcération au Danemark, en 1945, l’homme ne quitte plus continuation qui y pullulent communauté comme
son costume de crasse. Que d’ennuis a-t-il eus depuis la publication (jetez un coup d’œil, entre mille Fanfiction.net – 2,6 millions
de Voyage au bout de la nuit en 1932 ! Le jeune médecin de Clichy autres exemples, à La Nouvelle de membres, 40 langues,
était beau, élégant, portait des costumes et des guêtres à la mode. Astrée de 1712). Au point de 7593 fandoms (domaines) dont
Dans Céline coupé en deux, Eugène Saccomano s’intéresse à l’ef- relancer le rêve borgésien 46900 histoires rien que pour
d’une sorte d’hypertexte total. Le Seigneur des anneaux de
fondrement qui transforma le dandy de Médan en clochard de
Dans un brillant essai paru Tolkien –, c’est bien la notion
Meudon, et fait de Céline le personnage d’un roman célinien. Il ne l’année dernière au Seuil, traditionnelle d’œuvre ou le
faut pas chercher dans ce texte une vérité biographique, mais la Fictions transfuges, partage entre auteur et lecteur
description d’un effondrement. L’ouvrage parcourt les dates clés Richard Saint-Gelais rappelait que ce web de la récriture
de cette vie, distille quelques l’importance des bouleverse. Non sans résonner
saynètes érotiques et s’appuie communautés de fans avec le devenir de nos identités
sur des anecdotes racontées par productrices de « fanons » ou personnelles numériques en
de fan-fictions, ces « récits réseau, tour à tour constellées,
Lucette Almanzor, Barjavel et écrits par des amateurs à partir augmentées, pérennisées et
Lucien Combelle, ancien secré- des personnages, des intrigues fragilisées. Alexandre Gefen
taire de Gide et ami de Drieu la ou même, parfois, des mondes
Rochelle. Le journaliste, qui d’une fiction ». L’exemple www.astree.paris-sorbonne.fr/Nouvelle_
s’est déjà interrogé sur le destin canonique en est l’extension du astree.php/
de Céline dans Goncourt 32, corpus des romans de Sherlock fanfiction.net/
raconte la transformation d’un

le
médecin hygiéniste en clochard,
d’un polygame en monogame,
d’un génie littéraire en raciste o1 53 o5 19 19
www.athenee-

prix
ivre de haine. Céline était-il oui theatre.com
ou non antisémite ? Non, ré-
pond Saccomano, il a apporté
son soutien à ses amies juives

des
ADoc-pHoToS

allemandes et autrichiennes, il
a soigné des résistants. Pour lui,
le médecin Destouches ne
Céline en 1932. nourrit pas les haines propres à

bo tes
l’écrivain Céline. L’ouvrage omet
toutefois de rappeler que Céline a grandi dans un milieu anti-
dreyfusard, empli de haine à l’égard des Juifs.
La peinture de Saccomano force le trait : Céline goujat, cruel avec
les femmes, médecin médiocre, un ingrat se servant de la généro-
sité de ses bienfaiteurs. L’auteur a du succès, il obtient le prix Renau-
dot en 1932, on dit que son œuvre a bouleversé la littérature fran-
çaise, il est entouré de belles femmes, et patatras, en 1936, il
s’écroule. Elisabeth Craig l’a quitté trois ans plus tôt, la publication texte
de Mort à crédit est un semi-échec. À 42 ans, il se croit perdu, pour Frédéric Pommier
la médecine, pour la littérature, pour l’amour. C’est le début de la mise en scène
folie et de la haine. L’échec de Mort à crédit ? C’est la faute à Léon Jorge Lavelli
Blum et aux congés payés. « Le Front populaire m’a tué, dira-t-il à 21 mars › 13 avril 2o13
Combelle. Mort à crédit avait bien démarré, mais ils sont tous allés
se baigner à bicyclette. » Enrica Sartori
licence n° 19125

À lire
Céline coupé en deux, Eugène Saccomano, éd. Le Castor astral, 204 p., 15 €.

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 12

édition Isabelle Gallimard,


Robert Kopp et Pierre Nora
livres audio
Roussel en scène durant les entretiens Ainsi gargouillait
De son vivant, Raymond de la Fondation des Treilles. Karoo
Roussel fut souvent présenté Thibault de Montalembert est
comme un millionnaire Saul Karoo, quinquagénaire
excentrique capable de bedonnant, fanfaron et
financer les adaptations fortuné de Manhattan ;
théâtrales ruineuses et il adopte pour cela une tonalité
bouffonnes de ses romans à la fois cynique et désabusée
Impressions d’Afrique et Locus très bienvenue. Séparé
Solus, ou les pièces L’Étoile au de sa femme, incapable de
front et La Poussière de soleils, s’intéresser à son fils, Karoo,

colloqueGallimard
lesquelles ne furent le narcisse hollywoodien,
appréciées que de quelques n’a qu’une préoccupation :
rares spectateurs nommés

page à page
se divertir en jouant son
Apollinaire, Duchamp, propre rôle d’artiste déchu,
Éluard… En publiant ses alcoolique et maladif, il est
Œuvres théâtrales (chez vrai des plus divertissants.

« Q u’est-ce
Pauvert), Annie Le Brun et Car l’homme a pour
Patrick Besnier réorientent que vous faites pour nous ? » Gaston Gallimard avait
l’habitude d’aborder ses interlocuteurs avec cette formule. profession de massacrer
l’attention sur ces textes, les scénarios qu’on lui confie
éclipsés par les romans de Les actes des entretiens de la Fondation des Treilles, Gal- pour les transformer
l’auteur. « Ce serait une erreur limard 1911-2011. Lectures d’un catalogue, poursuivent l’explora- en intrigues lucratives.
de chercher [chez Roussel] tion de l’histoire de la maison centenaire après l’exposition à la BnF En fera-t-il de même avec
une consciencieuse peinture et le livre Gallimard 1911-2011. Un siècle d’édition et le portrait sa propre histoire ? M. F.
de détail. Aucune œuvre
au contraire n’a de dimensions
illustré d’Alban Cerisier, Gallimard. Un éditeur à l’œuvre, paru dans
plus grandes, de panorama la collection « Découvertes ». Les concepteurs de ce nouvel ouvrage
plus vaste sur l’univers », ont opté pour une lecture approfondie du catalogue de la maison,
écrivait Robert Desnos, cité de la naissance en mai 1911 du modeste comptoir des éditions de
dans la présentation du livre. La Nouvelle Revue française jusqu’à l’empire Gallimard actuel.
Dès 1925, Gaston Gallimard lance une collection de romans popu-
Mirobolante laires, « Les Chefs-d’œuvre du roman feuilleton », confiée au frère
et bordelaise de Joseph Kessel, Georges – sous le pseudonyme de Jean Sorgues.
Saluons la naissance des La Farouche Aventure, de Gaston Leroux, signe les débuts de l’édi-
éditions Mirobole, fondées à teur dans le domaine policier, lequel trouvera sa consécration après
Bordeaux, qui se sont donné
guerre avec la « Série noire » de Marcel Duhamel. Il aura fallu plus Karoo, Steve Tesich,
pour mission d’aller chercher lu par Thibault de Montalembert,
des plumes étrangères, de trente ans pour que la maison s’affirme dans ce domaine aux éd. Audiolib, 16 h, 24,50 €.
inconnues et inattendues antipodes des premiers titres, œuvres d’« écrivains authentiques »
officiant dans le polar (Gide, Claudel, Paul Valéry). D’autre part, l’analyse des relations Philippe Caubère
et le fantastique et de publier houleuses avec les surréalistes démontre que Gallimard fut plutôt
dix titres par an. Parmi la maison des dissidents du mouvement (Aragon, Éluard) ou de ceux
à la guerre
leurs premiers ouvrages, qui en furent de brefs compagnons (Artaud, Bataille). On connaît Caubère pour son
signalons le recueil de contes épopée autobiographique
inquiétants de la Russe
Cette lecture nous apprend aussi l’ancienneté d’une pratique : le théâtrale et pour ses rôles
Anna Starobinets, Je suis débauchage d’écrivains. Depuis la fin du xixe siècle, les auteurs ne au cinéma. Dans L’Art français
la reine (à paraître le 17 mars). se sentent plus forcément liés à leur éditeur initial. Pendant l’entre- de la guerre, sa voix raconte
mirobole-editions.com/ deux-guerres, Gaston Gallimard s’est beaucoup disputé avec Ber- la violence avec ce ton fier et
nard Grasset. À la fin des années 1950, il avait même établi une liste un peu las des exploits racontés
Conquistador d’« auteurs à reprendre » : Beckett, Bazin, Simon, Sagan, Peyrefitte. au coin du feu. On se délecte
truqueur ? Au palmarès des perdus et retrouvés figurent Aragon, Montherlant, des destins de deux hommes
que tout oppose : Salagnon,
Bernal Díaz del Castillo est-il Morand, Cocteau ou Yourcenar. éternel soldat, engagé
vraiment l’auteur de L’Histoire Le catalogue d’une maison se construit petit à petit, il s’agit de perpétuel, et le jeune narrateur,
véridique de la conquête maintenir la disponibilité des titres, au risque de mettre dix ans à contemporain peaufinant à
de la Nouvelle-Espagne? Dans coups de faux arrêts maladie sa
Cortés et son double. Enquête
en vendre 500. Sait-on que 4 500 titres du catalogue Gallimard sont
achetés à moins de 50 exemplaires par an ? C’est le versant in- « totale irresponsabilité ». C. B.
sur une mystification (éd. du
Seuil), l’historien Christian soupçonné du succès de la saga Harry Potter, résumant le méca-
Duverger plonge dans les nisme de la fameuse péréquation qui structure l’activité de toute
mystères de cet ancien soldat maison d’édition soucieuse de forger un style et un esprit appelés
du conquistador Cortés, pour à durer. Olivier Cariguel
proposer un splendide voyage
à travers les textes et les À lire
documents d’archives, entre Gallimard 1911-2011. Lectures d’un catalogue.
ancien et nouveau monde. Les Entretiens de la Fondation des Treilles, collectif, L’Art français de la guerre,
Avec, en apothéose, une thèse éd. Gallimard, « Les Cahiers de La NRF », 480 p., 29 €. Alexis Jenni, lu par Philippe Caubère,
des plus iconoclastes. éd. Gallimard/Écoutez lire, 20 h, 24,90 €.

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
13

Paris (15e) Du 22 au 25 mars invitations


salon du livreDe Bucarest du Magazine
à Barcelone, via la cuisine salon du livre
Du 22 au 25 mars
La littérature roumaine et la capitale
500 invitations
catalane, les livres d’art et de cuisine sont pour le Salon
notamment au menu de cette édition 2013. du livre de Paris
Le Magazine Littéraire
Français : la littérature. Et de s’in­
téresser à la paralittérature, vous convie au Salon
puisque, dans une tout autre du livre de Paris :
250 invitations
veine, l’édition 2013 crée une pour deux personnes
nouvelle aire d’animation des­ sont disponibles.
tinée aux livres de cuisine : le Pour les obtenir, il suffit
« Square culinaire ». Depuis 1995, de nous écrire à
le domaine connaît un succès event@sophiapublications.fr
salon du livre en précisant, en objet,
grandissant, si l’on en croit l’aug­
mentation massive des paru­ « Salon du livre 2013 ».
Par ailleurs, l’équipe du
tions. Entre démonstrations de Magazine Littéraire attendra
grands chefs cuisiniers, discus­ ses lecteurs au stand H14.
Durant le dernier Salon du livre de Paris. sions et séances de dédicace, les Plusieurs conférences
sybarites trouveront là de quoi seront organisées

A
près le Japon l’an der­ à l’exploration d’une ville. Elle alimenter leurs connaissances et en partenariat avec
nier, le Salon du livre de s’intéressera cette année à Bar­ leurs pratiques en gastronomie. le journal. Les horaires
Paris se consacrera, du celone : symbole de la proximité Marie Fouquet
et intitulés seront annoncés
SOL-YUK_Mag_Lit_1-4:Mise en page sur 1notre
31/01/13
site. 14:04 Page1
22 au 25 mars, à la littérature rou­ culturelle entre la France et l’Es­ salondulivreparis.com/
maine. Si elle suscite de multiples pagne, la cité catalane héberge
questionnements politiques, éco­ de nombreux auteurs dont les
nomiques et sociétaux, en France œuvres, en catalan ou en cas­
comme en Europe, la Roumanie tillan, ont récemment été tra­
possède aussi une richesse litté­ duites en français, ou seront
raire que le Salon du livre tient à dévoilées à l’occasion du salon
valoriser. Qualifiée de « belle en­ (Sebastià Alzamora, Jaume Cabré,
dormie » par Cristina Hermeziu, Miquel de Palol…).
la coordinatrice du projet de l’ICR Nouveauté du côté de l’édition de Henrik Ibsen
(Institut culturel roumain), la lit­ des livres dits « d’exception », mise en scène Alain Françon
térature roumaine aspire à sortir l’« Art square » articulera six du 23 mars au 25 avril 2013
des préjugés nourris à son en­ thématiques réunissant des
droit. Le pavillon central fera of­ « do cuments rares d’hier et
fice de sas vers cet espace litté­ d’aujourd’hui » : les beaux livres,
raire méconnu : il accueillera les livres de collection, les tirages
notamment la diffusion de courts de tête, les livres anciens… tous
métrages sur les invités de l’édi­ les ouvrages inclassables qui se
tion, ainsi qu’un espace consacré rejoignent dans l’originalité.
à la lecture des neuf cents ou­ Signalons, enfin, cet hommage à www.colline.fr - 01 44 62 52 52
vrages attendus. Dix des vingt­ la création éditoriale française
sept auteurs présents au salon décliné en débats et rencontres
ont été découverts par des édi­ avec les acteurs de l’édition. Édi­
teurs français en 2012, d’autres teurs, imprimeurs, illustrateurs et
n’étaient pas encore traduits dans maquettistes révéleront au public
notre langue, et le salon sera l’oc­ les secrets, les richesses et les
casion de nouvelles publications. évolutions de leur profession.
Ainsi le grand public découvrira­ À l’ère de la numérisation et des de Sarah Berthiaume
t­il un tout nouveau champ fic­ nombreuses interrogations Célie Pauthe
mise en scène

tionnel (lire à ce propos nos qu’elle soulève, le Salon du livre du 28 mars au 25 avril 2013
pages spéciales, p. 18-39). nous donne l’occasion de célé­
Depuis deux ans, la deuxième brer de nouveau ce qui demeure
thématique du salon nous invite une des passions phares des

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 14

théâtre Une fantasmagorie


Paris (1er) Jusqu’au 5 mai
alternant diverses
La realpolitik selon Shakespeare « vues » de Las Vegas.
L’un des plus jolis livres sur de traduire pour rendre le texte
Shakespeare est mince, plus facile aux comédiens.

ERIk LABBE
oblong, étroit et bleu : il est Il retourne la fameuse
signé de Peter Brook et formule de Jan kott, qui voit
s’appelle simplement Avec en Shakespeare « notre
Shakespeare (Actes Sud, 1998). contemporain ». Il nous Paris (17e) Du 19 mars au 14 avril

théâtreLes jeux sont


Dès l’âge de 20 ans, Brook demande, à nous lecteurs,
a monté l’auteur britannique. acteurs, spectateurs,
Il n’a cessé d’y revenir de « nous transporter hors

faits, rien ne va plus


tout au long de sa carrière. de nous-mêmes » pour
Son conseil, pourtant? essayer, au contraire,
« Oublier Shakespeare » : d’être les contemporains
penser que chaque de Shakespeare. Il traduit

C
personnage est une personne ainsi en recréant les codes ertaines époques ont plébiscité les théâtres en rond. Robert
qui prononce spontanément littéraires du xvie siècle Lepage reprend la forme et lui donne d’étonnants dessous.
des vers magnifiques dans et en faisant de chaque phrase
les situations où elle se trouve. « un espace mental ».
Nous voici installés en cercle autour d’un grand cylindre
Une telle approche, précise Cette importance accordée surbaissé de moins d’un mètre de haut. Ce cylindre sera la scène,
Brook, n’est ni psychologique au langage est d’autant plus faudrait-il dire la piste, où évolueront les six acteurs. Il est percé de
ni textualiste. Elle se tient grande que Jean-Yves Ruf trappes multiples aux formes les plus diverses. Certaines parties
au plus près de l’invention fait entrer au répertoire s’élèvent, d’autres s’abaissent. Dessous, six techniciens s’activent
des mots et des relations de la Comédie-Française sur des coques à roulettes. Une trentaine de petites loges encastrées
entre les choses tissées par une pièce rarement jouée dans les flancs du cylindre permettent de stocker les objets et les
l’œuvre du dramaturge. de Shakespeare, Troïlus
Jean-Yves Ruf défend une et Cressida, qui comporte costumes. Dessus, un gril polygonal, à douze côtés, abrite près de
approche comparable : très peu d’action et fonde toute deux cents projecteurs et quatre écrans vidéo suspendus qui
il écoute le texte, tente de sa dramaturgie sur la parole. peuvent descendre à hauteur des comédiens. Ce dispositif à la fois
garder toutes les significations Cette « pièce à problèmes » complexe et jouissif, sans cesse en action, permet de multiplier les
ouvertes, se définit comme (à la fois tragédie, comédie, décors. Dans un mélange de figuration réelle et de suggestion sym-
« un passeur qui donne à drame, farce), où l’entrelacs de bolique, la scène donnera à voir aussi bien un sauna, un comptoir
entendre, qui donne du corps vers libres et de vers rimés est,
d’aéroport, une chambre d’hôtel, un bar, un exercice de simulation
et de l’imaginaire à un texte ». selon Ruf, « aussi complexe
On comprend ainsi pourquoi il que jubilatoire », commence militaire, une salle de petit déjeuner, le désert.
travaille depuis plus de dix ans comme Roméo et Juliette. La Nous sommes à Las Vegas, ville choisie pour son cosmopolitisme,
avec André Markowicz comme guerre dure depuis sept ans, ses unions faciles, ses folies financières, sa proximité du désert et
traducteur. Ce dernier refuse et Troïlus, fils du roi troyen de la frontière mexicaine. Las Vegas permet à Robert Lepage de par-
Priam, tombe amoureux de ler de libéralité, de libéralisme, d’immigration clandestine, de cet
Stéphane Varupenne Cressida, fille du prêtre grec argent qui attire les pauvres, ruine les riches, suscite un commerce
Calchas. Mais la pièce ne se
dans le rôle de Troïlus.
concentre pas sur l’échec de la
facile qui va de la prostitution au piège à touristes, révèle la lâcheté
passion. Elle ouvre un spectre des uns et le courage des autres. Ville unique aux États-Unis, Las
plus large sur les combattants Vegas est aussi un point d’où voir le monde. Le metteur en scène
des deux camps (Achille, nous la montre en un temps bien particulier : sur un écran vidéo,
Hector, Ulysse, Agamemnon, George Bush Jr. annonce au peuple américain qu’il lance, contre
Ajax…), qui, lassés l’Irak, la seconde guerre du golfe. À 60 kilomètres de Vegas, une
de la guerre, entrent en base d’opération militaire entraîne les combattants du monde entier,
conciliabules. Leurs
approches ne conduisent qu’à sous commandement américain, aux exercices les plus dangereux,
des lâchetés et à des trahisons. les plus violents, les plus obscènes. Elle se nomme Al Zubyr : elle
Les codes d’honneur sont existe véritablement, dans le désert du Nevada. Elle reconstitue un
bafoués et cèdent, dit Ruf, vrai-faux village irakien et, comme Vegas, ville où le réel et le simili
au triomphe de la realpolitik. se rencontrent, elle offre une image glaçante du monde occidental.
Thersite, le bouffon des Grecs, Robert Lepage nous invite à un parallèle entre le monde militaire
le proclame : « C’est
et le monde du commerce. Nous suivons des personnages dont les
la politique qui a mauvaise
réputation » (« policy grows histoires fragmentées en saynètes proposent des visions désenchan-
into an ill opinion »). C. B. tées. Tout espoir n’est pas perdu. Ce spectacle est le premier d’un
CHRISTOPHE RAYnAUD DE LAGE

cycle décrivant le monde contemporain avec les couleurs des jeux


À voir de cartes. Lepage a commencé par pique. Christophe Bident
Troïlus et Cressida,
de William Shakespeare, À lire
mise en scène de Jean-Yves Ruf,
jusqu’au 5 mai, Comédie-Française Jeux de cartes 1 : Pique, œuvre collective, mise en scène de Robert Lepage,
(salle Richelieu), pl. Colette, Paris 1er. au Théâtre de l’Odéon (Ateliers Berthier), 1, rue André-Suares, Paris 17e.

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
15

invitations
Trois questions à Sylvie Gonzalez du Magazine
expositionTous les arts d’Éluard
Comédie-FrançaiSe
Le 23 mars, à 20 h 30

Le fonds légué par le poète comprend une riche 30 places pour


Troïlus et Cressida,
collection d’art, des manuscrits et diverses archives. de Shakespeare

E
Mise en scène de
n 1952, Paul Éluard fait une importante
Jean-Yves Ruf,

musée d’art et d’histoire de saint-denis/cliché i. andreani/adagp paris, 2012


donation à Saint-Denis, sa ville natale : des Comédie-Française
manuscrits, dont celui du poème (salle Richelieu),
« Liberté », des éditions originales, rares et illus- pl. Colette, Paris (1er).
trées, des photographies, des dessins, des objets
ThéâTre de La CoLLine
personnels et de la correspondance. Jusqu’ici, le
fonds n’avait été présenté que sous forme d’expo- Le 29 mars à 20 h 30
sitions thématiques par le musée d’Art et d’Histoire 40 places
de Saint-Denis. De là l’importance de cette grande pour Solness
exposition, « Paul Éluard, poésie, amour et liberté »,
au palais Lumière d’Évian. Entretien avec Sylvie
le constructeur,
Gonzalez, directrice et conservatrice du fonds. de Henrik Ibsen
« Poésie, amour et liberté »… Mise en scène
d’Alain Françon, Théâtre
Comment cet intitulé caractérise-t-il
de La Colline, 15, rue Malte-
la personnalité d’Éluard ? Brun, Paris (20e).
Sylvie Gonzalez. Éluard s’est entouré des acteurs
du monde de l’art. Picasso fut son ami le plus pré- Pour obtenir vos places,
cieux. Ensemble, ils ont défendu des causes, en réa- envoyez un courriel à
gissant à la répression franquiste. Éluard écrit un invitation@magazine-litteraire.com
en mentionnant vos nom
poème, « Guernica », pour accompagner le tableau
et coordonnées, ainsi que le titre
de Picasso. Le peintre illustre les recueils du poète. Paul et Nusch Éluard photographiés
et la date de la représentation.
Après la Seconde Guerre, tous deux seront les par Dora Maar à Mougins (1936-1937).
ambassadeurs du Parti communiste et du Mouve-
ment pour la paix. Éluard a traversé deux guerres,
plus la guerre d’Espagne. Il est l’ami de Max Ernst
la Résistance ou l’amour. Il se met dans l’œuvre, en
osmose. Il écrit l’artiste peignant. Parfois, c’est
exposition
alors qu’ils ont combattu l’un en face de l’autre. Éluard qui écrit sur des images de Max Ernst, par- Entre les lignes
Quand Ernst est interné au camp des Milles, Éluard fois cela se passe dans le sens inverse. Il ne s’agit et si toute pratique ou toute
intervient pour l’en faire sortir. Il reste amoureux pas d’un travail d’illustration : poésie et image invention, « marcher, tisser,
chanter, raconter une histoire,
de Gala jusqu’à la fin de sa vie, bien qu’elle l’ait s’entremêlent et vont de pair. C’est ce qu’on voit dessiner ou écrire »,
quitté pour Dalí, avec qui il reste en bons termes. dans les photographies que Man Ray a faites de commençait par le tracé d’une
Dans ses rapports aux femmes, il est libre d’esprit Nusch Éluard pour Facile. Chaque ouvrage est une ligne? tel est l’horizon ouvert
et, en même temps, fidèle. rencontre avec l’artiste. C’est un travail de parte- par l’anthropologue
La fidélité, c’est aussi ce qui caractérise nariat qui correspond à l’esprit surréaliste. britannique tim ingold, qui
ses relations avec les artistes ? Peut-on parler d’engagement rappelle combien la ligne
droite n’est nullement un
En effet, il travaille de façon régulière avec les ar- quand il collectionne ?
modèle universel. son livre,
tistes dans une relation de dialogue et de va-et- Éluard a un rôle très important de passeur. Il défen- Une brève histoire des lignes
vient. Il y a beaucoup de poèmes inspirés par eux. dait les artistes, ses contemporains et amis. Avec (traduit en français chez Zones
La peinture l’inspire, autant que les événements, les surréalistes, il a organisé des expositions collec- sensibles), brasse un corpus
tives, rédigé des articles et prôné un autre regard impressionnant, des traditions
La Ville entière, Max Ernst, 1935-1936 aborigènes aux formulaires
sur l’art africain. Jean-Charles Gateau, son bio-
(gouache et empreinte de rouleau de broderie). administratifs en passant par
graphe, a fait la première liste d’œuvres lui ayant
la littérature ou la
appartenu, que nous avons complétée et mise à cartographie. le centre
jour. Éluard collectionnait les œuvres des artistes pompidou de metz a eu
musée d’art et d’histoire de saint-denis/

avec lesquels il travaillait, mais aussi les arts afri- l’heureuse idée d’organiser
cains et océaniens et quelques œuvres d’Amérique
cliché i. andreani/adagp paris, 2012

une exposition nourrie par


du Sud… La liste est longue : Hans Arp, Salvador le livre de tim ingold. Y sont
Dalí, Pablo Picasso, Max Ernst, Man Ray, André rassemblées des œuvres
Beaudin, Jean Cocteau, Apel.les Fenosa, Hans Bell- de nombreux artistes
(Kandinsky), et on ne
mer ou Alberto Giacometti. Véronique Prest s’étonnera pas de croiser
À voir notamment les pattes
de mouche d’henri michaux.
« Paul Éluard, poésie, amour et liberté »,
jusqu’au 26 mai, palais Lumière, Évian (74), www.ville-evian.fr/ Jusqu’au 1er avril, Centre Pompidou de
Metz (57), www.centrepompidou-metz.fr/

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 16

le feuilleton
de Charles Dantzig

Rossignols avec fusils


«
A h Dieu ! que la guerre est jolie »,
disait Apollinaire. Il ironisait, n’est-
ce pas. « Ah Dieu ! », « Adieu ».

Ah Dieu ! que la guerre est jolie


avec Alain-Fournier, Charles Péguy, Louis
Pergaud, tant d’autres, et, plus tristement
encore, ceux qui sont morts sans avoir
pu faire ce pour quoi les écrivains
sont faits, une œuvre. Dans Bleus
Avec ses chants ses longs loisirs horizons, Garcin imagine un de ses
Cette bague je l’ai polie compagnons de guerre qui tente de
Le vent se mêle à vos soupirs revivifier sa mémoire. La part de l’in-
vention et de l’authenticité est impos-
Adieu ! voici le boute-selle sible à faire dans ce roman : tout est
Il disparut dans un tournant probable, c’est-à-dire bien imaginé.
Et mourut là-bas tandis qu’elle Qui pourrait dire si la scène où le nar-
Riait au destin surprenant rateur rend visite à Bernard Grasset,
lequel lui met entre les mains un volume
Les soldats étaient partis joyeux en croyant qu’elle de « pensées » qu’il vient de publier alors
durerait trois mois, et le bel été 1914 s’est transformé qu’il s’agit des poèmes de Jean de La Ville à
en un novembre de quatre ans. Apollinaire est revenu publier, est inventée ou non ? Et ainsi de suite
de cette guerre avec le bandage le plus célèbre de dans ce livre admiratif qui encercle le souvenir
l’histoire de la littérature. Il pansait une trépanation. d’un fantôme aimé. Et comment ne pas aimer
Blaise Cendrars, autre étranger naturalisé, ne l’a été Jean de La Ville de Mirmont ? Les sentiments du
qu’après avoir perdu un bras au combat, en 1916. narrateur envers lui sont ambigus, comme
Quelques jours avant la déclaration de l’ont été ceux de François Mau-
guerre, il avait publié un appel dans la riac. Cet effusif a évidemment
presse : « Des étrangers amis de la France été amoureux de lui. Penser
[…] sentent le besoin impérieux de lui qu’un jour il a même accom-
offrir leur bras. » Tel est le sarcasme de pagné Jean de La Ville à
la vie. Elle prend les héroïques au mot. Pigalle ! Quelle meilleure
L’un des plus beaux poèmes sur la preuve de l’amour éperdu
guerre de 1914 reste le « Discours du Grand qu’un homosexuel rentré
Sommeil » de Cocteau, exempté de service peut avoir pour un hétéro-
militaire mais qui avait rejoint un service sexuel ? Garcin lui fait juste-
sanitaire civil (et l’un des meilleurs ment dire : « Je l’aimais d’une
romans se passant durant cette guerre amitié qui va au-delà de l’ami-
est Thomas l’imposteur) : tié. » Ce rêve frémissant, c’est
tout Mauriac. Il a préfacé l’édi-
Et l’ange me dit : tion posthume des poèmes de
Va, bétail. Jean de La Ville, L’Horizon chimé-
rique, en 1929 – chez Grasset.
ILLUSTRATION pANchO pOUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

Dans Bleus horizons, Jérôme Garcin cite l’émouvant


poème que Jean de La Ville de Mirmont a écrit au

J
moment de sa mobilisation :

Cette fois mon cœur, c’est le grand voyage.


Nous ne savons pas quand nous reviendrons.
Serons-nous plus fiers, plus fous ou plus sages ? ean de La Ville de Mirmont est mort
Qu’importe, mon cœur, puisque nous partons ! au chemin des Dames en novembre 1914.
Jean de La Ville, né à Bordeaux en 1886, est mort au Il a fait partie des premiers tués
chemin des Dames en novembre 1914. Il a fait partie
des premiers tués de cette guerre si tueuse d’écrivains, de cette guerre si tueuse d’écrivains.
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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
17
bat pub bauchau mag litt_Mise en page 1 23/01/13 11:19 Page1

La plus belle phrase de Bleus horizons est : « Rien ne


m’intéresse de ce qui n’est pas mon ami. » Le narra- CENTENAIRE
HENRY BAUCHAU
teur la prononce à propos de La Ville, elle pourrait
servir d’épigraphe à tous les livres de Garcin. Il aime
les amis et, plus encore, l’amitié. Au contraire de
Mauriac, Garcin n’est pas un effusif. S’il aime Stendhal,
comme Jean Prévost sur qui il a aussi écrit, il écrit 1913 – 2013
comme Mérimée. Par moments, je lui voudrais plus
d’élan. J’aime bien qu’on se jette au cou des gens, moi.
On perd trop de temps à ne pas se dire qu’on s’aime.
Et en même temps l’élan y est, sous la retenue. Garcin Henry Bauchau
a l’affection anglaise, si je puis dire, ce qui va bien à
ces Bordelais. Chemin
Il ne peut pas nous cacher, maintenant qu’il a publié
plusieurs récits ou romans à partir de personnes de la sous la neige
vie, qu’il s’intéresse à un certain type d’hommes. On L’Enfant rieur vol. 2
pourrait les appeler les héros sans tapage. Prévost, récit

écrivain, résistant, tué dans le Vercors sous le pseudo-


nyme de « capitaine Goderville », et personne ne savait
qu’il était cet excellent critique qui avait publié La
Création chez Stendhal. Même modèle, ce Jean de La
Ville que je croyais être le dernier à connaître jusqu’à
ce que Bleus horizons me révèle que nous étions
deux, et, grâce à ce roman
À lire je l’espère, nous serons
Bleus horizons, beaucoup plus. Lisez Les
Jérôme Garcin, Dimanches de Jean
éd. Gallimard, 224 p., 16,90 €. Dézert, roman de la
L’Horizon chimérique, dépression narquoise,
Jean de La Ville de Mirmont, annonciateur du style Myriam Watthee-Delmotte
éd. Grasset, « Les Cahiers beckettien.
rouges », 204 p., 8,40 €.
HENRY
ACTES SUD
Cinq cent soixante écri-
Les Dimanches
de Jean Dézert, vains sont morts « pour la BAUCHAU
Jean de La Ville de Mirmont, France » pendant la Pre- Sous l’éclat de la Sibylle
éd. de La Table ronde, « La Petite mière Guerre mondiale.
Vermillon », 240 p., 8,70 €. La France ingrate ne s’en
souvient pas beaucoup.
Ne parlons pas des étrangers. De très bons poètes
anglais y ont été tués, comme Wilfred Owen, et en
Allemagne c’est Ernst Stadler, traducteur de Péguy, tué
en octobre 1914, comme si, avec cynisme, la Mort fai-
sait traduire la mort de Péguy de l’autre côté de la
frontière. L’un des plus tristes destins est celui du Hon-
grois Miklós Radnóti. Il est né en 1909. Diplômé de
français, il est empêché d’enseigner à cause de ses
origines juives. En 1931, on lui fait un procès pour
obscénité et atteinte à la religion à cause d’un livre de
poèmes intitulé « Chanson des nouveaux bergers ».
Pendant la guerre, il est réquisitionné par le Service
du travail obligatoire et envoyé dans un camp en
ACTES SUD
Yougoslavie. Lors de l’avance des Alliés, les Allemands
vident le camp et emmènent les prisonniers avec eux.
Journées de marche. Trop épuisé pour pouvoir avan- Deux parutions pour célébrer la mémoire
cer, Radnóti est abattu. Plusieurs mois plus tard, on d'Henry Bauchau qui aurait eu cent ans en
retrouve son corps dans un charnier avec un cahier
contenant ses derniers poèmes. L’un d’eux, c’est le
janvier 2013.
très beau « Marche forcée ». Le poème a survécu au Pour en savoir plus sur les manifestations du
poète et reste pour nous dire l’ignominie des hommes "Centenaire Henry Bauchau" : actes-sud.fr
en temps de guerre. La seule différence par rapport à
l’ignominie des hommes en temps de paix, peut-être, ACTES SUD
est qu’elle ne se cache pas.

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
Critique 18
afP

Bucarest, août 2011 : un jeune garçon montre un portrait Nicolae Ceauşescu, provenant d’une maison en démolition.

Roumanies d’aujourd’hui
Le pays est l’invité d’honneur du Salon du livre de Paris. Tour
d’horizon des vingt-sept auteurs invités, d’une grande diversité,
et de leurs plus récentes publications traduites en français.
Par Laure Hinckel

«
L
a liberté de parole a diminué mémoire. La catharsis collective devait en pas- sévère d’une société abîmée par les dictatures.
l’importance de la parole. » ser par là. Des centaines de journaux intimes, Tranchant diagnostic dans l’enfumage média-
Éminemment politique et litté- des récits poignants du goulag roumain, des tique généralisé. Ces auteurs ont résisté, ils
raire, cette affirmation limpide confessions coupables, aussi, furent édités. sont aujourd’hui à Paris. Dans leur démarche,
appartenant à la poétesse et Quand Ana Blandiana prit la parole par écrit, ils rejoignent l’Ana Blandiana du « Tout » : dé-
romancière Ana Blandiana, grande figure de en 1984, avec « Tout » (son cinquième recueil, crire la réalité. Sous les paillettes de la propa-
la contestation dans les années 1980, ren- non traduit), elle faisait dans le poème épo- gande hier ou de l’ultralibéralisme et de la
voyait en 2005 au sentiment de « seconde nyme un inventaire très simple et décapant publicité omniprésente aujourd’hui.
confiscation » du verbe – on était en pleine de la réalité, contre les brumes de la censure. Les petits nouveaux des années 2000 ont
transition chaotique vers la démocratie. Elle La « renaissance » du roman au tournant des grandi. Dan Lungu (Je suis une vieille coco !)
faisait aussi écho à l’absence presque totale années 2000 fait une large part à l’ultra- fait figure d’écrivain installé, avec les nom-
du genre romanesque (ou en tout cas une réalisme, au langage cru et à la dénonciation breuses traductions de ses livres où il étudie
présence souterraine) dans les premières avec empathie et humour les gens modestes.
années suivant la chute du communisme en Le genre romanesque était Petru Cimpoeşu (Saint Siméon l’ascenseu-
Roumanie. Toutes les observations sur l’évo- quasi absent juste après rite), Bogdan Suceavă (Venu du Temps Dièse)
lution du livre le montrent : les années 1990 la chute du communisme. et Răzvan Rădulescu (La Vie et les Agissements
furent celles de la « ré-humanisation » par la d’Ilie Cazane) croquent des personnages

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
19

savoureux et dévoilent les travers de la société


roumaine. Il y a toujours un moment où la
réalité déraille, bloque, s’enferre. Comme
Gabriela ADAMEŞTEANU
dans le très beau roman de Florina Ilis, La Née en 1942 à Târgu Ocna, elle vit et travaille à Bucarest, où elle se partage entre
écriture romanesque et activité journalistique. elle débute en 1975 avec Vienne le jour,
Croisade des enfants, où un train pris en
qui n’a été publié qu’en 2009 en français. Ce premier roman réaliste sur la jeunesse,
otage par une colonie de gamins en délire voit scrutée jusque dans ses moindres détails, est un récit sans âge, celui d’une
tout le pays dérailler à sa suite. Lucian Dan adolescence universelle. en 1983 paraît son grand roman social dont le personnage
Teodorovici (L’Histoire de Bruno Matei) n’en principal, la couturière Vica, a marqué les esprits : Une matinée perdue, publié
est pas à son coup d’essai, et c’est en quittant en France en 2005, retrace cent ans d’histoire roumaine familiale.
le terrain du microréalisme ultracontempo­
rain qu’il marque un coup de maître. Il livre Dernier ouvrage paru
un roman profond sur l’amnésie et le goulag. Situation provisoire, traduit du roumain par Nicolas Cavaillès, éd. Gallimard, 490 p., 26,50 €.
Ils sont plusieurs à analyser de manières dif­ par Alexis Liebaert
férentes ce drame des années 1950. Monsieur

L
K. libéré, de Matei Vişniec, se révèle être un es régimes totalitaires ont ceci de
contrepoint frappant à L’Histoire de Bruno commun avec certaines religions
Matei : deux paraboles sur la servitude volon­ qu’ils ne supportent pas – et donc
taire – induite par un régime qui broie les criminalisent – tout comportement qui leur
âmes. Dans un autre registre, Savatie Baştovoi paraît sortir de la « normale ». Prenez quelque
et son petit Sacha (Les lapins ne meurent pas) chose d’aussi banal que l’adultère. Là où
détricotent la propagande soviétique dans un l’homme de Dieu excommunie, le serviteur
roman d’apprentissage plein de poésie. de l’État inscrit en rouge dans le dossier des

TrisTan Jeanne Vales/opale


amants : « éléments peu fiables », voire
Polyphonie des registres « vipères lubriques ». On comprend mieux,
Pendant ce temps, Adina Rosetti scrute la dès lors, que la belle Laetita et le jeune Sorin
société en y ajoutant à la fois une touche de multiplient, depuis des années, les précau­
merveilleux et le tapotis des claviers de notre tions visant à garder secrète leur histoire
ère ultraconnectée. Quant à Radu Aldulescu d’amour. Et comment qualifier autrement
(L’Amant de la veuve), romancier expéri­ cette furie charnelle qui les jette l’un contre
menté traduit pour la première fois en fran­ l’autre sur le lit de l’appartement de banlieue révolution en marche. Une ascendance que
çais, il poursuit son chemin de grand ra­ minable que leur prête un ami ? lui reproche amèrement son mari, bloqué
conteur d’histoires. Un des romans les plus Nous sommes en Roumanie sous le « règne » dans son ascension au sein du corps ensei­
« exotiques » est peut­être Le Livre des chu- de Nicolae Ceauşescu, une période qui hante gnant de l’université. Au pays du « Cama­
chotements, que Varujan Vosganian consacre tous les romans de Gabriela Adameşteanu. rade », l’autre dénomination de l’ogre, on est
à l’épopée tragique des Arméniens, lesquels Rien de très surprenant : la romancière appar­ tenu pour responsable des agissements de ses
furent nombreux à se réfugier en Roumanie tenait à la catégorie des « dalmatiens », ceux parents comme de ceux de son conjoint.
après le génocide. Ils y subirent d’autres dont le curriculum vitæ était à l’image du On l’aura deviné, même si la relation entre
rigueurs, celles du communisme. Portrait poi­ pelage de ces chiens, parsemé de taches eux reste la colonne vertébrale autour de
gnant, ce roman est aussi une sorte d’art de noires. Sérieux handicap, en effet, que d’être laquelle il s’organise, ce roman tire sa force
(sur)vivre riche en saveurs et en parfums. la fille d’un prêtre orthodoxe et d’une mère de cette plongée dans la réalité quotidienne
La constellation des auteurs nouveaux dans spécialiste d’économie dans un monde où les de vies soumises aux foucades du tyran et de
l’espace français comprend quelques grandes mots « religion » et « intellectuel » riment aux ses sbires. Un exercice dans lequel Gabriela
références de la littérature et de l’essai rou­ yeux du pouvoir avec « asocial » ou, pis, Adameşteanu excelle, nous racontant un
mains. Gabriela Adameşteanu (Situation pro- « potentiellement séditieux ». D’où cette monde dont la paranoïa destructrice laisse
visoire) signe un roman consacré au couple entrée en littérature à l’âge de 33 ans, plus de sans voix. Nous voici donc pénétrant, en com­
et à ses difficultés dans le régime oppresseur dix ans après ceux de sa génération, pour pagnie de Sorin et de Laetitia, dans « L’Édi­
d’avant 1989. Mircea Cărtărescu, écrivain cause de rejet viscéral du réalisme socialiste. fice », le bâtiment abritant « L’Institution »,
phare de toute une génération, présente son Mais revenons à nos deux amants et à leur mystérieux service chargé de rédiger « Le
chef­d’œuvre : Orbitor, L’Œil en feu et L’Aile clandestinité. Pour dire les choses sans fard, Traité exhaustif de la République socialiste de
tatouée, que la France est le premier pays à ils ne sont pas non plus « blanc­bleu » aux yeux Roumanie ». Ici, tout n’est que complot, cha­
avoir publié dans son ensemble. Norman des caciques de la Securitate, la redoutable cun surveille l’autre, sous les yeux de che­
Manea, Médicis étranger en 2006, poursuit police politique du Génie des Carpates. Sorin faillons toujours prompts à rapporter aux
avec son recueil La Cinquième Impossibilité est, même s’il ne le sait pas (ses parents adop­ « organes » les délits réels ou imaginaires de
son travail sur la langue exilée. De grands tifs lui ont dissimulé la vérité), le fils naturel son voisin de bureau. Dans cet enfer, que
essayistes (Andrei Pleşu, Gabriel Liiceanu et d’un « légionnaire », ces miliciens fascistes qui, Gabriela Adameşteanu raconte dans une
Lucian Boia) et quelques écrivains franco­ dans les années 1930, précédèrent les com­ langue d’une élégante simplicité, le bonheur
phones (Dumitru Tsepeneag, Marius Daniel munistes dans le rôle de bourreaux du pays. n’est évidemment pas à l’ordre du jour. Nos
Popescu) nous rappellent enfin que la Rou­ Les choses ne sont pas plus faciles pour Lae­ deux tourtereaux finiront par être usés, broyés
manie nous donna des artistes (Tzara, Bran­ titia, fonctionnaire comme lui et romancière par la grisaille, la mesquinerie de ce monde
cusi), des penseurs érudits (Eliade), un de ses à ses heures, dont les parents appartenaient sans grandeur. À l’amour succédera la lassi­
plus grands stylistes (Cioran), mais aussi le à la catégorie honnie des bourgeois aisés, tude, puis la rancune. Il ne faisait pas bon
père de l’absurde (Ionesco). avant de se voir confisquer leurs biens par la s’aimer au pays du Conducător.

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
Critique 20

vide. Sa « sereine nonchalance d’animal heureux »


Radu Aldulescu préfigure la métaphore du chien qui parcourt le
roman : jeune chien fou, « chien soviétique » sur le
Né en 1954 à Bucarest, il ne publie rien durant toute la période communiste, ring à l’image de ces boxeurs russes qui gagnent tous
puis devient un auteur prolifique. depuis son premier roman, Sonate
les matchs, chien errant, cherchant, la queue basse,
pour accordéon, sorti en 1993, il a signé six autres ouvrages aux titres
évocateurs et au style marqué par une belle oralité, sur un fond réaliste et sa pitance, « chien de personne » piégé dans sa soli-
cru. Son deuxième roman, Amantul Colivăresei, publié en roumanie en 1996, tude. La peinture réaliste des conditions de travail
est le premier à être traduit en France, cette année, sous le titre L’Amant de la nous fait vivre de l’intérieur une usine de peinture aux
veuve. En dépit de ses succès d’estime, l’auteur a continué jusqu’à récemment effluves toxiques, une entreprise d’entretien des voies
à travailler à l’usine ou sur des chantiers. radu Aldulescu est considéré ferrées, une briqueterie où peinent les appelés d’un
en roumanie comme l’un des écrivains les plus importants depuis 1990. bataillon disciplinaire, ou une porcherie industrielle
Dernier ouvrage paru
où travaille le copain de Mite, l’orphelin Giani
L’Amant de la veuve, traduit du roumain par Dominique Ilea, Bajnoric˘a. .Partout règnent l’injustice, la violence, les
éd. des Syrtes, 420 p., 24 €. quotas, les passe-droits, les combines, la misère, la
corruption, les dénoncia-
Par Évelyne Bloch-Dano tions. Certains rêvent de
s’enfuir et de demander

É
l’asile politique, d’autres
tonnante traversée que celle de ce noient leur désespoir
roman dont le titre pourrait laisser dans l’alcool.
croire à un roman intimiste ou senti- Campagnes désertifiées
mental. Tel un fleuve puissant aux et quartiers de Bucarest
multiples remous dans lesquels le lec- rasés, logements exigus
teur pense parfois être englouti, charriant mots, où la vie est rythmée par
images, personnages multiples, témoignant d’une la sirène de l’usine, com-
force narrative qui emporte tout sur son passage, posent la toile de fond
L’Amant de la veuve arrache les certitudes et le d’un roman dont le mou-
moindre brin d’espoir. Cette puissance est d’abord ce vement général s’appa-
qui surprend dans le roman de Radu Aldulescu, à rente à celui d’un Zola,
l’image du personnage principal, armé d’une masse, ascendant puis descen-
frappant d’énormes barils de soude caustique. dant. Mais, chez Radu
L’histoire commence en 1961 et couvre une vingtaine Aldulescu, la narration
d’années. Le jeune héros, Mite Cafanu, est le fils échappe à la chrono-
cadet d’un dignitaire roumain, ancien journaliste logie, un épisode anté-
devenu sous-ministre. Son frère aîné, Costel, est un rieur s’insérant soudain
étudiant brillant ; le benjamin, Nicu, un garçon fragile dans la trame, comme si,
couvé par sa mère, professeur de français. Le milieu peu à peu, le chaos et le
privilégié de la nomenklatura, donc, avec chauffeur, délitement qui s’em-
bonne et goûters d’anniversaire. Mais ces « fils d’une parent des personnages,
dr

huile » n’en profiteront pas beaucoup. Ils figurent à l’image de la société tout entière, gagnaient aussi
trois destins possibles dans la Roumanie commu- la structure temporelle. L’énonciation passe d’un dis-
niste : Costel deviendra ingénieur, Nicu émigrera en cours indirect libre, dont Mite, l’un de ses frères ou
Amérique, où il survivra péniblement dans le milieu Giani sont les sujets, au commentaire plus distant
des exilés, et Mite, l’enfant rebelle, le voyou, nous d’un narrateur omniscient. L’oralité, la verve, la puis-
entraîne dans sa vie chaotique, de chantiers en sance de son verbe ont conduit à comparer Radu
usines, de travaux de peine en galères. Aldulescu au Louis Ferdinand Céline de Voyage au
La précocité sexuelle de ce beau garçon brun en fait, bout de la nuit ou de Mort à crédit. Mais, très loin
à 12 ans, l’amant de la veuve Colivaru. Protectrice, de parcourir le monde à la façon d’un Bardamu, Mite
maternelle, aimante, elle constitue la figure centrale ne fait que tourner en rond dans un pays aux fron-
du roman, et ses bras un paradis perdu que Mite tières de fer, condamné à devenir « le spectateur de
cherchera en vain à retrouver. Les femmes se suc- sa propre perte ».
cèdent dans sa vie, mais le quittent, nous laissant le Écrivain atypique, marginal, longtemps lui-même
regret de leur disparition : Bica, l’unijambiste qui ouvrier, scénariste de Terminus Paradis de Lucian
couche avec un régiment entier ; Atena, l’acrobate Pintilie (grand prix du jury au Festival de Venise en
lesbienne rencontrée au bord de la mer Noire ; 1998), Radu Aldulescu a fait de ses personnages, à la
Norica, la punkette qu’il veut épouser ; ou Dorina, la fois attachants et désespérants, libres et englués
fiancée de son frère. À l’ascension du père, matéria- dans un réel sans horizon, l’incarnation d’une Rou-
lisée par ses voitures successives – une Pobeda, une manie en décomposition. Il reste cependant une
Dacia blanche, puis une Lada break –, correspond voie, dans ce superbe roman, qui ouvre l’avenir :
l’errance désordonnée du fils. Son insouciance et son « Les gens doivent se rassembler, serrer les rangs,
fatalisme le mènent d’aventure en aventure, dans une prendre soin les uns des autres. » Le cadeau de la
belle énergie picaresque qui va, peu à peu, tourner à veuve à son amant.

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
21

Savatie BAŞTOVOI
Né en 1976 à Chişinau, en Moldavie, il a été, jusqu’à son entrée
dans les ordres, influencé par son père, professeur de philosophie
et propagandiste de l’athéisme scientifique. Au lycée, il est
interné à la demande d’un de ses enseignants dans un hôpital
psychiatrique, où il écrit le recueil Un Valium pour Dieu, qui le
consacre comme poète. À partir de 1993, il publie de la poésie,
des récits, des fragments romanesques, des essais et des articles
dans des revues littéraires en Roumanie et en Moldavie. Entre
1996 et 1998, il étudie à la faculté de philosophie de l’université
de l’Ouest à Timişoara, cursus qu’il abandonne. En 1999, il reçoit
la tonsure monacale et prend le nom de Savatie. Il vit aujourd’hui
dans un monastère de la région sécessionniste de Transnistrie.

Dernier ouvrage paru


Les lapins ne meurent pas, traduit du roumain (Moldavie)
par Laure Hinckel, éd. Jacqueline Chambon, 300 p., 22 €.
Par Pierre-Édouard Peillon

«
L
e pouvoir soviétique vous a affranchis de la pauvreté, des
sous-sols et des insupportables humiliations sociales. » Voilà
le genre de littérature – l’extrait est authentique – que l’on
servait aux écoliers moldaves sous le régime communiste. Une litté-
rature où le slogan a remplacé la phrase et où l’utopie a éclipsé la
MICHEL QUINT
réalité. Savatie Baştovoi a entendu ces discours pendant son enfance
et, aujourd’hui, les ressert tels quels, mais avec une telle science de
l’ajustement et de l’accumulation qu’ils finissent par ressembler à ces
ballons de baudruche achetés par les élèves au début du roman, gon-
flés jusqu’à l’excès, et dont la peau tendue éclate brutalement. Son Sous une voûte céleste aux étoiles
roman, Les lapins ne meurent pas, accorde une place centrale à Sasha, filantes, Michel Quint décrit
9 ans, dont la position sociale et la situation scolaire contredisent le double jeu d’une jeunesse
l’idée défendue par ses professeurs : il qu’on assassine.
vient d’une famille de pauvres paysans,
et l’épaisse odeur de cochon qui s’ac- – Virginie Gatti, L’Humanité
croche à ses vêtements est une cible
facile pour les exaspérations de sa maî- Un tourbillon de mystères
Éditions Héloïse d’Ormesson

tresse. C’est que les différences, les et de drames.


écarts sont très mal digérés par la ma- – Blaise de Chabalier, Le Figaro littéraire
chine socialiste. L’illusion d’un grand
corps social uni offre même quelques Le portrait d’une ville en proie
scènes aussi emblématiques que co- à la peur et d’une société
miques. Si le romancier a retenu une désenchantée. Entre poésie
leçon de ses anciens maîtres, c’est bien
urbaine et rugosité.
OcTAv ESInEncu

celle de l’absurde.
Faussement candide, surtout quand elle – Jean-Marie Duhamel, La Voix du Nord
se concentre sur le personnage princi-
pal, l’écriture de Savatie Baştovoi laisse Suspense au scénario implacable.
une grande place à des discussions apparemment décousues, livrées – Lucie Cauwe, Le Soir
comme autant d’énigmes au lecteur. C’est par exemple le cas de deux
Une prose poétique qui fera
www.editions-heloisedormesson.com

mystérieux personnages, un père et une fille, qui arpentent un pay-


sage idyllique et pour qui « la vie était une boîte solide et invisible qui le bonheur des amateurs de Brel
ne s’ouvre jamais ». Mais, lorsqu’ils comprennent qu’ils « étaient les ou de Brassens.
seuls habitants de leur vie », ils se démasquent et révèlent leur vraie – Daniel Martin, La Montagne
nature : ils sont les personnages inventés par l’iconographie sovié-
tique, isolés et exposés mais irréels, trop parfaits pour exister. C’est
dans ces instants où ce qui semblait difficilement se rattacher à l’en-
semble du roman vient l’intégrer avec une cohérence fulgurante
qu’apparaît le projet de Savatie Baştovoi : alors que le système décrit
par l’auteur cherche à broyer les différences, lui réunit un ensemble
d’éléments d’apparence hétérogènes dans un texte malgré tout har-
monieux, irrigué par une pensée panthéiste, prouvant ainsi à ses
anciens professeurs combien ils avaient tort.

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
Critique 22

Lucian BOIA
Né en 1944, historien des idées et de l’imaginaire, il est l’auteur
d’une œuvre abondante, tour à tour écrite en français et en
roumain. À Bucarest, il dirige le Centre d’histoire de l’imaginaire.
Il travaille sur une grande variété de mythes contemporains,
de la vie extraterrestre à la fin du monde, du communisme

MIRCEA StRutEAnu
au nationalisme…
Dernier ouvrage paru
Les Pièges de l’histoire. Les élites intellectuelles
roumaines entre 1930 et 1950, traduit du roumain par Laure Hinckel,
éd. Les Belles Lettres, 370 p., 25 €.
Ana BLANDIANA Par Juliette Einhorn
Née en 1942 près de Timişoara, Otilia Valeria Coman, alias

L’
Ana Blandiana, est aussi célèbre en Roumanie pour ses poèmes intellectuel est­il un homme libre ? En passant une centaine
que pour son engagement – elle a fondé en 1990 le mouvement d’écrivains, de formateurs d’opinion, d’universitaires rou­
de l’Alliance civique et le Mémorial des victimes du communisme
mains au crible de leurs rapports avec la politique, le pou­
et de la Résistance, à Sighet (nord de la Roumanie). Elle a par
ailleurs écrit un roman sur les conditions de la création littéraire voir et les idéologies de leur pays durant l’entre­deux­guerres, Lucian
dans une société fermée et totalitaire. Boia pose une large question. Et y apporte une réponse nuancée. En
une décennie, le pays est passé par sept régimes, couvrant tout le
Récemment paru spectre idéologique : si, jusqu’en 1937, une relative démocratie est
Autrefois les arbres avaient des yeux, poèmes choisis et traduits du en place, arrive le temps des dictatures (règne de Carol II, État
roumain par Luiza Palanciuc, éd. Cahiers bleus/Librairie bleue, 180 p., 17,10 €. national­légionnaire, prise du pouvoir par le général Antonescu, et,
Par Jean-Yves Masson le 30 décembre 1947, proclamation de la république populaire de
Roumanie, qui amorce l’ère communiste).

L
e destin d’Ana Blandiana porte les stigmates de l’histoire : Grâce à un minutieux travail d’archives, Lucian Boia analyse l’émer­
elle est la fille d’un prêtre orthodoxe, que le régime commu­ gence d’une élite intellectuelle roumaine, incidence de la démocra­
niste jeta en prison dès la fin des années 1940. À 17 ans, elle tisation progressive du pays. Dans un désir farouche de forcer l’his­
publie ses premiers poèmes sous pseudonyme, espérant ainsi ne pas toire, la génération venue au monde entre 1905 et 1910 fait entendre
être reconnue. Peine perdue : dénoncée comme « fille d’un ennemi sa voix à partir des années 1930 et constitue un inépuisable vivier
du peuple », elle est interdite de publication avant même d’avoir écrit créatif résolu à sortir la Roumanie de son isolement. Toutes les ga­
son premier livre. Il lui faudra attendre quatre ans pour avoir le droit zettes et revues sont maintenant
de publier et de faire des études supérieures, en 1963. Dans les entre les mains des jeunes, et le
années 1970, elle écrit et publie beaucoup, mais se retrouve périodi­ Non de Ionesco (1934) est celui
quement en butte à la censure, avec laquelle elle ruse en écrivant de tout un groupe d’âge, faisant
pour les enfants des livres qui ne leur sont pas tous destinés. un sort aux écrivains du début du
En 1984, quatre de ses poèmes déclenchent un scandale ; l’un d’eux, siècle. Pour les tenants de la ré­
« Tout », est une simple liste où l’accumulation des réalités rou­ volution culturelle, la Roumanie
maines suffit à faire éclater, sans commentaire, l’absurdité du régime doit devenir autre, briser les
de Ceauşescu. La conclusion d’un autre poème est encore plus chaînes de son hérédité sud­est­
claire : « Je crois que nous sommes un peuple végétal –/ Qui a jamais européenne.
vu/Un arbre se révolter ? » Interdits, ces quatre poèmes sont traduits Dans une perspective dia­
dans plusieurs langues, notamment en anglais. Invitée dans de nom­ chronique, le livre retrace l’évo­
breux festivals de poésie en Europe occidentale, Ana Blandiana fait lution des rapports entretenus
parvenir aux organisateurs, faute de pouvoir voyager, des cassettes par ces esprits novateurs avec des
où elle lit ses textes. En 1988, elle récidive : un de ses livres pour régimes politiques qui rendront
enfants met en scène un chat dictateur que tout le monde reconnaît. inévitables une polarisation idéo­
Un an plus tard, le régime s’effondre. logique, marquée surtout à droite
Depuis la chute de Ceauşescu, Ana Blandiana a beaucoup écrit, à partir de 1932, et un glissement
beaucoup publié, et son œuvre est largement reconnue. Elle a été vers les extrêmes. Pour certains,
DR

plusieurs fois traduite en français, mais presque tous ses livres sont la diversité ethnique est un obs­
devenus introuvables. Une exception : cette anthologie de cent cin­ tacle au processus d’intégration nationale. Les Juifs, surtout, cristal­
quante poèmes environ (de 1964 à 2004), publiée au début de 2006 lisent la haine nationaliste. Droite et gauche s’affrontent alors, via les
et toujours disponible sur certains sites de librairies. Ce volume deux stars de la presse roumaine : Universul, anticommuniste, et
donne une bonne idée du ton d’Ana Blandiana : une voix sobre, qui Adevărul, antifasciste. À partir de 1948, la littérature devra s’inscrire
va droit à l’essentiel, dit l’obsession tragique de la nuit, d’un inévi­ sans nuance dans les pas du réalisme socialiste, mais, on le voit, beau­
table vieillissement, la tristesse d’être sans enfants, mais sait aussi coup seront prêts à tout pour continuer à publier. L’avènement du
goûter la lumière et la sérénité d’un instant d’éclaircie arraché à l’an­ régime communiste fera éclater un lent processus d’intégration à la
goisse du néant. Cette poésie ne se livre pas facilement, et l’on pres­ civilisation occidentale, qui émergeait depuis le début du siècle. Une
sent qu’elle doit être fort ardue à traduire dans toutes ses nuances. réflexion transversale lumineuse, qui jette un éclairage neuf sur la
On espère la retrouver dans les années à venir. liaison schizophrène entre art et pouvoir.

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
23

L’Aile tatouée, est publié dans une collection dédiée à la science­


Mircea CĂRTĂRESCU fiction : la logique de surmenage qui traverse le récit permet à l’écri­
ture d’aborder le deuil non pas comme une soustraction, mais
Né en 1956, il est l’auteur d’une œuvre traduite en de comme la création d’un monde merveilleux et fascinant. Si l’auteur
nombreuses langues. Sa trilogie romanesque Orbitor,
flirte avec l’illisible, ce n’est pas pour y plonger la tête la première,
récompensée par des prix prestigieux dans plusieurs pays,
est publiée sous trois titres différents en français : mais pour y cueillir ce qui sauvera la littérature. Et, même si le nar­
Orbitor, L’Œil en feu et L’Aile tatouée. Principale figure rateur fait de 1989 la « dernière année de l’homme sur Terre » dans
du postmodernisme littéraire en Roumanie, il a été invité les premières pages du texte, cette sentence funèbre se retrouve
à enseigner dans des universités étrangères. contrebalancée à l’autre extrémité du roman lorsqu’il précise :
« L’apocalypse est aussi banale et quoti­
Dernier ouvrage paru
dienne que la genèse dans ce monde qui les
L’Aile tatouée, traduit du roumain
par Laure Hinckel, éd. Denoël, 622 p., 29 €.
mêle à chaque instant en une genèse apo­
calyptique ou en un apocalypse génésiaque
Par Pierre-Édouard Peillon fleurissant sur une tige neuronale. »

L’
En liant ainsi le prologue et l’épilogue du
Aile tatouée de Mircea monde, Mircea Cărtărescu reproduit un
Cărtărescu est une œuvre geste déjà usé – voire, dans une certaine
proprement colossale. mesure, sans aucune originalité, puisqu’il
Immense et ambitieuse, récupère les notions bibliques de déluge et
certes ; mais aussi dans le d’apocalypse, deux avatars de la puissance
sens original du mot « colosse », qui, dans la régénérative de la destruction. Mais, juste­
Grèce antique, servait à désigner, par oppo­ ment, cette ambition de reprendre des
sition aux idoles portatives, des statues formes exténuées et de les déployer sur
immobiles représentant le double d’un mort. 600 pages incroyablement denses et

Mihai CuCu
Autour des événements qui secouèrent la éblouissantes permet à l’auteur de refon­
Roumanie en 1989 et qui aboutirent à la der, sur un champ de ruines, l’importance
chute du régime communiste dirigé par de la littérature, « car sans récit aucun
Nicolae Ceauşescu, le romancier revient sur deux deuils : celui d’un monde ne peut exister. Avec chaque larve trochophore qui périt
état du monde, bouleversé par la chute du mur de Berlin et les pre­ dans sa flaque d’eau trouble disparaît un monde. Avec chaque cel­
miers gestes révolutionnaires qui provoquèrent l’éclatement du bloc lule mâle qui ne trouve pas l’ovule meurt un univers ».
soviétique, et celui de Victor, le jumeau mort avant sa première
année, un traumatisme que l’écrivain confesse avoir toujours enfoui
au fond de lui. Si, comme pour les colosses, l’écriture permet l’émer­
gence d’une réplique de ce qui n’est plus là, l’auteur ne se fait pour­
tant aucune illusion, lui qui sait qu’il « est impossible de reprendre
quoi que ce soit au geste fait hier, comme ne sont plus permis, à
l’insecte pris dans l’ambre et à celui qui sourit sur une vieille photo,
un tressaillement d’antenne, un cri de désespoir ».
Malgré cela, chez Mircea Cărtărescu, le souvenir n’est pas un élé­
ment psychologique figé, mais un phénomène physiologique en
mue constante : si le passé ne peut être modifié, cela ne l’em­
pêche pas de s’incarner dans un présent qui n’est autre que celui
de l’écriture. Ainsi, la séquence historique et le spectre du jumeau
n’ont rien en commun avec les objets inanimés qui trônent dans
les musées. Bien au contraire, ils président à la naissance d’un
monde habité, bel et bien vivant, qui vient fourmiller sur les pages
du manuscrit. La puissance germinative de ces souvenirs s’exprime
dans un enchevêtrement de visions vertigineuses qui marquent
l’abolition des distinctions entre « réalité­hallucination­songe­
souvenir ». Le romancier récolte la sève de ce continuum pour
mettre en place une esthétique de l’épuisement : chaque voyage,
réel ou fantasmé – il est parfois difficile de différencier l’un de
l’autre –, se déploie dans une sorte de traque aux détails, étirant
l’imagination jusque dans les moindres replis de l’infiniment grand
et de l’infiniment petit (par exemple, l’évocation « de la taille d’une
tique sous l’aile d’un passereau mort ») et dans une accumulation
de notions érudites et d’intuitions mystiques. En un sens, Mircea
Cărtărescu essore, pratiquement à outrance, la littérature et la
confronte à sa propre fin : l’illisible.
Le romancier roumain est cependant suffisamment habile pour ne
jamais basculer entièrement dans l’abscons. Ce n’est d’ailleurs pas
un hasard si Orbitor, le premier tome de la trilogie que vient clore
en kiosque à partir du 21 février
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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
Critique 24

Petru CIMPOEŞU Nicoleta ESINENCU


Ce romancier né en 1952 à Vaslui a débuté en 1983. Née en 1978 en Moldavie, elle est une figure de la jeune scène
Son cinquième livre, Saint Siméon l’ascenseurite, est son théâtrale. Elle a dessiné un portrait intime et saisissant de la
premier ouvrage traduit en français, mais il a déjà conquis Roumanie à travers le récit d’un voyage vers la mer Noire, rendu
d’autres pays européens. Les Tchèques lui ont accordé toujours plus compliqué par la politique : c’est le texte intitulé
leur grand prix de littérature dès 2007. Cet ingénieur en « 7 km », publié dans l’ouvrage collectif Odessa Transfer (éd. Noir
extraction du pétrole, devenu enseignant en lycée sur blanc). Titulaire d’une bourse d’études à Stuttgart en 2003,
professionnel, puis journaliste culturel, est aujourd’hui puis en 2005, elle a été invitée en résidence en 2006 au Centre
directeur dans un service régional de la culture. international d’accueil et d’échanges des Récollets, à Paris.

Dernier ouvrage paru Dernier ouvrage paru


Saint Siméon l’ascenseurite. Roman avec anges et Moldaves, Fuck you, Eu.ro.Pa ! Sans sucre, traduit du roumain
traduit et annoté du roumain par Dominique Ilea, éd. Ginkgo, 420 p., 23 €. par Mirella Patureau, éd. L’Espace d’un instant, 80 p., 11 €.
Par Jean-Baptiste Harang Par Marie Fouquet

L D
e titre et le sous-titre sont ironiques, on ne connaît pas de eux titres pour un livre, deux formes d’écriture pour un seul
liftier canonisé, on ne sait pas si Cimpoeşu a bien connu les cri de révolte. Fuck you, Eu.ro.Pa ! et Sans sucre : un essai
anges ; on sait juste qu’il est né à quelques kilomètres de la et son illustration théâtrale. D’un côté, le monologue d’une
frontière de la Moldavie et qu’il situe son roman à Bacau, la grande jeune adolescente survoltée qui retrace l’évolution d’une Moldavie
ville la plus proche. Saint Siméon l’ascenseurite est avant tout l’his- ballottée au gré des intérêts de ses dirigeants. De l’autre, un dialogue
toire d’un immeuble de huit étages, qui abrite au moins dix-huit foyers de sourds en cinq actes entre un frère et une sœur dont le discours
modestes aux relations enchevêtrées et atteint le degré d’absurdité qu’ils décèlent aujourd’hui dans une
cocasses et dont les noms, faciles à Europe naguère idéalisée. Ces deux textes se rejoignent dans leur
confondre, semblent avoir été choisis en objectif : raconter une crise identitaire croissante, en adoptant la voix
résonance avec des figures roumaines insolente, agressive et ironique d’une génération à laquelle échut la
dont les références ne sont pas toutes lourde responsabilité de digérer le passé.
parvenues jusqu’à nous. On y trouve un Nicoleta Esinencu appartient à cette génération, fille du régime so-
professeur accusé à tort d’avoir engrossé viétique, qui a voulu épouser l’Europe pour se libérer et qui la répu-
une de ses élèves, un enfant promis au die aujourd’hui. La première partie n’est cependant pas un « discours
prix Nobel de littérature, un régisseur politique », malgré son unique locuteur, mais un « essai ». À mesure
pointilleux et velléitaire, ancienne petite que le propos se développe, le ton change : d’abord juvénile, naïf et
main de la Securitate (chargé de rem- insouciant, il devient ironique, voire cynique, jusqu’à engloutir sous
placer les ampoules grillées au siège de un déluge de dérision cette Europe il y a peu adorée. Une Europe
la police) et syndic du bâtiment, l’inven- prospère, mais plaintive, sur laquelle l’auteur crache, et même plus :
teur du lance-pierres à lunettes, un répa- « Que j’aimerais c… avec plaisir sur toute votre Europe… » À en-
rateur de motos, le fondateur du Parti tendre Nicoleta Esinencu, ce qui fut la promesse d’une union censée
des indécis (dont le programme consiste concurrencer l’hégémonie américaine est devenu complice de la
à ne jamais se présenter aux élections), mondialisation. De là le sentiment de déception suscité chez cette
mihai CuCu

un moniteur de Kamasutra, un perdant jeunesse moldave. De là aussi cette écriture vigoureuse, dérangeante,
du loto… et bien d’autres, dont le souvent directe, parfois vulgaire
Siméon du titre, habitant du rez-de- ou naïve, mais jamais satisfaite.
chaussée, qui s’est enfermé dans l’ascenseur en panne, bloqué au Les personnages des deux parties
huitième étage. Des gens plutôt vindicatifs, souvent naïfs, nostal- se perdent dans leur propre
giques d’un passé qu’ils exècrent, dont les amours traversent les langue. Leur égarement est maté-
paliers en tous sens, et dont les aventures picaresques sont racontées rialisé par d’étonnantes trou-
avec un humour et une tendresse qui en atténuent la caricature. vailles : propos simultanés pré-
Le roman de Petru Cimpoeşu peut se lire comme une farce, Siméon sentés en trois colonnes, liste de
est cordonnier, comme le fut Ceauşescu, et, plutôt que de le mots, de maladies, de courses,
convaincre de libérer l’ascenseur, on lui commande des ressemelages de chiffres et de remèdes, lettres
LauRE hiNCkEL

à travers les portes de la cabine, où il s’abîme en prières et oracles. baladeuses, mots agglomérés. Ce
Mais ce livre n’est pas qu’une farce : il décrit par le menu la société discours tend parfois vers un
roumaine de la fin des années 1990, dans la valse des fausses réformes renoncement au sens, avec l’ex-
et de la corruption des équipes dirigeantes. Les références qui nous plosion d’une pensée qui, long-
échappent sont regroupées au terme des chapitres par le traducteur, temps comprimée sous la censure, se heurte à une désillusion. « Inté-
arrivant un peu tard. La fin du livre – divisé comme la Genèse en six gration européenne », dernier acte du second volet, achève le dialogue
journées d’occupation de l’ascenseur – ajoute l’art de la fable à celui par un renoncement à l’espoir. Quand l’explication manque, les mots
de la farce : le squatter de l’ascenseur, que les habitants finissent par deviennent des armes qui se retournent contre celui qui les manie.
sanctifier et auquel ils prêtent des miracles, se lance dans la prophé- La folie gagne. Tel le narrateur du premier monologue qui ne veut
tie politique. Il annonce la venue de Jésus en Roumanie pour sauver pas écrire, mais écrit quand même, qui veut dire « quelque chose »,
le pays. Par respect de la démocratie, le Christ va se présenter aux mais ne dit pas quoi : « Nationalité ? Moldave ou roumain ? Je n’en sais
élections. Les sondages ne donnent pas cher de sa peau. rien. » L’incertitude peut être destructrice.

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
25

Florina ILISS
Née en 1968, elle vit à Cluj, en Transylvanie. Elle a été
récompensée en 2010 par le prix Courrier international
pour La Croisade des enfants, parue en Roumanie en 2005.
Son quatrième roman, Les Vies parallèles, a été publié
à la fin de 2012. il reconstitue de manière

h. mySkin
un mythe littéraire, celui du poète national mihai Eminescu.

Dernier ouvrage paru


La Croisade des enfants, traduit du roumain par Marily le Nir,
éd. des Syrtes, 500 p., 25 €. Doina IOANID
Née en 1968 à Bucarest, professeur de français,
Par Évelyne Bloch-Dano traductrice et journaliste littéraire, elle développe depuis 2000

C
son œuvre poétique.
« ould innocence save the
world ? » À cette ques- Derniers ouvrages parus
tion posée sur sa page La Demoiselle de massepain, traduit du roumain par Jan H. Mysjkin
web par l’un des personnages de (éd. bilingue), éd. Atelier de l’agneau, « Transfert », 110 p., 16 €.
La Croisade des enfants, la Rythmes pour apprivoiser la hérissonne, traduit du roumain
réponse est non. Mais, jusqu’au par Jan H. Mysjkin, éd. L’Arbre à paroles, « iF », 76 p., 10 €.
dernier mot, jusqu’à la dernière Par Jean-Yves Masson
virgule qui clôt le livre ou plutôt

O
le suspend à jamais, le lecteur n a pu la lire dans d’excellentes revues françaises comme
sera tenu en haleine par cette Europe ou Conférence, mais Doina Ioanid est de ces poètes
mihai cucu

fresque épique, trouvant dans un qui composent avec soin leurs ouvrages, et c’est donc par
fait divers improbable le point de ses livres qu’il faut la découvrir. Sa participation au Salon du livre est
départ d’une utopie fracassée sur l’occasion d’en lire deux : La Demoiselle de massepain, paru en 2000
le réel. Ce roman choral commence à la gare de Cluj. Des enfants en Roumanie, qui fut son premier recueil publié, et Rythmes pour
accompagnés de leurs professeurs s’embarquent dans un train qui apprivoiser la hérissonne, le dernier en date (et le cinquième), paru
doit les mener en colonie de vacances au bord de la mer Noire, tan- en 2010. Le traducteur des deux ensembles, Jan H. Mysjkin, est un
dis que des passagers montent à bord de l’express de Bucarest. Cal- important poète flamand né en 1955 – l’occasion de saluer ici l’œu-
man, jeune « tsigane blond à la peau blanche », prince des égouts et vre considérable de ce traducteur de plusieurs langues : il a traduit
petit-fils de la plus célèbre sorcière bucarestoise, grimpe dans le train en néerlandais Bonnefoy, Celan, Du Bouchet, Dupin, Venaille ou Rou-
des enfants. Ils n’arriveront jamais. Manipulés et aidés par Calman, baud, pour ne citer que quelques poètes français, mais aussi, du rou-
les enfants prennent le contrôle du train, projetant dans la réalité main, Nichita Stănescu et Doina Ioanid (sa traduction de La Demoi-
leurs rêves alimentés par la télévision, le cinéma et Internet, héros selle de massepain en néerlandais est parue en 2011 à Rotterdam).
surpuissants, champions sportifs ou magiciens potteriens. Arrêté dans Et on lui doit aussi des traductions du néerlandais en français. Son
la forêt de Posada – terrain d’une célèbre bataille entre Roumains et exemple est une raison de ne pas désespérer de la fécondité du dia-
Hongrois –, le train des enfants devient le point focal d’un gigan- logue entre les langues au sein de la culture européenne.
tesque embrouillamini politico-médiatique. Pour la presse et les auto- Doina Ioanid a fait partie, au lendemain de la chute de Ceauşescu,
rités, il ne peut s’agir que d’une attaque terroriste pour déstabiliser d’un cercle de jeunes écrivains réunis autour d’un grand aîné, le
un État dans lequel bien des anciens responsables sont encore aux romancier Mircea Cărtărescu. Leur manifeste fut, en 1998, un recueil
commandes. Quand des armes destinées aux réseaux mafieux seront collectif intitulé Fenêtres (Ferestre). La poésie de Doina Ioanid pré-
entre leurs mains, les enfants pourront jouer comme les grands. sente une extraordinaire unité formelle : elle se compose exclusive-
La romancière tire les fils avec habileté, faisant converger vers l’ac- ment de poèmes en prose de deux à vingt-cinq lignes, souvent sans
tion centrale tous les éléments apparemment disparates de l’intrigue titre, à la syntaxe très fortement narrative, mais au service d’une
ainsi que les nombreux personnages, de la sorcière au journaliste rédaction presque toujours délirante, où le surréalisme semble
de télévision, du geek à la fillette enfermée dans un orphelinat, du connaître une nouvelle jeunesse. La récurrence de personnages de
chef de la police au chef de bande mafieux. Convoquant l’histoire sa famille invite à lire ces textes comme les fragments d’une autobio-
lointaine et proche, Florina Ilis dresse un tableau passionnant de la graphie fantastique, moments de la vie d’un « moi » menacé de toutes
Roumanie postcommuniste, ouverte sur la modernité, mais qui reste parts, en proie à des cauchemars inquiétants, parfois presque insou-
impuissante à guérir les plaies du passé, à juguler la corruption, à tenables. Le titre des Rythmes pour apprivoiser la hérissonne est
mettre fin aux trafics et à la prostitution des enfants, à la misère et une allusion au célèbre « dilemme du hérisson » selon Schopen-
au racisme anti-tsigane. Le tragique n’exclut pas l’humour, ou même hauer : les hérissons voudraient bien se rapprocher pour se tenir
le burlesque, et l’on s’amuse aussi beaucoup. La force du troisième chaud, mais leurs piquants les blessent dès qu’ils se serrent de trop
roman de cette universitaire est de combiner la maîtrise de l’action, près ; c’est la douleur qui leur enseigne la bonne distance. Doina
le rythme effréné de l’écriture créé par les virgules à la place des Ioanid ne parle que de cela : des blessures que les êtres s’infligent
points, la multiplicité des personnages de ce puzzle, la réflexion les uns aux autres, d’une inquiétante étrangeté fatale à tous les rap-
universelle sur la perte de l’enfance, tout en faisant appel à des com- ports humains. Il en résulte une œuvre assez noire, mais très per-
posantes plus spécifiques de l’« âme roumaine » telles que le mys- sonnelle, où un petit rire se fait parfois entendre derrière les situa-
ticisme ou la magie. On attend en 2014 la traduction de son dernier tions les plus inquiétantes, comme si l’auteur se réjouissait de nous
roman, Les Vies parallèles. avoir pris dans ses filets et donné le frisson.

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
Critique 26

ne se sont pas seulement parlé, mais écrit. L’ouvrage


n’a rien d’une biographie. Il relève plutôt d’un genre
hybride, sorte de portrait poétique, littéraire, histo-
rique, émaillé de photographies, de lettres et de docu-
ments divers. Il est parfaitement à son affaire pour
situer le jeune Cioran dans l’effervescence de la jeune
génération intellectuelle roumaine des années 1930,
ses discussions sans fin à la brasserie Capsa. Le reste
de son parcours est traité avec une égale rigueur. La
reproduction in fine d’un long entretien, qui se
déroula chez l’écrivain à Paris en 1990 entre les deux
amis, est éclairante à maints égards ; elle complète
parfaitement le récit de sa vie. Il y dit entre autres

mircea Struteanu
choses pourquoi il a cessé d’écrire : « J’en ai tout sim-
plement assez de calomnier l’univers… Et puis le
spectacle de la littérature à Paris ! Tout le monde écrit
du matin au soir sans interruption… »
Depuis 1995, date à laquelle ce livre a été publié pour
Gabriel LIICEANU la première fois, les travaux de chercheurs et d’histo-
Né en 1942 à Râmnicu Vâlcea, il est l’une des plus importantes personnalités riens de la littérature ont enrichi notre connaissance
de la vie intellectuelle roumaine et l’un des porte-parole d’une conscience de l’écrivain, notamment l’ouvrage Cioran, Eliade,
civique à reconstruire, au lendemain de la chute de la dictature. Fondateur Ionesco. L’Oubli du fascisme (éd. PUF, 2002) d’Alexan-
des éditions Humanitas, il est l’éditeur de cioran en roumanie. Disciple du dra Laignel-Lavastine, qui se trouve être la traductrice
philosophe et écrivain constantin noica, il raconte dans un très beau et stimulant de Gabriel Liiceanu. À noter également que celui-ci y
Journal de Păltiniş cette formation intellectuelle. De cette époque datent revient dans son propre journal de l’année 2001 publié
ses premières traductions de Platon, puis de Heidegger. Depuis 1990, Gabriel
Liiceanu enseigne la philosophie, dirige sa maison d’édition et écrit. De la limite. sous le titre La Porte interdite chez Humanitas à
Petit traité à l’usage des orgueilleux paraît en français en 1997. De nombreux Bucarest, mais… en français – car la Roumanie a la
autres ouvrages sont encore non traduits. avec sa série « Du mensonge, francophilie si chevillée au corps qu’elle se permet
de la haine et de la séduction », Gabriel Liiceanu inaugure un discours d’essayiste régulièrement de publier chez elle dans notre langue.
engagé dans la vie de la cité. il est également un mémorialiste très subtil. Quinze pages sont consacrées à la lecture de la cor-
respondance amoureuse de Cioran telle qu’elle avait
Derniers ouvrages parus
été révélée en 2001 par sa jeune destinataire, Fried-
Itinéraires d’une vie : E. M. Cioran, suivi des Continents de l’insomnie, gard Thoma, dans un livre dont les Français n’ont pu
traduit du roumain par Alexandra Laignel-Lavastine, éd. Michalon, 140 p., 21 €.
avoir connaissance, Um nichts in der Welt. Eine Liebe
La Porte interdite, traduit du roumain par Michelle Dobré et Marie-France Ionesco, von Cioran (éd. Weidle Verlag), sous une couverture
éd. Humanitas, 410 p., 10,20 € env.
les montrant assez épris dans les dédales du musée
Par Pierre Assouline Carnavalet. « Le coup de foudre amoureux de Cioran

D
m’a aussitôt frappé. Surtout venant d’un sceptique
es amis, Cioran en a eu, et ce n’étaient professionnel qui se croyait libéré de ses illusions »,
pas des amis Facebook. Des vrais, en nous dit-il. Les larges extraits publiés par Gabriel Lii-
chair et en mots, de ceux qui se rac- ceanu ne laissent guère de doute sur sa torture char-
compagnent l’un l’autre jusqu’à nelle (on ne peut que les paraphraser, leur reproduc-
l’aube après un dîner au restaurant. tion étant interdite chez nous par les ayants droit) :
Beaucoup étaient des amis français. On sait par leurs Cioran dit vouloir enfouir à jamais sa tête sous sa jupe,
témoignages publiés ce que fut leur longue conversa- aimerait se reprendre en main mais n’y parvient pas,
tion des années durant. Mais, quelle que fut sa qualité, cède à son obsession de toute sa personne, reconnaît
il lui manquera toujours quelque chose : l’intimité de n’avoir pas éprouvé d’attirance physique avec les
la langue maternelle, ce liquide amniotique dont tout femmes qui l’attiraient spirituellement, mais assure
exilé conserve secrètement la nostalgie. Cioran eut qu’avec elle il voudrait discuter de Lenz au lit… Les
beau choisir le français comme langue d’écriture, afin lettres sont d’une tendresse pathétique tant on sent
de mieux s’affirmer comme un écrivain français, il y l’intense fragilité de celui qui les a écrites : « Cioran
eut toujours des « choses » (sentiments, émotions, ne pouvait pas ne pas être victime, et, pour finir, le
affects, confidences) qui, chez lui comme chez tant héros tragique de toute l’histoire. Car elle avait été
d’autres expatriés, ne pouvaient s’exprimer que par mise au point et mise en scène dès le départ par la
les mots d’avant. Aussi, s’agissant de Cioran, accorde- jeune Allemande », estime Gabriel Liiceanu, pour qui
t-on naturellement un certain intérêt à tout témoi- tout est parti d’un malentendu, l’un cherchant une
gnage venant de Roumanie, même s’il ne s’agit pas relation totale avec l’aimée, l’autre uniquement des
nécessairement de révélations sur ses jeunes années aphorismes du maître. Cet érotisme sublimé par la
fascisantes. C’est le cas d’Itinéraires d’une vie, du culture lui fut d’autant plus insupportable que « toute
philosophe roumain Gabriel Liiceanu, éditeur des son œuvre est chargée d’un énorme potentiel éro-
œuvres du moraliste aux éditions Humanitas à Buca- tique ». Qui osera prétendre que cela compte pour
rest, ville où il enseigne la philosophie. Cioran et lui rien dans l’itinéraire d’une vie ?

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ressenti par les populations. Ces entorses à la tradi­


Dan Lungu tion orthodoxe sont désignées en Roumanie par un
mot, pocaït, dont la traductrice, Laure Hinckel, signale
Né en 1969 à Botoşani, en moldavie, dans une famille d’ouvriers, il met en qu’il « désigne avec une nuance légèrement péjorative
scène ses concitoyens dans des romans à la fois réalistes et drôles. Le Paradis
les chrétiens abandonnant leur foi traditionnelle pour
des poules, en 2004, explorait les relations de voisinage dans une rue des
faubourgs du nord de Bucarest à l’heure du passage à la démocratie et à les Églises néoprotestantes ». Tel est plus ou moins le
l’économie de marché. Paru en France en 2008, Je suis une vieille coco ! voyait cas d’Audi, le héros de Comment oublier une femme.
s’affronter avec humour deux générations de femmes aux opinions politiques Journaliste dilettante dans un quotidien bas de
différentes. avec Dan Lungu, le lecteur français découvre le concept de gamme, ce sympathique jean­foutre commence mal
« nostalgie paradoxale ». auteur prolifique et parfait francophone, il enseigne son histoire puisque sa petite amie le quitte dès le
également la sociologie à l’université d’iaşi. il est lauréat de nombreux prix, premier chapitre, ne laissant pour explication qu’un
parmi lesquels le premier prix du concours Rue des poètes, à Lille, en 2003.
mot laconique : « Je suis partie, un jour tu compren­
Dernier ouvrage paru dras. » Ce coup dur le pousse à revenir en pensée sur
Comment oublier une femme, traduit du roumain par Laure Hinckel, les étapes de leur histoire, afin de comprendre ce qui
éd. Jacqueline Chambon, 256 p., 22 €. n’a pas marché. Simultanément, il continue ses repor­
tages pour le journal, d’où une deuxième intrigue

D
Par Bernard Quiriny pour laquelle Dan Lungu passe du « je » au « il » : Audi
an Lungu compte parmi les chefs de est amené à enquêter sur une secte néoprotestante
file de la jeune génération roumaine, très prosélyte, dirigée par un prédicateur enflammé
celle qui est entrée en littérature du nom de Set. « Quand tu découvres Dieu, soutient
après la chute de Ceauşescu et qui ce dernier, tu n’as plus besoin de rien. Pas même de
s’est fédérée autour de la maison manger. Ensuite, cet état d’euphorie passe et tu
d’édition Polirom, créée au milieu des années 1990. trouves un équilibre avec le monde… »
Poète, nouvelliste, dramaturge, romancier, cet hyper­ En une quarantaine de courts chapitres, l’auteur suit
actif a fondé en 1997 le groupe poétique Club 8 et a ainsi son personnage dans son passé et sur le terrain,
dirigé les pages de la revue Timpul (« Le Temps »), sans se priver d’égratigner les deux univers sociaux
hebdomadaire libéral et anticom­ qu’il met en scène, la presse et les
muniste devenu quotidien en 2009. nouvelles religions. Cet aspect sati­
C’est aussi un chercheur brillant, rique est l’une des forces du livre,
sociologue à l’université d’Iaşi, spé­ l’écrivain montrant avec causticité
cialiste, entre autres, de la vie quo­ quel rôle joue un certain journalisme
tidienne sous le communisme, des dans la Roumanie démocratisée (inti­
conditions d’existence de la classe mider les politiques, extorquer des
ouvrière et du rapport des écrivains pots­de­vin et flatter les bas instincts
au pouvoir. Ces thèmes recoupent des « veaux », c’est­à­dire des lec­
en partie son travail littéraire, teurs) et comment les sectes pros­
puisque les romans qui l’ont fait pèrent avec cynisme sur le vide né de
connaître, Le Paradis des poules et la fin du totalitarisme, en reprodui­
Je suis une vieille coco !, ont large­ sant les mêmes réflexes de pensée.
ment trait à la mémoire du commu­ (« – Tu as réponse à tout, dit Audi à
nisme et aux difficultés de la transi­ Set. – Pas moi, l’Esprit saint ! ») En
tion démocratique. Il aborde ces forçant un peu l’interprétation, on
sujets sur un ton humoristique, pourrait lire Comment oublier une
voire burlesque, ce qui l’a parfois femme comme une allégorie de la
fait comparer au cinéma d’Emir Kus­ situation roumaine d’aujourd’hui,
turica, même si la critique roumaine avec un peuple (Audi) privé tout à
lui trouve aussi une filiation avec le coup d’une femme qui ne l’a jamais
réalisme sociologique d’un Houel­ aimé (la dictature) et qui hésite à pré­
lebecq, par exemple. sent entre rapacité capitaliste (le jour­
Ce dernier roman, écrit en 2007 à la nal) et refuge religieux (Set). On peut
Villa Marguerite­Yourcenar de Saint­ lire aussi ce roman comique (encore
mihai cucu

Jans­Cappel et paru deux ans plus qu’il se fasse plus grave dans les der­
tard en Roumanie, se démarque nières pages) comme l’épopée bur­
assez nettement des précédents en lesque d’un aimable looser moderne,
ceci que, pour la première fois, l’histoire communiste malheureux en amour, aux prises avec des phéno­
n’y occupe pas le premier plan. Dan Lungu ne cesse mènes qui le dépassent, mais qui le renseignent obs­
pas pour autant de se préoccuper des tendances curément sur lui­même et sur le sens de son exis­
sociales de son pays et braque le projecteur sur un tence. Un récit très divertissant, qui souffre néanmoins
autre phénomène, celui du succès des sectes néo­ du découpage artificiel de la narration en deux lignes
protestantes qui fleurissent dans les ex­pays de l’Est séparées, et plus généralement de la comparaison
en profitant du regain de religiosité issu du desserre­ avec les précédents romans de Dan Lungu, dont il
ment de l’étau politique et du besoin de repères n’égale pas la réussite.

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
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bien une consternation ; s’il s’agit de se réjouir d’un


Marius Daniel POPESCU miracle (les mots existent précisément, contre toute
attente) ou s’il s’agit d’agonir des unités langagières
Né en 1963 à Craiova, il est établi à Lausanne depuis 1990, où il gagne réduisant ou schématisant une expérience singulière.
sa vie en tant que chauffeur de trolleybus. Il a publié deux romans, écrits
Cette valse­hésitation peut rappeler certains aveux de
en français.
Barthes, mi­enivré, mi­accablé, lorsqu’il écrit ne plus
Derniers ouvrages parus voir que les « briques » du langage. Briques ou pierres
La Symphonie du loup, éd. José Corti, 398 p., 22 €. contre lesquelles on se tape la tête, à l’image, chez
Les Couleurs de l’hirondelle, éd. José Corti, 200 p., 18 €. Popescu, de cette partie
de Tetris sur un télé­

M
Par Hervé Aubron
phone portable, aussi
arius Daniel Popescu paraît conce­ soigneusement détaillée
voir les mots comme des pierres, que le reste, module par
et lire ses deux livres s’apparente à module. Il y a là quelque
dévaler un terril. Il faut parfois chose de littéralement
doucement avancer de biais, à lapidaire et pourtant de
d’autres moments consentir à de brusques accélé­ fleuri, tant Popescu est
rations. Son diptyque est une drôle de nature morte prolixe, goûte aux jeux
autobiographique. Il s’agit bien de se souvenir, mais fantaisistes avec sa fille,
nullement de rechercher la source d’une psycho­ fait proliférer ses galets,
logie, de plonger dans on ne sait quelle intériorité. Au les empile jusqu’au pata­
contraire, tout est extériorisé dans les choses et les tras, les concasse, en une
gestes des êtres qu’on a croisés, méthodiquement et transe de la description
exhaustivement détaillés pour eux­mêmes, avec le ne craignant ni le fasti­
recours le plus limité possible aux métaphores dieux ni les répétitions
– listes et modes d’emploi sont beaucoup plus prisés. – à la manière d’un gamin
Le narrateur se plaint d’ailleurs de tout percevoir sur qui jetterait des cailloux
un mode « photographique », de cette passion du sur un terril, donc. Si
détail quelquefois harassante. cette prose est pierreuse,
Les deux livres ne cessent d’aller et venir entre l’évo­ elle laisse entrevoir des
cation, par éclats, d’une adolescence dans la Rouma­ ruisselets d’affects, et
nie communiste et la description de la vie quoti­ c’est dans les interstices
dienne, en apparence tranquille, de l’ancien jeune que cela se joue. Tour à
homme, devenu père de famille dans un pays d’Eu­ dr tour clinique et fréné­
rope occidentale, de nos jours – il se trouve que tique, sans juste milieu, l’écriture de Popescu donne à
Popescu vit à Lausanne, où il est chauffeur de bus, sentir combien l’atmosphère asphyxiante du régime
tout en étant un polygraphe très actif (capable de communiste, vue d’ailleurs et d’aujourd’hui, ne peut
rédiger de bout en bout un périodique de son cru, être évoquée à sa juste mesure, ne peut qu’être euphé­
Le Persil). De prime abord, cet entêté montage paral­ misée ; combien, à l’inverse, les joies actuelles sont
lèle paraît lui aussi tendre à tout froidement placer toujours voilées par cette expérience. Si distanciation
au même niveau : le routinier comme le drame, il y a, elle marque une stratégie échafaudée il y a long­
l’étrange comme le banal, d’une époque à l’autre. Le temps pour se protéger (ou se blinder, comme on
ton ne changera pas, qu’il s’agisse d’évoquer les dit), ainsi qu’une capacité à autonomiser les choses
épreuves ou le doux train­train, les jeux buissonniers vues, à les scruter comme des joujoux fascinants.
d’autrefois ou les deuils d’aujourd’hui (les cadavres On allait oublier l’essentiel : les deux livres sont écrits
du père et de la mère, qui ramènent au pays natal), à la deuxième personne du singulier. Gage supposé
la participation à une révolution confuse ou des d’une intimité, ce « tu », à être martelé, marque un
achats anodins dans un magasin. Les évocations de sujet scindé, et se laissant parfois envahir par d’autres
la Roumanie de Ceauşescu restent souvent inassi­ voix qui s’adressent ou se sont adressées à lui – peut­
gnables entre l’accablant et le primesautier, comme être celle, hideusement bête, de l’ancien parti unique
celle de cette usine cacochyme où l’on picole déses­ et de ses relais qui donnaient des ordres, mais aussi
pérément, rigole grassement, se branle en douce, où celle de proches aimants. On peut ainsi se rendre
l’on se tient chaud aussi. compte soudain que ce n’est plus le narrateur qui se
Les mots sont des pierres, et Popescu les soupèse en loge dans le tu, mais par exemple un grand­père qui
permanence (peut­être d’autant plus qu’il écrit non est en train de lui parler. Tu stratégique : c’est à la fois
en roumain, mais directement en français). Ce sont celui de l’accusation et de l’affection. Ici réside le ver­
des pierres précieuses, mais ce sont également des sant le plus marquant des deux textes, indistincte­
boulets, des poids morts, sur lesquels on crache. ment durs et doux, tout comme un gamin jetant des
Durant une belle séquence, le narrateur ne cesse de pierres peut blesser ou simplement jouer. En cela,
remettre en cause la nécessité de chaque terme qu’il Popescu est un digne écrivain de l’enfance, et de toute
utilise : « Les mots ne devraient pas exister. » L’on ne enfance – celle du garçon qu’on a été ou celle de la
sait si le conditionnel marque un émerveillement ou fillette qu’on élève.

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Critique 34

Ileana SURDUCAN Alex TALAMBĂ


Née en 1987, elle est la plus jeune des invités du Salon du livre. Né en 1980, ce dessinateur a commencé dans la publicité et fut
À 20 ans à peine, elle a eu l’occasion d’illustrer quelques albums remarqué par un éditeur au festival de BD d’Angoulême.
jeunesse écrits par des auteurs français chez des éditeurs Outre Sidi Bouzid Kids, sur un scénario du Français Éric Borg,
comme Caïman (L’Ami interdit). Les éditions Makaka la repèrent il a publié deux albums en Roumanie : « Mila 23 »
lors d’un concours en ligne et éditent aujourd’hui son premier – sur la vie, dans le delta du Danube, d’un futur champion du
livre, Le Cirque. Journal d’un dompteur de chaises. On peut monde de canoë-kayak – et « Elabuga », un journal du goulag
retrouver Ileana Surducan sur son blog ileanasurducan-fr. par un soldat allemand prisonnier de l’Armée rouge.
blogspot.fr/ ainsi que sur le site 30joursdebd.com/ Il tient un blog à l’adresse alextamba.blogspot.fr/

Dernier ouvrage paru Dernier ouvrage paru


Le Cirque. Journal d’un dompteur de chaises, Sidi Bouzid Kids, Éric Borg (scénario), Alex Talambă (dessins),
éd. Makaka, 144 p., 19 €. éd. KST , 128 p., 15,20 €.
Par Noémie Sudre Par Alexis Brocas

D C
ans une cité futuriste et bohème vit Manu, un petit bon- omment raconter sur le vif ce que fut le Printemps arabe en
homme dont le naturel rêveur parvient à braver un régime Tunisie – quand de surcroît on est un scénariste français et
totalitaire portant aux nues la raison et la science. Il ne craint un dessinateur roumain ? Comment cerner ce mouvement
pas la milice-robot aussi zélée qu’inefficace qui voudrait l’empêcher qui réussit ce que chacun estimait impossible : chasser le dictateur
de se promener en dehors des murs de la ville, où s’étale une gigan- Ben Ali de la présidence qu’il occupait depuis 1987 ? Les auteurs de
tesque décharge à ciel ouvert. Dans ce lieu interdit d’accès par les cette bande dessinée belle et violente, Éric Borg et Alex Talambă, ont
autorités, Manu a déniché les membres de la petite troupe de chaises pris le parti de remonter aux origines du mouvement spontané et au
qui vivent avec lui : Joëlle, Valérie, Godot, Rufus, Madame et Baleine, fait divers atroce qui l’a déclenché : l’immolation de Mohamed Boua-
un gros fauteuil défoncé qui vient agrandir la famille. Au hasard de zizi, marchand de Sidi Bouzid, persécuté par les policiers.
ses recherches, Manu découvre un cirque clandestin niché dans les La bande dessinée suit la trajectoire du meilleur ami de la victime,
entrailles du dépotoir et réussit à se faire embaucher en tant que Foued, et de son groupe de camarades révoltés. Des digressions
dompteur de ses compagnons à ouvrent la perspective, en montrant notamment le président Ben Ali
quatre pieds. Dans cet univers et son épouse avant leur fuite ou, un peu plus tôt, en invitant, si l’on
parallèle au charme suranné, peut dire, l’ancienne ministre française Michèle Alliot-Marie, qui se
tout le monde est un peu fou, un distingua en proposant à la Tunisie et à l’Algérie notre savoir-faire en
peu fatigué, mais on se soutient, matière de maintien de l’ordre. Auparavant, on aura pu apprécier la
on vivote en captant le rire des brutalité de l’appareil policier derrière lequel se protégeait la dicta-
spectateurs. Jusqu’au jour où de ture : tirs à balles réelles sur les manifestants, tabassages généralisés
terrifiantes bêtes noires enva- dans les commissariats, viols… On aura pu aussi apprécier le formi-
hissent la ville. Le régime décrète dable élan populaire qui emportera le régime et ses affidés. Pour le
que ces espèces d’araignées restituer, l’ouvrage multiplie les scènes de manifestations, mais aussi
volantes naissent dans l’obscurité les anecdotes témoignant que la résistance se jouait à l’échelle de
et le sommeil de gens. On détruit, l’individu. Sont montrés les nouveaux canaux de la liberté – Internet
au mépris du patrimoine, les en général, Twitter et Facebook en particulier – qui ont aidé à ce
vieux édifices d’où elles pour- qu’un mouvement spontané se transforme en authentique révolution
raient provenir ; on développe et à ce que cette révolution triomphe.
DR

une campagne de propagande Le petit miracle que réussit cet ouvrage est de montrer ce qui, vu
interdisant de dormir et promouvant café et lunettes de soleil. Mais, d’Occident, apparaissait comme une situation difficilement saisis-
sans l’énergie des visiteurs, le cirque dépérit. sable. Les auteurs y parviennent grâce à une remarquable économie
Passionnée de bande dessinée francophone – elle a appris notre de moyens. Dialogues secs, didascalies rares, cases sans phylactères,
langue en lisant Les Schtroumpfs –, l’illustratrice Ileana Surducan montage serré… Le scénario tranche dans le vif du sujet. Quant
signe ici une habile relecture du 1984 d’Orwell à l’intention des aux dessins, stylisés sans sombrer dans la caricature, capables d’as-
enfants. Si la jeune auteur n’a que 25 ans, on perçoit tout de même socier la beauté d’un décor à l’horreur d’une répression, ils
le spectre des années Ceauşescu dans cet univers sclérosé. À l’unis- semblent avoir été tracés en direct. Pourtant, Alex Talambă n’était
son avec le récit, le dessin participe de la réflexion de l’artiste sur le pas sur place lors des événements et a réalisé ces dessins en se
pouvoir performatif de l’imaginaire : elle travaille son aquarelle documentant sur Internet. Le réseau, qui a permis à la révolution
comme de la boue, utilisant au début de l’histoire un prisme cras- de prendre conscience d’elle-même, lui a aussi donné une mémoire
seux allant du marron au jaunâtre, puis injectant des couleurs plus indélébile.
vives au sein du cirque, saturant, enfin, son image de noir et blanc
à l’acmé totalitaire de l’histoire. Les plus jeunes apprendront qu’avec
un peu d’inventivité il est possible d’enchanter la réalité la plus pro-
saïque, tandis que les plus avertis y verront une parabole politique.
Car Ileana Surducan aborde à sa manière d’ardus enjeux sociaux,
comme ce fossé durable entre villes et campagnes – héritage, en
Roumanie, de l’urbanisme dément de Ceauşescu –, la perpétuation
du folklore ou le destin des populations nomades, questions dont
kSt

beaucoup de cultures peinent encore à se dépêtrer.

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n’avoir jamais lu une phrase de Marx. L’amnésie pour le moins


contre­révolutionnaire dont il souffre est un défi jeté à la face du
Parti. Une conscience vierge de toute influence, malléable à souhait :
un terrain rêvé pour tester sur le vif la méthode Makarenko, du nom
du fondateur de la colonie Gorki, grand dresseur d’orphelins sovié­
tiques dans les années 1930 et précurseur du lavage de cerveau. Il
s’agit d’obtenir une adhésion sans réserve à l’idéologie socialiste.
Quel autre régime serait capable de propulser un Spoutnik dans l’es­
pace et les téléviseurs Record dans les salles à manger ? Tout en lui

mircea Struteanu
faisant miroiter les prouesses technologiques de l’Urss, le camarade
Bojin manipule son cobaye en l’aidant à se racheter de fautes passées
qu’il lui invente ; « le Parti ne laissait aucune âme se perdre ». Scènes
déchirantes où l’innocent docile, totalement égaré par ce traitement,
promène dans les rues son pantin de bois baptisé Vasilacke, son seul
Lucian Dan TEODOROVICI ami, unique rescapé des dix années d’enfer. « Je ne comprends ni
mes paroles ni mes gestes, et pourtant je dois danser ! », dit Matei,
Né en 1975 à Rădăut‚i, dans le nord de la roumanie, il est déjà
l’auteur de quatre romans et de trois recueils de nouvelles.
qui ne sait même plus cligner de l’œil « avec ses paupières clouées
il mène de front son travail d’écrivain et la direction d’une sur place par des pensées contraires ». Un dérisoire projet de fuite
collection aux éditions Polirom, devenue célèbre pour avoir hors des frontières en compagnie d’une amie rebelle échouera
permis l’émergence d’une nouvelle génération d’écrivains. devant les barbelés de la frontière yougoslave. À la différence de
George Orwell dans 1984, qui décrivait l’emprise de Big Brother sous
Dernier ouvrage paru le couvert de la parabole, Lucian Dan Teodorovici colle à l’histoire
L’Histoire de Bruno Matei, traduit du roumain par Laure Hinckel, avec une précision de reporter. Si son roman souffre d’une compo­
éd. Gaïa, 452 p., 22 €. sition inutilement compliquée et d’une tonalité assez impersonnelle,
Par Vincent Landel sa façon de camper une caméra dans le cerveau de son personnage

U
comme pour filmer le mécanisme de l’asservissement absolu est sai­
n matin de mars 1949, Bruno Matei, un employé sissante. Comment réduire un être humain à l’état de pantin désar­
du théâtre de marionnettes du bourg d’Iasi, est ticulé ? La démonstration est là, servie comme un constat, à peine
arrêté par les agents de la Securitate. Il ignore que teintée d’ironie et heureusement bercée de la secrète mélancolie des
son père l’a entouré de la protection d’un ministre marionnettes. Pathétique et glaçante.
désormais en disgrâce. On l’interroge. Après des
aveux extorqués – « avouer tout et n’importe quoi, pourvu que ça
se termine » –, il est accusé de complot contre l’État et condamné
à dix ans de travaux forcés. Il ne se réjouira plus de rien. « Sa naï­
veté était restée quelque part dans la salle d’interrogatoire, collée
Vous écrivez ?
à la barre de mine qui lui avait brisé la plante des pieds, suspendue
au crochet qui lui avait distendu les bras. » Prélude à quatre séjours
dans les pires colonies pénitentiaires des bords de la mer Noire.
Cette descente aux enfers occupe la moitié du quatrième roman
de Lucian Dan Teodorovici, jeune écrivain en vue de la scène rou­
maine, dont ce premier livre traduit en France aborde, pour la pre­
mière fois dans une fiction, la réalité du système carcéral sovié­
tique en Roumanie. Il ne se contente pas d’en reproduire les airs
recherchent
nouveaux
d’accordéon destinés à couvrir les cris des détenus torturés ni de
montrer ce qu’on savait depuis Soljenitsyne, à savoir comment on
de
auteurs
brise un homme sans le tuer tout à fait. C’est là seulement le ver­
sant physiologique, si l’on peut dire, des choses. L’aspect psy­
chique occupe, en séquences alternées, l’autre moitié du livre,
peut­être la plus effrayante.
Au bout de dix années de traitement carcéral, Matei fait une chute
dont il sort amnésique. Mémoire effacée. Une aubaine pour le
Politburo : « Vous prenez un homme un peu abîmé sur les bords.
Vous le réparez, mais sans réintroduire les pièces initiales. Vous lui
mettez des pièces neuves, meilleures, qui le rendent plus fonction­ Pour vos envois de manuscrits :
nel dans le contexte de la société actuelle. » Ainsi pouvez­vous espé­
rer obtenir l’Homme Nouveau que Staline appelait de ses vœux. Telle Editions Amalthée – 2 rue Crucy
est en tout cas la mission assignée au camarade Bojin, un membre 44005 Nantes cedex 1
de la police secrète chargé de veiller à la bonne réinsertion du pri­
sonnier dans le nouvel ordre social. Les années 1950 qui s’achèvent Tél. 02 40 75 60 78
sont celles de la collectivisation à outrance et de la traque systéma­
tique des révisionnistes. Comment imaginer dans ce contexte qu’un www.editions-amalthee.com
homme ait pu échapper à la propagande ? Or Matei, à 38 ans, semble

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Critique 36

Dumitru TSEPENEAG Eugen URICARU


Né à Bucarest en 1937, il excelle aussi bien en roumain qu’en Né en 1946, il dirigea à cluj, dans les années 1970, la revue Echinox,
français – son roman Le Mot sablier en apporta la preuve. dont l’activité littéraire apolitique permit de réunir des centaines
il est, dans la Roumanie des années 1960 et 1970, avec le poète de contributions. La revue comptait des pages en hongrois
Leonid Dimov, le chef de file de l’onirisme, le seul courant littéraire et en allemand. cette expérience, qui dura plus de quarante ans,
à s’opposer alors au réalisme socialiste. En 1975, pendant un séjour demeure un jalon dans l’histoire des lettres roumaines du
à Paris, il est déchu de sa nationalité et contraint à l’exil. xxe siècle. chargé d’affaires culturelles dans différents ministères,
Dans les années 1980, il se met à écrire directement en français. il est l’auteur de onze ouvrages, publiés entre 1977 et 2008.
La chute du mur de Berlin le ramène à sa langue maternelle, sans
pour autant qu’il renonce à sa langue d’adoption. il est également Dernier ouvrage paru
un grand traducteur. Dès les années 1960, il transpose en roumain La Soumission, traduit du roumain par Marily le Nir,
Gérard de Nerval, andré malraux ou alain Robbe-Grillet. éd. Noir sur blanc, 496 p., 23 €.
Et, plus récemment, Blanchot, Kojève et Derrida.
Par Vincent Landel
Récemment paru

I
La Belle Roumaine, traduit du roumain par Alain Paruit, l y a cette lycéenne, Petra Maier, qui va retirer une pièce d’iden-
éd. P.O.L, 256 p., 20,30 €. tité à la police de sa bourgade et qu’on pousse sans motif dans
Par Noémie Sudre un wagon à bestiaux à destination de la Sibérie. Il y a Mariam Bek,
la terrible chef du camp Dal’stroi 27, qui exécute un soldat accusé

L
a Blouse roumaine de Matisse a connu de nombreux états d’avoir engrossé la jeune déportée malgré les murs infranchissables
préliminaires. Le tableau est à juste titre convoqué dans La qui séparent les prisonnières de leurs gardiens. Il y a l’horreur quo-
Belle Roumaine de Dumitru Tsepeneag (paru en français tidienne du camp, un beau jour traversé par une rumeur selon
en 2006) : l’ouvrage se présente en effet comme une variation sur laquelle toute détenue enceinte sera libérée et renvoyée chez elle. Et
l’esquisse, brodant les motifs du mystère et de l’indétermination, à il y a la miraculeuse délivrance de la pauvresse et son retour dans son
la fois caractéristiques du récit et de son héroïne affabulatrice. Tous village entre-temps ravagé par les Soviets, lesquels semblent avoir
les jours, celle-ci entre dans le même bistro parisien, suspend son étendu le goulag aux dimensions de la Roumanie, son pays où règnent
manteau de fourrure en exposant sa croupe affolante aux regards désormais la misère et la peur. Les choses se corsent lorsque la vierge
masculins, s’assoit, sort un livre, accouche d’une sorte de messie capable de prédire la mort des gens,
commande un café et un verre de prévoir la bonne combinaison du loto et de multiplier, en guise
d’eau et ne s’attarde pas plus de pains, les boîtes de conserve. Serait-il l’Élu ? Le néorédempteur
d’une demi-heure. La belle reçoit d’un vieux sage des Carpates une initiation spirituelle fondée
inconnue reproduit inlassable- sur quatre commandements, à
ment son rituel sous les yeux de savoir qu’il n’est pas bien de
Jean-Jacques, le patron, et mentir, de donner de l’espoir, de
d’Iegor, pilier de bar d’origine parler et de s’opposer au mal,
russe. Tous deux y vont de leurs « ce qui ne signifie pas, tout de
conjectures entre deux conver- même, accepter ».
sations de comptoir. Le premier Criblée de coq-à-l’âne qui en
en restera aux rêvasseries éro- rendent la lecture harassante,
mihai cucu

tiques quand son client finira cette mystique de bénitier sur


par recueillir sur l’oreiller les fond de soviétisation à outrance
confidences de l’étrangère. Elle compose un paysage pour le
serait médecin, ou plutôt infirmière. Mais que fait ce magnéto- moins déconcertant. Un com-
phone sous son lit ? Et cet aigle captif dans le cagibi ? Peu à peu, le mentateur roumain a relevé
récit se resserre sur sa trajectoire dans l’Europe de la seconde moi- qu’Eugen Uricaru, traducteur
tié du xxe siècle. Avant d’arriver à Paris, elle aurait assisté à la chute d’Italo Calvino, qu’il semble vou-
du mur aux côtés de ses deux amants philosophes. Avant encore : loir imiter, « s’entoure d’une
la Roumanie, d’autres hommes, un viol, une jumelle disparue, un aura biblique, mais les deux
mihai cucu

beau-père victime des camps d’extermination. Tout n’est que sus- personnages de la Mère et
pens. Jusqu’au prénom de la belle qui trahit ses changements l’Enfant sont défigurés par les
d’états chimiques : Hannah, Annette, Ana, selon les pays qu’elle tra- circonstances et représentent le
verse et les interlocuteurs à qui elle raconte ou invente son histoire. maximum de sacralité autorisé sous le communisme ». On pouvait
« La belle Roumaine [se complaît] dans l’état indécis naturellement rêver d’une illustration moins alambiquée du chaos spirituel où la
lié à ses origines. » férule stalinienne a plongé l’Europe de l’Est après la guerre. Ce pot-
Allant et venant, d’un livre à l’autre, entre le français et le roumain, pourri à base de vin de messe, de non-violence et de folklore valaque
Dumitru Tsepeneag ne cesse de se questionner sur la volatilité de nous est présenté comme le seul type d’idéal concevable par les
l’identité et de la langue. Fin observateur de la vie littéraire française, âmes lessivées par la doctrine marxiste. Grand est le risque qu’on le
il a publié de nombreuses chroniques parues dans un volume intitulé confonde avec l’imaginaire même de l’écrivain, qu’on soupçonne
Frappes chirurgicales chez P.O.L en 2009. Il qualifie à présent ses de se réfugier dans cette sorte d’individualisme ésotérique pour
ouvrages de « chantiers à ciel ouvert » plus que de romans : c’est le supporter les cruelles défaites infligées par l’histoire à son pays.
cas du Camion bulgare (P.O.L, 2011), objet métalittéraire ne cessant C’est en tout cas la seule chair romanesque qu’en cinq cents pages
d’interroger son propre statut. il nous mette sous la dent.

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boire quelques bières, forcer le respect des vieillards de cette cité


Matei VIŞNIEC désertée de ses hommes valides. Il fréquente une boulangerie
industrielle où, cocher improvisé d’un attelage cacochyme, il four-
Né en 1956 dans le nord de la Roumanie, il est l’auteur de pièces nit en pain le pénitencier.
aux titres souvent grinçants : Le mot progrès dans la bouche
Seuls les deux vieux gardiens et notre homme ont des noms, les
de ma mère sonnait terriblement faux, L’Histoire du communisme
racontée aux malades mentaux, Petit boulot pour vieux clown autres sont distingués par leur silhouette, « l’enfant », « le gringalet
ou La Femme comme champ de bataille n’en sont que quelques aux dents noires », « l’homme au visage joyeux », « l’homme calme
exemples. Interdit de création dans son pays pendant et minuscule », « l’homme à la barbe taillée », « le petit vieux aux
des années, il demande l’asile politique à la France en 1987. cheveux blancs », « le petit vieux à la tête rasée ». Le responsable
Il choisit alors la langue française et se consacre à l’écriture du pénitencier est un colonel dépressif, reclus dans son bureau.
dramatique. Il est aujourd’hui journaliste à RFI, et une trentaine Konef J. rend visite à un homme étrange chargé de recoudre les
de ses pièces écrites en français sont éditées. En Roumanie,
depuis la chute du communisme, Matei Vişniec est devenu
habits civils délaissés par les prisonniers et à une cantinière obèse
l’auteur dramatique vivant le plus joué. Les lecteurs français qu’il baise parfois. Jusqu’au jour où il participe à une vaine battue
découvrent également en 2012 les romans qu’il écrit dans à la recherche d’un fugitif. On découvre alors en marge du péni-
sa langue maternelle. Syndrome de panique dans la Ville Lumière tencier un verger, des décombres et une communauté parallèle
(éd. Non Lieu) est consacré aux fantasmes sur Paris. d’évadés qui s’essaient à une démocratie de caricature et où l’on
échange des vivants contre des morts, des malades contre des va-
Dernier ouvrage paru
lides, des restes de poubelles contre des manches de costumes,
Monsieur K. libéré, traduit du roumain par Faustine Vega, car « l’hiver est la plus grande tragédie des démocraties pauvres ».
éd. Non Lieu, 288 p., 16 €.
Cet univers gelé, désolé est décrit
Par Jean-Baptiste Harang sans le moindre pathos, sans juge-

M
ment, sans commentaire, comme si
onsieur K. libéré est le ce réel inventé comme une parabole
deuxième roman tra- était une donnée immarcescible,
duit en français de incontestable, et comme si le lecteur,
Matei Vişniec, qui a autant que les protagonistes, devaient
étudié à Bucarest et faire avec. Le froid engourdit toute
beaucoup écrit, surtout des pièces de révolte, la colère est épuisante, et la
théâtre (une bonne quarantaine à ce résignation, le sentiment le mieux
jour), qui circulaient sous le manteau du partagé : « Chaque matin, quand la
temps de Ceauşescu sans que l’on puisse grappe de corps se disloquait, il y
les monter. Aujourd’hui dramaturge avait sur le plancher de la chambre
reconnu, il écrit tantôt en français, tantôt commune, pliés sur eux-mêmes, les
en roumain. Monsieur K. libéré : le « K » fruits les plus fragiles de la démocra-
de ce titre évoque Franz Kafka, dont tie. Les cadavres devaient bien être
l’auteur s’est nourri, et, lecture faite, ce enterrés et les fossoyeurs étaient
patronage est loin d’être immérité. Quant choisis par tirage au sort. Le sol gelé
au qualificatif « libéré », le personnage s’ouvrait difficilement sous les coups
principal, dont le nom porte bien l’initiale des pioches et des bêches émoussées.
K, Konef J., va le trimbaler tout au long Chaque tombe devait être pénible-
MIhaI cucu

du livre comme une croix, comme une ment arrachée à la chair obstinée du
arête en travers de la gorge, dont il ne sol. Les hommes commencèrent à
semble guère souffrir et que ni lui ni le injurier les morts. Des semaines
lecteur ne pourront jamais recracher. durant, les vivants luttèrent avec obstination contre les morts. »
Dans un pénitencier au milieu de nulle part, Konef J. occupe sage- Puis, enfin, « les vivants commencèrent à se détester entre eux ».
ment la cellule numéro 50. Ce matin-là, et pour la première fois Bien loin de Musset, ce chant désespéré est un pur sanglot.
depuis des années (on ne saura pas combien, pas plus qu’on ne
saura pourquoi il est emprisonné, sinon qu’aucune raison n’est LES MOMENTS LITTÉRAIRES
vraiment nécessaire pour se retrouver derrière les verrous dans ce La revue de l’écrit intime
pays qui n’est pas nommé), pour la première fois, donc, on ne lui
apporte pas le petit déjeuner. Les deux vieux gardiens, Franz Hoss Georges-Arthur Goldschmidt
et Fabius, ont changé d’attitude, eux qui le battaient comme plâtre Entretien et textes inédits de Georges-Arthur
sont devenus aimables, lui parlent de la pluie et du beau temps, de Goldschmidt, Roger-Yves Roche et Anne Coudreuse
la pluie surtout. Et il faut tourner dix bonnes pages pour qu’ils lui ---
indiquent le pourquoi de ce changement : il est libre. Mais, à part
la suppression des plateaux-repas et le devoir de dormir dans l’as- Marcel Jouhandeau
censeur de la prison, puisque sa cellule va bientôt être attribuée à ( Co r r e s p o n d a n c e in é d ite )
un autre, Konef J. ne comprend pas très bien ce que la liberté lui Denis Grozdanovitch
apporte. Le pénitencier est situé près d’une ville sans nom qui LES MOMENTS LITTERAIRES
N°29 – 112 p.
semble disparaître peu à peu. De sa supposée liberté, Konef J. va
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faire un usage étrange, devenir une sorte de gardien supplétif, correspondance http://lml.info.pagesperso-orange.fr/
rendre une fois visite à sa mère en ville, toute fière de le savoir libre,

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
Critique 38

pourrait raconter mon enfance de la même façon. »


Varujan VOSGANIAN La pâte chaude, les fruits, le café, les livres. L’odorat
comme appel à la réminiscence, qui fait se redes­
Né en 1958 à Craiova dans une famille d’origine arménienne, homme siner les figures perdues de deux grands­pères,
politique du PNL (Parti national libéral, de centre-droit), il est l’actuel
Garabet et Setrak. Varujan Vosganian se veut leur
ministre roumain de l’Économie. Il s’est récemment révélé conteur,
en publiant un premier roman où il restitue les récits des vieux Arméniens « scribe », un scribe « qui souhaite corriger les vieilles
qu’il écoutait dans son enfance. erreurs », aujourd’hui que les choses peuvent
s’écrire, qu’elles n’ont plus à être murmurées. « J’ai
Dernier ouvrage paru vécu mon enfance dans un monde de chuchote­
Le Livre des chuchotements, traduit du roumain par Laure Hinckel et Marily le Nir, ments. Ils étaient prononcés avec crainte. C’est plus
éd. des Syrtes, 356 p., 25 €. tard que j’appris du chuchotement qu’il pouvait être
Par Thomas Stélandre porteur d’autre chose, comme par exemple de ten­

F
dresse ou de prière. »
ort heureusement, chacun a plusieurs C’est un texte monumental, par son ampleur, qui
vies, et qu’un homme politique puisse prend racine en Anatolie orientale, « où naquirent les
aussi être écrivain n’est plus à démon­ Arméniens de mon enfance et qui font partie des
trer. Que cet homme politique soit une héros de ce livre », et qui souhaite rendre compte de
personnalité controversée dans son la culture arménienne dans son ensemble, de sa gas­
pays et ailleurs est déjà plus problématique, mais s’il tronomie à son rapport à la religion, sans rien oublier
fallait passer les parcours de chaque auteur au des mouvements du xxe siècle. La perspective d’une
peigne de notre morale personnelle, on ne lirait plus telle épopée peut, à juste titre, sembler découra­
beaucoup. Disons donc de Varujan Vosganian qu’il geante, le poids trop lourd, le chemin trop long. Si
est actuellement le ministre roumain de l’Économie l’on s’y accroche, c’est que l’ouvrage sait rester à hau­
et qu’il fut, lors de sa nomination en tant que candi­ teur d’homme. À hauteur d’enfant même, même si le
dat au poste de commissaire euro­ narrateur est un « enfant sans
péen, en 2006, accusé par les enfance, qui est né grand déjà ».
médias de son pays d’avoir fait « Toi, tu es vieux à cause de nos
partie d’un mouvement d’extrême jours à nous, affirme le grand­père
droite (le groupe Rost) et d’avoir Garabet. Ce que nous avons vécu
été l’un des informateurs de la nous et les nôtres s’ajoute à toi. Par
Securitate, la police politique de gerbes entières… » Une phrase
Ceauşescu – ce qui fut démenti par définitive ouvre Le Livre des chu-
la suite. Disons cela, et tentons chotements et le pose d’emblée en
d’ouvrir Le Livre des chuchote- récit de formation inversé : « Je suis
ments comme on ouvrirait n’im­ surtout ce que je n’ai pas pu accom­
porte quel premier roman (il a par plir », comme pour dire que je suis
ailleurs écrit de la poésie et des surtout tout ce qui m’a précédé, la
essais), plutôt vierge d’a priori. somme des voyages et des pertes,
Ajoutons tout de même que Varu­ des cérémonies et des traditions, le
jan Vosganian est arménien d’ori­ maillon d’une chaîne, le membre
gine et qu’il est cofondateur et pré­ d’une communauté, d’une famille.
sident de l’Union des Arméniens de Comment l’histoire s’hérite, à quel
Roumanie. Car ce livre concerne en point elle nous conditionne. « De
premier lieu le peuple arménien, le toutes les vies que je porte en moi
génocide de 1915, l’exode, l’affir­ telle une poignée de serpents
mation identitaire et traverse à ce noués par la queue, la plus vraie
titre un siècle de déportations, de reste la vie imaginée. »
fosses communes et de déracine­ Varujan Vosganian est certes un
ments. Il s’agit de raconter les évé­ homme politique, mais ce n’est
nements non du côté des « vain­ pas le lieu de son procès. Le Livre
mIhAI cucu

queurs », mais de celui des des chuchotements est d’abord


« vaincus », des ballottés, des ano­ celui d’un conteur, d’une voix si
nymes. Ce n’est pas un document, lyrique qu’elle frise, par instants, la
puisqu’il se fonde sur une mémoire tentation pâtissière. On y trouve
nécessairement lacunaire, celle des aïeux qui, eux, également de très beaux passages. Lisons celui­ci :
ont expérimenté l’horreur des livres d’histoire. « La chronique de ma famille est comme la corde de
L’auteur n’a pas vécu les faits : voilà ce qui, ici, fait la grande cloche. Chaque page qui se tourne est un
roman. À lui de combler les gouffres, sans forcément battement d’airain. Elle y ressemble, la vie des miens,
choisir le clan des chiffres et des dates, en préférant moines, princes, commerçants, lettrés et bergers,
souvent celui de l’immatériel, qui est celui de la poé­ errants sans trêve au profil émacié par le vent qui
sie. Le récit se présente ainsi par ses odeurs : « Une soufflait des temps affrontés de face. » La traduction
vie tout entière peut être décrite par ses arômes. On valait bien quatre mains, elle est remarquable.

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
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Dossier Le vampire 44

Vlad Tepeş,
l’immortalité par le pal
Pour forger le personnage de Dracula (et jusqu’à son nom),
Bram Stoker s’est inspiré du seigneur médiéval Vlad III : l’écrivain
avait été frappé par l’impitoyable cruauté du prince de Valachie.
Par Matei Cazacu

I
ndiana Jones est mort le 11 novembre 2012. En fait, Vlad Dracula (1431­1476) bénéficia
Il s’appelait en réalité Farish Jenkins et était sa vie durant, mais aussi après sa mort, d’une
paléontologue, anatomiste et zoologiste, pro­ renommée européenne. Son nom circulait
fesseur à l’université de Harvard. Son arme de Strasbourg à Moscou et de Lübeck à
sur le terrain n’était pas le fouet, mais un fusil Constantinople grâce aux écrits latins, alle­
dont il savait très bien se servir (voir sa nécro­ mands, russes et grecs qui racontaient, par
logie dans The Economist du 17 no­ le biais de manuscrits et de brochures impri­ Vlad III, dit Tepeş
vembre 2012). Il en est de même des destins mées (la première à Vienne en 1463), les (« l’Empaleur »
du comte de Monte­Cristo (de son vrai nom méfaits d’un tyran « pire que Néron et Dio­ en roumain),
François Picaud, cordonnier), de Mme Bovary clétien, comme la terre n’en avait jamais portrait du xvie siècle,
(Delphine Delamare, née Couturier)… connu ». En revanche, Dracula servit de château d’Ambras,
À lire modèle aux grands souverains russes et Innsbruck (Autriche).
Dracula, suivi du Diable ou dragon turcs ottomans, un
Capitaine Vampire, En règle générale, le mythe est le dernier souverain sévère « Un tyran cruel et
une nouvelle stade de l’existence d’un personnage histori­ mais juste, en un monstre de l’humanité »
roumaine de Marie que, et tel est le cas du comte Dracula, « l’em­ somme un véritable devenu héros national.
Nizet (1879), pereur des vampires », le héros éponyme du réformateur ! On lui
Matei Cazacu,
éd. Tallandier, « Texto », roman de Bram Stoker (1897). Son modèle attribuait des dizaines de milliers de vic­ (1) Lors de la révolte
500 p., 11,16 €. incontesté est un prince ayant régné au times parmi ses propres sujets, mais surtout des boyards hongrois
Histoire des xve siècle sur la Valachie, la partie méridionale parmi les Turcs, qu’il exécutait par le sup­ de décembre 1447,
Mircea Dracul, frère
vampires. Autopsie de la Roumanie actuelle. Il s’appelait Vlad, plice du pal, d’où son sobriquet, « l’Empa­ aîné du futur Vlad III
d’un mythe, Vlad III, tout comme son père, Vlad II Dracula leur » (en roumain Tepeş). Même si ce mode et héritier du trône,
Claude Lecouteux, (le Diable, ou le Dragon, donc le serpent d’exécution était fréquent en Hongrie et en fut aveuglé et enterré
éd. Imago, 192 p., 20,50 €. vivant, tandis
biblique qui a tenté Ève au paradis). Vlad II Pologne dans les cas de banditisme et de vol que son père, Vlad II,
Le Vampire avait été reçu en 1431 membre de l’Ordre du à main armée – mais aussi dans l’Empire était assassiné.
dans la littérature
du xxe siècle, dragon (Ordo draconistrarum), un ordre de ottoman –, Vlad Dracula est le seul souve­
Jean Marigny, chevalerie fondé par l’empereur Sigismond rain à porter ce surnom, signe de sa pro­
éd. Champion, 384 p., 71 €. de Luxembourg (1410­1437), alors qu’il n’était pension à en faire usage.
Le Vampire que roi de Hongrie et s’engageait à combattre Pourtant, dans son propre pays, la Valachie,
dans la littérature les Turcs ottomans. Les chevaliers du dragon sa mémoire subsista seulement autour de
anglo-saxonne, étaient tous des aristocrates hongrois et autri­ son château, Poienari, nid d’aigle qu’il fit
Jean Marigny,
éd. Didier-Érudition, chiens, auxquels s’ajoutaient trois souverains construire dans les Carpates méridionales
1985 (ép.). étrangers : le roi de Pologne, le despote de par des jeunes hommes et femmes descen­
À la recherche Serbie et Vlad II, couronné à cette occasion dants des bourgeois de sa capitale qui avaient
de Dracula, prince de Valachie. Leur emblème était un enterré son frère vivant (1). Leur punition
Raymond McNally dragon écrasé par une croix à deux barres était d’autant plus pénible qu’elle s’accom­
et Radu R. Florescu, horizontales, du type croix de Lorraine, que pagnait de la condamnation à porter tou­
éd. Robert Laffont,
1972 (ép.). les chevaliers portaient en sautoir. Les fils de jours les mêmes vêtements, au point qu’ils
Prima di Dracula. Vlad II et leurs descendants ont reçu ainsi le étaient tous en haillons ou pratiquement nus
Archeologia surnom Dracula (ou Draculya), qui a désigné lorsque les travaux furent terminés.
del vampiro, une branche de la dynastie princière valaque En 1804, un savant allemand – Johann Chris­
Tommaso Braccini, éteinte au xviie siècle. tian Engel – redécouvrit l’un des pamphlets
éd. Il Mulino, Mais que vient faire un obscur prince d’un allemands vilipendant la barbarie de Vlad III,
270 p., 25,08 €.
petit pays dans le roman de Bram Stoker ? qu’il publia dans un ouvrage érudit sur

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déguisé en derviche ; il écrivait des livres et


des articles et donnait des conférences
dénonçant l’expansionnisme russe en Asie
centrale et la menace qu’il représentait pour
la Grande-Bretagne. Vambéry dut s’entre-
tenir avec Stoker, au Lyceum Theater et lors
de ses conférences publiques sur la mytho-
logie des vampires, que rappelait furieuse-
ment son propre nom d’adoption (il était né
Hermann Weinberger).
Une des marottes de Vambéry était l’origine
des Szeklers, une population transylvaine
archaïque vivant dans les Carpates orientaux,
qu’il croyait descendants des Huns d’Attila.
Cela donna à Stoker l’idée de faire de son
héros un comte szekler vivant dans un châ-
teau des mêmes Carpates, à la frontière de la
Transylvanie, de la Moldavie et de la Buco-
vine autrichienne.

La Valachie vue du Yorkshire


L’été de 1890, Stoker le passa avec sa femme
et leur fils, dans le Yorkshire, mais le temps
couvert et pluvieux l’obligea à passer de
longues heures dans la bibliothèque muni-
cipale où il tomba sur un livre écrit par
William Wilkinson, un diplomate anglais en
poste à Istanbul et à Bucarest entre 1812
et 1818. Dans ce livre (An Account of the
imagino/la collection

Principalities of Walachia and Moldavie,


paru à Londres en 1820), Stoker trouva le
nom du prince (voévode en roumain) Dra-
cula et son explication : « Dracula, en langue
valaque, signifie “Diable”. Les Valaques
avaient coutume, à cette époque, comme ils
l’histoire de la Valachie. Quarante ans plus restaurant londonien, Stoker vit en rêve un l’ont encore à présent, de donner ce sur-
tard parut le premier récit slavon russe, alors énorme crabe se lever de l’assiette, les pinces nom à toutes les personnes qui se font dis-
que les textes en latin, grec et turc circulaient grand ouvertes. Dans une autre note, griffon- tinguer par leur courage, leurs actions
déjà dans des ouvrages historiques imprimés née sur le même papier à en-tête du Lyceum cruelles ou leur habileté. »
ou en manuscrit. C’est seulement en 1896 Theater, dont il était le gérant, il écrit : Cette note de bas de page fit tout basculer :
que tous ces récits furent étudiés en détail de « Jeune homme sort, voit des filles, l’une le comte Wampyr disparaissait, et Dracula
manière comparative par l’historien roumain d’entre elles essaie de l’embrasser pas sur les prenait sa place. Poursuivant ses recherches
Ion Bogdan, qui concluait que Dracula avait lèvres mais sur la gorge. Le vieux comte s’in- sur la Transylvanie et les croyances dans les
été « un tyran cruel et un monstre de l’huma- terpose – rage et fureur diabolique “cet vampires, Stoker consulta également The
nité ». Cependant, le jeune État roumain avait homme m’appartient, je le veux” ! » Ce rêve Land Beyond the Forest. Facts, Figures and
besoin d’un panthéon national de héros est raconté aussi dans le journal de Jonathan Fancies From Transylvania (Londres, 1880)
ayant combattu les Turcs ou les autres enne- Harker écrit au château de Dracula. Les trois d’Emily Laszowska Gerard, l’épouse d’un
mis du passé. Ainsi, Vlad Dracula fut absous filles (un possible souvenir des sorcières de officier austro-hongrois ayant vécu deux ans
de ses crimes pour être catalogué comme Macbeth) s’y transforment en goules. Le dans le pays, qui avait publié aussi un article
grand souverain amoureux de liberté et roman était né, mais son écriture allait exiger sur les superstitions transylvaines en 1885.
d’indépendance tombé au champ d’honneur pas moins de six ans. Au départ, son titre C’est ici qu’il tomba sur le terme nosferatu
les armes à la main. devait être « Le Comte Wampyr » : le vampire (synonyme de vampire) auquel, écrivait-elle,
aristocrate venait de remplacer, depuis lord « chaque paysan roumain croit aussi forte-
Rêve de crabe Byron et John William Polidori (1819), son ment qu’il croit au paradis et à l’enfer ». Or
Certes, Bram Stoker ne lisait pas plus le rou- médecin et souffre-douleur, le vampire ano- Nosferatu (inexistant en roumain sous cette
main ou le russe que le turc ou le grec, et ce nyme paysan des Balkans décrit aux xviie et forme) est aussi le titre du film de Friedrich
n’est pas par ces sources qu’il vint à Vlad xviiie siècles. Deux mois plus tard, Stoker fai- Wilhelm Murnau (1922), repris par Werner
Dracul. Stoker affirme que l’idée d’écrire un sait la connaissance d’Arminius Vambéry Herzog en 1978 avec Klaus Kinski et Isabelle
roman avec le vampire comme personnage (1832-1913), grand orientaliste hongrois sur- Adjani (Nosferatu, fantôme de la nuit).
principal lui est venue lors d’un cauchemar nommé « le derviche boiteux ». Ce colonel D’autres lectures – les guides Baedeker, des
dans la nuit du 7 mars 1890. Après un dîner Lawrence avant la lettre avait parcouru tous auteurs français et belges – allaient suivre et
bien arrosé au Beefsteack Room, célèbre les pays du Proche et du Moyen-Orient lui donner des nouvelles idées…

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le jour même, et ses cendres seront jetées


dans son tombeau. Quatre autres corps sus­
pects seront exhumés, analysés et, finale­
ment, décapités et incinérés – et leurs
cendres seront jetées dans la Morava. Ces
deux faits divers sont à l’origine de la connais­
sance du vampirisme, à une époque où les
phénomènes de décomposition sont encore
fort peu étudiés.

Infusion de cendres
Les modes d’élimination des vampires ont
toutefois existé bien avant le xviiie siècle ! Les
mesures préventives sont simples et nom­
breuses : on enterre le cadavre face contre le
sol, on place une motte de terre sous son
menton ou dans sa bouche, ou bien on serre
les mâchoires avec un lien pour l’empêcher
de mordre ou de mâcher. On peut aussi ligo­
ter le cadavre pour l’empêcher d’errer, ou dé­
poser des graines de pavot dans la bière – le
défunt ne pourra en sortir qu’après les avoir
comptées –, ou encore lui couper les tendons
des talons et les veines du genou (« il ne
pourra plus se lever »), ensevelir le corps sous
d’énormes pierres, planter des épineux sur
sa tombe… Lorsqu’on a identifié le vampire
– en 1665, un fossoyeur de Silésie aurait eu
ce don –, on l’exhume, le décapite, on pose
la tête à ses pieds ou on l’enterre ailleurs, on
mary evans/rue des archives

le dépèce, lui plante un clou dans la tempe


ou un pieu dans le cœur, on lui arrache cet
organe et on le brûle, puis on jette les cendres
dans une eau courante. Et pour guérir la mor­
sure d’un vampire, on délaye ces cendres
dans de l’eau que boit la victime !
En janvier 2012, le National Geographic rela­
« Le vampire de Vinezac », en Ardèche : Janssouint, le fossoyeur de cette commune, tait la découverte à Venise d’un squelette
est surpris à déterrer un cadavre. Gravure publiée dans La Police illustrée le 6 mai 1883. avec une brique entre les mâchoires, et l’an­
historiques viennent des Balkans. En 1725, On aurait découvert un peu de sang frais que thropologue judiciaire chargé de l’examen
au village de Kisilova (Bosnie), Peter Plogo­ l’on attribua à la succion des sujets tués par des restes se demandait s’il ne s’agissait pas
jovic meurt et est enterré ; quelque temps Peter Plogojovic. Ainsi, les villageois, furieux de la tombe d’un vampire – force du mythe ! –
après, neuf personnes, des vieillards et des et déterminés, aiguisèrent un pieu et l’enfon­ alors que l’analyse historique prouve qu’il
jeunes gens, décèdent en huit jours ; gisant cèrent dans le cœur du défunt. s’agit d’un défunt dont on redoutait le retour.
encore vivants sur leur lit de mort, ils té­ En 1732, les autorités autrichiennes mènent Il faut savoir que les premiers vampires sont
moignent que Plogojovic (mort depuis dix une enquête sur une quinzaine de décès sus­ affamés et assoiffés et s’en prennent d’abord
semaines) serait venu pendant leur sommeil, pects survenus dans la localité de Medvegia, au bétail, puis à leurs concitoyens.
se serait couché sur eux et leur aurait serré en Serbie turque. On ouvre les tombes et on En juin 2012, une dépêche de l’AFP annonçait
la gorge si fort qu’ils allaient maintenant découvre sur le cadavre d’un certain Arnold la découverte dans la ville bulgare de Sozopol,
rendre l’âme. Les habitants se mettent d’ac­ Paole les « preuves incontestables de vampi­ sur la mer Noire, de deux squelettes percés
cord pour ouvrir la tombe de Peter Plogojo­ risme » : il serait rempli de sang et non de morceaux de fer, des restes qui, là encore,
vic afin de voir s’il porte des signes de vam­ décomposé. Lorsque, conformément à la furent interprétés comme ceux de vampires.
pirisme. Du corps même et de la tombe coutume, on lui transperce le cœur d’un Le fait n’est pas isolé. Dans le monastère de
n’émane pas la moindre odeur particulière pieu, il aurait émis un soupir bien percep­ Veliko Tarnovo, même pays, on a exhumé le
aux morts ; le corps leur serait apparu « frais », tible et aurait saigné. Le corps sera incinéré squelette d’un homme cloué au sol par quatre
hormis le nez tombé, les vieux cheveux, la agrafes de fer… La mise au jour de sem­
barbe ; les ongles même auraient repoussé à En 1732, les autorités blables sépultures provoque immanquable­
neuf, la peau ancienne, blanchâtre, aurait autrichiennes accréditent ment la résurgence du mythe, comme si on
pelé et produit une nouvelle peau toute des « preuves incontestables voulait à toute force apporter une preuve tan­
fraîche ; le visage, les mains et les pieds et de vampirisme » dans une gible à une croyance irrationnelle alors que
tout le reste du corps sont tels qu’on n’aurait localité de la Serbie turque. nous n’avons là que la pérennité de mesures
pu les imaginer plus parfaits de son vivant. défensives contre les mal­morts.

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Dossier Le vampire | 48

Des créatures sensibles


aux Lumières
En France, les débats sur l’existence des vampires, au xviiie siècle,
opposent encyclopédistes et ecclésiastiques, eux-mêmes
divisés à ce propos par la querelle du jansénisme.
Par Maialen Berasategui

«
S’
il y a dans le monde une histoire attestée, écrit Eau-forte dans xviie siècle, les gazettes européennes se font
Rousseau en 1763, c’est bien celle des wam- le Dictionnaire des l’écho des faits et gestes de ces morts reve-
pirs : rien n’y manque, procès-verbaux, certi- sciences naturelles nus dévorer les vivants sans que personne ne
ficats de notables, de chirurgiens, de curés, de Frédéric Cuvier les voie jamais. Les vampires d’alors n’ont
de magistrats ; la preuve juridique est des plus (1816). que peu en commun avec celui de Bram Sto-
complètes. Avec cela, qui est-ce qui croit aux Page de garde ker : ce sont des paysans slaves sans instruc-
wampirs ? Serons-nous tous damnés pour n’y d’une édition tion qui ne s’attaquent qu’à leurs proches.
avoir pas cru ? » Le philosophe savoure la dif- augmentée (1751) Tout change avec l’annexion de la Serbie par
ficile victoire de la raison sur la superstition, de la somme les Habsbourg, en 1718. Envoyés aux marches
au terme d’un débat qui aura duré plusieurs de dom Calmet de l’empire, les notables viennois témoignent
dizaines d’années. En effet, dès la fin du sur les vampires. avec stupeur de l’exhumation de cadavres
intacts et gorgés de sang, qui
semblent parfois avoir dévoré
leur linceul. Pour les lecteurs
du temps, la question devient
sérieuse : et si les vampires
existaient ?
En France, où l’on jette un re-
gard plutôt sceptique sur les
exhumations qui se mul-
tiplient alors en Europe de
l’Est, la question dépasse les
seuls enjeux liés aux vam-
pires. En effet, si le pays ne
jean vigne/Kharbine TaPabor

recense pas de croquants su-


ceurs de sang, il est alors fas-
ciné par des cas de convul-
sions qui touchent les milieux
jansénistes. Condamnés par
la monarchie et par le Vatican,
les jansénistes ne peuvent
À lire plus compter que sur la multiplication des mi-
Dom Augustin racles pour attester de la véracité de leur foi.
Calmet : un itinéraire Ce sont pourtant en partie les réflexions éla-
intellectuel, borées par Antoine Arnauld et Pierre Nicole
Fabienne Henryot et dans la Logique de Port-Royal qui vont per-
Philippe Martin (dir.), mettre à l’Église, comme le résument les jé-
éd. Riveneuve, 428 p., 26 €.
suites dans le Dictionnaire de Trévoux, de
Les Vampires.
Du folklore slave mettre les croyants « à l’abri d’une vraie cré-
florigelios/leemage

à la littérature dulité qui porte à tout croire, et d’un pyrrho-


occidentale, nisme dangereux qui porte à douter de tout ».
Daniela Soloviova- Pour distinguer les miracles de la supercherie,
Horville, éd. L’Harmattan, disent les jansénistes, il faut « les examiner par
366 p., 33,50 €.
leurs circonstances particulières et par la

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Vargas, à tombeau ouvert


C
onnue pour mêler la méthodique de chaque partie du trop s’éloigner de la rationalité
grande histoire aux pe- corps, avec une insistance sur le policière. Le roman de Vargas
tites histoires de la Cri- cœur, le cerveau et le foie, ainsi propose dès lors un traitement
minelle de Paris, Fred Vargas que les dents broyées une à une du vampire qui refuse les figures
confronte subséquemment son et dispersées, comme le reste imposées : à peine sont évoqués
commissaire Adamsberg, affligé des entrailles. Une boucherie qui de temps à autre un pieu, une
d’une mémoire volatile, à une éclaboussera toute l’Europe, gousse d’ail… On découvre tou-
pesante et persistante mémoire jusqu’au tréfonds de la Serbie, à tefois qu’il existe plusieurs sortes
collective. Avec Un lieu incer- Kisilova, petit village tout proche de vampiri, dont les « mâcheurs »
tain, paru en 2008, la romancière- de la frontière roumaine. Kisilova inoffensifs – si tant est qu’on
archéologue franchit la frontière où vécut puis mourut, puis dit-on retourne leur corps vers le sol,
du fantastique en s’attaquant au revécut, Peter Plogojowitz, le ne les laissant dévorer que la

olligny/viviane Hamy
mythe du vampire. Toutefois, tout premier « vampire » recensé. terre sous eux. On apprend éga-
plus que les pouvoirs de la « Il y a de tout dans la tête de lement que l’on peut supprimer
créature, elle exploite celui des l’homme », nous dit Adamsberg. le vampire sans forcément l’at-
croyances populaires, la peur Dans la sienne il y a surtout les taquer au cœur (incinération,
qu’elles engendrent, voire la folie vers de Nerval qui opèrent décapitation…). Le plus impor-
qui en découle. comme une formule magique tant est d’empêcher l’immortel Fred Vargas.
Parfois, les légendes font l’his- pour passer un instant de l’autre de marcher, et pour cela le plus
toire, quand elles inspirent des côté du miroir – « Dans la nuit du simple reste encore de lui tran- À lire
crimes – en l’occurrence, ici, des tombeau, toi qui m’as cher les pieds. Un lieu incertain, Fred Vargas,
meurtres suivis par la destruction consolé… » – mais sans jamais Clémentine Baron éd. J’ai lu, 384 p., 7,80 €.

fidélité et la lumière des témoins qui les rap- Dom Calmet n’a pourtant rien d’un mystique. et bien d’autres, Calmet est devenu l’infré-
portent ». En 1749, le pape Benoît XIV n’écrit Considéré comme l’un des principaux érudits quentable « historiographe des vampires ».
pas autre chose : « Ce qu’on raconte [sur les de son temps, il a alors plus de 70 ans et Dans l’Encyclopédie, la notice du médecin
vampires] a reçu la confirmation officielle des compte plusieurs ouvrages historiques et reli- Jaucourt est lapidaire : « Le père Calmet a fait
magistrats. Néanmoins, qu’il s’agisse des ca- gieux à son actif. Le plus connu est alors le sur [les vampires] un ouvrage absurde dont
davres retrouvés intacts, du sang qui en cou- Commentaire littéral sur tous les livres de on ne l’aurait pas cru capable, mais qui sert à
lait, de la croissance des ongles ou des che- l’Ancien et du Nouveau Testament, qui prouver combien l’esprit humain est porté à
veux, de la décollation des vampires et de la contient à la fois les critiques des Lumières et la superstition. » Bientôt les moines eux-
crémation de leur corps avec dispersion des les réponses de l’Église, lui valant la colère des mêmes finissent par s’inquiéter des retom-
cendres dans les eaux, tout ici dépend du cré- jésuites et un respect relatif de la part des phi- bées de l’ouvrage sur la réputation de dom
dit qu’on ajoute à ceux qui ont porté le témoi- losophes. Dom Calmet, dira Mme du Châtelet, Calmet, dont on raille la sénilité.
gnage. Il est fort difficile de croire à ce genre est en définitive « aussi raisonnable qu’un La mode des vampires passe rapidement,
de résurrection des morts et aux actions moine peut l’être ». Elle a largement puisé aidée par la condamnation du Vatican, celle
qu’on leur impute. » Quelques années plus dans ses ouvrages, tout comme Voltaire et les de l’impératrice Marie-Thérèse, et surtout la
tard, il exigera que soient interdits d’exercice encyclopédistes. Ceux-ci vont cependant se reconquête de la Serbie par les Ottomans. Le
les prêtres profitant des superstitions pour désolidariser tout à fait du bénédictin après la terme s’imposera cependant, utilisé par Buf-
faire payer des exorcismes. publication de son traité sur les vampires. Il y fon et Linné pour nommer les animaux
recense scrupuleusement l’ensemble des buveurs de sang, et deviendra très prisé des
Un bénédictin enquête récits et témoignages qui leur ont été consa- polémistes. Voltaire – encore lui – notera
Difficile pourtant de douter de l’existence des crés jusque-là, puis expose les arguments qui ainsi dans son Dictionnaire de philosophie
vampires sans en venir à remettre en cause permettent de les accréditer ou de les réfuter. portatif : « On n’entendait point parler de
celle des miracles. « À ne consulter que la rai- Fidèle à la tradition ecclésiastique, il ne peut vampires à Londres, ni même à Paris. J’avoue
son et les règles de la philosophie, explique comme les philosophes nier l’existence des que dans ces deux villes il y eut des agioteurs,
dom Calmet, je serais plus porté à croire [les vampires par le seul usage de la raison, et pré- des traiteurs, des gens d’affaires, qui sucèrent
apparitions] impossibles […] ; mais je suis fère s’en tenir à l’absence de preuves. De cette en plein jour le sang du peuple ; mais ils
tenu par le respect des Saintes Écritures, par manière, il parvient à défendre les bastions du n’étaient point morts, quoique corrompus.
le témoignage de toute l’Antiquité, et par la surnaturel chrétien : l’immortalité de l’âme et Ces suceurs véritables ne demeuraient pas
tradition de l’Église. » Fasciné par les cas de la résurrection des corps. Mais, pour Voltaire dans les cimetières, mais dans des palais fort
possession et le vampirisme, ce bénédictin agréables. » L’ouvrage de dom Calmet, quant
respecté a rédigé ce qui reste l’une des prin- Pour l’Église, la question à lui, connut un succès inattendu longtemps
cipales sommes sur le sujet, les Dissertations est délicate : pourquoi après sa publication. Source privilégiée des
sur les apparitions des anges, des démons & croirait-on aux miracles écrivains du xixe siècle en raison de son
des esprits et sur les revenans et vampires de mais pas aux vampires ? exhaustivité, il est aujourd’hui une référence
Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie. obligée de tout amateur de vampires.

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Dossier Le vampire 50

L’évolution d’une espèce


Distinct des esprits et des démons, le vampire répond à des
caractéristiques précises, mais son apparence a fort changé :
il ressemblait plutôt, à l’origine, à un rustre rougeaud et ventru.
Par Jean Marigny

D
epuis la nuit des temps, les hommes ont cru « Combat la vue ni l’odeur de l’ail, et les symboles du
à des créatures suceuses de sang pouvant contre les vampires christianisme le font fuir. Le vampire est sou-
être des divinités ou des démons. Pour martiens », vent dépourvu d’ombre et de reflet. En
autant, les vampires, tels que nous les aquarelle de revanche, il possède des pouvoirs extraor-
connaissons aujourd’hui à travers la littéra- Henri Thiriet dinaires : il peut prendre la forme de toutes
ture et le cinéma, sont de création beau- illustrant le roman sortes d’animaux, chiens, loups, chauves-
coup plus récente. Si, dès le xe siècle, en de Gustave souris ou insectes, se métamorphoser en
Europe occidentale, on parle de « revenants Le Rouge, brouillard, en fétu de paille ou en brin de
en corps » ou de sanguisugae sortant de Le Prisonnier de la duvet, ce qui lui permet de sortir de sa tombe
leurs tombes pour attaquer les vivants, ce planète Mars (1908). par de minuscules orifices et de pénétrer
n’est que vers la fin du xviie siècle que se dans une maison en passant sous la porte ou
trouvent réunies, dans les croyances d’Eu- par un trou de serrure ; il peut provoquer
rope centrale et orientale, les trois condi- des éclipses, des orages, et toutes sortes de
tions essentielles qui font que l’on puisse phénomènes atmosphériques comme la
parler de vampires : pluie, la grêle ou la neige ; il commande à dis-
1. – Un vampire n’est ni un esprit ni un tance toutes sortes d’animaux comme les
démon, mais un mort-vivant ; loups, les rats et les insectes. Enfin, il est pra-
2. – Il ne survit qu’à condition d’ingérer sans tiquement immortel et invulnérable, à condi-
cesse du sang ; tion de se nourrir de sang régulièrement.
3. – Enfin il a la faculté de transformer ses Seuls le feu, la lumière du soleil et un pieu
victimes en vampires. planté dans le cœur peuvent mettre fin à son
Cette dernière caractéristique n’est apparue existence. En Russie, le pieu pour l’éliminer
que tardivement ; jusque-là, on savait que les est en bois d’érable ou de tremble comme
victimes pouvaient mourir, mais on n’imagi-
nait pas qu’elles pussent être ainsi contami-
nées. Ce n’est par ailleurs qu’au xviiie siècle
que l’on a enfin trouvé un terme générique
pour désigner ce type de mort-vivant. Le mot
Les preux du pieu
« vampire » est ap-

L’
Si, dès le xe siècle, on parle paru pour la pre- un des premiers per- Abraham Van Helsing est l’incar-
de « revenants en corps », mière fois sous l’or- sonnages de chasseurs nation même du sage vertueux et
la figure ne s’unifie que vers thographe vanpir en de vampires de la litté- omniscient, parfaitement armé
la fin du xvii siècle.
e 1725 dans un rapport rature est, dans Carmilla de pour combattre les forces du mal.
officiel sur un cas de Joseph Sheridan Le Fanu (1871), Appelé à Londres par son ancien
vampirisme dans le village serbe de Kisilova. le général Spieldorf, dont la fille élève, le docteur John Seward, au
Le terme sera officialisé sous son orthographe a été vampirisée. Spieldorf voue chevet de Lucy Westenra, qui se
définitive en 1732 dans un autre rapport en dès lors aux vampires une haine meurt d’une maladie de langueur
latin, le Visum et Repertum concernant le implacable. C’est lui qui dé- inexplicable, il ne tarde pas à
vampire Arnold Paole (lire p. 48-49). masque Carmilla et qui procé- comprendre de quoi elle souffre,
Outre les trois caractéristiques que nous dera à son exécution à l’aide d’un mais ce n’est qu’après la mort de
avons citées, le vampire possède quelques pieu. Mais le véritable prototype la jeune femme qu’il révèle à ses
traits propres qui le distinguent des autres du chasseur de vampires, tel qu’il amis qu’elle est la victime d’un
créatures de la nuit. Certains sont restrictifs : apparaît dans la littérature et le vampire. Van Helsing sait com-
le vampire ne peut en principe quitter sa cinéma fantastiques du xxe siècle, ment combattre Dracula car,
tombe qu’après le coucher du soleil et doit est Van Helsing, dans le Dracula outre la médecine, il connaît par-
la réintégrer au chant du coq. Il ne peut tra- de Bram Stoker (1898). Profes- faitement les sciences occultes.
verser une étendue d’eau salée ou un cours seur de médecine à Amsterdam, Aidé de Mina et Jonathan Harker
d’eau à la marée montante. Il ne supporte ni

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Dossier Le vampire 52

Un pervers
polymorphe
La créature est une figure non seulement libertine, mais aussi
autoritaire et abusive, aux confins du sadisme. Cette tyrannie
libidinale n’est que l’un des traits d’une sexualité largement
infantile, se révélant tour à tour transgressive et puritaine.
Par Antonio Dominguez Leiva*

E
n contraste radical avec la tradition populaire culminant dans la création de Bram Stoker
qui en faisait un avatar sanguin du simple dont le pansexualisme pervers fut symptoma-
La comtesse
mort-vivant, la figure du vampire s’érotise dès tiquement ignoré par les premiers critiques.
Erzsébet Báthory
qu’elle entre en littérature à l’ombre du Siècle Contemporain de la révolution freudienne
(portrait du xviie siècle).
des lumières. Plus proche du paradigme dont il est la face d’ombre, Dracula fait du
démonologique de l’incube que du revenant, vampire « un combiné d’inceste, de nécrophi-
le vampire littéraire devient variation surna- lie et de sadisme oral et anal », selon la for-
turelle du séducteur libertin, le double sata- mule de son premier psychanalyste, Maurice
nique de l’« homme fatal ». C’est ainsi qu’il Richardson. Toute la horde de ses bâtards pro-
Helen Chandler incarne l’érotomanie déprédatrice dans Le longera cette symbolique, de la sexploitation
et Bela Lugosi Vampire de Polidori (1819), transposition fan- cinématographique des années 1970 à la per-
dans le Dracula de tasmée de son maître et peut-être amant lord versité polysexuelle d’Anne Rice, puis du soft
Tod Browning (1931), Byron. Cette symbolique érotique du vampire porn de la saga True Blood à la « pornogra-
première adaptation accompagne la veine souterraine du roman- phie de l’abstinence » de Twilight, qui tire
« officielle » tisme noir, de l’homosexualité latente de lord toute sa force, ironiquement, de la répression
du livre de Stoker. Ruthven au lesbianisme codé de Carmilla, de la sexualité vampirique.

Brouillage des genres


À la fois figure de la première enfance (il est
une sorte de nourrisson au carré) et emblème
nocturne de l’inconscient lui-même, le vam-
pire incarne aussi le mauvais père, dont
l’omnipotence se double d’un parasitage
insupportable. S’allient en lui le fantasme * Ce texte reprend
illicite de la séduction parentale et le spectre certains éléments
d’une publication parue
historique du droit de cuissage, hybris sur le site canadien
aristocratique contre laquelle s’est édifié www.popenstock.ca/
l’idéal démocratique
moderne. Littérali- Le vampire se refuse au stade
sant la mystique du
lignage, son goût du
génital : la morsure tient lieu
sang – qu’il prélève
de coït, et l’effusion de sang
sur les femmes de la fait figure de dépucelage
horde bourgeoise – toujours renouvelé.
et la palingenèse cor-
the kobal collection/universal

ruptrice qui en découle font de lui une figure


de souveraineté, au sens bataillien, confir-
mée par sa fusion avec l’espace gothique du
château. Il est ainsi un lointain avatar du Divin
Marquis qui avait tant marqué de son ombre
inquiétante le « stupide xixe siècle ».
Inévitablement présentés comme dandies et
esthètes, le vampire et ses compagnes sont

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53

La comtesse éclaboussée
O
n ne sait rien de la vie sur leurs paysans ? Que penser reprochait : tous en avaient en­ magique, sur sa main droite. Il
privée de la comtesse de la légende d’une femme cen­ tendu parler… reçoit aussi le don de faire de la
Erzsébet Báthory, née sée s’être baignée dans le sang L’anecdote qui lança la légende poésie, entendra désormais
en 1561 en Hongrie et empri­ de jeunes vierges pour garder raconte qu’un jour une domes­ pousser l’herbe et la laine sur le
sonnée à partir de 1610, sur son éternelle jeunesse ? La com­ tique aurait tiré les cheveux de dos des moutons et compren­
l’accusation, à mon avis fantai­ tesse était riche, belle, cultivée, la comtesse en les lui brossant. dra le langage des oiseaux. La
siste, de meurtres à répétition, elle maniait le latin et le grec et La comtesse l’aurait alors giflée comtesse était une femme à l’es­
mâtinés de tortures et de divers administrait bien son domaine et aurait reçu trois gouttes de prit libre, courageuse, et, il faut
actes de barbarie. On ne pouvait depuis la mort de son mari, en sang sur sa main droite. Elle le rappeler, plus cultivée que
pas décemment la condamner à 1604, le fameux Prince Noir, lui aurait alors cru voir sa peau bon nombre de ses pairs. Cela
rue des archives/pvde

mort, c’eût été verser l’un des aussi réputé pour sa cruauté. rajeunir, et la malheureuse ser­ suffisait pour que certaines per­
sangs les plus nobles du pays. Comme Jeanne d’Arc, elle se vante serait devenue sa pre­ sonnes haut placées veuillent se
D’ailleurs, comment pouvait­on passait des hommes pour réus­ mière victime. Mais il est une débarrasser d’elle. Elle mourut
accuser une femme au sang bleu sir. Cela faisait jaser : on a vu dé­ autre explication. Dans la mytho­ le 21 août 1614. Son corps dis­
de s’être débarrassée de filer trois mille témoins lors de logie norse, Sigurd, le Siegfried parut presque immédiatement ;
quelques dizaines de domes­ son procès, mais aucun qui ait des opéras wagnériens, tue le cela suffisait pour en faire une
tiques alors que les nobles pu jurer avoir vu Erzsébet com­ dragon Fafnir, symbole du mal, vampire, peut­être…
avaient droit de vie et de mort mettre l’un des actes qu’on lui et reçoit trois gouttes de sang, Jacques Sirgent

des êtres voués à la séduction libertine, possession vampirique éclipse celle, déniée, semble, dans True Blood, littéralement pos­
envers mélancolique de leur solitude tra­ de la pénétration génitale tout en activant séder la nation devenue délétère, mais aussi
gique. Contrairement au zombie, leur parent l’idée de contagion qui articulait le discours du schéma freudien (dans sa dénégation
pauvre, ils se doivent de contrôler leur pul­ démonologique et qui en fait une des méta­ même), contre sa désagrégation dans la dérive
sion orale, comme en témoigne l’érotique de phores privilégiées de la pandémie sexuelle­ libidinale des sociétés contemporaines.
la morsure, hypertrophie du baiser mortel ment transmissible, de la syphilis au sida. La
qui participe à la fois de la succion nourri­ reproduction devient ici contamination, Monstre de refoulement
cière et du stade oral­cannibalique de la palingenèse virale qui détourne de façon per­ La Bella de Twilight incarne l’aboutissement
libido. Fantasme de viol où la pénétration des verse les théories sexuelles de l’enfance d’un imaginaire féminin marqué par la passi­
canines tient lieu de coït et l’effusion de sang enfouies au fond du psychisme lecteur et vité à l’égard du vampire séducteur, en un
fait figure de dépucelage toujours renouvelé, auctoriel. Par ailleurs la sexualité vampire obscur désir d’autodestruction. Plus pro­
l’acte vampirique opère la fusion terminale entraîne un brouillage des genres dont active que ses devancières victoriennes
entre Éros et Thanatos, expliquant la singu­ témoignent à la fois la persistance du (révolution féministe oblige), elle ranime
lière fixation de l’imaginaire collectif à son vampirisme lesbien et la flexisexualité com­ cette symbolique à l’ère de l’anorexie adoles­
sujet, d’où son succès toujours indiscuté. De plexe que cachait le donjuanisme affiché des cente, si proche de ce même désir de mort.
là l’ambivalence de cette subtile nécrophilie, séducteurs tels que Ruthven ou Dracula Elle est alors confrontée à une double moda­
approbation littérale de la vie jusque dans la avant le coming out des créatures d’Anne lité de défloration, celle de la dévoration car­
mort selon la célèbre formule qui pour Rice ou de Charlaine Harris. nassière par une masculinité ensauvagée (le
Bataille définissait l’érotisme. L’identification Le vampirisme en est donc venu, comme le « complexe du loup­garou ») et celle propre­
vampirique, qui va des clubs de bondage féti­ résume Jean Marigny, à « représenter l’ensem­ ment vampirique, auréolée de son charisme
chistes jusqu’aux blogorrhées des twihards ble des angoisses et des désirs plus ou moins mortifère. Aspirant à une véritable symbiose
(fanatiques de Twilight), est marquée par la refoulés que nous pouvons éprouver à l’égard qui les oppose au reste du monde, Bella et
régression à cette structure fantasmatique, de la sexualité ». De plus en plus explicite, Edward incarnent l’idéalisation du couple
que ce soit par un « acting out » sado­ cette érotisation est devenue condition sine fusionnel et maudit qui fonctionne comme
masochiste (auquel le référent fantasmatique qua non de l’existence de la créature à l’ère véritable déplacement freudien d’une pul­
apporte une « prime de plaisir ») ou au de l’hypersexualisation médiatique, en une sion qui n’ose s’avouer (l’amour au­delà de
contraire sous la forme dénégatrice et subli­ surenchère de plus en plus hardcore qui la mort étant l’amour dans et de la mort). Le
mée de sa sentimentalisation – d’où le succès triomphe dans les productions du second texte provoque alors un embrouillage
simultané des sagas antithétiques True Blood rayon. Or l’on peut se demander si, dès que conceptuel qui, s’il ne semble guère étonner
et Twilight (lire p. 74-75). le vampire se génitalise de façon explicite, ses milliers de fans, n’en est pas moins symp­
Le fantasme de séduction devient fusion de l’aura constitutif du mythe, bâti sur le dépla­ tomatique d’un désarroi psychique profond,
la proie et du prédateur, désir de viol actif ou cement et la régression, ne risque pas de se débouchant sur un des axiomes les plus puri­
passif qui conjugue la pulsion de mort avec désagréger. L’inversion du schéma dans sa tains (voire ridicules) de toute la tradition
les ruses de la libido. L’alcôve où, métamor­ sentimentalisation façon Twilight serait alors gothique : il faut se marier avant de pouvoir
phosé en chauve­souris, le vampire se faufile une réaction défensive non seulement du se faire proprement vampiriser ! La boucle de
est en soi projection spatiale de la trans­ puritanisme américain (qui plus est mormon) la transgression vampirique est ainsi para­
gression sexuelle, teintée d’onanisme : la face au nouveau désordre amoureux qui doxalement bouclée.

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Dossier Le vampire 54

Un siècle
d’outre-tombe
S’achevant avec Dracula, le xixe siècle aura intensément préparé
cet avènement : vampires aristocratiques dont la lignée fertile
est inaugurée par Polidori, résurrection d’avatars plus
archaïques et rustiques, obsédantes « mortes amoureuses »…
Par Daniel Sangsue

M
i-juillet 1816 : à Cologny, au bord du lac de un mélodrame intitulé Le Vampire (1820),
Genève, un groupe d’estivants anglais, com- qui se joue à guichet fermé à la Porte-Saint-
posé de Byron, sa maîtresse Claire Clair- Martin et qui met en scène un lord Ruthwen
mont, son médecin Polidori, ainsi que Mary tentant de séduire de nouvelles victimes,
et Percy Shelley, lisent un recueil d’histoires mais finissant foudroyé comme dom Juan.
de revenants intitulé Fantasmagoriana et D’autres mélodrames suivent celui de No-
décident, suivant la proposition de Byron, dier (Le Vampire de Scribe et Mélesville, Les
d’« écrire chacun une histoire de fantômes ». Trois Vampires de Brazier, Gabriel et Ar-
Aucun n’achève son récit, mais Mary Shelley mand…), ainsi que des parodies, qui té-
commence ce qui va devenir Frankenstein, moignent de la popularité du thème et de
et Byron ébauche une histoire de vampire. l’inaltérable vitalité de Ruthwen, dont
À partir de cette ébauche et du récit que lui Alexandre Dumas père fait encore le héros
a fait Byron, Polidori écrit plus tard la nou-
velle The Vampyre, publiée en 1819 dans
The New Monthly Magazine et signée du
nom de Byron. Cette nouvelle raconte les
crimes de lord Ruthven, un aristocrate
Pain maudit pour le
anglais mort-vivant (son cadavre reprend vie
aux rayons de la lune) qui séduit deux jeunes

P
filles pour s’abreuver de leur sang. En partie ourquoi les vampires Mais, si le fantastique, et en par-
parce qu’il est attribué à Byron, The Vam- connaissent-ils un tel ticulier les vampires et les fan-
pyre connaît immédiatement un succès succès durant la période tômes, exerce une telle emprise,
européen, et les traductions, imitations, du romantisme ? Il en va des vam- et cela durant tout le xixe siècle,
suites, adaptations foisonnent. Une véritable pires comme des fantômes : ils c’est qu’il correspond à un besoin
vampiromania est née. relèvent de la littérature fantas- fondamental de l’imaginaire de
tique, et le xixe siècle est un âge l’époque : se faire peur. À travers
Dans la lignée de dom Juan d’or pour cette littérature. L’en- les fantasmagories d’Étienne
À lire
En France, Charles Nodier publie un roman, gouement du public pour le Robertson, puis les histoires de
Fantômes, Lord Ruthwen ou les Vampires (1820), qui est roman noir anglais de la fin du vampires et(1)de Mario Praz en les
fantômes,
esprits et autres une suite, ou plutôt une poursuite de The xviiie siècle, puis pour Hoffmann,
a étudié
Français du xix la tradition
danssiècle jouent à se
e
morts-vivants. La Chair, la Mort
Essai de Vampyre : Aubrey et Léonti, dont les fiancées et plus tard pour Edgar Allan Poe, faire peur. D’ailleurs,
et le Diableon l’a vu, le
[1966],
pneumatologie ont été vampirisées, pourchassent suscite de nombreuses vocations vampire byronien est 1977.
éd. Denoël, issu d’un
littéraire, lord Ruthwen à travers l’Italie, rencontrant d’écrivains fantastiqueurs qui (2) Voir
jeu de société, messuperche-
et les Fantômes,
Daniel Sangsue, esprits et autres
sans cesse des victimes du « Grand Tour » de exploitent à l’envi les thèmes de ries commemorts-vivants.
La Guzla deEssai Méri-
éd. José Corti, ce prédateur – lequel finit ministre du duc de la revenance, du double, de la mée et autres
636 p., 25,35 €. de jeux de furet – les
pneumatologie
Modène ! Nodier écrit aussi, en collaboration, magie, etc., et trouvent des littéraire,de vampires
mêmes histoires
débouchés éditoriaux dans des passent d’unéd. José Corti,
auteur
chap. xviii.
à un2011,
autre –
« Une force me chasse du tombeau/ publications périodiques en témoignent qu’on est dans le
[…] pour aimer encore l’époux déjà perdu,/ plein essor et fortement deman- simulacre : il s’agit en effet de
et pour aspirer le sang de son cœur. » deuses de nouvelles et de contes jouer la peur pour l’exorciser. En
« La fiancée de Corinthe », Goethe fantastiques. mettant en scène des personnages

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
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d’un « drame fantastique », Le Vampire, re-


présenté à l’Ambigu-Comique en 1851.
Parallèlement au canevas byronien, se déve-
loppent d’autres veines vampiriques. En effet,
au xviiie siècle déjà, d’innombrables phéno-
mènes de revenants sortis de leurs tombes
pour s’attaquer aux humains et aux animaux
furent signalés en Europe centrale. Ces cas de
strigoi, vukodlak et autres vampirs, réper-
cutés par les journaux et des ouvrages comme
le Traité sur les apparitions de dom Calmet
(1746), continuent à imprégner les imagina-
tions au xixe siècle. Ils se retrouvent dans La
Guzla de Mérimée (1827), recueil de ballades
et de légendes prêtées à un barde illyrien
dont plusieurs portent sur les exactions des
vampires et les moyens (décapitation, pieux)
par lesquels leurs cadavres sont neutralisés,
ou dans La Famille du Vourdalak (1847),
nouvelle écrite en français par Alexeï Tolstoï
– le cousin de Léon Tolstoï – qui raconte
comment les membres de toute une famille
moldave se transforment successivement en
vampires, ou encore dans le récit des Mille et
Un Fantômes (1849) de Dumas où une jeune
femme est confrontée à un vampire des Car-
pates. Ces vampires sauvages et nocturnes,
qui hantent les campagnes et saignent leur
Bridgemanart.com

famille, n’ont rien à voir avec l’aristocratique


et urbain lord Ruthven, qui opère en plein
jour et se concentre sur des jeunes femmes
sur le point de se marier.

romantisme
Dracula vu par
qui sortent de leur tombe, on des raisons de la fascination exer- au-delà de la mort. « L’amour est l’artiste Wilfried Sätty,
conjure certaines hantises cée par le vampire byronien et la plus fort que la mort », affirme 1975, coll. privée.
comme les massacres de la Révo- morte amoureuse tient dans les Clarimonde à Romuald, détour-
lution (et si le roi et les milliers liens qu’ils nouent entre Éros et nant la formule du Cantique des Dans Smarra ou les Démons de
d’aristocrates guillotinés reve- Thanatos, liens que les roman- cantiques qui dit que « l’amour la nuit (1821), Nodier précise
naient ?) ou la crainte de « l’inhu- tiques n’ont cessé d’explorer à est aussi fort que la mort ». Le que le nom de sa créature vam-
mation précipitée » (et si les travers les motifs de la mort par- vampire apparaît ainsi comme pirique correspond au mot par
cadavres enterrés à la diable pen- tagée ou du sacrifice à l’être l’emblème de l’amour absolu. lequel les Slaves désignent le
dant les guerres révolutionnaires aimé. Car, si le vampirisme repré- On connaît en outre l’intérêt des « cauchemar », et il donne tout
et les épidémies de choléra sor- sente une conjonction du sexe romantiques pour le monde des son récit pour un délire oni-
taient de leurs fosses ?). Plus et du sang, de la jouissance et du rêves et de la nuit. En explorant rique. Il confirme ainsi que le
généralement les vampires et les meurtre, impliquant des trans- ces domaines, des auteurs vampire est lié à nos angoisses
fantômes apparaissent comme gressions, voire des profanations comme Hoffmann, Nodier ou et à nos fantasmes et qu’à travers
les symptômes d’une gestion dif- (la fiancée de Corinthe sort du Nerval descendent dans les lui c’est notre inconscient qui
ficile des morts, transférés des cloître, Clarimonde vampirise un profondeurs de leur moi et y s’exprime. D. S.
charniers aux catacombes au prêtre) qui intéressent ce que dé couvrent « les ombres mal
(1) Voir Le xixe siècle à travers
début du siècle (1), et d’une rela- Mario Praz a appelé le « roman- connues de l’individu, les re- les âges, Philippe Muray,
tion problématique à la mort, tisme noir », il représente aussi, traites des pensées étouf- éd. Denoël, 1984.
devenue « ensauvagée (2) ». pour un romantisme plus idéa- fées (3) », un univers de désirs et (2) L’Homme devant la mort, t. II,
En ce qui concerne plus spécifi- liste, la possible concrétisation de pulsions cachées qu’ils exhu- Philippe Ariès, éd. du Seuil, 1977.
(3) L’Âme romantique
quement le romantisme et les d’un amour qui ne connaît pas ment et incarnent dans des fi- et le Rêve, Albert Béguin,
vampires, il est évident qu’une de limites et peut se perpétuer gures comme celle du vampire. éd. José Corti, 1939, p. 305.

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Dossier Le vampire 56

Prosper Mérimée, la statue meurtrière


étrangle et étouffe son « amoureux » – et
rend sa nouvelle épouse folle. Dans La
Femme au collier de velours (1849) de
Dumas, la décapitée avec laquelle il passe la
nuit rend Hoffmann fou. Dans Véra de Vil­
liers de L’Isle­Adam (1874), la morte amou­
reuse provoque le trépas de son époux par
une suggestion magnétique.

La concurrence du spiritisme
Il semble également que, dans la seconde
moitié du xixe siècle, les vampires aient ten­
dance à être remplacés par les fantômes. Il
est vrai que les exigences croissantes de la
rationalité et de la scientificité rendent les
vampires de moins en moins recevables, sauf
dans les genres populaires (voir les romans

briDgemanart.com
de Paul Féval La Vampire, La Ville-
Vampire, etc.). Mais c’est surtout que le spi­
ritisme, apparu en Europe à partir de 1853,
déplace l’attention du côté des esprits au dé­
triment des revenants en corps. Les progrès
Par ailleurs, si les vampires byroniens Le Rêve du peintre, dessin d’Edward de la psychologie aidant, les vampires qui
sont de sexe masculin et les vampires issus Burne-Jones (1833-1898), coll. privée. subsistent tendent dès lors à se dématéria­
des légendes slaves indifféremment mas­ liser, à se « fantômiser », et, comme les fan­
culins ou féminins, il existe au xixe siècle un Illustration du Horla de Maupassant tômes à la même époque, à être intériori-
troisième type constitué de vampires exclu­ par Yves Alix, pour une édition de 1938. sés (2). Il suffit de penser au Horla (1887) de
sivement féminins : c’est la veine des mortes Maupassant, où le
amoureuses. Ici aussi il faut mentionner un narrateur est en
texte fondateur, la ballade de « La fiancée de proie à une vampiri­
Corinthe » (1797) de Goethe, dans laquelle sation tout intérieure
on voit une jeune fille, condamnée au cou­ qui le conduit à la
vent par sa famille et morte sans épouser folie. Dans l’espace
celui qu’elle aimait, revenir d’outre­tombe même de la nou­
pour séduire ce dernier et le vampiriser : velle, on passe d’un
« Une force me chasse du tombeau/ […] Horla vampirique
pour aimer encore l’époux déjà perdu,/ et qu’il sent « accroupi »
pour aspirer le sang de son cœur./ Et quand sur lui et dont il dit :
celui­ci sera mort,/ je devrai me mettre à la « [il] buvait ma vie
recherche d’autres,/ et mes jeunes amants entre mes lèvres,
seront victimes de mon désir furieux. » La […] il la puisait dans
vampire de Goethe a marqué l’imaginaire ma gorge, comme
romantique. Dans sa nouvelle La Morte aurait fait une sang­
amoureuse (1836), Théophile Gautier la sue », à un être indé­
transforme en courtisane voluptueuse, au fini : « quelqu’un qui
nom significatif de Clarimonde, qui sort de possède mon âme et
sa tombe pour rejoindre Romuald, un jeune la gouverne », « qui
prêtre qu’elle a séduit et qu’elle vampirise me hante, [qui] de­
chaque nuit. Elle se contente cependant de vient mon âme ».
quelques gouttes de sang quotidiennes, car Cependant, si le vam­
rue Des archives/PvDe

les véritables dégâts que produit cet succube pire a tendance, au fil
sont plutôt d’ordre psychique : Romuald du xixe siècle, à s’ef­
finit par confondre rêve et réalité et par être facer, cette éclipse
victime de schizophrénie. n’est que momenta­
Les mortes amoureuses évoluent d’ailleurs née. Avec le Dracula
vers une vampirisation de moins en moins de Bram Stoker
sanglante et de plus en plus métaphorique. (1) Mario Praz en esprits et autres (1897), qui va donner au thème la même im­
Elles deviennent des femmes fatales, dans a étudié la tradition morts-vivants. pulsion que la nouvelle de Polidori, le vampire
la lignée des « belles dames sans merci (1) », dans La Chair, la Mort Essai de va ressortir de sa tombe et peupler de nou­
et le Diable [1966], pneumatologie
dont l’amour peut tuer sans ponction de éd. Denoël, 1977. littéraire, éd. José veau la littérature – ainsi que le cinéma – de
sang. Dans La Vénus d’Ille (1837) de (2) Voir mes Fantômes, Corti, 2011, chap. xviii. ses avatars les plus sanguinaires.

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Les mangeurs d’âmes


au régime sec
Certains vampires, indifférents au sang, opèrent
comme des parasites psychiques, capables de cannibaliser
à distance la vitalité et les talents de leurs victimes.
Par Jean Marigny

D
ans la tradition légendaire, c’est avec cynisme qu’ils dépouillent leurs La fable du vampirisme psychique permet
l’une des conditions mini­ victimes de leur jeunesse, de leur santé, et aussi de représenter métaphoriquement les
males pour que l’on puisse même de leur vie. Ce sont souvent des per­ conflits, bien connus des psychologues et des
identifier un vampire est sa sonnes âgées qui refusent de vieillir, comme psychanalystes, qui opposent des êtres auto­
dépendance au sang. Or, l’héroïne de la nouvelle de W. F. Harvey, ritaires à ceux qu’ils dominent, et le conflit
dans la littérature fantastique, on rencontre « Miss Avenal » (1928). Miss Avenal est une œdipien n’est pas le moindre d’entre eux.
souvent des êtres qui ne s’abreuvent jamais très vieille femme qui fait de fréquents D. H. Lawrence s’en sert ainsi pour illustrer
de sang mais qui ont la faculté de capter séjours dans les hôpitaux, où elle absorbe la le thème de la mère abusive qui refuse de trai­
l’énergie vitale ou psychique des humains jeunesse et la vitalité des infirmières qui la ter ses enfants en adultes et les maintient
sans avoir nécessairement de contacts phy­ soignent, retardant ainsi indéfiniment l’heure sous une dépendance despotique dans « La
siques avec eux. Le grand spécialiste anglais de sa propre mort. Dans « La dame aux bis­ belle dame » (« The Lovely Lady »), nouvelle
du vampirisme, Montague Summers, auteur cuits » (« The Cookie Lady », 1953) de Philip publiée en 1927. Pauline Attenborough est
de deux ouvrages érudits sur la question, K. Dick, une affreuse mégère décrépite, une femme âgée qui a gardé miraculeuse­
The Vampire: His Kith and Kin (1928) et The Mrs Dew, attire chez elle un petit garçon sous ment la beauté et la santé de sa jeunesse. Le
Vampire in Europe (1929), a été le premier le prétexte de lui donner des biscuits. L’en­ secret de cette éternelle jouvence est qu’elle
à leur donner le nom de « vampires psy­ fant tombe malade tandis qu’elle rajeunit et, puise son énergie de ses deux fils adultes, sur
chiques ». lorsque le petit Bubber finit par disparaître lesquels elle exerce une autorité despotique,
Dans la fiction, les vampires psychiques emporté par le vent comme une feuille les traitant comme des enfants et les condam­
peuvent être aussi redoutables que les vam­ morte, Mrs Dew est redevenue une jeune nant au célibat. Lorsque son fils cadet finit par
pires sanguinaires dans la mesure où ils sont femme d’une éclatante beauté. se révolter et décide d’assumer son propre
capables de provoquer la mort de leurs vic­ destin, le charme est rompu, et la « belle
times. L’idée apparaît pour la première fois Imposteur, mère abusive... dame » retrouve en quelques jours l’aspect
dans la nouvelle de Henry James « De Grey » Certains vampires psychiques ont la faculté de la vieille femme qu’elle est vraiment.
(1868), où les représentants masculins de la d’absorber les dons et les talents des per­ Le vampire psychique de la littérature fantas­
famille De Grey, victimes d’une malédiction, sonnes qu’ils fréquentent afin de se les tique est un prédateur, un dominateur et un
provoquent sans le vouloir la mort de leur approprier. C’est le cas de Reginald Clarke, parasite dont le comportement n’est pas
fiancée comme s’ils aspiraient leur vie. Dans dans le roman de G. S. Viereck, La Maison sans rappeler celui de certaines personnes
le roman de la Britannique Florence Marryat, du vampire (The House of the Vampire, bien réelles du monde où nous vivons. Mon­
The Blood of the Vampire, publié en 1897 1907). Écrivain médiocre devenu frauduleu­ tague Summers a fait remarquer l’extra­
– la même année que Dracula –, contraire­ sement auteur à succès auprès du public ordinaire ascendant de certains orateurs qui
ment à ce que semble indiquer le titre, l’hé­ new­yorkais, Clarke n’a cessé de puiser le parviennent, d’une façon quasi hypnotique,
roïne vampire, Harriet Brandt, ne suce pas le talent des artistes, poètes, romanciers, à capter totalement l’attention de leur audi­
sang de ses victimes, mais provoque involon­ peintres ou sculpteurs qui font partie de son toire et, d’une certaine manière, à le vam­
tairement leur mort à distance ou par simple cénacle. Dépouillées de toute inspiration, ses piriser. On se souvient des discours enflam­
contact. Ses victimes s’affaiblissent progres­ victimes deviennent des sortes de zombies, més d’Adolf Hitler qui parvenaient à fanatiser
sivement comme si elles souffraient d’une tandis que leur terrible parasite triomphe en des foules énormes. Chacun de nous, enfin,
anémie pernicieuse et ne tardent pas à mou­ s’appropriant leurs œuvres. a pu rencontrer dans sa vie de tous les jours
rir. Après la mort de son amant, Harriet un être exerçant sur autrui une autorité
prend conscience de son funeste pouvoir et Le vampire psychique naturelle ou un talent de persuasion aux­
décide de mettre fin à ses jours. peut ne pas être une simple quels il était difficile de résister. Plus discret
Contrairement à de tels personnages de tra­ fable : les plus grands et plus subtil que son cousin aux dents poin­
gédie qui sont en définitive plus à plaindre manipulateurs relèvent tues, le vampire psychique est en même
qu’à blâmer, les vampires psychiques, en de cette catégorie. temps plus proche de nous, car il se situe
général, savent parfaitement ce qu’ils font, et aux limites du fantastique.

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
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Dossier Le vampire 58

Dracula, créature
de synthèse
Comment Bram Stoker, en catalysant légendes
éparses et récits précurseurs mêlés à des inventions
de son cru, accoucha du seigneur des saigneurs.
Par Alain Pozzuoli

L
e mythe du vampire en littérature ne date pas (l’ancienne Hongrie). Stoker s’en souviendra
du Dracula de Bram Stoker. D’autres publi- de toute évidence, vingt ans plus tard, en
cations, romans ou nouvelles, en avaient déjà écrivant Dracula. Comme Carmilla, le vam-
dessiné le contour, mais Stoker en a posé les pire arrivera de l’Est, des Carpates, et, comme
codes de manière quasi définitive dès 1897, elle, il craindra de s’exposer au soleil. Comme
et jusqu’à ces dernières années, où certains tout vampire, Dracula absorbe le sang de ses
écrits, relevant notamment du genre popu- victimes par succion. Le sang est symbole de
laire dit « bit-lit », les ont modifiés, voire tota- vie ; dans toutes les civilisations, il existe des
lement pervertis. L’aura du comte transylva- divinités cruelles auxquelles on sacrifie des
nien ne s’en est pas moins perpétuée au fil victimes expiatoires et, chez certaines peu-
À lire des décennies, du roman à ses multiples adap- plades, on boit le sang des ennemis pour
Dracula, prince tations théâtrales et cinématographiques. Son s’approprier leurs forces, voire leur âme.
des ténèbres, créateur, Bram Stoker, l’a nourri de mille Stoker se lance réellement dans ses re-
Céline du Chéné, sources personnelles et d’influences diverses. cherches sur les vampires en vue d’écrire son
Jean Marigny, Sept ans lui ont été nécessaires pour en venir roman au tout début de la décennie 1890.
éd. Larousse, à bout et pour donner corps à une œuvre qui Cette année-là, il assiste à une conférence
224 p., 17,25 €.
porte en elle une multitude de signifiants et donnée à Londres par Arminius Vambery,
Bram Stoker. Dans de symboles, au point d’être devenue un éminent professeur de langues orientales de
l’ombre de Dracula,
Alain Pozzuoli, véritable florilège du genre. l’université de Budapest. Spécialiste du fol-
éd. Pascal Galodé, klore des pays de l’Est, il renseigne Stoker
314 p., 21,90 €. Un auguste conseiller hongrois sur les contes et légendes des Balkans liés
Personal La première créature vampire dont Stoker eut aux créatures infernales que sont les vam-
Reminiscences of connaissance, et dont il s’inspira, sans doute pires et les différentes catégories qu’ils re-
Henry Irving (1906), inconsciemment, fut la dearg-due, démone coupent : pryccolitchs, vercolacs, moroïs,
Bram Stoker,
éd. William Heinemann, irlandaise buveuse de sang, issue des lé- strigoïs, nosférats, etc. Toutes ces créatures Christopher Lee
2 vol. (ép.). gendes celtiques que sa mère lui racontait obéissent à des lois que l’on retrouvera dans dans Les Cicatrices
lorsqu’il était enfant. Plus tard, en 1871, Sto- Dracula ; elles craignent la lumière du jour, de Dracula (1970),
Extrait du ker tomba sous le charme du court roman de ont la faculté de se transformer en brouillard, réalisées par
Dracula de Francis Joseph Sheridan Le Fanu, Carmilla, l’histoire en chauve-souris ou en loup, et peuvent faire Roy Ward Baker :
Ford Coppola (1992). d’une mystérieuse vampire venue de Styrie de leurs victimes à leur tour des vampires – la Hammer,
les premiers cas de vampirisme se signalent un studio
au xviiie siècle, au moment des grandes épi- britannique,
démies qui ravagèrent l’Europe, d’où cette a produit de
importance de la contamination. Comme multiples films
elles, Dracula ne pourra vivre au grand jour avec l’acteur dans
et sera affublé de quelques autres de leurs le rôle du comte
caractéristiques : vie nocturne, pâleur exces- transylvanien.
sive du teint, sourcils broussailleux, longues
dents acérées, allergie à l’ail (en Roumanie,
the kobal collection

on éloigne les vampires en frottant portes et


fenêtres avec de l’ail, vieille recette utilisée
dans l’Antiquité contre la folie), etc. En outre,
Dracula commande les loups et le brouillard,
qui sont ses alliés.

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
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a détourné tous les symboles religieux, en


particulier celui de l’Eucharistie, puisqu’il boit
le sang, et va même jusqu’à singer le Christ
(« Ceci est mon sang ! ») en offrant de boire
son propre sang à Mina.
Autre code imposé par l’écrivain : Dracula ne
peut se refléter dans un miroir et n’a pas
d’ombre. Ce détail est signifiant en cette ère
rigoriste, intolérante et répressive qu’est
l’époque victorienne, car le vampire, être
marginal s’il en est, en totale rupture de ban
par rapport à elle, n’a pas droit à une exis­
tence officielle. Ne respectant pas les lois
édictées par la société dominante et par
l’Église, il est rejeté par celles­ci dans une
autre dimension, d’où son statut de « non­
mort ». Il craint la lumière du soleil ? Com­
prendre la lumière divine. Tous ces codes
s’articulent encore et toujours autour des
préceptes religieux imposés par la société
contemporaine de l’auteur.

De la bête au séducteur
Stoker innove encore en inventant des obli­
gations qui ne sont nullement présentes
dans les légendes ou les récits du genre
connus jusqu’ici. Ainsi précise­t­il que Dra­
cula doit dormir dans un cercueil rempli de
la terre de son pays d’origine, ou encore qu’il
doit être invité par l’un des habitants d’une
maison pour pouvoir y entrer. Mais là où Sto­
ker apparaît le plus inventif c’est dans la
représentation même qu’il donne du vam­
pire ; avant lui son image était celle d’un pré­
dateur, d’une créature infernale et animale,
plus que d’un homme du monde séducteur,
animé de sentiments qui puissent être parta­
coll. christophe l

gés par le genre humain. Stoker lui a offert


une sorte de rédemption, de renouvelle­
ment du mythe, en l’élevant au rang de véri­
table héros romantique. Dracula n’est plus
une simple créature infernale sortie de la
Grâce à Vambery, Stoker découvre aussi grâce à l’eau bénite, l’aubépine (réminiscence nuit pour hanter les vivants, il est un être de
l’existence d’un personnage historique très de la couronne d’épines portée par le Christ, chair (morte certes), qui connaît le désir,
intéressant d’un point de vue littéraire et mais aussi déjà utilisée dans l’Antiquité, lire l’ambition, qui séduit, menace, manigance ;
romanesque, un certain Vlad Tepes, sur­ p. 44-45), et les crucifix. Stoker, protestant en fait qui est capable d’adopter le compor­
nommé « Vlad l’Empaleur », réputé pour les pratiquant, a été imprégné par la lecture de tement de tout un chacun. Stoker emprunte
supplices du pal qu’il infligeait à ses ennemis la Bible depuis sa plus tendre enfance. On en au folklore pour mieux réinventer le mythe
(voir p. 46-47). Stoker s’en inspirera égale­ retrouvera des traces dans la plupart de ses et pour l’incarner dans une figure à la fois
ment ; dans le roman, les vampires suc­ livres, notamment dans Under the Sunset légendaire et moderne.
combent au pieu planté dans le cœur : le (Au-delà du crépuscule), et même dans cer­ Pourtant, l’une des empreintes visuelles les
pieu, souvent en bois de chêne ou d’érable, tains de ses articles journalistiques. Monstre plus prégnantes concernant l’image du vam­
évoque le bois qui servit à fabriquer la croix officiel pour la bonne société, le vampire pire, et singulièrement de Dracula – le port
christique, symbole religieux primordial. échappe au destin de tout cadavre. Le sien de la cape –, n’est pas le fait de Bram Stoker.
Stoker fixe le décor du château perdu dans la ne se putréfie pas, comme une offense à Dieu On doit ce détail à un acteur, Hamilton
montagne, territoire de jeu du vampire, qui qui seul a droit à l’immortalité. Pour Stoker, Deane, ancien membre de la troupe du
apparaît comme un rappel des grands récits Dracula est bien comme un Christ inversé qui Lyceum Theatre, qui, après la mort de l’écri­
gothiques du xixe siècle (Horace Walpole, Ann vain, fut le premier à adapter Dracula sur
Radcliffe, Charles Robert Maturin), mais l’écri­ Stoker fait tout pour rendre scène, en 1924. C’est lui en effet qui eut l’idée
vain a aussi imposé d’autres codes indispen­ Dracula scandaleux au d’affubler le vampire de cet attribut désor­
sables pour longtemps dans le récit de vam­ regard des canons victoriens. mais inséparable du personnage. Déjà la
pire. Dracula peut être vaincu notamment créature échappait à son inventeur…

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
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Dossier Le vampire 60

Stoker, du théâtre
au château hanté
A
braham Stoker, dit Bram pour la poésie de l’Américain
Stoker, naît en Irlande, le Walt Whitman et pour Carmilla,
8 novembre 1847, à Clon- le roman de vampire de Joseph
tarf, une petite localité dans la Sheridan Le Fanu, une double
banlieue de Dublin, au pire révélation. Sa passion du théâtre
moment de l’histoire irlandaise : dessine la trame d’une vie hors

Hulton-DeutscH collection/corbis
pendant la Grande Famine, qui du commun, alors qu’au départ,
décime des milliers d’Irlandais et comme son père, il était destiné
fait plus de deux millions d’exilés. à une carrière dans l’administra-
Ses effets dévastateurs entraînent tion dublinoise. Or, un soir de
une longue période de maladie 1867, la découverte du comédien
pour le jeune garçon, contraint Henry Irving, nouvelle coque-
de rester au lit pendant les huit luche du théâtre londonien, le
premières années de son exis- bouleverse et provoque en lui un
tence. C’est ainsi que son imagi- véritable électrochoc. Afin de
naire s’ancre dans les légendes pouvoir lui dire toute l’admira- Bram Stoker vers 1880.
de son pays et les histoires que tion qu’il a pour lui, Stoker va le comédien finit par rencontrer Il publiera une vingtaine de
lui raconte sa mère, Charlotte. jusqu’à se faire embaucher, gra- leur auteur ; une profonde et livres, des romans (Le Défilé du
Une fois guéri, le jeune Bram tuitement et anonymement, indestructible amitié naît alors serpent, Le Joyau aux sept
entre à l’université de Trinity Col- comme chroniqueur dans le jour- entre les deux hommes. étoiles, La Dame au linceul, Le
lege et s’y révèle un étudiant nal The Dublin Mail. Intrigué par Repaire du Ver blanc), des récits
brillant et un sportif accompli. les articles dithyrambiques écrits Une vingtaine de livres de voyages (A Glimpse of Ame-
C’est l’époque où il s’enflamme sur lui à chaque passage à Dublin, Irving, propriétaire de l’un des rica), des recueils de nouvelles
L’acteur Henry Irving, l’associé de Stoker (incarnant ici
plus prestigieux théâtres de (Snowbound), et divers articles
le cardinal Wolsey dans Henri VIII, de Shakespeare, en 1895).
Londres, le Lyceum Theatre, pro- dans la presse.
pose à Stoker d’en prendre la En 1897, Dracula, qu’il aura mis
direction et de devenir son mana- sept ans à écrire, sonne le glas de
ger. En 1878, Bram Stoker quitte sa période faste : dès l’année sui-
tout, amis, famille, travail, pour vante le déclin s’amorce. Un in-
le rejoindre. Il arrive à Londres cendie détruit tous les costumes
avec la belle Florence Balcombe, et les décors du Lyceum Theatre
courtisée un temps par Oscar et engendre de redoutables pro-
Wilde, mais tout récemment blèmes financiers. Henry Irving,
épousée par Stoker à Dublin. très atteint par ce désastre, ne
Celui-ci se révèle un bourreau de s’en relèvera pas et s’éteint des
travail, et l’association Stoker- suites d’une pleurésie en 1902.
Irving signera bientôt les plus Par affection, Stoker entreprend
grands succès de la scène londo- alors d’écrire les Mémoires de
nienne du xixe siècle, et ce pen- son ami. En 1905, Personal Remi-
dant près de trente ans. Stoker niscences of Henry Irving sera
est partout ; manager d’Irving, son dernier grand succès litté-
administrateur du théâtre, il raire, en Angleterre et aux États-
« caste » les nouveaux comédiens Unis ; il y raconte son affection et
de la compagnie, choisit les sa dévotion pour son mentor.
pièces du répertoire, organise Malade des reins, Bram Stoker
des tournées jusqu’aux États- passera le 20 avril 1912 de vie à
Unis et, à ses moments de loisir, trépas, sans savoir que Dracula
il écrit et publie. C’est ainsi qu’en deviendra par la grâce du théâtre,
eDimeDia/rue Des arcHives

1882 paraît son premier ouvrage puis du cinéma, l’un des mythes
de fiction, Au-delà du crépus- les plus flamboyants du xxe siècle,

L
cule, inspiré des histoires terri- et que, plus de cent ans après sa
efiantes
mytheque dului racontait sa mère
vampire première parution, il demeurera
lorsqu’il étaitne
en littérature enfant
date ; il le dédie l’un des ouvrages les plus lus
àpas
sondu
filsDracula
Noël, qui vient
de de naître. dans le monde. A. P.
Bram Stoker. D’autres

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Les rivaux
larité qui la distingue de ses pairs : elle est
surtout attirée par les très jeunes filles. Le
Fanu se serait inspiré d’une histoire vraie, celle
d’Erzsébet Báthory, comtesse hongroise qui

enterrés
aurait fait égorger des centaines de jeunes
femmes pour conserver jeunesse et beauté
grâce à leur sang dans lequel elle prenait des
bains, comme Cléopâtre se baignait dans le
lait d’ânesse. Bien que célébrés par nombre
d’admirateurs, les exploits de Carmilla seront
En devenant le vampire archétypal, Dracula insuffisants pour égaler ceux de Dracula.
a renvoyé dans l’ombre bien des créatures
Devenir une légende ?
antérieures et n’a pas été supplanté par la suite. Autre postulant au titre, le très « wildien »
Par Alain Pozzuoli comte Vardalek d’Eric von Stenbock, noble
lui aussi, paru en 1894 sous le titre L’Histoire
vraie d’un vampire, fait le lien entre la belle

C
Carmilla et le futur Dracula, qui ne paraîtra
ertains vampires peuvent légitimement se Tom Cruise que trois ans plus tard. De la première il pos-
plaindre que leur maître incontesté, le comte incarnant Lestat, sède la même caractéristique – un goût pro-
Dracula, leur fasse de l’ombre – ce qui est la figure centrale noncé pour les personnes de son sexe ; du
un comble pour un vampire. Mais la réalité d’Entretien avec un second il affiche les manières élégantes de sa
est là, indiscutable ; au royaume des suceurs vampire, réalisé par caste. Hélas pour lui, la renommée du vam-
de sang, le comte transylvanien dépasse ses Neil Jordan, d’après pire venu des Carpates saignera la sienne à
congénères de plusieurs longueurs de Anne Rice, en 1994. blanc. Plus près de nous, en 1954, Robert
canines, et ils peuvent bien Neville, le héros de Je suis
trépigner dans leurs cer- une légende de Richard
cueils, depuis plus d’un Matheson, aurait pu tuer le
siècle Dracula domine son père, mais ce dernier conti-
monde de toute sa superbe. nue de rire sous cape, sur-
Rien ni personne ne peut tout après la récente pres-
l’égaler, et malgré diverses tation cinématographique
tentatives infructueuses, de Will Smith. En 1976,
le saigneur des Carpates Lestat d’Anne Rice semble
reste le plus charismatique menacer la renommée de
séducteur aux dents son aîné en empruntant, en
longues. 1994, la dépouille d’une
À lire Le premier d’entre eux, lord star du septième art : Tom
Ruthven, Le Vampire, né Cruise. Malgré le renfort de
Le Vampire,
John Polidori, sous la plume habile de publicité qui célèbre alors
traduit de l’anglais John William Polidori en Entretien avec un vam-
et commenté par l’an de grâce 1819, avait déjà pire, on peut affirmer
Jean-Claude Aguerre, eu la mauvaise fortune de aujourd’hui que ce n’était
éd. Actes Sud, « Babel »,
80 p., 5,60 €.
se trouver en concurrence que de la petite bière à côté
directe avec Frankenstein du maître. Plus de cent ans
Carmilla,
collection christoPhe l

Joseph Sheridan Le ou le Prométhée moderne après l’acte officiel de nais-


Fanu, traduit de l’anglais de Mary Shelley, qui, du sance du héros de Stoker,
(Irlande) et commenté même coup, lui ravit la on pourrait imaginer qu’un
par Gaïd Girard, renommée qu’il était en jour, peut-être, un alter ego
éd. Actes Sud, « Babel », droit d’espérer. En 1836, aux dents qui raient le par-
160 p., 6,60 €.
une nouvelle tentative, celle quet saura se montrer à la
de La Morte amoureuse de Théophile Gau- hauteur de son modèle ; Edward Cullen, le
tier, devait à son tour échouer ; seuls les ama- ténébreux héros de Twilight, la saga de Ste-
teurs du genre s’en amourachèrent, mais fi phenie Meyer, concourt pour le titre, mais
du grand public. En 1847, Varney the Vam- l’auteur de cet article serait prêt à vendre les
pyre, de Thomas Peckett Prest, séduit les clous de son cercueil en affirmant que la
foules mais est vite oublié. En 1869, Prosper chose est encore loin d’être acquise.
Mérimée exhume de son caveau Lokis, mais
seuls les vrais mordus sont séduits. En 1871, Trois ans avant Dracula, un très wildien
enfin, la sulfureuse Carmilla de Joseph She- comte Vardalek ne cache pas son goût pour
ridan Le Fanu fait son entrée dans l’arène. La des proies de son sexe.
troublante vampire s’illustre par une particu-

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
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Dossier Le vampire 62

Une ombre
sur la modernité
Grands pourvoyeurs de prose vampirique, les protestants
irlandais perçoivent mieux que quiconque les illusions
et faiblesses de l’Empire britannique. Le comte Dracula,
émissaire des mondes anciens, met ainsi à l’épreuve
une civilisation qui croit ses technologies imparables.
Par Richard Somerset

S
elon Nina Auerbach, ce n’est pas tant la énoncée par lord Kelvin selon laquelle la Klaus Kinski
découverte du folklore de l’Europe occiden- structure de tout système naturel aurait ten- dans Nosferatu,
tale qui poussa l’Irlandais Bram Stoker à dance à se dissiper par l’inévitable perte pro- fantôme de la nuit,
écrire Dracula, mais plutôt le procès de son gressive de son énergie, cette vision prit des de Werner Herzog
compatriote Oscar Wilde. Ce dernier fut allures scientifiques. C’est dans ce contexte, (1979).
condamné en 1895 pour attentat à la pudeur, en même temps que les « romances scienti-
un jugement qui réaffirmait l’attitude répro- fiques » de H. G. Wells et le renouveau du spi-
batrice de l’establishment de la fin du siècle ritisme véhiculé par Sherlock Holmes, le per-
à l’encontre des sexualités « déviantes ». Wilde sonnage mi-scientifique, mi-mystique d’Arthur
et Stoker se connaissaient depuis longtemps : Conan Doyle, que s’établit le nouveau courant
ils étaient tous deux gothique. Ces nouveaux genres répondent à
issus du milieu mino- l’angoisse d’un monde qui disparaît, à de
ritaire mais puissant vieilles certitudes qui s’évanouissent. Ils pré-
du protestantisme viennent contre la déchéance imminente de
irlandais et ont cour- l’ordre établi.
tisé la même femme.
D’après Nina Auer- Dracula, colonisateur à l’envers
bach, Stoker protes- Cette nouvelle manifestation du gothique au
tait donc à travers xixe siècle émane très largement du milieu
Dracula contre une du protestantisme irlandais ; à tel point que
Grande-Bretagne qui certains historiens parlent d’un « gothique
lui déplaisait, contre protestant (2) ». Citons dans cette tradition
un pays qui piétinait Melmoth, l’homme errant de Charles R.
la fleur de son talent Maturin (1820), L’Oncle Silas de Joseph She-
artistique et créatif ridan Le Fanu (1864), Le Portrait de Dorian
rue Des archives/PvDe

au nom d’une mora- Gray d’Oscar Wilde (1890), et bien sûr Dra-
lité aveugle et phi- cula (1897). La situation particulière de
listine (1). cette classe sociale la dispose naturellement
Les années 1890 cris- à commenter les contradictions d’un empire (1) Our Vampires,
tallisent les angoisses qui chancelle entre grandeur et décadence. Ourselves, Nina
Auerbach, éd.
de l’establishment Membres d’une sorte d’aristocratie écono- University of Chicago
Un vampire britannique ; les beaux jours de l’empire font mique et culturelle en Irlande, ces Irlandais Press, 1995.
arborant les traits place aux revers de l’Afrique du Sud où l’armée protestants doivent leur statut à la puissance (2) « Running out of
d’Oscar Wilde en de Sa Majesté est mise en échec à plusieurs coloniale qui voulait que leur présence Soil », Terry Eagleton,
dans London Review of
couverture du livre reprises par les Boers, pourtant considérés vienne à bout de la culture autochtone. Par Books, vol. xxvi, n° 23,
Das Haus des comme une simple bande de paysans armés conséquent, ils sont détestés et reniés « chez 2 déc. 2004.
Vampÿrs, de Georg de fusils de chasse. On avait souvent présenté
S. Viereck (1907). le déclin des empires comme inévitable, en Le registre gothique, qui connaît un net regain
rappelant que même Rome eut sa période de en Angleterre à la fin du xixe siècle, pressent
décadence ; mais, à la fin du xixe siècle, à la la déchéance imminente de l’ordre établi.
suite de la loi de la thermodynamique

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rue des archives/bca

eux ». Mais, quand ils partaient en Angle­ différentes : technologie dernier cri pour les avait refoulé la force qu’il représente par
terre, où ils espéraient pouvoir participer héros du roman – le télégraphe, la machine pure peur ; il faut désormais dépasser ce blo­
plus étroitement à cette culture protestante à écrire et le cylindre phonographique – cage pour faire place à la perfectibilité à
qui les définit, ils ne se trouvaient guère contre force physique et instinct animal pour venir. Il faut renégocier la part de la nature
mieux lotis. Impérialistes dominants en Dracula. Malgré ce déséquilibre évident de dans la culture.
Irlande, ils n’étaient aux yeux des élites lon­ moyens, c’est bien Dracula qui semble l’em­ Le succès jamais démenti de Dracula
doniennes que de simples « coloniaux » : porter dans un premier temps. Ce succès tra­ découle pour l’essentiel des multiples inter­
des serviteurs de l’empire, fidèles mais peu duit clairement un doute par rapport à la prétations auxquelles se prête l’intrigue. Le
aptes à prendre des rôles déterminants dans force morale d’une civilisation dont les roman est devenu un écran sur lequel cha­
l’administration centrale. Êtres impossibles progrès sont surtout technologiques. cun peut projeter le programme qui lui
partout exilés, ils vivent à la fois les idéaux convient. Psychanalystes, féministes et spé­
de l’empire et ses humiliations. Périls de l’individualisme cialistes des gender studies se sont succédé
L’intrigue de Dracula concrétise ces préoc­ C’est donc par un retournement de situation dans l’explication de la part du refoulé que
cupations. Elle met en scène la collision de que la victoire ultime des forces du bien se représenterait le vampire de Stoker. Tout y
deux mondes : d’une part, un Orient ances­ réalise ; pour l’emporter, la bande de héros passe, et tout pourrait y passer. Depuis
tral et révolu ; de l’autre, un Occident pro­ doit se transcender afin de parvenir à incar­ vingt ans environ, Dracula et les vampires en
gressif mais vulnérable. Dracula habite un ner en microcosme le modèle de la société général sont devenus la simple expression
château moyenâgeux à l’écart du monde équilibrée. Ainsi, leur victoire est le fruit d’un d’une altérité au cœur de l’identité indivi­
jusqu’au jour où il se décide à une colonisa­ mélange d’efforts physiques individuels et duelle. Les critiques ont tellement joué avec
tion « à l’envers », partant de sa terre oubliée d’efforts moraux collectifs. Voilà la leçon le polymorphisme du vampire que chacun
à la conquête de l’épicentre du pouvoir poli­ essentielle que le roman propose à son lec­ se sent désormais autorisé à se construire le
tique et commercial moderne, la ville de torat populaire : pour que l’empire soit éter­ vampire qu’il lui faut.
Londres. Sournois, il ne se livre pas à une nel, et qu’il puisse continuer à répandre ses Si Stoker devait voir Twilight aujourd’hui, il
guerre ouverte qui serait vouée à l’échec. bienfaits, il faut que ses enfants sachent gérer serait étonné par la banalisation du vampire,
Telle une infection, Dracula compte cor­ le progrès matériel sans perdre de vue les qui devient un simple repère de construc­
rompre le corps civilisé de l’intérieur. Il cher­ ressorts moraux de l’humanité et de la socia­ tion identitaire pour adolescents. Cette
che à transformer son hôte en otage, et ainsi lité. Le vrai progrès, nous dit Stoker, se fait ouverture vers une plus large variation de
faire gagner du terrain au principe régressif avec un œil braqué sur le passé. normes aurait pu lui faire plaisir, mais il s’in­
qu’il représente. Dracula est un ennemi L’essentiel du plaisir de la lecture de Dra- quiéterait sans doute de constater que le
redoutable, mais ses moyens sont plutôt cula se construit dans l’espace qui sépare les vampire ait été à ce point vidé de la menace
modestes. Fidèle à son être primitif, il refuse adversaires. On sait que le bien doit l’empor­ qu’il représentait pour la société. Il est
par exemple de se faire transporter par un ter, mais on sait aussi qu’il y a quelque chose devenu aujourd’hui une sorte de modèle
bateau à vapeur, préférant prendre un voilier à prendre chez l’ennemi. Ce quelque chose identitaire pour une société qui se veut mul­
d’une autre époque. Et, une fois la bataille que nous, l’homme moderne, l’homme civi­ ticulturelle, mais qui est en réalité surtout
entre les forces du bien et du mal lancée, les lisé, risquions de perdre. L’ennemi est ainsi individualiste. Le vampire, cet être égoïste
deux camps s’armeront de façons très un autre nous­même, un reflet de miroir. On par excellence, nous a eus.

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bibliothèque » où il n’y a que des ouvrages se voit confronté à trois femmes vampires père mourir sous ses yeux. Il prit seul le
en anglais portant uniquement sur l’Angle­ qui veulent, à leur manière, s’accoupler avec commandement du vaisseau et résista plu­
terre. Il cite plusieurs types de livres, géné­ lui. La première, se penchant sur lui pour lui sieurs heures à l’ennemi avant de se faire
ralement passés sous silence dans diverses caresser le cou de ses lèvres, est présentée tuer, lui aussi. Un journaliste anglais qui
traductions, et surtout un law list, qui, comme simply gloating, expression traduite compare la bravoure d’un officier russe à
quand l’expression est traduite, est pré­ par « ravie », « comblée », et même par « m’en­ celle d’un jeune marin italien défendant les
senté comme étant un code pénal. Law list toura d’un regard d’envie » (traduction de couleurs de la France, bonjour l’Europe,
signifie littéralement « liste de lois » ; code Jacques Finné). Or ce verbe est beaucoup comme on dirait aujourd’hui ! Bram Stoker
pénal paraît donc une traduction adéquate. plus précis et dénote un désir, un plaisir non est un partisan de l’Europe et non simple­
En réalité, il s’agit de l’annuaire des avocats. dénué de sadisme. La vampire « se délecte » ment un spécialiste des vampires…
Dracula ne s’encombre et ne se préoccupe par anticipation du plaisir qu’elle va prendre
pas des lois ; il s’intéresse et s’attaque aux et du mal qu’elle va faire à sa victime consen­ Dracula a un bien meilleur
personnes pour asseoir son pouvoir. Dans tante, puisqu’il ne sait pas encore ce qu’il anglais que celui de Van Helsing
sa bibliothèque se trouvent aussi les guides risque. Il fait semblant de dormir et garde les Au chapitre vi, quand la fiancée de Jonathan,
des forces armées et du corps diploma­ yeux fermés, assez hypocrite, et elle savoure Mina Murrey, et son amie, Lucy Westenra, se
tique, ce qui permet à Dracula d’avoir les un plaisir qu’elle croit solitaire. Il s’agit donc promènent dans le cimetière de la ville de
coordonnées personnelles de tous ceux qui d’un rapport purement charnel, sensuel et Whitby, qui surplombe le port, elles ren­
détiennent une parcelle de pouvoir au égoïste. On est loin du bonheur exclusive­ contrent un vieux marin retraité, monsieur
royaume de Sa Majesté. ment conjugal, valeur­refuge prônée par la Swales. Mina, qui s’intéresse au folklore local,
Dans une conversation entre Dracula et société victorienne bien­pensante ! C’est ce lui demande si les légendes qu’on raconte
Jonathan Harker, venu de Londres en Tran­ passage, entre autres, qui fait que le livre a dans le coin sont vraies. Le marin s’emporte,
sylvanie pour vendre au comte une vieille été jugé immoral. et, parlant le plus souvent le dialecte local,
bâtisse, ce dernier évoque la cruauté des ber­ Au chapitre vii, le navire Demeter, encore dit que ce sont de pures inventions des ill-
serkers, ces guerriers du Nord venus envahir lesté de la caisse contenant le corps du vam­ some beuk-bodies, entre autres profiteurs
son pays, entre autres, plusieurs siècles pire Dracula, arrive en catastrophe en locaux. Qui a intérêt à inventer des légendes ?
auparavant. Les peuples vaincus croyaient Angleterre, au port de la petite ville de Les aubergistes et les organisateurs de voya­
avoir été attaqués par des loups­garous tant Whitby ; les habitants, éberlués, ne trouvent ges, comme le traduit Jacques Finné (« Tout
ces envahisseurs d’un type nouveau étaient à bord que le cadavre du capitaine russe qui ça, ç’a été inventé, ouais, inventé par les pas­
teurs et les organisateurs d’voyages et les
racoleurs de clients pour hôtel »), mais sur­
tout les « cultureux », ceux qui aiment les
livres, ce que signifie très précisément l’ex­
pression illsome beuk-bodies. Alors que,
jusqu’à cette époque, on considérait qu’il n’y
avait que le bas peuple ignorant et vulgaire
qui puisse croire en de telles sornettes,
Stoker indique que les personnes cultivées
s’intéressent aux légendes, et même les pro­
pagent. C’est un autre regard qui est porté
sur le phénomène des vampires et sur tout
l’imaginaire.
Dernier détail essentiel, Dracula est un
roman épistolaire. Son auteur a réussi à doter
chacun de ses personnages, qui sont autant
collection christophe l

de narrateurs, d’un style qui lui est propre.


Celui qui maîtrise le mieux l’anglais est Dra­
cula, qui incarne le mal. Celui qui commet le
plus d’erreurs (sic) est le professeur Van Hel­
sing, qui représente les forces du bien. Le
symbole est clair : méfiez­vous des appa­
féroces. Loup­garou se dit were wolf en s’est attaché au gouvernail pour garder le rences et du démon qui peut se présenter
anglais. Mais were est aussi le prétérit du cap et remplir sa mission. Un journaliste du comme un ange de lumière… Jusqu’à pré­
verbe « être ». Aussi, jusqu’à présent les tra­ cru, trouvant cela beau, écrit dans le journal sent, les traductions françaises mettaient
ductions indiquaient que les habitants des local que l’attitude de l’officier russe rap­ dans la bouche du professeur des imparfaits
pays vaincus croyaient que c’étaient des pelle celle du jeune « Casabianca », un nom du subjonctif. Il fallait rendre les nombreuses
loups qui les avaient attaqués. Un vampire qui n’avait pas droit de cité jusqu’à présent erreurs qu’il faisait en anglais, ce qui, de plus,
qui évoque l’existence des loups­garous, c’est dans les traductions françaises. Une lourde permettait de mieux cerner son caractère.
plus qu’un détail, c’est une révélation. perte de sens : Giacomo Giocante Casa­ Van Helsing ne montre jamais ses senti­
L’un des plus beaux passages du livre est bianca, 13 ans, était un jeune marin, fils de ments, mais, plus il commet de fautes, plus
celui où Jonathan – qui a décidé, malgré l’in­ l’amiral Casabianca qui commandait la flotte il dévoile sa nervosité ou sa sensibilité exa­
terdiction du comte, de passer la nuit dans française et le bateau de guerre L’Orient, à la cerbée. Plus qu’un effet de style, c’est une
une pièce autre que sa chambre à coucher – bataille du Caire, en 1798. Giacomo vit son approche psychologique…

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Dossier Le vampire 66

S’ils ne se reflètent pas,


ils nous reflètent
Dans la littérature américaine, les buveurs de sang font souvent
office de révélateurs, rendant sensibles les dérèglements ou
la monstruosité sous-jacente de certaines collectivités humaines.
Par Alexis Brocas

A
ux nombreux pouvoirs attribués aux vam­
pires, il faudra ajouter celui, des plus
étranges, de révéler la nature des milieux ou
personnages qu’ils dérangent. Cette aptitude
analytique apparaît à la lecture de fictions
vampiriques aussi diverses que celles pro­
duites par les Américains H. P. Lovecraft, Ste­
phen King ou Richard Matheson. En s’empa­
À lire rant du vampire, en le pliant à leurs façons,
« Le molosse », mythologies ou conceptions, ces écrivains
dans Je suis d’ailleurs, l’ont aussi instrumentalisé – au sens le plus
Howard Philips expérimental du terme dans le cas de Ste­
Lovecraft, traduit
de l’anglais (États-Unis) phen King – pour en faire le héraut de mul­
par Yves Rivière, tiples petites apocalypses, c’est­à­dire des
éd. Folio SF, 238 p., 6,50 €. destructions bien sûr, mais aussi, étymologi­
Salem, Stephen quement, des révélations. Aux narrateurs
King, traduit de l’anglais lovecraftiens, il assène le choc d’une altérité
(États-Unis) par Christiane pure. Chez Stephen King, il devient un réactif
Thiollier et Joan Bernard,
éd. Le Livre de poche,
jeté dans la chimie stagnante de l’Amérique
826 p., 8,60 €. provinciale. Quant à Richard Matheson ou
Je suis Bret Easton Ellis, ils en font le miroir, mons­
une légende, trueux miroir, de notre humanité.
Richard Matheson,
traduit de l’anglais (États- H. P. Lovecraft : l’altérité absolue
Unis) par Nathalie Serval,
Laissons la préséance au père du récit
rue Des archives/rDa

éd. Folio SF, 240 p., 5,95 €.


d’épouvante, H. P. Lovecraft, inventeur hal­
« Les secrets de
l’été », dans Zombies, luciné d’une mythologie reposant sur l’effroi
Bret Easton Ellis, traduit pascalien des abîmes. Chacun de ses textes
de l’anglais (États-Unis) développe en effet l’idée que, à l’orée de nos
par Bernard Willerval, perceptions (ou au fond des océans et au­
éd. 10/18, 278 p., 7,10 €. delà des étoiles visibles), d’antiques entités le chaos rampant, et aux autres inventions
(1) Notamment « Celui attendent leur heure. Elles nous ont créés de l’auteur. Mais la mythologie lovecraf­
qui garde le ver », « par jeu ou par ennui ». Elles nous détrui­ tienne entend aussi proposer une explica­
dans le recueil Danse ront de même. Dieux, démons, anciennes tion unifiée des mystères soulevés par la
macabre. Signalons la races cosmiques… peu importe, puisque science et les légendes. De là cette présence
parution, le 28 février,
du tout dernier roman ces êtres apparaissent si inconcevables qu’ap­ discrète du vampire dans certaines nouvel­
de Stephen King, prendre leur existence condamne à la folie. les (la reine­vampire Nitocris de « Prisonnier
une impressionnante Lovecraft aspire à provoquer un effroi bien des pharaons », le rat à face humaine qui
variation fantastique
sur l’assassinat du au­delà de celui que peut procurer le récit dévore les poignets du narrateur de « La
président Kennedy : vampirique – un effroi provoqué par l’alté­ maison de la sorcière »). Et de là cette révi­
22/11/63, traduit de rité pure –, et son imaginaire pourrait se sion imposée au vampire dans l’une de ses
l’anglais (États­Unis) passer sans peine des successeurs de Dra­ meilleures nouvelles, « Le molosse » (1922).
par Nadine Gassie,
éd. Albin Michel, cula, qui semblent bien inoffensifs et com­ Lovecraft aborde cette figure au sens naval
1 000 p., 25,90 €. muns face au Grand Cthulhu, à Nyarlathotep du terme : en faisant du vampire une prise

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d’imaginaire, et en le réarmant afin qu’il par la révélation qu’il induit, est sa propre fin.
rejoigne ces troupes de monstres aptes à Dans Salem, de Stephen Chez Stephen King, le surnaturel est à la fois
dévaster nos certitudes. King, une ville-dortoir une fin cherchant à secouer le lecteur et un
« Le molosse » apparaît dès lors comme une se retrouve totalement moyen pour soumettre l’Amérique provin­
perversion lovecraftienne de l’intrigue sto­ vampirisée... et cela ciale à de cruelles expériences sociologiques.
kerienne : ici, ce ne sont plus des hommes ne change presque rien Dans Ça, les agissements d’un monstre poly­
qui partent traquer le vampire en son antre, à son apparence. morphe révèlent la réalité parfois équivoque
mais le vampire qui poursuit en Angleterre les de la modeste ville de Derry. Dans le récent
hommes qui ont profané sa sépulture. Ceux­ci Mais l’amulette disparaît. Le narrateur la Dôme, c’est une autre petite ville, Chester’s
n’ont rien à voir avec le godelureau Harker : retrouvera dans la tombe, sur le cadavre vam­ Mill, qui, mise sous cloche, dégénère en
il s’agit de deux collectionneurs morbides qui, pirique qui, ayant repris chair, saluera son pro­ régime dictatorial. Quant à Salem, le
pour leur plaisir, ouvrent une sépulture hol­ fanateur d’un épouvantable aboiement… deuxième roman de Stephen King, il raconte
landaise supposée renfermer la dépouille Voilà l’histoire vampirique redéfinie en his­ l’irruption dévastatrice d’un vampire « à l’an­
d’un vampire. Ils mettent à jour un squelette toire lovecraftienne typique, « morceau de cienne » dans une collectivité étriquée.
à la dentition remarquable et dérobent au peur ouvert, et qui hurle », comme les Publié en 1975, Salem témoigne de l’habileté
tombeau une amulette représentant un appelle Houellebecq dans son essai sur l’écri­ de l’auteur à édifier une cité américaine fic­
étrange molosse. Dès lors, ils entendront vain, Contre le monde, contre la vie. Et voilà tive, mais représentative, et de sa jouissance
régulièrement d’affreux aboiements, toujours le vampire rhabillé en créature lovecraf­ à y déchaîner les forces qui l’anéantiront. Le
plus proches, puis tienne emblématique : incompréhensible, roman reproduit, dans sa structure, ce souci
H. P. Lovecraft l’un des deux indivi­ étrangère, probablement omnisciente, dotée de construction et de destruction. La pre­
entouré de dus succombera aux du don d’ubiquité, qui se rit de notre insigni­ mière partie, chorale, qui raconte l’instal­
ses créatures. assauts d’une créa­ fiance, jouit de perdre les hommes et n’a nul lation du vampire « à l’ancienne » Barlow, ins­
Ci-dessous : ture mystérieuse… besoin de les saigner pour cela : sa vue seule talle surtout la ville de Salem, Maine, mille
Stephen King Au bord de la folie, le assène au narrateur la fameuse révélation de trois cents habitants, dans l’esprit du lecteur.
chez lui en 2006. survivant retourne l’altérité pure qui termine toute nouvelle Dans le ciment du discours descriptif se
En bas : Richard en Hollande rendre lovecraftienne. De même, le destin du pro­ glissent déjà des ricanements destructeurs.
Matheson en 1992. son bien au défunt. fanateur, commun à bien des personnages Contrairement à la Salem originelle – théâtre
de la fameuse affaire des sorcières, nommée
en référence à Jérusalem –, celle de Stephen
King doit son nom à la truie redevenue sau­
vage d’un paysan d’autrefois. À cette singula­
rité près, Salem est acrimonieusement
présentée comme une cité typique des an­
nées 1970, où les cinémas et la vie de quartier
ont disparu (remplacés par la télévision), où
des épouses de 17 ans maltraitent leur pro­
géniture, où l’on doit boire de la bière pour
ne pas passer pour un hippie, où les enfants
rêvent de fumer un jour « des Camel comme
papa ». Comme cette ville se méfie de tout ce
qui ressemble à un intellectuel, King se plaît
mark petersen/redux-rea

à y envoyer un écrivain (dont on murmure


que les romans évoqueraient « des hommes
s’accouplant à d’autres hommes »).
La seconde partie relate une apocalypse au
ralenti, où tout ce que le texte vient d’édifier
se voit mis à bas par le vampire Barlow. À tra­
vers lui, c’est une correction, au sens punitif
du terme, que l’auteur inflige aux stéréotypes
lovecraftiens (« j’irai chercher dans la balle de l’Amérique provinciale. Transformé en
d’un revolver l’oubli, mon seul refuge loin de mort­vivant, l’éboueur bossu couchera enfin
ce qui est indicible et innommable »). La avec son Esmeralda (une pom­pom girl de
révélation, chez Lovecraft, est presque lycée) toutes les nuits dans un frigo ; le prêtre
toujours mortifère. à la foi vacillante rejoindra l’église de Satan ;
gwin/writer pictures/leemage

les enfants morts viendront chercher leurs


Stephen King : les démons parents négligents… La critique devient plus
de l’Amérique profonde mordante encore quand King décrit Salem
Stephen King est un héritier de Lovecraft – il une fois l’essentiel de ses habitants conta­
a même écrit quelques textes imitant sa miné. Morte, cette ville­dortoir présente – à
manière et se fondant sur sa mythologie (1). quelques panneaux « Fermé » près – le même
Mais, chez lui, le fantastique ne vise pas les aspect qu’avant : abandonnée le jour, presque
mêmes objectifs. Chez Lovecraft, le surnaturel, déserte la nuit. Les voyageurs roulant vers

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Dossier Le vampire 68

L’Histoire comme bal des vampires


L’
homme est mort. Hei- que Napoléon ou César, des per- montrent également la personnage chez Müller : cé-
ner Müller, qui lisait sonnages légendaires, comme conscience qu’ils ont de leur lèbres ou anonymes, les person-
Foucault, le savait, et les Nibelungen, et une foule de échec et de leur disparition. Ils nages réalistes sont tous vampi-
son théâtre s’employa à faire personnages anonymes, ouvriers, ont une vue sur l’ensemble de risés par les spectres du passé.
revenir des spectres. Lui qui clowns, soldats, putains. La nar- leur carrière, et tout en eux sait La lecture est, bien entendu,
connut les dictatures de tout ration est sèche, minimale, dis- déjà la fin sombre à laquelle ils politique. Dans un poème inti-
bord, les deuils et les famines, les continue. La disposition des auront été destinés. C’est le ver- tulé « Mort de théâtre », Müller
massacres guerriers et les assas- scènes est fragmentaire. Aucune sant optimiste de Heiner Müller : imagine un costume oublié dans
sinats politiques, cherchait à pièce n’a pour objectif de re- le nazisme, le communisme la loge qui « boit et vide les veines
montrer d’horribles pantins au constituer un tableau historique. étaient condamnés à sombrer. du mourant » : l’acteur (enten-
service d’idées mortifères : à Chaque scène adopte un point Tout en Staline et Hitler program- dons-le aussi bien de l’acteur de
commencer par celles d’une Ger- de vue sur l’Histoire, toujours mait leur défaite : spectres, ils théâtre que de l’acteur du
manie nationale, socialiste, com- tragique, souvent grotesque l’avaient été, toujours-déjà. monde) est sans pouvoir. Et,
muniste, le tout partagé, ou (pensons par exemple à ce tra- dans Hamlet-machine, c’est jus-
affronté, dans des contradictions vesti du nom de Goebbels, « avec Monstres du passé tement « l’interprète d’Hamlet »
de tous ordres. pied bot et des seins énormes, en Cependant, comme le dit Staline qui déclare : « Je ne suis pas
Né en 1929 en Saxe centrale, il état de grossesse avancée »). dans Germania 3, « les morts ont Hamlet. Je ne joue plus de rôle.
connut successivement le na- La spectralité est ici une sorte de le sommeil léger ». C’est le ver- Mes mots n’ont plus rien à me
zisme, la Seconde Guerre mon- cancer. Elle ronge tout, se répand sant pessimiste de ce traitement dire. Mes pensées aspirent le
diale, l’occupation russe, le ré- à toute vitesse dans les livres et des personnages : spectres de sang des images. Mon drame n’a
gime communiste, et vécut sur les scènes. Certains person- toute éternité, ils reviendront plus lieu. […] Je ne joue plus. »
encore sept ans après la chute du nages apparaissent avec leurs toujours. Si, par exemple, Trotski « Je veux habiter dans mes veines,
mur de Berlin. De près ou de blessures, leurs meurtrissures, revient, « la hache de Macbeth dans la moelle de mes os, dans le
loin, toutes ses pièces touchent leurs corps amputés ou décom- encore dans le crâne », si, d’une labyrinthe de mon crâne. Je me
à l’histoire de l’Allemagne au posés. Ce sont aussi les plus manière plus générale, les retire dans mes intestins. Je
xxe siècle, cette Germanie pré- cruels. De nombreuses scènes spectres du passé politique ré- prends place dans ma merde,
sente dans le titre de deux d’entre mettent en jeu des personnages cent sont eux-mêmes assimilés mon sang. […] Quelque part
elles : Germania. Mort à Berlin au comportement vampirique par les spectres historiques an- des corps s’ouvrent, pour que je
et Germania 3. Les Spectres du effréné, hystérique, cherchant ciens, ceux de l’histoire, ceux de puisse être seul avec mon sang.
mort-homme. Y figurent des per- constamment à aspirer le sang, la littérature, ceux de la mytholo- Mes pensées sont des plaies dans
sonnages réels, à commencer par les membres, la vie, les idées des gie, c’est que l’histoire se répète mon cerveau. Mon cerveau est
le couple infernal Hitler-Staline, autres. Pour un peu, on dirait des et répète d’abord ses monstruo- une cicatrice. Je veux être une
des personnages historiques tels zombies. Pourtant, leurs paroles sités. D’où l’étrange statut du machine. » Cette impuissance

Portland continuent de la traverser avec À côté des efforts de l’auteur pour cir- victorienne et les appétits humains refoulés.
la même indifférence. Message transparent : conscrire sa ville, son traitement du vampire La transposition vampirique dans l’Amérique
dans ces cités anonymes, la vie moderne paraît plutôt paresseux : avec ses origines puritaine des années 1970, tout aussi corse-
s’identifie à la mort. Tout pourrait s’y cacher immémoriales, sa langue ductile, son pouvoir tée, fonctionne d’autant mieux.
sans que nous le sachions – un thème que de séduction, Barlow est un descendant à
King exploitera dans d’autres textes, la nou- peine réinventé de Dracula. En fait, Stephen Richard Matheson et Bret Easton
velle « Les enfants du maïs » notamment. « Il King a écrit Salem avec à ses côtés le chef- Ellis : les normes renversées
n’y a pas grand bien à voir dans ces petites d’œuvre de Stoker, s’y référant sans cesse, Tout bon vampire cherche à étendre son
villes que rien n’agite. Une énorme indiffé- jouant avec ses inventions (l’idée du vampire ombre sur le monde et à infecter ses voisins
rence, pimentée de temps en temps d’une qui ne peut pénétrer chez les vivants sans y pour les convertir en morts-vivants domes-
mauvaise action involontaire, ou, pis encore, être invité), multipliant les formes (articles de tiques. Dès lors, il apparaît naturel – si l’on
d’une mauvaise action consciemment accom- journaux, journal intime) à l’instar de l’Irlan- peut parler ainsi – que le vampire investisse
plie », assure un habitant de Salem. Le roman dais. Mais, au texte même, il semble avoir pré- une certaine science-fiction pessimiste née
participe-t-il d’une revanche prise par l’auteur féré le sous-texte – et particulièrement celui pendant la guerre froide et que le récit post-
sur la petite ville du Maine – Durham – où il qui montre, à travers le vampire s’attaquant apocalyptique vampirique devienne un
passa son enfance ? L’incendie purificateur à l’Angleterre, le conflit entre la morale sous-genre en soi. Le vampire, en effet, s’ac-
conclusif semble l’indiquer, tout comme la commode fort bien des thématiques catas-
personnalité des deux survivants – un enfant Et si le vampirisme devenait trophistes. S’agit-il de révéler, comme dans
trop imaginatif pour cette ville étriquée et la règle ? Tel est le prédicat La Route de Cormac McCarthy, la fondamen-
l’écrivain supposé sulfureux, soit deux pro- de Je suis une légende. tale sauvagerie humaine une fois tombées les
jections évidentes de Stephen King. barrières qui la contenaient ? Le vampire

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pascal victor/artcomart
Germania 3, de Heiner
Müller, mis en scène en 2005 recherches scientifiques, de vaincre leur efforts : dans La Lignée de Guillermo Del
par Michel Deutsch. héliophobie, et tentent de convaincre Neville Toro et Chuck Hogan et Le Passage de Justin
que, dans un monde uniformément vampire, Cronin, le vampirisme est présenté d’emblée
dramatique et ce désir mécanique le monstre, c’est lui. Ce qu’il finit lui-même comme une forme d’hémopathie. Peut-il
sont une provocation : en ce par se demander, à force de solitude et relever de la psychopathie ?
sens, Müller est absolument d’équipées sanglantes. Par ce retournement, À l’instar de Richard Matheson, l’Américain
brechtien, et son intelligence la représentation de la violence et de la Bret Easton Ellis se sert du vampire pour
tour à tour froide et drôle se lit monstruosité prend un tour nettement plus étudier la monstruosité humaine, dans un
aussi comme un mode de réflexif que dans les fictions vampiriques sens plus politique encore. Dans la nouvelle
survie. Christophe Bident antérieures. Richard Matheson montre que « Les secrets de l’été » (dans le recueil Zom-
ces dichotomies vivant/mort-vivant, humain/ bies), Ellis met en scène un vampire qui res-
monstrueux, violence transgressive/violence semble comme un frère à ses personnages
peut incarner alors le déchaînement de nos réparatrice, ne sont pas si nettes que le laisse habituels : riche, beau, vide, californien,
appétits : entre les cannibales de La Route et apparaître une lecture superficielle de Bram matérialiste et instrumentalisant autrui pour
certains vampires du monde dévasté décrit Stoker. Neville – retranché la nuit en sa son plaisir. On ne sait, d’ailleurs, s’il s’agit
par Richard Matheson dans Je suis une demeure comme dans une tombe tandis d’un vampire rhabillé en personnage ellisien
légende, la différence essentielle tient dans qu’un peuple vampirique s’égaille au- ou d’un personnage ellisien qui se prend
la longueur des crocs. Les mœurs et le régime dehors – n’en disconviendrait pas. pour un vampire. En tout cas, le parallèle
alimentaire sont proches. Je suis une légende ne fournit pas seulement établi entre l’Homo materialistus moderne
Auteur phare de la littérature populaire des les bases de tout récit d’apocalypse vampi- des fictions ellisiennes et la figure mons-
années 1950, Richard Matheson (né en 1926) rique : c’est à l’intérieur de ce texte (où les trueuse et ancienne du suceur de sang en dit
fut le premier auteur à assimiler vampirisme vampires sont, biologiquement, des mutants) long : l’individualisme triomphant des
et apocalypse en roman. Son Je suis une que s’accomplit la métamorphose du récit milieux favorisés produit des êtres négatifs
légende (qui n’a à peu près rien à voir avec vampirique classique, imprégné de mytholo- et superficiels qui peuvent s’assimiler au
l’adaptation filmique) présente l’histoire du gie, en récit vampirique fondé scientifique- vampire. D’ailleurs, les personnages d’Ellis,
dernier humain, Neville, dans un monde où ment. Neville (contrairement à ce qu’in- qui se dévorent métaphoriquement les uns
tous les autres ont été convertis au vampi- dique, à force de raccourcis, l’adaptation les autres (Moins que zéro), ou étripent
risme par la grâce d’une bactérie. La journée, filmée) n’a rien d’un savant. Pour étudier son autrui pour leur jouissance (American Psy-
Neville massacre à l’épieu les vampires ennemi vampirique, il part de Bram Stoker cho), ne sont-ils pas tous des vampires méta-
endormis. La nuit, ce sont eux qui assiègent et des légendes aux relents d’ail avant de pro- phoriques ? Si les vampires n’apparaissent
sa demeure. Plus intéressant, certains de ces gresser vers une analyse médicale du phéno- jamais dans les miroirs, c’est peut-être parce
vampires parlent, ont gardé souvenir de leur mène… Les fictions ultérieures commence- que nos visages leur fournissent des reflets
passé, s’efforcent même, à l’aide de ront là où Neville parvient après bien des très satisfaisants.

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Dossier Le vampire
akg/JosePh Martin
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Château en ruines, eau-forte de Fernando Labrada Martín (1888-1977), Madrid, coll. privée.

Du repoussoir universel
au doute généralisé
Le vampire fut d’abord un ennemi idéal, dont le sacrifice asseyait
le pouvoir des gardiens de l’ordre social. Il symbolise plutôt,
aujourd’hui, la fin des autorités et des normes incontestables.
Par Ève Paquette

D
epuis son introduction dans la littérature du plus récemment, dans la série télévisée amé-
xviiie siècle, le vampire a sans doute été l’une ricaine True Blood (depuis 2008) et les films
des figures les plus polymorphes qui se Twilight (2008-2012), qui présentent tous
puisse trouver. À mille lieues du Dracula de des personnages de vampires « sympa-
Bram Stoker (1897) ou du hideux Nosferatu thiques (1) » ou attirants.
de Murnau (1922), la figure du vampire
semble, depuis la fin des années 1970, avoir Aristocrates décadents
définitivement perdu certains de ses traits Il faut pourtant nuancer ce portrait, qui sug-
archaïques et menaçants. Cette transition est gère une démarcation très nette entre un
repérable notamment dans les Chroniques avant et un maintenant. Le vampire sédui-
des vampires (1976-2003) d’Anne Rice et, sant existait avant Dracula, qui savait lui-

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
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même à ses heures charmer ses victimes ; du vampire, accepte dans la scène finale de Une grande partie de ces récits plus récents
quant à celui qui sévit depuis la fin du tuer son « bien-aimé ». À cette violence qui comporte un aspect encore plus frappant : il
xxe siècle, il n’est pas toujours sympathique refonde le tissu social officient les représen- n’est plus toujours nécessaire d’éliminer les
ni même séduisant (2). Cela s’explique : les tants des institutions qui garantissent vampires. Certaines créatures d’Anne Rice,
récits vampiriques permettent de déployer l’ordre : docteurs, prêtres, scientifiques et comme d’autres de True Blood et de Twilight,
certaines des catégories qui ordonnent le autres détenteurs de savoirs ancestraux sont vont jusqu’à éviter la prédation envers les
monde en un moment et un lieu spécifiques. les premiers à savoir identifier le mal et à humains ; leur différence ne peut être plei-
Le vampire y incarne, à l’inverse, les catégo- connaître le moyen de l’expulser. nement revendiquée qu’à cette condition.
ries qui contribuent à brouiller les repères de Les institutions jadis triomphantes trouvent
ce monde. Ainsi, l’intégration du vampire Après l’anémie, l’anomie ici leurs derniers soubresauts dans la repré-
dans le monde n’est jamais totale ; sous Il en va tout autrement dans les productions sentation de groupuscules extrémistes, ata-
quelque forme qu’il se présente, son exis- plus récentes, dans lesquelles les institutions viques ou repliés sur eux-mêmes, qui per-
tence pose toujours problème. Les données censées assurer la cohésion sociale et morale sistent à voir le vampire comme un danger.
spécifiques de ce problème sont à chercher se révèlent impuissantes. Ainsi, dans les De façon assez intéressante, dans tous les
dans ce qui, pour chaque récit vampirique, Chroniques de vampires d’Anne Rice, les récits présentant des vampires « humanisés »
rend le vampire impossible. symboles religieux ne sont pas aptes à effrayer se trouvent également des vampires non
La littérature, au xixe siècle, avait déjà ex- le monstre. La science et le savoir-faire jadis domestiqués, pourrait-on dire, dont la vio-
ploité la figure du vampire attirant, notam- réservés aux représentants des institutions lence égale celle de leurs prédécesseurs.
ment sous sa forme féminine. La Morte sociales sont désormais détenus par des Dans un monde où prévaut l’anomie, la rela-
amoureuse de Théophile Gautier (1836) et humains « hors norme » : la Buffy de Buffy tion nécessaire entre le social, ses institutions
Carmilla de Sheridan Le Fanu (1872) contre les vampires (1997-2003) est une ado- et ses victimes sacrificielles est mise en scène
mettent en scène le désir éprouvé et suscité lescente, de même que Bella dans Twilight. à la manière d’un archaïsme.
par la femme vam- Cette dernière, dans une scène du premier Le pouvoir appartient désormais à ceux et à
(1) « Rehabilitating
pire. Mais la capacité Revenants, or film de la série, n’a pas besoin qu’un docte celles qui embrassent le vampire, au sens
du vampire à provo- Sympathetic Vampires savant lui souffle la réponse lorsqu’elle est propre comme au sens figuré. Autrement
quer le désir des hu- in Recent Fiction », pressée de nommer la créature incarnée par condamnés à la plate servitude envers des
mains ne peut tenir Joan Gordon,
Extrapolation, Edward : « Vampire ! » Dans d’autres films plus puissances anomiques, ceux-ci retrouvent
qu’à un subterfuge, vol. xxix, n° 3, proches de la série B américaine, les chasseurs dans le domaine de l’intime la possibilité
le même qui fait 1988, p. 227-234. de vampires sont des êtres marginalisés d’une hétéronomie fondatrice. Cependant,
oublier la laideur de (2) Voir Reflections (minorités ethniques, délinquants, rebelles), ils se désignent ainsi comme boucs émis-
on Draculas, Elizabeth
Dracula, qui consiste Miller, éd. Transylvania des prêtres défroqués, des policiers limogés. saires par excellence : les fang bangers de
à cacher une abomi- Press, 1997, p. 27-46. Il revient donc à des individus ainsi rendus True Blood sont persécutés presque tout
nation sous les appa- (3) En référence à exceptionnels d’assurer l’ordre que ne autant que leurs amants surnaturels.
rences d’un statut La Violence et le Sacré
(1972), René Girard,
peuvent plus garantir les institutions sociales, Alors que les premiers récits vampiriques
d’exception reconnu éd. Hachette elles-mêmes condamnées à l’immobilisme par mettaient en scène la double nécessité d’une
par la culture. Cette Littératures, 2003. leur collusion avec un pouvoir corrupteur. aristocratie vampirique et de sa mise à mort
première vague de pour la perpétuation des institutions garantes
figures vampiriques Désormais impuissantes face aux vampires, de l’ordre social, les histoires de vampires
attirantes cumule les les institutions laissent la place humanisés ont pour décor une société ano-
personnages liés, à des individus issus de la marge pour mique dont la stabilité repose sur une impos-
d’une façon ou les affronter et assurer un ordre menacé. sible jouissance : porter en soi le désordre, se
d’une autre, à une faire abomination, se vouloir réparation.
aristocratie déca-
dente ou archaïque. La Clarimonde de Gau-
tier est une ancienne courtisane entretenue
Zoetrope/columbia tristar/the kobal collection/nelson ralph.

par un prince, Carmilla se révèle comtesse


Mircalla Karnstein, le lord Ruthwen du Vam-
pire de Polidori (1819) fréquente la haute
société anglaise… Prestigieuse généalogie
pour le comte transylvanien Dracula. Tous
ces aristocrates demeurent cependant asso-
ciés à un monde dont les lumières du moder-
nisme triomphent sans merci.
Dans ces récits, la mise à mort du vampire
(lorsqu’elle a lieu) est souvent faite par
ceux-là mêmes qui ont d’abord été séduits
– ou en leur présence –, dans une logique
qui est celle de la substitution sacrificielle (3).
Ce principe est peut-être encore plus visible
dans l’adaptation cinématographique de
Dracula offerte par Francis Ford Coppola
en 1992, alors que Mina, amante volontaire Winona Ryder et Gary Oldman dans le Dracula de Francis Ford Coppola (1992).

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Dossier Le vampire 72

Nouveaux épisodes
Les films Twilight et la série True Blood décrivent
des vampires « normalisés », cohabitant avec des humains.
Une fois de plus, les créatures sont capables
de tout allégoriser : le conservatisme et le puritanisme
dans Twilight, les difficultés des minorités dans True Blood.

collection christoPhe l
Par Clémentine Baron

L
es vampires envahissent la culture populaire adaptations de romans (Twilight de Stephenie Extrait de la
par vagues. Une des dernières en date, à la fin Meyer d’une part et La Communauté du Sud première saison
des années 1990, avait propulsé sur le devant de Charlaine Harris d’autre part), et leurs in­ de la série True
de la scène une tueuse de vampires prénom­ trigues, qui aux vampires unissent loups­ Blood (2008),
mée Buffy, dans la série télévisée qui porte garous et autres créatures extraordinaires, imaginée par Alan
son nom, dirigée par Joss Whedon. La précé­ semblent très proches au premier abord. Ball, le créateur
dente, à la fin des années 1970, nous emme­ Dans les deux cas, on suit les tribulations sen­ de Six Feet Under.
nait sur les pas de Louis et Lestat dans l’excel­ timentales d’une jeune et jolie fille (Bella dans À droite :
lent roman Entretien avec un vampire Twilight et la très blonde Sookie dans True Kristen Stewart
d’Anne Rice. À l’aube des années 2000, on at­ Blood), naïve comme il se doit, qui tombe (Bella) et Taylor
tendait logiquement le retour des suceurs de éperdument amoureuse d’un vampire. Ses Lautner (Jacob)
sang. Comme à chaque fois, ils reviennent, proches s’opposent à cette idylle, en parti­ dans Twilight 2,
plus jeunes et plus beaux, de moins en moins culier Jacob le loup­garou (dans Twilight) et Tentation
cruels, de plus en plus humains. Jusqu’aux Sam le métamorphe (dans True Blood), se­ (Chris Weitz, 2009).
vampires d’aujourd’hui qui sont, n’en dé­ crètement amoureux d’elle. La jeune femme
plaise à Aristote, des animaux sociaux. Twi­ ignore les avertissements, convaincue que son
light nous les fait vampire, doué de sentiments presque hu­
Twilight et True Blood suivent rencontrer au lycée, mains, n’est pas comme ses semblables. Ainsi,
tous deux les tribulations se déplaçant en fa­ Edward Cullen dans Twilight se considère
mille, quand ceux de comme végétarien (sic) et ne boit que du sang
sentimentales d’une belle et
True Blood passent à animal, quand Bill Compton, l’amoureux de
naïve jeune femme, tombée la télévision et luttent Sookie, cherche à s’intégrer à la société des
amoureuse d’un vampire. pour leurs droits humains et se nourrit de sang synthétique.
sociaux, loin de la so­ De telles ressemblances auxquelles s’ajoute
À lire litude mythique de l’immortel, reclus dans un délicieux second degré pourraient faire de
La Communauté son manoir aux sombres tours crénelées. True Blood une redoutable parodie de Twi­
du Sud, Ce retour s’explique par un contexte favo­ light. Mais les romans de Stephenie Meyer
Charlaine Harris, rable. Dans une époque qui pousse le culte sont parus bien après les premiers tomes de
éd. J’ai lu, 12 tomes de la beauté et de la jeunesse à son La Communauté du Sud…
à ce jour, 8,45 € chacun. paroxysme, le vampire, immortel, incarne un
modèle parfait de nos aspirations. Sa figure Apologie mormone de la chasteté
joue avec une névrose collective universelle Twilight apparaît comme le stéréotype même
– la peur de la mort – et son expression la de la romance adolescente et utilise le vam­
plus contemporaine – l’horreur de la pire pour en contourner les clichés. Il reste
vieillesse. La figure du vampire se voit instru­ qu’Edward – dont on n’aperçoit pas une
mentalisée dans ce cadre par la littérature, le seule fois les canines – est une sorte de mau­
cinéma et la télévision. Deux exemples vais garçon qui attire toutes les filles : margi­
tendent à confirmer cette idée : les phéno­ nal, d’une beauté hors norme, ne se mêlant
mènes Twilight et True Blood. pas aux autres lycéens, vaguement menaçant. (1) Dont les cinq films
On peut mentionner de nombreuses simili­ De même, Bella correspond point pour point ont été réalisés
tudes entre la saga cinématographique Twi­ au modèle de l’adolescente mal dans sa peau, successivement par
Catherine Hardwicke,
light (1) et la série télévisée True Blood signée perturbée par le divorce de ses parents, qui Chris Weitz, David
par Alan Ball. L’une et l’autre sont des va se noyer dans une folle passion. Le reste Slade et Bill Condon.

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summit EntErtainmEnt/thE kobal collEction


de l’intrigue aborde tous les questionne­ chose [la] dévore de l’intérieur » et ne man­ « normalisées », demeurent plus féroces que
ments de l’adolescence : la peur de devenir quera pas de la tuer, ou du moins d’accélérer les vampires de Twilight. À partir d’un même
adulte, les relations conflictuelles avec les sa conversion vampirique. Il est hors de ques­ thème et d’éléments souvent proches, les
parents, la dépression et le suicide, mais avant tion d’avorter, même si l’embryon (« le bébé », deux sagas diffusent des messages contraires :
tout l’éveil du désir, la découverte de la sexua­ ne cessent de corriger, dès les premières quand Twilight utilise la figure « rebelle » du
lité et la peur qui l’accompagne. semaines de la grossesse, Bella et sa belle­ vampire pour faire passer des idées conser­
Couchera ? Couchera pas ? Telle est la ques­ sœur Rosalie, conformes aux préceptes de vatrices, True Blood fait entrer le vampire
tion principale de la saga. Allusions érotiques, l’Église mormone) se développe à une vitesse dans la norme sociale, afin de faire ressortir
torses nus, corps tendus les uns vers les phénoménale, brise les côtes de Bella et se les déviances de celle­ci. Le comportement
autres : il règne dans les films une tension nourrit de sang avant même sa naissance. des humains se révèle souvent bien plus cho­
sexuelle constante, souvent servie par l’in­ Ainsi, à une époque où l’on pense tout pou­ quant que celui des vampires.
trigue (Jacob doit porter Bella dans ses bras voir montrer de la sexualité, le paradoxal suc­ D’autre part, dans True Blood, boire le sang
pour couvrir son odeur, il doit s’allonger cès de fictions radicalement conservatrices des humains ne tue pas ceux­ci, du moins pas
contre elle pour la réchauffer, etc.), mais le comme Twilight reflète l’influence de la réac­ forcément, ce qui permet aux vampires de ne
désir n’est jamais assouvi, et la morale puri­ tion. La figure du vampire devient un prétexte pas être des assassins par obligation (certains
taine reste sauve. Stephenie Meyer, en digne pour contester les acquis des années 1960. le sont par choix) et a pour conséquence le
mormone, fait de son intrigue une apologie développement de nouvelles pratiques
de la chasteté, dans laquelle la sexualité est Républicains ou démocrates ? sexuelles, tarifées ou non, où des humains
clairement définie comme quelque chose de Dans True Blood, au contraire, le vampire ne acceptent de se laisser mordre. D’ailleurs, la
mal, d’interdit. représente plus l’interdit. Il s’est révélé aux figure du prédateur est ici inversée : le sang
Dans le Traité sur les apparitions en 1746, yeux des hommes : dès lors que ceux­ci ont de vampire, le « V. », se révèle une drogue
dom Calmet réinvestissait, au nom de la reli­ mis au point du sang synthétique (le « Tru puissante dont raffolent les humains (dans
gion, la figure du vampire dans sa lutte contre blood »), il a pu cesser de se nourrir des Twilight, le sang de vampire, appelé « venin »,
le rationalisme des Lumières. De même, le humains et revendiquer un statut de citoyen. ne peut être bu par les humains que dans le
vampire de Twilight apparaît, sous couvert de Il milite pour que ses droits soient reconnus cadre de leur transformation), et ceux­ci sont
marginalité, comme le cheval de Troie d’un dans la société. Contrairement à son homo­ prêts à torturer et à tuer les vampires pour
conservatisme prononcé. Ainsi, quand Bella logue de Twilight, il ne se cache plus des s’emparer de leur précieux « jus », justifiant
voudrait bien passer à l’acte, Edward le vam­ humains, mais reste un symbole de la diffé­ leurs actes en rappelant que ce sont des
pire – pourtant figure du désir sexuel – lui rence. La figure du vampire reprend ici un créatures diaboliques et qu’on ne fait rien de
demande d’attendre le mariage. On justifie le discours sur les minorités, sur l’exclusion et mal en les supprimant. On devine une cri­
fait par son immortalité : il vient d’une autre la discrimination raciale, mais aussi sexuelle. tique des excès de la religion (déjà en germe
époque où les choses étaient différentes. « Je Le choix de la Louisiane comme cadre est dans le générique où se succèdent des scènes
suis de l’ancienne école », dira­t­il à Bella. Dès d’ailleurs signifiant. Il permet, outre un clin érotiques et de transes mystiques) de plus en
lors que penser de Stephenie Meyer ? d’œil à Anne Rice – dont l’Entretien se plus étayée au fur et à mesure du dévelop­
Non seulement Twilight prône l’abstinence et déroule en Louisiane –, d’inscrire le pement de l’intrigue, où la ferveur des tran­
le mariage, mais aussi l’acte sexuel comme « racisme » envers les vampires dans la per­ quilles habitants de la ville de Bon­Temps flirte
moyen de procréer et non comme source de spective d’un passif d’esclavage et de ségré­ dangereusement avec le fanatisme. Un dis­
plaisir érotique (c’est d’ailleurs très doulou­ gation et un contexte de ferveur religieuse cours aux consonances démocrates – quand
reux pour Bella, et cela risque même de la qui ne leur est pas non plus favorable. Stephenie Meyer nous présenterait plutôt des
tuer). Ne reculant pas dans sa démonstration, Comme dans toute phobie, le rejet et la peur vampires républicains – qui dénonce les
Stephenie Meyer fait tomber son héroïne cohabitent avec une part de fascination. Les excès de la société américaine, dont les tra­
enceinte dès la première étreinte (post­ humains sont à la fois révulsés et captivés par vers sont bien plus à craindre que les canines
mariage), et ainsi la condamne, puisque « cette la face obscure de ces créatures qui, bien que des vampires.

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Dossier Le vampire 74

Borges mordu
par Dracula
Entretien avec l’écrivain argentin Pablo De Santis, dont
le dernier roman, La Soif primordiale, présente de mystérieux
érudits comme des avatars contemporains du vampirisme.
Propos recueillis par Juliette Einhorn

I
ci, les vampires sont argentins et se nom­ et les enquêteurs… Pourquoi cette Pablo De Santis :
ment « les Antiquaires ». Dans La Soif primor- transposition de l’intrigue policière « Je me demandais
diale (2012), l’Argentin Pablo De Santis re­ dans un cadre fantastique ? ce qui se passerait
visite (en vampire littéraire ?) l’archétype et Je pense qu’on retrouve des ingrédients du si quelqu’un
propose, de ces créatures fantastiques, une roman policier dans mon texte, mais peut­être survivait
lecture poétique : est vampire celui qui boit plus du roman noir que du roman à sus­ à son époque,
l’autre, à la recherche d’un temps perdu, pense : ce sont comme deux bandes qui s’af­ si quelqu’un
d’un sens à recréer. Son héros, le jeune San­ frontent successivement, jusqu’à ce que mort devait dire adieu
tiago Lebron, est d’abord réparateur de ma­ s’ensuive. C’est une sorte de combat épique, à tous ceux
chines à écrire, puis rédacteur de la rubrique qui ne se déroule pas dans de grands espaces, qu’il avait connus. »
ésotérique d’un journal de Buenos Aires, et mais dans de vieux hôtels, des rues obscures,
enfin libraire de livres anciens. Or, entre­ des galeries désertes de Buenos Aires. La lit­
temps, Lebron a été approché par une térature de genre (le roman policier, le fantas­
congrégation secrète (composée d’un nu­ tique, la science­fiction) a beaucoup compté
mismate, le gardien d’un cimetière de sta­ pour moi. D’abord à travers l’héritage argen­
tues, etc.), les mystérieux Antiquaires, qui tin : nos grands écrivains, Borges, Bioy Ca­
s’assimilent aux traditionnels vampires. Il a sares, Silvina Ocampo ou Julio Cortázar, tous
aussi été approché par le « ministère de l’Oc­ ont préféré la littérature de genre au réa­
culte » pour surveiller ses nouveaux amis. À lisme. Par ailleurs, dans mon enfance, mes
travers cette intrigue, Pablo De Santis opère parents avaient pour habitude de me ra­
une réinvention mélancolique du récit vam­ conter le film lorsqu’ils revenaient du ci­
pirique, entre fantastique et symbolique, go­ néma, et j’écoutais avec fascination l’histoire
thique et contre­espionnage, parabole philo­ des Oiseaux de Hitchcock, ou celle des
sophique et roman d’amour… thrillers complexes et sanglants de Dario
Dans La Soif primordiale, des créatures Argento, L’Oiseau au plumage de cristal ou
que vous appelez les Antiquaires boivent bien Quatre mouches de velours gris.
le sang des autres. Pourtant, vous Les Antiquaires sont aussi doués
n’employez jamais le mot « vampire ». de la « capacité d’évoquer chez les autres
Pourquoi cette omission délibérée ? le visage ou les gestes de personnes
Pablo De Santis. Lorsqu’on écrit ou lit une décédées ». Pourquoi avoir doté les
À lire histoire, on est partagé entre l’envie de répé­ vampires de dons spirites particuliers ?
tition et l’envie de renouveau. Le mot « vam­ J’ai toujours voyagé sur la ligne A du métro
La Soif
primordiale, pire » évoque trop les châteaux, les croix, les de Buenos Aires, la plus ancienne – elle date
Pablo De Santis, miroirs et l’ail. J’ai voulu jouer à remettre les de 1912 – et celle qui conserve aujourd’hui
traduit de l’espagnol compteurs à zéro. encore ses wagons originaux en bois – mal­
(Argentine) par François Votre texte se lit comme un roman heureusement ces magnifiques wagons aux
Gaudry, éd. Métailié, policier où les vampires seraient à la fois sièges en bois et aux vieilles glaces tachées
246 p., 18,50 €.
les assassins, les victimes de mercure viennent d’être retirés, ce mois­
ci, et remplacés par des neufs : une tragédie
« Le mot “vampire” évoque trop les châteaux, urbaine. Dans un de ces wagons de la ligne
les croix, les miroirs et l’ail. J’ai voulu A, j’ai revu une femme que j’avais rencontrée
jouer à remettre les compteurs à zéro. » à l’occasion d’un travail, et qui était morte
quelques années auparavant. L’illusion n’a

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
75

permis au mythe de garder son charme. Par


ailleurs c’est une espèce de mythe fonda­
mental lié à beaucoup d’autres : celui des
fantômes, du devenir­animal, de l’invisibi­
lité… Ainsi le roman Dracula représente
l’étape charnière du mythe, car il s’agit d’une
sorte de grande encyclopédie contenant
tous les possibles du genre : Dracula se trans­
forme en animal, en nuage, il exerce un pou­
voir sur les animaux…
Quel est le meilleur substitut au sang ?
Le langage ? Les histoires de vampires ?
Sincèrement je n’aimerais pas boire du sang,
je ne supporte même pas la vue du sang,
même si je suis fils de médecins ; je préfère
le sang dans les histoires de vampires comme
Je suis une légende, de Richard Matheson, ou
Salem, de Stephen King. Dans mon enfance
je lisais des bandes dessinées de terreur qui
s’appelaient Dr. Mortis. Aujourd’hui encore
je ne rate pas un seul des films de terreur qui
passent dans les cinémas de Buenos Aires
– les films de terreur surnaturelle, pas ceux
d’assassinats et de torture.

matsas/éd. métailié
Le sang est la boisson archétypale,
paradoxale, qui nourrit et tue en même
temps. Quels en seraient les pendants
modernes ? La religion, la drogue ?
Votre question me rappelle un roman oublié
duré qu’un instant, mais elle était totale. fantastiques, où le passé continue d’exercer de Leo Perutz, un de mes auteurs préférés :
C’est ainsi que j’ai eu l’idée de doter les An­ son emprise : eux sont de petites tragédies. La Neige de saint Pierre. Perutz était un écri­
tiquaires de cette capacité de convoquer les Un crime est un incident singulier, alors que vain tchèque d’origine juive qui écrivait en
personnes décédées. Dans les romans et l’existence d’un fantôme, lorsqu’elle est avé­ allemand. Il a publié la majorité de ses
dans les films, les fantômes apparaissent rée, a une valeur universelle : cela signifie que romans dans la période de l’entre­deux­
dans l’intimité ; dans la réalité, on les voit les fantômes existent, ont toujours existé. guerres. Dans La Neige de saint Pierre, un
seulement dans la foule, les rues bondées, Faire apparaître une personne morte, homme découvre qu’un parasite du blé pro­
les grandes gares. collectionner des livres de tous duit des hallucinations de type religieux ;
Les êtres dont les Antiquaires boivent les temps : la soif des vampires comme il veut redonner au monde le respect
le sang sont victimes d’une lente n’est-elle pas par essence de la religion, il contamine une région entière
dévoration, le sang passant d’un corps mélancolique, liée à l’absence et au avec ce poison. Mais la foule, loin de s’aban­
à l’autre dans une sorte de transfusion. besoin de ressusciter le passé ? donner à l’extase mystique, se met à brûler
Serait-ce la métaphore d’un lien entre « Que se passerait­il si jamais… ? » Cette des églises et à chanter L’Internationale. Le
passé et présent, entre les êtres, d’une question est présente dans toute histoire. savant raté se rend compte que son plan a
transmission nécessaire et chaotique ?… Moi je me demandais ce qui se passerait si échoué parce que « la religion d’aujourd’hui
Oui, totalement. C’est une sorte de mort sui­ quelqu’un survivait à son époque, si est le communisme ». Évidemment, c’est un
vie d’une résurrection. Chaque histoire quelqu’un devait dire adieu à tous ceux qu’il livre des années 1930.
raconte la manière dont se rencontrent le avait connus. Ma réponse est qu’il resterait Le vampirisme est-il indissociable de
passé et le présent. Dans un récit policier, par fatalement ancré dans le passé, qu’il essaie­ la soif érotique, un désir jamais assouvi ?
exemple, c’est le passé des personnages qui rait de recomposer celui­ci avec les restes Le désir érotique est absent des origines du
va entraîner le crime. Les récits fantastiques dont il dispose. mythe : en lisant les « cas réels » rapportés
quant à eux nous racontent comment un fan­ Le vampirisme serait-il, finalement, par Charles Nodier, on se rend compte que
tôme ou bien une tradition ancienne qu’on besoin vorace de ce qui n’est pas là, c’est surtout la vengeance qui motive les
croyait éteinte font irruption dans le présent. ce qui n’est pas soi ? L’exacerbation vampires. En même temps que le genre s’est
Le meilleur roman de science­fiction, Sola- du désir propre à l’être humain ? raffiné, l’érotisme a fait son apparition,
ris, de Stanislas Lem, est lui aussi l’histoire Le vampirisme a beaucoup à voir avec deux comme dans Carmilla, de Sheridan Le
de la manière dont le passé envahit le pré­ désirs contradictoires : le premier est lié à Fanu, dans lequel le vampirisme est claire­
sent, à travers le personnage de l’épouse Thanatos, le désir de mort (d’après la tradi­ ment lié à l’amour lesbien. Le cinéma a beau­
décédée du héros. tion, les vampires étaient des suicidés enter­ coup exploité ce versant érotique du mythe :
Les romans policiers ont toujours une allure rés en dehors du cimetière, c’est­à­dire en il a fait de la morsure un baiser. Et l’anatomie
de comédie, parce que le détective parvient dehors de la terre sacrée) ; le second est du cinéma découvrit cette région inex­
à enrayer le pouvoir du passé et à libérer le celui de possession d’autrui. C’est cette plorée : le cou.
présent. Ce qui n’est pas le cas des récits ambiguïté, cette indétermination qui a Traduit de l’espagnol par Chloé Brendlé

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Dossier Le vampire 76

Les rôdeurs
des salles obscures
Depuis le Nosferatu de Murnau, des cinéastes ont fait du
vampire le totem de leur art. Les films n’ont-ils pas le pouvoir
de posséder les corps et d’hypnotiser les spectateurs ?
Par Hervé Aubron

D
racula aura attendu l’invention du cinéma la capacité du cinéma à restituer les textures (4) « Nosferatu » est un
pour s’extirper de sa crypte : le roman de du monde sensible est paradoxalement soli­ mot ponctuellement
employé dans le roman
Bram Stoker paraît en 1897, deux ans après la daire d’un aspect spectral – le spectre du réel, comme synonyme de
première séance du cinématographe. Le vam­ ce pourrait être un résumé lapidaire du vampire (à tort,
pire a probablement compris combien sa cinéma. Il y a là un mode d’incarnation singu­ semble­t­il) – et
fièvre trouverait là un parfait incubateur, et un lier, qui rappelle la condition des vampires, devient vite ici le nom
du maléfique comte
excellent vecteur de dissémination. Il n’est « revenants en corps », comme on disait autre­ Orlok. Le premier sous­
pas le seul : le cinéma a pu être précocement fois, représentants d’une incarnation condi­ titre allemand signifie
(1) Article paru dans « Une symphonie de
le quotidien perçu comme une machine vampirique, ca­ tionnelle (comme on parle de liberté condi­
l’épouvante » :
Nijegorodskilistok pable de siphonner à son profit les sucs et tionnelle) (2). Le cinéma et le vampirisme il connaîtra maintes
le 4 juillet 1896. principes vitaux des êtres. L’anecdote selon nécessitent tous deux une obscurité parfaite, variantes selon les pays.
(2) Ainsi que l’écrivait
le critique Philippe laquelle, devant la vue Lumière de L’Arrivée les suceurs de sang comme les corps projetés (5) De ce point de vue,
d’un train en gare de La Ciotat, le public, ne souffrant pas la lumière du jour. Un film le futur comédien
Arnaud, sollicitant et metteur en scène de
entre autres Gorki, craignant d’être fauché se serait enfui, est pro­ finira de sceller vampirisme et cinéma : c’est théâtre Roger Blin,
« […] le registre bablement apocryphe : il n’est nullement cer­ bien sûr le Nosferatu de Murnau (1922). Si encore critique de
particulier d’existence cinéma, formule
du vampire […] le tain que les premiers spectateurs du cinéma­ Nosferatu a vite semblé incarner le cinéma
tographe aient été saisis par un écrasant effet même, c’est qu’il condense son trouble origi­ un beau commentaire
rend parent des corps à propos de l’accéléré
du cinéma, de de réel. Accréditer la légende du public nel, déjà émoussé quelque vingt­cinq ans dans le film de
leur pseudo­présence « croyant » à ce qu’il voit, c’est faire comme si après son invention. Nosferatu est comme Murnau : « Quoique
d’image, de j’aie vu Nosferatu
leur translucidité de l’humanité, à la fin du xixe siècle, était sourde une piqûre – ou une morsure – de rappel.
plusieurs fois, il y a
gélatine […]. et ne voyait pas en couleurs. C’est bien cette « Et quand il fut de l’autre côté du pont, les certaines scènes que
Un revenant en corps, étrangeté­là qui dut alors frapper : qu’était­ce fantômes vinrent à sa rencontre » : intertitre je n’ai pu user,
c’est un incarné entre autres celles où
partiellement échoué donc que ce monde dépigmenté et sans sons ? de Nosferatu, au moment où le jeune voya­
Ce dont, entre autres, l’écrivain russe Maxime geur s’engage sur les terres du vampire (3). La Murnau a utilisé
[…] cela pourrait être l’accéléré. Ce trucage
aussi une définition des Gorki se fit l’écho dans un fameux article où phrase est devenue un verset cinéphile (mais est, je crois, plus
êtres de cinéma ». il évoque sa première expérience du cinéma : aussi surréaliste), souvent invoqué pour résu­ terrible que le ralenti,
(« Les vampires : l’être dont le caractère
radiographié, le corps « J’étais hier soir au royaume des ombres. Si mer l’expérience vécue par un spectateur,
étouffant, atroce, peut
dans tous ses états », vous savez comme cela est étrange. C’est un acceptant de se perdre dans une salle obscure être caché par une
dans L’Invention monde silencieux, sans couleurs. Tout : la et le miroitement d’un film. souplesse gracieuse ou
de la figure humaine.
Le Cinéma : l’humain terre, les arbres, les êtres humains, l’eau et transféré en béatitude
l’air, tout y est d’un gris monotone. Les rayons Monstre de montage d’aquarium. […]
et l’inhumain, Songez aussi à la gêne
Jacques Aumont (dir.), gris du soleil brillent dans un ciel gris. Les yeux Les conditions de diffusion de Nosferatu s’ap­ qui vous prend à la vue
éd. Cinémathèque sont gris dans des visages gris, grises aussi les parentent elles­mêmes à une insidieuse conta­ d’une plante qui
française, 1995, pousse à l’accéléré.
p. 304­317.) feuilles des arbres. Ce n’est pas la vie, mais mination. Horreur et abjection ! le cinémato­
son ombre, ce n’est pas le mouvement, mais Le rythme végétal est
(3) Cet intertitre, graphe a vampirisé la dépouille de mon mari : devenu rythme animal.
seulement présent son spectre muet (1). » c’est à peu près la réaction de Florence, la Nosferatu, c’est
dans la copie française, Au royaume des ombres… Certes, un fan­ veuve de Bram Stoker, lorsqu’elle apprend le rythme animal
est vraisemblablement changé en rythme
dû au traducteur tôme n’est pas un vampire, mais tout de qu’un film allemand, projeté pour la première
démoniaque. »
français. même : le trouble de Gorki tient au fait que fois le 4 mars 1922 à Berlin, se targue d’être (La Revue du cinéma
une libre adaptation de Dracula. Les produc­ n° 25, 1931, cité
« J’étais hier soir au royaume des ombres. teurs ne lui ont demandé aucune autorisation d’après Michel Bouvier
et Jean­Louis Leutrat,
Si vous savez comme cela est étrange. » et lui ont encore moins réglé de droits Nosferatu,
Maxime Gorki évoquant sa première expérience du cinéma d’auteur : le film, pour gommer sa contre­ éd. Cahiers du cinéma/
façon, s’intitule Nosferatu. Eine Symphonie Gallimard, 1981.)

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Le vampire surpris

adoc-photos
par l’aube dans
le Nosferatu
de Murnau (1922).

des Grauens (4). Et en plus le charismatique cramoisis de la Transylvanie. Distances et trucage), Murnau ne s’interdit rien : course
Dracula est devenu à l’écran une gargouille durées ne pèsent plus rien, biffées d’un trait. accélérée de la voiture fantôme emmenant le
famélique : yeux globuleux, oreilles pointues, Dans le même temps, des visions impromp- visiteur au château, inversion du noir et du
ridicules incisives de lapin, longue silhouette tues s’accaparent l’écran et enrayent l’action : blanc dans une vue solarisée de la forêt, fondu
cartilagineuse. À l’endroit de Nosferatu, Flo- hyène en chasse et chevaux effrayés, gros qui fait disparaître le monstre dans la lumière
rence Stoker se révèle aussi intraitable que le plans de plante carnivore ou d’araignée… Les du matin… La surimpression est logiquement
chasseur de vampires Van Helsing : elle exige contraintes économiques ne sont sans doute un procédé stratégique, de sa forme la plus
que toutes les copies du film soient détruites pas étrangères à ce schématisme apparent. immémoriale (une ombre projetée sur un
– ce qu’une décision de justice lui accorde en Les ellipses sont toutefois si systématiques mur à laquelle peut se réduire Nosferatu) à la
1925. Beaucoup d’entre elles le seront en qu’elles dépassent à l’évidence le pis-aller et plus « high tech » alors, qui superpose deux
effet, mais quelques-unes en réchapperont. rendent grâce, à leur manière, à l’une des opé- prises (idéal pour condenser une incarnation
La veuve noire ne comprend pas que son rations stratégiques du roman, celle du mon- paradoxale). Les trucages s’affirment aussi
courroux va amplifier l’aura vampirique du tage : le livre se présentait comme un éche- comme une forme de vampirisme, capable de
film. Astreint à une diffusion clandestine, Nos- veau de lettres, d’extraits de journaux intimes transformer les corps en ectoplasmes possé-
feratu va devenir l’un des premiers films et de divers documents. Manière, peut-être, dés ou en poupées épileptiques (5).
cultes de l’histoire (lire encadré, p. 78-79). pour Stoker, de marquer combien son Dracula
Florence Stoker méconnaît surtout que, si le était un être composite, nourri à de multiples Histoire de l’œil
film de Murnau mutile l’argument du roman, sources, mais aussi une créature télépathe, Avec Murnau, le vampirisme devient essen-
c’est qu’il mord dedans à pleines dents, c’est susceptible de brutalement connecter divers tiellement une affaire d’optique. Nosferatu est
qu’il l’adore. Le scénario réduit en effet le livre espaces-temps : le plus souvent absent, très avant tout une paire d’yeux, grosses billes tou-
de Stoker à sa trame la plus élémentaire : en allusivement décrit, comme rôdant dans les jours aux aguets dans son crâne de hulotte
une grosse heure, la messe noire est dite. Nos- interstices du texte, Dracula est capable d’agir, décharnée. De la vue, le vampire est tour à
feratu condense le nombre de personnages de posséder ou de susciter des visions à dis- tour le maître et l’esclave. C’est bien le mau-
et de péripéties, taille dans le vif à coups de tance. C’est entre autres un projecteur – ou vais œil qui se jettera sur Ellen, sa principale
collages et de bouturages sauvages. En un une télévision. Un monstre de montage, mais victime, errant elle-même les yeux écar-
plan, on parcourt dix mille lieues, une ville aussi de trucages, puisqu’il est capable de quillés. Mais cette histoire de l’œil n’est pas
portuaire cède le champ aux pâturages toutes les métamorphoses. Sur ce plan (le à sens unique. En un instant, le regard de

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Dossier Le vampire 78

Nosferatu est attiré par le portrait d’Ellen, jeune femme manifeste une langueur sus-
que son jeune époux a laissé traîner sur la Comment ignorer l’évidente pecte : le jeu expressionniste a bon dos – on
table, au château : subjugué, le vampire se sai- compassion de Murnau pense surtout au torve érotisme des hysté-
sit prestement du médaillon et le colle à ses à l’égard du vampire ? riques en transe photographiées par Charcot
pupilles. Ce geste est celui du prédateur repé- à la Salpêtrière. Quant au mari poupin, il subit
rant une victime, mais c’est aussi celui qui créature, responsable de tout ce mal, n’est-elle au château les assauts du vampire : troublante
cloue Nosferatu lui-même, désormais sidéré, pas plus à plaindre que les autres ? » Murnau séquence où une ombre prédatrice s’avance
enfermé dans l’obsession amoureuse, cette n’a lu et ne voit que cela. Comment ignorer vers le lit d’un dadais, se cachant sous les
attirance pour le cou d’Ellen, dont il loue la son évidente compassion à l’égard du vam- draps comme une vierge effarouchée. Plus
beauté. Cette attirance est si irrépressible qu’il pire ? Elle apparut telle qu’une rumeur fit vite tard, recueilli dans un hôpital, le convalescent
en mourra, oubliant l’heure et le lever du de Max Schreck (le nom de l’acteur interpré-
soleil une fois auprès d’elle. tant Nosferatu) un grossier pseudonyme der-
Autrement dit : le vampire est vampirisé par rière lequel le cinéaste se cachait, Schreck
l’image d’Ellen. Il est dans le même temps signifiant frayeur en allemand – rumeur infon-
tout-puissant et absolument dépendant, vul- dée : le comédien existait bel et bien. L’homo-
nérable. D’où, probablement, dans le film, sa sexualité de Murnau a nourri d’autres hypo-
si surprenante chétivité, sa face hébétée, à thèses concernant sa sympathie à l’égard de
dix mille lieues de l’intelligence et de la force Nosferatu : le film projetait peut-être dans le
physique de Dracula, maintes fois chantées mythe vampirique la dimension parallèle,
par Stoker. L’écrivain avait certes envisagé, clandestine et souvent nocturne, à laquelle
mais juste en passant, par la bouche de Mina, était astreint son auteur, qui en profitait pour
les éventuels tourments du monstre, alors mettre à mal le supposé équilibre sexuel d’un
qu’on s’apprête à le lyncher : « Cette pauvre couple de jeunes bourgeois. D’emblée, la

Nosferatu, idole surréaliste


L
e mépris ou le dégoût ou un antipape, allant célébrer André Breton sollicite le film
que le Nosferatu de Mur- quelque messe noire ». dans Le Surréalisme et la Pein­
nau suscita chez les cri- Les surréalistes ne pouvaient ture, en 1928 (le rapprochant de
tiques de bon ton, sa distribution qu’être sensibles à l’étrangeté de la peinture de Chirico), mais
semi-clandestine en raison des Nosferatu, eux qui voyaient dans aussi, de façon développée, dans
démêlés judiciaires avec la veuve le cinéma un art spirite, capable le recueil Les Vases communi­
de Bram Stocker, n’ont fait qu’exa- de se connecter directement aux cants (2). Il y relate et analyse un
cerber la ferveur de ses adeptes. régions les plus souterraines du rêve de 1931, comportant cette
C’est peut-être le premier film cerveau. Dans le quotidien belge péripétie : « Me voici dans un
culte de l’histoire, ainsi que le Le Soir, en 1927, Robert Desnos magasin où un enfant d’une dou-
laissent entrevoir plusieurs textes livre une évocation fantasmée (et zaine d’années (ce nombre non
rassemblés par Michel Bouvier et en couleurs) du film : « Perdu précisé dans le rêve) me montre
Jean-Louis Leutrat dans leur pré- dans une forêt profonde dont le des cravates. Je suis sur le point
cieux ouvrage – hélas épuisé (1) – sol est fait de mousse et d’aiguilles d’acquérir l’une d’elles qui me
sur le film. L’historien du cinéma de pin et dont la lumière, filtrée convient, lorsqu’il m’en trouve
Georges Sadoul, ancien compa- par les hauts eucalyptus aux une autre, dans un tiroir, que je
gnon de route des surréalistes, écorces pendantes, les pins verts me laisse imposer par lui : c’est
raconte ainsi qu’une séance pari- comme les prairies promises aux une cravate vert sombre, assez
sienne de Nosferatu, en 1928, âmes des bons et libres chevaux banale, à très fines rayures
attire une communauté d’admi- sauvages, les chênes au corps blanches en diagonale, tout à fait C’est une cravate grenat sur les
rateurs ne lésinant pas sur le folk- noueux et torturé par d’infer- semblable à celles que je pos- pointes de laquelle se détache en
lore ésotérique – on croirait voir nales maladies, est tantôt jaune sède. Mais le jeune vendeur m’as- blanc et, au moins sur la pointe
décrite une séance du Rocky comme les feuilles mortes, tantôt sure qu’elle s’harmonise particu- visible – le nœud fait –, par deux
Horror Picture Show. Sadoul se blanche comme l’orée des bois, lièrement bien avec ma chemise fois le visage de Nosferatu qui est
souvient d’un certain Jean Gen- le voyageur moderne cherche le rouge. Tout en fouillant à nou- en même temps la carte de
bach, abbé défroqué, « qui s’y merveilleux. Il croit reconnaître veau dans le stock de cravates, France vide de toute indication
rendit en smoking, avec un nœud le domaine promis à ses rêves par un autre vendeur, d’âge moyen, et dont la frontière de l’Est, très
papillon violet, une bague d’amé- la nuit. Celle-ci tombe téné- me parle d’une cravate “Nosfe- sommairement tracée en vert et
thyste au doigt, une cape noire breuse, pleine de mystère et de ratu” qui se vendait bien il y a bleu, si bien que je crois plutôt à
doublée d’amarante, se rendant promesses. Un grand projecteur deux ans mais dont il craint que des fleuves, figure d’une façon
au fond d’une automobile laquée magique poursuit les créatures ne lui reste plus aucun spécimen. surprenante le maquillage du
noire, à cette reprise de Nos­ fabuleuses. Voici Nosferatu le C’est moi qui découvre aussitôt vampire. Je suis très impatient de
feratu, comme un anti-évêque, Vampire […]. » cette cravate parmi les autres. montrer cette cravate à mes

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mordra les draps de sa couche lorsqu’il Nosferatu en est l’emblème parfait, à la fois en effet acheté une demeure en face de la
évoque l’expérience nocturne. objet que l’on tient dans la main et talisman maison du jeune couple : Ellen et le vampire
Le sous-texte sexuel est sans nul doute pré- qui capture le regard. Le film utilise réguliè- finissent par se regarder de leur fenêtre res-
sent, mais la solidarité de Murnau avec Nos- rement l’équivalent cinématographique du pective. La jeune femme est certes attirée près
feratu repose sur un socle plus essentiel, médaillon : l’iris, qui emprisonne l’image dans de sa croisée par le mauvais œil, s’offrant au
moins « personnel » : jeune prodige d’un art un cercle entouré de noir. Cette aliénation regard de son prétendant cadavérique. Mais
naissant, le réalisateur jouit de ses pouvoirs que partagent le vampire et la vampirisée, Nosferatu est à l’évidence lui-même à la merci
en même temps qu’il les craint. Pour lui aussi, sans qu’on sache qui possède qui, trouve son de la vision, comme pris dans le filet de ses
voir consiste à posséder et à être possédé acmé, à l’approche du dénouement, dans le huisseries, et surtout aplati par leur qua-
dans le même temps. Le médaillon scruté par frontal vis-à-vis de deux fenêtres. Nosferatu a drillage, un papier tue-mouches bidimen-
sionnel. La troisième dimension se suspend
en effet : dans ce champ-contrechamp frontal,
les fenêtres se replient l’une sur l’autre (quelle
fenêtre est la source de la sujétion, « l’origi-
nale » ?). La fenêtre, coutumièrement figure
du passage, du seuil transitif, devient, une fois
prise dans ce jeu de réflexion, une cage, le
gage de la claustration obsessionnelle.

Se mettre à la place des morts


Le film ne cesse de scintiller entre le comble
de l’ouvert et du fermé, jusqu’à l’indistinction.
Tout comme le vampire est à la fois un formi-
dable diffuseur d’images et une bête repliée
dans un terrier sans lumière, le film juxtapose
des extérieurs sans ajouts cosmétiques et des
intérieurs en studio claustrophobes et évidés,
limitant au maximum les accessoires (là où
l’on pouvait attendre toiles peintes et ori-
peaux gothiques). D’un côté, donc, le comble
de l’ouverture dépeuplée, des extérieurs
montagnards ou maritimes, souvent dénués
de végétation et de présence humaine, sans
aspérité pittoresque où l’œil peut se fixer. En
contrepoint, des espaces parfaitement scellés,
des boîtes aveugles et imbriquées sur le mode
de poupées russes : c’est la structure fonda-
mentale du château de Nosferatu, de ses for-
tifications au salon de réception, de son
caveau au cercueil du comte.
Par l’entremise du vampire, Murnau saisit les
collection christophe l

puissances contradictoires du cinéma : à la


fois ce qui libère l’œil et le sidère, éclaire et
aveugle, ouvre et enferme. En cela, il nourrira
Max Schreck
la fameuse théorie ultérieure de Siegfried Kra-
dans Nosferatu,
cauer (6) : selon lui, le cinéma allemand des
de Murnau.
années 1920, hanté par la question de la sujé-
amis. » Analysant en détail le (1) Nosferatu, Michel désormais ses couleurs. tion, a pressenti la grande hypnose meurtrière
songe, Breton estime que l’éven- Bouvier et Jean-Louis […] Nosferatu vers laquelle s’acheminait tout un pays. Mais
Leutrat, éd. Cahiers a représenté pour moi
tuelle rupture de stock de la cra- du cinéma/Gallimard, à la fois une somme les cinéastes, exerçant leur capacité à capter
vate renvoie à « la disparition 1981. L’ouvrage est et une limite, un trésor les regards, ont peut-être catalysé, à leur corps
longtemps déplorée du négatif une étude du film, […] presque défendant, cela même qu’ils redoutaient. Un
mais dessine aussi simultanément, en
du film et à la crainte que la copie un miroitant réseau cette période pionnière mort-vivant fasciné, vampirisé : à la fois alan-
en circulation ne devienne pro- d’intertextualité autour du cinéma, découvert, gui dans son siège et projeté à dix mille lieues
chainement inutilisable ». L’éven- de lui, introduit par exploité, et épuisé. » de lui-même, le spectateur peut s’apparenter
tualité a visiblement turlupiné une préface de Julien (2) Les Vases
à cette définition (qui convient alors, étran-
Gracq : « Nosferatu est communicants (1932),
Breton. Quoi qu’il en soit, la cra- venu, à peine révélé, André Breton, gement, aussi bien aux prosélytes qu’aux
vate Nosferatu aurait pu être un borner et clore pour Œuvres complètes, contempteurs du cinéma).
beau support de marketing moi superbement […] t. II, éd. Gallimard, Quelque dix ans plus tard, Murnau meurt
toute une province « Bibliothèque
« viral » – autre nom du vam- de l’imaginaire, de La Pléiade », 1992, dans un accident de voiture idiot à Santa Bar-
pirisme. H. A. qui partout arbore p. 119-133. bara, alors qu’il s’apprêtait à se convertir au
son : il devient le Nosferatu du cinéma,

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Dossier Le vampire 80

le mort-vivant virginal qui n’aura pas été


souillé par le parlant. Carl Dreyer contresigne
peu de temps après le ciné-vampirisme dont
Murnau eut la prescience : Vampyr (1932) est
une troublante production allemande, filmée

Dreyer-tobis-klangfilm/the kobal collection


par un Danois dans la campagne française.
C’est une adaptation non de Dracula, mais
de Carmilla, le roman de Sheridan Le Fanu
racontant l’emprise d’une vieille harpie vorace
sur une jeune femme, saisie de transes plus
que jamais outrageantes. Le film est parlant
(c’est la première fois que Dreyer s’y essaie),
mais c’est pour laisser planer une musique Vampyr,
entêtante et des mots énigmatiques dont on de carl Dreyer
ne sait que faire, c’est pour laisser se vaporiser (1932), d’après
les ombres du cinéma muet. Les extérieurs le fanu.
sont toujours voilés, nimbés d’un halo à cou-
per au couteau, le cinéma s’apparentant ici à l’acteur hongrois Bela Lugosi, volontiers ca- ténébreux, envoûtant sans effort Winona
l’empreinte cendreuse d’un cosmos qui aurait botin. Le vampire parle désormais, oui, et Ryder, mais ce n’est que l’une de ses formes,
connu tout entier le sort de Pompéi. Pris dans trop. Cela ne lui réussit pas : il se réduit sou- le film restaurant la propension – essentielle –
cette étuve de buées et de reflets, un jeune vent à un seul visage en gros plan, s’apparen- du vampire à constamment se métamorpho-
héros falot semble n’être que spectateur. tant à celui d’un bonimenteur ou d’un char- ser. Tour à tour gracieux et purulent, Dracula
Endormi, il se fait littéralement un film, se latan. L’aristocrate exotique charme les prend la forme d’un séducteur irrésistible,
rêvant mort et scellé dans un cercueil, ce qui femmes à l’opéra et ne quitte jamais la pano- d’un vieillard fardé et boursouflé, d’une vis-
donne lieu, lors du transport vers le cimetière, plie qui va devenir l’uniforme du personnage : queuse chauve-souris géante, d’un loup-garou
à un singulier travelling, saisissant visages, ciel smoking, grande cape, cheveux de jais gomi- hirsute… Coppola en fait une sorte de lan-
et feuillages du point de vue du cadavre. nés, dessinant une silhouette à mi-chemin terne magique qui récapitulerait toutes les
Transparent manifeste : voir un film consiste- entre M. Loyal et Mandrake. Ce code vesti- figures possibles du vampire, y compris les
rait à se mettre à la place des morts, pour mentaire va connaître une grande popularité moins gratifiantes : le film, affichant sa sur-
gagner en clairvoyance (7). et être maintes fois décliné – notamment dans charge ornementale, peut être conçu comme
Peu de temps auparavant est sortie à Hol- les fantaisies gothiques produites par la Ham- une luxueuse attraction de foire. À l’instar de
lywood la première adaptation « autorisée », mer durant les années 1960-1970, avec le sé- Murnau, l’Américain lie intimement le devenir
elle aussi parlante, de Dracula, produite par ducteur Christopher Lee. Si cette inflexion a du cinéma et le vampirisme – et pas seule-
la Universal en 1931. Elle est réalisée par Tod servi le rayonnement du vampire, elle a en- ment dans la séquence allégorique où Dracula
Browning (l’auteur des suffocants Freaks), tamé sa puissance. Monstre d’intelligence et donne rendez-vous à Mina dans une baraque
dont ce n’est pas le meilleur film : lui qui aura d’éloquence, il est aisément soluble dans la de cinématographe. Évidemment, les incerti-
été un audacieux guérillero du grotesque civilisation et devient une figure désuète com- tudes et hantises cinématographiques de 1992
contribue à installer une forme élégante et paré aux autres monstres libérés par le cinéma ne sont pas celles de 1922 : ce sont la vidéo,
civilisée du vampire, avec le concours de d’épouvante moderne (tueurs maniaques ou le numérique naissant, qui occupent l’esprit
zombies), mutiques, inatteignables par la de Coppola. Comme les vampires, les écrans
parole, s’inscrivant en cela plus dans la lignée s’insinuent partout, et les images qu’ils col-
de la créature de Frankenstein. portent sont extrêmement labiles, instables,
éventuellement pernicieuses, capables de
Chez Coppola, un plasma visuel toutes les transformations. Le Dracula de
Le registre glamour et photogénique du vam- Coppola est lui aussi un monstre de montage,
pire se prolongera dans divers films tentés par mais ce n’est plus sur le mode des coupes
le papier glacé (Les Prédateurs de Tony Scott franches, comme chez Murnau, plutôt d’in-
en 1983 ou Entretien avec un vampire de cessants fondus, par lesquels les plans se
Neil Jordan en 1994), jusqu’à Twilight contaminent l’un l’autre. Si les écrans plasma
aujourd’hui. Werner Herzog essaiera de revi- ne sont pas encore usuels, ils sont déjà plas-
taliser la dimension grotesque de la figure miques – et ce plasma visuel se transmue tout
avec son Nosferatu, fantôme de la nuit (1979) naturellement en nappe de sang. Il ne s’agit
– mais qui se révèle plus hanté par Murnau plus, comme au temps de Murnau, de seule-
que par la question même du vampirisme. Si ment défier les vampires, mais de les prendre
universal/the kobal collection

rococo et kitsch puisse-t-il être parfois, le Dra- de vitesse, de détourner et s’approprier avant
cula de Francis Ford Coppola (1992) reste eux les hémorragies imagières qui sont deve-
finalement la plus conséquente des tentatives nues le régime commun de l’audiovisuel.
récentes pour redéployer à leur juste enver-
Bela Lugosi (6) De Caligari à Hitler (1947), Siegfried Kracauer,
gure les ailes du vampire – ne serait-ce qu’en
dans le Dracula traduit de l’anglais par Claude Levenson,
s’affirmant, et de loin, comme l’adaptation la éd. L’Âge d’homme, 2009.
de tod browning
plus fidèle à la lettre du roman de Stoker. (7) Lire sur ce film le livre de Jacques Aumont,
(1931).
Dracula y apparaît bien comme un dandy Vampyr de Carl Th. Dreyer, éd. Yellow Now, 1993.

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
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Escapades culturelles
MADRID ISTANBUL
1265 € 1575 €

du 22 au 26 juin 2013

En compagnie de
Jean-François
du 9 au 12 mai 2013 Colosimo*
Écrivain,
historien des religions
DR

En compagnie de Chroniques historiques de Byzance, de Constantinople,


Laurent de Stamboul, mémoires nostalgiques des Grecs,
des Juifs, des Arméniens, des Ottomans, carnets de voyage
Nunez de Gautier, Nerval, Loti, récits contemporains de Pamuk,
Gürsel, Shafak : c’est avec la littérature que, allant
Rédacteur en chef
FOLEY/OPALE

d’église en mosquée, de musée en café-théâtre,


du Magazine Littéraire de bazar en taverne, on découvrira comment Istanbul
À Madrid, les fantômes de Cervantes, Lope de Vega, demeure la Sublime Porte entre l’Occident et l’Orient.
Quevedo ou Góngora nous observent. Il faut alors *Après avoir été éditeur, entre autres comme directeur général
se promener dans ses rues, lentement, discrètement ; de CNRS Éditions, Jean-François Colosimo est, depuis 2010,
visiter les quartiers d’artistes, comme Lavapiés ou président du Centre national du livre. Auteur de plusieurs
La Latina, respirer le même air que saint Jean de la Croix, livres, dont « Le Paradoxe persan » (Fayard, 2009), et de films
entrer dans le très officiel Cercle des Beaux-Arts, documentaires, dont « Adieu camarades » (Arte, 2012), il est
puis voir la nuit tomber tout autour du café Gijón. aussi professeur de philosophie à l’Institut Saint-Serge de Paris.

• Visite de Tolède et de la cathédrale Sainte-Marie Deux conférences animées sur place :


qui domine la ville impériale • De l’essor de Byzance au sac et à la chute de
• Visite des trois grands musées : Prado, Thyssen Constantinople (330 -1453) : la ville carrefour
et Reina Sofia de tous les rêves impériaux du Moyen Âge
• Promenade au cœur de Madrid dans les pas • Stamboul 1900 ou le Panthéon cosmopolite
de ses grands auteurs des écrivains orientalistes


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Le magazine des écrivains Admiration | 82

P.-S. pour J.-B.


Disparu en janvier, le psychanalyste et écrivain J.-B. Pontalis
fut aussi un éditeur industrieux, notamment avec la collection
« L’Un et l’Autre ». L’auteur du tout dernier volume paru
sous cette bannière, consacré à Orwell, lui rend hommage.
Par Jean-Pierre Martin

I
l y a des écrivains qui ne ressemblent mois qui avait un grave souci de santé. Par la suite, il prit le temps
pas à leur livre, mais chez J.-B. Pontalis, de me rappeler régulièrement pour me demander des nouvelles du
l’homme et l’auteur, c’est tout un. Dans bébé, en dehors de toute préoccupation éditoriale. Lorsque j’avais
héLie/gaLLimard

ses écrits, nulle affectation, rien de spé- le plaisir de déjeuner avec lui tout près de Gallimard dans un restau-
cieux, une cohérence sans artifice, un rant dont il était coutumier, nos échanges portaient autant sur les
souci de ne pas intimider le lecteur par des for- femmes, l’amour, l’amitié, l’expérience de père tardif (nous avions
mules ostensiblement savantes. Et, dans la vie, cela en commun), les enfants, les petits-enfants, que sur les livres.
une façon de faire crédit à l’autre, de lui prêter attention et de ne Autant dire que J.-B., comme le monsieur Salomon de Romain Gary,
jamais virer au monologue. Toute sa façon d’être était un défi : son savait vivre sa vie sans se laisser accabler par l’âge. Son humour
énergie multipliée d’éditeur, d’écrivain, de psychanalyste, mais sur- n’était pas vache, mais pétillant. La forme de civilité qui était la
tout une faculté de présence telle que je ne vois pas à son propos sienne sortait du cadre de la mondanité ordinaire par la chaleur qui
d’autres mots que ceux de générosité et de s’en dégageait, une chaleur sans affectation, toute naturelle. Et puis
gentillesse, ce qui détonne dans un temps À lire à quoi bon être sur cette terre si ce n’est pour tâcher de continuer
où il est de bon aloi de porter le cynisme en de J.-B. Pontalis à recueillir autour de soi le maximum d’affinités, de continuer à par-
bandoulière. Avec ce supplément d’âme Avant, ticiper à la circulation des humeurs, des sensibilités, des histoires
que notre époque s’évertue à mépriser : la éd. Gallimard, personnelles, de persister à cogner sa cervelle à celle d’autrui ? Il y
tendresse. C’est qu’il avait gardé une extra- 152 p., 14,50 €. avait un côté Montaigne chez cet humaniste d’après Freud.
ordinaire fraîcheur, une absence totale de Le Laboratoire
central. Entretiens,
paranoïa comme un esprit dénué d’aigreur 1970-2012, Décontenancer les concepts
et de rancœur. Il était en somme protégé de éd. de L’Olivier, Le monde sensible primait à ses yeux sur le monde de la théorie. Ça
toutes ces passions qui le plus souvent ne 228 p., 18 €. se lisait sur son corps, dans la mobilité de ses traits, dans la vivacité
menacent l’homme vieillissant que lorsqu’il Freud avec de ses gestes, dans sa conversation réactive. Je lis ce que la presse
a été tout jeune déjà traversé par elles. Il les écrivains, appelle un « vibrant hommage », celui d’Aurélie Filippetti, ministre
avait dû comme d’autres être déçu, trahi, avec Edmundo Gómez de la Culture et de la Communication, soulignant qu’avec ce décès
Mango, éd. Gallimard,
recevoir des coups, mais cela ne se voyait « Connaissance « disparaît l’un des derniers disciples de Lacan et de Sartre », « un
guère. Il ne sécrétait aucun préjugé défavo- de l’inconscient », esprit aussi érudit que créatif, qui avait sa place dans les hautes
rable à l’égard de son interlocuteur. 400 p., 21 €. sphères de la psychanalyse, de la philosophie et de la littérature ».
La première fois que je l’eus au téléphone, À lire de L’intention est bonne, mais J.-B. n’a jamais été un disciple, et telle
c’était il y a trois ans au sujet d’un manuscrit Jean-Pierre Martin était précisément sa force. Il a rompu avec Sartre comme avec Lacan.
sur Queneau qu’il avait lu aussitôt que je le Il avait trop de singularité pour suivre quelque maître penseur que
lui avais remis. Il sentit dans le ton de ma d’Orwell, L’Autre Vie ce fût. Il détestait l’esbroufe, comme l’intimidation des discours sec-
éd. Gallimard,
voix qu’elle ne correspondait pas à l’enthou- « L’Un et l’Autre », taires et soumis, tenus à partir d’une position d’autorité. Il n’avait
siasme attendu chez quelqu’un à qui l’on 160 p., 17,90 €. pas la vocation épigonale, suivant son chemin à lui, ne supportant
annonce qu’on va publier son texte. La Queneau losophe, pas la conceptualite, et ne prisant guère l’usage du langage à des fins
conversation dériva très rapidement sur les éd. Gallimard, théoriques. Sa manière de penser était libre, ce qui est rare parfois
choses de la vie : je lui avouai que j’étais « L’Un et l’Autre », chez les psychanalystes : il prenait de la psychanalyse comme de la
tourmenté à propos de mon fils de deux 224 p., 18,20 €. philosophie essentiellement ce qui était vérifiable par l’expérience,

‘‘
pour se diriger vers un domaine de pensée qui n’a pas de nom,

C
appelons-le ce domaine « littérature », un lieu qui « décontenance »
le concept. « Ce qui nous préserve de la prise, de l’emprise, de la
hance de vous avoir tyrannie du concept, écrivit-il, c’est la langue. L’insurpassable sagesse
de la langue, a dit Freud je ne sais plus où. Insurpassable sagesse ou
rencontré il y a des années, insurpassable folie ? Les deux. Les mots sont voyageurs en tous sens
et que l’amitié ait pris entre (alors que le concept tend à en imposer un seul, il définit, il cir-
conscrit son champ d’application) (1). »
nous cette force qui enjambe Je crois pouvoir dire que d’emblée, comme bien d’autres, il ne

’’
l’absence. René Char m’avait pas seulement accueilli dans la collection « L’Un et l’Autre »,

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olivier roller/duvergne

J.-B. Pontalis (1924-2013), ici en 2006.

mais dans une famille amicale. Nous étions nombreux, il y avait les (1) Fenêtres, disparus (Jean­Pierre Vernant, Jean Pouillon,
intimes, il ne tenait cependant pas rigueur du fait qu’on soit venu J.­B. Pontalis, Michel Cournot…), sensible comme il y en
éd. Gallimard, 2000,
tardivement à sa rencontre, ne mégotant aucunement sur les pos­ p. 19 a peu, correspond exactement au régime
sibles relations nouvelles. Il savait au contraire que dans ce cas il (2) Le Songe d’existence amicale qui ponctua la vie de
convenait de faire confiance à l’autre, de ne pas en passer par des de Monomotapa, J.­B. Et il montre comment au fond c’est
détours inutiles ou des mises à l’épreuve. Nous avions la vie devant J.­B. Pontalis, l’amitié qui est cœur de sa méditation, assu­
éd. Gallimard, 2009,
nous. C’est qu’il avait le génie de l’amitié dans tous les sens du terme. p. 162. rant une forme de filiation, aidant à mainte­
Il était un homme à amis comme on dit un homme à femmes, un nir envers et contre tout, contre la mort ou
polygame de l’amitié. Ce qui n’excluait nullement l’amitié au sens le l’absence, contre les malentendus ou même les brouilles, non seu­
plus exclusif du terme, à la recherche de la relation la plus intense : lement la relation vivante à l’autre, mais une sorte de continuité entre
« Qui est l’ami véritable ? Celui qui nous protège des tourments de le passé, le présent et l’avenir. Cela résonne particulièrement fort
l’amour, nous éloigne de la folie furieuse, fait reculer la mort (2). » aujourd’hui, comme cette phrase qu’il cite, de René Char s’adressant
Parmi les livres que dans les dernières années il s’est dépêché à Camus : « Chance de vous avoir rencontré il y a des années, et que
d’écrire, livres qui lui tenaient à cœur, qui forment une sorte d’auto­ l’amitié ait pris entre nous cette force qui enjambe l’absence. »
portrait altruiste, et qui prennent désormais encore une autre réso­ Un sage : voilà l’impression qu’il donnait. Mais un sage qui ne pro­
nance, Le Songe de Monomotapa, paru il y a quatre ans, occupe une fessait nullement, qui donnait à respirer une sagesse sans leçon
place particulière. Ce livre sur l’amitié, en particulier autour des amis définitive.

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Le magazine des écrivains 84

Salah Stétié

‘‘ Le poème et l’image
’’
respirent ensemble
Libanais francophone, ancien diplomate, le poète n’a cessé
de faire dialoguer l’Orient arabe et l’Occident. Il a aussi réalisé
quelque cent cinquante livres avec des peintres. Deux expositions
rendent grâce à cette œuvre hospitalière et transfrontalière.
Propos recueillis par Jean-Yves Masson, photo Tina Merandon pour Le Magazine Littéraire

P
oète libanais francophone né en 1929, Salah Stétié, là qu’il écrit, dans un magnifique grenier décoré de tableaux et d’es-
qui a été longtemps ambassadeur du Liban (notam- tampes, rempli de papiers et de livres entre lesquels bondissent trois
ment aux Pays-Bas, au Maroc et à l’Unesco), est l’un superbes chats. Il vient de terminer pour Robert Laffont la rédaction
des grands témoins de notre temps et l’un des acteurs de ses mémoires, un manuscrit de plus de mille pages où il retrace
essentiels du dialogue entre l’Orient arabe et l’Occi- sa vie littéraire aussi bien que ses quarante années au service de la
dent. Son œuvre poétique proprement dite, vaste et exigeante, se diplomatie libanaise. À l’occasion de l’exposition de Sète, il évoque
double d’une réflexion sur la poésie, sur pour nous sa passion de la peinture – et quelques souvenirs.
l’art, sur l’Islam. De tous les arts, c’est la à voir L’exposition du musée Paul-Valéry de Sète montre des œuvres
peinture qui, depuis sa jeunesse, a le plus « Salah Stétié d’artistes auxquels vous avez été lié, comme Mathieu,
retenu son attention, et peu de poètes et les peintres », Féraud ou Gillet, mais elle permet aussi et surtout de découvrir
modernes auront autant que lui maintenu jusqu’au 31 mars, un grand nombre de vos textes dans des éditions rares
un dialogue constant avec les artistes musée Paul-Valéry, réalisées en collaboration avec des peintres, certains très
contemporains. Pour faire connaître cet rue François-Desnoyer, connus, comme Tàpies, Zao Wou-Ki, Alechinsky, Kijno,
Sète (34). Ouvert tous les
aspect de son œuvre, Maïthé Vallès-Bled, jours sauf lundi, 10 h-18 h. Ubac ou Titus-Carmel, et d’autres beaucoup moins.
directrice du musée Paul-Valéry de Sète, a « Salah Stétié, Salah Stétié. Cette exposition était désirée depuis longtemps par
conçu une très riche exposition intitulée manuscrits et livres Maïthé Vallès-Bled, et j’ai fini par l’accepter, d’abord parce que ce
« Salah Stétié et les peintres » ; ouverte d’artistes », musée est un lieu que j’aime, voisin du cimetière marin de Valéry,
depuis décembre, elle est complétée à partir du 5 mars au 14 avril, ensuite parce que c’est un moyen de faire découvrir aux visiteurs
du 5 mars par une exposition de documents Bibliothèque nationale des artistes qui ont collaboré avec moi et qui ne sont pas tous aussi
de France, site François-
et de manuscrits à la bibliothèque François- Mitterrand, Galerie célèbres qu’ils mériteraient de l’être. Au total, j’ai participé à envi-
Mitterrand, à l’occasion d’un important don des donateurs. Ouvert du ron cent cinquante livres d’artistes, avec des peintres très différents.
fait par le poète aux collections de la BnF. mardi au samedi Le premier était Roger-Edgar Gillet, il y aura bientôt cinquante ans,
Les deux expositions sont réunies dans un 10 h-19 h, dimanche qui m’avait demandé des textes pour une suite de douze gravures.
même catalogue. 13 h-19 h, fermé le lundi. Cette exposition résume la passion de toute ma vie pour la pein-
Depuis une vingtaine d’années, Salah Stétié à lire ture, mais aussi pour la sculpture et la photographie ; car il y a éga-
a élu domicile dans un village chargé d’his- Salah Stétié lement parmi les artistes exposés des photographes importants,
toire, près de Rambouillet. À la veille d’une et les peintres, Olivier Thomann, Philippe Blache, Emmanuel Ciepka, Stéphane
nouvelle tournée de conférences aux États- Maïthé Vallès-Bled Barbery, Pierre Devin, Alexandre Orloff, Caroline Rose…
Unis, le poète reçoit chez lui, dans sa maison (dir.), éd. Musée Comment se sont faites ces rencontres avec les artistes ?
peuplée de souvenirs précieux rapportés de Paul-Valéry/BnF/Au fil Chaque livre a son histoire. Certaines rencontres ont été le fait d’un
du temps, 256 p., 44 €.
ses voyages aux quatre coins du monde. C’est éditeur. Bruno Roy, fondateur et directeur de Fata Morgana, chez

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CRÉDIT

Légende avec début en gras et suite en maigre.

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Le magazine des écrivains Grand entretien 86

qui j’ai beaucoup publié, en


Repères
a provoqué un bon nombre :
avec Pierre Alechinsky, Jacques 28 décembre 1929. de Beyrouth puis collège en 1945 par Gabriel Bounoure
Hérold, Jean-Gilles Badaire ou Naissance à Beyrouth, secondaire Saint-Joseph. (1886-1969), auquel il restera
Anne Slacik par exemple. Tout dans une vieille famille 1947-1951. Études de droit lié. Se lie également avec
récemment, j’ai été heureux que de la bourgeoisie sunnite. à l’université Saint-Joseph, le poète Georges Schehadé
Vincent Pélissier, qui dirige la 1935-1947. Collège études de lettres à l’École (1905-1989).
revue Fario et les éditions du protestant français supérieure des lettres fondée 1951-1955. Suit les cours de
même nom, songe à Gilles du Louis Massignon (1883-1962)
Bouchet pour accompagner une à l’EPHE et au Collège de
suite de sept proses sur l’expé- France. Diplôme de lettres
rience du désert, dont la pre- à la Sorbonne.
mière est un texte sur Wâdi Rum, 1953-1965. Collabore aux
en Jordanie, que j’ai dédié à Lettres nouvelles. Fréquente
André du Bouchet, son père, qui assidûment Pierre
a été mon ami. Il y a ainsi des Jean Jouve et André Pieyre
rencontres dès longtemps pré- de Mandiargues. Amitiés
parées, sinon prévues. avec Yves Bonnefoy, André
Acceptez-vous facilement du Bouchet, Michel Deguy…
les propositions 1956-1962. Directeur
de collaboration ? du journal L’Orient littéraire
Pas toujours. Je vais vous ra- et professeur à l’Académie
conter une anecdote amusante : libanaise des beaux-arts,
à la fin des années 1970, j’ai été puis à la faculté des lettres
sollicité par Jacques Brémond, et à l’École supérieure
qui était alors un très jeune édi- des lettres de Beyrouth.
teur. Je n’avais pas envie de lui 1962-1966. Conseiller
dire oui, mais je suis très poli, je culturel auprès de diverses
PHoto GABriELLE VoiNot/ADAGP, PAriS 2012

ne veux jamais blesser les gens. ambassades du Liban en


Je lui ai donc répondu que j’ac- Europe.
cepterais s’il obtenait quelque 1966-1974. Délégué
chose de Raoul Ubac, l’un des ar- permanent du Liban auprès
tistes les plus réputés de la gale- de l’Unesco.
rie Maeght. C’était une façon de
dire non car cela me paraissait Portrait de Salah Stétié par
impossible. Un mois plus tard, Pierre Alechinsky, 1997, encre
Brémond me téléphone et me sur papier, coll. Salah Stétié.
dit : Ubac a lu vos poèmes, il est
d’accord. Ainsi est né Obscure lampe de cela, et cette rencontre avec Farid Belkahia, le fondateur de la peinture moderne au Maroc,
Ubac reste mémorable. Autre anecdote : j’avais tardé à répondre à pour faire un livre avec lui, alors qu’il n’avait jamais collaboré avec
un envoi de Sylvie Deparis. Un beau jour, la voilà qui frappe à ma un poète. Mais bien souvent aussi, et même dans la majorité des
porte et m’apporte la maquette d’un livre où il ne manquait plus que cas, ce sont les artistes qui m’ont envoyé leurs œuvres en sollicitant
mes textes ! Il m’a fallu encore un peu de temps, mais j’ai fini par ré- des textes de moi : Jacques Clauzel, Julius Baltazar, Christiane
pondre à sa demande, et j’en suis très heureux. Vielle, Stéphane Quoniam… Impossible de les citer tous ! Clauzel
L’initiative est-elle aussi parfois venue de vous ? m’avait envoyé un livre admirable qu’il avait fait avec Pierre Tor-
Bien évidemment oui, et parfois après de nombreuses années reilles pour me convaincre de travailler avec lui. Il avait créé une
d’amitié. Ce fut le cas par exemple pour la collaboration avec Ladis- maison d’édition appelée À travers, et le dialogue avec les poètes
las Kijno, qui vient de mourir : je l’avais rencontré chez le sculpteur était pour lui essentiel. Nous avons fait onze livres ensemble ! La
Albert Féraud, qui fut un de mes amis proches, et nous sommes plus jeune artiste de cette exposition, Marjolaine Pigeon, est née
restés liés pendant cinquante ans. Et puis, un jour, j’ai écrit Fenêtre en 1977 ; elle n’avait que 25 ans quand elle est venue me montrer
d’aveugle, paru chez Rougerie en 1998, sur ses fameux « papiers ses dessins…
froissés ». C’est aussi moi qui ai souhaité que Tàpies, dont j’aimais Que vous apporte un artiste quand ses travaux entrent
l’œuvre, illustre Bois des cerfs, sûrement l’un des plus beaux livres en dialogue avec vos textes ?

‘‘
d’artiste de cette exposition. C’est aussi moi qui suis allé trouver Ce que m’apportent ces collaborations, comme j’ai tenté de le dire

J
dans le court texte qui figure en tête du catalogue de l’exposition,
c’est de me découvrir à chaque fois un autre poète que celui que je
pensais être. Ces artistes sont des sourciers qui ont sondé le sol de
e ne suis pas hostile mes poèmes pour en faire jaillir leurs images. J’en suis resté émer-
à l’idée d’une certaine veillé. Ces livres sont pour moi autant d’histoires d’amour. Grâce à
eux, je me suis trouvé être le point de convergence de toutes sortes
clandestinité de la poésie, elle de démarches picturales, ou si vous voulez la capitale commune à

’’
ne me paraît pas lui nuire. des provinces souvent très éloignées les unes des autres.

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Que gagne-t-on à lire un poète quand ses textes sont confrontés


au travail d’un peintre, d’un graveur, d’un photographe ?
1972. Les Porteurs de feu 1990-1991. Dernier poste On y gagne de traverser une frontière dans les deux sens. Le livre d’art
(Gallimard), essai sur aux Pays-Bas. Il se retire permet à la conscience, à la musique intérieure de l’être – à l’âme, si
la poésie arabe moderne. ensuite de la vie officielle, vous voulez – de circuler entre des registres différents de perception.
1973. L’Eau froide gardée, s’établit près de Paris On se rend compte alors que la fluidité est la chose la plus importante
poèmes (Gallimard). et donne des conférences pour le regard comme pour l’oreille. C’est la vie même de l’esprit, sa
1974. Conseiller aux affaires à travers le monde. respiration profonde : le poème et l’image respirent ensemble. C’est
étrangères à Beyrouth. 1993. L’Autre Côté brûlé du un accompagnement, pas une illustration ni un commentaire. La poé-
La guerre civile qui déchire très pur, poèmes (Gallimard), sie, pour moi, a pour vocation d’éviter tout figement. L’édition d’art
le Liban à partir de 1975 L’Interdit et Le Nibbio, essais offre aussi au poème une typographie qui lui permet de se déployer
requiert de lui (tous deux chez José Corti). sur la page pour l’œil autant que pour l’oreille ; mais c’est vrai aussi
un engagement total, 1995. L’Ouvraison, de certains livres manuscrits, édités à très peu d’exemplaires, comme
mais il continue d’écrire, essais (José Corti). les « livres pauvres » conçus à l’initiative de Daniel Leuwers, où pein-
sans publier. 1995. Grand prix de ture et poésie avancent pour ainsi dire main dans la main.
1978. Fragments. Poème la francophonie Avez-vous compris les raisons de vos affinités avec certains
(Gallimard). de l’Académie française. peintres plutôt qu’avec d’autres ?
1980. Ur en poésie, suivi de 1996. Premiers colloques J’ai surtout été très sensible à la passion que certains artistes ont mise
La Unième Nuit (Stock), essais. sur son œuvre à l’université à me solliciter : si ma poésie importe à un peintre, je me dis qu’il doit
1981. Prix Max-Jacob pour de Pau et à Cerisy-la-Salle. avoir ses raisons, j’ai donc aussitôt le désir de les comprendre. C’est
L’Être poupée (Gallimard). 1997. Hermès défenestré, ce qui m’a permis, je pense, de travailler avec des artistes très diffé-
1982-1985. Ambassadeur essais (José Corti). rents. Je suis entré dans leurs raisons. Il faut vous dire que je fréquente
du Liban aux Pays-Bas. 1998. Fièvre et guérison beaucoup les galeries, partout dans le monde, que je ne reste jamais
1985. Archer aveugle, essais de l’icône (Imprimerie longtemps sans aller voir de la peinture. J’ai vu une exposition
(Fata Morgana). nationale/Unesco). d’Alexandre Hollan dans une galerie de la rue Vieille-du-Temple avant
1985-1988. Ambassadeur 2004. Fils de la parole, de le rencontrer. J’ai le goût de la découverte : j’ai éprouvé un choc
au Maroc. entretiens avec G. Jarczyk au début des années 2000 en découvrant Woda, cet immense graveur,
1988. Lectures d’une femme (Albin Michel). aujourd’hui le plus grand maître, le seul peut-être, de la « manière
(Fata Morgana). 2009. En un lieu de brûlure noire ». Nous avons fait trois livres ensemble.
1988-1990. Secrétaire (Robert Laffont, Le poète vu par Et puis il y a aussi des affinités culturelles qui
général du ministère « Bouquins »), premier le peintre Albert jouent : j’appartiens au monde musulman,
des Affaires étrangères volume de l’œuvre poétique Woda, 2007, et vous savez que la calligraphie joue dans
à Beyrouth. complet. coll. Salah Stétié. l’art islamique un rôle fondamental. J’ai fait
de nombreux livres avec de très grands calli-
graphes : Ghani Alani, Hassan Massoudy,
Mohammed Saïd Saggar.
Dans le monde musulman, justement,
le rôle de la peinture ne va pas de soi…
On parle toujours d’un interdit portant sur
l’image dans l’Islam, mais les choses sont un
peu plus compliquées. La méfiance de l’Islam
envers la peinture est réelle, mais on a tort
d’en faire un trait spécifique : on la retrouve
à certaines périodes de l’histoire du christia-
nisme. Le problème est mal posé si l’on s’obs-
tine à parler d’interdit absolu : il y a une cer-
taine marge de contournement possible. Si
vous regardez un tapis, vous y verrez des
fleurs, mais ce ne sont plus des fleurs : ce
sont des formes géométriques qui partent de
l’idée de la fleur. Il y a une sorte de plato-
nisme de l’art musulman qui se méfie de
l’imitation en général. Mais une chose peut
être représentée si elle fait l’objet d’un pro-
cessus d’abstraction qui interdit qu’on la
confonde avec la chose réelle. L’art islamique
CoLLeCtIon SALAh StétIé

est lié à la nature, mais à une nature voilée.


Au moment où est « descendu » le verset du
Coran qui défendait la représentation d’êtres
animés, un peintre, bouleversé, a couru chez
le Prophète en lui disant : « Mais alors, je ne
peux plus exercer mon art ! » La réponse

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
La nouvelle collection poche

n o u v e a u x r e g a r d s
N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S
N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S

Marcel
Marg uerite Duras Marg uerite
Albert Camus Albert
T
Proust oute sa vie durant, Marguerite Duras se sera non seulement
battue avec les mots (dans tous les registres, du roman
à l’article de presse), mais elle se sera également aventurée P
Duras enseur solaire, romancier métaphysique et lyrique, dramaturge
politique, journaliste engagé, Albert Camus a été de tous
les combats de son temps ; et le temps a souvent montré,
Camus
Marg uerite Duras
Marcel Proust

Albert Camus
dans les théâtres et sur les plateaux de cinéma. outre la valeur de ses œuvres, la justesse de ses positions.
Des contributeurs venus de tous horizons tentent De l’Algérie coloniale aux planches parisiennes, des premiers
ici de circonscrire une œuvre et une écriture sans égale, articles à la lutte contre les totalitarismes, voici l’histoire
souverainement nue. Il s’agit aussi d’explorer une
« En réalité, d’unplus
« Il faut être auteur
fortqui sut, au milieu des tempêtes du xx siècle,
e
« … devant cette nuit chargée
mythologie
chaque lecteur est, entêtante : celle que dessinent ses textes, mais garder
que l’écrit, plus son
fort cap
que: soi,
celui d’un humanisme sans dieu. de signes et d’étoiles, je m’ouvrais
quand il lit,
aussi celle de sa propre vie et de son personnage public. pour aborder l’écriture. pour la première fois à la tendre
le propre lecteur Tout le monde a peur. indifférence du monde. »
de soi-même. » Moi, j’ai pas peur. »
LES CONTRIBUTEURS : Jacques Brenner, Alexis Brocas, François Ewald,
INCLUS : UN ENTRETIEN AVEC MARGUERITE DURAS
Michel Faucheux, Bernard Fauconnier, Max-Pol Fouchet, Roger Grenier,
ET UN DIALOGUE ENTRE ELLE ET JEAN-LUC GODARD
Laurent Nunez, Pascal Pia, Denis Salas…
LES CONTRIBUTEURS : Aliette Armel, Pascal Bonitzer, Hélène Cixous, Viviane
Forrester, Dominique Noguez, Laurence Plazenet, Enrique Vila-Matas…
La collection « Nouveaux regards » du Magazine Littéraire
pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature
La collection « Nouveaux regards » du Magazine Littéraire française et étrangère. Elle rend compte de lectures
pose un œil neuf sur les grands auteurs de la littérature inédites, de critiques modernes, d’analyses imprévues ;
française et étrangère. Elle rend compte de lectures parce qu’une œuvre qui ne change pas de sens à chaque
inédites, de critiques modernes, d’analyses imprévues ; époque est une œuvre morte.
parce qu’une œuvre qui ne change pas de sens à chaque
époque est une œuvre morte. Parus dans la même collection :
Louis-Ferdinand Céline, Marguerite Duras,
Parus dans la même collection : Marcel Proust, Virginia Woolf, Stefan Zweig.
30-03-3 9,90 € ISBN 979-10-91530-04-0 9,90 € ISBN 979-10-91530-05-7
O U V E A U X R E G A RAlbert
D S Camus, Louis-Ferdinand Céline, N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S
Marcel Proust, Virginia Woolf, Stefan Zweig.

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N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S N O U V E A U X R E G A R D S

Louis
Virginia Woolf VStefan
Virginia
irginiaZweig Stefan
LFerdinand

Céline
auteur de Mrs Dalloway et des Vagues est une figure qui
hante la modernité : son destin douloureux a suscité
une mythologie prolifique et ses œuvres nourrissent ÀWoolf travers ses nouvelles, au travers de ses biographies,
Stefan Zweig sonda inlassablement le mystère de l¹âme
humaine. De la Vienne fin de siècle au Brésil de l’exil,
Zweig
Virginia Woolf

Stefan Zweig
Louis-Ferdinand Céline

toujours la littérature contemporaine. Virginia Woolf fut voici l¹itinéraire exemplaire d’un écrivain dont l’œuvre
certes fragile, mais aussi combattive, pleinement inscrite est aujourd’hui lue avec passion.
dans les tumultes de son temps. Sa force tient tout
autant à ses inventions formelles qu’à sa capacité INCLUS : DEUX TEXTES DE STEFAN ZWEIG
« Rien ne devrait avoir un nom,
« La langue, rien que la langue, « Même la plus pure vérité,
à remettre en cause les idées et les discours dominants.
voilà l’important. de peur que ce nom même quand on l’impose par
Le reste, tout ce qu’on peut dire le transforme. »
LES CONTRIBUTEURS : Alexis Lacroix, Jacques Le Rider, Claude Mettra, la violence, devient un péché
INCLUS : UN TEXTE DE JORGE LUIS BORGES
d’autre, ça traîne partout. Serge Niémetz, Jean-Michel Palmier, Lionel Richard, Colette Soler… contre l’esprit. »
Dans les manuels de littérature,
LES CONTRIBUTEURS : Geneviève Brisac, Belinda Cannone,
et puis lisez l’Encyclopédie. »
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Le magazine des écrivains Visite privée | 90

Pialat, le temps rabroué


Dix ans après la mort du cinéaste, une exposition donne à voir
de multiples archives, et surtout des tableaux de jeunesse. Retour
sur une œuvre – et sa singulière temporalité – par un écrivain
qui vient de signer des portraits de Fassbinder et de Cassius Clay.
Par Alban Lefranc

« Il est impossible de communiquer la sensation vivante


d’aucune époque donnée de son existence – ce qui fait
sa vérité, son sens – sa subtile et pénétrante essence.
C’est impossible. Nous vivons comme nous rêvons – seuls. »
Au cœur des ténèbres, Joseph Conrad

C
omment raconter la vie d’un
grand peintre sans tomber dans
les pièges de la biographie d’ar-
héLie/gaLLimard

tiste, son fétichisme (l’oreille


coupée), ses illusions rétrospec-
tives (le talent précoce, les rencontres décisives,
la mystique des premières fois et ses coups de
trompettes), ses pieuses certitudes (le génie du mort nous saute aux
syLvie et antoine PiaLat

yeux, petits malins que nous sommes, tandis que ses salauds de
contemporain ne voyaient rien) et la désastreuse opposition entre
l’art et la vie (l’humiliation ici-bas, la gloire au ciel ensuite) ? Tout sim-
plement en ne racontant pas sa vie mais en montrant un pauvre
bougre parmi d’autres, que rien ne distingue a priori des nombreux
peinturleurs du moment dont on a oublié le nom, qui aurait pu être
un épigone de plus entre deux rasades d’absinthe. Ci-dessus et à droite : deux tableaux
Car, pour ressaisir un peu Van Gogh, recouvert peints par Pialat entre 1942 et 1947 (fonds
par sa légende dorée et l’obscénité des salles de Maurice-Pialat, déposé par Sylvie Pialat).
vente, il faut se déprendre de ce qu’on croit savoir Maurice Pialat à 17 ans, en 1942.
des moments significatifs, de notre religion de
l’art, essayer de le voir comme ses contemporains avec une puissance et une rage poétique incom-
fonds maurice PiaLat, don syLvie PiaLat

justement, comme un anonyme. parables (« Quant à l’oreille coupée, c’est de la


Pialat saisit des blocs de vie, ne cherche jamais à logique directe »), choisissaient de montrer un
démontrer ou à illustrer, filme à hauteur d’homme. héros intraitable en lutte contre tous (médecins,
Et le film raconte autant les derniers jours du marchands, voisins, autres peintres), énième ava-
peintre que la transformation de Marguerite tar de l’albatros de Baudelaire que ses ailes de
Gachet à son contact et la vie d’une communauté géant empêchent de marcher parmi les simples
villageoise en 1890. Débordant de vitalité, à mortels. Armé du doute radical formulé par
rebours de toute martyrologie, le film fait sienne Conrad plus haut, Pialat choisit d’être beaucoup
la fameuse phrase que le peintre aurait pronon- plus terre à terre. « Le cas Van Gogh était très
cée sur son lit de mort, cette phrase que Pialat simple : c’était un type qui peignait, point. Pas si
acteur jetait déjà comme un défi dans À nos amours : La tristesse bien qu’on le dit, mais il peignait. Le reste… Je crois qu’il ne devait
durera toujours, mais pas celle de Vincent, celle des autres. Vincente pas avoir de vie, ce type-là. Peut-être des bouffées, de temps en

‘‘
Minnelli dans sa Vie passionnée, Artaud dans son Suicidé de la société, temps : triquer, se branler, aller voir une pute ou je ne sais quoi. »

P
Dutronc/Van Gogh, maigre, taiseux, pressé, descend du train à Auvers-
sur-Oise, rejoint son auberge, boit lentement sa soupe avec un pay-
san, commence à discuter avec lui des différentes façons de lamper
ialat disait que filmer, dans le patois du coin. Ils n’ont pas de propos élevés sur Vélasquez
« c’est entrer dans le chou ou Millet, ils ne côtoient pas les anges, on les entend à peine d’ailleurs,
ils sont plongés dans une demi-pénombre. Aucun symbole, aucune
du plan ». Expression qui dit bien transcendance : chez Pialat, on ne regarde jamais le ciel, l’horizon à

’’
ses brusques ellipses. la limite quand on a bu, mais surtout ses pieds la plupart du temps.

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
91

erato/Canal+/livradois/the kobal ColleCtion


Alexandra London, Jacques Dutronc et Maurice Pialat
sur le tournage de Van Gogh (1991).

est plutôt un accident de parcours, un dérapage un peu plus accen-


tué que les autres, qui n’est d’ailleurs pas montré, mais immédiate-
ment saisi après, sans le moindre pathos.
Ce qui me semble spécifique au cinéma de Pialat, dans Van Gogh
comme dans tous ses autres films, c’est une saisie très originale du
temps (éruptif, disloqué), adossée au refus d’une psychologie des
personnages, que de trop nombreux cinéastes (ou romanciers) nous
dévoilent péniblement à travers des situations et des dialogues cen-
sés être révélateurs, nous prenant gentiment par la main jusqu’à nous
offrir sur un plateau, comme la tête du Baptiste, l’identité définitive
de leur héros. À ce titre, il n’y a d’ailleurs jamais de véritable salaud
sylvie et antoine pialat

chez Pialat, tant les êtres y apparaissent complexes, opaques à eux-


mêmes et diffractés. Il avait dû faire sienne cette fameuse formule
énoncée par Jean Renoir lui-même dans La Règle du jeu : « Le plus
terrible dans ce monde, c’est que chacun a ses raisons. »

Au nom d’un réalisme supérieur


Quelques rares plans montrent une main À voir Sa critique en acte du réalisme s’opère comme toujours au nom d’un
terminer une toile, ici ou là. Pour le reste, « Maurice Pialat, réalisme supérieur. Car c’est toujours dans les moments de grande
c’est la petite communauté d’Auvers qui peintre et cinéaste », fatigue, de grande lassitude, qu’on a le temps de se demander ce qui
prend vie sous nos yeux, pas franchement Cinémathèque française, se passe. C’est toujours après coup, parce qu’on a parfois besoin de
hostile à l’égard du fou et de son activité Paris (12e). Rétrospective des croire qu’on est une grande personne avec des fins et des stratégies.
aberrante, pas vraiment intéressée non films jusqu’au 4 mars,
exposition jusqu’au 7 juillet.
Car, au cœur de l’événement : ça nous échappe de toutes parts, ça
plus. Celui-ci, capable de rire et de s’amu- Catalogue éd. Somogy/ déborde, aucune prise n’est possible. Dès que quelque chose se passe,
ser, n’est certainement pas dans une rup- Cinémathèque française, texte plus rien ne se passe, au sens où aucune segmentation chronologique,
ture fondamentale et définitive à un envi- de Serge Toubiana, 160 p., 29 €. psychologique ou logique n’est plus possible. « Comme la souffrance
ronnement qui serait, par principe et par va plus loin en psychologie que la psychologie », écrit Proust, après
nature, hostile au « Grand Artiste au-dessus de la mêlée ». Le suicide le coup de foudre du : « Mademoiselle Albertine est partie ! »
n’apparaît pas comme un événement inéluctable préparé et annoncé Isabelle Huppert rapporte que, dans Loulou, « il n’y avait jamais ni de
par une série de jalons (à ce titre, les indices sont déceptifs : le plon- “coupez” ni de “action”, puisque tout consistait justement à abolir les
geon dans l’eau froide est aussitôt minimisé par Théo). La fin tragique indices habituels de ce rituel, pour que, insensiblement, la fiction

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Mars 2013 529 Le Magazine Littéraire
Le magazine des écrivains Visite privée | 92

WiLLiam KareL
Maurice Pialat et la folie. Mais comment dépeindre sur un
Sandrine Bonnaire écran qu’une femme peut devenir folle parce
sur le plateau qu’elle est restée seule trente secondes ? »,
d’À nos amours disait Cassavetes à propos d’Une femme sous
(1983). influence. La structure d’À nos amours four-
L’Enfance nue nit un exemple passionnant de ces entrecho-
(1968). quements temporels. Trois états différents
fonds maurice piaLat, don syLvie piaLat

du scénario coexistent à l’intérieur du film.


À lire
d’Alban Lefranc 1. – Le père (interprété par Pialat) meurt :
version initiale du scénario d’Arlette Lang-
Le Ring invisible, mann. 2. – Le père disparaît : deuxième ver-
éd. Verticales, 170 p., 17 €,
en librairie le 7 mars.
sion choisie en cours de tournage. 3. – Le
père supposé disparu revient à l’improviste,
Fassbinder.
La Mort en fanfare, au cours d’une scène de dîner où les acteurs
éd. Rivages, eux-mêmes n’ont pas été mis dans la confi-
300 p., 13,50 €. dence, et où Pialat, véritable statue du Com-
mandeur, règle ses comptes avec les person-
vienne se lover, ou se loger au cœur du réel ». C’est pour être au nages et certains des acteurs, comme si le hors-champ faisait irruption
plus près du foisonnement de la vie vivante que Pialat disait que, fil- dans le champ. On voit ainsi les libertés inouïes, aujourd’hui presque
mer, « c’est entrer dans le chou du plan ». Expression qui dit bien les inconcevables, qu’il prend avec le scénario et les conditions mêmes
jump cut, les brusques ellipses, les ralentissements comme les accé- de tournage, avec tout ce qui pourrait limiter sa saisie sur le vif (par
lérations qui ne cessent de faire dérailler le temps des horloges ou moments quasi documentaire) du corps des comédiens.
des narrations trop sages. Affleure alors ce qu’on ne voit jamais d’ordinaire : différentes strates
des visages et des corps dont la juxtaposition rapide nous fait accéder
De l’étreinte à l’empoignade à une vérité inédite des êtres. À travers des périodes bien plus courtes,
Car, de L’Enfance nue au Garçu, le temps est bien sorti de ses Pialat semble réaliser à sa manière le projet que Proust énonce à la
gonds : s’y succèdent de grands blocs d’affects où les personnages fin de La Recherche : décrire « les hommes, cela dût-il les faire res-
se révèlent (toujours provisoirement) par brusques à-coups, ne se sembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une
laissant jamais circonscrire à une identité figée. Pialat réussit à juxta- place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réser-
poser chez eux, via un éreintement de leurs résistances sur le tour- vée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure,
nage, des états contradictoires ou peu conciliables. Comme chez puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans
Cassavetes, on glisse très vite de l’étreinte à l’empoignade, aller et les années, à des époques vécues par eux, si distantes – entre les-
retour. « Dans la vie, l’orgasme ou l’ennui peuvent faire basculer dans quelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps ».

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
MAGAZINE

Escapades culturelles
JERUSALEM NAPLES

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du 6 au 9 juin 2013
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Fernandez
de l’Académie Française
Vincent Naples vit, sent, respire, bouge autrement que dans le reste
de l’Europe. C’est la seule ville qui n’a pas changé depuis
Lemire cinquante ans. Les habitants ont l’art de transformer la rue
en théâtre. On crie, on chante, on rit, on gesticule, on s’aime,
Historien, vit et travaille à
on s’engueule, on se quitte en pleine rue, tout se passe en
Jérusalem, auteur de Jérusalem 1900. La ville sainte
plein air, à l’ombre des vieux palais plus somptueux l’un que
à l’âge des possibles (Armand Colin 2013)
l’autre et des églises surchargées de retables dorés, d’anges en
Jérusalem n’est pas seulement un champ de bataille. lévitation, de saintes pâmées. Délices et délires assurés, avec
Visiter Jérusalem, c’est retrouver des lieux familiers qui pour arrière-plan le plus beau paysage du monde.
habitent notre imaginaire, mais c’est aussi découvrir
une ville inattendue, où se croisent tous les visages,
tous les parcours et toutes les histoires du monde. • Découverte du quartier de Spaccanapoli
• Visite du couvent de Santa Chiara et
• Visites privées : de la Chartreuse de san Martino
École Biblique et Archéologique Française… • Visite du Duomo, des Musées archéologique et
• Promenade dans la vieille ville : Mur des de Capodimonte
Lamentations, Église du Saint-Sépulcre, • Excursion à Herculanum
Via Dolorosa, Esplanade des Mosquées • Deux conférences :
• Mémorial de la Shoah, Yad Vashem « La musique à Naples, et surtout les castrats »
• Débats sur le passé et le présent de la ville « Le baroque dans les arts »


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ML
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Le magazine des écrivains Avant-première 94

Fragments inédits de Søren Kierkegaard

Journaux et cahiers
L’écrivain et philosophe danois est né il y a deux cents ans
– nous y reviendrons bientôt. Le second volume de ses Journaux
et cahiers de notes (1839-1846) paraît le 20 mars.

‘‘
1839

64
(ce désir, comme le dirait le moqueur qui est en moi, n’est *Kierkegaard avait
Toute* l’existence m’angoisse, pas celui d’un épicurisme, comme lorsqu’un gourmand coutume de structurer
ses manuscrits en
depuis le moindre moucheron se prive pour mieux jouir ensuite des aliments). deux colonnes :
jusqu’aux mystères de l’incarna- le 14 mai 1839. en regard du texte
tion ; elle m’est tout entière inex- principal apparaissent
plicable, et surtout moi-même ; 68 Que la lettre tue, cela peut se constater chez les Sad- des notes (reproduites
ci-dessous), que
toute l’existence m’est empestée, et surtout moi-même. ducéens qui étaient si fermement attachés à la lettre de l’auteur ne renvoie
Grande est ma tristesse, sans bornes ; nul ne la connaît, la loi qu’ils niaient l’immortalité de l’âme. pas toujours à
sinon Dieu dans les Cieux, et il ne veut pas me consoler ; le 15 mai 1839. des appels précis.
nul ne peut me consoler, sinon Dieu dans les Cieux, et il
ne veut pas avoir pitié. – Jeune homme, adolescent, toi 69 Qu’est-ce en effet que l’expression (le style), sinon Il est indécent de
qui es encore au début de ta course vers le but, t’es-tu la marque de naissance éternelle ; ces gens qui arrivent à représenter une
femme en vêtements
égaré ? Oh ! reviens, tourne-toi vers Dieu ; sa discipline te un résultat qui n’est point le leur sont comme des poules courts, mais non de
donnera une jeunesse et tu auras la force d’accomplir une qui ont couvé des canetons ; chaque fois que l’idée suit la peindre nue comme
tâche virile ; jamais tu ne connaîtras ce qu’il faut souffrir le mouvement qui lui est inhérent (comme les canetons le faisaient les Grecs ;
quand, après avoir gaspillé la force et le courage de sa jeu- se dirigent vers l’eau), ils prennent peur et piétinent, car la sensation
voluptueuse vient
nesse dans la rébellion contre Dieu, épuisé, impuissant, comme s’ils ne connaissaient la pensée que sous une justement de ce que
l’on est obligé de battre en retraite par des pays en ruines forme précise, répondant à un moment précis de son la draperie dissimule
et des provinces ravagées, de toutes parts environné de évolution ; comme les cerveaux qui ne sont pas doués et laisse deviner. Il est
l’abomination de la désolation, de villes incendiées et de pour les mathématiques, ils ne savent plus le théorème inconvenant de laisser
au théâtre les scènes
décombres fumants, d’espérances déçues, de bien-être qu’ils pouvaient tout à l’heure démontrer, quand on de déshabillage
foulé aux pieds et de prospérité anéantie ; une retraite dessine la figure autrement et qu’on y met d’autres lettres. – et de changement de
lente comme une année mauvaise, longue comme une le 15 mai 1839. costume aller jusqu’à
montrer une actrice
éternité, et seulement interrompue par ce perpétuel et en chemise ; car il
monotone soupir : je ne prends point plaisir à ces jours. 70 Rappeler aux philosophes et aux dogmaticiens ne s’agit pas du
le 12 mai 1839. d’aujourd’hui l’importance pour la spéculation des mots : nombre peut-être égal
« Convertissez-vous », c’est à peu près la même chose que de sous-vêtements
65 Je dis de ma tristesse ce que l’Anglais dit de sa crier « Hep » après un Juif.
qui font ainsi de la
chemise une tunique,
demeure : ma tristesse is my castle. – Mais beaucoup le 15 mai 1839. mais de l’association
d’hommes, lorsqu’ils ont sujet de s’attrister (de mettre d’idée qui s’impose.
un crêpe à leur chapeau), sollicitent la sympathie moins 71 Quand on a cessé d’envisager la vie comme une mai 1839.

pour atténuer leur chagrin que pour se faire un peu dor- expérience intellectuelle opposée à une autre expérience ... Et si différents
loter ; au fond, pour eux, avoir de la tristesse est l’une des intellectuelle (1) entre lesquelles il est loisible de choisir qu’aient été
commodités de la vie. et qu’on a de la vie une conception qui, de ce fait, pos- les chevaliers et
les scolastiques, ils
le 12 mai 1839. sède une force d’impulsion (un ressort interne, imma- n’en ont pas moins ce
nent) qui exige sa mise en œuvre et par suite aussi se point commun d’aller
66 Je ne puis pourtant pas admettre autre chose : la pose à tout moment, alors, et alors seulement se produit à l’aventure ; car
la pensée a aussi une
volonté de Dieu, c’est que je prépare mon examen ; il lui en l’homme la vraie scission ; alors, on sent que l’on n’a certaine façon d’aller
est plus agréable que je m’y mette que de me voir plongé pas à combattre avec un fantôme inconsistant, mais avec à l’aventure qui n’est
dans telle étude pour en tirer telle connaissance plus une puissance, un corps, un corps de péché (Rom. 7) pas moins récréative,
claire ; car l’obéissance lui est plus agréable que la graisse auquel il s’agit de s’arracher à tout prix, de mourir (et noble et exaltante que
celle des chevaliers.
du bélier. – cette mort, comme toute mort, a ses larmes d’abord amè- le 16 mai 1839.
le 13 mai 1839. res, parce que nous avons à nous séparer de choses parmi
lesquelles nous avons vécu et qu’en notre déraison nous (1) non pas une :
67 Dieu qui es aux Cieux, fais-moi bien sentir mon avons souvent du mal à oublier, larmes ensuite douces et maintenant tu peux
choisir.
néant, non pour en être au désespoir, mais pour sentir paisibles, parce que nous ressentons la consolation du
avec d’autant plus d’intensité la grandeur de ta bonté. Seigneur, enfin, larmes de joie quand nous voyons

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Le Magazine Littéraire 529 Mars 2013
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Le magazine des écrivains Avant-première 96

auréole de sa gloire leurs visages transfigurés ne nous À lire Ces paroles suppriment tous les sots bavardages sur la
fasse pas douter de notre ressemblance, même lointaine, Journaux communauté et la vie au service de l’idée de commu­
avec ces hommes du Seigneur ; et d’autre part, pour que et cahiers de notes, nauté. La première chose que fait le religieux, c’est de
la profonde tristesse, les durs combats de l’âme ne nous vol. II, fermer sa porte et de parler dans le secret. D’ailleurs, l’in­
fassent pas complètement désespérer de la force néces­ Søren Kierkegaard, tériorité est beaucoup plus incommensurable pour l’ex­
texte établi par Niels
saire pour supporter notre lot, en de pareilles cir­ Jørgen Cappelørn, tériorité, et personne, même le plus ouvert des hommes,
constances, nous rappelant les heures sombres et les Else-Marie Jacquet-Tisseau n’est capable de tout dire et de donner un fondement à
heures lumineuses que nous avons vécues, que nous ne et Jacques Lafarge, toutes les expressions contraires.
perdrions pas l’équilibre ; que nous ne nous imaginerions traduit du danois par
pas que tout se fait d’un seul coup et que nous ne déses­
Else-Marie Jacquet-Tisseau,
Flemming Fleinert-Jensen 97 Il semble que je sois destiné à annoncer la vérité
pérerions pas en reconnaissant que c’est impossible. et Anne-Marie Finneman, dans la mesure où je la découvre et de manière à détruire
le 15 juillet 1839. éd. de l’Orante/Fayard, toute sorte d’autorité. Étant ainsi privé d’autorité, et hau­
400 p., 43 €. tement sujet à caution aux yeux des hommes, je dis le
114 Le fantastique surgit surtout quand, à la lecture ou En librairie le 20 mars. vrai et les induis ainsi en une contradiction dont ils ne
à l’audition de choses depuis longtemps disparues, on se pourront sortir qu’en s’appropriant eux­mêmes la vérité.
retrouve de façon si vivante qu’il faut en dire ce que l’on Seule a mûri la personnalité de celui qui s’approprie le
dit parfois des vêtements de confection, qu’ils sont vrai, quel que soit celui qui parle : l’âne de Balaam, un
comme faits pour vous. ricaneur qui s’esclaffe, ou un apôtre et un ange.
le 17 juillet 1839.
98 Le métier d’auteur est peu à peu devenu le plus
115 Si les orthodoxes et les politiciens s’unissaient La fleur appelée misérable de tous. Il exige en général qu’on se présente
contre l’État, je pense qu’il leur arriverait la même chose nymphæa alba offre comme cet aide jardinier que reproduit une vignette de
une belle image
qu’aux 2 garçons qui voulurent jouer à la balançoire avec d’un ermitage. Quand Adresseavisen, le chapeau à la main, servile et faisant
un troisième et le pousser si haut contre son gré : ils on les voit flotter force courbettes, produisant de bonnes recommanda­
prirent la corde trop bas, sans toucher leur camarade ; nombreuses côte tions. Quelle sottise : celui qui écrit doit comprendre le
comme l’énergie déployée des deux côtés ne trouvait pas à côte, chacune avec sujet qu’il traite mieux que son lecteur, sinon il ne doit
ses attenants (à savoir
dans le dos de celui­ci la résistance attendue, ils se la feuille) de taille pas écrire. – Ou bien il faut se faire avocaillon roublard
cognèrent le front l’un contre l’autre, tandis que leur égale, on en vient capable de duper son public. – Cela, je ne le veux pas, je
camarade, dans la balançoire, planait indemne au­dessus à songer à la belle idée ne le veux pas, je ne le veux pas, non, non. J’enverrai tout
d’eux. de l’Antiquité d’une au diable. J’écris comme je veux, voilà ce qu’il en sera, les
égale répartition
le 20 juillet 1839. des terres ; la couleur autres feront ce qu’ils voudront, qu’ils s’abstiennent
blanche rappelle d’acheter, de lire, de rendre compte, etc. –
116 Je pourrais avoir envie d’écrire une thèse sur le le costume du chœur ;
suicide en tenant compte des données statistiques, de la
la feuille, le cloître
et son jardin paisible ; 99 Étrange sévérité qui en un sens préside à mon édu­
conception des anciens et de celle des modernes, avec l’eau, l’innocence ; cation. Parfois je suis mis au trou, là je rampe dans le noir,
ses « Klangfigurer » pathologiques, etc. etc. et de même que la vie tourmenté et souffrant sans rien voir, aucune issue. Alors,
le 20 juillet 1839. monacale semble sans soudain, en mon âme s’éveille une pensée, vivante
attache avec le monde,
[…] sans famille comme si je ne l’avais jamais eue avant, bien qu’elle ne
ni parenté, de même me soit pas inconnue, mais je n’ai en quelque sorte
1843 aussi cette fleur ; contracté avec elle qu’un mariage de la main gauche et
mais elle plonge
ses racines très bas, maintenant il s’accomplit de la main droite. Quand cette
94 Si jamais après ma mort. au fond de l’onde. pensée a pris racine en moi, elle me dorlote un peu, me
le 20 juillet 1839. prend dans ses bras, et moi, ratatiné et pas plus grand
95 Après ma mort, personne (et c’est là ma consolation) qu’une sauterelle, je reprends ma croissance, plein de
ne trouvera dans mes papiers la moindre indication santé, replet, heureux, le sang chaud, souple comme un
concernant ce qui a proprement rempli ma vie ; nul ne nouveau­né. Puis il me faut pour ainsi dire donner ma
trouvera, tracée en mon for intérieur, la révélation qui parole de poursuivre cette pensée jusqu’au bout, je mets
explique tout et qui souvent transforme pour moi ce que ma vie en gage et me voici sous le harnais. Je ne peux
le monde appellerait des bagatelles, en événements de m’arrêter, et les forces y suffisent. Puis j’en aurai terminé,
la plus haute importance, pourtant insignifiants à mes et maintenant tout recommencera.
yeux dès que j’enlève la note secrète qui explique tout.
100 Soumis à la désapprobation de Dieu, je suis plus
96 Voici comment en notre temps on sauve le religieux. misérable qu’un veau nouveau­né ; quand Il m’approuve,
On donne quittance à la réalité à force d’humour (car la je suis plus fier que le monde entier.
finitude est sans doute le péché, mais non celle qui doit
nous attrister), et de la sorte on peut le garder [le reli­ 101 Je sais fort bien qu’en ce moment je possède la
gieux] sain et sauf. On n’entre pas au couvent, mais on plus belle intelligence parmi tous les jeunes, mais je sais
devient un bouffon ici­bas ; on se souvient des paroles du aussi qu’elle peut m’être ôtée demain, et même avant
Christ : quand tu jeûnes (qu’est­ce que cela signifie, que je parvienne à la fin de ce paragraphe. Lorsqu’un
sinon : quand tu t’attristes, car le jeûne n’était que le signe autre découvre qu’il a une bonne intelligence, il croit en
extérieur de la tristesse), parfume ta tête et lave ton © Éditions de avoir en suffisance pour toute sa vie, moi non ; je ne puis
visage, afin de ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes. l’Orante/Fayard, 2013. bâtir en ce sens sur le monde fini.

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Dictionnaire amoureux des Dictionnaires
Pour vous € Dictionnaire : derrière cette façade imprimée, il y a l’aventure
des hommes, linguistes, philologues, encyclopédistes, écrivains,

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savants. Souvent érudits, curieux de tout, opiniâtres, ils ont soumis
à l’alphabet le grand désordre de toutes nos curiosités.
Ce dictionnaire-ci a été imaginé par Alain Rey en hommage
à diverses traditions culturelles et à des auteurs, célèbres ou
ignorés, qui ont ainsi rendu service à leurs langues et aux mots.

lue !
Découvrez la littérature Ces aventuriers des manières de dire (dictiones), ces virtuoses
du « prêt-à-parler » sont ici mis en scène avec leurs prouesses
comme vous ne l’avez jamais et leurs secrets : chaque grand dictionnaire cache une aventure
passionnée.
Éditions PLON - 986 pages

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Troïlus et Cressida
William Shakespeare
texte français André Markowicz

Entrée au répertoire

mise en scène Jean-Yves Ruf

Christophe Raynaud de Lage © Comédie-Française - Licence n°1-1001069- 1-1040430 / n°2-1001070 2-1039174 / n°3-1001071 3-1039156

salle richelieu
Place Colette
Paris 1er

du 26 janvier au 5 mai 2013


en alternance

résErvation
0825 10 1680 (0,15 € TTC / min)

www.comedie-francaise.fr

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