Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
3’:HIKRTF=WUZ^U^:?a@k@b@f@k";
édito
a guillotine est réapparue. À Alençon, Sens, Mais ensuite on a trop eu de complaisance envers
Pontarlier, Redon, Brive, Paris… La mort pro- toutes les colères qu’on a sanctifiées, les transfor-
mise, promenée en relique sacrée, applaudie par mant en ces « saintes haines » d’autrefois qui brû-
des gilets jaunes, et même par des enfants escor- lèrent tant de vies. Il n’est pas de saintes haines ou
tés de sourires. Nausée d’horreurs devant ce re- colères qui tiennent en démocratie, car elles de-
tour de barbarie, moins de quarante ans après viennent criminelles. La connivence envers les cas-
la suppression de la peine capitale. Et puis ces slo- seurs s’est faite complicité fatale. Les haineux ont
gans antisémites contre « Macron pute à juifs ». pris le dessus du pavé, en particulier contre toutes
L’académicien Alain Finkielkraut lapidé d’in- les élites si délégitimées qu’elles n’osent plus rallu-
sultes… L’hiver est à la haine. mer les Lumières et baissent l’abat-jour. Ainsi
Pour les Français que nous avons interrogés avec perd-on son âme à ne plus la risquer.
l’institut Ipsos, la pire des violences fut la profana- De même s’est-on habitué à cette fameuse
tion de l’Arc de Triomphe par des manifestants « culture du clash » que l’anonymat d’Internet fa-
émeutiers qui crevèrent l’œil de la République et vorise. La disqualification de l’autre a remplacé le
attaquèrent les policiers avant de se trouver eux- dialogue. Sur la Toile, les harceleurs de la nouvelle
mêmes nombreux blessés. Dans une escalade ver-
tigineuse d’agressions. On s’en inquiète, mais, Les démocraties ont des
hélas ! on s’en accommode, en particulier les extré- résiliences insoupçonnées.
mistes, si tolérants avec l’intolérance. Comme si la
République ne méritait pas d’être plus ardemment génération ont pris le masque du « Lol », de la pré-
défendue. Nous voilà du coup emportés par une tendue rigolade, pour mieux asservir le sexe dit faible
surenchère qu’on ne maîtriserait plus. Sauf à faire ou « efféminé ». Là, on ne rit plus. On sanctionne.
face. Sauf à comprendre d’abord, puis à réagir. À Le laisser-faire, c’est le laisser haïr, le laisser périr les
réanimer les anticorps. À trouver en nous les forces valeurs humanistes auxquelles nous tenons.
de stopper cette dérive suicidaire, même s’il arrive Heureusement, se produisent encore des réactions
à l’homme de préférer les facilités de l’affrontement salutaires. Les démocraties ont des résiliences in-
fratricide plutôt que l’effort du salut collectif. soupçonnées qui ne demandent qu’à être mobili-
On ne s’aimait plus, plus assez en France. On sées. On le voit dans le « grand débat » qui est aussi
se surprend à se haïr. Au lendemain d’une coupe un grand divan. La parole qui s’y libère. On ne met
du monde de foot qu’on pouvait être fier d’avoir pas la langue française dans sa poche. On voit à quel
remportée ! Mais les fractures étaient trop pro- point elle peut être riche de sursauts, d’échanges qui
fondes – sociales, géographiques, culturelles, édu- amorcent un approfondissement du bien commun.
catives – pour que les vieux démons n’en res- Ce n’est pas seulement de respect que ces citoyens
sortent pas en grimaçant, car les hommes d’en ont besoin. Le pouvoir devra aussi remplir le frigo,
bas, ou du milieu, ont été trop humiliés par ceux et répondre au sentiment d’injustice. Le même qui
d’en haut. Par le premier d’entre eux, comme par animait les cahiers de doléances avant la révolution
les précédents, qui ont failli à leur devoir de consi- de 1789. C’était ainsi particulièrement bien formulé :
dération. Et de justice, surtout. On ne pouvait « Sire, il n’y a qu’un monarque dans votre royaume,
avoir au début que de la sympathie pour ces dé- c’est le fisc. Il ôte l’or de la couronne, l’argent de la
tresses manifestes et ces fraternités de rond-point. crosse, le fer de l’épée et l’orgueil aux paysans. » L
Mars 2019 • N° 15 • Le Nouveau Magazine Littéraire 3
Avec la participation exceptionnelle
du Musée Jean de La Fontaine –
Ville de Château-Thierry
sommaire Le Nouveau Magazine littéraire • N° 15 • Mars 2019
26
74 Maurice Nadeau
Aurélie Marcireau par Alexandre Gefen
32 Le fond de l’air effraie
par Marc Weitzmann le récit
36 Manifestations sous tension 76 « L’île Hood et l’ermite
par Marie Fouquet Oberlus » une nouvelle
74
d’Herman Melville
38 Fini le storytelling
par Christian Salmon dossier
40 Ligue du Lol : témoignage L’appel du large
par Léa Lejeune 84 La mer, toujours
41 Misogynie, recommentée
en venir aux mots par Alexis Brocas
par Marylin Maeso 85 Le Robinson cannibale
42 Haters et réseaux sociaux de Defoe par Guillaume
par Olivier Ertzscheid Pigeard de Gurbert
44 Les pulsions du pamphlet 88 Conrad, travailleur de la mer
par Cédric Passard par Alexis Brocas
46 Philosophie et psychanalyse, 91 L’île au trésor
regards croisés sur le bout de la langue
entretien avec Marc Crépon par Jean-Jacques Greif
et Hélène L’Heuillet 92 London, avec vue sur la mer
50 Antonin Artaud et Emily par Alexis Brocas
Brontë : transfigurations 96 Dans le ventre de la baleine
82
de la haine en littérature par Thierry Gillybœuf
par Lydie Salvayre
52 Géopolitique : Ont également collaboré à ce numéro :
nous courons vers l’abîme Meriem Alaoui, Fabrice d’Almeida, François Bazin, Simon
Bentolila, Eugénie Bourlet, Gérald Bronner, Jacques
par Bernard Guetta Braunstein, Giuliano da Empoli, Sylvain Giovagnoli, Hubert
Prolongeau, Patricia Reznikov, Maxime Rovere, Serge Sanchez,
Juliette Savard, Camille Thomine.
idées, débats,
© ADAGP-Paris 2019 pour les œuvres de ses membres
reproduites à l’intérieur de ce numéro.
récits...
Ce numéro comporte 4 encarts :
1 encart abonnement Le Nouveau Magazine Littéraire sur les
exemplaires kiosque France ; 1 encart abonnement Edigroup
sur les exemplaires kiosque Suisse et Belgique ; 1 encart
Webalix sur les exemplaires abonnés ; 1 encart First Voyages www.nouveau-magazine-litteraire.com
sur les exemplaires abonnés.
e
L’histoire heurtée d’un mouvement qui a poussé comme économique
un arbre « sans trop connaître ses racines ». L’ONG Carbon
Disclosure Project
évalue des entreprises
n 1979, Brice La- selon leurs efforts
écologiques. Elle leur
londe pense faire demande aussi
alliance avec les si le dérèglement
Radicaux de climatique pourra leur
DETTE gauche et ce qu’il reste du PSU faire gagner de
l’argent. Ce qui donne
DÉBATTUE pour les premières euro-
lieu à des réponses
Le Traité péennes. Ses amis écologistes inventives. Home
BERTRAND GUAY/AFP
d’économie hérétique refusent. Résultat : 4,39 % des Depot espère vendre
de Thomas Porcher voix… Leurs frais de cam- plus de climatiseurs.
sort en poche (Pluriel). Vinci imagine de juteux
L’agrégé d’économie
pagne ne sont pas remboursés,
et l’une des formations préhis- contrats pour protéger
y flingue la doxa les infrastructures
économique libérale. toriques des Verts (fondés en Duflot, Joly, Cohn-Bendit. françaises des
Ce livre est un 1984) est déjà en crise finan- potentielles
instrument jouissif pour cière. Une anecdote qui rap- contre Cohn-Bendit : c’est la catastrophes. Apple
nourrir les débats estime que l’iPhone
de fin de repas où les
pelle l’impossible rassemble- chronique d’une famille qui a
ment de la gauche et des toujours deux leaders qui s’af- est idéal « dans
lecteurs des Échos des situations où le
prennent le dessus. écologistes pour les prochaines frontent, deux lignes qui s’op- transport, le courant
Par exemple, européennes. Pour la première posent, deux stratégies qui ou autres services
ils nous assènent que fois un livre raconte l’histoire s’annulent. En l’occurrence, pourraient être
la dépense publique interrompus » ; il peut
représente 57 % du PIB
du mouvement en France, de les écolos français ont toujours
René Dumont à Nicolas privilégié la décroissance plu- servir de « lampe
de la France. Sous- de poche, de sirène, et
entendu : « Le secteur Hulot. Arthur Nazaret y tôt que le développement du- donner des instructions
public est majoritaire dresse le portrait de cet arbre rable – sauf quand ils se sont de premier secours ».
par rapport au secteur qui « a poussé sans trop retrouvés au gouvernement. Bref, tout va bien !
privé ». Faux ! « Si l’on
appliquait la même
connaître ses racines ». Un Jacques Braunstein
méthode de calcul drôle de parti qui a rassemblé
à la dépense privée jusqu’à 16,28 % des voix aux UNE HISTOIRE
des ménages et européennes de 2009 pour DE L’ÉCOLOGIE
BORIS HORVAT/AFP
des entreprises, cette dégringoler à 2,31 % à la pré- POLITIQUE,
dernière s’élèverait Arthur Nazaret,
à plus de 200 %
sidentielle suivante… La- éd. La Tengo,
du PIB ! »
londe contre Waechter, Voy- 352 p., 22 €.
net contre Mamère, Duflot
abstenu sur la loi anticasseurs. Il s’était aussi produit sur scène au dernier Festival d’Avi-
opposé à la hausse de la CSG sur les retraites gnon, et en même temps il a rédigé un rap-
et avait signé une tribune sur l’énergie avec port pour le réformer. Un profil hybride
Mathieu Orphelin, un proche de Hulot qui qui pourrait être utile. J. B.
Pierre dans Le Droit contre scannées : un fichage géné- valny qui en avait été vic-
les démons de la politique. ral des manifestants ! time… Le gouvernement de
Que pensez-vous de la loi anti- Pourquoi les politiques ont-ils Philippe veut-il prendre ce
casseurs votée par les députés ? des réserves à l’égard de la risque ? Ce serait une honte
Le plus grand mal. La po- Cour européenne des droits pour nous tous.
lice devra filtrer les indési- de l’homme ? Propos recueillis par A. M.
rables aux abords des mani- Parce que la CEDH se Entretien à lire en intégralité sur le site
festations, et pour cela montre sévère avec leurs www.nouveau-magazine-litteraire.com
c
Tarifs France : 1 an, 10 n° + 1 n° double, 65 €.
Tarif pour l'étranger, nous consulter
La fortune de
Activités numériques
parfois retrouver au fil des rues ou des Bertrand Clare (1908)
Responsable administratif
l’écrit est de laisser pages. Voici une autre aventure obscure Nathalie Tréhin (1916)
Comptabilité : Teddy Merle (1915)
revenue au grand jour en 2007, en Russie.
la trace de grandeurs
Directeur des ventes et promotion
Valéry-Sébastien Sourieau (1911)
C’est Nikolaï Nikouline (3). À hauteur Ventes messageries : À juste titres -
Pourquoi il faut
démanteler Google
et Amazon
Non seulement les Gafa exercent un totalitarisme économique,
écrasant les entreprises moins puissantes, mais ces géants du web représentent
aussi une menace pour la vie privée des internautes.
Par Christine Kerdellant
l
e Brexit et l’élection de des Gafa sur l’économie et les entre- Car ils exercent un véritable totalita-
Trump sont l’œuvre de Face- prises sont bien plus étendus – et risme économique en « désintermé-
book, au moins en partie. moins connus. Les libraires ont été les diant » les entreprises installées,
Avec le scandale Cambridge premiers à en souffrir il y a vingt ans, c’est-à-dire en leur confisquant le ILLUSTRATION FRASER HUDSON POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
Analytica, les citoyens ont suivis par les médias, puisque le duo- contact avec le client final.
découvert comment les pro- pole Google-Facebook domine outra-
fessionnels du marketing politique geusement la publicité en ligne : il AU COMMENCEMENT
pouvaient les manipuler en exploitant truste les trois quarts des investisse- FUT LE JOUET
leurs données personnelles. On sait ments des annonceurs dans le numé- L’affaire Toys’R Us est emblématique.
aujourd’hui que, si Trump, pendant rique, et même 90 % de la publicité Tout commence en 2000 : Amazon,
sa campagne, paraissait souvent se sur mobile. Mais ce n’était qu’une en- petit libraire en ligne, veut se lancer
contredire, c’est parce qu’il possédait trée en matière. Amazon et Google dans le jouet. Quand il manque de
une fine connaissance de ses cibles et prennent désormais, méthodique- stocks, il achète ses Pokemon et ses
servait à chaque communauté d’élec- ment, le contrôle de pans entiers de chiens Mattel sur le site de Toys’R Us,
teurs les arguments auxquels ils étaient l’économie. Leur hégémonie, bien su- lequel s’intéresse surtout à ses 1 600
le plus sensibles. périeure à celle d’IBM dans les années magasins physiques. Après avoir en-
L’impact néfaste des réseaux so- 1980 ou de Microsoft dans les années grangé 3 millions de clients, Amazon
ciaux sur la vie privée et la démocra- 1990, justifierait qu’ils tombent à leur propose à Toys’R Us de devenir son
tie est démontré, mais les dommages tour sous le coup de la loi antitrust. fournisseur officiel de jouets plutôt
12 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 15 • Mars 2019
Mars 2019 • N° 15 • Le Nouveau Magazine Littéraire 13
les idées
se chiffre à près de 2 000. Sur le réseau plantés par jour), DeepL, logiciel de
FEST (France éco-sociale tech), traduction trois fois plus efficace que
on peut se faire une idée du panorama Google Translate et hébergé en Islande
des projets en France. Ils vont du très dans un data center alimenté en énergie
concret (« AlloVoisins est le premier renouvelable, ou encore une ribambelle
réseau social de location d’objets et de services de messageries éthiques
Macron reçoit les géants du numérique
à l’Élysée, lors du sommet Tech for Good. services entre particuliers ») au quasi
poétique (« Notre ambition est de
passer de l’eau connectée à l’eau
Fourmis
En mai 2018, Macron réunissait une intelligente »). Sous ce label fourre-tout coupeuses
soixantaine de patrons de l’économie se retrouvent les social tech, civic tech, de feuilles, tasses
numérique pour les convaincre de les clean, green ou handitech : rien de
s’engager en faveur du bien commun ce qui peut être amélioré ne semble
comestibles…
lors d’un sommet baptisé Tech for échapper aux nouvelles technologies et (respectueux de la planète et de la vie
Good. Résultat : quelques maigres à leurs outils magiques, intelligence privée, souvent payants mais sans
engagements (Uber annonçait offrir à artificielle, machine learning, blockchain. publicité, etc.). Les investissements dans
ses coursiers une assurance accidents, Les promesses sont immenses : cette les green tech montent en flèche.
Google promet 85 millions d’euros pour technologie (transparente, sécurisée et Le ministère de la Transition écologique
la formation) et un événement dénoncé fonctionnant sans organe central de accompagne une centaine de start-up :
comme une opération « ethic-washing » contrôle) pourrait être un outil puissant électricité verte et locale, appli
dans un contexte de défiance de lutte contre la corruption. de location de vélos électriques,
généralisée. Dans Libération, les « écosolution » aux fourmis
fondateurs de Social Good Week « GÉNÉROSITÉ EMBARQUÉE » coupeuses de feuilles, machine à laver
écrivaient : « Est-ce “for good” Democracy Earth planche ainsi sur « increvable », tasses à café
d’ubériser des secteurs entiers, des taxis une application de vote : aucune fraude comestibles, etc. Facebook, IBM, Apple,
aux libraires ? Non […]. Être “Tech for possible grâce au blockchain qui Amazon, Google et Microsoft ont lancé
Good”, c’est d’abord se préoccuper de empêche toute corruption des données. en 2016 « The Partnership on AI », pour
l’impact social de l’innovation. » Il pourrait également éradiquer « favoriser des applications socialement
La formule a été popularisée par les problèmes de corruption et de bienveillantes ». On pointe déjà le risque
Paul Miller, un Britannique aujourd’hui à détournement de fonds. De leur côté, que l’éthique ne serve d’échappatoire
la tête de Bethnal Green Ventures, les acteurs associatifs se sont petit à aux régulations gouvernementales.
une plateforme d’investissement dans petit emparés des nouvelles « La montée du débat éthique sur les
ces technologies vertueuses. technologies : Emmaüs a lancé Label technologies est proportionnelle
Au départ, il s’agissait de développeurs Emmaüs, sorte de Bon Coin solidaire. à la résistance croissante à toute
se réunissant pour trouver des solutions Singa a créé le projet Calm, réseau réglementation gouvernementale »,
digitales à des projets utiles à la société d’accueil de personnes réfugiées notait un observateur. Le monde
en mangeant des pizzas avant de chez des particuliers. SOS Méditerranée ne changera pas une start-up à la fois.
reprendre leur vie normale en codant s’est adjoint les services du hacker Valentine Faure
Décembre 2016 : le nouveau président élu Donald Trump rencontre des dirigeants des Gafa.
les idées
Barbara Stiegler
« Le néolibéralisme
est à bout de souffle »
Pour la philosophe, le discours biologisant, né sous l’influence du
journaliste américain Walter Lippmann, a contaminé depuis des décennies
le champ politique. Et le citoyen est sommé de « s’adapter ».
l
es gilets jaunes soulignent comme le croit le darwinisme social.
l’articulation entre le néolibé- Si on laisse faire les choses, au
ralisme et une conception au- contraire, cette désadaptation va s’ag-
toritaire de l’exercice du pou- graver. Donc, il ne faut pas un retrait
voir. Dans son dernier essai, FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE VIA LEEMAGE
de l’État, mais une reprise en main.
la professeur de philosophie C’est le néolibéralisme comme retour
et épistémologue Barbara Stiegler livre de l’État qui doit éduquer les popula-
une analyse d’actualité sur la crise du tions, transformer leur psychisme et
néolibéralisme en remontant à ses ori- leurs affects. L’éducation, par
gines, et notamment à son appropria- exemple, change de sens pour cultiver
tion du lexique biologique de le goût de la mobilité, de la flexibilité,
l’évolution. de la polyvalence. Cela va inspirer les
réformes de l’éducation.
Pourquoi vous intéresser à la diffusion Vous insistez sur l’éducation,
du vocabulaire de la biologie mais aussi sur la santé…
dans le champ politique et social ? Il y a une mutation de la figure du
Barbara Stiegler. – Un discours biologi- Barbara Stiegler. patient aujourd’hui. Jusqu’à une date
sant domine le champ social et poli- récente, il était censé rester passif. En
tique depuis des décennies : « il faut Walter Lippmann analyse un décalage rupture avec ce « paternalisme médi-
s’adapter », « il faut évoluer »… Pour- entre l’environnement de l’homme cal », il doit être compétent et partici-
tant, en Europe, depuis 1945, on se re- et sa propre évolution. D’où cette idée per à l’optimisation du système de
fusait à mêler le biologique et le poli- de « retard ». Et ce qu’il en tire santé : c’est le « patient acteur ». La
tique. C’est cette contradiction qui a en termes d’enseignement sur la manière santé a été identifiée par Lippmann
motivé mon enquête. de gouverner fait frémir. comme un champ qui permet une
Enquête qui vous mène aux États-Unis… L’idée, c’est que l’homme a créé lui- transformation de l’espèce humaine
J’ai découvert que, dans l’œuvre de même un environnement auquel il pour qu’elle soit plus performante. On
Walter Lippmann, figurait le terme clé n’est pas adapté. Cet environnement, retrouve le même concept dans les
d’« adaptation ». Dans son ouvrage La qu’il appelle « la grande société », c’est domaines de l’écologie ou de l’éduca-
Cité libre (1937), j’ai trouvé cet arrière- le résultat de la mondialisation, un en- tion qui illustrent bien la différence
plan darwinien, mais en rupture com- vironnement industriel dans lequel entre le néolibéralisme et le libéra-
plète avec le darwinisme social. Aux prévaut une division mondialisée du lisme classique. L’idée n’est pas que
États-Unis, Walter Lippmann est une travail de plus en plus intense. l’État s’en tienne à ses fonctions réga-
figure emblématique pour le xxe siècle. L’homme n’est pas adapté pour sup- liennes mais qu’il ait un rôle d’éduca-
Il est le conseiller des présidents, un di- porter son propre environnement. Se- teur, qu’il soigne les populations, qu’il
plomate et un chroniqueur quotidien, lon lui, cette adaptation ne se fera pas les transforme. On comprend alors
lu dans tout le pays. naturellement, mécaniquement, pourquoi les réformes néolibérales
18 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 15 • Mars 2019
les plus intéressantes aujourd’hui pédagogie, entre le néolibéralisme et
touchent ces domaines. À LIRE une conception autoritaire, verticale de
On a le sentiment que les institutions l’exercice du pouvoir.
européennes sont un exemple parfait « IL FAUT S’ADAPTER ». La gauche se montre totalement
SMAÏN LAACHER
CROIRE À L’INCROYABLE
CROIRE À L’INCROYABLE
BARBARA STIEGLER
Un sociologue
à la Cour nationale du droit d’asile
T R A D U I T D E L’A N G L A I S ( É T A T S - U N I S )
SUR UN NOUVEL
du gouvernement des experts dont désarmée, non ?
PA R P I E R R E G U G L I E L M I N A
Un jour de mai 1999 le Haut-commissariat aux réfugiés proposait à
Smaïn Laacher, sociologue connu pour ses travaux sur l’immigration et
les déplacements de populations, d’être un de ses représentants auprès de
« Il faut s’adapter »
ce qui deviendrait la Cour nationale du droit d’asile. Il s’agit d’être un des
IMPÉRATIF POLITIQUE,
deux juges assesseurs qui avec le juge président constituent la « formation Sur un nouvel impératif politique
» chargée d’étudier l’ultime recours des requérants déboutés du droit d’asile
SMAÏN LAACHER
en première instance.
Barbara Stiegler,
qui souvent a conscience de sa fragilité : comment juger, c’est-à-dire décider
du destin d’une femme ou d’un homme qui le plus habituellement ne parle
pas le français, mais doit emporter l’intime conviction de la formation que
sa vie est en danger dans son pays d’origine ? Il faut aux juges se forger
une opinion alors que les faits supposés se sont déroulés à des milliers de
éd. Gallimard,
pologues de terrain pourraient appréhender.
Comment savoir ce que furent réellement les épreuves subies par les
requérants quand les femmes tairont, en particulier, les violences dont
elles ont été les victimes ? Que les réfugiés racontent souvent un même récit
dont d’autres requérants leur ont dit que c’est celui-ci et pas un autre que
les juges attendent et entendent ? Qu’est-ce qu’une preuve lorsque le juge
doit se fonder sur la seule bonne foi du requérant ? GALLIMARD
de comprendre… 336 p., 22 €. propose montre que cette crise dépasse
SmaÏn Laacher nous conduit dans les arcanes du droit d’asile. Mille et
une questions y assaillent les juges comme en témoigne ce document excep-
tionnel sur une justice qui est rendu en votre nom.
ou « Native American » — donne à ces objets d’échange une plus-value
estimable. Ainsi s’expose en permanence une concurrence des « races » qui
n’est jamais que la même qui présida aux commencements de l’histoire de
l’art.
9:HSMARC=\\^VZW:
Je tente de comprendre ce qui nous 15-XI G 01615 ISBN 978-2-07-277915-2 ??,?? €
Mon cher Guillaume, prétendant martyr de la « dictature » Voilà ce qu’il en conclut dans les colonnes
Depuis quelques années déjà, médiatique, il possède son rond de L’Express : « Comment des
je participais avec un plaisir professionnel de serviette sur nombre de plateaux. démocrates peuvent-ils encenser, sans le
sans cesse renouvelé à la matinale Se livrer à une telle confrontation moindre recul critique, un ouvrage
que tu animes sur Radio Classique. Je ne relève pourtant pas de l’évidence. qui, d’un bout à l’autre, sans ambiguïté,
tentais, parmi d’autres « signatures » Aurais-je accepté il y a vingt ans encore rejette le libéralisme, la démocratie, la
toutes prestigieuses – notamment de deviser avec un polémiste raciste, République, la philosophie des Lumières,
Philippe Tesson et Jean-Louis xénophobe, antimusulman, sexiste et la laïcité, le gaullisme, et ne recule devant
Bourlanges, Luc Ferry et Guillaume homophobe ? Poser seulement aucune promotion des expériences
Tabard, sans aucun doute aujourd’hui la question, y répondre par l’affirmative, dictatoriales, fut-ce sous la forme de la
le plus brillant et pertinent des c’est déjà reconnaître la victoire monarchie absolue ? » Je n’ai pas choisi
éditorialistes « de droite » –, idéologique de Zemmour. Mais, pour le Kahn par hasard. Quand, ensemble,
de comprendre, d’analyser, de décrypter coup, cher Guillaume, tu passes au stade nous avons créé Marianne en 1997,
l’actualité politique. Ma présence quasi d’après : l’intégrer à notre collectivité nous avions offert une chronique à
hebdomadaire permettait aussi de éditoriale qui, jusque-là, était attachée à Zemmour, brillant disciple de Philippe
« gauchir » (un peu) les grilles de lecture défendre les valeurs du libéralisme, Séguin et de Jean-Pierre Chevènement.
et de compréhension avant tout libérales de la démocratie et de la République Qu’est-il devenu, ce Zemmour-là ?
tant du point de vue économique – qu’importe l’ordre retenu entre Un prêcheur de haine culturelle et de
que sociétal. Ma place m’apparaissait les trois. Valeurs non pas seulement violence idéologique. Au moment où
d’autant plus enviable que Radio étrangères à Zemmour, mais valeurs la société française est recuite de rages,
Classique, antenne délibérément « haut qu’il combat et dénonce avec violence, j’espérais en des médias qui, comme
de gamme », refusait les règles, travers, acharnement et révisionnisme historique Radio Classique, remplissent une
us et coutumes de l’information continue, – notamment en réhabilitant la politique fonction d’apaisement et d’explication.
et d’abord l’hystérisation permanente. antijuive de Pétain et du régime Je me suis trompé, cher Guillaume.
J’étais fier de participer à cette entreprise de Vichy. Pour s’en convaincre, il suffit Recevant Zemmour au siège
de salubrité journalistique, politique de lire son dernier livre, Destin français des Républicains, Laurent Wauquiez
et culturelle. Et voilà, cher Guillaume, (Albin Michel). Le journaliste et historien s’était exclamé : « Éric, tu es chez toi. »
que j’apprends votre choix (ton choix ?) Jean-François Kahn s’est prêté à Je regrette qu’il soit désormais « chez
de renforcer l’équipe des l’exercice de décryptage stylo à la main. lui » au micro de Radio Classique. L
commentateurs « permanents »
de Radio Classique avec… Éric Zemmour.
Je ne me permettrais pas de contester
votre liberté éditoriale, vous accueillez,
cela va de soi, qui vous semble bon,
Dans la tradition des polémistes
et cela ne me regarde pas. En revanche, « Même si tout nous oppose, je ne suis pas un auxiliaire de justice. »
je dispose d’une liberté : me retirer
d’une radio où Zemmour est appelé Par Guillaume Durand
à jouer un rôle majeur, ne serait-ce
qu’en raison de ses prochains
et inéluctables « dérapages ». Mon cher Maurice, Le mien, Philippe Tesson. Toute leur
En quelques mots, je vais tenter Accordons nos arrière-pensées, vie, ces grands patrons de presse ont
de m’en expliquer, de te l’expliquer. comme l’écrivait le général de cultivé l’excès. Même s’il y eut, chez
Qu’il faille débattre avec Éric Zemmour, Gaulle. Par ses excès, tu penses JFK, une période beaucoup plus
oui, et j’ai accepté de me prêter qu’Éric Zemmour est infréquentable, classique de grand reporter à
à l’exercice. Je ne le regrette pas et, raciste et homophobe. Moi, je le L’Express. Je ne suis pas à une
en réalité, nous n’avons d’alternative considère comme l’une des contradiction près car j’ai dévoré
puisqu’il exerce une incontestable incarnations de la tradition des Tesson tout en lisant religieusement
influence (mortifère selon moi) sur un polémistes français. Ton maître dans Le Nouvel Observateur de Claude
pan de la société française. Tout en se ce registre fut Jean-François Kahn. Perdriel et Jean Daniel. J’accueille
20 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 15 • Mars 2019
Zemmour car, apprenti nietzschéen, s’appeler Roger, ça confine à représente : c’est Zemmour, bien qu’il
je crois que nombre d’indignés sont l’absurde, presque au comique. ait toujours déclaré n’appartenir à
des menteurs patentés. Et Des gens sont blessés. Des rappeurs aucun parti. Beaucoup d’auditeurs
actuellement les professeurs de veulent le « fumer ». Mais sa grande ont ressenti un manque : celui du
morale pullulent, structurés par les gueule dans son petit corps n’est Tesson qui traitait Hollande de nul
réseaux sociaux. Récemment, jamais que l’expression moins et Sarkozy (qu’il adore !) de
confronté à Marlène Schiappa, Éric grandiose de ce que pensent et psychopathe. À la tête de la
n’abandonna pas ses convictions écrivent Alain Finkielkraut, Michel « Matinale », je ne suis plus
antiféministes mais dut reconnaître, Houellebecq et de nombreux l’éditorialiste que je peux être quand
face à l’argumentaire, que son point Français sur l’immigration. je t’écris ou quand je parle à
de vue sur Simone de Beauvoir était Le meilleur chez lui, c’est quand l’extérieur. Je me dois à un certain
plus que sommaire. Les idées il incarne avec brio le bretteur de la équilibre : Tesson et Bourlanges
s’effacent ou se modifient gloire disparue de la France. Le pire, pour Macron, Guillaume Tabard
si elles se confrontent. Et nous pour incarner un
sommes tous fabriqués par des Qu’y puis-je ? La France libéralisme de droite,
pulsions totalement contradictoires. est une foule sentimentale, Laurent Joffrin ou toi
Si j’accueille comme une mauvaise pour « gauchiser » la
nouvelle que tu nous quittes, en ce moment violente, conversation. Et Luc
je retiens que tu l’affronteras un jour où les idées et les goûts de Ferry, qui un jour
sur un sujet qui te passionne. Un Zemmour existent. soutient Wauquiez et
seul exemple : l’europhobe militant l’autre l’assassine quand
qu’il est a reconnu bien volontiers, c’est lorsqu’il fait semblant de ne pas il parle d’eugénisme à propos de la
dans une récente conversation avec comprendre que le monde a changé PMA. On nous écoute avec moins
ton serviteur, que, s’il n’y avait pas et qu’il prend le volant d’une deux- de 100 émetteurs, quand nos
l’euro, il y a longtemps que la France chevaux pour enclencher la marche concurrents en ont 500, parce que
aurait dévalué dans le désordre actuel. arrière contre toutes les Tesla d’Elon nous tentons d’être cultivés et libres.
Zemmour a été condamné, je le sais. Musk. Il déplore que le pays de C’est, ô combien nécessaire, car je
Zemmour, s’il devient Alain Soral, Bonaparte ne soit plus que le reconnais de moins en moins mon
n’aura plus le droit de cité chez nous. réceptacle du tourisme mondial. pays, la Diane française chantée par
Mais, même si tout nous oppose, Il ne doit pas aimer Jamel Debbouze Aragon, qui se vautre dans la
je ne suis pas un auxiliaire mais adorer Delon. Qu’y puis-je ? violence alors que, depuis l’Algérie, il
de justice. Je déteste l’opprobre La France est une foule sentimentale, a échappé à toutes les guerres ! Ce
qui accompagne les gens condamnés en ce moment violente, où ces idées qui gêne chez Zemmour, c’est son
pour leurs idées. Dans ma large et ces goûts existent. Les combattre incroyable succès d’édition. Dans
famille, dont une partie a planqué ne signifie pas, bien au contraire, notre pays, tous les visibles sont visés.
des Juifs pendant la guerre et l’autre qu’il faille renoncer à les entendre Mais les historiens ont bien raison de
a vécu en Algérie, les sentiments sont et à les affronter. Je préfère le contester sur des sujets cruciaux.
partagés. Les uns ont détesté qu’il les journalistes sulfureux que ceux Sa puissance de feu vient du
puisse relativiser le crime de Pétain, qui croulent sous les légions politiquement correct qui nous
les autres se reconnaissent chez d’honneur. Je préfère que s’expriment envahit, de l’effondrement d’une
le Zemmour qui serait un personnage à découvert des phobies que certains certaine classe politique qui met
de La Vérité si je mens. Un Garcia, petits marquis de la presse branchée le centre et les extrêmes face à face.
un Anconina ou un Gilbert Melki qui cultivaient en harcelant femmes et Maintenant, je n’empêcherai jamais
aurait tenté d’intégrer deux fois homosexuels sur les réseaux sociaux. certains de tes lecteurs de considérer
l’ENA. Et à qui la République, Revenons à Radio Classique. que Zemmour est un Maurras
méprisante, aurait répondu : « Va te Après l’élection d’Emmanuel ou un Brasillach qui s’ignore. Je n’y
faire foutre, l’inspection des finances Macron, nombre d’auditeurs n’ont crois pas une seule seconde. La vérité
n’est pas faite pour les petits gars nés pas compris que Philippe Tesson, si je mens, disais-je. Mon explication
à Montreuil ! » On voit bien que chez qui était leur héros de droite, passe n’est pas que caricaturale puisque
lui l’enfance est un destin, comme l’a avec armes et bagages du côté de son idole de départ fut le Falstaff
écrit Rainer Maria Rilke. Il idolâtre l’Élysée, professant même une grande pied-noir Philippe Seguin.
les femmes mais déteste les féministes, violence à l’égard des Républicains Cette obsession de l’assimilation est
car il déteste ce xxie siècle américain de Laurent Wauquiez. Si l’on regarde nécessaire si nous voulons endiguer
qui nous écrase de sa technologie les sondages : Républicains + le terrorisme. Mais, pour moi,
et de son pouvoir financier. Rassemblement national avoisinent l’éternel sourire ricaneur de
Quand il suggère que tous les Zidane les 40 %. Il est tout à fait normal Zemmour porte un nom
de France changent de prénom pour et démocratique qu’une voix les et un sentiment : l’inquiétude. L
Mars 2019 • N° 15 • Le Nouveau Magazine Littéraire 21
le portrait
Ben Rhodes
Obama Song
Plume de l’ancien président américain, Ben Rhodes était aussi
son confident et son conseiller diplomatique. Rencontre à Paris
autour de ses Mémoires sur dix ans de compagnonnage.
j
« ’avais 29 ans et Obama par-
lait le langage de la morale
devant la presse. Quand Obama re-
nonce aux frappes aériennes contre le
a vécu à Paris durant ses études à NYU,
« mais j’ai commis l’erreur de ne pas
et de la sincérité. Je cher- régime de Bachar el-Assad, Rhodes est vivre dans une famille française ». Et
chais un héros. Un type ca- son avocat. Il joue un rôle déterminant de choisir une girlfriend américaine.
pable de comprendre les dans la défense de l’accord nucléaire « C’est très stupide », dit-il en français.
enjeux et de sauver la situa- entre Obama et l’Iran au Congrès ou Après l’entretien, il ira dîner avec des
tion. » Ben Rhodes cherchait son Bat- dans la normalisation des relations avec copains au Bon Georges, rue Saint-
man, il trouva Obama. « Et puis je vou- la Birmanie, dirige les négociations vi- Georges, ardoise bistro, carreaux de ci-
lais écrire des discours, et lui est un sant à réconcilier son pays avec Cuba. ment et banquette. Il est à Paris pour
excellent orateur. » Depuis, il a modi- C’est aujourd’hui un quadragénaire présenter ses Mémoires, publiés aux
fié ses attentes et probablement le scé- à la barbe de trois jours et au visage éditions Saint-Simon. Si Obama confi-
JEAN-LUC BERTINI POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
nario qu’il pensait écrire. rond, guetté par une calvitie, qui dentiel est une excellente lecture, c’est
Ben Rhodes a été le rédacteur des conserve un sourire post-adolescent. Il qu’il est plus qu’un banal livre de sou-
discours d’Obama, son conseiller en venirs. « Chaque mandat présidentiel
matière de politique étrangère et son est un roman centré autour d’un seul
confident pendant huit ans à la Mai- À LIRE personnage », écrit-il. Son Obama confi-
son Blanche. Quand, au Caire, le pré- dentiel comporte deux personnages
sident américain annonce une nouvelle OBAMA CONFIDENTIEL. principaux, le héros Obama et le nar-
DIX ANS DANS L’OMBRE
ère de dialogue avec le monde musul- DU PRÉSIDENT, rateur Ben Rhodes, un jeune idéaliste
man, quand il célèbre la démocratie à Ben Rhodes, traduit auquel on s’identifie sans peine.
Athènes, quand il reçoit le prix Nobel de l’anglais (États-Unis) Sylvain Fort, l’ex-plume du président
par Étienne Menanteau,
à Oslo, Ben Rhodes écrit ou coécrit ses éd. Saint-Simon, 388 p., 22,90 €.
Macron, a lu le livre de son homologue
allocutions. Il est aussi son porte-parole obamesque avec curiosité, y trouvant
22 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 15 • Mars 2019
Ben Rhodes, à Paris, le 11 février 2019.
l’écho de sa propre expérience. « Le rôle êtes comptable. Lorsque le discours tra- devoir d’ingérence. Au fil des pages,
du discours et de la plume est rarement verse l’opinion, on vit un vrai sentiment l’épaisseur du monde rattrape l’enfant
relaté. Il y a des invariants. Rhodes ra- d’accomplissement. » idéaliste, qui parfois s’enfile des
conte très bien ce travail d’atelier qu’est Aux prises avec la politique étran- whiskys bien tassés pour digérer
l’élaboration d’une allocution. Puis le gère d’un grand pays, Ben Rhodes le ça. Lorsqu’il rejoint Obama, il n’a ré-
discours que vous avez écrit. Vous y novice rêve de paix dans le monde et digé que quelques rapports et discours
avez beaucoup travaillé, vous y avez mis se méfie de l’aventurisme militaire pour un think-tank démocrate (le
beaucoup de vous-même, et là, ça ap- américain. Rendre la vie meilleure, Wilson Center, dirigé par le sénateur
partient au président. C’est toujours plutôt que la détruire. Armé des plus Lee Hamilton). « La plupart des
une émotion. On sent la façon dont il bonnes intentions du monde, comme conseillers se demandent comment
capte l’audience… Vous ne pouvez plus Samantha Power, spécialiste indignée glisser leurs propositions dans le dis-
rien faire. À la fin, que vous soyez ou des droits de l’homme et des génocides cours du président. Moi, je me deman-
non l’auteur intégral du texte, vous en dans l’équipe Obama, il croit au dais seulement : que veut-il dire ? »
Mars 2019 • N° 15 • Le Nouveau Magazine Littéraire 23
le portrait
votre indifférence face à ce genre de idole était John Kennedy, comme mes
symbole, vous communiquez une parents. Je connaissais ses discours.
grande confiance en votre position. » Mais je savais peu de choses de son bi-
Un renard très fin, ce quadragénaire. lan. Pourtant, ce qu’il a incarné a ins-
Enfant des classes moyennes, Ben piré la vie de pas mal de gens. Peu de
Rhodes est le fils d’un avocat texan personnages frappent l’imagination.
épiscopalien et d’une mère juive new- 1977. Naissance le 14 novembre Pour Obama, ce sera la même chose.
yorkaise, qui lisait The New York Times à New York. Son bilan importe moins que ce qu’il
et John Updike. Il s’est toujours senti 2002-2007. Assistant de l’ancien incarne. Il est cette incroyable et unique
un juif chrétien… ou un chrétien juif. représentant démocrate Lee Hamilton, figure historique très inspirante. Il reste,
Après avoir fréquenté la Collegiate membre de la commission d’enquête oui, oui, mon héros. »
School de New York, la plus ancienne sur les attentats du 11 Septembre, Tout en travaillant pour la Fondation
école des États-Unis, il a étudié les puis du groupe d’étude sur l’Irak. Obama, Ben Rhodes garde un œil sur
sciences politiques et la littérature an- 2007. Rejoint l’équipe de campagne les disciples de celui-ci au sein du Parti
glaise à l’université Rice de Houston, de Barack Obama, dont il rédige démocrate. Les noms de Kamala Devi
dont il est sorti en 2000. Enfin, il a ob- les discours (photo). Harris, la sénatrice de Californie, du
tenu un diplôme de creative writing à 2009-2017. Conseiller et plume Texan Beto O’Rourke ou d’Alexandria
New York University. Il se prépare donc du président Obama durant les deux Ocasio-Cortez, reviennent dans sa
à devenir romancier lorsque, le 11 sep- mandats. conversation. Se voit-il un jour à la
tembre 2001, depuis le front de mer à Depuis 2017. Devenu commentateur Maison Blanche avec l’un d’entre eux ?
Brooklyn, il voit des avions percuter politique, il copréside National Security « Pourquoi pas ? »
une tour, puis la seconde, et la première Action, un organisme militant pour une Au fait, Obama dort en T-shirt et pan-
s’effondrer… Il a 24 ans. Plus tard, les autre politique étrangère américaine. talon de survêtement. L
POURQUOI
TANT DE HAINES ?
Des violences qui polluent les manifestations, l’antisémitisme
à visage découvert, la mise au jour d’une ligue de harceleurs,
des agressions en hausse contre les femmes et les LGBT…
Sondage exclusif à l’appui, nous avons voulu interroger
ces haines qui empoisonnent notre démocratie.
Par Anne Laffeter et Aurélie Marcireau
ILLUSTRATION DE BORIS SÉMÉNIAKO POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
Sondage exclusif
Au bord de l’éruption :
les dessous d’un volcan
La brutalisation croissante de la société fait peur à une majorité de Français, mais 54 %
d’entre eux trouvent les violences compréhensibles, sinon justifiées. L’enquête Ipsos,
consultable en intégralité sur notre site, révèle un pays en surchauffe.
Par Anne Laffeter et Aurélie Marcireau
d
MOINS PLUS
1% 91%
es messages haineux en Y A-T-IL PLUS OU MOINS éclairantes, car ce sont les CSP - qui
cascade à l’encontre du D’AGRESSIVITÉ, DE TENSIONS ET mettent d’abord en cause la décon-
chanteur Bilal Has- DE VIOLENCES QU’IL Y A DIX ANS ? nexion des élites alors que les CSP +
sani, représentant de la pointent en priorité les difficultés so-
France à l’Eurovision, ciales. « Cela montre à quel point la
des dessins de Simone profondeur de cette déconnexion est
Veil défigurés par des croix gammées, ressentie », explique-t-il.
une première dame que l’on veut voir
« à poil sur un tas de palettes », des 8% LE POULS D’UN PAYS
tombereaux de lettres d’insultes en- Les résultats des questions sur la légi-
voyées au journal Le Monde à la suite 20 % Beaucoup plus
timation de la violence sont également
d’un article sur les difficultés d’un particulièrement intéressants. Si 79 %
71 %
Un peu plus
ménage modeste. Une digue a sauté : Ni plus ni moins
des Français trouvent qu’il n’est pas
on peut haïr aujourd’hui à visage dé- Un peu moins normal d’user de la violence pour dé-
couvert, sans aucune honte. fendre ses intérêts, les 21 % restants
Depuis peu, les démocraties mo- s’interrogent. « Ce n’est pas anodin
dernes assistent médusées et impuis- qu’un Français sur cinq légitime le re-
santes à un basculement inquiétant : cours à la violence, analyse Brice Tein-
le grand retour de la haine dans le dé- turier. Il ne faut pas être naïf : cela
bat public. À la haine folle et meur- montre qu’ils remettent en question
trière des fanatiques religieux, au poi- estiment qu’il y a aujourd’hui plus de l’idée d’une société de la négociation,
son diffusé depuis longtemps par les violence et de tension dans la société du compromis. »
nationalistes et les marchands de française qu’auparavant. Cette aug- Si les plus âgés rejettent en grande
peur, s’ajoute aujourd’hui la haine or- mentation tétanise :13 %fait peur à
elle majorité l’usage de la violence (90 %),
dinaire, corruptrice du langage et fai- 97 % des personnes interrogées. Se- le refus est moins important chez les
seuse de violence. Ce qui était tu, ta- lon le sondage, la montée des tensions moins de 35 ans (70 %). Les proches
bou, s’exprime dans une surenchère s’explique d’abord par les difficultés
Justifiées des partis de gouvernement rejettent
furieuse sur les réseaux, dans la rue et 46 %
sociales de Pas justifiées,
plus en plusmais
compréhensibles
importantes plus massivement l’usage de la violence
la bouche de certains politiques. Cette d’une partie de la population,
Inacceptables puis par que ceux du Rassemblement national
libération de la haine, cette agressi- le sentiment que les élites sont 41décon-
% (65 %), et chez La France insoumise
vité, nous avons voulu la mesurer via nectées de la réalité des Français. Pour une courte majorité, 53 %, la rejette.
un sondage. Selon l’étude Ipsos Sopra Brice Teinturier, directeur général dé- Cette étude réalisée en janvier prend le
Steria réalisée pour Le Nouveau Ma- légué de l’institut de sondages Ipsos, pouls d’un pays qui vit depuis trois
gazine littéraire, 91 % des Français ces réponses sont particulièrement mois au rythme des tensions et des
violences des samedis de manifesta- désignent des « foules haineuses » ré- inacceptables les violences commises
tions des gilets jaunes. « Pour la pre- pondent les visages meurtris de mani- lors du mouvement des gilets jaunes.
mière fois depuis des décennies, la festants mutilés. Le bilan humain (un Pour 41 % d’entre eux, si elles ne sont
haine domine l’opinion. Le clan Le nombre inédit de manifestants et de pas justifiées, elles restent compréhen-
Pen a inoculé la haine politique dans policiers blessés) de ces semaines de sibles. Les moins de 35 Les
ans raisons
sont lesde
plus
la monté des t
l’esprit des Français », écrivait Alain rage sociale est lourd ; l’impact psycho- tolérants avec ces violences : seulement violence
Duhamel dans Libération en janvier. logique, tout autant. Pourtant, seule- 31 % les trouvent inacceptables. Les
Au président et aux ministres qui ment 46 % des Français estiment plus compréhensifs se retrouvent une
30 %
L’affaiblissement des normessociales
sociales La banalisation de la violence dans les médias
L’affaiblissement
(ceou
(ce qui se fait quine
se fait
seoufait
des normes
ne se fait pas),
pas), de de l’éducation.
l’éducation 14 % (films, reportages, émissions de débat...) 9%
La banalisation de la violence
desur
lales réseaux
La banalisation
sur les réseaux sociaux sociaux
violence
(Facebook, Twitter...)
(Facebook, Twitter…) 15 % 29 %
Le recul de la culture du compromis
6%
La
Ladiversité croissante du pays (en
dutermes
diversité croissante
sociaux, d’origine,
(en termes sociaux, d’origine,
pays
de religion, etc.)
de religion, etc.) 11 % 25 %
La banalisation de la violence dans
leslesmédias
médias
La banalisation de la violence dans
(films, reportages, émissions de débat...)
(films, reportages, émissions de débat…) 9% 22 %
CITÉ EN PREMIER
Le reculLede
recul
la de la culture
culture duducompromis
compromis
6% AU TOTAL
guidés par la voix de ceux qui réfutent Allemagne, 6 000 en Slovaquie notam-
Justifiées langage, en effet, qu’il constitue un re-
les Lumières, par ces milliers de fake 46% », précisent
ment Pas justifiées, mais
compréhensiblesses initiateurs sur cours », écrit le philosophe.
news et de vérités alternatives qui Facebook.Inacceptables
Et la littérature ? Peut-être Le dialogue, et surtout l’écoute pour
rongent nos démocraties. Une spirale doit-elle avant tout 41% nous permettre, finalement retrouver ce que nous
déjà décrite par Averroès : « L’igno- comme l’écrit Marc Crépon dans avons de commun. Nous ne pouvons
rance mène à la peur, la peur mène à L’Épreuve de la haine. Essai sur le refus nous satisfaire de ne partager que de
la haine, et la haine conduit à la vio- de la violence, « d’échapper au nihilisme la peur. Dans le sondage se niche d’ail-
lence. Voilà l’équation. » Il est donc ur- de notre temps », à savoir la proliféra- leurs un élément prometteur. Le recul
gent de casser cet engrenage mortifère tion d’un consentement à la haine. de la culture du compromis est la der-
qui touche les réseaux comme le réel. « S’il est vrai que la violence revient tou- nière raison évoquée pour expliquer la
Un rapport remis à l’automne au Pre- jours à suspendre le discours, à l’inter- montée des tensions. Si la base de
BASCULE T-ON DANS UNE SOCIETÉ DE LA HAINE ?
mier ministre pour « lutter contre la rompre ou à retourner l’échange verbal RESULTAT notreD’ENSEMBLE
contrat social est encore solide,
haine » sur les réseaux préconisait de en arme destructrice, on attend du tout est possible. L
responsabiliser davantage les plate-
formes et d’augmenter les amendes.
Celles-ci ont leurs responsabilités, tout BASCULE-T-ON DANS UNE SOCIÉTÉ DE LA HAINE ?
comme les politiques, acculés, qui
doivent retisser le lien social. Des
groupes de citoyens eux aussi réagissent
et s’organisent pour mettre fin à l’ex- C’est excessif, mais elle en
pansion des discours haineux comme
C’est excessif, mais la société
prend le chemin
en prend le chemin
64 %
avec #Jesuislà, une initiative mondiale C’est une réalité de
sommes 74 000 en Suède, 45 000 en fortes tensions dans la société 12 % 12 JANVIER 2019 AUPRÈS DE 1 005 PERSONNES CONSTITUANT UN
ÉCHANTILLON NATIONAL REPRÉSENTATIF DE LA POPULATION
FRANÇAISE ÂGÉE DE 18 ANS ET PLUS.
En France, le fond
« Macron pute à juifs », accroché sur
un pont d’autoroute ; « Fumiers vous
travaillez pour les juifs », lancé aux
journalistes par un manifestant ;
de l’air effraie
« Vous nous gazez comme des putains
de juifs », crié aux CRS par un autre ;
« Macron vendu à Rothschild et aux
banques mondiales » dans presque
toutes les manifs ; etc. L’absence de lien
direct entre ces évènements n’empêche
Agressions physiques, appels au meurtre, multiplication pas leur cohérence narrative. L’actua-
des tags antisémites, tweets immondes... Y a-t-il lité avait d’ailleurs offert une cohé-
quelque chose de pourri en république de France ? rence de ce genre le 11 décembre
Par Marc Weitzmann dernier, lors de l’attentat terroriste du
v
marché de Noël de Strasbourg : la
veille, à 15 kilomètres de Strasbourg,
des croix gammées et des tags antisé-
mites attribuant le fameux pacte de
oici où en sont les choses, apprend à cette occasion que les inci- Marrakech aux « juifs mondialistes »
au mardi 12 février. Sa- dents antisémites dans le pays sont en avaient été retrouvés dans le cimetière
medi, on apprend qu’un hausse de 74 % en 2018, après deux juif de la petite ville de Herrlisheim.
incendie criminel a dé- ans de baisse à la suite du massacre du L’attentat était clairement islamiste, et
truit la porte de la maison de cam- 13 novembre 2015. on peut supposer que les tags venaient
pagne du président de l’Assemblée Le même week-end, Libération plutôt de l’extrême droite ; aucun lien
nationale ; en début d’après-midi, révèle l’affaire de la Ligue du Lol : ne pouvait donc être fait entre les
à Lyon, affrontements entre gilets entre 2009 et 2012, une trentaine de deux. Certains gilets jaunes le firent et
jaunes d’extrêmes droite et gauche ; journalistes masculins ont harcelé et attribuèrent l’attentat à un « complot »
à Paris, heurts devant l’Assemblée du gouvernement visant à détourner
nationale entre police et gilets jaunes « Micron [sic] l’attention de leur mouvement, tout en
qui tentent d’attaquer le bâtiment, réclamant l’abolition du pacte de
l’un des manifestants a quatre doigts
Rothschild, putain Marrakech. Selon une enquête pu-
arrachés. de la youtrerie bliée à la mi-janvier par la Fondation
Dimanche, le cofondateur de la universelle. » Jean-Jaurès et le site Conspiracy
chaîne Bagelstein annonce avoir dé- Watch, 23 % de gilets jaunes revendi-
posé plainte après la découverte du tag humilié sur les réseaux sociaux une qués estiment que cet attentat est une
« juden » sur la vitrine de l’un de ses série de victimes dont la majorité était « manipulation du gouvernement » ;
restaurants. Lundi 11, le tag « Micron des femmes. Les journalistes impli- 44 % d’entre eux se disent par ailleurs
[sic] Rothschild parce qu’il se vend qués viennent tous de la presse de d’accord avec l’idée qu’il existe un
bien. La putain de la youtrerie univer- gauche – Libération, Les Inrocks, complot sioniste mondial.
selle » est découvert sur la façade du Slate, le Huffington Post… –, la plu-
Monde ; des croix gammées recouvrent part y occupent des postes à respon- UN MANDAT D’ARRÊT POUR
le visage de Simone Veil peint sur sabilité, écrivent souvent sur le fémi- « HAUTE TRAHISON ».
deux boîtes aux lettres de la mairie du nisme ou le racisme. Dans un Tout serait « la faute à Macron ».
13e, toute proche. À Sainte-Gene- apparent paradoxe, leurs tweets hai- Après avoir suscité un moment d’en-
viève-des-Bois, ce même lundi, qua- neux, parfois pornographiques, thousiasme initial, le président attise-
rante-huit heures avant la cérémonie concernaient les opinions féministes rait maintenant toutes les fureurs. Son
en hommage au jeune juif Ilan Ha- de leurs victimes, leur intelligence, seul nom enflammerait les manifes-
limi enlevé, torturé puis tué par le leur physique et leurs origines, et s’ac- tants. En décembre, Le Monde avait
gang des barbares voici treize ans, les compagnaient d’attaques racistes ou publié un reportage glaçant montrant
arbres plantés à sa mémoire sont re- homophobes. Un cas d’antisémitisme le président injurié lors de sa visite au
trouvés abattus. Christophe Castaner est avéré. Aucun rapport de cause à Puy : « Enculé ! », « Salope, j’espère
se rend sur place pour prononcer les effet entre ces incidents – mais que tu vas crever sur la route ! » Ce
ronf lantes formules d’usage. On n’est-ce pas cela le plus inquiétant ? même mois, Priscillia Ludosky et Éric
Drouet, deux figures des gilets jaunes, avant son élection, ce n’est pas en rai- en pleine campagne électorale, de
affichaient un « mandat d’arrêt pour son de sa politique depuis. Mais, à Macron au Mémorial de la Shoah.
haute trahison » sur Facebook, tandis cela, Ruffin répond par avance, dans Dans ce climat, la lettre de Ruffin
que d’autres sympathisants mena- cette même lettre qu’il est intéressant pose, dès ce moment-là, les termes de
çaient de le pendre et que des vidéos de relire aujourd’hui. Face aux regrets ce qui va travailler l’actuel climat
simulant son exécution étaient pos- d’émeute : face aux « ouvriers », par-
tées sur les réseaux sociaux, dont au ler d’antisémitisme – parler des juifs –
moins une était calquée sur les vidéos Le nouveau est élitiste.
gore de l’État islamique (les coïnci- monde de Macron On retrouvera cette accusation en
dences continuent). La raison de cette a débouché sur décembre 2018 sous la plume du
fureur ? Le nouveau monde qu’Em- chroniqueur de gauche Claude Asko-
manuel Macron laissait espérer n’a dé- plus de privilèges lovitch dans sa défense des gilets
bouché que sur plus de privilèges pour pour les riches. jaunes, soutenu par l’essayiste antisé-
les riches, plus de précarité pour les mite Houria Bouteldja. Cette rhéto-
autres. Suite logique, prévisible, an- d’une auditrice de France Inter rique mise en place dès la campagne
noncée par François Ruffin dès le 4 concernant le « discours indigent » du va se développer lors des premières
mai 2017, en pleine campagne, dans futur président, son « dîner à la Ro- manifestations. Macron assimilé aux
une lettre ouverte au candidat Macron tonde », son manque d’« aise avec les « riches » et aux « élites » est associé
publiée par Le Monde : « Vous êtes ouvriers », le porte-parole du candidat aux juifs. Parce qu’il a travaillé chez
haï, vous êtes haï, vous êtes haï. » répond « Shoah, négationnistes, Rothschild, bien sûr – dans l’imagi-
Comme toute explication circu- zyklon B, Auschwitz, maréchal Pé- naire français, Rothschild est le nom
laire, son évidence n’a d’égale que son tain », écrit Ruffin en substance. Une de code de « la juiverie mondiale » de-
incohérence. Si Macron était haï dès référence à la visite cinq jours plus tôt, puis le début du xxe siècle –, mais pas
L’ORIGINE DE LA VIOLENCE
Dans la version optimiste, Emma-
nuel Macron et les gilets jaunes sont
issus d’une même énergie nationale.
« Allô Beauvau ? »
– qui défilaient pour dénoncer les vio-
lences policières. C’est tout un sym-
bole : jusqu’alors assimilées dans les es-
prits aux banlieues et à certaines franges
de la gauche radicale, la dénonciation
Yeux crevés, mains arrachées… Malgré la violence des violences policières et la haine des
des manifestations, l’arsenal policier pose question, forces de l’ordre ne se cantonnent plus,
jusqu’au sein des forces de l’ordre. avec les gilets jaunes, à ces seules caté-
gories de la population. On est loin du
u
Par Marie Fouquet « J’ai embrassé un flic » de Renaud, des
attentats de janvier 2015.
le spectacle
veau régime de véridiction (qu’on a
appelé postvérité) selon lequel la dis-
tinction entre le vrai et le faux (la
réalité et la fiction) n’existe plus.
« L’économie gouvernée par la publi-
cité en ligne, écrit le chercheur Evgeny
Pour celui qui a popularisé en France le concept Morozov, a produit sa propre théorie
de « storytelling », celui-ci appartient à un âge révolu. de la vérité : la vérité, c’est ce qui attire
Par Christian Salmon le plus de paires d’yeux. »
l
UNE NOUVELLE ÈRE DU SOUPÇON
L’heure est à la surprise, à l’irruption,
e mouvement des gilets jaunes ans, le dernier grand récit politique du à la transgression. D’où le succès des
est à la fois le symptôme et le ré- xxe siècle ; il a été adopté par les classes discours de haine qui provoquent non
vélateur d’une crise qui couve de- dirigeantes occidentales et a inspiré les pas l’empathie mais l’antipathie, non
puis 2008. La crise des subprimes politiques appliquées pendant ces dé- pas l’appartenance mais le clivage, non
a porté un coup fatal au grand récit cennies en Europe et aux États-Unis. pas la continuité mais la rupture. La
néolibéral sur lequel reposaient tous les Depuis la crise de 2008, le décro- linéarité narrative, la séquence, l’in-
discours des gouvernants depuis trente chage de la parole publique par rapport trigue, le suspense sont submergés par
à̀ l’expérience concrète des citoyens a des séries intemporelles de chocs in-
ruiné la crédibilité de tous les narra- cohérents qui polarisent et accroissent
Écrivain et chercheur au CNRS, Christian
Salmon a publié en 2008 Storytelling,
teurs officiels. L’éclosion des réseaux encore la volatilité des échanges : in-
la machine à fabriquer des histoires sociaux a amplifié ce discrédit de la pa- sultes, tacles, fake, hoax… Il s’agit de
et à formater les esprits (La Découverte). role publique. Le web 2.0 a favorisé la créer l’impulsion primitive qui va
UN EXEMPLE DE LA
personnel. Pour soutenir les victimes,
les rédactions devraient considérer que
le cyberharcèlement est un « accident
FABRIQUE DE MONSTRES
On peut se demander s’il est juste de
parler d’une « libération de la parole »,
quand la parole de celles qui té-
moignent est assimilée à l’instaura-
tion de la délation permanente contre
l’État de droit. Peut-il y avoir libéra-
tion si tant s’évertuent à s’enfermer
dans une surdité complice ?
La haine grandit sur le terreau de
l’ignorance. Il n’y aura pas de répit
pour les victimes tant qu’on préférera
fabriquer des monstres au lieu de se
STR/AFP
q
demander pourquoi les femmes sont
Manifestation à Paris contre les violences faites aux femmes, le 6 octobre 2018. contraintes de crier pour se faire en-
tendre. Tant qu’on ne reliera pas les
uand les hommes ont peur, Même battues, insuffisances judiciaires en matière de
c’est pour eux-mêmes. Mais prise en charge des victimes d’agres-
leur haine est pour les violées, les femmes sions sexuelles et la tentation d’aller
autres. » Comment ne pas doivent rendre chercher sur les réseaux sociaux une
songer aux paroles de la Peste dans des comptes. justice qu’on désespère de trouver au
L’État de siège, de Camus, en consta- commissariat et au tribunal. Tant
tant que, plus d’un an après #balance- inacceptables dont on s’indigne tou- qu’on s’obstinera à déplorer les effets
tonporc, les femmes ne cessent d’être jours trop tard. Romancer la violence sans agir pour enrayer les causes et à
ce qu’elles ont toujours été : un cata- en substituant « drame passionnel » à juger à l’emporte-pièce là où il ne
lyseur de haine. Une haine qui peut « homicide conjugal », ou en propo- faudrait, selon la maxime de Spinoza,
toujours compter sur l’inertie frileuse sant des titres comme « Il frappe sa ni rire, ni pleurer, ni s’indigner, mais
des habitudes séculaires dans les- femme car il n’aime pas la soupe » qui comprendre. L
quelles elle incube. Le traitement ré- mettent en scène une causalité absurde
servé aux violences faites aux femmes, pour occulter la seule valable (une mi-
épinglé par la journaliste Sophie Gou- sogynie viscérale), c’est l’euphémiser À LIRE
rion et mis en lumière par Sophia et, déjà, l’excuser.
Aram dans son dernier spectacle, té- Cette haine criminelle semble ANTIFÉMINISMES ET
moigne de cette banalisation d’actes pourtant moins inquiéter certains MASCULINISMES D’HIER
que la révolte de celles qui la su- ET D’AUJOURD’HUI,
Christine Bard, Mélissa Blais
Agrégée de philosophie, enseignante,
bissent. À entendre Éric Zemmour et Francis Dupuis-Déri (dir.),
Marylin Maeso a publié La Conspiration du comparer les victimes témoignant via éd. PUF, 508 p., 24 €.
silence aux éditions de l’Observatoire. #balancetonporc aux délateurs de
Haters
Twitter, Facebook
et l’algorithme infernal
On ne peut pas dissocier la multiplication des discours de haine sur Internet
des réseaux sociaux : ces plateformes surexposent et encouragent la démesure
et la violence au détriment du sens.
Par Olivier Ertzscheid
m enaces de mort
contre Zineb El
Rhazoui, ancienne
journaliste de Char-
lie Hebdo. Raid numérique contre la
journaliste Nadia Daam depuis le fo-
rum Jeuxvideo.com. Homosexuel tra-
qué sur ses comptes Facebook et Ins-
tagram. Anonymes ou personnalités,
hommes ou femmes, jeunes ou vieux,
personne n’est à l’abri du harcèlement
en ligne. Certains estiment que l’ano-
nymat faciliterait et laisserait impunis
ces discours de haine. C’est oublier que,
pour s’exprimer sur Twitter et Face-
book notamment, le compte doit être que ce sont leurs victimes qui peuvent La haine et le harcèlement sont des
créé sous son nom et associé à son nu- avoir besoin d’anonymat pour s’en pro- formes spéculatives de discours dont
méro de téléphone. Oublier aussi que téger ou les dénoncer. Oublier enfin nous sommes les otages attention-
les rageux les plus immondes sont sou- que, dans l’histoire du web, avant l’ex- nels : si nous les trouvons légitimes,
vent des personnalités publiques (Alain plosion des réseaux sociaux, l’essentiel nous allons interagir, et si nous vou-
Soral, Dieudonné) et politiques (leaders des interactions se faisait de manière lons les combattre, nous allons…
de groupuscules identitaires) qui s’ex- anonyme et que la question de la haine interagir. On ne peut pas dissocier
priment sous leur vrai nom parce que était insignifiante. Alors pourquoi
la haine est leur garantie de notoriété. semble-t-elle si présente aujourd’hui ?
Oublier comme vient de le rappeler la Lorsque les discours haineux cir- Les anonymes ne
« ligue du Lol » que les harceleurs culent dans un espace public comme le sont plus, tels les
BRANDON LAUFENBERG/GETTY IMAGES
peuvent être parfaitement connus et le web, ils sont naturellement étouf- ligueurs du Lol.
fés, contrôlés et restent marginaux.
Maître de conférences à l’université de En revanche, dans l’espace privé de la multiplication de ces discours de la
Nantes en sciences de l’information l’architecture toxique de promiscuité nature des espaces numériques dans
et de la communication, Olivier Ertzscheid des grandes plateformes, ces discours lesquels ils se propagent. La méca-
tient le blog Affordance.info. Il est
l’auteur de L’Appétit des géants. Pouvoir
sont surexposés car ils font surréagir. nique algorithmique est au service de
des algorithmes, ambitions des plateformes Toute forme d’interaction est bonne toute forme d’interaction permettant
(C&F éd., 2017). à prendre pour collecter nos données. de nous maintenir captifs. Elle va
GU/CULTURA/PHOTONONSTOP
d’opportunité sur lequel va se greffer s’exprimer masqué ? Agir masqué est
la majorité des discours de haine. souvent érigé par nos textes pénaux
en circonstance aggravante. Car,
DÉMESURE POUR ÊTRE VU en faisant cela, on ajoute une difficulté
Les haters ont en commun un dés- pour la victime. Elle est frappée,
œuvrement pulsionnel et attention- mais elle ne sait qui a porté le coup.
nel. Hormis les monomaniaques qui Courage et responsabilité l’entreprise gérant le réseau social,
ciblent un seul type de personnalité Défendre un droit à agir masqué et de la police ou des juges en cas de
ou de sujet, les haters sont souvent in- surprend. Ce sont le courage, poursuite. Mais vouloir tout judiciariser
capables de disposer d’un cadre atten- la responsabilité et même la notion est-ce la meilleure solution pour gérer
tionnel stable. C’est parce qu’ils ne d’identité qui sont remis en cause des échanges instantanés, souvent
« savent pas » à quoi porter attention par ce droit. Les propos que je tiens éphémères, mais qui parfois provoquent
qu’ils se contentent de répondre au sous une identité fictive sont-ils encore des dommages importants chez les
stimulus le plus puissant ou le plus les miens ? Écrire sur les réseaux individus ? Si je suis injurié ou diffamé
présent dans les sujets d’actualité mis sociaux sous pseudonyme interdirait sur Internet, je veux voir disparaître
en avant par les plateformes. Or, au de se rattacher à son identité réelle. le propos. La justice passera peut-être,
sein de ces plateformes, ce contexte at- Nous serions par conséquent tous mais les tweets auront défilé,
tentionnel est structurellement débarrassés de nos identités, de nos avant qu’un juge ne prenne le temps
schizophrénique. opinions et de nos écrits passés, de s’en saisir. Il faut trouver un moyen
Nous savons intuitivement que les et nous commencerions une nouvelle de combattre les abus sans remettre
discours sur le registre de la démesure existence numérique. Dans la défense en cause la liberté d’expression si l’on
sont les plus à même d’amener l’atten- du pseudonymat, il y a aussi l’idée que considère que le pseudonymat en fait
tion sur nos prises de parole. Mais la liberté d’expression serait importante partie. Si les idées sont si importantes
nous savons aussi que, à l’échelle de la en ce qu’elle permet la diffusion qu’il faille consacrer un droit à
volumétrie des interactions, notre pa- d’idées. L’individu s’effacerait devant les exprimer sous pseudonyme, alors
role et notre discours, noyés dans la le message, en somme. acceptons la possibilité d’un droit
masse, sont la plupart du temps inau- Combattre les abus tout en préservant de supprimer les messages qui nous
dibles, ce qui est difficile à accepter. la liberté d’expression visent. Ce droit ne pourra bénéficier
Nous franchissons souvent le pas de Ceux qui défendent le pseudonymat qu’à ceux qui, personnes physiques ou
l’outrance, premier pas vers un dis- en appellent au droit : communiquer morales, sont eux-mêmes identifiés.
cours stigmatisant ou haineux, pour sous pseudonyme ne serait pas une Cela n’empêchera pas de continuer,
avoir l’impression d’être vu, lu et en- protection, car l’identité de l’auteur lorsqu’on l’estimera opportun, à mettre
tendu, oubliant l’ambition d’être de propos injurieux ou diffamatoires en branle l’arsenal juridique et judiciaire
compris. Seule compte la visibilité de pourrait toujours être connue de pour combattre ces abus, comme
notre colère. Et la haine, dans ces la multiplication des messages
plateformes, en est, hélas ! la garantie Bruno Dondero est professeur à l’École de dénigrant une personne et le
la plus efficace. L droit de la Sorbonne (université Paris-I). harcèlement en ligne. Bruno Dondero
Pamphlets
Petite histoire de
la fureur de nuire
Coïncidant avec les périodes de fièvre sociale, charges
et libelles désacralisent les pouvoirs, prouvent que les mots
peuvent tuer, mais aussi, a contrario, canaliser la violence.
Par Cédric Passard
que certains auteurs endossent la pos- les épisodes de fièvre sociale ou poli- fort, Édouard Drumont, Laurent Tail-
ture pamphlétaire de manière relative- tique dont ils constitueraient un bon hade, Georges Darien, Léo Taxil ou en-
ment isolée, à l’instar du poète Rute- baromètre s’ils ne contribuaient à en core Octave Mirbeau. Ils revendiquent
beuf qui pourfend les ordres mendiants faire monter la température. Mais, s’il une liberté de tout dire, quitte à blesser
dès le xiiie siècle, l’activité pamphlétaire y a bien un air de famille entre ces « in- et à faire mal. Dans le premier numéro
se développe plutôt au rythme des ventions de mesdisance » (Maurice de de son pamphlet hebdomadaire, Le
crises sociales et politiques, comme les La Porte) que sont les mazarinades du Pal (mars 1885), Léon Bloy déclare
xviie siècle, les libelles du xviiie siècle et ainsi son « irrévocable volonté de man-
les pamphlets du xixe siècle, les enjeux quer de modération, d’être toujours
Maître de conférences à l’Institut d’études
politiques de Lille, Cédric Passard
de leur production, de leurs usages et imprudent et de remplacer toute me-
est l’auteur de L’Âge d’or du pamphlet significations évoluent évidemment en sure par un perpétuel débordement ».
politique, 1868-1898 (CNRS Éd., 2015). fonction des époques. Nouvel âge d’or Puisant volontiers dans un imaginaire
ESTHÉTIQUE DE LA HAINE
Si les pamphlets engagent ainsi une
lutte symbolique sans limites contre
leurs adversaires qu’ils cherchent par-
fois à tuer, au moins métaphorique-
ment, toute la question est de savoir si
KENZO TRIBOUILLARD/AFP
ce verbe assassin se traduit effective-
ment dans l’action, dans un « au-delà
du langage ». Dans le contexte de la fin
du xixe siècle, marquée par la mise en
place de la démocratie élective et par la
progressive forclusion des passions ré- 18 mars 2012, rassemblement du Front de gauche pour la VIe République, à un mois de la présidentielle.
volutionnaires, le pamphlet a pu sans
doute constituer un moyen de gestion anti-juive et préparera le terrain aux lois dans l’ensemble, remplacé les hommes
de la haine, favorisant paradoxalement, de Vichy. Héritiers d’Édouard Dru- de lettres qui faisaient d’abord du pam-
par le passage des armes aux mots, l’ap- mont, Robert Brasillach, Louis-Ferdi- phlet une affaire de style. Surtout,
prentissage des nouvelles règles d’un jeu nand Céline, Thierry Maulnier ou en- l’évolution des sensibilités sociales, qui
politique pacifié. Il ne s’agit pas d’affir- core Lucien Rebatet laissent alors libre se traduit dans des dispositifs légaux, a
mer que la prose pamphlétaire joue tou- cours à leur « esthétique de la haine » conduit à pacifier le discours, du moins
jours le rôle d’exutoire. Ainsi, si, à la fin (Sandrine Sanos) qui accompagne, dans l’espace public. Les processus de
du xixe siècle, l’antisémitisme demeure cette fois, l’agonie de la République. pénalisation de l’insulte et de la diffa-
surtout au stade des invectives (en dé- mation, en particu-
pit de violences effectives contre les Une volonté de manquer lier raciste, sexiste et
Juifs exercées dans l’Algérie coloniale
ou lors de l’affaire Dreyfus), c’est
de modération, d’être toujours homophobe, privent
donc certaines tradi-
d’abord parce que la brutalité antisé- imprudent et de remplacer tions pamphlétaires
mite s’est généralement heurtée à une toute mesure par un perpétuel de certaines res-
résistance des autorités déterminées à débordement. Léon Bloy, 1885
sources idéologiques
défendre, sinon les Juifs, du moins et rhétoriques. Mal-
l’ordre public. Il en sera tout autrement gré tout, ces nou-
quelques décennies plus tard lorsque le Si notre époque ne méconnaît pas le velles contraintes juridiques offrent de
pamphlet, devenu surtout l’arme de pamphlet, elle ne le conçoit plus nouveaux motifs d’indignation à cer-
l’extrême droite, alimentera la haine comme un milieu autonome, bien tains pamphlétaires prompts à fusti-
identifiable par ses acteurs, ses lieux et ger la « bien-pensance » ou le « politi-
ses interactions. Certes, les médias quement correct » et à se présenter
À LIRE restent friands de prises de position po- comme les vaillants porte-voix de ce
lémiques, voire provocatrices, permet- que le peuple penserait tout bas sans
tant d’assurer le spectacle de l’affronte- pouvoir l’énoncer publiquement. Elles
L’ÂGE D’OR ment verbal et manichéen, mais les conduisent également à déplacer les
DU PAMPHLET,
Cédric Passard,
polémistes télévisuels et de nouvelles fi- paroles haineuses vers des supports
CNRS Éd. , gures d’artistes engagés (rappeurs, ci- moins exposés comme Internet, où
360 p., 25 €. néastes ou documentaristes…) ou de fleurissent désormais de nombreux
« média-activistes » sur le web ont, pamphlétaires anonymes. L
L’ÉPREUVE DE TU HAÏRAS
LA HAINE. TON PROCHAIN
ESSAI SUR LE REFUS COMME TOI-MÊME
DE LA VIOLENCE éd. Albin Michel,
BALTEL/SIPA
Nous avons assisté à de nombreuses racistes, antisémites, qui profèrent des contestation politique était canalisée
manifestations de violence depuis insultes, et des références à la Révo- par les partis et les syndicats. Ceux-ci
le début du mouvement des gilets jaunes. lution française, aux cahiers de do- filtraient la colère et le ressentiment.
Les garde-fous régulant léances, à la souveraineté popu- Ces corps intermédiaires ont fait fail-
les pulsions haineuses ont-ils sauté ? laire, etc. Les deux aspects peuvent lite. La contestation contre les réformes
Hélène L’Heuillet. – La levée du refoule- prendre une forme haineuse, à ceci près de la SNCF et du Code du travail a pris
ment de la haine ne date pas de ce que la haine des anti-Lumières est pro- la forme de grèves ou de manifesta-
mouvement. Tous les discours qui cir- fonde et non provisoire, à la différence tions. Le pouvoir en place, assuré de sa
culent actuellement favorisent son ex- de la haine révolutionnaire. légitimité, a opposé une fin de non-
pression. Elle est considérée comme Pourquoi la haine s’exprime-t-elle recevoir à ces voies classiques de la
bienvenue, comme accompagnant dans ce mouvement et non dans contestation. Il était inévitable que
l’intelligence, elle dicte un certain ton les précédentes contestations sociales ? celle des gilets jaunes soit incontrôlable
sarcastique actuellement apprécié. En Marc Crépon. – Les inégalités se sont ac- et désordonnée. On peut avoir des ré-
revanche, la coalition, au sein du mou- crues, une partie de la société se sent serves sur l’identité politique plurielle
vement, entre la France des Lumières délaissée. La démocratie se pervertit de ce mouvement, dont une partie est
et celle des anti-Lumières – la France lorsque trop de citoyens ont le senti- indexée aux franges les plus haineuses
contre-révolutionnaire de la haine – ment de ne pas exister et que, quoi de la société, mais les manifestations
me semble inédite. Chez les gilets qu’ils fassent, le pouvoir les renverra à de solidarité sur les ronds-points le
jaunes, il y a à la fois des leaders leur inexistence. Auparavant, la sauvent de sa face haineuse.
Grands écrits
dans la nuit
L’énergie noire de la haine atteint des sommets chez le poète
interné et le héros destructeur des Hauts de Hurlevent.
Par Lydie Salvayre
l
Autoportrait
d’Antonin Artaud.
a psychiatrie ? Un réduit de été hospitalisé dans des services psy- comme un mort à côté d’un vivant qui
gorilles. Les psychiatres ? Des chiatriques de 1937 à 1946, qu’il a été n’est plus lui, qui exige sa venue et chez
faiseurs patentés, des hautes interné par la contrainte, immobilisé qui il ne peut entrer ». La haine féroce
crapules, des ignobles salauds dans une camisole, isolé dans une cel- et inépuisable qu’Artaud voue aux psy-
dont les méfaits ne tombent lule nue, puis transféré dans différents chiatres est à la mesure exacte de la
pas sous le coup de la loi, bien asiles d’aliénés dont le plus connu est souffrance scandaleuse, atterrante, in-
qu’ils s’emploient à triturer les celui de Rodez. nommable que ces derniers lui ont fait
consciences d’un scalpel merdeux, à les Il a souffert atrocement de la faim, subir, et ce, sans que nul n’y trouve à
garrotter, à les étouffer, à les mettre au les hôpitaux psychiatriques ayant pâti redire. Afin de prétendument le préser-
pas et à les détruire. Le docteur Gachet ? pendant la guerre de la pire des restric- ver du « mal de penser », les psychiatres
Un sanieux et purulent cerbère qui tions alimentaires. Il a souffert atroce- l’ont martyrisé dans son âme et son
exècre Van Gogh corps (une séance
comme peintre mais
par-dessus tout comme La haine féroce qu’Artaud d’électrochoc lui a
fracturé une vertèbre),
génie, et qui saque à sa voue aux psychiatres est ont tenté de « redres-
base l’élan de rébellion à la mesure de la souffrance ser sa poésie », comme
revendicatrice qui est il se l’est entendu dire
précisément à l’origine innommable que ces un jour par un méde-
de son génie. Les hôpi- derniers lui ont fait subir. cin humaniste, ont
taux psychiatriques ? lésé à jamais son
D’infâmes dépotoirs qui débarrassent ment de sa solitude et de son enferme- pauvre esprit et lui ont donné tous les
la société de ceux qui ont refusé de se ment. Mais il a souffert surtout d’avoir matins l’envie de se pendre. Mais cette BRIDGEMANIMAGES/LEEMAGE - ARNOLD JEROCKI/DIVERGENCE
rendre complices de certaines hautes subi, contre son gré, la violence inouïe haine qu’Artaud jette à la face des psy-
saletés, de ceux que la société ne veut d’une série d’électrochocs, technique chiatres et qui est la seule réponse qu’il
pas entendre, de ceux qu’elle empêche importée par des médecins allemands trouve à une situation insupportable, il
d’émettre d’insupportables vérités… pendant l’Occupation et d’abord expé- va, pour sortir de l’enfer, la transfigu-
Ces mots terribles sont ceux qu’An- rimentée sur des lapins et sur des porcs. rer en écriture et produire le texte le
tonin Artaud écrit dans Van Gogh ou Torture affreuse, écrit Artaud, où l’on plus généreux, sensible, ardent, jamais
le Suicidé de la société. Pour com- se sent tomber dans un gouffre d’où écrit sur un peintre. La haine est-elle
prendre ce qu’ils portent de désespoir notre pensée ne revient pas. Torture qui toujours une réponse à un contexte in-
et de révolte, il faut savoir qu’Artaud a enlève la mémoire, engourdit la pensée supportable ? A-t-elle quelques chances
et le cœur, et vous dépossède de votre de se convertir ? Et peut-on aider à sa
Dans Tout homme est une nuit (Seuil, 2017)
être, faisant de vous « un absent qui se conversion en interrogeant lucidement
Lydie Salvayre, prix Goncourt 2014, décrit connaît absent et se voit pendant des et avec le souci du « dire-vrai » les rai-
un village gagné par la haine d’un étranger. semaines à la poursuite de son être, sons qui l’ont engendrée ?
UN « POSSIBLE DE PUANTEUR »
Heathcliff va condenser à lui seul toutes
les causes intérieures et extérieures qui
sont censées fabriquer de la haine : mé-
pris de classe d’une brutalité sauvage,
jalousie fratricide, déception amou-
reuse et conviction d’être trahi par celle
qu’on aime à la folie, deuil impossible
et tristesse infinie (« la haine n’est autre
chose que la tristesse qu’accompagne
l’idée d’une cause extérieure », dit
Spinoza), sentiment d’impuissance,
ressentiment tenace et désir effréné de
vengeance, conviction de n’avoir plus
JEAN BERNARD/LEEMAGE
aucune raison de vivre… Il faudrait
ajouter à cette liste la peur, peur de
l’autre, peur de la différence, peur de
l’impureté, peur de la pensée, peur de
la culture… peurs si difficiles à ques-
tionner car elles viennent masquer des La Révolte des anges sortis des limbes, Antonin Artaud, 1946.
questions que certains pouvoirs, profi-
teurs de ces peurs, préfèrent laisser dans Haine à ras bord, Heathcliff va s’en- comme en chacun de nous, un « pos-
l’ombre (voir l’essai remarquable de Ca- foncer dans sa passion morbide, jusqu’à sible de puanteur et d’irrémédiable fu-
rolin Emcke, Contre la haine). perdre toute pitié humaine, jusqu’à rie », un puits de ténèbres, un goût de
perdre toute compassion, jusqu’à détruire et de se détruire qui pouvait à
perdre toute espérance, jusqu’à devenir tout moment faire irruption et briser
SAMUEL GOLDWYN COMPANY/COLLECTION CHRISTOPHEL
Géopolitique
Nous courons
vers l’abîme
La démocratie est en déclin et le chaos devient
planétaire. Pour pallier le désastre, il faudrait
que l’Europe, bunker des libertés attaqué y compris
de l’intérieur, défende vraiment ses idéaux.
Par Bernard Guetta
a
Le philosophe de Karlsruhe s’essaie au roman et en profite pour se pencher mondes qui m’étaient
proposés. » Ce n’est
sous forme épistolaire sur les mystères du sexe féminin. pas faute d’avoir
essayé, tant le
parcours d’Anaïs Nin,
mateur de di- depuis l’Homo sapiens Américaine qui
gressions et vir- jusqu’à la femme moderne, débarque à Paris
tuose de la mé- permettrait de résoudre au mitan des années
taphore, Peter bien des énigmes. « Ne se 1930, bouscule les
conventions. Écrit
Sloterdijk écrit comme un pourrait-il pas que l’avant- et mis en scène par
pianiste de jazz joue. Lire le garde de l’évolution de l’es- l’Australienne Wendy
philosophe allemand offre prit se fixe dans les extrémi- Beckett, basé sur
le spectacle d’une pensée en tés nerveuses des organes le Journal de la jeune
plein jam : libre et dense, féminins ? » L’affaire se veut femme, le spectacle
Anaïs Nin, une de
BASSO CANNARSA/OPALE/LEEMAGE
travaillant un thème jusqu’à on ne peut plus sérieuse, ses vies se fixe sur ces
l’épuisement. Sa grande mais les mails tissent aussi années cruciales
œuvre en trois tomes, une satire du monde uni- pour celle qui va
Sphères, en est l’illustration : versitaire. Malicieux, Le devenir une icône du
deux mille pages foison- Projet Schelling joue avec le féminisme. On y croise
Henry Miller, avec qui
nantes faites d’embardées roman comme avec la phi- elle vécut un amour
(de nombreuses « Digres- losophie. Se raconter des tumultueux, encore
sions » entre deux chapitres) Peter Sloterdijk. histoires, ne serait-ce pas compliqué par
et creusant une idée proche toujours philosopher un la présence de son
d’une ritournelle obsédante voilà qui revient non avec peu ? Et vice-versa ? épouse, June.
Ce spectacle, joué
(l’homme serait l’animal un essai mais un roman, Pierre-Édouard Peillon pour la première fois
qui produit des bulles ma- pour l’essentiel épistolaire, en France, a déjà été
térielles et symboliques dans lequel cinq universi- LE PROJET monté à New York
pour se protéger du chaos taires échangent autour de SCHELLING, en 2006 et
de l’existence). la sexualité féminine. La Peter Sloterdijk, à Tokyo en 2015.
trad. de l’allemand À voir au Théâtre de
Également cycliste ama- question serait fondamen- par Olivier Mannoni, l’Athénée-Louis-Jouvet
teur, Peter Sloterdijk aime tale : retracer une histoire éd. Piranha, (Paris 9e). Du 13 au
changer de braquet. Le de « l’orgasmogenèse », 236 p., 18 €. 30 mars 2019. A. D.
Meryem Alaoui
Que lisez-vous à vos enfants ?
S’il vous plaît, dessine- vingtaine de fois. Peut-être le Petit Prince aime tant.
moi un mouton. » Combien même plus. J’ai 4 ans et les Elle est méchante et lui si
de fois ai-je entendu la voix pieds dans un tapis haute doux. […] Je veux être son
du Petit Prince suivie par laine, 33 tours en marche, amie, qu’il me rende visite
celle – ahurie – de Gérard mes doigts dans le relief des tous les jours à la même
BENOIT SOUALLE/OPALE/VIA LEEMAGE
Philipe interprétant un avia- spirales, des lunes et des heure, et j’aimerais lui dessi-
teur en panne dans le désert, étoiles de la couverture du ner des moutons pour le
à mille milles de toute terre conte. Je ne sais pas encore rendre heureux.
habitée : « Hein ? » Une lire et je ne sais pas non plus J’ai 4 ans et c’est l’âge qu’a
que ce livre me suivra long- mon fils aujourd’hui. Il
Née au maroc et vivant à New
York, Meryem Alaoui a publié
temps encore. est temps, je crois, que je
La vérité sort de la bouche du J’ai 4 ans et je n’apprécie lui présente mon premier
cheval (Gallimard, 2018). pas vraiment cette rose que amour.
54 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 15 • Mars 2019
Edgar Hilsenrath la chronique
cinéma
Last Exit to Berlin d’Hervé Aubron
L’écrivain entretient
Q
Disparu le 30 décembre dernier, l’auteur de Fuck America
imagine dans sa ville natale la fin d’une existence. u’est-ce qu’un acteur ? Un feu
follet ou un scaphandrier ?
Une chimère sans consistance
s’il y a un sujet sur lequel on ou un corps lesté par les
est sûr de ne pas se tromper (même personnalités qu’il endosse ? Xavier Dolan
si, tous comptes faits, on y croit vo- remet l’éternelle question sur l’établi,
lontiers pour les autres et beaucoup mais c’est avant tout par l’écrit que son
moins pour soi), c’est sur sa propre scénario se déploie : de nos jours,
fin. L’ultime roman d’Edgar un jeune acteur en vue rencontre une
Hilsenrath, Terminus Berlin, journaliste pour promouvoir un livre
s’achève par la mort de son héros, qu’il publie – le recueil des lettres que lui
qui, comme à l’ordinaire, lui res- envoya dans les années 1990 John F.
semble comme deux gouttes de Donovan, son idole de jeunesse, avec qui
schnaps. L’auteur du Nazi et le Bar- il avait noué une correspondance secrète
bier et de Fuck America, né en 1926 alors qu’il rêvait lui-même de devenir
ÉD. DU TRIPODE
à Leipzig, est mort le 30 décembre un enfant star. Donovan, étoile fugace
dernier à Berlin. Cet ultime épi- à la faveur d’une série fantastique pour
sode de sa saga, devenue mondia- adolescents, a été emporté par une
lement reconnue lorsque son au- Edgar Hilsenrath (1926-2018). overdose. Le film, dès lors, va et vient
teur avait déjà atteint un âge entre l’interview et les vies croisées du
canonique, vient de paraître sous succès, et sa vie sentimentale n’est jeune fan et de Donovan (incarné par Kit
la jaquette aussi claquante qu’hor- pas des plus épanouies. « Ça fait Harington, soit Jon Snow dans Game
rifique des éditions du Tripode des années, se dit-il, que tu te ba- of Thrones). Autant dire des rails casse-
(têtes de mort, SS, femmes toutes lades tous les soirs sur Broadway et gueule tant ils peuvent aboutir à un
retournées, fauteuil roulant, flin- que tu te fais un cinéma cochon en simple effet de surlignage, tant aussi
gues, etc.). reluquant tous les petits culs Xavier Dolan, lui-même enfant prodige,
chauds. De temps en temps tu vas pourrait tourner en rond. Cette fois-ci
Tu te balades te branler dans une entrée d’im- encore, il n’y va pas avec le dos de la
meuble. Tu parles d’une vie. » cuillère – nous aurons notre dose
sur Broadway et Certes. Que faire ? de sirop d’érable glamour et de pathos
tu te fais un Cet écrivain de langue allemande monté en cream cheese. Cela dit,
cinéma cochon. sera-t-il enfin prophète en son pays, il demeure là un aplomb exceptionnel,
où ses livres, pourtant écrits dans qui tient à la mélancolie d’être
Ce dernier épisode ne décevra pas son idiome natal, ont été tardive- directement passé de l’enfance à la
les amateurs de ce réjouissant scan- ment publiés ? Hilsenrath n’est pas gloire. Et il y a un tour de force : parvenir
daleux, version yiddish du Bu- un ravi de la crèche. De la Buco- à conjuguer l’excès d’expressivité et
kowski du Journal d’un vieux dé- vine roumaine, où sa famille trouve un réel mystère. On ne voit quasi jamais
gueulasse. Car, si Hilsenrath ne refuge après la Nuit de cristal et où Donovan jouer dans sa série crapoteuse,
ménage ni les institutions ni son les antisémites en remontrent aux de même que le contenu de ses lettres
lecteur, il ne se ménage pas non nazis, de la France à Israël et à New reste pour l’essentiel inconnu. Donovan
plus. Son héros, Lesche, vient de York, il ne parvient nulle part à était-il un bon acteur ou une baudruche,
quitter New York, las de vivre une faire son trou. On s’en doute : Ber- un être hypersensible ou un con à la
existence frustrante. Il crèche dans lin, où il arrive avant la chute du dérive ? Peut-être les deux. De même que
un gourbi, ses livres n’ont aucun mur, ne sera pas non plus sa tasse l’impossible Dolan s’impose toujours. L
de thé. Si le mur s’écroule en sa pré-
sence, c’est pour laisser place au MA VIE AVEC
TERMINUS BERLIN, consumérisme à tout crin, tout en JOHN F. DONOVAN,
Edgar Hilsenrath, laissant libre cours à un nazisme un film de Xavier Dolan, avec
traduit de l’allemand par Kit Harington, Natalie Portman,
Chantal Philippe, rampant, dont son héros fera, avec Susan Sarandon, Kathy Bates…
éd. Le Tripode, 222 p., 19 €. la drôlerie grinçante qu’on lui En salle le 13 mars.
connaît, les frais. Alain Dreyfus
Penser l’écologie
l
es débats qui animent encore un peu plus l’idée de nature.
l’écologie philosophique Car, si l’humanité s’insère dans un À LIRE
prennent parfois des airs de continuum d’êtres et que, par ailleurs,
séances de spiritisme : Esprit elle déteint sur tout ce qu’elle n’est pas, LA PENSÉE
ÉCOLOGIQUE,
de la nature, es-tu là ? Certes, peut-on encore envisager une entité Timothy Morton,
la table tremble, mais les ca- « nature » distincte de nos existences ? traduit de l’anglais
taclysmes sont-ils encore les manifes- Et vice-versa ? L’avènement même de par Cécile Wajsbrot,
tations d’une force toute-puissante la discipline scientifique de l’écologie éd. Zulma,
272 p. 20 €.
qui nous dépasserait ? Le consensus à la fin du xixe siècle rendait poreuse
scientifique affirme depuis près de la traditionnelle frontière entre nature
LA PART SAUVAGE
soixante-dix ans que ce n’est plus et culture. Faisant suite, notamment, DU MONDE,
« déesse Nature » qui fait tourbillon- aux propositions du zoologiste et bio- Virginie Maris,
ner les cyclones, s’embraser les forêts logiste allemand Ernst Haeckel, l’éco- éd. du Seuil, « Anthropocène »,
ou s’éteindre les espèces, mais nous. logie appréhende le monde physique 264 p., 19 €.
Cette faute – cette responsabilité du comme une unité en réseau, scellant
moins – porte un nom de plus en plus l’idée d’une interdépendance entre or-
scandé : l’anthropocène, soit l’ère géo- ganismes et milieux. Chaque partie encore inédit en France de Timothy
logique dans laquelle nous vivrions n’apparaît plus comme molletonnée Morton. Le philosophe anglais rap-
désormais et où les activités hu- dans la singularité de son existence pelle ainsi combien la chose ne va pas
maines, par leur intensité, seraient de- mais comme un agent influençant et toujours de soi, combien il faut la ré-
venues le premier facteur de change- influencé par un ensemble plus vaste. affirmer. Prolongeant sa réflexion sur
ment atmosphérique. Conjuguée à ce qu’il considère comme un encom-
l’héritage des théories évolutionnistes NATURES MORTES brant et discriminant héritage, il es-
qui firent tomber le rideau de fer entre On comprend bien dès lors un titre tel time ainsi, dans La Pensée écologique :
l’humain et le reste des vivants, l’hy- qu’Ecology Without Nature (« L’Écolo- « C’est le penser, y compris le penser
pothèse de l’anthropocène fragilise gie sans nature ») donné à l’essai écologique, qui a édifié la “Nature”
56 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 15 • Mars 2019
ILLUSTRATION CLÉMENT VUILLIER POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
en une chose réifiée au loin, sous la
surface, de l’autre côté, là où l’herbe
est toujours plus verte, de préférence CRITIQUES DE LA MAISON PURE
dans les montagnes, dans un paysage
sauvage. » Dans cet ouvrage, enfin Le verbe « habiter » est trop souvent conçu
traduit en français dix ans après sa comme un état de fait : quels que soient
nos choix et nos moyens, on habite le
première publication aux États-Unis,
monde, et voilà tout. À l’heure où la Terre
Timothy Morton démonte la notion sort de ses gonds, le mot perd toute évi-
de nature, la dénonce comme une dence, et cela peut être une chance. « Vivre
« addiction », un doudou en lam- dans un monde abîmé » : tel est le titre du
beaux auquel l’humanité continuerait dernier numéro de la revue Critique (Mi-
LOIC VENANCE/AFP
Bertrand Belin
l
la population, menacée, tremble et disserte.
’Académie des pas neufs.
Une fable incroyable à dévorer crue.
L’Ehpad Académie. Au rayon
des mythologies nationales,
l’Académie française occupe une Il avait pourtant
place à part. Côté face, il est de bon ton tout bien fait comme il
de se moquer du caractère cacochyme faut, le gardien du
de l’institution. Côté pile, que dirions- cirque : « Ce n’est pas
nous si l’on nous retirait cette Académie possible que j’aie oublié
qui pèse chaque mot qu’elle accueille de refermer, j’ai fait
dans son dictionnaire, réfléchit aux l’eau, la paille, un coup
questions posées par la modernité de râteau sur la merde,
– pour en général lui répondre non, ou un coup sur le bas des planches, j’ai
non mais ? L’Académie française charrie regardé ce qu’il y avait qui traînait
la mémoire de Richelieu, de la querelle comme os, j’ai fermé et je suis rentré
Scudéry-Corneille ou du discours de manger ma soupe. » Bernique ! Les
Senghor… Son passé suffit à l’inscrire lions sont lâchés, ils rôdent dans la
dans le présent. Et son présent a encore ville, tout comme les tigres et autres
à dire. Ainsi Andreï Makine, récent fauves de grand appétit. Tel est le
impubliable sur le « grand pée dans l’humour à froid. Bertrand Belin, chanteur et romancier.
déplacement ». Ce n’est pas vraiment La ville menacée d’être bouffée
un livre typique d’académicien. Plutôt toute crue est aussi indécise que dé- tour, s’agglutine à de vieux débris de
le genre de mécanique qui, au moindre plaisante. Y règne sur une foule de moralité pour ressurgir en de vagues
défaut, saute à la figure de son prolétaires harassés un « asservisseur considérations dont le refrain
inventeur. Makine nous explique que la patenté » secondé par un « récem- consiste […] en une condamnation
vérité se saisit dans des scènes fugaces, ment promu » qui mène avec vice systématique des autres, autres de
loin des grandes questions dont nous une usine de boulons, rongé qu’il est toute façon possible pas comme lui,
faisons nos passions tristes. Son par la haine qu’il voue à son frère ar- pas d’ici, pas du quartier, pas pa-
précédent roman nous y amenait via tiste. On s’inquiète. Qui s’en éton- reils. » Seuls ceux qui dévoreront
la Russie soviétique. Cette fois, nerait ? On philosophe au comptoir cette fable caustique en sauront
Andreï Makine passe par la France, et de la brasserie centrale où le patron l’épilogue. Les autres, tant pis pour
ramasse ces matériaux politiquement s’instruit en essuyant les verres : « La eux, ignoreront à quelle sauce ils se-
radioactifs dont les autres se gardent rumeur urbaine, le brouet de l’ac- ront mangés. Alain Dreyfus
pour réussir une percée au-delà tualité, les restes d’opinions, les dé- GRANDS CARNIVORES,
de nos frontières mentales. bris de déplorations, […] tout ça lui Bertrand Belin,
Pas mal pour un académicien ! L entre dans la tête sans peine, fait un éd. P.O.L, 172 p., 16 €.
humaine !
man d’horreur expérimental profondé-
ment perturbant. Et un certain Nick
Cutter – pseudonyme de Craig David-
son – nous mène à la rencontre d’une
communauté religieuse dévoyée et han-
Trois romans d’épouvante venus d’Amérique du Nord tée dans Little Heaven, paradis des pon-
viennent nous prouver l’efficacité redoutable du genre. cifs du genre, à visiter tout de même.
Une exploration du mal entre polar, fantastique et effroi. Trois textes qui reposent sur une même
pensée : le mal n’habite pas seulement
Par Alexis Brocas le cœur de l’homme, il s’incarne en des
créatures inimaginables qui hantent les
lisières de nos consciences.
On la relègue dans les marges, on propres à remonter le moral des mé-
la croit réservée aux lecteurs bas du nages, cette littérature issue des contes L’APOCALYPSE POUR TOUS
front, pourtant la littérature d’épou- effrayants d’autrefois approchât de son Commençons par le meilleur, c’est-à-
vante est plus exigeante que la simple extinction ou mutât en épouvante dire le plus épouvantable, ce 300 mil-
fiction : elle ne demande pas seulement réaliste et policière, avec tueur en série lions de Blake Butler. Le roman com-
au lecteur de suspendre son incrédulité hyperbolique en guise de monstre. mence par les textes trouvés dans la
pour croire en ce qu’on lui raconte, elle C’est ce qui se passe en France. Mais, maison d’un psychopathe nommé
lui demande de croire en ce qu’il sait ne en Amérique du Nord, il n’en est rien. Gretch Gravey. Extrait : « D’autres au-
pas exister et d’y mettre assez d’inten- Trois livres d’épouvante nous ar- tour de moi à l’intérieur de la maison
sité pour en avoir peur. La logique vou- rivent de là-bas, avec leur l’attirail de pas dans le téléphone criaient aussi le
drait que, en ces temps qui consacrent démons, d’enfants ensorcelés et de bruit du cri qui me parvenait dans le
le témoignage ou les fictions rosâtres chasseurs lancés sur leur piste. Stephen téléphone, mais ces corps se criaient
60 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 15 • Mars 2019
dessus, balançaient leurs membres et leur environnement réaliste pour que
enfonçaient leurs doigts dans des cavi- le lecteur les admette. Son dernier titre, SATAN QUI PASSE
tés. » Rien n’est plus hermétique que la L’Outsider, montre combien les choses La modernité est-elle
parole d’un fou… Pourtant, le lecteur ont changé. Le roman commence sur satanique ? En tout cas, elle
opiniâtre y verra percer une histoire une énigme policière impossible : dans réussit aux démons. Dans
terrifiante. Celle de Gravey, un vieux une petite ville, on trouve le corps d’un Le Chant de la mutilation,
hippy qui ouvrait sa maison à tous les enfant sauvagement mutilé et couvert du Canadien Jason Hrivnak,
adolescents en quête d’un lieu pour se de traces d’ADN incriminant l’entraî- nous écoutons les leçons
droguer. Un hippy persuadé d’être le neur de base-ball local. Problème : le d’un membre des enfers à
réceptacle d’une créature quasi divine, jour du crime, celui-ci se trouvait dans son disciple humain en voie de désociali-
Darrel, qui cherche à unir l’hu- une autre ville, et des images vi- sation. « La condition humaine est une
BLAKE BUTLER souillure qui en soi fournit une justification
manité dans la mort et en son 300 MILLIONS déo le prouvent… La clé du pa-
suffisante à qui veut tourmenter et détruire
« Butler nous livre un roman d’horreur
fantasmagorique d’une exceptionnelle
brutalité. 300 Millions choque, stupéfie
esprit. En bas des chapitres, les radoxe est bien sûr surnaturelle,
et dérange. »
Los Angeles Times
© Blake Butler
Dans la « maison noire », Gretch Gravey recrute
de jeunes disciples pour l’aider à accomplir son
que les monologues de Gravey la livrer. Sachez seulement que, (aux éditions de L’Ogre).
ont fini par contaminer les ado- dans ce texte, Stephen King livre
Butler-Exe.indd 1,5 22/11/2018 18:17
Tout demeure
KARL SCHOENDORFER/REX/SHUTTERSTOCK/SIPA
Q
Vigile s’ouvre sur un uand j’étais jeune, je Bataille, Rimbaud, Melville, Mozart,
souffle rompu, et on en- trouvais Sollers agaçant. Rimbaud, Freud, Lacan et les autres.
trevoit rapidement la sil- Ce n’était pas tant ses livres, Mais, en ces temps de haine heureuse
houette d’une jeune c’était son attitude. Il était et de Ligue du Lol, l’intérêt du livre
femme qui appuie de toujours joyeux, jamais désespéré. est ailleurs : dans le précipité de
toutes ses forces sur la Même le nom qu’il s’était choisi, Sollers philosophie amoureuse qui émerge de
poitrine de son mari.
Tous deux sont comé-
– concocté à partir de deux locutions
latines, sollus, subtil, ingénieux, et ars,
ce dialogue. Sollers est probablement
le seul écrivain à maintenir intacte une
diens, mais ils ne jouent là aucune art, soit quelque chose comme l’artiste éthique de l’amour et du sexe qui soit
scène de théâtre. Infarctus, massage ingénieux, sous-entendu, à qui tout adulte et libre : c’est ici que l’impératif
cardiaque, et la sensation terrible réussit –, ce nom traduisait un de joie prend son sens. Ce que Sollers
d’avoir la vie de l’autre au creux des volontarisme solaire, snob qui plus est. montre, c’est que la liberté en amour
mains : c’est cela, ni plus ni moins, qui Un coup de blues ? Allez, hop : deux libère de tout, à commencer par la
installe une atmosphère qui, jusqu’au lignes de Rimbaud, un shoot de morbidité politique. Le chapitre sur la
bout, se nourrira d’attente, de crainte, Mozart, et ça repart ! Quoi de plus fidélité, en particulier, mériterait d’être
d’espoir et de lutte. Le récit, lui, ne crispant que cette permanente enseigné dans toutes les écoles en lieu
commence véritablement que quelques exubérance – et quoi de plus faux ? et place des pudibondes théories
pages plus loin, à la vue du corps Comment peut-on décider d’être sur le genre. Citons : « La fidélité,
inerte, plongé dans un coma artificiel. joyeux ? Bien sûr, la question est je pense que c’est une notion
Pourquoi et comment expliquer ce retournable. Ouvrez un journal ou extraordinairement religieuse, qui a
drame ? Et s’il ne se réveillait pas ? connectez-vous sur n’importe quel fil pour but […] de protéger l’imaginaire
« Tant que je parle, rien n’est fini. » d’actualité : comment être joyeux si féminin. […] La notion d’emprise est
Une phrase centrale qui formule un vous ne le décidez pas ? L’existence est liée à un vaste magma religieux. C’est
« mouvement maniaque de préserva- tragédie, et comment la vivre si vous la possessivité, le contrôle. Tout ce qui
tion » et précise la capacité, qui fut ne faites pas de la joie – je ne dis pas intéresse beaucoup trop de femmes.
longtemps celle de la narratrice, du bonheur – à la fois un combat et – Et d’hommes. – Oui, qui se
« d’échafauder, en peu de temps, le une arme ? « Ce qu’on ne veut pas comportent comme des femmes. […]
plan de survie d’un drame non encore savoir, c’est que la vie est courte et L’écrivain qui a le plus rendu compte
advenu ». C’est peut-être cet aspect si qu’elle est faite d’instants. » C’est ce de la jalousie, c’est Proust. Proust
personnel et si conscient qui instille que dit Sollers au début d’Une démontre que la jalousie masculine est
l’émotion et la force dans ce texte conversation infinie, le livre toujours d’essence homosexuelle.
autofictionnel. Hyam Zaytoun y pré- d’entretiens avec Josyane Savigneau. Un homme jaloux, qui se croit
ILLUSTRATION ANTOINE MOREAU-DUSAULT POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
cise tous les gestes, tous les souvenirs Josyiane Savigneau a dirigé le hétérosexuel et qui persécute les
convoqués, les attentions portées, tout « Monde des livres » entre 1991 et femmes pour leur infidélité supposée,
ce qui fut fait durant plusieurs jours, 2005, elle y a fait écrire Sollers ; ne fait que cacher son homosexualité,
pour s’éviter l’angoisse, mais surtout entre-temps, elle a aussi écrit plusieurs qu’il ferait mieux d’assumer. […]
pour ramener l’être aimé enfoncé dans livres. Depuis son départ du Monde en C’est Proust qui a le mieux compris
l’obscurité. Sans fioritures, son écriture 2005 on peut les voir, elle et Sollers, la France, on ne le répétera jamais
s’offre intime, les pensées transformées discuter presque tous les soirs devant assez. Et il est, comme par hasard,
en mots, notes d’une musique adres- des whiskys à La Closerie. Le livre, une juif et homosexuel, que les Français
sée à un cœur qui oublie de donner le prolongation de leur dialogue, couvre s’arrangent avec ça. » L
rythme. Le pourquoi de l’existence de l’essentiel de la thématique
ce texte se dévoile à la fin : il permet sollersienne : l’amour, Dieu, la fidélité,
de comprendre que l’on vient aussi, le diable, la vieillesse et la mort, la UNE CONVERSATION
spectateur dans le noir, d’écouter un Chine et, bien sûr, l’art et la littérature. INFINIE,
Philippe Sollers,
beau monologue amoureux. Sollers fait preuve de quelque chose Josyane Savigneau,
Juliette Savard qui tient moins de l’érudition que éd. Bayard,
VIGILE, Hyam Zaytoun, du lieu mental singulier depuis lequel il 142 p., 17,90 €
éd. du Tripode, 128 p., 13 €. s’exprime et qui fait cohabiter Goethe,
Mars 2019 • N° 15 • Le Nouveau Magazine Littéraire 63
fiction
floutant les contours entre l’œuvre ar- texte idéal pour l’un des péchés mi- livres qu’on se repasse en douce à la
tistique, les données historiques et l’ex- gnons de l’auteur, la description mi- façon d’une bonne adresse, tel un se-
travagance romanesque. Manon Houtart nutieuse et gourmande de repas cret pour initiés. Bernard Quiriny
LE SONGE DE GOYA, Aurore Guitry, plantureux, toujours arrosés de bons HEPTAMÉRON AVEC CHARDONNAY,
éd. Belfond, 144 p., 17 €. vins – le meursault-charmes de chez Gérard Oberlé, éd. Grasset, 208 p., 18 €.
L
preuve de persévérance, car elle ne
’effet Ma- travaux du prix Nobel sur la théorie compte pas laisser ce « privilégié »
thilda décrit de la relativité, difficile de détermi- perturber sa trajectoire – une méta-
le déni ou ner à quel point elle y contribua, au phore de la loi de Newton sera plus
la minimi- regard des documents rassemblés. tard dressée.
sation de l’apport des Autour du couple Einstein, nom- La psychologie fonctionne plutôt
femmes en sciences au breuses sont les zones d’ombre. bien, malgré quelques traits mascu-
profit de savants mas- L’histoire de Mileva est en tout cas lins caricaturaux. Mais l’auteur ex-
culins. L’astronome Jocelyn Bell et celle d’un destin brisé. De quoi ins- plique en épilogue : le but est bien
la biologiste Rosalind Franklin en pirer un roman biographique de « raconter l’histoire d’une femme
sont d’illustres exemples, comme sombre, le premier de l’Américaine brillante éclipsée par l’ombre écra-
l’épouse du plus célèbre physicien Marie Benedict. sante de cet homme ». Pari réussi.
du xx e siècle, Mileva Einstein, née L’incipit est éloquent. Un matin Simon Bentolila
Marić, elle aussi physicienne. Si les d’octobre 1896, Mileva débarque à MADAME EINSTEIN, Marie Benedict,
biographes s’accordent à lui re- l’Institut polytechnique de Zurich, traduit de l’anglais (États-Unis) par
connaître une implication dans les au premier cours du professeur Valérie Bourgeois, éd. 10/18, 384 p., 8,10 €.
POLITIQUE POÉSIE
Pierre Martin Guido Ceronetti
La fin d’un monde Naître ou ne pas naître,
La démocratie représentative
connaîtrait une crise mondiale
laissant place à trois pôles partisans.
voilà la question
Disparu il y a quelques mois, Guido Ceronetti,
Voilà plus de vingt journaliste, romancier, poète, partageait avec Cioran
ans que Pierre Martin se une noirceur et un pessimisme outranciers.
consacre, à l’écart des
grands circuits média-
tiques, à l’étude des sys- Qui a écrit : « L’er-
tèmes électoraux et à l’or- reur mentale la plus fu-
ganisation du système neste, c’est de s’obstiner
partisan dans les démo- à ne pas vouloir penser
craties occidentales. Son dernier livre la vie comme le mal ab-
s’inscrit dans la continuité d’une œuvre solu » ? On dirait Cio-
déjà fournie en y ajoutant quelque ran, c’est Guido Cero-
chose de plus abouti. C’est ce qui fait netti, son ami, qu’il fit
l’intérêt d’un travail austère, respec- connaître en faisant traduire Le Si-
LEONARDO CENDAMO/LEEMAGE
tueux des canons de la recherche uni- lence du corps et en louant ses textes
versitaire, mais dont l’actualité saute dans Exercices d’admiration. Une
aux yeux à chaque page. Tout cela ne douzaine de livres sont aujourd’hui
se lit pas comme un roman, mais il disponibles en français, mais l’écri-
n’empêche que l’histoire telle qu’elle est vain italien reste peu connu chez
ainsi décortiquée est bien celle qu’on a nous, au point que sa disparition l’au-
vue se dérouler sans toujours la com- tomne dernier est passée inaperçue. Guido Ceronetti, en 2003.
prendre à travers le Brexit, l’élection de Né en 1927, il fut l’auteur d’une
Trump, la percée des populistes en Eu- œuvre éclectique : journalisme, ro- compassionnel, de réduire drasti-
rope ou l’aventure Macron. mans, chroniques, pièces de théâtre, quement le nombre des naissances
Quand il se penche sur son sujet, poésie, mais aussi traductions de pour raréfier l’homme, « créature
Pierre Martin voit deux choses qui L’Ecclésiaste, des Psaumes et du constitutionnellement crimi-
constituent la trame de sa démonstra- Cantiques des cantiques, ou encore nelle »… Sa noirceur, qui lui vaut
tion et qu’exprime le titre même de son de Nostradamus, Catulle ou So- une place parmi les « penseurs
livre : une « crise » de dimension « mon- phocle. Il fut célèbre aussi dans les tristes » chers à Frédéric Schiffter,
diale ». Le nouvel âge de l’histoire des années 1970 pour son Teatro dei cohabite avec des réflexions souvent
démocraties représentatives, depuis Sensibili, un spectacle de marion- profondes et toujours évocatoires
1945, c’est partout la même déstructu- nettes créé à domicile chez des spec- sur la vérité, la religion, la vieillesse
ration d’un système autrefois dominé tateurs triés sur le volet comme ses ou la tragédie, assises sur une vaste
par des partis de gouvernement forts, amis Montale, Buñuel et Fellini. érudition et une connaissance in-
une participation électorale en crois- time des classiques. L’ensemble
sance régulière et une volatilité électo- LE CLUB DES PENSEURS TRISTES donne un livre fort attachant,
rale en déclin. C’est, en contrecoup, Mais c’est avec l’auteur de De l’in- jusque dans cette misanthropie
l’apparition de trois pôles partisans convénient d’être né qu’il avait sans dont on devine qu’elle est souvent
dont l’emboîtement incertain empêche doute le plus d’affinités, ainsi qu’on surjouée… Parlant de lui, Cioran
– mais jusqu’à quand ? – l’apparition le vérifie dans Insectes sans frontières, concluait que, « de tous les êtres, les
d’un système de substitution autour des recueil de fragments traduit et an- moins insupportables sont ceux qui
« conservateurs identitaires », des « li- noté aujourd’hui par Samuel Brus- haïssent les hommes ». B. Q.
béraux mondialisateurs » et des « dé- sell. On y découvre un virulent
mocrates éco-socialistes ». Un jour, on contempteur de la société de masse, INSECTES SANS FRONTIÈRES,
Guido Ceronetti, traduit de l’italien
dira que, mine de rien, Pierre Martin a de l’égalitarisme et de la vie urbaine, par Samuel Brussell, éd. du Cerf, 200 p., 15 €.
écrit un classique. François Bazin mais surtout un observateur cruel
À lire aussi
CRISE MONDIALE ET SYSTÈMES
de la condition humaine. Guido POUR NE PAS OUBLIER LA MÉMOIRE,
PARTISANS, Pierre Martin, Ceronetti recommande ainsi, dans Guido Ceronetti, traduit de l’italien
éd. Presses de Sciences po, 320 p., 24 €. une sorte de malthusianisme par Béatrice Vierne, éd. du Cerf, 110 p., 12 €.
Herman
Melville
« L’île Hood et
l’ermite Oberlus »
L’auteur de Moby Dick a écrit dix nouvelles ou « esquisses » sur les Galápagos :
Les Encantadas. Nous vous proposons de découvrir la neuvième,
a
traduite par Christian Garcin et Thierry Gillybœuf, qui préparent un volume
des Nouvelles complètes à paraître aux éditions Finitude en 2020.
u sud-est de l’île
Crossman s’étend
« Dans cet obscur vallon où ils ont pénétré l’île Hood, ou île
Ils voient ce malheureux assis là sur le sol, Ennuagée de Mc-
Cain, sur la côte
Roulant sombres pensées dans son esprit morose ; sud de laquelle se
Ses cheveux répugnants pendaient longs et défaits trouve une anse vitreuse bordée d’une
Recouvrant ses épaules en désordre emmêlé grande plage de lave noire émiettée
Et cachaient son visage où perçait un œil creux qu’on appelle plage Noire, ou débar-
cadère d’Oberlus. On aurait tout
Jetant un regard fixe, égaré de stupeur ; aussi bien pu l’appeler débarcadère de
Ses joues qu’avaient creusées privations et douleurs Charon (2).
Semblaient collées à l’os tant il ne mangeait plus. Son nom provient d’un sauvage in-
Il n’avait pour habits que haillons et lambeaux, dividu, un Blanc qui passa plusieurs
Attachés l’un à l’autre avec rudes épines, années dans l’île, à savoir un Euro-
péen qui introduisit dans cette région
Dans quoi il recouvrait part de sa nudité (1). » reculée des caractéristiques plus dia-
boliques encore que celles que l’on
trouve chez les cannibales alentour.
76 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 15 • Mars 2019
Il y a environ un demi-siècle, Oberlus malfaisante. Il semblait avoir bu à la Tout rapiécé et recroquevillé lorsqu’il
déserta sur l’île susnommée, qui était, coupe de Circé : pareil à une bête ; trop dormait dans son solitaire antre de lave
comme aujourd’hui, désertique. Il se peu de haillons pour couvrir sa nudité ; au milieu des montagnes, il ressemblait,
construisit un repère de lave et de sco- sa peau tavelée couverte de cloques du dit-on, à un tas de feuilles sèches arra-
ries à environ un kilomètre et demi du fait de son exposition permanente au chées aux arbres d’automne et aban-
ILLUSTRATION NICOLAS VIAL POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
débarcadère qui par la suite porta son soleil ; le nez aplati ; le visage crispé, données ainsi dans quelque recoin obs-
nom, dans un vallon, ou un large ra- lourd, terreux ; barbe et cheveux en cur par l’arrêt soudain d’un tourbillon
vin, qui contenait ici et là, parmi les ro- de vents nocturnes et violents qui eût
chers, environ un hectare de terre pro- Il y a environ un ensuite repris sa course sans merci, ré-
pice à une grossière culture – le seul pétant ailleurs ses mouvements capri-
endroit de l’île qui ne fût pas trop brûlé
demi-siècle, Oberlus cieux. On dit aussi que c’était un bien
pour cela. Il réussit à y faire pousser des déserta sur l’île qui étrange spectacle que de voir ce même
sortes de pommes de terre et de ci- était désertique. Oberlus, dissimulé sous son affreux
trouilles dégénérées, qu’il échangeait de vieux chapeau en toile goudronnée, bi-
temps en temps contre de l’alcool ou broussaille, abondants, d’un roux ar- ner par un matin suffocant et nuageux
des dollars à des baleiniers à court de dent. Sa vue frappait les étrangers ses patates dans la lave. Son étrange sil-
vivres qui passaient par là. comme s’il était une créature vol- houette était si déformée et tordue que
Son aspect, à ce qu’on en dit, était ce- canique projetée là par la même érup- le manche même de sa houe semblait
lui d’une victime de quelque sorcière tion qui avait donné naissance à l’île. avoir peu à peu rétréci et vrillé dans sa
Mars 2019 • N° 15 • Le Nouveau Magazine Littéraire 77
le récit
main jusqu’à devenir un pauvre Hormis les visiteurs occasionnels ve- faire naître en lui une haute idée de sa
bâton courbé, coudé comme la faucille nus de la mer, les seuls compagnons propre importance, en même temps
de guerre des sauvages plutôt que d’Oberlus furent pendant longtemps qu’une sorte de mépris purement ani-
comme un manche de houe civilisé. Il les rampantes tortues, et il semblait en- mal à l’égard du reste de l’univers.
avait la mystérieuse habitude, lorsqu’il core plus avili qu’elles, n’ayant pendant […]
rencontrait un étranger pour la pre- un temps aucun désir qui surpassât les
mière fois, de lui présenter son dos,
peut-être parce qu’il s’agissait de son
côté le moins révélateur, donc le plus
leurs, sauf celui de la torpeur que pro-
voquait l’ivrognerie. Mais, aussi dé-
gradé qu’il parût, demeurait toujours
U n jour il épia sur la plage une cha-
loupe près de laquelle se tenait un
homme, un Nègre. À quelque distance
agréable à la vue. S’il se trouvait que la en lui, n’attendant qu’une occasion de là se trouvait un navire, et Oberlus
rencontre avait lieu dans son jardin, pour se manifester, une tendance à des- comprit immédiatement de quoi il re-
comme c’était parfois le cas – les étran- cendre encore plus bas. En vérité, la tournait : le vaisseau avait fait halte
gers fraîchement débarqués se rendant seule supériorité d’Oberlus sur les tor- pour s’approvisionner en bois, et les
directement, pour trouver l’étrange tues était sa plus grande capacité de dé- hommes de la chaloupe étaient allés en
maraîcher, du rivage à la gorge où ils gradation, associée à une sorte de dé- chercher dans les fourrés. Depuis un
avaient été avertis qu’il tenait com- sir conscient d’y parvenir. De plus, ce endroit adapté il observait le bateau,
merce –, Oberlus continuait à biner qui est sur le point d’être révélé mon- jusqu’à ce qu’apparaisse un groupe dé-
pendant un moment, ignorant toute sa- trera peut-être que l’ambition égoïste, sordonné d’hommes chargés de
lutation, qu’elle fût morne ou joviale ; ou le désir de ne prendre en compte bûches. Après les avoir jetées sur la
et tandis que l’étranger curieux chan- que son propre intérêt, loin d’être une plage, ils s’en retournèrent vers les four-
geait de position pour lui faire face, le déficience propre aux esprits les plus rés, pendant que le Nègre commençait
reclus, la houe à la main, se détournait nobles, est partagée par des êtres qui à charger le navire.
de lui dans le même mouvement, pen- n’ont pas d’esprit du tout. Aucune créa- Oberlus se hâte alors d’aborder le
ché en avant, tournant d’un air maus- ture n’est si égoïste et tyrannique que Nègre qui, stupéfait de voir un être vi-
sade autour de son tas de patates. Voilà le sont certains rustres, ainsi que l’aura vant, surtout aussi horrible, habiter une
lorsqu’il binait. Lorsqu’il plantait, tout remarqué quiconque a observé des gar- telle solitude, cède immédiatement à
son aspect, tous ses gestes, avaient l’air diens de pâturages. la panique, aucunement adoucie par la
si malveillant et gratuitement sinistre – Cette île est à moi par Sycorax ma suavité ursine d’Oberlus, qui implore
et secret qu’il semblait plutôt jeter du mère (3), se disait Oberlus, contemplant la faveur de pouvoir l’aider dans son
poison dans un puits que planter des sévèrement la sauvage solitude autour travail. Le Nègre, qui porte plusieurs
patates dans la terre. Mais, parmi ses de lui. Par un moyen quelconque, troc bûches à l’épaule, était sur le point d’en
plus bénignes et inoffensives bizarre- ou vol – car à cette époque des navires charger d’autres. Oberlus, à l’aide
ries, il y avait l’idée que ses visiteurs ve- accostaient encore parfois à son débar- d’une petite corde qu’il tenait dissimu-
naient autant pour contempler le puis- cadère –, il se procura un vieux mous- lée sous son habit, se met avec amabi-
sant ermite Oberlus dans sa royale quet, avec quelques charges de poudre lité à les soulever et à les ranger. Ce fai-
solitude que pour obtenir simplement sant, il reste tout le temps derrière le
des patates, ou pour trouver n’importe II signale Nègre qui, se méfiant à bon droit de ce
quelle compagnie qui se puisse rencon- manège, tente en vain de se placer en
trer sur une île par ailleurs stérile. Il triomphalement face d’Oberlus – mais Oberlus esquive
semble incroyable qu’un tel être ait pu au Nègre que de même, jusqu’à ce que, finalement
être aussi vaniteux, un misanthrope désormais il devra lassé de l’insuccès de ses manœuvres
aussi imbu de lui-même ; mais il le pen- traîtresses, ou craignant d’être surpris
sait vraiment, et, fort de cette convic- travailler pour lui, par le reste de la troupe, il rejoigne en
tion, il se donnait souvent en spectacle être son esclave. courant un buisson tout près de là et,
devant les capitaines. Après tout, ce y saisissant son tromblon, commande
n’est jamais qu’un exemple des excentri- et des balles. Possesseur d’une arme, il brutalement au Nègre de cesser son
cités bien connues de certains prison- se trouva poussé à l’action, comme un travail et de le suivre. Celui-ci refuse.
niers, fiers de la crapulerie même qui tigre qui sent ses griffes pour la pre- Sur quoi Oberlus le met en joue, et tire.
fait leur notoriété. À d’autres moments, mière fois. La longue habitude d’une Heureusement le coup ne part pas,
saisi d’une autre inexplicable lubie, il domination exclusive sur tous les objets mais après une seconde autoritaire
esquivait longtemps l’approche des qui l’entouraient, sa solitude presque sommation, le Nègre, terrifié, laisse
étrangers en contournant les coins en inentamée, le fait qu’il ne rencontrait tomber ses bûches et le suit. Par un
scories de sa hutte ; parfois aussi, jamais d’être humain, si ce n’est sous le étroit défilé dont il est familier, Ober-
comme un ours furtif, il se faufilait à signe de l’indépendance misanthro- lus disparaît rapidement loin de la mer.
travers les buissons desséchés et grim- pique ou de la roublardise mercantile, Pendant qu’ils grimpent la colline, il
pait sur la montagne, refusant de voir et du reste de telles rencontres étaient signale triomphalement au Nègre que
un visage humain. assez rares – tout cela dut peu à peu désormais il devra travailler pour lui,
78 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 15 • Mars 2019
être son esclave, et que la façon dont il présente à eux sur un ton de désinvolte comme un homme, ou plutôt un dé-
sera traité dépendra entièrement de sa camaraderie, les invite à venir dans sa mon, très habile à faire en sorte que, par
conduite à venir. Mais Oberlus, trompé hutte, et avec toute l’affabilité que sa la douceur ou par la contrainte, les
par la couardise initiale du Noir, re- rousse et terrible laideur est en mesure autres acquiescent à ses desseins ulté-
lâche malheureusement pour lui sa vi- d’assumer, leur propose de boire sa li- rieurs, quelque répugnants qu’ils aient
gilance. Alors qu’ils passaient par une queur et de prendre du bon temps. Ses pu leur paraître de prime abord. Mais
voie étroite, le Nègre, qui est un solide hôtes, qui n’ont guère besoin d’y être en vérité, habitués à supporter presque
gaillard, s’aperçoit que son guide n’est encouragés, se retrouvent bientôt in- n’importe quelle horreur par un passé
plus sur ses gardes, le saisit soudain conscients, pieds et mains liés, posés là sans foi ni loi de sortes de cow-boys des
entre ses bras, le jette à terre, lui arrache au milieu des scories jusqu’au départ du mers qui a détruit en eux toute vertu
son mousquet, lui attache les mains navire. Lorsqu’ils découvrent qu’ils sont morale, ils acceptent à présent de se lais-
avec sa propre corde, charge le monstre entièrement à la merci d’Oberlus, alar- ser couler dans le premier moule d’ab-
sur ses épaules, et retourne avec lui au més par son changement d’attitude, ses jection qu’on leur présente. Déchus de
bateau. Lorsque le reste leur virilité du fait du
de la compagnie arrive, pourrissement de leur
Oberlus est hissé à bord condition désespérée sur
du navire. Celui-ci se l’île, habitués à ramper en
trouve appartenir à un toutes circonstances de-
contrebandier anglais, et vant leur maître, lui-
son équipage n’est pas du même le dernier des es-
genre à se montrer exagé- claves, ces malheureux se
rément charitable. Ober- pervertissent totalement
lus est durement fouetté, entre ses mains. Il les uti-
ramené sur le rivage, et lise comme des créatures
sommé de faire connaître d’une race inférieure ;
son habitation et de mon- bref, il équipe ses quatre
trer ses biens. Ses patates, animaux et en fait des
ses citrouilles, ses tortues, meurtriers, remplaçant
ainsi qu’un tas de dollars des poltrons par des
qu’il avait amassés pen- tueurs à gages.
dant ses opérations mer- Or, dague ou épée, les
cantiles, sont saisis sur-le- armes humaines ne sont
champ. Mais, alors que jamais que griffes ou
les contrebandiers, par crocs artificiels attachés
trop vindicatifs, étaient occupés à dé- menaces sauvages et surtout son im- à chacun comme de faux ergots sur
truire sa hutte et son jardin, Oberlus pressionnant tromblon, ils acceptent de des coqs de combat. Donc, nous le ré-
parvient à s’échapper dans les mon- s’enrôler sous ses ordres, devenant ainsi pétons, Oberlus, tsar de l’île, équipe
tagnes et se réfugie, jusqu’au départ du ses humbles esclaves, et Oberlus le plus ses quatre sujets ; c’est-à-dire que, dans
navire, dans d’impénétrables recoins implacable des tyrans. À tel point que un dessein glorieux, il leur met quatre
connus de lui seul. Puis il se hasarde à deux ou trois d’entre eux périssent lors sabres rouillés entre les mains. Comme
sortir et, à l’aide d’une vieille lime qu’il de leur processus d’initiation. Il force n’importe quel autocrate, il dispose
fiche dans un arbre, réussit à se libérer les autres – au nombre de quatre – à bri- maintenant d’une noble armée.
de ses menottes. ser le sol calciné, à transporter sur leur On pourrait penser qu’une révolte al-
ILLUSTRATION NICOLAS VIAL POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
dos des blocs de terre limoneuse ramas- lait s’ensuivre. Des armes dans les
cœur d’être trop sévère avec eux. dans la baie. Quelque temps après, un une vieillesse confortable et vertueuse,
L’arrangement accepté, les canots autre capitaine, qui s’était risqué à jeter quoique malheureuse ; mais
furent envoyés et hissés jusqu’à la grève. l’ancre à cet endroit, ouvrit le baril j’ai été à de nombreuses reprises volé
Les deux équipages se rendirent jusqu’à – mais après avoir envoyé un canot de et brutalisé par des hommes
la hutte de lave, mais à leur grande sur- l’autre côté de l’île, vers le débarcadère qui se prétendaient chrétiens.
prise ils n’y trouvèrent personne. Après d’Oberlus. Comme on peut aisément Aujourd’hui je quitte l’archipel
avoir attendu jusqu’à ce que leur pa- l’imaginer, il ne cessa d’éprouver une Enchanté pour les îles Fidji,
tience fût épuisée, ils retournèrent au vive inquiétude jusqu’au retour du ca- à bord du bon canot Charité.
rivage où, surprise, un étranger – cer- not, lorsqu’on lui tendit une autre lettre, L’ORPHELIN OBERLUS.
tainement pas le bon Samaritain – sem- qui donnait la version d’Oberlus. Ce P.-S. : Derrière les scories, près du
blait être venu tout récemment : trois précieux document avait été trouvé four, vous trouverez une vieille
des quatre chaloupes étaient brisées en épinglé, à moitié moisi, au mur de sco- volaille. Ne la tuez pas ; soyez patient ;
mille morceaux, et la quatrième man- ries de la hutte sulfureuse et abandon- je l’ai laissée à couver ; s’il y a
quait. Grimpant avec difficultés à née. Il est rédigé en ces termes, qui des poussins, je vous les lègue par
L’APPEL
DU RGE
DEAGOSTINI/LEEMAGE
La mer, toujours
recommentée
De Stevenson à Melville, de Conrad à London,
la mer est une source d’inspiration illimitée, suscitant
toujours de nouvelles réécritures et explorations.
n
Par Alexis Brocas
l
’île où Robinson fait naufrage de compagnie. Le colonialisme repose
est inhabitée, débarrassée par la sur le fantasme de la table rase. Ro-
SCIENCE SOURCE/AKG-IMAGES
aussi européen par ses cheveux : justifiant leur expropriation, et au be- À la suite d’une maladie qui le cloue
bien qu’il soit amérindien, ses cheveux soin leur extermination. L’île de Robin- au lit plusieurs jours, Robinson
ne sont pas « crépus comme de la son est entourée de ces mangeurs constate une fois guéri qu’il manque
laine ». Sa peau enfin n’est « pas tout à d’hommes sans visage. Si Vendredi au moins un jour à son calendrier. Il
fait noire », juste fortement hâlée, sans échappe grâce à lui au banquet que ses faut prendre au sérieux ce trou dans
rien de commun avec le teint « jau- semblables comptaient faire à ses dé- son décompte autrement pointilleux
nâtre » et « écœurant » des autres In- pens, il appartient lui aussi à ces tribus du temps. On peut y voir l’indice dis-
diens d’Amérique. Le portrait de Ven- de sauvages qui se délectent de chair cret d’une lézarde par où quelque
dredi par Robinson ne serait pas humaine. Le monde que reproduit Ro- chose de l’étrangeté du Nouveau
complet sans ces derniers éléments qui binson n’est que remparts et fortifica- Monde l’aura à son insu affecté.
donnent une justification ontologique tions : « Rien ne pouvait me venir du
à l’admission de ce sauvage dans sa dehors », résume-t-il, satisfait, dans son TROP HUMAINS ?
compagnie : « un petit nez, non aplati journal à la date du 16 avril 1659. Defoe a publié, un an après son Robin-
comme celui des Nègres », des « lèvres Mais comment ne pas parler du son, des Réflexions sérieuses faites par son
fines » et, enfin, ce laissez-passer de cannibalisme – symbolique, intellec- héros sur son propre séjour sur son île,
l’humanisme libéral européen : des tuel et matériel – du Robinson de De- une fois revenu en Angleterre. Robin-
dents « blanches comme de l’ivoire ». foe ? Car il y a cannibale et canni- son y précise, concernant la pratique
La hiérarchie chromatique des races bale : il y a la pratique de manger la cannibale, qu’il ne s’agit pas pour ces
culmine naturellement dans son éter- chair de l’ennemi vaincu pour ingé- sauvages de se nourrir de chair hu-
nel sommet blanc comme neige et rer sa puissance et devenir lui, et il y maine comme les Européens se nour-
chute dans sa base noire. Quand il ar- a le cannibalisme colonial qui assi- rissent de viande ou de poisson, mais
rive au Brésil, avant son naufrage, Ro- mile l’autre pour anéantir son altérité de manger la chair de l’ennemi vaincu
binson s’achète un « esclave nègre », et ne rien recevoir de lui en lui impo- pour s’enrichir de sa force. Il affirme
mais un « serviteur européen ». sant, dans sa chair et dans son âme, trouver « peu de différence entre cela et
Le cannibale, cette figure exacerbée la loi du même. Robinson affronte la façon dont nous agissons sans quar-
de l’autre, a très tôt fonctionné dans l’adversité du climat et combat l’hos- tier dans la guerre » (chap. ii). Pour le
l’imaginaire européen comme métony- tilité de la faune, mais que veut-il sa- reste, poursuit Robinson, « ces sauvages
mie des peuples du Nouveau Monde, voir de l’altérité de l’autre ? sont aussi humains, gentils et civilisés
que les hommes que j’ai rencontrés
dans le monde ». Vendredi raconte à
Robinson que ceux de sa tribu ont
sauvé des hommes blancs qui avaient
fait naufrage, lesquels vivent depuis en
ALEXANDRE SELKIRK (1676-1721) paix parmi eux. Defoe fait parler Ven-
dredi « petit nègre » pour parler la
Les aventures de Robinson Crusoé s’inspirent de l’his- langue de l’humanité. Si les premiers
toire vraie d’Alexandre Selkirk, un Écossais ayant mots de Vendredi, alors qu’ils n’ont
passé plus de quatre ans (de 1704 à 1709) seul sur pour lui qu’une signification impéné-
l’île de Más a Tierra, à six cents kilomètres au large
trable, sont foncièrement « plaisants à
du Chili. À la suite d’une querelle avec le capitaine du
navire sur lequel il s’était embarqué, Selkirk exigea
entendre », c’est bien que Robinson re-
qu’on le dépose sur cette île déserte. Son séjour prit çoit leur sens humain et qu’ils sont sans
fin en 1709 lorsqu’un navire accosta sur l’île et le ra- comparaison avec les récitations de son
perroquet. Les discussions entre Robin-
M. VIARD/HORIZONFEATURES/LEEMAGE
R
énorme et silencieuse des travailleurs
obinson Crusoé se dis- immigrés de France, tous ces Ven-
tingue dans l’histoire de dredi dépêchés vers nous par le
la littérature par la quan- tiers-monde ».
tité de réécritures qu’il a
suscitées et qui ont fait que « Robin- RECOLONISER ROBINSON
son a très vite cessé d’être un héros de L’originalité de Patrick Chamoiseau
roman pour devenir un personnage consiste d’abord à recoloniser Robin-
mythologique », comme le remarque son, en faisant remonter son passé es-
Michel Tournier. La première réécri- clavagiste : le voyage au cours duquel
ture est due à Defoe lui-même, qui il fait naufrage n’avait-il pas pour but
publie un an après son Robinson, les d’acheter des « Nègres » en Guinée
Réflexions sérieuses de ce dernier sur pour alimenter sa plantation et celles
ses propres aventures, soulignant leur de ses voisins au Brésil ? Le roman-
sens religieux et leur portée ethnogra- tisme de la robinsonnade avait effacé
phique. Citons, pour le meilleur, L’Ile la réalité de la Traite. L’écrivain re-
mystérieuse de Jules Verne et son Ro- conduit ensuite à son existence indé-
binson ingénieur débarrassé des affres cise l’empreinte de pied que Robinson
de la solitude par les bienfaits de découvre un jour sur la plage. Chez
l’électricité et du télégraphe, Sa Ma- Defoe elle avait le sens de l’horreur
jesté des mouches de William Golding, qu’inspire l’étranger : Robinson y
Suzanne et le Pacifique de Jean Girau- mettait son pied pour vérifier, terrifié,
doux, Histoires brisées de Paul Valéry. Première édition chez Folio Junior, en 1977. qu’il n’était « pas si large » et que
Ne faut-il pas compter au nombre des c’était incontestablement celle d’un
réécritures géniales Le Petit Prince de autre Robinson » basané. Le Robin- autre. Tournier reprend l’épisode cru-
Saint-Exupéry, véritable Vendredi son de Defoe restaure l’ancien monde, cial de l’empreinte, non plus pour en
tombé du ciel au milieu de cette autre celui de Tournier s’ouvre à l’inconnu. faire une question de sécurité mais de
île qu’est le désert où aurait échoué un « L’invention du personnage de Ven- temporalité : l’empreinte est bel et bien
Robinson aviateur ? dredi », qui est absent de l’histoire de celle de son propre pied, mais fossili-
Et puis il y a Vendredi ou les Limbes Selkirk, constitue « l’apport le plus gé- sée. Chez Chamoiseau, l’empreinte ne
du Pacifique de Michel Tournier et nial de Daniel Defoe », dit Tournier, confronte pas Robinson à l’épreuve du
qui reprend Vendredi là où Defoe l’a temps mais au choc de l’impensable.
Le Robinson laissé. Aussi donne-t-il Vendredi pour Elle n’est plus celle de l’autre ni celle
de Defoe restaure titre à son Robinson, prolongeant la de soi, son identité se mettant à flot-
leçon de l’ethnologie : « Lorsque le mi- ter. L’empreinte à Crusoé (héritée des
l’ancien monde, celui roir ne nous renvoie pas notre image, Images à Crusoé de Saint-John Perse)
de Tournier s’ouvre cela ne prouve pas qu’il n’y ait rien à est-elle l’empreinte de Robinson ?
à l’inconnu. regarder » (Pierre Clastres). Son Ven- Chamoiseau dissout l’identité de l’em-
dredi invalide le fantasme colonial du preinte en un flux de perceptions pos-
L’Empreinte à Crusoé de Patrick Cha- Nouveau Monde, qui suppose un pri- sibles et impossibles qui la laissent
moiseau. En les rapatriant des Ca- vilège de l’ancien, autorisé à baptiser multiple et indécidable. Créole ? Le
raïbes vers le Pacifique, le premier dé- l’autre monde « nouveau », occultant Robinson de Defoe baptisait le Nou-
colonise Robinson et rend Vendredi à le fait qu’ils sont contemporains. La veau Monde, celui de Tournier le
sa richesse d’avant sa cannibalisation conquête européenne de l’espace a rebaptise, celui de Chamoiseau le
par Defoe, chez qui il n’était qu’« un fonctionné comme une colonisation débaptise. Guillaume Pigeard de Gurbert
Conrad, travailleur
de la mer
L’auteur de Typhon ne goûte pas les métaphores
marines et trouve à l’inverse de la grandeur aux
capitaines sans imagination mais épris de précision.
n
Par Alexis Brocas
C
ertaines vocations ne Józef Teodor Konrad Korzeniowski
tiennent à rien. Si l’on se naît en 1857 à Berditchev, dans un
fie à ses Souvenirs person- foyer de la noblesse polonaise, et dans
nels, Conrad ne s’est ja- la Pologne occupée et démembrée par
mais voulu écrivain. Dès ses 13 ans, l’État Russe. Son père, Apollo, était
et avant même d’avoir vu la mer, il écrivain et traducteur : ainsi lui
s’est voulu marin, au grand désespoir avait-il fait lire à haute voix Les Tra-
de son oncle et tuteur éclairé Tadeusz vailleurs de la mer de Victor Hugo.
Bobrowski et de son précepteur, qui Apollo était aussi membre de la résis-
PROD DB/ALLPIX/AURIMAGES
tentèrent de le convaincre avant de ca- tance polonaise, ce qui lui valut exils
pituler. « Tu es un incorrigible don et séjours en prison. Les parents de
Quichotte, voilà ce que tu es », lui dé- Conrad moururent de la tuberculose.
clara ce précepteur admiré. « Je Orphelin à 11 ans, il fut confié à
n’avais que 15 ans, et je ne son oncle, bienveillant mais
le film de Wolfgang Petersen (En pleine tempête, 2000). compris pas exactement ce perplexe devant ce neveu
qu’il voulait dire. Mais doué mais peu enclin
Whirr a pris de bonnes décisions, le na- je me sentis vague- aux études.
vire doit d’abord son salut à la chance ment f latté d’en- À 16 ans, Conrad
et à la solidité de sa coque. En revanche, tendre citer le nom accomplit enfin son
Mac Whirr tient son rôle de capitaine du chevalier immor- rêve : il dé barque à
et demeure sur le pont quels que soient tel à propos de ma Marseille, où il
les paquets de mer qui lui tombent sur propre folie. » cherche une place
la figure. Si on veut lui trouver de l’hé- Conrad raconte sur un bateau. Deux
roïsme, il est dans cette capacité à res- comment le désir mois plus tard, il em-
ter lui-même dans des circonstances où d’écrire lui est tombé barque comme passa-
les autres se réduisent à leur peur. « Juke dessus, un matin de 1880, ger pour les Caraïbes. Au
était content […] de sentir à côté de lui à Londres, pendant un long retour, il fait semble-t-il par-
son capitaine. Cela le soulageait, tout séjour à terre. Alors qu’il projetait de tie de l’équipage. Ses premiers en-
comme si cet homme, simplement, en lire dans la pension où il séjournait, il gagements sont modestes : il est
s’amenant sur le pont, avait pris le plus se mit à rédiger les premiers feuillets d’abord simple steward. Mais, en
lourd de la tempête sur ses épaules. » de La Folie Almayer. « Ce n’était pas 1877, il lui est interdit de servir dans
le fruit d’une nécessité – la fameuse la marine française sans accord du
SENS DU CONCRET nécessité de s’exprimer, qu’imaginent consul. Il passe donc dans la marine
Il ne faut pas confondre un auteur et les artistes en quête de motifs. La né- anglaise, où il apprend ce qui devien-
ses personnages : Conrad et Mac cessité qui me poussait était secrète, dra sa langue d’écriture, et dont il
Whirr sont profondément différents obscure, c’était un phénomène mas- grimpe les échelons, en exagérant par-
– l’un abonde en imagination, l’autre qué, totalement inexplicable. » L’écri- fois son expérience maritime pour
n’en a aucune et s’en félicite. Mais le vain mettra quatorze ans à terminer être admis à concourir. Ses voyages
goût de Conrad pour les esprits prag- ce livre, auquel il pensera tous les l’emmènent en Australie, à Bangkok,
matiques et leur expression rigoureuse jours. Il lui aura été inspiré par une sur les côtes de Sumatra, à Singapour,
fait partie de ses obsessions et caracté- rencontre avec Charles Olmejer, sorte à Bornéo, au Congo… Au total, il
rise son esthétique. Dans un texte mé- de clochard mégalomane devenu une aura passé huit ans sur les mers. Il re-
connu, En dehors de la littérature, il célébrité négative de Bornéo. nonce en 1894, après un an de capi-
vante d’ailleurs les charmes des Instruc- Plonger dans les origines de la vo- tanat. Un an plus tard, La Folie Al-
ROGER-VIOLLET
tions nautiques et de la prose absolu- cation littéraire de Conrad, c’est aussi mayer paraît. Dès lors Conrad ne
ment concrète qu’il a dû potasser pour plonger dans l’histoire de sa famille. naviguera plus qu’en littérature. A. B.
devenir capitaine. Et il est significatif
Mars 2019 • N° 15 • Le Nouveau Magazine Littéraire 89
dossier l'appel du large
le bout de la langue
de perdre l’effort que Stevenson a ac-
compli pour faire parler ses pirates.
Dans une traduction que lisaient mes
enfants, Billy Bones demande : « Com-
ment allez-vous m’appeler ? Vous pour-
L’auteur de la nouvelle traduction de L’Ile au trésor riez m’appeler capitaine. » Dans ma
évoque la nature des pirates et leur parler particulier. traduction : « Comment vous faudriez
s
m’appeler ? » Voici un autre passage de
Par Jean-Jacques Greif ma traduction, dans lequel le pirate
Israel Hands, blessé dans une bagarre
avec un collègue qu’il vient de tuer,
tevenson est devenu mon s’adresse à Jim Hawkins, le jeune nar-
bon copain entre Le Mo- À LIRE rateur, qui s’est emparé du navire :
nastier-sur-Gazeille et « Cet homme, O’Brien srait son nom,
Saint-Jean-du-Gard. Douze L’ILE AU TRÉSOR, un Irlandien pourri – cet homme et
jours de marche en sa compagnie ! Ce Robert Louis Stevenson, moi qu’on a mis la toile, pour de rame-
traduit de l’anglais
n’est pas le bonhomme en personne qui par Jean-Jacques Greif,
ner l’navire au mouillage. Alors l’est
me montrait le chemin, mais son livre, éd. Tristam, mort maintenant, c’est sûr – aussi mort
Voyage avec un âne dans les Cévennes. 302 p., 19,90 €. que l’eau de fond de cale ; et qui va bar-
On n’a pas tous les jours l’occasion de rer c’te goilette, j’vois pas. Si que j’te re-
se balader ainsi avec un bon écrivain. file pas des tuyaux, t’es pas l’homme
Stevenson est un guide bavard et dis- géographique de ses personnages, et pour, j’dirais. Alors écoute, tu m’donnes
trayant, qui passe autant de temps à ra- même parfois leur caractère. Balzac fait à boire et à manger, et un vieux fou-
conter ses démêlés avec Modestine, de même dans Illusions perdues : « On lard ou mochoir pour embander ma
l’ânesse, qu’à décrire les tours et détours m’ovrirait pien tes millions, queu cheu coupure, tu fais ça ; et moi, j’te dis
du chemin. Arrivé à Saint-Jean-du- ne tirais bas une motte ! Est-ce que che comment la barrer. »
Gard, je n’avais qu’une envie : relire L’Ile nei gonnais boind la gonzigne mili-
au trésor. J’en ai lu une traduction sans daire ? », déclare Kolb l’Alsacien. UN CINÉPHILE AVANT LE CINÉMA
doute simplifiée il y a bien soixante ans J’ai toujours rêvé de traduire Dickens, Les éditions Tristram venaient de pu-
à Mimizan-Plage, face à l’Océan, sur mais je crois que c’est au-dessus de mes blier une nouvelle traduction de
lequel je pouvais imaginer l’île et son forces. Ses romans sont trop longs et Huckleberry Finn (roman paru en 1884,
trésor. un an après L’Ile au trésor), plus proche
Depuis, j’ai appris l’anglais. Ce qui que les précédentes du texte de Mark
m’a frappé en lisant Treasure Island, Twain – qui déclare dans une note pré-
c’est le langage que Stevenson a inventé liminaire qu’il s’est donné beaucoup de
pour ses pirates. Par exemple, le pirate mal pour rendre fidèlement « le dialecte
Billy Bones se présente ainsi quand il des Nègres du Missouri ». J’ai envoyé
arrive dans l’auberge de l’Amiral-Ben- mon texte à Tristram, qui l’a publié.
bow au début du livre : « What you Tristram s’est bien occupé de moi, et il
mought call me ? You mought call me cap- y avait sans doute une envie d’Ile au tré-
tain. » Il fabrique le mot mought en sor dans l’air : j’ai été assailli de de-
combinant might (« pourriez ») et ought mandes de journalistes. C’est là que,
(« devriez »). Tous les pirates parlent craignant de dire des bêtises, je me suis
mal. C’est ce qui les distingue des gent- mis à étudier sérieusement Stevenson.
lemans. Leur anglais corrompu dévoile Je suis allé dans une librairie anglaise
à la fois leur manque d’éducation, leur et j’ai acheté tout ce que je trouvais. J’ai
méchanceté, et la virtuosité de Steven- cherché le reste sur Internet.
son. Il n’a rien inventé : Dickens triture Dans un article écrit pour un ma-
ARCHIVES-ZEPHYR/LEEMAGE
L’Ile au trésor contient en ef- et Christian Bale (Fraser Clarke Heston, 1990) ;
fet de nombreuses scènes et Orson Welles (John Hough, 1972).
mémorables, comme un bon
film. Stevenson n’est jamais à dos, un autre sur le bivouac. « Il n’est
allé au cinéma, mais il réus- pas une meilleure pipe que celle que
sit le tour de force d’écrire l’on fume après une bonne journée de
comme un cinéphile. Les marche, et si vous lisez un livre, les
studios ont adapté Treasure mots prennent un nouveau sens… » Il
Island dès 1920. Long John faut un livre que l’on puisse déguster à
Silver est joué en 1934 par petites gorgées, pendant une halte à
Wallace Beery (truculent), l’ombre d’un arbre et avant de se cou-
en 1972 par Orson Welles cher. Il recommande Tristram Shandy,
(passable), en 1990 par de Laurence Sterne, le livre qui a donné
Charlton Heston (très convaincant mauvais côté de la Force, Silver l’as- son nom à mon éditeur. Stevenson y a
face à un Jim idéal : Christian Bale, sassine sauvagement. Cela n’empêche appris que l’écrivain est libre d’écrire
âgé alors de 16 ans). pas Jim d’être fasciné et attiré par Sil- tout ce qui lui passe par la tête.
ver, qui remplace un peu son père, au- Stevenson ne cesse de rechercher la
ÉTERNELLE QUÊTE DE LIBERTÉ bergiste lui aussi, mort au début du ro- liberté. Il rencontre Dr Jekyll et
Même si toutes les œuvres de Steven- man. On explique en général cette Mr. Hyde dans un rêve, après avoir
son méritent d’être lues, deux sont étrange relation, ainsi que ces person- jeté au feu une version sans Hyde qui
vraiment célèbres aujourd’hui : L’Ile nages placés face à un choix moral, par ne plaisait pas à Fanny, son épouse. Il
au trésor, un roman d’aventures abso- l’éducation de Stevenson dans une imagine Jim, Long John Silver et
lument parfait, et L’Étrange Cas du Écosse calviniste dont il s’est évadé l’équipage de pirates en voyant la
Dr Jekyll et de Mr. Hyde, un récit ban- sans jamais parvenir à l’oublier. carte d’une île que Lloyd Osbourne,
cal et inquiétant, souvent porté à Dans un article de magazine intitulé le fils de Fanny, a dessinée. Il invente
l’écran lui aussi. Le thème du dédou- « Walking Tours », Stevenson affirme un Robinson, Ben Gunn, abandonné
blement est présent dans presque tous qu’un voyage à pied doit se faire seul, jadis sur une île par ses camarades pi-
ses romans. Dans Le Maître de Bal- condition de la liberté. On peut s’arrê- rates. Ce n’est pas un plagiat, mais un
lantrae, il y a deux frères, l’un bon et ter et repartir, aller ici et là, laisser ses hommage. Il change de narrateur au
l’autre abominable. Dans L’Ile au tré- pensées prendre la couleur de ce que milieu du livre. Dans L’Ile au trésor,
sor, Long John Silver se présente l’on voit. Il écrit un beau texte sur le sac cela se justifie assez bien, mais, dans
comme un brave aubergiste, qui se Jekyll et Hyde et Le Maître de Bal-
transforme au moment propice en un lantrae, cela augmente le malaise que
affreux pirate, puis redevient – presque provoque la lecture du texte. En Po-
– un brave homme à la fin du livre. Au
À LIRE lynésie, il écrit des récits qui exa-
cours d’une scène essentielle du livre, LES JOYEUX COMPÈRES, minent les liens complexes entre
il convainc un jeune mousse innocent Robert Louis Stevenson, « blancs » et « indigènes », ainsi que le
traduit de l’anglais
de devenir pirate, c’est-à-dire d’aller par Patrick Reumaux,
fera Joseph Conrad. En tout cas,
chercher au fond de lui-même le Hyde éd. Vagabonde, chaque année, il acquiert de nouveaux
qui sommeille en chacun de nous. Un 128 p., 7,90 €. amis entre Le Monastier-sur-Gazeille
autre marin ayant refusé de choisir le et Saint-Jean-du-Gard. L
L
Il s’embarque à San Francisco à la
es Stevenson bâtissent, ré- pas les Indiens, les Noirs et les Chinois recherche d’une île au climat sec et
parent, inspectent des comme des êtres humains, et que ces chaud. Il finit par s’installer à Samoa.
phares en Écosse depuis pauvres gens occupent un wagon sé- Il écrit de nombreux textes d’inspira-
toujours ou presque. Le paré dans le train. tion locale. Tout le monde le connaît
jeune Robert Lewis Stevenson est un Osbourne accepte de divorcer, sous le nom de Tusitala, « celui qui
enfant fragile, asthmatique, souvent Stevenson épouse Fanny. Il part en raconte des histoires ». Il se mêle de
trop malade pour aller à l’école. Il voyage de noces avec Fanny et Lloyd politique. Il est proche des habitants
passe son temps à lire des romans dans le nord de la Californie et et très critique des Britanniques,
d’aventures dans son lit, mais ne re- campe dans une mine désaffectée Américains et Allemands qui ex-
fuse jamais d’accompagner son père (The Silverado Squatters – Les Squat- ploitent – et, à l’occasion, mas-
sur un îlot rocheux où se dresse un ters de Silverado). C’est là que Lloyd sacrent – ses amis. Il va les voir quand
phare en construction. Il entreprend dessine une île au trésor. La famille ils sont en prison et envoie des articles
des études d’ingénieur par obligation revient en Europe et passe trois ans à féroces au Times de Londres. Il craint
familiale. Quelle barbe ! Il essaie plu- Bournemouth dans une maison of- d’être arrêté par les Allemands. Il
tôt le droit, profession depuis toujours ferte à Fanny par le père de Steven- meurt d’une hémorragie cérébrale en
des Balfour, la famille de sa mère. En- son, qui a enf in accepté les 1894, à 44 ans. L
core pire ! Il veut devenir vagabond. Il
explore son pays à pied et en canoë. Il
écrit des poèmes et des récits fantas-
tiques. Son père n’est pas content.
ROBERT ET FANNY
Il pagaie sur rivières et canaux
d’Anvers à Pontoise. Le récit de son
aventure, An Inland Voyage (Croisière
à l’intérieu r des terres), est son premier
livre. Il s’installe dans la forêt de Fon-
tainebleau, à Barbizon, puis à Grez-
sur-Loing. Il fréquente des peintres,
des écrivains. Il change Lewis en
Louis. Il achète une péniche. Il tombe
amoureux de Fanny Osbourne, une
Américaine qui a dix ans de plus que
lui et deux enfants, Isobel et Lloyd.
Mr. Osbourne exige le retour de
Fanny et de ses enfants. Elle part en
Amérique. Stevenson se console en
marchant dans les Cévennes, puis il
traverse l’océan Atlantique (en bateau)
ADOC-PHOTOS
London, avec
narrateur. Au lieu de cela, il n’a été
qu’un Lucifer marin poussant sa rage
incandescente sur les océans du globe
et dans les esprits des lecteurs.
l
tions et de dialogues en bêche-de-mer,
ce jargon polyglotte parlé par les ma-
’œuvre de l’Américain Jack Lon- Appelé Loup Larsen, c’est une force rins d’alors… Et ces contes viennent
don ne se limite pas à de bril- de la nature, au sens propre : il joue souvent servir des réflexions longue-
lantes fictions animalières et au avec les vies de son équipage comme ment muries, et très en avance, sur les
chef-d’œuvre autobiographique si elles n’avaient pas de valeur, ne dé- rapports entre Blancs et îliens.
Martin Eden. Parmi les mille métiers daigne pas un brin d’amusement sa- London n’idéalise pas les îliens : il les
que l’écrivain a exercés – et qui ont dique – les deux plus braves marins de a vus de trop près pour cela. Leur ha-
nourri son œuvre –, beaucoup l’ont em- son équipage en feront les frais – et bitude de faire bonne figure devant les
mené en mer. Quoi de plus naturel distribue faveurs et châtiments de ma- navigateurs blancs accostant sur leurs
pour un enfant des classes populaires nière imprévisible. Ce capitaine est grèves tout en improvisant des plans
de San Francisco ? Il a été pilleur aussi un homme instruit, lecteur de pour les massacrer afin de s’emparer de
d’huîtres, membre de la patrouille de Nietzsche et de Darwin, qui ont leur cargaison et de leurs têtes – qu’ils
pêche de Californie, il a chassé le donné à sa férocité un substrat théo- aiment réduire – revient dans plusieurs
phoque au Groenland… Une fois riche rique qui le rend plus dangereux en- nouvelles. Mais leur bravoure, leur fi-
et couvert de succès, il s’est offert un core. Avec son charisme, son caractère, délité, leur incroyable ténacité forcent
bateau, le Snark, avec lequel il a fait le son intelligence, il aurait pu devenir l’admiration de l’auteur. Le premier des
tour du monde. La mer fit partie de sa un autre Napoléon, observe un jour le contes, « La maison de Mapouhi »,
vie, et elle se retrouve dans son œuvre.
Ce sont d’abord des romans d’aven-
tures, tel l’étonnant Loup des mers, qui
fit un triomphe dès sa publication, en
1904. Un critique littéraire de San
Francisco assez content de lui prend le
ferry pour traverser la baie par temps
de brouillard. Là, le ferry se fait épe-
ronner et envoyer par le fond. Notre
dandy voit sa dernière heure arrivée,
mais il est sauvé et se retrouve sur le
pont de la goélette Le Fantôme, qui part
faire la chasse aux phoques au Groen-
land. Ce Fantôme est commandé par
un capitaine brutal, qui, au lieu de dé-
barquer son passager de fortune, trouve
amusant de l’entraîner dans l’expédi-
tion pour en faire un homme.
Le Loup des mers est un récit d’aven-
tures d’autrefois : le romanesque l’em-
RDA/RUE DES ARCHIVES
Dans le ventre
l’expérience personnelle de l’auteur
comme harponneur, pendant deux
années et demie. » Entendons-nous.
Melville s’est bien enrôlé sur trois ba-
a
ment comme des forçats dans les ba-
leinières et jamais un de ces harpon-
neurs qui allient force et adresse.
Au départ, Moby Dick
u commencement était la n’aurait dû être qu’un
baleine. Quand Herman simple récit d’aventures.
Melville naît à New York Melville avait rencontré le
le 1er août 1819, les États- succès avec le récit de ses
Unis et l’Europe s’éclairent à l’huile de péripéties polynésiennes,
baleine. Et cette première moitié du mais sitôt qu’il s’était ha-
xixe siècle voit l’apogée de la chasse à sardé dans la pure veine ro-
la baleine, où la flotte américaine oc- manesque, avec ce récit
cupe le premier rang mondial, sillon- swiftien dans les mers du
nant les océans pendant des cam- Sud qu’est Mardi, la cri-
pagnes qui duraient en moyenne trois tique et le public s’étaient
ans. Il y a bien des marins dans la fa- détournés de lui. Il avait
mille Melville (paternelle) ou Ganse- donc renoué avec la trans-
voort (maternelle), mais ce sont des position littéraire de sa vie
militaires plutôt que des harponneurs de marin, à bord d’un na-
ou des capitaines au long cours. Pour- vire marchand et d’une fré-
tant, l’enfance et l’imaginaire du gate de la Navy. C’est sur
jeune Melville sont bercés par les les conseils de Richard
voyages pour affaires de son père, Al- Henry Dana, l’auteur de
DEAGOSTINI/LEEMAGE
capture imaginaires d’un cachalot rendu des Mousses d’un vieux presby- doute que Melville l’ait vraiment su.
blanc, qui a bel et bien existé et aurait tère. Tout ce qu’il y dit de la noirceur Et c’est ce qu’il y a de mieux. » L
été tué au large du Brésil ou, presque mélancolique de Hawthorne vaut
centenaire, en 1902, au large des pour lui-même. Sous l’influence di-
1) La Vareuse blanche est un roman
Açores, par un Indien Wampanoag. recte de ce dernier, il reprend entière- autobiographique de Melville relatant la vie à
Toujours est-il que Melville tient ment sa Baleine blanche, enfermé dans bord de la frégate de guerre américaine United
désormais sa créature. une pièce douze heures durant, à s’en States, de 1843 à 1844.
q
est mise à mal dans le débat public au point d’apparaître, pour
les extrémistes de toutes obédiences, comme la figure du mal.
ue la rationalité pût selon tous ces auteurs, à l’idée d’un une autre façon d’imposer la domi-
représenter une des être humain désincarné – déraciné, nation aux peuples opprimés.
f ig u re s du ma l aurait dit Maurice Barrès –, la plaie Au-delà des métamorphoses du dis-
contemporain, voilà du temps présent, si l’on en croit les cours anti-Lumières, la rationalité a
qui aurait déconcerté déclarations d’un Éric Zemmour qui encore à essuyer les attaques de ceux
Diderot, Buffon ou s’inscrit dans cette tradition de pensée qui considèrent que le fait d’utiliser les
Condorcet, pour lesquels son usage et pour qui « l’universalisme totalitaire moyens adéquats à la poursuite de
méthodique était le plus sûr moyen sacrifie les peuples européens sur l’au- fins, selon la vieille définition de la ra-
d’ouvrir un chemin vers le progrès. tel du métissage généralisé ». Mais tionalité d’Aristote, a enfanté un
Seulement voilà, la philosophie des cette pensée qui constitue la rationa- monde d’ingénierie détestable où
Lumières, qui a beaucoup nourri lité en figure du mal vient aussi d’une l’homme a marqué son environne-
l’imaginaire scientifique et politique, ment de son empreinte. Ceux-là
fut dès l’origine combattue par une Il y aurait mêmes qui profitent des bienfaits de
forme de pensée réactionnaire qui tire quelque chose dans notre modernité n’ont pas de mots as-
son eau de la détestation du temps sez durs pour stigmatiser cette re-
présent et de son avenir possible. Et cette idée qui cherche d’optimisation que permet
comme nos contemporains ne re- dessèche la vie. l’usage de la rationalité dans l’agri-
gardent plus l’avenir qu’avec la peur culture ou l’industrie. Ils trouvent
au ventre et sont parfois persuadés que certaine gauche, notamment depuis qu’il y a quelque chose dans l’idée de
le présent est une sorte d’enfer sur que les animateurs de l’école de Franc- rationalité qui dessèche la vie et nous
Terre, la détestation de la rationalité fort se sont attaqués à l’idée de progrès fait prendre le risque de révéler que
s’exprime avec force dans le débat pu- et de technologie. C’est d’une certaine nous ne sommes que des machines or-
blic, portée aussi bien par des acteurs gauche aussi – qui se dit décoloniale – ganiques. Romantiques, ils n’aiment
de la droite réactionnaire que par ceux qu’est tirée la flèche du Parthe au- guère la puissance de dévoilement de
d’une gauche qui ne l’est pas moins. jourd’hui qui considère que cet espace cette rationalité. Une lumière qui ré-
Nous avons en tête l’aversion d’un politique commun fondé sur l’univer- vèle par exemple que le père Noël
Edmund Burke ou d’un Joseph de salisme de la raison humaine est en n’existe pas, et cela, certains ne pour-
Maistre pour les Lumières, pour qui fait une représentation ethnocentrée ront jamais le lui pardonner. L
le fait de constituer la raison comme du monde. L’égalité revendiquée par
AJIPEBRIANA/FREEPIK
élément de légitimité sociale nous fe- le camp progressiste en s’adossant à Sociologue, Gérald Bronner est membre
de l’Académie des technologies et
rait oublier l’histoire et la tradition l’idée d’une commune raison ne se- de l’Académie nationale de médecine. Il est
dont nous sommes faits. Cet univer- rait rien d’autre que l’expression de l’auteur de nombreux ouvrages, dont le
salisme de l’homme de raison aboutit, normes morales nées en Occident, récent Cabinet de curiosités sociales (PUF).
CHOISI
MGEN
www.antigel.agency - Janvier 2019 - © Hervé THOUROUDE - Ce document est non contractuel
MARTIN FOURCADE
CHAMPION DU MONDE &
CHAMPION OLYMPIQUE MGEN, Mutuelle Générale de l’Éducation Nationale, n°775 685 399, MGEN Vie, n°441 922 002, MGEN Filia, n°440 363 588, mutuelles
soumises aux dispositions du livre II du code de la Mutualité - MGEN Action sanitaire et sociale, n°441 921 913, MGEN Centres de santé,
DE BIATHLON n°477 901 714, mutuelles soumises aux dispositions du livre III du code de la Mutualité.