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3’:HIKRTF=WUZ^U^:?k@a@b@a@k";
édito
«
n ne peut plus attendre, il faut se Il ne s’agit pas seulement de se bouger, ou même
mouiller ! » On peut rendre ce mérite de prendre tout ce qu’il y a de bon à prendre
à Daniel Cohn-Bendit de nous avoir dans ce gouvernement ou dans le suivant. Toutes
sortis de la déprime qui accompagnait les réformes de progrès que l’on pourra arracher
le renoncement de Nicolas Hulot à pour- seront les bienvenues. Car c’est reculer que d’être
suivre ses fonctions de ministre de la Transition stationnaire. Mais « il est grand temps de rallu-
écologique et solidaire. L’émotion face à un mer les étoiles », ainsi que l’écrit encore Apolli-
échec personnel, qui était aussi le nôtre, tour- naire. Autrement dit, il ne suffit pas de se
nait au culte de la démission asthénique et de « mouiller » les doigts de pied au bord du Ru-
l’immobilisme aigre jusqu’au soir du Grand bicon. Car nous n’avons plus un poil de sec.
Soir. Les professionnels de la profession révolu- L’échec auquel nous devons faire face est celui
tionnaire nous promettaient une nouvelle fois
le paradis – vert cette fois – pour les lendemains Apollinaire, ce donneur
du renversement du système capitaliste. Sans
voir même l’once d’une contradiction entre la
de songes, peut nous servir
proclamation d’un état d’urgence pour la nature de guide, d’éclaireur.
et l’injonction à l’immobilisme puisqu’il n’y au-
rait rien à faire. Rien, sauf se bouger ! de l’écologie, mais aussi celui du système capi-
Car il y avait cela de positif dans « le testa- taliste qui se révèle incapable de maîtriser sa fi-
ment » de Nicolas Hulot : l’appel à une mobili- nanciarisation et ses « dingues du pognon ».
sation générale qui lui avait tant fait défaut. À Ces excès devenus la norme engendrent iné-
commencer par celle des écologistes, premiers galités et populisme. Ils annoncent – nos contri-
responsables de l’impuissance de l’animateur buteurs ne sont pas tous de dangereux anticapi-
triste qu’ils ont fait battre autrefois. Alors même talistes – une crise qu’il faut anticiper d’urgence.
que leurs thèses se révélaient justes pour beau- Sans prophétiser l’apocalypse. C’est un des
coup, leur sectarisme les a conduits à un isole- risques, car la peur qui prend les pays au ventre
ment dramatique. Des Verts solitaires quand mange aussi les cervelles. Notre imaginaire est
leurs thèses devenaient majoritaires. Un tel gâ- toujours plus envahi par le spectre de la fin du
chis ne peut inciter à un repli supplémentaire. monde qui nous pousse au repli, alors qu’il fau-
Le temps est venu de se « mouiller » donc, de drait balayer les miasmes de l’angoisse pour re-
marcher ainsi que l’ont fait spontanément des trouver le sens du possible et de l’inventivité.
dizaines de milliers de personnes dans toute la C’est le chacun pour soi qui s’impose, alors qu’il
France. Des premiers pas, et chaque avancée faudrait penser le collectif, le sauvetage de l’éco-
compte. Car il n’est plus question d’aller logie et de l’économie. La bataille, en toile de
« comme s’en vont les écrevisses, à reculons, à fond, est celle de l’esprit contre l’irrationnel. Les
reculons ». Ces mots sont ceux de Guillaume réformistes du quotidien ne sauraient oublier ce
Apollinaire, à qui nous consacrons un dossier que l’essayiste Daniel Cohen appelle joliment
enchanté car il n’est pas de politique concrète « la critique artistique qui permet à chacun de
sans poétique. Ce donneur de songes peut nous conserver une conscience rebelle de ses besoins
servir de guide. D’éclaireur. véritables ». Voilà qui nous convient. L
En couverture :
Richard Kolker/Getty images – Adoc-photos
© ADAGP-Paris 2018 pour les œuvres de ses membres
reproduites à l’intérieur de ce numéro.
idées, débats,
récits...
Ce numéro comporte 2 encarts :
1 encart abonnement Le Magazine Littéraire sur les
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80 www.nouveau-magazine-litteraire.com
réfléchir sur une autre voie, celle fait de renoncements et de fa- (Mai 68) ? […] Alors, avec un
du bien commun, dont le terme talité. Chaque numéro a ainsi peu de mélancolie et d’ironie,
même semble disparu des dic- apporté des éléments de débat j’ai envie de vous dire : encore
tionnaires de ceux qui nous et, timidement, de nouveaux re- un efort, et vous pourrez car-
gouvernent. M. F. Marinari gards, tout en conservant une rément enlever le mot « litté-
précieuse « bibliothèque ». raire » de votre couverture… Il
J’avais renoncé au Nouvel Aussi, j’attendais avec impa- n’est pas écrit assez petit. On ne
Obs, en raison de mon désac- tience que le magazine de sep- sait jamais, cela pourrait faire
cord sur une ligne éditoriale tembre confirme et accentue fuir encore certains lecteurs…
M 07952 - 9S - F: 5,90 E - RD
devenue sourde aux injustices, l’orientation amorcée. Quelle Philippe Stima
3’:HIKRTF=WUZ^U^:?a@a@k@j@q"; et embourgeoisée. La main déception à la lecture de l’édito
posée par M. Perdriel sur la de Nicolas Domenach dont la Je ne suis pas malheureux
ligne du Nouveau Magazine démarche, pour louable soit- d’apprendre (comme je l’espé-
annonce ma prochaine défec- elle, s’inscrit dans une fausse al- rais depuis le début de l’année)
tion. C’est lui le patron, et ce ternative : Macron vs le popu- que les difficultés pointent à
!"#$%&'()'*"$+!'$ mot implique que je ne saurais lisme. […] Non, Monsieur Claude l’horizon de ce que je me refuse
,--,.,/)$,!)*.'),'.# accepter ses actions modéra- Perdriel, votre magazine n’est à appeler Magazine littéraire.
Je me suis abonnée tout ré- trices, ni partager les valeurs pas indispensable. Revenez svp à l’ancienne for-
cemment quand j’ai découvert, « démocratiques et républi- Daniel Davoust mule. […] Je veux de la critique
un peu trop tard d’ailleurs, la caines » dont il s’estime dépo- littéraire […] (vous y consacrez
qualité et la richesse des articles sitaire. La lutte contre le popu- J’ai cru trouver dans Le 8 pages !!!!). Jules Lestinacq
de la revue menée par Raphaël lisme et les extrêmes (au nom NML un magazine libre de l’in-
Glucksmann. Des dossiers pas- de quoi se permet-on de qua- fluence des financiers action- J’avoue que j’avais très en-
sionnants, des sujets éclec- lifier d’extrêmes les positions naires qui étouffent douce- vie de résilier cet abonnement
tiques, des thèmes sociétaux, des insoumis ?) est sa priorité ment mais sûrement toute libre après avoir subi pendant six
des sciences humaines, un ton de nanti, comme le soutien à pensée. L’actionnaire du NML mois les hautes pensées de Ra-
vif et acéré (est-ce si gênant que M. Macron, qui pour moi est ex- fait partie de cette « gauche » phaël Glucksmann ! Ce qui me
cela ?). Maite Ceberio Esteban trêmement libéral. Faites-vous qui a sacrifié mes idéaux sur déplaisait, ce n’était pas tant ses
plaisir, usez de vos droits à mé- l’autel du business, des lobbys critiques à l’égard du pouvoir
Je proteste contre la rup- priser la gauche égalitaire et et de la révérence au pouvoir que sa propension à se mettre
ture de contrat que constitue fraternelle, mais ce sera sans en place. Ce pouvoir dont l’at- en scène dans de pseudos-
le débarquement de M. Gluks- mon aide. Bon appétit, mes- titude face au peuple nous interviews croisées dans les-
mann ! « Cher » actionnaire sieurs de la gauche hors-sol. amène tout droit vers l’ex- quelles la complaisance et
principal, il vous a déplu, la Michel Charbonnel trême droite. Christian Beral l’entre-soi remplaçaient toute
belle affaire ! À moi lecteur analyse ou dépassement des
votre action me déplaît… Je Je lis Le Magazine littéraire 0#2$"*2),06'+!#2$3#$ sujets… Critiquer un pouvoir
pensais soutenir une presse depuis de longues années, peut être salutaire, mais afr-
07,"('#"$4,6,8'"#
libre ! Je ne me suis pas abonné certes de manière épisodique, mer une position depuis une
à la Pravda. Alain Marmion mais sans rater les numéros Ah ! nostalgie en relisant un bastille qu’on rend inaccessible
consacrés à la rentrée littéraire numéro de 1994 avec un su- à toute autre expression ne me
0#$.#1!2$3#$$ et ceux dont le dossier est dé- perbe dossier Rilke, et chagrin semblait pas propice à l’éléva-
dié à un auteur que j’affec- de confirmer ce que ma mé- tion d’esprit. Jean-François Drut
0,$2#!0#$,0)#.",)'&#$ tionne. Le n° 1 du Nouveau Ma- moire me disait à propos de
4,(.*"5-*-!0'24# gazine littéraire a suscité ma votre nouvelle formule : à Surprise, le numéro de ren-
Les critiques très conte- curiosité et provoqué ma sur- l’époque le mot « littéraire » trée traite de la rentrée litté-
nues sur Emmanuel Macron prise, le débat d’idées semblant était écrit aussi gros que « Ma- raire ! Je souhaite vous faire
étaient salutaires, donnant un prendre le pas sur la littérature. gazine »… Actuellement, ce mot part de mon espérance que Le
peu d’espoir, a contrario de Mais pourquoi pas, d’autant que fait-il aussi peur, en termes de Nouveau Magazine littéraire
tous les thuriféraires qui vire- Raphaël Glucksmann invitait à lectorat et d’économie ou que continue de parler de littéra-
voltent d’un plateau à l’autre essayer de trouver ensemble les sais-je, pour qu’il figure de ma- ture, ce pas de côté qui permet
pour donner leur avis d’« ex- mots, les idées, les images ca- nière quasi subliminale sur la de penser les sujets d’aujour-
perts » laudateurs ! Ces cri- pables de changer le monde, couverture ? Cela ne suft pas d’hui en les resituant dans une
tiques, loin de favoriser les idées promesse d’une musique rom- que le dossier annoncé sur la dimension universelle.
populistes, nous donnaient à pant avec le consensus ambiant une soit loin d’être littéraire Marie-France Laplace
En toute indépendance
composer le 01 70 98 suivi des quatre
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Par Maurice Szafran Le Magazine littéraire, Service abonnements
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Président-directeur général et directeur
de publication : Claude Perdriel
Pravda », écrit non sans hu- et des actionnaires. Nous nous sommes Directeur général : Philippe Menat
Directeur éditorial : Maurice Szafran
mour Alain Marmion pour sans cesse référés à un principe : un jour- Directeur éditorial adjoint :
nous faire savoir à quel point le nal appartient d’abord à ses lecteurs et Guillaume Malaurie
Directeur délégué : Jean-Claude Rossignol
départ de Raphaël Glucksmann le aux journalistes qui l’écrivent – Le NML Conception graphique : Dominique Pasquet
RÉDACTION DU NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
contrarie. Nous ne reviendrons pas sur répond lui aussi à cette règle intangible. Comité éditorial : Nicolas Domenach, Maurice
Szafran, Guillaume Malaurie, Claude Perdriel
les détails de cette séparation puisque Nous avons toujours refusé toute révé- Directeur
Nicolas Domenach
chacun, y compris Raphaël, s’est expli- rence envers quelque pouvoir que ce Rédacteur en chef adjoint (magazine)
Hervé Aubron (1962)
qué dans le précédent numéro. Nous soit, et nous en avons fourni de mul- haubron@magazine-litteraire.com
pourrions rétorquer à notre ami lecteur tiples preuves. Il va de soi que nous ap- Rédactrice en chef adjointe (digital)
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qu’il lui suffira de lire cette nouvelle li- pliquerons les mêmes méthodes de tra- amarcireau@magazine-litteraire.com
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vraison du Nouveau Magazine littéraire vail et une identique déontologie envers Alexis Brocas (1964)
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pour constater… l’inverse : sous la di- celui d’Emmanuel Macron. Mais il se- Rédacteurs
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rection de Nicolas Domenach, nous rait nécessaire de méditer cette réflexion Directrice artistique
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entendons plus que jamais respecter d’un de nos lecteurs, Jean-François bperrois@magazine-litteraire.com
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scrupuleusement notre ligne éditoriale, Drut : « Critiquer un pouvoir peut être Janick Blanchard (1963)
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celle d’un journal qui porte et enrichit salutaire. Affirmer une position depuis Secrétaire de rédaction-correctrice
Valérie Cabridens (1965)
chaque mois le débat d’idées, les ré- une bastille qu’on rend inaccessible à vcabridens@magazine-litteraire.com
Assistante de rédaction
flexions sur l’état du monde et de la so- toute autre expression ne me semblait Gabrielle Monrose (1906)
ciété française en particulier. La justice pas propice à l’élévation d’esprit. » Fabrication
Christophe Perrusson (1910)
sociale, les migrations, la PMA, le fé- Activités numériques
Bertrand Clare (1908)
minisme, les solidarités, le renforce- Autre sujet de préoccupation – ma- Responsable administratif
Nathalie Tréhin (1916)
ment du modèle républicain… Autant jeure – de nombreux lecteurs : la place Comptabilité : Teddy Merle (1915)
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de sujets où nous ferons vivre les pro- de la littérature dans Le Nouveau Maga- Valéry-Sébastien Sourieau (1911)
Ventes messageries : À juste titres -
positions, les réflexions, les contradic- zine. « Ce journal est devenu trop acces- Benjamin Boutonnet - Réassort disponible :
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tions et les oppositions. soirement littéraire », proteste Frédé- Agrément postal Belgique n° P207231.
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rique Bué. « Je veux de la critique Responsable marketing direct
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Un autre lecteur, Christian Beral, nous littéraire », renchérit Jules Lestinacq. Responsable de la gestion des abonnements
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reproche d’appartenir à « cette gauche Continuez « de parler de littérature, iparez@sophiapublications.com
qui a sacrifié ses idéaux sur l’autel du nous exhorte Marie-France Laplace, ce Communication :
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business, des lobbys et de la révérence pas de côté qui permet de penser les su- mboulat@sophiapublications.fr.
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au pouvoir en place ». Qu’il me per- jets d’aujourd’hui en les resituant dans Médiaobs
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mette de lui dire qu’il nous fait un une dimension universelle ». Qu’ils 75002 Paris. Fax : 01 44 88 97 79.
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attentes de lectrice, qui ne tout le plaisir de la lecture et de gazine. J’espère que mes pro- de papier
cherche pas, dans un magazine quoi construire ma propre pen- chaines heures, en partie consa-
dit « littéraire », de quoi penser sée à travers cette confronta- crées à sa lecture, sauront me le Certifié PEFC
(d’autres journaux s’y em- tion. Ce Nouveau Magazine est confirmer. Littérairement vôtre, Ce produit est issu
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ploient largement), mais à être devenu trop accessoirement Frédérique Bué de sources contrôlées
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les idées Politique · Économie · Société
n peine à se rappe- qui avortent) étaient autant de rup- démissionner en bloc par un pape
qui accueille avant de condamner (les mis sur des enfants, croyant protéger lations stupéfiantes de la justice amé-
homosexuels, les divorcés, les femmes une institution pourtant rongée jusqu’à ricaine de Pennsylvanie mettant en
l’os, déprimée, dévastée. cause plus de trois cents prêtres ayant
Journaliste vaticaniste, Henri Tincq a Le Vatican est pétrifié par la cascade abusé d’un millier d’enfants.
travaillé pour Le Monde et La Croix. Il écrit
aujourd’hui pour Slate.fr. Son dernier livre,
d’événements survenus depuis le dé- Des cardinaux proches du pape
La Grande Peur des catholiques de France, but de cet été meurtrier : un épisco- comme Donald Wuerl à Washington
est paru en mars 2018 chez Grasset. pat, celui du Chili, contraint de – pris à partie dans sa cathédrale aux
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cris de « Honte à vous » – ou Sean le prélat américain continuait de fré- prêt, sinon à abandonner, du moins à
O’Malley à Boston sont sommés de quenter Rome comme si de rien cesser de défendre des principes ou des
rendre des comptes. Comme l’est de- n’était. Viganò veut aussi faire croire disciplines de plus en plus mal com-
vant la justice chilienne le cardinal Er- que McCarrick était l’homme de prises de la société.
rázuriz, qui lui a caché la vérité. Ou le confiance du pape aux États-Unis, à
cardinal hondurien Maradiaga, son l’origine des nominations de Blase LE SPECTRE D’UN « LOBBY GAY »
homme de confiance le plus absolu, le Cupich, actuel archevêque de Chi- Viganò ne s’arrête pas là. Selon lui, le
pilote du « C9 » des cardinaux, dont cago, et Joseph Tobin, de Newark. scandale qui porte le nom de l’ex-
l’évêque auxiliaire vient aussi d’être Mais la ficelle conservatrice est ici très cardinal McCarrick serait symptoma-
limogé pour agression sexuelle. Ajou- grosse. On sait que ces nouveaux tique de pratiques homosexuelles en
tons le procès en cours à Melbourne hommes forts du pape François aux expansion dans le clergé. Son raison-
du cardinal australien George Pell ou États-Unis sont détestés par les catho- nement ne craint pas les amalgames :
le futur procès Barbarin en janvier liques électeurs de Trump et les mi- la pédophilie s’expliquerait par une
prochain en France… Le filet se res- lieux d’affaires de leur pays. sexualité désordonnée et une règle du
serre autour du pape. Des épiscopats Le nonce Viganò était l’homme des célibat qui ne serait plus tenable ni res-
entiers sont accusés d’avoir caché des conservateurs américains : il a encou- pectée. Lisons à ce sujet le vaticaniste
faits criminels, d’avoir refusé de défé- ragé la « guerre culturelle » des évêques Sandro Magister de L’Espresso (un anti-
rer des prêtres devant la justice civile contre Barack Obama. Après l’élection François) dans son fameux blog Set-
au nom d’une culture cléricale faite de de François (à 75 ans, âge de la re- timo Cielo : « Si on continue de clas-
privilèges, de codes, de défense d’in- traite), il était revenu à Rome aigri, ser les scandales sous l’étiquette d’abus
térêts corporatistes. cynique et privé de ses appartements sexuels sur mineurs, il faut surtout
de fonction. Son réquisitoire contre le questionner aujourd’hui la présence ré-
LES ENNEMIS À L’OFFENSIVE pape est donc à prendre aujourd’hui pandue, dans le clergé et parmi les
Dans ce contexte, le rapport Viganò, avec beaucoup de pincettes. Mais la évêques, d’homosexuels qui violent
rendu public le 25 août dernier, agit à question reste posée. Les ultraconser- l’engagement public à la chasteté qu’ils
Rome comme un poison mortel. vateurs finiront-ils par avoir la peau de ont pris à leur ordination, mais qui en
Carlo Maria Viganò est le nom de cet François ? Sa gestion catastrophique outre autojustifient leurs actions et se
ancien nonce à Washington qui af- des affaires de pédophilie s’ajoute à la soutiennent entre eux, s’entraidant et
firme avoir alerté le pape François sur désillusion provoquée par ses réformes se promouvant les uns les autres. »
les mœurs du cardinal McCarrick dès inabouties et à la colère de cardinaux Benoît XVI avait déjà suggéré l’exis-
juin 2013 et qui réclame aujourd’hui tence d’un « lobby gay » à la curie. Mais
sa démission. Son texte est un brûlot Des épiscopats les journaux et les milieux tradis en font
de onze pages qui doit être compris désormais une autre machine de guerre
comme l’offensive ultime des ultra- entiers sont accusés contre le pape et ceux qui préconisent
conservateurs de la curie qui cherchent d’avoir caché des une attitude d’ouverture et d’accueil de
à abattre un pape déjà très affaibli. Et faits criminels. l’Église à l’égard des homosexuels. Ils
comme le début d’un procès à venir rappellent l’affaire Battista Ricca, du
explosif sur l’influence des réseaux ulcérés par ses attaques contre une nom de ce diplomate homosexuel du
homosexuels au sommet de l’Église curie « mondaine », « hypocrite », at- Vatican nommé par le pape directeur
dont Viganò dénonce la place et l’in- teinte d’« alzheimer spirituel » ! de la maison Sainte-Marthe, puis de la
fluence croissantes. De hauts prélats débarqués ou pla- banque du Vatican. Ils s’insurgent
On retrouve dans ce rapport la cardisés (Gerhard Müller, Raymond contre la nomination à la curie de l’Ir-
trame des stéréotypes brandis contre Burke), d’autres qui ont rendu publics landais Kevin Farrell, venu du diocèse
le pape jésuite et latino : il savait tout leurs « doutes » (dubia), le cardinal de Washington où il aurait partagé le
des affaires de pédophilie et n’a rien africain Robert Sarah, qui garde son lit du… cardinal McCarrick ! Ou
fait. Benoît XVI était autrement plus poste à la curie mais arpente tous les contre James Martin, un jésuite amé-
actif pour traquer les prêtres crimi- fiefs « tradis », alimentent un procès ricain qui « monte » à la curie, qu’ils ac-
nels. L’Église est envahie par des ré- en illégitimité contre un pape qui cusent d’être un militant LGBT, au-
seaux homosexuels à qui ce pape libé- écornerait l’image de la papauté, ses teur d’un plaidoyer en faveur d’un
ral serait en train de céder ce que la entorses présumées à la doctrine ca- meilleur accueil des homosexuels.
doctrine catholique a de plus cher… tholique sur des sujets cruciaux Dans l’avion qui le ramenait d’Ir-
Qu’en est-il en réalité ? Le nonce Vi- comme la famille, le sexe, le statut des lande le 26 août dernier, le pape a pris
ganò assure que Benoît XVI avait eu divorcés remariés, la place des femmes les journalistes à témoin de sa per-
le premier le courage de « sanction- ou la situation des homosexuels. Au- plexité devant le rapport Viganò. Et
ner » McCarrick en 2012. Mais les en- cune rupture avec la doctrine n’a été sé- il a promis de se réfugier dans le si-
quêtes menées depuis montrent que rieusement démontrée, mais le soup- lence et la prière. Mais combien de
cette sanction était de pure forme, que çon se répand que ce pape libéral serait temps pourra-t-il tenir ? L
!"#$%&'$#$%'()(#)$%*+'),+-$.+*
l faut attendre les derniers très kafkaïenne (c’est-à-dire paisible, réalisé – une permanence plastique,
L’infra-langage
est au cœur de
la problématique
écrit-il encore, « qui mine d’avance
toute consolation d’éternité » ? En
d’autres termes, à supposer qu’on
puisse réduire cette somme farami-
neuse à quelque proposition termi-
nale, et si « les Juifs » incarnaient une
modernité éternelle, insupportable
parce que condamnée à décevoir et à
déranger sans cesse ?
monde, semble nous souffler l’auteur, de Weitzmann. L’hypothèse n’est pas entièrement
n’est plus accessible qu’aux poètes et nouvelle. Là où Un temps pour haïr se
aux fous). « Rien n’est vrai, tout est caractère « instable » du peuple élu, à démarque, c’est en posant sans amba-
permis. » Jusqu’alors, le livre de Marc son souci chronique de réinvention de ges la question du creuset – « ces cuves
Weitzmann, procédant par reptation, soi, empêchant la paix et la stabilité du vice où la cité fermente », pour en
s’approchait, avec une hargne parfois au nom d’un récit jamais pleinement revenir au poète –, la question de la
16 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 10 • Octobre 2018
Quatre ans d’enquête
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leurs pratiques – et aux oulémas de
conserver leur pouvoir sur la vie sociale
par le biais de la charia ». Par la suite,
et sous l’impulsion des colons, le mot *
(&!)&'
même en vient « à prendre un sens non
seulement religieux mais ethnique ».
Hors du droit, mais attachés aux tra-
ditions séculaires : tels sont désormais
les musulmans d’Algérie. Imaginons
ce que cela donnerait plus tard sur le
territoire français, avance Marc Weitz-
Albin Michel
les idées
!"#$%&'()&(*&%)$+%,-,*%&-".+$%+/(,
Benalla : en faire
tout un Monde ?
C’est le quotidien du soir qui a révélé l’abus de pouvoir policier
du chargé de mission à l’Élysée. Sur ces faits indéfendables, le quotidien
en aurait-il trop fait ? Retour sur ses 183 articles qui traduisent, pour
certains lecteurs, le virage antimacronien du journal.
Par Michel Azaïs
e 20 juillet dernier, Le Monde en une machine de guerre contre le D’abord Jean-Guy Guiraud, un lecteur
l publ ia it u ne enquête
d’Ariane Chemin, journa-
liste de grande réputation,
sous le titre suivant : « Un
proche de Macron mis en
cause pour violences ». Dans le lan-
gage codé de la presse, cela s’appelle
un scoop, et c’est ainsi qu’est née l’af-
faire Benalla. Consécutivement à ce
pouvoir en place – ce qui, a priori, ne
relève ni de sa définition selon son fon-
dateur, Hubert Beuve-Méry, ni de sa
fonction journalistique ?
Cette polémique est devenue à ce
point aiguë que le « médiateur » du
Monde, Franck Nouchi, a estimé in-
dispensable d’y consacrer une pleine
page le 9 septembre dernier. En don-
de Haute-Garonne : « Le Monde a ac-
cordé une place démesurée à l’affaire
Benalla […]. Dès lors, on peut légiti-
mement s’interroger sur les motivations
de votre rédaction : sont-elles de nature
commerciale, c’est-à-dire visant à aug-
menter le lectorat du Monde ? Sont-elles
de nature politique, c’est-à-dire visant
à porter atteinte à l’image du président ?
« scoop » et durant quelque trois se- nant, cela va de soi, une place priori- Probablement les deux – la seconde
maines, jusqu’à la mise en veilleuse es- taire à l’expression des « contesta- étant de loin la plus problématique,
tivale des deux commissions d’enquête taires ». Citons trois d’entre eux qui, s’apparentant à un positionnement
parlementaires, le média français dit avec acuité, mettent en cause les mé- politique délibéré et partisan de votre
de « référence », Le Monde donc, allait thodes du quotidien, et d’éventuelles
publier dans son journal papier et sur arrière-pensées politiques.
ses éditions numériques 183 articles
(enquêtes, analyses, récits, commen-
taires et éditoriaux) et 6 titres de
une, les fameuses « manchettes ». DI 23 JUI
8
LLEOT 20169
NCE MÉTROONDE.FR ―
LE MOND
d’Etat
VE-MÉRY
: HUBERT E FENOGLIO
aire
DIR
une aff
devient
de nos confrères, sans les révélations
d’Ariane Chemin, les Français n’au-
aire Benalla mé un
ff
sée a allu ténuer
Pourquoi l’a
▶ «L’Ely
u pour at
raient sans doute jamais rien su des nale, ion d’enq
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Le directeur
de conscience
Normalien, prof de philo, catho, il est devenu la référence intellectuelle
de la droite conservatrice. Maire adjoint de Versailles, candidat malheureux
aux législatives, il rechigne à totalement s’engager sous une étiquette.
Par Marie-Dominique Lelièvre
catholique, a donné des conseils il est responsable national du scou- en est à la saison 5. Au Théâtre Saint-
de lecture pour la jeunesse sur Radio tisme marin. « Un engagement mar- Georges, les soirées sont maintenant
Courtoisie, la radio d’extrême droite. quant pour moi. Nous voulions dé- organisées par une association dédiée,
Le Disneyland de la famille, c’est le fendre les bonnes pratiques. » Philia. Le succès ne se dément pas.
Puy du Fou de Philippe de Villiers. Ses diplômes en poche, il com- « Mon souhait est de faire de la philo
« Un soir, Bellamy y a escorté Anna mence à enseigner. Dans le café, il dis- avec tout le monde, pas avec des spé-
Cabana et sa fille », raconte Jean-Paul serte sur la noblesse du métier de pro- cialistes. Partager cette expérience que
Enthoven. Ils assistent à la Cinéscénie, fesseur. « J’ai choisi d’enseigner dans la philo a été pour moi. »
peinture idyllique d’une société aristo- le secondaire, n’ayant jamais désiré
cratico-paysanne soudée. « Transfi- être universitaire. Aujourd’hui, je ju- L’OBSESSION DE LA TRANSMISSION
guré, les yeux brillants comme un bile en préparant mes cours. Le mé- Le succès de son essai, Les Déshérités,
gosse, Bellamy connaissait le spectacle tier est magnifique. » Alors, ensei- contribue à le faire connaître. Il y ana-
par cœur et chantait avec les “puyfo- gnant ou homme politique ? « FXB. lyse la faillite de l’Éducation nationale
lais”. » Et Philippe de Villiers de le re- est un véritable agitateur de pensée. Il comme la conséquence d’un refus de
garder s’éloigner et de lâcher : « C’est interroge des certitudes, il fait bouger la transmission de la culture. La pre-
un des plus beaux esprits de la droite. » les lignes, il pose des questions », dit mière année, il a enseigné en zone sen-
Frédéric Franck, le directeur du sible au lycée Auguste-Renoir, à As-
DU SCOUT AU PROF DE BANLIEUE Théâtre Montansier, à Versailles, par nières. « Il y a en France des classes de
François-Xavier Bellamy a fait sa sco- ailleurs admirateur d’Alain Badiou. terminale générale où les élèves ne
larité à l’école Sainte-Agnès, puis au Les deux hommes se sont liés en 2015, savent pas lire le français. À quelques
collège Saint-Joseph et au lycée Notre- alors que Franck dirigeait le Théâtre kilomètres de chez moi ! Ni moins in-
Dame-du-Grandchamp, dans le quar- de l’Œuvre, à Paris, où Bellamy telligents ni moins curieux que les
tier Saint-Louis, établissements catho- donne ses premières « Soirées de la autres, mais lisant avec le doigt,
liques de Versailles. Préparant un bac philo », conférences ouvertes au grand comme moi en CE1. » Cette décou-
littéraire, il fait une rencontre décisive public. Bellamy, qui fait ses premiers verte, décisive, sera le point de départ
au lycée : « Un coup de foudre. À pas sur les planches, dépasse rapide- du livre. Trois figures incarnent l’échec
Grandchamp, j’ai rencontré un prof de ment le statut du conférencier désin- de la conception française de l’éduca-
philo qui vivait son enseignement, j’ai carné. « Je l’ai vu prendre sa place en tion aux yeux de Bellamy : Descartes
immédiatement su que ce serait mon scène. Très vite, les idées sont venues (l’esprit critique dévoyé), Jean-Jacques
métier. Je n’ai jamais hésité. » À chaque d’une voix incarnée. » La vie s’empa- Rousseau (trop de liberté offerte à l’en-
cours, il se découvre plus vivant, des rait des idées : un trait d’humour, un fant) et Pierre Bourdieu (dénonciation
choses banales prennent un relief éton- commentaire, sans pour autant que la des héritages et des héritiers). « Nous
nant. Qu’est-ce qu’avoir un corps ou conférence ne vire au one man show. voulons toujours éduquer, nous ne
des amis ? Que signifie travailler, mou- Comme le grand comédien qui s’ef- voulons plus transmettre. » Le lance-
rir un jour ? Les questions se bous- face derrière son personnage, Bellamy ment est assuré par Le Figaro, qui en
culent. Il prend conscience d’être… et s’efface derrière les idées. Sa gestuelle publie les bonnes feuilles. Un best-sel-
de penser. À la fin de l’année, lorsque sobre et précise semble travaillée. On ler : 80 000 exemplaires vendus. « Des
le prof demande à sa classe qui se des- idées aujourd’hui appliquées par
tine à l’enseignement de la philosophie, Jean-Michel Blanquer », dit Jean-Paul
trois mains se lèvent, dont celle de Bel- Enthoven en souriant. De Laurent
lamy. Inscrit en khâgne à Henri-IV, il Wauquiez à Marion Maréchal-Le Pen
découvre Paris avant d’intégrer Nor- en passant par Bruno Retailleau, les
male sup tout en ayant des responsa-
bilités dans le scoutisme. À 18 ans, il a
!"#$!"% politiques le citent parmi leurs lec-
tures. En décembre 2016, Bellamy fait
11 octobre 1985. Naissance.
rejoint les Scouts d’Europe pour faire cette fois la une du Figaro magazine
de la voile. Le mouvement a alors mau- 2003. Bac littéraire. sous le titre « Conservateurs, la nou-
vaise réputation. Quelque temps aupa- 2008. Agrégation de philosophie. velle vague », avec Natacha Polony.
ravant, cinq scouts marins ont trouvé Élu maire adjoint à Versailles. Alors, politique ou intello ?
la mort dans le naufrage d’un voilier 2009. Premier poste au lycée Il a 21 ans lorsque François de Ma-
au large de Perros-Guirec. Le camp Auguste-Renoir, à Asnières. zières (LR) lui propose une place sur
est dirigé par l’abbé Cottard, proche Depuis 2013. Anime « Les Soirées sa liste aux municipales, à Versailles.
de l’extrême droite, qui se retrouve en de la philo » (aujourd’hui au Théâtre Élu, F-X crée « le mois de l’emploi »,
prison. « L’histoire était atroce et dé- Saint-Georges, à Paris). une initiative destinée aux jeunes en
vastatrice pour l’image du scoutisme, 2014. Les Déshérités ou l’Urgence difficulté. « Recréer un lien, les sortir
relate le trentenaire. Moi, j’y suis venu de transmettre (L’Observatoire). de l’isolement et les accompagner,
grâce à un ami qui faisait de la voile. 2018. Demeure. Pour échapper à l’ère telle est la mission. Grâce à la mobi-
Et j’ai adoré ça. » Quatre ans plus tard, du mouvement perpétuel (Grasset). lisation du bassin d’emploi, des
24 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 10 • Octobre 2018
les idées
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ls l’ont tué. Ils l’ont torturé une voix brutale qui disait : « On va le Premier ministre, Michel Debré,
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«
à mort. » Je me souviens,
c’était à la fin des an-
nées 1950. La guerre d’Al-
gérie. On disait les « événe-
ments ». J’allais vers mes
10 ans. Pierre Vidal-Naquet répétait
bouleversé, indigné : « Ils l’ont tué, ils
l’ont torturé à mort ! » L’historien, pas-
sionné et indigné, était venu dîner
tous vous faire sauter, dis ça à ton
connard de père ! »
Je me souviens des conciliabules, à
voix basse, avec François Mauriac, ce
célèbre écrivain catholique français
qui, l’un des premiers, avait eu le cou-
rage de prendre publiquement position
dans L’Express contre la torture, qui,
« même en temps de guerre, n’est pas
avait appelé la population à se rendre
à Orly : les parachutistes menaçaient
d’attaquer Paris. Puis son retour, in-
quiet : « Il n’y a personne à Orly. Per-
sonne ! Il va falloir reprendre le ma-
quis ! » Inutile : les paras n’avaient pas
osé. Mais j’ai regardé le ciel toute la
journée, ça je m’en souviens aussi, en
me demandant ce qui allait nous arri-
chez nous, aux Murs blancs, à un mal nécessaire ». J’ai retrouvé son ver, avec cette armée qui se révoltait.
Châtenay-Malabry, le quar- Je me souviens ensuite de
tier général de la revue Es- Il était un militant ces militants communistes
prit, que dirigeait alors mon anticolonialiste qui faisait sur le marché qui récla-
père. « Mais qui a été tué et maient « la vérité sur la mort
par qui ? », demandai-je. honneur à la France, aux idéaux de Maurice Audin que les
Je me souviens que Vidal- de la Révolution française. militaires prétendaient
Naquet m’avait dit ce nom : évadé ». Mensonge officiel.
« Audin, un mathématicien commu- texte, magnifique, qu’il faut lire et re- Son visage de Pierrot gourmand sur
niste. Il a été mis à mort par l’armée. lire, et cette phrase lumineuse : « C’est les photos souriait à la vie. Un enfant
– L’armée ? » par son message humain que la France dans les bras. Lui-même semblait si
Je me souviens de ma stupéfaction est conquérante ; en la déshonorant, ils jeune, si plein d’avenir. On ne pouvait
enfantine : « Comment l’armée fran- la désarment. » pas accepter l’idée qu’on la lui ait en-
çaise pouvait-elle donc torturer ? Tuer Je me souviens encore que des étu- levée, la vie. Les militants étaient de
un Français ? » Je n’avais alors dans la diants de la cité universitaire d’Antony moins en moins nombreux, mais tou-
tête que des images d’Épinal. Nous toute proche, et parmi ceux-ci le futur jours aussi déterminés, et certains que
étions le pays de la liberté, de la fra- ministre Claude Allègre, venaient Maurice Audin « avait été assassiné ».
ternité. Nos soldats apportaient la monter la garde devant la maison. Les Ils exigeaient « toute la lumière et la
paix. J’étais jeune ! bureaux de la revue Esprit, rue Jacob,
dans le 6 e arrondissement à Paris,
ERREMENTS TRAGIQUES avaient été plastiqués. Je comprenais 7%89:;
Je me souviens qu’on m’a envoyé me mal pourquoi ce n’était pas la police UNE VIE BRÈVE,
coucher. Les grands avaient à parler. Il qui nous protégeait. « On n’a pas Michèle Audin,
fallait agir, écrire. Ne pas porter les confiance, m’avait répondu un de ces éd. Folio,
armes, ça je m’en souviens aussi, mais anges gardiens étudiants. Ils sont in- 192 p ., 7,25 €.
Le livre consacré à
dénoncer la torture. Le colonialisme filtrés par les fachos. » Je n’avais pas Maurice Audin par sa fille,
aussi. Et l’OAS, dont certains membres davantage tout compris quand, en mathématicienne et écrivaine,
téléphonaient à la maison, et quand il pleine nuit, mon père a pris son casque membre de l’OuLiPo.
m’est arrivé de décrocher, j’ai entendu de moto, son manteau de cuir noir, car
26 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 10 • Octobre 2018
en couverture
ILLUSTRATION SYLVIE SERPRIX POUR LE NOUVEAU MAGAZINE LITTÉRAIRE
dans les années 1980-1990, […] du le capital abondant. avaient des comptes en Suisse ont été
néolibéralisme explique à elle seule L’Opinion, 10 septembre 2018 obligés de les fermer et de rapatrier leur
le pic désastreux des émissions argent avec des pénalités. Mais les plus
au cours des dernières décennies, grands ont transféré leurs avoirs à
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au niveau mondial, et constitue aussi Hong Kong, à Singapour ou aux îles
l’unique pierre d’achoppement, Peter Singer, philosophe,
Caïmans. Et malgré toutes les dénon-
sur laquelle les gouvernements auteur de L’Altruisme ciations, les Panama Papers, les
continuent de buter, depuis qu’ils se efcace (Les Arènes, Luxleaks ou le scandale UBS, les oasis
réunissent […], au moment de prendre 2018) et de Théorie fiscales continuent de prospérer. Des
du tube de dentifrice
des mesures de sauvegarde du climat, (La Goutte d’or, 2018). îles exotiques sont consciencieusement
d’inspiration scientifique. consignées sur des listes noires, mais
Theintercept.com, 3 août 2018, en français Un capitalisme vert, tout comme on tolère toujours des paradis au cœur
sur Lemediapresse.fr, 3 septembre 2018 un capitalisme éthique, est possible. même de l’Europe : l’Irlande pour
[…] Le capitalisme repose sur le mode l’impôt sur les sociétés, les Pays-Bas
de consommation des individus. […] pour les royalties sur la propriété intel-
2#&3(/.&*4 Si les gens arrêtent de consommer lectuelle, ou le Luxembourg qui « si-
un bien néfaste pour l’environnement phonne » les recettes de ses voisins en
ou contraire à l’éthique, […] ce bien ne offrant des conditions extraordinaires
Arnaud Montebourg, sera plus produit. Bien sûr, il est difcile aux multinationales, tax rulings et ar-
ancien ministre du d’éduquer les gens. Mais le capitalisme rangements fiscaux sur mesure. Les
Redressement productif n’est pas incompatible avec l’écologie, Gafa utilisent à plein les possibilités lé-
(2012-2014).
si cette éducation est faite, et gales que leur offre l’Europe schizo-
Moi, je ne dirais pas que l’écologie si les gens consomment de manière phrène, mais toutes les grandes entre-
soit incompatible avec le capitalisme responsable. Et c’est l’un des objectifs prises, les banques en tête, le faisaient
mais incompatible avec le laisser-faire, auxquels tend l’altruisme efcace. depuis longtemps avec plus de discré-
le libéralisme. Nouveau-magazine-litteraire.com, tion. Il est vrai que nous avons choisi
France Inter, 8 septembre 2018 11 septembre 2018 pour président de la Commission
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déjà l’un des pays où les salariés sont le
plus significativement actionnaires de
leur entreprise. Mais, si ce sont des cas
significatifs, ils sont rarissimes. Il s’agit
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là d’un enjeu fondamental.
Un enjeu qui n’est guère pris en compte…
La déliquescence des syndicats est,
pour partie, une explication du
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triomphe absolu du capital sur le tra-
vail. Ce n’est pas la pression syndicale
qui va imposer l’actionnariat salarié.
Cette réforme salutaire ne peut venir
que d’un choix politique. Il y a des pas
en avant dans la loi Pacte mais qui, à
La déliquescence des syndicats ne permet plus de mon avis, ne vont pas assez loin.
limiter la toute-puissance des marchés financiers. Dans les petites entreprises, les pa-
L’opinion et les États doivent s’interposer, sans quoi trons sont réticents. Ils ne veulent pas
les inégalités et l’ubérisation deviendront intolérables. donner des actions parce qu’ils ne
veulent pas perdre une miette de leur
Propos recueillis par Nicolas Domenach pouvoir. Mais ces réticences sont so-
lubles ; on peut très bien créer dans ces
PMI des actions sans droit de vote.
Il ne faut pas en rester à la participa-
Le capitalisme peut-il encore se réformer ? c’est-à-dire la hausse des salaires, n’est tion et à l’intéressement, qui sont une
Alain Minc. – Le capitalisme se réforme pas possible massivement à cause du quote-part du résultat, du bénéfice net.
de manière générique tout le temps, poids de la concurrence internationale. C’est une espèce d’adjuvant des salaires.
c’est un système en mouvement. C’est Il n’y a qu’une manière de sortir de Là, il s’agit de la participation au capi-
une machine qui fabrique de l’efficacité cette impasse : transformer pour par- tal : une partie de la propriété dont la
et de… l’inégalité. À pleine vitesse, il tie les salariés en actionnaires ; les faire traduction en termes de revenus se
engendre énormément d’efficacité et bénéficier de l’augmentation de la trouve dans les dividendes.
d’inégalités. Est-ce que la société va to- Qu’est-ce qui est supportable par la
lérer durablement le degré d’inégalités société dans les inégalités ? Jusqu’où
sécrétées par le capitalisme ? l’écart salarial est-il acceptable ?
Et la réponse est… Personne ne sait. L’écart de rémuné-
C’est aux États-Unis que le déséqui- 5!675!8 ration s’est accru dans des proportions
libre est le plus manifeste. Là-bas, il y a considérables en Europe continentale,
trente ans, 1 % des plus riches absor- et, aux États-Unis, c’est délirant. Ce qui
bait à son profit 8 % du produit inté- me frappe, c’est qu’il n’y a pas de vraie
rieur ; désormais, c’est entre 20 % et pression mise par les syndicats sur ce
LIONEL BONAVENTURE/AFP
à 8 %. Il n’empêche que l’on voit bien la lutte des classes aux États-Unis. Il n’y
que les tensions s’exacerbent, et non pas en aura pas parce que les syndicats amé-
particulièrement vers les 1 % mais vers ricains sont devenus extrêmement
les 0,01 % de supra-riches. À partir de faibles. Il n’y a pas de révolte.
1949. Naissance à Paris.
là, le diagnostic est simple. Quel est votre jugement sur le Medef
Il semble pourtant obscur pour 1975. Diplômé de l’ENA. et son rôle dans la société ?
beaucoup…
1994-2008. Président du conseil
Je me suis fixé trois choses : ne jamais
Alors, soyons clair. La rémunération de surveillance du groupe Le Monde. aller au dîner du Crif ; ne jamais fran-
du capital a progressé depuis trente chir la porte du Medef ; ne jamais aller
ans aux dépens de la rémunération du 2011. Président d’AM Conseil à Davos. Quand on respecte le capita-
travail, parce qu’on est à des taux d’in- et de la société d’autoroute Sanef. lisme, il ne faut pas aller à Davos au
térêt supérieurs à ceux de l’inflation. 2015. Publie Un Français de tant risque d’en sortir dégoûté. Le Medef est
Le rééquilibrage au niveau du travail, de souches chez Grasset. resté dans la logique de ses intérêts,
Vol de nuit
Quartier des Rigoles, la nuit, la foule et les lumières dissimulent des âmes solitaires : Jona
et son vieil ami sorti de prison ; Vic, que sa famille veut faire interner ; Rodolphe le dépressif…
Le fil conducteur entre ces personnages : un taxi orné d’un squelette miniature.
Le magnifique roman graphique d’un Belge qui réconcilie l’aquarelle et le néon.
LES RIGOLES, Brecht Evens, éd. Actes Sud, 336 p., 29 €.
des sixties
Christophe Boltanski, grand repor-
ter à Libération puis à L’Obs, est entré
en littérature en 2015 avec La Cache
(lire Le Magazine littéraire n° 560,
oct. 2015), où il se faisait, avec humour,
Le premier, après la mort de sa mère incontrôlable, tendresse et précision, l’archéologue
enquête sur ses parts secrètes, notamment durant de sa famille. Une famille autarcique,
la guerre d’Algérie ; le second s’attache aux ravisseurs asociale, hantée par la guerre, la Shoah
fantasques du petit héritier Peugeot, en 1960. et la peur, propre à générer dans sa
descendance la névrose ou la dé-
Par Alain Dreyfus mence. Allez comprendre : la famille
se porte bien, merci, et compte parmi
ses membres le sociologue Luc Bol-
es énigmes insolubles se ré- temps, ce que l’on trouve n’est pas ce tanski, père de Christophe, et Chris-
Au rayon des viandes et volailles, Un polar entre France et Algérie Deux étés à la montagne,
la femme plaquée se défie de tout, qui anticipe les attentats de Paris l’un en 1914, l’autre en 2017,
des hommes et des étiquettes. en 1995 sur fond de guerre civile. qui finissent par se rejoindre.
Dans Mon âge, son précédent ro- Que retient-on d’un attentat ? Des Été 1914 : des hurlements sinistres
man, Fabienne Jacob vantait l’hyper- données précises qui tentent de donner déchirent la nuit d’Orcières, troublant
marché comme un de ces lieux sans un contour au chaos. Mais l’inventaire, le repos des villageois. Été 2017 : sur le
temporalité où le corps délivré des ans si rigoureux soit-il, est aussi réinven- même mont d’Orcières, deux citadins
peut flotter à son aise. Mais, au rayon tion : en réduisant un attentat à une li- en mal de déconnexion goûtent la
des viandes et volailles où s’ouvre son tanie de faits, on le coupe du magma tranquillité inégalable des lieux. Les
nouveau livre, cette douce apesanteur de circonstances qui a généré l’instant. premiers sont à la veille de la plus
a pris du plomb dans l’aile. Pour la nar- Cet avant, informe et inorganisé, voilà terrible guerre jamais recensée. Les
ratrice tout juste plaquée, l’heure est à ce qui intéresse Frédéric Paulin dans ce seconds aspirent à une paix envolée
l’examen des étiquettes, par défiance à récit pointilliste qui retrace les mois parmi les ondes et les particules fines
tout ce qui désormais « entre en elle », précédant les attentats de 1995. Dans de Paris. Tumulte contre silence
hommes et aliments. Quant au bellâtre ce polar géopolitique solidement bou- assourdissant, monde ancien contre
qui semblait sur le point de l’aborder, lonné à la réalité, on suit Tedj Benlazar, monde moderne, réquisitions forcées
le voici qui renonce devant les étals ré- agent de la DGSE en poste en Algérie. contre déprise volontaire : ainsi ricoche,
frigérés… Le monde se serait-il « pas- Autour du lieutenant Benlazar, ça four- entre chien et loup, l’habile balancier
teurisé » ? De ce soupçon découle un mille, de ses collègues aux généraux al- de Serge Joncour, plus que jamais fidèle
libre itinéraire entre souvenirs et anec- gériens, sans oublier les combattants is- au télescopage des contraires dont il a
dotes, en quête de toutes ces occasions lamistes du GIA ou du FIS et les civils l’art autant que le goût.
où camarades, passants, professeurs, anonymes pris dans le tourbillon de la Aux chapitres pairs : la peur supers-
amants suivent, apostrophent ou entre- guerre civile algérienne. titieuse d’un hameau aux prises avec les
prennent des femmes sur un mode plus Voilà un récit prenant le risque de privations de la guerre et l’étrange voi-
ou moins convenu et avenant. l’éparpillement, choisissant d’épouser sinage d’un dompteur allemand réfu-
Le charme du texte tient à ce souple la forme de l’explosion finale en s’émiet- gié sur le causse avec ses fauves. Aux
coq-à-l’âne qui, ancré dans l’expérience tant en scènes, rarement plus longues chapitres impairs : l’angoisse para-
sensible, épouse le flux de la pensée et qu’une poignée de pages. Malgré cette noïaque de Frank, paralysé à l’idée de
sème, chemin faisant, une galerie de narration heurtée faite d’allers-retours vacances sans eau ni réseau mais bien-
portraits de femmes aussi libres et entre la France et l’Algérie, le passé et tôt gagné par les séances de méditation
trempées que vraies. À l’heure où la vi- le présent, la réalité historique et son de sa femme et la brute indocilité de
déo d’une Parisienne agressée en plein double fictif, c’est toute une esthétique l’environnement. Entre les deux : la
jour poursuit son tour du Net, le livre de vases communicants que l’auteur multiplication patiente et menaçante
rappelle ce que devrait être la rue : « un met en place. L’armée algérienne tra- d’échos et d’emboîtements, jusqu’à ce
vivier foisonnant et réjouissant », ter- vaille avec les terroristes qu’elle s’éver- que les deux histoires s’engrènent, à la
rain de frôlements et de regards croi- tue à combattre, pendant que la France manière d’un piège refermé. Car ce qui
sés où se joue « l’élan » vital de l’autre joue les saintes nitouches. Déserteurs court sous cette langue farouche et per-
vers soi et de soi vers l’autre. Et suggère, et transfuges, indics et agents doubles cutante, c’est une même et atavique sau-
loin de l’outrance de la tribune impor- deviennent les incarnations de ce vagerie. Sauvagerie indomptable de la
tunophile de janvier dernier, qu’on monde où aucune place n’est défini- nature, des bêtes, et surtout des
peut apprécier des mots crus et en tive. Frédéric Paulin nous rend compte hommes, condamnés à se guetter, se re-
condamner d’autres, célébrer la nudité d’un monde où rien n’est simple, où nifler, s’entre-dévorer. Et d’autant plus
tout en étant pudique, être féministe tout est poreux, et où toute tentative dangereuse qu’on la croit endormie sous
sans prôner l’asepsie des rapports d’explication sonne « comme un délire le vernis du confort, du véganisme et
homme-femme. Camille Thomine psychiatrique ». Pierre-Édouard Peillon de la civilisation. C. T.
UN HOMME ABORDE UNE FEMME, LA GUERRE EST UNE RUSE, CHIEN-LOUP, Serge Joncour,
Fabienne Jacob, éd. Buchet-Chastel, 160 p., 15 €. Frédéric Paulin, éd. Agullo, 384 p., 22 €. éd. Flammarion, 476 p., 21 €.
Petits et grands naufrages Une surprenante fable féministe Un livre hybridant tous les genres
par l’auteur de The Virgin Suicides, écrite en pleine Italie mussolinienne raconte l’ascension et la chute
à la fois sans merci et bienveillant. et traduite pour la première fois. des Lehman Brothers.
Un jeune globe-trotter parti visiter La Massaia, c’est l’unique nom de La saga des frères Lehman, qui s’est
l’Inde cesse de s’alimenter, s’enivre de la « fée du foyer » dont la vie est contée achevée de la façon que l’on sait (la
mysticisme et expédie des lettres déli- dans ce roman (paru en 1945), et qui chute de la banque devenant le cataly-
rantes à ses parents épouvantés. Une se plie difficilement à sa condition seur de la plus grave crise financière des
célibataire à poigne invite des hommes après avoir refusé de sortir d’une malle quatre-vingts dernières années), ne
à une soirée particulière, où ces mes- jusqu’à son adolescence. Atteinte du pouvait être circonscrite par un roman
sieurs sont censés éjaculer dans une syndrome de Diogène, qui inspira traditionnel : trop de palabres, trop de
poire pour permettre à l’hôtesse de se plus tard Le Baron perché de Calvino, folies. Monté en pièce de théâtre avant
féconder – mais, parmi eux, se cache et aussi indépendante que la Modesta de (re)devenir livre, le texte du drama-
un homme amoureux et doté d’un de Goliarda Sapienza, elle avait, ado- turge Stefano Massini s’est mué en une
plan ! Un dragueur irlandais d’âge mûr lescente hors du monde, des pensées vaste épopée multigenres : roman, es-
parvient à attirer chez lui deux jeunes d’ordre métaphysique. Son parcours sai, poème et même BD.
touristes… le jour même où se pointe est régressif, sa formation inversée : de De l’arrivée à New York, en 1844, du
un de ses vieux copains dépressif. petite sage qui interrogeait le monde « fils de marchand de bestiaux »
Rédigées entre 1996 et aujourd’hui, en spectatrice, elle devient une maî- Heyum Lehman (qui, dès les pre-
ces nouvelles ont en partage une bien- tresse de maison aliénée, gavée de sou- mières pages, renie son prénom pour
veillance lucide – celle du regard jeté cis concrets. La Massaia agit comme être accepté) au twist endiablé de Bob-
sur les personnages. Tous sont plus ou un chef guerrier aux troupes de ser- bie, le dernier de la famille qui ne sait
moins pathétiques, tel ce musicien en- vants bien rodées. Alors elle regrette, même pas qu’il est mort, c’est une cer-
detté qui s’accroche à son instrument s’interroge, fuit. taine histoire de l’Amérique qui nous
ancien pendant que sa femme tente de C’est l’occasion pour l’auteur de faire est contée : celle d’une nation construite
combler le déficit du ménage en fabri- du roman un objet protéiforme mêlant par et pour le fric, d’une religion fon-
quant des souris parfumées. Tous, ou essai philosophique, pièce de théâtre, dée non plus sur le verbe mais sur les
presque, sont les artisans de leur mal- journal intime, dialogues platoniciens. chiffres. Or les Lehman, qui ont vendu
heur, comme ce père qui a frôlé la for- Les épisodes s’y enchaînent de manière à peu près tout ce qui pouvait l’être,
tune en se lançant dans l’immobilier aléatoire, au gré du rêve et du délire, restent des hommes : cruels, exaltés,
avant de se retrouver englué dans un dans des décors surréalistes : « Des clo- oublieux et faillibles. « Le monde n’est
projet sans issue, et dans ses problèmes chers se balançaient au vent, et des pas une forêt enchantée », lâche l’un
de vessie qui semblent la métonymie igloos, habités par des Esquimaux, d’eux. « Moi, je veux donner des ordres
de son être entier. Mais tous, aussi, pendaient à des crochets ou étaient po- à ceux qui siègent au Parlement. »
nous ressemblent, et Jeffrey Eugenides sés sur le rebord des fenêtres comme Et la fantaisie débridée de cette fas-
réussit la prouesse de nous faire rire de des cages de canaris ; dans un coin, on cinante comédie, peuplée de mirages,
leurs infortunes sans jamais les juger voyait la carène trouée d’une barque, de fantômes et de concepts, ne sau-
ou les moquer – avec ce que cela sup- ainsi qu’une tour tronquée s’élevant en rait voiler la noirceur du constat :
pose de sentiment de supériorité. Au spirale. » Là est le véritable tour de force l’argent est un dieu sans âme, qui
contraire, il nous place aux côtés de de Paola Masino : sublimer le pam- brouille l’orientation de l’être pour le
ces victimes d’eux-mêmes ou du des- phlet d’une touche onirique, propre au figer dans la stagnation de l’avoir.
tin et nous invite à considérer avec ten- « réalisme magique » que son compa- « Notre devoir consiste à répondre à
dresse leurs petits et grands naufrages. gnon, Massimo Bontempelli, théorisa un désir avant même que la demande
Et à voir en l’humanité une fraternité en 1926. Faisant de ce bijou roma- ne naisse » : bienvenue chez les
d’aimables vaincus. Alexis Brocas nesque plus qu’un simple réquisitoire, hommes creux. Fabrice Colin
imbéciles heureux
gisation » de nos existences. Le symp-
tôme du malaise ne consiste pas à cher-
cher le bonheur, mais à le concevoir
comme un impératif que chacun se de-
SOCIOLOGIE Deux ouvrages dénoncent les méfaits vrait d’accomplir seul, par soi-même,
de la « psychologie positive » et de l’injonction au bonheur. pour soi-même, dans un contexte de
Quelle alternative ? Ne plus en faire un enjeu individuel. plus en plus hostile. Cela, expliquent
Eva Illouz et Edgar Cabanas, revient à
Par Maxime Rovere produire un nouveau modèle de patho-
logisation : « Non seulement la science
du bonheur nous impose d’être heu-
l y a quelque chose de pourri sociologues montent au créneau pour reux, mais de plus elle nous impute nos
Souvent considéré comme Pourquoi conserver le Colisée si c’est Invité à un face-à-face avec
un pionnier de l’autobiographie, pour abandonner l’enseignement le peintre, l’écrivain algérien se perd
il pense aussi la relation aux autres. des langues anciennes ? dans une méditation confuse.
ESSAI Montaigne, c’est l’homme à tout ESSAI Le grec et le latin ? De purs RÉCIT Un écrivain visite une exposi-
faire de la littérature française. Antoine marqueurs de prestige social, rendus tion, le temps d’une nuit, seul avec des
Compagnon a proposé de Passer un été caduques par une lecture décentrée et tableaux et un lit de camp : c’est ce que
avec Montaigne (Équateur, 2013), décolonisée de l’histoire et de notre propose une nouvelle collection de
Pierre Manent l’a mis au service d’une propre culture. C’est ainsi que les at- Stock, « Ma nuit au musée ». Kamel
leçon républicaine (Montaigne. La Vie taques « progressistes » contre les lan- Daoud, qui inaugure cet exercice noc-
sans loi, Flammarion, 2014) tandis que gues anciennes les réduisent à n’être tambule, a choisi le musée Picasso,
Sarah Bakewell, dans une magnifique que des outils d’exclusion et de pendant l’exposition « Picasso, 1932.
méditation existentielle, s’est demandée conservatisme. Pour y répondre, le Année érotique », l’hiver dernier. Éphé-
Comment vivre ? Une vie de Montaigne philologue Maurizio Bettini déve- méride sensuelle, l’exposition donnait
en une question et vingt tentatives de ré- loppe la notion de « mémoire cultu- à voir un an dans la vie du peintre par
ponse (Albin Michel, 2013). L’entre- relle ». Son plaidoyer est d’abord un le truchement d’œuvres qu’il consacra
prise de Philippe Desan n’est pas moins appel à la cohérence : protéger les mo- à sa jeune maîtresse, Marie-Thérèse.
ambitieuse et utile. numents ne vaut que si l’on maintient Dès la page des dédicaces du Peintre
Éminent spécialiste du philosophe vivante la mémoire qu’ils impliquent. dévorant la femme, l’écrivain divulgue
français auquel il a consacré une bio- Il appelle aussi à une révolution pé- ce qui l’a attiré dans la langueur de ces
graphie politique en 2014, l’universi- dagogique, car l’entretien de cette nus bariolés. Dédié « Aux femmes qui,
taire et professeur à Columbia fait de mémoire suppose un enseignement dans le monde dit “arabe” ou ailleurs,
Montaigne, avant Rousseau, le grand capable de s’émanciper de la sa- n’ont pas le droit à leur propre corps »,
théoricien de la vie en société. Pour cro-sainte grammaire, de réunir les le nouveau livre de l’auteur de Meur-
Montaigne, l’homme est libre dans une textes et la langue autour de pratiques sault, contre-enquête contemple l’écart
société coercitive. Aspirant à une liberté diversifiées (théâtre…) et de conce- culturel qui sépare l’Occident et
illimitée, il doit pourtant « préserver la voir la culture ancienne non seule- l’Orient musulman.
civilité nécessaire au bon fonctionne- ment dans ses textes mais comme un Développant une métaphore filée
ment de la collectivité », problématique ensemble de pratiques, de problèmes, sur la séduction comme chasse et l’éro-
dont les échos contemporains sont évi- de représentations. tisme comme dévoration, Kamel
demment vifs. À l’heure où « la critique En un sens, le livre de Maurizio Bet- Daoud dessine les linéaments d’une
a transformé Montaigne en penseur tini pourrait se lire comme une ré- fiction qui met en scène un djihadiste
d’un monde globalisé », c’est un pen- flexion sur la durabilité du patrimoine venant s’en prendre aux œuvres qu’il a
seur relativiste, sceptique à l’égard des – car qui voudra visiter le Colisée sous les yeux. S’il a choisi de passer une
généralisations et dont la catégorie quand personne ne s’intéressera plus à nuit face à la lascive muse de Picasso,
d’« humaine condition » regroupe des ceux qui l’ont construit ? Mais il y a c’est que l’érotisme « est une clé dans
comportements contradictoires que plus ; dans le « jeu de l’identité et de [s]a vision du monde et de [s]a culture ».
défend Philippe Desan. Avant cela, il l’altérité », c’est la géopolitique de notre Seul problème, cette vision du monde
décrit l’histoire des différentes inter- monde qui est engagée. Qui, en effet, demeurera pour l’essentiel assez inin-
prétations de Montaigne, du défenseur se montrera accueillant envers l’étran- telligible : confus dans l’ensemble
d’une morale laïque au héros résistant ger s’il n’a pas d’abord fait avec ses an- quand il n’est pas redondant ou sim-
dans son for intérieur aux guerres cêtres l’expérience de l’étrangeté ? pliste (« L’image est le contraire de l’in-
(chez Stefan Zweig) en passant par Maxime Rovere visible. »), le texte saute d’une intuition
l’incarnation du non-conformisme SUPERFLU ET INDISPENSABLE. théorique à une autre. Pendant que le
français au XIX e siècle. Montaigne, À QUOI SERVENT LES GRECS peintre dévore, le lecteur reste sur sa
ET LES ROMAINS ?,
notre miroir… Alexandre Gefen
Maurizio Bettini,
faim. Pierre–Édouard Peillon
MONTAIGNE. PENSER LE SOCIAL, traduit de l’italien par Pierre Vesperini, LE PEINTRE DÉVORANT LA FEMME,
Philippe Desan, éd. Odile Jacob, 352 p., 24 €. éd. Flammarion, 216 p., 16,90 €. Kamel Daoud, éd. Stock, 140 p., 17 €.
Défense et illustration de Le livre qu’ il faut lire pour s’ initier Un autre génie anglais de l’esprit
la littérature fantastique par un à la pensée et aux divagations d’escalier, dans une perspective plus
éminent pratiquant du genre. du « prince du paradoxe » anglais. romantique et tourmentée.
ESSAI La littérature fantastique en RECUEIL Paru en 1909 sous le titre Tre- FRAGMENTS Fils de pasteur, orphelin
France n’occupe pas le haut du pavé. mendous Trifles, ce recueil d’articles jeune et longtemps sans ressources,
C’est une petite région à part, peuplée est l’un des plus célèbres de G. K. d’une santé fragile, Samuel Taylor Co-
de Belges et de marginaux magni- Chesterton. On se demande pourquoi leridge fut révérend, journaliste, cri-
fiques, dérisoire face aux empires de il a fallu l’attendre chez nous si long- tique, dramaturge, professeur et théo-
l’imaginaire que sont les pays anglo- temps, même si quelques extraits logien. Opiomane tourmenté jusqu’à
saxons et germaniques, ainsi que le avaient été retenus voici quinze ans la dépression et l’obsession mortifère, il
continent sud-américain. Depuis son par Alberto Manguel dans son antho- est le grand initiateur du romantisme
entrée en littérature au début des an- logie, Le Paradoxe ambulant. européen auquel il a donné parmi ses
nées 1970, Georges-Olivier Château- On trouve là deux des plus fameux plus beaux poèmes et une théorie litté-
reynaud arpente cette province. Il s’y traits d’esprit de l’auteur : « Être au lit raire inspirée de l’idéalisme allemand,
est fait un nom, et pas des moindres ; il serait somme toute une expérience ab- accordant un rôle central à l’imagina-
faudra, un jour, écrire une étude sur sa solument supérieure et parfaite si l’on tion. Ses Propos de table adressés à un
contribution décisive au genre. En at- pouvait seulement avoir un crayon de neveu qui les a recueillis ont fait l’ad-
tendant, écoutons-le parler de ses ac- couleur assez long pour dessiner au pla- miration de Carlyle et d’Emerson.
cointances avec la planète fantastique fond » ; et : « Le but d’un voyage n’est Le petit volume donné par Allia fait
dans ce recueil qui tient des Mémoires pas de fouler une terre étrangère, mais entrer Coleridge dans la longue lignée
d’écrivain, de la défense amoureuse du de débarquer dans son propre pays des penseurs par fragments, de Mon-
genre et de la proposition pour une bi- comme s’il était une terre étrangère. » taigne à Lichtenberg en passant par
bliothèque idéale, avec de courtes Le volume regorge de ce genre de sen- Nietzsche. « À ceux-là, s’ils cherchent
études sur des livres de Marcel Aymé, tences immortelles, offertes dans un à connaître le grand principe qui dis-
André Hardellet (l’extraordinaire Seuil écrin idéal : des petits textes sans pré- tinguait la conversation de Coleridge,
du jardin, tant aimé par André Breton), tention, historiettes, divagations, où nous dirons que c’était son vaste pou-
Lorrain, Poe, Lovecraft, Marcel Sch- l’écrivain, partant de prétextes insigni- voir de combinaison », notait Thomas
neider (qu’il connut chez Grasset et qui fiants, développe ses réflexions sur de Quincey : les sujets les plus variés,
incarne, à lui seul, la composante mer- l’homme, la littérature, les mœurs, la les rapprochements les plus singuliers,
veilleuse du fantastique français récent) religion. Le ton est débonnaire, provo- de la légende de Faust à la musique, de
ou Michel Host et R. A. Dick. cant, enchanteur ; contrairement à cer- l’éducation des enfants à la question de
On glane à chaque page des ré- tains textes de Chesterton, obscurcis la pluralité des mondes. La promenade
flexions précieuses sur l’art du fantas- par les tournures emberlificotées et les est complétée par une préface de Bruce
tique, ses relations délicates avec l’hu- allusions à une actualité lointaine, Bégout, qui rappelle la fascination et la
mour, ses thèmes, ses techniques. Le ceux-ci, excellemment traduits (et so- perplexité que produisirent, à son
tout sans pédanterie, sur un ton de pro- brement annotés) par Hubert Darbon, époque, le causeur et son « “uni-versa-
meneur et de connaisseur. Et comme sont clairs, faciles à suivre malgré la mo- tion”, orientation unique et solitaire
le fantastique a partie liée avec le for- bilité de la pensée de l’auteur et sa ma- non vers autrui mais vers la vérité, bien
mat court, Georges-Olivier Château- nie des paradoxes. C’est, en fait, le livre supérieure à toute con-versation », élo-
reynaud parle aussi de la nouvelle, qui qu’il faut lire pour s’initier à sa tournure quence de circonstance dont Bégout
a connu selon lui un âge d’or en France d’esprit, se familiariser avec ses thèmes. fait un garde-fou contre la mort et
depuis quarante ans. Il prend ici, peut- Mais au-delà, en cette rentrée et d’une l’œuvre ultime du poète. On voit ici à
être, ses désirs pour des réalités. On ai- manière générale, c’est le livre qu’il faut quoi nos conversations Facebook
merait pourtant qu’il ait raison. B. Q. lire, tout simplement. Bernard Quiriny doivent se mesurer. Alexandre Gefen
CONTRE LA PERTE ET L’OUBLI DE PETITES CHOSES FORMIDABLES, PROPOS DE TABLE, Samuel Taylor
TOUT, Georges-Olivier Châteaureynaud, G. K. Chesterton, traduit de l’anglais par Hubert Coleridge, traduit de l’anglais par Mélisande
éd. Albin Michel, 220 p., 18 €. Darbon, éd. Desclée de Brouwer, 256 p., 18,50 €. d’Assignies et Bruce Bégout, éd. Allia, 144 p., 9,50 €.
C
omment nous compor- avoir dit là quelque chose de pro- intraduisibles, l’hypothétique divi-
tons-nous face à la diver- fond sur la traduction », s’indigne sion entre une traduction « litté-
sité des langues ? Au lieu l’auteur. Il entend, lui, prendre le rale » et une traduction « libre »,
de proposer une énième mal à la racine, en travaillant l’existence même de quelque chose
réflexion théorique sur la traduction d’abord notre conception du lan- comme un « mot », sont autant de
et ses problèmes, c’est sous cet angle gage : nous attribuons à la préten- fausses évidences qui s’effondrent les
plus vaste que David Bellos, ébou- due « langue maternelle » un privi- unes après les autres. Maxime Rovere
riffant professeur de littérature com- lège qui ferait d’elle à la fois l’objet
parée de Princeton, traducteur entre d’une maîtrise sans égale et la LA TRADUCTION DANS
autres de Perec et de Kadaré, entre- source de notre identité ; cela corres- TOUS SES ÉTATS,
prend de démolir un à un les clichés pond mal à l’expérience humaine. David Bellos,
éd. Champs/Flammarion,
liés au passage d’un idiome à l’autre. Ensuite, nous attribuons à « l’origi- 416 p., 11 €.
« Les gens continuent à répéter tra- nal » littéraire un privilège extra-
duttore, traditore et s’imaginent ordinaire ; mais les jeux de
Vous ne franceculture.fr/
@Franceculture
devinerez
jamais LA GRANDE
TABLE.
avec qui 12H-13H30
vous allez Olivia
déjeuner Gesbert
aujourd’hui.
!"#$%&'"()$*+,-./0 12)$3'4&56
L’esprit
En
partenariat d’ouver-
avec ture.
Comédie-Française, salle
22 sept >
des seigneurs ronds comme
fois avec la puissance du flow shakes- confusion des sexes et des genres, le
pearien – répondaient à une com- tout sous le regard d’un fou droit sorti
mande théâtrale. J’ai traduit Gertrude Thomas Ostermeier avait-il d’un chaudron philosophique. Tels
Stein, Elfriede Jelinek, ou Rainald des exigences particulières ? sont les ingrédients qui composent La
Nuit des rois. Olivier Cadiot, écrivain
Goetz, le plus souvent pour le metteur Il cherche de la fluidité, pour creu- et poète aussi souple que caustique, a
en scène Ludovic Lagarde. L’objectif ser le sens, on a donc choisi de traduire su rythmer à sa façon, au plus près et
était plus l’efficacité scénique et dra- en prose. J’ai cru que ça allait me fa- sans trahison, les formules magiques
maturgique. Ces traductions s’occu- ciliter la tâche, puis les problèmes sont à triple voire à quadruple détente
paient essentiellement de l’aspect oral. arrivés. La Nuit des rois est en prose et de la féerie shakespearienne, où « la
phrase se retourne comme un gant
De plus, elles ne rendaient pas compte en vers dans une forme qui n’a pas de chevreau ». Si la lecture du théâtre
de la version intégrale des œuvres, ça d’équivalent en français. Peut-être peut être ingrate, celle-ci est si riche
n’aurait eu aucun sens de les publier. qu’en 2074 un oulipien sublime va in- en images et en retournements qu’on
Idem pour mes premières collabora- venter un nouveau vers en hélice à s’y fait sa propre mise en scène. A. D.
tions avec Thomas Ostermeier, sur Les triple révolution, mais en attendant…
Revenants d’Ibsen et La Mouette de Traditionnellement, on s’en sort en LA NUIT DES ROIS
OU TOUT CE QUE
Tchekhov. J’ai traduit les deux pièces employant des vers, décasyllabes, VOUS VOULEZ,
de l’allemand, des adaptations écrites alexandrins ou vaguement libres, William Shakespeare,
par Thomas Ostermeier à l’aune de sa bourrés d’effets poétiques, qui ar- traduit de l’anglais
propre subjectivité. chaïsent et donnent à l’ensemble une par Olivier Cadiot,
éd. P.O.L, 206 p., 15 €.
touche Ivanhoé, un peu toc, et à
Ce n’est pas le cas pour La Nuit des rois ? contresens aussi, puisque Shakespeare,
C’est tout autre chose : il ne s’agit pas dans cette période de complet boule-
d’une adaptation, même si ce texte a versement, se moque de tout dans La !"#$%&'(!&)*+,-#(!
été recoupé par Ostermeier, mais d’une Nuit des rois, aussi bien de la chevale- ESSAI La biographie est un genre
nouvelle traduction. Il fallait donner la rie que des querelles religieuses et phi- à haut risque : cocher les cases
version française la plus proche possible losophiques et de la poésie des trou- et remplir les blancs aboutissent
du texte original. J’ai mis de côté toute badours. L’avantage de la prose, c’est souvent à une image aussi précise
qu’artificielle du sujet étudié.
projection personnelle, même si, bien que l’on évite ce côté artificiel et qu’on Celle qu’Eugène Green consacre
sûr, je me suis servi des outils ryth- est obligé de s’interroger sur les fonde- à Shakespeare prend le parti du
miques qui me ments de ce qui manque et de la subjectivité. Non que
viennent de l’écri- Shakespeare, apparaît à pre- le cinéaste, écrivain et spécialiste du
ture. Je n’ai rien ra- français ancien se mette ici en scène
dans cette période mière vue comme £à l’excès. Dans une langue limpide
massé et, j’espère, des ornements,
rien éludé. Pour ce de complet des métaphores et
et empathique, en reliant son essai
à son histoire personnelle, il exploite,
travail, j’ai pris bouleversement, se des hyperboles. Il par une « série de taches lumineuses
surgissant des ténèbres », les rares
appui sur l’édition moque de tout. faut comprendre
éléments dont on dispose sur l’artiste
de référence, pu- que ces formes ne
incomparable qui a su faire briller dans
bliée par Arden, constamment revue et sont pas là pour enjoliver la langue, ce son œuvre la complexité foisonnante
corrigée. J’ai été aidé par Sophie sont des armes, des armes parlantes. d’un monde en tension. A. D.
McKeown, professeur et traductrice, Les protagonistes de la pièce se
qui connaît la pièce comme personne. mettent sans cesse au défi par les mots.
Nous avions chacun notre Arden sous Ce sont des battles de langue, des SHAKESPEARE
la main, mais pas la même édition ! Du joutes verbales. La pièce, en ce sens, OU LA LUMIÈRE
DES OMBRES,
coup, on a eu une multitude de peut se lire comme un grand test dans Eugène Green,
mini-polémiques. Le fait de s’interro- un pays imaginaire où chacun doit se éd. Desclée de Brouwer,
ger à deux a donné une qualité d’inves- situer et définir sa place. Qui est le 312 p., 19 €.
tigation que je n’aurais jamais eue seul. plus fou, le meilleur poète, le plus
Octobre 2018 • N° 10 • Le Nouveau Magazine Littéraire 75
les arts
FESTIVAL !"#$%&'(&#"&)*$+,"-.*(&/&0."1*##(
2345678!&9:8!&;58&<8!&=>678!
e salon de la biographie de
F. MANTOVANI/ED. GALLIMARD
Le parrain de cette nouvelle édition,
Jean-Marie Rouart (photo), connaît
bien la question : il a donné dans les
deux genres, et son dernier livre, La Vé-
rité sur la comtesse Berdaiev, s’inspire di-
rectement d’une figure de l’affaire des
« ballets roses ». L’invité d’honneur par-
ticipera aussi à une rencontre, autour Fromanger, auteur d’un livre d’entre- Assouline. Seront également présents
du régime de Vichy, qui réunira Fran- tien avec Laurent Greislamer ; ou en- Agnès Grossman, Jean-Pierre Kalfon,
çois Kersaudy et Alain Vircondelet. core le Goncourt de la biographie François Rivière, Jean-Marie Prat…
Notons la présence de Daniel Pi- Denis Demonpion (Salinger intime). Jean Hurtin
couly, auteur du récent Quatre-vingt- La Rage au cœur du comédien Francis SALON DE LA BIOGRAPHIE,
dix secondes ; du peintre Gérard Renaud est le coup de cœur d’Angela le 13 octobre, Chaville (92).
SALON <*,(&(%&-$?.(&/&@,"'*+%"% Le comportement d’achat des visiteurs est plus ouvert sur les
petits que sur les grands formats.
AB7!&CB7D46 Comment se compose votre programme ?
Chaque édition met à l’honneur une thématique – cette
année, il s’agit d’« Émotions fortes ». Les
our sa 14e édition, le salon Lire lecteurs rencontrent les auteurs, qui ne se
rainé par Maylis de Kerangal, ture. Il s’agit bien d’un salon, non d’une
accueillera plus de cent auteurs. foire. Nous avons invité des auteurs grand
Rencontre avec Lionel Destremau, com- public comme Anna Gavalda, Françoise
missaire général du festival, qui nous Bourdin, Raphaëlle Giordano, mais aussi
donne un avant-goût de l’événement. des auteurs plus « littéraires » : Philippe
Djian, Jérôme Ferrari et Jean-Christophe
Le marché du livre de poche se porte bien et Ruffin. Nous aurons la lecture musicale du
la dernière édition du salon a attiré plus de visiteurs que les Garçon de Marcus Malte. Ou encore celle de Paula et le triom-
années précédentes… Quelles sont les raisons de ce succès ? phant, coécrit par Maylis de Kerangal.
Lionel Destremau. – La première raison est le prix du petit Comment choisissez-vous vos parrains ?
format. Malgré la baisse du pouvoir d’achat, le livre de poche Les critères de sélection sont variables. Cela peut être fait
reste abordable. De plus, il renvoie moins à l’image « élitiste » selon l’actualité des auteurs. Pour 2018, nous avons choisi
du grand format. Pour ce qui est de Lire en poche, nous dis- Maylis de Kerangal en fonction de notre thématique. En
posons de 1 500 m2 de librairie géante, où le public vient ren- effet, cette écrivaine a une perception particulièrement sen-
contrer les auteurs, mais aussi dénicher les ouvrages de fond. sible du monde. L’an dernier, le parrain était Harlan
Le programme a de quoi séduire : l’idée est de mélanger les Coben, auteur de thrillers à succès. Nous tâchons de va-
genres et de montrer le livre de poche dans toute sa variété. rier les genres représentés. Propos recueillis par Simon Bentolila
Il n’est pas rare qu’un visiteur achète une dizaine de livres,
voire plus, et pour certains cela représente un an de lecture ! LIRE EN POCHE, du 12 au 14 octobre, Gradignan (33).
!1&2133145&6(57&452153
ans le paysage des manifes- particulièrement bien à cette explora-
BENJAMIN COLOMBEL
tations littéraires, rares tion en profondeur », explique Agnès
sont celles qui permettent Gros, directrice du festival.
d’explorer sur le temps
long l’œuvre d’un écrivain et son uni- LIAISONS INVISIBLES
vers. C’est pourtant l’ambition pour- La programmation est le fruit d’un tra-
suivie par Lettres d’automne. « De telles vail commun avec l’invité d’honneur : que Thomas B. Reverdy, Jean-
rencontres sont exceptionnelles », celui-ci suggère des intervenants (écri- Christophe Bailly, Jean Rolin…
confirme Christian Garcin (photo), in- vains, artistes, comédiens, journa- Les passerelles qui jalonnent l’exis-
vité d’honneur de cette édition, après listes, etc.), avec lesquels son œuvre tence, « ces liaisons invisibles qui orga-
Laurent Mauvignier en 2017. « Y a-t-il entre en résonance. Le thème de cette nisent nos vies sans que nous en ayons
un autre lieu qui permette ainsi, pour- 28e édition, « Les passerelles du pleinement conscience », fascinent
suit l’écrivain, de décliner sous tant de temps », a été choisi par Christian Gar- l’écrivain. Dans ses formes, le festival
formes diverses (débats, lectures, expo- cin en écho à son dernier roman, Les crée aussi des liens avec d’autres disci-
sitions, conférences) non seulement les Oiseaux morts d’Amérique, où l’on suit plines – la photographie et la peinture
livres, mais aussi le paysage mental d’un les voyages dans le temps d’un vétéran pour cette édition. De nombreux évé-
écrivain, le lieu enfoui d’où ils pro- du Viêtnam. Le thème évoque aussi les nements auront lieu dans des endroits
viennent, le terreau obscur et complexe passerelles spatiales et l’exploration des inhabituels – maisons de retraite, pri-
sur lequel ils ont poussé ? » confins : l’écrivain revient en effet d’un son, cafés, places… Manon Houtart
« Christian Garcin ne s’interdit tour du monde avec Tanguy Viel, avec LETTRES D’AUTOMNE,
aucun genre, aucun thème, et son qui il a rédigé un carnet de voyage, et du 19 novembre au 2 décembre,
œuvre ample et singulière se prête qui sera présent à Montauban – ainsi Montauban (82), lettresdautomne.org/
Écoutez LA
COMPAGNIE
DES
entre les AUTEURS.
DU LUNDI
lignes. AU JEUDI
DE 15H À 16H
Matthieu
En
Garrigou-
partenariat
avec
Lagrange
!"#$%&'"()$*+,-./0 12)$3'4&56
L’esprit
d’ouver-
franceculture.fr/ ture.
@Franceculture
LLINAIRE
LE BIEN-AIMÉ
Extase du
Apollinaire, ou peu. Je ne l’ai jamais
vraiment lu. Le titre me séduit immé-
diatement. De retour dans ma
chambre, j’en commence la lecture et
cœur éconduit
me voici aussitôt étourdi, trébuchant
sur la complexité des métaphores ou
sur certains termes. Qu’à cela ne
tienne, je poursuis. Ce long poème,
cette complainte, me laisse songeur.
Un voyou qui ressemblait à
Qui n’a pas reconnu ses chagrins d’amour chez Apollinaire ? Mon amour vint à ma rencontre
Le poète s’est évertué à nouer des relations impossibles D’emblée, le poète recouvre ses vers
ou sans réciprocité, comme si la frustration ou le fiasco d’un halo de sensualité trouble, entre
étaient le mobile de son lyrisme. homosexualité, hermaphrodisme, re-
foulement, onanisme, renoncement.
Par Frédéric Pajak Je comprends toutefois qu’il a aimé
une femme « l’année dernière en Al-
lemagne ». C’est une dénommée An-
’ai 19 ans. La fille que leurs piaules. Elles le savent, me ta- nie, une Anglaise dont il s’est épris en
IMPÉTUEUX ET FORCENÉ
Nous sommes en 1901. Guillaume a
21 ans. Il est engagé comme précep-
teur dans la famille Milhau-Hölte-
différents atouts, possède une puis- violents, agissent en toute impunité et rhoff, qui possède deux villas en Rhé-
sante moto. Paradoxe : lorsque cette parlent ouvertement aux policiers en nanie. Annie Playden est employée
fille m’aimait trop, je l’ignorais ; de- civil, qui les ménagent. comme gouvernante. Guillaume
puis qu’elle m’a quitté, je l’aime folle- Je confie mon chagrin d’amour à tombe aussitôt amoureux d’elle. Il
ment. Ce que je prends pour de l’une des filles. D’abord elle sourit, l’aime, mais elle ne parvient pas à l’ai-
l’amour n’est que jalousie et orgueil. puis elle s’y intéresse davantage, me mer vraiment. Il l’aime d’un amour
Mais maintenant je ne suis pas seu- que sa poésie va sublimer, tandis que
lement jaloux : je suis malheureux. Plus son malheur ses confidences à un ami sont plus
Malheureux à tel point que je quitte est grand, plus terre à terre : « Je couche avec la gou-
Lausanne, où je vis depuis quatre ans, vernante, anglaise, vingt-et-un ans,
pour m’établir dans une chambre déchirants sont épatante, des nichons et un cul… »
sous les toits à Paris – au 42, rue Pi- ses vers. Annie ne comprend guère cet être
galle. J’écris chaque jour une longue fantasque, jaloux et brutal – « impé-
lettre à mon amour perdu, une lettre pose des questions, non sans tenter de tueux et forcené, jusqu’à la cruauté »,
pleine de regrets, d’amertume et de me consoler à sa manière. Très vite, dira-t-elle. Il l’effraie. Plus elle lui ré-
passion renouvelée. Elle ne me répond elle met les autres filles au courant. siste, plus il la désire. Il l’entraîne au
pas. Plus elle m’ignore, plus je l’aime. Coïncidence : en ce mois d’octobre sommet d’une montagne pour la de-
Je suis seul, désespérément seul. Je ne 1974, Claude François vient de sortir mander en mariage. Si elle refuse, il la
fréquente personne et ne sors que rare- son tube « Le mal-aimé ». précipite au bas de la falaise. Terrorisée,
ment de chez moi. Au pied de mon im- J’ai besoin qu’on m’aime elle accepte. Mais, sitôt revenue dans la
meuble, les prostituées font le trottoir, Mais personne ne comprend plaine, elle se rétracte. Exaspérée par le
et jusqu’au haut de la rue, où elle croise Ce que j’espère et que j’attends
le boulevard de Clichy. À la fin de la Les filles ne cessent de remettre le
matinée, souvent, je prends un café 45 tours dans le juke-box. Je rigole !"#$%&
avec l’une ou l’autre d’entre elles. Pas avec elles, et pourtant je n’en mène pas
une seconde je n’imagine monter dans large. Mon malheur, si dérisoire
soit-il, m’affecte profondément. Je
LE CHAGRIN D’AMOUR,
Dessinateur et écrivain, Frédéric Pajak songe au suicide. C’est alors que, Frédéric Pajak,
allie images et mots dans plusieurs de ses
œuvres (L’Immense Solitude, 1999). Il reçoit
feuilletant par hasard le recueil Alcools éd. PUF,
le prix Medicis essai pour le troisième tome sur les quais, je tombe sur « La chan- 336 p., 30,50 €.
de Manifeste incertain (2014). son du mal-aimé ». Je ne connais pas
82 Le Nouveau Magazine Littéraire • N° 10 • Octobre 2018
dossier Apollinaire
Orphée
Mais faire d’Apollinaire le « parangon »
de la modernité, le père nourricier de
la poésie française, n’est peut-être
qu’une autre manière de le réifier et de
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Le magazine des passionnés d’histoire