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LE MAGAZINE LITTÉRAIRE - N° 537 - NOVEMBRE 2013 - 6,20 € DOSSIER : DIDEROT

DOM/S 6,80 € - BEL 6,70 € - CH 12,00 FS - CAN 8,99 $ CAN - ALL 7,70 € - ITL 6,80 € - ESP 6,80 € - GB 5,30 £ - GR 6,80 € - PORT CONT 6,80 € - MAR 60 DHS - LUX 6,80 € - TUN 7,50 TND - TOM /S 950 CFP - TOM/A 1500 CFP - MAY 6,80 €

DOSSIER

heureux
www.magazine-litteraire.com - Novembre 2013

Les romanciers
Diderot

mènent l’enquête
QUI A TUÉ KENNEDY ?
Le philosophe

depuis cinquante ans


CINÉMA

et Violette Leduc,
INÉDIT

Simone de Beauvoir
de Rameau
salue Le Neveu
Jean Starobinski
ENTRETIEN JAUME CABRÉ, RÉVÉLATION DE L’AUTOMNE

RD
M 02049 - 537 - F: 6,20 E - RD

une passion littéraire


»LEONORA MIANO EST UN
FORMIDABLE
ECRIVAIN
A LA PROSE GRAVE ET LUMINEUSE. «
Catherine Simon, Le Monde des Livres
,

« Somptueux tombeau
pour les âmes errantes,
cette Saison de l’ombre
est aussi un bel hommage
au courage des mères. »
Jeanne de Ménibus, Le Figaro magazine

« Dans ce roman puissant


et original, Léonora Miano
se fait voyante, et nous donne
à saisir une autre manière
de sentir le monde. »
Patrick Williams, Elle

« Le grand roman africain


de l’esclavage. »
Hervé Bertho, Ouest France

« Théâtral. »
Flavie Gauthier, Le Soir

« Dans le sillage de Toni Morrison,


Miano construit un univers
mental nourri d’accents
tragiques et d’images fortes. »
Cécile Guérin, Transfuge

Grasset
3 Éditorial

Édité par Sophia Publications


74, avenue du Maine, 75014 Paris.
La main
du potier
Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94
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Internet : www.magazine-litteraire.com
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Tarifs France 2011 : 1 an, 12 numéros, 62,50 €.
Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 par Joseph Macé-Scaron

J
U. E. et autres pays, nous contacter.

Rédaction
Pour joindre directement par téléphone
amais ils ne se sont tutoyés. Et tout les tout peut se reconstruire.
votre correspondant, composez séparait. Les deux têtes de l’aigle bicéphale Non sans humour Darwich
le 01 44 10, suivi des quatre chiffres
placés après son nom.
de la Cacanie, ce « laboratoire du crépus- nous dit : « L’une des tra-
Directeur de la rédaction
cule » européen. Stefan Zweig et Joseph gédies cumulées de Troie
Joseph Macé-Scaron (13 85)
j.macescaron@yahoo.fr
Roth. La publication de leur correspon- vient du fait que personne
Rédacteur en chef dance nous donne un passionnant roman épistolaire. ne s’est mis à la recherche
Laurent Nunez (10 70)
lnunez@magazine-litteraire.com Et un ouvrage de référence, l’éditeur a cent fois rai- des tablettes sur lesquelles
Rédacteur en chef adjoint son de le souligner, en raison de l’appareil de notes le poète de Troie avait

capman/sipa
Hervé Aubron (13 87)
haubron@magazine-litteraire.com de ces deux spécialistes de Joseph Roth que sont rédigé son histoire. »

I
Chef de rubrique « La vie des lettres »
Alexis Brocas (13 93) Madeleine Rietra et Rainer-Joachim Siegel. Deux l y a des sentiers qui
abrocas@magazine-litteraire.com
Directrice artistique grands thèmes courent tout au long de ce mènent à la haute lit-
Blandine Scart Perrois (13 89)
blandine@magazine-litteraire.com
roman. Le premier est lié à la montée des « Un classique est térature. C’est ce che-
Responsable photo
Michel Bénichou (13 90)
menaces. Celles-ci sont-elles sous-estimées un livre qui n’a min qui conduit le lecteur
mbenichou@magazine-litteraire.com ou surestimées par les intellectuels et les jamais fini de dire vers une vaste clairière lumi-
Rédactrice
Enrica Sartori (13 95) écrivains de l’époque ? Une chose est ce qu’il a à dire. » neuse au sein de la jungle
enrica@magazine-litteraire.com
Correctrice
sûre : ces deux écueils fracassent souvent Italo Calvino éditoriale, que viennent
Valérie Cabridens (13 88) toute velléité de rébellion ou de résistance d’arpenter Pierre-Marc de
vcabridens@magazine-litteraire.com
Fabrication même « en cette heure infernale où la À lire Biasi, Alexandre Gefen et
Christophe Perrusson (13 78)
bête est couronnée ». N’y tenant plus, bien d’autres. Les actes du
Directrice administrative et financière
Dounia Ammor (13 73) Roth interpelle Zweig : « C’est une lutte à Stefan Correspondance 1927-1938, colloque de Cerisy consacré
Directrice commerciale et marketing Zweig, Joseph Roth, traduit de
Virginie Marliac (54 49) la vie à la mort entre la culture euro- l’allemand (Autriche) par Pierre Deshusses, à Pierre Michon sont d’une
Marketing direct péenne et la Prusse. Vous ne vous en ren- éd. Bibliothèque Rivages, 480 p., 25 €. richesse inouïe puisqu’ils
Gestion : Isabelle Parez (13 60)
iparez@magazine-litteraire.com
dez vraiment pas compte ? » La suite L’Exil recommencé, nous parlent de l’héritage
Promotion : Anne Alloueteau (54 50) montre que Zweig avait saisi cet enjeu au Mahmoud Darwich, traduit de l’arabe littéraire et des mythes, des
Vente et promotion plus profond de sa chair. Le second thème (Palestine) par Élias Sanbar, « gens de peu » et des
est l’écriture. L’angoisse de ne plus écrire, éd. Actes Sud/Sindbad, 192 p., 23 €.
Directrice : Évelyne Miont (13 80)
diffusion@magazine-litteraire.com tutoyeurs de Dieu, de
Ventes messageries VIP Diffusion Presse
la peur de redire, de trop dire, de mal dire. Pierre Michon, toutes ces énergies « qui
Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74) actes du colloque de Cerisy-la-Salle
Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31 Les deux hommes reconnaissent leur inca- (août 2009), éd. Gallimard, dressent l’homme ou qui
Publicité pacité à livrer à leurs éditeurs un texte qui « Les Cahiers de La NRF », 28 €. l’abattent ». Difficile de dire
Directrice commerciale
Publicité et Développement ne soit pas abouti (« ce n’est physique- si Michon est déjà un clas-
Caroline Nourry (13 96)
Publicité littéraire
ment pas possible »). « Ce sont là les offres terribles sique comme le fut en son temps Julien Gracq. Cette
Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11)
mamiel@sophiapublications.fr
des écrivains minables, écrit Roth : “je vous montre question est importante au moment où son œuvre
Publicité culturelle trois chapitres”, etc. Ça veut dire quoi trois chapitres (surtout après le succès des Onze) conquiert de nou-
Françoise Hullot - directrice de clientèle
(secteur culturel) (12 13) ou la moitié ? » Lutte inégale mais lutte nécessaire veaux cercles de lecteurs. Elle est dangereuse car elle
fhullot@sophiapublications.fr
entre le pot de terre et le pot de fer. peut impressionner et faire partir vers de mauvaises

A
Responsable communication
Elodie Dantard (54 55) quoi bon des poètes en temps de directions. Tout comme Pascal Quignard, Jean Éche-
Service comptabilité
Sylvie Poirier (12 89)
détresse ? On connaît la célèbre question de noz ou Pierre Bergounioux, Michon est étranger à
spoirier@sophiapublications.fr Hölderlin. Un élément de réponse nous est tout académisme. Ces « Vies minuscules » appar-
Impression donné avec le recueil d’articles écrits par Mahmoud tiennent à la littérature majuscule. Elles répondent
Imprimerie G. Canale,
via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie. Darwich. Même si ce recueil rassemble des textes très bien à cette définition qu’Italo Calvino donne des
Commission paritaire
n° 0415 K 79505. ISSN- : 0024-9807
écrits après le retour en Palestine du poète en 1993, classiques : « Un classique est un livre qui n’a jamais
Les manuscrits non insérés le thème de l’exil affleure à chaque page. Cet exil plus fini de dire ce qu’il a à dire. » Un classique, et dans ce
ne sont pas rendus.
Copyright © Magazine Littéraire réel que cet État palestinien qui ressemble de plus sens Michon en est incontestablement un, ne « sert »
Le Magazine Littéraire est
publié par Sophia Publications, en plus aux taches sur le pelage d’un léopard. Darwich à rien, il ouvre juste un peu plus notre esprit, c’est la
Société anonyme au capital de
7 615 531 euros. n’épargne personne : « Qui appeler quand tu es le main du potier qui transforme la masse d’argile en
Président-directeur général champ de bataille où s’affrontent tes assassins ? » vase. C’est l’histoire que Calvino et Cioran empruntent
et directeur de la publication
Philippe Clerget Pourquoi des poètes ? Parce que la langue est le der- à la légende : « Alors qu’on préparait la ciguë, Socrate
Dépôt légal : à parution
nier refuge où peuvent habiter ceux qui n’ont ni mai- était en train d’apprendre un air de flûte. “À quoi cela
son ni terre. Parce que la violence leur est étrangère servira-t-il ? lui demande-t-on. – À savoir cet air avant
et qu’ils gardent cette étincelle à partir de laquelle de mourir.” » j.macescaron@yahoo.fr

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
5

Sommaire n° 537
Novembre 2013

32Cahier critique : Mathieu Lindon


48 Dossier : Denis Diderot
88Grand entretien avec Jaume Cabré
LEA CRESPI/PASCO & CO – RMN-GRAND PALAIS (MUSÉE DU LOUVRE)/STÉPHANE MARECHALLE –

Cinéma 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron Le dossier


Entretien avec
Bertrand Tavernier : 6 Contributeurs 48 Denis Diderot
« Les écrivains tiennent dossier coordonné par Patrice Bollon
Sur www.magazine-litteraire.com

une grande place


dans mes films. » Perspectives 50 Langres, la forme d’une ville natale,
8 Kennedy, l’infini cadavre exquis par Patrice Bollon
Disparition par Alexis Brocas 53 Une bombe à retardement,
Quand Patrice Chéreau
parlait de Koltès dans 10 « JFK est le plus grand roman américain », par Laurent Loty
Le Magazine Littéraire. entretien avec Philippe Labro 54 Chronologie
12 L’assassinat vu par les écrivains 58 L’Encyclopédie, marathon du gai savoir,
MARCO CASTRO POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

Théâtre
Retour sur Orlando, 14 Le chapitre Marilyn par Marie Leca-Tsiomis
une adaptation du 61 En sciences, il pose les jalons de l’évolution,
roman de Virginia Woolf
au Théâtre de la Bastille. L’actualité par Gerhardt Stenger
16 La vie des lettres Édition, festivals, 62 Ose conjecturer ! par François Pépin
Le cercle critique spectacles… Les rendez-vous du mois 64 Vive les commerces libres ! par Colas Duflo
Chaque mois,
des critiques inédites 30 Le feuilleton de Charles Dantzig 66 Toutes les voix possibles du roman,
exclusivement par Michel Delon
accessibles en ligne. Le cahier critique 69 Un Rameau tournoyant, par Pierre Chartier
Ce numéro comporte 4 encarts :
1 encart abonnement sur les
32 Mathieu Lindon, Une vie pornographique 72 Le théâtre comme dernier des temples,
exemplaires kiosque, 1 encart 34 Serge Bramly, Arrête, arrête par Pierre Frantz
Edigroup sur les exemplaires
kiosque en Suisse et Belgique, 34 Monica Sabolo, Tout cela n’a rien à voir 74 Lettres de grand cachet,
1 encart Beaux-Arts et 1 encart
Festival du roman historique avec moi par Odile Richard-Pauchet
sur une sélection d’abonnés.
35 Loïc Merle, L’Esprit de l’ivresse 76 Un génie de l’import-export,
36 Étienne de Montety, La Route du salut par Marian Hobson
36 Véronique Olmi, La Nuit en vérité 78 Le critique comme poète de la matière,
37 Dominique Noguez, Une année qui par Stéphane Lojkine
commence bien 81 Bibliographie, par Patrice Bollon
38 Alexis Jenni, Élucidations 82 L’oiseau Diderot, tout ouïe
39 Emmanuel Venet, Rien et sur tous les tons, par Jean Starobinski
40 Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
40 Christophe Ono-dit-Biot, Plonger Le magazine des écrivains
41 Sylvie Germain, Petites scènes capitales 88 Grand entretien avec Jaume Cabré,
42 José Saramago, La Lucarne par Philippe Lefait : « J’ai toujours
43 Jeanette Winterson, La Passion la sensation de ne pas avoir fini »
44 Richard Russo, Ailleurs 94 Admiration : Violette Leduc
46 Arun Kolatkar, Kala Ghoda. Poèmes de Bouquet de Violette, par Hervé Aubron

94 Violette Leduc :
46
Bombay
Rachel, De loin, suivi de Nébo
En couverture : illustration d’Olivier Marbœuf, d’après un portrait de Denis
96 À tout à l’heure, par Daniel Depland
98 Le dernier mot, par Alain Rey

« la Bâtarde » devient Diderot peint par Louis-Michel Van Loo (RMN-Grand Palais (musée du
Louvre)/Stéphane Marechalle). Vignette de couverture : John Fitzgerald
l’héroïne d’un film, incarnée Kennedy en 1960, à Mt Clemens, Michigan (photo de Jacques Lowe).
par Emmanuelle Devos. © ADAGP-Paris 2013 pour les œuvres de ses membres reproduites
à l’intérieur de ce numéro. Prochain numéro en vente le 28 novembre

Abonnez-vous page 93
Dossier : Stendhal

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
Contributeurs 6

Pierre Chartier Stéphane Lojkine

A ncien élève de l’ENS de Saint-Cloud, il est professeur émérite


à l’université Paris-Diderot et président de la Société Diderot.
Spécialiste du Siècle des lumières et des questions concernant la
P rofesseur de littérature française du xviiie siècle à l’université
Aix-Marseille, il en dirige le Centre interdisciplinaire d’étude
des littératures (Cielam). Il anime le site et la base de données ico-
narrativité, il a publié une Introduction aux grandes théories du nographiques Utpictura18. Il a publié La Scène de roman (Colin,
roman (Armand Colin, 2005) et une Théorie du persiflage (PUF, 2002), Image et subversion (Chambon, 2005), L’Œil révolté. Les
2005). Ses Vies de Diderot (trois volumes, Hermann, 2012) ont Salons de Diderot (Chambon, 2007). Il est à l’initiative de l’exposi-
reçu le prix de l’Académie française. tion « Le goût de Diderot » (musée Fabre, Montpellier, jusqu’en
janv. 2014, et Fondation de l’Hermitage, Lausanne, fév.-juin 2014).
Michel Delon

P rofesseur à la Sorbonne, il a édité dans la Bibliothèque de la


Pléiade trois volumes d’Œuvres de Sade et a dirigé deux
volumes de Diderot (Contes et romans, Œuvres philosophiques).
Laurent Loty

C hercheur au CNRS, il a dirigé avec Yves Citton « Individus et


communautés » (revue Dix-huitième siècle, 2009) et vient de
Il a publié le Dictionnaire européen des Lumières (PUF, 2007) et signer avec Éric Vanzieleghem Esprit de Diderot (Hermann, 2013).
les essais : Le Savoir-vivre libertin (Pluriel, 2004), Le Principe de
délicatesse. Lumières et mélancolie au xviiie siècle (Albin Michel, François Pépin
2011). Viennent de paraître : Diderot et ses artistes (Gallimard,
« Découvertes ») et Diderot. Cul par-dessus tête (Albin Michel). P rofesseur de philosophie en classes préparatoires au lycée
Louis-le-Grand et chercheur associé au Centre d’études en
rhétorique, philosophie et histoire des idées (ENS de Lyon), il est
Daniel Depland spécialiste des Lumières et d’histoire et philosophie des sciences

T raducteur et écrivain, il fut dans sa jeunesse l’ami de Violette


Leduc, qui l’encouragea à publier son premier livre, La Java
(Pauvert, 1969), et dont il fait le portrait dans Mes putains sacrées
expérimentales. Il a notamment publié La Philosophie expérimen-
tale de Diderot et la chimie (Classiques Garnier, 2012). Il a derniè-
rement dirigé l’ouvrage collectif Les Matérialismes et la Chimie
(Grasset, 2004). Dernier roman paru : En voie de disparition (éd. Matériologiques, 2012).
(Denoël, 2010).
Odile Richard-Pauchet
Colas Duflo

P rofesseur à l’université Paris-Ouest-Nanterre, il a notamment


publié Diderot philosophe (Honoré Champion, 2003), Les
M aître de conférences à l’université de Limoges, elle se consa-
cre à l’exploration des écrits intimes de la seconde moitié du
xviiie siècle. Secrétaire générale de la Société Diderot, elle supervise
Aventures de Sophie. La Philosophie dans le roman au xviiie siècle l’organisation de l’Année Diderot 2013. Accompagnant depuis sa
(CNRS Éditions, 2013) et, tout récemment, Diderot. Du matéria- création la revue Épistolaire, elle est l’auteur notamment de Dide-
lisme à la politique (CNRS Éditions, 2013). rot dans les Lettres à Sophie Volland. Une esthétique épistolaire
(Honoré Champion, 2007).
Pierre Frantz

P rofesseur à la Sorbonne, il est le grand spécialiste du théâtre


français du xviiie siècle. Il a édité les pièces de Diderot, de
Chénier, de Beaumarchais, de Lesage et les écrits sur l’art drama-
Gerhardt Stenger

M aître de conférences à l’université de Nantes, il travaille prin-


cipalement sur Diderot et sur Voltaire, dont il a publié chez
tique de Louis-Sébastien Mercier. Parmi ses publications : L’Esthé- Garnier-Flammarion les Lettres philosophiques en 2006 et le Dic-
tique du tableau dans le théâtre du xviiie siècle (PUF, 1998), Le Siècle tionnaire philosophique en 2010. Il collabore aux grandes éditions
des théâtres. Salles et scènes en France, 1748-1807 (avec Michèle de Diderot et de Voltaire publiées à Paris et à Oxford et dirige l’édi-
Sajous d’Oria, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1999) et tion des Œuvres complètes d’Helvétius chez Champion. En 2013,
Beaumarchais (avec Florence Balique, éd. Atlande, 2004). il a publié Diderot. Le Combattant de la liberté (Perrin).

Marian Hobson Jean Starobinski

P remière femme membre du « conseil universitaire » (fellow) de


Trinity College, Cambridge, membre de l’Académie britannique,
elle a publié L’Art et son objet. Diderot, la théorie de l’illusion et les
M ondialement connu pour ses ouvrages sur Jean-Jacques Rous-
seau (La Transparence et l’obstacle, 1957) et Montaigne
(Montaigne en mouvement, 1982), Jean Starobinski, né en 1920,
arts en France au xviiie siècle (1982, traduit chez Honoré Champion est un essayiste-écrivain majeur, auteur d’une trentaine de livres sur
en 2007) ; Jacques Derrida: Opening Lines, (1998) ; Diderot and la littérature, l’art et la musique. Il a dernièrement publié L’Encre de
Rousseau: Networks of Enlightenment (2011). Elle prépare avec la mélancolie (Le Seuil), Accuser et séduire (sur Rousseau) et Dide-
Pascal Duc, du Conservatoire national de musique de Paris, un site rot, un diable de ramage (ces deux derniers chez Gallimard).
web pour Le Neveu de Rameau, avec des illustrations musicales.
Ont également collaboré à ce numéro :
Marie Leca-Tsiomis
Aliette Armel, Clémentine Baron, Maialen Berasategui,
P rofesseur émérite de littérature française du xviiie siècle à l’uni-
versité Paris-Ouest-Nanterre. Responsable de la revue
Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie. Principaux ouvrages :
Christophe Bident, Évelyne Bloch-Dano, Patrice Bollon,
Laure Buisson, Olivier Cariguel, Charles Dantzig, Clara
Dupont-Monod, Juliette Einhorn, Jeanne El Ayeb, Marie
Écrire l’Encyclopédie. Diderot : de l’usage des dictionnaires à la Fouquet, Alexandre Gefen, Jean-Baptiste Harang, Jean
grammaire philosophique, Oxford, 1999, réédition 2008 ; Diderot. Hurtin, Phlippe Lefait, Jean-Sébastien Létang, Jean-Yves
Choix d’articles de l’Encyclopédie, Paris, éd. du CTHS, 2001 ; Dide- Masson, Pierre-Édouard Peillon, Véronique Prest,
Hubert Prolongeau, Bernard Quiriny, Alain Rey, Thomas
rot, l’Encyclopédie, et autres études. Sillages de Jacques Proust, Stélandre, Camille Thomine, Aliocha Wald Lasowski.
Ferney-Voltaire, CIEDS, 2009.

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013
maisondeslumieres.org
design : cécile dorléans
Perspectives 8

Cinquante ans après l’assassinat de J. F. Kennedy

JFK, l’infini
cadavre exquis
La littérature n’est toujours pas revenue de la mort
du président américain : le destin de Kennedy est devenu
un immense roman collectif, au dénouement introuvable.
Par Alexis Brocas, photos Jacques Lowe, extraites du livre Kennedy. Chronique d’un destin (éd. Gallimard)

«
J
e ne crois pas que mes livres au moment propice pour lui assurer Repères promoteur de cette Amérique
auraient pu être écrits dans sa sainteté. Les mensonges conti­ 29 mai 1917. rêvée : il la représentait dans ses
le monde qui existait avant nuent à tourbillonner autour de sa Naissance de multiples aspects, lesquels cachaient
l’assassinat de Kennedy. Et flamme éternelle. L’heure est venue John Fitzgerald autant de zones d’ombre que les
je crois qu’une bonne part de déloger son urne funéraire de Kennedy. écrivains d’aujourd’hui se plaisent à
de l’ombre qui se retrouve dans mon son piédestal ». La mort de Kennedy Septembre 1936. explorer. Comme l’écrit James Ellroy,
travail provient directement de la serait donc l’occasion de donner le Entre à Harvard. « l’heure est venue de démythifier
confusion, du chaos psychique et de coup de grâce à une illusion collec­ 1946. élu membre toute une époque et de bâtir un
l’impression d’incertitude qui éma­ tive – ces proprettes années 1960 du Congrès. nouveau mythe depuis le ruisseau
nait des événements de Dallas. Il est telles que les rêvaient les Amé­ 1947. Apprend jusqu’aux étoiles ».
concevable que cela ait fait de moi ricains, en prenant bien garde qu’il est atteint Effeuillons cette collection de clichés
l’écrivain que je suis. Pour le meilleur d’ignorer leur part cauchemar­ de la maladie confectionnés par les communi­
ou pour le pire. » Ces propos de Don desque malgré tout palpable ? d’Addison. cants et attardons­nous sur leur
DeLillo pourraient s’appliquer à 1953. élu au revers, montré par les auteurs dans
James Ellroy (American Tabloid), JFK à pile ou face Sénat. épouse leur entreprise de divulgation. Avec
comme à Stephen King (22/11/63), La mort d’un président peut accou­ Jacqueline Bouvier. son sourire éclatant et cette coiffure
peut­être même à Robert Littell (La cher d’une littérature. Interrogez le 1961 (20 janvier). de bon élève, pendant masculin des
Compagnie)… La mort de Kennedy moindre écrivain scandinave sur la élu 35e président chignons pare­balles de l’époque,
a modifié le monde, et donc l’envi­ floraison de romans policiers du des états-Unis. Kennedy incarnait, côté face, la
ronnement des écrivains, et donc la côté du cercle arctique et il vous 17-19 avril. santé et le bien­être. Côté pile :
littérature elle­même. Est­ce à dire citera l’assassinat, irrésolu lui aussi, Invasion de la baie « Merde, mon dos » (James Ellroy,
que, depuis, chacun écrirait d’un lieu du Premier ministre suédois Olof des Cochons. American Tabloid) – « si on veut
sombre, hanté par des forces mysté­ Palme, en 1986, comme un évé­ 1962 (14-28 comprendre Kennedy, il faut savoir
rieuses et néanmoins palpables, nement fondateur. « Nous avons octobre). Crise qu’il n’a pas passé une seule journée
régies par d’indicibles et inextricables perdu notre innocence. Personne ne des missiles. de sa vie sans souffrir » (son
complots ? N’exagérons rien. pensait qu’une chose pareille pou­ 22 novembre conseiller Pierre Salinger, cité par
Lorsque Kennedy meurt, le rêve vait arriver chez nous », déclare 1963. Mort Philippe Labro). Derrière son sou­
d’une innocence nationale améri­ notamment Johan Theorin (L’Écho à Dallas. rire, Kennedy était atteint de la
caine a déjà du plomb dans l’aile. des morts). Kennedy, lui, est le qua­
Comme l’écrit James Ellroy en avant­ trième président américain assassiné
propos de son monumental Ameri- (après Lincoln, Garfield et McKinley).
can Tabloid, « l’Amérique n’a jamais Mais il incarnait plus que la magis­
été innocente. C’est au prix de notre trature suprême.
pucelage que nous avons payé notre S’il s’écrit autant de romans sur la
passage, sans un putain de regret sur mort de JFK, c’est aussi parce que
ce que nous laissions derrière nous. ses communicants, les fameux spin
Nous avons perdu la grâce et il est doctors, avaient déjà fait de sa vie un
impossible d’imputer notre chute à grand roman américain à la croisée
un seul événement, une seule série des mythes nationaux, en se fon­
de circonstances. Il est impossible dant sur des réalités et sur des men­
de perdre ce qui manque à la concep­ songes alors admis comme vrais.
tion. Jack [JFK] s’est fait dessouder Grâce à eux, Kennedy fut plus qu’un

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013
9

Kennedy
en famille dans
sa résidence
de Hyannis Port
en juin 1958
(en haut) et
en juin 1960
(en bas), juste
avant le début
« sérieux »
de la campagne
présidentielle.

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
Perspectives 10

maladie d’Addison, une affection images font encore frémir les midi- Generation » définie par le journa-
incurable et mortelle qui lui imposa nettes, cinquante ans après. Côté pile liste Tom Brokaw. Certes, mais il a
le port d’un corset. selon François Forestier (JFK, le der- aussi couché avec une supposée
Kennedy était une figure du rêve amé- nier jour) : « Quand il est en voyage, espionne nazie (la Danoise Inga
ricain, se réclamant d’un grand-père Kennedy commande des prostituées. Arvad), une amie des mafieux (Judith
irlandais pauvre et d’un père self- Quand il est à Hollywood, il couche Exner-Campbell) et une agente de
made man, le célèbre Joe. Le revers avec Marilyn Monroe […] ; avec ses l’Est avérée (Ellen Rometsch)…
de cette belle saga se lit notamment copains, c’est carrément l’orgie. » Et
dans la biographie fictive dudit Joe, À lire ce revers possède lui-même un Une tonne d’archives
La Malédiction d’Edgar, de Marc revers : « Angie Dickinson, la belle Il y a une jouissance à démasquer,
Dugain : « Ce manipulateur effronté Kennedy. interprète de Rio Bravo, confiera plus qui se retrouve chez tous les roman-
essaye de rendre sa réussite d’autant Chronique d’un tard que son aventure avec le prési- ciers qui abordent le cas JFK. Lequel
destin, Jacques Lowe,
plus méritoire qu’il aurait été élevé préface de Marc Dugain, dent a duré quarante secondes, pré- est d’autant plus intéressant, d’un
dans une famille pauvre. Affabulation éd. Gallimard, sentations et politesses comprises. » point de vue romanesque, que ces
totale. Fils de Patrick Joseph Kennedy 256 p., 250 ill., 29,90 €. Kennedy a été un héros de guerre, ambivalences semblent coïncider
[grand-père de JFK], importateur dis- décoré pour avoir sauvé l’équipage avec une incertitude intérieure. « Je
tributeur de spiritueux. » Côté face, de son patrouilleur coupé en deux ne sais pas qui je suis », disait-il par-
Kennedy, une fois marié à Jackie, par un destroyer japonais, et il illus- fois, selon Philippe Labro, un senti-
représente le couple idéal, dont les trait à ce titre cette « Greatest ment compréhensible quand on est

entretien avec Philippe Labro


« John Fitzgerald Kennedy
est le plus grand roman américain »

I
l est l’homme qui a vu l’homme l’approche est différente. Je portais se construit en rébellion contre l’es-
qui a tué l’ours. En 1963, Phi- ce livre en moi depuis cinquante ans. tablishment, vers 13-14 ans, sa façon
lippe Labro était aux États-Unis, On m’a souvent demandé de ra- de chercher une action… Tout le
à préparer un documentaire sur le conter comment j’avais vécu l’événe- monde a des théories sur son voyage
système éducatif américain, quand ment. À l’époque, j’étais un gamin en Russie. Oswald était simplement
tout à coup on lui annonce qu’« on a travaillant pour France-Soir et insatisfait du système américain et
tiré sur le président ». Voilà le docu- confronté au plus gros fait divers de imprégné de marxisme à l’amé-
helie/gallimard

mentaire reporté, et voilà Labro la seconde moitié du xxe siècle. Alors, ricaine. Sa vie est fascinante, parce
hantant les quartiers de la police de pour écrire le livre, j’ai travaillé de qu’elle est celle d’un raté intégral. S’y
Dallas, scrutant le rictus d’Oswald, façon disciplinée sur les carnets que ajoute une mère invraisemblable,
côtoyant Jack Ruby avant qu’il n’as- j’avais récupérés, sur les France-Soir une sexualité compliquée… Revenir
Philippe Labro. sassine l’assassin. Cinquante ans de l’époque, sur plusieurs conver- à la personnalité d’Oswald, m’inté-
après, le journaliste devenu écrivain sations avec certains survivants, j’ai resser à certains détails négligés, tout
revient sur l’événement, armé de ses relu trois ou quatre livres majeurs cela m’a amené à conclure pru-
carnets et de ses souvenirs, auxquels écrits sur le sujet. demment à sa seule culpabilité, mais
s’ajoute une intime conviction Justement, comment avez-vous ce n’est pas le sujet du livre.
conçue récemment… trouvé votre chemin dans En effet : le sujet,
Il s’est écrit beaucoup de romans ce labyrinthe de données ? c’est l’événement.
sur l’affaire Kennedy. Quel regard Comme tout le monde, je me suis Oui, c’est cela. Ce sont les flics, la
un journaliste comme vous, qui trouvé noyé par mon savoir. Alors j’ai malignité du vieux Fritz, la crasse et
a suivi l’affaire, jette-t-il sur eux ? préféré être bêtement simple. Tu la vulgarité qui pouvaient régner à
À lire Philippe Labro. Je ne les critique prends l’avion, tu prends un taxi, tu Dallas. C’est un roman, mais sans
« On a tiré pas. Il s’agit de bonne littérature. Les racontes, puisque c’est une des rares romanesque. La séquence du dîner
sur le président », livres de Marc Dugain, de Don choses que tu sais faire. Ensuite, chez les riches de Dallas par exemple,
Philippe Labro, DeLillo ou de James Ellroy mêlent intervient le recul, le jugement, la cela ne s’invente pas, mais cela se
éd. Gallimard, 298 p., 20 €. brillamment fiction et réalité, et pondération, l’équilibre entre ce que recrée. De même, la comparaison
même ce qu’on peut appeler le l’on a lu, les théories, les versions… entre la trajectoire de Kennedy et
« wishfull thinking ». Quant au livre J’ai travaillé trois ans sur cette affaire, celle de son assassin. Ça, c’est un
de François Forestier, c’est un bon et longtemps j’ai cru en une conspi- travail littéraire.
polar. Il est évident que tout homme ration. Puis, pour ce livre, je me suis Cet assassinat ne représente-t-il
de plume peut être tenté d’écrire sur appuyé sur ce que m’ont dit les jour- pas l’acmé d’une époque ?
le personnage, l’époque, les prota- nalistes locaux, j’ai relu certains docu- Oui, c’est la fin des golden years, le
gonistes… Il s’agit du plus grand ments, j’ai cherché à revenir à la grand tournant, et pas la peine de
roman américain. De mon côté, source des choses. Comment Oswald faire de l’uchronie pour constater

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11

perdant emblématiques, que Phi­


lippe Labro a su relever.
L’assassinat d’un président est, tauto­
logiquement, un jalon historique.
Quand ledit président récapitule une
somme de signifiants immédiatement
compris par ses contemporains, cela
devient un séisme. La mort de Ken­
nedy marque la fin des glorieuses
que, si Kennedy n’était pas mort, s’il En campagne. tant de choses et leur contraire ; et années d’après guerre (« Nous serons
avait pu faire un deuxième mandat et Tout en haut : une phrase à mettre en parallèle moins jeunes et nous rirons moins »,
si Bobby avait suivi, nous n’aurions Pendleton, Oregon, avec celle de Lee Harvey Oswald déclara son conseiller Arthur Schle­
pas eu droit aux nixonneries ni 1959. (« Maintenant tout le monde sait qui singer). Elle le fixe aussi dans son
même aux busheries. Cet événement Ci-dessus : je suis »). D’un côté, un homme image la plus flatteuse : « Les gens
est un grand tournant et en même Virginie- plein des désirs et des projections voudront se souvenir de l’homme
temps une répétition de l’éternel Occidentale, 1960. des autres (depuis celles de son comme de quelqu’un qui n’était pas,
américain : cela se passait déjà à À droite : père, qui l’a élevé en vue de la pré­ d’une image plus que d’une réalité »,
Chicago, en 1920, au temps d’Al Jackie après une sidence). De l’autre, un homme explique le fictif avocat Ward Littell au
Capone. Propos recueillis rencontre à ignoré, plein de sa propre rage… Et réel parrain Carlos Marcello chez
par Alexis Brocas Coos Bay, Oregon, une opposition typiquement lit­ James Ellroy. Et cette mort, surtout,
1959. téraire entre un gagnant et un poursuit sa transformation en

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Perspectives 12

Dernière semaine de la campagne : Wilmette, Illinois, novembre 1960.

L’assassinat vu en direct par les écrivains


Dallas, 22 novembre 1963,

‘‘
12 h 30, heure locale
« Un grondement déchira l’air – IL du fusil sur le rebord de celui qui se « Il y a eu un bruit, un son, un peu
ARRIVE IL ARRIVE IL ARRIVE ! […] Le trouvait sur l’appui de la fenêtre. Il brutal, un peu sec, comme quelque
grondement prit de l’ampleur. Un aperçut la nuque du président. » chose qui se brise violemment, qui se
bruit de moteur s’en détacha lente- (Libra, Don DeLillo) fracture, craque, quelque chose de
ment – limousines et Harley Davidson suffisamment éclatant pour dominer
équipées parade. […] Le rugissement « “Lee ! je crie. Arrête, espèce de le bourdonnement des automobiles
diminua d’intensité. Pete se prépara, salaud !” Il tourne la tête et me dévi- et les cris des piétons. Dans l’instant,
tous muscles tendus, pour cet énorme sage, les yeux écarquillés, la bouche c’est-à-dire dans le milliardième de
putain de hurlement. » ouverte. À cet instant c’est juste Lee, seconde, certains ont cru que c’était
(American Tabloid, James Ellroy) le jeune gars qui riait et jouait dans le un fire cracker – comme dans les feux
bain avec Junie […]. Puis je vois sa d’artifice : un pétard, une fusée. »
« La voiture pilote blanche prit le  bouche mince, un peu pincée, se (« On a tiré sur le président »,
virage, suivie des motards. La Lin- changer en quelque chose de mons- PhilippeLabro)
coln passa en dessous de Lee, tourna trueux. Je doute que vous le croyiez,
à gauche doucement pour prendre le mais je vous jure que c’est vrai. Il a « Tout le monde crut à un pétard 
virage à angle droit. Elle semblait cessé d’être un homme pour devenir festif. Au deuxième coup Kennedy
presque tourner sur son axe. Tout se le fantôme démoniaque qui va hanter dut ressentir comme une piqûre de
déroulait lentement, et avec la plus l’Amérique à compter de ce jour, per- frelon dans la gorge. Il porta ses
grande clarté. Lee mit un genou par vertissant son pouvoir et sapant mains à son cou et à la vue du sang
terre, posa son coude gauche sur les toutes ses bonnes intentions. » s’exclama : “Oh Dieu, je suis touché.”
cartons empilés, et appuya le canon (22/11/63, Stephen King) Une deuxième balle non fatale lui

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Aux funérailles de Kennedy, le 25 novembre 1963.


matière textuelle. D’une fable notre emprise sur la réalité ». On
pour communicants, Kennedy va peut appeler postmodernisme cet
traversa le thorax alors que le chauf- À lire devenir une tonne d’archives. état de confusion informée.
feur comprenait la gravité de l’acci- American Tabloid, Ce sont les vingt-six tomes de maté- Ces vingt-six tomes de la commission
dent. […] À ce moment précis, Ken- James Ellroy, traduit riaux produits par la commission Warren et leurs épigones, sérieux ou
nedy, bien que sérieusement blessé, de l’anglais (États-Unis) Warren (chargée d’élucider l’assas- pas, constituent au fond le legs prin-
avait encore de bonnes chances de par Freddy Michalski, sinat – ses travaux, achevés en 1964, cipal de Kennedy à la littérature,
s’en sortir. Une troisième balle lui éd. Rivages/Noir, furent dévoilés peu à peu), suivis par comme le film du citoyen Zapruder
800 p., 10,65 €.
emporta l’arrière du crâne. » le rapport de la commission HSCA constitue son legs au cinéma. Par l’in-
(La Malédiction d’Egdar,
Libra, (remis en 1979, il envisage la possi- suffisance de leurs conclusions, les
Don DeLillo, traduit
MarcDugain) de l’anglais (États-Unis) bilité d’un complot sans en établir la membres de la commission Warren
par Michel Courtois-Fourcy, preuve), auxquels s’ajoutent les mille ont installé une sorte de scepticisme
« Il y a du sang partout. Sur le dos- éd. Actes Sud, « Babel », quatre cents ouvrages (deux mille général, la certitude que la vérité sera
sier de la banquette, sur la veste de 650 p., 12,50 €. selon François Forestier) rédigés par toujours ailleurs, dans les cerveaux
Jackie, sur le coffre de la voiture, sur 22/11/63, des journalistes, des historiens, et de quelques puissants. Comme l’ex-
les deux motards, sur la chaussée. Stephen King, des obsessionnels, qui ont chacun plique Marc Dugain dans La Malédic-
traduit de l’anglais (États-
Une auréole de brume, un halo de Unis) par Nadine Gassie, trouvé la clé du mystère. Voulez-vous tion d’Edgar, « le public ne s’inté-
graisse contenue dans la peau a briè- éd. Albin Michel, la vérité sur la mort de Kennedy ? En resse plus à la recherche de la vérité,
vement tamisé le soleil quand la balle 936 p., 25,90 €. voilà des milliers ! Ces nombreuses au mieux il s’en divertit, au pire elle
a touché l’os. JFK s’est affaissé à « On a tiré sur tentatives d’éclaircissement, tout en l’ennuie, car il se persuade qu’elle ne
gauche, sur les genoux de sa femme. le président », révélant la face cachée du person- lui est pas accessible ». Et, par leur
La moitié de son crâne manque, des Philippe Labro, nage – et en donnant aux écrivains forme torrentielle, accumulant faits,
éd. Gallimard, 296 p., 20 €.
bribes de cervelle ont été projetées en l’occasion d’écrire une « nouvelle déclarations, suppositions, les vingt-
arc de cercle. La matière cérébrale du La Malédiction mythologie » –, ont rendu inconnais- six tomes de la commission ont ins-
d’Egdar, Marc Dugain,
35e président des États-Unis est éd. Folio, 490 p., 8,70 €. sable la vérité sur sa mort. Dès lors, piré certains auteurs.
répandue sur plusieurs mètres
JFK, le dernier comme l’explique Don DeLillo, La mort de Kennedy déclenche
carrés, à Dallas, Texas. » jour, François Forestier, « nous sommes aujourd’hui plus l’irruption d’une littérature para-
(JFK, le dernier jour, éd. Albin Michel, conscients de forces comme le noïaque, centrée ou non sur le
FrançoisForestier) 284 p., 19,50 €. hasard, le chaos, l’ambiguïté. Et nous 22 novembre 1963. Ses caractéris-
sommes beaucoup moins sûrs de tiques sont le foisonnement des

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Perspectives 14

faits et des intrigues, réelles ou


inventées, la peinture de complots
plus grands que nature, la modernité
vue comme un maelström où la
vérité est cet horizon que l’on peut
approcher, mais que l’on échouera
toujours à saisir entièrement tant ses
paramètres excèdent nos capacités
mentales… Ce sont les romans tor-
rentiels de James Ellroy (Le Grand
Nulle Part) ou de Don DeLillo (Ame-
ricana), ceux de Thomas Pynchon
(la défense de l’absurdité du monde
face aux vérités prônées par le totali-
tarisme dans L’Arc-en-ciel de la gra-
vité), ou les œuvres les plus tardives
de Bret Easton Ellis (Glamorama,
où le narrateur devient le jouet d’un
complot incompréhensible et finit
remplacé par un sosie à l’instigation
de son propre père, politicien
machiavélique)…
Le début de Libra, de Don DeLillo,
fondé sur la figure de Lee Harvey
Oswald, traduit bien la filiation
enquêteurs-écrivains. Il montre un En transit entre la Virginie-
agent chargé d’enquêter sur la mort Occidentale et le Nebraska (1960).
de Kennedy et un archiviste dont il
n’a jamais vu le visage qui lui trans- à un “Série noire” », renchérit Fran-
met des documents classifiés : « Ils çois Forestier. Toujours cette reven-
se parlent au téléphone, laconiques dication d’une double affiliation, à la
Baron/hulton archives/getty images

comme des trafiquants, mais avec fiction et à l’histoire. Certes, il s’écri-


une politesse exquise étant donné, vait des romans historiques avant la
après tout, qu’ils sont des hommes mort de Kennedy, mais ceux-ci ne
du livre. » Puisque la commission prétendaient pas approcher une
Warren a transformé la mort de Ken- vérité insaisissable et user des
nedy en une matière alexandrine, les moyens de la littérature pour ouvrir
enquêteurs comme les écrivains pra- des voies dans le maquis des faits.
tiquent une forme d’investigation lit-
téraire. Cette forme d’écriture se Labyrinthes et puzzles
caractérise par sa méthode. Comme Il ne s’agit plus seulement de remplir Marilyn Monroe à Palm Springs, en 1954.
l’explique James Ellroy à propos les blancs de l’histoire par des conte-
d’American Death Trip (la suite
d’American Tabloid), « ce livre est à
nus inventés. Tout auteur, quand il
travaille sur une fiction, part d’une
Marilyn, un chapitre ou
la fois solidement factuel et entiè-
rement fictionnel. Il se fonde sur des
base d’éléments imaginaires qu’il fait
évoluer selon une logique roma-
un mot du roman JFK ?
recherches scrupuleuses, mais réi- nesque cherchant à imiter le mou-  i la romance entre le président et l’actrice apparaît souvent
S
maginées selon le seul critère de la vement de l’existence. Les roman- comme un fait acquis, elle est loin d’être incontestable. Pour
viabilité dramaturgique ». « Mon ciers qui s’attaquent à Kennedy James Ellroy, qui a pris le parti de la démystification féroce,
roman est un vrai roman, explique partent, eux, de faits avérés, de per- la cause est entendue : si cette liaison est une fiction, roman-
Stephen King à propos de son sonnalités existantes, auxquels ils çons son invention. Dans American Tabloid, c’est un agent du
22/11/63, mais tout ce que j’écris sur appliquent cette même logique FBI qui, se sachant écouté par son patron Hoover, invente une
Oswald et Marina [sa femme] est romanesque. C’est ainsi que François conversation téléphonique avec JFK (qu’il entend protéger
vrai. » « Pour construire mon texte, Forestier déduit que Kennedy a été par ce leurre) : « Allons, Jack, Marilyn Monroe? […] Je le croi-
j’ai rassemblé le maximum de docu- tué par le parrain Carlos Marcello, qui rai si tu me dis de ne pas t’envoyer de filles. » Résultat, Hoover
mentation, trié les faits, me suis fait entendait réparer son honneur (ins- met Marilyn sur écoute et découvre qu’« au cours des deux
une opinion de la direction que je trument de gouvernance essentiel dernières semaines, elle s’était envoyé Buddy Greco, Billy
voulais suivre. Chaque dialogue a été dans la mafia) mis à mal par son Eckstine, Skip Homeier, Freddy Otash, l’entraîneur de Rintin-
prononcé. Mais le livre est conçu extradition au Guatemala, tandis que tin, Jon “Ramar de la jungle” Hall, son nettoyeur de piscine,
comme un roman, et le plus beau James Ellroy voit dans cet assassinat deux livreurs de pizzas, Tom Dugan, grand spécialiste du
compliment que vous puissiez me le fruit pourri des manigances de la “talk-show”, et le mari de sa bonne – mais pas de sénateur
faire, c’est de me dire qu’il ressemble CIA pour renverser Castro, et que

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Stephen King conclut à la seule unique. L’affaire Kennedy n’est plus


culpabilité d’Oswald… qu’un cadre littéraire, à l’intérieur Le mythe Kennedy et la vérité
Un détail : hors le fougueux James duquel les romanciers peuvent créer elle-même succombent en même
Ellroy, aucun de ces auteurs ne croit à condition de ne pas violer les faits temps à Dallas. Deux morts
mordicus en « sa » version des faits. et de produire un « tout complet ». libératrices pour les écrivains.
Et tous pourraient revendiquer la Cette méthode possède son volet
note conclusive du Libra de Don critique : réfléchir aux échos et aux dollars. Une chaîne de télévision le C’était…
C’était…
DeLillo : « Dans une affaire où les coïncidences relevés au fil des contacte pour reconstituer l’évé­
L’AMÉRIQUE
KENNEDY
DE L’AMÉRIQUE DE
KENNEDY
rumeurs, les faits […] amènent des enquêtes permet de s’interroger sur nement. Il entre dans la boutique, En 1963, le rêve se brisait
En 1963, le rêve se brisait

théories labyrinthiques qui s’entre­ le nombre ahurissant de ces coïnci­ gratte un ticket de loterie, et gagne à

C’était… L’AMÉRIQUE DE KENNEDY


Kennedy reste un des présidents les plus aimés des Américains. Pourtant sa présidence,
incarnée par un homme jeune, beau et dynamique, à une époque où tous les espoirs

lacent au point d’être parfois inextri­ dences qui surgissent dès lors que nouveau 100 000 dollars. C’est le
semblent permis, n’aura duré que trois ans.

Mille jours brutalement interrompus à Dallas, le 22 novembre 1963.

Les meilleurs spécialistes de l’histoire des États-Unis, d’incroyables reportages pho-


tographiques, L’Histoire et Paris Match s’associent pour raconter cette Amérique des

genre de choses que nous pensons


années 1960, sans rien occulter : la lutte contre la pauvreté, la conquête de l’espace,

cables, il peut sembler à certains l’on scrute un événement à la loupe.


l’engagement américain au Vietnam, le combat en faveur des Noirs, les comportements
privés scandaleux... Quel est le véritable bilan de la présidence Kennedy ?

Des secrets bien gardés durant toute son existence, un assassinat mystérieux, cinquante
ans plus tard, John F. Kennedy continue de fasciner.

qu’une œuvre de fiction ne fera Dans JFK, le dernier jour, François d’emblée impossibles. Elles arrivent
qu’ajouter de l’ombre à cette Forestier s’amuse à citer la relation pourtant tout le temps. » Kennedy
ISBN : 979-10-91529-10-5

Design :
9 791091 529105 Prix TTC : 8,90 €

chronique de l’insaisissable. Cepen­ qui unit Jackie Kennedy à Lee Harvey est mort, et son assassinat a fait deux
À lire
dant, étant donné que ce livre ne se Oswald via la copie d’un tailleur victimes collatérales : le mythe Ken­
réclame d’aucune vérité littéraire, Chanel rose. Stephen King rappelle nedy créé par ses communicants et C’était…
qu’il se tient par lui­même à l’écart et toutefois que cette quête de rela­ remplacé par une légende roma­ l’Amérique de
Kennedy. En 1963,
complet, les lecteurs pourront tions logiques présente un défaut : nesque pleine d’ombres, et la vérité le rêve se brisait,
peut­être y trouver un refuge. Y trou­ celui d’exclure le pur hasard et de elle­même, devenue inconnaissable. éd. Paris Match/L’Histoire,
ver aussi une manière de penser à cet présenter comme une chaîne conti­ Deux morts libératrices pour la fic­ 112 p., 8,90 €.
assassinat, sans se voir imposer ces nue des événements contigus en tion, qui peut enfin se dégager du
demi­vérités ou ces multiples possi­ fait : « Bien sûr, l’enchaînement des réel et fouiller les dossiers non plus
bilités. » En somme, dans la montagne événements [l’assassinat de Ken­ pour y chercher une solution, mais
de données générées par l’affaire nedy, puis celui d’Oswald, puis celui les éléments d’une création. Comme
Kennedy, les romanciers ramassent de Bobby Kennedy] paraît impro­ l’écrit Mallarmé, dans La Musique et
chacun les pièces avec lesquelles ils bable mais laissez­moi vous raconter les Lettres, « la Nature a lieu, on n’y
formeront un puzzle différent une histoire récemment arrivée dans ajoutera pas ». Nous sommes tous
permettant d’envisager le tout. En le Middle West. Un homme gagne au prisonniers de la fiction – mais, Dieu
aucun cas il n’existe un puzzle loto un peu plus d’un million de soit loué, la prison est vaste.

John F. Kennedy ». Beau joueur, Hoover saluera la manipu-


lation : « Votre petite digression sur Marilyn Monroe m’a fait
courir pendant un temps tout à fait appréciable. À quel mythe
vous avez là donné naissance! »
Marc Dugain, dans La Malédiction d’Edgar, n’est pas aussi radi-
cal qu’Ellroy : « Compte tenu de l’attrait irrépressible de John
Kennedy pour les femmes, il n’était pas pensable qu’il fît l’im-
passe sur le symbole sexuel le plus adulé d’une génération. »
Mais Dugain tient compte, dans sa version, de la sexualité com-
pulsive de Kennedy. « Marilyn l’aima profondément et avec
autant de constance que sa fragilité psychologique pouvait le
lui permettre. Lui, j’imagine, l’aima ni plus ni moins que les
centaines d’autres femmes qui se pensaient uniques à ses
yeux. » Sous la plume de l’écrivain, la romance devient l’his-
toire d’un prédateur sexuel harcelé par sa proie : « Elle lui fit
comprendre que, s’il ne lui manifestait pas un peu de consi-
dération […], elle projetait de révéler leur liaison et de jeter sur
la place publique les secrets d’alcôve qui concernaient pour la
plupart la sécurité de l’État, et, notamment, le projet d’assas- Venez rencontrer les auteurs :
sinat de Fidel Castro, toutes choses consignées sur un journal Milena Agus, Lamia Berrada-Berca,
dont elle ne se défaisait jamais. » Cette version suggère natu- Jeanne Benameur, Massimo Carlotto,
rellement une explication à la mort de Marilyn. Elle dévie aussi Davide Longo, Brigitte Giraud,
Helena Janeczek, Francesca Melandri,
sur une autre légende : celle qui entoure la liaison supposée Denis Montebello, Audur Ava Olafsdottir,
entre Bobby Kennedy et la star. Un attorney general (ministre Dominique Manotti, Leila Marzocchi,
de la Justice), qui a lancé une croisade contre la mafia, père Mariapia Veladiano.…
de onze enfants et réputé pour sa conception traditionnelle du
mariage, et une actrice proche du sulfureux Sinatra… Quand www.litteratures-europeennes.com
deux archétypes s’accouplent, ils enfantent un mythe, et celui-
là, à en croire Ellroy, pourrait bien remplacer l’ancien. A. B.

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
Litt Mag 84x125
La vie des lettres 16

Jean-Christophe MarMara/figarophoto
Huit membres de l’académie Goncourt devant le restaurant Drouant, en 2007. De gauche à droite : Didier Decoin, Jorge Semprún
(disparu en 2011), François Nourissier (disparu en 2011), Edmonde Charles-Roux, Daniel Boulanger (qui a démissionné en 2008),
Françoise Chandernagor, Robert Sabatier (disparu en 2012) et Bernard Pivot.

prix littérairesUne exception française ?


Alors que s’ouvre la saison des prix, et que le Goncourt fête ses 110 ans,
deux livres éclairent cette tradition à la fois littéraire et commerciale.

C
haque année, d’août à novembre, la plus de deux mille récompenses décernées chaque
saison littéraire prend son essor. Les année en France par des institutions publiques ou
auteurs, à qui l’on octroie rarement privées, des académies, des associations, ou même
ce privilège, se retrouvent à la une des individus. Avec cela, nous remportons de très
des médias, des flopées de journa- loin la palme des plus grands distributeurs de prix.
listes attendent devant le restau- L’émulation causée par ces dis-
rant Drouant le verdict des jurys Chaque année, tinctions participe de la vie litté-
du Goncourt ou du Renaudot. plus de deux mille raire, au point que l’édition s’est
Cette folie des prix est-elle une récompenses progressivement organisée en
À lire exception culturelle française ? sont décernées fonction de celles-ci : en regrou-
Du côté de chez Drouant.
Les États-Unis ont bien le Pulitzer dans l’Hexagone. pant la grande majorité des paru-
Cent dix ans de vie littéraire et le National Book Award, l’Alle- tions à la fin de l’été, pour qu’elles
chez les Goncourt, magne le Deutscher Buchpreis, et l’édition japo- aient une chance d’être sélectionnées, c’est le
Pierre Assouline, éd. Gallimard/France naise fonctionne en grande partie grâce aux prix et milieu de l’édition, relayé par la critique journalis-
Culture, 216 p., 16,90 €. aux concours littéraires, mais, hormis peut-être le tique, qui a donné naissance à ce que l’on appelle
La Littérature à quel(s) prix ? Booker Prize britannique, aucune de ces récom- la « saison littéraire », autre spécialité locale.
Histoire des prix littéraires, penses ne rencontre autant d’échos que notre Gon- Financièrement, chacun y trouve son compte – de
Sylvie Ducas, éd. La Découverte, court. En 2008, le Guide des prix et concours litté- l’auteur au libraire, en passant par l’éditeur et le
246 p., 22 €.
raires de Bertrand Labes (éd. du Rocher) recense journaliste –, mais la remise de prix est aussi

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013
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l’occasion de furieux débats intellectuels autour


des qualités de tel ou tel livre sélectionné ou injus­
tement rejeté. En dépit des dérives qui lui sont fré­
Calendrier 2013 hypertextes
Tweets à sauts
quemment reprochées, parfois à raison – mani­ des prix littéraires et à gambades
pulations, stratégies commerciales, guerres
d’influence –, la saison a donc le mérite de faire Il y a quelques jours, le cardinal
parler de littérature pendant presque quatre mois, 24 octobre : grand prix du roman   Gianfranco Ravasi, président du
Conseil pontifical pour la
un avantage considérable dans cette période de de l’Académie française. culture, affirmait que la pratique
déclin du nombre de lecteurs.  L’Académie décernait des prix de littérature, de la brièveté de Twitter et
Aujourd’hui à la base de l’organisation éditoriale, d’histoire et de philosophie depuis la fin sa limite de 140 caractères était
les prix littéraires sont considérés comme un phé­ du xviiie siècle, mais il a fallu attendre 1918 aussi ancienne que les
nomène unique, « oxymorique », selon le terme de pour qu’elle commence à reconnaître préceptes lapidaires du Christ.
l’universitaire Sylvie Ducas : ils rassemblent les une forme de légitimité au genre romanesque. Quoi qu’on en pense, le rôle
de Twitter comme atelier
concepts censément opposés d’économie et de
d’écriture vient d’être réaffirmé
littérature, mais leur influence, dans un domaine 4 novembre : prix Goncourt et Renaudot par un écrivain que l’on avait
comme dans l’autre, ne peut être mise en doute.  Avec ses cent dix ans d’existence, le Goncourt plutôt pris l’habitude d’associer
La preuve en est le développement récent d’études est l’aîné des prix français et le vestige d’une aux patientes discussions
et de recherches sur un sujet considéré jusqu’alors époque de bouillonnement de la vie littéraire. nocturnes de son émission
comme anecdotique. Parmi elles, on relève deux En opposition à l’Académie française, sur France Culture, « Du jour
ouvrages parus récemment : La Littérature à il a été le premier à doter un roman. au lendemain », Alain Veinstein.
Dans Cent quarante signes
quel(s) prix ?, de Sylvie Ducas et Du côté de chez En 1926, des journalistes, patientant devant
(éd. Grasset), un « autoportrait
Drouant, de Pierre Assouline, membre de l’acadé­ Drouant en attendant les résultats du Goncourt, par miettes » produit
mie Goncourt et notamment collaborateur du eurent l’idée de fonder leur propre prix sur son compte @AVeinstein
Magazine Littéraire. Ce dernier fait la chronique littéraire : décerné quelques minutes après se transforme en un roman
des cent dix années d’existence du plus important lui et prenant modèle sur son aîné, par tweets « où la vie vécue
prix littéraire français, « qui ne va pas à un écrivain, le prix Renaudot porte le nom d’un journaliste et la vie rêvée du narrateur sont
encore moins à un éditeur, tient­il à rappeler, mais alors célèbre dans la profession. amenées à se rencontrer »
en une forme d’autofiction
bien à une œuvre d’imagination en prose parue à sauts et à gambades,
dans l’année ». Le recul lui permet de porter un 5 novembre : prix Décembre nous menant d’aphorismes
regard objectif sur les évolutions et les tensions qui  Anciennement prix Novembre, il fut fondé poétiques à la chronique
ont secoué « les dix », ainsi que sur les choix des par Michel Dennery, qui s’est retiré en 1998, de lecture, de rencontres
jurés, depuis 1903 jusqu’à sa propre entrée au après l’attribution du prix à Houellebecq, énigmatiques à des réflexions
cénacle, en 2012. qu’il réprouvait. Depuis, le prix est financé par sur l’écriture, d’une morale par
coups d’œil à des hallucinations.
Pierre Bergé, qui l’a rebaptisé Décembre.
Tweeter devient alors « cette
Mythologies et ritualisation seconde vie » dont parlait
Sylvie Ducas, de son côté, se propose d’analyser en 6 novembre : prix Femina Aurélia de Nerval, où le fil ténu
profondeur les tenants et aboutissants des princi­  Fondé un an seulement après le Goncourt et du temps numérique noue les
pales distinctions littéraires françaises. Elle dresse en réaction à la misogynie latente de ce dernier, réalités hétérogènes de notre
un panorama des différents types de prix, le tradi­ le Femina est composé d’un jury exclusivement flux de conscience, dans un long
tionnel (Goncourt), le contestataire (Femina), féminin et récompense une œuvre de prose récit où le virtuel interroge
sans cesse l’expérience.
l’ironique (Renaudot), le participatif (prix des lec­ ou de poésie.
Alexandre Gefen
trices de Elle), le professionnel (prix des libraires)
ou le labellisé (prix du roman Fnac). La liste est 11 novembre : prix Wepler Gallica se met au
longue, car très complète, dans cet essai n’omettant  Avec sa particularité d’avoir un jury tournant, livre électronique
ni la bande dessinée ni le livre numérique. En étu­ le prix Wepler, fondé à l’initiative de la librairie
Si l’immense bibliothèque
diant le système et le fonctionnement de ces dis­ des Abbesses, se veut éloigné de toute visée numérique de la Bibliothèque
tinctions, elle fait ressortir une mythologie, un pro­ commerciale. Son partenariat avec la fondation nationale de France, Gallica,
cessus de ritualisation (dont les couverts en vermeil La Poste et la brasserie Wepler lui permet nous avait habitués à la simple
des Goncourt ou les fauteuils tendus de velours des de doter les lauréats de 10 000 euros. retranscription, sous la forme
académiciens ne sont que les exemples les plus évi­ de PDF, de textes difficilement
dents, chaque prix ayant son lieu de remise, sa céré­ 12 novembre : prix Médicis accessibles en dehors de nos
ordinateurs et des applications
monie et ses fidèles) : faux­semblant de messe lit­  Fondé en 1958, le Médicis récompense en
Gallica sur Ipad et Android, c’est
téraire qui tend à (re)sacraliser la figure de l’auteur. théorie un roman ou un recueil de nouvelles maintenant plus de six cents
Sylvie Ducas et Pierre Assouline se rejoignent pour dont l’auteur débute ou « n’a pas une notoriété livres électroniques gratuits
affirmer que cette comédie annuelle, bien qu’elle correspondant à son talent ». au format ePub, des romans
participe d’une gigantesque industrie, n’est pas à d’Anatole France à ceux
rejeter. D’une part, parce que le monde du livre et 13 novembre : prix Interallié d’Alexandre Dumas, adaptés
les auteurs ont besoin de ce coup de projecteur,  Sur le modèle du Renaudot, le prix Interallié aux tablettes et aux liseuses,
qui sont désormais disponibles
mais surtout parce que, en soulevant les débats et a été fondé par des journalistes qui attendaient sur cette plate-forme.
en éclairant les enjeux autour d’écrits contempo­ le résultat du prix Femina en 1930. Décerné De quoi changer résolument
rains, elle permet à la littérature de rester vivante. mi-novembre, il clôt la saison littéraire. nos nuits d’insomnie et nos
Clémentine Baron longs voyages en train. A. G.

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 18

vente livres audio


Gide s’excuse, Gatsby revit
cela vaut de l’or À l’heure où le roman de
Après le refus de Du côté de Fitzgerald revit un succès
chez Swann par La NRF, Gaston international – en témoigne
la récente adaptation de Baz

RENé SAINt-PAUL/RUE DES ARCHIvES


Gallimard s’emploiera
à réparer la faute attribuée à Luhrmann –, Audiolib invite
André Gide. « Nous avons été Emmanuel Dekoninck à lire
sottement légers », écrira-t-il à ce texte dont l’écriture très
Proust. Gide, supposé coupable soignée et la description
de « la plus grave erreur de pointilleuse d’un milieu riche et
La NRF », exprima ses regrets à frivole annoncent des écrivains
Proust. Célèbre lettre d’excuses contemporains comme Bret
dont le brouillon pour Easton Ellis ou Jay McInerney.
la première fois dévoilé va être La voix du comédien incarne
mis en vente par Sotheby’s. Henry Miller dans les années 1960. aussi bien le personnage
juvénile du narrateur que

inéditLe Capricorne
Une pièce exceptionnelle,
estimée entre 100000 et l’univers enchanté qu’il
150000 euros. À travers les traverse. Un timbre grave, qui

d’avant le tropique
ratures et les passages barrés, laisse cependant entendre une
le mea culpa de Gide éclate. légère touche de candeur et un
Il a rayé certaines formules air d’étonnement propres au
jeune personnage de Nick

D
renvoyant à sa crainte d’être
tenu par Proust pour un « je ne epuis les années 1990, les ayants droit de Henry Miller ne Carraway, découvrant un milieu
sais quel ennemi vulgaire ». se sont pas contentés de vendre une grande partie de ses huppé, incarné par la figure
Gide s’estimait ainsi « en grande mystérieuse de Gatsby, son
manuscrits et de ses toiles. Ils ont aussi permis la parution voisin, que tout le monde
partie responsable » du refus, de deux romans de jeunesse, dont Crazy Cock, et la découverte de
il corrigea en « beaucoup ». connaît et dont la demeure
versions antérieures de ses œuvres. porte toutes les couleurs d’un
Vente à Sotheby’s Paris Dans Crazy Cock, Henry Miller, qui habite alors chez ses parents, « parc d’attractions »
« Livres et manuscrits » pour jeunes riches enivrés.
le 26 novembre, 76, rue du Faubourg- est anéanti par l’éclatement d’un délétère ménage à trois : sa femme,
June, qui l’entretenait, a fui leur cave de Brooklyn avec sa maîtresse. Marie Fouquet
Saint-Honoré, Paris (8e).
Elles sont parties pour Paris, où il n’a ni la force ni les moyens de les Gatsby le Magnifique,
rejoindre. Ne restait plus qu’à réinventer leur histoire… Malgré Francis Scott Fitzgerald,
lu par Emmanuel Dekoninck,
quelques faiblesses, le roman annonce les éclairs de génie et l’éro- éd. Audiolib, 6 h 10, 17 €.
tisme cru de l’auteur. Capricorne 1 est d’une tout autre facture.
Nous retrouvons Henry Miller villa Seurat, à Paris, où il mène une Le souffle des
vie de bohème, découvre les surréalistes et fréquente Anaïs Nin. Il fjords islandais
ignore que celle-ci a avancé les fonds pour la publication de Tro­
Le commissaire Erlendur est
pique du Cancer. Reconnu par ses pairs, l’« écrivain-gangster » de retour. Mais, dans Étranges
retrouve confiance en son talent. Ceux qui tiennent Miller pour l’un rivages, il mène une quête
édition des géants de la littérature américaine du siècle dernier devraient
se précipiter sur Capricorne 1. Ceux qu’insupportent ses ponc-
personnelle. Hanté par le
souvenir de son frère cadet,
Dans les sillages tuelles saillies misogynes aussi. Blessé, lucide, Miller n’a sans doute disparu lors d’une tempête de
neige, il se rend dans sa région
pas livré dans ce premier brouillon des fulgurances dignes de Tro­
de Jung pique du Capricorne, mais il y montre ce qu’il a le plus souvent à natale, les fjords de l’est de
À côté des travaux de Freud qui l’Islande. Erlendur se rappelle
cœur de cacher. Il revient sur son enfance new-yorkaise, l’échec de une histoire, celle d’une femme,
ont donné lieu à de nombreuses
exégèses largement diffusées, son premier mariage, sa vocation d’écrivain, sur June encore, d’autant morte dans une tempête
ceux de son ami puis adversaire plus soucieux d’en brosser un portrait brillant qu’Anaïs Nin, elle semblable, en 1942. Comme en
Carl J. Jung semblent aussi fascinée par la jeune femme, soumet ses textes à celle-ci. On écho à son propre traumatisme,
n’avoir suscité, vu de France, accède ainsi à l’homme avant qu’il ne brosse son autoportrait en le commissaire décide de se
que peu de publications. La jouisseur infréquentable. Ici, Miller n’emprunte pas d’argent lors de plonger dans cette ancienne
jeune maison d’édition Martin- affaire. La voix rocailleuse de
veillées mortuaires. Il ne casse pas la tirelire de sa fille pour financer
Pêcheur, avec sa collection Jean-Marc Delhausse incarne
« Domaine jungien », s’attache
une aventure d’un soir, mais craint de ne plus pouvoir payer sa pen- parfaitement l’écriture
à corriger cette illusion sion alimentaire s’il se consacre à l’écriture. « Je suis sûr qu’un jour d’Indridason et interprète
d’optique en publiant des textes vous serez un grand écrivain, lui avait dit un collègue, mais il vous subtilement chaque
inédits de « disciples directs faudra d’abord souffrir pour de bon. » Maialen Berasategui personnage. Ce livre-audio est
ou indirects ». Le premier, Henri un magnifique voyage vers des
Duplaix (L’Oreille de Gargantua), rivages où l’homme et la nature
est un médecin de campagne
À lire peuvent être impitoyables.
et psychanalyste porté Capricorne 1, Henry Miller, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Sébastien Létang
sur l’interprétation des rêves. Christian Séruzier, éd. Blanche, 240 p., 18 €. Étranges rivages,
Le deuxième, Claude Bourreille, Crazy Cock, Henry Miller, traduit de l’anglais (États-Unis) par Alain Defossé, Arnaldur Indridason,
évoque les Types psychologiques éd. Belfond, 324 p., 18 €. lu par Jean-Marc Delhausse,
établis par Jung. éd Audiolib, 9 h 50, 21,50 €.

Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013


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LE RENDEZ-VOUS DES ARTISTES ET DE LA NATURE

inéditJoyce miniature essai


Malraux-Picasso,

KEYSTONE FRANCE/GAMMA
D
e Joyce, le lecteur français a tendance à retenir surtout la recto verso
prose titanesque et babylonienne de ses romans, les André Malraux et Pablo
manières policées, un brin polissonnes, de ses Gens de Picasso, deux figures
éminentes de la seconde
Dublin, ou les saillies obscènes de sa correspondance avec Nora. moitié du XXe siècle, deux
Plus rarement songe-t-on aux vers tendres et gracieux de Chamber penseurs de l’art qui se sont
Music ou aux pastiches et limericks, ces poèmes de forme fixe, irré- croisés à plusieurs reprises Malraux devant une toile
vérencieux de préférence, dont il truffait ses lettres, cartes postales sans jamais se rencontrer de Picasso en 1966.
et pages de garde. Or c’est bien de ce côté-ci, à la lanterne riante tout à fait, ce que l’on ne peut
d’un « Sunny Jim » – tel que ses parents surnommèrent James que regretter : quelles et c’est peut-être l’art qui en
JARDIN D’ARTISTES, JARDIN DE SCULPTURES
réflexions sur l’art moderne a le plus souffert. Pourtant,
Joyce –, que doivent se lire Les Chats de Copenhague. Posté du Raphaël Aubert nous rappelle
auraient pu jaillir du choc de
Danemark à son petit-fils de 4 ans, ce court poème multiplie les ces deux intelligences ? que c’est au peintre
clins d’œil à un précédent conte, Le Chat et le Diable, envoyé Revenant sur les parcours malaguène que Malraux
quelques jours auparavant avec un félin rempli de bonbons. Se convergents puis divergents consacre l’un de ses derniers
retrouve donc ici le goût immodéré de l’écrivain pour l’allusion, à de ces deux figures tutélaires, livres, La Tête d’obsidienne.
destination non seulement de l’enfant, censé tirer l’anti-leçon d’épi- le journaliste Raphaël Aubert Un hommage posthume
sodes antérieurs, mais aussi des adultes, qui ne purent que s’amuser décrit avec précision les à celui qu’il considère
quelques rencontres entre désormais comme « l’un
de la satire de l’autorité esquissée dans la fable. Dans cette étrange façonD’ARTISTES,des
les deux artistes et laJARDIN plus
JARDIN DE grands inventeurs
SCULPTURES
histoire, les policiers restent toute la journée au lit à fumer des dont ils s’éloignèrent, petit de formes de l’Histoire ».
cigares, à boire et à donner des ordres, tandis que les vieilles Danoises à petit. Des désaccords Et une façon, enfin, d’aller
ont bien besoin des conseils politiques (Malraux soutenant à sa rencontre.
d’un chat pour les dérider ! de Gaulle après la guerre, Clémentine Baron
Camille Thomine quand Picasso devenait
membre du Parti À lire
À lire communiste) agrémentés
de quelques maladresses et
Malraux & Picasso.
Les Chats de Copenhague, Une relation manquée,
James Joyce, traduit de l’anglais incompréhensions suffirent à Raphaël Aubert, éd. Infolio, 120 p., 9 €.
(Irlande) et préfacé par Charles Dantzig, briser l’amitié à peine éclose,
éd Grasset, 36 p., 9,90 €.

parution DANS L’INTIMITÉ DU POÈTE


Bertrand Russell, penseur sans pitié Vulaines-sur-seine
Bertrand Russell est un a le droit de caresser la poitrine
rationaliste qui mord! En 1940, d’une religieuse du moment
il fut invité à donner des cours que ses intentions sont pures. »
de philosophie à l’université Ou les contradictions de la
de New York. Puisque Russell Russie marxiste, qui tentait de
estimait, entre autres, qu’il ne « concilier deux théories :
fallait pas « punir les enfants seuls les prolétaires sont bons,
qui se masturbaient », et seuls les communistes DANS L’INTIMITÉ DU POÈTE
l’invitation suscita une cabale sont bons. Pour ce faire, il a fallu
puritaine, une mère d’étudiante modifier le sens des mots.
porta plainte et obtint gain de “Prolétaire” en est venu à
cause. C’est dans ce contexte, désigner un partisan du régime
joliment rendu par la préface de en place; Lénine, malgré ses
Jean Bricmont, que Bertrand origines princières, appartient
Russell écrivit cet opuscule ainsi au prolétariat ». L’acuité
inédit en français qui s’attaque de Bertrand Russell et une
aux philosophes antiques, aux certaine honnêteté lui font
magiciens médiévaux, aux traquer la sottise dans tous les
clercs éternels, aux marxistes, camps – y compris chez le
exposition
Visuel : Édouard Manet, Stéphane Mallarmé, huile sur toile, 1876, Paris, Musée d’Orsay
Conception : Direction de la communication - Conseil général de Seine-et-Marne •

aux nazis, aux préjugés sur les grand Gandhi lorsque celui-ci
portraits de MallarMé,
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Photo : Patrice Schmidt

sexes, les nations, à la valeur voit dans les séismes


magique que nous prêtons à un châtiment divin. A. B.
l’or… On y découvre une ironie de Manet à picasso
proprement voltairienne et À lire COLLECTION PIERRE MAC ORLAN : UN ÉCRIVAIN ET SON TEMPS
du 14 septeMbre au 16 déceMbre 2013
une jubilation à démystifier, par
exemple, les contorsions de
De la fumisterie intellectuelle, seine-et-marne.fr

la chrétienté sur la sexualité :


Bertrand Russell, Rejoignez-nous !
SORTIR77
traduit de l’anglais par Myriam Dennehy,
« D’après un éminent éd. de l’Herne, 96 p., 15 €.
théologien, un confesseur

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 20

édition exposition
Globe-Pozner PARIS (4e)
Jusqu’au 3 mars
À 16 ans, il a envoyé ses poèmes
à Alexandre Blok, qui les a
récités. Il a mangé du fromage
La science
avec Brecht à Paris et l’a du bric-à-brac
retrouvé à Berlin au milieu des Avec « Le surréalisme et
répétitions de La Vie de Galilée. l’objet », le Centre Pompidou
Il fut aussi l’ami d’« Opje », continue d’explorer
le père de la bombe atomique l’imaginaire surréaliste.
américaine, connut Dashiell Après Dalí l’an passé, c’est
Hammett vivant « à l’écart au tour des pratiques

AKG-IMAGES
de la gloire »… Les éditions Lux sculpturales du surréalisme
font paraître le recueil du à travers le prisme de l’objet,
romancier, poète et journaliste inédit et décapant. Pour poser
d’origine russe Vladimir Pozner. Réveillon du nouvel an à l’opéra Kroll, à Berlin, en 1928. les bases de la démonstration,

parutionBerlin
Un maître du portrait en on remonte à 1914, au premier
mouvement : sous sa plume, ready-made dada de Marcel
Aragon et Elsa, Boris Duchamp, le Porte-bouteilles,

au bord du gouffre
Pasternak, Isaac Babel et à une toile de Giorgio
reprennent vie… De Chirico qui introduit, pour
Vladimir Pozner se souvient, la première fois, un mannequin
dans une œuvre d’art, un objet

E
éd. Lux, 256 p., 18 €.
n 1920, l’écrivain Joseph Roth s’installe à Berlin, après avoir dont les surréalistes vont
Vladimir Pozner. s’emparer – notamment
quitté sa patrie, l’Empire austro-hongrois, disparu en 1918.
Hans Bellmer avec sa Poupée.
Il est déjà un chroniqueur reconnu et loue ses services à Entre-temps, la Boule
plusieurs quotidiens allemands tel le Neue Berliner Zeitung. À Berlin suspendue de Giacometti
propose une compilation de certains de ses articles, jusqu’ici inédits ouvre le bal des « objets à
en français, présentés comme une chronique de la ville. fonctionnement symbolique »
Joseph Roth y décrit ses pérégrinations au cœur de la capitale de la – un prototype à suivre pour
République de Weimar, de bordels en tripots, de fêtes foraines au Dalí et Breton. L’exposition
Reichstag. Son écriture, typique d’un journalisme aujourd’hui dis- se clôt avec les sculptures
d’assemblage de Miró de la fin
paru, est à la frontière du reportage et de la promenade littéraire. des années 1960. Ce panorama
Les articles d’À Berlin sont regroupés en sept thèmes, tels que la traversant quarante années
ÉD. LUX

bourgeoisie, le divertissement, ou encore la circulation. En véritable trépidantes se prolonge dans


reporter, Joseph Roth s’intéresse à ce qu’il voit, et surtout aux des œuvres contemporaines,

concours détails : « La miniature des parties est plus impressionnante que la preuve de la postérité

CENTRE POMPIDOU, MUSÉE NATIONAL D’ART MODERNE, DIST. RMN-GP/PHOTO PHILIPPE MIGEAT, CENTRE POMPIDOU
monumentalité du tout. [ …] Je suis un promeneur. » Et pourtant, d’un certain esprit subversif.
Les grandes expositions
P.-S. à JFK chaque promenade dans Berlin devient l’occasion d’une réflexion,
surréalistes y ont été
Le Magazine Littéraire lance
plus vaste, sur l’Allemagne. L’auteur, qui deviendra monarchiste, est, habilement reconstituées
un concours qui vous permet dans les années 1920, encore nourri d’idéaux socialistes. Comme avec leur ambiance de train
de rivaliser avec James Ellroy. nul autre chroniqueur berlinois, il s’intéresse au petit peuple et aux fantôme, de parc d’attractions
Cinquante ans après miséreux qui hantent la métropole et ses asiles. En tant que juif, le ou de boîte de nuit, pour un
l’assassinat du président sort de son peuple le préoccupe, et plusieurs de ses reportages surréalisme encore vivant.
Kennedy, vous avez obtenu contiennent des réflexions, sombres mais clairvoyantes : « Là où Véronique Prest
des informations capitales s’arrête un Juif, surgit un mur des Lamentations. Partout où s’ins- « Le surréalisme et l’objet »,
qui éclairent d’une lumière Centre Georges-Pompidou, Paris (4e),
nouvelle ce drame. Vous talle un Juif, naît un pogrom. » www.centrepompidou.fr/
n’en revenez pas : ce n’est pas Dans À Berlin ne sont mentionnés ni les révolutions ratées ni les
coups d’État manqués qui ponctuent l’entre-deux-guerres allemand. Objet, Valentine Hugo (1931).
du tout ce que tout le monde
pensait! Vous décidez d’écrire C’est une ville de débauche, pleine d’ambiguïté morale et de caba-
un article de 10000 signes rets, dont Joseph Roth nous parle. Mais sous le masque de la frivo-
environ, espaces incluses, pour lité pointent les premières lueurs du drame. Le dernier texte, inti-
expliquer aux lecteurs ce qui
s’est vraiment passé à Dallas,
tulé « L’autodafé de l’esprit », date de 1933, peu de temps après
ce vendredi 22 novembre 1963. l’arrivée de Hitler au pouvoir. Dans cette ville que Joseph Roth a su
Les textes sont à déposer sur si bien décrire, des hommes brûlent ses livres. L’écrivain est anéanti :
le site Le Cercle des nouveaux « On doit le reconnaître et le dire ouvertement : l’Europe spirituelle
écrivains (www. capitule. » Pourtant, l’imminence du désastre souligne la nécessité
lecercledesnouveauxecrivains. de ce témoignage qui nous fait plonger dans un monde fascinant,
fr) jusqu’au 10 novembre. et dont il ne restera que poussière. Jean-Sébastien Létang
L’annonce des trois gagnants
de ce concours et la remise des À lire
prix auront lieu lors du Festival
du roman historique à Paris,
À Berlin, Joseph Roth, traduit de l’allemand par Pierre Gallissaires,
éd. Les Belles Lettres, 218 p., 13,50 €.
le 17 novembre.

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013
21

exposition
MATTHEW BARNEY, PRIVATE COLLECTION/COURTESY GLADSTONE GALLERY, NEW YORK AND BRUSSELS

PARIS (7e) Jusqu’au 2 janvier

Ecce homo
Couvrez ce pénis que je ne
saurais voir… L’homme se
dévoile au musée d’Orsay grâce
à une exposition qui se révèle la

DR/PHOTO MARTA GÓMEZ


première mise en perspective
de l’effeuillage masculin
à travers les siècles et les
techniques artistiques en
France (après celle du Leopold
Museum de Vienne qui a eu lieu
Cremaster 4 : Manx Manual, Matthew Barney, 1994-1995. à l’automne 2012). Ecce homo, Atlas, Karl Sterrer, 1910,
PARIS (13 ) Jusqu’au 5 janvier
e donc. Interpréter la nudité coll. Schmutz, Vienne.
masculine comme un idéal

expositionBarney classique – héroïque et


glorieux –, une incarnation
au nu masculin, la littérature
en rougit : comme le souligne

en son cabinet
mythologique ou biblique, Charles Dantzig dans le
un miroir de la vie quotidienne, catalogue de l’exposition (éd.
ou encore une tentation voire Musée d’Orsay/Flammarion),
un objet de désir, témoigne les lettres ont toujours

P
rovocateur, Matthew Barney ? Non : artiste hors norme. de l’évolution politique, sociale été frileuses à l’évocation
Adepte du body art, il a surgi au mitan des années 1980, et culturelle. Voici le corps mâle de courbes viriles. Une
sculpté par Bourdelle, Rodin pudibonderie durable? L. B.
pendu aux plafonds ou accroché aux murs des galeries, ou Bourgeois, peint par
dessinant sous le regard d’un public intrigué et admiratif. Sa manière Moreau, Bacon ou Hockney, À voir
à lui – athlétique – d’aborder l’art. Aujourd’hui créateur jonglant photographié par Pierre
avec le dessin, la photographie, la sculpture et le cinéma, il est et Gilles, Mapplethorpe
« Masculin/Masculin.
ou LaChapelle, croqué par
L’homme nu dans l’art de 1800
reconnu pour son cycle Cremaster. Dans cette série de cinq films à nos jours », au musée d’Orsay,
baroques et oniriques où il ne dédaigne pas d’apparaître se mêlent Cocteau, Schiele ou Warhol… Paris (7e), www.musee-orsay.fr/
créatures mythiques et personnes physiques, œuvres de l’artiste Et quand l’art rend hommage
et objets du quotidien, images d’archives et plans scénarisés. Autant
de séquences où s’effacent la différenciation des sexes et les fron- L’Histoire terrible
tières entre rêve et réalité.
Né en 1967 à San Francisco, ce génial trublion a carte blanche à la
mais inachevée
BnF jusqu’au 5 janvier. Sans acrobatie ni caméra, il organise une de Norodom Sihanouk,
promenade dans sa « Chambre de sublimation ». Un parcours qui
débute par plus de 80 dessins réalisés entre 1988 et 2011. Ses traits roi du Cambodge
à l’encre ou à la mine de plomb, précis, serrés, rappellent Dürer et
Dalí. Composés aussi à l’aide de vaseline, de sang ou de minéraux,
ces tableaux sont sertis dans d’épais cadres en plastique chirurgical,
employé pour la fabrication de prothèses, que l’artiste utilise aussi
pour ses sculptures. Des œuvres graphiques réfléchies qui semblent
les préparations ou explorations des thèmes exprimés dans ses films
Cremaster, Drawing Restraint – tourné avec sa compagne, Björk –
et River of Fundament, qui évoque la mutation de l’âme lors de son
passage de la mort à la renaissance et qui lui a été insufflée par le D’Hélène Cixous
roman « égyptien » de Norman Mailer, Nuits des temps. Mise en scène
Ses sources d’inspiration, Matthew Barney les exhibe dans ce que Georges Bigot
© Arnaud Lafontaine / Design : Studio Philippe Apeloig /Licences spectacle 1-1045623, 2-1045624, 3-1045625 /

l’on pourrait considérer comme l’antichambre de ses sublimations, et Delphine Cottu

un cabinet de curiosités où l’auteur dévoilerait la genèse de son Théâtre du Soleil


esprit créatif. Sa documentation personnelle : coupures de presse, Avec les comédiens
cartes postales, y côtoie croquis, livres et éléments glanés sur le de l’Ecole des arts
net. Mais aussi une sélection issue des collections de la BnF tels ce de Battambang
Cambodge
Livre des morts égyptien datant de plus deux mille ans, des manus-
crits enluminés médiévaux, des gravures de maîtres de l’estampe, 21 – 23 novembre

ainsi que des ouvrages rares d’alchimie… Laure Buisson Théâtre national
de Toulouse
Midi-Pyrénées
À voir
Direction
« La chambre de sublimation. Dessins de Matthew Barney », Agathe Mélinand
galerie François-Ier, Bibliothèque nationale de France, Paris (13e), www.bnf.fr/ Laurent Pelly

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 22

exposition nice (06) Les 29 et 30 novembre


festival
Vulaines-sur-seine (77) nantes (44)
Jusqu’au 16 décembre Du 21 au 24 novembre

Brosser Mallarmé La Belgique


Magnifique portrait que celui francophone
de Gauguin, qui représente
Mallarmé en faune, d’après
en bord de Loire
« L’après-midi d’un faune ». Le festival Impressions
Unique, cet autre portrait peint d’Europe, à Nantes, explore
par Manet en 1876, qui associe cette année la Belgique
les volutes du cigare à celles francophone et sa production
de la rêverie. Faut-il y entendre livresque : auteurs
un écho poétique au climat contemporains (Diane Meur,

CRÉDIT
de leur conversation intime, si Nathalie Skowroneck, Nadine
bien analysé par Bataille : « l’un Monfils…), figures tutélaires
et l’autre à la poursuite d’une récentes (Henri Michaux,
même chimère, l’un sur la toile, qui sera évoqué par
l’autre dans le jeu imprévisible Nicole Caligaris, Olivier Rolin
des mots »? L’exposition et Jean-Pierre Martin,
« Portraits de Stéphane ou Simenon, avec Pierre
Mallarmé, de Manet à Assouline et Philippe

CUM
Picasso », au musée Stéphane- Claudel), et la bande
Mallarmé de Vulaines, touche Paul Valéry fut le premier administrateur du CUM, créé en 1933. dessinée, avec Hergé,
l’amateur de poésie. Peintures, Franquin ou Peeters.
Un vrai panorama ? « Plutôt

rencontresLa culture
photographies, gravures,
dessins dévoilent toutes les une confusion des genres,
facettes du personnage, poète, dit en souriant Yves Douet,

éCUMe à Nice
enseignant et habitué des fondateur du festival.
salons parisiens. Mallarmé Nous voulons nous amuser,
devient l’ami de Manet, de c’est pourquoi par exemple,

L
Renoir, de Degas, de Whistler, le samedi, nous proposons
de Gauguin, et instaure une e Centre universitaire méditerranéen fête ses 80 ans. Fon- une rencontre ludique et
connivence entre poésie et dée en 1933 à Nice, l’institution eut pour premier admi- expérimentale avec l’activiste
peinture, résumée par la nistrateur Paul Valéry, qui lui avait donné pour mission de et entarteur Noël Godin.
formule « peindre non la chose, s’imposer « comme le lieu d’élaboration d’une connaissance Puis nous avons invité des
mais l’effet qu’elle produit ». méditerranéenne, le point où se forme une conscience de plus auteurs comme Bernard
Selon Sartre, « ce petit homme Quiriny – ses textes n’ont-ils
en plus nette et complète de la fonction de cette mer privilé- pas eux aussi cette dimension
discret et féminin » exerce
emprise et fascination sur ceux
giée », et de proposer des colloques et des conférences gratuits, ludique et expérimentale ? Le
qui l’approchent. Les artistes de traitant des sciences comme des arts avec un certain souci d’ex- lendemain, nous passerons
son époque, comme plus tard cellence et un vif éclectisme. « Cette année, nous avons ainsi évo- du polar à la poésie avec
Picasso ou Miquel Barceló, qué Camus, la Syrie, l’aéronautique et Roland Garros, explique William Cliff, dont les textes
y succomberont. Verlaine Carine Marret, responsable de la programmation du CUM. D’or- ont des aspects obscurs…
et Valéry lui ont également La bande dessinée sera
dinaire, notre colloque “Passion” est dédié à un écrivain. Là, nous présente, bien sûr,
tiré le portrait. Comme en le dédions à cet anniversaire, placé sous le haut patronage de
surimpression, les écrits du mais le festival restera
poète vont jusqu’à se glisser l’Académie française. Le but est de parler de notre institution essentiellement consacré
sous ses traits. sans donner dans l’entre-soi et de trouver un juste équilibre entre à la littérature. En fait, nous
Véronique Prest célébration et partage de la connaissance. » voulons mêler les registres,
www.musee-mallarme.fr/ Si la première journée de célébration est consacrée à Paul Valéry, tout en restant dans le
à l’histoire de l’institution et aux évolutions de sa programmation, même bain. » Alexis Brocas
Mallarmé par Auguste la seconde s’ouvrira à la Méditerranée. « La matinée commencera impressionsdeurope.com/
RMN-GRAND PALAIS (CHâTEAU DE VERSAILLES)/PHOTO G. BLOT

Renoir, 1892, musée d’Orsay. par deux conférences : l’une de l’historien Yvan Gastaut, qui évo-
Yves Douet, fondateur
quera l’imaginaire méditerranéen, l’autre, de Jean-François Colo-
des Impressions d’Europe.
simo, sur la Méditerranée théâtre de guerre et de piété. » L’après-
midi traitera des écrivains emblématiques de ses rivages : Alban
Cerisier évoquera la mémoire de Saint-Exupéry, Alain Finkielkraut
celle d’Albert Camus, le biographe Jean-François Hangouët
reviendra sur Romain Gary… « Je pense qu’aujourd’hui nous
avons renoué avec la vocation première du CUM, qui était d’offrir
du savoir et de faire venir des intervenants prestigieux dans une
ville dont l’image est d’abord liée au tourisme. » Et de s’appro-
cher de cette ambition émise du temps de Valéry : « Devenir un
petit Collège de France. » Alexis Brocas
www.cum.nice.org/

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013
23

Creil (60) Du 20 au 24 novembre


festival
Paris (5e) Le 17 novembre

Aux mille yeux


de l’Histoire
Le Festival du roman Grzegorz Rosinski,
historique prend de l’ampleur dessinateur de la BD Thorgal.
et déménage dans la mairie
du 5e arrondissement. Tout et Mohammed Aïssaoui. Le
en gardant son identité, il second, « Le roman historique
s’élargit aux écrivains de la peut-il s’emparer de l’histoire
rentrée. Outre les spécialistes immédiate ? », réunira
du roman historique que sont Alexandra Lapierre, Metin
Françoise Chandernagor, Arditi, Pierre Lemaître et
Stéphanie des Horts Jean-Joseph Julaud. Notons
ou Alexandra Lapierre, vous enfin, pour les amateurs
y retrouverez les figures de bande dessinée historique
de cette rentrée littéraire et néanmoins fantastique, la
que sont Karine Tuil présence de Thorgal et de ses
(L’Invention de nos vies, auteurs, Grzegorz Rosinski
éd. Grasset), Chantal Thomas (photo) et Yves Sentes (qui a
(L’Échange des princesses, succédé à Jean Van Hamme).
Durant le dernier salon de Creil, en 2012. éd. du Seuil) et Pierre La parution du 34e album
Lemaître (Au revoir là-haut, de la série coïncidera avec

salonCreil accueille
éd. Albin Michel). Deux débats la date du festival ; à cette
sont programmés. Le occasion, ils dédicaceront
premier, « Le succès des un ex-libris spécialement tiré

tous les exils séries télévisées va-t-il


revitaliser le roman
historique ? », rassemblera
à une centaine d’exemplaires.
Quand le livre devient
machine à remonter

Q
Françoise Chandernagor, le temps… A. B.
u’il prenne la forme d’une recherche d’ailleurs absolu, de Michèle Cotta, Jean d’Aillon www.festivalduromanhistorique.com/
la fiction comme refuge hors du réel, ou bien de récits de
voyage, l’exil est un motif essentiel en littérature. De là le

LES PARTICULES
thème choisi cette année par le Salon du livre et de la BD de Creil
pour sa 27e édition : « Né quelque part ». « Nous sommes tous
exilés. Les endroits où nous posons nos valises ne sont-ils pas ceux
qui nous intriguent et que nous avons choisi d’habiter ? », inter-
roge Sylviane Leonetti, directrice de l’événement. « Le choix de la ÉLÉMENTAIRES
DE MICHEL HOUELLEBECQ ADAPTATION
thématique correspond à une envie de croiser nos regards sur une
problématique, de la mettre en avant et de permettre à des auteurs ET MISE EN SCÈNE JULIEN GOSSELIN
de réunir leurs esthétiques au cours de débats, tables rondes, pré-
sentations… » De nombreux intervenants (la romancière Valen- THÉÂTRE DU NORD – GRAND’ PLACE – LILLE
tine Goby, le dessinateur Joël Alessandra, la comédienne Elizabeth DU 8 AU 16 NOVEMBRE 2013
Mazev) viendront notamment débattre autour de questions RÉSERVATION 03 20 14 24 24 www.theatredunord.fr
relatives à l’identité et à sa perte : « L’influence de l’exil en littéra-
ture », « Quand la fiction réveille la conscience », ou encore « Entre
intégration et discrimination ».
Si le salon s’est doté d’un thème ouvrant sur l’abstraction théo-
rique, il n’en oublie pas pour autant l’actualité littéraire. D’ailleurs,
certains ouvrages parus cette année ne s’intéressent-ils pas au
voyage, à l’exil ou au sentiment d’identité nationale et territo-
riale ? Ainsi, Le Pays natal, publié en mai dernier sous la direction
de Leïla Sebbar, est un recueil de textes écrits par dix-sept auteurs
méditer ranéens, du Maroc à la Turquie, qui évoquent leur lieu
d’origine. Malek Chebel viendra présenter son Dictionnaire
amoureux de l’Algérie, Laure Adler son roman Immortelles, et
Leïla Sebbar sa dernière parution, La Confession d’un fou.
L’auteur de l’affiche, Jung, interprète graphiquement la question. Théâtre
Son illustration représente la planète vue par le regard d’un
enfant encore retenu par le cordon ombilical, promesse de liberté du Nord
Photo Simon Gosselin

CRÉATION-TRANSMISSION
et de responsabilités. Marie Fouquet Théâtre National Lille Tourcoing
Région Nord Pas-de-Calais
www.lavilleauxlivres.com/ Direction Stuart Seide

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 24

LiLLe (59) Du 8 au 16 novembre


théâtre
Paris (9e) Du 7 au 30 novembre

Rabelais, bête de scène


Et si la scène originaire de notre Lazar, bien connu pour ses
théâtre moderne n‘était ni chez restitutions de la déclamation
Jodelle ni chez Turnèbe, ni chez et de la gestuelle baroques
Hardy ni chez Corneille, mais oubliées par l’histoire
chez un auteur qui n’est pas dominante de notre théâtre,
écrivain de théâtre, François consiste à associer la chaleur
Rabelais? Pour un peu, telle lyrique de la parole (souvenons-
serait la proposition du Théâtre nous de Rabelais et des paroles
de l’Athénée, qui programme gelées qu’il fait réchauffer
parallèlement un Pantagruel par les mains de son géant)
de Benjamin Lazar et un C’est la à une musique contemporaine
faute à Rabelais d’Eugène Durif, de David Colosio, créée pour

théâtreAu chœur mis en scène par Jean-Louis


Hourdin. Les aventures
des instruments du xvie siècle.
Deux musiciens accompagnent

de Houellebecq
du géant de la Renaissance ainsi Olivier Martin-Salvan,
sont d’abord une immense qui aime en Rabelais l’activation
mise en scène du langage, du langage, où il voit

C
de ses pouvoirs comme une dimension politique,
« ette pièce est avant tout l’histoire d’un homme, qui vécut
la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale,
de ses dangers de nomination,
d’énumération, d’accumulation,
une manière de faire « de
l’éducation civique ». Au fond,
durant la seconde moitié du xxe siècle. Généralement de résonance lyrique et il s’agit, contre la normalisation
seul, il fut cependant, de loin en loin, en relation avec d’autres grotesque, de savoir, abrutissante du langage
hommes. Il vécut en des temps malheureux et troublés. Le pays de perturbation. C’est dans contemporain, de provoquer
cette construction poétique, l’expérience, chez l’acteur
qui lui avait donné naissance basculait lentement, mais inélucta­ musicale et carnavalesque, que comme chez le spectateur,
blement, dans la zone économique des pays moyen­pauvres ; fré­ se loge la capacité de croyance de ce que Novarina appelle
quemment guettés par la misère, les hommes de sa génération en un monde nouveau. « la langue à un » : « une langue
passèrent en outre leur vie dans la solitude et l’amertume. Les sen­ Le souffle qui emporte les propre à chacun, un vocabulaire
timents d’amour, de tendresse et de fraternité humaine avaient inventions de Rabelais, puisées à soi et une liberté syntaxique,
dans une large mesure disparu ; dans leurs rapports mutuels ses dans la culture populaire et une manière singulière de
la culture savante, dans un respirer, d’articuler, de rythmer
contemporains faisaient le plus souvent preuve d’indifférence, voire
bouillon de mots forgés dans la phrase, une dépense
de cruauté. » Ainsi le spectateur est­il averti dès le prologue : nous les langues anciennes et charnelle, une joie dans
sommes chez Houellebecq, version Les Particules élémentaires, transformés par la grâce la parole ». Novarina encore :
présentées par Julien Gosselin, le metteur en scène, comme le livre et la drôlerie d’incessants « Communicants, ne croyez pas
central et névralgique du romancier. néologismes, s’est transmis que le langage communique :
En 2009, après une formation à l’École professionnelle supérieure depuis la Renaissance à des il danse! » C. B.
d’art dramatique, Julien Gosselin fonde un collectif baptisé Si vous écrivains aussi divers que
Molière, Hugo, Céline, ou plus À voir
pouviez lécher mon cœur, qui décide de sortir du théâtre exclusi­ récemment Valère Novarina.
vement dialogué et de monter des textes mélangeant les modes Pantagruel, de François Rabelais,
Le texte d’Eugène Durif imagine mise en scène de Benjamin Lazar,
d’écriture et de narration. Il monte successivement Gênes 01 de deux saltimbanques inventant du 7 au 30 novembre.
Fausto Paravidino et Tristesse animal noir d’Anja Hilling. Il travaille du théâtre avec trois fois rien,
« en musique, chansons et C’est la faute à Rabelais,
avec la musique et la vidéo, mais, pour la « phrase molle » de Houel­ d’Eugène Durif, mise en scène de
lebecq, il choisit de limiter au minimum la scénographie et le décor, calembours, contrepèteries,
Jean-Louis Hourdin, du 14 au 30 novembre.
si bien que la mise en scène se réduit presque à une mise en voix. recettes de cuisine et blagues, Théâtre de l’Athénée, sq. de l’Opéra-Louis-
mots-valises et coq-à-l’âne ». Jouvet, Paris 9e.
Une suite de saynètes se donne sur une pelouse déroulée sous un La proposition de Benjamin
écran géant. Pour Julien Gosselin, c’est la meilleure manière d’en­
tendre une écriture « profondément impure, totale, polyphonique, Pantagruel, mis en scène par Benjamin Lazar.
bâtarde : éminemment théâtrale », où se côtoient des descriptions
« wikipédiesques », un récit romanesque et des poèmes. Cette
première mise en scène, en France, d’un texte de Houellebecq
consacre en lui « un écrivain de la compassion ». On y perd peut­être
la vitesse du mouvement des particules et leurs excès. Mais que faire,
au théâtre, face à cette littérature ? Fallait­il enchanter le désen­
chantement ? Christophe Bident
À voir
NATHANiEL BARuCH

Les Particules élémentaires, de Michel Houellebecq, mise en scène


de Julien Gosselin, Théâtre du Nord, 4, pl. du Général-de-Gaulle, Lille (59).
www.theatredunord.fr/
Les 20 et 21 novembre au Théâtre de Vanves, 12, rue Sadi-Carnot, Vanves (92).

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013
25
invitations du Magazine
À partir du 6 novembre ThéâTre de l’AThénée ThéâTre nATionAl
de Toulouse
Les 8 et 9 novembre, à 20 h

théâtreBob flambe
Le 22 novembre, à 19 h 30
30places
pour Pantagruel 10placespour

C’
est l’année Bob Wilson à Paris. Depuis Le Regard du de François Rabelais, L’Histoire terrible
sourd en 1971, qui fit dire à Aragon qu’il n’avait « jamais mise en scène de mais inachevée de
rien vu de plus beau en ce monde », en clair, qu’il n’avait Benjamin Lazar, Norodom Sihanouk,
jamais vu un spectacle aussi magnifiquement surréaliste, il faut dire sq. de l’Opéra-Louis-Jouvet, roi du Cambodge
7, rue Boudreau, Paris 9e.
que Wilson ne nous a jamais vraiment quittés. Mais cette année est d’Hélène Cixous, mise
exceptionnelle, entre les reprises et les créations, l’opéra, le théâtre ThéâTre de lA Colline en scène de Georges Bigot
et le musée. En février et mars, ce sera Mme Butterfly à l’Opéra et Delphine Cottu, 1, rue
Les 15 et 20 novembre, à 21 h
Pierre-Baudis, Toulouse (31).
Bastille. En janvier, nous pourrons voir ou revoir Einstein on the
Beach, près de quarante ans après sa création, au Théâtre du Châ­ 40places ThéâTre de PoChe-
telet. De novembre à février, « Living Rooms » déploiera au cœur pour Elle brûle MonTPArnAsse
du musée du Louvre une installation sonore et lumineuse et pré­ de Mariette Navarro, Le 27 novembre, à 19 h
sentera une riche programmation d’archives audiovisuelles. mise en scène de
Le Théâtre de la Ville lance le mouvement : The Old Woman en Caroline Guiela Nguyen, 12placespour
novembre, Peter Pan en décembre. Le premier spectacle est l’adap­ 15, rue Malte-Brun, Paris 20e. Dramuscules
tation d’une courte prose de Daniil Harms, auteur moderniste ThéâTre du nord de Thomas Bernhard,
russe, exilé par Staline à 26 ans mise en scène de
Le 16 novembre, à 20 h Catherine Hiegel, 75, bd du
puis interné en asile psychia­ Montparnasse, Paris 6e.
trique, où il meurt, en 1941, à 12places
36 ans. Redécouvert en Russie pour Les Particules Pour obtenir vos places,
dans les années 1980, désor­ élémentaires envoyez un courriel à
mais traduit en de nombreuses de Michel Houellebecq, mise invitation@magazine-litteraire.com
langues, Daniil Harms, à la fois en scène de Julien Gosselin, en mentionnant vos nom
ironique et désespéré, est consi­ 4, pl. du Général-de-Gaulle, et coordonnées, ainsi que le titre
déré comme un précurseur de Lille (59). et la date de la représentation.
la littérature de l’absurde.
Wilson a fait appel à Mikhaïl
Barychnikov, danseur et choré­
4 novembre > 1er décembre 2013 création
graphe russe, maître de la danse
Ivan Farkas

avant­gardiste et postmoderne,
et à Willem Dafoe, performeur
de The Wooster Group et acteur
Le Regard du sourd, conçu à succès (Platoon, La Dernière
par Bob Wilson en 1971. Tentation du Christ, Mississippi
Burning, eXistenZ, Spider- sénèque - ElisabEth Chailloux
Man). Deux comédiens qui ici ne font qu’un, fondant leurs rôles
en un seul, pour créer l’alchimie d’une figure d’écrivain.
Avec Peter Pan, l’enfant qui ne veut pas grandir, on touche à une
thématique essentielle pour Wilson, qui raconte lui­même à quel

Oser
degré son enfance fut autarcique et comment le théâtre arriva dans
sa vie pour lui fournir le seul moyen possible de s’introduire dans
le monde, en le refaisant. Wilson rappelle également qu’il écrivit
Le Regard du sourd pour comprendre comment un garçon sourd,
Raymond Andrews, pouvait voir le monde et savoir des choses

lui dire,
inaccessibles à quiconque. C’est avec la troupe du Berliner
Ensemble, avec laquelle il collabore régulièrement depuis près de
dix ans, que le metteur en scène américain présente un Peter Pan

il faut Oser
plus proche de David Bowie que de la figure falote de Walt Disney,
rendant ainsi toute son ambiguïté au personnage créé par l’Écossais
James Matthew Barrie au début du xxe siècle. C. B.

À voir
The Old Woman, de Daniil Harms, mise en scène de Robert Wilson,
du 6 au 23 novembre. Théâtre de la Ville, 2, pl. du Châtelet, Paris 4e.
Peter Pan, de James Barrie, mise en scène de Robert Wilson, 01 43 90 11 11
du 12 au 20 décembre. Théâtre de la Ville, 2, pl. du Châtelet, Paris 4e. Production Théâtre des Quartiers d’Ivry www.theatre-quartiers-ivry.com

« Living Rooms », exposition conçue par Robert Wilson, ThéâTre d’Ivry AnToIne vITez M° Mairie d’Ivry
du 11 novembre au 17 février, musée du Louvre, Paris 1er.

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 26

théâtre arte Première diffusion le 6 novembre à 22 h 20


bd
L’entreprise Camus, hors cases
en pièce « Je crois à la justice, mais je
Les lecteurs de son Système défendrai ma mère avant la
Victoria savent que le romancier justice. » Cette célèbre réponse
Éric Reinhardt compte parmi de Camus à un étudiant algérien
les rares auteurs français à venu l’interrompre permet
oser se frotter (dans tous les de mesurer la dévotion filiale
sens du terme!) au monde de de l’auteur à Catherine Sintès.
l’entreprise. Dans Élisabeth ou L’écart entre son enfance
l’Équité, il met en scène un plan L’écrivain espagnol algérienne, marquée par
social dans la compagnie fictive Manuel Rivas. la pauvreté, et son destin
ATM, propriété d’un fonds de intellectuel constitue le point de

téléLa littérature
pension américain. Non pour départ de cette bande dessinée
produire une énième diatribe biographique scénarisée
révolutionnaire, mais par José Lenzini et dessinée par

en eurovisions
pour chercher à dépasser Laurent Gnoni. Pour raconter
l’hypocrisie partagée par les Camus, ils ont choisi de donner
dirigeants, lorsqu’ils formulent la parole au responsable

N
des promesses qu’ils savent ne de la fameuse interruption, Saïd
otion piégée s’il en est, l’identité nationale suscite parfois Kessal, étudiant plein d’audace.
pouvoir tenir, et les syndicats,
quand ils montent un scandale
des sentiments d’appartenance aussi exclusifs qu’ex- Ce dernier retrace la carrière
au mépris de la vérité. cluants. Dans un très beau livre, Le Dépaysement, Jean- de l’écrivain au regard de son
Au milieu, Élisabeth, DRH Christophe Bailly prouvait que l’on peut s’interroger sereinement origine; met en scène la mère
archétypale, et Dubreil, sur cette notion, à condition de ne pas s’agenouiller devant les de Camus observant
syndicaliste doué, vont se le parcours de son fils, qui lui
particularités d’un pays comme devant des totems, mais plutôt de échappe. La BD alterne
rapprocher : la révolution les utiliser comme nourriture d’une réflexion qui les désacralise.
a lieu, et c’est une révolution planches traditionnellement
Avec une démarche similaire, Arte propose une série de documen- découpées et pages imitant le
intérieure. Piégée par sa
direction, puis par les syndicats, taires qui donnent la parole à des écrivains européens afin qu’ils modèle de la une d’un journal
lâchée par son mari, la DRH va évoquent leur perception de leurs pays respectifs. (Alger républicain, Combat).
retrouver le sens de l’équité… Assez judicieusement, ces films, composés d’interviews, d’archives Parfois les planches se font
Certes, la pièce lit le réel à et d’images emblématiques, placent la littérature en arrière-plan : plus libres, sans cases ni
travers un prisme de gauche, bulles, notamment pour les
plutôt que de gloser sur les sentiments d’appartenance nationale ellipses ou les moments phares
évident dans son portrait de en ne convoquant que des textes, c’est la matière première des
l’actionnaire américain, mais de la narration (la rencontre
livres qui est mise en avant. Chaque auteur y apparaît comme un avec Simone Hié, l’explosion
certains financiers n’ont-ils
pas démontré leur adéquation artisan spécialisé – hanté ou fasciné par des questions qui sont à des bombes sur Hiroshima en
aux caricatures de leurs la fois celles de son pays et au plus près de son expérience indivi- 1945). Ponctué par des extraits
adversaires? Si cette pièce duelle. Dans le volet consacré à l’Irlande, par exemple, les quatre du discours de Suède et
défend une utopie, c’est une construit sur le modèle d’une
écrivains interrogés ouvrent chacun une fenêtre différente sur le
utopie minuscule : « Corriger adresse ou d’une lettre ouverte
concept d’Irishness : Robert McLiam Wilson raille la balourdise à Camus, le récit rend
les effets du système, en d’une violence mal contenue et exacerbée par les conflits entre
réduire les nuisances, le rendre hommage à l’auteur qui s’était
moins destructeur, travailler
catholiques et protestants, Edna O’Brien se penche sur les valeurs donné pour devoir d’« écrire
à l’échelle des individus, traditionnelles, rurales et religieuses qui en émanent, Roddy Doyle pour l’humanité ». Et que
des microsituations. […] Si scrute les traces de cette identité chez les Dublinois, et le voyageur l’humanité lit encore…
on le voulait, on pourrait être Colm Tóibín s’intéresse aux destins des Irlandais hors de leur pays. Marie Fouquet
nombreux, dedans, à l’adoucir, Seul représentant pour l’Angleterre, Martin Amis insiste, lui, sur le
le système libéral, à y faire délabrement d’une aura nationale autrefois resplendissante et en
œuvrer clandestinement profite pour faire l’inventaire des manies de ses compatriotes (avec,
la notion d’équité. » La pièce
sera jouée du 9 novembre notamment, une anecdote cocasse pour illustrer son propos sur la
au 8 décembre au Théâtre fascination des Anglais pour la royauté : les rêves érotiques de son
du Rond-Point. On ne sait si des père en compagnie de la reine Élisabeth). Autour de la Méditerra-
invitations ont été envoyées née, les spectres du fascisme hantent toujours les Italiens Claudio
au Medef et à la CGT… Magris et Erri De Luca et les Espagnols Juan Goytisolo, Manuel Rivas
Alexis Brocas et Bernardo Atxaga.
À lire Cette série de documentaires se poursuivra avec des escales en Hon-
grie, en Allemagne, en Turquie, en Islande, en Suède et au Portugal,
Élisabeth ou l’Équité,
Éric Reinhardt, éd. Stock, 196 p., 16 €. et on comprend que les écrivains sont, face à l’identité de leur pays,
comme l’artiste paysan décrit par Jean-Luc Nancy : « Celui qui n’est
À voir pas tout dans son travail, celui qui donne lieu et temps à d’autres
À lire
Élisabeth ou l’Équité, opérations que la sienne, à des mûrissements et à des attentes, à de
mise en scène de Frédéric Fisbach, très anciennes mémoires enfouies, à des croisements imprévisibles Camus, entre justice et mère,
du 9 nov. au 8 déc. et à des virements du ciel ». Pierre-Edouard Peillon José Lenzini et Laurent Gnoni,
Théâtre du Rond-Point, Paris 8e. éd. Soleil, 120 p., 17,95 €.

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013
27

Trois questions à Bertrand tavernier


Du 11 octobre au 23 février 2014

E X P O S I T I O N
cinémaTavernier entre
le Quai et les plaines
L
e cinéaste Bertrand Tavernier adapte Quai d’Orsay, bande
dessinée à succès d’Abel Lanzac et Christophe Blain, et
lance une collection de romans western chez Actes Sud.
(L’intégralité de l’entretien est disponible sur notre site.)
Comment avez-vous abordé la dramaturgie politique des
chroniques diplomatiques de Quai d’Orsay ?
Bertrand Tavernier. J’ai toujours cherché une clé pour entrer dans
le domaine politique sans faire
un docu-fiction. La politique
actuelle nous encombre par un
flot d’images et de désinfor-
mations qui coupe tout recul.
En travaillant sur Quai d’Orsay,
je n’ai regardé aucune image,
j’ai écouté des témoins, j’ai lu
des livres. Ce qui m’intéresse, Jean
c’est la justesse des détails, ce
que le ministre et ses collabo-
Cocteau
PhiliPPe quaisse/Pasco & co

rateurs lisent, leurs livres. C’est


le plus dur : traduire sur écran le
langage quotidien des hommes
politiques. le magnifique
Les miroirs d’un poète
Bertrand Dans Quai d’Orsay, le langage
Tavernier. ministériel est traversé par
des formules littéraires, des
À voir
références philosophiques
Quai d’Orsay, hallucinantes…
un film de Bertrand Tavernier, Les citations d’Héraclite,
en salle le 13 novembre.
d’Ignace de Loyola ou de
À lire Malraux, très drôles, explosent
Terreur apache, le langage de cabinet. Mais,
Exposition organisée
W. R. Burnett, traduit de l’anglais même dans la farce ou la comé-
(États-Unis) par Fabienne Duvigneau, avec l’accord de Pierre Bergé,
die, il faut trouver une justesse,
éd. Actes Sud, 416 p., 22 €. Président du Comité Jean Cocteau
et l’entourage du ministre reste
Des clairons dans l’après- sérieux. Les écrivains tiennent
midi, Ernest Haycox, traduit
de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch, une grande place dans mes
éd. Actes Sud, 304 p., 23,80 €. films : ici le personnage princi-
pal n’arrête pas de parler de
l’écriture, mais on ne le voit jamais ni lire ni écrire. Satire mise à part,
le discours final, prononcé réellement à l’ONU contre la guerre, est
un morceau d’éloquence, inscrit dans la tradition de Bossuet.
Aujourd’hui, tout est formaté, contraire à la force persuasive.
MLM 2013 - © Photographie : Laure Albin Guillot / Roger-Viollet

Derrière l’emphase et la grandeur, on trouve un ton


et un rythme, comme dans la collection « L’Ouest, le vrai »,
que vous lancez chez Actes Sud ? 222, bd Saint-Germain - 75007 Paris
Il s’agit de réhabiliter les sources romanesques à l’origine des Tél. : 01 42 22 48 48 - www.museedeslettres.fr
grands westerns. Le premier titre est de William Riley Burnett,
auteur de polars et de romans noirs. Le deuxième roman a pour
toile de fond la bataille de Little Bighorn. L’auteur, Ernest Haycox,
a parmi ses admirateurs Gertrude Stein ou Hemingway, qui disait :
« Je ne lis The Post que s’il publie du Ernest Haycox. » Deux romans
originaux au dépaysement irrésistible.
Propos recueillis par Aliocha Wald Lasowski

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 28

cinémaLe rose et le noir


Un cinéaste catalan imagine la rencontre entre Casanova
et Dracula. Folle manière de reformuler l’histoire de l’Europe.

L’
esprit qui bat la Casanova,
campagne : la formidablement
belle expression interprété
prend toute son par l’écrivain et
ampleur dans critique Vicenç
les films d’Albert Serra. Dès Altaió i Morral.
Honor de cavalleria (2006), le
jeune cinéaste imposait son
aplomb : quand tant de maîtres
s’étaient cassé les reins sur l’adap­
tation de Don Quichotte, il pro­
clamait tranquillement qu’il suffi­
sait pour ce faire de laisser deux
acteurs amateurs baguenauder à
travers bois, friches et champs, se
gaver de soleil, de ruminations et
d’euphories contemplatives. Les
deux silhouettes sont souvent
silencieuses ou alors maugréent
et se chicanent, ce qui rend d’au­
tant plus luxuriants leurs soli­
loques enflammés. Alors que le
numérique a si souvent été le
gage d’accélérations strobosco­ exclusivement masculin jus­ picore et roucoule à loisir dans
piques, de turbines à images cli­ La tyrannie de qu’ici), et on s’aventure aussi les salons et jardins. Souvent seul,
gnotantes, Albert Serra a compris Dracula serait-elle dans des intérieurs souvent ou simplement en tête à tête : il
que le support autorisait le luxe la conclusion logique étouffants, qu’il s’agisse d’un châ­ n’a plus le goût des grandes soi­
de la durée et des bonnes sur­ du libertinage ? teau aux lourdes tapisseries ou rées, semble­t­il, il est un drôle de
prises incidentes, l’improvisation de masures paysannes. mondain ermite, capable de fabri­
des corps mais aussi des élé­ À voir Histoire de ma mort ose conjec­ quer toute une assemblée avec sa
ments (l’ondoiement, en plein Histoire de ma mort, turer sur la rencontre entre Casa­ seule personne. Il lui faut encore
air, de la lumière et de la météo) : un film d’Albert Serra, nova et Dracula. Encore faudra­ et toujours séduire, bien sûr, mais
on peut laisser tourner à volonté en salle le 23 octobre. Durée : 2 h 31. t­il attendre longtemps pour sa sexualité ne paraît plus devoir
la caméra, quand la pellicule savoir que ce vieux jouisseur se concentrer dans les géni­
argentique devait toujours être transmuer en randonneurs bur­ fardé est bien Casanova ; quant toires : elle est partout, elle nappe
comptée. En prime, le cinéaste lesques. Le programme, s’il se au mystérieux comte dont il le moindre geste, la moindre
s’autorise à faire parler Quichotte prolonge dans son nouveau film, croise le chemin, il restera offi­ mimique, comme un épais jus de
et Sancho dans sa langue natale, passe un seuil : Histoire de ma ciellement anonyme mais est viande. Le premier organe sexuel
le catalan, qui restera l’idiome de mort a remporté le léopard d’or sans nul doute friand de sang… est ici la bouche. La bouche qui
tous ses films. au dernier Festival de Locarno. Est­ce d’ailleurs une rencontre ? parle, la bouche qui mange ; la
Retour à la couleur, toujours des Plutôt un passage de relais : Casa­ bouche toujours pleine. Casa­
Érotisme de la digestion acteurs amateurs lâchés à travers nova a d’abord le monopole de nova grignote et monologue dans
En 2008, rebelote avec Le Chant champs – cette fois­ci glanés en l’écran, et s’efface dès lors que un même mouvement, une
des oiseaux, cette fois­ci en noir Espagne, mais aussi en France et Dracula sort de son trou. même succion ravie – un mot, un
et blanc, et avec les Rois mages en Roumanie. Nouveautés : dans Premier volet du diptyque : Casa­ grain de raisin, un mot, l’un de
errant dans des paysages lu­ les espaces parfaitement ouverts, nova séjourne encore dans un ces pépins de grenade qu’il rogne
naires, en quête de la crèche, encore peu cultivés, que sillon­ château cossu en Europe de à même le vermeil des fruits
mais sans aucun sens de l’orien­ naient autrefois don Quichotte l’Ouest. Le libertin, incarné par fendus. Chaque grain lui donne
tation. L’esprit bat la campagne, ou les Rois mages, l’humus dé­ le sidérant Vicenç Altaió i Morral une nouvelle idée, prétend­il.
oui : goût de la rêvasserie à ciel posé par l’histoire fait prospérer (écrivain et critique d’art catalan Lorsqu’il veut convaincre un
ouvert, propension à invoquer des fourrés plus épineux et tour­ dans le civil), profite des lar­ jeune homme de l’imminence
les fantômes, les esprits, de mentés. Il s’y croise enfin des gesses de son hôte. À mi­chemin d’une révolution en France, il
grandes mythologies, et à les femmes (le cinéma de Serra était entre le paon et le dindon, il recourt à un buffet de victuailles :

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Le Magazine Littéraire 519 Mai 2012
29

il verse une carafe de vin sur une séance de spiritisme cinéphile).


oie, censée incarner le roi Alors que l’ombre grandit, la pré­
immolé. La digestion devient sence de Casanova devient plus
l’essentielle modalité du narcis­ qu’intermittente, jusqu’à la quasi­
sisme : Casanova peut faire du volatilisation. Il ne croisera Dra­
Casanova avec du raisin ou de la cula personnellement qu’une
viande – quel plus grand bon­ fois. C’est en cela qu’Histoire de
heur pour lui ? Il jouira de son ma mort n’est pas vraiment une
métabolisme jusqu’au bout, rencontre, encore moins un duel.
durant des séquences outra­ On pourrait en effet être tenté de
geantes où on le voit extatique­ le considérer comme un ring où
ment déféquer ou fouiller de son deux principes antagonistes
museau les fesses d’une femme. s’affrontent, deux super­héros de
Tout au long du film, il recherche la culture européenne s’em­
explicitement la recette alchimi­ poignent : Superman­Casanova

Tous droits réservés.


que qui permettrait de trans­ et Batman­Dracula, la farouche
former la merde en or. liberté des Lumières et la mélan­
colie contagieuse du romantisme

© FONDS ALAIN ROBBE-GRILLET/IMEC IMAGES. T


Le chignon du vampire noir. Ce serait une erreur d’autant
Casanova quitte sa délectable les opposer : selon Albert Serra,
retraite et, pour des motifs non il n’y a pas rupture entre eux,
élucidés, part, accompagné de mais bien continuité – Casanova
son valet, vers l’est. La longue lui­même est affublé du titre de
traversée d’une forêt, vue d’une comte dans le film. La voracité
carriole comme en lévitation, tyrannique de Dracula ne coupe
fera office de périple – c’est aussi pas l’appétit du libertin, elle n’est
une traversée du Styx. Casanova pas le contraire de sa gourman­
prend ses quartiers chez des pay­ dise minutieuse, mais sa conclu­
sans locaux. Il lorgne les filles de sion logique. La consommation
la maison, il sent partout l’odeur ne peut être indéfiniment gra­

DARK STAR
de la viande. Ce sont les cochons cieuse, gratuite : auparavant, le
de la cour qu’il surveille. C’est un jouisseur se révélait de moins en
bœuf dépecé en pleine forêt, les moins léger, et tributaire de
bouchers finissant par fracasser manies et de tics inquiétants.
sa tête à coups de hache. Une Casanova n’est pas châtié en
autre figure approche, sort de la Transylvanie (comme dom Juan
forêt : le Comte, est­il simple­ était envoyé aux enfers), il
ment appelé. Il est aussi rugueux déniche en fait son plus juste
que Casanova est onctueux : un successeur, au profit de qui il s’ef­
drôle de trappeur coquet, à la face et se tait – et c’en est presque
barbe hirsute mais aux cheveux un soulagement, comme si une
relevés en chignon, à la manière mythologie, épuisée, était heu­
d’un sumotori. Il est surtout reuse de passer la main, avait
aussi silencieux que Casanova est trouvé une sœur ennemie qui la
bavard : Dracula ne parlera soulageait de son fardeau.
presque pas, il hurle tout au plus L’esprit bat la campagne, disais­
dans la nuit – non de joie mais je. C’est une imagination et un
de désespérance, sur le mode principe de plaisir qui, ne
d’une malédiction cosmique. sachant plus comment dépenser
Petit à petit, le vampire fait son leur liberté, finissent par s’offrir
œuvre dans le voisinage, le film à l’aliénation, se jettent dans la
changeant alors nettement de gueule du loup. Ce sont des
tonalité : de la suavité rococo on Lumières qui, à avoir sous­
passe à une pénombre granu­ estimé leurs soubassements
leuse, des rituels oscillant entre obscurs, s’éteignent d’un coup.
grand­messe et simagrées de Jubilation, parfois lassitude,
rebouteux, emphase wagné­ rage, suffocation : le spectateur
rienne et grimaces horrifiques traverse cela comme Casanova
de série Z. Dracula défigure tout, et le film lui­même. On a com­
et entraîne à sa suite bien des mencé bouche pleine, on finit
fantômes de l’histoire du cinéma bouche bée.
(le film est aussi une admirable Hervé Aubron

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
La vie des lettres 30

le feuilleton
de Charles Dantzig

M’en fous
j’ai mon poème
J’
ai expérimenté depuis long- moins essentielle. Il prenait garde à ne pas
temps qu’être écrivain c’est s’émousser par des politesses : « En un sens
être facteur. On porte ses tout le monde a raison. C’est là le drame. Je
propres lettres, où l’on n’aime pas l’expression “en un sens”, qui
essaie d’exprimer deux ou procure une illusion de sécurité. Muni de
trois idées d’une façon nouvelle, ne ces petits mots, vous pénétrez dans
désespérant pas d’intéresser quelques une crevasse et croyez que vous allez
lecteurs inconnus ; sur le chemin, il y pouvoir en ressortir comme par l’is-
a toujours un chien hargneux sue de secours d’un cinéma, seu-
qui aboie, tirant sur sa laisse, la lement voilà : le propre des cre-
bave aux lèvres. Thomas Bern- vasses est qu’on n’en ressort plus »
hard, génie de l’imprécation co- (Sur les traces de la vérité).
mique, aimait fesser ces sans-talent, Il était difficile à Thomas Bernhard de ne
laborieusement sans talent, qui en pas avoir du génie. Jusque dans des po-
conçoivent une envie pleine d’aigreur. Il chades comme Goethe se mheurt, où il imagine
s’agit pour eux de rabaisser, par une haine Goethe mourant qui réclame la venue de Witt-
méticuleuse et mesquine de la création. Il y genstein à son chevet, on retrouve l’homme à
a beaucoup de bassesse dans celui qui cherche principes : dans son histoire, Goethe répudie
à rabaisser. Eckermann parce qu’il a dit du mal de Wittgenstein.
Thomas Bernhard s’en prenait par exemple au cri- Ce chevaleresque de la défense des grands artistes
tique Haider, imbécile sur qui je laisse lire sa réjouis- parce qu’ils sont de grands artistes est enthou-
sante colère dans Sur les traces de la vérité, siasmant. Bernhard fait dire à Goethe
recueil d’articles et d’entretiens inédits une phrase que j’ai été bien heureux de
que publie Gallimard en même temps que découvrir après avoir exprimé le même
les quatre récits de Goethe se mheurt. Tho- sentiment dans mon dernier feuilleton
mas Bernhard avait une franchise qui sur Fellini : « De toutes ces pensées
n’était pas de la brutalité, mais la résultante heureuses, celle de l’existence de Witt-
d’une violence qu’il éprouvait avec une genstein était pour lui la plus heu-
sensibilité cachée aux distraits par son reuse. » Il n’y a pas de hasard dans les
apparence bougonne. Aucune hypocrisie affinités électives.
chez lui, aucune posture, pas même Bernhard avait établi ses principes
celle de l’imprécateur, si facile à tenir, après les avoir éprouvés pour lui-
et qui transforme en machine. La sin- même, ne demandant à personne
ILLUSTRATION PANCHO POUR LE MAGAZINE LITTÉRAIRE

cérité essentielle de Thomas Bernhard d’autre de les suivre. Il n’aurait pas


s’appuyait sur une honnêteté non voulu ; sa solitude était sa protec-

A
tion. Lui-même connaissait la faci-
lité avec laquelle les principes se
transforment en crispations : « La
ucune hypocrisie lâcheté, la vanité et la curiosité sont
les trois impulsions grâce auxquelles la vie
chez Thomas Bernhard, aucune continue malgré tout, alors qu’elle aurait toutes
les raisons de s’arrêter. C’est du moins ainsi que je
posture, pas même celle de l’imprécateur, ressens les choses. Il se peut que demain je pense tout
autrement » (Sur les traces de la vérité). Ce qui rap-
si facile à tenir, et qui transforme en machine. pelle la hautaine et merveilleuse phrase d’Extinction :

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013
31

Le goût
« Et ces lois faites par lui-même, il les avait abrogées à
tout moment. »
De loin, Bernhard peut donner l’idée d’un homme
buté sur une conception amère de l’humanité. « Tous

de Diderot
les êtres sont des monstres à partir du moment où
vous soulevez leur carapace », dit-il dans Sur les traces
de la vérité, et ce n’est tout simplement pas vrai. Je
connais quelqu’un à l’air revêche et méchant de gre-
nouille campée sur sa vanité, et quand on soulève sa
carapace elle est juste méfiante, incapable de mal- Greuze, Chardin,
veillance, la tendresse même. Comme Bernhard, en
somme. Sa carapace, il la sculpte devant nous dans Fa l C o n e t, d av i d …
chacun de ses livres, et nous voyons bien son enfance
boxée, sa souffrance pour la pensée méprisée, et qu’il
n’est pas du tout un monstre. Il ressentait douloureu-
sement les blessures. Je crois que le travail d’un artiste

- Jean Baptiste Siméon Chardin, Le panier de pêches et de raisins, 1759, huile sur toile, Rennes, Musée des Beaux-Arts, © MBA, Rennes, Dist. RMN-Grand Palais / Jean-Manuel Salingue
consiste à entretenir les siennes sans les aimer.
Ce solitaire parlait beaucoup, la quantité d’interviews
de Sur les traces de la vérité le montre. Il le faisait par
esprit d’honnêteté, pour expliquer ce qu’il pensait
avoir à expliquer. Désespéré, mais avec de l’opti-
misme, Bernhard. Il pensait qu’on peut amener les
obtus à la compréhension. Et c’est quand il n’y arrivait
pas, après avoir épuisé sa patience, qu’il s’emportait.
« Je pars du principe qu’une conversation entre incon-
nus est impossible », dit-il à l’intervieweur. Avec son
esprit égalitaire, il estimait qu’une interview devait
être une conversation. Dans Sur les traces de la
vérité, il reproche à un
À lire de ses confrères « son
Sur les traces de la absence de méthode ».
vérité, Thomas Bernhard, Et c’est en effet tout ce
traduit de l’allemand (Autriche)
par Daniel Mirsky, éd. Gallimard,
qu’un critique intelligent
« Arcades », 420 p., 22,50 €. peut opposer à un écri-
Goethe se mheurt, vain. Son œuvre corres-
Thomas Bernhard, pond-elle à ce qu’il vou-
traduit de l’allemand (Autriche) lait (semblait vouloir) ?
par Daniel Mirsky, éd. Gallimard, A-t-il suivi ou trahi ses
« Du monde entier », ambitions esthétiques les
128 p., 13,50 €.

5 octobre 2013
plus hautes ?
Mon vrai boulot,
Grégoire Damon, Sur les traces de la vérité
éd. Le Pédalo ivre, 100 p., 10 €. contient une des plus
belles phrases que Tho-
mas Bernhard ait jamais écrites. On devrait l’afficher
à l’entrée de tous les cimetières du monde : « Tout est
12 jAnvier 2014
insupportable en raison de la mort. » Musée Fabre
Grégoire Damon, qui a 28 ans, publie Mon vrai bou-
lot, un livre de poèmes railleurs, parfois désespérés, de Montpellier Agglomération
et c’est à juste titre qu’il se compte parmi les « cen-
drarsiens pratiquants ». Un des meilleurs poèmes est
« Tam-tams » : « Un homme en costume apparaît/ Il
va falloir y aller monsieur/ Je sais/ Il y a longtemps
que je m’y prépare. » Il parle de la mort, n’est-ce pas.
Dans « Merci pour la cigarette », il se moque des
exploiteurs d’espérance : « Devriez fonder une reli-
gion/beaucoup d’investissements au début/ mais
l’avenir est à vous. » C’est dans « Vingt-cinq minutes »
qu’on trouve la consolation de tous les écrivains, Cette exposition est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture et de la
Communication/Direction générale des patrimoines /Service des musées de France.
dans un beau vers désenchanté et nonchalant : Elle bénéficie à ce titre d’un soutien financier exceptionnel de l’État.

« M’en fous j’ai mon poème. »

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
Critique 32

Lignes de poudre
Une vie pornographique, Mathieu Lindon, éd. P.O.L, 272 p., 17 €
Par Jean-Baptiste Harang

C
ommençons par le début : « L’héroïne tournée des dealers, son plan de Paris. Il ne peut plus
met un nom sur les choses de sa vie », s’en passer, il pense pouvoir s’en passer. Elle et lui
une dizaine de mots, c’est trop peu forment un vieux ménage, au point que, lorsqu’il est
pour croire qu’on va nous raconter ici amoureux (Perrin est homosexuel), il se sait polygame,
l’histoire d’une femme héroïque dotée, plus dépendant de sa régulière que de son amant d’un
comme dit le dictionnaire, « d’une force d’âme excep- jour, et même de son amant supposé de toujours. Sur-
tionnelle », ou au moins d’assez d’intérêt pour mériter tout que la diacétylmorphine n’est guère aphrodi-
le rôle de personnage principal d’un roman. Mais la siaque, bien au contraire, elle provoque la débandade,
suite du premier paragraphe lève aussitôt toute ambi- alors il faut prévoir, choisir entre deux abstinences, la
guïté : « L’héroïne met un nom sur les choses de sa baise entre deux doses, la dose entre deux baises. Et
vie : intoxication, trafic, compulsion. Dépendance et puis, comme les vieux couples, un jour, ils vont se sépa-
indépendance. Elle apporte rien à Perrin de ce qu’il rer, parce que les histoires d’amour finissent en géné-
en espère que d’éphémère, et durablement ça qu’il ral. Bien ou mal. Perrin trompe les garçons avec l’hé-
n’attendait pas. » Ces quatre lignes commandent tout roïne plus qu’il ne trompe l’héroïne avec ses amoureux,
le texte, pas de Jeanne d’Arc qui boute les Anglais ni ou parfois, si l’occasion se présente, faute de mieux,
de Blanche de Castille qui contraint les Albigeois, mais avec la cocaïne ou le cannabis.
une autre blanche, tout aussi stupéfiante : la diacétyl- Une vie pornographique n’est pas une confession (les
morphine poudreuse. Injection, inhalation. Ces deux notions de péché ou de culpabilité, voire de morali-
acceptions du même mot semblent si opposées que sation, en sont absentes), mais un récit écrit entre la
les lexiques en font deux entrées séparées : depuis distanciation que produit l’usage de la troisième per-
plus d’un siècle que la langue allemande en a eu l’idée, sonne (Perrin est un autre) et la proximité qu’apporte
on appelle cette drogue « héroïne », en référence aux le lieu où le narrateur semble avoir élu domicile, au
effets exaltants du produit, telles ces femmes exaltées. cœur des pensées de Perrin. Car Perrin pense, c’est
Seule la drogue s’est fait un petit nom, « l’héro », que un moulin à pensées, doué pour
nos héroïnes ne lui disputent pas. Perrin, lui, n’a pas le raisonnement, doué pour déni- Extrait
de prénom, juste « une vie pornographique », comme cher le paradoxe, pour faire de ce
le dit le titre (pornê, en grec, est une prostituée : l’hé- paradoxe une évidence, doué
roïne est une putain, on la paie pour qu’elle donne du pour tricoter les arguments D e même qu’il se garde une
plaisir et elle le fait). L’héroïne est l’héroïne de ce spécieux qui justifient de ne pas petite ligne pour bien passer sa
roman, et Perrin son client. Son héros. Son homme. résister à la tentation, assez lucide deuxième nuit de manque et se
Ces considérations subalternes ne servent qu’à gagner pour n’y croire que le temps de ragaillardir, il pourrait s’autoriser
du temps, à prendre son élan avant de plonger, replon- leur énonciation. une éventuelle prise à Noël ou au
ger dans un texte troublant, sans concession, dont l’ex- Cette lucidité, mâtinée parfois d’un 1er janvier, pour son anniversaire,
trême sincérité, l’intimité la plus nue proposent au lec- brin de mauvaise foi goguenarde, afin que la rupture ne soit pas
teur l’incommode posture du voyeur. Une position écarte ce récit de l’ornière conve- trop brutale, comme un des deux
qu’il esquive du mieux qu’il peut et sans trop de mal nue, façon voyage au bout de l’en- amants qui rompent est toujours
puisque le narrateur ne s’adresse ni à ses yeux, ni à sa fer. Comme son nom l’indique, le partant pour un dernier coït.
compassion, ni même à sa complicité ou à son excita- paradis artificiel n’est pas un enfer,
tion : non, ce texte s’adresse à son intelligence, désem- mais un artifice. Et, à force d’exer- Une vie pornographique,
parée parfois, sollicitée toujours. Mais qu’est-ce que la cer son intelligence sur l’examen Mathieu Lindon
sincérité, l’intimité d’un personnage de fiction ? En de sa propre situation, ce Perrin
aucun cas de l’exhibitionnisme, puisque l’effet de réel, qui nous désespère, qui nous entraîne loin de nous- Mathieu Lindon
si puissant soit-il, est un effet et non une réalité. De mêmes dans une dérive qui n’est pas la nôtre, vers un expose les cogitations
l’exhibition ? Oui, au sens anglais : l’exposition d’une vertige qui nous est étranger, ce Perrin que l’on croit d’un héroïnomane.
œuvre d’art, ici celle d’un geste littéraire pertinent. perdu nous surprend par une drôlerie aussi inattendue
Perrin est professeur de littérature et il « a fort à faire que percutante.
avec l’héroïne » : il en consomme depuis longtemps, il Mais Perrin et l’héro vont se séparer. L’un des deux
en cherche, il en trouve, il dépense et organise pour proposera à l’autre de rester bons amis, ils vont rester
elle son temps et son argent, il en partage un peu, pas bons ennemis. Il faut être lucide, l’intelligence a ses
avec n’importe qui, il en fait des réserves, trop courtes, limites, page 164 : « Il faut qu’il ait vraiment, continû-
il est prudent puisque c’est interdit, une prudence ment envie de ne pas prendre d’héroïne parce que
écornée parfois par la fébrilité du manque. La disponi- c’est le seul mobile pour ne pas en prendre. S’il essaie
bilité du produit est devenue la météo de sa vie, et la de raisonner, il tombe toujours du mauvais côté.

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Le Magazine Littéraire 537 Novembre 2013
33

27e Salon du Livre


& de la BD de CREIL

Illustration : JUNG
Conférences et cafés littéraires
Dédicaces
Contes et lectures
Ateliers et démonstrations
Expositions
Du 20 au 24 novembre 2013
Thème « Né quelque part »
Espace Culturel La Faïencerie 60100
CREIL
ENTRÉE GRATUITE
40 km au nord de Paris Autoroute A1
25mn par le train Gare du Nord

Invité d’honneur
Gilbert SINOUÉ
Plus de 100 auteurs présents
LEA CRESPI/PASCO & CO

Nora ACEVAL KMIXE


Laure ADLER KOKOR
Joël ALESSANDRA Marie-Hélène LAFON
ALEX-IMÉ Dominique LE BOUCHER
Vincent BAILLY Stéphanie LEDU
Michèle BARRIÈRE Florence MARGUERIE
Yahia BELASKRI Isabelle MARSAY
Gil BEN AYCH Thierry MARTIN
L’intelligence est une ennemie. » Pas si simple, voyez Albert BENSOUSSAN Lionel MARTY
Pierrick BISINSKI Hassan MASSOUDY
la page suivante : « Arrêter, c’est aussi une défaite, c’est Benoît BLARY Carole MAUREL
rentrer dans le rang – avec la dégoûtante satisfaction, Greg BLONDIN
Chochana BOUKHOBZA
Maxime MÉTRON
NIMROD
la haïssable fierté de rentrer dans le rang. Ne pas être Alain BRON Khaled OSMAN
Marc CANTIN Cécile OUMHANI
héroïnomane, a-ce jamais été un rêve d’enfant ? » Olivier CHARNEUX Gauthier PIÉRARD
Perrin est dépendant de la drogue, certes, mais Malek CHEBEL Rosie PINHAS-DELPUECH
Sébastien CORBET Vincent POMPETTI
d’autres le sont de la famille, du travail, du cul, de Charlotte COTTEREAU Karim SAÏDI
Rémi COURGEON Leïla SEBBAR
l’amour, de l’angoisse, de leur psy, cela vaut-il mieux ? Pascal CROCI Gilbert SINOUÉ
Peut-on être accro au manque ? Sauf que l’héroïno- Damien CUVILLIER RENARD
Marie-Hélène ELOY Hervé ROBERTI
mane a mauvaise presse. D’autres addictions semblent Philippe FENECH Lionel RICHERAND
plus politiquement correctes. Alors, va pour le sport : Anne-Marie GARAT
Odile GLINEL
Quitterie SIMON
STI
« Le sport est une drogue qui lui donne bonne Valentine GOBY STIVO
François GOMES TAREK
conscience et dont rien ne l’empêche de se repaître Daniel GOOSENS Greg TESSIER
indéfiniment sinon la fatigue et, qui sait ? Bientôt l’âge. GOROBEÏ
Françoise de GUIBERT
Lucile THIBAUDIER
WALTCH
Mais n’a-t-il pas commis une erreur ? N’est-ce pas dans Fanny JOLY …
l’autre sens qu’il aurait dû entreprendre son camaïeu,
lavilleauxlivres@wanadoo.fr
son dégradé de substances addictives ? Il a fait tout à Tél.Fax : 03 44 25 19 08
l’envers. Il aurait fallu commencer la drogue par le
sport et n’arriver que vieux à l’héroïne, quand la néces-
sité de s’en priver un jour aurait moins pesé. »
En 2010, l’héroïne a tué 43 000 personnes dans le
monde.

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Novembre 2013 537 Le Magazine Littéraire
Critique 34

Cavale à la belle inconnue


Choisissant la brièveté, Serge Bramly mène son récit
Arrête, arrête, Serge Bramly, éd. NiL, 128 p., 12,90 € à toute allure, comme pour mieux épouser la fuite de
Par Hubert Prolongeau son héros. Pas de psychologie (même la naissance de
l’amour entre les deux héros s’impose comme un fait

R
omancier, biographe, essayiste, voyageur, ex- et n’est ni précédé ni suivi d’aucune tentative d’expli-
époux et compagnon d’écriture de la photo- cation), pas de digression : l’auteur joue la tension et
graphe Bettina Rheims, avec qui il signa le l’émotion, tentant de les faire naître immédiatement
scandaleux I.N.R.I., Serge Bramly a du mal à entrer et avec des phrases simples. On est dans la « psycho-
dans une case. Cet Arrête, arrête n’aidera pas à lui logie du comportement » chère à ces grands auteurs
coller sur le dos l’étiquette qui lui manque, et c’est de roman policier dont Dashiell Hammett reste le
tant mieux. Il s’y essaie au récit court (120 pages qu’on maître. Un suspense « fil rouge » court tout le long du
pourrait imprimer sans changer le caractère dans une récit. Que va faire Vincent ? Jusqu’au dernier moment,
collection pour malvoyants) et contemporain. Vincent, ses actes paraissent incompréhensibles (vengeance ?
condamné à des années de prison pour braquage, décide un jour, suicide ? nouveau dérapage délinquant ?), et ce mystère entretenu
lors d’une permission, de couper le bracelet électronique qui lui accompagne le lecteur, sans pour autant réduire le livre à la réponse
ceint le mollet. Cette action apparemment absurde, puisqu’il n’est à cette question. Les milieux croisés (le court passage sur les
qu’à quelques mois de sa libération, plonge ses proches, son jeune Champs-Élysées, la boîte échangiste, pour une fois décrite sans pit-
frère en particulier, dans la stupéfaction. Après une courte visite à toresque rigolard) sont évoqués en quelques touches. Et l’on
sa fille, à qui il emprunte sa voiture, il va à Paris, remonte à pied les retrouve dans le flou qui entoure à la fois les motivations du héros
Champs-Élysées et croise le regard d’une femme qui le trouble beau- et ses incertitudes sur l’identité de la femme qu’il emmène avec lui
coup. Puis il se rend dans une boîte échangiste, dont il a un temps (lui ment-elle ou non ? est-elle celle qu’il croit avoir croisée l’après-
été le patron, pour y voler un pistolet, et croit y revoir la femme midi et qu’elle nie être ?) les interrogations sur la fragilité de la
croisée un peu plus tôt… La nouvelle venue s’appelle, ou prétend vérité chères à l’auteur, dont les romans (L’Itinéraire du fou, La
s’appeler, Anne-Gisèle. Est-ce bien la même ? Et cette brève rencontre Danse du loup) tournent souvent autour du thème de la tromperie
le détournera-t-elle de ce qu’il a prévu de faire avec son arme ? et de celui de la mystification.

Droit d’inventaire
d’humour qui en dit long sur son déses-
Tout cela n’a rien à voir avec moi, Monica Sabolo, poir. Photographiant quatre pulls, elle
éd. JC Lattès, 140 p., 19 €
note : « Pulls gris portés par MS entre le
Par Clara Dupont-Monod 5 décembre 2011 et le 1er mars 2012,
dans l’espoir d’un rapprochement phy-

U
ne femme rencontre un homme qui la quitte. Jusqu’ici, sique avec XX. (Rapprochement sexuel
rien d’original. Cette intrigue vaut pour Iseut, la religieuse de MS et XX entre le 5 décembre 2011
portugaise ou Anna Karénine. Elle vertèbre aussi Tout cela et le 1er mars 2012 : zéro.) »
n’a rien à voir avec moi, de Monica Sabolo. À ceci près que l’auteur Ramener le sentiment à l’objet permet
adopte une démarche inattendue : raconter un chagrin à travers les de toucher des régions longtemps inconsolées. Car, écrit XX à MS,
objets qui le composent. À mi-chemin entre le catalogue et le rap- « je crains que tout cela n’ait pas grand-chose à voir avec moi ». Le
port d’autopsie, ce roman dresse le procès-verbal d’un amour enfui. récit bascule sur l’enfance de MS. On y découvre le magnifique por-
« MS » (on aura reconnu les initiales de Monica Sabolo) rencontre trait de sa mère, lumineuse et inconséquente, assez fragile pour
un garçon, « XX ». Elle trace le plan de l’endroit de la rencontre (une séjourner régulièrement en maison de repos avant de disparaître
entreprise), photographie le premier objet échangé (un briquet), du jour au lendemain, laissant MS vivre avec son beau-père. Extraits
analyse froidement le premier rendez-vous. « Informations de poésie, dessin d’enfant, tableau graphique traçant l’hérédité de
recueillies : n’est pas gêné par le silence. […] Règle l’addition. la mélancolie : toujours, l’histoire s’appuie sur les reliques pour
Contacts physiques : aucun. » Puis l’histoire se précise, prend forme, dévoiler sa portée dramatique. Privilégier le matériel sur l’impal-
et tourne court. Le chagrin déferle sur MS, qui reste sur sa lancée pable permet à Monica Sabolo d’éviter les pièges de l’égocentrisme
clinique. Elle restitue les sms, les mails, la radiographie de son pou- et de l’émotionnel. Témoin et actrice, personnage et écrivain, elle
mon, les cadeaux reçus pour la réconforter. On pense à Pièces se fait l’archéologue de sa propre histoire. Au bout du compte, bien
importantes et effets personnels de la collection Leonor Doolan et après la lecture, reste l’impression d’une fluidité parfaite. Est-ce un
Harold Morris comprenant livres, prêt-à-porter et bijoux, de hasard si Gustave Flaubert commence Madame Bovary par la des-
Leanne Shapton (éd. de L’Olivier) : la décomposition d’un couple cription d’une casquette ? Ce sont bien les objets qui, les premiers,
racontée sous la forme d’un catalogue de vente aux enchères. embrassent un monde et touchent à l’immatériel. Monica Sabolo
Monica Sabolo adopte la même démarche en y ajoutant une touche leur donne la parole. On les écouterait longtemps.

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dans Les Âmes grises : non en la décrivant frontalement, mais


comme un hors champ omniprésent et perçu par éclats, à travers le
prisme de trois personnages. Après la mort de Youssef Chalaoui, le
lecteur entre dans les pensées de Clara S., une des meneuses de la
révolte. La jeune fille erre dans Paris, en proie à ce vertige des pos-
sibilités – c’est là le véritable thème du livre : le flottement que pro-
cure la sédition. Que faire ? Les drapeaux rouges sont là, mais les
sigles des groupuscules politiques ne veulent plus rien dire.
L’ivresse est celle d’un Mai 68 du XXIe siècle, qui semble, comme
l’époque, vide d’idéologies. Un tiers du roman est consacré à la
fuite du président de la République, Henri Dumont. Son évasion
ressemble à celle d’Adolphe Thiers devant la Commune, mais d’un
Adolphe Thiers moderne, reflet d’une époque où le président se
doit d’être « normal » – ses pensées sont d’ailleurs relatées dans un
style plus policé, plus classique.
L’écriture protéiforme de Loïc Merle souligne sa tendance à l’expé-
rimentation. Quand il est question de Youssef ou de Clara, le texte
devient pur flux de conscience, à la première ou à la troisième per-
sonne, très libre, parfois trop. Dans ce livre ample, chaque mot
PATRICE NORMAND/OPALE
importe et suggère une réflexion sur la société d’aujourd’hui. La
révolte des sans-grade y est relatée subtilement, laissant le lecteur
seul juge. Mais le souffle épique qui plane sur ce roman ambitieux
laisse poindre un dénouement tragique. L’Esprit de l’ivresse n’est
d’ailleurs pas le seul roman de cette rentrée littéraire à aborder la
révolte devant les inégalités. Il en est question dans Les Renards
Loïc Merle : et si toutes les cités craquaient en même temps?
pâles, de Yannick Haenel. Serait-ce donc L’Insurrection qui vient

L’émeute
dont parle Julien Coupat, ou bien l’insurrection du vain ? A-t-on
raison de se révolter, comme l’écrivait Camus ? Mais il est bien court
le temps des cerises, et l’on se réveille toujours douloureusement
des plus grandes ivresses.

finale
L’Esprit de l’ivresse, Loïc Merle, éd. Actes Sud, 286 p., 21,50 €
Par Jean-Sébastien Létang

T
oute révolte a besoin d’un détonateur, et celui-ci est
bien souvent un drame humain. On se souvient de JUDITH CATHERINE
la mort de Bouna et de Zyed, électrocutés à Clichy-
sous-Bois alors qu’ils tentaient d’échapper à un MAGRE SALVIAT
contrôle de police. L’événement avait déclenché la
grande crise des banlieues de 2005. L’Esprit de l’ivresse, premier
livre de Loïc Merle, fait écho à ces événements passés. Un soir de
printemps, Youssef Chalaoui rentre chez lui, aux Iris, cité arché- DRAMUSCULES
typale de la banlieue parisienne : une dalle sordide au milieu de
trois tours insalubres. Las d’une existence périphérique passée DE THOMAS BERNHARD
entre l’usine et son appartement de veuf, le vieil Algérien pressent
sa fin prochaine. Au bout de quelques pages elle survient sous la MISE EN SCÈNE CATHERINE HIEGEL
forme d’un banal contrôle de police : Youssef Chalaoui s’écroule
sur le pavé. Pour les habitants, c’est le mort de trop. La cité des Iris
se révolte, et l’ivresse commence. Toutes les banlieues de France
DU 26 NOVEMBRE AU 9 MARS
s’embrasent et, tandis que les périphéries affluent vers Paris, le Du mardi au samedi 21h – Dimanche 15h
pouvoir vacille. RÉSERVATIONS 01 45 44 50 21
La comparaison avec 2005 s’arrête là. Dans L’Esprit de l’ivresse les 75 bd du Montparnasse, 75006 Paris
noms sont fictifs, et la géographie parisienne est seulement suggé- www.theatredepoche-montparnasse.com
rée. Le roman cherche plutôt à isoler l’essence d’une émeute type
et l’exaltation qui s’en dégage. Loïc Merle raconte cette révolution
comme Philippe Claudel évoquait la Première Guerre mondiale

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Critique 36

Retour dans la Bosnie en guerre


qui traverse la Bosnie, des montagnes au nord de Sara-
La Route du salut, Étienne de Montety, jevo assiégé jusqu’à la mer, à Split, en Croatie.
éd. Gallimard, 320 p., 18,90 €
Étienne de Montety s’attache à atteindre chaque per-
Par Aliette Armel sonnage au cœur de son humanité. Leurs question-
nements résonnent comme des évidences : « À quoi

É
tienne de Montety interroge avec persévé- croyait la France de la fin du millénaire ? […] Une
rance le rapport complexe des hommes avec société ne vit pas durablement en cultivant le reniement
l’engagement militaire, et avec la foi qui peut de soi. Les élites françaises déguisaient ce reniement
le susciter et le soutenir. Il a écrit une biographie d’Ho- avec des mots : mondialisation, […] multiculturalisme,
noré d’Estienne d’Orves, résistant et chrétien militant, métissage. L’époque était au mélange, sans que per-
il a recueilli les témoignages de ces « hommes irrégu- sonne ne se demande si les peuples étaient tellement
liers » que sont les combattants de la Légion étrangère, désireux de se mélanger. » Leur comportement coura-
et son premier roman, L’Article de la mort, décapait l’image héroïque geux et efficace lors de combats âpres, souvent au corps à corps et
d’une figure de l’humanitaire dont les motivations à venir en aide au milieu des ruines, repose sur le dépassement de soi et de la peur
aux victimes se révélaient troubles et dérangeantes. paralysante. Ils sont portés l’un par la croyance religieuse, l’autre par
Le nouveau roman d’Étienne de Montety met en évidence une réalité l’élan patriotique qui le porte à défendre son village natal : « Quand
que la société française refuse trop souvent d’admettre : dans les un homme est appelé au secours par sa mère, rappelle un capitaine
facultés parisiennes comme dans les banlieues de villes de province, de la Légion en écho à une phrase célèbre d’Albert Camus, il n’y a
des jeunes gens en apparence sans histoire, déçus par leur quotidien pas d’argument assez fort pour le ramener à la raison. »
et le manque de perspective, sont recrutés par des imams ou par des Le pouvoir de conviction de ce roman à la construction impeccable
membres de leur famille restés dans leur pays d’origine en guerre. Il repose sur la sobriété du ton, l’absence de démesure et d’excès de
croise ainsi l’itinéraire de deux Français issus de l’immigration, Joss dramatisation. La guerre est une composante de notre monde, dont
Moskowski et Fahrudin Hamzic, qui rejoignent les combattants elle intègre et précipite les mutations : « Indéniablement, ce qui
bosniaques, au début des années 1990, en ex-Yougoslavie. Il accorde cimentait les combattants, c’était la religion. Ou du moins l’identité
au récit le temps de la description de leur parcours et du chemi- religieuse : comme si elle était devenue nécessaire en temps de
nement de leur pensée jusqu’à leur départ vers « la route du salut », guerre, pour résister et se battre. »

Un adolescent au cœur gros


de lui parler de ses origines et de son père, il est « fils de personne »,
La Nuit en vérité, Véronique Olmi, éd. Albin Michel, 310 p., 19 €
membre « d’une famille avec un seul bras ». Liouba, enceinte à 17 ans,
Par Évelyne Bloch-Dano garde son secret. Elle tâtonne pour élever son fils mais veut le meilleur
pour lui : un prestigieux collège, ce qui causera justement son mal-

E
nzo n’est pas obèse, il est « en surpoids ». Sa mère l’habille heur. Avec délicatesse et sensibilité, Véronique Olmi décrit la relation
en survêtement noir, parce que le noir, ça mincit et c’est chic. entre la mère et le fils, ces deux exclus de la norme : la tendresse, les
Mais Enzo voudrait être comme les autres. Avec des baskets gronderies, les réconciliations, les malentendus, l’amour. L’adolescent
de marque. Invisible. Fondu dans la masse. Seulement la masse, c’est devient un homme, sa mère est une femme. Comment concilier les
son corps, ce corps dont il est devenu l’observateur attentif et méfiant, pudeurs quand on vit à deux, comme un couple amené un jour à se
lui que les autres ne « peuvent pas sentir » quand il y a tant de choses séparer ? Rarement on aura montré avec autant de justesse la com-
qu’Enzo, lui, aime dans la vie. À commencer par sa mère, Liouba, plexité des liens entre une jeune mère et son grand fils, sans lieux
avec laquelle il partage un grand appartement rue de Rivoli. Elle est communs psychologiques, avec les seuls moyens littéraires. Quand,
chargée de garder et d’entretenir cet espace un peu fantomatique, dans une sorte de rêve éveillé, Enzo trouvera enfin son double en la
empli de collections, d’objets rares venus du monde entier, en l’ab- personne d’un soldat russe de la guerre de 1914, le roman s’ouvre
sence des propriétaires perpétuellement en voyage. Elle le brique et sur une autre dimension, celle d’une
l’astique à longueur de journée. L’appartement est peut-être le per- évasion dans l’imaginaire et dans l’his-
sonnage principal de ce roman insolite et profond dont il fonde toire. Le lecteur partage les espoirs de
l’unité de lieu. Toutes les pièces y sont en double, sauf le bureau de cet enfant attachant, son regard pur sur
Monsieur, fermé à clé et interdit à la domestique, et un débarras dont le monde. Dans le débarras devenu
l’enfant fera sa cellule et son refuge. Doubles, aussi, les lits jumeaux creuset de la nuit et des étoiles, s’in-
de la chambre où l’adolescent de 12 ans dort à côté de sa mère, dans vente alors un nouveau récit qui pous-
une proximité qui lui pèse. Seul Enzo, peut-être, n’a ni double ni ami, sera ses racines jusqu’au dénouement,
piégé dans sa solitude de gros, en butte aux tracasseries de ses cama- au cœur de la France, dans le feu de la
rades de lycée, qui tourneront à la torture au cours d’une scène quasi Saint-Jean. À la fois réaliste et poétique,
insoutenable, écho au roman de Musil Les Désarrois de l’élève La Nuit en vérité nous conduit avec
Toerless. Il vit avec une mère au patronyme russe qui a toujours refusé talent vers la lumière.

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Noguez Je crois à la justice,


geignant, à nu mais je défendrai ma mère
avant la justice.
Une année qui commence bien, Dominique Noguez,
éd. Flammarion, 382 p., 20 €
Par Pierre-Édouard Peillon

C
élèbre pour son humour, Dominique Noguez n’a cette fois-ci
pas envie d’être drôle. Ce n’est pas que la plaisanterie soit
l’ennemie du sérieux – l’auteur d’Ouverture des veines et
autres distractions et de La Véritable Histoire du football & autres
révélations l’a déjà prouvé –, mais elle suppose tout de même une
forme de légèreté qui colle mal à l’ambition d’Une année qui com-
mence bien. Dès la deuxième phrase, l’écrivain leste ses intentions
d’un mot : « sincérité ». Projet longuement mûri, ce livre a tout du

© ÉDITIONS SOLEIL / LENZINI / GNONI


fruit qui se décroche de sa branche et dont la chute est, paradoxa-
lement, une libération : dans ce récit autobiographique, Dominique
Noguez revient, « sans aucune altération du vécu », sur sa tumultueuse
relation avec Cyril Durieux, tout en sachant que « raconter sa vie ce
n’est pas seulement, comme dit Martial,
vivere bis, vivre deux fois, c’est vivre la
deuxième fois, un peu moins sot ».
Voilà pourquoi l’humour n’est pas à
l’ordre du jour. Car « pour faire de l’hu-
mour […] il faut se sentir sûr de soi, et
léger jusqu’à l’inexistence », alors qu’ici
l’écrivain « essaie, au contraire, de
retrouver le manque d’assurance et la
pesanteur précise de ces jours de
fièvre ». Avec minutie, Une année qui
commence bien exhume et étale les
affres d’une passion amoureuse d’autant
plus douloureuse que son objet est particulièrement fuyant. Cette
précision parfois excessive donne quelquefois au livre l’allure d’un
almanach des années passées avec son lot de détails triviaux scrupu-
leusement exposés (dont une attention toute particulière portée aux
menus, aux vêtements et à la météo), mais cela tient à la nature de
l’entreprise de Dominique Noguez : non pas inventer, mais faire l’in-
ventaire. Seule méthode efficace pour enfin saisir et disséquer cet
amour mis à mal par un amant aussi volatil que mythomane. Cyril
« était l’un des êtres les plus ingénieux, proliférants, irrattrapables »
que l’auteur ait jamais rencontrés, et il s’agit donc de séparer le bo