Vous êtes sur la page 1sur 1440

GEORGES PEREC

ROMANS & RÉCITS

La Poclzotheque
CLASSIQUES MODERNES

GEORGES

PEREC
R O M A N S ET RÉCITS

Edition é t a b l i e et p r é s e n t é e
par Bernard Magné

La Pochothèque
LE L IV R E DE P O C H E
© Julliard, 196" et 199". p o u r le s Choses.
© Denoël, 1966. p o u r Q uel p e tit vélo à g u id o n chrom é a u f o n d d e la cour y
© Denoël. 196". p o u r Un h o m m e q u i dort.
© Denoël. 1969. p o u r La D isparition.
© Julliard. 19~2. 199-* et 199". p o u r Les R evendîtes.
© Hachette. 19~8, p our l.a Vie m od e d'em ploi.
© Seuil. 1994. p o u r l n cabinet d 'a m a te u r (Première édition Balland,
19"9).
© Seuil. 1993. p o u r Le Voyage d'hiver.

© Librairie Générale Française. 2002. p o u r la préface et les notices.


Ce volum e contient

Les C hoses
Q uel petit vélo à guidon chrom é au fond de la cour ?
Un h om m e qui dort
La Disparition
Les Revenentes
La Vie m o d e d ’em ploi
Un cabinet d ’amateur
Le Voyage d ’hiver

A l’initiative d ’Ela Bienenfeld, ayant droit de l’auteur,


ce volum e rassemble les rom ans et récits
publiés du vivant de Georges Perec.
Georges Perec romancier

En 1978, lorsque paraît La Vie m od e d ’em ploi, Jean-Louis


Ézine, pour le M agazine littéraire, interroge Georges Perec :
«Vous êtes l’acrobate de la littérature contemporaine [...].
Vous faites des prouesses, mais êtes-vous romancier ? » La
réponse jaillit, immédiate, péremptoire, un rien gouailleuse,
pareille à celle que s ’attire Mounnezergues quand il semble
douter des talents de Pierrot pour conduire une camionnette :
«Je veux ! »
Romancier, Georges Perec l’est d ’abord, pour ainsi dire, au
simple vu de la chronologie. C’est sur deux romans que
s’ouvre et se ferme son œuvre publiée : Les Choses (1965) et
« 53 jo u rs », inachevé, brutalement interrompu par la mort, en
mars 1982, au milieu du douzième chapitre. Auparavant, il y
en avait même eu quelques autres, refusés par les éditeurs et
sans doute jugés, par leur auteur, trop peu aboutis pour être
conservés. Dans un acte manqué très réussi, il en a soigneuse­
ment égaré les manuscrits : rocambolesque histoire de valises
confondues !
Si l’on s’en tient à des considérations classiques et purement
quantitatives de genres, la prédominance des romans est tout
aussi nette. Six romans achevés et publiés, contre deux recueils
de poésies — Alphabets (1976), La Clôture et autres poèm es
(1980) — et deux pièces de théâtre — L ’A ugm entation et La
Poche Parm entier, réunies dans un volume Théâtre I (1981),
le reste relevant de l’essai (Espèces d ’espaces, 1974) ou de l’au­
10 P réface

tobiographie (La B outique obscure, 1973 et W ou le souvenir


d'enfance, 1975).
Enfin si l'on est attentif aux palmarès, on constatera que c'est
avec deux romans que Georges Perec a obtenu ses deux prix
littéraires : le Renaudot pour Les Choses, le Médicis en 1978
pour La Vie m ode d'em ploi.
Georges Perec romancier, donc, sans discussion possible, et
plus précisément « romancier français contemporain », pour
faire écho au titre de la conférence qu'il donne en mai 1967 à
l ’université de Warwick : « Pouvoirs et limites du romancier
français contemporain ».
Mais un « romancier français contemporain » quelque peu
déroutant par sa versatilité. Lui qui se targue de n ’avoir « ja­
mais écrit deux livres semblables » ne peut évidemment q u ’of­
frir à ses lecteurs des romans disparates, passant, en quatre
ans, de la peinture flaubertienne d ’une génération (Les Choses,
une histoire des années 60) au récit burlesque de Q uel p e tit
vélo à gu idon chromé au fo n d de la cour ? (1966) dont le titre
constitue à lui seul une petite provocation, puis redevenant
sérieux, se tournant vers Proust (« Un homme qui dort, tient
en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et
du monde ») et le B artleby de Melville pour son troisième
roman Un hom m e qui d o rt (1967), avant d'écrire tout un
roman sans E : La D isparition (1969).
D ’autre part il estime dépassée l’opposition entre la littéra­
ture engagée (celle que défend notamment Jean-Paul Sartre)
et les recherches formelles que mène depuis les années cin­
quante ce groupe d'écrivains que Jérôme Lindon accueille aux
éditions de Minuit et qu’on appellera les « nouveaux roman­
ciers ». Georges Perec se démarque à la fois des romans tradi­
tionnels, qu'ils soient psychologiques, historiques ou militants,
et de ce Nouveau Roman, dont les représentants s'insurgent,
souvent de manière très polémique, contre le m odèle « balza­
cien ». Au début des années soixante, il publie plusieurs
articles (« Le Nouveau Roman et le refus du réel », « Le mystère
Robbe-Grillet ») où il s’en prend, entre autres, à Robbe-Grillet,
qui est alors considéré comme le chef de file de ce mouvement.
Georges Perec rom a n cier 11
Bref, non seulement les romans de Perec se suivent sans se
ressembler, mais ils ne ressemblent pas davantage à ce que
tradition ou avant-garde donnent à lire. Du coup, après l’effer­
vescence médiatique du Renaudot et avant que ne vienne,
treize ans plus tard, celle du Médicis, c ’est un peu, pour lui, la
traversée du désert : les quatre romans intermédiaires ne tou­
chent au m om ent de leur publication qu’un lectorat restreint.
Aujourd’hui, avec le recul, se distinguent mieux les grandes
lignes d ’une écriture romanesque originale, si bien que l’on
peut proposer quelques perspectives et tenter d ’esquisser un
portrait de Georges Perec en romancier.

Même si cela doit surprendre, il faut rappeler que le projet


perecquien est dès le départ un « projet réaliste ». «Je voulais
être un écrivain réaliste », déclare-t-il aux étudiants de l’univer­
sité de Warwick venus l’écouter, ajoutant que cette volonté
reste encore la sienne. Projet personnel inséparable et contem ­
porain d ’un autre, collectif, celui du groupe de La Ligne géné­
rale, revue qui ne vit jamais le jour mais mobilisa, entre 1959
et 1963, com me le rappelle Claude Burgelin (qui en fit partie),
« une à quelques dizaines de participants, tous fort jeunes [...],
très majoritairement étudiants, assez souvent membres du
parti communiste, plus souvent encore en proximité conflic­
tuelle avec lui ». Perec se moquera affectueusement de cette
fin des années cinquante où, dit-il dans Q uel p e tit vélo, « on
parlait Lukasse, Héliphore, Hégueule et autres olibrii de même
farine [...] jusqu’à des heures aussi avancées que nos idées».
Mais, sur le fond, le débat était sérieux et parmi ces idées
« avancées », il y avait sûrement cette affirmation de Lukâcs
dans Signification présente du réalism e critique : « Le réalisme
n ’est pas un style entre beaucoup d ’autres, mais la base même
de toute littérature. » Phrase que Perec reprend presque mot
pour mot lorsqu’il tente de cerner la notion de réalisme dans
un de ses articles de jeunesse •. « Il ne s ’agit pas d ’une école,
d ’une technique ou d ’une tradition : la fonction de la littéra­
ture est d ’être réaliste. »
Le réalisme de Georges Perec romancier n ’a donc pas grand-
chose à voir avec ce que l’histoire littéraire range d ’ordinaire
12 Préface

sous ce terme et il possède quelques traits qui lui confèrent


une profonde originalité.

La recherche de Vexhaustif

« La première exigence du réalisme [est] la volonté de tota­


lité », affirme Perec dans « Pour une littérature réaliste ». Sans
doute lui faudra-t-il encore quinze ans avant de réussir, avec
La Vie m ode d ’em ploi, le « romans » exemplaire de cette tota­
lité. Mais l'ambition est là dès le début, pourvu que l'on sache
ce que Perec entend par « totalité » et qui déjà correspond à la
démarche même qui fondera plus tard le projet de Bartle-
booth : « Saisir, [...] décrire, [...] épuiser, non la totalité du
monde — projet que son seul énoncé suffit à ruiner — mais
un fragment constitué de celui-ci : face à l ’incohérence du
monde, il s’agira alors d ’accomplir jusqu’au bout un pro­
gramme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible. »
En fait, comme il le fera souvent, l’écrivain va opérer, par
rapport au concept de totalité emprunté à Hegel et Lukâcs, un
léger pas de côté, une lecture biaisée qui l’amènera à fonder
ses architectures romanesques sur la notion d 'exhaustivité.
Disons que sa vision du réalisme est moins extensive qu ’inten­
sive, moins attentive à explorer une surface qu ’à sonder une
profondeur : il opposera plus tard à l’extraordinaire, non l’in-
tra-ordinaire, mais « l’m/ra-ordinaire ». Bref, rendre compte de
la totalité, c ’est « rechercher » ce qui existe « sous les gestes,
sous les mots, sous les faits », cette plongée elle-même suppo­
sant une véritable restriction de champ.
Les Choses le montrent de façon exemplaire. On en connaît le
sous-titre : « Une histoire des années 60 ». Les échos flaubertiens
de cette formule (L’Éducation sentim entale, Histoire d ’un
jeune homme) ne doivent pas masquer ses autres résonances :
Les Choses sont à la fois un récit caractéristique d ’une époque
bien déterminée et, d ’une certaine manière, l’histoire de cette
époque ; et cette histoire-là est une véritable analyse critique des
signes et du langage de cette époque. La restriction chronolo­
gique (les « années 60 ») va de pair avec la mise au jour des
valeurs véhiculées, comme en sous main, par le discours dom i­
Georges P erec rom a n cier 13

nant. Georges Perec s’est très clairement expliqué là-dessus, en


opposant sa vision réaliste au « regard objectif » dont se récla­
mait le Nouveau Roman : « Il y a une distinction très simple entre
le Nouveau Roman et ce que j’ai essayé de faire. Robbe-Grillet
est tout entier du côté du langage “dénoté” (comme dit Roland
Barthes) et moi, je serais tout entier du côté du langage qui
entoure les choses, de ce qu’il y a en dessous, de tout ce qui les
nourrit, de tout ce qu’on leur injecte. »
Plus encore que le concept de connotation implicitement
évoqué ici à travers l’allusion à Barthes, les outils privilégiés de
l’exhaustif sont constitués par ce que Perec appelle les « lieux
rhétoriques », compris comme l’ensem ble des discours que l’on
peut tenir sur tel fragment du monde. « Les Choses sont les lieux
rhétoriques de la fascination, c’est tout ce que l’on peut dire à
propos de la fascination qu’exercent sur nous les objets, Un
h om m e qu i dort, c’est les lieux rhétoriques de l’indifférence,
c’est tout ce que l’on peut dire à propos de l’indifférence. »
Cette prise en compte du discours est un trait essentiel de
la totalité selon Perec. C’est elle qui permet de rattacher au
projet réaliste perecquien le roman qui semble s’en éloigner
le plus : La D isparition. On le sait : ce roman est un lipo-
gramme, c ’est-à-dire un texte écrit en se privant d ’une (ou plu­
sieurs) lettre(s) ; ici, le E. Or malgré les apparences, l’entrée
de Georges Perec à l’Oulipo en 1967 et l’écriture de son roman
lipogrammatique ne signifient absolument pas qu’il aban­
donne sa recherche de la totalité, mais celle-ci va porter désor­
mais et pour un temps sur un autre domaine : non plus le
monde et son actualité (encore que La D isparition abonde en
allusions aux événements contemporains et s’ouvre sur une
très transparente évocation de mai 68), mais la langue. Perec
retrouve avec La D isparition les deux gestes fondamentaux
mis en œuvre dans son premier roman : la restriction, non
plus chronologique mais grammatique en s’interdisant le E,
l’approfondissement, non plus sémiotique mais lexical en
essayant d ’épuiser ce qui reste du dictionnaire lorsqu’on en a
banni la lettre la plus fréquente. D ’où ces listes si caractéris­
tiques de son écriture : tentatives d ’inventaire, d ’épuisement,
de saturation de telle ou telle série : couchage (« il tâta aussi
14 Préface

du lit pliant, du châlit, du lit clos, du lit à baldaquin, du sac,


du divan, du sofa, du hamac »), faune pélagique (« pingouins,
cormorans, manchots, albatros, rorquals, cachalots, marsouins,
dauphins, dugongs, narvals, lamantins ») ou amours cinémato­
graphiques (« On aurait dit Virginia Mayo s'offrant à Richard
Widmark, ou Joan Crawford à Frank Sinatra, Rita Hayworth à
Kirk Douglas, Kim Novak à Cary Grant, Anna Magnani à Ran-
dolph Scott, Gina Lollobrigida à Marlon Brando, Liz Taylor à
Richard Burton, Ingrid Thulin à Omar Chariff »). Et c’est tout
naturellement dans la mêm e stratégie d ’exhaustivité q u ’après
le lipogramme en E, Les Revenentes exploreront les territoires
complémentaires du monovocalisme en E.
Pour paraphraser Perec et décrire sa trajectoire de romancier
après Un hom m e qui d o r t, on se risquera à voir dans La D ispa­
rition tout ce que l’on peut dire en se passant de la lettre E,
dans Les Revenentes tout ce que l’on peut dire en pratiquant
le monovocalisme en E et dans La Vie m ode d ’em ploi tout ce
que l’on peut dire sur un immeuble parisien contemporain
habité, notamment, par un milliardaire monomaniaque des
puzzles.
Replacés dans le cadre de ce projet réaliste et de cette
volonté de totalité, l ’un et l ’autre affirmés dès le début, les
romans de Georges Perec, dont certains ont été un peu vite
rangés dans la catégorie des exploits ou des performances,
retrouvent à la fois leur unité et leur importance.

Le recours au x em prunts

Inclure la langue dans la « totalité » qui constitue l’objectif


du roman réaliste, c ’est pour Perec une manière de dépasser
l'opposition qu’il refuse entre esthétisme et engagement. Mais
c’est aussi rattacher à son projet une pratique omniprésente
dans son écriture : celle des citations, allusions, inclusions et
autres emprunts. « Tout ce que les écrivains ont produit fait
partie du réel de la même manière que le réel », déclare-t-il
dans la conférence de Warwick, au cours de laquelle il défend
« une espèce de littérature q u ’on peut appeler citationnelle »,
Georges P erec rom a n cier 15

com me il le fera quelques mois plus tard dans un article de


Preuves intitulé « Écriture et mass-media ».
On verra, par exemple, le jeune lauréat du prix Renaudot
reconnaître tout ce qu’il doit à Flaubert. Il dit avoir emprunté
à L ’E ducation sen tim entale des épisodes narratifs (le départ
en Tunisie au début de la deuxième partie des Choses rappelle
d ’autant plus les voyages de Frédéric Moreau que les phrases
qui les annoncent — « Il voyagea. » « Ils tentèrent de fuir. » —
se répondent dans un identique effet d ’accélération du récit) ;
des éléments de fiction (le Ville-de-Montereau, emprunté par
Frédéric pour regagner Nogent-sur-Seine, se retrouve, sous
forme de gravure accrochée aux murs de l’appartement idéal
rêvé par Jérôme et Sylvie) ; et plusieurs phrases dont il fournira
plus tard la liste à son traducteur allemand (par exem ple « Il y
avait dans le ciel des petits nuages blancs arrêtés », ou encore
le célèbre « Et ce fut tout », qui clôt chez Flaubert la dernière
rencontre de Frédéric et de Madame Arnoux).
A des degrés divers, tous les romans de Perec comportent la
mêm e dim ension intertextuelle et tous pourraient reprendre à
leur compte l’avertissement du Post-scriptum de La Vie m ode
d ’em ploi : « Ce livre comprend des citations, parfois légère­
ment modifiées... », cet avertissement étant lui-même... une
citation légèrement modifiée. Leur auteur puise, avec parcimo­
nie {LesRevenentes) ou prodigalité (La D isparition ), selon une
apparente fantaisie (Q uel p e tit vélo à gu id on chrom é au fo n d
d e la cour ?) ou en suivant un strict cahier des charges (La Vie
m ode d'em ploi), dans sa bibliothèque de prédilection : Rabe­
lais, Stendhal, Flaubert, Dumas, Verne, Roussel, Leiris, Butor
et bien d ’autres encore. Lire les romans de Perec, c’est, souvent
sans le savoir, parcourir cette bibliothèque.
C’est aussi, parfois, retrouver du Perec au second degré,
l’emprunt prenant alors la forme d ’autocitations, pratique qui
pour La Vie m o de d ’em ploi deviendra une règle. Des noms
propres passent d ’un roman à l’autre, se transformant au
besoin pour obéir aux contraintes spécifiques du roman d ’ac­
cueil — ainsi Crubellier, mentionné dans Les Choses et Un
hom m e qu i dort, se métamorphose en Crubovin dans La D is­
p a ritio n — ; la réplique d ’un personnage fournit l ’épigraphe
16 Préface

du dernier chapitre d ’un autre roman, et ainsi de suite. Rien


de plus révélateur que le titre du premier chapitre de La D ispari­
tion : « Qui, d ’abord, a l’air d ’un roman jadis fait où il s’agissait
d’un individu qui dormait tout son saoul », reliant Un hom m e
qui d o rt au roman qui le suit mais lui ressemble si peu !
Ce n ’est pas un hasard si le narrateur de La Vie m ode d ’em ­
plo i, en évoquant L’île m ystérieuse de Jules Verne, s’extasie
devant les « confessions déchirantes d ’Ayrton et de Nemo qui
concluent ces aventures en les reliant magnifiquement aux
Enfants du C apitaine G rant et à Vingt m ille lieues sous les
mers ». On le voit : ce que Perec admire chez Jules Verne, ce
n’est pas seulement l’art de rémunération ou la capacité à inté­
grer dans ses romans tous les savoirs de son époque, mais aussi
cette aptitude à relier « magnifiquement » ses fictions entre
elles, ce qui en fait un espace rassurant. L’autocitation n ’est
rien d ’autre qu’un cas un peu particulier de la relecture, pra­
tique qui demeure pour Perec une des sources les plus sûres
du plaisir du texte romanesque, comme il l’explique dans W
en évoquant ses lectures d ’enfance : « Les livres racontaient
des histoires ; on pouvait suivre ; on pouvait relire, et, relisant,
retrouver magnifiée par la certitude qu’on avait de les retrou­
ver, l’impression q u ’on avait d ’abord éprouvée : ce plaisir ne
s’est jamais tari. »
Pour le lecteur des romans de Perec, le plaisir que procure
la reconnaissance est moins simple car il s’accompagne de tout
un jeu d ’équivoques et d ’ambiguïtés. Le plus souvent, citations
et autocitations demeurent implicites, tantôt camouflées dans
le récit par la disparition des marques traditionnelles (guille­
mets, italique), tantôt signalées comme discours empruntés,
mais pourvues d ’attributions fantaisistes. Dans le même temps,
Perec prend un malin plaisir à offrir quelques indices en lais­
sant, çà et là, deviner très indirectement à un lecteur sagace
que ce qu'il est en train de lire pourrait bien être moins inno­
cent qu'il n ’y paraît. Je me borne ici à un exemple. Prenons
cette phrase des Choses, évoquant les relations de Jérôme et
Sylvie avec les collègues de cette dernière à Sfax : « Il y eut
quelques échanges de livres, de disques, quelques rares discus­
sions à la Régence, et ce fut tout. » La fin de la phrase vient, je
Georges Perec rom a n cier 17

l’ai signalé, de L ’É ducation sen tim entale ; c’est la très célèbre


clausule de l’avant-dernier chapitre du roman :
« Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre,
Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d ’avancer à un fiacre qui
passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
Et ce fut tout. »
Le début de la phrase des Choses est donc bien de Perec,
mais sa formule initiale : « quelques échanges de livres » prend
ici un sens très particulier puisque au-delà de quelques épi­
sodes des aventures de Jérôme et Sylvie, elle peut désigner,
métaphoriquement, l'échange textu el auquel recourt Perec en
dissimulant dans son propre livre un fragment de celui de Flau­
bert. Mais seul celui qui aura reconnu au préalable la citation
de L É ducation sen tim entale pourra percevoir ce double jeu !
A travers les récits perecquiens se met donc en place ce que
l’écrivain appelle un « romanesque citationnel », auquel il ne
renoncera jamais : «5 3 jo u rs» , le roman qu’il était en train
d ’écrire au moment de sa mort, puisait abondamment dans La
Chartreuse d e P arm e dont il reprenait la structure globale
(vingt-huit chapitres en deux parties), maints détails divers
(dont beaucoup de noms propres) et jusqu’aux premiers mots
de chaque chapitre ! Parfaitement cohérente avec une écriture
conçue com me « un jeu qui se joue à deux » entre l’écrivain et
le lecteur et une tension jamais définitivement résolue entre
« rester caché » et « être découvert », cette démarche ludique
de l’impli-citation est aussi pour le romancier une manière de
s’inscrire dans la lignée de ses grands prédécesseurs — Rabe­
lais, Sterne, Stendhal, Jules Verne — tout en leur rendant
l’hommage qu’à ses yeux ils méritent.

L ’usage des contraintes

Si l’on en croit Raymond Queneau, le roman se caractérise


par son refus des règles : « Alors que la poésie a été la terre
bénie des rhétoriqueurs et des faiseurs de règles, le roman,
depuis qu’il existe, a échappé à toute loi. N ’importe qui peut
pousser devant lui com me un troupeau d ’oies un nombre
indéterminé de personnages apparemment réels à travers une
18 Préface

lande longue d’un nombre indéterminé de pages ou de cha­


pitres. Le résultat, quel q u ’il soit, sera toujours un rom an1. » A
l ’inverse de ce laisser-aller, Queneau milite pour « une tech­
nique consciente du roman ». Sur ce point, comme sur tant
d’autres, Georges Perec se montre un disciple fidèle ou, plus
exactement, de plus en plus fidèle. Car ses romans évoluent
selon une chronologie dont La D isparition représente l’œuvre
charnière, ce qu’il reconnaît lui-même volontiers : « Il y a une
coupure assez nette dans mon travail entre les premiers livres
jusqu’à Un hom m e qu i d o rt et puis ensuite à partir de mon
entrée à l’Oulipo, il y a vraiment une nouvelle orientation. »
Sans doute ni Les Choses, ni Quel p e tit vélo, ni Un hom m e
qui d o rt n ’appartiennent-ils au genre « troupeau d ’oies ». Mais,
pour autant qu’on le sache, leur écriture n ’obéit à aucun « ca­
hier des charges » formel. Ainsi la façon dont les emprunts à
Flaubert sont répartis dans Les Choses n ’a rien à voir avec leur
distribution strictement programmée dans La Vie m ode d ’em ­
p lo i. Apparemment plus organisées, les figures de rhétorique
dont Perec dresse la liste (volontairement inachevée) à la fin
de Q uel p e tit vélo ne constituent pas des préalables à l’élabora­
tion du roman mais résultent d ’un inventaire ultérieur. Quant
à Un h om m e qu i dort, avec sa règle énonciative stricte (une
narration en «tu »), son alternance régulière des séquences
entre sommeil et veille et son organisation symétrique facile­
ment perceptible, il est certes le plus construit des trois pre­
miers romans perecquiens mais il ne relève pas, malgré tout,
de ce qu’il est convenu d ’appeler littérature à contraintes, dont
au contraire La D isparition est un exemple désormais classique.
La D isparition ouvre la série des romans à contraintes, qui
se poursuit par Les Revenentes et atteint son apogée avec La
Vie m ode d ’em ploi. Cependant chacun de ces livres utilise les
contraintes d ’une manière différente et spécifique.
La D isparition, on le sait, est un roman écrit sans la lettre
E. C’est le livre d ’une contrainte unique et fort ancienne : le

1. Technique d u rom an dans Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, coll.


« Idées », 1973, p. 27.
Georges Perec ro m a n cier 19

lipogramme. Dans le vocabulaire oulipien, La D isparition


relève de la « lipo [= littérature potentielle] analytique » qui,
selon François Le Lionnais (co-fondateur de l’OuLiPo avec Ray­
m ond Queneau) « travaille sur les œuvres du passé pour y
rechercher des possibilités qui dépassent souvent ce que les
auteurs avaient soupçonné ». L’originalité de La D isparition
n ’est donc pas due au choix de cette contrainte, ni à sa diffi­
culté, réelle, mais à la manière de l’utiliser ; to u t dans ce livre
dépend de la contrainte : le vocabulaire bien sûr, comme dans
un lipogramme traditionnel, mais aussi la construction
(nombre et agencement des chapitres), et surtout l’histoire, ou
plutôt les histoires racontées, car elles sont légion, qui ne ces­
sent ainsi de désigner, « sans jamais la trahir tout à fait », l’ab­
sence du E. Loin d ’être un obstacle à l’invention romanesque,
la contrainte en démultiplie les pouvoirs. C'est bien grâce au
lipogramme, et non m algré lui que le « scriptor [...] qui n ’avait
pas pour un carat d ’imagination » se montre « aussi imaginatif
qu’un Ponson » et que la contrainte devient « un filon fort pro­
ductif, stimulant au plus haut point l’innovation ».
Deuxième roman lipogrammatique. Les Revenentes procè­
dent à l’extension du domaine de la contrainte : la lettre E
devient la seule voyelle autorisée. Le lipogramme, étendu aux
autres voyelles, se transforme alors en monovocalisme, pra­
tique nettement moins courante et réservée à quelques rares
textes fort brefs, comme par exem ple un paragraphe du conte
d ’Edgar Poe X-ing a paragrab, où il s’agit d ’ailleurs plus d ’une
saturation en O que d ’un véritable monovocalisme. Dans Les
Revenentes, Perec renouvelle donc la tradition du lipogramme
et, de surcroît, il en conteste une des règles implicites : le res­
pect du code linguistique. Avec son orthographe déviante, le
titre des Revenentes a valeur de programme : il signale d ’em ­
blée la dim ension transgressive de ce roman où peu à peu les
règles du texte vont l’emporter sur celles de la langue, autori­
sant des graphies de plus en plus fantaisistes, alors que, sans
se les interdire tout à fait, Perec en avait fait dans La D ispari­
tio n , un usage modéré et plutôt discret. Sur ce point, Les Reve­
nentes constituent sans aucun doute une tentative limite dans
l’écriture du roman lipogrammatique. Perec n ’ira plus jamais
20 P réface

aussi loin dans le bouleversement de la langue. On pourra


donc lire le dénouement, où les protagonistes décident « de
reprendre, pépères, le jet vers cette chère Frence », com me la
promesse métaphorique d ’un retour à un usage moins débridé
de la contrainte dans le roman à venir.
Ce roman sera La Vie m od e d ’em ploi et son extraordinaire
architecture, où un rôle essentiel et nouveau est dévolu à la
contrainte. Il faudrait plutôt dire les contraintes, car Perec les
multiplie. Parlant de son livre dans Espèces d ’espaces, il évoque
trois « processus formels, dont les seuls énoncés [lui] semblent
avoir quelque chose d ’alléchant : polygraphie du cavalier [...],
pseudo-quenine d ’ordre 10, bi-carré latin orthogonal d ’ordre
10 ». Plus tard, une fois le roman publié, il dénombrera, dans
un article de L ’A rc : « Quatre figures pour La Vie m ode d ’em ­
p lo i ». Et lors d ’une conférence pour le Cercle Polivanov —
« Comment j’ai écrit un chapitre de La Vie m ode d ’em ploi » —
11 en révélera encore un plus grand nombre. On est évidem­
ment très loin du lipogramme, même appliqué à plusieurs
voyelles com me dans Les Revenentes.
Les contraintes de La Vie m ode d ’em ploi sont remarquables
non seulement par leur nombre mais aussi par leur nouveauté
dans le champ de la littérature : des trois processus formels
aux énoncés alléchants, un seul a une ascendance rhétorique :
la pseudo-quenine, avatar, grâce à Raymond Queneau puis
Jacques Roubaud, d ’une forme poétique médiévale, la sextine
du troubadour Arnaut Daniel. La polygraphie du cavalier vient,
comme son nom l'indique, des échecs et le bi-carré latin de la
combinatoire mathématique. Perec n'invente pas, à proprement
parler, les contraintes principales de La Vie m ode d ’em ploi, mais
il va les puiser hors de l'héritage littéraire traditionnel.
En même temps, il leur donne une place très particulière
dans l'écriture de son roman : combinées au sein d'un système
complexe, elles ne produisent pas directement le texte du
récit, com me le lipogramme régissait La D isparition et Les
Revenentes, mais ce que Perec appelle un « cahier des charges »
à partir duquel, chapitre après chapitre, s élabore la fiction. Les
contraintes aboutissent à la construction d ’un échafaudage que
Georges Perec rom a n cier 21

viennent ensuite remplir histoires et personnages puisés selon


l’auteur dans « l’amitié, l’histoire et la littérature ».
Enfin, dernière originalité de ces contraintes, évidemment
liée à la position intermédiaire qu elles occupent dans la
genèse du roman : leur invisibilité à peu près totale pour le
lecteur à qui il est pourtant conseillé, dès le début, de regarder
« de tous ses yeux ». Contrairement au lipogramme de La D is­
p a ritio n (que seul un critique dont on taira pour l’instant le
nom n’avait pas aperçu) et plus encore au monovocalisme pro­
vocateur des Revenentes, les contraintes de La Vie m ode d ’em ­
p lo i relèvent d’une esthétique de la discrétion, voire de la
dissimulation. «Vous me faites un très grand compliment en
me disant que vous n ’avez pas vu la manière dont le livre est
fait», répond Perec à un de ses lecteurs qui l’interroge sur ce
problème. Les choses sont un peu moins simples. Perec a bel
et bien sem é dans son roman quelques indices sur les règles
qu’il s’est imposées, mais leur repérage et leur interprétation
exigent un saut hors de la fiction, du côté des divers com m en­
taires que l’auteur en a plusieurs fois proposés. Et ces
commentaires se révèlent eux-mêmes souvent lacunaires, par­
fois contradictoires, exigeant donc à leur tour de nouvelles
investigations...
Ainsi, des Choses à La Vie m ode d ’em ploi, les romans de
Perec ont entretenu avec la contrainte des relations diverses,
mobiles et fluctuantes dont le récit pourrait à lui seul consti­
tuer quelque chose comme le roman de la contrainte.

La présence d e l ’autobiographie

Georges Perec a plusieurs fois insisté sur les rapports étroits


que son écriture entretenait avec l ’autobiographie. « Le projet
d ’écrire mon histoire s’est formé presque en même temps que
mon projet d ’écrire », dit-il dans W ou le souvenir d ’enfance.
Cette proximité se retrouve dans ses romans, ce qui serait assez
banal si elle n ’y prenait souvent certaines formes qui le sont
un peu moins.
Dans Com m ent j ’a i écrit certains de mes livres, Raymond
Roussel signale à ses lecteurs « u n fait curieux» : «J’ai beau­
22 Préface

coup voyagé. Notamment en 1920-21, j’ai fait le tour du monde


[...]. Or de tous ces voyages, je n ’ai jamais rien tiré pour mes
propres livres. » Sur ce point au moins, Georges Perec, pour­
tant grand admirateur de Roussel, n ’est pas roussellien.
Son premier roman abonde en allusions biographiques. Les
deux personnages habitent, com me leur créateur, un petit
appartement de la rue Quatrefages, dans le Ve arrondissement
de Paris. Du minuscule détail descriptif (le portulan accroché
au mur...) à l’épisode essentiel du récit (le séjour en Tunisie),
en passant par l ’onomastique (le Com m andant-Crubellier à
bord duquel Jérôme et Sylvie s’embarquent pour Tunis doit
son nom à un ami de Perec, membre com me lui de la Ligne
générale), la liste serait longue de tout ce que Les Choses doi­
vent à l’univers quotidien et à l’histoire personnelle de leur
auteur, souvent étendue à celle des amis proches. Lire Quel
p e tit vélo à gu idon chrom é a u fo n d d e la cour ? à la lumière
de la correspondance entre Jacques Lederer et Georges Perec
montre com bien la frontière qui sépare l’écrit du vécu est sou­
vent bien mince. La distance n ’est guère plus grande entre
l’avocat de La D isparition « Hassan Ibn Abbou [qui] avait su
saisir la signification du rapport ambigu qui unit la romanisa­
tion à la barbarisation » et l’ami oulipien Marcel Bénabou,
auteur d ’une thèse sur La Résistance africaine à la rom anisa­
tio n , lequel réapparaîtra plus tard sous son nom dans La Vie
m ode d ’em ploi. D ’un roman à l'autre se tisse ainsi tout un
réseau d ’allusions qui constituent une sorte de marquage auto­
biographique élargi, fondé sur l’amitié, la connivence et la
complicité. Non point, comme dans les romans à clefs, le
recours à un déguisement à la fois massif et transparent dont
le décryptage fait le seul intérêt du livre, mais « comme si cela
avait été fait [...] en passant, un peu par hasard, parce que
l'idée en serait venue sans savoir pourquoi, com me si l’on ne
désirait pas trop que cela se remarque, com me si cela ne devait
être qu’une signature pour initiés ».
Avec La Vie m ode d ’em ploi, le marquage autobiographique
prend une tout autre dimension. Il cesse d ’être ponctuel et
aléatoire pour devenir une des règles génératrices du roman,
que Perec définit ainsi dans ses notes pour la conférence du
Georges P erec rom a n cier 23

Cercle Polivanov : « allusion à un événem ent quotidien sur­


venu pendant la rédaction du chapitre ». Le roman conserve
donc dans sa trame les traces d ’un vécu quotidien ; il contient,
ténues, dispersées dans l’ensem ble des multiples histoires, dis­
simulées par le déroulement des fictions, des bribes éclatées
et minuscules d ’une sorte de journal intime, dont l’écrivain ne
méconnaît pas le paradoxe : ces références restent évidem­
ment inaccessibles au lecteur et constituent, dit Perec « un
code qui existe pour moi seulem ent ». Ses romans sont donc
traversés par un conflit entre un acte d ’écrire conçu, on l’a dit,
comme « un jeu qui se joue à deux » et le désir de faire de la
page d ’écriture le lieu d ’une mémoire individuelle et privée.
D ’où la nécessité d ’inventer un nouveau m ode de marquage
personnel reposant sur autre chose que l’insertion — Perec
parle d ’« encryptage » — de simples allusions factuelles.
Peut-être est-ce encore une fois Queneau qui suggère une
solution. Poursuivant sa dénonciation des romans « troupeau
d ’oies », avec leur nombre arbitraire de chapitres, il prend
l’exem ple du Chiendent qui, dit-il « se com pose de 91 (7 x 13)
sections [...]. En ce temps-là, je voyais dans 13 un nombre
bénéfique parce qu’il niait le bonheur ; quant à 7, je le prenais,
et puis le prends encore com me une image numérique de moi-
même, puisque mon nom et mes deux prénoms se com posent
chacun de sept lettres et que je suis né un 21 ( 3 x 7 ) . Bien
qu’en apparence non-autobiographique, la forme de ce roman
en était donc fixée par ces motifs tout égocentriques : elle
exprimait ainsi ce que le contenu croyait déguiser ».
Une forme qui fait sens et s’enracine dans des données bio­
graphiques : c ’est très exactement sur ce principe que Perec va
fonder une grande partie de son écriture, avec toutefois plu­
sieurs innovations. D ’abord ces données biographiques sont
les siennes bien sûr, par exem ple sa date de naissance, mais
aussi et surtout celles qui définissent l’histoire tragique de ses
parents, en particulier celle de sa mère déportée et disparue à
Auschwitz en 1943. Ensuite, aux « images numériques » (pour
éviter toute ambiguïté il vaudrait mieux parler aujourd’hui
d ’images arithmétiques), Perec ajoute des images spatiales,
com me le carré et l’inversion entre la droite et la gauche, et
24 Préface

des images thématiques, comme le manque ou la cassure. En


outre, ces formes-sens sont à la fois récurrentes et regroupées
en réseau : une même forme peut se retrouver dans des
œuvres différentes tandis qu’une œuvre prise isolément peut
articuler entre elles plusieurs de ces formes. Enfin toutes les
données biographiques auxquelles se rattachent ces formes —
origine juive, date de naissance (7 mars 1936), date de dépor­
tation de la mère (11 février 1943), statut d ’orphelin — sont
explicitement présentes dans le grand récit autobiographique
central, W ou le souvenir d ’enfance.
Ces cencrages — je désigne les formes-sens par ce mot-valise
pour rappeler leur double nature d'ancrages (repères biogra­
phiques) et d encrages (traces écrites) — on les retrouve dans
les romans de Georges Perec et c’est grâce à eux que ces
romans acquièrent, bien au-delà des allusions factuelles, une
dim ension autobiographique bouleversante car à la fois tra­
gique, discrète et accessible.
Je me limiterai ici à un exem ple restreint avec la figure du
manque qui, des Choses à Un cabinet d ’am ateur, constitue
une sorte de fil rouge. L’ancrage biographique du manque,
c ’est W qui nous le donne à lire : «Je n ’ai pas de souvenir
d ’enfance. Jusqu’à ma douzième année à peu près, m on his­
toire tient en quelques lignes : j’ai perdu m on père à quatre
ans, ma mère à six. » L’encrage romanesque, lui, va se déployer
dans deux directions. Tantôt c ’est le manque de réussite des
personnages et le dénouem ent négatif de leurs aventures :
échec de Jérôme et Sylvie qui devront renoncer à leur rêve de
bonheur (le récit qui les concerne s’achève significativement
sur le mot « insipide » c ’est-à-dire m a n q u an t de goût), échec
d'Henri Pollak et de ses potes à empêcher le départ d ’un
appelé pour l’Algérie, échec du héros d Un hom m e qu i d o rt à
conquérir l'indifférence, échec des protagonistes de La D ispa­
rition à éviter la vengeance qui les poursuit, échec d ’Ernest et
de ses éphèbes dans leur tentative de cambriolage, échec de
Bartlebooth à reconstituer ses cinq cents puzzles, échec du
peintre Valène qui rêve de faire tenir tout l’immeuble sur sa
toile mais meurt sans avoir pu y tracer autre chose que
quelques traits au fusain, échec des collectionneurs de
Georges P erec rom a n cier 25

tableaux victimes de la vengeance d ’Hermann Raffke. Tantôt


c’est dans la construction même des romans que le manque
joue un rôle fondamental : bien évidemment dans La D ispari­
tion et Les Revenentes, les deux romans lipogrammatiques,
mais aussi dans Les Choses, qui s’ouvrent par la description
d ’un appartement imaginaire, donc absent, dans Q uel p e tit
vélo, qui s’achève sur un index manifestement incomplet,
interrompu à la lettre P, dans Un hom m e qu i d o r t où le récit
en « tu » transforme le narrateur en une sorte de sujet vide,
interdit de « je », dans La Vie m od e d ’em ploi enfin où le
manque intervient à la fois dans la construction de l’ensem ble
(un des cent chapitres prévus par la polygraphie du cavalier a
été supprimé) et dans chacun des chapitres (selon un réglage
très élaboré, une des contraintes prévues par le cahier des
charges est à chaque fois supprimée).
Ainsi, par le jeu com plexe des æncrages, il semble bien que
l’autobiographie constitue l’un de ces chemins ménagés dans
l’œuvre romanesque qui permet de lui assurer, au-delà de sa
spectaculaire diversité, cohérence et profondeur.

Le g o û t du rom anesque

Dans ses Notes sur ce que j e cherche, Georges Perec fait du


romanesque le quatrième et dernier champ de son travail,
après le sociologique, l’autobiographique et le formel. Le
romanesque, c’est pour lui « le goût des histoires et des péripé­
ties, l’envie d ’écrire des livres qui se dévorent à plat ventre sur
son lit ». Cette dernière image revient souvent : j’en ai recensé
au moins cinq autres emplois, au point que, parodiant un titre
de Jean-Patrick Manchette, je verrais volontiers dans « la posi­
tion du lecteur couché » l’em blèm e du romanesque perec-
quien. Et quatre fois sur cinq, cette position est associée aux
lectures d ’enfance : Vingt an s après, L ’î le m ystérieuse, Jerry
d an s l ’île, Le C apitaine Fracasse.
Le romanesque est pour Perec toujours naïf, à la fois au sens
étymologique : le plaisir de l’enfant, et au sens courant : le
plaisir du crédule. Il repose sur l’acceptation au moins m om en­
tanée de l’illusion réaliste, dont le lieu privilégié de la lecture
26 Préface

— le lit — devient le théâtre, comme dans Espèces d ’espaces :


« Le lit devenait cabane de trappeurs, ou canot de sauvetage
sur l’Océan en furie, ou baobab menacé par l’incendie, tente
dressée dans le désert, anfractuosité propice à quelques centi­
mètres de laquelle passaient des ennemis bredouilles. »
Le romanesque est, avant tout, déplacement : il transporte
littéralem en t le lecteur : « C’est la mort de d ’Artagnan qui me
transportait le plus, au sens strict du terme d ’ailleurs, puisque
Henri me la racontait en en mimant avec mon concours les
principales péripéties tout en me véhiculant dans une petite
charrette à bras, au cours des grandes balades que nous fai­
sions autour de Villard chez les paysans des environs pour
nous approvisionner en œufs, en lait et en beurre. »
Voyage vers un ailleurs, le romanesque est donc un exo­
tism e, ce qui soulève la question de son rapport avec la partie
sociologique de l ’œuvre, celle où Perec se donne comme objet
« non plus l’exotique, mais l'endotique » c’est-à-dire l’infra-
ordinaire. Un des traits spécifiques du romanesque perecquien
pourrait bien résider dans l ’effort pour concilier ces deux
dimensions apparemment contradictoires. L’aboutissement de
cet effort, sa réussite serait alors La Vie m od e d ’em ploi qui
parvient à faire cohabiter dans l’immeuble de la rue Simon-
Crubellier, com me le peintre Valène rêve de le faire sur sa
toile, le quotidien le plus minuscule (« les louches et les cou­
teaux, les écumoires, les boutons de porte... ») et les aventures
les plus improbables (« La cantatrice exilée de Russie suivant
Schônberg à Amsterdam », « L’épouse du Comte libéré par l’Ot-
tomane acceptant la bigamie », « Le poète allant en pèlerinage
faisant naufrage à Arkhangelsk »). Rien de plus éloquent à cet
égard que le « rappel de quelques-unes des histoires racontées
dans cet ouvrage » puisque l’on y trouve à la fois l’histoire « de
la dame avec ses haricots verts » ou celle « du grand-père qui
se faisait la barbe » et celle « de la fiancée capturée par les
Barbaresques » ou celle « du peintre qui pratiquait la nécrophi-
lie ».
En affirmant dès La D isparition son « goût des histoires et
des péripéties », Georges Perec se détache encore davantage
du Nouveau Roman contemporain. À une époque où les m ou­
Georges P erec rom a n cier 27

vements d ’avant-garde ne cessent de dénoncer la représenta­


tion et l’illusion réaliste, il n ’hésite pas, lui, à se réclamer d ’une
tout autre esthétique : G argantua, Tristram Shandy, M athias
Sandorf, Locus Solus, voilà les « bouquins pour qui il avait tou­
jours rugi son admiration ». Dans presque tous les entretiens
qui accompagnent la sortie de La Vie m o d e d ’em ploi, il
reprend la même démonstration. Il existe un art et un plaisir
d ’inventer et de raconter des histoires qui fonde toute une tra­
dition romanesque. Cette tradition « com mence avec Rabelais,
se continue avec Sterne, s’épanouit avec Jules Verne, Roussel ».
Or « elle n ’existe pratiquement plus dans la littérature contem­
poraine ». On a peur de ce plaisir, on n ’y croit plus, on ne sait
plus comment s’y prendre, dit en substance Perec. Ce sont cet
art et ce plaisir qu’il veut retrouver, en imaginant et en racon­
tant « des péripéties, des meurtres, des sagas familiales, des
voyages, des aventures intérieures », énumération qui consti­
tue un assez bon résumé de La D isparition aussi bien que des
« romans » de La Vie m ode d ’em ploi.
Ainsi, face aux partisans d ’un roman identifié, pour
reprendre la formule de Jean Ricardou, à « l’aventure d ’une
écriture », Perec se pose en défenseur résolu d ’un récit fondé
sur « l’écriture d ’une aventure », et même, si possible, d ’aven­
tures multiples. Mais une fois encore son originalité consiste à
concilier l ’inconciliable. S’il refuse de réduire le roman à cette
« aventure d ’une écriture », il n ’en conteste pas le principe.
Comme il le rappelle dans son Post-scriptum , La D isparition
est à la fo is un roman où il se montre « aussi imaginatif qu’un
Ponson », et un texte à contrainte divulguant « sans jamais la
trahir tout à fait, la Loi qui l’inspirait ». La Vie m ode d ’em ploi,
elle, multiplie d ’une part des personnages qui sont essentiels
pour le bon déroulement de la fiction romanesque et consti­
tuent en même temps des figures métaphoriques de l’écrivain
ou du lecteur, et d ’autre part des objets qui em plissent l’espace
imaginaire de l’immeuble tout en évoquant, toujours de façon
indirecte et biaisée, certains aspects de la construction du
roman.
A côté de cette alliance quelque peu insolite des « aventu­
res » et de « l ’écriture », il est au moins un autre paradoxe du
28 Préface

romanesque perecquien : ce sont ses liens privilégiés avec les


contraintes. Je pourrais, à propos du romanesque, reprendre
terme à terme ce que j’ai dit à propos de la contrainte : les
romans de Perec évoluent selon une chronologie dont La D is­
p a ritio n représente l’œuvre charnière. Aucun des trois pre­
miers romans, surtout pas Les Choses et encore moins Un
hom m e qui dort, ne peut prétendre vraiment s’inscrire dans la
tradition à laquelle Perec tient à se rattacher. Une première
version des Choses s’appelle bien l a Grande Aventure, mais ce
titre est évidemment ironique. Tout com me le sont les réfé­
rences à l’épopée dans Q uel p e tit vélo, où le « fait d ’armes » se
réduit à une tentative d’entourloupe manquée quelque part
entre le fort de Vincennes et Montparnasse. Les péripéties, les
meurtres, les sagas familiales, c ’est seulement avec le premier
roman lipogrammatique qu’ils apparaissent, comme si roma­
nesque et contraintes allaient du mêm e pas : « Ce que m ’a
apporté l’Oulipo, c’est [...] le plaisir d ’inventer des histoires
picaresques. »
Cette relation indiscutable entre l ’appartenance à un groupe
avant tout préoccupé de contraintes formelles (souvent mathé­
matiques) et un genre de récit fondé sur la prolifération des
événements, les coïncidences, l’imprévisible, l’aléatoire, pose
évidemment la question des rapports entre contraintes et
romanesque. Ces rapports ne sont pas identiques dans La D is­
p a ritio n et dans La Vie m o de d ’em ploi ; ils correspondent à
deux régimes différents.
Dans la mesure où tout, dans La D isparition, dépend de
la contrainte, le matériel romanesque n ’échappe pas à cette
emprise : personnages, lieux, intrigues doivent, pour pouvoir
figurer dans ce que Jacques Roubaud appelle « le monde du
français sans e », non seulement respecter le lipogramme, mais
aussi le désigner implicitement. Voilà pourquoi on trouve dans
ce roman toutes les formes possibles de disparitions : vols,
rapts, kidnappings, fuites, meurtres, suicides ou simple abla­
tion du sinus (bref tout ce qui peut évoquer le geste de sup­
pression propre au lipogramme), mais aussi des secrets jamais
dévoilés (un lipogramme ne peut énoncer la règle qui le gou­
verne, puisque cet énoncé impliquerait la profération de la
Georges P erec rom an cier 29

lettre interdite), des vengeances et malédictions visant toute


une descendance (le lipogramme exerce son pouvoir sur le
texte en son entier), des récits enchâssés, caractéristiques de
la tradition romanesque évoquée par Perec (qu’on songe à Ray­
m ond Roussel), mais qui, dans le cas présent, sont à leur tour
allégoriques du décrochement par lequel la fiction en vient à
désigner, à l’intérieur d ’elle-même, la règle qui la traverse.
Dans La D isp arition , c’est donc peut-être moins la contrainte
comme telle que la nécessité de la dire implicitement qui
devient un des moteurs les plus efficaces de l’imagination
romanesque.
Il en va tout autrement dans La Vie m ode d ’em ploi. La
matière romanesque y est encore plus abondante que dans La
D isparition : le personnel du roman y prolifère, les péripéties
s’y multiplient, les dénouem ents y sont aussi soudains qu’inat­
tendus, les morts violentes ne s ’y com ptent plus, etc. Mais il
n’est pas sûr que ces événements doivent beaucoup à la
contrainte. Sans doute, le « cahier des charges » a-t-il prévu une
catégorie qui semble concerner directement le romanesque.
Elle est intitulée « ressort ? » et comporte un point d ’interroga­
tion qui prouve que Perec s’interrogeait au moins sur son titre
sinon sur sa fonction. Elle regroupe dix éléments : revenir de
voyage, recevoir une lettre, établir une filiation, appât du gain,
baigner dans la nostalgie, faire un rêve, « créer », résoudre une
énigme, poursuivre une chimère, ourdir une vengeance. Or si
l’on examine le rôle de ces clichés dans le roman, on constate
qu’ils déclenchent rarement de grands épisodes correspon­
dants et qu’ils n ’entraînent bien souvent qu’une notation
secondaire, voire une simple mention, com me si Perec s’était
acquitté de sa contrainte en passant, lui accordant peu d ’im­
portance. Ainsi « ourdir une vengeance » — programme narra­
tif romanesque s’il en est ! — ne semble avoir vraiment joué
un rôle productif qu ’en deux occasions : au chapitre XXXI,
avec l’histoire de Sven Ericsson qui venge la mort de son fils
au prix d ’une longue poursuite, et au chapitre LXXXIV avec
l’histoire d ’H élène Gratiolet qui retrouve les trois assassins de
son mari pour les éliminer. Ailleurs, la vengeance se réduit à
un épisode minuscule et dérisoire de quelques lignes (Isabelle
30 Préface

Gratiolet se venge d ’une camarade de classe en lui racontant


« qu’il y avait un vieillard pornographique qui la suivait dans la
rue chaque fois qu’elle sortait du lycée et qu’un jour il allait
l’attaquer et lui arracher tous ses vêtements et l’obliger à lui
faire des choses dégoûtantes ») ; ou bien le mot figure simple­
ment dans un titre (La Vengeance du Triangle, Les Épices ou
la Vengeance du Ferronnier d e Louvain) ; ou bien encore la
contrainte n ’a manifestement pas été respectée ; ou bien enfin
ce n ’est pas elle qui donne au chapitre sa dim ension roma­
nesque : au chapitre XIII, l’histoire du « type qui fait tout un
trafic avec des coquillages », citée par Perec com me l’exemple
même des « histoires picaresques » qu’il a envie de raconter,
ne vient pas de la nécessité d ’ourdir une vengeance évoquée
d ’un mot à la fin de l’épisode, mais d ’une autre contrainte :
un emprunt obligatoire à Conversions de Harry Mathews.
En réalité, ce que La Vie m od e d ’em ploi doit aux contraintes
c ’est d ’une part la place des histoires dans le récit et d ’autre
part certains détails de l’univers fictionnel : un nom propre,
un vêtement, la couleur d ’un mur ou la forme d ’un meuble.
Mais sa matière pour l’essentiel vient d ’ailleurs : « l’amitié,
l’histoire et la littérature » en constituent, avoue Perec, les véri­
tables sources. En termes de rhétorique, on pourrait affirmer
que le « cahier des charges » du roman en détermine la disposi­
tion et l ’élocution mais non l ’invention. À propos des
contraintes de son livre, Perec a parfois parlé de « pom pe à
imagination». L'image est quelque peu trompeuse. «J’avais,
pour ainsi dire, explique-t-il, un cahier des charges [...]. Ça
c’était [...] un échafaudage qui ne me servait que de pom pe à
imagination. » Et d ’ajouter : « À partir de là. je faisais entrer
dans le livre tout ce que je voulais raconter : des histoires
vraies com me des histoires fausses. » Dans cette « machine à
raconter des histoires », le cahier des charges offre aux récits
un lieu d'accueil. Il permet à l'auteur de bâtir « la maison des
romans » mais peut-être pas de la peupler.
Plus fondamentalement, et au-delà de cette métaphore, il
semble bien que le cahier des charges, dispositif impeccable­
ment oulipien, constitue pour l'écrivain qui rêve de renouer
avec la grande tradition romanesque une sorte de blanc-seing
Georges Perec rom a n cier 31

préalable. Cahier des charges : cahier-décharge. Décharge :


acte de quittance en libération d ’une dette, Littré le dit qui ne
se trompe jamais. Ayant donc rempli ses obligations en matière
de contraintes, Perec peut donner libre cours à son plaisir de
raconter des histoires. Ce qui expliquerait aussi la désinvolture
avec laquelle il lui arrive de traiter ses propres règles, s’autori­
sant un laxisme qui dépasse de beaucoup le « clinamen » ouli-
pien. Protégé par son échafaudage minutieux, il peut se livrer
à son goût des aventures et des péripéties sans encourir le
reproche du roman « troupeau d ’oies » .- je suis oulipien, voyez
mes combinatoires ; je suis romancier, voyez mes histoires.
Alors qu’en poésie la contrainte permet à l’écrivain « une
sorte d ’accès direct à l’inconscient », dans l’élaboration des
romans son rôle est sensiblement différent : elle « lève tout un
système de censure de récit », dit Perec. Et ce n ’est plus d ’accès
à l’inconscient qu’il faut alors parler mais bel et bien, précise-
t-il, d ’« accès au romanesque ».

Pour présenter l’ensem ble des romans publiés par Georges


Perec, il aurait sans doute été concevable d ’imaginer d ’autres
catégories ou de sacrifier à quelque illusion rétrospective pour
suggérer une séduisante progression. Il m ’a paru préférable de
retenir quelques axes majeurs autour desquels s ’organisent
tous ces romans, parce que, précisément, si une telle organisa­
tion n ’est pas toujours évidente, elle me semble pourtant à la
fois effective et capitale.
On pourrait emprunter à Perec sa métaphore préférée et
considérer ses romans comme des puzzles élémentaires qui
combineraient toujours cinq pièces de base, mais où, à chaque
fois, ces pièces changeraient de formes et de place : en somme,
une série de puzzles à géométrie variable.
L’exhaustif des Choses n ’est pas celui de La D isparition ; les
emprunts de Quel p e tit vélo à gu idon chrom é au fo n d d e la
cour ? n’obéissent pas au même dispositif que ceux d 'Un
hom m e qu i d o rt ; les contraintes des Revenentes sont diffé­
rentes de celles qui aboutissent au « cahier des charges » de La
Vie m o d e d ’em ploi ; aucun des romans n ’accorde le mêm e sta­
32 Préface

tut à l’autobiographie et si l’escroquerie racontée dans Un


cabinet d ’am a teu r pourrait très bien trouver place dans les
histoires de La Vie m ode d ’em ploi, elle reste fort éloignée des
mésaventures militaires évoquées dans Q uel p e tit vélo ou de
la saga familiale de La D isparition. Mais ces livres mettent en
jeu, selon des degrés divers et des modalités particulières, un
assemblage de tous ces éléments. Ils en proposent, au sens
musical du terme, autant de variations, chacun n ’étant ni tout
à fait le même ni tout à fait un autre.
Comment dès lors appréhender cette diversité familière et
reconnaissable ? À propos de La Vie m ode d ’em ploi, Jacques
Roubaud affirme que ce roman « peut être lu à la fois savam­
ment et innocemment », ajoutant que la remarque est « d ’ap­
plication plus vaste ». Les romans de Perec permettent sans nul
doute cette double approche, et aussi toutes les lectures qu’on
peut imaginer entre science et innocence. Empruntée à Que­
neau, l’image de l’œuvre-oignon dont on enlève les pelures
couche après couche leur conviendrait aussi tout à fait.
On peut sans difficulté lire Les Choses en ignorant que Perec
a habité rue Quatrefages, Un hom m e qu i d o rt sans savoir qu’il
a occupé une minuscule chambre sous les combles rue Saint-
Honoré. On peut s ’intéresser à ces deux romans sans aperce­
voir ce que le premier doit à L Éducation sentim entale, et le
second à toute une bibliothèque encore largement inexplorée.
S’il est plutôt malvenu de négliger le lipogramme dans La D is­
p a ritio n , il serait encore plus fâcheux de réduire ce livre à cette
contrainte, comme l’ont fait certains (« pour La D isparition,
on ne parlait plus du livre mais du système : c ’était un livre
sans "e”. il était épuisé dans cette définition » regrette Perec)
et d'oublier qu’il s'agit aussi et avant tout d ’un rom an. Enfin,
il n'est pas indispensable de consulter le « cahier des charges »
pour découvrir le fabuleux destin des occupants du 11, rue
Simon-Crubellier ni de savoir comment a été com posé le
musée imaginaire d ’Un cabin et d ’a m ateu r pour éprouver « le
seul plaisir, et le seul frisson, du faire-semblant ». Généralisant
une autre formule de Jacques Roubaud, je dirais volontiers
qu'il n'est pas nécessaire de savoir « hors les romans » pour
lire ces romans.
Georges Perec rom a n cier 33

Cependant si ce savoir n ’est pas indispensable, il ne consti­


tue pas pour autant un obstacle. Les romans de Perec laissent
toute sa place et toute sa chance à celui que Montaigne appe­
lait joliment le « suffisant lecteur » : celui dont l’œ il saura
suivre les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre mais
qui saura aussi et surtout s’en ouvrir quelques autres. Car lire
« savamment » ces romans ne consiste sûrement pas à essayer
de retrouver la manière dont ils ont été écrits. Dans La Vie
m ode d ’em ploi, outre l’échec de Bartlebooth à reconstituer les
cinq cents puzzles de Winckler, c ’est par deux fois au moins
que Perec met en scène l’illusion de la retrouvaille et la vanité
de toute reconstitution : incapable de retrouver les ruines de
l’antique Lebtit, l’archéologue Fernand de Beaumont se sui­
cide ; sur un mode nettement moins tragique, Mme Pizzicagnoli,
locataire provisoire de l’appartement des Rorschasch, doit
renoncer à comprendre quoi que ce soit à une installation sani­
taire encombrée de « tuyauteries de cuivre et de plomb, aux
branchements apparents complaisamment embrouillés, et
pourvues d ’une abondance vraisemblablement superfétatoire
de manomètres, thermomètres, débit-mètres, hydromètres,
clapets, volants, manettes, mitigeurs, leviers, soupapes et clefs
de toutes natures ». « Démonter un livre n ’apporte rien », dit
Perec. Il est plus inutile encore de le « remonter », au double
sens du terme : com me une machine ou comme une rivière.
On peut du moins l’explorer : tracer des pistes, prendre des
chemins de traverse, repérer des ressemblances, des récur­
rences, pointer des écarts, des contradictions, les considérer
moins comme des erreurs à corriger que comme des indices à
exploiter. Bref, pour évoquer deux lieux emblématiques perec-
quiens, la lecture « à plat ventre sur son lit » n’exclut pas celle
du « cabinet de travail » où saint Jérôme, peint par Antonello
de Messine, « se tient très droit sur son siège, et très loin du
livre qu’il lit. Ses doigts sont glissés à l’intérieur des feuillets
[...] com me s’il avait besoin de se reporter souvent à des por­
tions antérieures de sa lecture ».
Lecture d ’enfant, lecture de savant, lecture vorace, lecture
sagace : peu importe pourvu que l’on y prenne « un plaisir
extrême ». Georges Perec a une conception hédoniste du
34 Préface

roman. Il ne cesse de le répéter : écrire lui a procuré une


intense jubilation. Mais il a l’hédonisme généreux : ce plaisir
d écrire doit avoir pour but le plaisir de lire. A la jubilation du
romancier doit correspondre celle de son lecteur.
Pas plus que le puzzle, l’écriture romanesque n ’est un « jeu
solitaire ». En revanche, pour continuer en la paraphrasant la
comparaison suggérée par l’écrivain à la fin du préambule de
La Vie m od e d ’em ploi, je ne crois pas que chaque geste que
fait le lecteur, l’écrivain l’ait fait avant lui. Comme les puzzles
de Gaspard Winckler, les romans de Georges Perec offrent leur
lot de ruses et de pièges, prévus de longue date ; mais ils sont
aussi et avant tout, pour le plus grand bonheur de ceux qui s’y
plongent, d ’incomparables espaces d ’invention et de liberté.
Bernard M agné.
Repères biographiques

Début des années 1920 : Cyrla Szulewicz, juive polonaise, émi­


gre en France avec ses parents.
Fin des années 1920 : Icek Judko Perec, juif polonais, émigre
en France.
30 août 1934 : À la mairie du XXe arrondissement de Paris,
Icek Judko Perec épouse Cyrla Szulewicz. Ils résident 24, rue
Vilin (XXe arrondissement).
7 mars 1936 : Naissance de Georges Perec, à Paris, dans une
maternité de la rue de l’Atlas (XIXe arrondissement).
16 juin 1940 : Icek Judko Perec, engagé volontaire, est blessé
au ventre. Il meurt à Nogent-sur-Seine.
Printemps 1942 : Georges Perec est confié par sa mère à un
convoi interzone de la Croix-Rouge à destination de Villard-
de-Lans, où son oncle et sa tante paternelle, David et Esther
Bienenfeld, se sont réfugiés.
17 janvier 1943 : Arrestation à Paris de Cyrla Perec.
23 janvier 1943 : Cyrla Perec est internée au camp de Drancy.
11 février 1943 : Cyrla Perec est déportée en direction
d ’Auschwitz dans le convoi n° 47.
1945 : Retour de Georges Perec à Paris, 18, rue de l’Assomp­
tion, chez Esther et David Bienenfeld.
1946-1954 : Scolarité à Paris, puis à Étampes.
1948-1952 : Psychothérapie avec Françoise Dolto.
Octobre 1954-juillet 1955 : Hypokhâgne au lycée Henri IV.
Octobre 1955-juillet 1956 : Études d ’histoire à la Sorbonne.
1956-1957 : Psychanalyse avec Michel De M’Uzan.
13 octobre 1958 : Un décret déclare que Cyrla Perec est offi­
ciellement décédée le 11 février 1943 à Drancy (France).
7 janvier 1958-10 décembre 1959 : Service militaire, pour l’es­
sentiel dans les parachutistes à Pau.
36 Repères biograph iqu es

Début 1960 : Georges Perec et Paulette Pétras s’installent


5, rue de Quatrefages, dans le Ve arrondissement de Paris.
22 octobre 1960 : Georges Perec épouse Paulette Pétras à la
mairie du Ve arrondissement.
Novembre 1960-juillet 1961 : Séjour à Sfax (Tunisie).
Octobre 1961 : Georges Perec entre au CNRS com me docu­
mentaliste dans le laboratoire de neurophysiologie médicale.
Mai 1971-juin 1975 : Psychanalyse avecJ.-B. Pontalis.
Septembre 1978 : Georges Perec démissionne du CNRS et
devient homme de lettres à temps plein.
3 mars 1982 : Georges Perec meurt d ’un cancer du poum on
à l’hôpital d ’Ivry, vers 8 heures du soir.

Pour une biographie com plète de Georges Perec, on


consultera :
— David Bellos, Georges Perec, Une vie da n s les m ots, Seuil,
1993.
— Paulette Perec, « Chronique de la vie de Georges Perec »
dans P ortrait(s) d e Georges Perec, Bibliothèque nationale de
France, 2001.
Repères bibliographiques

PRINCIPALES ŒUVRES DE GEORGES PEREC

Les Choses, Julliard, coll. « Les Lettres nouvelles », 1965, Prix


Renaudot, rééd. « 10/18 », n" 1426.
Q uel p e tit vélo à gu idon chrom é au f o n d d e la cour?,
Denoël, coll. « Les Lettres nouvelles », 1966, rééd. Gallimard,
coll. « Folio », n° 1413.
Un hom m e qui dort, Denoël, coll. « Les Lettres nouvelles »,
1967, rééd. Gallimard, coll. « Folio », n° 2197 et « Folio Plus »,
n° 44.
La D isparition, Denoël, coll. « Les Lettres nouvelles », 1969,
rééd. Gallimard, coll. « L’Imaginaire », n° 215.
Les Revenentes, Julliard, coll. « Idée fixe », 1972, rééd. 1974,
1997.
La B outique obscure, Denoël-Gonthier, coll. « Cause
com mune », 1973, rééd. 1988.
Espèces d ’espaces, Galilée, coll. « L’Espace critique », 1974,
nouvelle édition, 2000.
W ou le souvenir d ’enfance, Denoël, coll. « Les Lettres nou­
velles », 1975, rééd. Gallimard, coll. « L’Imaginaire », n° 293-
Alphabets, Galilée, coll. « Ecritures/Figures », 1976.
Je m e souviens (Les Choses com m unes I), Hachette/P.O.L,
1978, rééd. Hachette-Littératures, 1998.
La Vie m ode d ’emploi, Hachette/P.O.L, 1978, Prix Médicis,
rééd. Le Livre de Poche, n° 5341.
La Clôture et autres poèm es, Hachette/P.O.L, 1978, rééd.
Hachette-Littératures, 1992.
38 Repères bibliograph iqu es

Un cabinet d ’a m a teu r, Balland, 1979, rééd. Seuil, coll. « La


Librairie du XXe siècle », 1994 et 2001, et coll. « Points », 2001.
Les M ots croisés, Mazarine, 1979-
L’É ternité, Orange Export LTD, 1981.
Théâtre I, Hachette/P.O.L, 1981, rééd. Hachette-Littératures,
2001.
Tentative d ’épuisem ent d ’un lieu parisien , Christian Bour-
gois éditeur, 1983.
Penser/Classer, Hachette, coll. « Textes du xx' siècle », 1985,
rééd. Hachette-Littératures, 1998.
Les Mots croisés II, P.O.L/Mazarine, 1986, rééd. P.O.L, 1999-
«53 jo u rs» , P.O.L, 1989, rééd. Gallimard, coll. «Folio»,
n° 2547.
L’I nfra-ordinaire, Seuil, coll. «La Librairie du XXe siècle»,
1989.
Vœux, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1989-
Je suis né, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1990.
C antatrix sopranica L. et autres écrits scientifiques, Seuil,
coll. « La Librairie du XXe siècle », 1991-
L. G. Une aventure des années soixante, Seuil, coll. « La
Librairie du XXe siècle », 1992.
Le Voyage d ’hiver, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle »,
1993.
Beaux présents belles absentes. Seuil, coll. « La Librairie du
xx4"siècle », 1994.
Ellis Lsland, P.O.L, 1995.
What a m an /, Le Castor Astral, coll. « L’iutile », 1996.
Perec/rinations, Zulma, coll. « Grain d ’orage », 1997.
Jeux intéressants, Zulma, coll. « Grain d'orage », 1997.
N ouveaux Jeux intéressants, Zulma, coll. « Grain d'orage »,
1998.
Les Mots croisés, P.O.L, 1999.
Repères bibliograph iqu es 39

Manuscrits
Cahier des charges d e La Vie m ode d ’emploi, présenté par
Hans H a r t j e , Bernard M a g n é et Jacques N e e f s , CNRS-Éditions et
Zulma, collection « Manuscrits », 1993.

Ouvrages en collaboration

P etit traité in vitan t à l ’a r t su b til du go, Christian Bourgois


Éditeur, 1969 (avec Pierre L u s s o n et Jacques R o u b a u d ) .
Oulipo, La Littérature potentielle. Créations, recréations,
récréations, Gallimard, coll. « Idées », 1973-
Récits d ’Ellis Island. H istoires d'errance et d ’espoir, Éd. du
Sorbier, 1980 (avec Robert B o b e r ) , rééd. P.O.L, 1994. Dispo­
nible en cassette Vision Seuil (VHS Secam), 1991.
L ’Œ il ébloui, Chêne/Hachette, 1981 (avec Cuchi W h i t e ) .
Oulipo, A tlas de littératu re poten tielle, Gallimard, coll.
« Idées », 1981.
M étaux, Sept sonnets hétérogrammatiques pour accompa­
gner sept graphisculptures de Paolo Boni, Paris, R.L.D., 1985
(avec Paolo B o n i ) .
Oulipo, La Bibliothèque oulipienne, Ramsay, 1987, 2 vol.
Presbytère et prolétaires. Le dossier PALF, Cahiers Georges
Perec, n" 3, 1989, Éd. du Limon (avec Marcel B é n a b o u ) .
Un p e tit peu p lu s de qu atre m ille po èm es en pro se p o u r
Fabrizio Clerici, Les Impressions Nouvelles, 1996 (avec Fabri-
zio C lf.r i c i ) .

Correspondance
«Cher, très cher, a dm ira b le et charm ant ami... », Corres­
pondance Georges Perec et Jacques Lederer, Flammarion,
1997.

Traductions

Harry Mathews, Les Verts Champs d e m ou tarde de l'Afgha­


nistan, Denoël, coll. « Les Lettres nouvelles », 1974, rééd.
P.O.L, 1998.
40 Repères bibliograph iqu es

Harry Mathews, Le Naufrage d u Stade O dradek, Hachette/


P.O.L, 1981, rééd. P.O.L, 1989.

Phonographie
Je m e souviens, interprété par Samy Frey, éd. des Femmes,
coll. « La Bibliothèque des voix », cassette, 1990.
D ialogue avec B ernard Noël, Poésie ininterrom pue, Je me
souviens (extraits), L’écriture des rêves. Tentative d e descrip­
tion d e choses vues au carrefour M abillon le 19 m a i 1978,
Coffret de 4 CD, Production André Dimanche/INA, 1997.

Pour la liste détaillée des écrits de Georges Perec, on consul­


tera Bernard Magné, Tentative d ’inven taire p a s trop approxi­
m a tif des écrits d e Georges Perec, Presses universitaires du
Mirail, Toulouse, 1992.

Le fonds Perec, regroupant tous les manuscrits et documents


rassemblés à la mort de l’écrivain, est un fonds privé, propriété
des héritiers et déposé actuellement auprès de la BNF dans les
locaux de la Bibliothèque de l'Arsenal. Il n ’est consultable que
sur demande et avec l’autoristion des ayants droit.

SUR GEORGES PEREC

On trouvera une très riche iconographie dans Jacques N eefs


et Hans H a r t i e , Georges Perec, Images, Seuil, 1993.

Parmi les études importantes, voici les principales (par ordre


chronologique) :
Claude B u r g e i .i n , Georges Perec, Seuil, 1988.
Bernard M a g n e , Perecollages 1981-1988, Presses universi­
taires du Mirail, Toulouse, 1989.
P h i l i p p e L e jein e , La M ém oire et l ’oblique. Georges Perec
autobiographe, P .O .L , 1991.
Hans H a r t ie , Bernard M a g n é , Jacques N e e f s , Le Cahier des
charges d e La Vie mode d ’emploi, Zulma/CNRS, 1993.
Repères bibliograph iqu es 41

Régine R o b i n , Le D euil d e l ’origine. Une langue en trop, la


langue en m oins, Presses universitaires de Vincennes, 1993.
Claude B u r g e i j n , Les Parties d e dom in os chez M onsieur Lefè-
vre ; Perec avec Freud, Perec contre Freud, Circé, Strasbourg,
1996.
Jacques-Denis B e r t h a r io n , Poétique d e Georges Perec, Nizet,
1998.
Bernard M a g n é , Georges Perec, Nathan-Université, c o ll.
« 128 », 1999.
Manet v a n M o n t f r a n s , Georges Perec, La C ontrainte d u réel,
Rodopi, Amsterdam-Atlanta, 1999-
Christelle R e g g i a n i , Rhétoriques d e la contrainte. Georges
Perec — L ’Oulipo, éditions InterUniversitaires, 1999.
Portrait(s) d e Georges Perec, sous la direction de Paulette
Bibliothèque nationale de France, 2001.
P erec,

Deux revues sont exclusivement consacrées à l’œuvre de


Georges Perec :
Cahiers Georges Perec, 6 numéros parus, le dernier en 1996,
au Seuil.
Le C abinet d ’am ateur, 8 numéros parus, le dernier en 1999,
aux Presses universitaires du Mirail. Désormais sur Internet :
http : //cabinet-perec.org

Enfin il existe plusieurs numéros spéciaux de revue, dossiers


ou actes de colloque sur Georges Perec :
L ’A rc, n° 76, Georges Perec, 1979-
Le M agazine littéraire, n" 193, Georges Perec m ode d ’em ­
p lo i, 1983.
Littératures, n° 7, Presses universitaires du Mirail, Toulouse,
1983.
Colloque de Cerisy, dirigé par Bernard M a g n é , Cahiers Geor­
ges Perec, n° 1, P.O.L, 1985.
Parcours Perec, Textes du colloque de Londres réunis par
Mireille R i b i è r e , Presses universitaires de Lyon, 1990.
42 Repères bibliograph iqu es

Études littéraires, n° 23, Georges Perec : Écrire/Transformer,


Université Lavai, Québec, été-automne 1990.
Le M agazine littéraire, n° 316, Dossier Perec, déc. 1993-
Actes du colloque international Georges Perec (Cluj, octobre
1996), éd. Dacia, Cluj-Napoca, Roumanie, 1997.
Texte en main, n° 12, Perec, Polaroïds, printemps-été 1997.
Actes du colloque Georges Perec et l ’im age (université Sten-
dhal-Grenoble III, janvier 1998), Le C abinet d ’am ateur, n° 7-
8, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 1999.
Actes du colloque international Georges Perec et l ’histoire,
Université de Copenhague, Études Romanes, n° 46, 2000.
LES CHOSES

Une histoire des années soixante


Pour le public, le jeu n e au teur d e 29 uns qu i ob tien t le p r ix
R enaudot en 1965 avec Les Choses est un inconnu. C’est son
p rem ier roman. A uparavant, il a signé quelques com ptes ren­
du s p o u r la Nouvelle NRF et Les Lettres nouvelles, et quelques
articles confidentiels, n otam m en t d an s Partisans. En réalité,
cela f a i t d ix an s qu 'il écrit d e la fiction. Sans p a rler d e ses
trois p rem iers romans, tous refusés p a r les éditeurs, le m ince
volum e qui vient d ’être récompensé est le fr u it d ’un long tra ­
va il d e reprise et de réécriture. Conçu au d ép a rt com m e un
rom an p o licier ( l ’histoire d ’un hold-up), le livre, d a n s ses ver­
sions successives, aban don n e les anecdotes p o u r deven ir peu
à peu « un rom an [...] sur la p a u vreté inextricablem ent mêlée
à l ’im age de la richesse », com m e l ’écrit R oland Barthes à son
au teur d an s une lettre très élogieuse. Il conserve en m êm e
tem ps un très f o r t ancrage d a n s le réel et la société d e son
temps. Fidèle à son sous-titre, il raconte l ’histoire d ’un couple
non seulem ent « à mi-chemin d e la vie d ’étu d ia n t et d e la vie
professionnelle » m ais aussi « dan s les années soixante ». C’est
bien ain si qu ’il est perçu p a r la critique, qu i n 'hésite pas, p o u r
les besoins d e la dém onstration, à transform er en « sociolo­
gue » le docu m en taliste que Perec est obligé d ’être p o u r des
raisons alim entaires. Quand, un peu p lu s tard, l ’au teur des
Choses sera invité à intervenir à l ’université d e Warwick, ce
sera d an s le cadre d ’un cours sur les « m oralistes contem po­
rains ». D'où ces incessantes m ises a u p o in t : «Je ne crois p a s
que l ’on pu isse ram ener mon livre à la seule sociologie », «Je
ne suis p a s un moraliste, j e suis un écrivain ». D ’où aussi le
besoin de définir son livre p a r quelques fo rm u les volon taire­
m ent provocan tes p o u r souligner, outre la d ette flau bertien ne
rappelée de m anière qu asi obsessionnelle, l ’im portance du
tra va il d ’écriture. Son roman, assure-t-il « n ’est rien d ’autre
N otice 45

q u ’un tra va il sur les adjectifs... », « l ’histoire d e ce passage du


con dition n el au fu tu r... » ou encore une « manière, au niveau
de chaque phrase, de créer une espèce d e g el » p a r le choix de
l ’imparfait.
Plus d e trente ans après, il est éviden t que Les Choses ne se
réduisent p a s à un tém oignage sur ce que l ’on a appelé la
« société d e consom m ation ». Si le discours qui les valorise
obéit toujours au x m êm es principes m ystificateurs, objets et
m arques fétiches on t d e toute m anière bien changé et il est
f o r t im probable que les d iva n s Chesterfield, les chemises
Arrow, les corsages de chez Cornuel et m êm e les chaussures
Weston ou John Lobb fa ssen t encore rêver les Jérôme-et-Sylvie
d ’a u jo u rd ’hui. De ce p o in t de vue, rien de p lu s révélateur que
la m étam orphose des « choses » qui illustrent les couvertures
successives des éditions de poch e du rom an : il fa lla it bien
rem placer des im ages qui, au f i l des ans, a va ien t p erd u tout
p o u vo ir suggestif, preuve, s ’il en éta it besoin, que la représen­
tation, engluée d a n s la reproduction du réel im m édiat,
n ’échappe ja m a is à l ’usure du temps. L’écriture, elle, est
intacte, fr u it d ’un tra va il minutieux. De la colère à la
réflexion, du règlem ent de com ptes à la ten tative de descrip­
tion critique, d e la pou ssée lyrique à la volonté d'analyse :
c ’est en ces term es que Perec décrit le chemin parcou ru p o u r
ab o u tir à la version fin a le d e son roman. Les Choses tém o i­
gnent de cette tension et m anifestent une conquête : celle
d ’une ironie distanciée d o n t Lukâcs et Brecht lui ava ien t
appris la valeur théorique, d o n t Flaubert et Thomas Mann lui
offraient des exem ples concrets et q u ’il n ’hésitera p a s à leur
appliquer p o u r s'ouvrir sa prop re voie (sa propre voix...) dan s
le p a n o ra m a du rom an contem porain.
Il est don c plusieurs m anières d e lire Les Choses .- elles ne
son t ni exclusives ni incom patibles. On p e u t y chercher un
tableau lucide d'une époque, d ’un m om en t d e notre histoire
et un éta t de notre société. On p e u t s ’y plonger com m e dan s
une fictio n p a r laquelle s ’affirm e l ’originalité d ’un écrivain
qu i d'em blée nous don ne à entendre sa «p e tite m usique ». On
p e u t même, a u jo u rd ’hui, envisager ce prem ier livre com m e
une œ uvre d ’an ticipation et y repérer les prém ices d ’un uni­
46 N otice

vers fo rm e l encore à venir : com m ent, p a r exemple, ne p a s


s ’étonner en découvrant, pu n a isé au m u r d ’une ferm e « le
p u zzle bariolé d u cadastre, a u centre du qu el ils reconnais­
saient, presqu e sans surprise, le qu adrilatère presqu e achevé
de la fe rm e » qui sem ble annoncer p a r une étrange p rém o n i­
tion le p la n d e cet au tre p u z zle que constituera treize an s p lu s
ta rd l ’im m euble de La Vie m ode d ’em ploi ?
On l ’au ra d evin é : si le destin qu i a tte n d Jérôm e et Sylvie
est, d e toute évidence, à l ’im age du repas q u ’on leur sert à la
dernière page, «fran ch em en t insipide », ce que Perec offre à
son lecteur se révèle, tou t à l ’opposé, un p u r régal.
À D enis Buffard

In c a lc u la b le a re th e b e n e fits c iv iliz a tio n b a s


b ro u g h t us, in c o m m e n s u r a b le th e p r o d u c tiv e
p o w e r o f a i l cla sses o f riches o r ig in a te d b y th e
in v e n tio n s a n d d isc o v e rie s o f science. In co n cei-
v a b le th e m a r v e llo u s c r é a tio n s o f th e h u m a n
s e x in o r d e r to m a k e m e n m o r e h a p p y, m o re
fre e , a n d m o re perfect. W ith o u t p a r a lle l the
c ry s ta llin e a n d f e c u n d f o u n t a i n s o f th e n e w life
w h ic h s till r e m a in s c lo se d to th e th ir s ty lip s o f
th e p e o p le w h o f o l lo w in th e ir g r ip in g a n d bes­
ti a l tasks.

M alcolm LOWRY
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER

L’œil, d ’abord, glisserait sur la moquette grise d ’un long cor­


ridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois
clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures,
représentant l’une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l’autre
un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une loco­
motive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, rete­
nue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu’un simple
geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors, laisserait place
à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs
éteintes recouvriraient partiellement.
Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ,
large de trois. À gauche, dans une sorte d ’alcôve, un gros divan
de cuir noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en
merisier pâle où des livres s’entasseraient pêle-mêle. Au-dessus
du divan, un portulan occuperait toute la longueur du pan­
neau. Au-delà d ’une petite table basse, sous un tapis de prière
en soie, accroché au mur par trois clous de cuivre à grosses
têtes, et qui ferait pendant à la tenture de cuir, un autre divan,
perpendiculaire au premier, recouvert de velours brun clair,
conduirait à un petit meuble haut sur pieds, laqué de rouge
sombre, garni de trois étagères qui supporteraient des bibe­
lots : des agates et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des
bonbonnières, des cendriers de jade, une coquille de nacre,
une montre de gousset en argent, un verre taillé, une pyramide
de cristal, une miniature dans un cadre ovale. Plus loin, après
une porte capitonnée, des rayonnages superposés, faisant le
coin, contiendraient des coffrets et des disques, à côté d ’un
électrophone fermé dont on n ’apercevrait que quatre boutons
d ’acier guilloché, et que surmonterait une gravure représen­
tant le G ran d Défilé d e la fê te d u Carrousel. De la fenêtre,
52 G eorges Perec

garnie de rideaux blancs et bruns imitant la toile de Jouy, on


découvrirait quelques arbres, un parc minuscule, un bout de
rue. Un secrétaire à rideau encombré de papiers, de plumiers,
s’accompagnerait d ’un petit fauteuil canné. Une athénienne
supporterait un téléphone, un agenda de cuir, un bloc-notes.
Puis, au-delà d ’une autre porte, après une bibliothèque pivo­
tante, basse et carrée, surmontée d ’un grand vase cylindrique
à décor bleu, rempli de roses jaunes, et que surplomberait une
glace oblongue sertie dans un cadre d’acajou, une table étroite,
garnie de deux banquettes tendues d ’écossais, ramènerait à la
tenture de cuir.
Tout serait brun, ocre, fauve, jaune : un univers de couleurs
un peu passées, aux tons soigneusement, presque précieuse­
ment dosés, au milieu desquelles surprendraient quelques
taches plus claires, l’orange presque criard d ’un coussin,
quelques volumes bariolés perdus dans les reliures. En plein
jour, la lumière, entrant à flots, rendrait cette pièce un peu
triste, malgré les roses. Ce serait une pièce du soir. Alors, l’hi­
ver, rideaux tirés, avec quelques points de lumière - le coin
des bibliothèques, la discothèque, le secrétaire, la table basse
entre les deux canapés, les vagues reflets dans le miroir - et
les grandes zones d ’ombres où brilleraient toutes les choses,
le bois poli, la soie lourde et riche, le cristal taillé, le cuir assou­
pli, elle serait havre de paix, terre de bonheur.

La première porte ouvrirait sur une chambre, au plancher


recouvert d ’une moquette claire. Un grand lit anglais en occu­
perait tout le fond. A droite, de chaque côté de la fenêtre, deux
étagères étroites et hautes contiendraient quelques livres inlas­
sablement repris, des albums, des jeux de cartes, des pots, des
colliers, des pacotilles. A gauche, une vieille armoire de chêne
et deux valets de bois et de cuivre feraient face à un petit fau­
teuil crapaud tendu d ’une soie grise finement rayée et à une
coiffeuse. Une porte entrouverte, donnant sur une salle de
bains, découvrirait d'épais peignoirs de bain, des robinets de
cuivre en col de cygne, un grand miroir orientable, une paire
de rasoirs anglais et leur fourreau de cuir vert, des flacons, des
brosses à manche de corne, des éponges. Les murs de la
Les Choses 53

chambre seraient tendus d ’indienne ; le lit serait recouvert


d ’un plaid écossais. Une table de chevet, ceinturée sur trois
faces d’une galerie de cuivre ajourée, supporterait un chande­
lier d ’argent surmonté d ’un abat-jour de soie gris très pâle,
une pendulette quadrangulaire, une rose dans un verre à pied
et, sur sa tablette inférieure, des journaux pliés, quelques
revues. Plus loin, au pied du lit, il y aurait un gros pouf de cuir
naturel. Aux fenêtres, les rideaux de voile glisseraient sur des
tringles de cuivre ; les doubles rideaux, gris, en lainage épais,
seraient à moitié tirés. Dans la pénombre, la pièce serait encore
claire. Au mur, au-dessus du lit préparé pour la nuit, entre
deux petites lampes alsaciennes, l’étonnante photographie,
noire et blanche, étroite et longue, d ’un oiseau en plein ciel,
surprendrait par sa perfection un peu formelle.

La seconde porte découvrirait un bureau. Les murs, de haut


en bas, seraient tapissés de livres et de revues, avec, çà et là,
pour rompre la succession des reliures et des brochages,
quelques gravures, des dessins, des photographies - le Saint
Jérôm e d ’Antonello de Messine, un détail du Triomphe de
sa in t Georges, une prison de Piranese, un portrait d ’Ingres, un
petit paysage à la plume de Klee, une photographie bistrée de
Renan dans son cabinet de travail au Collège de France, un
grand magasin de Steinberg, le Melanchthon de Cranach - fixés
sur des panneaux de bois encastrés dans les étagères. Un peu
à gauche de la fenêtre et légèrement en biais, une longue table
lorraine serait couverte d ’un grand buvard rouge. Des sébiles
de bois, de longs plumiers, des pots de toutes sortes contien­
draient des crayons, des trombones, des agrafes, des cavaliers.
Une brique de verre servirait de cendrier. Une boîte ronde, en
cuir noir, décorée d ’arabesques à l’or fin, serait remplie de
cigarettes. La lumière viendrait d ’une vieille lampe de bureau,
malaisément orientable, garnie d ’un abat-jour d ’opaline verte
en forme de visière. De chaque côté de la table, se faisant
presque face, il y aurait deux fauteuils de bois et de cuir, à
hauts dossiers. Plus à gauche encore, le long du mur, une table
étroite déborderait de livres. Un fauteuil club de cuir vert bou­
teille mènerait à des classeurs métalliques gris, à des fichiers
54 Georges Perec

de bois clair. Une troisième table, plus petite encore, supporte­


rait une lampe suédoise et une machine à écrire recouverte
d ’une housse de toile cirée. Tout au fond, il y aurait un lit
étroit, tendu de velours outremer, garni de coussins de toutes
couleurs. Un trépied de bois peint, presque au centre de la
pièce, porterait une mappemonde de maillechort et de carton
bouilli, naïvement illustrée, faussement ancienne. Derrière le
bureau, à demi masqué par le rideau rouge de la fenêtre, un
escabeau de bois ciré pourrait glisser le long d ’une rampe de
cuivre qui ferait le tour de la pièce.

La vie, là, serait facile, serait simple. Toutes les obligations,


tous les problèmes qu’implique la vie matérielle trouveraient
une solution naturelle. Une femme de ménage serait là chaque
matin. On viendrait livrer, chaque quinzaine, le vin, l’huile, le
sucre. Il y aurait une cuisine vaste et claire, avec des carreaux
bleus armoriés, trois assiettes de faïence décorées d ’arabesques
jaunes, à reflets métalliques, des placards partout, une belle
table de bois blanc au centre, des tabourets, des bancs. Il serait
agréable de venir s’y asseoir, chaque matin, après une douche,
à peine habillé. Il y aurait sur la table un gros beurrier de grès,
des pots de marmelade, du miel, des toasts, des pample­
mousses coupés en deux. Il serait tôt. Ce serait le début d ’une
longue journée de mai.

Ils décachetteraient leur courrier, ils ouvriraient les jour­


naux. Ils allumeraient une première cigarette. Ils sortiraient.
Leur travail ne les retiendrait que quelques heures, le matin.
Ils se retrouveraient pour déjeuner, d ’un sandwich ou d ’une
grillade, selon leur humeur ; ils prendraient un café à une ter­
rasse, puis rentreraient chez eux, à pied, lentement.
Leur appartement serait rarement en ordre mais son
désordre même serait son plus grand charme. Ils s’en occupe­
raient à peine : ils y vivraient. Le confort ambiant leur semble­
rait un fait acquis, une donnée initiale, un état de leur nature.
Leur vigilance serait ailleurs : dans le livre q u ’ils ouvriraient,
dans le texte qu'ils écriraient, dans le disque qu’ils écoute­
raient, dans leur dialogue chaque jour renoué. Ils travaille­
Les Choses 55

raient longtemps. Puis ils dîneraient ou sortiraient dîner ; ils


retrouveraient leurs amis ; ils se promèneraient ensemble.
Il leur semblerait parfois qu’une vie entière pourrait harmo­
nieusement s’écouler entre ces murs couverts de livres, entre
ces objets si parfaitement domestiqués qu’ils auraient fini par
les croire de tout temps créés à leur unique usage, entre ces
choses belles et simples, douces, lumineuses. Mais ils ne s’y
sentiraient pas enchaînés : certains jours, ils iraient à l’aven­
ture. Nul projet ne leur serait impossible. Ils ne connaîtraient
pas la rancœur, ni l’amertume ni l’envie. Car leurs moyens et
leurs désirs s’accorderaient en tous points, en tout temps. Ils
appelleraient cet équilibre bonheur et sauraient, par leur
liberté, par leur sagesse, par leur culture, le préserver, le
découvrir à chaque instant de leur vie commune.

CHAPITRE II

Ils auraient aimé être riches. Ils croyaient qu’ils auraient su


l’être. Ils auraient su s’habiller, regarder, sourire comme des
gens riches. Us auraient eu le tact, la discrétion nécessaires. Ils
auraient oublié leur richesse, auraient su ne pas l’étaler. Ils ne
s’en seraient pas glorifiés. Ils l’auraient respirée. Leurs plaisirs
auraient été intenses. Ils auraient aimé marcher, flâner, choisir,
apprécier. Ils auraient aimé vivre. Leur vie aurait été un art de
vivre.
Ces choses-là ne sont pas faciles, au contraire. Pour ce jeune
couple, qui n ’était pas riche, mais qui désirait l'être, simple­
ment parce qu’il n ’était pas pauvre, il n ’existait pas de situation
plus inconfortable. Ils n ’avaient que ce qu’ils méritaient
d ’avoir. Ils étaient renvoyés, alors que déjà ils rêvaient d ’es­
pace, de lumière, de silence, à la réalité, même pas sinistre,
mais simplement rétrécie - et c’était peut-être pire - de leur
logement exigu, de leurs repas quotidiens, de leurs vacances
chétives. C’était ce qui correspondait à leur situation écono­
mique, à leur position sociale. C’était leur réalité, et ils n ’en
56 G eorges Perec

avaient pas d’autre. Mais il existait, à côté d ’eux, tout autour


d’eux, tout au long des rues où ils ne pouvaient pas ne pas
marcher, les offres fallacieuses, et si chaleureuses pourtant, des
antiquaires, des épiciers, des papetiers. Du Palais-Royal à Saint-
Germain, du Champ-de-Mars à l’Étoile, du Luxembourg à
Montparnasse, de l’île Saint-Louis au Marais, des Ternes à
l’Opéra, de la Madeleine au parc Monceau, Paris entier était
une perpétuelle tentation. Ils brûlaient d ’y succomber, avec
ivresse, tout de suite et à jamais. Mais l’horizon de leurs désirs
était impitoyablement bouché ; leurs grandes rêveries impos­
sibles n ’appartenaient q u ’à l ’utopie.

Ils vivaient dans un appartement minuscule et charmant, au


plafond bas, qui donnait sur un jardin. Et se souvenant de leur
chambre de bonne - un couloir sombre et étroit, surchauffé,
aux odeurs tenaces - ils y vécurent d ’abord dans une sorte
d ’ivresse, renouvelée chaque matin par le pépiement des
oiseaux. Ils ouvraient les fenêtres, et, pendant de longues
minutes, parfaitement heureux, ils regardaient leur cour. La
maison était vieille, non point croulante encore, mais vétuste,
lézardée. Les couloirs et les escaliers étaient étroits et sales,
suintants d ’humidité, imprégnés de fumées graisseuses. Mais
entre deux grands arbres et cinq jardinets minuscules, de
formes irrégulières, pour la plupart à l’abandon, mais riches
de gazon rare, de fleurs en pots, de buissons, de statues naïves
même, circulait une allée de gros pavés irréguliers, qui donnait
au tout un air de campagne. C’était l’un de ces rares endroits
à Paris où il pouvait arriver, certains jours d ’automne, après la
pluie, que montât du sol une odeur, presque puissante, de
forêt, d'humus, de feuilles pourrissantes.
Jamais ces charmes ne les lassèrent et ils y demeurèrent tou­
jours aussi spontanément sensibles qu ’aux premiers jours,
mais il devint évident, après quelques mois d ’une trop insou­
ciante allégresse, qu’ils ne sauraient suffire à leur faire oublier
les défauts de leur demeure. Habitués à vivre dans des
chambres insalubres où ils ne faisaient que dormir, et à passer
leurs journées dans des cafés, il leur fallut longtemps pour
s’apercevoir que les fonctions les plus banales de la vie de tous
Les Choses 57

les jours - dormir, manger, lire, bavarder, se laver - exigeaient


chacune un espace spécifique, dont l’absence notoire
commença dès lors à se faire sentir. Ils se consolèrent de leur
mieux, se félicitant de l’excellence du quartier, de la proximité
de la rue Mouffetard et du Jardin des Plantes, du calme de la
rue, du cachet de leurs plafonds bas, et de la splendeur des
arbres et de la cour tout au long des saisons ; mais, à l’inté­
rieur, tout commençait à crouler sous l’amoncellement des
objets, des meubles, des livres, des assiettes, des paperasses,
des bouteilles vides. Une guerre d ’usure commençait dont ils
ne sortiraient jamais vainqueurs.
Pour une superficie totale de trente-cinq mètres carrés, qu’ils
n ’osèrent jamais vérifier, leur appartement se composait d ’une
entrée minuscule, d ’une cuisine exiguë, dont une moitié avait
été aménagée en salle d’eau, d ’une chambre aux dimensions
modestes, d ’une pièce à tout faire -b ibliothèque, salle de
séjour ou de travail, chambre d ’amis - et d ’un coin mal défini,
à mi-chemin du cagibi et du corridor, où parvenaient à prendre
place un réfrigérateur de petit format, un chauffe-eau élec­
trique, une penderie de fortune, une table, où ils prenaient
leurs repas, et un coffre à linge sale qui leur servait également
de banc.
Certains jours l’absence d ’espace devenait tyrannique. Ils
étouffaient. Mais ils avaient beau reculer les limites de leurs
deux pièces, abattre des murs, susciter des couloirs, des pla­
cards, des dégagements, imaginer des penderies modèles,
annexer en rêve les appartements voisins, ils finissaient tou­
jours par se retrouver dans ce qui était leur lot, leur seul lot :
trente-cinq mètres carrés.
Des arrangements judicieux auraient sans doute été possi­
bles : une cloison pouvait sauter, libérant un vaste coin mal
utilisé, un meuble trop gros pouvait être avantageusement
remplacé, une série de placards pouvait surgir. Sans doute,
alors, pour peu qu elle fût repeinte, décapée, arrangée avec
quelque amour, leur demeure eût-elle été incontestablement
charmante, avec sa fenêtre aux rideaux rouges et sa fenêtre aux
rideaux verts, avec sa longue table de chêne, un peu branlante,
achetée aux Puces, qui occupait toute la longueur d ’un pan­
58 G eorges Perec

neau, au-dessous de la très belle reproduction d'un portulan,


et qu'une petite écritoire à rideau Second Empire, en acajou
incrusté de baguettes de cuivre, dont plusieurs manquaient,
séparait en deux plans de travail, pour Sylvie à gauche, pour
Jérôme à droite, chacun marqué par un même buvard rouge,
une même brique de verre, un même pot à crayons ; avec son
vieux bocal de verre serti d ’étain qui avait été transformé en
lampe, avec son décalitre à grains en bois déroulé renforcé de
métal qui servait de corbeille à papier, avec ses deux fauteuils
hétéroclites, ses chaises paillées, son tabouret de vacher. Et il
se serait dégagé de l’ensemble, propre et net, ingénieux, une
chaleur amicale, une ambiance sympathique de travail, de vie
commune.
Mais la seule perspective des travaux les effrayait. Il leur
aurait fallu emprunter, économiser, investir. Ils ne s’y rési­
gnaient pas. Le cœur n ’y était pas : ils ne pensaient qu’en
termes de tout ou rien. La bibliothèque serait de chêne clair
ou ne serait pas. Elle n ’était pas. Les livres s’empilaient sur
deux étagères de bois sale et, sur deux rangs, dans des placards
qui n ’auraient jamais dû leur être réservés. Pendant trois ans,
une prise de courant demeura défectueuse, sans qu’ils se déci­
dent à faire venir un électricien, cependant que couraient, sur
presque tous les murs, des fils aux épissures grossières et des
rallonges disgracieuses. Il leur fallut six mois pour remplacer
un cordon de rideaux. Et la plus petite défaillance dans l’entre­
tien quotidien se traduisait en vingt-quatre heures par un
désordre que la bienfaisante présence des arbres et des jardins
si proches rendait plus insupportable encore.
Le provisoire, le statu quo régnaient en maîtres absolus. Ils
n'attendaient plus qu’un miracle. Ils auraient fait venir les
architectes, les entrepreneurs, les maçons, les plombiers, les
tapissiers, les peintres. Ils seraient partis en croisière et
auraient trouvé, à leur retour, un appartement transformé,
aménagé, remis à neuf, un appartement modèle, merveilleuse­
ment agrandi, plein de détails à sa mesure, des cloisons amo­
vibles, des portes coulissantes, un moyen de chauffage efficace
et discret, une installation électrique invisible, un mobilier de
bon aloi.
Les Choses 59

Mais entre ces rêveries trop grandes, auxquelles ils s’aban­


donnaient avec une complaisance étrange, et la nullité de leurs
actions réelles, nul projet rationnel, qui aurait concilié les
nécessités objectives et leurs possibilités financières, ne venait
s’insérer. L’immensité de leurs désirs les paralysait.

Cette absence de simplicité, de lucidité presque, était carac­


téristique. L’aisance - c’est sans doute ceci qui était le plus
grave - leur faisait cruellement défaut. Non pas l’aisance maté­
rielle, objective, mais une certaine désinvolture, une certaine
décontraction. Ils avaient tendance à être excités, crispés,
avides, presque jaloux. Leur amour du bien-être, du mieux-
être, se traduisait le plus souvent par un prosélytisme bête :
alors ils discouraient longtemps, eux et leurs amis, sur le génie
d ’une pipe ou d ’une table basse, ils en faisaient des objets
d ’art, des pièces de musée. Ils s’enthousiasmaient pour une
valise - ces valises minuscules, extraordinairement plates, en
cuir noir légèrement grenu, que l’on voit en vitrine dans les
magasins de la Madeleine, et qui semblent concentrer en elles
tous les plaisirs supposés des voyages-éclair, à New York ou à
Londres. Ils traversaient Paris pour aller voir un fauteuil qu’on
leur avait dit parfait. Et même, connaissant leurs classiques, ils
hésitaient parfois à mettre un vêtement neuf, tant il leur sem ­
blait important, pour l’excellence de son allure, qu’il ait
d ’abord été porté trois fois. Mais les gestes, un peu sacralisés,
qu’ils avaient pour s’enthousiasmer devant la vitrine d ’un tail­
leur, d ’une modiste ou d ’un chausseur, ne parvenaient le plus
souvent qu’à les rendre un peu ridicules.
Peut-être étaient-ils trop marqués par leur passé (et pas seu­
lement eux, d ’ailleurs, mais leurs amis, leurs collègues, les
gens de leur âge, le monde dans lequel ils trempaient). Peut-
être étaient-ils d ’em blée trop voraces : ils voulaient aller trop
vite. Il aurait fallu que le monde, les choses de tout temps
leur appartiennent, et ils y auraient multiplié les signes de leur
possession. Mais ils étaient condamnés à la conquête : ils pou­
vaient devenir de plus en plus riches ; ils ne pouvaient faire
qu’ils l’aient toujours été. Us auraient aimé vivre dans le
confort, dans la beauté. Mais ils s’exclamaient, ils admiraient,
60 G eorges Perec

c’était la preuve la plus sûre qu’ils n ’y étaient pas. La tradition


- au sens le plus méprisable du terme, peut-être - leur man­
quait, l’évidence, la jouissance vraie, implicite et immanente,
celle qui s’accompagne d ’un bonheur du corps, alors que leur
plaisir était cérébral. Trop souvent, ils n ’aimaient, dans ce
qu’ils appelaient le luxe, que l’argent qu’il y avait derrière. Ils
succombaient aux signes de la richesse ; ils aimaient la richesse
avant d ’aimer la vie.
Leurs premières sorties hors du m onde estudiantin, leurs
premières incursions dans cet univers des magasins de luxe
qui n ’allait plus tarder à devenir leur Terre Promise, furent, de
ce point de vue, particulièrement révélatrices. Leur goût
encore ambigu, leur scrupule trop tatillon, leur manque d ’ex­
périence, leur respect un peu borné de ce qu’ils croyaient être
les normes du vrai bon goût, leur valurent quelques fausses
notes, quelques humiliations. Il put sembler un m om ent que
le modèle vestimentaire sur lequel s’alignaient Jérôme et ses
amis était, non pas le gentleman anglais, mais la très continen­
tale caricature qu’en offre un émigré de fraîche date aux
appointements modestes. Et le jour où Jérôme acheta ses pre­
mières chaussures britanniques, il prit soin, après les avoir lon­
guement frottées, par petites applications concentriques
délicatement appuyées, avec un chiffon de laine légèrement
enduit d ’un cirage de qualité supérieure, de les exposer au
soleil, où elles étaient censées acquérir au plus vite une patine
exceptionnelle. C’était, hélas, avec une paire de mocassins à
forte tige et à semelles de crêpe qu’il se refusait obstinément
à porter, sa seule paire de chaussures : il en abusa, les traîna
dans des chemins défoncés, et les détruisit en un peu moins
de sept mois.

Puis, l ’âge aidant, à la faveur des expériences accumulées, il


apparut qu’ils prenaient un peu de champ à l’égard de leurs
ferveurs les plus exacerbées. Ils surent attendre, et s’habituer.
Leur goût se forma lentement, plus sûr, plus pondéré. Leurs
désirs eurent le temps de mûrir ; leur convoitise devint moins
hargneuse. Lorsque, se promenant aux abords de Paris, ils s’ar­
rêtaient chez les antiquaires de village, ils ne se précipitaient
Les Choses 61

plus vers les assiettes de faïence, vers les chaises d ’église, vers
les bonbonnes de vers soufflé, vers les chandeliers de cuivre.
Certes, il y avait encore, dans l’image un peu statique qu’ils
se faisaient de la maison modèle, du confort parfait, de la vie
heureuse, beaucoup de naïvetés, beaucoup de complaisances :
ils aimaient avec force ces objets que le seul goût du jour disait
beaux : ces fausses images d ’Épinal, ces gravures à l’anglaise,
ces agates, ces verres filés, ces pacotilles néo-barbares, ces bri­
coles para-scientifiques, qu’en un rien de temps ils retrou­
vaient à toutes les devantures de la rue Jacob, de la rue
Visconti. Ils rêvaient encore de les posséder ; ils auraient
assouvi ce besoin immédiat, évident, d'être à la page, de passer
pour connaisseurs. Mais cette outrance mimétique avait de
moins en moins d ’importance, et il leur était agréable de pen­
ser que l ’image qu’ils se faisaient de la vie s’était lentement
débarrassée de tout ce qu’elle pouvait avoir d ’agressif, de clin­
quant, de puéril parfois. Ils avaient brûlé ce qu’ils avaient ado­
ré : les miroirs de sorcière, les billots, les stupides petits
mobiles, les radiomètres, les cailloutis multicolores, les pan­
neaux de jute agrémentés de paraphes à la Mathieu. Il leur
semblait qu’ils maîtrisaient de plus en plus leurs désirs : ils
savaient ce qu’ils voulaient ; ils avaient des idées claires. Ils
savaient ce que seraient leur bonheur, leur liberté.

Et pourtant, ils se trompaient ; ils étaient en train de se


perdre. Déjà, ils com mençaient à se sentir entraînés le long
d ’un chemin dont ils ne connaissaient ni les détours ni l’abou­
tissement. Il leur arrivait d ’avoir peur. Mais, le plus souvent,
ils n’étaient qu’impatients : ils se sentaient prêts ; ils étaient
disponibles : ils attendaient de vivre, ils attendaient l’argent.
62 G eorges Perec

CHAPITRE III

Jérôme avait vingt-quatre ans. Sylvie en avait vingt-deux. Ils


étaient tous deux psychosociologues. Ce travail, qui n ’était pas
exactement un métier, ni même une profession, consistait à
interviewer des gens, selon diverses techniques, sur des sujets
variés. C’était un travail difficile, qui exigeait, pour le moins,
une forte concentration nerveuse, mais il ne manquait pas d ’in­
térêt, était relativement bien payé, et leur laissait un temps
libre appréciable.

Comme presque tous leurs collègues, Jérôme et Sylvie


étaient devenus psychosociologues par nécessité, non par
choix. Nul ne sait d ’ailleurs où les aurait m enés le libre déve­
loppem ent d ’inclinations tout à fait indolentes. L’histoire, là
encore, avait choisi pour eux. Us auraient aimé, certes, comme
tout le monde, se consacrer à quelque chose, sentir en eux un
besoin puissant, qu’ils auraient appelé vocation, une ambition
qui les aurait soulevés, une passion qui les aurait comblés.
Hélas, ils ne s’en connaissaient qu’une : celle du mieux-vivre,
et elle les épuisait. Étudiants, la perspective d ’une pauvre
licence, d ’un poste à Nogent-sur-Seine, à Château-Thierry ou à
Étampes, et d ’un salaire petit, les épouvanta au point qu’à
peine se furent-ils rencontrés - Jérôme avait alors vingt et un
ans, Sylvie d ix-n eu f- ils abandonnèrent, sans presque avoir
besoin de se concerter, des études qu’ils n ’avaient jamais vrai­
ment com mencées. Le désir de savoir ne les dévorait pas ;
beaucoup plus humblement, et sans se dissimuler qu’ils
avaient sans doute tort, et que, tôt ou tard, viendrait le jour où
ils le regretteraient, ils ressentaient le besoin d ’une chambre
un peu plus grande, d ’eau courante, d ’une douche, de repas
plus variés, ou simplement plus copieux que ceux des restau­
rants universitaires, d’une voiture peut-être, de disques, de
vacances, de vêtements.
Depuis plusieurs années déjà, les études de motivation
avaient fait leur apparition en France. Cette année-là, elles
étaient encore en pleine expansion. De nouvelles agences se
Les Choses 63

créaient chaque mois, à partir de rien, ou presque. On y trou­


vait facilement du travail. Il s’agissait, la plupart du temps, d ’al­
ler dans les jardins publics, à la sortie des écoles, ou dans les
H.L.M. de banlieue, demander à des mères de famille si elles
avaient remarqué quelque publicité récente, et ce qu elles en
pensaient. Ces sondages-express, appelés testings ou enquêtes-
minute, étaient payés cent francs. C’était peu, mais c’était
mieux que le baby-sitting, que les gardes de nuit, que la
plonge, que tous les emplois dérisoires - distribution de pros­
pectus, écritures, minutage d ’émissions publicitaires, vente à
la sauvette, lumpen-tapirat - traditionnellement réservés aux
étudiants. Et puis, la jeunesse même des agences, leur stade
presque artisanal, la nouveauté des méthodes, la pénurie
encore totale d ’éléments qualifiés pouvaient laisser entrevoir
l’espoir de promotions rapides, d’ascensions vertigineuses.
Ce n ’était pas un mauvais calcul. Ils passèrent quelques mois
à administrer des questionnaires. Puis il se trouva un directeur
d ’agence qui, pressé par le temps, leur fit confiance : ils parti­
rent en province, un m agnétophone sous le bras ; quelques-
uns de leurs compagnons de route, à peine leurs aînés, les
initièrent aux techniques, à vrai dire moins difficiles que ce que
l’on suppose généralement, des interviews ouvertes et fer­
m ées : ils apprirent à faire parler les autres, et à mesurer leurs
propres paroles : ils surent déceler, sous les hésitations
embrouillées, sous les silences confus, sous les allusions
timides, les chemins qu’il fallait explorer ; ils percèrent les
secrets de ce « hm » universel, véritable intonation magique,
par lequel l’interviewer ponctue le discours de l’interviewé, le
met en confiance, le comprend, l’encourage, l’interroge, le
menace même parfois.
Leurs résultats furent honorables. Ils continuèrent sur leur
lancée. Ils ramassèrent un peu partout des bribes de sociolo­
gie, de psychologie, de statistiques ; ils assimilèrent le vocabu­
laire et les signes, les trucs qui faisaient bien : une certaine
manière, pour Sylvie, de mettre ou d ’enlever ses lunettes, une
certaine manière de prendre des notes, de feuilleter un rap­
port, une certaine manière de parler, d ’intercaler dans leurs
conversations avec les patrons, sur un ton à peine interroga­
64 G eorges Perec

teur, des locutions du genre de : « ... n ’est-ce pas... », « ... je


pense peut-être... », « ... dans une certaine mesure... », « ... c ’est
une question que je pose... », une certaine manière de citer,
aux moments opportuns, Wright Mills, William Whyte, ou,
mieux encore, Lazarsfeld, Cantril ou Herbert Hyman, dont ils
n ’avaient pas lu trois pages.
Ils montrèrent pour ces acquisitions strictement nécessaires,
qui étaient Va b c du métier, d ’excellentes dispositions et, un
an à peine après leurs premiers contacts avec les études de
motivation, on leur confia la lourde responsabilité d ’une « ana­
lyse de contenu » : c’était immédiatement au-dessous de la
direction générale d ’une étude, obligatoirement réservée à un
cadre sédentaire, le poste le plus élevé, donc le plus cher et
partant le plus noble, de toute la hiérarchie. Au cours des
années qui suivirent, ils ne descendirent plus guère de ces hau­
teurs.
Et pendant quatre ans, peut-être plus, ils explorèrent, inter­
viewèrent, analysèrent. Pourquoi les aspirateurs-traîneaux se
vendent-ils si mal ? Que pense-t-on, dans les milieux de
modeste extraction, de la chicorée ? Aime-t-on la purée toute
faite, et pourquoi ? Parce qu’elle est légère ? Parce qu’elle est
onctueuse ? Parce qu elle est si facile à faire : un geste et hop ?
Trouve-t-on vraiment que les voitures d ’enfants sont chères ?
N’est-on pas toujours prêt à faire un sacrifice pour le confort
des petits ? Comment votera la Française ? Aime-t-on le fro­
mage en tube ? Est-on pour ou contre les transports en
commun ? À quoi fait-on d ’abord attention en mangeant un
yaourt : à la couleur ? à la consistance ? au goût ? au parfum
naturel ? Lisez-vous beaucoup, un peu, pas du tout ? Allez-vous
au restaurant ? Aimeriez-vous, madame, donner en location
votre chambre à un Noir ? Que pense-t-on, franchement, de la
retraite des vieux ? Que pense la jeunesse ? Que pensent les
cadres ? Que pense la femme de trente ans ? Que pensez-vous
des vacances ? Où passez-vous vos vacances ? Aimez-vous les
plats surgelés ? Combien pensez-vous que ça coûte un briquet
comme ça ? Quelles qualités demandez-vous à votre matelas ?
Pouvez-vous me décrire un homme qui aime les pâtes ? Que
pensez-vous de votre machine à laver ? Est-ce que vous en êtes
Les Choses 65

satisfaite ? Est-ce qu’elle ne m ousse pas trop ? Est-ce qu’elle


lave bien ? Est-ce qu’elle déchire le linge ? Est-ce q u ’elle sèche
le linge ? Est-ce que vous préféreriez une machine à laver qui
sécherait votre linge aussi ? Et la sécurité à la mine, est-elle
bien faite, ou pas assez selon vous ? (Faire parler le sujet :
demandez-lui de raconter des exemples personnels ; des
choses qu’il a vues ; est-ce qu’il a déjà été blessé lui-même ?
comment ça s’est passé ? Et son fils, est-ce qu’il sera mineur
comme son père, ou bien quoi ?)
Il y eut la lessive, le linge qui sèche, le repassage. Le gaz,
l’électricité, le téléphone. Les enfants. Les vêtements et les
sous-vêtements. La moutarde. Les soupes en sachets, les
soupes en boîtes. Les cheveux : comment les laver, comment
les teindre, comment les faire tenir, comment les faire briller.
Les étudiants, les ongles, les sirops pour la toux, les machines
à écrire, les engrais, les tracteurs, les loisirs, les cadeaux, la
papeterie, le blanc, la politique, les autoroutes, les boissons
alcoolisées, les eaux minérales, les fromages et les conserves,
les lampes et les rideaux, les assurances, le jardinage.
Rien de ce qui était humain ne leur fut étranger.

Pour la première fois, ils gagnèrent quelque argent. Leur tra­


vail ne leur plaisait pas : aurait-il pu leur plaire ? Il ne les
ennuyait pas trop non plus. Ils avaient l’impression de beau­
coup y apprendre. D ’année en année, il les transforma.
Ce furent les grandes heures de leur conquête. Ils n ’avaient
rien ; ils découvraient les richesses du monde.

Ils avaient longtemps été parfaitement anonymes. Ils étaient


vêtus comme des étudiants, c’est-à-dire mal. Sylvie d’une
unique jupe, de chandails laids, d’un pantalon de velours, d ’un
duffle-coat, Jérôme d ’une canadienne crasseuse, d ’un complet
de confection, d ’une cravate lamentable. Ils se plongèrent avec
ravissement dans la mode anglaise. Ils découvrirent les lai­
nages, les chemisiers de soie, les chemises de Doucet, les cra­
vates en voile, les carrés de soie, le tweed, le lambs-wool, le
cashmere, le vicuna, le cuir et le jersey, le lin, la magistrale
66 G eorges Perec

hiérarchie des chaussures, enfin, qui m ène des Churchs aux


Weston, des Weston aux Bunting, et des Bunting aux Lobb.
Leur rêve fut un voyage à Londres. Ils auraient partagé leur
temps entre la National Gallery, Saville Row, et certain pub de
Church Street dont Jérôme avait gardé le souvenir ému. Mais
ils n ’étaient pas encore assez riches pour s ’y habiller de pied
en cap. À Paris, avec le premier argent qu’à la sueur de leur
front allègrement ils gagnèrent, Sylvie fit l’emplette d ’un cor­
sage en soie tricotée de chez Cornuel, d ’un twin-set importé
en lambs-wool, d ’une jupe droite et stricte, de chaussures en
cuir tressé d ’une souplesse extrême, et d ’un grand carré de
soie décoré de paons et de feuillages. Jérôme, bien qu’il aimât
encore, à l’occasion, traîner en savates, mal rasé, vêtu de
vieilles chemises sans col et d ’un pantalon de toile, découvrit,
soignant les contrastes, les plaisirs des longues matinées : se
baigner, se raser de près, s’asperger d ’eau de toilette, enfiler,
la peau encore légèrement humide, des chemises impeccable­
ment blanches, nouer des cravates de laine ou de soie. Il en
acheta trois, chez Old England, et aussi une veste en tweed,
des chemises en solde, et des chaussures dont il pensait n ’avoir
pas à rougir.
Puis, ce fut presque une des grandes dates de leur vie, ils
découvrirent le marché aux Puces. Des chemises Arrow ou Van
Heusen, admirables, à long col boutonnant, alors introuvables
à Paris, mais que les com édies américaines commençaient à
populariser (du moins parmi cette frange restreinte qui trouve
son bonheur dans les com édies américaines), s’y étalaient en
pagaille, à côté de trench-coats réputés indestructibles, de
jupes, de chemisiers, de robes de soie, de vestes de peau, de
mocassins de cuir souple. Ils y allèrent chaque quinzaine, le
samedi matin, pendant un an ou plus, fouiller dans les caisses,
dans les étals, dans les amas, dans les cartons, dans les para­
pluies renversés, au milieu d ’une cohue de teen-agers à rou­
flaquettes, d ’Algériens vendeurs de montres, de touristes
américains qui, sortis des yeux de verre, des huit-reflets et des
chevaux de bois du marché Vernaison, erraient, un peu effarés,
dans le marché Malik contemplant, à côté des vieux clous, des
matelas, des carcasses de machines, des pièces détachées,
Les Choses 67

l’étrange destin des surplus fatigués de leurs plus prestigieux


shirtmakers. Et ils ramenaient des vêtements de toutes sortes,
enveloppés dans du papier journal, des bibelots, des para­
pluies, des vieux pots, des sacoches, des disques.

Ils changeaient, ils devenaient autres. Ce n ’était pas telle­


ment le besoin, d ’ailleurs réel, de se différencier de ceux qu’ils
avaient à charge d ’interviewer, de les impressionner sans les
éblouir. Ni non plus parce qu’ils rencontraient beaucoup de
gens, parce qu’ils sortaient, pour toujours, leur semblait-il, des
milieux qui avaient été les leurs. Mais l’argent - u n e telle
remarque est forcément banale - suscitait des besoins nou­
veaux. Ils auraient été surpris de constater, s’ils y avaient un
instant réfléchi - mais, ces années-là, ils ne réfléchirent point -
à quel point s’était transformée la vision qu’ils avaient de leur
propre corps, et, au-delà, de tout ce qui les concernait, de tout
ce qui leur importait, de tout ce qui était en train de devenir
leur monde.
Tout était nouveau. Leur sensibilité, leurs goûts, leur place,
tout les portait vers des choses q u ’ils avaient toujours ignorées.
Ils faisaient attention à la manière dont les autres étaient habil­
lés ; ils remarquaient aux devantures les meubles, les bibelots,
les cravates ; ils rêvaient devant les annonces des agents immo­
biliers. Il leur semblait comprendre des choses dont ils ne
s’étaient jamais occupés : il leur était devenu important qu’un
quartier, qu’une rue soit triste ou gaie, silencieuse ou
bruyante, déserte ou animée. Rien, jamais, ne les avait préparés
à ces préoccupations nouvelles ; ils les découvraient, avec can­
deur, avec enthousiasme, s’émerveillant de leur longue igno­
rance. Ils ne s’étonnaient pas, ou presque pas, d ’y penser
presque sans cesse.
Les chemins qu’ils suivaient, les valeurs auxquelles ils s’ou-
vraient, leurs perspectives, leurs désirs, leurs ambitions, tout
cela, il est vrai, leur semblait parfois désespérém ent vide. Ils
ne connaissaient rien qui ne fût fragile ou confus. C’était pour­
tant leur vie, c’était la source d’exaltations inconnues, plus que
grisantes, c’était quelque chose d ’immensément, d ’intensé­
ment ouvert. Ils se disaient parfois que la vie qu’ils mèneraient
68 Georges Perec

aurait le charme, la souplesse, la fantaisie des com édies améri­


caines, des génériques de Saül Bass ; et des images merveil­
leuses, lumineuses, de champs de neige immaculés striés de
traces de skis, de mer bleue, de soleil, de vertes collines, de
feux pétillant dans des chem inées de pierre, d ’autoroutes
audacieuses, de pullmans, de palaces, les effleuraient comme
autant de promesses.

Ils abandonnèrent leur chambre et les restaurants universi­


taires. Ils trouvèrent à louer, au numéro 7 de la rue de Quatre-
fages, en face de la Mosquée, tout près du Jardin des Plantes,
un petit appartement de deux pièces qui donnait sur un joli
jardin. Ils eurent envie de moquettes, de tables, de fauteuils,
de divans.
Ils firent dans Paris, ces années-là, d ’interminables prome­
nades. Ils s ’arrêtèrent devant chaque antiquaire. Ils visitèrent
les grands magasins, des heures entières, émerveillés, et déjà
effrayés, mais sans encore oser se le dire, sans encore oser
regarder en face cette espèce d ’acharnement minable qui allait
devenir leur destin, leur raison d ’être, leur mot d ’ordre, émer­
veillés et presque submergés déjà par l ’ampleur de leurs
besoins, par la richesse étalée, par l’abondance offerte.
Ils découvrirent les petits restaurants des Gobelins, des
Ternes, de Saint-Sulpice, les bars déserts où l’on prend plaisir
à chuchoter, les week-ends hors de Paris, les grandes prome­
nades en forêt, à l’automne, à Rambouillet, à Vaux, à
Compiègne, les joies presque parfaites partout offertes à l’œil,
à l’oreille, au palais.

Et c’est ainsi que, petit à petit, s’insérant dans la réalité d ’une


façon un peu plus profonde que par le passé où, fils de petits-
bourgeois sans envergure, puis étudiants amorphes et indiffé­
renciés, ils n ’avaient eu du monde qu’une vision étriquée et
superficielle, ils com mencèrent à comprendre ce qu’était un
honnête homme.
Cette ultime révélation, qui n ’en fut d ’ailleurs pas une au
sens strict du terme, mais l ’aboutissement d ’une lente matura­
Les Choses 69

tion sociale et psychologique dont ils auraient été bien en


peine de décrire les états successifs, couronna leur métamor­
phose.

CHAPITRE IV

Avec leurs amis, la vie, souvent, était un tourbillon.


Ils étaient toute une bande, une fine équipe. Ils se connais­
saient bien ; ils avaient, déteignant les uns sur les autres, des
habitudes communes, des goûts, des souvenirs communs. Ils
avaient leur vocabulaire, leurs signes, leurs dadas. Trop évo­
lués pour se ressembler parfaitement, mais, sans doute, pas
encore assez pour ne pas s'imiter plus ou moins consciem­
ment, ils passaient une grande partie de leur vie en échanges.
Ils s’en irritaient souvent ; ils s’en amusaient plus souvent
encore.
Ils appartenaient, presque tous, aux milieux de la publicité.
Certains, pourtant, continuaient, ou s’efforçaient de continuer
de vagues études. Ils s ’étaient rencontrés, la plupart du temps,
dans les bureaux tape-à-l’œ il ou pseudo-fonctionnels des direc­
teurs d ’agence. Ils écoutaient ensemble, en crayonnant agressi­
vement sur leurs buvards, leurs recommandations mesquines
et leurs plaisanteries sinistres ; leur mépris commun de ces
nantis, de ces profiteurs, de ces marchands de soupe, était par­
fois leur premier terrain d ’entente. Mais le plus souvent, ils se
sentaient d ’abord condamnés à vivre cinq ou six jours
ensemble, dans les hôtels tristes des petites villes. À chaque
repas pris en commun, ils invitaient l’amitié à s’asseoir. Mais
les déjeuners étaient hâtifs et professionnels, les dîners
effroyablement lents, à moins que ne jaillisse cette miraculeuse
étincelle qui illuminait leurs mines contristées de V.R.P. et leur
faisait trouver mémorable cette soirée provinciale, et succu­
lente une terrine quelconque qu’un hôtelier scélérat leur
comptait en supplément. Alors, ils oubliaient leurs magnéto­
phones et ils abandonnaient leur ton trop policé de psycho­
70 G eorges P erec

logues distingués. Ils s’attardaient à table. Ils parlaient d ’eux-


mêmes et du monde, de tout et de rien, de leurs goûts, de
leurs ambitions. Ils allaient courir la ville à la recherche du seul
bar confortable qu’elle se devait de posséder, et jusqu’à une
heure avancée de la nuit, devant des whiskies, des fines ou des
gin-tonics, ils évoquaient, avec un abandon presque rituel,
leurs amours, leurs désirs, leurs voyages, leurs refus, leurs
enthousiasmes, sans s’étonner, mais s’enchantant presque, au
contraire, de la ressemblance de leur histoire et de l’identité
de leurs points de vue.
Il arrivait que de cette sympathie première il n ’émergeât rien
d ’autre que des relations distantes, des coups de téléphone de
loin en loin. Il arrivait aussi, moins souvent il est vrai, que
naisse de cette rencontre, par hasard ou par désir réciproque,
lentem ent ou moins lentement, une amitié possible qui se
développait peu à peu. Ainsi, au fil des années, s’étaient-ils
lentem ent soudés.

Les uns et les autres, ils étaient aisément identifiables. Ils


avaient de l’argent, pas trop, mais suffisamment pour n’avoir
qu’épisodiquement, à la suite de quelque folie, dont ils n’au­
raient su dire si elle faisait partie du superflu ou du nécessaire,
des finances vraiment déficitaires. Leurs appartements, studios,
greniers, deux-pièces de maisons vétustes, dans des quartiers
choisis - le Palais-Royal, la Contrescarpe, Saint-Germain, le
Luxembourg, Montparnasse - se ressemblaient : on y retrou­
vait les mêmes canapés crasseux, les mêmes tables dites rus­
tiques, les mêmes amoncellements de livres et de disques,
vieux verres, vieux bocaux, indifféremment remplis de fleurs,
de crayons, de m enue monnaie, de cigarettes, de bonbons, de
trombones. Ils étaient vêtus, en gros, de la mêm e façon, c ’est-
à-dire avec ce goût adéquat qui, tant pour les hommes que
pour les femmes, fait tout le prix de Madame Express, et par
contrecoup, de son époux. D ’ailleurs, ils devaient beaucoup à
ce couple modèle.

L ’E xpress était sans doute l’hebdomadaire dont ils faisaient


le plus grand cas. Ils ne l ’aimaient guère, à vrai dire, mais ils
Les Choses 71

l’achetaient, ou, en tout cas, l ’empruntant chez l’un ou chez


l’autre, le lisaient régulièrement, et même, ils l’avouaient, ils
en conservaient fréquemment de vieux numéros. Il leur arrivait
plus que souvent de n ’être pas d ’accord avec sa ligne politique
(un jour de saine colère, ils avaient écrit un court pamphlet
sur « le style du Lieutenant ») et ils préféraient de loin les ana­
lyses du M onde, auquel ils étaient unanimement fidèles, ou
m êm e les prises de position de Libération, qu’ils avaient ten­
dance à trouver sympathique. Mais l ’E xpress, et lui seul, corres­
pondait à leur art de vivre ; ils retrouvaient en lui, chaque
semaine, même s’ils pouvaient à bon droit les juger travesties
et dénaturées, les préoccupations les plus courantes de leur
vie de tous les jours. Il n ’était pas rare qu’ils s’en scandalisent.
Car, vraiment, en face de ce style où régnaient la fausse dis­
tance, les sous-entendus, les mépris cachés, les envies mal
digérées, les faux enthousiasmes, les appels du pied, les clins
d ’œil, en face de cette foire publicitaire qui était tout l Express
- sa fin et non son moyen, son aspect le plus nécessaire - en
face de ces petits détails qui changent tout, de ces petits
quelque chose de pas cher et de vraiment amusant, en face de
ces hommes d ’affaires qui comprenaient les vrais problèmes,
de ces techniciens qui savaient de quoi ils parlaient et qui le
faisaient bien sentir, de ces penseurs audacieux qui, la pipe à
la bouche, mettaient enfin au m onde le XXe siècle, en face, en
un mot, de cette assemblée de responsables, réunis chaque
semaine en forum ou en table ronde, dont le sourire béat don­
nait à penser qu’ils tenaient encore dans leur main droite les
clés d ’or des lavabos directoriaux, ils songeaient, immanqua­
blement, répétant le pas très bon jeu de mots qui ouvrait leur
pamphlet, qu’il n ’était pas certain que lE xpress fût un journal
de gauche, mais qu’il était sans aucun doute possible un jour­
nal sinistre. C’était d ’ailleurs faux, ils le savaient très bien, mais
cela les réconfortait.
Ils ne s’en cachaient pas : ils étaient des gens pour lExpress.
Ils avaient besoin, sans doute, que leur liberté, leur intelli­
gence, leur gaieté, leur jeunesse soient, en tout temps, en tous
lieux, convenablement signifiées. Ils le laissaient les prendre
en charge, parce que c ’était le plus facile, parce que le mépris
72 G eorges P erec

même q u ’ils éprouvaient pour lui les justifiait. Et la violence


de leurs réactions n ’avait d ’égale que leur sujétion : ils feuille­
taient le journal en maugréant, ils le froissaient, ils le rejetaient
loin d ’eux. Ils n ’en finissaient plus parfois de s’extasier sur son
ignominie. Mais ils le lisaient, c’était un fait, ils s’en impré­
gnaient.
Où auraient-ils pu trouver plus exact reflet de leurs goûts, de
leurs désirs ? N ’étaient-ils pas jeunes ? N’étaient-ils pas riches,
modérément ? L’Express leur offrait tous les signes du confort :
les gros peignoirs de bain, les démystifications brillantes, les
plages à la mode, la cuisine exotique, les trucs utiles, les ana­
lyses intelligentes, le secret des dieux, les petits trous pas
chers, les différents sons de cloche, les idées neuves, les petites
robes, les plats surgelés, les détails élégants, les scandales bon
ton, les conseils de dernière minute.
Ils rêvaient, à mi-voix, de divans Chesterfield. L’Express y
rêvait avec eux. Ils passaient une grande partie de leurs
vacances à courir les ventes de campagne ; ils y acquéraient
à bon com pte des étains, des chaises paillées, des verres qui
invitaient à boire, des couteaux à manche de corne, des
écuelles patinées dont ils faisaient des cendriers précieux. De
toutes ces choses, ils en étaient sûrs, l ’E xpress avait parlé, ou
allait parler.
Au niveau des réalisations, toutefois, ils s ’écartaient assez
sensiblem ent des modes d ’achat que l ’E xpress proposait. Ils
n’étaient pas encore tout à fait « installés » et, bien qu’on leur
reconnût assez volontiers la qualité de « cadres », ils n ’avaient
ni les garanties, ni les mois doubles, ni les primes des person­
nels réguliers attachés par contrat. L ’E xpress conseillait donc,
sous couleur de petites boutiques pas chères et sympathiques
(le patron est un copain, il vous offre un verre et un club-
sandwich pendant que vous faites votre choix), des officines
où le goût du jour exigeait, pour être convenablement perçu,
une amélioration radicale de l’installation précédente : les
murs blanchis à la chaux étaient indispensables, la moquette
tête-de-nègre était nécessaire, et seul un dallage hétérogène en
mosaïque vieillotte pouvait prétendre la remplacer ; les
poutres apparentes étaient de rigueur, et le petit escalier inté­
Les Choses 73

rieur, la vraie cheminée, avec son feu, les meubles campagnards,


ou mieux encore provençaux, fortement recommandés. Ces
transformations, qui se multipliaient à travers Paris, affectant
indifféremment librairies, galeries de tableaux, merceries,
magasins de frivolités et d ’ameublement, épiceries même (il
n ’était pas rare de voir un ancien petit détaillant crève-la-faim
devenir Maître-Fromager, avec un tablier bleu qui faisait très
connaisseur et une boutique de poutres et de pailles...), ces
transformations, donc, entraînaient, plus ou moins légitime­
ment, une hausse des prix telle que l’acquisition d ’une robe
de laine sauvage imprimée à la main, d ’un twin-set de cash-
mere tissé par une vieille aveugle des îles Orcades (exclusive,
genuine, vegetabledyed, hand-spun, hand-w oven), ou d ’une
somptueuse veste mi-jersey, mi-peau (pour le week-end, pour
la chasse, pour la voiture) s ’y révélait constamment impossible.
Et de même qu’ils lorgnaient les antiquaires, mais ne com p­
taient, pour se meubler, que sur les ventes campagnardes ou
sur les salles les moins fréquentées de l’Hôtel Drouot (où ils
allaient, d ’ailleurs, moins souvent qu’ils ne l’auraient voulu),
de même, tous autant qu’ils étaient, n ’enrichissaient-ils leurs
gardes-robes qu’en fréquentant assidûment le marché aux
Puces, ou, deux fois l’an, certaines ventes de charité organisées
par des vieilles Anglaises au profit des œuvres de la St-George
English Church, et où abondaient des rebuts - tout à fait accep­
tables, cela va sans dire - de diplomates. Ils en éprouvaient
souvent quelque gêne : il leur fallait se frayer un chemin au
milieu d ’une foule épaisse et farfouiller dans un tas d ’horreurs
- les Anglais n ’ont pas toujours le goût qu’on leur reconnaît -
avant d ’y dénicher une cravate superbe, mais sans doute trop
frivole pour un secrétaire d ’ambassade, ou une chemise qui
avait été parfaite, ou une jupe qu’il faudrait raccourcir. Mais,
bien sûr, c’était cela ou rien du tout : la disproportion, partout
décelable, entre la qualité de leurs goûts vestimentaires (rien
n’était trop beau pour eux) et la quantité d ’argent dont ils dis­
posaient en temps ordinaire était un signe évident, mais en fin
de compte secondaire, de leur situation concrète : ils n ’étaient
pas les seuls ; plutôt que d ’acheter en solde, com me cela se
pratiquait partout, trois fois par an, ils préféraient les seconde
74 G eorges Perec

main. Dans le m onde qui était le leur, il était presque de règle


de désirer toujours plus qu’on ne pouvait acquérir. Ce n ’était
pas eux qui l’avaient décrété ; c ’était une loi de la civilisation,
une donnée de fait dont la publicité en général, les magazines,
l’art des étalages, le spectacle de la rue, et même, sous un cer­
tain aspect, l’ensem ble des productions com munément appe­
lées culturelles, étaient les expressions les plus conformes. Ils
avaient tort, dès lors, de se sentir, à certains instants, atteints
dans leur dignité : ces petites mortifications - demander d ’un
ton peu assuré le prix de quelque chose, hésiter, tenter de
marchander, lorgner les devantures sans oser entrer, avoir
envie, avoir l’air m e sq u in - faisaient elles aussi marcher le
commerce. Ils étaient fiers d ’avoir payé quelque chose moins
cher, de l’avoir eu pour rien, pour presque rien. Ils étaient
plus fiers encore (mais l’on paie toujours un peu trop cher le
plaisir de payer trop cher) d ’avoir payé très cher, le plus cher,
d’un seul coup, sans discuter, presque avec ivresse, ce qui était,
ce qui ne pouvait être que le plus beau, le seul beau, le parfait.
Ces hontes et ces orgueils avaient la même fonction, portaient
en eux les mêmes déceptions, les mêmes hargnes. Et ils
comprenaient, parce que partout, tout autour d ’eux, tout le
leur faisait comprendre, parce qu’on le leur enfonçait dans la
tête à longueur de journée, à coups de slogans, d ’affiches, de
néons, de vitrines illuminées, qu’ils étaient toujours un petit
peu plus bas dans l’échelle, toujours un petit peu trop bas.
Encore avaient-ils cette chance de n ’être pas, loin de là, les
plus mal lotis.

Ils étaient des « hommes nouveaux », des jeunes cadres


n ’ayant pas encore percé toutes leurs dents, des technocrates
à mi-chemin de la réussite. Ils venaient, presque tous, de la
petite bourgeoisie, et ses valeurs, pensaient-ils, ne leur suffi­
saient plus : ils lorgnaient avec envie, avec désespoir, vers le
confort évident, le luxe, la perfection des grands bourgeois. Ils
n ’avaient pas de passé, pas de tradition. Ils n ’attendaient pas
d ’héritage. Parmi tous les amis de Jérôme et de Sylvie, un seul
venait d ’une famille riche et solide : des négociants drapiers
du Nord ; une fortune cossue et compacte ; des immeubles à
Les Choses 75

Lille, des titres, une gentilhommière aux environs de Beauvais,


de l’orfèvrerie, des bijoux, des pièces entières de meubles cen­
tenaires. Pour tous les autres, l’enfance avait eu pour cadre des
salles à manger et des chambres à coucher façon Chippendale
ou façon rustique normand, telles qu’on commençait à les
concevoir à l’aube des années 30 : des lits de milieu recouverts
de taffetas ponceau, des armoires à trois portes agrémentées
de glaces et de dorures, des tables effroyablement carrées, aux
pieds tournés, des portemanteaux en faux bois de cerf. Là, le
soir, sous la lampe familiale, ils avaient fait leurs devoirs. Ils
avaient descendu les ordures, ils étaient « allés au lait », ils
étaient sortis en claquant la porte. Leurs souvenirs d’enfance se
ressemblaient, com me étaient presque identiques les chemins
qu’ils avaient suivis, leur lente émergence hors du milieu fami­
lial, les perspectives qu’ils semblaient s’être choisies.

Ils étaient donc de leur temps. Ils étaient bien dans leur
peau. Ils n ’étaient pas, disaient-ils, tout à fait dupes. Ils savaient
garder leurs distances. Ils étaient décontractés, ou du moins
tentaient de l’être. Ils avaient de l’humour. Ils étaient loin
d ’être bêtes.

Une analyse poussée aurait décelé aisément, dans le groupe


qu’ils formaient, des courants divergents, des antagonismes
sourds. Un sociomètre tatillon et sourcilleux eût tôt fait de
découvrir des clivages, des exclusions réciproques, des inimi­
tiés latentes. Il arrivait parfois que l’un ou l’autre d ’entre eux,
à la suite d ’incidents plus ou moins fortuits, de provocations
larvées, de m ésententes à demi-mot, semât la discorde au sein
du groupe. Alors, leur belle amitié s’écroulait. Ils découvraient,
avec une stupeur feinte, qu’Un Tel, qu’ils croyaient généreux,
était la mesquinerie même, que tel autre n ’était qu’un égoïste
sec. Des tiraillements survenaient, des ruptures se consom ­
maient. Ils prenaient parfois un malin plaisir à se monter les
uns contre les autres. Ou bien, c’étaient des bouderies trop
longues, des périodes de distance marquée, de froideur. Ils
s ’évitaient et se justifiaient sans cesse de s ’éviter, jusqu’à ce
que sonnât l’heure des pardons, des oublis, des réconciliations
76 Georges Perec

chaleureuses. Car, en fin de compte, ils ne pouvaient se passer


les uns des autres.
Ces jeux les occupaient fort et ils y passaient un temps pré­
cieux qu’ils auraient pu, sans mal, utiliser à tout autre chose.
Mais ils étaient ainsi faits que, quelque humeur qu’ils en eus­
sent parfois, le groupe qu’ils formaient les définissait presque
entièrement. Ils n ’avaient pas, hors de lui, de vie réelle. Ils
avaient pourtant la sagesse de ne pas se voir trop souvent, de
ne pas toujours travailler ensemble, et même, ils faisaient l’ef­
fort de conserver des activités individuelles, des zones privées
où ils pouvaient s’échapper, où ils pouvaient oublier un peu,
non pas le groupe lui-même, la maffia, l’équipe, mais, bien sûr,
le travail qui le sous-tendait. Leur vie presque com mune ren­
dait plus faciles les études, les départs en province, les nuits
d ’analyse ou de rédaction des rapports ; mais elle les y
condamnait aussi. C’était, on peut le dire, leur drame secret,
leur faiblesse commune. C’était ce dont ils ne parlaient jamais.
Leur plus grand plaisir était d ’oublier ensemble, c ’est-à-dire
de se distraire. Ils adoraient boire, d ’abord, et ils buvaient
beaucoup, souvent, ensemble. Ils fréquentaient le H arry’s New
York Bar, rue Daunou, les cafés du Palais-Royal, le Balzar,
Lipp, et quelques autres. Ils aimaient la bière de Munich, la
Guiness, le gin, les punchs bouillants ou glacés, les alcools de
fruits. Ils consacraient parfois des soirées entières à boire, res­
serrés autour de deux tables rapprochées pour la circonstance,
et ils parlaient, interminablement, de la vie qu’ils auraient aimé
mener, des livres qu’ils écriraient un jour, des travaux qu’ils
aimeraient entreprendre, des films qu’ils avaient vus ou qu’ils
allaient voir, de l’avenir de l’humanité, de la situation poli­
tique, de leurs vacances prochaines, de leurs vacances passées,
d ’une sortie à la campagne, d ’un petit voyage à Bruges, à
Anvers ou à Bâle. Et parfois, se plongeant de plus en plus dans
ces rêves collectifs, sans chercher à s’en éveiller, mais les relan­
çant sans cesse avec une complicité tacite, ils finissaient par
perdre tout contact avec la réalité. Alors, de temps en temps,
une main simplement émergeait du groupe : le garçon arrivait,
emportait les grès vides et en rapportait d ’autres et bientôt la
conversation, s’épaississant de plus en plus, ne roulait plus que
Les Choses 77

sur ce qu’ils venaient de boire, sur leur ivresse, sur leur soif,
sur leur bonheur.
Ils étaient épris de liberté. Il leur semblait que le monde
entier était à leur mesure ; ils vivaient au rythme exact de leur
soif, et leur exubérance était inextinguible ; leur enthousiasme
ne connaissait plus de bornes. Ils auraient pu marcher, courir,
danser, chanter toute la nuit.
Le lendemain, ils ne se voyaient pas. Les couples restaient
enfermés chez eux, à la diète, écœurés, abusant de cafés noirs
et de cachets effervescents. Ils ne sortaient qu’à la nuit tombée,
allaient manger dans un snack-bar cher un steak nature. Ils
prenaient des décisions draconiennes : ils ne fumeraient plus,
ne boiraient plus, ne gaspilleraient plus leur argent. Ils se sen­
taient vides et bêtes et dans le souvenir qu’ils gardaient de leur
mémorable beuverie s’inséraient toujours une certaine nostal­
gie, un énervement incertain, un sentiment ambigu, comme si
le mouvement même qui les avait portés à boire n ’avait fait
qu’aviver une incompréhension plus fondamentale, une irrita­
tion plus insistante, une contradiction plus fermée dont ils ne
pouvaient se distraire.

Ou bien, chez l’un ou l ’autre, ils organisaient des dîners


presque monstrueux, de véritables fêtes. Ils n ’avaient, la plu­
part du temps, que des cuisines exiguës, parfois impraticables,
et des vaisselles dépareillées dans lesquelles se perdaient
quelques pièces un peu nobles. Sur la table, des verres taillés
d ’une finesse extrême voisinaient avec des verres à moutarde,
des couteaux de cuisine avec des petites cuillers d ’argent armo­
riées.
Ils revenaient de la rue Mouffetard, tous ensemble, les bras
chargés de victuailles, avec des cageots entiers de m elons et de
pêches, des paniers remplis de fromages, des gigots, des
volailles, des bourriches d ’huîtres en saison, des terrines, des
œufs de poisson, des bouteilles enfin, par casiers entiers, de
vin, de porto, d ’eau minérale, de Coca-Cola.
Ils étaient neuf ou dix. Ils emplissaient l’appartement étroit
qu’éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour ; un canapé
recouvert de velours râpeux occupait au fond l’intérieur d ’une
78 G eorges Perec

alcôve ; trois personnes y prenaient place, devant la table ser­


vie, les autres s’installaient sur des chaises dépareillées, sur des
tabourets. Ils mangeaient et buvaient pendant des heures
entières. L’exubérance et l’abondance de ces repas étaient
curieuses : à vrai dire, d ’un strict point de vue culinaire, ils
mangeaient de façon médiocre : rôtis et volailles ne s’accompa­
gnaient d ’aucune sauce ; les légumes étaient, presque invaria­
blement, des pommes de terre sautées ou cuites à l ’eau, ou
même, en fin de mois, comme plats de résistance, des pâtes
ou du riz accompagné d ’olives et de quelques anchois. Ils ne
faisaient aucune recherche ; leurs préparations les plus
com plexes étaient le m elon au porto, la banane flambée, le
concombre à la crème. Il leur fallut plusieurs années pour
s’apercevoir qu’il existait une technique, sinon un art, de la
cuisine, et que tout ce qu’ils avaient par-dessus tout aimé man­
ger n ’était que produits bruts, sans apprêts ni finesse.
Ils témoignaient en cela, encore une fois, de l’ambiguïté de
leur situation : l’image qu’ils se faisaient d ’un festin correspon­
dait trait pour trait aux repas qu’ils avaient longtemps exclusi­
vement connus, ceux des restaurants universitaires : à force de
manger des biftecks minces et coriaces, ils avaient voué aux
chateaubriands et aux filets un véritable culte. Les viandes en
sauce - et même ils se méfièrent longtemps des pot-au-feu -
ne les attiraient pas ; ils gardaient un souvenir trop net des
bouts de gras nageant entre trois ronds de carottes, dans l’in­
time voisinage d ’un petit suisse affaissé et d ’une cuillerée de
confiture gélatineuse. D ’une certaine manière, ils aimaient tout
ce qui niait la cuisine et exaltait l’apparat. Ils aimaient l’abon­
dance et la richesse apparentes ; ils refusaient la lente élabora­
tion qui transforme en mets des produits ingrats et qui
implique un univers de sauteuses, de marmites, de hachoirs,
de chinois, de fourneaux. Mais la vue d ’une charcuterie, par­
fois, les faisait presque défaillir, parce que tout y est consom ­
mable, tout de suite : ils aimaient les pâtés, les macédoines
ornées de guirlandes de mayonnaise, les roulés de jambon et
les œufs en gelée : ils y succombaient trop souvent, et le regret­
taient, une fois leurs yeux satisfaits, à peine avaient-ils enfoncé
leur fourchette dans la gelée rehaussée d ’une tranche de
Les Choses 79

tomate et de deux brins de persil : car ce n ’était, après tout,


qu’un œ u f dur.

Il y avait, surtout, le cinéma. Et c’était sans doute le seul


domaine où leur sensibilité avait tout appris. Ils n ’y devaient
rien à des modèles. Ils appartenaient, de par leur âge, de par
leur formation, à cette première génération pour laquelle le
cinéma fut, plus qu ’un art, une évidence ; ils l ’avaient toujours
connu, et non pas com me forme balbutiante, mais d ’em blée
avec ses chefs-d’œuvre, sa mythologie. Il leur semblait parfois
qu’ils avaient grandi avec lui, et qu’ils le comprenaient mieux
que personne avant eux n’avait su le comprendre.
Ils étaient cinéphiles. C’était leur passion première ; ils s’y
adonnaient chaque soir, ou presque. Ils aimaient les images,
pour peu qu elles soient belles, qu’elles les entraînent, les
ravissent, les fascinent. Ils aimaient la conquête de l’espace, du
temps, du mouvement, ils aimaient le tourbillon des rues de
New York, la torpeur des tropiques, la violence des saloons.
Ils n ’étaient, ni trop sectaires, com me ces esprits obtus qui ne
jurent que par un seul Eisenstein, Bunuel, ou Antonioni, ou
encore - il faut de tout pour faire un m onde - Carné, Vidor,
Aldrich ou Hitchcock, ni trop éclectiques, comme ces individus
infantiles qui perdent tout sens critique et crient au génie pour
peu qu’un ciel bleu soit bleu ciel, ou que le rouge léger de la
robe de Cyd Charisse tranche sur le rouge sombre du canapé
de Robert Taylor. Ils ne manquaient pas de goût. Ils avaient
une forte prévention contre le cinéma dit sérieux, qui leur fai­
sait trouver plus belles encore les œuvres que ce qualificatif ne
suffisait pas à rendre vaines (mais tout de même, disaient-ils, et
ils avaient raison, M arienbad, quelle merde !), une sympathie
presque exagérée pour les westerns, les thrillers, les com édies
américaines, et pour ces aventures étonnantes, gonflées d ’en ­
volées lyriques, d ’images somptueuses, de beautés fulgurantes
et presque inexplicables, qu’étaient, par exem ple - ils s’en sou­
venaient toujours - Lola, la Croisée des Destins, les Ensorcelés,
Écrit sur du vent.
Ils allaient rarement au concert, moins encore au théâtre.
Mais ils se rencontraient sans s’être donné rendez-vous à la
80 G eorges Perec

Cinémathèque, au Passy, au Napoléon, ou dans ces petits


cinéma de quartier, le Kursaal aux Gobelins, le Texas à Mont­
parnasse, le Bikini, le Mexico place Clichy, l’Alcazar à Belleville,
d ’autres encore, vers la Bastille ou le Quinzième, ces salles sans
grâce, mal équipées, que semblait ne fréquenter qu’une clien­
tèle com posite de chômeurs, d ’Algériens, de vieux garçons, de
cinéphiles, et qui programmaient, dans d’infâmes versions
doublées, ces chefs-d’œuvre inconnus dont ils se souvenaient
depuis l’âge de quinze ans, ou ces films réputés géniaux, dont
ils avaient la liste en tête et que, depuis des années, ils ten­
taient vainement de voir. Ils gardaient un souvenir émerveillé
de ces soirées bénies où ils avaient découvert, ou redécouvert,
presque par hasard, le Corsaire rouge, ou le M onde lui a p par­
tient, ou les Forbans d e la nuit, ou My Sister Eileen, ou les
Cinq M ille D oigts du D octeur T. Hélas, bien souvent, il est vrai,
ils étaient atrocement déçus. Ces films qu’ils avaient attendus si
longtemps, feuilletant presque fébrilement, chaque mercredi, à
la première heure, l ’O jficiel des Spectacles, ces films dont on
leur avait assuré un peu partout qu’ils étaient admirables, il
arrivait parfois qu’ils fussent enfin annoncés. Ils se retrouvaient
au com plet dans la salle, le premier soir. L’écran s’éclairait et
ils frémissaient d ’aise. Mais les couleurs dataient, les images
sautillaient, les femmes avaient terriblement vieilli ; ils sor­
taient, ils étaient tristes. Ce n ’était pas le film dont ils avaient
rêvé. Ce n ’était pas ce film total que chacun parmi eux portait
en lui, ce film parfait qu’ils n ’auraient su épuiser. Ce film qu’ils
auraient voulu faire. Ou, plus secrètement sans doute, qu’ils
auraient voulu vivre.

CHAPITRE V

Ainsi vivaient-ils, eux et leurs amis, dans leurs petits apparte­


ments encombrés et sympathiques, avec leurs balades et leurs
films, leurs grands repas fraternels, leurs projets merveilleux.
Les Choses 81

Ils n ’étaient pas malheureux. Certains bonheurs de vivre, fur­


tifs, évanescents, illuminaient leurs journées. Certains soirs,
après avoir dîné, ils hésitaient à se lever de table ; ils finissaient
une bouteille de vin, grignotaient des noix, allumaient des
cigarettes. Certaines nuits, ils ne parvenaient pas à s’endormir,
et, à moitié assis, calés contre les oreillers, un cendrier entre
eux, ils parlaient jusqu’au matin. Certains jours, ils se prome­
naient en bavardant pendant des heures entières. Ils se regar­
daient en souriant dans les glaces des devantures. Il leur
semblait que tout était parfait ; ils marchaient librement, leurs
mouvements étaient déliés, le temps ne semblait plus les
atteindre. Il leur suffisait d’être là, dans la rue, un jour de froid
sec, de grand vent, chaudement vêtus, à la tombée du jour, se
dirigeant sans hâte, mais d ’un bon pas, vers une demeure
amie, pour que le moindre de leurs gestes - allumer une ciga­
rette, acheter un cornet de marrons chauds, se faufiler dans la
cohue d ’une sortie de gare - leur apparaisse comme l’expres­
sion évidente, immédiate, d ’un bonheur inépuisable.
Ou bien, certaines nuits d ’été, ils marchaient longuem ent
dans des quartiers presque inconnus. Une lune parfaitement
ronde brillait haut dans le ciel et projetait sur toutes les choses
une lumière feutrée. Les rues, désertes et longues, larges,
sonores, résonnaient sous leurs pas synchrones. De rares taxis
passaient lentement, presque sans bruit. Alors ils se sentaient
les maîtres du monde. Ils ressentaient une exaltation incon­
nue, com me s’ils avaient été détenteurs de secrets fabuleux, de
forces inexprimables. Et, se donnant la main, ils se mettaient à
courir, ou jouaient à la marelle, ou couraient à cloche-pied le
long des trottoirs et hurlaient à l’unisson les grands airs de
Cosi fa n tu tte ou de la Messe en si.
Ou bien, ils poussaient la porte d ’un petit restaurant, et, avec
une joie presque rituelle, ils se laissaient pénétrer par la cha­
leur ambiante, par le cliquetis des fourchettes, le tintement des
verres, le bruit feutré des voix, les promesses des nappes
blanches. Ils choisissaient leur vin avec componction,
dépliaient leur serviette, et il leur semblait alors, bien au
chaud, en tête à tête, fumant une cigarette qu’ils allaient écra­
ser un instant plus tard, à peine entamée, lorsque arriveraient
82 G eorges Perec

les hors-d’œuvre, que leur vie ne serait que l’inépuisable


somme de ces moments propices et q u ’ils seraient toujours
heureux, parce qu’ils méritaient de l’être, parce qu’ils savaient
rester disponibles, parce que le bonheur était en eux. Ils
étaient assis l’un en face de l ’autre, ils allaient manger après
avoir eu faim, et toutes ces choses - la nappe blanche de grosse
toile, la tache bleue d ’un paquet de gitanes, les assiettes de
faïence, les couverts un peu lourds, les verres à pied, la corbeille
d ’osier pleine de pain frais - composaient le cadre toujours neuf
d ’un plaisir presque viscéral, à la limite de l’engourdissement :
l’impression, presque exactement contraire et presque exacte­
ment semblable à celle que procure la vitesse, d ’une formi­
dable stabilité, d ’une formidable plénitude. A partir de cette
table servie, ils avaient l’impression d ’une synchronie parfaite :
ils étaient à l’unisson du monde, ils y baignaient, ils y étaient
à l’aise, ils n ’avaient rien à en craindre.
Peut-être savaient-ils, un peu mieux que les autres, déchif­
frer, ou même susciter, ces signes favorables. Leurs oreilles,
leurs doigts, leur palais, com me s’ils avaient été constamment
à l’affut, n’attendaient que ces instants propices, qu’un rien
suffisait à déclencher. Mais, dans ces moments où ils se lais­
saient emporter par un sentiment de calme plat, d ’éternité,
que nulle tension ne venait troubler, où tout était équilibré,
délicieusement lent, la force de ces joies exaltait tout ce qu’il
y avait en elles d’éphémère et de fragile. Il ne fallait pas grand-
chose pour que tout s’écroule : la moindre fausse note, un
simple moment d ’hésitation, un signe un peu trop grossier,
leur bonheur se disloquait ; il redevenait ce qu’il n’avait jamais
cessé d ’être, une sorte de contrat, quelque chose qu’ils avaient
acheté, quelque chose de fragile et de pitoyable, un simple
instant de répit qui les renvoyait avec violence à ce qu’il y avait
de plus dangereux, de plus incertain dans leur existence, dans
leur histoire.

L’ennui, avec les enquêtes, c’est qu elles ne durent pas. Dans


l’histoire de Jérôme et de Sylvie était déjà inscrit le jour où ils
devraient choisir : ou bien connaître le chômage, le sous-
emploi, ou bien s ’intégrer plus solidement à une agence, y
Les Choses 83

entrer à plein temps, y devenir cadre. Ou bien changer de


métier, trouver un job ailleurs, mais ce n’était que déplacer le
problème. Car si l’on admet aisément de la part d ’individus
qui n ’ont pas encore atteint la trentaine qu’ils conservent une
certaine indépendance et travaillent à leur guise, si même on
apprécie parfois leur disponibilité, leur ouverture d ’esprit, la
variété de leur expérience, ou ce que l’on appelle encore leur
polyvalence, on exige en revanche, assez contradictoirement
d ’ailleurs, de tout futur collaborateur qu’une fois passé le cap
des trente ans (faisant ainsi, justement, des trente ans un cap)
il fasse preuve d ’une stabilité certaine, et que soient garantis sa
ponctualité, son sens du sérieux, sa discipline. Les employeurs,
particulièrement dans la publicité, ne se refusent pas seule­
ment à embaucher des individus ayant dépassé trente-cinq ans,
ils hésitent à faire confiance à quelqu’un qui, à trente ans, n ’a
jamais été attaché. Quant à continuer, comme si de rien
n ’était, à ne les utiliser qu'épisodiquement, cela même est
impossible : l’instabilité ne fait pas sérieux ; à trente ans, l’on
se doit d’être arrivé, ou bien l’on n’est rien. Et nul n ’est arrivé
s’il n ’a trouvé sa place, s’il n ’a creusé son trou, s’il n ’a ses clés,
son bureau, sa petite plaque.
Jérôme et Sylvie pensaient souvent à ce problème. Ils avaient
encore quelques années devant eux, mais la vie qu’ils
menaient, la paix, toute relative, qu’ils connaissaient, ne
seraient jamais acquises. Tout irait en s’effritant ; il ne leur res­
terait rien. Ils ne se sentaient pas écrasés par leur travail, leur
vie était assurée, vaille que vaille, bon an mal an, tant bien que
mal, sans qu'un métier l’épuise à lui seul. Mais cela ne devait
pas durer.
On ne reste jamais très longtemps simple enquêteur. A peine
formé, le psychosociologue gagne au plus vite les échelons
supérieurs : il devient sous-directeur ou directeur d ’agence, ou
trouve dans quelque grande entreprise une place enviée de
chef de service, chargé du recrutement du personnel, de
l’orientation, des rapports sociaux, ou de la politique commer­
ciale. Ce sont de belles situations : les bureaux sont recouverts
de moquette ; il y a deux téléphones, un dictaphone, un réfri­
84 G eorges Perec

gérateur de salon et même, parfois, un tableau de Bernard Buf­


fet sur l’un des murs.
Hélas, pensaient souvent et se disaient parfois Jérôme et Syl­
vie, qui ne travaille pas ne mange pas, certes, mais qui travaille
ne vit plus. Ils croyaient en avoir fait l’expérience, jadis, pen­
dant quelques semaines. Sylvie était devenue documentaliste
dans un bureau d ’études, Jérôme codait et décodait des inter-
wiews. Leurs conditions de travail étaient plus qu’agréables :
ils arrivaient quand bon leur semblait, lisaient leur journal au
bureau, descendaient fréquemment boire une bière ou un
café, et même, ils ressentaient pour le travail qu’ils effec­
tuaient, en traînassant, une sympathie certaine, qu’encoura­
geait la très vague promesse d ’un engagement solide, d ’un
contrat en bonne et due forme, d ’une promotion accélérée.
Mais ils ne tinrent pas longtemps. Leurs réveils étaient
effroyablement maussades ; leurs retours, chaque soir, dans les
métros bondés, pleins de rancœurs ; ils se laissaient tomber,
abrutis, sales, sur leur divan, et ne rêvaient plus que de longs
week-ends, de journées vides, de grasses matinées.
Ils se sentaient enfermés, pris au piège, faits comme des rats.
Ils ne pouvaient s’y résigner. Ils croyaient encore que tant et
tant de choses pouvaient leur arriver, que la régularité même
des horaires, la succession des jours, des semaines, leur sem­
blaient une entrave qu’ils n’hésitaient pas à qualifier d ’infer­
nale. C’était pourtant, en tout état de cause, le début d ’une
belle carrière : un bel avenir s’ouvrait devant eux ; ils en étaient
à ces instants épiques où le patron vous jauge un jeune
homme, se félicite in p e tto de l ’avoir pris, s ’empresse de le
former, de le façonner à son image, l’invite à dîner, lui tape sur
le ventre, lui ouvre, d’un seul geste, les portes de la fortune.
Ils étaient stupides - com bien de fois se répétèrent-ils qu’ils
étaient stupides, qu’ils avaient tort, qu’ils n’avaient, en tout
cas, pas plus raison que les autres, ceux qui s ’acharnent, ceux
qui grimpent - mais ils aimaient leurs longues journées d ’inac­
tion, leurs réveils paresseux, leurs matinées au lit, avec un tas
de romans policiers et de science-fiction à côté d ’eux, leurs
promenades dans la nuit, le long des quais, et le sentiment
presque exaltant de liberté qu’ils ressentaient certains jours, le
Les Choses 85

sentiment de vacances qui les prenait chaque fois qu’ils reve­


naient d ’une enquête en province.
Ils savaient, bien sûr, que tout cela était faux, que leur liberté
n ’était qu’un leurre. Leur vie était plus marquée par leurs
recherches presque affolées de travail, lorsque, cela était fré­
quent, une des agences qui les employait faisait faillite ou s’ab­
sorbait dans une autre plus grande, par leurs fins de semaine
où les cigarettes étaient com ptées, par le temps qu’ils per­
daient, certains jours, à se faire inviter à dîner.
Ils étaient au cœur de la situation la plus banale, la plus bête
du monde. Mais ils avaient beau savoir qu elle était banale et
bête, ils y étaient cependant ; l’opposition entre le travail et la
liberté ne constituait plus, depuis belle lurette, s’étaient-ils
laissé dire, un concept rigoureux ; mais c ’est pourtant ce qui
les déterminait d ’abord.

Les gens qui choisissent de gagner d ’abord de l’argent, ceux


qui réservent pour plus tard, pour quand ils seront riches,
leurs vrais projets, n ’ont pas forcément tort. Ceux qui ne veu­
lent que vivre, et qui appellent vie la liberté la plus grande, la
seule poursuite du bonheur, l’exclusif assouvissement de leurs
désirs ou de leurs instincts, l’usage immédiat des richesses illi­
mitées du monde - Jérôme et Sylvie avaient fait leur ce vaste
programme -, ceux-là seront toujours malheureux. Il est vrai,
reconnaissaient-ils, qu’il existe des individus pour lesquels ce
genre de dilemme ne se pose pas, ou se pose à peine, qu’ils
soient trop pauvres et n ’aient pas encore d ’autres exigences
que celles de manger un peu mieux, d ’être un peu mieux
logés, de travailler un peu moins, ou qu’ils soient trop riches,
au départ, pour comprendre la portée, ou même la significa­
tion d ’une telle distinction. Mais de nos jours et sous nos cli­
mats, de plus en plus de gens ne sont ni riches ni pauvres : ils
rêvent de richesse et pourraient s ’enrichir : c ’est ici que leurs
malheurs commencent.
Un jeune homme théorique qui fait quelques études, puis
accomplit dans l’honneur ses obligations militaires, se retrouve
vers vingt-cinq ans nu com me au premier jour, bien que déjà
virtuellement possesseur, de par son savoir même, de plus
86 Georges Perec

d ’argent qu’il n ’a jamais pu en souhaiter. C’est-à-dire qu’il sait


avec certitude qu’un jour viendra où il aura son appartement,
sa maison de campagne, sa voiture, sa chaîne haute-fidélité. Il
se trouve pourtant que ces exaltantes promesses se font tou­
jours fâcheusement attendre : elles appartiennent, de par leur
être même, à un processus dont relèvent également, si l’on
veut bien y réfléchir, le mariage, la naissance des enfants, l’évo­
lution des valeurs morales, des attitudes sociales et des
com portements humains. En un mot, le jeune homme devra
s’installer, et cela lui prendra bien quinze ans.
Une telle perspective n ’est pas réconfortante. Nul ne s’y
engage sans pester. Eh quoi, se dit le jeune émoulu, vais-je
devoir passer mes jours derrière ces bureaux vitrés au lieu de
m ’aller promener dans les prés fleuris, vais-je me surprendre
plein d ’espoir les veilles de promotions, vais-je supputer, vais-
je intriguer, vais-je mordre m on frein, moi qui rêvais de poésie,
de trains de nuit, de sables chauds ? Et, croyant se consoler, il
tombe dans les pièges des ventes à tempérament. Lors, il est
pris, et bien pris : il ne lui reste qu’à s’armer de patience.
Hélas, quand il est au bout de ses peines, le jeune homme
n ’est plus si jeune, et, comble de malheur, il pourra même lui
apparaître que sa vie est derrière lui, qu elle n’était que son
effort, et non son but et, même s’il est trop sage, trop prudent
- car sa lente ascension lui aura donné une saine expérience -
pour oser se tenir de tels propos, il n ’en demeurera pas moins
vrai qu’il sera âgé de quarante ans, et que l’aménagement de
ses résidences principale et secondaire, et l’éducation de ses
enfants auront suffi à remplir les maigres heures qu’il n ’aura
pas consacrées à son labeur...

L’impatience, se dirent Jérôme et Sylvie, est une vertu du


xxc siècle. A vingt ans, quand ils eurent vu, ou cru voir, ce que
la vie pouvait être, la som m e de bonheurs qu elle recelait, les
infinies conquêtes qu elle permettait, etc., ils surent qu’ils
n ’auraient pas la force d ’attendre. Ils pouvaient, tout comme
les autres, arriver ; mais ils ne voulaient qu’être arrivés. C’est
en cela sans doute qu’ils étaient ce qu’il est convenu d ’appeler
des intellectuels.
Les Choses 87

Car tout leur donnait tort, et d ’abord la vie elle-même. Ils


voulaient jouir de la vie, mais, partout autour d ’eux, la jouis­
sance se confondait avec la propriété. Ils voulaient rester dis­
ponibles, et presque innocents, mais les années s’écoulaient
quand même, et ne leur apportaient rien. Les autres finissaient
par ne plus voir dans la richesse qu’une fin, mais eux, ils
n ’avaient pas d ’argent du tout.
Ils se disaient qu’ils n’étaient pas les plus malheureux. Ils
avaient peut-être raison. Mais la vie moderne excitait leur
propre malheur, alors qu elle effaçait le malheur des autres :
les autres étaient dans le droit chemin. Eux n’étaient pas
grand-chose : des gagne-petit, des francs-tireurs, des luna­
tiques. Il est vrai, d ’autre part, qu’en un certain sens le temps
travaillait pour eux, et qu’ils avaient du monde possible des
images qui pouvaient paraître exaltantes. C’était un réconfort
qu’ils s’accordaient à trouver piètre.

CHAPITRE VI

Ils s’étaient installés dans le provisoire. Ils travaillaient


com me d ’autres font leurs études ; ils choisissaient leurs
horaires. Ils flânaient com m e seuls les étudiants savent flâner.
Mais les dangers les guettaient de toutes parts. Ils auraient
voulu que leur histoire soit l’histoire du bonheur ; elle n ’était,
trop souvent, que celle d ’un bonheur menacé. Ils étaient
encore jeunes, mais le temps passait très vite. Un vieil étudiant,
c’est quelque chose de sinistre ; un raté, un médiocre, c’est
plus sinistre encore. Ils avaient peur.
Ils avaient du temps libre ; mais le temps travaillait aussi
contre eux. Il fallait payer le gaz, l’électricité, le téléphone. Il
fallait manger, chaque jour. Il fallait s’habiller, il fallait
repeindre les murs, changer les draps, donner le linge à laver,
faire repasser les chemises, acheter les chaussures, prendre le
train, acheter les meubles.
88 G eorges P erec

L’économ ique, parfois, les dévorait tout entiers. Ils ne ces­


saient pas d ’y penser. Leur vie affective même, dans une large
mesure, en dépendait étroitement. Tout donnait à penser que,
quand ils étaient un peu riches, quand ils avaient un peu
d ’avance, leur bonheur commun était indestructible ; nulle
contrainte ne semblait limiter leur amour. Leurs goûts, leur
fantaisie, leur invention, leurs appétits se confondaient dans
une liberté identique. Mais ces mom ents étaient privilégiés ; il
leur fallait plus souvent lutter : aux premiers signes de déficit,
il n ’était pas rare qu’ils se dressent l’un contre l’autre. Ils s’af­
frontaient pour un rien, pour cent francs gaspillés, pour une
paire de bas, pour une vaisselle pas faite. Alors, pendant de
longues heures, pendant des journées entières, ils ne se par­
laient plus. Ils mangeaient l’un en face de l’autre, rapidement,
chacun pour soi, sans se regarder. Us s ’asseyaient chacun dans
un coin du divan, se tournant à moitié le dos. L’un ou l’autre
faisait d ’interminables réussites.
Entre eux se dressait l’argent. C’était un mur, une espèce de
butoir qu’ils venaient heurter à chaque instant. C’était quelque
chose de pire que la misère : la gêne, l’étroitesse, la minceur.
Ils vivaient le m onde clos de leur vie close, sans avenir, sans
autres ouvertures que des miracles impossibles, des rêves
imbéciles, qui ne tenaient pas debout. Ils étouffaient. Ils se
sentaient sombrer.
Ils pouvaient certes parler d ’autre chose, d ’un livre récem­
ment paru, d ’un metteur en scène, de la guerre, ou des autres,
mais il leur semblait parfois que leurs seules vraies conversa­
tions concernaient l’argent, le confort, le bonheur. Alors le ton
montait, la tension devenait plus grande. Ils parlaient, et, tout
en parlant, ils ressentaient tout ce qu’il y avait en eux d ’impos­
sible, d ’inaccessible, de misérable. Ils s’énervaient ; ils étaient
trop concernés ; ils se sentaient mis en cause, implicitement,
l’un par l’autre. Ils échafaudaient des projets de vacances, de
voyages, d ’appartement, et puis les détruisaient, rageusement :
il leur semblait que leur vie la plus réelle apparaissait sous son
vrai jour, com me quelque chose d ’inconsistant, d ’inexistant.
Alors ils se taisaient, et leur silence était plein de rancœur ; ils
en voulaient à la vie, et, parfois, ils avaient la faiblesse de s’en
Les Choses 89

vouloir l’un à l’autre ; ils pensaient à leurs études gâchées, à


leurs vacances sans attrait, à leur vie médiocre, à leur apparte­
ment encombré, à leurs rêves impossibles. Us se regardaient,
ils se trouvaient laids, mal habillés, manquant d ’aisance, ren­
frognés. À côté d ’eux, dans les rues, les automobiles glissaient
lentement. Sur les places, les affiches de néon s’allumaient
tour à tour. Aux terrasses des cafés, les gens ressemblaient à
des poissons satisfaits. Ils haïssaient le monde. Us rentraient
chez eux, à pied, fatigués. Us se couchaient sans se dire un
mot.

Il suffisait que quelque chose craque, un jour, qu’une agence


ferme ses portes, ou qu’on les trouve trop vieux, ou trop irré­
guliers dans leur travail, ou que l’un d’eux tombe malade, pour
que tout s ’écroule. Us n ’avaient rien devant eux, rien derrière
eux. Us pensaient souvent à ce sujet d ’angoisse. Ils y revenaient
sans cesse, malgré eux. Us se voyaient sans travail pendant des
mois entiers, acceptant pour survivre des travaux dérisoires,
empruntant, quémandant. Alors, ils avaient, parfois, des ins­
tants de désespoir intense : ils rêvaient de bureaux, de places
fixes, de journées régulières, de statut défini. Mais ces images
renversées les désespéraient peut-être davantage : ils ne parve­
naient pas, leur semblait-il, à se reconnaître dans le visage, fut-
il resplendissant, d ’un sédentaire ; ils décidaient qu’ils haïs­
saient les hiérarchies, et que les solutions, miraculeuses ou
non, viendraient d’ailleurs, du monde, de l’Histoire. Us conti­
nuaient leur vie cahotante : elle correspondait à leur pente
naturelle. Dans un monde plein d ’imperfections, elle n ’était
pas, ils s’en assuraient sans mal, la plus imparfaite. Us vivaient
au jour le jour ; ils dépensaient sans mal ; ils dépensaient en
six heures ce qu’ils avaient mis trois jours à gagner ; ils
empruntaient souvent ; ils mangeaient des frites infâmes,
fumaient ensem ble leur dernière cigarette, cherchaient parfois
pendant deux heures un ticket de métro, portaient des che­
mises déformées, écoutaient des disques usés, voyageaient en
stop, et restaient, encore assez fréquemment, cinq ou six
semaines sans changer de draps. Us n ’étaient pas loin de pen­
ser que, somme toute, cette vie avait son charme.
90 G eorges Perec

CHAPITRE VII

Quand, ensemble, ils évoquaient leur vie, leurs mœurs, leur


avenir, quand avec une sorte de frénésie, ils se livraient tout
entiers à la débauche des m ondes meilleurs, ils se disaient par­
fois, avec une mélancolie un peu plate, qu’ils n ’avaient pas les
idées claires. Ils posaient sur le monde un regard brouillé, et
la lucidité dont ils se réclamaient s ’accompagnait souvent de
fluctuations incertaines, d ’accommodements ambigus et de
considérations variées, qui tempéraient, minimisaient, ou
dévalorisaient même une bonne volonté pourtant évidente.
Il leur semblait que c’était là une voie, ou une absence de
voie qui les définissait parfaitement, et pas seulem ent eux,
mais tous ceux de leur âge. Des générations précédentes, se
disaient-ils parfois, avaient sans doute pu parvenir à une
conscience plus précise à la fois d ’elles-mêmes et du monde
qu elles habitaient. Ils auraient peut-être aimé avoir eu vingt
ans pendant la guerre d ’Espagne, ou pendant la Résistance à
vrai dire, ils en parlaient à leur aise ; il leur semblait que les
problèmes qui se posaient alors, les problèmes qu’ils s’imagi­
naient devoir s ’être posés, étaient plus clairs, mêm e si la néces­
sité d ’y répondre s’était révélée plus contraignante ; eux
n ’avaient affaire qu’à des questions piégées.
C’était une nostalgie un peu hypocrite : la guerre d ’Algérie
avait com m encé avec eux, elle continuait sous leurs yeux. Elle
ne les affectait qu’à peine ; ils agissaient parfois, mais ils se
sentaient rarement obligés d ’agir. Longtemps, ils ne pensèrent
pas que leur vie, leur avenir, leurs conceptions puissent un
jour s’en trouver bouleversés. Cela avait été jadis, partielle­
ment vrai : leurs années d ’étudiants les avaient vus participer,
d ’une façon plus spontanée, et souvent presque enthousiaste,
aux meetings et manifestations de rue qui avaient marqué le
début de la guerre, les rappels de réservistes, et, surtout, l’avè­
nem ent du gaullisme. Un rapport presque immédiat s ’établis­
sait alors entre ces actions, pour limitées qu’elles fussent, et
l’objet auquel elles s’appliquaient. Et l’on n ’aurait pu sérieuse­
ment leur reprocher de s’être, en l’occurrence, trompés : la
Les Choses 91

guerre continua, le gaullisme s’installa, Jérôme et Sylvie aban­


donnèrent leurs études. Dans les milieux de la publicité, gén é­
ralement situés, d ’une façon quasi mythologique, à gauche,
mais plus aisément définissables par le technocratisme, le culte
de l’efficience, de la modernité, de la complexité, le goût de la
spéculation prospective, la tendance plutôt démagogique à la
sociologie, et l’opinion, encore assez répandue, que les neuf
dixièmes des gens étaient des cons tout juste capables de chan­
ter en chœur les louanges de n ’importe quoi ou de n ’importe
qui, dans les milieux de la publicité, donc, il était de bon ton
de mépriser toute politique à la petite semaine, et de n’embras­
ser l ’Histoire que par siècles. Il se trouva, d ’ailleurs, qu’en tout
état de cause le gaullisme était une réponse adéquate, infini­
ment plus dynamique que ce que l’on avait d ’abord partout
proclamé qu’il serait, et dont le danger était chaque fois ail­
leurs que là où on croyait le trouver.
La guerre continuait pourtant, mêm e si elle ne leur semblait
être qu’un épisode, qu’un fait presque secondaire. Certes, ils
avaient mauvaise conscience. Mais, en fin de compte, ils ne
se sentaient plus responsables que dans la mesure où ils se
souvenaient avoir jadis été concernés, ou bien parce qu’ils
adhéraient par habitude à des impératifs moraux d ’une portée
très générale. Ils auraient pu mesurer, à cette indifférence, la
vanité ou peut-être même la veulerie, d ’un bon nombre de
leurs ardeurs. Mais là n ’était pas la question : ils avaient vu,
presque avec surprise, quelques-uns de leurs anciens amis se
lancer, timidement ou à corps perdu, dans l’aide au F.L.N. Ils
avaient mal compris pourquoi, ne parvenant à prendre au
sérieux ni une explication romantique, qui les amusait plutôt,
ni une explication politique, qui leur échappait presque
complètement. Ils avaient, quant à eux, résolu le problème
d ’une façon beaucoup plus simple : Jérôme et trois de ses
amis, s’aidant d ’appuis précieux et de certificats de complai­
sance, réussirent à temps à se faire réformer.
C’est la guerre d ’Algérie pourtant, et elle seule, qui, pendant
presque deux ans, les protégea d ’eux-mêmes. Ils auraient pu,
après tout, vieillir plus mal, ou plus vite. Mais ce n ’est ni à leur
décision, ni à leur volonté, ni même, quoi qu’ils aient pu en
92 G eorges Perec

dire, à leur sens de l’humour, qu’ils durent d ’échapper,


quelque temps encore, à un avenir qu ’ils peignaient complai­
samment aux couleurs les plus sombres. Les événements qui,
en 1961 et en 1962, du putsch d ’Alger aux morts de Charonne,
marquèrent la fin de la guerre leur firent oublier, ou plutôt
mettre entre parenthèses, momentanément, mais avec une effi­
cacité singulière, leurs préoccupations coutumières. Les pro­
nostics les plus pessimistes, la peur de ne jamais s’en sortir, de
finir dans le vaseux, dans l’étriqué, apparurent, certains jours,
com me beaucoup moins redoutables que ce qui se passait sous
leurs yeux, que ce qui les menaçait chaque jour.
Ce fut une époque triste et violente. Des ménagères stoc­
kaient les kilos de sucre, les bouteilles d ’huile, les boîtes de
thon, de café, de lait concentré. Des escouades de gardes
mobiles, casqués, vêtus de cirés noirs, chaussés de brodequins,
le mousqueton à la main, longeaient lentem ent le boulevard
Sébastopol.
Parce qu’à l’arrière de leurs voitures traînaient souvent
quelques vieux numéros de journaux dont il y avait tout lieu
de croire que certains esprits chatouilleux les trouveraient
démoralisateurs, subversifs, ou simplement libéraux - le
Monde, Libération, France-Observateur - il arrivait même à
Jérôme, à Sylvie ou à leurs amis d ’éprouver des craintes fur­
tives et d ’avoir des phantasmes inquiétants : on les suivait, on
relevait le numéro de leur véhicule, on les épiait, on leur ten­
dait un piège : cinq légionnaires avinés leur tombaient sur le
poil et les laissaient pour morts sur le pavé humide, au tour­
nant d ’une rue noire dans un quartier mal famé...
Cette irruption du martyre dans leur vie quotidienne, qui
tournait parfois à l’obsession et qui, leur semblait-il, était carac­
téristique d ’une certaine attitude collective, donnait aux jours,
aux événements, aux pensées, une coloration particulière. Des
images de sang, d ’explosion, de violence, de terreur, les
accompagnaient en tout temps. Il pouvait sembler, certains
jours, qu’ils étaient prêts à tout ; mais, le lendemain, la vie était
fragile, l’avenir sombre. Ils rêvaient d ’exil, de campagnes, de
lentes croisières. Ils auraient aimé vivre en Angleterre, où la
police a la réputation d ’être respectueuse de la personne
Les Choses 93

humaine. Et, pendant tout l’hiver, au fur et à mesure que l’on


s’acheminait vers le cessez-le-feu, ils rêvèrent du printemps à
venir, des vacances à venir, de l’année suivante, lorsque,
com me disaient les journaux, se seraient apaisées les passions
fratricides, lorsqu’il serait à nouveau possible de flâner, de se
promener dans la nuit, le cœ ur tranquille, le corps sain et sauf.
La pression des événements les amena à prendre position.
Certes, leur engagement ne fut qu’épidermique ; à aucun
moment, ils ne se sentirent fondamentalement concernés ;
leur conscience politique, pour autant qu’elle existât en tant
que telle, comme forme organisée et réflexive, et non comme
magma d ’opinions plus ou moins orientées, se situait, pen­
saient-ils, en deçà ou au-delà du problème algérien, au niveau
de choix plus utopiques que réels, au niveau de débats géné­
raux qui n ’avaient guère de chances, ils le reconnaissaient tout
en le regrettant, de déboucher sur une pratique concertée.
Néanmoins, ils entrèrent au Comité antifasciste qui venait de
se créer dans leur quartier. Ils se levèrent quelquefois, à cinq
heures du matin, pour aller, avec trois ou quatre autres, coller
des affiches appelant les gens à se montrer vigilants, dénonçant
les coupables et les complices, stigmatisant les lâches attentats,
honorant les victimes innocentes. Ils firent passer des pétitions
dans toutes les maisons de leur rue, ils allèrent, trois ou quatre
fois, monter la garde dans des immeubles menacés.
Ils prirent part à quelques manifestations. Ces jours-là, les
autobus roulaient sans plaques, les cafés fermaient tôt, les gens
se dépêchaient de rentrer. Toute la journée, ils avaient peur.
Ils sortaient, mal à l ’aise. Il était cinq heures, une pluie fine
tombait. Ils regardaient les autres manifestants avec des petits
sourires crispés, cherchaient leurs amis, essayaient de parler
d ’autre chose. Puis les cortèges se formaient, s’ébranlaient,
s’arrêtaient. Du milieu de leur foule, ils voyaient, devant eux,
une grande zone d ’asphalte humide et lugubre, puis, sur toute
la largeur du boulevard, la ligne noire, épaisse, des C.R.S. Des
files de camions bleu nuit, aux vitres grillagées, passaient au
loin. Ils piétinaient, se tenant la main, moites de sueur, osaient
à peine crier, se dispersaient en courant au premier signal.
Ce n ’était pas grand-chose. Ils en étaient les premiers
94 G eorges P erec

conscients et se demandaient souvent, au milieu de la cohue,


ce qu’ils faisaient là, dans le froid, sous la pluie, dans ces quar­
tiers sinistres - l a Bastille, la Nation, l’Hôtel de Ville. Ils
auraient aimé que quelque chose leur prouve que ce qu’ils
faisaient était important, nécessaire, irremplaçable, que leurs
efforts peureux avaient un sens pour eux, étaient quelque
chose dont ils avaient besoin, quelque chose qui pouvait les
aider à se connaître, à se transformer, à vivre. Mais non ; leur
vraie vie était ailleurs, dans un avenir proche ou lointain, plein
de menaces lui aussi, mais de menaces plus subtiles, plus sour­
noises .- des pièges impalpables, des rets enchantés.

L’attentat d ’Issy-les-Moulineaux et la brève manifestation qui


lui fit suite marquèrent la fin de leurs activités militantes. Le
Comité antifasciste de leur quartier se réunit encore une fois
et prit l’engagement d’intensifier son action. Mais, à la veille
des vacances, la simple vigilance semblait même n ’avoir plus
de raison d ’être.

CHAPITRE VIII

Ils n ’auraient su dire exactement ce qui avait changé avec la


fin de la guerre. Il leur sembla longtemps que la seule impres­
sion qu’ils pouvaient ressentir était celle d ’un achèvement,
d ’une fin, d ’une conclusion. Non pas un h appy en d, non pas
un coup de théâtre, mais, au contraire, une fin languissante,
mélancolique, laissant derrière elle un sentiment de vide,
d ’amertume, noyant dans l’ombre les souvenirs. Du temps
s ’était traîné, s’était enfui ; un âge était révolu ; la paix était
revenue, une paix qu ’ils n ’avaient jamais connue ; la guerre
s’achevait. Sept années d ’un seul coup basculaient dans le pas­
sé : leurs années d ’étudiants, les années de leurs rencontres,
les meilleures années de leur vie.
Peut-être rien n ’avait-il changé. II leur arrivait encore de se
mettre à leurs fenêtres, de regarder la cour, les petits jardins,
Les Choses 95

le marronnier, d ’écouter chanter les oiseaux. D ’autres livres,


d ’autres disques étaient venus s ’empiler sur les étagères bran­
lantes. Le diamant de l’électrophone commençait à être usé.
Leur travail était toujours le mêm e : ils refaisaient les mêmes
enquêtes que trois ans auparavant : Comment vous rasez-
vous ? Cirez-vous vos chaussures ? Ils avaient vu et revu des
films, fait quelques voyages, découvert d ’autres restaurants. Ils
avaient acheté des chemises et des chaussures, des chandails
et des jupes, des assiettes, des draps, des babioles.
Ce qu’il y avait de nouveau était tellement insidieux, telle­
ment flou, tellement lié à leur unique histoire, à leurs rêves.
Ils étaient las. Ils avaient vieilli, oui. Ils avaient l’impression,
certains jours, qu’ils n ’avaient pas encore com mencé à vivre.
Mais, de plus en plus, la vie qu’ils menaient leur semblait fra­
gile, éphémère, et ils se sentaient sans force, comme si l’at­
tente, la gêne, l’étroitesse les avaient usés, comme si tout avait
été naturel : les désirs inassouvis, les joies imparfaites, le temps
perdu.
Ils auraient voulu, parfois, que tout dure, que rien ne bouge.
Ils n ’auraient qu’à se laisser aller. Leur vie les bercerait. Elle
s’étendrait au fil des mois, tout au long des années, sans chan­
ger, presque sans jamais les contraindre. Elle ne serait que la
suite harmonieuse des journées et des nuits, une modulation
presque imperceptible, la reprise incessante des mêmes
thèmes, un bonheur continu, une saveur perpétuée que nul
bouleversement, nul événem ent tragique, nulle péripétie ne
remettraient en question.
D ’autres fois, ils n ’en pouvaient plus. Ils voulaient se battre,
et vaincre. Ils voulaient lutter, conquérir leur bonheur. Mais
comment lutter ? Contre qui ? Contre quoi ? Ils vivaient dans
un m onde étrange et chatoyant, l’univers miroitant de la civili­
sation mercantile, les prisons de l’abondance, les pièges fasci­
nants du bonheur.
Où étaient les dangers ? Où étaient les menaces ? Des mil­
lions d ’hommes, jadis, se sont battus, et même se battent
encore, pour du pain. Jérôme et Sylvie ne croyaient guère que
l’on pût se battre pour des divans Chesterfield. Mais c ’eût été
pourtant le mot d ’ordre qui les aurait le plus facilement mobi­
96 G eorges Perec

lisés. Rien ne les concernait, leur semblait-il, dans les pro­


grammes, dans les plans : ils se moquaient des retraites
avancées, des vacances allongées, des repas de midi gratuits,
des semaines de trente heures. Ils voulaient la surabondance ;
ils rêvaient de platines Clément, de plages désertes pour eux
seuls, de tours du monde, de palaces.
L’ennemi était invisible. Ou, plutôt, il était en eux, il les avait
pourris, gangrenés, ravagés. Ils étaient les dindons de la farce.
De petits êtres dociles, les fidèles reflets d ’un monde qui les
narguait. Ils étaient enfoncés jusqu’au cou dans un gâteau dont
ils n ’auraient jamais que les miettes.

Longtemps les crises qu’ils avaient traversées n’avaient


entamé qu’à peine leur bonne humeur. Elles ne leur sem­
blaient pas fatales ; elles ne remettaient rien en cause. Ils se
disaient souvent que l’amitié les protégeait. La cohésion du
groupe constituait une garantie sûre, un point de repère
stable, une force sur laquelle ils pouvaient compter. Ils sen­
taient qu’ils avaient raison parce qu’ils se savaient solidaires,
et ils n ’aimaient rien tant que d ’être réunis chez l’un ou chez
l ’autre, certaines fins de mois particulièrement difficiles,
attablés devant une potée de pommes de terre au lard, et par­
tageant, le plus fraternellement possible, leurs dernières ciga­
rettes.
Mais les amitiés, aussi, s’effilochaient. Certains soirs, dans le
champ clos de leurs pièces exiguës, les couples réunis s’affron­
taient du regard et de la voix. Certains soirs, ils comprenaient
enfin que leur si belle amitié, leur vocabulaire presque initia­
tique, leurs gags intimes, ce monde commun, ce langage
commun, ces gestes communs q u ’ils avaient forgés, ne ren­
voyaient à rien : c ’était un univers ratatiné, un monde à bout
de souffle qui ne débouchait sur rien. Leur vie n ’était pas
conquête, elle était effritement, dispersion. Ils se rendaient
compte, alors, à quel point ils étaient condamnés à l’habitude,
à l’inertie. Ils s’ennuyaient ensemble, comme si, entre eux, il
n ’y avait jamais eu que le vide. Longtemps, les jeux de mots,
les beuveries, les balades en forêt, les grands repas, les longues
discussions autour d ’un film, les projets, les racontars leur
Les Choses 97

avaient tenu lieu d ’aventure, d ’histoire, de vérité. Mais ce


n’étaient que des phrases creuses, des gestes vides, sans den­
sité, sans ouverture, sans avenir, des mots mille fois répétés,
des mains mille fois serrées, un rituel qui ne les protégeait
plus.
Pendant une heure alors, ils tentaient de se mettre d ’accord
sur le film qu’ils iraient voir. Ils parlaient pour ne rien dire, ils
jouaient aux devinettes ou aux portraits chinois. Chaque
couple, resté seul, parlait amèrement des autres, et parfois
d ’eux-mêmes ; ils évoquaient avec nostalgie leur jeunesse pas­
sée ; ils se souvenaient d ’avoir été enthousiastes, spontanés,
riches de projets vrais, d ’images somptueuses, de désirs. Ils
rêvaient d ’amitiés nouvelles ; mais ils ne parvenaient qu’à
peine à les imaginer.
Lentement, mais avec une évidence inexorable, le groupe
se disloqua. Avec une soudaineté parfois brutale, en quelques
semaines à peine, il devenait évident pour certains que plus
jamais la vie d ’antan ne serait possible. La lassitude était trop
forte. Le monde alentour trop exigeant. Ceux qui avaient vécu
dans des chambres sans eau, qui avaient déjeuné d ’un quart
de baguette, qui avaient cru vivre com me bon leur semblait,
ceux qui avaient tiré la corde sans que jamais elle casse, un
beau jour prenaient racine ; presque naturellement, presque
objectivement, la tentation s’imposait d ’un travail stable, d ’un
poste solide, de primes, de mois doubles.
L’un après l’autre, presque tous les amis succombèrent. Au
temps de la vie sans amarres succédaient les temps de la sécu­
rité. Nous ne pouvons pas, disaient-ils, continuer toute notre
vie comme ça. Et ce com m e ça était un geste vague, tout à la
fois : la vie de patachon, les nuits trop brèves, les patates, les
vestes élimées, les corvées, les métros.
Petit à petit, sans y prendre vraiment garde, Jérôme et Sylvie
se retrouvèrent presque seuls. L’amitié n ’était possible, leur
semblait-il, que quand ils se tenaient les coudes, quand ils
menaient la même vie. Mais qu’un couple soudain acquière ce
qui pour l’autre était presque la fortune, ou la promesse d’une
fortune à venir, et que l’autre, en retour, privilégie sa liberté
conservée, c’étaient deux m ondes qui semblaient s’affronter.
98 G eorges P erec

Ce n ’étaient plus des brouilles passagères, mais des failles, des


scissures profondes, des blessures qui ne se refermeraient pas
d ’elles-mêmes. Une méfiance qui, quelques mois auparavant,
aurait été impossible s’instaurait dans leurs rencontres. Ils se
parlaient du bout des lèvres ; ils semblaient à tout instant se
lancer des défis.
Jérôme et Sylvie furent sévères, furent injustes. Ils parlèrent
de trahison, d ’abdication. Ils se plurent à assister aux ravages
foudroyants que l’argent, disaient-ils, creusait chez ceux qui lui
avaient tout sacrifié, et auxquels, pensaient-ils, ils échappaient
encore. Ils virent leurs anciens amis s ’installer, presque sans
peine, presque trop bien, dans une hiérarchie rigide, et adhé­
rer, sans recul, au monde dans lequel ils entraient. Ils les virent
s’aplatir, s’insinuer, se prendre au jeu de leur pouvoir, de leur
influence, de leur responsabilité. A travers eux ils croyaient
découvrir l’exact envers de leur propre monde : celui qui justi­
fiait, en bloc, l’argent, le travail, la publicité, les compétences,
un m onde qui valorisait l’expérience, un m onde qui les niait,
le m onde sérieux des cadres, le monde de la puissance : ils
n ’étaient pas loin de penser que leurs anciens amis étaient en
train de se faire avoir.
Ils ne méprisaient pas l’argent. Peut-être, au contraire, l’ai-
maient-ils trop : ils auraient aimé la solidité, la certitude, la voie
limpide vers le futur. Ils étaient attentifs à tous les signes de la
permanence : ils voulaient être riches. Et s’ils se refusaient
encore à s’enrichir, c’est qu’ils n ’avaient pas besoin de salaire :
leur imagination, leur culture ne les autorisaient qu’à penser
en millions.
Ils se promenaient souvent le soir, humaient le vent,
léchaient les vitrines. Ils laissaient derrière eux le Treizième
tout proche, dont ils ne connaissaient guère que l’avenue des
Gobelins, à cause de ses quatre cinémas, évitaient la sinistre
rue Cuvier, qui ne les eût conduits qu’aux abords plus sinistres
encore de la gare d ’Austerlitz, et empruntaient, presque inva­
riablement, la rue Monge, puis la rue des Écoles, gagnaient
Saint-Michel, Saint-Germain, et, de là, selon les jours ou les
saisons, le Palais-Royal, l’Opéra, ou la gare Montparnasse,
Vavin, la rue d ’Assas, Saint-Sulpice, le Luxembourg. Ils mar­
Les Choses 99

chaient lentement. Ils s ’arrêtaient devant chaque antiquaire,


collaient leurs yeux aux devantures obscures, distinguaient, à
travers les grilles, les reflets rougeâtres d ’un canapé cuir, le
décor de feuillage d ’une assiette ou d ’un plat en faïence, la
luisance d ’un verre taillé ou d ’un bougeoir de cuivre, la finesse
galbée d ’une chaise cannée.
De station en station, antiquaires, libraires, marchands de
disques, cartes des restaurants, agences de voyages, chemisiers,
tailleurs, fromagers, chausseurs, confiseurs, charcuteries de
luxe, papetiers, leurs itinéraires composaient leur véritable
univers : là reposaient leurs ambitions, leurs espoirs. Là était
la vraie vie, la vie qu’ils voulaient connaître, qu’ils voulaient
mener : c’était pour ces saumons, pour ces tapis, pour ces cris­
taux, que, vingt-cinq ans plus tôt, une em ployée et une coif­
feuse les avaient mis au monde.
Lorsque, le lendemain, la vie, de nouveau, les broyait, lors­
que se remettait en marche la grande machine publicitaire
dont ils étaient les pions minuscules, il leur semblait qu’ils
n ’avaient pas tout à fait oublié les merveilles estom pées, les
secrets dévoilés de leur fervente quête nocturne. Ils s’as­
seyaient en face de ces gens qui croient aux marques, aux slo­
gans, aux images qui leur sont proposés, et qui mangent de la
graisse de b œ uf équarri en trouvant délicieux le parfum végétal
et l’odeur de noisette (mais eux-mêmes, sans trop savoir pour­
quoi, avec le sentiment curieux, presque inquiétant, que
quelque chose leur échappait, ne trouvaient-ils pas belles cer­
taines affiches, formidables certains slogans, géniaux certains
films-annonces ?). Ils s’asseyaient et ils mettaient en marche
leurs magnétophones, ils disaient hm hm avec le ton qu’il fal­
lait, ils truquaient leurs interviews, ils bâclaient leurs analyses,
ils rêvaient, confusément, d ’autre chose.
100 G eorges Perec

CHAPITRE IX

Comment faire fortune ? C’était un problème insoluble. Et


pourtant, chaque jour, semblait-il, des individus isolés parve­
naient, pour leur propre compte, à parfaitement le résoudre.
Et ces exemples à suivre, éternels garants de la vigueur intellec­
tuelle et morale de la France, aux visages souriants et avisés,
malins, volontaires, pleins de santé, de décision, de modestie,
étaient autant d ’images pieuses pour la patience et la gouverne
des autres, ceux qui stagnent, piétinent, rongent leur frein,
mordent la poussière.
Ils savaient tout de l’ascension de ces chéris de la Fortune,
chevaliers d ’industrie, polytechniciens intègres, requins de la
finance, littérateurs sans ratures, globe-trotters pionniers, mar­
chands de soupe en sachets, prospecteurs de banlieue, croo-
ners, play-boys, chercheurs d ’or, brasseurs de millions. Leur
histoire était simple. Ils étaient encore jeune et étaient restés
beaux, avec la petite lueur de l’expérience au fond de l’œil, les
tempes grises des années noires, le sourire ouvert et chaleu­
reux qui cachait les dents longues, les pouces opposables, la
voix charmeuse.
Ils se voyaient bien dans ces rôles. Ils auraient trois actes au
fond d ’un tiroir. Leur jardin contiendrait du pétrole, de l’ura­
nium. Ils vivraient longtemps dans la misère, dans la gêne,
dans l’incertitude. Ils rêveraient de prendre, ne serait-ce
qu’une seule fois, le métro en première. Et puis, soudain, bru­
tale, échevelée, inattendue, éclatant com me un tonnerre : la
fortune ! Leur pièce serait acceptée, leur gisement découvert,
leur génie confirmé. Les contrats tomberaient à la pelle et ils
allumeraient leurs havanes avec des billets de mille.
Ce serait une matinée comme les autres. Sous la porte d ’en­
trée on aurait glissé trois enveloppes, longues et étroites, aux
en-têtes imposants, gravés, en relief, aux suscriptions précises
et régulières, frappées sur une I.B.M. direction. Leurs mains
trembleraient un peu en les ouvrant : ce serait trois chèques,
avec des ribambelles de chiffres. Ou bien, une lettre :
Les Choses 101

« Monsieur,
« M. Podevin, votre oncle, étant mort ab intestat... » et ils se
passeraient la main sur le visage, doutant de leurs yeux,
croyant rêver encore ; ils ouvriraient la fenêtre toute grande.

Ainsi rêvaient-ils, les imbéciles heureux : d ’héritages, de gros


lot, de tiercé. La banque de Monte-Carlo sautait ; dans un
wagon désert, une sacoche oubliée dans un filet : des liasses
de gros billets ; dans une douzaine d ’huîtres, un collier de
perles. Ou bien, une paire de fauteuils Boulle chez un paysan
illettré du Poitou.

De grands élans les emportaient. Parfois, pendant des heures


entières, pendant des journées, une envie frénétique d’être
riches, tout de suite, immensément, à jamais, s’emparait d ’eux,
ne les lâchait plus. C’était un désir fou, maladif, oppressant,
qui semblait gouverner le moindre de leurs gestes. La fortune
devenait leur opium. Ils s’en grisaient. Ils se livraient sans rete­
nue aux délires de l’imaginaire. Partout où ils allaient, ils
n ’étaient plus attentifs qu’à l ’argent. Ils avaient des cauchemars
de millions de joyaux.
Ils fréquentaient les grandes ventes de Drouot, de Galliera.
Ils se mêlaient aux messieurs qui, un catalogue à la main, exa­
minaient les tableaux. Ils voyaient se disperser des pastels de
Degas, des timbres rares, des pièces d ’or stupides, des éditions
fragiles de La Fontaine ou de Crébillon som ptueusem ent
reliées par Lederer, d ’admirables meubles à l ’estampille de
Claude Séné ou d ’Œhlenberg, des tabatières d’or et d ’émail.
Le commissaire-priseur les présentait à la ronde ; quelques per­
sonnes à l’air grave venaient les flairer ; un murmure passait
dans la salle. Les enchères commençaient. Les prix grimpaient.
Puis le marteau retombait, c’était fini, l’objet disparaissait, cinq
ou dix millions passaient à portée de leurs mains.
Ils en suivaient, parfois, les acquéreurs ; ces heureux mortels
n ’étaient le plus souvent que des sous-ordres, des commis
d ’antiquaires, des secrétaires particuliers, des hommes de
paille. Ils les amenaient au seuil de maisons austères, voie
102 G eorges Perec

Oswaldo-Cruz, boulevard Beauséjour, rue Maspéro, rue Spon-


tini, Villa Saïd, avenue du Roule. Au-delà des grilles, des buis­
sons de buis, des allées de gravier, des rideaux parfois
imparfaitement tirés laissaient entrevoir des grandes pièces à
peine claires : ils distinguaient les vagues contours des divans
et des fauteuils, les taches imprécises d ’une toile impression­
niste. Et ils rebroussaient chemin, pensifs, irrités.

Un jour, même, ils rêvèrent de voler. Ils s’imaginèrent lon­


guement, vêtus de noir, une minuscule lampe électrique à la
main, une pince, un diamant de vitrier dans leur poche, péné­
trant, la nuit tombée, dans un immeuble, gagnant les caves,
forçant la serrure primaire d ’un monte-charge, atteignant les
cuisines. Ce serait l’appartement d ’un diplomate en mission,
d ’un financier véreux aux goûts néanmoins parfaits, d ’un
grand dilettante, d ’un amateur éclairé. Ils en connaîtraient les
moindres recoins. Ils sauraient où trouver la petite vierge du
x ii c , le panneau ovale de Sebastiano del Piombo, le lavis de

Fragonard, les deux petits Renoir, le petit Boudin, l’Atlan, le


Max Ernst, le de Staël, les monnaies, les boîtes à musique, les
drageoirs, les pièces d ’argenterie, les faïences de Delft. Leurs
gestes seraient précis et décidés, com me s’ils les avaient
maintes fois répétés. Ils se déplaceraient sans hâte, sûrs d ’eux,
efficaces, imperturbables, flegmatiques, Arsène Lupin des
temps modernes. Pas un muscle de leur visage ne tressaillirait.
Une à une, les vitrines seraient fracturées ; une à une, les toiles
décrochées du mur, déclouées de leurs cadres.
En bas les attendrait leur voiture. Ils auraient fait le plein la
veille. Leurs passeports seraient en règle. Depuis longtemps,
ils se seraient préparés à partir. Leurs malles les attendraient à
Bruxelles. Ils prendraient la route de Belgique, passeraient la
frontière sans encombre. Puis, petit à petit, sans précipitation,
au Luxembourg, à Anvers, à Amsterdam, à Londres, aux États-
Unis, en Amérique du Sud, ils revendraient leur butin. Ils
feraient le tour du monde. Ils erreraient longtemps, au gré de
leur plaisir. Ils se fixeraient enfin dans un pays au climat
agréable. Ils achèteraient quelque part, aux bords des lacs ita­
Les Choses 103

liens, à Dubrovnik, aux Baléares, à Cefalu, une grande maison


de pierre blanche, perdue au milieu d ’un parc.
Ils n ’en firent rien, bien sûr. Ils n ’achetèrent même pas un
billet de la Loterie nationale. Tout au plus mirent-ils dans leurs
parties de poker - qu’ils découvraient alors et qui était en
passe de devenir l’ultime refuge de leurs amitiés fatiguées - un
acharnement qui, à certains instants, pouvait paraître suspect.
Ils jouèrent, certaines semaines, jusqu’à trois ou quatre parties,
et chacune les tenait éveillés jusqu’aux premières heures du
jour. Ils jouaient petit jeu, si petit jeu qu’ils n ’avaient que
l’avant-goût du risque et que l’illusion du gain. Et pourtant,
quand, avec deux maigres paires, ou, mieux encore, avec une
fausse couleur, ils avaient jeté sur la table, d ’un seul coup, un
gros tas de jetons valant, au bas mot, trois cents francs
(anciens), et ramassé le pot, quand ils avaient fait pour six
cents francs de papiers, les avaient perdus en trois coups, les
avaient regagnés, et bien plus, en six, un petit sourire triom­
phant passait sur leur visage : ils avaient forcé la chance ; leur
mince courage avait porté ses fruits ; ils n ’étaient pas loin de
se sentir héroïques.

CHAPITRE X

Une enquête agricole les mena dans la France entière. Ils


allèrent en Lorraine, en Saintonge, en Picardie, en Beauce, en
Limagne. Ils virent des notaires de vieille souche, des grossistes
dont les camions sillonnaient le quart de la France, des indus­
triels prospères, des gentlemen-farmers qu’escortaient en tout
temps une meute de grands chiens roux et de factotums aux
aguets.
Les greniers regorgeaient de blé ; dans les grandes cours
pavées, les tracteurs rutilants faisaient face aux voitures noires
des maîtres. Ils traversaient le réfectoire des ouvriers, la gigan­
tesque cuisine où s’affairaient quelques femmes, la salle
com mune au plancher jauni, où nul ne se déplaçait que sur
104 Georges Perec

des patins de feutre, avec sa cheminée imposante, le poste de


télévision, les fauteuils à oreilles, les huches de chêne clair, les
cuivres, les étains, les faïences. Au bout d ’un corridor étroit,
tout imprégné d ’odeurs, une porte s’ouvrait sur le bureau.
C’était une pièce presque petite à force d ’être encombrée. A
côté d ’un vieux téléphone à manivelle, accroché au mur, un
planning résumait la vie de l’exploitation, les emblavages, les
projets, les devis, les échéances ; un tracé éloquent témoignait
de rendements records. Sur une table surchargée de quit­
tances, de feuilles de paye, de mémoires et de paperasses, un
registre relié de toile noire, ouvert à la date du jour, laissait
voir les longues colonnes d ’une comptabilité florissante. Des
diplômes encadrés - taureaux, vaches laitières, truies pri­
mées - voisinaient avec des fragments de cadastres, avec des
cartes d ’état-major, des photos de troupeaux et de basses-
cours, des prospectus en quadrichromie de tracteurs, de bat­
teuses, d ’arracheuses, de semoirs.

C’est là qu ’ils branchaient leurs magnétophones. Ils s’enqué-


raient gravement de l’insertion de l’agriculture dans la vie
moderne, des contradictions de l’exploitation rurale française,
du fermier de demain, du Marché commun, des décisions gou­
vernementales en matière de blé et de betterave, de la stabula­
tion libre et de la parité des prix. Mais leur esprit était ailleurs.
Ils se voyaient aller et venir dans la maison désertée. Ils m on­
taient des escaliers cirés, pénétraient dans des chambres aux
volets clos qui sentaient le remugle. Sous des housses de toile
bise reposaient des meubles vénérables. Ils ouvraient des pla­
cards hauts de trois mètres, pleins de draps parfumés à la
lavande, de bocaux, d ’argenterie.
Dans la pénombre des greniers, ils découvraient d ’insoup­
çonnables trésors. Dans les caves interminables les attendaient
les foudres et les barriques, les jarres pleines d ’huile et de miel,
les tonneaux de salaisons, les jambons fumés au genièvre, les
tonnelets de marc.
Us déambulaient dans les buanderies sonores, dans les
soutes à bois, dans les soutes à charbon, dans les fruiteries
où, sur des claies superposées, s’alignaient sans fin pommes et
Les Choses 105

poires, dans les laiteries aux odeurs sures où s’amoncelaient


les mottes de beurre frais glorieusement marquées d ’une
empreinte humide, les bidons de lait, les jattes de crème
fraîche, de fromage blanc, de cancoillotte.

Ils traversaient des étables, des écuries, des ateliers, des


forges, des hangars, des fours où cuisaient d ’énorm es miches,
des silos gonflés de sacs, des garages.
Du sommet du château d ’eau, ils voyaient la ferme tout
entière, enserrant sur ses quatre côtés la grande cour pavée,
avec ses deux portails en ogive, la basse-cour, la porcherie, le
potager, le verger, la route bordée de platanes qui menait à la
Nationale et, tout autour, à l ’infini, les grandes stries jaunes
des champs de blé, les futaies, les taillis, les pacages, les traces
noires, rectilignes, des routes, sur lesquelles, parfois, filait le
scintillement d ’une voiture, et la ligne sinueuse des peupliers
longeant une rivière encaissée, presque invisible, se perdant à
l’horizon vers des collines brumeuses.
Alors, par bouffées, survenaient d ’autres mirages. C’étaient
des marchés immenses, d ’interminables galeries marchandes,
des restaurants inouïs. Tout ce qui se mange et tout ce qui
se boit leur était offert. C’étaient des caisses, des cageots, des
couffins, des paniers, débordant de grosses pommes jaunes et
rouges, de poires oblongues, de raisins violets. C’étaient des
étalages de mangues et de figues, de melons et de pastèques,
de citrons, de grenades, des sacs d ’amandes, de noix, de pis­
taches, des caissettes de raisins de Smyrne et de Corinthe, de
bananes séchées, de fruits confits, de dattes sèches jaunes et
translucides.
Il y avait des charcuteries, temples aux mille colonnes aux
plafonds surchargés de jambons et de saucisses, antres
sombres où s’entassaient des montagnes de rillettes, des bou­
dins lovés comme des cordages, des barils de choucroute,
d ’olives violacées, d ’anchois au sel, de concombres doux.
Ou bien, de chaque côté d ’une rue, une double haie de
cochons de lait, de sangliers pendus par les pieds, de quartiers
de bœuf, de lièvres, d ’oies grasses, de chevreuils aux yeux
vitreux.
106 G eorges Perec

Ils traversaient des épiceries pleines d ’odeurs délicieuses,


des pâtisseries mirifiques où s’alignaient les tartes par cen­
taines, des cuisines resplendissantes aux mille chaudrons de
cuivre.
Ils sombraient dans l’abondance. Ils laissaient se dresser des
Halles colossales. Devant eux surgissaient des paradis de jam­
bons, de fromages, d ’alcools. Des tables toutes dressées s’of-
fïraient, parées de nappes éclatantes, de fleurs sem ées à
profusion, couvertes de cristaux et de vaisselles précieuses. Il
y avait, par dizaines, des pâtés en croûte, des terrines, des sau­
mons, des brochets, des truites, des homards, des gigots enru­
bannés aux manches de corne et d ’argent, des lièvres et des
cailles, des sangliers fumants, des fromages gros com me des
meules, des armées de bouteilles.
Des locomotives apparaissaient, traînant des wagons chargés
de vaches grasses ; des camions de brebis bêlantes se garaient,
des casiers de langoustes étaient em pilés en pyramides. Des
millions de pains sortaient de milliers de fours. Des tonnes de
café étaient déchargées des navires.
Puis, plus loin encore - et ils fermaient à demi les yeux - au
milieu des forêts et des pelouses, le long des rivières, aux
portes des déserts, ou surplombant la mer, sur de vastes places
pavées de marbre, ils voyaient se dresser des cités de cent
étages.
Ils longeaient les façades d ’acier, de bois rares, de verre, de
marbre. Dans le hall central, le long d ’un mur de verre taillé
qui renvoyait dans la cité tout entière des millions d ’arcs-en-
ciel, jaillissait du cinquantième étage une cascade qu’entou­
raient les vertigineuses spirales de deux escaliers d ’aluminium.
Des ascenseurs les emportaient. Ils suivaient des corridors
en méandres, gravissaient des marches de cristal, arpentaient
des galeries baignées de lumière, où s’alignaient, à perte de
vue, des statues et des fleurs, où coulaient des ruisseaux lim­
pides, sur des lits de galets multicolores.
Des portes s’ouvraient devant eux. Ils découvraient des pis­
cines en plein ciel, des patios, des salles de lecture, des
chambres silencieuses, des théâtres, des volières, des jardins,
des aquariums, des musées minuscules, conçus à leur unique
Les Choses 107

usage, où s’offraient, aux quatre angles d ’une petite pièce aux


pans coupés, quatre portraits flamands. Des salles n ’étaient
que rochers, d ’autres n’étaient que jungles ; dans d ’autres, la
mer venait se briser ; dans d ’autres encore, des paons se pro­
menaient. Du plafond d ’une salle circulaire pendaient des mil­
liers d ’oriflammes. Des labyrinthes inépuisables résonnaient de
musiques suaves ; une salle aux formes extravagantes n’avait
d ’autres fonctions, semblait-il, que de déclencher d ’intermi­
nables échos ; le sol d ’une autre, selon les heures du jour,
reproduisait le schéma variable d ’un jeu très compliqué.
Dans les sous-sols immenses, à perte de vue, œuvraient des
machines dociles.

Us se laissaient aller de merveille en merveille, de surprise


en surprise. Il leur suffisait de vivre, d ’être là, pour que s’offre
le monde entier. Leurs navires, ieurs trains, leurs fusées sillon­
naient la planète entière. Le m onde leur appartenait, avec ses
provinces couvertes de blés, ses mers poissonneuses, ses som ­
mets, ses déserts, ses campagnes fleuries, ses plages, ses îles,
ses arbres, ses trésors, ses usines immenses, depuis longtemps
abandonnées, enfouies sous terre, où se tissaient pour eux les
plus beaux lainages, les plus éclatantes soieries.
Ils connaissaient d ’innombrables bonheurs. Us se laissaient
emporter au grand galop de chevaux sauvages, à travers de
grandes plaines houleuses d ’herbes hautes. Us escaladaient les
plus hauts sommets. Us dévalaient, chaussés de skis, des pentes
abruptes sem ées de sapins gigantesques. Ils nageaient dans des
lacs immobiles. Us marchaient sous la pluie battante, respirant
l’odeur des herbes mouillées. Us s’allongeaient au soleil. Us
découvraient, d ’une hauteur, des vallons couverts de fleurs des
champs. Us marchaient dans des forêts sans bornes. Us s’ai­
maient dans des chambres pleines d ’ombres, de tapis épais, de
divans profonds.
Puis ils rêvaient de porcelaines précieuses, à décors d ’oi­
seaux exotiques, de livres reliés de cuir, imprimés en elzévir
sur des feuilles de japon à la cuve, avec de grandes marges
blanches non rognées où l’œ il se reposait délicieusement, de
tables d ’acajou, de vêtements de soie ou de lin, souples et
108 Georges P erec

confortables, pleins de couleurs, de chambres spacieuses et


claires, de brassées de fleurs, de tapis de Boukhara, de dober­
mans bondissants.

Leurs corps, leurs gestes étaient infiniment beaux, leurs


regards sereins, leurs cœurs transparents, leurs sourires lim­
pides.
Et, dans une brève apothéose, ils voyaient se construire des
palais gigantesques. Sur des plaines nivelées, des milliers de
feux de joie étaient allumés, des millions d ’hommes venaient
chanter le Messie. Sur des terrasses colossales, dix mille cuivres
jouaient le Requiem de Verdi. Des poèm es étaient gravés sur
le flanc des montagnes. Des jardins surgissaient dans les
déserts. Des villes entières n’étaient que fresques.
Mais ces images scintillantes, toutes ces images qui arrivaient
en foule, qui se précipitaient au-devant d ’eux, qui coulaient en
un flot saccadé, intarissable, ces images de vertige, de vitesse,
de lumière, de triomphe, il leur semblait d ’abord qu’elles s ’en­
chaînaient avec une nécessité surprenante, selon une harmo­
nie sans limites, comme si, devant leurs yeux émerveillés,
s ’étaient dressés tout à coup un paysage achevé, une totalité
spectaculaire et triomphale, une complète image du monde,
une organisation cohérente qu’ils pouvaient enfin comprendre,
déchiffrer. Il leur semblait d’abord que leurs sensations se décu­
plaient, que s ’amplifiaient à l ’infini leurs facultés de voir et de
sentir, qu’un bonheur merveilleux accompagnait le moindre
de leurs gestes, rythmait leurs pas, imprégnait leur vie : le
m onde allait à eux, ils allaient au-devant du monde, ils n ’en
finissaient pas de le découvrir. Leur vie était amour et ivresse.
Leur passion ne connaissait pas de limites ; leur liberté était
sans contrainte.
Mais ils étouffaient sous l’amoncellement des détails. Les
images s’estompaient, se brouillaient ; ils n ’en pouvaient rete­
nir que quelques bribes, floues et confuses, fragiles, obsé­
dantes et bêtes, appauvries. Non plus un mouvement
d ’ensemble, mais des tableaux isolés, non plus une unité
sereine, mais une fragmentation crispée, com me si ces images
n ’avaient jamais été que des reflets très lointains, démesuré­
Les Choses 109

ment obscurcis, des scintillations allusives, illusoires, qui s’éva­


nouissaient à peine nées, des poussières : la dérisoire projection
de leurs désirs les plus gauches, un impalpable poudroiement
de maigres splendeurs, des lambeaux de rêves qu’ils ne pour­
raient jamais saisir.
Ils croyaient imaginer le bonheur ; ils croyaient que leur
invention était libre, magnifique, que, par vagues successives,
elle imprégnait l’univers. Ils croyaient qu'il leur suffisait de
marcher pour que leur marche soit un bonheur. Mais ils se
retrouvaient seuls, immobiles, un peu vides. Une plaine grise
et glacée, une steppe aride : nul palais ne se dressait aux portes
des déserts, nulle esplanade ne leur servait d ’horizon.
Et de cette espèce de quête éperdue du bonheur, de ce sen­
timent merveilleux d ’avoir presque, un instant, su l’entrevoir,
su le deviner, de ce voyage extraordinaire, de cette immense
conquête immobile, de ces horizons découverts, de ces plaisirs
pressentis, de tout ce qu’il y avait, peut-être, de possible sous
ce rêve imparfait, de cet élan, encore gauche, empêtré, et pour­
tant déjà chargé, peut-être, à la limite de l’indicible, d’ém otions
nouvelles, d ’exigences neuves, il ne restait rien : ils ouvraient
les yeux, ils réentendaient le son de leur voix, le grommelle­
ment confus de leur interlocuteur, le murmure ronronnant du
moteur du magnétophone ; ils voyaient en face d ’eux, à côté
d ’un râtelier d ’armes où s’étageaient les crosses patinées et les
canons brillants de graisse de cinq fusils de chasse, le puzzle
bariolé du cadastre, au centre duquel ils reconnaissaient,
presque sans surprise, le quadrilatère presque achevé de la
ferme, le liséré gris de la petite route, les petits points en quin­
conce des platanes, les traits plus marqués des nationales.
Et plus tard encore, ils étaient eux-mêmes sur cette petite
route grise bordée de platanes. Ils étaient ce petit point scintil­
lant sur la longue route noire. Ils étaient un petit îlot de pau­
vreté sur la grande mer d ’abondance. Ils regardaient autour
d ’eux les grands champs jaunes avec les petites taches rouges
des coquelicots. Ils se sentaient écrasés.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER

Ils tentèrent de fuir.

On ne peut vivre longtemps dans la frénésie. La tension était


trop forte en ce m onde qui promettait tant, qui ne donnait
rien. Leur impatience était à bout. Ils crurent comprendre, un
jour, qu’il leur fallait un refuge.
Leur vie, à Paris, marquait le pas. Ils n ’avançaient plus. Et ils
s’imaginaient parfois - enchérissant sans cesse l’un sur l’autre
avec ce luxe de détails faux qui marquait chacun de leurs
rêves - petits-bourgeois de quarante ans, lui, animateur d ’un
réseau de ventes au porte-à-porte (la Protection familiale, le
Savon pour les Aveugles, les Étudiants nécessiteux), elle,
bonne ménagère, et leur appartement propret, leur petite voi­
ture, la petite pension de famille où ils passeraient toutes leurs
vacances, leur poste de télévision. Ou bien, à l’opposé, et
c’était encore pire, vieux bohèmes, cols roulés et pantalons de
velours, chaque soir à la mêm e terrasse de Saint-Germain ou
de Montparnasse, vivotant d ’occasions rares, mesquins jus­
q u ’au bout de leurs ongles noirs.
Ils rêvaient de vivre à la campagne, à l’abri de toute tenta­
tion. Leur vie serait frugale et limpide. Ils auraient une maison
de pierre blanche, à l’entrée d’un village, de chauds pantalons
de velours côtelé, des gros souliers, un anorak, une canne à
bout ferré, un chapeau, et ils feraient chaque jour de longues
promenades dans les forêts. Puis ils rentreraient, ils se prépare­
raient du thé et des toasts, com me les Anglais, ils mettraient
de grosses bûches dans la chem inée ; ils poseraient sur le pla­
teau de l’électrophone un quatuor qu’ils ne se lasseraient
jamais d ’entendre, ils liraient les grands romans qu’ils
n ’avaient jamais eu le temps de lire, ils recevraient leurs amis.
114 Georges Perec

Ces échappées champêtres étaient fréquentes, mais elles


atteignaient rarement le stade des vrais projets. Deux ou trois
fois, il est vrai, ils s’interrogèrent sur les métiers que la cam­
pagne pouvait leur offrir : il n’y en avait pas. L’idée de devenir
instituteurs les effleura un jour, mais ils s’en dégoûtèrent aussi­
tôt, pensant aux classes surchargées, aux journées harassantes.
Ils parlèrent vaguement de se faire libraires ambulants, ou d ’al­
ler fabriquer des poteries rustiques dans un mas abandonné
de Provence. Puis il leur plut d ’imaginer qu’ils ne vivraient à
Paris que trois jours par semaine, y gagnant de quoi vivre à
l’aise le reste du temps, dans l’Yonne ou dans le Loiret. Mais
ces embryons de départ n ’allaient jamais bien loin. Ils n ’en
envisageaient jamais les possibilités ou, plutôt, les impossibi­
lités, réelles.
Ils rêvaient d ’abandonner leur travail, de tout lâcher, de par­
tir à l’aventure. Ils rêvaient de repartir à zéro, de tout recom­
mencer sur de nouvelles bases. Ils rêvaient de rupture et
d ’adieu.

L’idée, pourtant, faisait son chemin, s’ancrait lentement en


eux. A la mi-septembre 1962, au retour de vacances médiocres
gâchées par la pluie et le manque d ’argent, leur décision sem­
blait prise. Une annonce parue dans le M onde, aux premiers
jours d ’octobre, offrait des postes de professeurs en Tunisie.
Ils hésitèrent. Ce n ’était pas l ’occasion idéale - ils avaient rêvé
des Indes, des États-Unis, du Mexique. Ce n ’était qu’une offre
médiocre, terre à terre, qui ne promettait ni la fortune ni
l’aventure, ils ne se sentaient pas tentés. Mais ils avaient
quelques amis à Tunis, d ’anciens camarades de classe, de
faculté, et puis la chaleur, la Méditerranée toute bleue, la pro­
messe d'une autre vie, d'un vrai départ, d ’un autre travail : ils
convinrent de s’inscrire. On les accepta.
Les vrais départs se préparent longtemps à l’avance. Celui-ci
fut manqué. Il ressemblait à une fuite. Pendant quinze jours,
ils coururent de bureaux en bureaux, pour les visites médi­
cales. pour les passeports, pour les visas, pour les billets, pour
les bagages. Puis, à quatre jours du départ, ils apprirent que
Sylvie, qui avait deux certificats de licence, était nommée au
Les Choses 115

collège technique de Sfax, à deux cent soixante-dix kilomètres


de Tunis, et Jérôme, qui n ’était que propédeute, instituteur à
Mahares, trente-cinq kilomètres plus loin.
C’était une mauvaise nouvelle. Ils voulurent renoncer. C’est
à Tunis, où on les attendait, où un logem ent avait été retenu
pour eux, qu’ils voulaient, qu ’ils croyaient aller. Mais il était
trop tard. Ils avaient sous-loué leur appartement, retenu leurs
places, donné leur soirée d ’adieu. Ils s ’étaient depuis long­
temps préparés à partir. Et puis, Sfax, dont ils connaissaient à
peine le nom, c’était le bout du monde, le désert, et il ne leur
déplaisait même plus de penser, avec ce goût si fort pour les
situations extrêmes, qu’ils allaient être coupés de tout,
éloignés de tout, isolés com me ils ne l’avaient jamais été. Ils
convinrent cependant qu’un poste d ’instituteur était, sinon
une déchéance trop forte, du moins une charge trop lourde :
Jérôme parvint à résilier son engagem ent : un seul salaire leur
permettrait de vivre jusqu’à ce qu’il trouve, sur place, un travail
quelconque.
Ils partirent donc. On les accompagna à la gare, et le 23 oc­
tobre au matin, avec quatre malles de livres et un lit de camp,
iis embarquaient à Marseille à bord du Com m andant-Crubel-
lier, à destination de Tunis. La mer était mauvaise et le déjeu­
ner n ’était pas bon. Ils furent malades, prirent des cachets et
dormirent profondément. Le lendemain, la Tunisie était en
vue. Il faisait beau. Ils se sourirent. Ils virent une île dont on
leur dit qu’elle s’appelait l’île Plane, puis de grandes plages
longues et minces, et, après la Goulette, sur le lac, des envols
d’oiseaux migrateurs.
Ils étaient heureux d ’être partis. Il leur semblait qu’ils sor­
taient d ’un enfer de métros bondés, de nuits trop courtes, de
maux de dents, d’incertitudes. Ils n ’y voyaient pas clair. Leur
vie n ’avait été qu’une espèce de danse incessante sur une
corde tendue, qui ne débouchait sur rien : une fringale vide,
un désir nu, sans limites et sans appuis. Ils se sentaient
épuisés. Ils partaient pour s’enterrer, pour oublier, pour
s’apaiser.
Le soleil brillait. Le navire avançait lentement, silencieuse­
ment, sur l’étroit chenal. Sur la route toute proche, des gens,
116 Georges P erec

debout dans des voitures découvertes, leur faisaient de grands


signes. Il y avait dans le ciel des petits nuages blancs arrêtés. Il
faisait déjà chaud. Les plaques du bastingage étaient tièdes. Sur
le pont, au-dessous d ’eux, des matelots empilaient les chaises
longues, roulaient les longues toiles goudronnées qui proté­
geaient les cales. Des queues se formaient aux passerelles de
débarquement.

Ils arrivèrent à Sfax le surlendemain, vers deux heures de


l’après-midi, après un voyage de sept heures en chemin de fer.
La chaleur était accablante. En face de la gare, minuscule bâti­
ment blanc et rose, s ’allongeait une avenue interminable, grise
de poussière, plantée de palmiers laids, bordée d ’immeubles
neufs. Quelques minutes après l’arrivée du train, après le
départ des rares voitures et des vélos, la ville retomba dans un
silence total.
Ils laissèrent leurs valises à la consigne. Ils prirent l’avenue,
qui s’appelait l’avenue Bourguiba ; ils arrivèrent, au bout de
trois cents mètres à peu près, devant un restaurant. Un gros
ventilateur mural, orientable, bourdonnait irrégulièrement. Sur
les tables poisseuses, recouvertes de toile cirée, s’agglutinaient
quelques dizaines de m ouches qu’un garçon mal rasé chassa
d ’un coup nonchalant de serviette. Ils mangèrent, pour deux
cents francs, une salade au thon et une escalope milanaise.
Puis ils cherchèrent un hôtel, retinrent une chambre, s’y
firent porter leurs valises. Ils se lavèrent les mains et le visage,
s’étendirent un instant, se changèrent, redescendirent. Sylvie
se rendit au Collège technique, Jérôme l’attendit dehors, sur
un banc. Vers 4 heures, Sfax commença lentement à se réveil­
ler. Des centaines d ’enfants apparurent, puis des femmes voi­
lées, des agents de police vêtus de popeline grise, des
mendiants, des charrettes, des ânes, des bourgeois immaculés.
Sylvie sortit, son em ploi du temps à la main. Ils se prom enè­
rent encore ; ils burent une canette de bière et mangèrent des
olives et des amandes salées. Des crieurs de journaux ven­
daient le Figaro de l’avant-veille. Ils étaient arrivés.
Les Choses 117

Le lendemain, Sylvie fit connaissance avec quelques-uns de


ses futurs collègues. Ils les aidèrent à trouver un appartement.
C’étaient trois gigantesques pièces, hautes de plafond, com plè­
tement nues : un long couloir menait à une petite pièce carrée,
où cinq portes ouvraient sur les trois chambres, sur une salle
de bains, sur une cuisine immense. Deux balcons donnaient
sur un petit port de pêche, la darse A du chenal sud, qui offrait
quelque ressemblance avec Saint-Tropez, et sur une lagune aux
odeurs fétides. Ils firent leurs premiers pas dans la ville arabe,
achetèrent un sommier métallique, un matelas de crin, deux
fauteuils de rotin, quatre tabourets de corde, deux tables, une
natte épaisse d ’alfa jaune, décorée de rares motifs rouges.
Puis Sylvie commença la classe. Jour après jour, ils s ’installè­
rent. Leurs malles, qui avaient voyagé en petite vitesse, arrivè­
rent. Ils déballèrent les livres, les disques, l’électrophone, les
bibelots. Avec de grandes feuilles de papier buvard rouge, gris,
vert, ils fabriquèrent des abat-jour. Ils achetèrent de longues
planches à peine équarries et des briques à douze trous et cou­
vrirent deux moitiés de murs de rayonnages. Ils collèrent sur
tous les murs des dizaines de reproductions et, sur un pan­
neau bien en vue, des photographies de tous leurs amis.
C’était une demeure triste et froide. Les murs trop hauts,
recouverts d ’une sorte de chaux ocre-jaune qui s’en allait par
grandes plaques, les sols uniformément dallés de grands car­
reaux sans couleur, l’espace inutile, tout était trop grand, trop
nu, pour qu’ils puissent l’habiter. Il aurait fallu qu’ils soient
cinq ou six, quelques bons amis, en train de boire, de manger,
de parler. Mais ils étaient seuls, perdus. La salle de séjour, avec
le lit de camp recouvert d’un petit matelas et d ’une couverture
bariolée, avec la natte épaisse où étaient jetés quelques cous­
sins, avec, surtout, les livres - la rangée des Pléiades, les séries
de revues, les quatre Tisné - les bibelots, les disques, le grand
portulan, la Fête du Carrousel, tout ce qui, il n ’y avait pas si
longtemps, avait été le décor de leur autre vie, tout ce qui,
dans cet univers de sable et de pierre, les ramenait vers la rue
de Quatrefages, vers l’arbre si longtemps vert, vers les petits
jardins, la salle de séjour dispensait encore une certaine cha­
leur : à plat ventre sur la natte, une minuscule tasse de café
118 Georges Perec

à la turque à côté d ’eux, ils écoutaient la Sonate à Kreutzer,


l Archiduc, la Jeune Fille et la M ort, et c ’était com me si la
musique, qui, dans cette grande pièce peu meublée, presque
une salle, acquérait une résonance étonnante, se mettait à l’ha­
biter et la transformait soudain : c ’était un invité, un ami très
cher, perdu de vue, retrouvé par hasard, qui partageait leur
repas, qui leur parlait de Paris, qui, dans cette soirée fraîche
de novembre, dans cette ville étrangère où rien ne leur appar­
tenait, où ils ne se sentaient pas à l’aise, les ramenait en arrière,
leur permettait de retrouver une sensation presque oubliée de
complicité, de vie commune, comme si, dans un étroit péri­
mètre - la surface de la natte, les deux séries de rayonnages,
l’électrophone, le cercle de lumière découpé par l’abat-jour
cylindrique - parvenait à s ’implanter, et à survivre, une zone
protégée que ni le temps ni la distance ne pouvaient entamer.
Mais tout autour, c ’était l’exil, l’inconnu : le long corridor où
les pas résonnaient trop fort, la chambre, immense et glaciale,
hostile, avec pour seul meuble un lit large trop dur qui sentait
la paille, avec sa lampe bancale posée sur une vieille caisse qui
faisait office de table de nuit, sa malle d ’osier remplie de linge,
son tabouret chargé de vêtements en tas ; la troisième pièce,
inutilisée, où ils n ’entraient jamais. Puis l’escalier de pierre, la
grande entrée perpétuellement menacée par les sables ; la
rue : trois immeubles de deux étages, un hangar où séchaient
des éponges, un terrain vague ; la ville alentour.

Ils vécurent sans doute à Sfax les huit mois les plus curieux
de toute leur existence.
Sfax, dont le port et la ville européenne avaient été détruits
pendant la guerre, se composait d ’une trentaine de rues se
coupant à angle droit. Les deux principales étaient l’avenue
Bourguiba, qui allait de la gare au Marché central, près duquel
ils habitaient, et l’avenue Hedi-Chaker, qui allait du port à la
ville arabe. Leur intersection formait le centre de la ville : là se
trouvaient l'hôtel de ville, dont deux salles au rez-de-chaussée
contenaient quelques vieilles poteries et une demi-douzaine
de mosaïques, la statue et le tombeau de Hedi Chaker, assas­
siné par la Main Rouge peu de temps avant l’indépendance, le
Les Choses 119

Café d e Tunis, fréquenté par les Arabes, et le Café d e la


Régence, fréquenté par les Européens, un petit parterre de
fleurs, un kiosque à journaux, un débit de tabac.
On faisait le tour de la ville européenne en un petit peu plus
d ’un quart d ’heure. De l’immeuble q u ’ils habitaient, le collège
technique était à trois minutes, le marché à deux, le restaurant
où ils prenaient tous leurs repas à cinq, le Café d e la Régence
à six, de même que la banque, que la bibliothèque municipale,
que six des sept cinémas de la ville. La poste et la gare, et la
station des voitures de louage pour Tunis ou Gabès étaient à
moins de dix minutes et constituaient les limites extrêmes de
ce qu’il était suffisant de connaître pour vivre à Sfax.
La ville arabe, fortifiée, vieille et belle, offrait des murailles
bises et des portes que, à juste titre, on disait admirables. Ils y
pénétraient souvent, et en faisaient le but presque exclusif de
toutes leurs promenades, mais parce qu’ils n ’étaient justement
que des promeneurs, ils y restèrent toujours étrangers. Ils n ’en
comprenaient pas les mécanismes les plus simples, ils n’y
voyaient qu’un dédale de rues ; ils admiraient, en levant la tête,
un balcon de fer forgé, une poutre peinte, la pure ogive d ’une
fenêtre, un jeu subtil d'ombres et de lumières, un escalier
d ’une étroitesse extrême, mais leurs promenades n ’avaient pas
de but ; ils tournaient en rond, craignaient à tout instant de se
perdre, se lassaient vite. Rien, finalement, ne les attirait dans
cette succession d ’échoppes misérables, de magasins presque
identiques, de souks confinés, dans cette incompréhensible
alternance de rues grouillantes et de rues vides, dans cette
foule qu’ils ne voyaient aller nulle part.
Cette sensation d ’étrangeté s'accentuait, devenait presque
oppressante, lorsque, ayant devant eux des longs après-midi
vides, des dimanches désespérants, ils traversaient la ville
arabe de part en part, et, au-delà de Bab Djebli, gagnaient les
interminables faubourgs de Sfax. Sur des kilomètres, c’étaient
des jardins minuscules, des haies de figuiers de Barbarie, des
maisons de torchis, des cabanes de tôle et de carton ; puis
d ’immenses lagunes désertes et putrides, et, tout au bout à
l’infini, les premiers champs d ’oliviers. Ils traînaient des heures
120 Georges Perec

entières ; ils passaient devant des casernes, traversaient des ter­


rains vagues, des zones bourbeuses.
Et lorsqu’ils entraient de nouveau en ville européenne, lors­
qu’ils passaient devant le cinéma Hillal ou devant le cinéma
Nour, lorsqu’ils s’attablaient à la Régence, frappaient dans
leurs mains pour appeler le garçon, demandaient un Coca-
Cola ou une canette de bière, achetaient le dernier M onde,
sifflaient le marchand ambulant éternellement vêtu d ’une
longue blouse blanche et sale, coiffé d ’un calot de toile, pour
lui acheter quelques cornets de cacahuètes, d ’amandes grillées,
de pistaches et de pignons, alors, ils éprouvaient le sentiment
mélancolique d'être chez eux.
Ils marchaient à côté des palmiers gris de poussière ; ils lon­
geaient les façades néo-mauresques des immeubles de l’avenue
Bourguiba ; ils jetaient un vague coup d ’œ il sur les vitrines
hideuses : meubles frêles, lampadaires de fer forgé, couver­
tures chauffantes, cahiers d ’écoliers, robes de ville, chaussures
pour dames, bouteilles de gaz butane : c ’était leur seul monde,
leur vrai monde. Ils rentraient en traînant les pieds ; Jérôme
faisait du café dans des zazouas importées de Tchécoslova­
quie ; Sylvie corrigeait un paquet de copies.

Jérôme d ’abord avait essayé de trouver du travail ; il s ’était


plusieurs fois rendu à Tunis et grâce à quelques lettres d ’intro­
duction qu’il s’était fait donner en France, et à l’appui de ses
amis tunisiens, avait rencontré quelques fonctionnaires à l ’in­
formation, à la Radio, au Tourisme, à l’Éducation nationale. Ce
fut peine perdue : les études de motivation n’existaient pas en
Tunisie, ni les mi-temps, et les rares sinécures étaient trop bien
tenues ; il n ’avait pas de qualification ; il n ’était ni ingénieur,
ni comptable, ni dessinateur industriel, ni médecin. On lui
offrit, à nouveau, d ’être instituteur ou pion ; il n ’y tenait pas :
il abandonna très vite tout espoir. Le salaire de Sylvie leur per­
mettait de vivre petitement : c ’était, à Sfax, le mode de vie le
plus répandu.
Sylvie s'épuisait à faire comprendre, conformément au pro­
gramme, les beautés cachées de Malherbe et de Racine à des
élèves plus grands qu’elle qui ne savaient pas écrire. Jérôme
Les Choses 121

perdait son temps. Il entreprit divers projets - préparer un exa­


men de sociologie, tenter de mettre en ordre ses idées sur le
cinéma - qu ’il ne sut mener à bien. Il traînait dans les rues,
chaussé de ses Weston, arpentait le port, errait dans le marché.
Il allait au musée, échangeait quelques mots avec le gardien de
la salle, regardait quelques instants une vieille amphore, une
inscription funéraire, une mosaïque : Daniel dans la fosse aux
lions, Amphitrite chevauchant un dauphin. Il allait regarder
une partie de tennis sur les courts aménagés au pied des rem­
parts, il traversait la ville arabe, flânait dans les souks, soupe­
sant les étoffes, les cuivres, les selles. Il achetait tous les
journaux, faisait les mots croisés, empruntait des livres à la
bibliothèque, écrivait à ses amis des lettres un peu tristes qui
restaient souvent sans réponse.

L’em ploi du temps de Sylvie rythmait leur vie. Leur semaine


se composait de jours fastes : le lundi, parce que la matinée
était libre, et parce que les programmes des cinémas chan­
geaient, le mercredi, parce que l’après-midi était libre, le ven­
dredi parce que la journée entière était libre et parce que, à
nouveau, changeaient les programmes - et de jours néfastes :
les autres. Le dimanche était un jour neutre, agréable le
matin - ils restaient au lit, les hebdomadaires de Paris arri­
vaient, long l’après-midi, sinistre le soir, à moins que, par
hasard, un film ne les attirât, mais il était rare que deux films
notables, ou simplement visibles, soient donnés dans la même
demi-semaine. Ainsi passaient les semaines. Elles se succé­
daient avec une régularité mécanique : quatre semaines fai­
saient un mois, ou à peu près ; les mois se ressemblaient tous.
Les jours, après avoir été de plus en plus courts, devinrent de
plus en plus longs. L’hiver était humide, presque froid. Leur
vie s’écoulait.
122 Georges P erec

CHAPITRE II

Leur solitude était totale.

Sfax était une ville opaque. Il leur semblait, certains jours,


que nul, jamais, ne saurait y pénétrer. Les portes ne s’ouvri-
raient jamais. Il y avait des gens dans les rues, le soir, des foules
compactes, qui allaient et venaient, un flot presque continu
sous les arcades de l ’avenue Hedi-Chaker, devant I H ôtel
M abrouk, devant le Centre de propagande du Destour, devant
le cinéma Hillal, devant la pâtisserie les Délices ; des endroits
publics presque familiers. Mais tout autour, le long du port, le
long des remparts, à peine s’éloignait-on, c’était le vide, la
mort : l’immense esplanade ensablée devant la cathédrale
hideuse, cernée de palmiers nains ; le boulevard de Picville,
bordé de terrains vagues, de maisons de deux étages ; la rue
Mangolte, la rue Fezzani, la rue Abd-el-Kader Zghal, nues et
désertes, noires et rectilignes, balayées de sable. Le vent
secouait les palmiers rachitiques : troncs renflés d ’écailles
ligneuses, d ’où émergeaient à peine quelques palmes en éven­
tail. Des multitudes de chats se glissaient dans les poubelles.
Un chien au pelage jaune passait parfois, rasant les murs, la
queue entre les jambes.
Nulle âme qui vive : derrière les portes toujours closes, rien
d'autre que des corridors nus, des escaliers de pierre, des
cours aveugles. Des suites de rues se coupant à angle droit,
des rideaux de fer, des palissades, un m onde de fausses places,
de fausses rues, d ’avenues fantômes. Ils marchaient, silencieux,
désorientés, et ils avaient parfois l’impression que tout n ’était
qu’illusion, que Sfax n’existait, ne respirait pas. Us cherchaient
autour d eux des signes de connivence. Rien ne leur répondait.
C'était une sensation presque douloureuse d ’isolement. Us
étaient dépossédés de ce monde, ils n ’y baignaient pas, ils ne
lui appartenaient pas et ne lui appartiendraient jamais. Comme
si un ordre très ancien avait été établi, une fois pour toutes,
une règle stricte qui les excluait : on les laisserait aller où ils
voulaient aller, on ne les inquiéterait pas, on ne leur adresse­
Les Choses 123

rait pas la parole. Ils resteraient les inconnus, les étrangers. Les
Italiens, les Maltais, les Grecs du port les regarderaient passer
en silence ; les grands oléiculteurs, tout de blanc vêtus, avec
leurs lunettes à monture d ’or, marchant à pas lents dans la rue
du Bey, suivis de leur chaouch, passeraient à côté d ’eux sans
les voir.
Ils n ’avaient avec les collègues de Sylvie que des rapports
lointains, et souvent distants. Les enseignants français titulaires
semblaient ne pas priser tout à fait les contractuels. Même ceux
que cette différence ne gênait pas pardonnèrent plus difficile­
ment à Sylvie de n ’être pas bâtie à leur image : ils l’auraient
voulue femme de professeur et professeur elle-même, bonne
petite-bourgeoise de province, de la dignité, de la tenue, de la
culture. L’on représentait la France. Et bien qu’en quelque
sorte il y eût encore deux France - celle des professeurs débu­
tants, désireux d ’acquérir au plus vite une maisonnette à
Angoulême, Béziers ou Tarbes ; et celle des insoumis ou réfrac -
taires, qui ne touchaient pas le tiers colonial mais pouvaient se
permettre de mépriser les autres (mais c ’était une espèce en
voie d ’extinction : la plupart avaient été graciés ; d ’autres par­
taient s’installer en Algérie, en Guinée), aucune des deux ne
semblait prête à admettre que l’on pût, au cinéma, s ’asseoir au
premier rang, à côté de la marmaille indigène, ou traîner
com me un feignant, en savates, pas rasé, débraillé, dans les
rues. Il y eut quelques échanges de livres, de disques, quelques
rares discussions à la Régence, et ce fut tout. Nulle invitation
chaleureuse, nulle amitié vivace : c’était une chose qui ne
poussait pas à Sfax. Les gens se recroquevillaient sur eux-
mêmes, dans leurs maisons trop grandes pour eux.
Avec les autres, avec les em ployés français de la Compagnie
Sfax-Gafsa ou des Pétroles, avec les musulmans, avec les juifs,
avec les pieds-noirs, c’était encore pire : les contacts étaient
impossibles. Il pouvait leur arriver, pendant une semaine
entière, de ne parler à personne.
Il put sembler bientôt que toute vie s’arrêtait en eux. Du
temps passait, immobile. Plus rien ne les reliait au monde,
sinon des journaux toujours trop vieux dont ils n ’étaient
même pas sûrs qu’ils ne fussent pas que de pieux mensonges,
124 Georges Perec

les souvenirs d ’une vie antérieure, les reflets d ’un autre


monde. Ils avaient toujours vécu à Sfax et ils y vivraient tou­
jours. Ils n ’avaient plus de projets, plus d ’impatience ; ils n ’at­
tendaient rien, pas même des vacances toujours trop
lointaines, pas même un retour en France.

Ils n ’éprouvaient ni joie, ni tristesse, ni même ennui, mais il


pouvait leur arriver de se demander s’ils existaient encore, s’ils
existaient vraiment : ils ne retiraient de cette question déce­
vante aucune satisfaction particulière, à cette nuance près : il
leur semblait parfois, confusément, obscurément, que cette vie
était conforme, adéquate, et paradoxalement, nécessaire : ils
étaient au cœur du vide, ils étaient installés dans un no man’s
land de rues rectilignes, de sable jaune, de lagunes, de pal­
miers gris, dans un monde qu’ils ne comprenaient pas, qu’ils
ne cherchaient pas à comprendre, car jamais, dans leur vie pas­
sée, ils ne s’étaient préparés à devoir un jour s’adapter, se
transformer, se modeler sur un paysage, un climat, un mode
de vie : pas un instant, Sylvie ne ressembla au professeur
qu elle était censée être, et Jérôme, déambulant dans les rues,
pouvait donner l’impression qu’il avait em m ené sa patrie, ou
plutôt son quartier, son ghetto, sa zone, à la sem elle de ses
souliers anglais ; mais la rue Larbi-Zarouk, où ils avaient élu
domicile, n ’avait même pas la mosquée qui fait la gloire de la
rue de Quatrefages, et pour le reste, il n ’y avait à Sfax, quelque
effort qu’ils fissent parfois pour les imaginer, ni Mac-Mahon, ni
H a rry’s B ar, ni Balzar, ni Contrescarpe, ni Salle Pleyel, ni
Berges d e la Seine une n u it d e ju in , mais dans ce vide, à cause
de ce vide justement, à cause de cette absence de toute chose,
cette vacuité fondamentale, cette zone neutre, cette table rase,
il leur semblait qu’ils se purifiaient, qu’ils retrouvaient une sim­
plicité plus grande, une véritable modestie. Et, certes, dans la
pauvreté générale de la Tunisie, leur propre misère, leur petite
gêne d ’individus civilisés habitués aux douches, aux voitures,
aux boissons glacées, n’avait plus grand sens.
Sylvie donnait ses cours, interrogeait ses élèves, corrigeait
ses copies. Jérôme allait à la bibliothèque municipale, lisait des
livres au hasard : Borges, Troyat, Zeraffa. Ils mangeaient dans
Les Choses 125

un petit restaurant, à la même table presque chaque jour :


salade de thon, escalope panée, ou brochette, ou sole dorée,
fruits. Us allaient à la Régence boire un express accompagné
d ’un verre d ’eau fraîche. Us lisaient des tas de journaux, ils
voyaient des films, ils traînaient dans les rues.
Leur vie était comme une trop longue habitude, comme un
ennui presque serein : une vie sans rien.

CHAPITRE III

À partir du mois d ’avril, ils firent quelques petits voyages.


Parfois, quand ils avaient trois ou quatre journées libres et
n’étaient pas trop à court d ’argent, ils louaient une voiture et
partaient vers le Sud. Ou bien, le samedi, à six heures du soir,
un taxi collectif les emmenait à Sousse ou à Tunis jusqu’au
lundi midi.
Us tentaient d ’échapper à Sfax, à ses rues mornes, à son vide,
et de trouver, dans les panoramas, dans les horizons, dans les
ruines, quelque chose qui les aurait éblouis, bouleversés, des
splendeurs chaleureuses qui les auraient vengés. Les restes
d ’un palais, d ’un temple, d ’un théâtre, une oasis verdoyante
découverte du haut d ’un piton, une longue plage de sable fin
s ’étendant en demi-cercle d ’un bout à l ’autre de l ’horizon les
récompensaient parfois de leur quête. Mais, le plus souvent,
ils ne quittaient Sfax que pour retrouver, quelques dizaines ou
quelques centaines de kilomètres plus loin, les mêmes rues
mornes, les mêmes souks grouillants et incompréhensibles, les
mêmes lagunes, les mêmes palmiers laids, la même aridité.
Us virent Gabès, Tozeur, Nefta, Gafsa et Metlaoui, les ruines
de Sbeitla, de Kasserine, de Thélepte ; ils traversèrent des villes
mortes dont les noms jadis leur avaient semblé enchanteurs :
Maharès, Moularès, Matmata, Médénine ; ils poussèrent jus­
qu’à la frontière libyenne.
C’était, sur des kilomètres, une terre pierreuse et grise, inha­
bitable. Rien ne poussait, sinon de maigres touffes d ’herbes
126 Georges P erec

presque jaunes, aux tiges acérées. Il leur semblait rouler pen­


dant des heures, au milieu d ’un nuage de poussière, le long
d ’une route que seules d ’anciennes ornières, ou des traces à
demi effacées de pneus, leur permettaient de distinguer, sans
autre horizon que de molles collines grisâtres, sans rien ren­
contrer, sinon, parfois, une carcasse d ’âne, un vieux bidon
rouillé, un entassement de pierres à demi éboulé qui avait
peut-être été une maison.
Ou bien, le long d ’une route jalonnée, mais défoncée et par
instants presque dangereuse, ils traversaient des chotts
immenses et c ’était, de chaque côté, à perte de vue, une croûte
blanchâtre qui brillait sous le soleil, suscitant, à l’horizon, des
scintillations fugitives qui par instants ressemblaient presque à
des mirages, à des vagues déferlantes, à des murailles crénelées.
Ils arrêtaient leur voiture et faisaient quelques pas. Sous la
croûte de sel, des plaques de glaise sèche fendillées, brun clair,
s’affaissaient parfois, laissant place à des zones plus sombres de
boue compacte, élastique, où le pied s’enfonçait presque.
Des chameaux pelés s’empêtrant dans leurs entraves, arra­
chant à grands coups de tête les feuilles d ’un arbre curieuse­
ment tordu, tendant vers la route leur lippe stupide, des chiens
galeux, à demi sauvages, courant en rond, des murailles effon­
drées de pierres sèches, des chèvres aux longs poils noirs, des
tentes basses faites de couvertures rapiécées annonçaient les
villages et les villes : une longue suite de maisons carrées, sans
étages, des façades d ’un blanc sale, la tour carrée d ’un minaret,
le dôme d ’un marabout. Ils dépassaient un paysan qui trotti­
nait à côté de son âne, s’arrêtaient devant l’unique hôtel.
Accroupis au pied d ’un mur, trois hommes mangeaient du
pain qu’ils mouillaient d ’un peu d ’huile. Des enfants cou­
raient. Une femme, entièrement drapée dans un voile noir ou
violet qui lui recouvrait même les yeux, se glissait parfois d ’une
maison à l’autre. Les terrasses des deux cafés débordaient lar­
gem ent sur la rue. Un haut-parleur diffusait de la musique ara­
be : modulations stridentes, cent fois ressassées, reprises en
chœur, litanies d ’une flûte au son aigre, bruits de crécelle des
tambourins et des cithares. Des hommes assis, à l’ombre,
buvaient des petits verres de thé. jouaient aux dominos.
Les Choses 127

Ils longeaient d ’énormes citernes et, par un chemin malaisé,


gagnaient les ruines : quatre colonnes hautes de sept mètres,
qui ne supportaient plus rien, des maisons effondrées dont le
plan restait intact, avec l’empreinte carrelée de chaque pièce
enfoncée dans le sol, des gradins discontinus, des caves, des
rues dallées, des restes d ’égouts. Et de prétendus guides leur
proposaient des petits poissons d ’argent, des pièces patinées,
des petites statuettes de terre cuite.
Puis, avant de repartir, ils entraient dans les marchés, dans
les souks. Ils se perdaient dans le dédale des galeries, des
impasses et des passages. Un barbier rasait en plein air, à côté
d ’un énorme amoncellement de gargoulettes. Un âne était
chargé de deux couffins coniques de corde tressée, remplis de
piment en poudre. Dans le souk des orfèvres, dans le souk des
étoffes, des marchands, assis en tailleur, pieds nus, sur des
piles de couvertures, déroulaient devant eux des tapis de haute
laine et des tapis à poils ras, leur offraient des burnous de laine
rouge, des haïks de laine et de soie, des selles de cuir brodées
d ’argent, des plats de cuivre repoussé, des bois ouvrés, des
armes, des instruments de musique, des petits bijoux, des
châles brodés d ’or, des vélins décorés de grandes arabesques.
Ils n ’achetaient rien. Sans doute, en partie, parce qu’ils ne
savaient pas acheter et s’inquiétaient d ’avoir à marchander,
mais, surtout, parce qu’ils ne se sentaient pas attirés. Aucun de
ces objets, pour somptueux qu’ils fussent parfois, ne leur don­
nait une impression de richesse. Ils passaient, amusés ou indif­
férents, mais tout ce qu’ils voyaient demeurait étranger,
appartenait à un autre monde, ne les concernait pas. Et ils
ne rapportaient de ces voyages que des images de vide, de
sécheresse : des brousses désolées, des steppes, des lagunes,
un monde minéral où rien ne pouvait pousser : le m onde de
leur propre solitude, de leur propre aridité.

C’est pourtant en Tunisie qu’ils virent, un jour, la maison de


leurs rêves, la plus belle des demeures. C’était à Hammamet,
chez un couple d ’Anglais vieillissants qui partageaient leur
temps entre la Tunisie et Florence et pour qui l’hospitalité sem­
blait être devenue le seul moyen de ne pas mourir d ’ennui en
128 Georges P erec

tête à tête. Il y avait, en même temps que Jérôme et Sylvie, une


bonne douzaine d ’invités. L’ambiance était futile et souvent
même exaspérante ; des petits jeux de société, des parties de
bridge, de canasta alternaient avec des conversations un peu
snobs où des potins pas trop vieux en provenance directe des
capitales occidentales donnaient lieu à des commentaires avertis
et souvent décisifs (j’aime beaucoup l’hom m e et ce qu’il fait est
très bien...).
Mais la maison était un paradis sur terre. Au centre d ’un grand
parc qui descendait en pente douce vers une plage de sable fin,
une construction ancienne, de style local, assez petite, sans
étages, s’était développée d ’année en année, était devenue le
soleil d ’une constellation de pavillons de toutes grandeurs et de
tous styles, gloriettes, marabouts, bungalows, entourés de
vérandas, disséminés à travers le parc et reliés entre eux par des
galeries à claire-voie. Il y avait une salle octogonale, sans autres
ouvertures qu ’une petite porte et deux étroites meurtrières, aux
murs épais entièrement couverts de livres, sombre et fraîche
com me un tombeau ; il y avait des pièces minuscules, blanchies
à la chaux comme des cellules de moines, avec, pour seuls
meubles, deux fauteuils sahariens, une table basse ; d ’autres
longues, basses et étroites, tapissées de nattes épaisses, d ’autres
encore m eublées à l’anglaise, avec des banquettes d ’embrasure
et des chem inées monumentales flanquées de deux divans se fai­
sant face. Dans les jardins, entre les citronniers, les orangers, les
amandiers, serpentaient des allées de marbre blanc que bor­
daient des fragments de colonnes, des antiques. Il y avait des
ruisseaux et des cascades, des grottes de rocaille, des bassins
couverts de grands nénuphars blancs entre lesquels filaient par­
fois les stries argentées des poissons. Des paons se promenaient
en liberté, com me dans leurs rêves. Des arcades envahies de
roses menaient à des nids de verdure.
Mais, sans doute, il était trop tard. Les trois jours qu’ils pas­
sèrent à Hammamet ne secouèrent pas leur torpeur. Il leur
sembla que ce luxe, cette aisance, cette profusion de choses
offertes, cette évidence immédiate de la beauté ne les concer­
naient plus. Ils se seraient damnés, jadis, pour les carreaux
peints des salles de bains, pour les jets d ’eau des jardins, pour
Les Choses 129

la moquette écossaise du grand vestibule, pour les panneaux


de chêne de la bibliothèque, pour les faïences, pour les vases,
pour les tapis. Ils les saluèrent comme un souvenir ; ils n ’y
étaient pas devenus insensibles, mais ils ne les com prenaient
plus ; ils manquaient de points de repère. C’est sans doute
dans cette Tunisie-là, la Tunisie cosm opolite aux prestigieux
vestiges, au climat agréable, à la vie pittoresque et colorée,
qu’il leur aurait été le plus facile de s ’installer. C’est sans doute
cette vie-là q u ’ils s’étaient jadis rêvée : mais ils n ’étaient deve­
nus que des Sfaxiens, des provinciaux, des exilés.

Monde sans souvenirs, sans mémoire. Du temps passa


encore, des jours et des semaines désertiques, qui ne com p­
taient pas. Ils ne se connaissaient plus d ’envie. Monde indiffé­
rent. Des trains arrivaient, des navires accostaient au port,
débarquaient des machines-outils, des médicaments, des rou­
lements à bille, chargeaient des phosphates, de l’huile. Des
camions chargés de paille traversaient la ville, gagnaient le Sud
où régnait la disette. Leur vie continuait, identique : des heures
de classe, des express à la Régence, des vieux films le soir, des
journaux, des mots croisés. Ils étaient des somnambules. Ils ne
savaient plus ce qu’ils voulaient. Ils étaient dépossédés.
Il leur semblait maintenant que, jadis - et ce jadis chaque
jour reculait davantage dans le temps, com m e si leur histoire
antérieure basculait dans la légende, dans l ’irréel ou dans l’in­
forme - , jadis, ils avaient eu au moins la frénésie d’avoir. Cette
exigence, souvent, leur avait tenu lieu d ’existence. Ils s’étaient
sentis tendus en avant, impatients, dévorés de désirs.
Et puis ? Q u’avaient-ils fait ? Que s’était-il passé ?
Quelque chose qui ressemblait à une tragédie tranquille, très
douce, s’installait au cœur de leur vie ralentie. Ils étaient per­
dus dans les décombres d ’un très vieux rêve, dans des débris
sans forme.
Il ne restait rien. Ils étaient à bout de course, au terme de
cette trajectoire ambiguë qui avait été leur vie pendant six ans,
au terme de cette quête indécise qui ne les avait m enés nulle
part, qui ne leur avait rien appris.
ÉPILOGUE
Tout aurait pu continuer ainsi. Ils auraient pu rester là toute
leur vie. Jérôme, à son tour, aurait pris un poste. Ils n'auraient
pas manqué d’argent. On aurait bien fini par les nommer à
Tunis. Ils se seraient fait de nouveaux amis. Ils auraient acheté
une voiture. Ils auraient eu, à la Marsa, à Sidi-Bou-Saïd, à El
Menzah, une belle villa, un grand jardin.

Mais il ne leur sera pas si facile d ’échapper à leur histoire. Le


temps, encore une fois, travaillera à leur place. L’année scolaire
s’achèvera. La chaleur deviendra délicieuse. Jérôme passera ses
journées à la plage et Sylvie, ses cours finis, viendra l’y
rejoindre. Ce seront les dernières compositions. Ils sentiront
venir les vacances. Ils se languiront de Paris, du printemps sur
les berges de la Seine, de leur arbre tout en fleur, des Champs-
Élysées, de la place des Vosges. Ils se souviendront, émus, de
leur liberté si chérie, de leurs grasses matinées, de leurs repas
aux chandelles. Et des amis leur enverront des projets de
vacances : une grande maison en Touraine, une bonne table,
des parties de campagne :
— Et si nous revenions, dira l’un.
— Tout pourrait être comme avant, dira l’autre.
Ils feront leurs bagages. Ils rangeront les livres, les gravures,
les photographies des copains, jetteront d ’innombrables
papiers, donneront autour d ’eux leurs meubles, leurs planches
mal équarries, leurs briques à douze trous, expédieront leurs
malles. Ils compteront les jours, les heures, les minutes.

Pour leurs dernières heures sfaxiennes, ils referont, grave­


ment, leur promenade rituelle. Ils traverseront le marché cen­
tral, longeront un instant le port, admireront, comme chaque
134 G eorges P erec

jour, les énormes éponges séchant au soleil, passeront devant


la charcuterie italienne, devant YHôtel des Oliviers, devant la
bibliothèque municipale, puis, retournant sur leurs pas par
l’avenue Bourguiba, longeront la cathédrale hideuse, bifurque­
ront devant le collège où, pour la dernière fois, ils salueront,
comme chaque jour, M. Michri, le surveillant général, qui fera
les cent pas devant l’entrée, emprunteront la rue Victor-Hugo,
passeront une dernière fois devant leur restaurant familier,
devant l’église grecque. Puis ils entreront en ville arabe par la
porte de la Kasbah, prendront la rue Bab Djedid, puis la rue du
Bey, sortiront par la porte Bab Diwan, gagneront les arcades de
l’avenue Hedi-Chaker, longeront le théâtre, les deux cinémas,
la banque, boiront un dernier café à la Régence, achèteront
leurs dernières cigarettes, leurs derniers journaux.
Deux minutes plus tard, ils prendront place dans une 403 de
louage prête à partir. Leurs valises, depuis longtemps, seront
amarrées sur le toit. Ils serreront contre leur cœur leur argent,
leurs billets de bateau et de chemin de fer, leurs tickets d’enre­
gistrement.
La voiture démarrera lentement. A cinq heures et demie du
soir, au début de l’été, Sfax sera vraiment une très belle ville.
Ses immeubles immaculés scintilleront sous le soleil. Les tours
et les murailles crénelées de la ville arabe auront fîère allure.
Des scouts, tout de rouge et de blanc vêtus, passeront en mar­
chant au pas cadencé. De grands drapeaux, rouges à croissant
blanc de Tunisie, vert et rouge d ’Algérie, flotteront au vent
léger.
Il y aura un bout de mer, toute bleue, de grands chantiers en
construction, les interminables faubourgs encombrés d ’ânes,
d'enfants, de bicyclettes, puis les interminables champs d ’oli­
viers. Puis la route : Sakiet-es-Zit, El Djem et son amphithéâtre,
Msaken, la ville des mauvais larrons, Sousse et son front de
mer surpeuplé, Enfidaville et ses immenses oliveraies, Bir bou
Rekba et ses cafés, ses fruits, ses poteries, Grombalia, Potin-
ville. avec ses vignes envahissant les collines, Hammam Lif,
puis un bout d ’autoroute, des faubourgs industriels, des usines
de savon, des cimenteries : Tunis.
Ils se baigneront longuem ent à Carthage, au milieu des
Les Choses 135

ruines, à La Marsa ; ils iront jusqu’à Utique, à Kelibia, à Nabeul,


où ils achèteront des poteries, à la Goulette où, tard dans la
nuit, ils mangeront d ’extraordinaires daurades.
Puis un matin, à 6 heures, ils seront au port. Les opérations
d ’embarquement seront longues et fastidieuses ; ils trouveront
avec peine une place où, sur le pont, installer leurs chaises
longues.
La traversée sera sans histoire. À Marseille, ils boiront un café
au lait accompagné de croissants. Ils achèteront le M onde de
la veille et Libération. Dans le train, le bruit des roues ryth­
mera des chants de victoire, VAlléluia du Messie, des hymnes
triomphaux. Ils compteront les kilomètres ; ils s’extasieront
devant la campagne française, ses grands champs de blé, ses
vertes forêts, ses pacages et ses vallons.

Ils arriveront à 11 heures du soir. Tous leurs amis les atten­


dront. Ils s’extasieront sur leur belle mine ; ils seront bronzés
comme de grands voyageurs, et coiffés de grands chapeaux de
paille tressée. Ils raconteront Sfax, le désert, les ruines magni­
fiques, la vie pas chère, la mer toute bleue. On les entraînera
au H a rry’s. Ils seront ivres tout de suite. Ils seront heureux.
Ils reviendront donc, et ce sera pire. Ils retrouveront la rue
de Quatrefages, son si bel arbre, et le petit appartement, si
charmant, avec son plafond bas, avec sa fenêtre aux rideaux
rouges et sa fenêtre aux rideaux verts, ses bons vieux livres,
ses piles de journaux, son lit étroit, sa cuisine minuscule, son
désordre.
Ils reverront Paris et ce sera une véritable fête. Ils flâneront
le long de la Seine, dans les jardins du Palais-Royal, dans les
petites rues de Saint-Germain. Et, chaque nuit, dans les rues
illuminées, chaque devanture à nouveau sera une merveilleuse
invite. Des étals crouleront sous les victuailles. Ils se presseront
dans les cohues des grands magasins. Ils plongeront leurs
mains dans les amas de soieries, caresseront les lourds flacons
de parfum, effleureront les cravates.
Ils tenteront de vivre comme avant. Ils renoueront avec les
agences d ’antan. Mais les charmes seront rompus. A nouveau,
ils étoufferont. Ils croiront crever de petitesse, d ’exiguïté.
136 Georges P erec

Ils rêveront de fortune. Ils regarderont dans les caniveaux


dans l’espoir de trouver un portefeuille gonflé, un billet de
banque, une pièce de cent francs, un ticket de métro.
Ils rêveront de s’enfuir à la campagne. Ils rêveront de Sfax.
Ils ne tiendront pas longtemps.

Alors, un jour - n ’avaient-ils pas toujours su que ce jour vien­


drait ? - ils décideront d ’en finir, une fois pour toutes, comme
les autres. Leurs amis, alertés, leur chercheront du travail. On
les recommandera auprès de plusieurs agences. Ils écriront,
pleins d ’espoir, des curriculum vitae soigneusem ent pesés. La
chance - mais ce ne sera pas exactement de la chance - sera
pour eux. Leurs états de service recevront, en dépit de leur
irrégularité, une attention particulière. On les convoquera. Ils
sauront trouver les mots qu’il faudra pour plaire.
Et c’est ainsi qu’après quelques années de vie vagabonde,
fatigués de manquer d ’argent, fatigués de compter et de s’en
vouloir de compter, Jérôme et Sylvie accepteront - peut-être
avec gratitude - le double poste responsable, assorti d ’une
rémunération qui pourra, à la rigueur, passer pour un pont
d ’or, que leur offrira un magnat de la publicité.
Ils iront à Bordeaux prendre la direction d ’une agence. Ils
prépareront soigneusement leur départ. Ils arrangeront leur
appartement, le feront repeindre, le débarrasseront des amas
de livres, des ballots de linge, des masses de vaisselle qui
l’avaient toujours encombré, sous lesquels, bien souvent, ils
avaient pensé étouffer. Et ils erreront, presque sans s’y recon­
naître, dans ce deux-pièces dont ils avaient dit si souvent que
tout y était impossible, et d ’abord d ’y errer. Ils le verront, pour
la première fois, tel qu’ils auraient voulu le voir toujours, enfin
repeint, étincelant de blancheur, de propreté, sans un seul
grain de poussière, sans taches, sans lézardes, sans déchirures,
avec son plafond bas, sa cour campagnarde, son arbre admi­
rable devant lequel bientôt, comme jadis eux-mêmes, de futurs
acquéreurs viendront s’extasier.
Ils vendront leurs livres aux bouquinistes, leurs frusques aux
fripiers. Ils courront les tailleurs, les couturières, les chemi­
siers. Ils feront leurs malles.
Les Choses 137

Ce ne sera pas vraiment la fortune. Ils ne seront pas prési­


dents-directeurs généraux. Ils ne brasseront jamais que les mil­
lions des autres. On leur en laissera quelques miettes, pour le
standing, pour les chemises de soie, pour les gants de pécari
fumé. Ils présenteront bien. Ils seront bien logés, bien nourris,
bien vêtus. Ils n ’auront rien à regretter.
Ils auront leur divan Chesterfield, leurs fauteuils de cuir
naturel souples et racés com me des sièges d’automobile ita­
lienne, leurs tables rustiques, leurs lutrins, leurs moquettes,
leur tapis de soie, leurs bibliothèques de chêne clair.

Ils auront les pièces immenses et vides, lum ineuses, les


dégagements spacieux, les murs de verre, les vues impre­
nables. Ils auront les faïences, les couverts d ’argent, les nappes
de dentelle, les riches reliures de cuir rouge.

Ils n ’auront pas trente ans. Ils auront la vie devant eux.

Ils quitteront Paris un début de mois de septembre. Ils


seront presque seuls dans un wagon de première. Presque tout
de suite, le train prendra de la vitesse. Le wagon d ’aluminium
se balancera moelleusement.

Ils partiront. Ils abandonneront tout. Ils fuiront. Rien n ’aura


su les retenir.
« Te souviens-tu ? » dira Jérôme. Et ils évoqueront le temps
passé, les jours sombres, leur jeunesse, leurs premières ren­
contres, les premières enquêtes, l’arbre dans la cour de la rue
de Quatrefages, les amis disparus, les repas fraternels. Ils se
reverront traversant Paris à la recherche de cigarettes, et s’arrê­
tant devant les antiquaires. Ils ressusciteront les vieux jours
sfaxiens, leur lente mort, leur retour presque triomphal.
« Et maintenant, voilà », dira Sylvie. Et cela leur semblera
presque naturel.

Ils se sentiront à l’aise dans leurs vêtements légers. Ils se


prélasseront dans le compartiment désert. La campagne fran­
çaise défilera. Ils regarderont en silence les grands champs de
blé mûr, les armatures écorchées des pylônes de haute tension.
138 Georges P erec

Ils verront des minoteries, des usines presque pimpantes, de


grands camps de vacances, des barrages, des petites maisons
isolées au milieu de clairières. Des enfants courront sur une
route blanche.

Le voyage sera longtemps agréable. Vers midi, ils se dirige­


ront, d ’un pas nonchalant, vers le wagon-restaurant. Ils s ’instal­
leront près d ’une vitre, en tête à tête. Ils commanderont deux
whiskies. Ils se regarderont, une dernière fois, avec un sourire
complice. Le linge glacé, les couverts massifs, marqués aux
armes des Wagons-Lits, les assiettes épaisses écussonnées sem ­
bleront le prélude d ’un festin somptueux. Mais le repas qu’on
leur servira sera franchement insipide.

Le m oyen f a i t p a r tie d e la vérité, au ssi bien que le résultat.


Il f a u t que la recherche d e la vérité so it elle-mêm e vraie ; la
recherche vraie, c ’est la vérité employée, d o n t les m em bres
épars se réunissent d a n s le résultat.
KARL MARX.
QUEL PETIT VÉLO À G U ID O N CHROMÉ
AU FO N D DE LA COUR ?
D an s une note m anuscrite, Georges Perec p résen te Quel
petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? com m e « ce
q u i est le p lu s con traire à l ’idée [q u ’il se f a it] d e la littéra ­
ture », ca r ce livre correspond à son « écriture la p lu s “n atu ­
relle" : [sa ] p e n te ». Et da n s le seul entretien qu i sem ble a vo ir
été p u b lié après la sortie du livre, il déclare à la jo u rn a liste
du Figaro venue l ’interview er : «J ’a i accum ulé les je u x d e
m ots p o u r m ’amuser. »
Rédigé ju ste après Les Choses, ce « récit épique en p ro se »,
ou vertem ent p a ro diqu e, en constitue une m anière d e contre­
po in t, un d ivertissem en t où le rom ancier oublie l ’élaboration
très contrôlée d e son p rem ier livre en laissan t courir son écri­
ture à va u -l’eau (cette dernière expression n ’éta n t sans dou te
p a s la p lu s a d éq u a te p o u r évoquer les aventures d e p erso n ­
nages a ssez largem ent hydrophobes). Quel petit vélo ne res­
sem ble guère a u x a u tres rom ans d e Perec (horm is peu t-être
Les Revenentes, m ais la p ra tiq u e du m onovocalism e don n e à
ce dern ier livre une to n a lité bien particu lière). Il est très
proche, en revanche, d e la correspondance échangée à la fin
des années 1950 avec Jacques Lederer. Non seulem ent le ser­
vice m ilita ire et la vie d e caserne en con stitu en t la m êm e toile
d e fon d, non seulem ent l ’histoire d ’H enri Pollak, d e ses po tes
et d e celui qu i refusait d ’aller « batifoler da n s les djebels »
p o u r rester auprès d e celle qu ’il a v a it da n s la p ea u est directe­
m en t inspirée p a r la m a rtia le existence d e Jacques Lederer
(a lia s P ollak Henri) au fo r t d e Vincennes, m ais les m anières
m êm es d ’écrire son t sem blables : calembours, contrepets, p a s ­
tiches, em prunts détournés, revus et corrigés, sous-entendus,
connivences, allusions, etc. D an s Quel petit vélo, Flaubert est
d écid ém en t bien loin, m êm e s ’il n ’est p a s absen t (il suffit d e
Notice 141

chercher un p eu p o u r retrouver la toujours très chère Éduca­


tion sentimentale !).
Cependant, com m e toujours, on se g a rd era d e p ren d re p o u r
argent co m ptan t la spon tan éité d ’un texte où, d e son p ro p re
aveu, l ’au teu r « cro it a vo ir iden tifié» quelque 169 «fleurs et
ornem ents rhétoriques». A l ’im age d e son héros p rin c ip a l
« m oins con q u ’il n ’en a v a it l ’a ir », Quel petit vélo relève peu t-
être m oins q u ’il n ’y p a r a ît d e la sim ple p la isa n terie d e
potache.
Son sujet m êm e incite p eu à rire : en toile d e f o n d à cette
ten ta tive d ’entourloupe, il y a bel et bien une guerre qui,
m êm e si elle n ’avou e p a s son nom (on p a r la it à l ’époque des
« événem ents d ’A lgérie »), va m arquer profon dém en t une
génération. Perec lui-m êm e ne d u t q u ’à sa con dition d ’orphe­
lin d ’un p ère « m ort p o u r la France » d e n ’être p a s p a r ti « b a ti­
fo le r d an s les djebels ». Quel petit vélo c ’est aussi l ’histoire d e
cette génération-là, m êm e s i le fe u rou lan t d es calem bours
l ’a com plètem ent et très du rablem en t m asqué au x y e u x d e la
critique. D ans un article récent d es Temps modernes, Yannick
Seité s ’étonne à bon d ro it que ni Perec n i son second rom an
n ’apparaissen t d a n s le m onu m en tal Dictionnaire des livres de
la guerre d ’Algérie 1955-1995 d e B enjam in Stora qu i recense
2 130 titres ! Et il m ontre d e m anière très pertin en te que la
farce, évidente, ne d o it p a s fa ir e ou blier une indiscutable ins­
cription d a n s l ’histoire.
M ais cette inscription elle-m êm e fon ction n e com m e une
« d o u b le couverture» : sa relative évidence dissim u le une
au tre Histoire, « l ’H istoire avec sa gran de hache », selon la
form u le que Perec inventera p o u r W ou le souvenir d ’enfance
où il en précise le contenu : « la guerre, les cam ps ».
C ’est en effet avec Quel petit vélo qu ’apparaissen t p o u r la
p rem ière fo is avec a u ta n t d e netteté plu sieu rs d e ces æ ncrages
d o n t il a été question d an s la préface d e ce volume. À côté du
m anque, déjà évoqué, la présence d e la cassure est manifeste,
sur le p la n d e l ’anecdote, avec une histoire d e bras cassé, et
sur celui d e la fo rm e avec un index spectaculairem ent et d éli­
bérém ent interrom pu à la lettre P, ta n d is qu au cœ ur m êm e
du récit une invraisem blable succession d e paren th èses brise
142 N otice

la n arration en exh ibant deu x nom bres récurrents : un onze


et un quarante-trois. Là où l ’expert en balistiqu e ne verra
qu un calibre approprié au contexte m ilitaire, le « lecteur
h abile » (version m allarm éenne du « suffisant lecteur » cher à
M ontaigne), p o u r p eu q u ’il a it lu W ou le souvenir d ’enfance,
sau ra découvrir la prem ière trace cryptée d e ce «11 février
1943 », d a te officielle m ais fa u sse du décès d e Cyrla Perec.
Q u a n t a u x soixante-douze pa tro n ym es différents du héros, de
K aram an lis à Karalarico, ils d o iven t sans d ou te beaucoup
a u x p erm u ta tio n s qui, chez Queneau, fra p p e n t le Bolucra du
Dimanche de la vie, m ais ils an non cent à coup sûr l ’in stabilité
d u nom d e Perec/Peretz, da n s laquelle l ’au teu r d e W v o it un
des signes d e la ju d é ité qui en f i t un orphelin et représentent
sans d o u te aussi l ’une des figu res possibles d e l ’innom m able
et d e l ’indicible.
Livre incontestablem ent drôle, Quel petit vélo à guidon
chromé au fond de la cour ? (long titre de... on ze m ots!) est
aussi, non m oins incontestablem ent, un drôle d e livre qui
s ’achève sur un q u a i d e gare à la recherche d ’un passager
invisible p a r ta n t p o u r une d estin ation peu t-être mortelle. Plus
tard, d a n s W, Perec racontera un au tre d ép a rt : celui d ’un
enfant au bras fa u ssem en t cassé p a r ta n t p o u r rejoindre un
a b ri sa lva teu r et la issan t su r le q u a i d e la gare celle qui
m ourra d e n ’être p a s p a r tie ce jour-là, et q u ’il ne reverra plus.
L ’avan t-dern ier chapitre d e Quel petit vélo s ’achève sur un
co n sta t désabusé : «Alors on s ’est rendu à l ’évidence : que
K alarico, [...] il ne vo u la it p a s nous parler. » Peut-être y a-t-il
au ssi désorm ais d a n s les rom ans d e Perec quelque chose d o n t
il ne veu t «p a s nous p a rler ». Du m oins p a s sans p a sser p a r
toutes les ruses d e l ’écriture.
Récit
é p iq u e e n p ro se

agrémenté
d ’ornements versifiés
tirés
des meilleurs
auteurs
u$
par
l ’auteur de
com m ent

ren d re
service
à

ses am is

(Ouvrage couronné
p a r diverses Académies
Militaires)
Ce récit est dédié à L. G.
en mémoire de son plus beau fa it d'armes
(mais si, mais si).
r
C’était un mec, il s’appelait Karamanlis, ou quelque chose
comme ça : Karawo ? Karawasch ? Karacouvé ? Enfin bref, Kara-
truc. En tout cas, un nom peu banal, un nom qui vous disait
quelque chose, qu’on n ’oubliait pas facilement.
Ç’aurait pu être un abstrait arménien de l’École de Paris, un
catcheur bulgare, une grosse légume de Macédoine, enfin un
type de ces coins-là, un Balkanique, un Yoghourtophage, un
Slavophile, un Turc.
Mais, pour l’heure, c’était bel et bien un militaire, deuxième
classe dans un régiment du Train, à Vincennes, depuis qua­
torze mois.
Et parmi ses copains, y’avait un grand pote à nous, Henri
Pollak soi-même, maréchal des logis, exempt d ’Algérie et des
T.O.M. (une triste histoire : orphelin dès sa plus tendre
enfance, victime innocente, pauvre petit être jeté sur le pavé
de la grande ville à l’âge de quatorze semaines) et qui menait
une double vie : tant que brillait le soleil, il vaquait à ses occu­
pations margistiques, enguirlandait les hommes de corvée, gra­
vait des cœurs transpercés et des slogans détersifs sur les
portes des latrines. Mais que sonne la demie de dix-huit
heures, il enfourchait un pétaradant petit vélomoteur (à gui­
don chromé) et regagnait à tire-d’aile son Montparnasse natal
(car il était né à Montparnasse), où que c’est qu’il avait sa bien-
aimée, sa piaule, nous ses potes et ses chers bouquins, il se
métaphormosait en un fringant junomme, sobrement, mais
proprement vêtu d ’un chandail vert à bandes rouges, d ’un pan­
talon tire-bouchonnant, d ’une paire de godasses tout ce qu’il
y avait de plus godasses et il venait nous retrouver, nous ses
148 Georges P erec

potes, dans des cafés où c’est que nous causions de bousti-


faille, de cinoche et de philo.
Et le matin, le Pollak Henri, il renfilait la tenue militaire, la
chemise kaki, le pantalon kaki, le calot kaki, la cravate kaki, le
blouson kaki, l’imperméable beige et les chaussures mar­
ronnes, il remontait sur son pétaradant petit vélomoteur (à
guidon chromé), il refaisait, le cœur gros, le trajet dans le sens
inverse, abandonnant ses chers bouquins, nous ses potes, sa
piaule et sa bien-aimée, et même son natal Montparnasse (car
c ’est là qu’il avait né) et réintégrait le Fort Neuf de Vincennes,
où l ’attendait une dure journée pareille à toutes celles que le
bon Dieu de bon Dieu de Saloperie de Service militaire lui
faisait depuis quatre cent soixante et onze jours et lui ferait
encore (mais n ’anticipons pas) pendant trois cent soixante et
dix et neuf.
Il pinçait les lèvres, le Pollak Henri, il rectifiait la position, il
passait, m enton en avant, devant le grand drapeau aux trois
couleurs, devant le poste de garde, devant le capitaine, qu’il
saluait, le lieutenant, qu’il saluait, le maréchal-des-logis-chef-
adjoint-faisant-fonction-d’adjudant-intérimaire, qu’il ne saluait
plus, préférant changer de trottoir, depuis le jour où ils avaient
eu des mots, et les hommes de troupe, le brave Karaschoff,
le brave Falempain, Van Ostrack (un sale raciste) et le petit
Laverrière, chaleureusement surnommé Brise-Glace, qui le
saluaient de divers cris d ’oiseaux, car il était plutôt populaire,
le Pollak Henri.
Alors commençait la dure journée du militaire labeur, avec
les rapports, les appels, les rappels, la purée de pois figée, la
bière tiède, les quarts de pinard, les corvées, les temps morts,
les exercices de style, les boîtes de conserves rouillées que des
galoches expertes envoyaient valdinguer sur les pelouses
pelées, les cigarettes, les mégots, les clopes.
Et Apollon, majestueux, n’en finissait pas d ’arriver au Zénith.
Les heures s’écoulaient comme au travers d ’un sablier empli
de grès (le lecteur déplorera sans doute la platitude de cette
image : qu’il en apprécie, pourtant, la pertinence géologique).
Et à la tant attendue demie des dix-huit heures trente, Henri
Pollak, notre pote à nous, si toutefois il n ’était ni de garde, ni
Quel p e tit vélo à guidon chromé au fo n d d e la cour ? 149

de piquet d ’incendie, ni consigné, ni puni, serrait les mains


m olles de Karabinowicz, de Falempain, de Van Ostrack le sale
raciste et du petit Laverrière (chaleureusement surnommé
Brise-Glace), fourrait dans la poche gauche de son blouson
kaki sa feuille de permission nocturne dûment tamponnée par
la Semaine, enfourchait son pétaradant petit vélomoteur (à
guidon chromé), saluait réglementairement le lieutenant de
service, l'officier de bouche, l’adjudant d ’office, le chef de
block, le maréchal des logis de semaine, le brigadier de jour et
les hommes de garde qui l’ovationnaient de divers cris d ’ani­
maux, car il était plutôt bien vu, Henri Pollak (pas fier, de la
classe, une grande mansuétude sous des dehors peut-être un
peu bourrus) et il prenait son vol tel l’oiseau de Minerve à
l’heure où les lions vont boire, regagnait, à la vitesse de l’éper-
vier aux yeux songeurs, son Montparnasse qui lui avait donné
le jour et où l ’attendaient sa bien-aimée, sa piaule, nous ses
potes et ses chers livres, s’extirpait de la tenue tant honnie, se
changeait en un tournemain en un flagrant civil, le torse à l’aise
dans une camisole de cashmere, la jambe m oulée dans une
paire de djinns, le pied bien pris dans des mocassins patinés à
l’ancienne, et venait nous retrouver, nous ses potes, dans le
café d ’en face, où l’on parlait Lukasse, Heliphore, Hégueule et
autres olibrii de la mêm e farine, car on était tous un peu fêlés
à l’époque, jusques à des heures aussi avancées que nos idées.
Ach ! Quand mêm e allez, c ’était la belle vie pour les mili­
taires !
F
Mais ne voilà-t-il pas, patatras, qu’un jour, tout s’écroula !
Il devait être deux heures, deux heures et demie, peut-être
même trois heures moins le quart.
Et le susnommé Karaphon vint trouver le susnommé Pollak
Henri (ai-je dit que c’était l’un de nos grands potes à nous ?)
et, comme dit le fameux fabuliste,

Il lui tin t à p eu p rè s ce langage :

— Il est venu à mes oreilles étonnées cette nouvelle qui me


laissa tout à la fois pantois, perplexe, piteux, podagre et
presque putréfié : le Haut, le Très Haut (béni soit-il) Comman­
dement aurait décidé, l’on ne sait avec précision si c ’est sur le
coup d ’une impulsion subite ou après maintes et mûres
réflexions, aurait décidé donc, le Haut Commandement, de
confier à M. le Capitaine Commandant le Service des Effectifs
l’exténuante tâche de préparer la liste de ceux-là d ’entre nous
qui, à la prochaine occasion, iront nourrir de leur sang ces
nobles collines d ’Afrique dont notre histoire glorieuse a fait
des terres françaises. Il ne serait pas impossible, il serait même
probable que le nom que ma famille porte avec honneur et
dignité depuis cinq générations, et qu’elle m ’a livré sans tache,
figurât sur cette liste.
Et l’infortuné Karaplasm se mit à sangloter comme un petit
enfant.
— Allons, allons, fit, goguenard, le maréchal des logis Pollak
Henri, notre pote à nous, qui aurait bien voulu se trouver ail­
leurs, par exemple dans son Montparnasse natal, où qu ’il était
1
152 Georges P erec

naquis et où qu’il avait son grand amour, son studio sans


confort, nous ses copains et sa bibliothèque Oscar qu’il avait
escroquée bassement à son meilleur ami (c’était moi son meil­
leur ami).
— Foin de Philomachie, poursuivit, imperméable, Karama-
gnole, trêve de belligérance ; je n ’aime pas la guerre, je ne veux
pas aller me battre ; je ne veux pas aller en Algérie ; je veux
rester à Paris où vit la fille que j’ai dans la peau ; je veux la
serrer dans mes grands bras forts.
— Eh ! Qu’y puis-je ? fit, badin et philosophe, notre ami Pol­
lak Henri (maréchal des logis), troublé par ce soudain lyrisme.
— Mon ami, m on cher ami, mon distingué collègue, mon
vieux poteau, mon pays, mon cochon de lait, continua, admi­
rable, Karalerowicz, ne me laisse pas en peine, aie pitié de moi,
viens à mon secours !
— Eh ! Que puis-je ? fit derechef Henri Pollak, notre copain,
maréchal des logis, natif de Montparnasse où qu’il avait venu
au m onde et où que se trouvaient présentement sa petite fian­
cée, son nid douillet, ses petits camarades (c’était nous ses
petits camarades) et sa collection reliée de Science et Vie.
— Prends ta Djip, proféra l’autre d ’une voix de Centaure,
prends ta Djip, répéta-t-il, et me passe sur le corps. Me casse
le pied que plus jamais ne puisse m ’en servir à des fins meurtri-
cides. Et que j’aille, traînant ma douleur et ma peine, d ’hôpital
militaire en militaire hôpital. Que la fée Convalescence me
touche de sa baguette. Qu elle m ’accorde le plus long de ses
sursis. Et je le passerai, oui, je le passerai dans la couche de
celle que j’ai dans la peau et l’on verra venir. Les Algériens
nous flanqueront la pilule. Et peut-être même que la paix elle
est signée à ce moment.
— De quoi ? De quoi ? fit l’ami Pollak Henri, plié en deux
par cette extravagante requête.
Et de lui expliquer que - minute papillon - il était hors de
question de faire des bêtises avant d ’y avoir réfléchi, qu’il fallait
voir à voir, qu’il avait à l ’extérieur, dans le civil, à Montparnasse
dont il était natif duquel, y étant né, des copains à lui (c’était
nous les copains à lui), et qu’avant toute chose, il allait aller
leur demander ce qu’ils en pensaient.
Q uel p e tit vélo à guidon chromé au fo n d d e la cour ? 153

De fait, lorsque sonna la demie des dix-huit heures, le maré­


chal des logis Pollak Henri, dont je profite de l’occasion pour
l’assurer à nouveau de mon indéfectible amitié, enfourcha son
pétaradant petit vélomoteur (à guidon chromé), distribua alen­
tour saluts confraternels et poignées de main nonchalantes,
pédala dare-dare vers son natal Montparnasse qui l’avait vu
naître et où c ’est qu’il avait son seul amour, sa chambrette
proprette, ses amis de toujours, sa bibliothèque de l’homme
cultivé, s ’extirpa de son enveloppe belliqueuse, se lava à
grande eau, se choisit une tenue militante, à savoir : un panta­
lon de toile aux coutures apparentes, un ras du cou de coton
orange, une veste de veau gratté sans col, une paire de va-nu-
pieds en buffle, des lunettes de soleil, l ’Observateur, Argu­
m ents■, un tiré à part de l ’article d ’Arthur Schmildknapp sur
Otto Preminger (« Untersuchungen über das premingerische
Weltenbild », Prolegom ena, I960, 2 7 : 312-387), vint nous
retrouver dans le café voisin, et n ’eut de cesse qu’il ne nous
eût raconté son topo :
Que lui, Pollak (Henri), maréchal des logis natif de Montpar­
nasse, il avait un pote qui s’appelait Karaschmerz et qu’il
(Karaschmerz, mais Pollak Henri aussi, et tout le m onde : à cet
âge, c’est normal) avait une fille dans la peau et qu’il (toujours
Karaschmerz) manifestait une indifférence notoire et nonobs­
tant sympathique vis-à-vis du différend qui opposait l’avenir de
la France, d ’une part, et quelques ramassis de trublions et de
droit-commun, d’autre part, et qu’il (Karaschmerz again) avait
manifesté le désir de demeurer en France à se la couler douce
dans les bras de celle qu’il avait dans la peau, au lieu de s’en
aller batifoler dans les djebels, et qu’il (c’est-à-dire Pollak
Henri) s’était senti ému comme le jour de sa première com mu­
nion et qu ’il avait demandé ce qu’il pouvait faire, tout en se
disant in p e tto et dans son for intérieur qu’il n ’y pouvait rien,
et qu’il (Karaschmerz) avait suggéré qu ’il (Henri Pollak) lui pas­
sât sur le pied avec une Djip afin qu’une fois estropié il
(Karaschmerz, bien sûr) irait à l’hôpital militaire et qu’il
(Karaschmerz de toute évidence) aurait une longue convales­
cence et q u ’on (c’est-à-dire tout le m onde en général, et plus
particulièrement Karaschmerz, Pollak Henri, les filles q u ’ils
154 G eorges P erec

avaient dans la peau, et, pour lui faire plaisir, l’agent de police
qui règle la circulation au croisement de la rue Boris-Vian et du
boulevard Teilhard-de-Chardin) aurait le temps de voir venir et
que peut-être la paix elle est signée.
Et qu’il (cette fois-ci c’est bel et bien Pollak Henri soi-même,
notre pote) avait dit que - minute papillon - il ( ? q u id est de
çui-là ?) fallait pas faire des bêtises et qu’il (le maréchal des
logis de Montparnasse, notre copain Pollak Henri quoi) allait
en parler à des potes à lui (c’était nous les potes à lui) et leur
demander ce qu’ils (c’est-à-dire nous les potes à Henri Pollak)
en pensaient.
Et que voilà il nous avait tout dit la chose et qu’est-ce qu’on
pensait ?
Eh ben, le moins qu’on puisse dire, c ’est qu’on pensait pas
grand-chose. A vrai dire, on s’en tamponnait le coquillard de
son histoire à la flan du type qui voulait devenir estropied pour
couper à l’Algérie et se la couler douce dans les bras de celle
qu’il avait dans la peau pendant que la paix elle est signée.
Mais comme, d ’une part, on voulait pas lui faire de la peine à
notre grand copain Pollak Henri, et que, d ’autre part, il nous
avait très gentiment demandé de penser et que, c’est bien
connu, la pensée c’est la vie (y’a qu’à voir chez Bergson), il y
en eut deux ou trois qui ruminèrent un bon coup et qui firent,
sans grande conviction :
— Hum, hum !
Ou bien :
— Ouais, ouais.
Le gars Pollak Henri, ça n ’avait pas l’air de lui suffire.
Touchés au cœur par la muette insistance qui émanait de son
intelligent regard, nous nous décidâmes à diversifier nos
appréciations.
Un loustic chanta :

Le g ars Karacho-o
L’ira à l ’hosto-o
L’en au ra d ’ia convalo-o-o...

Mais les autres, tragiques :


— C’est pas du tout cuit, dit le premier.
— C’est pas marrant, dit le second.
— Ça m ’a l’air plutôt con, dit le troisième.
— Boudiou de Boudiou, dit le quatrième.
156 Georges P erec

Bief, notle implession finale, elle fut plutôt défavolable.


Et nous convînmes ensemble et de concert que, de toute
évidence, il n ’était pas hautement souhaitable que l ’individu
honorablement connu sous le nom de Pollak Henri passât, au
volant d ’un véhicule automobile qui ne lui appartenait même
pas, sur le ou les pieds d ’un individu que nous ne connaissions
ni d’Eve ni d ’Adam, fût-ce avec son consentem ent formel et
préalable, vu que :
premièrement, il risquait de lui faire mal, et même très mal ;
et que :
deuxièmement, l’estropiation ou pédotom ie volontaire à
seule fin de non-belligérance est quasiment réprimandée par
la justice locale, tant en ce qui concerne l’individu qui s’y est
abandonné avec complaisance qu’en ce qui concerne la ou les
personnes qui l’ont notoirement encouragé ou aidé dans son
criminel projet, ou qui, le connaissant, n ’en ont point fait part
aux autorités compétentes.
Mais quoi, grands dieux ! Allions-nous laisser un brave ami
dans le besoin ? Serait-il dit que nous, les potes à Pollak Henri,
nous serions incapables de secourir celui-là même qui, en
désespoir de cause, avait commis l’imprudence de s’adresser à
lui, Pollak Henri, notre cher camarade, son maréchal des logis
et néanmoins ami, pour qu’il lui vienne en aide ? Serait-il dit
que nous manquerions à cet engagem ent implicite que l ’un de
nous avait pris - ô funeste inconséquence ! - au nom de nous
tous ? Serait-il dit qu’encore une fois l’intelligentzia française,
dans ce qu’elle avait de plus écrémé (c’est-à-dire nous), serait
mise en défaut ?
Non, tout cela ne serait pas dit.
Car d ’un commun accord nous décidâmes, sublimes, que
nous casserions le bras de Karageorgevitch, tous en chœur et
en douceur, un jour qu’il serait en permission, et qu’après, il
n’aurait qu’à raconter qu’il avait glissé sur une peau de banane
dans le grand escalier du métro Opéra et que, même si on ne le
croirait pas, il allait devant le psychiatre du régiment et qu’on y
fout la paix pour un bout de temps et que peut-être les Algé­
riens ils nous la flanqueront la dégelée et que la paix elle est
signée.
Quel p e tit vélo à guidon chromé au fo n d de la cour ? 157

Et le lendemain, à peine la douce Aurore aux doigts bou­


dinés eut-elle tiré du lit, non sans difficulté, le gars Phœbus,
que le Pollak Henri, redevenu margis chez les tringlots, déva­
lant les boulevards périphériques de toute la vitesse de son
pétaradant petit engin vélomotorisé dont les garnitures de
frein venaient d ’être entièrement révisées, alla porter la bonne
nouvelle à son brave copain Karawurtz, à savoir que lui Pollak
Henri et ses potes à lui (c’était nous les potes à lui), on allait
y casser le bras tous en chœur et en douceur un jour prochain
qu’il viendrait en ville et qu’ensuite il n’aurait qu’à raconter
qu’il a glissé sur la peau de banane du grand plongeoir méca­
nique de la station de métro Tourelles et que, même si l’on
en doute, la section psychothérapeutique du bataillon prendra
l’affaire en main et qu’il serait tranquille pour un bout de
temps et que les Français, ils sont rejetés à la mer, les femmes
et les enfants d ’abord, les veuves ramenées dans leur douaire
d ’origine et l’armistice c’est dans la poche et la paix elle est
signée.
— Ah ! ben ça alors, qu’il gloussa le Karastumpf, elle est
bien bonne. Et il fut vachement jouasse et drôlement content.
Cependant, nous autres, les potes à Pollak Henri, les sans-
grades, les pékins, nous nous chargions d ’arranger la chose.
Nous écrivîmes une belle lettre pour un copain qui était
médecin à Pau (précisons tout de suite qu’il n ’était pas derma­
tologue, et que sa femme n ’était pas écuyère), belle lettre à
mots couverts, car nous nous méfiions de la D.S.T. dont on
disait qu’elle avait des hommes à elle dans tous les bourreaux
de poste.
Et nous lui demandions, dans cette lettre, à ce copain qui
était médecin à Pau, sans être pour autant dermatologue et
sans que par là même soit écuyère sa femme, nous lui deman­
dions, dans cette lettre, à ce copain médecin, qu’il nous fasse
parvenir au plus tôt, dans les meilleurs délais, par retour du
courrier, et même de toute urgence, un anesthésique d ’une
portée foudroyante et d ’une administration aisée et de préfé­
rence intramusculaire.
Ensuite, qu’on se disait com me ça, c ’est du tout cuit, c’est
facile. Il suffira, com me dit l’autre :

Q u ’il nous m ontre son bras m inion


P our q u ’on n ian fa sse un monion.

Le mec, il sent rien, on lui coince le bras entre l’arbre et


l’écorce, ou, à défaut, entre deux bonnes planches. On tord
un grand coup, il fait la grimace, on arrose de gnôle, on met
le feu, on laisse sécher, le tour est joué ; il n ’a plus qu’à aller
bramant dans les rues où la gent militaire est réputée foison­
ner, qu’il a glissé sur la peau de banane du haut des quarante
marches quasi séculaires du métro Pyramides, et mêm e si nul
160 Georges P erec

ne veut l ’écouter, ça sera du ressort de la Commission Psycha­


nalytique de la Brigade, elle le mettra au vert pendant quelque
temps, assez pour que les rebelles ils nous avalent tout crus et
que le négoce il s’enclenche et que la paix elle est signée.
Mais nous recevîmes pour toute réponse un méchant billet
griffonné com me par un qui aurait avalé son stylographe de
travers, nous enjoignant comminatoirement de garder les
bébés que le ciel nous envoyait, et il fallut quelques échanges
de correspondances explicitantes, et par là même dangereuse­
ment engagées - mais nous savions prendre nos responsabi­
lités quand il le fallait - pour qu arrivèrent deux ampoules de
Solucrivine accélérée à 7 %, accompagnées de leur m ode d ’em ­
ploi et d ’une note manuscrite appartenant sans doute au genre
ironique, dont il ressortait que c ’était pas du tout cuit de casser
le bras d ’un type en douceur, fut-ce en s ’y mettant à plusieurs,
vu qu’on risquait de lui péter tout à la fois les os, les tendons,
les poches synoviales, les articulations, les filaments, les liga­
ments, le gras, le maigre et tout le fourbi, et que même si ça
s’aurait pu, ça l’empêchera pas, le bonze, de partir au champ
d ’honneur avec le bras en écharpe et quarante-cinq jours de
cellule à la clé et que nous, ses copains huméroclastes, on a la
maréchaussée au derrière pendant une grande lurette.
« Bah », nous nous dîmes com me ça, et nous fîmes dire par
Pollak Henri à Karaboom que nous étions quasiment fin prêts
et Karaboom nous fit dire par Henri Pollak qu’il était quasi­
ment fin prêt lui aussi. Et com me ça tout le m onde était quasi­
ment fin prêt.

Mais il advint en ces temps-là que, pour des raisons dont


nous demeurâmes ignorants desquelles jusqu’au bout, Kara-
mel ne partit pas. L’était pas sur la lice. Falempain, le brave
Falempain, si, l’était sur la lice, et le petit Laverrière, l’était
aussi sur la lice, le brave petit Laverrière, chaleureusement sur­
nommé Brise-Glace. Et même Van Ostrack, le sale raciste,
l ’était sur la lice aussi. Mais pas Karamel.
Nul camion bâché ne le vit s ’avancer vers lui, titubant sous
le poids du barda arabicide. Nul adjudant aux moustaches en
crocs ne passa en revue son fourbi, nul capitaine badin n ’intro-
Q uel p e tit vélo à guidon chromé au fo n d de la cour ? 161

duisit son doigt ganté de blanc dans le canon luisant de graisse


de sa pétoire dém ontée pour l’en retirer souillé en disant « il
est sale », nul colonel mélanophage et erythrophobe ne le serra
dans ses bras musqués en lui disant « mon petit, tu vas me
manquer », nul général aux jambes arquées ne laissa perler une
larme au coin de son cil blanchi sous le harnais en lui affirmant
derechef que la France et que Dieu comptaient sur eux, sur les
braves pioupious des régiments du Train et qu’ils tenaient bien
haut le flambeau sacré de la civilisation occidentale en péril
(jaune).
Adoncques, il ne partit pas, Karabine, et un grand sourire
fendit sa face noble quand il vit s’en aller ses petits camarades.
Il demeura tout seulet dans la chambrée proprette et l ’on y eût
pu l’y voir, s’aidant d ’un vieux balai, exécuter des entrechats
balourds, ou fredonner les grands airs du C om bat d e Conflans
et d ’H onorine en lavant à grande eau le sol dallé de ladite.
Et, du samedi soir au dimanche matin, il enfouissait sa
grosse tête dans la généreuse chevelure mordorée de celle
qu’il avait dans la peau, et lui susurrait des odelettes galantes
com me si jamais les nuages algériens n ’étaient venus voiler le
pur soleil de son amour.
Mais nous, les potes à Pollak Henri, pour tout dire, on était
vachement déçus. V’ià qu’on s’était décarcassés pour rien, par-
guienne, qu’on s’était mis en frais pour des clopinettes. Ça la
foutait mal. Pour de la frustation, c ’était de la frustation. Dame
oui. Le copain Pollak Henri, l’avait beau être maréchal des
logis, il en prenait pour son grade et on se foutait de sa gueule,
sauf votre respect.
Heureusement, ou plutôt hélas, oui, hélas, eheu, eheu, deux
mois à peine s ’étaient écoulés à la grande horloge de la gare
de Lyon, que c’était de nouveau le grand Ramadan au Fort
Neuf à Vincennes.
!
Alors les bureaucrates, les sales planqués du service des
Effectifs ouvrirent leurs grands registres reliés de toile flammée
et pointèrent de leurs grands doigts maigres de Parques par-
kinsonniennes les noms de tous les ceusses qui s’en iraient
bientôt faire les zouaves, et par un beau matin ensoleillé de
juin mil neuf cent et quelque chose (pas de noms, pas de dates,
nous a suppliés à genoux notre ami le maréchal des logis
Henri P.), les compagnies rassemblées furent tout ouïes pour
le fatidique appel :
Agave, Alatienne (Étienne), Atala (René), Baderne, Beauci-
tron, Bitognaud, Bourbon, Bovary, Buonaparte (Max), Burburi,
Catilina, Cécédille, Colic, Colin-Maillard, Culdesacque, Diego-
Suarez, Dostoyewchky, Epaminondace, Flanchet d ’Hesperide,
Fnaff, Gargouilly, Grôle, Gusse, Harsène, Horgorigme, Hospo-
dar, Ignace-Ignace, Jeanfoutre, Jonas, Jujube, Jussieu...
Défaillir à ce moment se sentit le brave Karadigme. Et quand
son nom, que cinq générations et demie de Karadigme avaient
porté sans même s’en rendre compte et lui avaient livré pieds
et poings liés, tomba de la bouche en cul de poule du lieute­
nant Lariflette, qui d ’ailleurs l’estropia (le nom seulement,
hélas, et pas la personne : subtil distinguo dont je me fais fort
de tirer illico presto maints développem ents divertissants et
vertigineux ; mais l’heure est grave et je dois poursuivre : Ah !
Littérature ! Quels tourments, quelles tortures ton sacro-saint
amour de la continuité ne nous impose-t-il pas !)...
Où en étais-je ? Oui. Quand, donc, son nom, que cinq géné­
rations, etc., tomba de la bouche, etc., le brave Karatchi tourna
sa bonne bouille à l’œ il humide vers son grave gobain Bollak
164 G eorges P erec

Henri qui, pince-sans-rire comme toujours et maréchal-des­


logis jusques aux bouts des ongles, lui flanqua un motif parce
que l ’on ne tourne pas la tête quand l ’on est au garde-à-vous.
N’em pêche que le soir même, nous savions tout. À trois cent
quatre-vingt-dix-huit hectomètres à l’heure l’avait foncé le
bronzant Pollak Henri, sur son crachotant vélocipède à turbine
et à suspension hydraulique, du Fort-Neuf de Vincennes à son
Montparnasse natal où qu’étaient sa douce tourterelle, sa man­
sarde aménagée avec amour, ses alter ego (c’était nous ses alter
ego), ses soixante-quinze centimètres de Pléiades. Ne se chan­
gea même pas, vu les circonstances, et vint à nous tout de
kaki vêtu, brûlant de nous apprendre les événements dont la
journée avait été le théâtre desquels : que cette fois-ci ça y était,
que Karalberg était sur les listes, qu’il en était tout retourné,
qu’il n ’avait pas touché à son déjeuner et pourtant ils avaient
servi des boulettes et c’est bon les boulettes, que c’était la
catascrophe.
Et alors, altérés, mais sublimes, nous décidâmes d ’agir.
Le lecteur qui voudrait marquer ici une pause, le peut. Nous
en sommes arrivés, ma foi, à ce que d ’excellents auteurs (Jules
Sandeau, Victor Margueritte, Henri Lavedan, Alain Robbe-Gril­
let même, dans son tout dernier Carêm e d e Noël) appellent
une articulation naturelle.
F
Permettez-moi de vous rappeler les grandes lignes de ce que
votre cervelle de lecteur a pu, ou aurait pu, ou aurait dû emma­
gasiner :
Premièrement : qu’il existe un individu du nom, peut-être
approximatif, de Karachose, qui refuse d ’aller sur la mer Médit-
terrannée (je ne suis pas très sûr de cette orthographe) tant
que les conditions climatiques seront ce qu’elles sont. Point
que, d ’ailleurs, on précise assez peu, attentifs que nous
sommes à acquimiler les pitits mystères autour de notre
modeste récit ;
deuxièmem ent : qu’il existe une bande de braves gens dont
auquel j’en suis, courageux com me Marignan, forts comme
Pathos, subtils com me Artémis, fiers com me Artaban ;
troisièmement : qu’il existe une tierce personne, nom m ée
Pollak, et prénomm ée Henri, de son état maréchal des logis,
qui semble passer son temps à aller de l ’un aux autres et des
autres à l’un, et vice versa, au moyen d ’un pétaradant petit
vélomoteur ;
quatrièmement : que ce petit vélomoteur a un guidon
chromé ;
cinquièmement : que des individus que l’on peut et doit
qualifier de comparses circulent entre les interstices de la
chose principale et mettent l’icelle en valeur, selon les meil­
leurs préceptes que les bons auteurs m ’ont appris quand j’étais
petit ;
sixièmement : que les choses en étant là où on les a laissées,
on est parfaitement en droit de se demander : Mon Dieu, mon
Dieu, comment tout cela va-t-il finir ?
Donc les Algéropètes ramassèrent leur barda, empilèrent
leur fourbi, retapèrent leurs frusques, recousèrent leurs chaus­
settes, cirèrent leurs godillots, graissèrent leurs fusils, touchè­
rent leurs rations de bouillon Kub, de café en poudre, de sel
de quinine, de poudre vermifuge, achetèrent des boutons, du
| fil, du dentifrice, les œuvres de Camus (Albert), des stylos à
bille, de l’ambre solaire, des boxer-shorts, des babouches.
I Alors l’adjudant aux moustaches conquérantes passa en
revue le trousseau de Karapotch ; le capitaine badin jusqu’au
bout de sa badine passa son doigt ganté de chevreau blanc sur
; la culasse luisante de graisse de son pistolet-mitrailleur
démonté et le considéra souillé en demandant d ’un ton où
l’insolence le disputait à la perplexité : « C’est ça que vous
appelez un pistolet-mitrailleur propre ? » (mais Karapotch se
garda bien de répondre) ; le colonel lui tint un long discours
pas trop mal em bouché de la part d ’un colonel et dont il res­
sortait primo que Karapotch était une brèle et qu’ils étaient
tous les mêmes ; deuxio, qu’il aimerait mieux, lui, colonel
Ramoly, enfant de la balle, fils de troupe, aller faire le crapahut
à Sidi-Belle-Abbesses, plutôt que de commander à une bande
de peigne-culs comme ça ; tertio, que des mecs com me ça
c’était pas un cadeau, et quadratio, que la France elle était bien
bas.
Quant au général, il envoya un télégramme pour s ’excuser
de ne pouvoir venir.
Et nous, on se donna des coups de téléphone et on vit que
c’était le moment.
¥
Au vrai matin du vrai grand jour, l’on se leva de bon matin
et l’on alla faire un grand marché. L’on acheta du vin, beau­
coup de vin, car l’on allait avoir soif, et puis l’on acheta du riz,
des olives, des anchois, des œufs, des charcutailles, car l’on
allait aussi avoir faim, et comme il ne s’agissait d ’être mesquin,
et qu’il fallait, c’était la moindre des choses, lui mettre un peu
de baume sur le cœur, à ce brave Karachose, en attendant de
le lui mettre sur son épaule disloquée ou sur son humérus à
la traîne, l’on acheta aussi des gâteaux, des sucreries, des dou­
ceurs, des friandises, des fruits et de l’alcool.
Puis l’on acheta au grand bazar qu’il y a au croisement de la
rue Boris-Vian et du boulevard Teilhard-de-Chardin, en face
de la sortie de métro, juste à côté le boucher, des aiguilles
hypodermiques, des seringues appropriées, du coton hydro­
phile, de la gaze de ville, onze mètres de bande Velpeau, des
épingles de nourrice, une pince universelle, un bâillon, un cric
et pour quarante sous de sem ences de tapissier qui pourraient
peut-être servir.
L’après-midi l’on fit le ménage parce que la maison elle était
vraiment sale et que ça serait pas gentil de recevoir un pote à
qui l’on allait dévisser le cubitus dans une maison vraiment
sale.
Et comme nous abattions de la besogne, tout fut bientôt
prêt : la maison était récurée, les bouteilles étaient entassées
sur la cheminée, le repas n’attendait qu’un signe de notre part
pour bondir sur la table dressée (une des choses dont nous
étions les plus fiers, soit dit entre nous : c’était une table de
campagne, manifestement peu habituée à la civilisation trépi-
1

1^2 Georges Perec

dante des grandes zones urbaines ; elle avait gardé de ses ori­
gines rurales une propension parfois inquiétante au
nomadisme ; elle avait manifesté envers nous, au début, une
hostilité opiniâtre, muette, mais terriblement efficace et il nous
avait fallu presque six mois, six mois de patience, de douceur,
de fermeté - mais nous ne l’avons jamais brutalisée, rassurez-
vous - pour obtenir qu elle nous obéisse, reste une fois pour
toutes à sa place et se tienne tranquille quand on lui mettait le
couvert).
Il était six heures moins dix. Le vent fraîchit. Nous fermâmes
nos fenêtres et nous nous plongeâm es avec ravissement dans
la lecture de la G rande Encyclopédie, article « Fractures et
Complications diverses » pour nous documenter sur la chose
dont ça ne saurait tarder qu’on en parle.
À six heures notre grand ami Hubert entra qui apportait la
lampe à souder qu’il nous avait empruntée onze mois aupara­
vant. Il dit :
— Tiens ! C’est propre chez vous.
Nous répondîmes :
— Nous attendons Karasplasch.
Il dit qu’il était des nôtres et s’offrit d ’aller chercher du gin,
ce dont nous le congratulâmes. Il descendit et remonta bien­
tôt, accompagné de Lucien que, dit-il, il avait rencontré chemin
faisant.
Et Lucien appela son Émilie, et Hubert appela sa franjine et
nous appelâmes les Dracula, qui étaient sortis, les Cornemuse
qui dirent qu’ils viendraient, et le grand Blerot qui nous faisait
toujours rire, mais que nous ne pûmes joindre.
Et les copains arrivèrent en masse qu’on se serait cru au
Vendôme le jour qu’ils ont sorti Les Parapluies d e Cherbourg
(léger anachronisme que l’indulgent lecteur nous pardonnera
sans mal). Et comme ils étaient pas tous au courant, ceux
qu’étaient déjà au courant mirent au courant ceux qu’étaient
pas encore au courant.
Et alors - fallait s’y attendre - y’en a qui dirent comme ça
qu’il fallait être zinzin pour envisager - ne fût-ce qu’un seul
instant - de casser le bras à Karalahari, que c ’était foutrement
dangereux, que si on lui faisait la piqûre il sentait plus rien et
Quel p e tit vélo à guidon chromé au fo n d de la cour ? 173

c’était pas seulement le bras qu’on lui cassait, mais qu’on lui
démantibulait les poches synoviales, qu ’on lui bousillait les
articulations, qu’on lui pétait les tendons, qu’on lui désincrus-
tait les filaments, qu’on lui caramélisait les ligaments et tout le
tremblement.
Que (de plus) les médecins militaires n ’auraient besoin que
d ’un seul coup d’œ il négligemment lancé sur la prétendue
contusion pour deviner jusque dans ses moindres détails le
stupide com plot qui l’avait perpétrée et que, par suite, partirait
nonobstant le nommé Karapete, avec son bras dans le plâtre
et soixante jours de cachot en guise de prime et que nous, ses
malheureux complices, on aurait les gendarmes à nos trousses
jusqu’à la onzièm e génération.
— Alors quoi ? fîmes-nous tous en chœur et comme un seul
homme, en nous interrogeant les uns les autres du regard.
Sur quoi le président de séance prononça la dissolution tem­
poraire de l’Assemblée générale et décréta la constitution de
trois commissions qui siégeraient à huis clos, l’une dans la cui­
sine, l’autre dans la chambre, la troisième dans la grande salle
du Conseil, commissions souveraines et ventripotentes qui
auraient à connaître des divers projets dont serait saisi le secré­
tariat, lequel les leur ferait parvenir au fur et à mesure de leur
inscription sur le procès-verbal, ne se réservant que le droit de
décider de leur attribution (astuce procédurière qui ne trompa
personne et retarda d ’autant l’instauration du vrai débat).
r
Les principales propositions relatives à l’immédiat avenir de
Karaplouck se trouvèrent à la fin du compte, après quelques
amendements, motions, saisies-arrêts, points d ’ordre, projets,
contre-projets, interruptions, incidents, fausses sorties et
autres faits divers, réduites à cinq, sur lesquelles nous votâmes
à bras raccourci et à main levée.
La première visait à tout compte fait casser tout de même le
bras de Karablast, puisque, soulignait-elle, c ’était pour ça
qu’on était là. Cette proposition formaliste déchaîna l’enthou­
siasme de 9 % de l ’Assemblée, ce qui était trop.
La seconde en pinçait pour que, saoulé à mort, Karawann
soit traîtreusement poussé dans l’escalier ; la Nature, était-il
dit, ferait le reste : conclusion pourrie d ’idéologie que le subtil
neurophysiologiste que je suis à mes heures anéantit en quatre
secondes en démontrant que le proverbe : « Il y a un Dieu pour
les ivrognes » a un fondement scientifique précis, ce qui n ’em ­
pêcha point ladite motion de récolter 13 % des voix.
La troisième ne voyait de salut qu’au sein d ’une prise de
position politique hautement proclamée : courageusement,
Karaniette déclare d ’une voix forte et si possible intelligible
qu’il est contre la sale guerre, et se couche le long de la sale
voie ferrée jusqu’à ce que les sales gardes-barrières l’aient mis
dans un sale état. Cette proposition scélérate mais, reconnais-
sons-le, non dénuée d ’un certain sens de l’humour, fit du bruit
dans la mesure que, laissant entendre qu’il valait mieux pour
nous que le boulot fût fait par des mains assermentées, elle
faisait de nous autres tout simplement des lâches : ce que nous
ne fûmes qu’à concurrence de 23 %■
176 Georges Perec

La quatrième proposition voulait que Karatchoum tombe


malade, si possible gravement, et donnait à choisir entre la
tuberculose osseuse, la jaunisse, le phlegm on double, le rachi­
tisme avancé. Elle recueillit l’assentiment du quart d ’entre
nous.
La cinquième enfin suggérait que Karakiri devienne dingue.
Nous fumes 37 % qui sourirent à cette idée '.
Et c’est ainsi qu’il fut décidé que Karasteni, s’aidant, sous
notre bienveillante gouverne, des merveilleux résultats obten-
sibles à partir des données actuelles de la psychopathologie
militante, simulerait une tentative de self-suicide et se ferait
réformer pour schizophrénie galopante ou pour paranoia
simplex.
Celui de nos copains qui (nous avions tout prévu) était en
troisième année de pharmacie (il y est toujours d ’ailleurs, et il
vient de se marier ; il a onze enfants, rien que des garçons,
tous très beaux, tous viables : comme la vie est une drôle de
chose...) l’alla chez lui chercher son codex, histoire de voir
la drogue en vente libre que Karabouffi pourrait s’ingurgiter
laquelle jusqu’à plus soif, sans danger réel (ou si petit) si
même sans plaisir aucun.

1. Le lecteur méfiant qui fera le com pte trouvera peut-être que le total
dépasse 100 %. Il n ’aura pas tort d ’en déduire que certains votèrent deux
fois.
Enfin, sur le coup de neuf heures moins le quart, alors que
le désespoir aux doigts crochus et aux dents déchaussées
commençait à envahir la place, Karajeanne fît son entrée, très
applaudi. Précédé du noble et généreux Pollak Henri, son
supérieur hiérarchique, qui avait revêtu la tenue des grands
soirs : jersey lie-de-vin en V, tee-shirt bordeaux, fuseaux outre­
mer, chaussures de basket noires à parements de strass ;
c’était, ce Karajeanne, un beau militaire, habillé à la militaire,
avec la tunique kaki à brandebourgs pareils, le calot crânement
posé de traviole sur le sinciput et les grosses écrase-merde
cloutées qui crissaient sur notre plancher fraîchement ciré. Il
entra intimidé, accueilli à grands cris. On lui fit une place. Et
il sentit peser sur lui les regards chaleureux de toute la bande.

Karastein était un individu de taille élancée, que ne déparait


pas une certaine corpulence. De l’orteil au cheveu, il faisait, à
vue de nez, dans les cent quatre-vingts centimètres. Sa largeur
hors tout approchait les soixante-dix centimètres. Sa capacité
thoracique était proprement phénom énale, son pouls lent, son
air amène. Son visage ne présentait aucune particularité remar­
quable : il avait deux yeux bleus, un nez épatant, une grande
bouche, deux oreilles décollées, un cou pas très propre. Ni
barbe, ni moustaches, nous l’aurions remarqué tout de suite.
Des sourcils abondamment fournis, des narines sensuelles, des
joues rebondies, des lèvres charnues, un m enton volontaire,
une mâchoire carrée, un front bas, des tempes dégarnies, des
paupières spirituelles. Le nombre de ses mimiques semblait
pourtant limité. Il avait l’air intelligent de l’indigène auquel
178 Georges Perec

Arthur de Bougainville demanda son chemin lorsqu’il débar­


qua de la gare de Lyon le 11 septembre 1908.
Et si nous ajoutons qu’il était d ’un naturel taciturne, qu’il
avait com me l’air perdu dans un rêve intérieur, qu’il sortait
de chez un coiffeur qui ne l’avait pas gâté, et qu’il tournait et
retournait dans ses grosses mains velues son calot de drap
rude, nous penserons avoir donné de cet homme un portrait
suffisamment précis pour que, si d ’aventure vous le rencontrez
par hasard au croisement de la rue Boris-Vian et du boulevard
Teilhard-de-Chardin, vous vous hâtiez de changer de trottoir,
exactement com me nous-mêmes le ferions si pareil alinéa nous
tombait dessus (il est vrai que nous connaissons, nous, le fin
mot de l’histoire...).
Ces rares éléments, joints aux maigres confidences qu’avait
pu nous faire entre deux portes notre ami Pollak Henri, maré­
chal des logis (à guidon chromé), nous firent supposer, a
priori, que Karavage était un être simple, comme on n’en fait
plus, doué d ’une force peu com mune (n’avait-il pas cassé
notre unique chaise paillée rien qu’en s’asseyant dessus ?),
d ’une perspicacité légèrement à côté de la moyenne, et d ’une
fidélité quasi instinctive à l’égard des normes sociales en usage
dans sa tribu d ’origine : inductions que nous ne songeâmes
pas à creuser plus avant, attendu que nous n ’en avions cure.
L’on servit quelque liqueur apéritive. Les soiffards que nous
étions tous autant que nous étions (ai-je dit que nous étions
la bonne douzaine au fait ?) s’y ruèrent com me la pauvreté sur
le m onde et comme la vérole sur le bas clergé breton. Mais
Karalepipede ne se servit point. Il se tenait, la morve au nez,
mais n ’osant se moucher, recroquevillé dans un coin, ne souf­
flait mot, ou bien parfois, sous la bienveillante insistance de
nos regards convergents, il esquissait un faible sourire et disait
d ’un ton neutre : « C’est bien chez vous quand même, c ’est
petit, mais c ’est bien. » Ce qui était on ne peut plus juste.
L’enfin, l’on se mit à table. Ce qu’on était serrés ! D ’abord,
on a mangé des sardines avec du pain et du beurre. Après, on
a bu du blanc sec qu’avait de la classe, pour sûr. Après, on a
eu le saucisson braisé de chez Pétras, rue Volta, qui vaut tous
les saucissons braisés du monde. Ensuite apparut en grand
apparat un grand plat de riz orné de force olives et de filets
d’anchois disposés en quinconce, alternant avec des petits
entassements de concombres en rondelles eux-mêmes
flanqués de petites crevettes décortiquées, le tout délicieuse­
ment recouvert d ’un semis de poivrons coupés fin, de câpres
et de jaunes d ’œufs durs pareils à des boutons d ’or.
Et Pollak Henri, en vrai maréchal des logis militaires qu’il
était depuis quinze mois et des poussières, déboucha coup sur
coup trois bouteilles de Château-Bercy rouge sans âge, mit son
index dans sa bouche et, se servant de sa joue com me ressort,
fit : « Pof, pof, p of », cependant que d ’aucuns claquant de la
langue, opinant du bonnet, branlant du chef et frisant leurs
moustaches, donnaient le signeau de l’hihilarité générale.
Après le repas, l ’on se transporta au salon, l’on servit le café,
l’on s’offrit cigares et cigarettes, l’on fit circuler divers alcools.
Et pour mettre Karafalck à l’aise, nous tentâmes de le faire
parler et à brûle-tourcoing nous lui demandâmes de but en
blanc ce qu’il pensait de la guerre, s ’il était pour ou s ’il était
contre. C’était, le lecteur s’en souviendra peut-être, une ques­
tion fort à la m ode à cette époque et peu de jours s’écoulaient
sans qu’elle suscitât quelque débat, public ou privé. Mais nous
avions, à la poser, un intérêt tout particulier : c ’est que, le lec­
teur toujours subtil s’en est sans doute aperçu, car nous ne
180 Georges P erec

nous sommes pas privés, Dieu nous en garde, de jeter comme


par hasard plusieurs allusions malignes, et parfois même
filoutes, à la chose, c ’est que, dis-je, nous étions un peu vexés
d ’avoir à nous compromettre en la compagnie d ’un individu
qui n’était même pas politiqué ; nous nous en voulions de
déployer tant d ’efforts pour sauvegarder la tranquillité d ’un
qui ne demandait rien d ’autre qu’à rester à se la couler douce
dans la couche de celle qu’il avait dans la peau, cependant que
ses petits copains montaient la garde devant les institutions
au péril de leur honneur, et qui semblait n ’accorder qu’une
importance restreinte, voire dérisoire, à la Liberté, à la Démo­
cratie, aux Idéaux humains, au Socialisme et tout le trem­
blement.
Mais, malheureusement pour nous, qui y eussions trouvé là
matière à bel apologue, Karagidouille était moins con qu’il
n ’en avait l ’air. Conscient de cet aspect déceptif de sa person­
nalité, il fit quelque effort pour se mettre à la hauteur, et dit
très exactement ce que nous voulions lui faire dire en espérant
qu’il ne le dirait pas, c ’est-à-dire q u ’il convint avec nous qu’il
était, lui aussi, de ce genre de types qui, en d ’autres circons­
tances, et si on les en eût intelligemment priés, auraient « porté
la valise », allusion si claire que nous ne jugeons pas utile de
la paraphraser.
Mais d ’ailleurs, en fin de compte, était-il vraiment nécessaire
de prendre de tels risques pour accéder au côté proprement
politique de l’affaire. Ne suffisait-il pas d ’être simplement un
brave homme, un bon bougre, un humble, un petit, un brave
gens du quartier qui va au lait en savates, qui n ’aime pas la
guerre, pasque la guerre, c’est vilain, qui aime la paix, pasque
la paix, c’est mimi, qui aime danser le dimanche soir, sur l’air
de N ini p e a u d e chien, au son de l’accordéon, sur les places
publiques, sous les lampions tricolores. Et puis l’amour ! Ne
suffisait-il pas qu’il ait une fille dans la peau pour être sauvé ?
Cette absolution théorique l’ayant sans doute mis en
confiance, Karagandhi, sur le tard, se dégela un peu. Il nous
confia qu’il était ouvrier, qu’il était pas content à l’armée, et
qu’il avait jamais vu autant de livres.
Et aussitôt, nous, qui étions de ceux qui vont aux masses,
Q uel p e tit vélo à guidon chromé au fo n d d e la cour ? 181

nous qui avions dans le sang le virus de la propagande éclairée,


nous qui aurions aimé avoir été instituteurs dans un petit vil­
lage de Savoie, vers la fin du XIXe siècle, pour pouvoir faire lire
Rousseau, Voltaire, Vallès et Zola aux petits paysans en blouse,
nous lui en offrîmes tout un stock : M oby Dick, le Volcan (Ah !
le Volcan ! Le vieux Popo ! Qaqahuaq ! Sé gousta hesté hhrrarr-
dinn’ ! Mescalito per favor ! Ça, c’est un bouquin !), La Crise
d e la conscience européenne (Et pourquoi pas ? Je vous vois
venir, sales m isopèdes ! Obscurantistes!), Henry Miller - à
l’époque nous aimions Henry Miller -, Gaston Leroux (il
n’avait même pas lu Gaston Leroux !) et d ’autres encore, qui
nous encombraient. Mais il les refusa, très gentiment, disant
que, peut-être, quand la paix serait revenue, quand il aurait le
loisir de lire ces ouvrages à tête reposée, quand il pourrait en
savourer tout le suc, alors oui. Mais ce soir, ajouta-t-il, non, ce
soir, il n ’avait pas, non, il n ’avait pas le cœur à ça.
Ce long discours, dont les expressions choisies permettaient
de mesurer dans toute son ampleur la nocive influence
qu’avait exercée sur cette jeune âme la culture sophistiquée du
maréchal des logis Pollak Henri, notre pote à nous (et nous en
fumes tristes pour lui), ce long discours le laissa abattu. Il s’af­
fala presque, et se plongea dans un mutisme agressif. Un
silence lourd plana sur la pièce enfumée. Et ces tristes pensées
nous vinrent que c’était fini, qu’il nous avait bien fait marrer,
le Karastenberger, avec ses grosses godasses, sa bonne bouille,
son esprit un peu lent, sa bonne volonté, son bégaiement, mais
que c’était à nous de jouer maintenant, qu’il fallait quand
même se décider à le sortir de son pétrin, et qu’il allait plus
tarder à faire vilain.
Alors le mandarin-chef de notre tribu, la grosse tête, le véné­
rable, essuya ses lunettes, enleva sa pipe de sa bouche, et parla
en ces termes :
— Mon vieux, on y a pensé à ton histoire. C’est pas marrant.
Faut quand même pas être con. On demande pas mieux que
de te casser le bras en douceur, mais c’est vachement dange­
reux, tu comprends, avec la piqûre, tu sens rien, on risque de
te démantibuler les articulations, de te péter les poches syno­
viales, de te bousiller les ligaments et les tendons intra-articu-
laires. Et puis, mon vieux, tu comprends, faut pas croire que
les médecins militaires sont des cons. On les a pas si facile­
ment. Faut pas prendre les gens pour des cons, q u ’ils diront
les médecins militaires, et ça t’empêchera pas, mon vieux, d ’y
aller à la manœuvre, avec la bande à Velpeau, et un coup de
pied dans l’arrière-train, plus quatre-vingt-dix jours de forte­
resse pour couronner le tout, si c’est pas le conseil de guerre,
Biribi, Foum Tataouine et compagnie, et nous, les marrons du
feu, on aura la police au cul pendant quelques lustres, tu
comprends ?
— Eh là ! Eh là (fit l’autre), c’estoient poinct icy masnyères
de chrestiens ! J’allions m ’fout’ à la Seine illico presto qu’on
en finisse, nom d ’un petit bonhom m e en sucre !
— Tout doux, l’ami, tout doux, fit celui d’entre nous qui
semblait être notre chef, en faisant tournoyer sa chaîne à vélo
d ’une manière qui se voulait menaçante. Ne nous affolons pas.
Il nous est apparu au cours des discussions que ton cas suscita,
que ce sera pas une mauvaise idée que tu tomberais malade
du cerveau : t’avales quelques comprimés, t’es un peu bar­
184 Georges P erec

bouillé, tu sais plus où que t’es, on te fait vomir, t’as l’air


d'avoir voulu te faire passer l’arme à gauche, les militaires ils
n'aiment pas ça c ’est connu, c ’est mauvais pour le moral des
troupes, alors tu vas devant le psychiatre et t’es réformé c ’est
couru.
L’idée qu’il allait avoir à se faire hara-kiri dans les quatre
heures qu'allaient suivre ne sourit pas outre mesure à notre
ami (ou plutôt à l’ami de notre ami Henri Pollak. Ne confon­
dons pas. Les amis de notre ami Henri Pollak ne sont pas obli­
gatoirement nos amis, Dieu merci) Karacoroum. Il râla même
un bon coup. Mais, que voulez-vous ? Nous étions non seule­
ment les plus nombreux, mais aussi les plus forts : ce n ’était
pas pour rien que nous avions suivi pendant deux années
consécutives le séminaire de vente au porte-à-porte organisé
par la Sixième Section des Hautes Études : à coups d ’argu­
ments massues, de verres de calva et de fine, de syllogismes
retors et d ’improvisations brillantes, nous déchaînâmes, en
moins de cent treize minutes (nous en avions connu de plus
coriaces), son enthousiasme, et il finit par se dire qu’après tout
ce n ’était pas une si mauvaise idée : oui, il voulait bien, oui, il
allait prendre quelques petites pilules, se calfater l’estomac de
barbituriques, faire un bon dodo. Et puis il se réveillerait sur
un lit d’hôpital, avec un petit tube dans la bouche, une demi-
douzaine de bassines à ses pieds, et quelques infirmiers mili­
taires (encore des sales planqués ceux-là) qui lui taperaient
dans le dos, et puis il irait devant les psychanalisses, il leur
monterait le bourrichon, il leur dirait
qu'il était pas stable
que certains jours il en avait marre de l'existence
qu'il voulait se faire sauter la cervelle
q u ’il préférait se fiche à l’eau
qu'il en avait marre de l ’existence
qu’il voulait se fiche à l’eau certains jours
q u ’il voulait se faire sauter la cervelle
qu’il était pas stable
qu’il préférait en finir une bonne fois pour toutes
q u ’il était déprimé que c ’en était pas croyable c ’était comme
un trou
Q uel p e tit vélo à guidon chromé au fo n d de la cour ? 185

un trou noir
un grand trou noir
brrr
il en avait assez de la vie
(à quoi bon vivre)
il avait peur c’était pas normal
il était pas stable
il préférait se fiche à l’eau
enfin quoi, il leur ferait comprendre que s ’il y avait quelqu’un
de zinzin dans le régiment, c’était bien lui, et que les crises de
maspéroclastie bavotante du capitaine Dumouriez, c ’était de la
bibine à côté de ce qu’il avait. Et les psychanalisses diagnosti­
queraient une bonne petite paranoia simplex, ou peut-être
mêm e la schizo, et l’enverraient à l’hôpital, il irait pas sur les
pitons rocheux et peut-être que les Algériens, ils finiraient bien
par la gagner leur sale guerre et que le cessez-le-feu il sera
conclu et que la paix elle est signée.
Sur ce, fort ému, Karamega s’enfila un grand verre de gin et
il se mit à rire tout seul.
r
Il passa l’heure suivante à roupiller comme un bienheureux,
cependant que d ’aucuns dont nous étions desquels s ’occu­
paient de son salut militaire en déterminant codex en main le
produit qu’il allait se farcir :
le curare aurait été, som m e toute, inefficace ;
l’Achéronate d ’Atropion était interdit aux hommes de troupe
et aux sous-officiers de réserve ;
l ’extrait liquide de Taedium Vitae coûtait les yeux de la tête ;
et nous nous rabattîmes sur la thanatine solucamphrée du
Dr Mortibus :

N ico ta te d e M e th ild e .................................................................................... 0 ,0 0 5


8-C h lo r o th é o p h y llin a te -d im eth y l-a m in o -é th y l-b e n z h y d ry l
é t h e r ..................................................................................................................... 0,1
P a r a d ic h lo r o b e n z è n e ................................................................................... 0 ,4
B a lz a q u e ............................................................................................................. 0 ,0 0 1
Q u in q u in a s u c c ir u b r a .................................................................................. 0 ,8
Jam es B o n d ....................................................................................................... 0 ,0 7
A grippa d o b ig n ia ............................................................................................ traces
E xcip ien t p l a c é b iq u e ..................................................................... Q .S. (9 8 ,6 %)

médication peu renommée, mais dont, au moins, personne,


paraissait-il, jamais n’était jamais venu jamais se plaindre. Pol­
lak Henri, qui était un garçon méthodique, prit bonne note des
caractéristiques de ce produit sur son petit agenda de l’homme
moderne à feuillets mobiles (et à fermoir chromé) ensuite de
quoi nous décidâmes en premier lieu de réveiller Karasweisz
par les moyens les plus expéditifs, de le mettre sur pied, et de
le vêtir de ses plus biaux atours ;
188 Georges P erec

deuxièmement, de l’accompagner en le tenant par le bras jus­


qu ’à la plus proche des pharmacies voisines (à savoir au croise­
ment de la rue Boris-Vian et du boulevard Teilhard-de-
Chardin), d ’acquérir sans égard pour son regard globuleux un
tube de thanatine solucamphrée du Dr Ad. Patrès, de lui payer
généreusement un café au comptoir du bistro d ’en face, et d’y
surveiller l’ingurgitation massive - mais non exagérée - des
petites pilules hypnofères, somnitives et dormigènes ;
tertio, de l’accompagner à un hôtel, et de lui souhaiter une
longue et bonne nuit ;
et, petit d, de ne pas manquer de prendre de ses nouvelles
aussi vite que faire se pourrait.
Ensuite, qu’on se disait, c ’est du tout cuit c ’est facile. Il suf­
fira, com me dit l’autre

Q u ’il a it ls o m m e il barbiturique
P our s ’dém an tibu ler l ’p chichique.

Le mec, il dort sur ses deux oreilles. Ses petites affaires sont
bien rangées. Il a laissé sur la table nocturne la photographie
de celle qu’il a dans la peau, le tube délesté de ses pilules
amères, un verre à moitié bu, une lettre qui dit comme ça qu’il
en a eu marre de l’existence, qu’il voulait pas y aller en Algérie,
qu’il aura pris douze comprimés de la thanatine du Dr Kada-
ver, qu’il demande pardon à son papa, à son colonel, à sa
maman, au capitaine qu’avait été si bon, à l’adjudant qu’il
serait plus fâché avec malgré qu’il lui avait mis huit jours un
jour qu’il avait rien fait il le jurait, au margis Pollak qu’eût été
un vrai pote, au brave Falempain (mais y ’avait déjà trois
semaines qu’il avait crevé le brave Falempain) et au petit Laver­
rière qu’on a chaleureusement surnommé Brise-Glace.
Et dans le petit jour blême, inquiet du sort de cet étrange
voyageur qui portait l’uniforme de la glorieuse armée française
(la meilleure parce que la plus vendue), l’hôtelier au visage
patibulaire et à la mine défaite, tambourinerait à la porte dudit,
ameuterait de ses grands cris de veau égorgé les voisins, les
flics en bourgeois, la P.J., la S.P.A., la V.S.O.P., la morgue, l’Ély-
sée, le Figaro, Baudelocque et Cochin, et Karaschmurz l’en-
Quel p e tit vélo à guidon chromé au fo n d de la cour ? 189

dormi irait poursuivre son sommeil dévastateur sur la couche


moelleuse d ’un grabat d ’hôpital et ne se réveillerait qu’avec
quarante-trois centimètres de sonde javellisée dans l’œ sophage
(à moins que ça ne soit dans le pharynx). Onze (ou peut-être
dans le larynx même), onze (ou dans la trachée-artère, j’y
connais rien, moi), onze (vous me direz que si je n ’y connais
rien, je n ’ai qu’à pas écrire : quand on veut écrire, faut avoir
du vocabulaire. Possible, mais je suis bien sûr que vous n ’en
savez pas plus que moi sur ces trucs-là. D ’ailleurs vous seriez
bien incapables d ’écrire cette histoire à ma place !) onze (met­
tons qu’il aura quarante-trois centimètres de sonde javellisée
dans la gorge et n ’en parlons plus...), onze psycholonels
(donc) triés sur le volet lui prendraient le pouls, lui tireraient
la langue, lui mesureraient l’intellect, lui regarderaient sous les
orteils comment que serait son Babinski (Ah ah ! je tiens ma
revanche : je suis bien sûr que vous ne savez pas ce que c’est
qu’un Babinski. N’espérez pas que je vais vous le dire) et,
écœurés, l’enverraient se faire voir ailleurs tandis que les
braves moujahids ils retournent la situation et que la trêve c ’est
pour tantôt et que la paix elle est signée.
Ainsi donc fut-il fait : cependant que le gros de la troupe
restait sur les lieux pour finir les bouteilles, Pollak Henri, le
brave Pollak et un autre (dont le nom ne vous dirait rien) pre­
naient Karabougaz sous les bras et l’emmenaient faire une
petite balade.
Du temps fugit. L’était tard. Certains s’endormaient à même
le sol. Il y en avait qui partaient à pas feutrés, d ’autres qui se
prenaient les pieds dans les bouteilles et se mettaient à insulter
le nom du créateur, d ’autres qui allaient à la cuisine pour man­
ger du fromage. Des femmes voilées de noir s’agenouillaient
devant l’icône et se signaient priant pour le salut du soldat.
Cependant qu’indifférent à la chose, sur l’électrophone en
sourdine, Lester Young, qu’accompagnaient John Lewis au
piano, Paul Chambers à la basse et Kenny Clarke aux drums,
interprétait quelque chose de très simple et de très beau (Blue
Star, Norman Granz, n° 6933).

Sur le coup de trois heures, trois heures et quart, Pollak
Henri et son compagnon (dont le nom ne vous dirait rien)
firent une apparition remarquée. Ceux d ’entre nous qui
avaient encore la force de parler se soulevèrent sur un coude
et demandèrent comment que ça s’était passé.
Ils se lancèrent dans un récit si compliqué, si compliqué que
la fameuse dictée de Claude Simon proposée aux candidats au
concours d ’entrée de l’École Normale Supérieure de Puéricul­
ture (session unique de 195.) eût à côté paru plus linéaire que
le célèbre sixtain d ’Isaac de Benserade (1613-1691) où l’évi­
dence le dispute à la grâce et que je ne résiste pas au plaisir
de vous le citer in extenso :

Entre la Poire et la Fromage


Mon Cueur ne s a it Laquelle choisir •
Si j e p ren d s la Fromage,
Je n ’a u ra p a s la Poire ;
Et si j e p ren d s la Poire,
J ’a u ra p a s la Fromage.

(L’authenticité de la pièce serait douteuse. Je ne trancherai


point sur ce point, m ’éborgnant à faire remarquer que ce six­
tain comporte, comme n’importe quel autre, les six vers régle­
mentaires, et que, sed etiam , la structure, la peinture, la
texture et la facture sont indubitablement précieuses ; quant
au sens, s’il est moins clair, c’est la faute à l’Allégorie qui a mal
supporté le voyage ; mais enfin, convenons-en, c’est là une
belle petite chose).
Bon. Donc, Pollak Henri et l’autre (dont le nom ne vous
194 Georges Perec

dirait rien) avaient traîné Karastinck dans une pharmacie de


Montparnasse (où, t’en souvient-il, lecteur, l’un de ces trois
nyctobates avait vu le jour), ils l’avaient pesé, histoire de voir,
et ils avaient acheté à son exclusif usage un petit tube verdâtre,
assez lugubre ma foi, qui contenait douze dragées mauves, de
forme ovoïde.
Puis, ils étaient allés dans un café lugubre, et ils avaient
demandé au garçon, lequel avait un crâne ovoïde, un teint ver­
dâtre et un tablier tirant sur le mauve qu’on se serait cru dans
un film de Vincente Minnelli, ils avaient demandé au garçon,
donc, trois cafés noirs, très noirs, et le garçon leur avait
apporté trois cafés noirs, noirs com me de l’encre noire. Alors,
Pollak Henri, à moins que ça ne soit l’autre, dont le nom ne
vous dirait rien (de toute façon, mieux vaut ne pas savoir qui
ce fut) avait mis quatre dragées dans la tasse destinée à Kara-
blum, et onze morceaux de sucre, avait vigoureusement remué
avec une petite tuyère qu’il avait retirée à moitié rongée, avait
porté la tasse aux lèvres de Karacalla, lequel l’avait bue d ’un
trait, puis lui avait tapoté dans le dos jusqu’à ce qu’il fasse son
rot.
Après quoi, Pollak Henri (notre ami) et son compère (dont
le nom ne vous dirait toujours rien) avait dicté une lettre à
Karaschwein dans laquelle c’était dit que Karaschwein il en
avait marre de l’existence que c ’en était pas croyable, que peu
lui chaudait l’idée d ’aller ratisser dans les djebels, qu’il avait
pris les douze dragées mauves de thanatine du Dr Morty Kohi,
que le maréchal des logis Pollak Henri il n ’avait rien à voir là-
dedans ; qu’il demandait pardon à son papa, à sa maman, à
son colonel, à son capitaine qu’était la crème des hommes, à
l’adjudant qu’avait fait ses preuves, à ses copains Laverrière et
Falempain (mais ça faisait déjà trois semaines qu’il avait un
trou rouge au côté droit, Falempain) et au général de Gaule,
Président de la République Française.
Karabouffi lut, relut, signa de sa signature enfantine, et rota
derechef. Il semblait épuisé et tremblait com me une jeune
pousse caressée par le doux Zéphyr. Son visage avait pris une
teinte qui ne disait rien de bon, le bout de son nez virait au
rose et son chef commençait à se déplumer. Pollak Henri et
Quel p etit vélo à guidon chromé au fon d de la cour ? 195

l’autre, dont le nom ne vous dirait rien, jugèrent qu’il était


temps de décamper.
Ils cherchèrent un hôtel et n’en trouvèrent pas. Ce sont des
choses qui arrivent.
Ils marchèrent longtemps, si longtemps qu’à la fin ils furent
fatigués et s’arrêtèrent. Et Karafeld, sans prévenir, se laissa
tomber dans la canivache et se mit à ronfler.
— On va quand même pas le laisser là, dit Pollak Henri.
— Pour sûr, fit l’autre, dont le nom ne vous apprendrait
rien.
— Ben voyons, appuya Henri Pollak.
— C’est l ’évidence même, conclut l ’autre, dont le nom ne
vous dirait pas grand-chose.
Stimulés par leur parfait accord, ils se regardèrent dans le
blanc des yeux et, cogitant de concert, s’offrirent une petite
séance de brainstorming d ’où émergea cette lumineuse idée :
que puisqu’il n’y avait pas de place dans les hôtels, Karacasse
n’avait qu’à aller à la caserne.
Sitôt dit, sitôt fait : Karabinèré, remis sur pied, fut poussé
dans un taxi qui passait d ’aventure, et dans lequel Pollak Henri
et l’autre (dont le nom ne vous dirait rien, parfaitement) s’en­
gouffrèrent itou, et le taxi les transbahuta à vive allure jusques
aux portes du Fort Neuf de Vincennes, le long d ’un petit
néraire que Pollak Henri connaissait bien, pour l’accomplir
matin et soir sur son pétaradant petit vélomoteur à fourche
télescopique (et à niveau d ’huile apparent).
Alors (mais seulement alors), ils réveillèrent Karascon en lui
incinérant des petits bouts de bois dans les oneilles (vous
voyez qui j’allusionne ?) et ils lui dirent d’aller bien vite se cou­
cher, de prendre les quatre dragées mauves de thanatine qu’ils
lui mirent dans la main avec un bon sourire, de mettre la lettre
en évidence à côté de son casque, et d ’attendre, confiant, la
suite des événements. Et ils lui dirent encore qu’il ne leur
devait rien, ni pour les dragées, ni pour les cafés, ni pour le
taxi (c’était vraiment de la grandeur d ’âme), qu’ils avaient été
contents de lui rendre service et que, comme disent les canton­
niers de notre Belle France :
196 Georges Perec

S’il éta it à refaire


Ils referaient ce chemin.

Après quoi, cachant bien leur jeu et mal leur ém otion, ils
balancèrent Karabesque hors du tacot vénal et intimèrent au
chauffeur l’ordre de faire demi-tour. Et, passant sur la Seine,
Pollak Henri, du geste auguste du semeur, balança les quatre
dragées mauves qui restaient dans le flot noir qui les engloutit.
Et Dieu, qui voit tout, vit que tout cela n ’allait pas servir à
grand-chose.
Et voilà, dîmes-nous, l’est parti. Nous bûmes encore un
verre. Pollak Henri l’alla se coucher, puis les autres. On se
pieuta.
Le lendemain, nous rangîmes. C’était un champ de bataille.
N ou s lavâmes les assiettes, les couteaux, les fourchettes, les
verres, les cendriers. Nous jetâmes les bouteilles et frottâmes
les parquets.
Sur le coup de quatre heures, quelques copains survenirent
à l’improvisse.
— Alors, qu’ils demandèrent. Et Karameraman ? Où qu’il est
Karameraman ?
— Savons foutre pas, qu’on a fait. Faut attendre le Pollak
Henri, qu’on a ajouté.
L’Henri Pollak se fit longtemps attendre. L’arriva sur le coup
de sep t heures, la peau sur les os, bête comme chou, le visage
ravagé de tics, la cravate mal cravatée autour de son long cou
de p ou let mal cuit, la pomme d ’Adam tressautant spasmodi­
quem ent.
— Alors, qu’on fit. Et Karavigote ?
— Ah là là, qu’il a râlé le Pollak Henri, m ’en parlez pas, m ’en
parlez pas.
E t, après avoir bu un peu d ’eau de mélisse, de nous raconter
la ch o se qui s’était passée :
Lorsque, le matin même, notre cher grand ami Pollak
(Henri), maréchal des logis, encore mal revenu des ém otions
de la nuit, et l ’estomac tout barbouillé des quatre sortes d ’al­
cools dont il avait eu l’imprudence de faire le mélange des­
quels, avait enfourché, mélancolique, sa trottinette à pédales
ajourées, avait quitté son Montparnasse natal où que résidaient
à demeure sa promise, sa chambre nuptiale, ses garçons d ’hon­
neur, sa corbeille de mariage, avait franchi, lourd de sommeil,
les portes du Fort Neuf, avait salué la garde et tout le bataclan,
qu’est-ce qu’ -
(mais d ’abord, je conseille au lecteur, ou plutôt, je ne saurais
trop lui conseiller de relire, tout le texte, certes, mais plus par­
ticulièrement la proposition ci-dessus, et d ’en admirer la bar-
barité : cette implicite autocritique vaudra pour toutes les
autres).
Qu’est-ce que, donc, avait-il vu, le Pollak Henri, dans la cour
de la caserne ? Un petit vélo à guidon chromé ? Non, pas du
tout, vous n ’y êtes pas ! Il avait vu, le Pollak, il avait de ses yeux
vu les camions bâchés, les beaux camions bâchés, qu’atten­
daient qu’on les remplisse pour em mener tout ce joli monde
à la gare. Et qu’est-ce qu’il avait encore vu le Pollak Henri ? Un
petit vél- ? Mais non, triple andouille ! Il avait vu, de ses yeux
vu, se dirigeant vers ces camions bâchés, ployant sous le fourbi
du fardeau, ou plutôt sous le fardeau du fourbi arabicide, les
yeux bouffis, le teint jaune, l’air con, le grand Karathoustra, le
vrai Karathoustra, le seul Karathoustra.
Il s’était approché, le pauvre Henri Pollak et il avait dit :
— Ben alors, Karabibine, Kak tu fous là ?
200 Georges Perec

— Oh ta gueule toi, qu’il avait fait le grossier (et ingrat, et


méchant) Karapoplektick.
Le pauvre Henri Pollak n’en put rien tirer de plus. Mais
com me c’était la persévérance même, cet Henri Pollak-là, il alla
aux renseignements. Il interrogea les hommes de la chambrée,
les mecs de la garde, les badauds, les voisins, les concierges,
et, moitié déduisant (car il avait de la jugeote, le Pollak Henri)
moitié imaginant (car il avait aussi de l’imagination, et pas
q u ’un peu, l’Henri Pollak), il parvint à reconstituer ce
qu’avaient pu être les dernières heures vincennoises de son
brave et généreux camarade.
L’apparaissait donc qu'au petit matin dudit jour, le Karazozo,
qu’effrayait peut-être la perspective de s’envoyer au tapis sans
savoir ce qui se passerait ensuite, avait décidé dans sa petite
tête qu’au lieu de s’aller coucher stricto sensu, il irait chasser
les vapeurs alcooliques et les papillons de nuit en faisant
quelque footing dans le bois tout proche. On l’avait vu du
poste de garde dirigeant ses pas loxodromiques vers les hautes
futaies de l’avenue Gustave-Gesselaire. Une heure après, la
sentinelle l’avait vu revenir et s’affaler soudingue. N’écoutant
que son courage, elle alla le réveiller et il ne trouva rien de
mieux à faire, le Karabambou, qu’à peine secoué, de se déles­
ter de trois quarts de litre de gin, un bon quart de rhum, autant
de marc, un peu moins de calva, quelques zestes de citron, du
riz à contenter une population de Chinois et quelques autres
substances parmi lesquelles sans doute surnageaient encore
quelques molécules mauves de forme ovoïde aux vertus émi­
nemment dormitives, le tout sur les chausses fraîchement
repassées de l’homme de guet qui faillit en être incommodé.
Une estafette appelée à la rescousse alla quérir le piquet d ’in­
cendie qui envoya son meilleur brigadier, lequel mit Karapatte
debout, l’admonesta vigoureusement et l’envoya se coucher
sans dessert.
Et Karalanoi, dans le petit jour blêmissant, fit son entrée
dans la chambrée toute grise. Il s ’affala sur son lit, tout habillé,
les pieds sur l’oreiller, la tête sur son casque, et se mit à ronfler
comme s’il n ’avait jamais appris rien d ’autre à l’école.
Trois heures plus tard, l’orchestre de la Garde républicaine,
venue donner une aubade au commandant de la garnison à
202 Georges Perec

l’occasion de la fête de sa nièce Caroline, attaquait avec entrain


l’ouverture de la Flûte enchantée, enchaînait à vive allure avec
la polka en f a tirée de la Pie voleuse et terminait (con brio)
avec la Sym phonie bourrichonne de Cornélius Flandrin. Kara-
crack se leva, se lava à grande eau, prépara ses affaires, et fou-
tut son camp com me tout un chacun.
Preuve, s’il en est besoin, que la discipline fait bel et bien la
force principale des armées.
Et ce fut tout, comme disent les bons auteurs pour bien
montrer que c’est bien fini.
— Ça alors, qu’on a fait. Eh oui, qu’il a dit Henri Pollak.
Boudiou de boudiou, qu’il a dit un troisième.
Parole, on avait envie de pleurer.
— C’est pas tout ça, qu’on s’est dit au bout d ’un long
moment de recueilli silence, où ce qu’il est maintenant, le
Karanoia ? L’est tout de même pas déjà rendu ?
Les trains chargés d ’Algéroclastes partaient, apprîmes-nous
de la bouche de Pollak Henri (orfèvre en la matière), long­
temps après la nuit tombée, d ’une gare réservée à cet unique
usage, située quelque part au fin fond d ’un bois, du côté de
Versailles.
Ce pauvre Karadine ! Lui qui croyait qu’il allait rester à se la
couler douce dans les bras de celle qu’il avait dans la peau, et
qu’il irait jamais sur les pitons rocheux, voilà-t-il pas qu’il était
peut-être dans ce train, tout seul, tout triste. Nous pensâmes à
la guerre, là-bas, sous le soleil : le sable, les pierres et les
ruines, les froids réveils sous la tente, les marches forcées, les
batailles à dix contre un, la guerre quoi.
C’est pas joli joli la guerre, ça non. Parole, on avait envie de
pleurer (je crois l’avoir déjà dit).
Et alors on s’est dit comme ça :
« Faut quand même aller voir. »
Et nous voilà partis, bras dessus, bras dessous, avec le maré­
chal des logis Pollak Henri en tête. On a pris le train jusqu’à
Versailles. On a acheté des tas de bonnes choses : des ciga­
rettes, des cigarillos, une demi-bouteille de whisky, des bon­
bons, des chocolats fourrés, une écharpe brodée, des illustrés,
des livres de poche, un jeu de petites médailles porte-bonheur
204 Georges Perec

pouvant servir en diverses occasions. On a décidé qu’on allait


lui donner nos photos et nos adresses, pour qu’il nous écrive
quand il sera là-bas, et qu’on lui enverrait des colis et qu’on
serait ses parrains et ses marraines de guerre.

C ’é ta it p a r une n u it lum ineuse et tranquille.


D ans l ’im m ense clairière au m ilieu des bois noirs
Y ’a v a it q u a ra n te wagons enchaînés à la file
Qu ’éta ien t p lein s à craquer d e m ecs et d e pétoires.

Y ’a v a it d es m ilitaires à ne savoir qu 'en faire.


À ne sa vo ir q u ’en fa ire y ’en a v a it des soldats ;
Y ’en a v a it en seconde, y 'en a v a it en prem ière,
On vo y a it bien qu ’la France entière a l é ta it là.

Y ’a v a it deu x trois civils, un p a p a , deu x m am ans


Q ui séchaient leurs beaux ye u x to u t p lein s d e larm es fières
En d isa n t au revoir à leurs p e tits enfants
Et y ’a v a it des so ld a ts q u ’u rin aien t a u x portières.

Y ’a v a it des rigolos q u i g ra tta ie n t des guitares


Des bandes débraillées ch an taient à l ’unisson ;
Les sergents recruteurs distrib (u )a ien t des cig a res,
Des saou lots au vin triste étaien t secoués dfrissons.

Des bra illa rd s avinés se rotaien t au visage ;


Des philosophes ém us griffonnaient p ieu sem en t
Des p a g es ousqu ’ils disa ien t les m alheurs d e leur âge
Et des p a ra s curés regardaient en souriant.

Y’a v a it la n u it sereine au-dessus des wagons,


La loco ém otive éta it p rête au départ,
La victoire écla ta it d a n s les y e u x des troufions :
Peut-être le bonheur n ’est-il que da n s les gares ?

On a cherché longtemps, longtemps. On a longé le train une


fois, deux fois, dans un sens, puis dans l’autre. On voulait m on­
ter dans les wagons, mais ce n ’était pas permis. Alors, à chaque
compartiment, on criait :
Quel p etit vélo à guidon chromé au fon d de la cour ? 205

— Eh, Karaphrenick ! T’es là ! Montre-toi un peu ! C’est ton


copain Pollak Henri !
— Y’en a pas de Kara-comme-tu-dis ici, qu’on nous répon­
dait, ou bien :
— Ta gueule, eh con ! q u ’on nous disait.
Alors on s’est rendu à l’évidence : que Karalarico, il était pas
dans ce train-là, ou bien qu’il ne voulait pas nous parler.
Alors Pollak Henri et nous autres, o n s'e n est revenu sur la
route versaillaise. O n a repris le train jusques aux Invalides.
On s’est partagé les bouquins, les cigarettes, les chocolats. On
est allé boire u n p o t à la terrasse du Select et o n a vidé la
bouteille de whisky. Et puis chacun est rentré chez soi. Et plus
jamais o n n ’a e n ten d u parler de ce mauvais coucheur.
INDEX
d e s fle u r s e t o r n e m e n ts rh éto riq u e s, et, p lu s p ré c isé m e n t, d e s m é ta ­
ir ie s e t d e s p a r a ta x e s q u e l ’a u te u r c r o it a v o ir id e n tifié e s d a n s le
te x te q u ’o n v ie n t d e lire.

Abrégé, 167. A n to n y m ie, 196. Charabia, 155.


A bréviation, 155. A n ty p o p h o re , 189. C h ia sm e, 2 0 0 .
A ccum ulation, A p arithm èse, 156. C ir c o n lo c u tio n , 153.
1 4 9 ,1 5 1 . À parte, 1 7 1 -1 7 2 . C itation, 172.
A cyrologie, 151. À p e u p rès, 155. C o m m u ta tio n , ?
Adage, 176. A p h é rè se , 195.
C o n g lo b a tio n , 173.
A d jo n ction , voir A p h o rism e, 2 0 2 .
C o n sp e c tu s, 167.
Zeugm e. A p o c o p e , 199.
C o n tra c tio n , 147.
Adjuration, 152. A p o p h o n ie , 197.
Crase, 147.
A fricanism e, 156. A p o p h te g m e , 196.
C r é b illo n n a g e amari-
A lexandrin, 195. A p o s io p è s e , ?
A p o str o p h e , 181. v a u d é, ?
Allitération, 151.
A llo cu tio n , 152. A p p roxim a tion , ?
A llusion , 188. A rabism e, 169. D a d sm e , 15 9, 188.
A m p h ib o lo g ie, 148. A rchaïsm e, 183. D é p r é c a tio n , 156.
A n acoluthe, 172, 197. A rgutie, 184. D ia p h o re , 175 .
A n a d ip lo se, 194. A sso c ia tio n , 184. D istin g u o , 199.
A n ap h ore, 187. A syn d ète, p e u t-ê tre .
A n glicism e, 195. A u g m en ta tio n , ?
E lég a n ces, 169.
A n n o m in a tio n , 205.
E llip se, 183-
A ntanaclase, 175. B arb arolexie, 173.
Énallage, 184.
A n tan a gog e, ? B e rq u in a d e, 149.
E n lu m in u r e, 156.
A n ta p o d o se , 147 et B o m b a stiq u e , 169.
É n u m ér a tio n , 160.
148.
A nthérologie, 181. É p a n a d ip lo se , ?
C ac e m p h a te , 199.
Anthorisme, 189- E p a n a lep se , 160.
C a cograp h ie, 161.
Antiparastase, ? C a lem b o u r, 157. Épanaphore, 184-185.
Antiphrase, 169. C alliépie, 181. É p a n o rth o se , 2 0 0 .
Antithèse, par-ci par­ C a p u c in a d e , 196. É p e n th è s e , 1 6 1 , 187.
la. C atachrèse, b ie n sûr. É p ip h an ie, 191.
Antitrope, 156. C atag lottism e, 2 0 1 . É p im é rism e , 163.
A ntonom ase, 188. C a talectiq u e, 196. E p ip h o n è m e , 2 0 5 .
210 Georges Perec

É p ip h o re, 152 , 154, H y sté ro -p ro to n , voir O b liq u e (H a ra n gu e),


155, 15 6, 157, 160, H y sté ro lo g ie. 153-1 54.
185, 189. O n o m a t o p é e , 185.
É pip hrase, 1 84-1 8 5 . Im age, 161 (très b e lle
É pistrophe, je n ’ai rien im a g e ). Page (u n e b elle Page),
c o n tr e. In terjection, 189. 177.
Épithète o ise u se , 155. In v o lu tio n , 153. Paragoge, 148.
É p ith ète c o n tr a d ic ­ P aralipse, 147 , 148,
Io ta cism e, 167.
toire, 152. 149, 153.
Italianisme, y ’e n a pas.
É p ith étism e , 177. P arachèm e, 163.
E u p h é m ism e , 180. P arem b ole, 1 79-1 8 0 .
Japon ism e, y ’e n a pas.
E u p h u ism e , 188. P aren th èse,
J e a n n o tism e , h é la s !
E xplétif, 179. beaucoup.
non.
E x té n u a tio n , 203. P a ro n o m a se , 187.
Jeu d e m ots, 147 (eh ! Périssologie, voir Pléo­
oui). nasm e.
F ém in isa tio n , 195.
P h r a sé o lo g ie , 181.
Labdacism e, 156. P lé o n a s m e , v o ir ci-
G lossographism e, 152.
L e p to lo g ie , 161. d e ss u s.
G rad ation , 179.
Litote, 161. P o ly p to te (so r te d e ),
L ogo d iarrh ée, 171. 188.
H a rm o n ie im itative,
P o ly sy n d ète, 160.
179.
M arotism e, 156. Polysynthète, 160.
H e llé n is m e , 161.
M a téo lo g ie, 175. P récau tion, ?
H elvétism e, y ’e n a pas.
M ég alégo rie, 20 4. P ro sop ograp h ie, 148.
H ispanism e, y ’e n a pas
P r o s o p o p é e , 171.
n o n plus. M é s o z e u g m e , voir
P ro sth èse, 2 0 4 .
H o m é o p t o t e , au c u n Z eugm e.
P se u d é p ig r a p h e, évi­
intérêt. Métagramme, il en
d e m m e n t.
H o m é o t é le u te , 155. faut.
P sittacism e, certes.
H o m o n y m e , san s M éta lep se, 180. etc., etc., etc.
d o u te . M éta p h ore, 148.
H yp allag e, 178. M éta p h ore in co h é­
H yp erb ate, 163. ren te, 149.
H y p e rb o le , 197.
M étaphrase, 171.
H vp ercata lecte, 151.
M étap lasm e, 147.
H v p o ty p o s e , 179.
M étath èse, 147.
H y pozeu gm e, voir Mé-
M éto n y m ie, 153.
sozeugm e.
H v p so g r a p h ie, 156, M o n o stiq u e , 151.
157, 159. M ytacism e, 155.
H ystérologie, voir Hys-
téro-protéron. N é c ro lo g ie, b e n
H vstéro-protéron, voir v oy on s.
Hystéro-proton. N é o g r a p h ie , 161.
UN HOMME QUI DORT
Lorsqu’il o b tien t le R en audot p o u r Les Choses, Georges
Perec est en train d ’écrire Un homme qui dort et c ’est tout
n atu rellem ent que da n s les entretiens accordés à l ’occasion
d e son p r ix littéraire il évoque à plusieurs reprises son tra va il
en cours. Ces rem arques sont d ’a u ta n t p lu s précieuses q u ’il
n ’au ra guère le loisir d e les renouveler : au m om en t d e sa
pu blication , le rom an a suscité fo r t p eu d e réactions.
D ’emblée, l ’écrivain présente Un homme qui dort com m e
l ’inverse d e son p rem ier roman, « l ’envers d e ce que j ’a i écrit »,
« un a n tid o te ». « Ce n ’est p lu s la fascin ation , m ais le “refus"
des choses, le refus du m onde », non p lu s la fa c e brillante,
m ais « la fa c e som bre d e la réalité ». Après le rom an du désir,
le rom an d e l ’indifférence. Si l ’un et l ’au tre son t des rom ans
urbains, ils offrent d e la ville des im ages radicalem en t diffé­
rentes. Au P aris séducteur que Jérôm e et Sylvie ne se lassent
p a s d e découvrir au f i l d e leurs p rom en ades ém erveillées s ’op­
p o se un P aris fro id , hostile, aussi an onym e que le personnage
qu i le parcourt. D ans ce lieu d ’errances solitaires et le plu s
souvent nocturnes, m êm e les bars et les ciném as ne son t p lu s
que d e sinistres et illusoires refuges d ’où sem ble défin itive­
m en t bannie toute trace d e convivialité.
On se g a rdera p o u rta n t d ’exagérer ces différences.
D ’abord, com m e Les Choses, Un homme qui dort com porte
une gra n d e p a r t d ’autobiographie, que Perec reconnaît volon­
tiers : «Je suis revenu en arrière dan s m a vie personnelle. [...]
J ’a i eu une époque d e m a vie tournée vers le vide, celle que je
vais essayer d e dépeindre da n s m on proch ain livre. »
Ensuite ce rom an est aussi l ’histoire d ’un échec. La
conquête d e l ’indifférence, qu i don n e au héros le sen tim ent
d ’être « le m a ître du m onde », n ’est q u ’un m om ent éphémère
et illusoire. D ans le dernier chapitre, il se retrouve p la c e Cli-
N otice 213

chy, apeuré, in d ivid u m isérable à nouveau p ris dan s la nasse


d e cette ville d o n t il croyait s ’être à ja m a is détaché : un ra t
p a r m i d ’autres, aussi vaincu, aussi soum is que p o u va ien t
l ’être, m algré les apparences, Jérôm e et Sylvie entourés du
fa u x luxe d e leur w agon restaurant.
Enfin Un homme qui dort a égalem ent son intertexte :
« ten du entre deu x phrases, l ’une d e Kafka, l ’au tre d e M elville »,
le livre affiche d ’entrée son g o û t p o u r les em prunts avec un
titre directem ent tiré d e La Recherche du temps perdu (« Un
hom m e qu i dort, tien t en cercle a u to u r d e lui le f i l des heures,
l ’ordre d es années et d es m ondes»). Q uoique divers et fo r t
nombreux, ces em prunts o n t laissé p eu de traces d a n s les
m anuscrits. Ils jo u e n t p o u rta n t un rôle essentiel d a n s l ’écono­
m ie du livre. Il y a d u centon da n s ce rom an (et encore du
p a in sur la plan ch e p o u r les exégètes), ce q u i est p o u r le m oins
p a r a d o x a l . l ’histoire du jeu n e hom m e qui vo u la it rom pre
avec le m onde e t les autres, c ’est ju ste m e n t en p u isa n t da n s
les oeuvres des au tres que Perec la raconte. Alors que l ’em ­
p r u n t est, p o u r Perec, une m an ière d e rattacher son œ u vre à
l ’ensem ble d e la littérature, il se trouve ici m is au service
d ’une ten ta tive d ’absolu détachement. Tout se p a sse com m e si
cette con tradiction m éticuleusem ent élaborée, cette m anière
p o u r l ’a u teu r d e p iég er le discou rs d e son person nage p a r le
recours a u x citation s cachées préfigu rait l ’échec f in a l d e ce
dern ier d a n s sa qu ête d e l ’indifférence : il appren dra à ses
dépens, et le lecteur avec lui, q u ’on n ’échappe p a s p lu s à la
littératu re qu au langage.
On p o u rra it voir un au tre p a ra d o x e dan s la fo rm e inusitée
d e ce récit : son unique person nage n ’est n i locuteur (celui
qui pa rle) ni délocuteur (celui d o n t on parle) ; il est interlocu­
teur : celui à qu i l ’on p a rle et su rtou t q u i est p a r tie p ren a n te
dan s l ’échange verbal. M ais le héros d ’Un homme qui dort est
un interlocuteur m u et .• ce « tu » ne d it ja m a is «j e ». Le « tu »
est d ’a u ta n t p lu s insolite que ce pro n o m caractéristiqu e de
l ’échange verbal renvoie ici à un sujet autiste. Ce p a ra d o x e a
une vertu : grâce à lui, les deu x p la n s du discours — énoncia­
tion, énoncé — son t rem arqu ablem en t homogènes. Le recours
au « tu » d an s la construction du récit ne f a i t que souligner
214 N otice

encore davantage, da n s l ’histoire racontée, l ’enfermem ent


d ’un personnage qui refuse toute com m unication : « Tu
p ren d s Le Monde au som m et d e sa p ile et tu déposes deux
p ièces d e vingt centim es dan s la sébile du m archand. Tu ne
d is ja m a is s ’il vous plaît, bonjour, merci, au revoir. » Loin
d ’être une m anière d e pren dre le lecteur à tém oin, com m e
l ’o n t cru certains critiques, le « tu » d ’Xin homme qui dort, très
différent en cela du « vous » de La Modification de Butor, est
un o u til d e m ise à distance, « une fo rm e d e recul », d it Perec.
C’est au ssi un m oyen de confiner le personnage da n s un
p seu do-dialogue avec lui-même, d o n t la p ra tiq u e obsession­
nelle des réussites constitue une éviden te métaphore. Lorsque,
quelques années après la p a ru tio n du livre, Georges Perec et
B ernard Q ueysanne décideront d e l ’a d a p ter au ciném a, ils
veilleront soigneusem ent à conserver cet effet d e p a ra d o x a le
étrangeté en fa is a n t du héros un personnage m uet et en
confiant le récit à la voix o ff d ’une invisible narratrice.
À la fo is livre bavard, to u t en discours, et livre du dialogue
impossible, Un homme qui dort est le rom an du « tu », au
dou ble sens d u term e : le pronom , le non-dit.
p o u r P a u le tte
In m e m o r ia m J.P.

i
Il n ’e st p a s n é c e s sa ir e q u e tu so r te s d e ta m ai­
so n . R este à ta table e t é c o u t e . N ’é c o u t e m ê m e
pas, a tte n d s se u le m e n t. N ’a tte n d s m ê m e pas,
so is a b s o lu m e n t s ile n c ie u x e t se u l. Le m o n d e
vien d ra s ’offrir à to i p o u r q u e tu le d é m a sq u e s,
il n e p e u t faire a u tr e m en t, e xtasié, il s e tordra
d ev an t toi.

Franz K a fk a
(M é d ita tio n s s u r le p éch é,
la so u ffra n ce , l ’e sp o ir e t le v r a i c h e m in )
f

i
Dès que tu fermes les yeux, l’aventure du sommeil
commence. À la pénombre connue de la chambre, volume obs­
cur coupé par des détails, où ta mémoire identifie sans peine
les chemins que tu as mille fois parcourus, les retraçant à partir
du carré opaque de la fenêtre, ressuscitant le lavabo à partir
d ’un reflet, l’étagère à partir de l’ombre un peu plus claire d ’un
livre, précisant la masse plus noire des vêtements suspendus,
succède, au bout d ’un certain temps, un espace à deux dim en­
sions, comme un tableau sans limites sûres qui ferait un très
petit angle avec le plan de tes yeux, com me s’il reposait, pas
tout à fait perpendiculairement, sur l’arête de ton nez, tableau
qui, d ’abord, peut te sembler uniformément gris, ou plutôt
neutre, sans couleurs ni formes, mais qui, assez vite sans
doute, se trouve posséder au moins deux propriétés : la pre­
mière est qu’il s’assombrit plus ou moins selon que tu fermes
plus ou moins fortement tes paupières, comme si, plus précisé­
ment, la contraction exercée sur la barre de tes sourcils lorsque
tu fermes les yeux avait pour effet de modifier l’inclinaison du
plan par rapport à ton corps, com me si la barre de tes sourcils
en formait la charnière, et, par conséquent, bien que cette
conséquence n ’ait pas l’air démontrable sinon par l ’évidence,
de modifier la densité, ou la qualité, de l’obscurité que tu per­
çois ; la seconde est que la surface de cet espace n ’est pas du
tout régulière, ou plus précisément, que la distribution, la
répartition de l’obscurité ne se fait pas d ’une manière hom ogè­
ne : la zone supérieure est manifestement plus sombre, la zone
inférieure, qui te semble la plus proche, bien que déjà, évidem­
ment, les notions de proche et lointain, haut et bas, devant et
220 Georges Perec

derrière, aient cessé d ’être to u t à fait précises, est, d ’u n e part


beauco up plus grise, c’est-à-dire n o n pas beauco up plus neutre
com m e tu com m ences p ar le croire, mais bel et bien beaucoup
plus blanche, et d ’autre p art contient, ou supporte, une, deux
ou plusieurs sortes de sacs, de capsules, u n p eu l’idée que tu
te fais d ’u n e glande lacrymale, p ar exem ple, à bords m inces et
ciliés, et à l’in térieur desquels trem blent, s’agitent, se tordent
des éclairs très très blancs, parfois très minces, com m e de très
fines zébrures, parfois beauco up plus gros, p resq ue gras,
com m e des vers. Ces éclairs, bien q u ’éclairs soit u n term e tout i
à fait im propre, o n t cette curieuse vertu de ne pouvoir être
regardés. Dès que tu fixes u n p e u tro p to n attention sur eux,
et il est presqu e im possible de ne pas le faire, car enfin, ils
d an sent devant toi et to u t le reste est à pein e existant, en fait, i
il n ’y a g uère de vraim ent sensible que la charnière de tes sour- |
cils et ce très vague espace à deux dim ensions plus o u moins
perceptible où l’obscurité s’étale irrégulièrem ent, mais dès que
tu les regardes, bien que ce m ot ne veuille plus rien dire, bien
sûr, dès que tu cherches, p ar exem ple, à t ’assurer u n tant soit
peu de leu r forme, ou de leu r substance, ou d ’u n détail, tu
p eu x être sûr de te retrouver, les yeux ouverts, e n face de la
fenêtre, rectangle opaque redevenant carré, bien que ce ou ces
sacs ne lui ressem blent en rien. Ils réapparaissent, p ar contre,
et avec eux l’espace plus ou m oins incliné articulé su r tes sour­
cils, q u elqu e tem ps après que tu as referm é les yeux, et, vrai­
sem blablem ent, ils n ’o n t pas changé d ’u n e fois à l’autre. Tu ne
peux, po u rtan t, être to u t à fait sû r de ce dern ier p o in t car, au
b ou t d ’u n tem ps difficilement appréciable, et bien q u e rien ne
te p erm ette encore d ’affirmer q u ’ils aient positivem ent dis­
paru, tu p eu x constater q u ’ils o n t considérablem ent pâli. Tu as
m aintenant affaire à u n e sorte de grisaille zébrée, app arten ant
toujours à ce m êm e espace p rolon gean t plus ou m oins tes
sourcils, mais, dirait-on, déform é au p o in t d ’être constam m ent
d ép o rté su r la gauche ; tu p eu x le regarder, l’explorer, sans
bouleverser l’ensem ble, sans susciter u n réveil im médiat, mais
cela est totalem ent dépourvu d ’intérêt. C’est sur la d ro ite que
quelq ue chose se passe, en l’occurrence u n e planche, plus ou
m oins derrière, plus o u m oins au-dessus, plus ou m oins à
Un h om m e q u i d o r t 221

droite. La planche ne se voit évidem m ent pas. Tu sais seule­


m ent qu elle est dure, bien que tu ne sois pas dessus, puisque,
justem ent, tu es sur quelque chose de très m ou qui est to n
prop re corps. Il se p ro d u it alors u n p h én o m èn e to u t à fait
étonnant : il y a d ’abord trois espaces que rien ne te p erm e t­
trait de confondre, to n corps-lit qui est m ou, horizontal, et
blanc, puis la barre de tes sourcils qui com m ande u n espace
gris, m édiocre, en biais, et la planche, enfin, qui est im m obile
et très du re au-dessus, parallèle à toi, et peut-être accessible.
Il est clair, en effet, m êm e s’il n ’y a plus q ue cela qui soit clair,
que si tu grim pes sur la planche, tu dors, que la planche, c’est
le sommeil. Le principe d e l’o p ératio n est o n ne p e u t plus
simple, bien que to u t te d o n n e à p en se r q u ’il te faudra b eau­
coup de tem ps : il faudrait ram en er le lit, le corps, ju sq u ’à ce
q u ’ils ne soient plus q u ’u n point, q u ’u n e bille, o u bien, ce qui
revient au m êm e, il faudrait réd u ire to u te la flaccidité d u corps,
la co ncentrer e n u n seul endroit, p ar exem ple dans quelque
chose com m e u n e vertèbre lom baire. Mais le corps, à cet ins­
tant, ne p résente plus du to u t la belle u nité de to u t à l’heure,
en fait, il s’étale dans tous les sens. Tu en tre p ren d s de ram en er
vers le centre u n orteil, ou to n pouce, o u ta cuisse, mais alors,
chaque fois, il y a u n e règle q u e tu oublies, c’est q u ’il n e faut
jamais p erd re de vue la d u reté de la planche, c’est q u ’il fallait
p ro céder avec ruse, ram en er to n corps sans q u ’il se d o u te de
rien, sans que toi-m êm e le saches avec certitude, mais il est
trop tard, chaque fois depuis longtem ps déjà tro p tard et,
curieuse conséquence, la barre d e tes sourcils se casse e n deu x
et au centre, entre tes deux yeux, com m e si la charnière avait
ten u to u t l’ensem ble, et que to u te la force d e cette charnière
se rassem blait en cet endroit, survient d ’u n seul co u p u n e d o u ­
leu r précise, indubitablem ent consciente et qu e tu reconnais
to u t de suite com m e étant le plus banal des m aux de tête.
Tu es assis, torse nu, vêtu seulem ent d ’un pantalon de
pyjama, dans ta chambre de bonne, sur l’étroite banquette qui
te sert de lit, un livre, les Leçons sur la société industrielle,
de Raymond Aron, posé sur tes genoux, ouvert à la page cent
douze.
C’est d ’abord seulement une espèce de lassitude, de fatigue,
comme si tu t’apercevais soudain que depuis très longtemps,
depuis plusieurs heures, tu es la proie d ’un malaise insidieux,
engourdissant, à peine douloureux et pourtant insupportable,
l’impression doucereuse et étouffante d ’être sans muscles et
sans os, d ’être un sac de plâtre au milieu de sacs de plâtre.
Le soleil tape sur les feuilles de zinc de la toiture. En face de
toi, à la hauteur de tes yeux, sur une étagère de bois blanc, il
y a un bol de Nescafé à moitié vide, un peu sale, un paquet de
sucre tirant sur sa fin, une cigarette qui se consume dans un
cendrier publicitaire en fausse opaline blanchâtre.
Quelqu’un va et vient dans la chambre voisine, tousse, traîne
les pieds, déplace des meubles, ouvre des tiroirs. Une goutte
d’eau perle continuellement au robinet du poste d ’eau sur le
palier. Les bruits de la rue Saint-Honoré montent de tout en
bas.
Deux heures sonnent au clocher de Saint-Roch. Tu relèves
les yeux, tu t’arrêtes de lire, mais tu ne lisais déjà plus depuis
longtemps. Tu poses le livre ouvert à côté de toi, sur la ban­
quette. Tu tends la main, tu écrases la cigarette qui fume dans
le cendrier, tu achèves le bol de Nescafé : il est à peine tiède,
trop sucré, un peu amer.
Tu es trempé de sueur. Tu te lèves, tu vas vers la fenêtre que
224 Georges Perec

tu fermes. Tu ouvres le robinet du minuscule lavabo, tu passes


un gant de toilette humide sur ton front, sur ta nuque, sur tes
épaules. Bras et jambes repliés, tu te couches de côté sur la
banquette étroite. Tu fermes les yeux. Ta tête est lourde, tes
jambes engourdies.

Plus tard, le jour de ton examen arrive et tu ne te lèves pas.


Ce n ’est pas un geste prémédité, ce n ’est pas un geste, d ’ail­
leurs, mais une absence de geste, un geste que tu ne fais pas,
des gestes que tu évites de faire. Tu t’es couché tôt, ton som­
meil a été paisible, tu avais remonté ton réveil, tu l’as entendu
sonner, tu as attendu qu’il sonne, pendant plusieurs minutes
au moins, déjà réveillé par la chaleur, ou par la lumière, ou
par le bruit des laitiers, des boueurs, ou par l ’attente.
Ton réveil sonne, tu ne bouges absolument pas, tu restes
dans ton lit, tu refermes les yeux. D ’autres réveils se mettent à
sonner dans des chambres voisines. Tu entends des bruits
d ’eau, des portes qui se ferment, des pas qui se précipitent
dans les escaliers. La rue Saint-Honoré com mence à s’emplir
de bruits de voitures, crissement des pneus, passage des
vitesses, brefs appels d ’avertisseurs. Des volets claquent, les
marchands relèvent leurs rideaux de fer.
Tu ne bouges pas. Tu ne bougeras pas. Un autre, un sosie,
un double fantomatique et méticuleux fait, peut-être, à ta
place, un à un, les gestes que tu ne fais plus : il se lève, se lave,
se rase, se vêt, s’en va. Tu le laisses bondir dans les escaliers,
courir dans la rue, attraper l’autobus au vol, arriver à l’heure
dite, essoufflé, triomphant, aux portes de la salle. Certificat
d ’Études Supérieures de Sociologie Générale. Première
épreuve écrite.
Tu te lèves trop tard. Là-bas, des têtes studieuses ou
ennuyées se penchent pensivement sur les pupitres. Les
regards peut-être inquiets de tes amis convergent vers ta place
restée libre. Tu ne diras pas sur quatre, huit ou douze feuillets
ce que tu sais, ce que tu penses, ce que tu sais qu’il faut penser
sur l’aliénation, sur les ouvriers, sur la modernité et sur les
loisirs, sur les cols blancs ou sur l’automation, sur la connais­
sance d ’autrui, sur Marx rival de Tocqueville, sur Weber
Un h om m e q u i d o r t 225

e n n e m i de Lukacs. De toute façon, tu n ’aurais rien dit car tu


ne sais pas grand-chose et tu ne penses rien. Ta place reste
vide. Tu ne finiras pas ta licence, tu ne commenceras jamais
de diplôme. Tu ne feras plus d ’études.
Tu prépares, comme chaque jour, un bol de Nescafé ; tu y
ajoutes, comme chaque jour, quelques gouttes de lait
concentré sucré. Tu ne te laves pas, tu t’habilles à peine. Dans
une bassine de matière plastique rose, tu mets à tremper trois
paires de chaussettes.

Tu ne vas pas à la sortie de la salle d ’examen t’enquérir des


sujets qui ont été proposés à la perspicacité des candidats. Tu
ne vas pas au café où la coutume aurait voulu que tu ailles,
comme chaque jour, mais plus particulièrement en ce jour
d’exceptionnelle gravité, retrouver tes amis. L’un d ’eux, le len­
demain matin, va gravir les six étages qui mènent à ta chambre.
Tu reconnaîtras son pas dans l’escalier. Tu le laisseras frapper
à ta porte, attendre, frapper encore, un peu plus fort, chercher
au-dessus du chambranle la clé que souvent tu laissais lorsque
tu t’absentais quelques minutes pour descendre chercher du
pain, ou du café, des cigarettes, ou le journal ou le courrier,
attendre encore, frapper faiblement, t’appeler à voix basse,
hésiter, et redescendre, lourdement.
Il est revenu, plus tard, et a glissé un mot sous la porte. Puis
d’autres sont venus, le lendemain, le surlendemain, ont
frappé, ont cherché la clé, ont appelé, ont glissé des messages.
Tu lis les billets et tu les froisses en boule. On t’y fixe des
rendez-vous auxquels tu ne te rends pas. Tu restes étendu sur
ta banquette étroite, les bras derrière la nuque, les genoux
haut. Tu regardes le plafond et tu en découvres les fissures, les
écailles, les taches, les reliefs. Tu n ’as envie de voir personne,
ni de parler, ni de penser, ni de sortir, ni de bouger.

C’est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus


tôt, que tu découvres sans surprise que quelque chose ne va
pas, que, pour parler sans précautions, tu ne sais pas vivre,
que tu ne sauras jamais.
Le soleil tape sur les tôles du toit. La chaleur dans la
226 G eorges P erec

cham bre de b o n n e est insupportable. Tu es assis, coincé entre


la ban q u ette et l’étagère, u n livre ouvert sur les genoux. Tu ne
lis plus depuis longtem ps. Tes yeux re ste n t fixés sur u n e éta­
gère d e bois blanc, su r u n e bassine de m atière plastique rose
dans laquelle croupissent six chaussettes. La fum ée d e ta ciga­
rette ab and o n n ée dans le ce n d rier m onte, rectiligne ou
presque, et s’étale e n n ap p e instable sous le plafond m arqué
de m inuscules lézardes.
Q uelque chose se cassait, q u elq u e chose s’est cassé. Tu ne
te sens plus - com m ent dire ? - so u ten u : quelque chose qui,
te semblait-il, te semble-t-il, t ’a ju s q u ’alors réconforté, t ’a tenu
chaud au cœ ur, le sentim ent de to n existence, de to n im por­
tance presque, l’im pression d ’adhérer, de baigner dans le
m onde, se m et à te faire défaut.
Tu n ’es p o u rtan t pas de ceux qu i passent leurs heures de
veille à se d em an d er s ’ils existent, et pou rq uo i, d ’où ils vien­
nent, ce q u ’ils sont, où ils vont. Tu ne t ’es jamais sérieusem ent
interrogé sur la priorité de l ’œ u f o u d e la poule. Les inquié­
tudes m étaphysiques n ’on t pas n otablem ent buriné les traits
de to n noble visage. Mais, rien ne reste de cette trajectoire en
flèche, d e ce m ouvem ent en avant o ù tu as été, de to u t temps,
invité à reconnaître ta vie, c’est-à-dire son sens, sa vérité, sa
tension : u n passé riche d ’expériences fécondes, de leçons
bien retenues, d e radieux souvenirs d ’enfance, d ’éclatants bon ­
h eu rs cham pêtres, d e vivifiants vents d u large, u n présent
dense, com pact, ram assé com m e u n ressort, u n avenir géné­
reux, verdoyant, aéré. Ton passé, to n présent, to n avenir se
co n fon den t : ce sont la seule lo u rd e u r de tes m em bres, ta
m igraine insidieuse, ta lassitude, la chaleur, l’am ertum e et la
tiéd eu r du Nescafé. Et, s’il faut u n d éc o r à ta vie, ce n ’est pas
la m ajestueuse esplanade (généralem ent, u n e spectaculaire
illusion de perspective) où s ’éb atten t et s ’envolent les enfants
aux joues rebondies de l’hum anité conqu érante, mais, quelque
effort que tu fasses, quelq ue illusion que tu berces encore,
c’est ce boyau en so up en te qui te sert de cham bre, ce galetas
long de deux m ètres quatre-vingt-douze, large d ’u n m ètre
soixante-treize, soit u n to u t p etit p e u plus de cinq m ètres
carrés, cette m ansarde d ’o ù tu n ’as plus bougé depuis plu-
Un h o m m e q u i d o r t 227

sieurs heures, depuis plusieurs jours : tu es assis sur u n e b an ­


quette trop courte p o u r que tu puisses, la nuit, t ’y éten d re de
tout to n long, tro p étroite p o u r q ue tu puisses t ’y re to u rn er
sans précaution. Tu regardes, d ’u n œ il m aintenant presq u e fas­
ciné, u n e bassine de m atière plastique rose qui ne con tien t pas
m oins de six chaussettes.
Tu restes dans ta cham bre, sans m anger, sans lire, presqu e
sans bouger. Tu regardes la bassine, l’étagère, tes genoux, to n
regard dans le m iroir fêlé, le bol, l’interru pteu r. Tu écoutes les
bruits de la rue, la goutte d ’eau au ro b in et du palier, les bruits
de to n voisin, ses raclem ents de gorge, les tiroirs q u ’il ouvre
et ferme, ses quintes d e toux, le sifflement de sa bouilloire.
Tu suis, sur le plafond, la ligne sinueuse d ’u n e m ince fissure,
l’itinéraire inutile d ’u n e m ouche, la progression p resq ue repé-
rable des om bres.
Ceci est ta vie. Ceci est à toi. Tu p eu x faire l’exact inventaire
de ta maigre fortune, le bilan précis d e to n p rem ier quart de
siècle. Tu as vingt-cinq ans et vingt-neuf dents, trois chem ises
et huit chaussettes, q uelques livres qu e tu ne lis plus, qu elques
disques que tu n ’écoutes plus. Tu n ’as pas envie d e te souvenir
d ’au tre chose, ni de ta famille, ni d e tes études, ni de tes
am ours, ni de tes amis, ni d e tes vacances, ni de tes projets.
Tu as voyagé et tu n ’as rien ra p p o rté de tes voyages. Tu es assis
et tu ne veux q u ’attendre, attend re seulem ent ju sq u ’à ce q u ’il
n ’y ait plus rien à attendre : qu e vienne la nuit, q u e so n n en t
les heures, que les jours s’e n aillent, que les souvenirs s’es­
tom pent.
Tu ne revois pas tes amis. Tu n ’ouvres pas ta porte. Tu ne
descends pas chercher ton courrier. Tu ne rend s pas les livres
que tu as em prun tés à la B ibliothèque de l’institut pédag o­
gique. Tu n ’écris pas à tes parents.
Tu ne sors q u ’à la n u it tom bée, com m e les rats, les chats et
les m onstres. Tu traînes dans les rues, tu te glisses dans les
petits ciném as crasseux des G rands Boulevards. Parfois, tu
m arches toute la nuit ; parfois, tu dors to u t le jour.

Tu es u n oisif, u n som nam bule, u n e huître. Les définitions


varient selon les heures, selon les jours, mais le sens reste à
228 Georges P erec

peu près clair : tu te sens peu fait pour vivre, pour agir, pour
façonner ; tu ne veux que durer, tu ne veux que l’attente et
l’oubli.
La vie moderne apprécie généralement peu de telles disposi­
tions : autour de toi tu as vu, de tout temps, privilégier l’action,
les grands projets, l ’enthousiasm e : hom m e tendu en avant,
homme les yeux fixés sur l’horizon, homme regardant droit
devant lui. Regard limpide, m enton volontaire, démarche assu­
rée, ventre rentré. La ténacité, l’initiative, le coup d’éclat, le
triomphe tracent le chem in trop limpide d ’une vie trop
m odèle, dessinent les sacro-saintes images de la lutte pour la
vie. Les pieux m ensonges qui bercent les rêves de tous ceux
qui piétinent et s’embourbent, les illusions perdues des mil­
liers de laissés-pour-compte, ceux qui sont arrivés trop tard,
ceux qui ont posé leur valise sur le trottoir et se sont assis
dessus pour s’éponger le front. Mais tu n ’as plus besoin d ’ex­
cuses, de regrets, de nostalgies. Tu ne rejettes rien, tu ne
refuses rien. Tu as cessé d ’avancer, mais c’est que tu n’avançais
pas, tu ne repars pas, tu es arrivé, tu ne vois pas ce que tu irais
faire plus loin : il a suffi, il a presque suffi, un jour de mai où
il faisait trop chaud, de l’inopportune conjonction d ’un texte
dont tu avais perdu le fil, d ’un bol de Nescafé au goût soudain
trop amer, et d ’une bassine de matière plastique rose remplie
d ’une eau noirâtre où flottaient six chaussettes, pour que
quelque chose se casse, s ’altère, se défasse, et qu’apparaisse
au grand jour - mais le jour n ’est jamais grand dans la chambre
de bonne de la rue Saint-Honoré - cette vérité décevante, triste
et ridicule comme un bonnet d ’âne, lourde comme un diction­
naire Gaffiot : tu n ’as pas envie de poursuivre, ni de te
défendre, ni d ’attaquer.
Tes amis se sont lassés et ne frappent plus à ta porte. Tu ne
marches plus guère dans les rues où tu pourrais les rencontrer.
Tu évites les questions, le regard de celui que le hasard met
parfois sur ton chemin, tu refuses la bière ou le café qu’il
t’offre. Seules, la nuit, ta chambre te protègent : la banquette
étroite où tu restes étendu, le plafond qu’à chaque instant tu
redécouvres ; la nuit, où, seul au milieu de la foule des Grands
Boulevards, il t’arrive presque d ’être comme heureux du bruit
Un h om m e q u i d o r t 229

et des lumières, du mouvement, de l’oubli. Tu n ’as pas besoin


de parler, de vouloir. Tu suis le flot qui va et vient, de la Répu­
blique à la Madeleine, de la Madeleine à la République.

Tu n ’as pas l’habitude et tu n ’as pas envie d ’établir des diag­


nostics. Ce qui te trouble, ce qui t’émeut, ce qui te fait peur,
mais qui parfois t’exalte, ce n ’est pas la soudaineté de ta méta­
morphose, c ’est au contraire, justement, le sentiment vague et
lourd que ce n ’en est pas une, que rien n ’a changé, que tu as
toujours été ainsi, même si tu ne le sais qu’aujourd’hui : ceci,
dans la glace fêlée, n ’est pas ton nouveau visage, ce sont les
masques qui sont tombés, la chaleur de ta chambre les a fait
fondre, la torpeur les a décollés. Les masques du droit chemin,
des belles certitudes. Pendant vingt-cinq ans, n ’as-tu rien su de
ce qui aujourd’hui est déjà l’inexorable ? Dans ce qui te tient
lieu d ’histoire, n ’as-tu jamais vu de failles ? Les temps morts,
les passages à vide. Le désir fugitif et poignant de ne plus
entendre, de ne plus voir, de rester silencieux et immobile.
Les rêves insensés de solitude. Amnésique errant au Pays des
Aveugles : rues larges et vides, lumières froides, visages muets
sur lesquels glisserait ton regard. Tu ne serais jamais atteint.

Comme si, sous ton histoire tranquille et rassurante d ’enfant


sage, de bon élève, de franc camarade, sous ces signes évi­
dents, trop évidents, de la croissance, du mûrissement - les
traits au crayon sur le chambranle de la porte des cabinets de
toilette, les diplômes, les pantalons longs, les premières ciga­
rettes, le feu du rasoir, l ’alcool, la clé sous le paillasson pour
les sorties du samedi soir, le dépucelage, le baptême de l’air,
le baptême du feu - avait depuis toujours couru un autre fil,
toujours présent, toujours tenu lointain, qui tisse maintenant
la toile familière de ta vie retrouvée, le décor vide de ta vie
désertée, souvenirs resurgis, images en filigrane de cette vérité
dévoilée, de cette démission si longtemps suspendue, de cet
appel au calme, images inertes et floues, photographies surex­
posées, presque blanches, presque mortes, presque déjà fossi­
les : une rue de province, volets clos, ombres mates, m ouches
bourdonnant dans un local militaire, salon couvert de housses
230 G eorges Perec

grises, poussières en suspension dans un rai de lumière, cam­


pagnes pelées, cimetières des dimanches, promenades en
automobile.
Homme assis sur une banquette étroite, un jeudi après-midi,
un livre ouvert sur les genoux, regard absent.

Tu n ’es qu’une ombre trouble, un dur noyau d ’indifférence,


un regard neutre fuyant les regards. Lèvres muettes, yeux
éteints, tu sauras désormais repérer dans les flaques, dans les
vitres, sur les carrosseries luisantes des automobiles, les reflets
fugitifs de ta vie ralentie.
Ta main absente glisse le long de l’étagère de bois blanc.
L’eau goutte au robinet du palier. Ton voisin dort. Le faible
halètement d ’un taxi-diesel à l ’arrêt souligne plus qu’il ne
rompt le silence de la rue. L’oubli s’infiltre dans ta mémoire.
Rien ne s’est passé. Rien ne se passera plus. Les fissures du
plafond dessinent un improbable labyrinthe.

Il y eut ces journées creuses, la chaleur dans ta chambre,


com me dans une chaudière, com me dans une fournaise, et les
six chaussettes, requins mous, baleines endormies, dans la
cuvette de matière plastique rose. Ce réveil qui n ’a pas sonné,
qui ne sonne pas, qui ne sonnera pas l ’heure de ton réveil. Tu
poses le livre ouvert à côté de toi, sur la banquette. Tu t’étends.
Tout est lourdeur, bourdonnement, torpeur. Tu te laisses glis­
ser. Tu plonges dans le sommeil.
Il y a d ’abord des images, familières ou obsédantes ; des
cartes étalées que tu prends et reprends sans cesse, sans jamais
parvenir à les ordonner comme tu le voudrais, avec cette
impression désagréable d’avoir besoin d ’achever, de réussir
cette mise en ordre, comme si d ’elle dépendait le dévoilement
d’une vérité essentielle, mais c’est toujours la même carte que
tu prends et reprends, poses et reposes, classes et reclasses ;
des foules qui montent et descendent, vont et viennent ; des
murs qui t’entourent et dont tu cherches l’issue secrète, le
bouton caché qui fera basculer les parois, s’envoler le plafond ;
des formes qui s’esquissent, s’esquivent, reviennent, disparais­
sent, s’approchent, s’estompent, flammes ou femmes qui dan­
sent, jeux d ’ombres.

Plus tard, des souvenirs qui ne parviennent plus à se frayer


un chemin, des preuves qui ne prouvent plus rien, sinon, peut-
être, qu’un Observatoire à Aberdeen, à Inverness, a effective­
ment réussi à capter des signaux venant d ’étoiles lointaines :
était-ce la Nébuleuse d ’Andromède, ou la Constellation de Goll
et Burdach ? Ou les Tubercules quadrijumeaux ? La solution
immédiate, évidente, du problème qui jamais n ’a cessé de te
préoccuper : le cavalier n ’est jamais maître à cœur à moins que
le fausset n ’ait été défaussé. Des mots sans suite porteurs de
sens embroussaillés tournent en rond autour de toi. Quel
homme est enfermé dans quel château de cartes ? Quel fil !
Quelle Loi ?
Il faut être précis, logique. Agir avec méthode. A un mom ent
donné, il faut à tout prix savoir s’arrêter, réfléchir, bien peser
232 Georges Perec

la situation. S’il y a un lac au milieu de ta tête, ce qui est non


seulem ent vraisemblable, mais normal, encore qu’on ne puisse
l’affirmer sans précautions, il te faudra un certain temps pour
l’atteindre. Il n ’y a pas de sentier, il n ’y a jamais de sentier et,
près des bords, il te faudra faire attention aux herbes, toujours
dangereuses en cette époque de l ’année. Il n ’y aura pas de
barques non plus, bien sûr, il n’y a presque jamais de barques,
mais tu peux traverser à la nage.

Plus tard, il n ’y a jamais eu de lac, évidemment. Tu te sou­


viens parfaitement qu’il n'y a jamais eu de lac. Pourtant, depuis
longtemps déjà, le sommeil est en face de toi, plus proche qu’il
ne l’a jamais été. Il a sa forme habituelle : la boule, ou plutôt
la bulle, la grande, très grande bulle, transparente, bien sûr,
mais pas en verre, ce serait plutôt du savon, mais un savon très
dur, pas gras du tout, et peu friable, ou bien peut-être, plutôt,
une peau extrêmement fine, très tendue. Toutes ses caractéris­
tiques sont là, tu n ’as même pas besoin de les chercher pour
le savoir, c’est normal, il suffit de les énumérer : en haut la
bulle rosit, en face elle se desquame, à côté elle tente faible­
ment de respirer ; le reste appartient à l’oreiller autour duquel
tu es enroulé et auquel tu es arrimé grâce à la pression que tu
exerces sans forcer sur la boucle que forment ton pouce et ton
index droits.

Maintenant cela devient beaucoup plus difficile. D ’abord, il


com m ence à être évident que la bulle a triché ; elle n ’est pas
du tout sphérique, mais plutôt pisciforme, fusiligne ; ensuite
sa translucidité est d ’une qualité tout à fait médiocre, guère
supérieure à celle de l’oreiller ; enfin et surtout, elle n ’est pas
du tout en train de rosir en haut. Tout ce qu’il y avait de peut-
être sûr, ce sont les desquamations qui se sont multipliées très
vite, et la respiration qui de faible s’est faite ample. Mais le
plus embarrassant, c’est la température de l’ensemble qui s ’est
élevée rapidement et qui ne va plus tarder à atteindre un seuil
critique, ce dont les exfoliations de plus en plus nombreuses
sont certainement le signe avant-coureur.
Lin h om m e q u i d o r t 233

La situation est inconfortable. Tu as eu tort de prêter atten­


tion à ces détails qui n ’étaient même pas vrais ; de toute évi­
dence, c’était seulement des pièges, et maintenant, tu es bel et
bien prisonnier à l’intérieur de l’oreiller où il fait si chaud et
si noir que tu te demandes non sans quelque inquiétude
comment tu vas t’y prendre pour sortir. Ce n ’est pas la pre­
mière fois, heureusement, que tu te trouves dans une telle
situation ; tu sais qu’il te suffit de trouver un accident de ter­
rain à l’horizon, ou une lueur dans l’obscurité, un lac, ou un
endroit frais où te couler, et, justement, tu te sens d'éton­
nantes dispositions pour couler. Mais tu as beau chercher, il
n ’y a rien devant toi, pas d ’horizon, pas de lueur, pas de lac,
rien, seulement l’oreiller, noir, épais, étouffant. Cela ne te sur­
prend pas, tu t’y attendais un peu. Tu cherches derrière toi,
et, bien sûr, tout de suite, tu t’aperçois que tu n ’étais même
pas vraiment enfermé, que, pendant tout ce temps, le sommeil,
le vrai sommeil était derrière toi, pas devant toi, derrière toi,
tellement reconnaissable avec ses longues plages grises, son
horizon glacé, son ciel noir parcouru de lueurs blanches ou
grises. Tu l’aperçois d ’un seul coup, tu le reconnais immédiate­
ment, mais il est trop tard pour l’atteindre, com me toujours ;
ce sera pour une autre fois. Tu le savais aussi, ou bien tu aurais
dû le prévoir : il ne faut jamais se retourner, en tout cas pas si
brusquement, sinon tout se casse, pêle-mêle, ton oreiller
tombe et emporte ta joue, ton avant-bras, ton pouce, tes pieds
basculent l’un sur l’autre : le soupirail gris retrouve sa place
non loin de toi, le cachot mansardé se reforme et se referme,
tu es assis sur ta banquette.
Plus tard, tu quittes Paris ; tu ne vas pas à l’aventure, tu pars
chez tes parents, à la campagne, près d ’Auxerre. C’est un bourg
un peu mort où ils ont pris leur retraite. Tu y as passé quelques
années d ’enfant, quelques vacances. Les restes d’un château
fortifié surmontent une colline au bas de laquelle le village
s’est étalé. Un bienheureux, non loin de là, aurait vécu dans
une caverne que l’on peut visiter. Sur la place, près de l’église,
il y a un arbre que l’on dit plusieurs fois centenaire.
Tu restes là plusieurs mois. Aux repas, vous écoutez les infor­
mations, les jeux radiophoniques. Le soir, tu joues à la belote
avec ton père, qui gagne. Tu te couches très tôt, avant tes
parents, dès neuf heures. Tu lis parfois pendant toute la nuit. Tu
as retrouvé, dans ta chambre, au grenier, au fond d ’armoires à
linge, les livres de tes quinze ans, Alexandre Dumas, Jules Verne,
Jack London, et les monceaux de romans policiers que tu appor­
tais à chacun de tes séjours passés. Tu les relis soigneusement,
sans sauter une ligne, com me si tu les avais totalement oubliés,
comme si tu ne les avais jamais vraiment lus.
Tu parles à peine à tes parents. Tu ne les vois guère qu’aux
heures des repas. Le matin, tu traînes au lit. Tu les entends
aller et venir dans la maison, monter et descendre l’escalier,
tousser, ouvrir des tiroirs. Ton père scie du bois. Un épicier
ambulant klaxonne près du portail. Un chien aboie, des
oiseaux chantent, la cloche de l ’église sonne. Couché sur ton
lit haut, l’édredon de plume remonté jusqu’au menton, tu
regardes les solives du plafond. Une araignée minuscule, au
ventre d ’un gris presque blanc, tisse sa toile au coin d ’une
Poutre.
236 G eorges Perec

Tu t’assieds à la table recouverte de toile cirée de la cuisine.


Ta mère te sert un bol d e café au lait, pousse vers toi le pain,
la confiture, le beurre. Tu manges en silence. Elle te parle de
ses reins, de ton père, d es voisins, du village. Madame Theve-
neau a mis sa ferme en viager. Le chien des Moreau est mort.
Les travaux de l’autoroute ont déjà commencé.
Tu descends au village faire quelques courses pour ta mère,
acheter du tabac pour ton père, des cigarettes pour toi. Les
fermiers ont fui de ce qui fut autrefois un gros bourg. Le che­
min de fer s’arrêtait, il y avait un notaire, un marché. Deux
exploitations agricoles seulem ent subsistent. Le village est
maintenant peuplé de retraités et de citadins qui y viennent
en week-end et un mois chaque été, doublant ou triplant la
population hivernale.
Tu longes les maisons restaurées : volets repeints en vert
pomme, plaqués de fleurs de lis en fer forgé, lanternes d ’anti­
quaires, jardins d ’agrément, rocailles que nulle divinité n ’ha­
bite, paradis des villégiateurs. Des avocats, des épiciers, des
fonctionnaires taillent les buis, ratissent les graviers, épousset­
tent les parterres, donnent à manger aux poissons rouges. Sur
la place s ’agglutinent les vélomoteurs, les scooters des plus
jeunes. Le café-tabac est plein.

Chaque après-midi, tu pars en promenade. Tu suis la route


d ’abord, puis, au-delà d ’une carrière abandonnée, tu t’en­
fonces dans la forêt. Tu ramasses à terre une branche que tu
élagues com me tu peux. Tu longes des champs de blé mûr, tu
décapites des herbes folles à grands coups maladroits de ton
bâton. Tu ne connais pas le nom des arbres, ni celui des fleurs,
des plantes, des nuages. Tu t’assieds au sommet d ’une colline
d’où tout le village t’apparaît : la maison de tes parents, légère­
ment à l’écart, avec ses trois toits de couleurs différentes,
l ’église, le château presque à la hauteur de tes yeux, le viaduc
où passait jadis le chemin de fer, le lavoir, la poste. Sur la route
blanche, tout en bas, com me un galion qui sort du port, un
énorme camion s’éloigne. Un paysan, seul, au milieu de son
champ, guide sa charrue traînée par un cheval pommelé.
Un h om m e q u i d o r t 237

Des oiseaux lancent leurs cris, des gazouillis, des appels


rauques, des trilles. Les grands arbres frémissent. La nature est
là qui t’invite et qui t’aime. Tu mâchonnes des herbes que tu
recraches aussitôt : le paysage t’inspire peu, la paix des champs
ne t’émeut pas, le silence de la campagne ne t’énerve ni ne
t’apaise. Seuls te fascinent parfois un insecte, une pierre, une
feuille tombée, un arbre : tu restes parfois des heures à regar­
der un arbre, à le décrire, à le disséquer : les racines, le tronc,
la ramure, les feuilles, chaque feuille, chaque nervure, chaque
branche à nouveau, et le jeu infini des formes indifférentes que
ton regard avide quémande ou suscite : visage, ville, dédale ou
chemin, blasons et chevauchées. Au fur et à mesure que ta
perception s’affine, se fait plus patiente et plus souple, l ’arbre
explose et renaît, mille nuances de vert, mille feuilles iden­
tiques et pourtant différentes. Il te semble que tu pourrais pas­
ser ta vie devant un arbre, sans l’épuiser, sans le comprendre,
parce que tu n ’as rien à comprendre, seulem ent à regarder :
tout ce que tu peux dire de cet arbre, après tout, c’est qu ’il est
un arbre ; tout ce que cet arbre peut te dire, c’est qu’il est un
arbre, racine, puis tronc, puis branches, puis feuilles. Tu ne
peux en attendre d ’autre vérité. L’arbre n ’a pas de morale à te
proposer, n ’a pas de message à te délivrer. Sa force, sa majesté,
sa vie - si tu espères encore tirer quelque sens, quelque cou­
rage, de ces anciennes métaphores - ce ne sont jamais que des
images, des bons points, aussi vains que la paix des champs,
que la traîtrise de l’eau qui dort, la vaillance des petits sentiers
qui grimpent pas bien haut mais tout seuls, le sourire des
coteaux où les grappes mûrissent au soleil.
C’est à cause de cela que l ’arbre te fascine, ou t’étonne, ou
te repose, à cause de cette évidence insoupçonnée, insoupçon­
nable, de l’écorce et des branches, des feuilles. C’est à cause
de cela, peut-être, que tu ne te promènes jamais avec un chien,
parce que le chien te regarde, te supplie, te parle. Ses yeux
mouillés de reconnaissance, ses airs de chien battu, ses gam­
bades de chien joyeux, t’obligent sans cesse à lui conférer
l’ignoble statut de la bête domestique. Tu ne peux rester
neutre en face d ’un chien, pas plus qu’en face d ’un homme.
Mais tu ne dialogueras jamais avec un arbre. Tu ne peux pas
238 Georges Perec

vivre en face d ’un chien parce que le chien, à chaque instant


te demandera de le faire vivre, de le nourrir, de le flatter, d ’être
homme pour lui, d ’être son maître, d ’être le dieu tonnant ce
nom de chien qui le fera aussitôt s’aplatir. Mais l’arbre ne te
demande rien. Tu peux être Dieu des chiens, Dieu des chats,
Dieu des pauvres, il te suffit d ’une laisse, d ’un peu de mou, de
quelque fortune, mais tu ne seras jamais maître de l’arbre. Tu
ne pourras jamais que vouloir devenir arbre à ton tour.

Ce n ’est pas que tu détestes les hommes, pourquoi les détes­


terais-tu ? Pourquoi te détesterais-tu ? Si seulem ent cette appar­
tenance à l’espèce humaine ne s’accompagnait pas de cet
insupportable vacarme, si seulem ent ces quelques pas déri­
soires franchis dans le règne animal ne devaient pas se payer
de cette perpétuelle indigestion de mots, de projets, de grands
départs ! Mais c ’est trop cher pour des pouces opposables,
pour une station debout, pour l’imparfaite rotation de la tête
sur les épaules : cette chaudière, cette fournaise, ce gril q u ’est
la vie, ces milliards de sommations, d ’incitations, de mises en
garde, d ’exaltations, de désespoirs, ce bain de contraintes qui
n ’en finit jamais, cette éternelle machine à produire, à broyer,
à engloutir, à triompher des embûches, à recommencer encore
et sans cesse, cette douce terreur qui veut régir chaque jour,
chaque heure de ta mince existence !

Tu n ’as guère vécu, et pourtant, tout est déjà dit, déjà fini.
Tu n ’as que vingt-cinq ans, mais ta route est toute tracée. Les
rôles sont prêts, les étiquettes : du pot de ta première enfance
au fauteuil roulant de tes vieux jours, tous les sièges sont là et
attendent leur tour. Tes aventures sont si bien décrites que la
révolte la plus violente ne ferait sourciller personne. Tu auras
beau descendre dans la rue et envoyer dinguer les chapeaux
des gens, couvrir ta tête d ’immondices, aller nu-pieds, publier
des manifestes, tirer des coups de revolver au passage d ’un
quelconque usurpateur, rien n ’y fera : ton lit est déjà fait dans
le dortoir de l’asile, ton couvert est mis à la table des poètes
maudits. Bateau ivre, misérable miracle : le Harrar est une
attraction foraine, un voyage organisé. Tout est prévu, tout est
Un h om m e q u i d o r t 239

préparé dans les moindres détails : les grands élans du cœur,


la froide ironie, le déchirement, la plénitude, l’exotisme, la
grande aventure, le désespoir. Tu ne vendras pas ton âme au
diable, tu n ’iras pas, sandales aux pieds, te jeter dans l’Etna, tu
ne détruiras pas la septième merveille du monde. Tout est déjà
prêt pour ta mort : le boulet qui t’emportera est depuis long­
temps fondu, les pleureuses sont déjà désignées pour suivre
ton cercueil.
Pourquoi grimperais-tu au sommet des plus hautes collines,
puisque ensuite il te faudrait redescendre, et, une fois redes­
cendu, comment faire pour ne pas passer ta vie à raconter
comment tu t’y es pris pour monter ? Pourquoi ferais-tu sem­
blant de vivre ? Pourquoi continuerais-tu ? Ne sais-tu pas déjà
tout ce qui t’arrivera ? N ’as-tu pas déjà été tout ce que tu devais
être : le digne fils de ton père et de ta mère, le brave petit
scout, le bon élève qui aurait pu mieux faire, l’ami d ’enfance,
le lointain cousin, le beau militaire, le jeune homme pauvre ?
Quelques efforts, même pas quelques efforts, quelques années
encore, et tu seras le cadre moyen, le cher collègue. Bon mari,
bon père, bon citoyen. Ancien combattant. Un à un, com m e la
grenouille, tu grimperas les petits barreaux de la réussite
sociale. Tu pourras choisir, dans une gamme étendue et variée,
la personnalité qui convient le mieux à tes désirs, elle sera
soigneusement retaillée à tes mesures : seras-tu décoré ? Culti­
vé ? Fin gourmet ? Sondeur des reins et des cœurs ? Ami des
bêtes ? Consacreras-tu tes heures de loisir à massacrer sur ton
piano désaccordé des sonates qui ne t’ont rien fait ? Ou bien
fumeras-tu la pipe dans un fauteuil à bascule en te répétant
que la vie a du bon ?
Non. Tu préfères être la pièce manquante du puzzle. Tu
retires du jeu tes billes et tes épingles. Tu ne mets aucune
chance de ton côté, aucun œ u f dans nul panier. Tu mets la
charrue devant les bœufs, tu jettes le manche après la cognée,
tu vends la peau de l’ours, tu manges ton blé en herbe, tu
bois ton fonds, tu mets la clé sous la porte, tu t’en vas sans te
retourner.
Tu n ’écouteras plus les bons conseils. Tu n e demanderas pas
de remèdes. Tu passeras ton chemin, tu regarderas les arbres,
240 Georges Perec

l’eau, les pierres, le ciel, ton visage, les nuages, les plafonds, le
vide.
Tu restes près de l’arbre. Tu ne demandes même pas au
bruit du vent dans les feuilles de devenir oracle.

La pluie vient. Tu ne sors plus de la maison, à peine de ta


chambre. Tu lis à voix haute, tout le jour, en suivant du doigt
les lignes du texte, comme les enfants, com me les vieillards,
jusqu’à ce que les mots perdent leur sens, que la phrase la
plus simple devienne bancale, chaotique. Le soir vient. Tu n ’al­
lumes pas la lumière et tu restes immobile, assis à la petite
table près de la fenêtre, le livre entre les mains, ne lisant plus,
écoutant à peine les bruits de la maison, le craquement des
poutres, des planchers, ton père qui tousse, les cercles de
fonte mis en place sur la cuisinière à bois, le bruit de la pluie
sur les gouttières de zinc, le très lointain passage d ’une auto­
mobile sur la route, le coup de klaxon du car de sept heures
au tournant près de la colline.

Les estivants sont partis. Les maisons de campagne sont fer­


mées. Quand tu traverses le village, de rares chiens aboient sur
ton passage. Des lambeaux d ’affiches jaunes, sur la place de
l’église, à côté de la mairie, de la poste, du lavoir, appellent
encore à des ventes aux enchères, à des bals, à des fêtes
passées.

Tu te promènes encore parfois. Tu refais les mêmes che­


mins. Tu traverses des champs labourés qui laissent à tes
chaussures montantes d’épaisses semelles de glaise. Tu t’em­
bourbes dans les fondrières des sentiers. Le ciel est gris. Des
nappes de brume masquent les paysages. De la fumée monte
de quelques cheminées. Tu as froid malgré ta vareuse doublée,
tes chaussures, tes gants ; tu essayes maladroitement d ’allumer
une cigarette.

Tu fais des promenades plus lointaines qui te mènent vers


d ’autres villages, à travers les champs et les bois. Tu t’assieds
à la longue table de bois d ’une épicerie-buvette dont tu es le
Un h om m e q u i d o r t 241

seul client. On te sert un viandox ou un café sans goût. Des


dizaines de m ouches sont agglutinées sur le papier collant qui
tombe en spirale de l’abat-jour de métal émaillé. Un chat indif­
férent se chauffe près du poêle de fonte. Tu regardes les boîtes
de conserve, les paquets de lessive, les tabliers, les cahiers
d’écolier, les journaux déjà vieux, les cartes postales rose bon­
bon où des soldats poupins chantent en vers les beaux senti­
ments que leur inspire une fiancée blonde, l’horaire des cars,
les chiffres du tiercé, le résultat des matches dominicaux.

Des bandes d ’oiseaux passent très haut dans le ciel. Sur le


canal de l’Yonne, un long chaland, à la coque d ’un bleu métal­
lique, glisse, tiré par deux grands chevaux gris. Tu reviens en
marchant le long de la route nationale, dans la nuit, croisé et
dépassé par des voitures qui hurlent, ébloui par les phares qui,
du bas des côtes, semblent un instant vouloir illuminer le ciel
avant de fondre sur toi.
Tu reviens à Paris et tu retrouves ta chambre, ton silence. La
goutte d ’eau, les foules, les rues, les ponts ; le plafond, la bas­
sine de matière plastique rose ; l’étroite banquette. Le miroir
fêlé où se reflètent les traits qui com posent ton visage.

Ta chambre est le centre du monde. Cet antre, ce galetas en


soupente qui garde à jamais ton odeur, ce lit où tu te glisses
seul, cette étagère, ce linoléum, ce plafond dont tu as compté
cent mille fois les fissures, les écailles, les taches, les reliefs, ce
lavabo si petit qu’il ressemble à un meuble de poupée, cette
bassine, cette fenêtre, ce papier dont tu connais chaque fleur,
chaque tige, chaque entrelacs, et dont tu es le seul à pouvoir
affirmer que, malgré la perfection presque infaillible des pro­
cédés d ’impression, ils ne se ressemblent jamais tout à fait, ces
journaux que tu as lus et relus, que tu liras et reliras encore,
cette glace fêlée qui n ’a jamais réfléchi que ton visage morcelé
en trois portions de surfaces inégales, légèrement superpo-
sables, que l’habitude te permet presque d ’ignorer, oubliant
l’ébauche d ’un œ il frontal, le nez fendu, la bouche perpétuelle­
ment tordue, pour ne plus retenir qu’une zébrure en forme de
Y comme la marque presque oubliée, presque effacée, d ’une
blessure ancienne, coup de sabre ou coup de fouet, ces livres
rangés, ce radiateur à ailettes, cette mallette-électrophone gai­
née de pégamoïd grenat : ainsi com mence et finit ton royaume,
qu’entourent en cercles concentriques, amis ou ennemis, les
bruits toujours présents qui te relient seuls au m onde : la
goutte d ’eau qui perle au robinet du poste d’eau sur le palier,
les bruits de ton voisin, ses raclements de gorge, les tiroirs
244 Georges Perec

qu'il ouvre et ferme, ses quintes de toux, le sifflement de sa


bouilloire, les bruits de la rue Saint-Honoré, le murmure inces­
sant de la ville. De très loin, la sirène d ’une voiture de pom ­
piers semble venir sur toi, s’éloigner, revenir. Au croisement
de la rue Saint-Honoré et de la rue des Pyramides, l’alternance
réglée des coups de frein, des arrêts, des reprises, des accéléra­
tions, rythme le temps presque aussi sûrement que la goutte
inlassable, que le clocher de Saint-Roch.
Ton réveil, depuis longtemps, marque cinq heures et quart.
Il s'est arrêté, pendant ton absence, sans doute, et tu as négligé
de le remettre en marche. Dans le silence de ta chambre, le
temps ne pénètre plus, il est alentour, bain permanent, encore
plus présent, obsédant, que les aiguilles d ’un réveil que tu
pourrais ne pas regarder, et pourtant légèrement tordu, faussé,
un peu suspect : le temps passe, mais tu ne sais jamais l’heure,
le clocher de Saint-Roch ne distingue pas le quart, ni la demie,
ni les trois quarts, l'alternance des feux au croisement de la
rue Saint-Honoré et de la rue des Pyramides n ’intervient pas
chaque minute, la goutte d’eau ne tombe pas chaque seconde.
Il est dix heures, ou peut-être onze, car com ment être sûr que
tu as bien entendu, il est tard, il est tôt, le jour naît, la nuit
tombe, les bruits ne cessent jamais tout à fait, le temps ne s’ar­
rête jamais totalement, même s’il n ’est plus qu’imperceptible :
minuscule brèche dans le mur du silence, murmure ralenti,
oublié, du goutte à goutte, presque confondu avec les batte­
ments de ton cœur.
Ta chambre est la plus belle des îles désertes, et Paris est un
désert que nul n ’a jamais traversé. Tu n ’as besoin de rien
d ’autre que de ce calme, de ce sommeil, que de ce silence, que
de cette torpeur. Que les jours com mencent et que les jours
finissent, que le temps s’écoule, que ta bouche se ferme, que
les muscles de ta nuque, de ta mâchoire, de ton menton, se
relâchent tout à fait, que seuls les soulèvements de ta cage
thoracique, les battements de ton cœur témoignent encore de
ta patiente survie.

Ne plus rien vouloir. Attendre, jusqu’à ce qu’il n ’y ait plus


rien à attendre. Traîner, dormir. Te laisser porter par les foules,
'

Un h om m e q u i d o rt 245

par les rues. Suivre les caniveaux, les grilles, l’eau le long des
berges. Longer les quais, raser les murs. Perdre ton temps. Sor­
tir de tout projet, de toute impatience. Être sans désir, sans
dépit, sans révolte.
Ce sera devant toi, au fil du temps, une vie immobile, sans
crise, sans désordre : nulle aspérité, nul déséquilibre. Minute
après minute, heure après heure, jour après jour, saison après
saison, quelque chose va commencer qui n ’aura jamais de fin :
ta vie végétale, ta vie annulée.
Ici, tu apprends à durer. Parfois, maître du temps, maître du
monde, petite araignée attentive au centre de ta toile, tu règnes
sur Paris : tu gouvernes le nord par l’avenue de l ’Opéra, le sud
par les guichets du Louvre, l’est et l’ouest par la rue Saint-
Honoré.
Parfois, tu tentes de résoudre l ’énigmatique visage
qu’ébauche peut-être le jeu com plexe des ombres et des g er­
çures sur un fragment du plafond, yeux et nez, ou nez et
bouche, front que nulle chevelure n ’arrête, ou bien le d essin
précis de l’ourlet d ’une oreille, l’amorce d ’une épaule et d ’un
cou.

Il y a mille manières de tuer le temps et aucune ne ressem ble


à l’autre, mais elles se valent toutes, mille façons de ne rien
attendre, mille jeux que tu peux inventer et abandonner to u t
de suite.
Tu as tout à apprendre, tout ce qui ne s’apprend pas : la
solitude, l’indifférence, la patience, le silence. Tu dois te d ésh a­
bituer de tout : d ’aller à la rencontre de ceux que si longtem ps
tu as côtoyés, de prendre tes repas, tes cafés à la place q u e
chaque jour d ’autres ont retenue pour toi, ont parfois d éfen ­
due pour toi, de traîner dans la complicité fade des amitiés qui
n’en finissent pas de se survivre, dans la rancœur opportuniste
et lâche des liaisons qui s’effilochent.
Tu es seul, et parce que tu es seul, il faut que tu ne regardes
jamais l’heure, il faut que tu ne com ptes jamais les m inutes.
Tu ne dois plus ouvrir ton courrier avec fébrilité, tu ne d o is
plus être déçu si tu n ’y trouves qu’un prospectus t’invitant à
248 Georges Perec

acquérir pour la modique somme de soixante-dix-sept francs


un service à gâteaux gravé à ton chiffre ou les trésors de l’art
occidental.
Tu dois oublier d ’espérer, d ’entreprendre, de réussir, de
persévérer.
Tu te laisses aller, et cela t’est presque facile. Tu évites les
chemins que tu as trop longtemps empruntés. Tu laisses le
temps qui passe effacer la mémoire des visages, des numéros
de téléphone, des adresses, des sourires, des voix.
Tu oublies que tu as appris à oublier, que tu t’es, un jour,
forcé à l ’oubli. Tu traînes sur le boulevard Saint-Michel sans
plus rien reconnaître, ignorant des vitrines, ignoré du flot
montant et descendant des étudiants. Tu n ’entres plus dans
les cafés, tu n ’en fais plus le tour d ’un air soucieux, allant
jusque dans les arrière-salles à la recherche de tu ne sais plus
qui. Tu ne cherches plus personne dans les queues qui se for­
ment toutes les deux heures devant les sept cinémas de la rue
Champollion. Tu n ’erres plus com me une âme en peine dans
la grande cour de la Sorbonne, tu n ’arpentes plus les longs
couloirs pour atteindre la sortie des salles, tu ne vas plus quê­
ter des saluts, des sourires, des signes de reconnaissance dans
la bibliothèque.

Tu es seul. Tu apprends à marcher comme un homme seul,


à flâner, à traîner, à voir sans regarder, à regarder sans voir. Tu
apprends la transparence, l’immobilité, l’inexistence. Tu
apprends à être une ombre et à regarder les hommes comme
s’ils étaient des pierres. Tu apprends à rester assis, à rester
couché, à rester debout. Tu apprends à mastiquer chaque bou­
chée, à trouver le même goût atone à chaque parcelle de nour­
riture que tu portes à ta bouche. Tu apprends à regarder les
tableaux exposés dans les galeries de peinture comme s’ils
étaient des bouts de murs, de plafonds, et les murs, les pla­
fonds, com m e s'ils étaient des toiles dont tu suis sans fatigue
les dizaines, les milliers de chemins toujours recommencés,
labyrinthes inexorables, texte que nul ne saurait déchiffrer,
visages en décomposition.
Un h om m e q u i d o r t 249

Tu t’enfonces dans l ’île Saint-Louis, tu prends la rue de Vau-


girard, tu vas vers Pereire, vers Château-Landon. Tu marches
lentement, tu reviens sur tes pas, tu essuies les devantures.
Étalages de droguistes, d ’électriciens, de merciers, de brocan­
teurs. Tu vas t’asseoir sur le parapet du pont Louis-Philippe et
tu regardes se faire et se défaire un remous sous les arches, la
dépression en entonnoir qui perpétuellement se creuse et se
comble en avant des éperons. Des coches d ’eau, des péniches
passent plus loin, bouleversant à la longue les jeux de l’eau
contre les piles. Tout le long du quai, des pêcheurs assis,
immobiles, suivent des yeux l’inflexible dérive des flotteurs.

De la terrasse d’un café, assis en face d ’un demi de bière ou


d’un café noir, tu regardes la rue. Des voitures particulières,
des taxis, des camionnettes, des autobus, des motocyclettes,
des vélomoteurs passent, en groupes compacts que de rares et
brèves accalmies séparent : les reflets lointains des feux qui
règlent la circulation. Sur les trottoirs coulent les doubles flots
continus, mais beaucoup plus fluides, des passants. Deux
hommes porteurs des mêmes porte-documents en faux cuir se
croisent d ’un même pas fatigué ; une mère et sa fille, des
enfants, des femmes âgées chargées de filets, un militaire, un
homme aux bras lestés de deux lourdes valises, et d ’autres
encore, avec des paquets, avec des journaux, avec des pipes,
des parapluies, des chiens, des ventres, des chapeaux, des voi­
tures d ’enfant, des uniformes, les uns courant presque, les
autres traînant les pieds, s’arrêtant près des vitrines, se saluant,
se séparant, se dépassant, se croisant, vieux et jeunes, hommes
et femmes, heureux et malheureux. Des groupes sans cesse
dissous et reformés s’entassent auprès des stations d ’arrêt des
autobus. Un homme-sandwich distribue des prospectus. Une
femme adresse en vain de grands gestes aux taxis qui passent.
La sirène d ’une voiture de pompiers ou de police-secours vient
vers toi en s ’amplifiant.
Des dépanneurs passent en trombe, appelés pour quelles
Urgences ? Tu ne sais rien des lois qui font se rassembler ces
gens qui ne se connaissent pas, que tu ne connais pas, dans
cette rue où tu viens pour la première fois de ta vie, et où tu
250 Georges Perec

n ’as rien à faire, sinon regarder cette foule qui va et vient, se


précipite, s’arrête : ces pieds sur les trottoirs, ces roues sur les
chaussées, que font-ils tous ? Où vont-ils tous ? Qui les appel-
le ? Qui les fait revenir ? Quelle force ou quel mystère les fait
poser alternativement le pied droit puis le pied gauche sur le
trottoir avec, d ’ailleurs, une coordination qui saurait difficile­
ment être plus efficace ? Des milliers d ’actions inutiles se ras­
semblent au même instant dans le champ trop étroit de ton
regard presque neutre. Ils tendent en même temps leurs mains
droites et se la serrent comme s’ils voulaient la broyer, ils émet­
tent avec leur bouche des messages apparemment pourvus de
sens, ils tordent en tous sens leurs joues, leur nez, leurs sour­
cils, leurs lèvres, leurs mains, ponctuant leurs discours de
mimiques expressives ; ils sortent leurs agendas, ils se dépas­
sent, se saluent, s’invectivent, se congratulent, se bousculent ;
ils s ’acheminent sans te voir, et pourtant, tu es à quelques cen­
timètres d ’eux, assis à la terrasse d ’un café, et tu ne cesses pas
de les regarder.

Tu traînes. Tu imagines un classement des rues, des quar­


tiers, des immeubles : les quartiers fous, les quartiers morts,
les rues-marché, les rues-dortoir, les rues-cimetière, les façades
pelées, les façades rongées, les façades rouillées, les façades
masquées.
Tu longes les petits squares, dépassé par les enfants qui cou­
rent en laissant glisser sur les grilles une règle de fer ou de
bois. Tu t’assieds sur les bancs de lattes vertes aux pieds de
fonte sculptés en forme de pattes de lion. De vieux gardiens
infirmes discutent avec des nurses d ’un autre âge. Avec la
pointe de ta chaussure, tu traces dans la terre à peine sableuse
des ronds, des carrés, un œil, tes initiales.
Tu découvres des rues où nulle voiture jamais ne passe, où
nul presque ne semble habiter, sans autre magasin q u ’une
boutique fantôme, une couturière à façon avec sa vitrine ten­
due de rideaux en voile où semblent avoir été de tout temps
exposés le même mannequin blafard décoloré par le soleil, les
mêmes plaques de boutons fantaisie, les mêmes gravures de
m ode qui portent pourtant la date de l’année, ou bien un
Un h om m e q u i d o rt 251

matelassier proposant ses ressorts, ses pieds de lit en boule,


en noyau d ’olive, en fuseau, ses différentes qualités de crin
et de coutil, ou bien un cordonnier dans son recoin servant
d’échoppe, dont la porte est un rideau fait de bouchons plats
en plastique de toutes couleurs enfilés sur des fils de nylon.
Tu découvres les passages : Passage Choiseul, Passage des
panoramas, Passage Jouffroy, Passage Verdeau, leurs mar­
chands de m odèles réduits, de pipes, de bijoux en strass, de
timbres, leurs cireurs, leurs comptoirs à hot-dogs. Tu lis, une
à une, les cartes pâlies affichées à la devanture d ’un graveur :
Docteur Raphaël Crubellier, Stomatologiste, Diplômé de la
Faculté de Médecine de Paris, sur rendez-vous seulement, Mar-
cel-Émile Burnachs S.A.R.L. Tout pour les Tapis, Monsieur et
Madame Serge Valène, 11 rue Lagarde, 214 07 35 ; Réunion de
l’Amicale des Anciens élèves du Collège Geoffroy Saint-Hilaire,
Menu : Les Délices de la mer sur le lit des glaciers, le Bloc du
Périgord aux perles noires, la Belle argentée du lac.

Dans les jardins du Luxembourg, tu regardes les retraités


joueurs de bridge, de belote ou de tarots. Sur un banc non
loin de toi, un vieillard momifié, immobile, les pieds joints, le
menton appuyé sur le pommeau de sa canne qu’il agrippe à
deux mains, regarde devant lui dans le vide, pendant des
heures. Tu l’admires. Tu cherches son secret, sa faiblesse. Mais
il semble inattaquable. Il doit être sourd comme un pot, à m oi­
tié aveugle et plutôt paralytique. Mais il ne bave même pas, il
ne remue pas les lèvres, il cille à peine. Le soleil tourne autour
de lui : peut-être sa seule vigilance consiste-t-elle à suivre son
ombre ; il doit avoir des repères depuis longtemps tracés ; sa
folie, s’il est fou, est peut-être de se prendre pour un cadran
solaire. Il ressemble à une statue, mais il a sur les statues
l’avantage de pouvoir se lever et marcher, s’il le désire. Il res­
semble aussi à un être humain, malgré sa tête qui est plutôt
celle d ’un oiseau, son pantalon qui lui monte jusqu’au ster­
num, sa cravate de parnassien pour école primaire, mais il a
sur les autres êtres humains ce privilège de pouvoir rester
immobile comme une statue, pendant des heures et des
heures, sans efforts apparents. Tu voudrais y parvenir, mais,
252 Georges Perec

sans doute est-ce l’un des effets de ton extrême jeunesse dans
la vocation de vieillard, tu t’énerves trop vite : malgré toi, ton
pied remue sur le sable, tes yeux errent, tes doigts se croisent
et se décroisent sans cesse.

Tu marches encore, au hasard, tu te perds, tu tournes en


rond. Tu te fixes parfois des buts dérisoires : Daumesnil, cii-
gnancourt, le boulevard Gouvion Saint-Cyr, le musée Postal.
Tu entres dans des librairies et tu feuillettes des livres sans les
lire. Tu entres dans des galeries de tableaux et tu en fais le
tour, scrupuleusement, t’arrêtant devant chaque toile, pen­
chant la tête à droite, clignant de l’œil, t’approchant pour lire
le titre, ou la date, ou le nom du peintre, te reculant pour
mieux voir. Tu signes en sortant d ’un grand paraphe illisible
qu’accompagne une fausse adresse.

Tu t’assieds au fond d ’un café, tu lis le M onde ligne à ligne,


systématiquement. C’est un excellent exercice. Tu lis les titres
de la première page, « au jour le jour », le bulletin de l ’étran­
ger, les faits divers de la dernière page, les petites annonces :
offres d ’emploi, demandes d ’emploi, représentations, proposi­
tions commerciales, propriétés, domaines, terrains, apparte­
ments (vente), appartements (en construction), appartements
(achat), locaux commerciaux, locations diverses, fonds de
commerce, capitaux, associations, cours et leçons, viagers,
autos, boxes, animaux, occasions, divers ; les réceptions, les
naissances, les fiançailles, les mariages, les nécrologies, les
remerciements, les ventes à l’Hôtel Drouot, les visites et confé­
rences, les soutenances de thèses ; les mots croisés que tu
résous presque mentalement (pas catholique quand on le bap­
tise : vin ; l’article de la mort : la ; sont inséparables quand ils
sont brouillés : œufs ; son existence précède l’essence : Antar ;
s’il est pour le vice c ’est peut-être seulement parce qu’il est
contre : amiral) ; les prévisions météorologiques ; les pro­
grammes de radio, de télévision, des théâtres et cinémas, les
cours de la bourse ; les pages touristiques, sociales, écono­
miques, gastronomiques, littéraires, sportives, scientifiques,
dramatiques, universitaires, médicales, féminines, pédago-
Un h om m e q u i d o r t 253

gjques, religieuses, provinciales, aéronautiques, urbanistiques,


jjiaritimes, judiciaires, syndicales ; la politique mondiale, les
jjouvelles de l ’étranger, la politique française, les affaires inté­
r ie u r e s , les nouvelles brèves, les grandes études qui se prolon­
gent sur trois ou quatre numéros, les suppléments consacrés
à un pays, à une région, à un produit, les placards publicitaires.
P Cinq cents, mille informations sont passées sous tes yeux si
s c ru p u le u x et si attentifs que tu as même pris connaissance du
(liage du numéro, et vérifié, une fois de plus, qu’il avait été
fabriqué par des ouvriers syndiqués et contrôlé par le BVP et
l’OJD. Mais ta mémoire a pris soin de n ’en retenir aucune : tu
as lu avec une égale absence d ’intérêt que Pont-à-Mousson
était faible, l’acier en repli, New York soutenu, qu’il faut faire
confiance à l’expérience de la plus ancienne banque de crédits
immobiliers en France et à son réseau de spécialistes, qu’il y a
trois milliards de dégâts en Floride à la suite du passage du
typhon Barbara, que Jean-Paul et Lucas sont fiers d ’annoncer
la venue au monde de leur petite sœ ur Lucie : lire le M onde,
o’est seulem ent perdre, ou gagner une heure, deux heures ;
c’est mesurer, encore une fois à quel point tout t’est égal. Il
faut que les hiérarchies, les préférences s’effondrent. Tu peux
encore t’étonner que la combinaison, selon des règles finale­
ment très simples, d ’une trentaine de signes typographiques
*oit capable de créer, chaque jour, ces milliers de messages.
Mais pourquoi en ferais-tu ta pâture, pourquoi les déchiffre­
rais-tu ? Il t’importe seulem ent que le temps coule et que rien
ne t’atteigne : tes yeux lisent les lignes, posément, l’une après
l’autre.

En face du monde, l’indifférent n’est ni ignorant ni hostile.


Ton propos n’est pas de redécouvrir les saines joies de l’anal­
phabétisme, mais, lisant, de n’accorder aucun privilège à tes
lectures. Ton propos n ’est pas d ’aller tout nu, mais d ’être vêtu
sans que cela implique nécessairement recherche ou abandon ;
ton propos n ’est pas de te laisser mourir de faim, mais seule­
ment de te nourrir. Non que tu veuilles exactement accomplir
ces actions en toute innocence, car l’innocence est un terme
tellement fort : seulement, simplement, si ce « simplement »
254 Georges P erec

peut avoir un sens, les laisser dans un terrain neutre, évident,


dégagé de toute valeur, et non pas, surtout pas, fonctionnel,
car le fonctionnel est la pire des valeurs, la plus sournoise, la
plus compromettante, mais patent, factuel, irréductible ; q u ’il
n ’y ait rien à dire sinon : tu lis, tu es vêtu, tu manges, tu dors,
tu marches, que ce soient des actions, des gestes, mais pas
des preuves, pas des monnaies d ’échange : ton habillement, ta
nourriture, tes lectures ne parleront plus à ta place, tu ne joue­
ras plus au plus fin avec eux. Tu ne leur confieras pas l’épui-
sante, l ’impossible, la mortelle tâche de te représenter.

Quand tu manges, désormais, au comptoir de la Petite


Source, ou à la Bière, ou chez Roger la Frite, c’est un peu ce
que les psychophysiologistes appellent une « prise de nourri­
ture » : tu absorbes, une ou deux fois par jour, rarement plus,
un com posé assez strictement calculable de protides et de glu­
cides, sous forme d ’un morceau de viande de b œ u f grillé, de
lamelles de pomme de terre saisies dans de l’huile bouillante,
d’un verre de vin rouge. Il s’agit d ’un steak, parfois appelé
beefsteak, ou même bistèque, mais certainement pas d ’un
tournedos, de frites que personne ne sacrerait pommes-paille,
d ’un verre de vin rouge dont nul ne songerait à contrôler l ’ap­
pellation ni même à délimiter la supériorité qualitative. Mais
ton estomac ne fait plus, s ’il l ’a jamais faite, la différence, et
ton palais non plus. Le langage a été plus résistant : il t’a fallu
quelque temps pour que la viande cesse d ’être mince, coriace,
filandreuse, les frites huileuses et molles, le vin poisseux ou
acide, pour que ces qualificatifs éminemment dépréciateurs,
porteurs au début de sens tristes, évocateurs de repas pour
pauvres, de nourritures de clochards, de soupes populaires, de
fêtes foraines de banlieue, perdent petit à petit leur substance,
et pour que la tristesse, la pauvreté, la pénurie, le besoin, la
honte qui s’y étaient inexorablement attachés - cette graisse
devenue frite, cette dureté devenue viande, cette acidité faite
vin - cessent de te frapper, de te marquer, de même qu’à l’op­
posé cessent de te convaincre les signes nobles, exacts envers
de ceux-ci, de l’abondance, de la bombance, de la fête : l’épais­
seur sanguine et tendre des « pièces » de charolais, des « pa­
Un hom m e qui d o rt 255

vés », des cœurs de filet, des entrecôtes de fort des Halles, la


croustillance dorée des pommes-paille ou allumette, des
pommes soufflées, des pom m es Dauphine, le bouquet du cru
dans son panier. Nulle énergie sacrée, nul divin nectar n ’em ­
plissent désormais ton assiette et ton verre. Nul point d ’excla­
mation n ’accompagne tes repas. Tu manges de la viande et des
frites, tu bois du vin. L’infranchissable distance qui sépare la
côte de b œ u f de la Villette du « com plet » que, presque chaque
jour, tu commandes, à peine entré, au serveur du comptoir de
la Petite Source, n ’a plus de pouvoir sur toi.
Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, que la pluie tombe ou que
le soleil brille, que le vent souffle en rafales ou que nulle feuille
ne bouge aux arbres, que l’aube éteigne les réverbères, que le
crépuscule les rallume, que tu sois perdu dans la foule ou seul
sur une place déserte, tu marches encore, tu traînes encore.
Tu inventes des périples compliqués, hérissés d ’interdits qui
t’obligent à de longs détours. Tu vas voir les monuments. Tu
dénombres les églises, les statues équestres, les pissotières, les
restaurants russes. Tu vas voir les grands travaux le long des
Berges, près des portes, les rues éventrées pareilles à des
çhamps labourés, les canalisations, les immeubles que l’on met
à terre.

Tu rentres dans ta chambre et tu t’affales sur ta banquette


trop étroite. Tu dors les yeux grands ouverts, com m e les idiots.
Tu dénombres, tu organises les fissures du plafond. La
conjonction des ombres et des taches et les variations d’accom­
modation et d’orientation de ton regard produisent sans effort,
lentement, des dizaines de formes naissantes, organisations
fragiles que tu ne peux saisir qu’un instant, les arrêtant sur un
nom : vigne, virus, ville, village, visage, avant qu elles ne se
disloquent et que tout ne recommence : l’apparition d ’un
geste, d ’un mouvement, d’une silhouette, ébauche de signe
vide que tu laisses grandir, hasard qui se précise : un œ il qui
te fixe, un homme qui dort, un remous, léger balancement de
voiliers, bout d ’arbre, rameau explosé, préservé, retrouvé, de
l’intérieur duquel émerge en se précisant point par point
l’amorce encore d ’un visage, à peine différent de l ’autre tout à
258 Georges Perec

l’heure, plus sombre peut-être, ou plus attentif, visage en sus­


pens où tu cherches sans les voir les oreilles, les yeux, le cou,
un front, ne retenant, ne retrouvant, pour les perdre aussitôt,
que l’empreinte d ’un sourire ambigu, l’ombre d ’une narine
que peut-être prolonge la trace - infamante ou glorieuse, qui
sait ? - d ’une cicatrice.

Souvent, tu joues aux cartes tout seul. Tu fais des donnes de


bridge, tu essayes de résoudre les problèmes publiés chaque
semaine dans le M onde, mais tu es un joueur médiocre et tes
coups manquent d ’élégance : nulle science du squeeze, des
défausses, des passages de main. Tu as un jour imaginé une
distribution exceptionnelle où une équipe n ’ayant que deux
honneurs dans ses deux mains, un as et un valet, pouvait réus­
sir, contre toute défense, un grand chelem, grâce à une trop
belle répartition des chicanes et des longues ; puis, ce pro­
blème mis au point, une fois constaté que le chelem en ques­
tion était d ’autant moins intéressant qu’il n’était pas
annonçable et que son jeu n ’était l’occasion d ’aucune finesse,
tu n ’as plus attendu grand-chose du bridge.
Tu es tombé dans les joies ensorcelantes des réussites. Tu
étales sur ta banquette quatre rangées de treize cartes, tu
retires les quatre as. Le jeu consiste à ordonner les quarante-
huit cartes qui restent en utilisant les cases laissées libres par
l ’élimination des as ; si l ’une de ces cases est la première d ’une
rangée, tu as le droit d ’y mettre un deux ; si elle succède à,
mettons, un six, tu peux y mettre le sept de la couleur, à un i
sept, le huit, à un huit le neuf, à un valet la dame ; si elle
succède à un roi, tu ne peux rien mettre et la case est perdue.
La chance ne joue presque aucun rôle dans cette réussite.
Tu peux prévoir longtemps à l’avance le moment où tes quatre
cases libérées te feraient tomber sur des rois, donc échouer, si
tu les jouais dans l’ordre ; mais tu peux justement te servir
d ’une case, puis d ’une autre, y revenir, prendre la troisième,
la quatrième, la seconde à nouveau. Il est rare, néanmoins, que
tu réussisses : il vient toujours un m om ent où le jeu se bloque,
où, la moitié ou le tiers des cartes étant déjà classés, tu ne
peux plus combler de cases sans invariablement découvrir un
Un homm e qui d o rt 259

roi. Tu as droit, en principe, à deux autres tentatives : il te suffit


de laisser en place les cartes déjà classées et de redistribuer les
autres après les avoir battues en ménageant quatre intervalles.
Mais tu uses rarement de ces deux chances offertes ; à peine
le jeu t’apparaît-il compromis que tu ramasses toutes les cartes,
les bats deux ou trois fois, les étales à nouveau pour une nou­
velle épreuve.
Tu bats les cartes, tu les étales, tu retires les quatre as, tu
regardes le jeu. Tu com m ences un peu au hasard, en veillant
seulement à ne pas découvrir trop vite un roi. Petit à petit le
jeu s’organise, des contraintes apparaissent, des possibilités se
font jour : ici une carte est déjà à sa place, ici le mouvement
d ’une seule permettra d ’en ranger d ’un seul coup cinq, six, là
un roi qui te gêne ne pourra pas bouger.
Tu ne réussis presque jamais. Tu triches parfois, à peine,
rarement, de plus en plus rarement. Ce n’est pas la victoire qui
t’importe, car, que voudrait dire ta victoire, et s ’il ne s ’agit que
d ’avoir avec toi les dieux, il y a tellement de façons plus faciles
de s’attirer leur bienveillance. Mais tu joues de plus en plus
souvent, de plus en plus longtemps, parfois toute l’après-midi,
ou bien dès ton lever, ou bien jusqu’au matin, et m êm e pas,
même plus, pour tuer le temps.
Il y a dans ce jeu quelque chose qui te fascine, plus encore,
peut-être, que les jeux de l’eau près des ponts, que les laby­
rinthes des plafonds, que les brindilles à peine opaques qui
dérivent lentement à la surface de ta cornée. Selon leur place,
selon l’instant, chaque carte acquiert une densité presque
émouvante. Tu protèges, tu détruis, tu construis, tu combines,
tu tires plan sur plan : exercice pour rien, péril que rien ne
sanctionne, mise en ordre dérisoire : quarante-huit cartes t’en ­
chaînent à ta chambre et tu t’y trouves presque heureux q u ’un
dix soit à sa place, qu ’un roi ne puisse s’élever contre toi, ou
presque malheureux que tous tes lents calculs aboutissent tous
au même impossible résultat. Comme si cette stratégie solitaire
et muette constituait ton seul chemin, était devenue ta raison
d’être.
F
Il fait nuit. De rares voitures passent en trombe. La goutte
d’eau perle au robinet du palier. Ton voisin est silencieux,
absent peut-être ou mort déjà. Tu es étendu, tout habillé, sur
la banquette, les mains croisées derrière la nuque, genoux
haut. Tu fermes les yeux, tu les ouvres. Des formes virales,
microbiennes, à l’intérieur de ton œ il ou à la surface de ta
cornée, dérivent lentement de haut en bas, disparaissent,
reviennent soudain au centre, à peine changées, disques ou
bulles, brindilles, filaments tordus dont l’assemblage dessine
comme un animal à peine fabuleux. Tu perds leur trace, tu les
retrouves ; tu te frottes les yeux et les filaments explosent, se
multiplient.

Du temps passe, tu sommeilles. Tu poses le livre ouvert à


côté de toi, sur la banquette. Tout est vague, bourdonnant. Ta
respiration est étonnamment régulière. Une petite bestiole
noire vraisemblablement irréelle ouvre une brèche insoupçon­
née dans le labyrinthe des fissures du plafond.

Tu traînes dans les rues, la nuit, le jour. Tu rentres dans les


cinémas de quartiers où flotte l'odeur insistante des désinfec­
tants, tu manges des sandwiches à des comptoirs, des frites
dans des cornets, tu traverses les fêtes foraines, tu joues au
billard électrique, tu vas dans les musées, dans les marchés,
dans les gares, dans les bibliothèques de lecture publique, tu
regardes les vitrines des antiquaires rue Jacob, des marchands
de verrerie rue du Paradis, des marchands de meubles fau­
bourg Saint-Antoine.
262 Georges Perec

Au fil des heures, des jours, des semaines, des saisons, tu te


déprends de tout, tu te détaches de tout. Tu découvres, avec
presque, parfois, une sorte d ’ivresse, que tu es libre, que rien
ne te pèse, ne te plaît ni ne te déplaît. Tu trouves, dans cette
vie sans usure et sans autre frémissement que ces instants sus­
pendus que te procurent les cartes ou certains bruits, certains
spectacles que tu te donnes, un bonheur presque parfait, fasci­
nant, parfois gonflé d ’ém otions nouvelles. Tu connais un repos
total, tu es, à chaque instant, épargné, protégé. Tu vis dans une
bienheureuse parenthèse, dans un vide plein de promesses et
dont tu n ’attends rien. Tu es invisible, limpide, transparent. Tu
n ’existes plus : suite des heures, suite des jours, le passage des
saisons, l’écoulem ent du temps, tu survis, sans gaieté et sans
tristesse, sans avenir et sans passé, comme ça, simplement, évi­
demment, comme une goutte d ’eau qui perle au robinet d ’un
poste d ’eau sur un palier, comme six chaussettes trempées
dans une bassine de matière plastique rose, comme une
mouche ou comme une huître, comme une vache, comme un
escargot, comme un enfant ou comme un vieillard, comme un
rat.
Parfois, l’obscurité dessine d ’abord la forme imprécise d ’un
as de pique : il y a devant toi un point d ’où fuient deux lignes
qui s’écartent et reviennent vers toi après un long virage.
Plus tard, c’est un océan, une mer noire sur laquelle tu
navigues, comme si ton nez était l’arête, ou plutôt l’étrave d ’un
gigantesque paquebot. Tout est noir. Il ne fait pas nuit, pas
sombre, c’est le m onde tout entier qui est noir, naturellement
noir, comme sur le négatif d ’une photographie, et seules sont
blanches, ou peut-être grises, les lames que ton passage sou­
lève de chaque côté de ton nez, le long de tes yeux qui sont
peut-être les flancs du navire, là, où, autrefois, s’inscrivait l’as
de pique, comme s’il n ’avait été que le prélude à ce sillage,
trace blanchâtre et ondulante que tu creuses devant toi en glis­
sant sur l’eau noire. L’eau t’entoure de toutes parts, mer noire,
immobile, extraordinairement plate, même pas phosphores­
cente, et pourtant, tu as l’impression que tu pourrais découvrir
chaque détail, le moindre nuage s’il y avait un ciel, la plus
petite terre s’il y avait un horizon. Mais il n ’y a que la mer, et
tu es tout entier étrave creusant sans effort, sans bruit, sans
vibration, les traces blanches et profondes de ton passage,
comme un soc de charrue retournant un champ.
Bientôt, pourtant, quelque part au-dessus, com me dans un
cartouche, comme si un écran apparaissait et qu’un négatif de
film cinématographique y était projeté, il y a le même navire,
mais maintenant vu d ’en haut, en entier, et tu es, toi, sur le
pont, accoudé au bastingage, ou plutôt au plat-bord, dans une
position assez romantique. Pendant longtemps, l’impression
dédoublée reste absolument précise, et même, si quelque
264 Georges P erec

chose t ’irrite, te tracasse, c’est que tu ne parviens plus à savoir


si tu es d ’ab ord l ’étrave seule glissant su r la m er noire et soule­
vant des vagues blanches et ensuite, p resq ue e n m êm e temps
q uelqu e chose com m e la conscience d ’être cette étrave, c’est-
à-dire, au-dessus, le navire to u t en tier d o n t tu es le passager
im m obile accoudé sur le p o n t dans u n e po stu re u n peu
rom antique, ou bien si, au contraire, il y a d ’abord le navire
en tier glissant sur la m er noire, avec toi, seul passager, accoudé
à la passerelle, puis, dém esu rém en t grossi, u n détail seul de
ce navire, l’étrave, fendant les flots, soulevant de chaque côté
d eu x vagues blanches, épaisses, mais peut-être u n p eu trop
bien dessinées p o u r être vraim ent des vagues, ce sont plutôt
des plis, des drapés, avec quelque chose d ’u n peu m ajestueux,
d e p resq u e ralenti.
Longtem ps, les deux navires, la partie et le tout, to n nez
étrave et to n corps p aq ueb ot naviguent de conserve sans que
rien te p erm ette de les dissocier : tu es to u t à la fois l ’étrave et
le navire et toi su r le navire. Puis, naît u n e prem ière contradic­
tion, mais c ’est peut-être seulem ent une illusion d ’optique
im putable à la différence des échelles, des perspectives : il te
sem ble que le navire va lentem ent, de plus en plus lentem ent,
peu t-être u n p eu com m e si tu le voyais avec de plus e n plus
de recul, de plus en plus haut, mais pourtan t, toi, accoudé au
bastingage, tu ne dim inues pas d u tout, tu restes toujours aussi
visible, et q ue l’étrave, elle, va de plus en plus vite, q u ’elle ne
glisse plus, mais q u ’elle file sur l ’eau noire, com m e une
vedette, o u m êm e com m e u n hors-bord, et plus d u tout
com m e u n p aq u eb o t de ligne.
Alors, et c ’est to u t de suite b ea uco up plus grave, com m e si
tu savais, p ar expérience peut-être, q u e ce qui est en train de
se form er est le com m encem ent de la fin, parce que jamais tu
ne p ou rras su p p o rter plus de q uelques instants, plus de
quelques secondes, l’intensité de ce qui s’annonce, bien que
rien en co re ne se soit révélé, sinon, peut-être, to u t au plus, un
signe prém onitoire, u n indice d o n t le sens n ’était m êm e pas
sû r et d o n t tu attends m aintenant l ’éclaircissem ent avec l’es­
p oir vain qu e to u t restera flou le plus longtem ps possible,
parce que, déjà, tu le sais, le réveil te guette, c’est to n impa-
Un h o m m e q u i d o r t 265

tience justem ent qui vient d e le déclencher et to u s tes efforts


p o u r le re tard er ne font que le p récipiter davantage, alors,
ém erge com m e chaque fois, pas assez lentem ent, u n e im pres­
sion à la fois excitante et pénible, m erveilleuse et d ésespérante,
tout de suite trop précise, très vite lancinante et presq u e d o u ­
loureuse : la certitude absurde, o u p lu tô t pas enco re to u t à fait
absurde, mais déjà sû rem ent prom ise à l’absurde, que tu as
déjà vécu cette image, qu elle est u n souvenir réel, exact dans
tous ses détails : la m er était noire, le navire avançait lentem ent
sur l’étroit chenal faisant jaillir sur ses côtés des gerbes
d ’écum e blanche, tu étais accoudé à la passerelle d u p o n t-p ro ­
m enade dans la position u n p eu rom antique q u ’o n t to u s les
passagers de tous les navires q u an d ils p re n n e n t l’air en regar­
dant les m ouettes, tu éprouvais exactem ent la m êm e sensation
que celle que m aintenant tu éprouves, et p o u rta n t tu
n ’éprouves m aintenant aucune sensation, sin o n celle, péril­
leuse, de plus e n plus périlleuse, de savoir en m êm e tem ps
l’im possibilité et l’irréductibilité d ’u n tel souvenir.

Plus tard, beau cou p plus tard, tu t ’es réveillé plusieurs fois
peut-être, rassoupi plusieurs fois, tu t ’es to u rn é d u côté droit,
du côté gauche, tu t ’es mis su r le dos, sur le ventre, peut-être
as-tu m êm e allum é la lum ière, peut-être as-tu fum é u n e ciga­
rette, plus tard, b ea uco up plus tard, le som m eil devient u n e
cible, ou p lu tô t non, au contraire, tu deviens la cible d u som ­
meil. C’est u n foyer irradiant, interm ittent. D evant toi, ou, plus
précisém ent, devant tes yeux, parfois p lu tô t à gauche, parfois
p lutôt à droite, jamais au centre, u n e m yriade d e petits points
blancs s’organisent, dessinant, à la longue, q u elq u e chose de
félin, u n e tête de p an th ère vue de profil, qui s’avance, qui gran­
dit e n m on tran t deu x crocs acérés, puis disparaît, laissant place
à u n p o in t lum ineux qui grossit, devient losange, étoile, et
fonce sur toi, très vite, t ’évitant au d ern ie r m o m en t en passant
à ta droite. Le p h én o m èn e se re p ro d u it plusieurs fois, réguliè­
rem en t : rien d ’abord, puis des points à peine lum ineux, u n e
tête de p an th ère qui s’esquisse, puis se précise, grandit en
rugissant, découvrant deux crocs acérés, puis u n p o in t scintil­
lant, p resqu e éclatant, qui s’enfle, losange, étoile, puis boule
266 Georges Perec

de lumière qui vient sur toi, t’évite de justesse, passant si près


de toi que tu as presque cru la toucher, la sentir, l’entendre,
puis rien à nouveau, longtemps, des points blancs, la tête de
la panthère, l’étoile qui grandit et te frôle.
Puis rien, longtemps, ou bien, plus tard, parfois, quelque
part, quelque chose comme un astre blanc qui explose...
Avec le temps, ta froideur devient fabuleuse. Tes yeux ont
perdu tout ce qui faisait leur éclat, ta silhouette s’est faite par­
faitement tombante. Une sérénité sans lassitude, sans amer­
tume, s’inscrit au coin de tes lèvres. Tu glisses dans les rues,
intouchable, protégé par l’usure pondérée de tes vêtements,
par la neutralité de tes pas. Tu n ’as plus que des gestes appris.
Tu ne prononces plus que les mots qui sont nécessaires. Tu
demandes :
— un café,
— une avancée,
— un complet et un rouge,
— un demi,
— une brosse à dents,
— un carnet.
Tu payes, tu em poches, tu prends place, tu consom m es. Tu
prends le M onde au sommet de sa pile et tu déposes deux
pièces de vingt centimes dans la sébile du marchand. Tu ne dis
jamais s’il vous plaît, bonjour, merci, au revoir. Tu ne t’excuses
pas. Tu ne demandes pas ton chemin.
Tu traînes, tu traînes, tu traînes. Tu marches. Tous les ins­
tants se valent, tous les espaces se ressemblent. Tu n ’es jamais
pressé, jamais perdu. Tu ne regardes pas l’heure aux horloges.
Tu n ’as pas sommeil. Tu n ’as pas faim. Tu ne bâilles jamais. Tu
n’éclates jamais de rire.
Tu ne flânes même plus, puisque seuls peuvent flâner ceux
qui volent le temps de le faire, les précieuses minutes q u ’ils
s’ingénient à gratter sur leurs horaires. Au début, tu choisissais
tes itinéraires, tu te fixais des buts, tu imaginais des périples
268 Georges Perec

compliqués qui prenaient malgré toi des allures de voyages


d ’Ulysse. Tu as fait, après tant d ’autres, un pèlerinage à Saint-
Julien le Pauvre, tu as tourné en rond près de l’entrée des
catacombes, tu t’es planté sous la Tour Eiffel, tu es monté au
sommet de quelques monuments, tu as traversé tous les ponts,
longé toutes les berges, visité tous les musées, Guimet, Cer-
nuschi, Carnavalet, Bourdelle, Delacroix, Nissim de Camondo
le Palais de la Découverte, l’Aquarium du Trocadéro, tu as vu
les roses de Bagatelle, Montmartre le soir, les Halles au petit
jour, la gare Saint-l.a/are à l’heure de la sortie des bureaux, la
Concorde à midi le 15 Août. Mais qu’un but soit touristique,
culturel, ou bien déceptif, inepte, ou même provocateur (la
rue de la Pompe, la rue des Saussaies, la place Beauvau, le quai
des Orfèvres) ne l ’empêchait pas d ’être un but, c’est-à-dire une
tension, une volonté, une émotion. Ton tourisme, même désa­
busé et dérisoire, malgré le souvenir lointain des Surréalistes,
restait source de vigilance, em ploi du temps, mesure d ’espace.
De même que tu ne choisis plus tes films, entrant indifférem­
ment dans la première salle que tu rencontres aux alentours
de huit, de neuf ou de dix heures du soir, n ’étant plus dans la
salle obscure que l’ombre d ’un spectateur, l’ombre d ’une
ombre regardant se faire et se défaire sur un rectangle oblong
diverses combinaisons d ’ombres et de lumières ébauchant sans
cesse la mêm e aventure : musique, enchantement, attente ; de
m êm e que tu ne choisis plus tes repas, que tu n ’entreprends
plus jamais de les varier, d ’aller jusqu’au bout des quelque
trois cents combinaisons qu’offrent au comptoir de la Petite
Source cinq pièces de un franc, le tiers de ton pécule quoti­
dien, au fond de ta poche ; de même que tu ne choisis plus
tes heures de sommeil, ni tes lectures, ni tes vêtements...
Tu te laisses aller, tu te laisses entraîner : il suffit que la foule
m onte ou descende les Champs-Élysées, il suffit d ’un dos gris
qui te précède de quelques mètres et oblique dans une rue
grise ; ou bien une lumière ou une absence de lumière, un
bruit ou une absence de bruit, un mur, un groupe, un arbre,
de l ’eau, un porche, des grilles, des affiches, des pavés, un
passage clouté, une devanture, un signal lumineux, une plaque
Un hom m e qu i d o rt 269

de rue, la carotte d ’un tabac, l étal d ’un mercier, un escalier,


un rond-point...

Tu marches ou tu ne marches pas. Tu dors ou tu ne dors


pas. Tu descends tes six étages, tu les remontes. Tu achètes le
M onde ou tu ne l’achètes pas. Tu manges ou tu ne manges
pas. Tu t’assieds, tu t’étends, tu restes debout, tu te glisses
dans la salle obscure d ’un cinéma. Tu allumes une cigarette.
Tu traverses la rue, tu traverses la Seine, tu t’arrêtes, tu repars.
Tu joues au billard électrique ou tu n ’y joues pas.

Parfois, tu restes trois, quatre, cinq jours dans ta chambre,


tu ne sais pas. Tu dors presque sans arrêt, tu laves tes chaus­
settes, tes deux chemises. Tu relis un roman policier que tu as
déjà lu vingt fois, oublié vingt fois. Tu fais les mots croisés
d’un vieux M onde qui traîne. Tu étales sur ta banquette quatre
rangées de treize cartes, tu retires les as, tu mets le sept de
cœur après le six de cœur, le huit de trèfle après le sept de
trèfle, le deux de pique à sa place, le roi de pique après la
dame de pique, le valet de cœ ur après le dix de cœur.

Tu manges de la confiture sur du pain, tant que tu as du


pain, puis sur des biscottes, si tu en as, puis à la petite cuiller,
dans le pot.

Tu t’étends sur ta banquette étroite, mains croisées derrière


la nuque, genoux haut. Tu fermes les yeux, tu les ouvres. Des
filaments tordus dérivent lentement de haut en bas à la surface
de ta cornée.
Tu dénombres et organises les fissures, les écailles, les failles
du plafond. Tu regardes ton visage dans ton miroir fêlé.

Tu ne parles pas tout seul, pas encore. Tu ne hurles pas,


surtout pas.

L’indifférence n ’a ni com mencement ni fin : c’est un état


immuable, un poids, une inertie que rien ne saurait ébranler.
Des messages du m onde extérieur parviennent encore sans
270 Georges Perec

doute à tes centres nerveux, mais nulle réponse globale, qui


mettrait en jeu la totalité de l’organisme, ne semble pouvoir
s’élaborer. Seuls demeurent des réflexes élémentaires : tu ne
traverses pas quand le feu est au rouge, tu t’abrites du vent
pour allumer ta cigarette, tu te couvres davantage les matins
d ’hiver, tu changes de polo, de chaussettes, de caleçon et de
tricot de corps environ une fois par semaine et de draps un
peu moins de deux fois par mois.
L’indifférence dissout le langage, brouille les signes. Tu es
patient, et tu n ’attends pas, tu es libre et tu ne choisis pas, tu
es disponible et rien ne te mobilise. Tu ne demandes rien, tu
n ’exiges rien, tu n ’imposes rien. Tu entends sans jamais écou­
ter, tu vois sans jamais regarder : les fissures des plafonds, les
lames des parquets, le dessin des carrelages, les rides autour
de tes yeux, les arbres, l’eau, les pierres, les voitures qui pas­
sent, les nuages qui dessinent dans le ciel des formes de
nuages.

Maintenant, tu vis dans l’inépuisable. Chaque journée est


faite de silences et de bruits, de lumières et de noirs, d ’épais­
seurs, d ’attentes, de frissons. Il ne s’agit que de te perdre,
encore une fois, à jamais, chaque fois davantage, d ’errer sans
fin, de trouver le sommeil, une certaine paix du corps : aban­
don, lassitude, assoupissement, dérive. Tu glisses, tu te laisses
couler, flancher : chercher le vide, le fuir, marcher, t’arrêter,
t’asseoir, t’attabler, t’accouder, t’étendre.
Gestes d ’automate : te lever, te laver, te raser, te vêtir. Bou­
chon sur l’eau : aller à la dérive, suivre les cohues, traîner :
l’été dans le silence épais, volets clos, rues mortes, asphalte
poisseux, vert presque noir des feuilles immobiles ; l’hiver
dans la lumière froide des devantures, des réverbères, buées
aux portes des cafés, moignons noirs des arbres morts.
Tu rentres dans des cafés misérables, bistrots, troquets, Vins
et Charbons sans lumières, sentant le vinaigre et la crasse. Tu
marches dans des ruelles graisseuses le long de palissades
maculées d ’affiches en lambeaux, vers Charles Michels ou Châ-
teau-Landon. Tu t’assieds sur les bancs des squares et des jar­
dins, comme un retraité, comme un vieillard, mais tu n ’as que
Un hom m e qui d o rt 271

vingt-cinq ans. Tu vas attendre dans les halls des hôtels, assis
sur un canapé de faux cuir, tu regardes les gens aller et venir,
tu lis les prospectus, les catalogues, les affiches, tu lis les
dépliants touristiques, Paris la nuit, Croisière aux Indes, les
revues qui traînent, l ’Écho d e l H ôtellerie fran çaise, la Revue
du Touring-Club d e France ; tu vas lire les journaux affichés
sur les placards devant les imprimeries ou les rédactions : le
Monde, le Figaro, le Capital, la Vie fra n ç a ise . Tu traînes dans
les bibliothèques municipales, tu remplis une fiche, tu lis des
livres d ’histoire, des ouvrages d ’érudition, des mémoires
d’hommes d ’État, d ’alpinistes, de curés.
Tu marches le long des trottoirs, tu regardes dans les cani­
veaux, dans l’espace plus ou moins large qui sépare les voi­
tures garées du rebord de la chaussée. Tu y trouves des billes,
des petits ressorts, des anneaux, des pièces de monnaie, des
gants parfois, un portefeuille un jour, avec un peu d ’argent,
des papiers, des lettres, des photos qui t’ont presque tiré les
larmes des yeux.
Tu regardes les joueurs de cartes dans les jardins du Luxem­
bourg, les grandes eaux du Palais de Chaillot, tu vas au Louvre
le dimanche, traversant sans t’arrêter toutes les salles, te pos­
tant pour finir près d ’un unique tableau ou d ’un unique objet :
le portrait incroyablement énergique d ’un homme de la
Renaissance, avec une toute petite cicatrice au-dessus de la
lèvre supérieure, à gauche, c ’est-à-dire à gauche pour lui, à
droite pour toi, ou bien une pierre gravée, une petite cuiller
égyptienne devant laquelle tu restes une heure, deux heures
avant de repartir sans te retourner.

Marche incessante, inlassable. Tu marches com me un


homme qui porterait d ’invisibles valises, tu marches com me
un homme qui suivrait son ombre. Marche d ’aveugle, de som ­
nambule, tu avances d ’un pas mécanique, interminablement,
jusqu’à oublier que tu marches.
Flâneur minutieux, nyctobate accompli, ectoplasme qu ’un
drap flottant ferait à tort passer pour un fantôme qui n ’effraie­
rait même pas les petits enfants.
Marcheur infatigable, tu traverses Paris de part en part,
272 Georges Perec

chaque soir, émergeant du trou noir de ta chambre, de tes


escaliers pourris, de ta cour silencieuse ; au-delà des grandes
zones de lumière et de bruit : l’Opéra, les Boulevards, les
Champs-Élysées, Saint-Germain, Montparnasse, tu plonges vers
la ville morte, vers Pereire ou Saint-Antoine, vers la rue de
Longchamp, le boulevard de l’Hôpital, la rue Oberkampf, la
rue Vercingétorix.
Cafés ouverts toute la nuit. Tu restes debout, à peu près
immobile, un coude posé sur le com ptoir de verre, épaisse
plaque translucide aux bords arrondis que des boulons de
cuivre scellent au béton du socle, à demi retourné vers un bil­
lard électrique sur lequel s’obstinent trois marins. Tu bois du
vin rouge ou du café-perco.

Vie sans surprise. Tu es à l’abri. Tu dors, tu manges, tu


marches, tu continues à vivre, com me un rat de laboratoire
qu’un chercheur insouciant aurait oublié dans son labyrinthe
et qui matin et soir, sans jamais se tromper, sans jamais hésiter,
prendrait le chemin de sa mangeoire, tournerait à gauche, puis
à droite, appuierait deux fois sur une pédale cerclée de rouge
pour recevoir sa ration de nourriture en bouillie.
Nulle hiérarchie, nulle préférence. Ton indifférence est éta­
le : homme gris pour qui le gris n ’évoque aucune grisaille. Non
pas insensible, mais neutre. L’eau t’attire, comme la pierre,
l’obscurité comme la lumière, le chaud comme le froid. Seule
existe ta marche, et ton regard, qui se pose et glisse, ignorant
le beau, le laid, le familier, le surprenant, ne retenant jamais
que des combinaisons de formes et de lumières qui se font et
se défont, sans cesse, partout, dans ton œil, aux plafonds, à tes
pieds, dans le ciel, dans ton miroir fêlé, dans l’eau, dans la
pierre, dans les foules. Places, avenues, squares et boulevards,
arbres et grilles, hommes et femmes, enfants et chiens,
attentes, cohues, véhicules et vitrines, bâtiments, façades,
colonnes, chapiteaux, trottoirs, caniveaux, pavés de grès lui­
sant sous la pluie fine, gris, ou presque rouges, ou presque
blancs, ou presque noirs, ou presque bleus, silences, clameurs,
vacarmes, foules des gares, des magasins, des boulevards, rues
Un hom m e qu i dort 273

noires de monde, quais noirs de monde, rues désertes des


dimanches d ’août, matins, soirs, nuits, aubes et crépuscules.

Maintenant tu es le maître anonyme du monde, celui sur qui


l’histoire n ’a plus de prise, celui qui ne sent plus la pluie tom ­
ber, qui ne voit plus la nuit venir.
Tu ne connais que ta propre évidence : celle de ta vie qui
continue, de ta respiration, de ton pas, de ton vieillissement.
Tu vois les gens aller et venir, les foules et les choses se faire
et se défaire. Tu vois, à la vitrine minuscule d ’un mercier une
tringle à rideaux sur laquelle tes yeux soudain se fixent : tu
passes ton chemin : tu es inaccessible.
u
La rencontre de ton œ il et de l’oreiller donne naissance à une
montagne, une pente assez molle, un quart, ou plutôt un arc de
cercle qui se détache au premier plan, plus sombre que le reste
de l’espace. Cette montagne n ’est pas intéressante ; elle est nor­
male. Pour l’instant, ton esprit est occupé par une tâche que tu
aurais à accomplir, mais que tu ne parviens pas à définir exacte­
ment ; il semble qu’il s’agisse d ’une tâche peu importante en soi
et qui, peut-être, n ’est que le prétexte, l’occasion de vérifier si tu
connais le code ; tu supposes, par exemple, et cela se vérifie tout
de suite, que la tâche consiste à ramener ton pouce, ou bien
toute ta main, par-dessus l’oreiller : mais est-ce bien à toi de le
faire ? Ta place dans la hiérarchie, tes années de service ne te dis-
pensent-elles pas de cette corvée ? Cette question est évidem­
ment beaucoup plus importante que la tâche elle-même, et tu
n’as rien pour la résoudre, tu ne pensais pas que, si longtemps
après, tu aurais encore à rendre des comptes de ce genre. D ’ail­
leurs, en y réfléchissant davantage, tu t’aperçois que le problème
est encore plus compliqué : il ne s’agit pas de savoir si tu dois ou
non ramener ton pouce selon ta fonction, ton grade, ton ancien­
neté, mais plutôt de ceci : de toute façon, tôt ou tard, il faudra
que tu ramènes ton pouce, mais par en dessus si tu es suffisam­
ment ancien, par en dessous si tu ne l’es pas, et bien sûr tu n’as
aucune idée de ton ancienneté, qui te semble considérable, mais
peut-être pas assez considérable. Peut-être même a-t-on juste­
ment choisi pour te poser cette question le moment précis où
nul, pas même le plus intègre des juges, ne pourrait affirmer
sans risques que tu es ou que tu n ’es pas suffisamment ancien ?
276 Georges Perec

La question pourrait se poser aussi pour tes pieds ou pour


tes cuisses. En fait, elle ne veut rien dire .- le véritable pro­
blème, c ’est celui des contacts. Il y a deux types de contacts,
en principe : celui de ton corps avec les draps, pour ce qui est
de ta cuisse gauche, de ton pied droit, de ton avant-bras droit,
d ’une partie de ton ventre, et qui est fusion, osmose, dilution ;
et celui de ton corps avec lui-même, là où ta chair rencontre
ta chair, là où le pied gauche passe sur le pied droit, là où les
genoux se rencontrent, là où ton coude affronte ton estomac :
ceux-ci sont aigus, chauds ou froids, ou chauds et froids. Évi­
demment, on peut, presque sans prendre de risques, inverser
toute l’opération et affirmer que c ’est le contraire, le pied
gauche sous le pied droit, la cuisse droite sous la cuisse
gauche.
Le plus clair, dans tout cela, c’est évidemment que tu n ’es
pas couché, ni sur le côté droit, ni sur le côté gauche, les
jambes légèrement repliées, les bras enserrant l ’oreiller, mais
que tu es suspendu la tête en bas, comme une chauve-souris
qui hiberne ou plutôt comme une poire trop mûre sur un poi­
rier : c ’est dire qu’à tout instant tu peux tomber, ce qui d ’ail­
leurs ne te semble pas autrement gênant, ta tête étant
parfaitement protégée par l ’oreiller, mais, pourtant, il est de
ton devoir d ’échapper à ce péril, fût-il minime. Mais si tu
passes en revue les moyens que tu connais, tu ne tardes pas à
te rendre compte que la situation est plus grave que tu ne
l’avais d ’abord estimée, ne serait-ce que parce que la perte de
l'horizontalité est rarement propice au sommeil. Il faut donc
te résoudre à tomber, même si tu prévois que cela ne sera pas
tellement agréable, on ne sait jamais quand on va s ’arrêter de
tomber, mais surtout, tu ne sais pas comment faire pour tom­
ber, c’est seulement quand tu n ’y penses pas que tu te mets à
tomber, et comment pourrais-tu n ’y pas penser puisque juste­
ment tu y penses ? C’est une chose que nul n ’a jamais sérieuse­
ment envisagée et qui pourtant a son importance : il devrait y
avoir des textes à ce sujet, des textes sûrs, qui permettraient
de faire face à ces situations, beaucoup plus fréquentes qu’on
ne le croit généralement.
Un hom m e q u i d o rt 277

Les trois quarts de ton corps se sont réfugiés dans ta tête ;


ton cœur s ’est installé dans ton sourcil, où il s’est tout à fait
acclimaté, où il bat com me une chose vivante avec, peut-être,
tout au plus, un petit peu trop de précipitation. Il faut que tu
fasses l’appel de ton corps, que tu vérifies l’intégrité de tes
membres, de tes organes, de tes viscères, de tes muqueuses.
Tu voudrais bien chasser de ta tête tous ces morceaux qui l ’en ­
combrent et l’alourdissent, et en même temps, tu te félicites
d’avoir sauvé le maximum, car tout le reste est perdu, tu n ’as
plus de pieds, plus de mains, ton mollet est com plètement
liquéfié.

Tout cela est de plus en plus compliqué : il faudrait d ’abord


que tu enlèves ton coude et dans l’espace ainsi libéré, tu pour­
rais mettre au moins une partie de ton ventre, et ainsi de suite,
jusqu’à ce que tu sois à peu près reconstitué. Mais c ’est
effroyablement difficile : il y a des pièces qui manquent, et
d’autres qui sont en double, d ’autres qui ont démesurément
grossi, d ’autres qui ém ettent des prétentions territoriales abso­
lument folles : ton coude est plus coude que jamais, tu avais
oublié qu’on peut à ce point être coude, un ongle a pris la
place de ta main. Et bien sûr, c’est toujours ce moment-là que
choisissent les bourreaux pour intervenir. L’un te fourre une
éponge pleine de craie dans la bouche, l’autre te bourre les
oreilles de coton ; quelques scieurs de long se sont installés
dans tes sinus, un pyromane incendie ton estomac, des tail­
leurs sadiques te compriment les pieds, t’enfoncent un cha­
peau trop petit, t’engoncent dans un manteau trop étroit,
t’étranglent avec une cravate ; un ramoneur et son comparse
ont introduit une corde à nœ uds dans ta trachée et, malgré de
louables efforts, ne parviennent pas à la retirer.
Ils viennent presque chaque fois. Tu les connais bien. Tu es
presque rassuré. S’ils sont là, c ’est que le sommeil n ’est plus
très loin. Ils vont te faire souffrir un peu, puis ils se lasseront
et te laisseront tranquille. Ils te font mal, c’est entendu, mais
tu as vis-à-vis de ta douleur, com me de toutes les sensations
que tu perçois, toutes les pensées qui te traversent, toutes les
impressions que tu ressens, un détachement total. Tu te vois
278 Georges Perec

sans étonnem ent être étonné, sans surprise être surpris, sans
douleur être assailli par les bourreaux. Tu attends qu ’ils se cal­
ment. Tu leur abandonnes volontiers tous les organes qu’ils
veulent. Tu les vois de loin se disputer ton ventre, ton nez, ta
gorge, tes pieds.

Mais souvent, si souvent, c ’est là l’ultime piège. Alors naît le


pire. Il monte lentement, imperceptiblement. D ’abord tout est
calme, trop calme, normal, trop normal. Tout semble ne plus
devoir jamais bouger. Mais ensuite tu sais, tu com mences à
savoir, avec une certitude de plus en plus implacable, que tu
as perdu ton corps, ou plutôt non, tu le vois, non loin de toi,
mais tu ne le rejoindras jamais.
Tu n ’es plus qu’un œil. Un œ il immense et fixe, qui voit
tout, aussi bien ton corps affalé, que toi, regardé regardant,
com me s’il s’était complètement retourné dans son orbite et
qu’il te contemplait sans rien dire, toi, l’intérieur de toi, l’inté­
rieur noir, vide, glauque, effrayé, impuissant de toi. Il te
regarde et il te cloue. Tu ne cesseras jamais de te voir. Tu ne
peux rien faire, tu ne peux pas t’échapper, tu ne peux pas
échapper à ton regard, tu ne pourras jamais : même si tu parve­
nais à t’endormir si profondément que nulle secousse, nul
appel, nulle brûlure ne sauraient te réveiller, il y aurait encore
cet œil, ton œil, qui ne se fermera jamais, qui ne s ’endormira
jamais. Tu te vois, tu te vois te voir, tu te regardes te regarder.
Même si tu t’éveillais, ta vision demeurerait identique,
immuable. Même si tu parvenais à t’ajouter des milliers, des
milliards de paupières, il y aurait encore, derrière, cet œil,
pour te voir. Tu ne dors pas, mais le sommeil ne viendra plus.
Tu n ’es pas éveillé et tu ne te réveilleras jamais. Tu n ’es pas
mort et la mort même ne saurait te délivrer...
Libre com me une vache, comme une huître, com m e un rat !

Mais les rats ne cherchent pas le sommeil pendant des


heures. Mais les rats ne se réveillent pas en sursaut, pris de
panique, trempés de sueur. Mais les rats ne rêvent pas et que
peux-tu faire contre tes rêves ?

Mais les rats ne se rongent pas les ongles, et surtout pas


méthodiquement, pendant des heures entières, jusqu’à ce que
l’extrémité de leurs griffes ne soit plus qu’une plaie diffuse. Tu
arraches la corne jusqu’au milieu de l’ongle, meurtrissant les
endroits où elle s’attache à la chair ; tu déchires les peaux
mortes sur presque toute la longueur de la phalangette jusqu’à
ce que le sang se mette à perler, jusqu’à ce que tes doigts te
fassent si mal que, pendant des heures, le moindre contact te
soit à ce point insupportable que tu ne puisses plus rien saisir
et doives tremper tes mains dans de l’eau bouillie.

Mais les rats, que tu saches, ne jouent pas au billard élec­


trique. Tu te colles contre les appareils, pendant des heures,
pendant des nuits, rageusement, fiévreusement. Tu ahanes,
plaqué sur la machine, accompagnant de grands coups de reins
les rebonds de la bille d ’acier. Tu t’acharnes contre les ressorts,
les lumières, les chiffres, les passages.
Femmes peintes dont l’œ il s’allume, dont l’éventail
s’abaisse. Tu ne peux lutter contre un tilt. Tu peux jouer ou
ne pas jouer. Tu ne peux pas engager de dialogue, tu ne peux
lui faire dire ce qu’il ne saurait te dire. Tu as beau te serrer
1
280 Georges Perec

contre lui, haleter contre lui, le tilt reste insensible à l’amitié


que tu éprouves, à l’amour que tu recherches, au désir qui te
déchire. Six mille points, alors que mille quatre cents suffisent
ne feront que te meurtrir davantage, que t’enfoncer un peu
plus.

Tu traînes dans les rues, tu entres dans un cinéma ; tu


traînes dans les rues, tu entres dans un café ; tu traînes dans
les rues, tu regardes la Seine, les boucheries, les trains, les
affiches, les gens. Tu traînes dans les rues, tu entres dans un
cinéma où tu vois un film qui ressemble à celui que tu viens
de voir, la même histoire béate racontée par un monsieur trop
intelligent, pleine de gentillesse et de musique, et puis l’en­
tracte, des films publicitaires que tu as vus vingt fois, cent fois,
des actualités que tu as vues dix fois, vingt fois, un documen­
taire sur les sardines, ou sur le soleil, sur Hawaï ou sur la
Bibliothèque Nationale, la bande-annonce d ’un film que tu as
déjà vu et que tu verras encore, le film que tu viens de voir qui
recommence encore une fois, avec son générique morcelé, la
plage d ’Etretat, la mer, les mouettes, les enfants qui jouent sur
le sable.
Tu sors, tu traînes dans les rues trop éclairées. Tu remontes
dans ta chambre, tu te déshabilles, tu te glisses dans les draps,
tu éteins la lumière, tu fermes les yeux. C’est l’heure où des
femmes de rêve trop vite dévêtues se pressent autour de toi,
c ’est l’heure où tu t’abrutis de livres cent fois lus, où tu tournes
et te retournes cent fois sans trouver le sommeil. C’est l’heure
où, les yeux grands ouverts dans l’obscurité, ta main tâtonnant
au pied de la banquette étroite à la recherche d’un cendrier,
d ’allumettes, d ’une ultime cigarette, tu mesures calmement
l’étendue de ton malheur.

Maintenant tu te relèves la nuit. Tu traînes dans les rues, tu


vas te jucher sur les tabourets des bars, au Rosebud, au Harry’s,
ou t’asseoir au Franco-Suisse, dans la rue Saint-Honoré,
presque en face de ta chambre, ou t'attabler dans un café des
Halles, et tu restes là, pendant des heures, jusqu’à la fin, en
face d ’une bière ou d ’un café noir ou d ’un verre de vin rouge.
Un hom me qu i d o rt 281

fu regardes les autres aller et venir, les commis de boucherie,


les fleuristes, les crieurs de journaux, les bandes de fêtards, les
saoulots solitaires, les filles.
Tu es seul et tu dérives. Tu marches dans les avenues déso­
lées, longeant les arbres rabougris, les façades pelées, les
porches noirs. Tu vas dans la laideur inépuisable des Bati-
gnolles, de Pantin. Tu n ’as d ’autres rencontres que des fon­
taines Wallace depuis longtemps taries, des églises gluantes,
des chantiers éventrés, des murs blafards. Les squares dont les
grilles t’emprisonnent, les marais stagnant près des bouches
d’égout, les portes monstrueuses des fabriques. Sous les passe­
relles métalliques du quartier de l’Europe, des locomotives à
vapeur lancent des bouffées de fumée blanche. Boulevard
Barbès, place Clichy, des foules impatientes lèvent les yeux
vers le ciel.
Tu ne briseras pas le cercle enchanté de la solitude. Tu es
seul et tu ne connais personne ; tu ne connais personne et tu
es seul. Tu vois les autres s’agglutiner, se serrer, se protéger,
s’enlacer. Mais tu n ’es, regard mort, qu’un fantôme transpa­
rent, lépreux couleur de muraille, silhouette déjà rendue à sa
poussière, place occupée dont nul ne s’approche. Tu t’efforces
à l’espoir de rencontres improbables. Mais ce n ’est pas pour
toi que le cuir, le cuivre, le bois se mettent à luire, que les
lumières se tamisent, que les bruits se feutrent. Tu es seul
malgré les fumées qui s’alourdissent, malgré Lester Young ou
Coltrane, seul dans la chaleur ouatée des bars, dans les rues
vides où tes pas résonnent, dans la complicité mal réveillée
des bistrots restés seuls ouverts.
Il y a des ennemis que tu n ’affronteras qu’une seule fois,
le temps de connaître, de reconnaître le froid sifflement des
serpents pétrifiants, le temps de battre en retraite juste à
temps, glacé de solitude et d ’impatience, perdu, trahi par ton
regard, la perception de plus en plus aiguë et de plus en plus
vaine des moindres détails : une boucle de cheveux, l ’ombre
d ’un verre, l’esquisse mouvante d ’une cigarette abandonnée,
le dernier tremblement d ’une porte à deux battants qui se
referme. Rien ne t’échappe, mais tu ne saisis rien, sinon trop
282 Georges Perec

tard, toujours trop tard, les ombres, les reflets, les failles, les
esquives, les sourires, les bâillements, la fatigue ou l’abandon.

Le malheur n’a pas fondu sur toi, ne s’est pas abattu sur toi ;
il s’est infiltré avec lenteur, il s’est insinué presque suavement.
Il a minutieusement imprégné ta vie, tes gestes, tes heures, ta
chambre, comme une vérité longtemps masquée, une évidence
refusée ; tenace et patient, ténu, acharné, il a pris possession
des failles du plafond, des rides de ton visage dans le miroir
fêlé, des cartes étalées ; il s’est coulé dans la goutte d ’eau de
robinet du poste d ’eau sur le palier, il a résonné avec chaque
quart d ’heure au clocher de Saint-Roch.
Le piège, c ’était ce sentiment parfois presque exaltant, cet
orgueil, cette sorte d ’ivresse ; tu croyais n ’avoir besoin que de
la ville, de ses pierres et de ses rues, des foules qui t’entraî­
naient, besoin seulement d ’un fragment de comptoir à la Petite
Source, d ’une place avancée dans un cinéma de quartier ;
besoin seulement de ta chambre, ton antre, ta cage, ton terrier,
où tu reviens chaque jour, d ’où tu repars chaque jour, ce lieu
presque magique où plus rien désormais ne s’offre à ta
patience, même plus une fissure au plafond, même plus une
veine dans le bois de l’étagère, même plus une fleur sur le
papier peint. Tu étales, encore une fois, les cinquante-deux
cartes sur ta banquette étroite ; tu cherches, encore une fois,
l’improbable solution d ’un labyrinthe informe.
Tu as perdu tes pouvoirs. Tu ne sais plus suivre la lente
dérive des bulles et des brindilles à la surface de ta cornée. Nul
visage, nulle chevauchée victorieuse, nulle ville à l’horizon ne
se laissent déchiffrer au travers des fissures et des ombres.
Le piège : cette illusion dangereuse d ’être - comment
dire ? - infranchissable, de n ’offrir aucune prise au monde
extérieur, de glisser, intouchable, yeux ouverts regardant
devant eux, percevant tout, les plus petits détails, ne retenant
rien. Somnambule éveillé, aveugle qui verrait. Être sans
mémoire, sans frayeur.
Mais il n’y a pas d ’issue, pas de miracle, nulle vérité. Des
carapaces, des cuirasses. Depuis ce jour suffocant où tout a
commencé, où tout s'est arrêté. Tu rases les murs sales des
Un hom m e qu i d o rt 283

rues noires, heurtant de ta main droite les pierres des perrons,


les briques des façades. Tu t’assieds, jambes ballantes, au-des-
sus de la Seine, pendant des heures à regarder l’inappréciable
remous que creuse l’arche d ’un pont. Tu retires les quatre as
de tes cinquante-deux cartes étalées. Combien de fois as-tu
refait les mêmes gestes mutilés, les mêmes trajets qui ne
conduisent jamais nulle part ? Tu n ’as d ’autre secours que tes
refuges de quatre sous, ta patience imbécile, les mille et un
détours qui chaque fois te ramènent à ton point de départ. Des
squares aux musées, des cafés aux cinémas, des berges aux
jardins, les salles d ’attente dans les gares, les halls des grands
hôtels, les monoprix, les librairies, les galeries de peinture, les
couloirs du métro. Les arbres, les pierres, l’eau, les nuages, le
sable, la brique, la lumière, le vent, la pluie : seule com pte ta
solitude : quoi que tu fasses, où que tu ailles, tout ce que tu
vois n ’a pas d ’importance, tout ce que tu fais est vain, tout ce
que tu cherches est faux. Seule existe la solitude, que tôt ou
tard, chaque fois, tu retrouves en face de toi, amicale ou désas­
treuse ; chaque fois, tu demeures seul, sans secours, en face
d’elle, dém onté ou hagard, désespéré ou impatient.
Tu t’es arrêté de parler et seul le silence t’a répondu. Mais
ces mots, ces milliers, ces millions de mots qui se sont arrêtés
dans ta gorge, les mots sans suite, les cris de joie, les mots
d’amour, les rires idiots, quand donc les retrouveras-tu ?

Maintenant tu vis dans la terreur du silence. Mais n ’es-tu pas


le plus silencieux de tous ?

Les monstres sont entrés dans ta vie, les rats, tes semblables,
tes frères. Les dizaines, les centaines, les milliers de monstres.
Tu les repères, tu les reconnais à d ’imperceptibles signes, à
leurs silences, à leurs départs furtifs, à leur regard flottant,
vacillant, effrayé, qui se détourne quand il croise le tien. La
lumière brille encore au milieu de la nuit aux fenêtres mansar­
dées de leurs chambres sordides. Leurs pas résonnent dans la
nuit.
Les rats ne se parlent pas, ne se regardent pas quand ils se
croisent. Mais ces visages sans âge, ces silhouettes frêles ou
284 Georges Perec

flasques, ces dos ronds, gris, tu les sais près de toi à chaque
heure, tu suis leur ombre, tu es leur ombre, tu hantes leurs
repaires, leurs réduits, tu as les mêmes refuges, les mêmes
asiles, les cinémas de quartier puant le désinfectant, les
squares, les musées, les cafés, les gares, les métros, les halles.
Désespoirs assis com me toi sur les bancs, dessinant et effaçant
sans cesse sur le sable poussiéreux le mêm e cercle imparfait, j
lecteurs de journaux trouvés dans les corbeilles à papier,
errants que nulle intempérie n ’arrête. Ils ont les mêmes
périples que toi, aussi vains, aussi lents, aussi désespérément
compliqués. Ils hésitent comme toi devant les plans aux sta­
tions de métro, ils mangent leurs pains au lait, assis au bord
des berges.
Bannis, parias, exclus, porteurs d ’invisibles étoiles. Ils mar- |
chent en frôlant les murs, têtes baissées, épaules tombantes, j
mains crispées s’accrochant aux pierres des façades, gestes las
de vaincus, de mordeurs de poussière.
Tu les suis, tu les épies, tu les hais : monstres tapis dans
leurs chambres de bonne, monstres en chaussons qui traînent
leurs pieds près des marchés putrides, monstres aux yeux j
glauques de lamproie, monstres aux gestes mécaniques,
monstres radotants.
Tu les côtoies, tu les accompagnes, tu te frayes un chemin
parmi eux : les somnambules, les brutes, les vieillards, les
idiots, les sourds-muets aux bérets enfoncés jusqu’aux yeux,
les ivrognes, les gâteux qui se raclent la gorge et tentent de
retenir les tremblements saccadés de leurs joues, de leurs pau­
pières, les paysans égarés dans la grande ville, les veuves, les
sournois, les ancêtres, les fouineurs.

Ils sont venus à toi, ils t’ont agrippé par le bras. Comme si,
inconnu perdu dans ta propre ville, tu ne pouvais croiser que
d ’autres inconnus ; comme si, solitaire, tu voyais fondre sur toi
tous les autres solitaires. Comme si seuls pouvaient se rencon­
trer, le temps d ’un verre de vin rouge bu à un même comptoir,
ceux qui ne parlent jamais, ceux qui parlent tout seuls. Les
vieux fous, les vieilles saoules, les illuminés, les exilés. Ils s’ac- j
Un hom m e qui dort 285

cfochent aux revers de ta veste, à tes basques, à tes manches,


ils te soufflent leur haleine au visage.
Ils viennent à toi à petits pas avec leurs bons sourires, leurs
prospectus, leurs journaux, leurs drapeaux, les misérables
combattants des grandes causes imbéciles, les masques osseux
qui partent en guerre contre la polyomyélite, le cancer, les tau­
dis, la misère, l’hémiplégie, la cécité, les chansonniers tristes
qui quêtent pour leurs camarades, les orphelins battus qui ven­
dent des napperons, les veuves décharnées qui protègent les
animaux domestiques. Tous ceux qui t’accostent, te retien­
nent, te manipulent, te crachent au visage leur vérité mes­
quine, leurs questions éternelles, leurs bonnes œuvres, leur
vrai chemin. Les hommes-sandwiches de la vraie foi qui sauvera
le monde. Venez à Lui vous qui souffrez. Jésus a dit Vous qui
ne voyez pas pensez à ceux qui voient.
Les teints terreux, les cols élimés, les bégayants qui te racon­
tent leur vie, leurs prisons, leurs asiles, leurs faux voyages,
leurs hôpitaux. Les vieux instituteurs qui voudraient réformer
l’orthographe, les retraités qui croient avoir mis au point un
système infaillible pour récupérer les vieux papiers, les stra­
tèges, les astrologues, les sourciers, les guérisseurs, les
témoins, tous ceux qui vivent avec leurs idées fixes ; les
déchets, les débris, les monstres inoffensifs et séniles dont les
patrons s’amusent, leur versant des verres trop bien remplis
qu’ils ne peuvent porter à leur bouche, les vieilles peaux à
fourrure qui sifflent des Marie Brizard en s’efforçant de rester
dignes.

Et tous les autres, les pires, les béats, les malins, les contents-
d’eux, ceux qui croient savoir, qui sourient d ’un air entendu,
les obèses et les restés jeunes, les crémiers, les décorés ; les
fêtards en goguette, les gominés de banlieue, les nantis, les
connards. Les monstres forts de leur bon droit, qui te prennent
à témoin, te dévisagent, t’interpellent. Les monstres avec leur
famille nombreuse, avec leurs enfants monstres, leurs chiens
monstres ; les milliers de monstres bloqués par les feux rou­
ges ; les femelles glapissantes de monstres ; les monstres à
moustache, à gilets, à bretelles, les monstres touristes déversés
286 Georges P erec

p ar paquets devant les m o nu m en ts hideux, les m onstres endi-


m anchés, la foule m onstrueuse.

Tu traînes, mais la foule ne te p o rte plus, la n u it n e te pro­


tège plus. Tu m arches, encore et toujours, m arch eu r infati­
gable, im m ortel. Tu cherches, tu attends. Tu traînes dans la
ville fossile, pierres blanches intactes des façades ravalées, pou-
belles figées, chaises vides où venaient s ’asseoir les concierges ;
tu traînes dans la ville m orte, échafaudages aband o n nés près
des im m eubles éventrés, po n ts em p o rtés p ar le brouillard, par
la pluie.
Ville putride, ville ignoble, hideuse. Ville triste, lum ières
tristes dans les rues tristes, clowns tristes dans les music-halls
tristes, qu eu es tristes devant les ciném as tristes, m eubles tristes
dans les magasins tristes. Des gares noires, des casernes, des
hangars. Les brasseries sinistres qui se succèdent le long des
G rands Boulevards, les devantures horribles. Ville bruyante ou
déserte, livide o u hystérique, ville éventrée, saccagée, maculée,
ville hérissée d ’interdits, de barreaux, d e grillages, d e serrures.
La ville-charnier : les halles pourries, les bidonvilles déguisés
e n grands ensem bles, la zone au c œ u r d e Paris, l ’insupportable
h o rre u r des boulevards à flics, H aussm ann, M agenta ; Cha-
ronne.

C om m e u n prisonnier, com m e u n fou dans sa cellule.


C om m e u n rat dans le dédale cherchant l’issue. Tu parcours
Paris e n tous sens. Com m e u n affamé, com m e u n m essager
p o rte u r d ’un e lettre sans adresse.

Tu attends, tu espères. Les chiens se so n t attachés à toi, et


aussi les serveuses, les garçons d e café, les ouvreuses, les cais­
sières des cinémas, les m archands de journaux, les receveurs
d ’autobus, les invalides qui veillent su r les salles désertées des
m usées. Tu peu x parler sans crainte, ils te ré p o n d ro n t chaque
fois d ’u n e voix égale. Leurs visages m aintenant te sont fami­
liers. Ils t ’identifient, ils te reconnaissent. Ils ne savent pas que
ces sim ples saluts, ces seuls sourires, ces signes de tête indiffé­
rents sont to u t ce qui chaque jo u r te sauve, toi qui, to u te la
Un h o m m e q u i d o r t 287

journée, les as attendus, com m e s’ils étaient la réco m pen se


d ’u n fait glorieux d o n t tu n e pourrais parler, mais q u ’ils devi­
neraient presque.

Alors, parfois, désespérém ent, tu ten tes d ’im poser à ta vie


chancelante le carcan d ’un e discipline sans faille. Tu fais de
l’ordre, tu ranges ta cham bre, tu établis u n b u dg et rigoureux :
500 francs par mois, to n pécule, m oins 50 francs p o u r ta
chambre, te laissent 15 francs p ar jour, qui se d écom po sent
ainsi :

u n p aq u et d e gauloises 1,35
u n e boîte d ’allum ettes 0,10
u n repas 4,20
u n e place de ciném a 2,50
u n po urb o ire p o u r l’ouvreuse 0,20
le M onde 0,40
u n café 1,00

Il te reste 5 francs 25 p o u r to n second repas, qui sera u n


pain aux raisins ou u n e dem i-baguette, p o u r u n autre café,
p o u r le m étro, l’autobus, le dentifrice, le blanchissage.
Tu règles ta vie com m e u n e m ontre, com m e si le m eilleur
moyen de ne pas te p erdre, de ne pas som brer to u t à fait, était
de te livrer à des tâches dérisoires, de to u t d écid er à l’avance,
de ne rien laisser au hasard. Q ue ta vie soit close, lisse, ro n d e
com m e u n œuf, que tes gestes soient fixés p ar u n o rdre
im muable qui décide to u t p o u r toi, qui te protège m algré toi.
Avec un e rigueur louable, tu règles tes itinéraires. Tu
explores Paris ru e p ar rue, d u Parc M ontsouris aux Buttes-
Chaum ont, du Palais de la Défense au M inistère d e la Guerre,
de la T our Eiffel aux Catacombes. Tu m anges chaque jour, à la
m êm e heure, le m êm e repas. Tu visites les gares, les m usées.
Tu bois to n café dans le m êm e café. Tu lis le M onde d e cinq à
sept.

Tu plies tes vêtem ents avant de te coucher. Tu nettoies à


fond ta cham bre chaque sam edi m atin. Tu fais to n lit chaque
288 Georges Perec

matin, tu te rases, tu laves tes chaussettes dans une bassine de


matière plastique rose, tu cires tes chaussures, tu te laves les
dents, tu laves ton bol et tu l ’essuies et tu le poses au même
endroit sur l’étagère. Tu ouvres chaque matin, à la même
minute, au même endroit, de la même façon, la bande de
papier gommé qui ferme ton paquet quotidien de gauloises.
L’ordre de ta chambre. L’em ploi de ton temps. Tu t’imposes
des interdits puérils. Tu ne marches pas sur l’intersection des
pavés au bord des trottoirs. Tu respectes les sens giratoires, les
stationnements interdits. Tu ne supportes pas d ’être en retard
ou en avance. Tu voudrais allumer tes cigarettes toutes les qua­
rante-cinq minutes.
Comme si, à tout instant, tu attendais du moindre de tes
fléchissements qu’il t’entraîne tout de suite trop loin.
Comme si, à tout instant, tu avais besoin de te dire : c ’est
ainsi parce que je l’ai voulu ainsi, ou sinon je suis mort.
Parfois, pendant des soirées entières, à demi étendu sur ta
banquette étroite, sans autre lumière que la clarté pâle et dif­
fuse qui passe par la fenêtre mansardée et que seul rehausse,
presque régulièrement, le foyer rougeoyant de ta cigarette, tu
écoutes ton voisin aller et venir. La cloison qui sépare vos deux
chambres est d ’une minceur telle que tu entends presque sa
respiration, que tu l’entends encore lorsqu’il traîne en chaus­
sons. Tu essayes souvent d’imaginer son allure, son visage, ses
plains, ce qu’il fait, son âge, ses pensées. Tu ne sais rien de lui,
tu ne l’as même jamais vu, peut-être, tout au plus, l’as-tu croisé
un jour dans l’escalier, t’es-tu collé contre la paroi pour le lais­
ser passer, mais sans savoir alors, sans pouvoir affirmer q u ’il
s’agissait de lui. Tu ne cherches pas à le voir d ’ailleurs, tu n ’en ­
trebâilles pas ta porte lorsque tu l’entends sortir sur le palier
pour remplir sa bouilloire au robinet du poste d ’eau, tu pré­
fères l’écouter et le façonner à ta guise. Tu sais seulem ent que
sa chambre est beaucoup plus grande que la tienne, puisqu’il
peut s’y déplacer, puisqu’il doit s’y déplacer pour atteindre sa
fenêtre, ou son lit, ou sa porte ou ses armoires, alors que, du
centre de la tienne, à la hauteur à peu près des trois quarts de
ta banquette, tu peux, pieds joints, atteindre avec tes mains
n’importe quel point, la fenêtre, la porte, le petit lavabo, le
recoin-penderie, la bassine de matière plastique rose, l’étagère.
Il doit être vieux ; à en juger par sa toux un peu rauque, ses
grattements de gorge, ses pas un peu traînants, sans m êm e
qu’il soit obligatoire d ’imputer à sa vieillesse ni sa solitude,
car, comme toi, il ne reçoit jamais personne dans sa chambre,
comme si ce dernier étage de l’immeuble, dont vous êtes, à ta
290 Georges Perec

connaissance, Les seuls occupants, présentait depuis peu


quelque danger pour la sécurité de ceux qui auraient pu être
tentés, jadis, d ’y accéder, ni l’em ploi plus que rituel de son
temps ; ce dernier point tendrait plutôt à démontrer q u ’il est,
un peu comme toi encore, homme d ’habitudes, mais sans
doute, alors, avec un peu plus de sérénité que toi. Il quitte sa
chambre chaque jour, même le dimanche, en fin de matinée,
et revient régulièrement à la tom bée de la nuit, com me si son
activité, qu’elle soit ou non lucrative, se réglait sur la lumière
du jour, et ne tenait pas compte de l’heure : il est rentré
chaque jour un peu plus tôt, jusqu’à Noël, il rentre maintenant
chaque jour un peu plus tard.
Tu crois qu’il est marchand ambulant, vendeur de cravates
présentées dans un parapluie, ou plutôt démonstrateur de
quelque produit miracle pour enlever les cors, les taches, les
verrues ou les varices, ou, mieux encore, petit mercier dont
l’étal, constitué par une valise ouverte reposant sur quatre
pieds métalliques télescopiques, offre aux badauds des Grands
Boulevards des peignes, des briquets, des limes, des lunettes
de soleil, des étuis protecteurs, des porte-clés. Cette supposi­
tion repose principalement sur le fait que son activité essen­
tielle, quand il est dans sa chambre, consiste, le matin comme
le soir, à fermer ou à ouvrir, ou à fermer et à ouvrir, des tiroirs,
com me s’il avait un matériel considérable à prendre chaque
matin avant de partir, à ranger chaque soir à la fin de sa
journée.
Peut-être a-t-il besoin de sa valise ouverte, s’en sert-il comme
table de chevet, ou pour écrire, ou pour dîner : tu l’affubles de
traits un peu cérémonieux, un peu ridicules : il dispose sur sa
valise une nappe brodée qui lui reste d ’une ancienne fortune,
un piètre chandelier porteur de mauvaises bougies, un service
de table identique à ceux qu’il vend peut-être, c’est-à-dire
com posé d ’un gobelet et d ’une assiette en matière plastique
rose, et d ’un jeu de couverts en aluminium s’emboîtant les uns
dans les autres, la cuiller gardant l’empreinte en creux de la
fourchette, la fourchette celle du couteau, les trois pièces
maintenues serrées par un rivet en forme de bouton de faux
col, fixé à la cuiller, traversant fourchette et couteau et auquel
Un hom m e qu i d o rt 291

s’attache une bague de cuir ; com me si, en somme, par une


étrange confusion de ton esprit, cette valise, dont l’existence
est loin d ’être assurée, pouvait être à la fois étal de mercier le
jour, valise de pique-nique le soir. Mais il n’est même pas sûr
que ton voisin dîne, tu n ’entends jamais, tu ne sens jamais
grésiller les abats, les rognons qui seraient sa nourriture favo­
rite. Tu sais seulement avec quelque certitude qu’il va remplir
sa bouilloire au robinet du poste d ’eau sur le palier (car sa
chambre a beau être plus grande que la tienne, elle ne possède
pas l ’eau courante) et qu’il la pose sur un réchaud dont le
mode de fonctionnement t’est inconnu, mais qui est sans
doute d ’un type assez primitif à en juger par le temps que met
la bouilloire à siffler, c’est-à-dire l’eau à bouillir.

Tu as beau écouter, tendre l’oreille, l’appliquer contre la


cloison, finalement, tu ne sais presque rien. Il semble que plus
la précision de ta perception augmente, plus la certitude de
tes interprétations diminue. Sans doute, ouvre-t-il ou ferme-t-il
à tout instant des tiroirs, mais cela même n ’est pas prouvé, rien
n’empêche, par exemple, que, dans un but que tu ignores, ou
même seulement pour te tromper, il ne frotte l’une contre
l’autre deux planches, ou bien qu’il n ’ouvre ou ne ferme effec­
tivement un ou plusieurs tiroirs, mais pour rien, c’est-à-dire
sans y mettre quelque chose, sans rien en sortir, seulem ent
pour faire du bruit, ou parce qu’il aime le bruit des tiroirs qui
8’ouvrent ou qui se ferment. Sans doute sort-il chaque jour
vers la fin de la matinée, mais tu n ’es pas toujours là pour t’en
assurer et, de même, tu sors parfois à la tom bée de la nuit
avant qu’il ne soit de retour ; peut-être même sait-il faire sem ­
blant de sortir, descendre quelques marches et remonter si
doucement que, malgré tous tes efforts, tu ne peux plus perce­
voir sa présence. Sans doute prend-il de l’eau sur le palier,
sans doute sa bouilloire siffle-t-elle quand l’eau vient à ébulli­
tion : mais c’est peut-être lui qui siffle, comment savoir ?

Pourtant, parfois, sa vie t’appartient, ses bruits sont à toi,


puisque tu les écoutes, les attends, puisqu’ils te maintiennent
en vie, com me la goutte d ’eau, les cloches de Saint-Roch, les
292 Georges Perec

bruits de la rue, de la ville. Il t’importe peu que tu te trompes


ou interprètes, ou inventes. Il suffit que tu l ’aies fait mercier
pour qu’il le soit, avec sa valise pliante, ses peignes, ses bri­
quets, ses lunettes solaires. Il vit la mince vie que tu lui laisses
vivre, s’évanouissant à peine sorti du champ de ta perception,
mort dès que le sommeil te gagne, condamné le reste du temps
à remplir d’eau sa bouilloire, à tousser, à traîner des pieds, à
fermer, à ouvrir ses tiroirs.

Mais peut-être, sans le savoir, symbiose muette, lui appar­


tiens-tu aussi ? Peut-être est-il com me toi, qui guettes sa toux,
ses sifflements, ses bruits de tiroir, peut-être le bruit de la tasse
que tu reposes sur l’étagère, le froissement des journaux que
tu prends et reprends, le glissement des cartes que tu mets en
place sur ta banquette étroite, tes bruits d ’eau, ton souffle,
sont-ils pour lui, avec la goutte d ’eau, le clocher, les bruits de
la rue, de la ville, l’épais tissu du temps qui s’écoule, de la vie
qui demeure. Peut-être tente-t-il désespérément de te connaître,
peut-être interprète-t-il sans fin chaque signe perçu : qui es-tu,
que fais-tu, toi qui froisses des journaux, toi qui restes plu­
sieurs jours sans sortir, ou plusieurs jours sorti sans rentrer ?

Mais tu fais si peu de bruit ! Il peut seulement déceler ta


présence, et, s’il y est attentif, c ’est qu’il a peur, c’est que tu
l’inquiètes : il est com me ce vieux blaireau dans son terrier
jamais trop bien protégé, qui entend non loin de lui un bruit
qu’il ne parvient jamais à localiser vraiment, un bruit qui n ’aug­
mente jamais mais ne diminue jamais, qui ne cesse jamais. Il
cherche à se protéger, il tente maladroitement de te tendre des
pièges, de te faire croire qu’il est puissant, qu’il ne te craint
pas, qu’il ne tremble pas : mais il est si vieux ! Il n’a plus que
la force de compter et de recompter sans cesse sa fortune, de
la changer à tout instant de cachette.

Il ne te déplaît pas, imbécile, de croire parfois que tu le fas­


cines, qu’il a vraiment peur : tu t’efforces de rester silencieux
le plus longtemps possible ; ou bien tu grattes avec un bout
de bois, une lime, un crayon, le haut de la cloison qui sépare
Un homm e qui d o rt 293

vos deux chambres, produisant un bruit minuscule et


énervant.

Ou bien, au contraire, pris d ’une sympathie soudaine, tu as


presque envie de lui envoyer des messages salutaires, en frap­
pant du poing contre la cloison, un coup pour A, deux coups
pour B...
1
M aintenant tu n ’as plus de refuges. Tu as peur, tu attends qu e
tout s’arrête, la pluie, les heures, le flot des voitures, la vie, les
hommes, le m onde, que tout s’écroule, les murailles, les tours,
les planchers et les plafonds ; que les hom m es et les femmes, les
vieillards et les enfants, les chiens, les chevaux, les oiseaux, u n à
un, tom bent à terre, paralysés, pestiférés, épileptiques ; qu e le
marbre s’effrite, que le bois se pulvérise, que les m aisons s’abat­
tent en silence, que les pluies diluviennes dissolvent les p e in ­
tures, disjoignent les chevilles des arm oires centenaires,
déchiquettent les tissus, fassent fondre l’encre des jo urnaux ;
qu’u n feu sans flammes ronge les m arches des escaliers ; q u e les
rues s ’effondrent en leur exact milieu, découvrant le labyrinthe
béant des égouts ; q u e la rouille et la brum e envahissent la ville.

Parfois, tu rêves que le som m eil est u n e m ort lente qui te


gagne, un e anesthésie douce et terrible à la fois, un e nécrose
heureuse : le froid m onte le long de tes jambes, le long de tes
bras, m onte lentem ent, t ’engourdit, t ’annihile. Ton orteil est
une m ontagne lointaine, ta jam be u n fleuve, ta joue est to n oreil­
ler, tu loges to u t en tier dans to n pouce, tu fonds, tu coules
comme du sable, com m e du m ercure. Tu n ’es plus q u ’u n grain
de sable, hom oncule recroquevillé, petite chose inconsistante,
sans muscles, sans os, sans jambes, sans bras, sans cou, pieds et
mains confondus, lèvres im m enses qui t ’avalent.
Tu grandis im m ensém ent, tu exploses, tu m eurs, fendillé,
pétrifié : tes genoux sont des pierres dures, tes tibias des barres
d’acier, ton ventre est u n e banquise, to n sexe u n e étuve, to n
Coeur u n chaudron. Ta tête est u n e lande qu e la b ru m e envahit,
Voiles légers, nappes épaisses, lou rd m anteau...
1
Tes sourcils se haussent, se contractent ; to n front p e u t se
plisser, tes yeux te fixent. Ta bo uch e s’ouvre et se referm e.

Tu te regardes attentivem ent dans la glace et, m êm e en t ’exa­


m inant de près, tu te trouves m ieux de visage (il est vrai q ue
c’est à la lum ière d u soir et q u e tu as la source de lum ière
derrière toi, de sorte que seul le duvet qui couvre l’o u rlet de
tes oreilles est vraim ent éclairé) que tu ne l’es à ta p ro p re
connaissance. C’est u n visage pur, h arm o nieu sem en t m odelé,
presque beau de contours. Le n oir des cheveux, des sourcils
et des orbites jaillit com m e u n e chose vivante de la m asse du
visage qui est dans l’expectative. Le regard n ’est n ullem ent
dévasté, il n ’y a pas trace de cela, mais il n ’est pas n o n plus
enfantin, il serait p lu tô t incroyablem ent énergique, à m oins
q u ’il ne soit to u t sim plem ent observateur, puisque tu es juste­
m ent en train de t ’observer et que tu veux te faire peur.

Quels secrets cherches-tu dans to n m iroir fêlé ? Q uelle vérité


dans ton visage ? Cette face ronde, u n p eu gonflée, p resq ue
bouffie déjà, ces sourcils qui se rejoignent, cette m inuscule
cicatrice au-dessus de la lèvre, ces yeux u n p eu globuleux, ces
dents irrégulièrem ent plantées, pleines de tartre jaunâtre, ces
excroissances m ultiples, boutons, nævi, points noirs, verrues,
com édons, grains d e b eauté noirâtres o u b ru nâtres d ’o ù ém er­
gen t quelques poils, sous les yeux, sur le nez, sous les tem pes.
En t ’ap p roch ant tu p eu x découvrir que ta p eau est é to n n am ­
m en t striée, ridée, écum ée. Tu p eu x voir chaque pore, chaque
gonflem ent. Tu regardes, tu scrutes les ailes d e to n nez, les
298 Georges P erec

gerçures de tes lèvres, la racine de tes cheveux, les veinules


éclatées striant de rouge le blanc de tes yeux.

Parfois, tu ressem bles à u n e vache. Tes yeux globuleux ne


m anifestent aucun intérêt p o u r ce q u ’ils rencontrent. Tu te
vois dans la glace et cela n ’éveille aucu n sentim ent, m êm e pas
celui qui po urrait naître de la sim ple habitude. Ce reflet plutôt
bovin que l ’expérience t ’a appris à identifier com m e la plus
sûre image de ton visage sem ble n ’avoir p o u r toi aucune sym­
pathie, aucune reconnaissance, com m e si, justem ent, il ne te
reconnaissait pas, ou p lu tô t com m e si, te reconnaissant, il pre­
nait soin de n ’exprim er aucune surprise. Tu ne peux penser
sérieusem ent q u ’il t ’en veut, ni m êm e q u ’il songe à autre
chose. Sim plem ent, com m e u n e vache, u n e pierre ou de l’eau,
il n ’a rien de particulier à te dire. Il te regarde par politesse,
parce que tu le regardes.
Tu tires sur le coin de tes yeux, p o u r te d o n n e r l ’air chinois,
tu essayes quelques grimaces, le regard exorbité : le borgne à
b ou che tordue, le singe à la langue glissée sous la lèvre supé­
rieu re ou sous la lèvre inférieure, les joues creusées, les joues
gonflées, mais, chinoise ou grim açante, la vache dans le miroir
fêlé se laisse faire et ne réagit pas. Sa docilité est à ce point
évidente q u ’elle te rassure d ’abord avant de t ’inquiéter, car, à
la fin, cela devient presque gênant. Tu peu x baisser les yeux
devant u n hom m e o u devant u n chat, parce que l’hom m e et
le chat te regardent, et que leu r regard est u n e arm e (et la
bienveillance d ’u n regard est peut-être m êm e la pire des
armes, celle qui te désarm era alors que la haine n ’aurait rien
fait) mais enfin, rien n ’est plus discourtois que de baisser les
yeux devant u n arbre, ou devant u n e vache, ou devant ton
reflet dans le miroir.

Jadis, à New York, à quelques centaines de m ètres des bri­


sants où viennent battre les dernières vagues de l’Atlantique,
u n h om m e s’est laissé m ourir. Il était scribe chez u n hom m e
de loi. Caché derrière u n paravent, il restait assis à son pupitre
et n ’e n bougeait jamais. Il se nourrissait de biscuits au gin­
gem bre. Il regardait par la fenêtre u n m u r de briques noircies
Un h o m m e q u i d o r t 299

aurait presqu e p u to u ch er de la main. Il était inutile de


q u ’i l
ju i d em an d er quoi q ue ce soit, relire u n texte o u aller à la
poste. Les m enaces ni les prières n ’avaient de prise su r lui. A
la fin, il devint p resqu e aveugle. O n d u t le chasser. Il s’installa
dans les escaliers de l’im m euble. O n le fit enferm er, mais il
s’assit dans la co u r de la p riso n et refusa de se nourrir.

1
1
Tu n ’es pas m ort et tu n ’es pas plus sage.
Tu n ’as pas exposé tes yeux à la b rû lu re du soleil.
Les deux vieux acteurs de seconde zone ne sont pas venus
te chercher, ne se sont pas collés à toi form ant avec toi u n tel
bloc q u ’o n n ’aurait p u écraser l’u n d ’en tre vous sans anéantir
les d eu x autres.
Les volcans m iséricordieux ne se sont pas p enchés sur toi.

Q uelle m erveilleuse invention que l’h om m e ! Il p eu t souffler


dans ses m ains p o u r les réchauffer et souffler su r sa sou pe
p ou r la refroidir. Il p e u t saisir délicatem ent, s’il n ’est pas trop
dégoûté, n ’im porte quel coléoptère entre pouce et index. Il
peut cultiver des végétaux et e n tirer sa nourriture, son habille­
m ent, quelques drogues, et m êm e des parfum s qui serviront à
m asquer son o d e u r désagréable. Il p e u t frapper les m étaux et
en faire des casseroles (ce q u ’u n singe ne saurait faire).
C om bien d ’histoires m odèles exaltent ta grandeur, ta souf­
france ! C om bien de Robinson, de Roquentin, de Meursault,
de Leverkühn ! Les b o ns points, les belles images, les m en so n ­
ges : ce n ’est pas vrai. Tu n ’as rien appris, tu ne saurais tém o i­
gner. Ce n ’est pas vrai, ne les crois pas, ne crois pas les martyrs,
les héros, les aventuriers !
Seuls les imbéciles p arlent encore sans rire de l’H om m e, de
la Bête, du Chaos. Le plus ridicule des insectes m et à survivre
une énergie sem blable, sinon sup érieu re à celle q u ’il fallut à
l’o n ne sait plus quel aviateur, victime des horaires forcenés
q u ’im posait u n e C om pagnie à laquelle de surcroît il était fier
d ’appartenir, p o u r traverser u n e m ontagne qui était loin d ’être
la plus haute de la planète.
302 Georges Perec

Le rat, dans son labyrinthe, est capable de véritables proues-


ses : en reliant judicieusement les pédales sur lesquelles il doit
appuyer pour obtenir sa nourriture au clavier d ’un piano ou au
pupitre d ’un orgue, on peut obtenir de l’animal qu’il exécute
convenablement «Jésus que ma joie demeure » et rien n’inter­
dit de penser qu’il n ’y prenne un plaisir extrême.
Mais toi, pauvre Dédalus, il n ’y avait pas de labyrinthe. Faux
prisonnier, ta porte était ouverte. Nul garde ne se tenait
devant, nul chef des gardes au bout de la galerie, nul Grand
Inquisiteur à la petite porte du jardin.

Atteindre le fond, cela ne veut rien dire. Ni le fond du déses­


poir, ni le fond de la haine, de la déchéance éthylique, de la soli­
tude orgueilleuse. L’image trop belle du plongeur qui, d’un
vigoureux coup de pied, remonte à la surface est là pour te rap­
peler, s’il en était besoin, que celui qui est tombé a droit à tous
les honneurs : la miséricorde de Dieu s’étend sur lui com me sur
les habitants des cieux auxquels II donne la pâture. Les
pécheurs, comme les plongeurs, sont faits pour être absous.

Mais nulle errante Rachel ne t’a recueilli sur l’épave miracu­


leusem ent préservée du Péquod pour qu’à ton tour, autre
orphelin, tu viennes témoigner.

Ta mère n’a pas recousu tes affaires. Tu ne pars pas, pour la


millionième fois, rechercher la réalité de l ’expérience ni façon­
ner dans la forge de ton âme la conscience incréée de ta race.
Ni antique ancêtre, ni antique artisan ne t’assistera aujour­
d ’hui ni jamais.

Tu n ’as rien appris, sinon que la solitude n’apprend rien,


que l’indifférence n ’apprend rien : c ’était un leurre, une illu­
sion fascinante et piégée. Tu étais seul et voilà tout et tu voulais
te protéger ; qu’entre le monde et toi les ponts soient à jamais
coupés. Mais tu es si peu de chose et le m onde est un si grand
mot : tu n ’as jamais fait qu’errer dans une grande ville, que
Un hom m e qui d o rt 303

sur quelques kilomètres des façades, des devantures,


lo n g e r
des parcs et des quais.

L’indifférence est inutile. Tu peux vouloir ou ne pas vouloir,


qu’importe ! Faire ou ne pas faire une partie de billard élec­
trique, quelqu’un, de toute façon, glissera une pièce de vingt
centimes dans la fente de l’appareil. Tu peux croire qu’à man­
ger chaque jour le mêm e repas tu accomplis un geste décisif.
Mais ton refus est inutile. Ta neutralité ne veut rien dire. Ton
inertie est aussi vaine que ta colère.
Tu crois passer, indifférent, longer les avenues, dériver dans
la ville, suivre le chemin des foules, percer le jeu des ombres
et des fissures.
Mais rien ne s’est passé : nul miracle, nulle explosion.
Chaque jour égrené n ’a fait qu’éroder ta patience, que
mettre à vif l’hypocrisie de tes ridicules efforts. Il aurait fallu
que le temps s’arrête tout à fait, mais nul n ’est assez fort pour
lutter contre le temps. Tu as pu tricher, gagner des miettes,
des secondes : mais les cloches de Saint-Roch, l’alternance des
feux au croisement de la rue des Pyramides et de la rue Saint-
Honoré, la chute prévisible de la goutte d’eau au robinet du
jposte d ’eau sur le palier, n ’ont jamais cessé de mesurer les
heures, les minutes, les jours et les saisons. Tu as pu faire sem ­
blant de l’oublier, tu as pu marcher la nuit, dormir le jour. Tu
ne l’as jamais trompé tout à fait.

Longtemps tu as construit et détruit tes refuges : l’ordre ou


l’inaction, la dérive ou le sommeil, les rondes de nuit, les ins­
tants neutres, la fuite des ombres et des lumières. Peut-être
pourrais-tu longtemps encore continuer à te mentir, à t’abrutir,
à t’enferrer. Mais le jeu est fini, la grande fête, l’ivresse falla­
cieuse de la vie suspendue. Le monde n’a pas bougé et tu n ’as
pas changé. L’indifférence ne t’a pas rendu différent.

Tu n ’es pas mort. Tu n ’es pas devenu fou.

Les désastres n ’existent pas, ils sont ailleurs. La plus petite


catastrophe aurait peut-être suffi à te sauver : tu aurais tout
perdu, tu aurais eu quelque chose à défendre, des mots à dire
304 Georges Perec w

pour convaincre, pour émouvoir. Mais tu n’es mêm e pas


malade. Tes jours ni tes nuits ne sont en danger. Tes yeux
voient, ta main ne tremble pas, ton pouls est régulier, ton coeur
bat. Si tu étais laid, ta laideur serait peut-être fascinante, mais
tu n ’es même pas laid, ni bossu, ni bègue, ni manchot, ni cul-
de-jatte et pas même claudicant.

Nulle malédiction ne pèse sur tes épaules. Tu es un monstre,


peut-être, mais pas un monstre des Enfers. Tu n ’as pas besoin
de te tordre, de hurler. Nulle épreuve ne t’attend, nul rocher
de Sisyphe, nulle coupe ne te sera tendue pour t’être aussitôt
refusée, nul corbeau n ’en veut à tes globes oculaires, nul vau­
tour ne s’est vu infliger l’indigeste pensum de venir te boulot-
ter le foie, matin, midi et soir. Tu n ’as pas à te traîner devant
tes juges, criant grâce, implorant pitié. Nul ne te condamne et
tu n’as pas commis de faute. Nul ne te regarde pour aussitôt
se détourner de toi avec horreur.

Le temps, qui veille à tout, a donné la solution malgré toi.


Le temps, qui connaît la réponse, a continué de couler.

C’est un jour comme celui-ci, un peu plus tard, un peu plus


tôt, que tout recommence, que tout commence, que tout
continue.

Cesse de parler comme un homme qui rêve.

Regarde ! Regarde-les. Ils sont là des milliers et des milliers,


sentinelles silencieuses, Terriens immobiles, plantés le long
des quais, des berges, le long des trottoirs noyés de pluie de
la place Clichy, en pleine rêverie océanique, attendant les
embruns, le déferlement des marées, l’appel rauque des
oiseaux de mer.

Non. Tu n ’es plus le maître anonyme du monde, celui sur


qui l’histoire n ’avait pas de prise, celui qui ne sentait pas la
pluie tomber, qui ne voyait pas la nuit venir. Tu n ’es plus
l’inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur, tu attends.
Tu attends, place Clichy, que la pluie cesse de tomber.
LA DISPARITION
De l ’aveu m êm e de Perec, l ’un des risques encourus p a r La
Disparition, é ta it d'être rédu ite à sa contrainte. « Pour La Dis-
parition, on ne p a r la it p lu s du livre m a is du système : c ’était
un livre sans “e ”, il éta it épuisé da n s cette définition. » Le lec­
teu r p e u t aussi courir le risque inverse : rester aveugle à la
contrainte. Un critique au m oins n ’y a p a s échappé : il fa u t
relire « D rôles d e dram es », la chronique d e R. M. Albérès dans
Les Nouvelles littéraires dont, quelque trente ans après, le
com ique involontaire n ’a rien p erd u d e son charme ni d e son
éclat : «... La Disparition est un rom an violent, cru et facile.
Un hom m e disp a ra ît : Anton Voyl. Un second homme dispa­
ra ît : l ’a vo ca t m arocain Ibn Abbou. La police a enquêté,
enquête et enquêtera. M ais les a m is d e s deux victimes présu­
m ées se réunissent dan s une p ro p rié té personnelle, à Azin-
court, p o u r faire, eux aussi, leur enquête. [...] Cependant,
vous le devinez, Georges Pérec [sic] e st trop astucieux pou r
d on ner une conclusion à cette dou ble enquête. Le mystère sub­
siste, m ais le roman est écrit [...]. P ou r pren dre ses distances
e t assurer son style, [Georges Perec] em ploie non p a s le
m aniérism e trop facile du nouveau rom an, mais une écriture
heurtée et subtile de reportage psychologiqu e mêlé à des n ota­
tions psychologiques hachées. »
La Disparition est donc un rom an p o lic ie r avec tous ses sté­
réotypes : énigmes, cryptogrammes, fa u sse s identités, rebon­
dissem ents, disparitions, kidnappin gs, tueurs en série,
enquêteurs, fa u x coupables, etc. Il y a m êm e pléthore et profu ­
sion : le g o û t avoué du « scriptor » p o u r « l ’a ccumulation,
p o u r la saturation »jo u e ici à p lein et a b o u tit à un récit p a s ­
sablem en t obscur dont il n 'est p a s sûr q u e le lecteur perçoive
clairem ent tous les fils et d o n t le n a rra te u r lui-même semble
a v o ir quelque difficulté à m a îtriser les multiples niveaux.
Notice 307

Quoi q u ’en dise Perec, si l ’on veut s ’y retrouver d a n s cette


som bre affaire de « m aldiction » fa m ilia le qui n ’a p a s grand-
cbose à voir avec l'angélique résum é q u ’en do n n e Albérès,
m ieux vau t être assis à son bureau avec d e q u o i écrire que
couché à p la t ventre sur son lit.
M ais l ’intérêt d e ce rom an réside m oins d a n s son intrigue
que d a n s son lexique : l ’invention et la surprise son t beau­
coup p lu s du côté du langage que d e l ’h istoire. On se m oque
un p eu d e ce qu ’il est vraim en t adven u d ’A nton Voyl (d e toute
manière, on ne le saura ja m ais...), m ais on est ra vi que, p o u r
un élégant dîner, chacun se m ette « sur son vingt-huit p lu s
trois » ou qu 'un d étective nom m é D upin « d o n t on v a n ta it
l ’infailli f la ir » déclare, après son échec : «Jadis, au moins,
j ’a va is du Pot... » Si, com m e to u t bon lecteur d e rom an p o li­
cier, celui d e La Disparition se f a i t p eu ou p ro u détective ou
enquêteur, c ’est m oins p o u r découvrir un secret ou un cou­
p a b le que p o u r com prendre p o u rq u o i D ouglas H aig m eu rt en
p ou ssan t « un m i to n itru a n t » ou p o u r élu cider les rapports
m ystérieux qu 'entretient avec la disp a ritio n du E telle
séquence un rien herm étique : « un mort, un voyou, un a u to ­
p o r tr a it ; un bouvillon, un fa u co n niais, un oisillon cou van t
son n i d , un nodus rh u m atism al ; un sou hait ».
P rem ier rom an ou vertem ent soum is à une règle form elle
explicite, La Disparition constitue su rtou t une m anière d ’a rt
poétique, et illustre une certaine idée d e la contrainte, qui
ne coïncide p a s en tièrem en t avec les conceptions défendues à
l ’OuLiPo (où Perec e st entré deu x an s a v a n t la p u b lic a tio n d e
son livre) m ais d o n t il ne se d épartira guère p a r la suite.
Choisir le lipogram m e, c ’est opter p o u r une con train te à
« h a u t rendem ent ». L'écart est en effet spectaculaire entre la
sim ple suppression d ’une lettre, que Perec appelle d a n s son
Histoire du lipogramme « le degré zéro d e la con train te », et
les conséquences d ’un tel geste qui, « d ’un tra it souverain »,
im pose au langage une terrible m u tilation : « D isons grosso
m odo qu ’à la fin tu n 'auras à ta disposition qu un m o t sur
trois. » Une seule lettre vous m anque et to u t est dépeuplé !
Toute la fo rce p o te n tie lle du lipogram m e tien t d a n s cet écart,
un p eu com m e la p u issan ce d e l ’im age et d e la m étaphore
308 Notice

réside, selon les surréalistes, da n s la lté r ité radicale des


m ondes qu ’elles m etten t en contact. A sa façon, le lipogram m e
est un « clinam en », cette infim e d évia tio n d e trajectoire des
atom es p rim itifs à p a r tir d e laquelle to u t devien t possible.
Jusqu ’à la fin, Perec ne cessera d ’inventer des situ ation s ou
des dispositifs fo rm els exploitan t les capacités insoupçonnées
d e telles va riation s minuscules.
Chez l ’écrivain réaliste soucieux d e totalité, le lipogram m e
p e u t p a ra ître une con trainte p a ra d o x a le : « Nous irons a d m i­
ran t q u ’u sant d ’un corpus aussi am oindri, d ’un vocabulariat
au ssi soum is à la scission, à l ’om ission, à l ’im parfait, la scrip-
tion a it p u s ’accom plir ju s q u ’au bout. » C ’est que l ’écriture de
Georges Perec est toujours « sous tension », p rise entre deux
p o stu la tio n s contradictoires. Au conflit souvent évoqué entre
le m asque et la m arque («rester caché, être découvert »), il
f a u t a jou ter celui qui am ène cet écrivain à ne concevoir
l ’exh au stif que d an s un ensem ble préa la b lem en t restreint et
à considérer le m anqu e com m e indispensable au bon fon c­
tionn em en t d e to u t systèm e global.
On a souvent souligné la relation m étaphorique fo rte que
le lipogram m e, disp arition d ’une lettre, en treten ait avec l ’his­
toire person nelle d e Perec m arquée p a r la disparition prém a­
turée d e ses parents. Écrire sans E, vivre sans eux : la dédicace
d e W ou le souvenir d ’enfance (« Pour E ») suggérera p lu s tard
cette équivalence hom ophonique. Le lipogram m e en E, c ’est la
con trainte d e l ’orphelin, celle qu i b a n n it toute présence du
« p ère » et d e la « m ère » d a n s un récit qui relève po u rta n t
d ’une saga fa m ilia le. Je renvoie sur cette question cruciale
a u x com m entaires d e Claude Burgelin, et ne retiens dans
cette p résen tation qu ’un principe, m ais essentiel : la m otiva­
tion autobiographique de la contrainte. Principe que j ’ai
résum é ailleurs d ’un néologism e-valise en définissant Georges
Perec com m e un « oulibiographe » : celui qu i f a i t d ’un arsenal
rhétorique im personnel l ’o u til privilégié d ’une autobiogra­
p h ie « oblique ».
D ’où une u ltim e transform ation, q u ’illustre rem arquable­
m en t La Disparition. D ans L’Amour des commencements, le
p sych a n a lyste P o n talis a rapporté la précision m aniaque
N otice 309

avec laquelle, au cours des séances, « Pierre » (pseudonym e de


perec) d écriva it « les cham bres où il a v a it logé » et a proposé
une interprétation d e cette invraisem blable m in u tie : «La
trière d e Pierre a v a it disparu d a n s une cham bre à gaz. Sous
toutes ces cham bres vides qu ’il n ’en fin issa it p a s d e remplir,
il y a v a it cette chambre-là. » À l ’inverse d e ce discours a n a ly ­
tique qu i cherche à com penser le m anqu e p a r un trop-plein,
le rom an lipogram m atique ne tente p a s d e com bler ce
m anque : il en change la valeur. Au m anque dysphorique que
l ’histoire a im posé au sujet, il n 'oppose p a s (en to u t cas p a s
seulement) un su rcroît m ais un m anqu e euphorique, d y n a ­
mique, créateur. La p e rte n ’a p a s disparu, elle est devenue
texte. Ainsi se m anifeste de m anière éclatan te ce que R ay­
m ond Q ueneau appelait, da n s Chêne et chien, une « conso­
lante inversion ». « Le m oins d ev ien t le p lu s », p récisa it-il en
une fo rm u le qui p o u rra it con stitu er non seulem ent un assez
bon résum é d e La Disparition m ais aussi et su rtou t un des
principes essentiels d e l ’esthétique perecquienne.
La Disparition

Un c o rp s n o ir tranchant u n flam ant au v o l bas


un bruit fuit au so l ( q u ’avant s o n p a rco u rs lo u r d
dorait u n s o n crissant au grain d ’air) il co u rt
portant s o n sa n g p lu s lo in s o n c h a r b o n q u i bat

Si n u l n ’allait brillant su r lu i pas à pas


dur cil a u jo u rd ’h u i p lo m b au fil d u bras g o u r d
Si tom b a it n u g r illo n d a n s l ’h ors vu au so u r d
m ouvant b â illo n d u gris hasard sa n s c o m p a s

l’alpha sig n a l in c o n sta n t d u vrai diffus


qui saurait (saisissa n t (u n d o u x so ir c o n fu s
ainsi o n croit v o ir u n p o n t à so n g a lo p )

u n n o n q u ’à to n sty lo tu d o n n a s brûlan t)
qu 'ici o n d it (par u n trait m a n q u a n t p lu s c lo s)
l’art to u jo u rs su d u ch a n t-c o m b a t (n oir p o u r b la n c)

J . R oubaud
a v a n t -p r o p o s

Où l ’on saura p lu s ta rd
qu ’ici s ’inaugurait la D am n ation

Trois cardinaux, un rabbin, un amiral franc-maçon, un trio


d’insignifiants politicards soumis au bon plaisir d ’un trust
anglo-saxon, ont fait savoir à la population par radio, puis par
placards, qu’on risquait la mort par inanition. On crut d ’abord
à un faux bruit. Il s’agissait, disait-on, d ’intoxication. Mais l’opi­
nion suivit. Chacun s’arma d ’un fort gourdin. « Nous voulons
du pain », criait la population, conspuant patrons, nantis, pou­
voirs publics. Ça complotait, ça conspirait partout. Un flic
n’osait plus sortir la nuit. A Mâcon, on attaqua un local admi­
nistratif. À Rocamadour, on pilla un stock : on y trouva du
thon, du lait, du chocolat par kilos, du maïs par quintaux, mais
tout avait l’air pourri. À Nancy, on guillotina sur un rond-point
vingt-six magistrats d ’un coup, puis on brûla un journal du soir
qu’on accusait d ’avoir pris parti pour l’administration. Partout
on prit d ’assaut docks, hangars ou magasins.
Plus tard, on s’attaqua aux Nord-Africains, aux Noirs, aux
juifs. On fit un pogrom à Drancy, à Livry-Gargan, à Saint-Paul,
à Villacoublay, à Clignancourt. Puis on massacra d ’obscurs
troufions, par plaisir. On cracha sur un sacristain qui, sur un
trottoir, donnait l’absolution à un commandant C.R.S. qu’un
loustic avait raccourci d ’un adroit coup d ’yatagan.
On tuait son frangin pour un saucisson, son cousin pour
un bâtard, son voisin pour un croûton, un quidam pour un
quignon.
Dans la nuit du lundi au mardi 6 avril, on compta vingt-cinq
314 Georges Perec

assauts au plastic. L’aviation bombarda la Tour d ’Orly. L’Alharn-


bra brûlait, l’institut fumait, l’Hôpital Saint-Louis flambait. I)u
parc Montsouris à la Nation, il n ’y avait plus un mur d ’aplomb.
Au Palais-Bourbon, l’opposition criblait d ’insultants lazzi,
d ’infamants brocards, d ’avilissants jurons, un pouvoir qui s’of­
fusquait sous l’affront, mais s’obstinait, blafard, à amoindrir la
situation. Mais tandis qu’au Quai d ’Orsay on assassinait vingt-
trois plantons, à Latour-Maubourg, on lapidait un consul hol­
landais qu’on avait surpris volant un anchois dans un baril.
Mais tandis qu’à Wagram on battait jusqu’au sang un marquis
à talons nacarat qui trouvait d ’un mauvais goût qu’on pût avoir
faim alors qu’un moribond lui suppliait un sou, à Raspail, un
grand Viking au poil blond qui montait un canasson pinçard
au poitrail sanglant, tirait à l’arc sur tout individu dont l’air
l’incommodait.
Un caporal, qu’affolait soudain la faim, volait un bazooka
puis flinguait tout son bataillon, du commandant aux soldats ;
promu aussitôt Grand Amiral par la vox populi, il tombait, un
instant plus tard, sous l’incisif surin d ’un adjudant jaloux.
Un mauvais plaisant, pris d ’hallucinations, arrosa au napalm
un bon quart du Faubourg Saint-Martin. A Lyon, on abattit au
moins un million d ’habitants ; la plupart souffrait du scorbut
ou du typhus.
Pour un motif inconnu, un commis municipal aux trois
quarts idiot consigna bars, bistrots, billards, dancings. Alors la
soif fit son apparition. Par surcroît, Mai fut brûlant : un autobus
flamba tout à coup ; l’insolation frappait trois passants sur
cinq.
Un champion d ’aviron grimpa sur un pavois, galvanisant un
instant la population. 11 fut fait roi illico. On l’invita à choisir
un surnom sonnant ; il aurait voulu Attila III ; on lui imposa
Fantômas XVIII. Il n'aimait pas. On l’assomma à la main. On
nomma Fantômas XXIII un couillon à qui l ’on offrit un gibus,
un grand cordon, un stick d ’acajou à cabochon d ’or. On l’ac­
compagna au Palais-Royal dans un palanquin. Il n ’y arriva
jamais : un gai luron, criant « Mort au Tyran ! A moi, Ravail-
lac ! » l’ouvrit au rasoir. On l’inhuma dans un c o lu m b a r iu m
La Disparition 315

q u ’u n commando d ’ahuris profana huit jours durant sans trop


savoir pourquoi.
Plus tard, on vit surgir un roi franc, un hospodar, un maha­
radjah, trois Romulus, huit Alaric, six Ataturk, huit Mata-Hari,
un Caius Gracchus, un Fabius Maximus Rullianus, un Danton,
un Saint-Just, un Pompidou, un Johnson (Lyndon B.), pas mal
d’Adolf, trois Mussolini, cinq Caroli Magni, un Washington, un
Othon à qui aussitôt s’opposa un Habsbourg, un Timour Ling
qui, sans aucun concours, trucida dix-huit Pasionaria, vingt
Mao, vingt-huit Marx (un Chico, trois Karl, six Groucho, dix-
huit Harpo).
Au nom du salut public, un Marat proscrivit tout bain, mais
un Chariot Corday l’assassina dans son tub.
Ainsi consomma-t-on la liquidation du pouvoir : trois jours
plus tard, un tank tirait du quai d ’Anjou sur la Tour Sully-Mor-
land dont l’administration avait fait son bastion final ; un
adjoint municipal monta jusqu’aux toits ; il apparut, agitant un
fanion blanc, puis annonça au micro l’abdication sans condi­
tion du Pouvoir Public, ajoutant aussitôt q u ’il offrait, quant à
lui, son loyal concours pour garantir la paix. Mais son sursaut
fut vain car, sourd à son imploration, l’imposant char d ’assaut,
sans sommation ni ultimatum, rasa jusqu’aux fondations la
Tour. Quant au soi-disant dispositif martial qu’on instaura sous
l’instigation d ’un grand nigaud à qui la garnison avait imparti
tout pouvoir, il fut d ’autant plus vain qu’il aggrava la situation.
Alors ça tourna mal. On vous zigouillait pour un oui ou pour
un non. On disait bonjour puis l’on succombait. On donnait
assaut aux autobus, aux corbillards, aux fourgons postaux, aux
wagons-lits, aux taxis, aux victorias, aux landaus. On s’acharna
sur un hôpital, on donna du knout à un agonisant qui s'accro­
chait à son grabat, on tira à bout portant sur un manchot rhu­
matisant. On crucifia au moins trois faux Christ. On noya dans
l’alcool un pochard, dans du formol un potard, dans du gas­
oil un motard.
On s’attaquait aux bambins qu’on faisait bouillir dans un
chaudron, aux savoyards qu’on brûlait vifs, aux avocats qu’on
donnait aux lions, aux franciscains qu’on saignait à blanc, aux
dactylos qu’on gazait, aux mitrons qu’on asphyxiait, aux
316 Georges Perec

clowns, aux garçons, aux putains, aux bougnats, aux typos, aux
tambours, aux syndics, aux Mussipontins, aux paysans, aux
marins, aux milords, aux blousons noirs, aux cyrards.
On pillait, on violait, on mutilait. Mais il y avait pis : on avilis­
sait, on trahissait, on dissimulait. Nul n ’avait plus jamais un air
confiant vis-à-vis d ’autrui : chacun haïssait son prochain.
I

Anton Voyl
1
1

Qui, d ’abord, a l ’a ir d ’un rom an ja d is f a i t


où il s ’agissait d ’un in d ivid u qu i d o rm a it
tout son saou l

Anton Voyl n ’arrivait pas à dorm ir. Il alluma. Son Jaz m ar­
quait m inuit vingt. Il poussa u n p ro fon d soupir, s’assit dans
son lit, s’appuyant su r son polochon. Il prit u n rom an, il l’ou-
vrit, il lut ; mais il n ’y saisissait q u ’u n im broglio confus, il butait
à to u t instant sur u n m ot d o n t il ignorait la signification.
Il aban do nn a so n rom an su r son lit. Il alla à son lavabo ; il
mouilla u n gant q u ’il passa su r son front, sur son cou.
Son pouls battait tro p fort. Il avait chaud. Il ouvrit son vasis-
tas, scruta la nuit. Il faisait doux. Un bruit indistinct m ontait
jlu faubourg. Un carillon, plus lo urd q u ’u n glas, plus sou rd
qu’u n tocsin, plus profo nd q u ’u n b o u rd o n , n o n loin, sonna
trois coups. Du canal Saint-Martin, u n clapotis plaintif signalait
un chaland qui passait.
Sur l’abattant d u vasistas, u n anim al au thorax indigo, à l’ai­
guillon safran, ni u n cafard, ni u n charançon, mais p lu tô t u n
artison, s’avançait, traînant u n brin d ’alfa. Il s’approcha, vou­
lant l’aplatir d ’u n co u p vif, mais l ’anim al prit son vol, disparais­
sant dans la nuit avant q u ’il ait p u l’assaillir.
Il tapota d ’u n doigt u n air m artial sur l’oblong châssis du
vasistas.
Il ouvrit son frigo m ural, il prit d u lait froid, il b u t u n grand
bol. il s’apaisait. Il s’assit su r son cosy, il prit u n jou rn al q u ’il
320 Georges Perec

parcourut d ’un air distrait. Il alluma un cigarillo qu’il fuma


jusqu’au bout quoiqu’il trouvât son parfum irritant. Il toussa.
Il mit la radio : un air afro-cubain fut suivi d ’un boston, puis
un tango, puis un fox-trot, puis un cotillon mis au goût du
jour. Dutronc chanta du Lanzmann, Barbara un madrigal d ’Ara­
gon, Stich-Randall un air d A ida.
Il dut s’assoupir un instant, car il sursauta soudain. La radio
annonçait : « Voici nos Informations ». Il n’y avait aucun fait
important : à Valparaiso, l’inauguration d’un pont avait fait
vingt-cinq morts ; à Zurich, Norodom Sihanouk faisait savoir
qu’il n ’irait pas à Washington ; à Matignon, Pompidou propo­
sait aux syndicats l’organisation d ’un statu quo social, mais fai­
sait chou blanc. Au Biafra, conflits raciaux ; à Conakry, on
parlait d ’un putsch. Un typhon s’abattait sur Nagasaki, tandis
qu’un ouragan au joli surnom d ’Amanda s’annonçait sur Tris­
tan da Cunha dont on rapatriait la population par avions-
cargos.
À Roland-Garros, pour finir, dans un match comptant pour
la Davis-Cup, Santana avait battu Darmon, six-trois, un-six,
trois-six, dix-huit, huit-six.
Il coupa la radio. Il s’accroupit sur son tapis, prit son inspira­
tion, fît cinq ou six tractions, mais il fatigua trop tôt, s’assit,
fourbu, fixant d’un air las l’intrigant croquis qui apparaissait ou
disparaissait sur l’aubusson suivant la façon dont s’organisait la
vision :
Ainsi, parfois, un rond, pas tout à fait clos, finissant par un
trait horizontal : on aurait dit un grand G vu dans un miroir.
Ou, blanc sur blanc, surgissant d ’un brouillard cristallin,
l ’hautain portrait d ’un roi brandissant un harpon.
Ou, un court instant, sous trois traits droits, l’apparition
d ’un croquis approximatif, insatisfaisant : substituts saillants,
contours bâtards profilant, dans un vain sursaut d ’imagination,
la Main à trois doigts d ’un Sardon ricanant.
Ou, s’imposant soudain, la figuration d ’un bourdon au vol
lourd, portant sur son thorax noir trois articulations d ’un blanc
quasi lilial.
La Disparition 321

Son imagination vaquait. Au fur qu’il s’absorbait, scrutant


gon tapis, il y voyait surgir cinq, six, vingt, vingt-six combinai­
s o n s , brouillons fascinants mais sans poids, lapsus inconsis­
tants, obscurs portraits qu’il ordonnait sans fin, y traquant
l’apparition d ’un signal plus sûr, d ’un signal global dont il
aurait aussitôt saisi la signification ; un signal qui l’aurait satis­
fait, alors qu’il voyait, parcours aux maillons incongrus, tout
un tas d ’imparfaits croquis, dont chacun, aurait-on dit, contri­
buait à ourdir, à bâtir la configuration d ’un croquis initial qu’il
simulait, qu’il calquait, qu’il approchait mais qu’il taisait tou­
jours :
un mort, un voyou, un auto-portrait ;
un bouvillon, un faucon niais, un oisillon couvant son nid ;
un nodus rhumatismal ;
un souhait ;
ou l’iris malin d ’un cachalot colossal, narguant Jonas,
clouant Caïn, fascinant Achab : avatars d ’un noyau vital dont la
divulgation s’affirmait tabou, substituts ambigus tournant sans
fin autour d ’un savoir, d ’un pouvoir aboli qui n ’apparaîtrait
plus jamais, mais qu ’à jamais, s’abrutissant, il voudrait voir
surgir.
Il s’irritait. La vision du tapis lui causait un mal troublant.
Sous l’amas d ’illusions qu’à tout instant son imagination lui
dictait, il croyait voir saillir un point nodal, un noyau inconnu
qu’il touchait du doigt mais qui toujours lui manquait à l ’ins­
tant où il allait y aboutir.
Il continuait. Il s ’obstinait. Fascination dont il n ’arrivait pas
à s’affranchir. On aurait dit qu’au plus profond du tapis, un fil
tramait l’obscur point Alpha, miroir du Grand Tout offrant à
foison l’infini du Cosmos, point primordial d ’où surgirait sou­
dain un panorama total, trou abyssal au rayon nul, champ
inconnu dont il traçait l’inouï littoral, dont il suivait l’insinuant
contour, tourbillon, hauts murs, prison, paroi qu’il parcourait
sans jamais la franchir...

Il s ’acharna huit jours durant, croupissant, s’abrutissant, lan­


guissant sur l’oblong tapis, laissant sans fin courir son imagina­
tion à l’affût ; s’appliquant à voir, puis nommant sa vision,
322 Georges Perec

1’habillant, construisant, bâtissant tout autour la chair d ’un


roman, planton morfondu, divaguant, poursuivant l’illusion
d’un instant divin où tout s ’ouvrirait, où tout s’offrirait.
Il suffoquait. Nul jalon, nul timon, nul fanal, mais vingt
combinaisons dont il n ’arrivait pas à sortir, quoiqu’il sût, à tout
instant, qu’il côtoyait la solution, qu’il la frôlait : ça approchait
parfois, ça palpitait : il allait savoir (il savait, il avait toujours
su, car tout avait l ’air si banal, si normal, si commun...) mais
tout s’obscurcissait, tout disparaissait : il n ’y avait plus qu’un
chuchotis furtif, un charabia sibyllin, un galimatias diffus. Un
faux jour. Un imbroglio.

Il n ’arrivait plus à dormir.


Il s’alitait pourtant au couchant, ayant bu son infusion, un
sirop à l’allobarbital, à l’opium, au laudanum ou au pavot ; il
couvrait pourtant d ’un madras son sinciput ; il comptait pour­
tant moutons sur moutons.
Au bout d ’un instant, il s’assoupissait, somnolait. Puis, tout
à coup, il paraissait pris d ’un sursaut brutal. Il frissonnait. Alors
surgissait, l’assaillant, s’incrustant, la vision qui l’hantait : un
court instant, un trop court instant, il savait, il voyait, il sai­
sissait.
Il bondissait, trop tard, toujours trop tard, sur son tapis :
mais tout avait disparu, sauf l’irritation d ’un souhait ayant failli
aboutir, sauf la frustration d ’un savoir non assouvi.
Alors, aussi vigilant qu’un individu qui a dormi tout son
saoul, il abandonnait son lit, il marchait, buvait, scrutait la nuit,
lisait, allumait la radio. Parfois, il s ’habillait, sortait, traînait,
passait la nuit dans un bar, ou à son club, ou, montant dans
son auto (quoiqu’il conduisît plutôt mal), allait au hasard, par-
ci ou par-là, suivant son inspiration : à Chantilly ou à Aulnay-
sous-Bois, à Limours ou au Raincy, à Dourdan, à Orly. Un soir,
il poussa jusqu’à Saint-Malo : il y passa trois jours, mais il n’y
dormit pas plus.

Il fit tout pour dormir, mais il n ’y parvint jamais. Il mit un


pyjama à pois, puis un maillot, puis un collant, puis un foulard,
puis la gandourah d ’un cousin spahi, puis il coucha tout nu. Ü
▼ La D isp a ritio n 323

gt son lit d ’au moins vingt façons. Un jour, il loua, à prix d ’or,
0 i dortoir, mais il tâta aussi du lit pliant, du châlit, du lit clos,
du lit à baldaquin, du sac, du divan, du sofa, du hamac.
Il frissonna sans draps, il transpira sous un plaid, il compara
j?alfa au kapok. Il coucha assis, accroupi, à califourchon ; il
consulta un fakir qui lui proposa son grabat à clous, puis un
gourou qui lui ordonna la position yoga : son avant-bras droit
comprimant l’occiput, il joignit son talon à sa main.
Mais tout s’affirmait vain. Il n’y arrivait pas. Il croyait s’assou­
pir, mais ça fondait sur lui, dans lui, ça bourdonnait tout
autour. Ça l ’opprimait. Ça l’asphyxiait.

Un voisin compatissant l’accompagna à la consultation à


l’hôpital Cochin. Il donna son nom, son rang d ’immatricula­
tion à l’Association du Travail. On l’invita à subir auscultation,
palpation, puis radio. Il fut d ’accord. On s’informa : souffrait-
il ? Plus ou moins, dit-il. Qu’avait-il ? Il n ’arrivait pas à dormir ?
Avait-il pris un sirop ? Un cordial ? Oui, il avait, mais ça n’avait
pas agi. Avait-il parfois mal à l’iris ? Plutôt pas. Au palais ? Ça
pouvait. Au front ? Oui. Aux conduits auditifs ? Non, mais il y
avait, la nuit, un bourdon qui bourdonnait. On voulut savoir :
un bourdon ou un faux-bourdon ? Il l’ignorait.
; Il fut bon pour l’oto-rhino, un gars jovial, au poil ras, aux
longs favoris roux, portant lorgnons, papillon gris à pois
Wancs, fumant un cigarillo qui puait l’alcool. L’oto-rhino prit
son pouls, l’ausculta, introduisit un miroir rond sous son
palais, tripota son pavillon, farfouilla son tympan, malaxa son
larynx, son naso-pharynx, son sinus droit, sa cloison. L’oto-
rhino faisait du bon travail, mais il sifflotait durant l’ausculta­
tion ; ça finit par aigrir Anton.
— Oh Oh Oh, dit-il. J’ai mal...
— Chut, fit l’oto-rhino, allons plutôt là-bas à la radio.
| U coucha Voyl sur un billard blanc, brillant, glacial, manipula
' trois boutons, abaissa un volant, fit la nuit, photographia dans
un noir total, ralluma. Voyl voulut s’accroupir sur son billard.
— Stop ! intima l’oto-rhino, j’ai pas fini, voyons, il faut savoir
s’il y a ou non un soupçon d ’auto-intoxication.
! 11 brancha un circuit, appuya sur l’os occipital un poinçon

L-
324 Georges Perec

d ’iridium qui avait l’air d ’un gros stylo, puis alla sortir sur un
cadran muni d’un aimant qu’animait la vibration d ’un rotor la
graduation qui analysait l’afflux sanguin :
— L’inscription paraît au maximum, dit l’oto-rhino qui pia­
notait sur l’attirail, mâchonnant son cigarillo, il y a constriction
du sinus frontal, il va falloir ouvrir.
— Ouvrir ! s’alarma Voyl.
— Oui, j’ai dit : ouvrir, confirma l’oto-rhino, sinon il va y
avoir un faux croup.
Il disait tout ça d ’un ton badin. Voyl ignorait s’il plaisantait
ou non : mais l’humour noir du toubib l’angoissait. Il sortit
son mouchoir, crachotant du sang, bavotant d ’indignation :
— Maudit Charlatan ! fit-il pour finir, j’aurais plutôt dû voir
un ophtalmo !
— Allons, allons, dit l’oto-rhino, conciliant, quand on aura
fait cinq ou six immuno-transfusions, on aura l’occasion d ’y
voir plus clair, mais d ’abord, analysons tout ça.
Il appuya sur un bouton. Parut son assistant qu’habillait un
sarrau violin.
— Rastignac, lui dit l’oto-rhino, cours à Foch, à Saint-Louis
ou à Broca, il nous faut du vaccin anti-conglutinatif avant midi.
Puis il dicta son diagnostic à la dactylo :
— Nom : Anton Voyl. Consultation du huit avril : coryza
banal, auto-intoxication du naso-pharynx, risquant d ’abolir
plus ou moins tard tout circuit olfactif, constriction du sinus
frontal droit non sans inflammation du mucus irradiant jus­
qu’aux barbillons sublinguaux ; l’inoculation du larynx aurait
pour filiation un faux croup. Nous proposons donc l’ablation
du sinus, sinon, tôt ou tard, la voix pâtira.
Puis il rassura Voyl : l’ablation du sinus constituait un travail
long, tatillon, mais tout à fait banal. On la pratiquait sous
Louis XVIII. Voyl n ’avait pas à mollir : d ’ici dix jours, il n’y
paraîtrait plus.

Donc Voyl alla à l’hôpital. On l’installa dans un dortoir où il


y avait vingt-six lits dont vingt-cinq garnis d ’individus plus ou
moins moribonds. On lui administra un tranquillisant puissant
(Largactyl, Procalmadiol, Atarax). Au matin, il vit un Grand
La D isp a ritio n 325

patron qui faisait son tour ; sa cour d ’aspirants toubibs l’accom­


pagnait, buvant du lait quand il parlait, pouffant quand il sou­
riait. Il s’avançait parfois jusqu’au lit où finissait un agonisant
râlant, dont il tapotait l’avant-bras, suscitant du mourant un
rictus grimaçant, plaintif. Mais il avait toujours un mot amusant
ou consolant pour chacun ; il offrait un bonbon à un marmot
qui avait bobo ; il souriait aux mamans. Pour cinq ou six cas
plus ardus, il donnait aux carabins sa conclusion qu’il justi­
fiait : Parkinson, Zona, Charbon, Guillain-Thaon, Coma post­
natal, Syphilis, Convulsions, Palpitations, Torticolis.
Trois jours plus tard, Voyl montait sur un chariot, puis pas­
sait au billard. Chloroformisation. Puis l’oto-rhino introduisit
dans son tarin un trocart : l ’incision du tractus olfactif provo­
qua la naso-dilatation dont l’oto-rhino profita illico, scarifiant
au grattoir d ’Obradovitch la cloison. L’abrasion au burin suivit,
puis l’occlusion qu’il fit sans faiblir, s’aidant du poinçon à pan-
noir qu’un Anglais avait mis au point trois mois plus tôt. Alors
il pratiqua la ponction du sinus, dont il fit sortir au bistouri un
fungus malin, puis put accomplir son but final : l ’ustion du
tissu nodal.
— Bon, dit-il pour finir à son assistant qui transpirait, l ’oxy­
dation paraît au point. Il n ’y a plus d ’inflammation.
Il passa au tampon, cousit au catgut, mit du sparadrap. On
craignit durant la nuit un trauma ou un choc. Mais, sans
commotion, la cicatrisation avança sans mal.
Huit jours plus tard, Voyl pouvait sortir : il sortit donc. Ajou­
tons qu’il dormait toujours aussi mal ; mais il souffrait moins.
2

Où un sort inhum ain s ’a b a t sur un Robinson sou piran t

Il souffrait moins, mais il s’affaiblissait. Alangui tout au long


du jour sur son lit, sur son divan, sur son rocking-chair, crayon­
nant sans fin au dos d ’un bristol l’indistinct m otif du tapis
d’Aubusson, il divaguait parfois, pris d ’hallucinations.

. Il marchait dans un haut corridor. Il y avait au mur un rayon


(l’acajou qui supportait vingt-six in-folio. Ou plutôt, il aurait dû
y avoir vingt-six in-folio, mais il manquait, toujours, l’in-folio
qui offrait (qui aurait dû offrir) sur son dos l’inscription
« CINQ ». Pourtant, tout avait l’air normal : il n ’y avait pas d ’in­
dication qui signalât la disparition d ’un in-folio (un carton, « a
ghost » ainsi qu’on dit à la National Library) ; il paraissait n ’y
avoir aucun blanc, aucun trou vacant. Il y avait plus troublant :
la disposition du total ignorait (ou pis : masquait, dissimulait)
l’omission : il fallait la parcourir jusqu’au bout pour savoir, la
soustraction aidant (vingt-cinq dos portant subscription du
« UN » au « VINGT-SIX », soit vingt-six moins vingt-cinq font
lin), qu’il manquait un in-folio ; il fallait un long calcul pour
voir qu’il s’agissait du « CINQ ».
Il voulait saisir un in-folio, l’ouvrir (lisant, aurait-il surpris,
par raccroc, par hasard, un fait plus probant, l’indication qui
lui manquait ?) mais il n ’y arrivait pas ; sa main passait trop
loin du rayon ; il n ’arrivait pas plus à savoir à quoi avait trait la
publication : tantôt il croyait y voir un colossal ABC, tantôt

A
328 Georges Perec

Coran, Talmud ou Thorah, l’Opus magistral, l’angoissant bilan


d ’un savoir tabou...
Il y avait un manquant. Il y avait un oubli, un blanc, un trou
qu’aucun n’avait vu, n ’avait su, n ’avait pu, n ’avait voulu voir.
On avait disparu. Ça avait disparu.
Ou alors, il croyait voir, dans un journal du soir, un amas
ahurissant d ’informations :
PROHIBITION DU PARTI :
PLUS UN COCO À PARIS !

Pour vo s co lis : n o n au cordon , n o n au fil,


OUI AU SCOTCH !
*
KRACH INFAMANT POUR
D'IMPORTANTS B.O.F.

Ou parfois, l’assaillait la vision d ’un hagard, d ’un fou bafouil­


lant, dingo aux gyrus ramollis, proposant aux passants un dis­
cours abracadabrant : l’idiot du Faubourg ; on rigolait quand
il passait, on lui lançait un caillou. Un gamin lui agrafait un
poussin sur son mackintosh, car il criait, il hurlait : « Un mil­
liard, vingt milliards d ’oisillons sont morts ! »

« Idiot », marmonnait-il alors. Mais pas plus idiot qu’un ins­


tant plus tard, la vision au moins tout aussi fada d ’un individu
s’introduisant dans un bar :
Voix du gars, s’attablant (air bourru, sinon martial) :
Garçon !
Voix du barman (qui connaît son chaland) : Bonjour, mon
Commandant.
Voix du Commandant (satisfait qu’on l’ait compris, quoiqu’il
soit pour l’instant civil) : Bonjour, mon garçon, bonjour !
Voix du barman (qui jadis apprit l’anglais dans un cours du
soir) : What can I do for you ?
Voix du Commandant (salivant) : Fais-moi un porto-flip.
Voix du barman (soudain chagrin) : Quoi ? Un porto-flip !
Voix du Commandant (affirmatif) : Mais oui, un porto-flip !
La D isp a ritio n 329

Voix du barman (qui paraît souffrir) : On... n ’a... pas... ça...


ic i-
Voix du Commandant (bondissant) : Quoi ! Mais j’ai bu trois
porto-flips ici il y a moins d ’un an !
Voix du barman (tout à fait faiblard) : Il n’y a plus... Il n ’y a
plus...
Voix du Commandant (furibond) : Allons, tu as du porto,
non?
Voix du barman (agonisant) : Oui... mais...
Voix du Commandant (fulminant) : Alors ? Alors ? Il y a
aussi...
Voix du barman (mourant tout à fait) : Aaaaaaah ! ! Chut ! !
Chut ! !
Mort du barman.
Voix du commandant (constatant) : Rigor mortis.
Il sort, non sans agonir d’incivils jurons l’avachi barman.

!: Voyl n ’avait pas toujours autant d ’humour (pour autant


qu’on ait vu plus haut un soupçon d ’humour). Parfois il s ’affo­
lait. Il sursautait, craintif, pouls palpitant. Un sphinx accroupi
JîaUait-il assaillir ?
. Jour sur jour, mois sur mois, l’hallucination distillait son poi­
son, opium dont il gardait la faim, carcan qui l’opprimait.

Un soir, la vision d ’un charançon ou d ’un cafard qui n ’arri-


rait pas à gravir un croisillon du vasistas lui causa, sans q u ’il
sût pourquoi, un profond inconfort. Il vit dans l’obscur animal
la symbolisation du sort qui s’acharnait sur lui.
Plus tard, dans la nuit, il phantasma, avatar à la Kafka, q u ’il
gigotait dans son lit, pris dans un plastron d ’airain, gnaptor ou
charognard, sans pouvoir saisir un point d ’appui. Il transpirait.
Il hurlait, mais nul n ’accourait à lui. Il avait trop chaud. Sa
[ main aux trois doigts griffus battait l’air. Mais tout autour, dans
la maison, aucun bruit, sinon, tout au plus, l’insignifiant clapo­
tis d ’un lavabo qui fuyait. Qui connaissait sa situation ? Qui
saurait l’affranchir, aujourd’hui, à jamais ? N’y avait-il pas un
mot dont la prononciation suffirait à adoucir son mal ? Il man­
quait d ’air. L’asphyxiation montait pas à pas. Son poum on lui
330 Georges Perec

brûlait. Un mal sournois sciait son larynx. Il voulut rugir un


S.O.S. Sa voix chuinta un sanglot plaintif. Un rictus maladif
marquait son pli labial, striait son front, son cou. Il vagissait, u
suait ainsi qu’un cochon qu’on abat. Un poids accablant alour­
dissait son poitrail. Il ahanait ; il suffoquait. Son cristallin avait
la fixation d ’un moribond hagard. D ’un tympan pourri coulait,
suintait un sang noir. Il s’agitait, faiblard, agonisant, râlant. Un
gros anthrax s’ouvrait sur son avant-bras droit laissant jaillir
par instants un pus catarrhal.
Il fondait. Il maigrissait d ’au moins cinq kilogs par jour. Sa
main paraissait un moignon. Son minois rubicond, mafïlu,
lippu, joufflu, bouffi, branlait au bout d ’un cou trop maigri­
chon. Mais toujours, comprimant son thorax, pilon sournois,
joug torturant, l’inhumain garrot du boa constrictor, du
python qui broyait son poitrail. Il y avait par instants un fracas
d ’articulations, un bris d ’os. Il n ’arrivait plus à sortir aucun
son.
Plus tard, il comprit qu’il allait mourir. Nul n ’irait à lui. Nul
n ’aurait jamais soupçon du mal qui s ’acharnait sur lui. Nul
n’adoucirait sa fin, nul sacristain l’absolvant du Forfait.
Il voyait un vautour qui planait, haut dans l’azur. Tout
autour du lit, un ramas d ’animaux - gros rats noirs, mulots,
souris, campagnols, cafards, crapauds, tritons - faisait faction,
à l’affût du corps raidi, chair à charognards. Un faucon fondrait
sur lui. Un chacal accourrait du fond du Sahara.
Son imagination l’alarmait parfois, mais l’amusait aussi : finir
lunch à chacal, ration pour campagnol ou nutritif appât d ’un
vautour haut planant (à coup sûr il avait lu ça dans Malcolm
Lowry) constituait un souhait d ’Amphitryon qui partait d ’un
bon fond.
Son attrait du maladif l’intriguait plus. Il voulut y voir un
signal plus sûr, un courant plus approchant, sinon tout à fait
un fil initiatif :
Non pas la mort (quoiqu’à tout instant la mort s’affirmât),
non pas la damnation (quoiqu’à tout instant la damnation s ’af­
fichât), mais d ’abord l’om ission : un non, un nom, un man­
quant :
Tout a l’air normal, tout a l’air sain, tout a l’air significatif,
La D isp a ritio n 331

0 iais, sous l’abri vacillant du mot, talisman naïf, gris-gris bis­

cornu, vois, un chaos horrifiant transparaît, apparaît : tout a


l’air normal, tout aura l ’air normal, mais dans un jour, dans
huit jours, dans un mois, dans un an, tout pourrira : il y aura
un trou qui s’agrandira, pas à pas, oubli colossal, puits sans
fond, invasion du blanc. Un à un, nous nous tairons à jamais.
Sans savoir tout à fait où naissait l’association, il s’imaginait
dans un roman qu’il avait lu jadis, un roman paru, dix ans
auparavant, à la Croix du Sud, un roman d ’Isidro Parodi, ou
plutôt d ’Honorio Bustos Domaicq, qui racontait l’inouï, l’ahu­
rissant, l ’affolant coup du sort qui frappait un banni, un paria
fugitif.

Il avait nom Ismaïl, lui aussi. Il arrivait, non sans un mal


quasi surhumain, sur un îlot qu’on disait sans habitants.
D’abord il manquait y mourir. Il s’abritait dans un trou où,
huit jours durant, il agonisait ; il traînait, moribond. Son pouls
tombait. Il attrapait la malaria. Il frissonnait ; il suffoquait ; il
s’affaiblissait.
Pourtant, huit jours plus tard, sa constitution hors du
fcommun l’autorisait à s’accroupir. Il avait maigri, mais il ram­
pait hors du trou où il avait failli mourir. Il assouvit sa soif.
Il avala un gland qu’il cracha aussitôt, puis il apprit à choisir
champignons ou fruits non nocifs : l’un, qu’on aurait pris pour
un abricot provoqua sur tout son corps l’apparition d ’irritants
bubons purpurins, mais il trouva plus tard ananas, noix, kakis,
sucrins.
Quand la nuit tombait, s’aidant d ’un caillou pointu, il gravait
un trait sur un bâton. Vingt jours plus tard, il avait construit sa
cagna : un vrai gourbi : sol battu, trois murs, un huis, un toit
£ait d ’un mauvais torchis. Il n ’avait pas d ’amadou, aussi avalait-
il tout cru. Il craignit cinq ou six fois l’irruption d ’un animal.
Mais, par hasard (crut-il) il n ’y avait sur l’îlot ni lynx, ni puma,
ni jaguar, ni bison. Tout au plus crut-il voir un soir à l’horizon,
un orang-outang qui rôdait. Mais on n ’attaqua jamais son abri.
D’un doucin d ’acajou, il tira un fort gourdin : ça lui aurait suffi
si jamais on l’avait soudain assailli.
Au bout d’un mois, tout à fait d ’aplomb, Ismaïl s’hasarda à
332 Georges Perec

parcourir son îlot. Robinson d ’un inconnu Tristan da Cunha


saisissant son bâton, il marcha tout au long du jour. Au soir, y
parvint au point culminant d ’un pic d ’où il dominait tout l’îlot
Il y campa, car la nuit tombait, il n ’y voyait plus clair. Au matin
il fît un tour d ’horizon. Il vit au nord un ru tourbillonnant quj
finissait dans un marigot, puis, non loin du littoral, il distingua
sursautant, cinq ou six tumulus (ou plutôt tumuli). Il s’appro.
cha, furtif : il vit qu’il s’agissait d ’un attirail obscur ; on aurait
dit un manchon à air. Il supposa, il n ’avait pas tort, qu’a priori
ça fonctionnait suivant la culmination du flot.
Puis tout à coup, avant d ’avoir compris tout à fait, il tomba
sur l ’habitation, sur l’aquarium, sur l’installation radio.
Tout avait l’air à l’abandon. Il trouva un puits tari qui abritait
trois gros tatous. Un humus grouillant couvrait tout l’aquarium.
On avait construit la maison au moins vingt ans avant, à la
façon d’alors. On aurait dit un Casino d ’inspiration rococo, à
la fois palais colonial, bungalow pour pays chauds, lupanar
ultra-chic.
Un vantail à trois battants, garnis d ’ajours ainsi qu’un mou-
charab, ouvrait sur un haut corridor, long d ’au moins vingt
pas, qui conduisait à un grand salon rond : il y avait un grand
tapis d ’Ankara, puis, tout autour, divans, sofas, vis-à-vis, cous­
sins, miroirs. Un colimaçon montait jusqu’aux loggias. Issu du
plafond fait d ’un bois dur mais clair (du gayac ou du santal),
un filin d’aluminium, qu’accrochait au bout un piton d ’airain
poli tout à loisir par un artisan hors pair, supportait un lam­
pion japonais qui donnait au tout un jour opalin, mais plutôt
faiblard. Mais, par trois bow-windows aux vitraux s’incrustant
d ’un damasquin d'or, on passait sur un balcon d ’où l’on sur­
plombait un panorama colossal.
Non sans un soin qui frisait la suspicion, Ismaïl visita pas à
pas l’habitation. Il sonda murs, plafonds, lambris. Il ouvrait
tout tiroir. Il fouillait tout coin. Il vit, au sous-sol, un circuit
dont il n ’arriva pas à saisir la signification.- il distingua un
oscillo, un miroir à rayons polarisants, un pavillon, un disposi­
tif hi-fi, un châssis à tambour d ’amplification, un rack à huit
canaux, un volant strobo-cycloïdal, mais il comprit mal l’orga­
nisation du total.
La D isp a ritio n 333

Il n’osa pas dormir dans la maison. Il prit tout un tas d ’outils,


yo chaudron, un hachoir, un tamis, un allumoir, un baril d ’al-
cool, puis ü gagna, non loin, dans un taillis, un abri qu’il avait
auparavant choisi. Il y bricola tant qu’il put, donnant jour par
jour à son installation un tour plus sûr. Il chassait ; il tua un
lapin ; il attrapa un jour au lasso un agouti : il fit du lard, du
saindoux, du jambon, du boudin.
, Un mois passa. La m ousson arriva. L’azur s’obnubila ; l’on
vit s’amassant à l’horizon strato, nimbo, puis cirro-cumulus. Un
haut courant arrivait du bas fond. Un flux montant supplantait
l’amical jusant. Il plut.
Trois jours plus tard, un matin, Ismaïl vit un yacht qui abor­
dait. Il vit cinq à six individus montant au casino. Un instant
plus tard, il put ouïr un jazz band qui jouait un fox-trot, un air
connu il y avait vingt ans dont il ignorait q u ’il fût toujours au
goût du jour. Alors tout bascula.

D’abord Ismaïl voulut fuir, courir à son abri primitif. Mais


tout ça l’intriguait trop. Il s’approcha, rampant. Sa vision lui
causa un choc : on dansait non loin du Casino, on barbotait
dans l ’aquarium pourtant puant. Il y avait là trois gars, trois
souris, plus un groom qui, faufilant non sans brio son lard
parmi la maffia, offrait sur un grand plat rond sandwichs, bois­
sons ou habanas. Un individu - vingt-cinq ans tout au plus,
grand, sportif, souriant - portait un smoking façon Cardin, col
à la Mao, aucun bouton, ainsi qu’on aimait ça il y avait un
ferand laps. Un barbu, plus mûr, plutôt P.D.G., portait un frac.
Ü sirotait un whisky. Puis il y mit trois glaçons, alla l’offrir à sa
nana qui somnolait dans un hamac.
— Voici pour vous, Faustina, dit-il, baisant son cou.
— Thank yo u , dit Faustina, mi-riant, mi-s’offusquant.
— Ah, Faustina, j’aurais tant voulu vous avoir dans m on lit !
— Allons, j’ai dit non trois fois ; mais soyons amis, dit Faus­
tina lui donnant sa main pour un trop court instant.
Faustina fascinait Ismaïl. Il la suivait partout, quoiqu’il crai­
gnît fort pour son salut : n ’avait-il pas fui la prison ? Qui lui
assurait qu’il n ’y avait pas dans l’association un flic ou un m ou­
chard ? On l’avait mis à prix. Contumax dans son pays,
334 Georges Perec

contraint à fuir par un tyran qui avait accompli plus vils forfaits
qu ’aucun Caligula, aucun Borgia jadis, qui sait si l’insignifiant
yacht n ’avait pas pour mission son rapt ? Mais il l’ignorait, y
l’oubliait : il aimait Faustina, il la voulait pour lui avant sa mort.
Abandonnant tout compagnon, Faustina allait parfois par
monts ou par vaux. Un jour Ismaïl l’aborda. Faustina lisait un
roman, Orlando, par Virginia Woolf.
— Miss, lui dit-il, pardon, pardon, j’ai voulu vous voir. Tan
pis pour moi si l’on m ’a vu...
Mais Faustina l’ignora, quoiqu’il la suppliât.

Plus tard, tout fut hallucination : il crut à l’intoxication d’un


champignon noir, ou alors il avait trop bu d ’alcool ; ou plutôt,
il avait tant maigri qu’il avait tout à fait disparu : la vision d ’au­
trui transpassait son corps. Ou sinon, il n ’avait plus sa raison :
il avait un grain, il folichonnait ; il s’imaginait voir un casino,
un yacht, un barbu, Faustina, alors qu’il vagissait toujours dans
son marigot pourri.
Oui, mais un jour il vit la scission, ou plutôt la duplication
d ’un baobab.
Oui, mais huit jours plus tard, il vit, mot pour mot, trait pour
trait, s’accomplir l’action qu’huit jours auparavant il avait vu
s’accomplir : un bal non loin du bassin, Louis Armstrong
jouant un fox-trot...
Oui, mais il y avait pis (là, la fiction d ’Ismaïl nourrissait son
hallucination à lui ; là s’inaugurait l’inconsistant mais si subtil
rapport, si troublant mais si dur à parcourir jusqu’au bout, qui
l’unissait au roman) : parfois, quand il marchait dans un corri­
dor, Ismaïl voyait s’ouvrir un battant : un groom sortait, por­
tant un plat ; il allait sur lui, l’ignorant ; d ’instinct, Ismaïl faisait
un bond. Puis disparaissait l’arbin posant, disons, un album
sur un bahut : Ismaïl allait au bahut, avançait la main sur l’al­
bum, croyait pouvoir l’ouvrir : il touchait un corps dur, poli,
parfait : nul Titan, nul Goliath n ’aurait pu à l’instant saisir
l’album.
On aurait dit qu’un Troll malin, un mauvais Kobold avait
tout durci autour du casino, arrosant tout d ’un gaz volatil, un
La D isp a ritio n 335

gxatif qui s’incrustait partout, allait au plus profond, s’incorpo-


fait aux noyaux, aux ions, à tous corps, à tous champs.
Tout p a ra issa it norm al, il voyait, il croyait voir, un son fai­
sait un bruit, un parfum parfumait. Il voyait Faustina s’alanguir
sur un sofa, ployant sous son poids un gros coussin à capitons,
puis Faustina sortait, laissant choir sur son coussin un lourd
bijou d ’or garni d ’un cabochon d ’adamantin. Ismaïl bondissait,
il voyait dans l’abandon du bijou un signal : Faustina l’aimait
mais n ’osait s’ouvrir, car son mari, ou son amant, ou son ami
la faisait pâlir (car nul n ’avait pouvoir pour faillir à la Loi qui
faisait d ’Ismaïl un paria tabou : on n ’y touchait pas ; il allait où
bon lui paraissait, mais on l’ignorait, partout, toujours).
Mais sa main n ’affrontait coussin ou bijou qu’un court ins­
tant ; il abandonnait aussitôt, abattu, transi, hagard : il touchait,
non un coussin, mais un bloc dur, compact, un roc aussi dur
qu’un diamant : tout paraissait pris dans un magma jointif : on
aurait dit un champ clos, fini, un corps indivis au poli parfait,
au grain mat : dans son champ, l’humain, ou l’inhumain, gar­
dait un pouvoir p o sitif; ainsi Faustina pouvait ouvrir un bat­
tant, s’alanguir sur un divan ; ainsi son com pagnon pouvait-il
lui offrir un whisky ; ainsi pouvait-on ouïr un fox-trot, voir sur­
gir un yacht, choir un bijou d’or, sortir un larbin. Mais, hors
du champ, or tout indiquait qu’Ismaïl y fût, il n ’y avait plus
qu’un continuum sans un pli, sans articulation, un corps
compact plus compact qu ’un stuc, qu’un staff, q u ’un mastic,
qu’un portland ; l’imbrication sans jour, la lapidification, du
plain, du plat, du massif, du mastoc ; tout collait à tout, sans
solution, sans discontinu.
Son poids n’affaissait aucun coussin : un roc aurait fait un
divan plus mou ; son pas n ’inclinait aucun poil du tapis ; sa
main n ’ouvrait aucun bouton. Il n ’avait aucun pouvoir.

Ismaïl comprit, plus tard, trop tard, qu’il vivait dans un film :
M., l’individu barbu qui aurait tant voulu Faustina pour lui,
l’avait pris, vingt ans auparavant, à l’insu du clan, au cours d ’un
tour qu’il avait fait dans l’îlot huit jours durant.
Tandis qu’un mal fatal s’attaquait aux baobabs, tandis qu’un
humus grouillant d ’animaux malfaisants couvrait tout l’aqua-

â
336 G eorges Perec

rium , tandis q u ’u n ab an d o n croulant pourrissait la maison, y


suffisait q u ’à l’horizon la m o usson s’annonçât p o u r q u ’aussi-
tôt, sous l’action d u flux m o n tan t qui, in o n d an t l’attirail q u ’Is.
maïl avait vu au b o rd d u littoral, agissant sur l’obscur circuit
d u sous-sol d o n t il n ’avait pas d ’abord com pris la signification,
faisait partir la dynam o, lui d onnait so n pouvoir, son signal,
p o u r q u ’aussitôt l’o n voit raccourir, trait p o u r trait, m o t pour
m ot, tan t d ’instants abolis s’im m ortalisant à jamais, à l’instar
d u dispositif mis au p o in t p a r u n Martial Cantaral à partir du
Vitalium qui, dans u n hangar frigorifiant, autorisait to u t indi­
vidu m ort à accom plir à jamais son instant crucial.
T out avait l’air norm al, mais to u t s’affirmait faux. T out avait
l’air norm al, d ’abord, puis surgissait l’inhum ain, l’affolant.

Il aurait voulu savoir où s’articulait l’association qui l’unissait


au ro m an : sur son tapis, assaillant à to u t instant son imagina­
tion, l’intuition d ’u n tabou, la vision d ’u n mal obscur, d ’un
quoi vacant, d ’u n non-dit : la vision, l ’avision d ’u n oubli
com m andant tout, o ù s’abolissait la raison : to u t avait l’air nor­
mal, mais...

Mais quoi ?

Il y paum ait son latin.


3

D o n t la fin a b o lit l ’im m o ra l fu tu r p a p a l


prom is à un avorton con trit

Plus tard, voulant to ujo urs y voir plus clair, il tint u n journal.
Il prit u n album . Il inscrivit au h au t d u folio initial :

LA DISPARITION

puis, plus bas :

Il a disparu. Q ui a disparu ? Q uoi ?


Il y a (il y avait, il y aurait, il p o u rra it y avoir) un m o tif
tapi d a n s m on tapis, mais, p lu s q u ’un m o tif : un savoir, un
pouvoir.
Im ago dan s m on tapis.
L ’on d ira it un A rcim boldo, p a rfois : un au toportrait, ou
p lu tô t l ’ahurissant p o r tr a it d ’un D orian Gray hagard, d ’un
albinos m alsain, fa it, non d ’an im a u x marins, d ’ab o n da n ts
fruits, d'involutifs p istils s ’im briqu an t ju s q u ’à l ’a p pa rition du
front, du cou, du sourcil, m ais d ’un a m as d ’insinuants
vibrions s ’organisant su iva n t un a r t si su b til q u ’on sa it au ssi­
tô t qu ’un corps a suffi à la constitution du po rtra it, sans qu ’à
aucun instan t on a it p o u rta n t l ’occasion d ’y saisir un signal
d istin ctif ta n t il p a r a ît clair q u ’il s ’agissait, p o u r l ’artisan,
d ’a bo u tir à un p r o d u it qui, m on tran t p u is m asquant, to u r à
tour, sinon à la fois, g a ra n tît la loi qu i l ’o u rd it sans ja m a is
la trahir.

Æ
338 G eorges Perec

D ’a b o rd on vo it m a l la m odification. On croit q u ’il n'y a


q u ’un tracas in stin ctif q u i p a r to u t vous f a i t voir l ’anorm al
l ’ambigu, l ’angoissant. Puis, soudain, l'on sait, l ’on croit
sa vo ir q u ’il y a, non loin, un l ’on sa it trop qu oi qui vous
distrait, vous agit, vous transit. Alors to u t pourrit. On s ahu­
rit, on s ’avach it : la raison s ’affaiblit. Un m a l obstinant, lan­
cin a n t vous f a i t souffrir. L hallucination qu i vous a p ris vous
a bru tira ju s q u ’à la fin.

L ’on vou dra it un mot, un nom ; l ’on vou d ra it r u g ir v o ilà


la solution, voilà d ’où n aq u it m on tracas. L ’on vo u d ra it pou­
voir bondir, sortir du sibyllin, du charabia confus, du m ot à
m o t gargouillis. M ais l ’on n ’a p lu s aucun choix : il f a u t appro­
fo n d ir ju sq u au bou t la vision.
L ’on vou drait saisir un p o in t in itia l : m ais to u t a l ’a ir si
flou, si lointain...

Il tint son journal d u ra n t cinq o u six mois. Au soir il y notait,


n o n sans u n soin tatillon, u n tas d ’insignifiants travaux : fini
m a provision d ’alcool, choisi u n m icrosillon p o u r m o n cousin
Ju lo t qui doit sortir du b ahut à la fin d u mois prochain, rac­
courci m on burnous, dit b o n jo u r à m on voisin q u o iq u ’Azor,
son carlin, ait fait caca sur m o n paillasson. Mais il parlait aussi
d ’u n rom an q u ’il lisait, d ’u n ami q u ’il avait vu, o u d ’u n mot,
d ’u n fait qui l’avait ahuri (un avocat, au Palais, qui n ’arrivait
pas à finir son discours ; u n voyou qui tirait à blanc sur la
po p ulatio n ; u n typo fou qui sabotait to u t son attirail...).
Parfois, il imaginait, son bic à la main, il racontait, il s’auto-
biographiait, il s’analysait. Parfois, il discourait sur son halluci­
nation, ou sur l’îlot d ’Ismaïl.
Un jour, il imagina to u t u n ro m an : il y aurait, dans u n pays
lointain, u n garçon, u n bam bin au nom d ’Aignan. Il aurait cinq
ans. Il vivrait dans u n palais où to u t irait à l’abandon. Un jour,
sa n o u n o u lui disait :
— Jadis, tu avais ici vingt-cinq cousins. Alors nou s vivions
dans la paix. Mais, u n à un, ils o n t tous disparu, l’o n n ’a jamais
La D isp arition 339

sU pourquoi. A ujourd’hui, tu dois partir à to n tour, sinon nous


plions tous à la mort.
Alors Aignan fuyait. Suivant la tradition d u plus p u r
pildungsrom an, la narration s’ouvrait p ar u n court fabliau
moral : au sortir d ’u n layon, u n Sphinx assaillait Aignan.
, .— Voilà, dit l’hallucinant animal, u n parfait sandwich p o u r
mon fricot ; ça faisait u n laps q u ’o n n ’avait plus vu u n gnard
àussi d o d u sous nos climats.
— Holà, Sphinx, holà ! fit Aignan qui connaissait Lacan m ot
à mot, un instant voyons, tu dois d ’abord accom plir to n fatum.
— Mon fatum, fit, surpris, l’animal, à quoi b o n ? Tu fais du
chichi. Nul n ’a jamais su la solution.
Il ajouta, pris d ’u n so u p ço n subit :
— La saurais-tu, p ar hasard ?
— Qui sait ? dit Aignan, souriant d ’u n air coquin.
— Tu as u n air fanfaron qui nous plaît to u t à fait, vilain avor-
jton, poursuivit l’insinuant Sphinx. Soyons donc fair-play, to n
ambition adoucira ta m ort ; voici m o n oral ultim atum :
Il saisit u n luth, prit so n inspiration, puis, s’accom pagnant,
phanta :

Y a-t-il un a n im a l
Q ui a it un corps f a i t d ’un ron d p a s tout à f a i t clos
Finissant p a r un tra it p lu tô t d ro it ?

\ — Moi ! Moi ! cria alors Aignan.


L’animal biscornu prit u n air assombri.
— Tu crois ?
— Mais oui, dit Aignan.
— Alors tu dois avoir raison, fit l’animal d ’u n to n chagrin.
Un long instant, aucun n ’ajouta u n mot. L’Aquilon soufflait
dans l’azur tarlatan.
— J ’avais toujours dit q u ’u n gam in m ’allait u n jo u r abasour­
dir, soupira, plaintif, l’animal.
Il y avait u n gros sanglot dans sa voix.
— Allons, Sphinx, finissons, dit Aignan, bougon. Dans son
for, il allait ju sq u ’à avoir com passion p o u r l ’animal. Mais il
340 Georges Perec

ajouta : si j’avais mal su, j’aurais fini dans ton jabot stomacal
J’ai su, j’ai vaincu ; suivant la Loi, tu dois mourir.
Il brandit un doigt intimidant.
— Fais donc un saut dans l’à-pic, vilain Sphinx.
— Oh, murmura l’animal, mais tu voudrais ma mort !
— That’s right! hurla tout à coup Aignan sans trop savoir
pourquoi il utilisait l’anglais.
Il prit un bâton, il assomma l ’animal qui, paumant son
aplomb, disparut dans l ’à-pic dans un tourbillon sans fin. Un
cri horripilant, où il y avait tout à la fois un lion qui rugissait,
un chat qui miaulait, un milan qui huissait, un humain qui
souffrait, vibra dans l’air ambiant durant dix-huit jours...

Au sortir d ’un fabliau aussi clair, la fiction, l’affabulation


s’imposait ipso facto : Aignan parcourait son pays, allait par
monts, mais aussi par vaux, gagnait, au soir, d ’obscurs bourgs ;
il proposait son bras aux charrons, aux paysans, aux sacristains.
On lui donnait du lard, ou un quignon qu’il frottait d ’ail. Il
avait faim. Il avait soif. Il vivait.
Au fur qu’il grandissait, Aignan s’adaptait, s’affinait, appro­
fondissait son savoir, fortifiait sa vision, son Anschauung. Il
croisait d ’intrigants individus. Chacun participait à sa transfor­
mation, lui offrant tour à tour du travail, un logis, un horizon.
Un maquignon lui apprit son art. Il fut maçon, il construisit sa
maison ; il fut typo, il fonda un journal.
Puis sa vocation s’amplifiait. Il lui arrivait alors tout un
brouillamini d’obscurs avatars qui simulait, mot pour mot, trait
pour trait, sauf dans sa conclusion, la Saga aux profonds chaî­
nons, l’amusant, mais pourtant moral, pourtant touchant
roman qui avait jadis nourri la Chanson d ’un troubadour du
nom d ’Hartmann, puis qu ’un Thomas Mann à son tour avait
suivi, y puisant par trois fois son inspiration.

Or donc Aignan apprit d’abord qu’il avait pour papa un


grand Roi qui avait nom Wïlligis (dit W illo). Sibylla aimait Willi-
gis d ’un amour si sororal qu’il finit consanguin (nonobstant la
mort d ’un Danois qui hurlait au bas du lit). Huit mois vingt-
huit jours plus tard naissait Aignan.
La D isp a ritio n 341

Son forfait accompli, Willigis, dit Willo, s’alla punir, courant


sUs aux Sarrasins où il trouva sans mal la mort qu’il voulait.
Quant au Dauphin, Aignan, qui portait dans son sang un trop
jmmoral plasma, sa maman, Sibylla, l’abandonna dans un canot
qui flotta jusqu’au nord du pays dans un coin pourri d’agaçants
Uiarigots, d ’avortons assassins mais par surcroît idiots (car la
consommation d ’alcool par habitant avoisinait, dit-on, cinq
muids par an), d ’animaux inconnus, mais à coup sûr mauvais :
on parlait d ’un dragon « qui s’aurait farci tout un bataillon », ainsi
qu’on disait dans un patois charmant à l ’assommoir local où cha­
cun, son boulot fini, allait au soir s’offrir un pot. N’ajoutons pas
qu’il faisait toujours nuit, ni qu’il tombait sans fin un crachin dru,
pointu, glacial. On conçoit sans mal qu’il fallut un hasard tout à
Élit hors du commun (d’aucuns y ont vu aussitôt l’infini doigt du
Tout-Puissant : à coup sûr, ils n ’ont pas tort, mais la Narration
contraint à offrir, au moins, l ’illusion du pas tout à fait fatal ;
sinon à quoi bon discourir ?) tout à fait hors du commun, donc,
pour qu’Aignan, sous un climat aussi cordial, soit toujours vivant
dix-huit ans plus tard. Mais n ’anticipons pas...

Or, dix-huit ans plus tard, grosso modo, Sibylla, dans son palais
brabançon ou flamand, n ’oubliait toujours pas son si joli frangin,
donc fuyait tout convoi. Un puissant Archiduc, un Bourguignon
qui la trouvait à son goût, la voulut pour son lit. Sibylla fit non.
« Quoi ! » fit l’Archiduc grondant d’un courroux flamboyant. Il
brûla un bon quart du Hainaut, puis marcha sur Cambrai.
Lors arriva à Cambrai, tagadac, tagadac, montant un pur-sang
anglo-normand au poil blanc, à la souris bai brun, qui avait
nom Sturmi, un paladin au frais minois. Il fut introduit au
Palais. Il plut tout à fait à Sibylla qui lui donna pour mission
d’aplatir l’Archiduc. Sitôt dit sitôt fait, dit l’aussitôt vassal, bai­
sant la main qu’on lui offrait.
Montant Sturmi qui avait un flançois safran sous un capara­
çon indigo, portant un harnois d’or aux incrustations d ’opalin,
camail, cuissard, brassard, plastron, l’Adonis parut sous
l’oblong champ clos. Un poisson blasonnait son gonfanon.
L’ovation du clan brabançon couvrit au moins vingt fois l’insul-
1 tant charivari bourguignon.
&
i
342 G eorges P erec

Ça fit u n sanglant to u rn o i ; l’assaut fut d u r ; o n luttait corps


à corps. O n s’attaquait au b o u rd o n o u au fauchard, au harpQn
o u au pilum. Ça du ra to u t u n jour. Puis, s’aidant d ’u n subtil
calcul, l ’hardi cham pion brabançon captura son rival : ainsi fut
battu, archibattu l’Archiduc.
L’o n conclut la paix. L’o n dansa dans tous caboulots au son
du hautbois, d u biniou, d u tam bour. L’o n acclama à grands
cris l’imaginatif paladin. On l’adouba. Il fut fait G rand Amiral, y
vint au Palais voir Sibylla. Sibylla lui plaisait. Il troublait Sibylla
Ô, toi qui nous lis, il nous faut sans plus faillir t’affranchir
quoiqu ’à coup sû r tu as com pris aussitôt qui Sturmi portait sur
son caparaçon : oui, tu avais raison, il s’agissait d ’Aignan.
O r Aignan ignorait q u ’à l’instar d ’O ïdipos Sibylla fût sa
m am an. O r Sibylla ignorait q u ’Aignan fût son fils. O r Sibylla
conçut u n fol am o u r p o u r Aignan. O r Aignan conçut u n fol
am o u r p o u r Sibylla. O r Aignan co n n u t Sibylla. O r Sibylla
c o n n u t Aignan.
Un hasard m audit anno nça aux am ants la filiation qui unis­
sait Aignan à Sibylla.
Sibylla fit oraison, construisit u n hôpital où l’o n lavait l’as­
phyxiant panard d u vagabond, o ù l ’o n soignait gratis.
Aignan s ’habilla du haillon d ’u n clochard, d ’u n tricot fait
d ’u n crin dru q u ’il portait p ar mortification, il prit u n bâton,
mais ni bissac, ni quart d ’alum inium . Ainsi quitta-t-il, u n soir,
u n palais où il avait co n n u la paix. Il partit au loin. Il voulait
s’avilir. Il voulait subir la condam n ation d u Tout-Puissant. Il
dorm it la nuit dans u n bois. Il avait faim. Il arriva, au b ou t d ’un
d u r parcours qui lui prit au m oins trois jours, au bord d ’un
lac. Il frappa à la m aison d ’u n paysan. O n lui ouvrit.
— Y a-t-il par ici, voulut-il savoir, u n Locus Solus où II p o u r­
rait p u n ir à tout jamais m o n Forfait inouï ?
— Il y a, dit l’obtus paysan, au m itan du lac, u n îlot, non,
plutôt u n roc, u n pic, ab ru p t à souhait, où tu pourras croupir
to u t to n saoul dans ton dam lancinant !
— M’y conduiras-tu ? im plora Aignan.
— Soit, dit-il, surpris, mais tu y pourriras ju sq u ’à la Fin.
— Q u ’il soit fait ainsi q u ’il l’a toujours voulu, psalm odia
Aignan.
f La D isparition 343

__Ainsi soit-il, l’accompagna-t-on.

Il l’y conduisit donc, sur l’îlot du Grand Pardon. Il l’attacha


aU cou d ’un licol, sinon d ’un garrot. Aignan s’adonna à la
contrition. Un humus nourrissant qui suintait la nuit d ’un trou
du roc constitua à jamais son pain diurnal. Il fut soumis aux
ouragans, aux aquilons, au mistral glacial, au brûlant khamsin,
au tourbillonnant sirocco. Il fut soumis aux raz, aux typhons,
puis son haillon pourrit ainsi qu’un amadou racorni. Il fut nu.
Il avait froid, il avait chaud ; il glaçait, il rôtissait,
s Puis, sous-nutri, mal nutri, nonobstant l’amical humus qu’il lui
donnait dans Sa compassion, il finit par maigrir : il maigrit, il
continua à maigrir. Il fut maigrichon. Il s’obstina à maigrir. Il mai­
grit tant qu’il diminua, qu’il raccourcit. Il s’amoindrit ; d ’abord il
fut moins haut qu’un nain, puis, à la fin, un vrai homunculus, un
diminutif, un humain pas plus gros qu’un oursin...

Or il arriva, dix-huit ans plus tard, qu ’un Paul Six d ’alors soit
tout à fait mourant. Au Vatican, ça fit un joli ramdam : il fallait
garantir la filiation, choisir un suivant. On fit au moins huit
scrutins : ici on nomma un idiot, là un bouffi ; ici un schizo, là
un fada. Au Palais Consistorial, la corruption allait bon train :
l’on offrait du pontificat pour un million. Ça allait mal. La foi
vagissait. Nul n ’adorait plus son Saint-Patron.
Alors, un courroux divin obscurcit l’azur. Puis, un jour, Il
visita un Cardinal ; Il apparut ainsi qu’un Mouton sanglant ; un
lit d ’odorants boutons d ’or L’accompagnait.
— Ô, Cardinal, dit Sa voix, ouïs-moi : tu as un Papa. J’ai fait
mon choix. Il a nom Aignan. Nous l’avons choisi car il croupit
voici tantôt dix-huit ans sur un roc battu par Mon flot.
— Ô, divin Mouton, Ô Tout-Puissant, balbutia l ’adorant Car­
dinal, qu’il soit fait suivant Ton bon vouloir !
L’on alla partout s’informant d’un Aignan croupissant sur un
roc. L’on finit, non sans mal, par aboutir au bord du lac ; l’on
frappa à la maison du paysan qui, dix-huit ans plus tôt, avait
conduit Aignan sur l’îlot. Mais d ’abord, il bouda :
— Aignan connais pas, disait-il. îlot connais pas. Y’a pas
d’îlot par ici.
344 G eorges P erec

Puis, l’appât d u gain aidant, l’o n finit p ar to u t savoir : r 0r)


navigua ju sq u ’à l’îlot ; l’o n s’y hissa n o n sans grand mal. Mais
là-haut, au grand dam du cardinal d o n t lors la foi vacilla
n o no bstan t l’affirmation d u Divin M outon, il n ’y avait nul
Aignan. Il avait to u t à fait disparu, prouvant ainsi q u ’il n ’avait
pas con nu ju sq u ’au b o u t la C om passion d u Tout-Puissant...

N onobstant Thom as M ann, m a conclusion s’im posait, confia


A nton Voyl quand il m it u n p o in t final à son ro m an ; à son brouil­
lo n disons plutôt, sinon à son synopsis, car s’il im agina à foison
sa narration, il n ’arriva jamais à l’instant crucial d u Discours : son
p ro p o s n ’aboutit q u ’à vingt-cinq o u vingt-six notations : il broda
su r cinq o u six points : il fit u n portrait p lu tô t fin d ’Aignan ; il
cam pa à grands traits u n Archiduc to u t à fait saisissant (« un
grand voyou, au poil ras, aux longs favoris rou x » : o n voit q u ’il
s’inspirait du toubib qui l’avait p o u rta n t ragaillardi) ; il fignola,
mais u n trop court instant, l’am usant patois d u paysan finaud
qui conduisit Aignan su r son îlot (« Fouchtra p o u r la Catarina !
B oudiou ! Vlà u n roussin q u ’ira plus fraîchir son patu rin au four­
nil, Jarnicoton ! ») ; il d o n n a d u to u rn o i u n raccourci d ’u n burin
si subtil q u ’à coup sû r u n Paul M orand, u n G iraudoux ou un
M aupassant aurait pu, sans m odification, l’offrir à son public
sans rougir. Mais il n ’avança pas plus : dans son journal, il s’auto-
justifia p ar u n inouï baralipton : si, postulait-il a priori, m on
ro m an pouvait s’accom plir, il faudrait l’accom plir ; mais, p o u r­
suivait-il, s’il s’accomplissait, n ’ouvrirait-il pas su r u n savoir si
clair, si pur, si dur, q u ’aucun parm i no us l ’ayant lu, n ’y survivrait
u n instant ? Car, poursuivait-il, la fiction a toujours voulu q u ’il
n ’y ait q u ’u n Aignan p o u r s ’affranchir d u Sphinx. Aignan dis­
paru, nu l Logos triom ph ant n ’offrira plus jamais son consolant
pouvoir. Donc, concluait-il, nul discours jamais n ’abolira l’ha-
sard. Pourtant, ajoutait-il plus bas, nous n ’avons aucun choix : il
nous faut savoir, à to u t prix, q u ’à to u t instant u n Sphinx pourrait
no us assaillir ; il nous faut savoir, l’avons-nous jamais su, q u ’à
to u t instant il n o us suffira d ’u n m ot, d ’u n son, d ’u n oui, d ’un
non, p o u r aussitôt l’avoir vaincu. Car - ainsi l’a dit Zarathous­
tra - nul Sphinx n ’a jamais fait son nid hors du Palais hum ain...
4

Où, n onobstan t un « Vol du Bourdon »,


l ’on n ’a p a s f a i t d ’allusion à N icolas Rimski-Korsakov

Anton Voyl disparut à la Toussaint.


Trois jours plus tôt, il avait lu, dans un journal du soir, un
rapport qui l’alarma fort :
Un individu, dont on craignait tant l’obscur pouvoir qu’on
gardait son incognito, s’introduisant à la nuit dans un local du
Commissariat Principal, y avait ravi un pli qu’on disait capital
car on y divulguait la compromission du trio d ’argousins qui
commandait à la Maison Poulaga. Il fallait, pour assainir la
situation, ravoir au plus tôt l’inopportun manuscrit, sinon
l’hardi fripon saurait à qui l ’offrir. Mais, quoiqu’on fût sûr qu’il
l’avait tapi dans sa maison qu’on fouilla au moins vingt fois, on
n’arriva pas à l’avoir.
Jouant son va-tout, un Commandant, Romain Didot, qu’ac­
compagnait son adjudant favori, Garamond, alla voir Dupin,
dont on vantait l’infailli flair.
— A priori, lui dit-il, nous n ’aurions pas dû tant pâtir du
vol ; pour tout pli disons normal, si l’on nous avait ravi un x
ou un y, ça nous aurait fait un faux bond minimal. Mais ici, il
a pour filiation un bourdon trop important...
— Un bourdon ? s ’intrigua Dupin qui, à coup sûr, ignorait
la signification du mot.
— Pardon du jargon, sourit Didot : disons qu’il nous paraît
s’agir d ’un vol pour nous vital car il abolit, il fait vain, il fait
346 G eorges Perec

caduc tout souci d'organisation : il affaiblit nos pouvoirs dans


la proportion d ’au moins un sur cinq !
— Or donc, voulut savoir Dupin, l’on a vingt fois soumis la
maison du filou à l’inquisition ?
— Oui, admit Didot, mais l’on fit chou blanc à tous coups.
L’on farfouilla pourtant partout.
— Voilà qui m ’apparaît fort clair, affirma Dupin : tu fourgon-
nas partout, tu sondas murs ou plafonds, mais sans aucun fruit,
car tu as un cristallin mais tu n ’y vois pas : n ’as-tu pas compris,
gros ballot, qu’à coup sûr ton gars avait fait choix d ’un abri
plus subtil : à savoir, qu’il n ’avait pas tapi son larcin, qu’il
l’avait tout au plus sali ou racorni ainsi qu’on fait d ’un mot
banal, puis blotti dans un sous-main où tu l’as pris au moins
dix fois, sans savoir, sans vouloir ni pouvoir savoir qu’il s’agis­
sait non d ’un chiffon trivial, mais du pli si primordial !
— Mais, objurgua Didot, il n’y avait aucun sous-main !
— Allons donc, ironisa Dupin.
Il mit son mackintosh, prit son riflard, sortit, affirmant :
— J’y vais. Dans un instant, tu auras ton papyrus.
Mais quoiqu’il ait raison, du moins dans son calcul, il man­
qua son coup.
— Jadis, au moins, j’avais du Pot, murmura-t-il.
Puis, par consolation, il s’occupa, laissant la P.J. à son tracas,
d ’un orang-outang qui avait commis trois assassinats.

Si Dupin n ’a pas su, quoiqu’il ait d ’instinct tout compris d’a


à z, il n ’y aura pas pour moi d ’absolution, nota Anton Voyl
dans son Journal.
Il mit un mot aux amis qu’il avait. Il y disait : «J’aurais tant
voulu dormir tout m on saoul. J’aurais tant voulu m ’offrir un
bon roupillon. Mais il a disparu ! Qui ? Quoi ? Va savoir ! Ça a
disparu. A mon tour, aujourd'hui, j’irai jusqu’à la mort, jus­
qu’au grand oubli blanc, jusqu’à l’omission. It is a must. Par­
don. J’aurais tant voulu savoir. Un mal torturant m ’a tordu. Ma
voix a tout d ’un chuchotis bancal. Ô ma mort, sois la rançon
du transport fou qui m ’habita. Anton Voyl. »
Il y avait un post-scriptum, un post-scriptum ahurissant qui
La D isp a ritio n 347

jflontrait qu’Anton Voyl n ’avait plus sa raison : « Portons dix


bons whiskys à l’avocat goujat qui fumait au zoo. »
Il y avait, pour finir, paraphant, trois traits horizontaux (dont
l’un au moins paraissait plus court) qu’un gribouillis confus
barrait.

Suicida-t-il ? Appuya-t-il un canon sur son zygoma ? S’ouvrit-


jl au rasoir dans un bain chaud ? Avala-t-il un bol d ’acqua-toffa-
na ? Lança-t-il son auto dans un trou sans fond tourbillonnant
sans fin jusqu’au soir du Grand Jour, jusqu’au jour du Grand
Soir ? Ouvrit-il son gaz ? Fit-il hara-kiri ? S’arrosa-t-il au napalm ?
Bascula-t-il du haut d ’un pont dans un flot noir qui l’absorba ?
Nul n ’a jamais su s ’il avait choisi sa fin, s’il avait connu la
mort.
Mais, quand, trois jours plus tard, un ami, qu’alarmait l’in-
çongru mot d ’Anton, vint lui offrir son concours, il trouva la
villa sans habitants. L’auto croupissait dans son hangar. Il n ’y
avait aucun habit manquant dans son placard. L’on n ’avait pris
aucun sac. Aucun sang n ’avait jailli.
Mais Anton Voyl avait disparu.

Faux Sursis pour Anton Voyl

un Japon sans kim ono,


un boa fu m a n t jo u a n t au curling,
un fla m b o y a n t noir,
un cri aigu tou t nu d a n s un plain-chant,
un dou x scorpion,
d ix m archands fa illis crachant su r un a m a s d ’or,
un chagrin triomphal,
un sim oun dan s un long couloir fin landais,
un p ro fo n d m ouchoir :
voilà qui p o u rra it affranchir l ’horizon d ’A nton Voyl...

un ca rd in al hippy h urlan t un slogan anti-rom ain,


un rasoir p o u r lim on s frais,
trois ban dits anglais m is à sac p a r un train postal,
un d ro it pourtour,
un n om bril m asculin d isp osa n t d ’un ja illissa n t volcan,
348 G eorges Perec

un p a y s n a ta l d ’adoption,
un fo u m anchot s ’a ccou d a n t au balcon du soir,
un crucifix sans christ,
un sisa l p issa n t du vin d o u x p o u r balad in s sans cam ail ■
voilà qu i a u ra it suffi au sursis d ’A nton Voyl...

un am phigouri sans galim atias,


un m iroir a m a ti p a r un poisson polisson sans piquants,
un brou t autom nal,
cinq doigts d ’alcool p o u r un p a ssa n t sim u la n t la fin,
un am o u r d ’assassin,
m ain ts brisants cou lant à p ic au cap-du-bon-roulis,
un fu s il loyal,
un blanc brûlis, un corps sans corps, la paix,
un fa u x oubli,
voilà qu i ban n ira it la m o rt d ’A nton Voyl...
m ais où bâtir to u t ça au p is d ’un m in u it où n a ît la
[Disparition ?
6

Qui, au sortir d ’un corpus com pilant,


nous conduira to u t d ro it a u zoo

L’ami d ’Anton Voyl avait pour nom Amaury Conson.


Il avait six fils. Son plus grand, qui, par un hasard coïncidant,
avait pour nom Aignan, avait disparu, au moins vingt-huit ans
auparavant, à Oxford, au cours d ’un Symposium qu’organisait
la Fondation Martial Cantaral, non sans la participation du
grand savant anglais Lord Gadsby V. Wright. Son fils suivant,
Adam, avait, quant à lui, connu la mort dans un sanatorium
où, n ’arrivant plus à avoir faim, il tombait d’inanition. Puis, par
trois fois, avait surgi la mort : A Zanzibar, un gros poisson ava­
lait Ivan ; à Milan, Odilon, qui assistait Lucchino Visconti, suc­
combait, un os trop pointu s’incrustant dans son pharynx. À
Honolulu, Urbain mourait d ’hirudination : un lombric colossal
lui suçait tout son sang, o n lui faisait, mais trop tard, vingt
transfusions. Amaury n ’avait donc plus qu’un fils survivant,
Yvon ; mais il aimait m oins Yvon car Yvon, vivant au loin, voyait
son papa trois fois l’an, jamais plus.

Amaury Conson fouilla à fond la villa d ’Anton Voyl. Il vit son


voisin qui lui raconta l’ablation du sinus. Il s’informa partout
où il put.
Anton Voyl vivait dans un local obscur, sans aucun apparat,
sans aucun attrait, sans souci du standing : murs blanchis à la
Chaux, tapis salis faits d ’un mauvais coton qui partait par flo­
350 G eorges Perec

cons. Il y avait un salon rabougri, living-room à l’abandon où


un sofa moisi qui montrait son crin jouxtait un bahut puant
l ’oignon pourri. Un sparadrap fixait trois horrifiants chromos
aux battants d ’un placard branlant. La bow-window au vitrail
opalin donnait un jour gris, blafard. Il y avait pour lit un châlit
monacal, un mauvais grabat aux coussins avachis, aux draps
pas ragoûtants. Il n ’y avait pour lavabo q u ’un cagibi noir, un
broc, un pot, un bol, un rasoir, un torchon dont un mulot avait
fait son lunch.
Amaury ouvrit, un à un, un amas d ’in-octavo aux dos salis,
aux plats avachis, qui s ’accumulait sur trois rayons branlants.
Chacun portait tout un tas d ’annotations, marginalia qu’il par­
courut mais qu’il comprit fort mal. Il distingua pourtant cinq
ou six bouquins qu’Anton Voyl paraissait avoir soumis à un
travail plus approfondi : A rt a n d Illusion, par Gombrich, Cos­
m os, par Witold Gombrowicz, l ’Opoponax, par Monica Wittig,
D oktor Faustus, par Thomas Mann, Noam Chomsky, Roman
Jakobson, Blanc ou l ’O ubli d ’Aragon.
Puis Amaury mit la main sur un fort carton qu’il ouvrit. Il y
trouva maints manuscrits prouvant qu’Anton avait du goût
pour l’instruction car il y gardait non sans un soin tatillon l’ac­
quis qu’on lui inculqua jadis. Ainsi, lisant mot à mot, Amaury
put-il parcourir l’instructif curriculum studiorum d ’Anton.

Il y avait d ’abord du français :

Là où nous vivions jadis, il n ’y avait ni autos, ni taxis,


ni autobus ; nous allions parfois, mon cousin m ’accompa­
gnait, voir Linda qui habitait dans un canton voisin. Mais,
n ’ayant pas d ’auto, il nous fa lla it courir tout au long du
parcours ; sinon nous arrivions trop tard : Linda avait
disparu.
Un jo u r vint pourtant où Linda p a rtit pour toujours.
Nous aurions dû la bannir à ja m a is ; mais voilà, nous l ’ai­
mions. Nous aim ions tant son parfum, son air rayonnant,
son blouson, son pantalon brun trop long; nous aimions
tout.
Mais voilà, tout fin it : trois ans plus tard, Linda mourut ;
La D isp a ritio n 351

nous l'avons appris p a r hasard, un soir, au cours d ’un


lunch.

Puis l’on passait à la philo :

Kant, analysant l ’intuition a priori, douta un instant du


Cogito, sachant qu 'il occultait la situation dont un Divin,
phantasm ant l ’Un, aurait p u nantir un Moi agrandi.
«Ainsi, dit-il, Spinoza aurait donc accompli la m utation
abolissant son nom, pou r d ’obscurs so n s? Judaïsant
Baruch ! Pansas-tu “N a tu ra ” la suturant (la saturant),
offusquant tout trou, d ’un Siv accomplissant un souhait
d ’infini ! » Alors Kant, platonisant p a r anticipation, mais à
tort, m it Spinoza dans la filiation d ’un Surmoi assassin,
toujours. Car, fo rt loin avant, Platon, parricidant tout
archaïsant, avait vu q u ’aucun participant n ’ava it fin, s ’ori-
ginant dans l ’Un.
L’Arc p rim itif ainsi trouva sa triangulation, accomplis­
sant son trait ju sq u ’au bout sinusoïdal, dardan t son p ic
pointu au fro n t du philosophant, qui mourut d ’avoir un
instant cru au Cogito sans Un.

Aux Maths :

On Croups.
(Traduction d ’un travail dû à Marshall Hall j r L.I.T. 28,
folios 5 à 18 inclus).
La notion-là, qui la conquit, qui la trouva, qui la fou r­
nit ? Gauss ou Galois ?L’on n ’a ja m a is su. Aujourd’hui, tout
un chacun connaît ça. Pourtant, on d it qu ’au fin fo n d du
noir, avant sa mort, dans la nuit, Galois grava sur son p a d
(Marshall H all jr, op. cit. fol. 8) un long chaînon à sa façon.
Voici :
aa 1= bb~‘ = c c 1 = d d '1 =f f ' = gg~' = h h 1 = ir ' = j j ' = kk~‘
= I l 1 = mm~‘ = nn '1 = oo~‘ = pp~‘ = qq~l = r r 1 = ss~' = tir‘
= u u l = v v 1 = ww~’ = xx~‘ =yy~! = zz~l =
Mais nul n ’a ja m a is pu savoir la conclusion à quoi
Galois com ptait aboutir dans son manuscrit non fini.
Cantor, Douady, Bourbaki, ont cru, p a r un, p a r dix biais
352 Georges Perec

(du corps p arfait aux topos, du local ring aux C"", du f(.
functor q u ’on do it à Shih aux □ i' du grand Thom, n'ou.
bliant ni distributions, ni involutions, ni convolutions
Schwartz ni Koszul ni Cartan ni Giorgiutti) saisir un vrai
f il sûr pour franchir l ’abrupt hiatus. Tout fu t vain.
Pontryagin y passa vingt ans, finissant p a r n ’y plus voir
du tout.
Or voici q u ’il y a huit mois Kan, travaillant sur un
adjoint à lui (voir D. Kan Adjoint Functors Transactions
V, 3, 18) montra p a r induction, croit-on, (il raisonnait - a-
t-il d it à Jaulin - sur un grand cardinal, p a r «forcing »pour
part) la Proposition Soit G soit H soit K (H C G, G D Kj
trois magmas (nous suivons Kurosh) où l ’on a a(bc) = (ab) c ;
où, pou r tout a, x xa, x ax sont « sûrs », sont monos,
alors on a G FIxK, si G = H U K ; si H, si K sont inva­
riants ; si H, K n ’ont qu ’un individu commun FI fl K = Las !
Kan mourut avant d ’avoir fin i son job. Donc, à la fin, l ’on
n ’a toujours p a s la solution

À l’anglais :

It is a story about a small town. It is not a gossipy yarn ;


nor is it a dry, monotonous account, full of such customary
« flll-ins », as « romantic moonlight casting murky shadows
down a long, winding country road ». Nor will it say any-
thing about tinkling lulling distant folds, robins caroling at
twilight nor any « warm glow of lamplight » from a cabin
window. No...

Poursuivant son inquisition, Amaury Conson vit qu’Anton


Voyl s’attachait aussi aux us primitifs :

Un jour, à Gogni (Tchad), un Sokoro mit son boubou, à


la façon d’un simili-raglan qu’il aurait acquis d’un Français
snob à safari. Puis il alla à Mokulu, où vivait son fils qu’un
rapport conjugal, inouï jusqu’à aujourd’hui, contraint à un

1. Il paraîtrait, dit-on, q u ’Ibn Abbou (son cousin plutôt) aurait la solution,


mais s'il la connaît, à coup sûr il la tait !
La D isp a ritio n 353

joug paradoxal, car uxorilocal. Jamais il n’aurait dû fournir


un garçon aux Diongor ultramontains, sortant ainsi du cir­
cuit normal, dont l’articulation fait un subtil tissu, clair, dis­
tinct, disons : structural.
Sûn ou Margina, Uti ou Kaakil, Longai ou Zon, Ô puis­
sants adjuvants pour la pluvation, nous vous prions. Nous
aspirons à l’oubli apaisant pour un cas non dirimant, nonob­
stant l’affliction qu’il nous causa. Sinon, faudra-t-il donc
qu’un fautif distrait soit occis ?
Compromis final (maximin ou minimax !) : l’individu
consulta un voyant qui lui fit un gara ; il propitia alors son
Sûn, lui sacrifiant un cabri blanc, puis un coq noir, afin
d’avoir du mil pour la saison.

Aux animaux :

L’ovibos, un animal mi-mouton, mi-bouvillon, vit sans mal


dans la toundra. Sa chair, qu’on ramollit si on la bat, a un
fort goût d’anis. Pour saisir l’animal, il faut choisir l’occa­
sion, s’aplatir au sol quand il court sur vous, bondir dans
l’instant où son sabot vous apparaît, grossi, intimidant.
Sitôt vos mains sont sur son cou, tout autour, il vous voit,
il mugit, puis, à son tour, il s’aplatit tout du long pour, joint
à vous, dormir.
Son corps fumant au parfum d’acacia, d’alfa, d’aconit,
d’ail, d’orpin, d’origan, d’upas, d’union, a un contact doux.
L’urus soit un aurochs, un bison qui vit dans nos pays,
n’apparaît pas dans nos zoos. On croit qu’on pourrait voir,
avançant dans la nuit, un urus profilant son dos bossu. Pas
du tout : il n’apparaît pas arrondi, son dos. Il n ’a pas un trou
non plus. Il s’agit d’un dos normal, quoi. A quoi bon discou­
rir sur l’urus, alors.

Aux conflits sociaux :

Ça arriva un trois mai. « Agitation au Boul’Mich », titra un


journal du soir. Sur l’injonction d’un mandarin pas malin,
un adjudant lança son bataillon à l’assaut d’un tas d’anars,
cocos ou J.C.R. qui, à bon droit, voulait un pardon total pour
354 G eorges P erec

c in q c o p a i n s f o u t u s a u tr o u . U n g r o s c a illo u p r is d a n s la
c o u r v o la s u r u n g r a n d c a m io n n o i r g a r n i d ’o r a n g s-o u ta n g s
v a c h a r d s. U n t u m u lu s a p p a r u t a u m ita n d ’u n t r o tto ir ; o n y
v o y a it u n t r o n c a b a ttu d a n s u n fatras n o n c o n c i s d ’au tos
q u ’o n b rû la it. C r a ig n a n t u n m a u v a is parti, G r im a u d o r d o n n a
s o n p o g r o m : l ’a r g o u s in s ’affaira, m a tr a q u a n t, a sp h y x ia n t
s ’a c h a r n a n t s u r m a in t m o r ib o n d k .o .
L’o p i n i o n s ’ala rm a . Un m i ll i o n d ’i n d iv id u s parcourut
Paris, b r a n d is s a n t q u i s o n c h if f o n n o ir , q u i s o n c h iff o n cra­
m o is i, h u r la n t v in g t s l o g a n s a n tid ic ta t o r ia u x : « D ix a n s ça
su ffît », « C h a r io t n o s S o u s », « P o u v o ir a u P o p u l o ».
U n sy n d ic a t, g r o u p a n t la p o p u l a t i o n a u travail, o b tin t
q u ’o n s t o p p â t la p r o d u c t i o n . O n o c c u p a t o u t : T ra n sp o rts,
B a s s in s à c h a r b o n , S t u d io s , M a g a sin s, F acs, M o u lin s , D ock s.
D u c a r b u r a n t m a n q u a it a u x s ta t io n s ...

A u x p a t o i s s a r r o is :

M a n sa g t d ir, k o m m d o c h m a l in s L a n d h a u s. M a n sa g t dir,
S ta d tv o lk m u s s a u fs L and , m u s s z u r ü c k z u r N atu r. M an sagt
dir, k o m m b a ld , m ô g l ic h s t a m S o n n ta g . D u b r u m m s t also
lo s , n ic h t z u fr ü h a m T ag, d a s w ill m a n n ic h t. A m N a c h m itta g
fah rst du durchs D o r f, in R ic h tu n g S p o r tp la tz . V orm
S p o r tp la tz fà h r st d u ab . K urz d a r a u f b is t d u d a . D u h à lst am
T or, d u r c h d a s d u n ic h t h i n d u r c h k a n n s t, p a r k st d a s A u to
u n d b lic k st d ic h u m . D u g la u b s t, n u n ta u c h t v o r d ir d a s H aus
a u f, d o c h d u irrst d ic h , d a ist d a s D a c h . R in g s u m W ald,
d ic k ic h ta r tig , W ild n is fast. W a ld , w o h i n d u s c h a u s t. B au m
u n d S tr a u c h s i n d sta r k im W u c h s . A m P fad w â c h s t M in zk rau t
a u c h G ras, frisch , sa ftig u n d g r ü n . In s H a u s , w o v o n d u n u r
d a s D a c h sa h st. D u tr à u m st, d a s s d a s H a u s , w o v o n d u nur
d a s D a c h sa h st, la u b u m r a n k t, g r o s s u n d m à c h t ig ist. Mit
K o m fo r t n a tü r lic h , K lo u n d B a d u n d B ild im Flur. D azu
M a n n u n d F rau s t o lz v o r m K am in . T r à u m st d u , d o c h d a s Tor
ist z u u n d in s H a u s, w o v o n d u n u r d a s D a c h s a h st, k a n n st
d u n ic h t. N a c h ts , a u c h d a s tr à u m s t d u n o c h , l ô s c h t m a n das
L icht u n d d a n n g lü h t r o t u n d id y llis c h d a s H o lz im K am in.
S o tr à u m s t d u v o r d ic h h in , d o c h m a n m a c h t d a s T o r n ic h t
auf, o b w o h l S o n n t a g ist. D a s a g t m a n d ir a ls o , k o m m d o c h
La D isp a ritio n 355

m a l in s L a n d h a u s u n d d a n n k o m m s t d u w ir k lic h z u m L and -
h a u s u n d b is t v o r m L a n d h a u s u n d k o m m s t d o c h n ic h t in s
L a n d h a u s u n d w a r s t u m s o n s t a m L a n d h a u s u n d fa h r st v o m
L a n d h a u s a u s z u r ü c k n a c h H a u s...

Puis, to u t à la fin, sur u n sous-m ain qui imitait l’o r jauni du


sim ili-cuir, Amaury C onson trouva l’album d o n t A nton Voyl
avait fait son journal. Il l’ouvrit. Il lut ju sq u ’au soir. Puis il sor­
tit. Il faisait nuit. Il fit u n signal à u n taxi qui m araudait.
— À la P.J. prom pto, dit-il, s’affalant, fourbu, sur l’avachi
coussin du taxi.

À la P.J. Amaury crut q u ’il finirait fou. D ’abord, il p o irota jus­


q u ’à m inuit au moins, puis l’individu q u ’il parvint à voir avait
un air abruti qui n ’inspirait pas. Il m astiquait ou parfois suço­
tait, n o n sans u n bruit to u t à fait horripilant, u n colossal sand­
wich au jam bon d ’York, l’arrosant d ’u n vin blanc to u t à fait
com m un q u ’il buvait au flacon. Par instants, d ’u n doigt im par­
tial, il curait son condu it auditif ou son tarin plus cam ard
q u ’aquilin.
— Mais voyons, m arm onnait-il parfois, s’il a dit q u ’il suici­
dait, il l’a fait. Sinon, il l’aurait pas dit, pas vrai ?
— Mais m o n adjudant, plaidait Amaury, j’ai vu son Journal,
j’ai vu sa villa ! Par surcroît, il n ’a jamais dit q u ’il suicidait, mais
q u ’il craignait la m ort. Il a disparu ! Il s’agit d ’u n kidnapping,
d ’u n rapt !
— Un rap t ! Mais p o u rq u o i donc ? ironisait, balourd, l’adju­
dant, on n ’a jamais vu ça par ici...
Amaury C onson finit par avoir au b o u t d u fil u n ami à lui
qui, adjoint au Quai d ’Orsay, convainquit à son to u r u n amiral
qui toucha u n com m andant qui g ronda l’adjudant puis m it à la
disposition d ’Amaury u n flic, u n Bastiannais d u no m d ’Ottavio
Ottaviani.

Amaury alla voir Ottaviani. Il habitait u n garni à la Station


Sablons, à Maillot, n o n loin du Jardin d ’Acclimatation. Il avait
l’air d ’u n gros ruffian. Assis dans u n rocking-chair rococo garni
d ’u n coussin à capitons fait d ’u n kapok tro p m ou mais q u ’u n
356 Georges Perec

joli cuir à cordon galonnait, il s’offrait pour l’instant un impo.


sant roll-mops au vin blanc qu’il noyait dans un grand bocal à
cornichons.
— Bon, dit-il, illico tutoyant Amaury, on m ’a mis à ta dispo­
sition. Affranchis-moi grosso modo.
— Voilà, dit Amaury, Anton Voyl a disparu. Trois jours avant
sa disparition, il m ’a mis un mot m ’annonçant qu’il lui fallait
partir à son tour. Mais, à m on avis, il s’agit d ’un kidnapping.
— Pourquoi un kidnapping ? fît, poli mais plutôt obtus
Ottaviani.
— Anton Voyl savait, fit, sibyllin, Amaury.
— Il savait quoi ?
— Nul n ’a jamais su...
— Alors ?
— Il y a dans son Journal cinq ou six indications qu’il nous
faut approfondir. Voyl y disait à la fois qu’il ignorait mais qu’il
savait, ou qu’il savait mais qu’il ignorait...
— On a vu plus clair.
— Dans son mot, continua Amaury Conson, il y a un post-
scriptum tout à fait saisissant. Il dit « Portons dix bons whiskys
à l’avocat goujat qui fumait au zoo ». À coup sûr, il voulait par
là nous fournir un jalon. A m on avis, on pourrait d ’abord voir
ça. Puis nous lirons son Journal d ’où, croyons-nous, il y a
moult informations à sortir...
— Ouais, dit Ottavio Ottaviani, pas convaincu du tout, tout
ça m ’a l’air plutôt confus...
— D ’abord, poursuivit Amaury Conson, ignorant la suspi­
cion du flic, on pourrait s’offrir un tour au zoo.
— Au zoo ? fit Ottaviani abasourdi, pourquoi irions-nous au
zoo alors qu’il y a un Jardin d'Acclimatation à trois pas d ’ici !
— Voyons, Ottaviani : « L’avocat goujat qui fumait au zoo » !
— Bon, fit Ottaviani, confondu, tu vas au zoo, d ’accord, moi
j allions aux hôpitaux voir si, par hasard, Anton Voyl n ’y a pas
abouti.
— O.K., dit Amaury, voyons-nous plus tard. Disons minuit
au Balzar, ça va ?
— Disons plutôt Lipp.
— D ’accord pour Lipp.
La D isp a ritio n 357

Amaury alla donc au zoo. Il vit un lion du Sahara. Un ouistiti


jyi lança un truc, il lui donna du chocolat. Pumas. Couguars.
Chamois, isards, daims. Lynx. Orignals. Puis soudain :
, — Vous ici ! O jouissif hasard ! L’on vous croyait au zoo ! Il
s’agissait d ’Olga, la bru du Consul du Canada à Francfort. L’on
gavait sa passion pour Anton.
— Ah, Amaury, m on ami, crois-tu qu’il soit mort ? sanglota
Olga-
— Non, Olga, non, mais à coup sûr, il a disparu.
— T’a-t-il mis aussi un mot t’annonçant qu’il lui fallait partir
à jamais ?
— Oui. T’a-t-il mis un post-scriptum parlant d ’un avocat qui
fumait dans un zoo ?
— Oui, mais il n ’y a ici aucun avocat.
— Qui sait ? murmura Amaury.
Il vit alors, non loin d ’un bassin qui simulait, non sans un
goût parfait, un mini-Kamtchatka, bassin où s’amusait un tas
d’animaux marins : pingouins, cormorans, manchots, albatros,
rorquals, cachalots, marsouins, dauphins, dugongs, narvals,
lamantins, il vit alors, donc, un individu à l ’air plutôt franc qui
allumait un cigarillo. Il s’approcha.
— Bonjour, dit l’individu.
— Dis-moi l’ami, fit, tout à trac, Amaury, connaîtrais-tu par
Ici un avocat ?
i — Oui, dit, sans façons, l’individu, il y a par ici un avocat :
moi.
— Chut, fit Amaury, parlons bas ; dis-moi : connais-tu Anton
Voyl ?
— Il m ’a parfois fourni du travail.
— Crois-tu qu’il soit mort ?
— Qui sait ?
— Ton nom ?
— Hassan Ibn Abbou, Avocat à la Cour, vingt-huit Quai
Branly, Aima 18-23-
— As-tu toi aussi l’obscur pli qu’Anton nous posta à tous
avant sa disparition ?
— Oui.
— Connais-tu la signification du post-scriptum ?
1
358 Georges Perec

— Non. Ou p lu tô t j’ai cru saisir q u ’A nton faisait allusion '


m oi qu an d il parlait d ’u n avocat qui iiimait. Voilà pourquo*
j accours à tous instants au zoo. Q uant aux dix whiskys, j ’igno.
rais ju sq u ’à au jo u rd ’hui à quoi ça faisait allusion q uan d j’ai \n
dans u n journal q u ’o n allait cou rir u n Prix im portant dans trois
jours à Longchamp.
— Mais ça n ’a aucun rapport, cou pa Amaury.
— Mais si ! Il y a trois grands favoris : Scribouillard III
Whisky Dix, C apharnaüm .
— Tu crois q u ’il y a u n filon p ar là ? dit Olga qui, ju sq u ’alors
n ’avait pas dit u n mot.
Qui sait ? Il nous faut nous garantir partout. Nous irons
à Longchamp lundi prochain, dit Amaury.
— A propos, poursuivit Hassan Ibn Abbou, A nton Voyl nous
confia, voici m oins d ’u n mois, vingt-six cartons constituant,
grosso m odo, la conclusion d ’obscurs mais fort ardus travaux
q u il poursuivait dans son coin. Il n ’a ni conjoint survivant,
ni ayants droit consanguins, putatifs, optatifs o u subjonctifs. Il
m apparaît donc norm al qu ’u n travail si instructif vous soit sou­
mis, d ’autant plus, conclut-il, q u ’o n p o u rra y saisir maints
jalons qui aplaniront à co u p sû r nos tracas.
— Q uand p ou rro n s-n o u s voir to u t ça ? dit Amaury.
— Pas avant trois jours, car j’ai à p artir à l’instant p o u r Ail-
lant-sur-Tholon. J aurai fini lundi m atin. Voyons-nous lundi
soir. N ous saurons alors à quoi faisait allusion Anton Voyl
qu an d il disait « dix bons whiskys ».
— J ’irai ju sq u ’à offrir dix francs su r lui, ricana Amaury.
— Moi aussi, fit Olga.
Bon, dit Hassan Ibn Abbou, consultant son chrono, mon
train p art à m oins dix. Salut ! À lundi soir !
— La Paix soit su r toi, dit Olga.
— Ciao, fit Amaury.
Hassan partit à grands pas. Amaury, q u ’Olga suivait, visita,
tatillon, son zoo. Il n ’y trouva pas plus d ’indication. Il invita
don c Olga p o u r u n lunch qui fut to u t à fait satisfaisant.
La Disparition 359

Tandis qu’Amaury allait au zoo, Ottavio Ottaviani visitait


proca, Foch, Saint-Louis, Rothschild. Puis il s'informa dans huit
0u dix commissariats. L'on n’y avait pas vu d ’Anton Voyl.
À minuit, s’autopropulsant d ’un pas hâtif, il gagnait Lipp
quand, non loin du rond-point Vavin-Raspail, il croisa Amaury
qui vint à lui, chuchotant :
— N’y allons pas, on a pourri Lipp d ’argousins !
— Il doit y avoir pas loin d’ici, fit Ottaviani qui, flic, savait
parfois trahir un tapinois qu’ignorait tout un chacun, il doit y
avoir pas loin d ’ici un individu dont on voudrait la disparition.
__ La disparition ? sursauta Amaury, flairant un tuyau.
__ Hum hum, fit Ottaviani qui craignit illico d ’avoir affranchi
un inconnu.
— Allons, Ottaviani, autour du pot n’y tournons plus ! Voyl
lui aussi a disparu !
— Aucun rapport, affirma Ottaviani.
— Qui sait ? dit Amaury ; il ajouta d ’un ton dur : Qui vou-
drait-on ravir là-bas ?
— Un Marocain, avoua Ottaviani.
— Un Marocain ! cria Amaury.
— Chut, dit Ottaviani, oui, un Marocain, un avocat
marocain...
— Hassan Ibn Abbou ! hurla Amaury.
7

Où l ’on p a r a ît vou loir du m a l a u x avocats m arocains

— Non, fit, non sans sang-froid, Ottaviani, il a nom Ibn


Barka.
— Ah bon, dit Amaury, soufflant un bon coup, car, sans trop
savoir pourquoi, il avait soudain craint pour Hassan Ibn
Abbou, puis, un court instant, pour lui : car si l’on avait ravi
Anton Voyl, qui pouvait garantir qu’on n ’allait pas aussi courir
sus aux amis qu’il avait : Olga, Hassan, lui ?

Il alla, suivi d’Ottaviani, au Harry’s Bar. Il s ’attabla au fond.


Un garçon s’approcha. Il lui commanda un Chivas sans gla­
çons. Ottaviani voulait un Baron sans faux col. On lui donna à
choisir : Munich ou stout ? Il barguigna un court laps. « Va pour
la Munich », dit-il pour finir au garçon qui sifflotait d ’un air
narquois.
Ottaviani traça à grands traits l’obscur imbroglio qui avait
suivi la disparition d ’Ibn Barka. Il paraissait qu’on avait commis
cinq ou six impairs. Un journal du soir publia, non sans fracas,
pas mal d ’on-dit. L’opinion s’indigna. Ça fit du foin au Quai
d’Orsay. Papon niait d ’un bloc. Mais Souchon avouait tout ;
puis Voitot. La divulgation d’un soi-disant journal où Figon
accusait un haut magistrat suscita à Matignon un profond cha­
grin. L’on prouva, non sans mal, qu’il s’agissait d ’un faux. Ouf-
kir produisit un alibi bouffon. Puis l’on suicida Figon, tandis
qu’à l’instruction ça n ’avançait pas ; l’opposition cloua au
362 Georges Perec

moins vingt-huit fois au pilori un Pouvoir qui autorisait un for.


fait aussi vil. On alla jusqu’à saisir un canard qui so u lig n a
l’ambigu rapport unissant la disparition d ’Ibn Barka au kidnap.
ping d ’Argoud six mois plus tôt à Zurich : la maison poulaga
aurait fourni un contrat à un commando d ’assassins, d ’indics
d’hors-la-loi, compromis par pas mal d ’hold-up, mais blanchi
pour sa participation à cinq ou six coups fumants : un oppo­
sant à Bourguiba abattu à Francfort, un militant africain à Saint-
Moritz, Yazid à Louvain, un consul gabonais à Madrid ! Ainsi
pour garantir la position d ’un tyran impuissant qui appuyait
son pouvoir sur l ’infamant bakchich du Capital Français, Foc-
card associait son bataillon d ’orang-outangs à un ramassis
d ’oustachis, truands à la noix, traficants d ’or ou d ’haschich. On
travaillait la main dans la main ! Tout ça baignait dans un climat
malsain. On plaida à huis clos. On cria haro sur un figurant
qui n ’y pouvait mais, un connard qui n ’avait pas compris ;
quant aux gros, aux puissants, aux politicards, on n ’y toucha
pas...
— Oui, dit pour finir Ottaviani, lampant d ’un coup sa
Munich, tout ça n ’a pas l’air joli-joli.
Il n ’ajouta plus un mot. Amaury soupirait. La disparition
d ’Anton Voyl paraissait loin ! Il raconta pourtant à Ottaviani
qu’au zoo il avait vu Olga, puis Hassan Ibn Abbou, qu’il n ’avait
jamais vu auparavant. Ah ah, ricana Ottaviani, ainsi donc Voyl
avait un ami qu’Amaury ignorait ? Oui, fit Amaury. Plus tard, ça
lui parut troublant.
— Voyons, raisonnait-il, nous avons vu Hassan Ibn Abbou
au zoo. Or, qu’avait dit Anton Voyl : « Un avocat goujat qui
fumait au zoo ». L’on va au zoo. Qu’y voit-on ? Un avocat
fumant. Bon. Mais si l’avocat n ’avait couru au zoo qu’afin d ’y
accomplir la sommation d’Anton, supposant qu’ainsi il pour­
rait, lui au ssi, voir au moins un ami d ’Anton ?
— Ainsi, conclut Ottaviani, tout ça n ’aurait trait qu’au pur
hasard ?
— Hasard ou machination, qui sait ? Mais nous saurons
lundi à Longchamp s’il y a du vrai dans l’allusion d ’Anton aux
dix bons whiskys. Mais auparavant, on pourrait approfondir
La D isp a ritio n 363

un point moins capital mais pourtant fort important. Voilà : tu


connais Karamazov ?
.— Çui qu’a un frangin qu’on dit bath ?
— Non, son cousin, Arnaud Karamazov. Il a un taxi à Cli-
gnancourt. Il bricolait parfois pour Voyl ou pour moi. Il fau­
drait savoir s’il a lui aussi appris la disparition d ’Anton. Fais ça
pour moi lundi matin, avant Longchamp.
— O.K., boss, fit Ottaviani, qui somnolait sur son bock.

Il faisait un froid suffocant. Un canard n ’aurait pas pu sortir,


ni un loup. Pourtant Ottavio Ottaviani marchait d ’un bon pas,
supportant sans trop souffrir, paraissait-il, l’insinuant brouil­
lard. Il arriva à l’Alma ; il prit un autobus qu’il abandonna au
Quai d ’Orsay. Il souffla un instant ; puis il consulta son
oignon : midi moins vingt ; il avait un grand laps avant Long-
champ.
— Allons, dit-il à mi-voix, il n ’y a pas à choisir : il faut savoir
pourquoi Voyl a muni sa Fiat d’un dispositif anti-vol.
Non loin du quai, à trois pas du Consulat d ’Iran, il y avait
un snack-bar qu’Ottaviani connaissait pour s’y offrir parfois un
sandwich au jambon ou au saucisson à l’ail. Il s’y introduisit,
las, poussif, fourbu. Il y avait tout un tas d ’individus au bar.
— Salut, dit-il.
— Bonjour, fit Romuald, un barman actif, mais toujours
souriant, un froid glacial, pas vrai ?
< — Ah là là, fit Ottaviani, brrr...
— Pourtant, fit Romuald, il fait moins un ; on a connu plus
froid.
— Oui, mais il y a l’Aquilon sifflant qui mugit, fit Ottaviani,
citant, à son insu, Saint-Marc Girardin.
— On vous fait un sandwich ? proposa Romuald : jambon
cru, jambon d ’York, saucisson, bacon, boudin, chipolata, rôti
froid, livarot, cantal, port-salut, gorgonzola, hot-dog ?
— Non, dit Ottaviani, fais-moi plutôt un grog. Il ajouta : j’ai
pris froid.
— Un grog, un ! hurla Romuald à un marmiton qui s ’affairait
à la cuisson du plat du jour : un osso bucco garni d ’artichauts
au romarin.
364 G eorges Perec

— Voilà, voilà, ça bout ! cria-t-on.


La boisson arriva un instant plus tard.
— Un bon grog bouillant, annonça Romuald, nul coryza n’y
survivrait !
Ottaviani goûta son grog.
— Hmm, dit-il, parfait.
— Du citron ?
— Non, ça va tout à fait ainsi.
— Ça fait trois francs vingt, tout compris.
— Voilà.
— Thank you, fit Romuald, poli.
Ottaviani vit, au fond du bar, Aloysius Swann, son patron,
qui finissait un fruit. Il prit son grog, s ’avança, non sans mal,
dans l’afflux humain, s’assit, soufflant, vis-à-vis d ’Aloysius.
— Salut, patron, dit-il.
— Salut Ottaviani, fit Swann, ça va ?
— Couci-couça. J’ai pris froid.
— Un yoghourt ?
— Non, j’ai pas faim du tout.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Amaury Conson ?
— Il a l ’air sûr qu’il s ’agit d ’un kidnapping.
— Il doit avoir raison, murmura Swann.
— Tu crois toi aussi, mais pourquoi ?
Sans un mot, Swann tira d’un sac un pli qu’il fit voir à son
adjoint.
— Bon sang, jura Ottaviani mais ça sort tout droit du grand
Q.G. !
Puis il lut :

Rapport du Consul Alain Gu. rin


au Royal g — p .r .c .

(Diffusion Saclant - « cosmic »


NATO - sag - G,to c — 3.28.23)
La D isp a ritio n 365

Il y a un mois, un rapport du Commandant du q g - n a t o d ’Or-


rouy joint à un avis du hci d ’Andilly, qu’avait soustrait pour
confirmation l’aspirant 3/6.26 du « straggling group » du Cap
Horn, nous avisait du sort promis à Anton Voyl. Par Mission
« NATO- cosmic » 5/28-Z. 5, fut aussitôt mis à jour un
« K. Count » du mois. Anton Voyl n ’y figurait pas. Aussi, par
Mission « off days » 8/28-Z. 5, instruction L 18, ainsi qu’avis
« cosmic un bis », un plan anti-rapt fut-il transmis à tous g c r ,
tous adjoints s r , tous assistants sm, tous h c i , tous o n i , tous cic,
tous « g. 3 », tous b n d , tous sid, tous « Prima Bis », sauf Mi. 5,
mais y compris impulsions aux Commandos hors statuts.
Sans vouloir amoindrir la cotation d ’informations valant A. 3
ou B. 1, on doit voir qu’il y a dix-huit jours qu’on a mis nos
dispositifs au point « 3 » pour un profit nul. La raison d ’un
aussi clair fiasco ? L’hci d ’Arlington dit la savoir : infiltrations
cia ? mais aussi sis dans nos « staffs » sous juridiction nato. Par
surcroît, on croit savoir qu’un adjoint du SR albanais a com pro­
mis un Barbu d ’Ankara, contrôlant ainsi son organisation.
Nous nous trouvons donc dans la situation d ’avoir à choisir
ou l’abandon d’Anton Voyl à son sort ou un casus, sinon viola-
tionis du moins damni : un cas aussi anormal doit, croyons-
nous, n ’avoir sa solution qu’au Palais. D ’où m on choix d ’un
rapport hors sr v o u s avisant non plus pour consultation mais
pour avis global ainsi qu’instructions.

— Tout ça m ’a l’air plutôt obscur, dit Swann. Qu’a dit Has­


san Ibn Abbou ?
— Il n ’a pas voulu l’ouvrir ; mais nous Talions voir aujour­
d’hui à minuit : il pourrait y avoir du nanan. Quant à Olga,
allons-y mollo : la nana a plus d’un tour dans son sac !
— Tu crois ?
— Sûr. A propos, j’ai vu Karamazov.
— Alors ?
— Il a vu Voyl trois fois il y a un mois : un soir il l’a conduit
à Aulnay-sous-Bois, dans un bungalow qui paraissait à l’aban­
don ; trois jours plus tard, ils ont fait un whist au Club Augus­
tin Lippmann : Karamazov a battu Voyl d ’au moins vingt
366 G eorges Perec

points. Mais il y a plus important : il y a vingt jours, Karamazov


a muni la Fiat d ’Anton Voyl d ’un dispositif anti-vol.
— Il a muni sa Fiat d’un dispositif anti-vol !
— Oui.
— Ça alors ! Mais pourquoi ?
Ottaviani l’ignorait. Il avait cru qu’Aloysius Swann qui avait
disait-on, un flair d ’Iroquois, saurait lui fournir la raison. Mais
Aloysius Swann n ’avait pas l’air dans un bon jour. Il manquait
d ’inspiration.
— Pourquoi a-t-il mis un dispositif anti-vol à son auto ? mar­
monnait-il. Il ajouta, bougon : il y avait pourtant cinq ou six
trucs qu’on croyait avoir compris plus ou moins...
Il soupira.
— Tout ça fait un fichu mic-mac, d ’autant plus qu’on n’a
jamais su qui cachait Anton Voyl.
Il brandit la main, claqua du doigt. Romuald arriva :
— Un moka ? Un capuccino ? proposa-t-il.
— Non, l’addition s’il vous plaît.
— Voilà, on vous la fait à l ’instant.
Il sortit un crayon, murmura, griffonnant :
— Un thon, un plat du jour, un livarot, un fruit, un quart...
ça fait dix-huit francs, tout compris.
— Dix-huit francs ! clama Aloysius Swann, ça m ’a l’air plutôt
colossal !
Romuald accusa la T.V.A. ; Aloysius lui dit qu’il avait tout du
filou. Ça faillit finir par un pugilat, mais Ottaviani parvint à
adoucir Aloysius qui, furibard mais soumis, sinon convaincu,
paya son addition.
Aloysius allait sortir quand, pris dans un fort courant d'air,
il lança un atchoum tonitruant :
— A vos souhaits, fit Romuald, jovial, vous voilà puni : il
vous a transmis son coryza !

Quittant Aloysius Swann qui allait à la P.J., Ottavio Ottaviani


gagna Longchamp où, nonobstant l ’inamical climat, l’on cou­
rait l ’important Grand Prix du Touring Club qui finissait la sai­
son. Il s’agissait d ’un handicap ardu qu’un nabab dotait d ’un
La D isp a ritio n 367

prix qu’on disait mirobolant (on murmurait qu ’il offrait un mil­


lion au gagnant). Aussi, Tout-Paris paradait-il au paddock.
On pouvait voir Amanda Von Comodoro-Rivadavia, la star à
qui la Columbia avait garanti par contrat un milliard pour trois
films. Amanda portait - sancta simplicitas - un pantalon bouf­
fant d ’ottoman incarnat, un ras du cou corail, un caraco purpu­
rin, un obi colcotar, un foulard carmin, un vison nacarat ; bas
rubis, gants cramoisis, botillons minium à hauts talons zinzolin.
Urbain d ’Agostino, son soupirant du mois, l’accompagnait :
jabot au point du Puy, frac d ’Ungaro à col Mao, gibus, Grand Sau­
toir. On montrait du doigt Maharadjahs, PDG, Kronprinz, Pala­
dins, Hospodars ; chacun avait son nom au Gotha ou, au moins,
au Bottin Mondain. Ça froufroutait dans un grand tralala.
, L’on voyait circulant grooms, maquignons, lads. Un mar­
chand ambulant criait Paris-Turf. Un book proposait d ’ap­
proximatifs tuyaux. L’on poirotait aux portillons du PMU.
Ottaviani trouva, non sans mal, Amaury Conson, assis sur
un gradin du haut. Olga, tout à fait chic dans sa gandourah
smaragdin, l ’accompagnait. Muni d ’un lorgnon grossissant,
Amaury scrutait pas à pas l’humus du parcours.
— Voilà un sol qui m ’a l’air trop lourd, dit-il.
Un voisin lui affirma qu’il s’y connaissait plutôt mal. Amaury
rougit mais n ’osa garantir : au vrai, jamais l’on n ’avait vu à
Longchamp un sol si glacial, partant si volatil. Il n ’avait pas plu
voici tantôt un mois ; il n ’y avait plus aucun brouillard : mais
un froid vif, profond, avait tout durci.
— As-tu vu Whisky dix ? voulut savoir Ottaviani.
— Il a fait forfait il y a un instant, on nous a dit ça au micro.
— Pourquoi ?
— Nous l’ignorons.
— Alors nous pouvons partir, murmura Ottaviani, abattu.
— Non, Olga voudrait voir la fin du parcours.
— Oui, dit Olga, j’ai mis vingt-cinq francs sur Scribouillard.
Il y avait vingt-six inscrits, donc vingt-cinq partants, Whisky
Dix, qui avait un « Cinq » sur son dossard, ayant fait forfait.
Whisky Dix passait pour favori, quoiqu’il cotât dix-huit pour un.
Lui manquant, on donnait gagnants Scribouillard III, Schola
Cantorum, un Trois-ans anglo-normand fils d ’Assurbanipal, Sca-
368 Georges P erec

pin, un pur-sang rouan qui, fin mars, avait vaincu à Chantilly lors
du Grand Prix Brillat-Savarin, Scarborough, un vrai crack au poil
zain qui, par trois fois, triompha à Ascot, Capharnaüm, un rubi-
can qu’on disait pourtant brassicourt, Divin Marquis, pour finir
favori aussi soudain qu’hâtif, un canasson parfois morfondu
mais dont on disait qu’il allait fortissimo.
Saint-Martin montait Scribouillard. Il partit, magistral, sou s
l ’acclamation du public conquis. Mais, au tournant du Moulin,
Saint-Martin ramassa un gadin colossal. Capharnaüm gagna,
suivi à moins d ’un poitrail par Divin Marquis.
— Hassan Ibn Abbou m ’a l’air d ’un fichu rigolo, dit Amaury
un instant plus tard. Qu’avons-nous appris à Longchamp ?

Abandonnant Longchamp aux fanas du turf, aux zinzins du


dada, on prit un autobus qui allait à Paris.
— Pourtant, murmurait Amaury, ça pourrait avoir l’air clair :
il y avait il y a trois jours trois favoris : or, Whisky Dix fait forfait,
donc Scribouillard s’abat, d ’où pour gagnant Capharnaüm !
— On dirait du Lupin, dit Olga.
— Non, dit Amaury, on dirait un mauvais canulard.
— Non, dit Ottaviani, on dirait un mauvais roman !
On alla dans un bar s’offrir cinq à six cocktails. Il y avait dans
l’air ambiant un parfum captivant d ’amaryllis qui vous alanguis-
sait. À mi-voix, Olga confiait son chagrin à son compagnon :
— Si j’avais su, murmurait Olga, mais pouvait-on savoir? Il
n ’avait pas l’air normal, mais, quand il parlait, j’avais du mal à
saisir. Il disait parfois qu’il y avait trois mois qu’il n ’avait pas
dormi. Il souffrait, mais qui pouvait adoucir son sort ? Il parais­
sait tordu, mordu par un mal inconnu...
Un sanglot aussi long qu’un violon automnal brisa la voix
d ’Olga.
— Olga, carissima, dit Amaury, lui dorlotant la main d ’un
câlinou plus qu’amical, si Anton n ’a pas tout à fait disparu,
nous n ’aurons fin q u ’il n ’ait dormi tout son saoul !
— Lo Juro ! fit, martial, Ottavio Ottaviani, imitant Don
Ottavio.
— S’il vous plaît ! pria Olga, battant du cil.
Ottaviani pourtant poussa un gros soupir.
La D isp a ritio n 369

— Ça fait trois jours qu’on fait du boulot pour pas lourd,


dit-il pour finir.
— Allons plutôt voir Hassan Ibn Abbou, proposa Amaury. Il
doit avoir du cousu main à nous offrir.

Hassan Ibn Abbou habitait, quai Branly, un charmant pavil­


lon fin Louis Dix-huit. L’on sonna. Un laquais vint ouvrir, qui
introduisit Amaury, qu’Ottaviani flanquait, (Olga, qui broyait
du noir, avait couru à son lit) dans un grand salon d ’apparat.
— Nous voudrions voir l’avocat, dit Amaury.
— L’avocat va vous voir dans un instant, dit l’arbin.
Un boy, qui portait un habit garni d’oblongs galons d ’or,
survint, proposant un alcool aux amis d’Anton : Amaury prit
un Whisky and Soda, Ottaviani un Armagnac. L’on but.
Tout à coup d’un salon voisin, fusa un boucan assourdissant,
suivi d ’un brouhaha confus : fracas d ’un miroir, combat corps
à corps, bruits assourdis.
— Non Non ! Aaaaaaaih ! cria soudain l’avocat.
Amaury sursauta. Un court, trop court instant, nul bruit.
Puis, l’avocat tomba, poussant un cri tonitruant.
L’on accourut. Hassan Ibn Abbou vagissait, sanglots plaintifs
d’agonisant. Puis tout fut fini.
Dans son dos charnu s’implantait un poignard qu’un bras
assassin avait soumis à l’action d ’un produit curarisant : la mort
avait suivi dans l’instant.
L’on n ’arriva jamais à savoir par où avait fui l’assassin...

Un instant plus tard, Amaury, qu’alarmait la situation, fouil­


lait la maison. Dans un bahut à combinaison qu’il força non
sans mal, il trouva pour finir l’important stock manuscrit
qu’Anton avait fourni à Ibn Abbou un mois auparavant. Il aurait
dû y avoir vingt-six cartons. Il compta au moins dix fois : il
manquait un carton. Qui nous lit l’a aussitôt compris : si l’on
avait pris pari qu’il s ’agissait du « c i n q », l ’on aurait vaincu !

Ainsi allait, coagulant, l’obscur : « l’avocat qui fumait au zoo »


(mais l’on n’avait jamais garanti qu’il fût aussi un goujat) m ou­
rait ; Anton Voyl n ’avait pas rapparu.
370 G eorges P erec

Tard dans la nuit, Amaury C onson gagna son studio du qUai


d ’Anjou. Ju sq u ’au chant d u coq, au p oin t du jour, au saut du
lit, voulant à tout prix saisir u n fil indicatif, il lut l ’album dont
Voyl avait fait son journal...
8

Où l ’on d ira trois m ots d ’un tum ulus où Trajan s ’illustra

JOURNAL D’ANTON VOYL


Un lundi.

Oui, il y a aussi Ism aïl, Achab, M oby Dick.


Toi, Ismaïl, p io n tubar, glouton d ’obscurs m anuscrits, scri­
bou illard avorton q u ’un cafard sans nom gagnait, to i qui
partis, fo u rra n t un sarrau, trois m aillots, six m ouchoirs au
fo n d d ’un sac, cou ran t à ton salut, à ta mort, to i qui, dan s
la nuit, voyais surgir l ’a n im a l abyssal, l ’im m acu lation du
gran d Cachalot blanc, ain si q u ’un volcan lilia l d a n s l ’a zu r
fr o id !
Ils son t p a r tis trois ans, ils on t couru trois ans, b ravan t
tourbillons, ouragans ou typhons, du Labrador a u x Fidji, du
Cap H o m à l ’A laska, d ’H aw aii au Kam tchatka.
À m inuit, au g a illa rd d ’avant, il y a v a it Starbuck, Daggoo,
Flask, Stubb, du Cap-Cod, Dough-Boy. Pip jo u a it du tam bou ­
rin. On ch an tait :
Oh y o Oh y o
P ou r un fla co n d A lcool !
Un m arin nantuckais im m o rta lisa it un co m b a t colossal
qui, p a r trois fois, o p p o sait Achab au g ra n d Cachalot blanc,
à M oby Dick. M oby D ick ! Son nom g la ça it ju sq u 'aux p lu s
372 G eorges Perec

forts, un frisson con vu lsif p a rco u ra it l ’octogonal tillac. Moby


Dick ! L ’a n im a l d ’A staroth, l ’a n im a l du Malin. Son grand
corps blanc qu ’un vol d ’a lb a tros p a rtou t, toujours, accompa.
gnait, fa isa it, aurait-on dit, un trou au m ita n du flot, un
noyau blanc sur l ’h orizon azur, qu i vous fascin ait, qui vous
attirait, qu i vous horrifiait, trou sans fon d, ravin blanc, sillon
fu lg u ra n t d ’un courroux virginal, couloir qu i con du isait à la
mort, p u its vacant, profond, lacunal, vous aspira n t ju s q u ’à
l ’hallucination, ju s q u ’au to u rn is! H uis blanc d ’un S tyxplu s
n oir q u ’aucun goudron, tourbillon b la fa rd du M alstrom !
M oby Dick ! On n ’y fa is a it allusion qu ’à mi-voix. Signons-
nous, d isa it parfois un bosco pâlissan t. L ’on vo ya it p lu s d ’un
m arin m urm urant to u t bas un dom inu s vobiscum.

Alors a p pa ra issa it Achab. Un sillon profond, d ’un blanc


blafard, tra çait son cours p a r m i son p o il gris, stria it son
fron t, zigzaguait, d isp a ra issa it sous son col. Bancal, il s ’ap­
p u y a it sur un p ilo n ivoirin, m oignon royal q u ’on façonna
ja d is d a n s l ’os p a la tin d ’un g ra n d rorqual.
Il surgissait, tonnant, hagard, m au dissan t l ’a n im a l q u ’il
pou rch assait voici dix-h uit ans, il lui la n ça it d ’insultants
jurons.
Puis, au haut du g ra n d mât, il p la n ta it, il clou a it un dou­
blon d ’or, l ’ojfrant à qu i sa u ra it voir a v a n t tous l ’anim al.
N uit sur nuit, jo u r sur jour, à l ’a v a n t du galion, transi,
ra id i d a n s son suroît, p lu s d u r q u ’un roc, p lu s d ro it q u ’un
mât, p lu s sou rd q u ’un pot, sans un mot, sans un clin, plus
f r o id qu ’un mort, m a is bou illo n n a n t d a n s son f o r d ’un cour­
roux surhumain, volcan gro n d a n t ain si qu ’un bloc ra idi chu
d ’un ouragan obscur, Achab scruta l ’horizon noir. La Croix
du Sud b rilla it d a n s la nuit. Au h au t du g ra n d m ât, ainsi
qu 'un p o in t sur un i, l ’halo gris baign ait d ’un clair-obscur
p â lissa n t l'or m a u d it du doublon.
Trois ans du ra la circum navigation. Trois ans d u ra n t cin­
gla l ’h ardi galion, lo u voyan t du n o rd au sud, roulant, tan­
g u a n t d a n s l'inouï tohu-bohu du jusan t, bourlinguant sous
l ’a o û t brûlant, sous l ’a v r il glacial.
La D isp a ritio n 373

Il v it M oby D ick a v a n t tous, un m atin. Il fa is a it cla ir ; n ul


courant, n ul m outon , l ’a p la n i f lo t p a ra issa it un tapis, un
ftiiroir. Blanc sur l ’horizon lapis-lazuli, M oby D ick soufflait.
Son d os fa is a it un m o n t nivial, b rou illard blanc qu ’un vol
d ’albatros nim bait.

Un court instant, to u t p a r u t s ’adoucir. A d ix fu rlon gs du


galion, M oby D ick glissait, a n im a l divin, p a ix a v a n t l ’ou ra­
gan fin al. Il y a v a it d an s l ’a ir a m b ia n t un parfu m saisissan t
d ’absolu, d ’infini. D u f l o t cristallin sourdait, m ontant, un
halo lu stral q u i d o n n a it à to u t un a ir virginal. N ul bruit, n ul
courroux. Chacun s ’im m obilisait, contraignant son inspira­
tion, saisi p a r la p a ix qu i sou dain rayonnait, s ’irradiait,
alangui p a r l ’am o u r in o u ï qu i m o n ta it du flo t calmi, du jo u r
blanchissant.
Ô, in stan t am ical, unisson parfait, absolution ! A van t la
m ort qui rôdait, l ’h im a la ya lilia l du g ra n d Cachalot blanc
don nait à tous son g ra n d p ardon , à Starbuck, à Pip, à Ismaïl,
à Achab.
Achab ! Front brûlant, tordu, horrifiant, bossu. Un long ins­
tant, sans un mot, il fix a l ’horizon. Un p ro fo n d san glot agita
son p o itr a il puissant.
— M oby Dick, M oby D ick ! hurla-t-il à la fin , tonitruant.
Allons, tous a u x canots !
i Sur s o n ja m b a rt au cu ir crissant, Daggoo affûta son harpon
au m orfil p lu s aigu qu un rasoir.

L'assaut d u ra trois jours, trois jo u rs d ’affronts inouïs, chocs


obscurs, corps à corps, vingt-six m arins unis d a n s un com bat
colossal, a ssa illan t d ix fois, vingt fois, l ’invaincu Titan du
Flot. D ix fois, vingt fois, un harpon p lu s tranchan t qu un bis­
touri s ’im plan ta ju s q u ’a u x quillons, ju s q u ’a u x croisillons
dans l ’a n im a l qui rugissait, bondissait, m ais qui, n onobstan t
d ’aigus barbillons la bou ran t au p lu s p ro fo n d sa chair,
d ’agrippants crocs ta illa d a n t, arrach ant à vif, tra ça n t su r son
dos blanc d ’a viva n ts sillons sanglants, fa is a it fron t, s ’a tta ­
q u a it a u x canots q u ’il culbutait, q u ’il coulait, p u is disparais-
sait tou t à coup au p lu s p ro fo n d du flot.
374 G eorges Perec

Puis, un soir, s 'attaqu an t so u d a in au trois-mâts, M oby Dic£


l ’ou vrit d ’un coup. L’a v a n t d u galio n bascula. D an s un sur.
sa u t fin al, Achab lança son harpon, m ais son f i l tortilla. Moby
Dick, tournoyant, fo n ça sur lui.
— Jusqu ’au bout, j ’ira i vo u la n t ta mort, h urlait Achab, du
fo n d du Styx j ’ira i t ’assaillir. D ans l ’abom ination, j ’irai cra­
chant sur toi ! Sois m audit, Cachalot, sois m a u d it à ja m a is /
Il tom ba, ravi p a r l ’harpon q u i fila it. M oby Dick, bondis-
sant, cloua Achab sur son d o s blanc, p u is p iq u a au fo n d du
flot.

L’on vit un ravin blafard, canyon colossal, s ’ouvrir au


m ita n du flot, tourbillon blanc d o n t la succion aspira un à
un m arins morts, harpons vains, canots fous, galion m audit
d o n t la da m n a tion a v a it f a i t un corbillard flottan t...

A pocalypsis cum figu ris : il y a u ra p ou rtan t, il y a u ra tou­


jo u rs un survivant, Jon as q u i d ira qu ’il a vu un jo u r sa dam ­
nation, sa mort, d a n s l ’iris blanc d ’un rorqual blanc, blanc,
blanc, blanc ju s q u ’au nul, ju s q u ’à l ’o m ission !
Ah M oby Dick ! Ah m a u d it Bic !

L’on vit pas mal d ’individus compatir à la mort d ’Hassan Ibn


Abbou. Ça afflua autour du corbillard. Ça faisait quasi un cor­
don du quai Branly au Faubourg Saint-Martin. Tout-Paris
accompagnait l’avocat à son abri final. L’on montrait du doigt
Amanda Von Comodoro-Rivadavia, l’Archiduc Urbain d ’Agos-
tino. Olga sanglotait. Ottaviani avait son air bourru. Amaury
Conson, qui s’attachait à saisir la signification du « Moby Dick »
d ’Anton Voyl, avait un air tout abasourdi.
L’on inhumait Hassan Ibn Abbou dans un columbarium à
Antony. On lui avait construit un mastabas tout à fait joli. Un
quartz cornalin y jouxtait un onyx plus pur qu’un diamant du
Transvaal ; un bloc d'airain aux incrustations d ’iridium portait
rubans, croix, cordons ou grands sautoirs, par quoi plus d ’un
roi, plus d ’un maharadjah avait voulu garantir l’infini prix qu’il
f La D isp a ritio n 375

attachait à l’avocat : la Croix du Combattant, la Victoria Cross,


ja Nichan Iftikhar, l’Ours royal du Labrador, la Grand’Croix du
python Pontifical.
L’on fit six discours. D ’abord François-Armand d ’Arsonval
parla au nom du Tribunal Administratif dont Flassan avait
conçu, d ’A à Z, l’organisation. Puis Victor, duc d ’Aiguillon,
pour l’Anglo-Iranian Bank qu ’il administrait : Ibn Abbou, plus
qu’un factotum, fut, vingt ans durant, son plus loyal bras droit ;
puis l’Iman d ’Agadir qui dit l’amour q u ’Hassan avait pour son
pays natal ; puis, dans un anglais choisi, Lord Gadsby V. Wright,
dont Hassan fut l’assistant à Oxford, puis dont il assura la
domination d ’Auctor Honoris Causa, traça un brillant curricu-
lum studiorum du grand disparu. Puis Raymond Quinault qui
souligna l’inconstant mais toujours positif rapport qui avait uni
l’avocat à l’Ouvroir.
À la fin parut Carcopino. Il parlait au nom du Quai Conti. Il
y a six ans, dit-il, au cours d ’un scrutin uninominal à trois
tours, qui fit alors grand bruit, par vingt-cinq voix sur vingt-six,
l’institut s’attachait Hassan Ibn Abbou q u ’il nommait à la sous-
commission du Corpus patrimonial d ’inscriptions du Haut-
Atlas Marocain, strapontin (sinon distinction) qu’avait valu à
l’avocat son travail magistral sur un tumulus mal connu, mais
surtout mal compris, d ’un oppidum civiu m rom anorum qu’un
savant munichois, juif qui fuyait l’Anschluss, fouillait, non sans
profit, à Thugga (aujourd’hui Dougga). Jugurtha l’aurait assailli
trois fois. Juba l’Africain y aurait dormi (Titus Livius d ix it) ;
Trajan y aurait fait bâtir un palais pour son fils adoptif,
Adrianus.
Pourtant Carcopino, s’appuyant sur Piganiol, affirma qu’il
s’agissait d ’un on-dit.
Tout ça n ’avait pas grand rapport à la mort d ’Hassan Ibn
Abbou. L’on vit pourtant d ’aucuns applaudir. Car, quoiqu’il
parlât à mi-voix, Carcopino savait offrir à son public un dis­
cours captivant.
Puis, improvisant à grands traits, Carcopino traça un vibrant
portrait du compagnon, du savant dont la mort privait non
solum l’institut mais aussi la Nation d ’un savoir capital, d ’un
acquis vital. Car nul, plus qu’Hassan Ibn Abbou, n’avait su sai­
376 G eorges Perec

sir la signification du rapport ambigu qui unit la romanisation


à la barbarisation, constituant ainsi, instituant ainsi un savoir
qui, pour vagissant qu ’il fût aujourd’hui, voit s ’ouvrir à lui, par
l’important sinon capital saut qu’Hassan Ibn Abbou lui a fait
franchir, voit s’ouvrir à lui un futur saisissant. Ayons foi dans
l ’obscur grain qu’Hassan Ibn Abbou planta, la m oisson qu'il
nous vaudra saura nous nourrir à jamais, dit pour finir Carco-
pino d ’un ton rompu par l’affliction. L’on participa à son cha­
grin, l’on fut conquis, l’on n ’osa applaudir, l’on sanglota
parfois.
Pourtant, Amaury Conson vit, à trois pas, un individu qui
souriait. Il avait un air franc, plutôt jovial, disons sympa, qui
lui plut aussitôt. Grand, pas mal bâti, il portait un raglan copur-
chic qui sortait à coup sûr d ’un artisan anglais. Amaury s’ap­
procha.
— Dis-moi, lui dit-il à blanc-pourpoint, pourquoi souris-tu ?
— Il y a, fit l’inconnu, dans son discours un oubli qui m ’ap­
paraît fort significatif.
— Un oubli ? chuchota Amaury maîtrisant mal son agitation.
— Voici grosso m odo six mois, Hassan Ibn Abbou proposa,
pour son doctorat à la Commission ad hoc du c n r s , un rapport
succinct mais plutôt pas mal foutu, du moins à mon avis, trai­
tant du ju s la tin u m , du droit latin quoi, qu’il connaissait jus­
qu’au bi du bout du doigt. Il discourait surtout sur un point
jusqu’ici obscur qui avait fait pâlir maints savants pourtant tra­
pus : y avait-il ou non obligation pour un pagus ou pour un
oppidum d ’offrir à sa population (paysans ou parfois mar­
chands) un statut ignorant la distinction qui faisait ipso facto
du Romain un individu plus important qu’un habitant du Saha­
ra ? Quoiqu’insuffisant, surtout dans sa conclusion, son travail,
confirmant l’intuition d ’un Marc Bloch quant au rapport Don­
jon-Vassal, d ’un Mauss sur l’union Chaman-Tribu, d ’un Chom­
sky sur la jonction Insignifiant-Signifiant, prouvait qu’il n ’y
avait pas obligation (il s’agissait tout au plus d ’un choix faculta­
tif), montrant ainsi qu ’on s ’abusait quand on analysait, à partir
d ’un Droit soi-disant positif, un substratum d ’où l ’on croyait
saisir la Colonisation, la Romanisation ou la Barbarisation. Ça
signifiait donc qu’il fallait à tout prix fuir l’a priori pour saisir,
La D isp a ritio n 377

avant tout, l’infrastructural. Tu vois la situation : Karl Marx à


l’institut ! On n’avait jamais vu ça. Pourtant la plupart du Jury
fut d ’accord, sauf Carcopino (dit Cocopinar), qui, dit-on, aurait
rugi : « Idiot ! Idiot ! Idiot ! »
— Mais il a pourtant fait son oraison, murmura Amaury.
— Oui, admit l’inconnu, ça m'a surpris ; j’aurais cru qu’au
moins il s’offrirait cinq ou six allusions. Mais non !
— Chut, fit Olga qui assistait à la discussion, voici l’instant
final.

L’on ôta, qui son panama, qui son schako. Un amiral salua,
bancal au clair. Furtif, Ottavio Ottaviani sortit son mouchoir
blanc. Plus d ’un larmoyait. Un paparazzi mitraillait Amanda
Von Comodoro-Rivadavia qui fondait, ru lacrymal, sur l’acro-
mion d ’Urbain d ’Agostino, son soupirant favori.
L’on vit d ’abord surgir un sacristain au camail citron agitant
un goupillon d ’or massif, puis trois ratichons brandissant sous
un baldaquin à galons froufroutants un crucifix plutôt con,
puis cinq borniols hissant un sapin d ’acajou aux portants d ’ai­
rain. L’un fit un faux pas : l’oblong sapin glissa, tomba, s’ou-
vrit : damnation ! Hassan Ibn Abbou avait disparu !

Pour un joli ramdan, ça fit un joli ramdam ! Au Quay d ’Orsay


on accusa la P.J. ; à la P.J. l’on accusa Matignon ; à Matignon la
Maison Roblot qui accusa la Maison Borniol qui accusa - va
savoir p o u rq u o i- l’Hôpital Foch qui accusa l’institut qui
accusa l ’Anglo-Iranian Bank qui raccusa Pompidou qui
compromit Giscard qui condamna Papon qui montra du doigt
Foccard...
— Ah non, fit Ottavio Ottaviani, il nous suffit d ’un Ibn Barka
par an !

Ça prit cinq ou six jours, mais, pour finir, l’on tint coi l’obs­
cur fourbi. On ignorait la disparition - si disparition il y avait -
d’Anton Voyl ; on ignora la disparition d ’Hassan Ibn Abbou.
III

Douglas Haig Clifford


1
Où u n b a r y to n n a ï f c o n n a ît u n s o r t f u lg u r a n t

Trois jours plus tard, suivi du quidam qu’il avait vu à l’inhu­


mation d ’Hassan Ibn Abbou, Amaury Conson alla voir Olga qui,
souffrant d’un coryza cramponnant assorti d ’un lumbago bru­
tal, avait fui dans son manoir campagnard, à Azincourt, non
loin d ’Arras.
On prit un train.
B Jadis, dit l’inconnu sur un ton nostalgical, quand on voulait
partir pour Dinard ou pour Pornic, pour Arras ou pour Cam­
brai, on n ’avait pas grand choix : on montait dans la mail-
£Oach, un vrai guimbard. Il fallait au moins trois jours, parfois
jusqu’à cinq. Tout au long du parcours, on causait au postillon,
on offrait du vin, on lisait un journal, on disait son opinion
fur la situation, on causait chiffons ; on racontait un roman
d’amour ; on parlait d ’un assassinat qui avait fait courir tout
un chacun au tribunal : tantôt on attaquait l’avocat, pourtant
fort connu, qui, faisant fi du rapport d ’instruction, niait l’accu­
sation, d ’un bloc, voulant à tout prix noircir l’insignifiant
potard qui aurait fourni du poison, du laudanum, à l’assassin ;
tantôt on critiquait la com position du jury ; quant au substitut,
il n ’apparaissait pas non plus à l’abri du soupçon. Plus tard,
On ironisait sur l’administration ; l’on prouvait la corruption
d’un Du Paty du Clam, d ’un Cassagnac, d ’un Drumont, d ’un
Mac-Mahon. Puis l’on chantait la Chanson du Tourlourou
JplM’un Paulin ou qu’un Bach immortalisait au Chat Noir, à l’Am­
382 G eorges Perec

bigu ; l ’on pâmait d ’admiration pour Cyrano, pour Sarah


jouant l’Aiglon ; puis chacun y allait d ’un propos grivois, ]'0r)
rigolait un bon coup tandis qu’au trot la mail-coach courait
jusqu’à la fin du jour. À la nuit on dînait dans un charmant
caboulot. On avait pour six francs un bon vin d ’Anjou, ou un
Latour-Marcillac, un Musigny ou un Pommard qu’un poisson
ou un homard, un gigot ou un dindon accompagnait. On
gogaillait, on ripaillait, on bombançait, on ribotait jusqu’à plUs
soif ! Puis l’on faisait un grand tour : jardins publics aux gazons
chagrins, aux ifs chafouins, aux boulingrins languissants, mail
aux acacias maigrichons, aux pawlonias rabougris ; on allait
s’offrir un curaçao, un marasquin ou un bon vin chaud ; on
faisait un whist ou un pharaon ; on jouait parfois au billard,
on aplatissait un champion du coin. Puis on allait au bobinard,
on passait un instant au salon ; l’on offrait un chocolat au
kirsch, un joli ruban, un mignon carafon d ’Armagnac ; l ’on sui­
vait jusqu’au lit un jupon qui vous plaisait ; puis l’on allait dor­
mir, satisfait.
— Oui, soupira Amaury, aujourd’hui nous avons la SNCF,
mais ça n ’a plus aucun chic.
L’inconnu opina. Puis il sortit d ’un sac qu’il avait à la main
un carton au format original garni d ’oblongs cigarillos.
— Un brazza ? fit-il.
— Non sans un vif plaisir, fit Amaury ; mais, à propos, l’on
voudrait savoir ton nom.
— J’ai pour nom, fit l’inconnu, Arthur Wilburg Savorgnan.
— Ah bon, fit Amaury surpris, qui ajouta aussitôt : quant à
moi, Amaury Conson.
— Amaury Conson ! N ’avais-tu pas un fils qui...
— J’avais six fils, coupa Amaury, ils sont tous morts sauf un.
— Yvon ?
— Oui ! clama Amaury, mais où l’as-tu appris ?
— Tu connaîtras un jour m on roman, dit, souriant, Arthur
Wilburg Savorgnan. J’avais, moi aussi, pour ami Anton Voyl ;
mais, anglais, vivant à Oakwood, non loin d ’Oxford, nous nous
voyions au plus cinq ou six fois par an. Il m ’a pourtant fait part
du mal dont il souffrait : il m ’annonça, ainsi qu’à vous tous,
qu’il courait à la mort. Aucun parmi nous n ’y a cru, ni Olga, ni
g- La D isp a ritio n 383

jjassan, ni toi, ni moi. Hassan, pourtant, il y a huit jours, par-


0 fit à m ’avoir au bout du fil. L’on convint d ’avoir la discussion
qui s’imposait. Mais quand j’arrivai à Paris, j’appris sa mort...
— Mais as-tu compris, toi, la signification du post-scriptum ?
,j. -— Non, mais, à m on avis, nous avions tort d ’y vouloir voir
an signal mot pour mot. « L’avocat goujat qui fumait au zoo »
gjgnifiait-il Hassan Ibn Abbou ? Non, pour au moins trois rai-
gons : Voyl ignorait qu’Hassan fût avocat, la qualification d ’avo­
cat goujat allait mal à Hassan, Hassan fumait tout au plus trois
habanas par an.
— Il y a du vrai dans tout ça, d ’autant plus, ajouta Amaury,
qu’Hassan adorant la boukha faisait fi du whisky.
4 — Oui. Par surcroît, il n ’allait jamais au zoo ; il aimait trop
gon Jardin d ’Acclimatation.
4 — Mais alors, pourquoi son post-scriptum ?
î — J’ai d ’abord cru qu’il s’agissait d ’un faux. Aujourd’hui, j’ai
l’intuition qu’Anton n ’avait aucun choix : il lui fallait un point
final. S’il avait pu, il aurait fini sur un signal plus sûr : mais il
n’avait pas plus clair à sa disposition...
i — Il n ’y a pas plus obscur qu’un blanc, murmura Amaury.
j — Pourquoi dis-tu ça ? sursauta Arthur Wilburg Savorgnan.
.1 — J’ai lu ça dans son Journal. Ou plutôt, j’ai fini par saisir
qu’il l’avait toujours dit. Voilà pourquoi, ajouta-t-il au bout
d’un court instant, nous allons à Azincourt voir Olga.

• L’on n ’ajouta plus un m ot jusqu’à la fin du parcours. Savor­


gnan tirait sur son brazza. Amaury lisait un gros roman qui
narrait la liquidation, l’infamant krach, l’hypocrisif banco-rotto
d’un tas d ’importants BOF, ignorant q u ’il y avait, là aussi, noir
Sur blanc, la solution du tracas qui l ’habitait, qui l ’agitait...
1 La loco allait bon train, suscitant l’oscillation du wagon
d’aluminium. L’on voyait fuir l’ondulant panorama rural. Un
paysan allait aux champs sur son McCormick rutilant. Puis la
loco faiblit. L’on arrivait. L’on vit un faubourg pourri, puis un
quai, cinq à six hangars, un autobus, un rond-point.
: L’on prit un omnibus d’Arras à Aubigny, un tortillard qui
feisait du vingt tout au plus. Puis l’on marcha sur Azincourt
(jadis Agincourt ; l’Anglais nous y archibattit).
384 Georges Perec

Un charmant vallon, profond, ravissant, souriant d ’un par.


fum tout automnal qui flattait l’odorat, parfums agaçants
capricants du myosotis palustris, du bois mort, du champignon
gris, du pourrissant humus, cachait la maison, un joli manoir
qu’avait fait bâtir François Daunou à la fin du Consulat. Lais-
sant aux maçons couards l’inspiration du Grand Trianon
d ’Hardouin-Mansard qui constituait alors un parangon non
plus ultra, Soufflot, qui inaugurait ici un brillant futur, proposa
à Daunou, franchissant, non sans un aplomb hardi, non sans
un sang-froid inouï, cinq ou six Rubicons, Soufflot, donc, pro­
posa un corps principal d ’inspiration rococo - portail à arcs-
boutants, fronton à la Tudor, balcons sans avant-corps, tym­
pans à mascarons - qu’il flanquait - là gisait l’innovation - d’un
pavillon flamboyant à parvis ogival, aux mâchicoulis à modil-
lons. François Daunou loucha trois jours durant sur l ’original
lavis.
— Hum, dit-il pour finir à Soufflot, ça n ’a pas l ’air banal...
Puis il lui flanqua son godillot au cul, lui garantissant pour un
futur proximal l’incisif rasoir du grand Guillotin. Mais Soufflot,
s ’attifant du sarrau blanc d ’un marmiton, parvint à fuir à Lyon.
Daunou, abattu, consulta Chalgrin, Vignon, Potain, Hittorf.
Chacun s’abstint. Pour finir, il tomba sur un Hollandais alors
plutôt obscur, qui avait nom François Tilman Suys. Il lui donna
carta blanca, laissant à sa disposition d ’importants fonds. On
sait qu’il n ’y a pas plus filou qu’un Hollandais : quand François
Tilman Suys finit sa construction, un pavillon colonial au toit
rhomboïdal dont l’arc d’appui s’incrustait d ’ultramontains
godrons sinon laids du moins tout à fait triviaux, Daunou
n'avait plus un sou vaillant ; trois mois plus tard, il fourguait
sa maison au plus offrant : un maquignon d ’Audruicq l’acquit
pour vingt picaillons ; il y monta d ’abord un haras, puis, dans
l ’inouï transport qui suivit Wagram, il y installa un Casino où
l’on vit jouant au boston ou au baccara McDonald, Soult,
Duroc, Victor, Caulaincourt, Savary, Junot, Oudinot. Il y gagna,
dit-on, plus d ’un million. Puis la maison tomba dans la main
d ’un flic Louis-Philippard qui y traitait son quatuor d ’indics,
dont l’un, sac à vin, l’assassina au surin au sortir d ’un larigot
La D isp a ritio n 385

0ù chacun avait trop bu. Il n ’avait pas d ’ayants droit : la maison


tomba à l’abandon. On la pilla, puis l’on y vit aboutir clo­
chards, truands, vagabonds, voyous.

Un jour d ’avril dix-huit, un commandant anglais, Augustus


0.Clifford, qui passait par là conduisant son bataillon au
combat, y installa son Q.G. pour la nuit. La maison lui plut.
Huit ans plus tard, quand on lui confia l’administration du
consulat du Canada à Francfort, il fit d ’Azincourt son logis
familial, y habitant au minimum six mois par an. Son soin,
s’ajoutant à son bon goût, garantit l’organisation du pavillon :
on ravala ; on fit un toit, on lava partout, on substitua l’islan­
dais mazout au salissant charbon, on construisit un grand parc.

î Augustus B. Clifford avait un fils. Il lui donna pour nom Dou­


glas Haig, voulant ainsi offrir sa contribution à l’immortalisa-
tion du Grand Soldat sous qui il avait combattu à Douaumont.
Bambin charmant, Douglas Haig, ou plutôt Haig tout court,
car toujours ainsi l’invoquait son papa, grandit à Azincourt. La
maison vibrait du cri plaisant qu’il poussait quand il jouait à
colin-maillard sur l’ouatant gazon du parc, quand il grimpait à
i ’acacia, quand il nourrissait l’insinuant cyprin du bassin, un
carpillon qu’il apprivoisa non sans mal, lui offrant du pain, un
lombric, un taon, un bourdon ou parfois un crocus, mais qui
surgissait quand il s’approchait du bassin murmurant ou sifflo­
tant son nom : Jonas.
- Haig avait tout un tas d ’amis, pour la plupart vivant au
bourg. On faisait du sport ; on jouait au football, au rugby. On
organisait d ’amusants tournois au tir à l’arc. On randonnait
tout autour du pays. Puis la nounou mijotait un bon chocolat
chaud, cuisait un kouglof ou un clafoutis aux fruits. Chacun
savourait. La maison d ’Augustus connaissait la paix. On y bati­
folait. On aurait dit un paradis.

À dix-huit ans, Haig passa son bachot. Puis il trouva sa voca­


tion : baryton. Il chantait plutôt mal, mais il adorait ça. Par sur­
croît, il avait la voix qu ’il fallait. Il travailla dur, puis s’inscrivit à
„la Schola Cantorum où il apprit la composition, approfondissant
386 Georges P erec

ainsi son savoir naissant. Puis Fricsay l’initia au plain-chant, Soly


au canon, Von Karajan au tutti, Krips à l'unisson. Sir Adrian
Boult assista à l’audition q u ’il donna, u n an plus tard, à Turin, au
Carignano. Haig chanta d ’abord « Unto us a Child is b o rn », puis
u n madrigal d ’Ottavio Rinuccinni, puis, p o u r finir, trois grands
airs d A ida. L’app ro bation d u grand Adrian Boult, to u t à fait
convaincu, valut au baryton u n m ot d ’introduction p o u r Karl
Bôhm qui m o n ta it// dissolu to p u n ito ossia II D on G iovanni au
Mai Musical d ’Urbino. Karl Bôhm convoqua Haig, trouva sa voix
au point, q u o iq u ’il d o n n â t parfois du flou dans son aigu ; il lu;
offrit la partition d u C om m andant, lui garantissant u n protagon
dans u n futur plus o u m oins lointain.
C onduit par Karl Bôhm d ’u n bras sûr mais amical, Haig
avança à grands pas. « Ton fortissimo paraît plu tôt languido »,
lui disait parfois Karl Bôhm, o u « Q uand tu dis A ltra brama
quaggiu m i guido, sois plus strict : parfois tu mugis, parfois tu
rugis : ça doit jaillir sans faiblir ». Mais, grosso m odo, Bôhm
paraissait tout à fait satisfait d u baryton.
Un jo u r q u ’il sortait d u Palais ducal d ’Urbino, où, u n matin
sur trois, il vocalisait to u t à loisir à l’instar du grand Caruso,
Haig croisa dans u n corridor Olga M avrokhordatos, la soprano
qui jouait D onna Anna. Il conçut illico p o u r la Diva u n amour
fou ; o n l’aima au m oins to u t autant : trois jours plus tard, à
San Marino, où il o btint sans mal l’autorisation d u convoi, Haig
s ’unissait à Olga. Un adjoint m unicipal prononçait, bâillant, car
on allait sur m inuit, u n discours nuptial qui n ’avait aucun
piquant. Mais - consolation - dans la nuit indigo, sur l’impo­
sant parvis du rond-po int principal, l’o n p u t ouïr jusqu’au
m atin I virtuosi d i R om a offrant aux conjoints rigaudons ou
madrigaux, arias, chansons, ron dos ou sinfonias.
Ô, instant ravissant ! Ô, Paix ! Un violon chantait dans la nuit,
plus p u r q u ’u n rossignol, puis u n alto, puis l’incisif clairon
d ’u n Wobisch ! Haig s’avançait, gardant dans sa m ain la main
d ’Olga.
Oui, ami qui nous lis tu voudrais, toi aussi, q u ’ici tout soit
fini. Douglas Haig Clifford s’unit à Olga M avrokhordatos ; ils
connaîtront l ’am our, la paix, l ’amical unisson. Ils au ro n t vingt-
six bam bins, tous survivront.
■ La D isp aritio n 387

? Las, n o n ! souhait tro p hardi ! il n ’y aura pas d ’absolution,


fijul Tout-Puissant n ’offrira son p a rd o n à Douglas Haig. La
Damnation qui partou t, qui toujours, parcourt l’o bscur signal
qu’à l’infini m a m ain voudrait approfondir, accom plira ici aussi
gon fatum. La m ort qui, trois jours plus tard, faisait son irrup-
jion à Urbino, annonçait, vingt ans plus tard, la disparition
d’Anton Voyl, la disparition d ’Hassan Ibn Abbou...

. Statufiant l’occis C om m andant qui paraît, Uomo d i Sasso,


Uomo bianco, à la fin d u D ram m a giocoso, Karl B ôhm habilla,
py plutôt m oula Haig dans u n stuc, carcan blanc, brillant, dur,
qui l’autorisait to u t au plus à accom plir cinq o u six pas. O n y
pratiqua u n fort tro u qui, sans to u t à fait l ’assourdir, d o n n ait à
Ja voix u n to n pro fo n d qui plaisait à B ôhm : « Au vrai, disait-il,
on croirait ou ïr la voix d ’u n m ort nous m audissant d u sous-sol
o ù il pourrit. » Il avait raison. Il ignorait q u ’il avait tro p raison.
Car, p o u r u n m otif inconnu, q u an d o n installa Haig dans son
(carcan, q u ’o n boucla, q u ’o n plâtra, m uran t to u t à fait l’ivoirin
baryton, l’o n vit q u ’o n avait omis to u t jo u r p o u r la vision ou
■'îpour l’audition. L’o n s’affola, mais tro p tard. O n arrivait à l’ins­
tant o ù D on Giovanni contraint son larbin à offrir u n lunch au
Com m andant. O n hissa Haig sur son support. Ça n ’alla pas
trop mal. Mais plus tard s’acharna u n mauvais hasard.
; O n connaît la filiation an n on çan t la fin d u D on Ju an :
■* — ... Grido in diavolato..., hurla Giovanni,
s Alors son larbin :
f — Ah signor... L ’uom o d i Sasso... L’uom o bianco... Ah
padron... Tatata...
O n avait conclu q u ’Haig partirait là, s’avançant d ’au m oins
huit pas ; q u ’il apparaîtrait alors q u ’aux violons o n introduit
l ’accord final, q u ’il dirait son si con nu D on Giovanni... m ’invi-
tasti puis franchirait cinq ou six pas afin d ’offrir à to u t son
|>ublic l’im posant gabarit d u C om m andant.
' Mais Haig partit u n instant tro p tard. Q uan d il arriva su r Don
Juan, l’arbin balbutiait : Ah Padron... Siam tu tti m orti... Haig
«’affola. Il apparut. O n aurait dit q u ’il n ’avait plus sa raison. Il
ïllait au hasard, tournoyant, oscillant à l ’instar d ’u n ro b o t ou
d ’u n m utant inhum ain. Soudain il poussa u n mi tonitruant.
388 G eorges Perec

Puis sa voix cassa tout d ’un coup, il cogna un portant, fit un


faux pas, bascula, plus droit qu’un mât, ainsi qu’un baobab
qu’on abat. Ça fit un bruit sourd, cassant. Du balcon aux gra­
dins, du paradis aux loggias, l’on poussa un cri assourdissant.
L’inouï choc fut si brutal qu’à l’instar d ’Humpty-Dumpty chu­
tant du haut du mur on vit s’ouvrir l’ivoirin carcan. Un sillon
profond, d’un blanc blafard, parcourut, zigzaguant du talon à
l’occiput, l’intrados du gabarit qui moulait l’infortun baryton,
fissurant d ’incisifs rayons l’hourdis chaulin. Puis l’on vit rougir
l’immaculation du staff. Un sang purpurin gicla.
Quand on parvint, s’aidant d ’un burin, d ’un coin, d ’un cric,
à sortir Haig, noyau moribond d ’un fruit inhumain, on vit
d ’abord qu’il portait, lui aussi, du talon à l’occiput l’infamant
sillon blafard. On aurait dit la fulguration, la fulmination d ’un
Jupin foudroyant. Plus tard, l’on autopsia. L’on n ’arriva jamais
à tout à fait saisir la raison qui provoqua la mort...

Augustus B. Clifford assistait, incognito, on saura plus tard


pourquoi, au Mai Musical d ’Urbino. Dans la nuit qui suivit, il
s’introduisit dans l’hôpital où l’on avait mis son fils. Il vola son
corps qu’un drap blanc couvrait. Puis il sortit son Hispano-
Suiza Grand Sport. Conduisant du matin au soir, du soir au
matin, s’abrutissant sur son volant ainsi qu’un fou sur son
dada, il gagna Azincourt. On a dit parfois qu’il y brûla son fils ;
il paraît plus sûr qu’il l’inhuma dans un coin du parc où, dit-
on, poussa alors, dru, un gazon blanc figurant grosso m odo un
croquis aux contours intrigants : harpon à trois dards, ou main
à trois doigts, signal maudit du Malin paraphant au bas d’un
manuscrit qu’un Faustillon noircit.
Augustus s’isola dans sa maison d ’Azincourt. Au bourg, on
murmurait qu’il avait un grain. Il chassait au caillou tout gamin
qui rôdait, tout importun qui sonnait au portail, tout vagabond
qui passait implorant un quignon, un lit pour la nuit. Il
construisit un haut mur tout autour du grand parc. On disait
qu’à la nuit il barricadait tout. Il n ’allait plus jamais au bourg ;
tout au plus y voyait-on parfois la nounou qui faisait l'achat
d ’un jambon ou d ’un dindon. Mais la nounou parlait un fort
mauvais français. « Alors, la Squaw », lui disait-on, car la nou-
La D isp a ritio n 389

pou ayant du sang iroquois on la surnommait la Squaw,


« Alors, la Squaw, ton patron, toujours aussi zinzin ? »
— You son o f a bitch, trou du cul, faisait la Squaw qui aimait
offrir aux bousins locaux son juron favori.
On n ’insistait pas trop, car la Squaw avait appris l ’art subtil
du judo. Alors parfois la Squaw souriait, ajoutant :
— Tant qu’il nourrit Jonas, ça va.
Car, savait-on, Augustus continuait la mission qu’accomplis­
sait jadis Haig. À midi tapant, il s’approchait du bassin, murmu­
rant «Jonas, Jonas ! » Jonas avait grandi, mais il apparaissait
toujours. Alors Augustus lui lançait du pain qu’il avalait non
sans satisfaction.

Il fallut six ans à Olga pour savoir où avait disparu Augustus.


Quand Olga arriva à Azincourt, Augustus d ’abord (qui n ’avait
jamais vu sa bru qu’un court instant) s ’opposa à son admission
dans la maison. Plus tard, pourtant, il s’adoucit. Il voulut voir
la prima donna pour qui son fils avait conçu un amour si fort.
Plus tard, il prit du plaisir à voir Olga, à l’ouïr discourir ; Olga,
lui racontant son conjungo trop tôt rompu, lui disait sa passion
pour Douglas Haig. Augustus lui parlait du charmant bambin
qui nourrissait Jonas, qui grimpait à l ’acacia du parc, qui jouait
à colin-maillard.
Olga s’habitua à Azincourt, y trouvant la paix qu’il lui fallait,
alors qu’à Paris son travail la tracassait, l’accablait. Aussi Olga
vint à Azincourt trois fois par mois, passant cinq à six jours vis-
à-vis d’Augustus : on faisait un grand tour du parc, on buvait
du sirop dans un salon d ’apparat qu’Augustus ouvrait, h ono­
rant ainsi sa bru. L’on soupait, puis Olga, s’affalant dans un
charmant vis-à-vis d ’acajou (anobli par l’amour qu’y avait jadis
conçu un Boyard pour la Grisi) qu’Augustus avait, vingt ans
auparavant, acquis à prix d ’or à Drouot, Olga donc, brodait un
joli bourdon sur un grand drap blanc fait du plus fin linon,
tandis qu’Augustus, non loin, jouait, sur un virginal dont l’au-
bour subtil s’ornait d ’incrustations d ’os, un air d ’Albinoni,
d’Haydn ou d ’Auric. Olga, parfois, chantait du Schumann. Sa
voix vibrait dans l’air du soir.

J
10

Qui, souhaitons-nous, p la ir a a u x fa n a s p in d a risa n ts

Amaury son na au portail. Au loin, u n danois, o u u n sloughi,


aboya. Puis la n o u n o u vint ouvrir.
— Bonjour, la Squaw, dit Amaury qui trouvait joli son
surnom.
— G ood d a y to you, Sir Am aury, dit la Squaw, a n d g o o d
day to y o u too, Sir Savorgnan.
Amaury, surpris, loucha sur Savorgnan.
— Quoi, lui dit-il, tu connais aussi la Squaw ?
— N ’avais-tu pas com pris ?
— Ma foi, non, avoua Amaury.
— J ’ai dit, il y a u n instant, tandis q u ’à b o n train n o u s arri­
vions aux faubourgs d ’Arras, j’ai dit q u ’u n jo u r tu connaîtrais
Jtout m on rom an. Tu sauras alors ju sq u ’o ù nos curricula sont
concordants : u n hasard co ntinu n ou s a unis, n o us u n it aujou r­
d ’hui, nous un ira toujours. Tous nos amis n o u s sont
com m uns, com m uns nos savoirs, com m uns nos pouvoirs,
com m un l ’obscur p ro p o s qui nous fait courir aux vingt-huit
azimuths...
— Sim ilia sim ilibu s curantur, conclut, finaud, Amaury.
— Contraria con trariis curantur, lui opposa, narquois,
Savorgnan.
— Lady Olga is w a itin g f o r yo u , fit la Squaw, m o n tra n t la
Maison.
L’o n s’approcha. L’o n fut introd uit dans u n living-room d ’u n
1

392 Georges Perec

goût ultra-innovant : tapis au nylon lilial, club ovoïdal, lampj0r(


qui aurait fait d ’un Noguchi un primitif, divans aux gros cous­
sins faits d ’un caoutchouc qu’on gonflait. On avait garni tout
un mur d ’un vitrail op dû au crayon mordant du grand Sarti.
nuloc.
Olga somnolait dans un hamac. Amaury lui baisa la main
puis Savorgnan.
— Cari am ici, dit Olga, nous vous savions loyaux. Augustus
voudrait vous voir. Sonnons du gong !
Amaury saisit un gong d ’aluminium qu’il frappa par trois fois
d ’un maillotin d ’iridium, produisant un son pas tout à fait cris­
tallin qui flotta un long instant dans l’air.
Alors parut Augustus B. Clifford, barbon blanchi, caduc,
sourd, affaibli. Il vint à Savorgnan qu’il accola :
— Wilburg, m y o ld chap, h ow d o yo u d o ? lui dit-il.
— H ow d o y o u d o ? fit Savorgnan, toujours poli.
— H ow w as y o u r trip ? fit Augustus.
— It w a sn ’t bad, dit Savorgnan.
— Pas mauvais du tout, ajouta Amaury, montrant par là qu’il
avait compris l’anglais du Consul.

L’on s’assit. Olga proposa fruits au sirop, fruits rafraîchis,


fruits confits. L’on savoura sans bruit. Nul n ’ajoutait mot. L’on
toussota. L’on soupira.
— Il nous faut aujourd’hui, dit pour finir Olga, approfondir
dans un savoir commun l’obscur imbroglio où nous nous
noyons tous. Trop d ’avaros troublants, trop d ’affolants coups
du sort ont, au cours du mois qui finit aujourd’hui, assailli
nos amis. Or, hormis cinq à six brimborions, nous n ’avons pas
d ’informations sur la situation qui accompagna la disparition
d ’Anton, la mort d ’Hassan. Mais nous savons, ou croyons
savoir qu’il y a, sous tout ça, un propos sibyllin dont nous
voudrions saisir la signification. Avant tout, il nous faut nous
unir : joignons nos informations, puis coordonnons nos
actions !
— Voilà proposition qui vaut son poids d ’or, fit Augustus.
— Oui, approuva Arthur Wilburg Savorgnan, à coup sûr cha­
cun parmi nous a au moins appris un truc qu’ignorait son voi­
La D isp a ritio n 393

sin- D ’un contact plus jointif jaillira l’intuition qui nous ouvrira
l’horizon !
.— Bravo ! fit Amaury.
.— Hip hip hip hurrah ! dit la Squaw apparaissant alors
apportant sur un plat rond moult flacons d’alcool.
L’on trinqua.
Amaury voulut offrir d ’abord sa contribution, car, disait-il, a
priori, son propos lui paraissait important. L’on fut surpris,
mais l ’on autorisa Amaury à discourir avant tous.
— Or donc, attaqua Amaury Conson un instant plus tard,
j’ai lu un bon bout, sinon la plupart du Journal d ’Anton Voyl.
Il y fait cinq ou six fois allusion à un roman qui, dit-il, fournirait
la solution. Il y a, par-ci, par-là, tout un tas d ’indications qui,
croyons-nous, ont pour but d’approfondir la signification du
roman, sans pourtant nous affranchir tout à fait.
— Oui, fit Savorgnan, disons qu’Anton tout à la fois m on­
trait mais taisait, signifiait mais masquait.
— Larvati ib a n t obscuri sola sub nocta, murmura Olga qui
n’avait jamais su son latin.
— Ainsi, poursuivit Amaury, il s’agit parfois du M oby D ick,
parfois d’un roman qu’aurait fait sur la fin Thomas Mann, par­
fois d ’un roman d ’Isidro Parodi paru il y a dix ans à la Croix
du Sud. Mais Voyl citait aussi Kafka, puis parlait du « vol du
bourdon », puis d ’un Roi blanc, ou parfois d ’Arthur Rimbaud.
Dans tout ça, il y a toujours un point commun : l’apparition,
ou la disparition du Blanc.
— Du Blanc ! clama Augustus B. Clifford laissant choir son
hanap d ’akvavit qui macula son blanc tapis.
— Du Blanc ! cria Olga fracassant dans sa com m otion un
lampion.
— Du Blanc ! hurla Arthur Wilburg Savorgnan avalant plus
qu’au quart son cigarillo.
— Du Blanc ! brailla la Squaw d ’un ton suraigu qui brisa
trois miroirs.
— Du Blanc, oui du Blanc, raffirma Amaury : tout tournait
autour du Blanc. Mais quand Anton Voyl dit « Blanc » à quoi
feit-il allusion ?
394 Georges Perec

Augustus B. Clifford alla à un bahut, ouvrit un tiroir dont j]


sortit un album format grand raisin qu’un joli galuchat gainait
— Voici, dit-il, l’album qu’Anton nous posta il y a un mois
jour pour jour.
— Trois jours avant sa disparition, donc, calcula Amaury.
— Oui. Mais il n ’y a pas un mot dans l’album, sinon un
placard qu’Anton, croyons-nous, trouva dans un journal, puis
qu’il colla.
On s’approcha d ’Amaury qui parcourait l’album. Il compor­
tait vingt-six folios, tous blancs, sauf, au folio cinq, un placard
oblong, sans illustrations, qu’Amaury lut à mi-voix :

À BAS L'OBSCUR
(Homo blanchit tout...)

tout paraîtra plus blanc, car II blanchit


tout .- vos slips, vos bas, vos maillots, vos sarraus,
vos tricots, vos cotons, vos burnous.
tout vos draps (pur coton), vos pantalons p o u r marins
(vrai basin uni),
mais aussi vos bois, vos boudins, vos raisins,
vos vins, vos mains, vos maux
vos lombrics, vos poignards
vos gros poissons, vos moins gros poissons
vos tifs, vos charbons
vos nuits sans roupillon, vos conjungos sans coït
vos mignons cailloux p ou r bons jours, vos scazons,
vos flots, vos loups trop connus, vos lins sans lupus,
vos omissions, vos trous, vos bourdons
vos manuscrits
vos buts aussitôt mis, vos saisons dans un Grand Maga­
sin, vos notations p ou r hautbois, vos abom inations pour
Tarzan, vos zincs à blanchir, à l ’infini, du Blanc, du
Blanc, du Blanc !

À BAS L'OBSCUR
La D isp a ritio n 395

— Il nous faudrait un Champollion, murmura, abattu,


Amaury.
— À mon tour, dit Savorgnan, apportant sa contribution au
travail commun. A nous aussi, il y a un mois, nous parvint un
colis postal. Il n ’y avait aucun signal distinctif m ’autorisant à
savoir qui nous l’offrait, mais j’ai compris aussitôt qu’il avait
rapport à Anton Voyl quoiqu’ajouta-t-il, nous ignorions tou­
jours pourquoi Voyl voulait ainsi garantir son incognito...
— Qu’y avait-il dans ton colis ? coupa Amaury qui bouillait.
— J’y arrivais. Voici :
Il ouvrit son sac, y farfouilla un instant, puis sortit un carton
qu’il montra au trio.
Il s’agissait d ’un carton à kaolin, noirci à l’indian ink, qu’un
artisan tatillon avait blanchi au grattoir (ou plutôt au vaccino-
stylo) s’inspirant à coup sûr du truc mis au point par l’imagina-
tif Jarjack quand il imita à foison l ’abattu Clown blanc q u ’avant
lui immortalisa un grand rival d’Oudry. On avait ainsi produit,
par disparition du noir, un croquis au fini parfait qui imitait
l’inscription au bambou q u ’on voit parfois au bas d ’un lavis
japonais.
— Du japonais ? voulut savoir Olga.
— Oui, du japonais. Illico j’allai voir mon patron, poursuivit
Savorgnan, à savoir Gadsby V. Wright, qui m ’accompagna à
Oxford où Parsifal Ogdan nous lut l’inscription : voici la trans­
cription qu’on nota :

K uraki y o r i
K uraki m ichi ni z o
Usuzum i ni
Kaku ta m a zu sa to
K ari m iyura kan a

— Joli, fit Augustus.


— Il s’agit, poursuivit Savorgnan, d ’un haïkaï, ou plutôt
d’un tanka, non du grand Narihira, mais, soit d ’Izumi Shikibu
(on dit qu’il fut son opus final), soit du moins connu Tsumori
Kunimoto. Il aurait paru dans la Go shu i shu, compilation
qu’on offrit au Mikado. Parsifal Ogdan nous donna du tanka la

ü
396 Georges Perec

traduction m ot à m ot dans u n français d o n t la distinction nous


surprit d ’autant plus q u ’o n savait, p ar u n ami japonais q u ’An-
to n Voyl avait co n n u jadis à la National Library, q u ’u n tanka a
toujours trois, cinq, six ou parfois ju sq u ’à huit significations.
Mais, n ous m ontra Parsifal, l’approxim ation, qui fournit u n
ap p o rt vital à l’art nippon , n ’aurait, p o u r u n Français, pour
u n Anglais, aucun piqu an t : l’obscur, l’incongru, l’approchant,
l’indistinct n ’auron t jamais raison ici. Il faut q u ’u n tanka soit
clair, concis, incisif, franc, succinct, fait d ’u n trait, fut-il traduit
ou transcrit au prix d ’abandons parfois im portants. Voici donc
la traduction q u ’O gdan nous p ro p o sa parm i cinq o u six q u ’il
aurait p u to u t autant choisir :

H ors du n oir
D ans un parcou rs noir
D'un crayon si fin
Un signal blanc s ’inscrit :
O, vois d a n s l ’a ir l ’albatros

— T out à fait charm ant, fit Amaury, mais l’o n aurait voulu
plus illuminant.
— Craignons q u ’à m o n to u r m a contribution n ’ait aucun
pouvoir, fit, au b o u t d ’u n long instant où chacun n ’osa l’ouvrir
tant il y avait dans l’air am biant u n inconfort grandissant, Olga.
Craignons, car au m oins y avait-il dans vos journaux, placards
ou tankas, allusion à u n p o in t connu, à u n po in t com m un : au
Blanc. Mais, dans m on cas, to u t paraît dos à dos : autant vos
m anuscrits sont obscurs, pourris d ’allusions, ardus à saisir,
autant m on m anuscrit paraît clair, positif, admis...
— Mais, proposa Amaury, s’il constituait, p ar là, la
solution...
— Mais non, coupa Olga, tu n ’as pas compris. Il n ’y a, dans
m on cas, ni allusion, ni signal. Car il s’agit, n o n d ’u n travail
original, mais d ’u n corpus com pilant cinq ou six travaux d ’au­
trui, travaux qui, fort connus, n ’o n t p o u r nous aucun attrait
significatif...
— Si tu racontais ab ovo, l’o n p ou rrait y voir plus clair, fit
Augustus.
La D isparition 397

.— Soit, fit Olga. Huit jours avant l’incongru pli assorti d ’u n


si fascinant post-scriptum anno nçant q u ’il allait au plus mal,
^nton Voyl nous posta, à nous aussi, u n colis. J ’ouvris aussitôt,
j ’y trouvai :
a) Un cou rt rom an d ’u n soi-disant Arago, s’intitulant « L’intri­
gant parcours français », u n charm ant in-octavo d o n t j ’adm irai
l’arabisant m aroquin, qui s’ornait d ’am asquins à l’o r fin amati.
Mais, p o u r u n rom an, il m ’app aru t plutôt faiblard ;
b) Six m adrigaux archi-connus, q u ’o n a tous lus dans u n
Michard o u dans u n Pom pidou, q u ’o n a tous appris q u an d o n
avait dix ans. Six m adrigaux transcrits, m ot à m ot, sans aucun
marginalia, par la m ain d ’Anton :
— Bris m arin, p ar Mallarmus
— Booz assoupi, d ’H ugo Victor
— Trois C hansons d u fils adoptif du C om m andant Aupick.
— Vocalisations, d ’A rthur Rimbaud.
Par-ci par-là, cinq ou six scazons font allusion aux dadas favo­
ris d ’Anton : l’obscur, l’im m aculation, la disparition, la dam na­
tion. Mais n o us savons q u ’il s’agit là d ’u n p u r hasard...
— Pourtant, affirm a Amaury, nous n ’avons pas grand choix :
si Anton a cru b o n d ’accom plir la transcription, il n o us faut y
voir u n jalon !
— Lisons donc, p ro p o sa A rthur W ilburg Savorgnan.
D’abord, ils sont to u t à fait jolis ; puis qui sait si l’o n n ’y saisira
pas u n chaînon q u ’Olga n ’aurait p o in t vu ?
O n lut do nc :
398 Georges Perec

BRIS MARIN

Las, la chair s ’attristait. J ’avais lu tous folios.


Fuir ! Là-bas fu ir !J ’a i vu titubant l ’albatros
D ’avoir couru aux flo ts inconnus, à l ’azur !
Nul, ni nos noirs jard in s dans ton voir aussi pu r
N ’assouvira mon flan c qui, marin, s y’ baignait.
O, Nuits ! Ni l ’abat-jour insolant qui brûlait
Sur un vain papyrus aboli p a r son Blanc
Ni la bru qui donnait du lait à son Infant.
Partirai ! O transat balançant ton grand foc,
Sors du p o rt ! Cinglons sur l ’inouï lointain du roc.
Un chagrin abattu p a r nos souhaits d ’un soir
Croit toujours au salut qui fin it au mouchoir.
Mais parfois un dur m ât invitant VOuragan
Fait-il q u ’un Aquilon l ’a it mis sur un brisant
Omis, sans mâts, sans mâts, ni productifs îlots.
Mais ouïs nos marins chantant aux apparaux !
M allarmus
La D isp a ritio n 399

BOOZ ASSOUPI

Booz s ’assoupissait ; son labour l ’accablait ;


Il ava it dans son champ accompli son travail,
Puis avait fa it son lit dan s un coin fa m ilia l ;
Booz dorm ait non loin du grain qu ’on amassait.

Il ava it son p o id s d ’ans, il ava it m il sillons ;


Quoiqu’il fû t cousu d ’or, il aim ait l ’im partial ;
Dans son moulin fluvial, il n ’ava it nul limon,
Il n ’ava it p a s Satan dan s son fou r domanial.

Son p o il ava it du Blanc ainsi qu'un ru d ’avril.


Ni rapiat ni rival sa moisson n 'inspirait ;
Quand il voyait p â tir un croquant qui glanait :
Laissons-lui à propos choir du grain, disait-il.

Toujours il marchait d roit loin du layon tournant


Portant sur son dos p u r compassion au lin blanc ;
Toujours aux appauvris il ouvrait son blutoir ;
Son grain coulait à flo ts d ’un consolant pouvoir.

Si Booz, bon cousin, si Booz, grand Patron


Faisait provision d ’or, il donnait au vassal ;
On adm irait Booz p lu s q u ’un frais Apollon
Car Apollon n ’a p a s l ’a ttra it patriarcal.

Son fron t tout grisonnant va au flu x augurai,


S’introduit au Toujours, quittant un jo u r mouvant.
L ’on voit brandons brûlants à l ’iris d ’un infant :
Un cristallin caduc saisit l ’inaugural.
400 G eorges Perec

Donc, Booz dans la nuit dorm ait parm i son grain


Non loin du haut mulon qui paraissait un mur.
Trois paysans blottis ont l ’air d ’un corps obscur ;
Or tout ça arrivait dans un antan lointain.

La Tribu d Abraham ava it p ou r roi Dayan.


Son sol, dont un Titan ava it vu l ’impulsion,
Portait dans son limon, m ol humus pourrissant
L ’inoubli torturant du Flot inondant Sion.

Ainsi dorm ait Jacob, ainsi dorm ait Judith.


Booz, tout à sa nuit, gisait sous un buisson ;
Or, un vantail divin ouvrant son portillon
Sur son fron t rayonnant, la Vision s ’inscrivit.

Ainsi fu t la Vision : Booz vit un grand tronc


Qui, sorti du nombril, allait jusqu ’à l ’azur ;
Un sang vrai y m ontait ainsi qu ’un long chaînon ;
Un roi chantait au bas ; là-haut m ourait un pur.

Or Booz murm urait tout à son oraison :


« Qui pourrait m ’im partir don si m irobolant ?
Voici trois fo is vingt ans, j ’avais alors vingt ans ;
L’on m ’a ravi l ’am our avant d ’avoir garçon.

Son corps qui, nuit sur nuit, à mon corps fu t fondu,


O, Tout-Puissant, a fu i mon grabat p ou r ton lit.
Nous vivons aujourd’hui plu s q u ’à mi-confondus
Car ma m ort au fu tu r suit sa m ort du jadis.

Un sang bouillant n aîtrait p a r m oi ! Qui l ’aurait cru ?


Qui croirait q u ’aujourd’hui Booz aurait infants ?
A vingt ans, nous avions nos matins triomphants :
Jour qui qu ittait la nuit ainsi qu ’un invaincu ;

Mais, caduc, on a froid, ainsi q u ’aux frim as l ’if.


J ’ai connu l ’abandon, sur m oi chut l ’obscur soir.
J ’accroupis, 0 mon Roi, mon fro n t sur un drap noir
Bouvillon tarissant sa so if au courant vif».
La D isp a ritio n 401

Ainsi p a rla it Booz, à l ’amour, à la nuit


Offrant au Tout-Puissant son iris assoupi ;
Un tallipot sait-il qu ’à son tronc croît un brout ?
Booz ignorait-il q u ’à son flan c gisait Ruth ?

Tandis qu ’il somnolait, Ruth, qui du Moab vint


Non loin du grand Booz alanguit son dos nu
S’imaginant, souriant, un rayon inconnu
Quand la nuit blanchirait ju sq u ’au m atin soudain.

Or Booz l ’ignorait : mais Ruth languissait là,


Pourtant Ruth savait m al qu ’I l la voulait p ou r lui.
Un fra is parfum sortait d ’un viridifiant buis ;
Un nocturnal Khamsin flo tta it sur Galgala.

L'obscur p la n a it nuptial, infini, imposant.


N ’y palpitait-il pas, incognito, un Pur
Car on voyait vibrant dans la nuit p a r instant
Simulation d ’un vol, un flou frisson d ’azur.

L’inspiration du p u r Booz qui somnolait


S’unissait au bruit sourd du ru qui murmurait
La nuit s ’adoucissait dans un août finissant,
Il y ava it un lys au flanc du vallon Blanc.

Ruth souriait ; Booz dorm ait : l ’air p a ra ît gris


Au loin, un sourd troupiau va tintinnabulant.
Un colossal pardon tom bait du Paradis ;
L’instant souvi sonnait où un lion va buvant.

Tout som nolait dans Ur, tout dorm ait dans Ganaith,
Orion papillo tait au plus profond du noir ;
L’aigu croissant si clair parm i l ’halo du soir
Scintillait au pon an t ; lors Ruth s ’im aginait

S’alanguissant, ouvrant un cil sous son Sindon,


Q u’un divin paysan du toujours autom nal
Avait, p a rta n t au loin, dans un m ol abandon,
Conduit son chariot d ’or sur son sillon astral.
V ic t o r H u g o
402 Georges Perec

TROIS CHANSONS
par un fils adoptif du Commandant Aupick

SOIS SOUMIS, MON CHAGRIN

Sois soumis, mon chagrin, pu is dans ton coin sois sourd


Tu la voulais la nuit, la voilà, la voici
Un air tout obscurci a chu sur nos faubourgs
Ici portant la paix, là-bas donnant souci.

Tandis q u ’un vil magma d ’humains, oh, trop banals,


Sous l ’aiguillon Plaisir, guillotin sans amour,
Va puisant son poison aux pu ants carnavals,
Mon chagrin, saisis-moi la main ; là, p ou r toujours

Loin d ’ici. Vois s ’offrir sur un balcon d ’oubli,


Aux habits pourrissants, nos ans qui sont partis ;
Surgir du fo n d m arin un guignon souriant ;

Apollon m oribond s ’assoupir sous un arc


Puis ainsi qu ’un drap noir traînant au clair ponant
Ouïs, Amour, ouïs la Nuit qui sourd du parc.
La D isp a ritio n 403

ACCORDS

Sois, Cosmos, un pala is où un vivant support


A parfois fa it sortir un propos tout abscons
Un passant y croisait la Symbolisation
Qui voyait dans un bois un son au fo n d du cor.

Ainsi q u ’un long tam bour qui au loin s ’y confond


Dans un profond magma obscurci m ais global,
M assif où la nuit voit l ’a ttrait d ’un abyssal
Jouxtant irisations, parfum s coruscants, sons.

Il y a un parfum m im ant la chair du faon,


Doux ainsi qu ’un hautbois, clair ainsi qu ’un gazon
Puis l ’air d ’un corrompu, d ’un pourri triomphant

Ayant l ’impulsion d ’un tissu d ’infini


Ainsi q u ’un romarin, un iris, un jasm in
Qui chantait nos transports dans l Amour ou l'instinct.
404 Georges Perec

NOS CHATS

Amants brûlants d ’amour, savants aux pouls glaciaux,


Nous aimons tout au tan t dans nos saisons du jou r
Nos chats puissants, m ais doux, honorant nos tripots
Qui sans nous ont trop froid, nonobstant nos amours.

Amis du Gai Savoir, am is du doux plaisir,


Un chat va sans un bruit dans un coin tout obscur.
Ô, Styx, tu l ’aurais pris pou r ton poulain futur
Si tu avais, Pluton, aux sclavons pu l ’offrir.

Il a, tout vacillant, la station d ’un hautain


Mais grand Sphinx som nolant au fo n d du Sahara
Qui p a ra ît s ’assoupir dans un Oubli sans fin :

Son dos frôlan t produ it un influx angora


Ainsi q u ’un diam ant pur, l ’or surgit, scintillant
Dans son voir nictitant divin, pu is triomphant.
La D isp a ritio n 405

VOCALISATIONS

A noir (Un blanc), I roux, U safran, O azur :


Nous saurons au jo u r d it ta vocalisation :
A, noir carcan poilu d ’un scintillant morpion
Qui bombinait autour d'un nidoral impur,

Caps obscurs ; qui, cristal du brouillard ou du Khan,


Harpons du fjo rd hautain, Rois Blancs, frissons d ’anis ?
I, carmins, sang vomi, riant ainsi q u ’un lis
Dans un courroux ou dans un alcool m ortifiant ;

U, scintillations, ronds divins du flo t marin,


Paix du p â tis tissu d ’animaux, p a ix du fin
Sillon qu ’un f o l savoir aux grands fronts imprima ;

O, fin itif clairon aux accords d ’aiguisoir,


Soupirs ahurissant Nadir ou Nirvâna :
O l ’omicron, rayon violin dans son Voir !
A rth u r R imbaud
1
11

|font la fin au ra p o u r fo n ction d ’am ollir


G rand M anitou

t Ayant lu, Olga scruta to u r à to u r Amaury, Savorgnan, Augus­


tus, la Squaw, puis poussa u n profond soupir. Nul n ’ajoutait
tnot. O n n ’y voyait pas clair. C hacun savourait son madrigal,
lâchant d ’y saisir u n fil, u n jalon.
— J ’ai dit il y a u n instant q u ’il n ous faudrait u n Cham pol-
fion. Mais u n C ham pollion n ’y suffirait plus, dit, abasourdi,
Augustus, il nous faudrait aussi u n Chomsky.
’ — Ou p lu tô t u n Roman Jakobson qui nous dirait son struc­
tural avis su r « Nos chats » q u ’il analysa jadis !
^ — Pourquoi pas u n B ourbaki !
' — Pourquoi pas u n O ulipo ?
— C onfondant, to u t à fait confondant, m arm onnait n o n o b s­
tant dans son coin Amaury.
— Q uoi ? fit A rthur W ilburg Savorgnan.
— L’A noir Un blanc d ’A rthur Rimbaud : l’o n voudrait y voir
un signal !
— Pourquoi pas ? O n sait tro p q u ’ici pas u n m ot n ’a d û son
apparition au hasard. Mais il s’agit d ’A rthur Rimbaud, n o n
d’Anton Voyl !
— Qui sait ? m u rm u ra to u t u n chacun.

L’im agination d ’Augustus B. Clifford vaquait. Il parlait à mi-


^oix. C hacun suivait so n p ro p o s qui, p o u r confus q u ’il fût,
paraissait parcouru par l’inspiration :
408 G eorges Perec

A noir, Un blanc, disait-il. Un clair-obscur : attribut proxima]


d ’un « a contrario » : à l’instar du signifiant signalant ipso fact0
qu’il a fallu, pour qu’il soit, trahir tout son autour (l’actualisa.
tion niant, donc montrant la virtualisation, il fallait, pour saisir
l’immaculation du blanc, garantir d ’abord sa distinction, son
« idiosunkrasis » original, son opposition au noir, au rubis, au
safran, à l’azur), l’« Un blanc » n ’ouvrait-il pas motu propri0
sur sa contradiction, blanc signal du non-blanc, blanc d’un
album où courut un stylo noircissant l’inscription où s’accom­
plira sa mort : ô, vain papyrus aboli par son Blanc ; discours
d ’un non-discours, discours maudit montrant du doigt l’oubli
blotti croupissant au mitan du Logos, noyau pourri, scission,
distraction, omission affichant ou masquant tour à tour son
pouvoir, canyon du Non-Colorado, corridor qu ’aucun pas n’al­
lait parcourir, qu’aucun savoir n ’allait franchir, champ mort où
tout parlant trouvait aussitôt, mis à nu, l’affolant trou où som­
brait son discours, brûlot flamboyant qu’aucun n ’approchait
sans s’y rôtir à tout jamais, puits tari, champ tabou d ’un mot
nu, d ’un mot nul, toujours plus lointain, toujours plus distant,
qu’aucun balbutiant, qu’aucun bafouillant n ’assouvira jamais,
mot mutilant, mot impuissant, improductif, mot vacant, attri­
but insultant d ’un trop-signifiant où va triomphant la suspi­
cion, la privation, l’illusion, sillon lacunal, canal vacant, ravin
lacanial, vacuum à l’abandon où nous sombrons sans fin dans
la soif d ’un non-dit, dans l’aiguillon vain d ’un cri qui toujours
nous agira, pli fondu au flanc d ’un discours qui toujours nous
obscurcit, nous trahit, inhibant nos instincts, nos pulsions, nos
options, nous condamnant à l ’oubli, au faux jour, à la raison,
aux froids parcours, aux faux-fuyants, mais aussi pouvoir fou,
attrait d ’un absolu disant tout à la fois la passion, la faim,
l’amour, substruction d ’un vrai savoir, d ’un chuchotis moins
vain, voix d ’un moi au plus profond, voix d ’un voyant plus
clair, d’un rapport plus vrai, d ’un vivant moins mort. Oui. Au
plus fort du Logos, il y a un champ proscrit, tabou zonal dont
aucun n ’approchait, qu’aucun soupçon n’indiquait : un Trou,
un Blanc, signal omis qui, jour sur jour, prohibait tout dis­
cours, laissait tout mot vain, brouillait la diction, abolissait la
voix dans la maldiction d ’un gargouillis strangulant. Blanc qui,
La D isp a ritio n 409

ü tout jamais, nous taira vis-à-vis du Sphinx, Blanc à l'instar du


grand Cachalot blanc qu’Achab pourchassa trois ans durant,
glane où nous disparaîtrons un à un...
Augustus B. Clifford s’assit, l’air assombri, abattu. Chacun
laissait courir son imagination...
— Oui, Anton Voyl a disparu, dit pour finir Amaury.
— Hassan Ibn Abbou a disparu, ajouta Savorgnan.
— Douglas Haig Clifford a disparu voici vingt ans, son corps
parcouru par un sillon blafard, murmura Augustus.
— Il portait un carcan blanc, il jouait l ’Uomo Bianco dans
p o n Ju an , sanglota Olga.
. — Allons, fit Savorgnan, n ’ayons pas l ’air si abattus. « No­
nobstant nos chagrins, il nous faut nous unir », ainsi chantait
jadis François Danican Philidor. Oublions un instant nos
morts, nos amis disparus, mais tâchons aujourd’hui d ’y voir
plus clair, toujours plus clair, afin d ’amoindrir la damnation
qui fond sur nous, afin d ’affranchir du soupçon nos futurs !
, — Mais nous n ’aurons jamais fini ! cria alors Olga. Plus nous
approfondirons, plus ira durcissant l’inconnu, jusqu’au noyau
final où nous nous avachirons. Pourquoi vouloir courir à la
mort ? Pourquoi choisir l’infamant sort qu ’Haig, q u ’Anton,
qu’Hassan avant nous ont connu ?
- Chacun s’opposa d ’un ton vif au propos trop soumis ou trop
craintif d’Olga.
i Augustus mit fin au brouhaha naissant d ’un doigt haut
brandi.
— Amis, amis, harangua-t-il d ’un ton sourd qui cachait mal
son noir souci, taisons-nous, taisons nos chagrins, taisons nos
sanglots, nos courroux, nos tracas. Quant à nous, nous sui­
vrons jusqu’au bout la proposition d ’Arthur Wilburg Savor­
gnan, car, a dit jadis Malcolm Lowry, « Qui toujours sans faiblir
voudrait courir plus loin, çui-là nous pourrons l’affranchir ».
Mais, poursuivit Augustus consultant son oignon, l’on va sur
minuit, nous avons faim, nous avons soif, offrons-nous aupara­
vant l’amical loisir d ’un lunch qu’on improvisa tantôt, connais­
sant vos palais subtils.
— Miam miam, fit, gourmand, Savorgnan.
— Y’a bon banania, ajouta, rigolo, Amaury.

i
1
410 G eorges Perec

La Squaw, qu’on n ’avait pas vu sortir, parut alors, annon


çant :
— La collation du soir morfond dans l’apparat du Grand
Salon.
L’on applaudit.
— Habillons-nous d ’abord, proposa Olga non sans sophistj.
cation.

Chacun gagna son local privatif, puis rapparut, un instant


plus tard, mis sur son vingt-huit plus trois.
Olga, tout à fait « in », avait choisi un pyjama du soir bâti par
un Christian Dior dans un satin chatoyant, irisant, garni d ’un
flot bouillonnant d ’attifiaux charmants •. rubans, galons, bour-
dalous, catogans, volants à falbalas, capuchons, crinolins. Un
lourd bijou soudanais, figurant un aspic, lovait son insinuation
d ’or sur son avant-bras droit.
Muscadin, Amaury s’affublait d ’un frac tout à fait strict.
Savorgnan, gandin, sinon zazou, avait mis un smoking gris
souris, un jabot citron, un papillon chamois. Amaury, un brin
jaloux, siffla d ’admiration.
— M y ta ilo r is rich, dit Savorgnan, plutôt satisfait.
Quant à Augustus B. Clifford, qui avait acquis dans son
Consulat un chic non plus ultra, il portait l’habit. Ça lui don­
nait l’air d ’un colonial anglais racontant à Victoria la mission
qu ’il accomplit à Haidarabad pour adoucir l’adroit Tippoo
Sahib.

L’on gagna, non sans tralalas, chichis ou salutations, l’impo­


sant salon où la Squaw avait pourvu à tout. Amaury donnait la
main à Olga ; suivait Augustus, puis Savorgnan. On admira fort
un bahut Louis X, un lutrin bourguignon au stampillon d ’Hugo
Sambin, un sopha à motifs floraux qu’un Ruhlmann signa,
puis, surtout, un lit-divan à baldaquin dont l’attribution à Grin-
ling Gibbons scandalisa, voici vingt-cinq ans, plus d ’un qui s’y
connaissait, quoiqu’il portât son poinçon.
— Sais-tu, dit Augustus à Savorgnan, qu’à l’occasion Gom-
brich publia dans la « Warburg and Courtauld » un discours
fort important où il attaquait Irwin Panofsky ?
La D isp a ritio n 411

__You d o n ’t say ! clama Savorgnan, ahuri.


.— Mais si ! Ça faillit mal finir. Gombrich avoua, plus tard,
^ ’il trouva dans la discussion cinq ou six points originaux
JDnt la filiation constitua l’initial parcours d Art a n d Illusion.
,, -— Voilà qui, à coup sûr, garantira tout son prix à ton lit, fût-
J d û ou non au tarabiscot du grand Gibbons !
Puis l’on s’attabla.
, Augustus offrait aux trois amis non un lunch frugal, mais un
yrai balthazar. Il y avait pour plat introductif un chaud-froid
d’ortolans à la Souvaroff. Aucun poisson, mais un homard au
Cum in pour qui l’on ouvrit un Mouton-Rothschild Vingt-huit.
Suivait un gigot cuit dans un jus d ’oignon qu’haussait un
sav an t soupçon d’anis. Suivant la tradition qu’on pratiquait
toujours dans la Maison Clifford, un carri subtil l’accompa­
gnait. Puis l’on proposa un balkan au paprika où l’on avait mis
salsifis, cardons, artichauts, haricots blancs, radis noirs. S’ins­
pirant du trou normand, l’on donna à chacun un magistral
ialvados. Puis l’on offrit, pour finir, un parfait au cassis
qu’accompagnait un Sigalas-Rabaud blanc qui aurait fait faillir
Curnonsky.
Augustus B. Clifford porta un toast où il forma tout son sou­
hait pour qu’à partir du travail qu’il allait fournir l’amical qua­
tuor vît un jour la solution au tracas qui l’habitait, à l’ardu
brouillamini qu’il traquait sans fruit voici tantôt un mois.
L’on trinqua. L’on buvait coup sur coup. L’on fut plutôt fin
rond.
On s’attardait. Un galant oaristys unissait Amaury à Olga : lui
baisant la main, il lui sussurait un mot doux. Plus tard coula à
flots un divin Armagnac qu’on buvait à ras bords dans d ’opalins
ballons.
La nuit blanchissait. Au loin, un coq chanta trois fois. On
apporta du caviar d ’Iran.
S’appuyant sur Amaury, Olga somnolait ; Augustus racontait
à Savorgnan sa participation à un championnat local d ’aviron,
sport tout à fait inconnu à Azincourt, mais qu’il paraissait vou­
loir à tout prix promouvoir, suscitant un Rowing-Club, allant
jusqu’à lui offrir un skiff, puis habillant trois gamins du bourg
412 G eorges Perec

d ’indigo maillots portant blasons à l’instar d ’Oxford pour


il avait jadis couru.
Il faisait grand jour quand on alla dormir.

Midi sonna au carillon. Un bourdon au son lourd, glas ou


tocsin, brimbala au loin. Augustus B. Clifford ouvrit un cil. jj
avait mal dormi. Il rabâchait sans fin un mot idiot qu’il n’arri­
vait jamais à saisir : voilà, ou vois-la ou Voyou ou Voyal ? qui
par associations, provoquait un amas, un magma incongru ;
substantifs, locutions, slogans, dictons, tout un discours
confus, brouillon, dont il croyait à tout instant sortir, mais qui
insistait, imposant l’agaçant tourbillon d ’un fil vingt fois
rompu, vingt fois cousu, mots sans filiation, où tout lui man­
quait, la prononciation, la transcription, la signification, mais
tissant pourtant un flux, un flot continu, compact, clair :
impact sûr, intuition, savoir s ’incarnant soudain dans un fris­
son vacillant, dans un flou qu’habitait tout à coup un signal
plus sûr, mais qui n ’apparaissait qu’un instant pour aussitôt
s’abolir.
— H ow w as it ? marmonna-t-il (il parlait toujours anglais
dans son for). It was. Was it? It w as. Solution (ou pardon,
ou compassion) s’offrant un court laps, mais qu’aucun mot,
q u ’aucun discours jamais n ’ouvrirait à un savoir plus global.
Puis, sans savoir pourquoi un fait si insignifiant s’imposait à
lui, il lui souvint tout à coup qu’il n ’avait pas nourri Jonas, son
cyprin, oubli trivial mais soudain si lancinant qu’il lui cuisit
prou. Il s ’habilla, bafouillant un charabia indistinct.
Tout dormait dans la maison. Il alla à un bahut, il y prit du
grain, plat favori du cyprin. Il allait sortir quand, soudain, il vit,
dans un coin du salon, sur un piano droit, l’obscur carton à
kaolin noirci à l’indian ink sur quoi, suivant Savorgnan, Voyl
avait fait blanchir par un artisan hors pair un tanka japonais.
Ça lui parut fascinant. Il s’approcha. Il prit dans sa main
l’oblong carton, suivant du doigt l’insinuant parcours du subtil
signal nippon.
Soudain, il poussa un cri affolant, inhumain :
— Ai ! Ai ! Un Zahir ! Là, là, un Zahir !
Sa main battit l ’air. Il tomba, mort.
La D isp a ritio n 413

Chacun dans la maison sursauta, bondit, accourut, bouscu-


jglit tout, s’affolant, pâlissant, ahuris, hagards, poltrons, l’air
jjansi. Amaury arriva d ’abord, puis Olga, Savorgnan, la Squaw.
Augustus gisait sur un grand tapis octogonal à motifs chinois,
ijn rictus horrifiant crispait son minois. Dans un sursaut final,
ga main avait racorni un bon quart du carton à kaolin. Tout
autour, il y avait du grain.
— Pourquoi du grain ? voulut savoir Amaury, surpris.
— Il s’agit du grain dont il nourrissait Jonas, son cyprin,
affirma Olga qui avait compris illico.
— Oui, ajouta la Squaw, voici trois jours qu’il n’avait pas
nourri Jonas. Il lui souvint à coup sûr aujourd’hui qu’il y avait
là obligation qu’il avait omis d ’accomplir.
— Or, croyons-nous, poursuivit Olga, choisissant du grain,
plat favori du cyprin, il fut pris d ’un mal aussi subit qu’assassin,
un trauma, un choc, un infarctus qui sait ?
— Oui, mais, supposa Savorgnan, l’assaut qu’il subit a-t-il
ou non rapport au carton à tanka qu’il froissa dans sa main
dans son final soupir ?
— Il poussa alors un cri, dit à son tour Amaury, mais qu’a-
t-il dit ? Nous n ’avons pas compris.
— Moi, j’ai ouï : « Trahir, trahir ! » dit Olga.
— Moi, Pamir, ou Salir, dit Savorgnan.
— Non, dit la Squaw, il a dit « Un Zahir, là, là, un Zahir ! »
— Un Zahir, cria-t-on, w h a t is it FF?
— It is a long, long story, murmura la Squaw d ’un ton
fourbu.
— Mais nous voulons savoir, implora-t-on partout.
— Soit, nous dirons tout, admit la Squaw, mais auparavant,
tâchons d’avoir au bout du fil Aloysius Swann ou Ottavio Otta­
viani, car, voici trois jours, Swann câbla à Augustus un sans-
fil qui disait : « Nous suivons la situation. Tout va mal. Nous
craignons un coup bas. Tous nos soupçons vont confluant sur
Azincourt. Soyons vigilants. Nous voulons savoir au plus tôt si
vos inquisitions ont abouti car, plus tôt mis au courant, plus
tôt nous pourrons agir ». Il y a dix ans au moins, poursuivit la
Squaw, qu'Aloysius Swann connaît Clifford. Il savait qu’il y
414 Georges Perec

avait un Zahir. Il doit pouvoir nous offrir un concours sans


car ça fait un bail qu’il suit tout ça.
Amaury s’occupa d ’avoir la communication. À la P.J. on lUj
apprit d ’abord qu’Aloysius Swann n ’avait pas paru à son local
puis on lui passa Ottaviani.
— Allô allô, fit Ottavio Ottaviani, ici Ottavio Ottaviani au
bout du fil.
— Allô allô, fit Amaury Conson, ici Amaury Conson.
— Amaury ? Ça va ?
— Plutôt pas !
— Qu’y a-t-il ?
— Il y a qu’Augustus B. Clifford a raccourci son chibouk il y
a un instant !
— Crocus a n d Plum -Pudding ! hurla l’argousin, Augustus !
mort !
— Tout à fait mort, admit Amaury.
— Un assassinat ?
— Non, nous croyons plutôt à un infarctus.
— N.d.D. ! jura Ottaviani, nous accourons.
Il raccrocha. Amaury itou.
— Il accourt, dit-il à Olga qui n’avait pas suivi la discussion.

L’on transporta Augustus B. Clifford dans un salon contigu.


On l’installa sur un lit bas, puis l’o n couvrit son corps d’un
drap.
La Squaw invita chacun à s’accroupir autour du tapis rond à
motifs iroquois, puis sortit tout un fourbi d ’abasourdissants
gris-gris.
— La Squaw, murmura à mi-voix Olga, n ’a jamais discouru
sans auparavant adoucir tout courroux divin par un psalmo­
diant pardon qu’aucun Grand Manitou n’oirrait si l’on n’ac­
compagnait pas son imploration, son invocation, d ’un apparat
fort strict dont, à la fondation du Clan, il y a vingt-huit fois
vingt-huit ans, l’initial Grand Satchmo codifia la ritualisation,
formulant un canon oral qui, passant du papa au fiston, fut
transmis jusqu’à nos jours.
La D isp a ritio n 415

f Parlant un jargon plutôt dur à saisir, la Squaw clamait l’oral


-canon du grand Satchmo, annonçant un à un l’instruction à
’ accomplir puis, joignant l’action au discours, la faisant, non
jans un soin vigilant qui faisait plaisir à voir.
— O, Grand Satchmo, il y a vingt-huit fois vingt-huit ans, tu
nous as appris l’art subtil d ’adoucir l’horrifiant courroux du
Grand Manitou. J’agirai aujourd’hui à ton instar. D ’abord, tu
t’introduisis dans ton wigwam obscur. Tu posas ton sac, tu
J’ouvris, tu sortis ton noir tomahawk. Puis, sur un tapis rond,
tu disposas trois sacs à savoir, six brins blancs d ’alfa jadis noir­
cis au crayon japonais, trois pots d ’où tu tiras du tabac, un
bout d ’amadou, un long tuyau. Puis, ouvrant ton carquois qui
gisait sur un rayon axial du tapis, tu aiguisas un à un d ’incisifs
dards aux barbillons pointus. Plus tard, tu troquas ton grim­
pant citadin pour un campagnard falzar, puis tu fis trois ablu­
tions. Alors tu pus, t’accroupissant non loin du tapis, faisant
la paix dans ton for, offrir au Grand Manitou un adoucissant
discours : ô, Grand Manitou, tu n ’y vois pas, mais tu sais tout.
Nous connaissons ton pouvoir : il va du hibou au tatou, du
gavial à l’urubu, du faucon au vison, du daim au wapiti, du
chacal au xiphidion, du bison au yack, du noir agami au vol
lourd au zorilla dont la chair n’a aucun goût. Aujourd’hui,
nous allons partir, car avant nous un million sont partis, cou­
rant à un savoir qui tomba dans l’oubli, bâtir, dans nos pouls,
dans nos chairs, l’initial cri d ’où naîtront nos tribus. Grand
Manitou, caduc Artisan, sois vigilant, aujourd’hui, à jamais !

L
1
12

Où un bijou om bilical suffit à l anglicisation


d ’un b â ta rd

La Squaw tom ba à plat, front au sol, bras raidis, puis, faisant


un saut vif, tourbillonna par trois fois.
— Voilà, dit Olga, la Squaw a fini son invocation. Son G rand
Manitou lui a souri. Nous allons savoir la signification d u Zahir.

À Masulipatam, u n jaguar fut Zahir ; à Java, u n fakir albinos


d ’u n hôpital à Surakarta, q u ’o n lapida ; à Shiraz, u n octant
qu’Ibnadir Shah lança au fond d u flot ; dans la p rison du
Mahdi, u n com pas q u ’o n cacha dans l’haillon d ’u n paria q u ’Os-
wald Cari von Slatim toucha ; dans l’Alhambra d ’Abdou Abdal-
jah, à Granada, suivant Zotanburg, u n filon dans l’onyx d ’u n
fronton ; dans la Kasbah d ’Hammam-Lif, l’obscur fond d ’u n
puits ; à Bahia Bianca, u n coin d ’u n sou où s’abîma, dit-on,
Borgias.

P our to u t savoir d u Zahir, il faut s’abolir dans u n in-octavo


colossal q u ’Iulius Barlach publia à Danzig, à la fin du Kultur-
kam pf d ’O tto von Bismarck, y transcrivant to u t u n amas d ’in­
formations s’appliquant au Zahir, y com pris u n m anuscrit
original du rap p o rt d ’A rthur Philip Taylor. La foi au Zahir
naquit dans l'Islam à la fin d u conflit austro-ottom an. « Zahir »,
dans u n patois arabisant, signifiait « clair », « positif » ; o n dit
aussi q u ’il y a vingt-six nom s p o u r anoblir Allah, d o n t « Zahir ».
418 Georges Perec

Un Zahir a d ’abord un air normal, banal : il pourra s’agjr


d ’un individu qui paraîtrait plutôt falot, ou d ’un produit
commun : un caillou, un doublon, un bourdon, un cadratin
Mais ils ont tous un pouvoir horrifiant : qui a vu un jour un
Zahir, jamais plus n ’y connaîtra l’oubli, lors finira hagard, diva­
guant.
Avant tous, un fakir d ’Ispahan parla du Zahir. Il raconta
qu’un jour on trouva à Shiraz, dans un fondouk, un octant
d ’airain « ainsi construit qu’il fascinait pour toujours qui l’avait
vu ». Quant à Arthur Philip Taylor, il nous dit dans son long
rapport q u ’il apprit à Bhuj, dans un faubourg d ’Haidarabad,
un dicton confondant « Avoir vu un Jaguar », qui, parlant d ’un
individu, signifiait fou ou saint. On lui dit qu’on faisait ainsi
allusion à un Jaguar hallucinant qui frappait qui l’avait vu, car
il continuait à l’assaillir, à jamais, jusqu’à la mort. On lui dit
aussi qu’il y a toujours un Zahir ; dans un jadis ignorant, il fut
un talisman qu’on nommait Yaùq, puis un Voyant d ’Irraouaddi
qui portait un sindon s’incrustant d ’impurs joyaux ou un loup
fait d ’un fin ruban d ’or. Il dit aussi : nul jamais n ’ira au fond
d ’Allah.

A Azincourt, un chaton d ’opalin corindon fut Zahir, un cha­


ton ovoïdal, pas plus grand qu’un lotus, comportant trois poin­
çons distincts : au haut, on aurait dit la Main à trois doigts d ’un
Astaroth ; au mitan, un huit horizontal à coup sûr signalant
l’infini ; au bas, un rond pas tout à fait clos finissant par un
trait plutôt droit.
L’apparition du Zahir s’accompagna d ’un fait troublant. Un
soir d ’avril vingt-huit, un individu sonna au portail. J’allai
ouvrir. Il avait l’air d ’un gars courtaud, lippu, un brin voyou.
Il portait un sarrau blanc, plutôt crado, qui constituait à coup
sûr tout son saint-frusquin.
— J’ai fait un long trimard, dit-il d ’abord, j’ai faim, j’ai soif.
— Fous-moi ton camp, vagabond, j’y dis.
Il nous toisa un long instant. J’allais saisir un gourdin,
quand, tout à trac, il nous dit :
— Non. J’ai un truc pour Clifford.
— Fais voir !
La D isp a ritio n 419

-— Non, insista-t-il, pour lui, pas pour toi.


■— Allons, j’ai fait, suis-moi, nous allons voir.
J’allai dans l’iving-room où Augustus finissait sur un fruit sa
collation du soir.
— Il y a là un smigard qui voudrait vous voir un instant.
— Il t’a dit son nom ?
— Non, il n ’a pas voulu. Mais il dit qu’il a un truc pour vous.
— U a l’air d ’un filou ?
— Non, plutôt d ’un vagabond.
— Il connaît mon nom ?
— Oui.
— Bon. Alors, ouvrons-lui.
L’individu apparut. Il scruta Augustus d ’un air plus surpris
qu’impoli.
— Augustus B. Clifford ?
— Oui. Pourrait-on savoir ton nom ?
— Nous n’avons aucun nom, n ’ayant jamais connu fonts
baptismaux. Mais j’ai un surnom plaisant quoiqu’incongru :
Tryphiodorus. Il vous plaît ?
— Va pour Tryphiodorus, admit Augustus confondu.
— Or, donc, continua Tryphiodorus, il y a trois jours, à
Arras, un cardinal à l’air contrit m ’accosta : « Va illico, dit-il,
voir Augustus B. Clifford à Azincourt. Dis-lui qu’il a un fils qui
vagit à l’Hôpital civil ».
— Un fils ! glapit Augustus, tombant quasi sur son bas du
dos (son cul, son popotin, son croupion, son nazin, son troufi-
gnon), mais, nom d ’un Toutou ! qui donc lui donna jour ?
— Las ! soupira Tryphiodorus, la maman trouva la mort
alors qu’un fils lui naissait. L’on ignorait son nom. Mais on
trouva dans son sac un visa notarial portant confirmation du
commissariat local, affirmant la filiation Clifford du poupon,
fruit d ’un fugitif amour qui aurait uni un soir, huit m ois plus
tôt, à Saint-Agil, Augustus B. Clifford à la maman.
— Quoi ? s’asphyxia Augustus, il n ’y a pas un mot vrai dans
tout ça !
— Motus ! fit Tryphiodorus, soudain intimidant : voici la
procuration du substitut vous ordonnant, ipso facto, d ’avoir
soin du bambin.
420 G eorges Perec

— Un bâtard ! s’accabla Augustus.


— Mais aussi un Anglais, ajouta Tryphiodorus.

Augustus voulait d ’abord voir son avocat. Mais Tryphiodorus


insista tant qu’il finit par partir pour Arras, soumis sinon
convaincu. Il alla à l’Hôpital civil où on lui confia un poupon
qu’habillait un maillot blanc fait du plus fin linon, mais trop
grand pour lui. Alors, ignorant qu’il allait, vingt ans plus tard,
accomplir un transport quasi kif-kif, sauf qu’il allait s’agir, non
d ’un poupard au maillot, mais d ’un mort au drap blanc, il mit
son fils dans son Hispano-Suiza grand Sport, puis, dans la nuit,
gagna Azincourt.
Il sonna. J’accourus, j’ouvris. Il portait l’infant sous son bras.
Il paraissait furibard. Un rictus mauvais tordait son groin. Un
tic convulsif l’agitait.
— I w ill k ill him, I w ill k ill him ! hurlait-il d ’un ton criard.
Il m ’alarma. Mon sang glaçait.
— Suis-moi, dit-il.
Il passa dans un salon où il y avait un grand billard ; il y
lança l’infant qui n ’y pouvait mais ; il lui ôta son maillot, puis,
saisissant un hachoir, il s’approcha, bras haut brandi. J’aurais
voulu n ’y plus voir. Il allait accomplir son inhumain forfait
quand, tout à coup, il stoppa, l’air ahuri.
— Oh ! dit-il.
M’approchant, j’ai vu à m on tour : un bijou ovoïdal, pas plus
gros qu’un chaton, portant trois inscriptions, s’incrustait au
mitan du nombril du poupon. On aurait dit qu’on l’avait blotti
dans un tortillon du cordon ombilical.
Sourd aux sanglots nourris du marmot, Augustus arracha,
non sans mal, l'ovoïdal joyau qu’il scruta, sans un mot, un long
instant. Puis un profond soupir, un vrai sanglot, un gargouillis
lourd, suffocant, avachit son poitrail.
— Soit, dit-il pour finir, j’abâtardirai mon nom ; puisqu’il
faut qu’il soit mon fils, ainsi soit-il. Il aura pour nom Douglas
Haig, immortalisant ainsi à tout instant l’hardi Commandant
sous qui j’ai combattu à Douaumont. J’aurai pour lui un soin
constant. Nous lui tairons qu’il fut bâtard, qu’il fut champi. Il
aura pour moi un amour filial.
La D isp a ritio n 421

Ainsi Augustus B. Clifford trouva-t-il son Zahir sur son fils. Il


fiit pour son fiston un papa magistral, conciliant, subtil, clair­
voyant. Quant au Zahir, il l’incrusta dans un fil d ’or qu’il passa
à son doigt.
Douglas Haig grandissait. La paix s’installa dans la maison.
Six ans durant, l’on n ’y connut qu’amicaux plaisirs.
Aux frondaisons du parc, la coruscation d ’un automnal pur­
purin, chatoyant, mordorait d ’un brun chaud l’azur frissonnant
sous l’influx coulis du noroît...
1
13

Pu p o u vo ir inou ï q u ’un choral d ’A nton D vorak


p a ra ît a vo ir sur un b illa rd

Il faut, p o u r saisir la filiation du mauvais sort qui, plus tard,


nous accabla tous, accom plir u n im portant flash-back.

À dix-huit ans, Augustus avait, p o u r u n m otif q u ’il n o us m as­


qua toujours, co n n u l’agitation d ’u n aria m oral qui alarm a tant
son cousin l’Amiral q u ’il lui im posa, craignant q u ’il suicidât
dans u n instant d ’abandon, d ’oubli o u d ’illum ination, u n
volontariat d ’au m oins u n an sur son trois-mâts l’Hollandais
Volant où il lui ap prit l’art ingrat d u m oussaillon.

Au sortir d ’u n si p ro fo n d tracas q u ’à coup sû r la circum navi­


gation n ’avait pas to u t à fait aboli, Augustus subit la fascination
d ’u n quasi-charlatan, O th on Lippmann, qui passait p o u r u n
yogi pourvu d ’u n pouvoir saisissant qui fanatisait to u t u n
chacun.
Ayant aussitôt convaincu Augustus q u ’il connaissait l’arcan
du savoir qui co nd uit au Nirvâna, au grand oubli blanc, l’adroit
O thon Lippm ann allait, sans languir, agir sur l’im agination sans
aplom b du naïf m oussaillon q u ’il poussa d ’abord à l’abjura­
tion, puis à qui il im posa sa foi, salm igondis d ’apostat qui ad o ­
rait à la fois Vichnou, Brahma, B ouddha, Adonaï, mais d o n t
l’initiation contraignait à ap profondir au m oins dix com pila­
tions, fatras brouillon, pot-pourri co nfondant q u ’O th o n avait
424 G eorges Perec

pondu à partir du Vasavadatta, du Mantic Uttaïr, du Kalpasou-


tra, du Gîta-Govinda, du Tso-Tchouan, du Zohar, mais où il
citait aussi, à tort ou à raison, saint Marc, saint Justin, Monta-
nus, Arius, Gottschalk, Valdo, William Booth, John Darby, la
Haggada, un bon bout du Shulhan Azoukh, la Sunna, Ghôlan
Ahmad, la Çruti, cinq Upanishads, trois Purânas, la Tao-tô-King
vingt-trois chants du grand Li-Po, la Çatapathabrâhmana.
La foi d ’Othon s’accompagnait surtout d ’un Canon à la Dra-
con, qui imposait à qui la pratiquait tout un tas d ’implorations,
d'invocations, d'oraisons ou d ’onctions.
Il y avait ainsi trois purifications par jour (au chant du coq,
à midi, à minuit). La purification du matin s’ordonnait suivant
un art tout à fait original. Il s’agissait d ’un bain lustral, où l’on
utilisait laiguail qui s’accumulait durant la nuit dans vingt-cinq
bacs lotis tout autour du parc, puis qu’un dispositif distinctif
canalisait jusqu’à un tub profond fait d ’un monobloc d ’antico
rosato, un quartz cristallin si dur qu’il l’avait fallu polir au dia­
mant brut.
Afin qu’Augustus n ’ait pas à souffrir d ’un surplus d ’irroration
qui aurait pu avoir un pouvoir malfaisant sur sa constitution,
on avait soumis l’admission d ’aiguail à un circuit d’automatisa­
tion qui contrôlait la fluctuation du courant, agissant sur l’isoli-
bration du flot par un hydro-palan à sas communicants dont
l'oscillation provoquait, par l ’adroit canal d ’un piston à volants
s'articulant autour d ’un point d ’appui à vis sans fin comman­
dant l’induction d ’un tiroir d ’input-output à transistors, la
constriction du dispositif.
Ainsi, jour sur jour, Augustus trouvait-il au saut du lit un
bain dont la disposition n ’amplifiait ni n ’amoindrissait jamais.
Mais, pour accomplir suivant la loi son bain lustral, Augustus
y ajoutait d ’abord trois produits qu’Othon Lippmann lui four­
nissait à prix d ’or :
D ’abord, du blanc d ’amidon, car, trop alcalin, l’aiguail pro­
voquait parfois l’obstruction du crapaudin, d ’où l’obligation
d ’un ajout dulcifiant ;
puis six grains d ’un soi-disant saphir radioactif, qu’Othon
douait d'un fort pouvoir purifiant (il s’agissait, au vrai, d ’un
shampooing pour phtiriasis mis au point par un stomato d’Avi­
La D isp a ritio n 425

gnon plutôt dadais qui l’imposa dans un grand hôpital, mais


dont on proscrivit l ’utilisation quasi aussitôt, ayant appris q u ’il
comportait un trop fort soupçon d ’aconit ; on apprit ainsi
qu’Othon, qui avait fait l’acquisition du surplus par un biais
tout à fait fripon qui compromit l ’administration du Comtat,
dut, contumax, fuir à Tirana, où, s’abouchant à un ramassis
d’individus plus ou moins malandrins, il monta un florissant
trafic d ’opium) ;
pour finir, Augustus ajoutait à son bain vingt-cinq (aux jours
pairs) ou vingt-six (aux jours impairs) carats d ’un produit dont
on ignora toujours la composition, mais qui constituait à coup
sûr la raison a priori, l’actif principium du bain total. S’agissait-
il d’un dormitif ? D ’un hallucinant ? D ’un hypnotisant ? Nul n ’a
jamais su. Mais, à coup sûr, il provoquait sur Augustus un
transport tout à fait jouissif : quand, tout paraissant au point,
il s’introduisait, tout nu, dans son bain lustral pour y accomplir
sa purification du matin, Augustus paraissait d ’abord pris d’un
grand frisson. Il s’attachait autour du front un licou qui lui
garantissait qu’il aurait toujours, au moins, son tarin hors du
bain, sinon il aurait pu mourir d ’asphyxiation au fond du tub ;
alors, au bout d ’un court instant, il s’avachissait, s’alourdissait,
s’assoupissait.

Puis, quand, plus tard, il sortait, il faisait parfois allusion au


Nirvâna qu’il avait connu, pâmoison, transport ravi, vision du
grand Gourou, visitation du Tout-Puissant, introduction au
Vrai Savoir, au plaisir divin du Grand Tout, fascination d ’un
absolu, Illumination. Tout gourd, tout abruti, mais, disait-il,
infusant dans l’Oubli, baignant dans l’Absolu, jouissant dans
l ’infini.
Jusqu’à l’irruption d ’Haig, donc du Zahir, Augustus pratiqua
sans faiblir, y trouvant au vrai un plaisir magistral, son bain
lustral du matin.
Mais quand il passa au doigt son Zahir, s’y attachant au point
d’y assouvir à tout instant sa vision, disant à qui voulait l ’ouïr
qu’il aimait plus la mort qu’un abandon, il constata qu’illico
la juxtaposition du Zahir dans son bain provoquait un dam
torturant, prurit lancinant, bobo fulgurant, mal cuisant, aigu,
426 Georges Perec

poignant, qu’il n ’arrivait pas, nonobstant tout son vouloir, à


subir, y souffrant, y agonisant au point d’y vomir, oubliant par
surcroît la pâmoison qui constituait pourtant l’alibi capital
vital, cardinal, l’absolu motif, la raison du bain lustral du matin.
Augustus imagina alors un dispositif qui, à l’instar du licou
gardant à tout instant son tarin hors du bain, l’autorisait à bran­
dir, sans qu’il ait trop à souffrir, son doigt pourvu du Zahir. Il
construisit ainsi un palan à tambours muni d ’un cric à pignons
qui contrôlait la culmination d ’un appui-main flottant au ras
du bain.
Durant six ans, l’adoption du compromis susdit fonctionna
sans accroc. Tout paraissait au point. Augustus puisait dans son
bain lustral un appui roboratif aussi constant qu’abondant.

Mais un jour, alors qu’il sortait du tub, alangui, pataud,


balourd, stagnant dans son Nirvana matinal, il constata qu’il
n ’avait plus son Zahir au doigt.
Il poussa un cri inhumain. Un caillot sanguin, pas plus gros
qu’un rubis coagulait sur son articulation, tout autour d ’un
stigma blafard, au contour ovoïdal, marquant l ’incrustation du
Zahir.
Il tourna, ainsi qu’un fou, trois jours, trois nuits. Il courait
partout, hagard, ouvrant tous tiroirs, scrutant tous coins, son­
dant la maison du plafond aux murs, farfouillant du toit au
sous-sol, fouillant communs, hangars, avant-cours, silos, ratis­
sant l’aigu gravillon du parc.

Alors, trois jours plus tard, soudain, un fait brutal survint qui
nous catastropha : Othon Lippmann arriva à Azincourt.
Il paraissait fourbu ; son raglan avait l’air d ’un haillon ; il
transpirait. Il courut d ’un trait sur Augustus, l’accablant d ’avi­
lissants jurons, l ’insultant, lui lançant un flot d ’incivils gros
mots, allant jusqu’à l’assaillir.
— Butor, l’apostrophait-il, goujat, grand nigaud, corniaud,
dugland, trou du cul, connard, abruti, minus, primitif !
Puis il lui flanqua un horion qui fit mal.
Q uoiqu’il montrât un parfait sang-froid, Augustus, q u ’agitait
La D isp a ritio n 427

ou plutôt qu’agaçait la fulmination d ’Othon, riposta par un


swing du droit qui mit Lippmann au tapis, groggy, knock-out.
Loustic, Douglas Haig, il avait alors six ans, qui assistait au
pugilat, compta jusqu’à dix, puis proclama son papa
champion.
Mais Othon Lippmann s’inanimait toujours. On s’alarma
subito.
— Mais qu’y a-t-il ? Mais qu’y a-t-il ? murmurait tout bas
Augustus d ’un air bourru.
Quant à Douglas Haig, ignorant qu’un ouragan couvait dans
l’air ambiant, il folâtrait autour du corps avachi d ’Othon, rigo­
lant si fort qu’ahuri, trouvant qu’il abusait, Augustus l’invita
d’un ton cassant à sortir.
— Va voir là-bas si j’y suis ! cria-t-il, si fort qu’Haig, qui
n’avait jamais vu son papa dans un courroux si grand, fut pris
d’un frisson convulsif, balbutia un pardon rougissant, puis fila,
mouillant son pantalon, sanglotant tout son saoul.

Alors, tandis q u ’Haig allait, consolation, s ’offrir son plaisir


favori, à savoir nourrir Jonas, son cyprin...
— À propos, coupa Olga, n’oublions pas Jonas. Nous irons
tantôt lui offrir son grain...
— Chut ! Chut ! fit-on partout, laissons la Squaw finir son
fascinant, son passionnant discours !
— Thank yo u , dit la Squaw.

Donc, disions-nous, tandis qu’Haig allait nourrir son cyprin,


l’on transporta Othon Lippmann dans un salon contigu, on
l’affala sur un lit. J’apportai un cordial. On lui ouvrit son
raglan. On vit alors - Ô, Abomination dans l ’Abomination,
vision qui nous paniqua, qui nous glaça nos sangs, qui nous
raidit nos tifs, qui nous poula la chair - on vit alors qu ’Othon
Lippmann baignait dans son sang. On aurait dit q u ’un vautour
colossal avait vingt fois bondi sur son poitrail, lui arrachant la
chair, fouaillant son poum on, labourant son thorax à coups
d ’avillons. On voyait d ’horrifiants animaux - taons, stomox,
bourdons, lombrics, poux, sphinx - vrombir, charognards, sur
un magma sanglant, gluant, fumant, puant à vingt pas !
428 Georges Perec

— Fi ! poussa Olga.
— Pouah ! fit Amaury.
— Oui, poursuivit la Squaw, Othon Lippmann agonisa huit
jours durant, tombant dans un profond coma dont il sortait
parfois pour nous agonir d ’injuriants propos, nous accusant,
va savoir pourquoi, d ’avoir voulu sa mort, nous damnant à tout
jamais. Nous lui prodiguions tous nos soins. Tout au plus put-
on adoucir sa fin. Il mourut, poussant d ’horrifiants jurons, hur­
lant, dans un sursaut final, un cri qui nous fit mal tant il nous
parut inhumain.
Augustus prononça son oraison.
— Othon Lippmann, qui fut mon Gourou, va au paradis où
languit la Houri dont Allah, dans sa compassion, t’a fait don.
Nous avons cru dans la foi q u ’un jour tu nous apportas. Nous
l’abjurons aujourd’hui, pour toujours, à jamais. Car, toi mort,
ta foi s’abolit. Nous sortirons Minuit du bissac puis nous bat­
trons l’amadou.
L’oraison finit ainsi sur un propos sibyllin qui, pour moi,
s’illumina au soir quand Augustus, s’inspirant du Canon
paroissial d ’Othon Lippmann, amassa six fagots puis accomplit
l’ignition du corps. La combustion, qui dura tout un long jour,
donna un fraisil blanc qu’un aquilon sifflant charria dans l'azur
noir...
Aucun parmi vous n ’aura jamais l’intuition du grand dam
qui s’abattit alors. Tout à son affliction, tout à sa prostration,
s’abandonnant, portant sa croix, gravissant son Golgotha, s’af­
faissant sous l’attristant faix d ’un chagrin larmoyant, Augustus
B. Clifford tomba dans un profond collapsus.
Il nous navrait. Il traînait tout au long du jour, ahanant,
assombri, abattu. Q uoiqu’il fût, par goût, par tradition, plutôt
gourmand, sinon glouton, il n ’avait plus jamais faim. Il n ’arri­
vait plus à finir son fricot du midi. Pourtant nous lui mijotions,
non sans amour, un plat qu’il adorait : un aloyau aux oignons
confits, un turbot au court-bouillon, du quasi, du boudin au
raifort, un salpicon. Mais il avalait tout au plus un anchois, du
cantal, un soupçon d ’isard, un doigt d ’amontillado, un abricot
ou un citron doux. Il maigrissait. Il nous faisait du souci.
Parfois, il s’isolait dans son donjon, s’y cloîtrait cinq ou six
La D isp a ritio n 429

jours, poussant par instants, dans la nuit, d’angoissants cris,


puis rapparaissait, abruti, suant, hagard. Son poil châtain blan­
chit dans l ’an qui suivit, lui donnant l ’air d ’un barbon caduc.

Dans un climat aussi contristant, Douglas Haig, garçon plu­


tôt maladif, blanchot, craintif, s’armait mal pour l’ardu combat
qu’un individu d ’aujourd'hui doit pouvoir fournir à l’occasion.
L’ayant compris, Augustus s’improuva, honnissant sa trahison,
son mauvais soin, son faux-bond nonchalant, puis, s’objur-
guant, voulut au moins qu’Haig n ’ait pas à souffrir d ’un forfait
qu’il n ’avait pas commis, dont il n ’avait pas à subir la dam­
nation.
— J’ai tout sali, m ’annonça-t-il un soir, j’ai tout tari, tout
trahi, tout banni, tout moisi. J’irai croupir, j’irai moisir, j’irai
pourrir dans mon insignifiant vacuum, dans mon chou blanc,
mais qu ’au moins m on fils, l ’infant qu ’un mauvais hasard nous
confia jadis, mais pour qui j’urai alors d ’avoir un amour
constant, qu’au moins mon fils soit garanti dans sa formation.
À partir d ’aujourd’hui, nous pourvoirons à son instruction. Par
surcroît, ajouta-t-il, j’y vois pour moi l’occasion d ’un salut ardu
mais non tout à fait sans solution.

Augustus s’occupa donc du savoir, alors plutôt nul, du gar­


çon. Sa scolarisation au cours communal d ’Azincourt n ’avait,
constata-t-il d ’abord, jusqu’alors produit aucun fruit : Haig
orthographiait mal, oubliait un mot sur trois ; il n ’avait pas
d’imagination ; il connaissait la soustraction, mais pas l’addi­
tion, la division mais pas la multiplication. Il ignorait la loi
d ’Avogadro ou plutôt il l’assimilait à un soi-disant postulat
d’Arago qui n ’avait aucun rapport. Il paraissait savoir qu’on
surnomma Louis X Hutin mais il ignorait pourquoi. Quant au
latin, quoiqu’il disposât d ’un gros Gaffiot, ça n ’allait pas plus
loin qu'«Anim ula vagula blandu la », « A quila non ca p it mus-
cas », « Sic tran sit glo ria m un di » ou « O fo rtu n a to s n im ium
sua si bona norint agricolas ».

Augustus dut fournir un travail colossal pour qu ’Haig s’incul­


quât d’un savoir plus satisfaisant. Il s’y adonna, non sans appli­

SL
430 G eorges Perec

cation ; mais, tantôt pion, tantôt prof, il accablait l ’ignorant


garçon d ’un discours fort trapu mais surtout fort obscur où il
n ’y avait jamais lourd à saisir. Haig avalait tout ça, soumis, sou-
riant, sans aucun mauvais vouloir, mais il apparut, moins d’un
mois plus tard, q u ’à coup sûr s ’il avait appris, il n ’avait pas
compris : nul pour tout savoir touchant aux maths, à la philo
au latin, il avait cinq ou six notions d ’anglais, mais pas plus ■
quant au français, il s’y donnait plus à fond : il avait, grosso
modo, saisi la signification d ’accords grammaticaux plus ou
moins incongrus ; il distinguait, disons cinq fois sur huit, un
son fricatif d ’un son labial, un substantif d ’un pronom, un
nominatif d ’un accusatif, un actif d ’un passif ou d ’un pronomi­
nal, un indicatif d ’un optatif, un imparfait d ’un futur, un attri­
but d ’apposition d ’un partitif d ’attribution, un ithos d’un
pathos, un chiasma d’un anticlimax.
Ayant compris qu’il divaguait quand il croyait concourir à la
formation d ’un grand savant futur, Augustus s’agaçait du pou­
voir quasi nul qu’il paraissait avoir sur la vocation du garçon.
Puis, modifiant son tir, il constata, surpris, mais aussitôt ravi,
qu’Haig trouvait dans l’art musical un plaisir toujours vrai. On
l’avait surpris crachotant dans un tuba dont il tira un son pas
tout à fait discordant. 11 harmonisait non sans intuition. Il avait
surtout pour la chanson un goût distinctif. Il n ’oubliait aucun
air pourvu qu’on lui jouât ou qu’on lui chantât trois fois.
Augustus, qu’Iturbi jadis honora d ’un cours, installa donc
aussitôt un piano crapaud (un Graf aux sons parfois nasillards,
mais aux accords parfaits, construit pour Brahms qui y
composa, dit-on, l ’impromptu opus vingt-huit) dans un salon
où il y avait aussi un billard (billard sur quoi, on l’a appris
jadis, il avait failli raccourcir à coup d ’hachoir Haig alors tout
bambin).
Là, jour sur jour, do mi fa sol, du matin au soir, sol fa mi do,
il initia son fils au subtil art du chant, l’accompagnant, l’inspi­
rant. Abandonnant tout à fait son latin, son anglais, Douglas
Haig s’aussitôt livra tout d ’un bloc à la passion du chant, trou­
vant dans Mozart, dans Bach, dans Schumann ou dans F r a n c k
moult satisfactions. Au vrai, plus Marsyas qu’Apollon, il susur­
rait trop fort, braillait trop doux, modulait mal, faisait couac
La D isp a ritio n 431

sur couac, il chantait mal quoi, mais il y trouvait nonobstant


un plaisir qui allait grandissant.

On sait qu’à dix-huit ans, Douglas Haig passa, non sans mal,
son bachot, puis qu ’il prit son parti. Son propos mûrit. Un
jour, il accosta Augustus lui d isa n t.-
— Moi aussi, j’aboutirai à la Scala. Baryton, voilà ma voca­
tion !
— Il y a loin d ’Arras à Milan, sourit Augustus.
— Labor om n ia vin cit improbus, dit Haig, montrant qu’il
s’acharnait.
— Tu l’as dit, bouffi, riposta Augustus.
— Mais Papa ! s’indigna Haig qui n ’avait aucun humour.
— Allons, fiston, l’apaisa Augustus. J’applaudis à ton obsti­
nation. Mais il faut auparavant fournir un travail colossal, sortir
triomphant d ’un tas d ’ardus concours ! Où irait-on si tout un
chacun s’introduisait d ’un coup à la Scala ?
— Mais j’irai pas à pas, promit Haig.
— Alors travaillons dur, conclut Augustus.
Haig jusqu’au cou s’absorba dans son travail, vocalisant,
filant, lourant, du chant du coq à la fin du jour.

Or, un soir, avril finissait, mai s’annonçait, Haig, qui souffrait


jusqu’à la pâmoison sur un oratorio d ’Haydn, s’accouda, las,
fourbu, au bord du billard qui croupissait dans un coin du
salon, nul n ’y jouant plus jamais.
Augustus, dans un instant loisif, improvisait sur un choral
d’Anton Dvorak.
Soudain Haig constata qu’un bon quart du drap du billard
paraissait avoir moisi : tout un bord offrait un amas d ’intrigants
points blancs, hauts tout au plus d ’un pica, cailloutis biscor­
nus, anormaux, flocons plus ou moins grands, plus ou moins
ronds, plus ou moins constants, s’ornant parfois d’incrusta­
tions, d ’ajouts, mais dont, surtout, l’organisation paraissait
fonction d ’un propos conçu, d ’un but aussi clair qu’admis :
non pas un signal au hasard, mais, au plus fort du mot, un
signal signifiant, à l’instar, sinon tout à fait d ’un manuscrit, du
432 Georges Perec

moins d ’un quipos (ruban nodal qu’utilisait pour la communi­


cation la civilisation inca).
11 y avait plus troublant. Haig crut voir qu’au fur qu’Augustus
frappait sur son piano l’inscription allait grossissant, mais
micron par micron, angstrom par angstrôm. Il compta : il
trouva vingt-cinq points. Augustus joua jusqu’au soir ; Haig
n’abandonna pas un instant sa position ; scrutant, fixant sa
vision sur la portion du drap, il constata qu’à la fin, quand
Augustus, à bout d ’inspiration, frappa un accord plutôt atonal,
il y avait vingt-six points blancs : un point frais moulu avait fait
son apparition, aura, puis soupçon, puis grains blanchissants.

— Papa ! cria Haig.


— Q u’y a-t-il, mon fils ? aska Augustus.
— Vois ! ici ! L’inscription du Blanc sur un Bord du Billard !
— Par Un as noir si mou qu ’omis rions à nu ! jura Augustus,
sursautant, un Blanc sur un Corbillard ?
— Non, un billard, au bord du billard, là, l’inscription !
Augustus vint voir. Son front s’assombrit aussitôt.
— Again ! Again f Again ! murmura-t-il par trois fois d’un
ton sourd.
— Qu’y a-t-il ? s’intrigua Haig qui s’alarmait, voyant son
papa pâlir.
— Fuyons, mon fils, sortons d ’ici illico !
F

14

Où l ’on va voir un cyprin fa is a n t f i


d ’un halvah p o u rta n t roya l

Augustus prit son fils adoptif à part. J’assistai à la discussion


qui suivit.
— J’ai toujours tu l’obscur imbroglio qui accompagna ton
apparition. Si j’avais pu, j’aurais dit aujourd’hui la Damnation
qui nous saisit. Mais ma Loi punit la divulgation. Nul jamais
n’ira trahir l’inconsistant fin mot, l’inconnu minimal, l’absolu
tabou qui, ab ovo, obscurcit tous nos propos, maudit nos vou­
loirs, pourrit nos actions. Chacun sait qu’un mal sans nom
nous agit à nos insus, chacun sait qu’à nos grands dams, nous
barrant tout parcours, nous condamnant sans fin aux circonlo­
cutions, aux bafouillis, aux oublis, à l’insupport d ’un faux
savoir où vont s’opacifiant, s’obscurcissant nos cris, nos voix,
nos sanglots, nos soupirs, nos souhaits, un mur infranchi nous
forclot à jamais. Plus nous irons loin dans l’approximation du
mot omis, plus nous voudrons saisir dans nos mains l’immacu-
lation sans contours, plus s’abattra sur nous un courroux malfai­
sant. Tu dois savoir, Haig, mon fils, qu’à partir d ’aujourd’hui, à
l’instar d’un jadis pas si lointain, la mort raccourt ici, rôdant
tout autour.
J’ai cru parfois, poursuivit Augustus, qu’au moins tu n ’aurais
pas à pâtir du sort inhumain qui m ’a jadis saisi. Mais nous
n ’avons aucun pouvoir. Tu aurais tout à fait tort, donc j’aurais
tort aussi, si jouant ton va-tout, tu t’incrustais ici. Tu partiras
avant la nuit !
434 Georges Perec

Mais Haig aussitôt infirma la proposition d ’Augustus, lui


opposant qu’il s’agissait du plus fallacial motif qui soit, qu’il
voulait, au vrai, bannir son fils !
— Quoi ! mugissait-il, si touchant dans son mauvais arroi,
quoi ! Toi aussi m on papa ! Tu voudrais ma mort, voilà, j’ai
compris ! Moi qui suis si naïf, moi qui croyais à toi, moi quj
t’aimais d ’un amour si filial ! Voici qu’aujourd’hui tu ourdis un
com plot aussi brutal qu’idiot. Mais tu as cousu d ’un fil blanc
ton propos ! Sois franc au moins ! Si ton bon plaisir conclut à
mon abandon, maudis-moi, mais n ’assortis pas ta vindication
d’alibis aussi bouffons !
— Mon fils ! glapit Augustus bondissant sous l’insultant dis­
cours. Mais sa voix cassa, un sanglot la brisant.

Il m ’apprit plus tard qu’il avait voulu alors tout trahir, qu’il
fut un instant au point d ’affranchir Haig sur sa condition d ’An-
glais bâtard, qu’il faillit s’ouvrir à lui, lui parlant du Zahir,
d ’Othon Lippmann, du vagabond au sarrau blanc qui avait
nom Tryphiodorus, du bain lustral, and so, and so. Mais il
n’osa pas.
Un long instant passa. Douglas Haig, sans un mot, fixait
Augustus. Puis soudain il tourna talons, fuyant tout au long du
bruyant corridor.
Augustus s’immobilisait.
J’ai voulu savoir s’il fallait courir sur Haig.
— Non, m ’a-t-il dit, laissons choir. S’il doit partir, il partira.
Sinon, tant pis, nous mourrons tous !

Jusqu’au matin, l’on ouït Haig qui marchait dans la maison.


Puis, au point du jour, nous l’avons vu sortir. Il portait un
chandail à col montant, un gros blouson. Il avait un sac à la
main.
Il alla jusqu’au bord du bassin, il s’accroupit ; il siffla, par
trois fois
La D isp a ritio n 435

jnodulant un signal qui paraissait significatif puisqu’aussitôt


jonas apparut. Il tint à son cyprin un long discours, lui lançant
par instants du pudding qu’il roulait dans sa main ainsi qu’on
fait du grain pour avoir du couscous.
Puis, sans un gard ni pour moi, ni pour son papa, ni pour
la maison où il avait grandi, claquant sur lui l’inamical portail,
il disparut...
L’on ignorait où Haig avait fui, Augustus morfondait. Jonas
n’apparaissait plus quand on approchait du bassin, murmurant
son nom. Tout allait à vau-l’iau.
Puis, six mois plus tard, un commis postal, sonnant au por­
tail, nous apporta un pli. Augustus, l’ouvrant, voulut d ’abord
savoir qui signait, puis lut d ’un trait.
— Connaîtrais-tu par hasard, dit-il pour finir, un individu du
nom d ’Anton Voyl ?
— Ma foi non.
— Moi non plus. Mais il a l’air d ’avoir tout appris sur nous :
lis plutôt :

Milord,
J ’a i vu cinq ou six fois, au cours du m ois d ’avril, Douglas
H aig Clifford. A yan t appris, tou t à f a i t p a r hasard, qu ’il a v a it
fu i d ’A zincourt, vous laissan t sans in dication s sur son sort,
j ’a i cru bon, sa u ta n t sur l ’occasion, vous fo u rn ir cinq ou six
inform ations qu i - vo ilà m on sou h ait - concourront à a d o u ­
cir vos soucis ou vos chagrins.
A rrivant à Paris, D ouglas H aig s ’y con du isit d ’a b o rd p lu tô t
mal. Il tra în a it da n s d ’indignants caboulots ; il s ’acoqu ina à
un trio d ’in dividu s issus du p lu s vil bas-fond, d ’infam ants
sacripants, voyous san s f o i ni loi rom pus a u x p lu s n oirs fo r ­
faits. Subissant la fa scin a tio n du mal, Douglas H aig p a rticip a
au x larcins d o n t l ’a vilissa n t trio tira it to u t son profit. Ça f a il­
lit m a l fin ir p o u r lui : p r is la m ain dan s un sac, l ’a d r o it filo u
qui co m m a n d a it au gan g alla m oisir à Maroni.
Poltron sinon couard, m ais cra in tif à coup sûr, Douglas
H aig s ’im agina a u ssitô t croupissant à Biribi. Il n ’a im a p a s
ça. Q u itta n t illico sa casbah d ’argousins, d ’oustachis, d ’im ­
m oraux m alandrins, il loua au b o u l’m ich ’ un g a rn i studian-
436 Georges Perec

tin p o u rvu d ’un confort succinct m ais suffisant. Nous


ignorons d ’où il tira it l ’im p o rta n t m inim um vita l q u ’impli.
q u a it son train d ’alors : il n ’a v a it p a s d ’auto, m ais il laissait
to u t un m agot au x m archands d ’h abits : son p o lo blanc p o r­
ta n t p o u r m ascaron un p o r tr a it du g ra n d D jougachvili fut,
s itô t mis, connu, p u is a p p la u d i du q u a i Conti au Balzar, du
p o n t Sully au Bar du Pont-Royal. P ar surcroît, il s ’attach ait
au g o û t du jo u r ; il lui p la is a it d ’ou ïr Lacan ou Balibar, Me
Luhan M arshall ou Ninipotch, Tutti ou Quanti. Il lisa it « Com­
m unications », « A toll », « Scilicat », « Trois Confinants ». H
a lla it au Studio Logos, d ivin isa n t Godard, lou an t Coumot.
Ça dura tou t au plu s un mois. Il comprit, qu and il f u t sans un
rond, qu ’il n ’allait p a s fort, qu ’il bam bochait trop, qu 'il tournait
mal, q u ’il rôtissait son balai, q u ’il n ’a va it q u ’instincts dissolus.
Il inaugura alors, non sans brio, un travail, aussi court
qu ’a c tif visan t à la transform ation du clim at social, à l ’abo­
lition du Capital, à la d ispa ritio n du Profit. Il m ilita donc
d a n s un P a rti ultra-albanais qui, s ’inspirant ric-à-rac d ’un
discours d ’H odja à Shkodra (jadis Scutari) qu i d a ta it d ’au
m oins trois ans, s ’a tta q u a it a u ta n t a u x ram ollis d u PCF
q u ’a u x soi-disant pro-Chinois. M ais l ’ultra-albanais p a r ti fu t
dissous h uit jo u rs p lu s tard.
D ouglas H aig s'abandon n a au chagrin. Puis il lui souvint
qu ’un jo u r son p a p a - vous - lui a v a it d it •
« L ’a d a gio d ’A lbinoni nous f u t d ’un si g ra n d concours à la
m o rt du cousin Gaston »
q u ’il com prit to u t à coup q u ’il n ’a v a it ta n t couru sus à
d ’originaux frissons q u ’afin d ’assoupir son vrai but, sa voca­
tion : la chanson !
Lors, il travailla dur. Un m ois p lu s tard, il s ’inscrivait à la
Schola Cantorum. Il y f u t to u t à f a i t fou droyan t.
Il vit a u jo u rd ’hui d an s un stu dio fam in a rd , au six, rond-
p o in t du C om m andant Nobody.
Ainsi, a ya n t un in sta n t fa illi so rtir du d ro it parcours, Dou­
gla s H aig a, p o u r finir, choisi sa conviction, m ûri sa vocation.
Voilà qu i suffira, croyons-nous, à assouvir la so if où son
a b a n d on vous laissa.
Yours Truly, Anton Voyl.
La D isp a ritio n 437

Augustus posta aussitôt à Haig un fort mandat qu’accompa­


gnait un long mot - un vrai roman - où il s’autojustifiait tout
à loisir. Mais nul n ’honora son mandat. Voulant savoir pour­
quoi, il alla à l’administration. On lui apprit qu’il n ’y avait pas
d’Haig Clifford au six, rond-point du Commandant Nobody.
Pris d ’un angoissant soupçon, il sollicita la Schola Cantorum,
s’informant s’il y avait, parmi tant d ’inscrits, un Douglas Haig
Clifford. Là, il fut plus chançard : on lui fit savoir qu ’oui, il y
avait ; mais, ajoutait-on, caciquant au concours d ’unisson, on
l’avait promu à la Julliard School of Music, à Manhattan, afin
qu’il s’y initiât à la composition.

Un an passa. Tout paraissait calmir. L’on lut dans un journal


qu’Haig Clifford avait conquis l’intimidant public du Cari-
gnano. Longchamp parla d ’un « baryton promis aux plus
grands protagons », Gavoty d ’un « futur Tito Gobbi », Rostand
d’un « Gigli qui aurait la voix d ’un Kim Borg, la passion d ’un
Ruffo, l’intuition d ’un Souzay».

Puis, un jour, alors qu’ayant pourvu aux provisions du soir,


j’arrivais du bourg suivi d ’un gamin qui, pour vingt sous, m ’as­
sistait, car j’avais trois lourds cabas, j’ai vu, marchant à pas non­
chalants tout autour du bassin, un individu dont l’air m ’ahurit
tout à fait, tant, un instant, il m ’apparut voir Douglas Haig. On
aura compris q u ’il s ’agissait d ’Anton Voyl.
On aurait dit qu’il avait tout au plus vingt ans. Grand, plus
droit qu’un i, plus fin qu’un fil, il portait un caoutchouc mastic
à col raglan, un stick, un panama. Il avait, a priori, l’air d ’un
garçon tout à fait charmant, mais un l ’on sait trop quoi d ’indis­
tinct, d ’inconsistant, m ’indisposa aussitôt : sa carnation, qui
donnait à son front arrondi un air blafard, maladif, son port
alangui, vacillant, son air fugitif, son sourcil blanc, son iris d ’un
azur si clair qu’un instant j’ai cru voir un albinos, tout un
autour craintif m ’angoissa : on l’aurait dit portant à son insu
un faix accablant.
J’approchai, l’haranguant suivant la tradition qu’on suivait
dans ma tribu :
438 G eorges Perec

— Salut, Minois pâlot ! La paix soit sur ton wigwam, inhu­


mons nos martiaux tomahawks, fumons un long tuyau !
— Ahiyohu ! fît-il - touchant son front du doigt puis l’incli­
nant sur moi à l’instar d ’un vrai Mohican, montrant par là qu’il
connaissait tout à fait nos us - qu’un grand caribou soit tout
rôti sur ton chaudron !
J’introduisis l’inconnu, lui offris un pouf, sonnai du gong.
Augustus parut aussitôt.
— Plaît-il ? fit-il.
— Anton Voyl, dit l’inconnu s’inclinant. Il y a un an, grosso
modo...
— Nous savons, coupa, bourru, Augustus, il y a un an tu
nous racontas l’imbroglio confus qu’Haig mon fils connut
avant d ’assouvir à tout jamais sa vocation. Il m ’a l’air aujour­
d ’hui sorti d ’un mauvais pas. On l’a applaudi voici trois jours
à Turin. Nous t’aurions valu nos obligations si nous avions su
où tu habitais. Mais il n ’y avait pas d ’indication sur la souscrip­
tion du pli qui nous parvint.
— Las, soupira Anton Voyl, j’avais omis, pardon. Mais, pour­
suivit-il, passant aujourd’hui par un hasard fortuit non loin
d ’Azincourt, j’ai cru bon vous offrir mon salut.
— Par Adonaî ! voilà qui nous plaît, jura Augustus, mais dis
donc, tutoyons-nous, ça aplanira à coup sûr la complication.
— Tu as raison, admit Anton Voyl.
— Assouviras-tu ta faim à ma collation du soir ? proposa
Augustus.
— J’ai pas dit non, fit Anton Voyl.
Il posa son stick, ôta son panama, puis son caoutchouc.
— Allons dans mon fumoir, dit Augustus.
L’on quitta l’obscur hall, franchit un long corridor, monta
trois pas. Augustus indiqua à Voyl un club profond au cuir
noir, à l’acajou luisant, puis lui offrit un habana, un vrai, d ’im­
portation.
Voyl fuma, montrant sa satisfaction.
— Un scotch ? Un bourbon ? Un whisky ? proposa Augustus,
montrant tout un attirail pour barman.
La D isp a ritio n 439

__Ouais, fit Voyl, pas convaincu.


.— Du gin ? Un cocktail ? Un bloody-mary ? Un bull-shot ? Un
dry?
.— N ’aurais-tu pas plutôt un blanc-cassis ?
— Un kir ?
L’on but. Puis Voyl parla ainsi :

Tu voudras d ’abord savoir l’occasion qui m ’a conduit à Haig.


Voici : j’allai un jour à l ’aquarium du Jardin d Acclimatation. Un
garçon qu’habillait un balandras noir, un garçon à l’air chagrin,
tristou, qui paraissait mon frangin, vint s’alanguir non loin, au
bord du bassin aux cyprins. Il sortit d ’un sac un produit pois­
sard, qui paraissait soit du halvah, soit du rahat loukhoum,
produit qu’il triturait dans sa main puis lançait aux poissons,
nonobstant l’admonition d'un argus qui, par trois fois, s’appro­
cha, glapissant, barbatif, lui montrant d ’un doigt jauni par
l’abus du caporal l’inscription proscrivant d ’offrir aux cyprins
tout apport nutritif.
On aurait dit qu ’à chaqu'instant il comptait qu ’un cyprin
allait surgir du fond du bassin, puis bondir hors du flot pour,
à l’instar d ’un dauphin, saisir au vol sa ration. Mais nul cyprin
n’apparaissait : ça l ’attristait, ça l’assombrissait.
J’allai à lui, lui disant qu’il paraissait avoir pour tout cyprin
un amour touchant, mais plutôt ingrat. Il m ’avoua, à blanc-
pourpoint, qu’il avait, jadis, moult compagnons, mais nul ami
vrai, hormis Jonas, son cyprin qui apparaissait quand on mur­
murait son nom ou quand on sifflait un signal distinctif. Aucun
jour n ’allait sur sa fin sans qu’il n ’ait auparavant nourri Jonas.
Quand il avait du chagrin, il s’ouvrait à Jonas, qui, toujours, lui
faisait un clin amical.
Aujourd’hui, poursuivit-il, transi, purotin, jobard, moulu par
l ’affliction, ayant un gros bourdon, il avait cru, naïf, qu ’un
cyprin du Jardin d ’Acclimatation lui offrirait, pourquoi pas ? un
amical bonjour. Il avait donc pourvu son ultimal ducaton à
l’achat d'un kilog d'halvah, concoction dont Jonas avait tou­
jours paru au plus haut point friand, d ’autant plus qu'il s’agis­
sait d ’halvah du Shah d ’Iran, soit du plus fin qu’on pût avoir
dans un magasin français.
440 G eorges Perec

Son souci m ’attristant à m o n tour, j’offris u n glass au garçon


puis l ’invitai dans u n snack-bar. Il avait faim. Il m astiquait pja.
nissimo, ainsi q u ’u n m usulm an au sortir d ’u n trop long
ram adan.
Q u and on arriva au m oka, il m ’avait fait u n rap p o rt piquant
su r lui, su r sa vocation, sur son travail, sur vous, pardon, sur
toi, sur la Squaw...
— Q u ’a-t-il dit ? cou pa Augustus, transpirant. Connaît-il
l’o bscur non-dit qui l’accom pagna q u an d il vint au jour ?
— Oui : il t ’a surpris, u n matin, dans l’amollissant caldarium
où tu t ’isolais p o u r accom plir to n bain lustral. Il avait six ans.
Tu basculais dans to n grand Nirvâna. Tu m urm uras alors, à ton
insu, u n flot confus qui l’intrigua si fort q u ’il s’approcha, col­
lant son pavillon auditif su r la fixation d u licou assurant ta
position, fixation qui, va savoir p o u rq u o i ! paraissait avoir un
fort pouvoir d ’amplification...
— Ah capisco ! capisco ! rauqua, pâlissant, Augustus.
— Oui, Augustus, tu as com pris : tu lui avouas tout, à ton
insu. Tu lui parlas d u Zahir qui s’incrustait dans son cordon
ombilical. Alors, pris d ’u n chagrin fou, d ’u n courroux qui mul­
tipliait p ar dix son pouvoir, basculant to u t à coup dans un
traum a inouï, il t’arracha d u doigt so n Zahir !
— ... provoquant p ar là la dam nation où nous pâtissons tou­
jours, glapit Augustus.
— Oui, poursuivit A nton Voyl, il avait to u t au plus six ans,
mais il com prit tout. Il t ’accabla dans son for, il s’acharna à
to u t jamais sur toi, vindicatif, satisfait q u an d tu tombais, quand
tu allais mal, souffrant la m ort q u an d to n dam paraissait
s ’adoucir. Il t ’a haï à to u t instant !
— My God, m y G od ! sanglotait, convulsif, Augustus, cris­
p an t dans sa main u n blanc m ouchoir.
— La dam nation du Fils, to u t bâtard q u ’il soit, p o u r anglais
q u ’il fût, t ’a poursuivi ju sq u ’au jo u rd ’hui. Tout, y com pris sa
vocation, appartint aux com plots q u ’il ourd it p o u r t ’abolir !
— Sa vocation ? m urm ura Augustus qui n ’avait pas compris.
— Voici la raison qui m ’a fait accourir, dit Anton Voyl d ’un
to n glacial.
Il sortit d ’u n sac, q u ’u n chagrin noir gainait, u n croquis au
La D isparition 441

crayon figurant, n o n sans art, VUomo d i Sasso qui p u n it Don


ju an pour, l’ayant occis, avoir voulu ju sq u ’à, mauvais plaisant,
lui offrir u n lunch. Pris dans u n plastron ovoïdal fait d ’u n stuc
blafard, o n aurait dit u n colossal H um pty Dumpty.
Au dos d u croquis, la m ain d ’Haig avait inscrit u n tro u b lan t
pronostic : « Il pâtira q u a n d j’apparaîtrai ainsi, car m o n sang
l’a h onni à jamais ! »
__Voici, circonstancia Anton Voyl, l’avis q u ’il laissa à m on
club il y a au jo u rd ’hui trois jours. Il y avait adjoint u n m ot
m ’an n o n çan t q u ’il vivait à Urbino, q u ’il chantait dans D on Juan
la partition d u C om m andant, q u ’il s’unissait p o u r toujours à
Olga M avrokhordatos...
Augustus b o nd it ; o n l’aurait cru m o rd u par u n aspic :
__ Non ! N on ! Il co u rt à la m ort ! hurla-t-il...
IV

Olga Mavrokhordatos

15

Où, dissipa n t vingt ans d ’archifaux faux-fuyants,


l ’on va sa vo ir po u rq u o i coula l ’im posant Titanic

— Non ! Non ! Il court à la mort ! hurla Augustus.


— Abyssus abyssum invocat ! conclut, assombri, Anton
Voyl.

Mais Olga s’accablant, sanglotant, faiblissant, Arthur Wilburg


Savorgnan coupa court à l’insinuant fil dont la Squaw tissait
son abondant discours.
— L’oubli, dit-il, n ’a pas fini d ’adoucir nos chagrins. Douglas
Haig, il y a vingt ans, Anton Voyl il y a un mois, Augustus
aujourd’hui, sont morts, ont disparu, battus par un mal sour­
nois qui va toujours rôdant, un mal qui frappa aussi, pourquoi
pas, qui sait ? Hassan Ibn Abbou, Othon Lippmann, la maman
qui, incognito, mit Haig au jour...
— Tous nos fils, sauf Yvon, soupira Amaury Conson.
— Mais, poursuivit Arthur Wilburg Savorgnan, n ’appro-
chons-nous pourtant pas du but ? N’avons-nous pas saisi nos
principaux jalons ? Dans la Saga dont la Squaw nous fait
aujourd’hui la narration, sans avoir omis un mot, un fait,
n’avons-nous pas, noir sur blanc, l’occasion d ’approfondir la
solution du mal qui nous poursuit ?
— Mais il ignorait ma filiation ! cria tout à coup Olga.
— Haig l’ignorait, oui, tu l’ignorais aussi, dit la Squaw conti­
nuant son long rapport. Mais Augustus savait. Il comprit aus­
sitôt :
446 Georges Perec

Clan natif d ’Istanboul, habitant un palais d ’où l ’on voyait


autant Thanatogramma, aux bords du Grand Lac Noir, qu’Ailip-
popolis, sur la Marmara, la tribu Mavrokhordatos (on orthogra­
phiait parfois Mavrocordato ou Maurocordata ; ça signifiait,
disait-on, dans un patois balkanais si mal connu qu’on lui attri­
buait un pouvoir logogriphiant, « qui a un poitrail noir » ou
« qui a un mauvais pouvoir ») la tribu Mavrokhordatos, donc,
fournit d ’abord au Sultan moult icoglans : Stanislas rasa Soli­
man ; Constantin soigna Ibrahim ; Nicolas fut tardjouman (on
dirait aujourd’hui drogman), puis amassa pour son patron
Abd-ul-Aziz plus d ’un million d ’in-quarto (la plupart d ’occa­
sion) glorifiant tous l’Islam ; son fils, Nicolas junior, fut fait
Hospodar du Banat ; on disait qu’Abd-ul-Hamid lui confiait
tout car il avait au plus haut point l’art d ’obscurcir, faisant d ’un
discours anodin, un charabia qu’aucun n ’arrivait jamais à saisir
quoiqu’il donnât à tout instant maints signaux montrant q u ’il
chiffrait ou traduisait suivant un canon pourtant primitif.
Nicolas prit pour blason un Sphinx brûlant ; grand Favori du
Sultan, il croyait qu’il finirait Vizir ou Mamamouchi. Mais, trois
ans plus tard, Mahmoud III, jaloux du pouvoir qu’avait pris
l ’Hospodar, craignant qu’il n ’imposât sa loi jusqu’à Stamboul,
l’assassina, puis condamna au pal la plupart du clan.
La tribu Mavrokhordatos parvint à fuir, non sans mal. Augus­
tin, grand-papa d ’Olga, las du Diwan, gagna Durazzo, où il
s’installa avocat. Plus tard, il fonda un journal qui prônait l’in­
soumission vis-à-vis du Sultan. « Albanais », proclama-t-il un
jour, « un jour triomphant va s’ouvrir ! Sus aux tyrans, brandis­
sons un fanion sanglant ! Marchons, marchons ! D ’un sang
impur irriguons nos sillons ! »
L’agitation chambarda Durazzo. On trucida cinq ou six ous-
tachis. On cria partout « Mort au Turc ! » ou « Sus à l’Islam ! »
On choisit pour pavillon un gonfalon d ’organdi blanc s’ornant
au canton du Sphinx brûlant qu ’avait pour blason Nicolas. Un
grand parti national, d ’inspiration whig, mais à vocation anar,
mobilisa l’opinion. Un individu du nom d ’Arthur Gordon,
q u ’on disait cousin lointain du grand Byron, bossu à son instar,
mais tout aussi fils d ’Albion, galvanisa l’opposition, lui offrant
La D isp a ritio n 447

un Chant National q u ’aussitôt tout un chacun sifflota à tout


instant, bravant l’yatagan du timariot.
Trois ans plus tard, l’Ottoman fut contraint à fuir. On signa
la paix à Corfou : l’invaincu populo albanais voyait garanti son
autonomat. Victoria aussitôt, disputant à Cavour l ’installation
d ’un pouvoir quasi tutorial sur la nation qui naissait, nommait
consul à Tirana lord Vanish, brillant major d ’Oxford dont
Richard Vassall-Fox third lord Holland, avait fait son favori, l ’in­
troduisant à la Cour, puis donnant tout son appui à sa nomina­
tion. Augustin Mavrokhordatos, qui n ’avait qu’admiration pour
Victoria, fut convaincu par l’adroit Llord Vanish qu’un statut
colonial ou mi-colonial s’appliquait tout à fait aux Albanais,
avachis par la domination du Turc, pas mûrs du tout pour l’au-
tomancipation, qu’il fallait, donc, fournir aux Anglais l’occasion
d’accourir, offrant d ’abord un concours aux fractions qu’alar­
mait l’instauration d ’un pouvoir qu’on dirait dictatorial, puis,
par un biais subtil, faisant du pays un dominion. Mais il fallait
agir fissah, sinon, à coup sûr, l’Abyssin, l’Austro-hongrois ou
l’imaginatif Rital saisirait l’occasion. Conquis, Augustin mit au
point aussitôt un com plot pas trop mal ourdi. L’or anglais cou­
lait à flot. On noyauta. On mit un gars sûr partout où il fallait.
On fignola un dispositif dont la sophistication (pour prom ou­
voir ici un mot qui appartint plus tard au corpus franglais)
parut tout à fait hors pair. Mais, à trois jours du coup, alors
qu’un bataillon d ’hussards anglicans, stationnant à Brindisi,
languissait à l’affût du signal l’invitant à l’invasion, manu mili­
tari, du sol national albanais, la conspiration transpira. Faux
pas ? Impair d ’un partisan ? Abandon d ’un apostat ou trahison
d ’un Judas livrant son rhodopot à un plus-offrant ? Qui sait ?
Mais, à coup sûr, ça fit un fichu boucan. Il n ’y a pas plus chau­
vin qu’un Albanais. On condamna à mort dix-huit magistrats
qu’on accusait, à tort ou à raison, d ’avoir pris parti pour la
machination.
Quant à Augustin, ça finit mal pour lui : d ’abord on lui
donna du knout ; puis on l’attacha au pilori ; la population y
accourut, lui lançant lazzis narquois, trognons ou fruits pour­
ris. On lui appliqua un carcan autour du cou ; on lui rompit
pas mal d ’os ; on lui fourra un bâillon jusqu’au fond du larynx ;
448 Georges Perec

on l’asphyxia, on l’immola, on l’arrosa d ’alcool, puis on


l’alluma.
Sa constitution hors du com mun fit qu’il mit plus d ’un mois
à mourir. Alors on lança son corps à un carlin qui n ’y toucha
pas, tant il puait.
La smalah Mavrokhordatos à Durazzo, qui comptait vingt-six
individus, connut un sort aussi dur. L’Albanais la pourchassa
partout, pilla par trois fois la maison du clan, violant la grand-
maman, trucidant d ’implorants bambins.
Un an plus tard, il n ’y avait qu’un survivant, mais il importait
tant aux Albanais qu’on continuait à lui courir sus, allant jus­
qu’à offrir un million d ’hrivnas pour son corps, mort ou vif.
Car il s’agissait du vrai sang d ’Augustin : son fils, qui avait nom
Albin. (Augustin avait voulu, quand il naquit, qu’il portât un
nom patriotard !)
Albin, donc, put fuir, gagnant un profond maquis où, huit
ans durant, il stagna, survivant, mi-moribond, fortifiant son
abomination pour l’Albanais qui avait occis tout son clan, mais
aussi, mais surtout, pour l’Anglais qu’il accusait, non sans rai­
son, d ’avoir compromis son papa.
Un jour, dans un marabout où nul n ’habitait plus, sinon,
parfois, un pâtour qui gardait trois moutons, il trouva un fort
magot : doublons d ’or, joyaux, lingots.
Lors, à l’instar d ’un Mathias Sandorf, il consacra son avoir
colossal à assouvir sa vindication. Il attira à lui un gang d ’hors-
la-loi qu’il payait gros, donnant à chacun fifty-fifty, mais dont il
voulait la foi.
Il choisit pour abri principal un bordj croulant qu’on nom­
mait « Bordj du Pillard » car y avait parfois dormi Fra Diavolo,
un bandit jadis franciscain qui s’attaquait aux troikas ou aux
mail-coachs.
Quand il choisissait pour son gang un compagnon, Albin lui
donnait d ’abord convocation dans son bordj. Chacun buvait,
coup sur coup, cinq slivowitz. Puis l’hardi compagnon jurait
sur la croix qu’il offrirait jusqu’à la mort son loyal concours.
Alors, Albin lui tatouait sur son avant-bras droit, s’aidant d ’un
poinçon scarifiant d ’or qui laissait sur la chair un sillon blanc
ultrafin, pas profond mais si sûr qu’aucun abrasif n ’aboutirait
La D isp a ritio n 449

jamais à sa disparition, un signal distinctif qu’un flic albanais


parvint à voir un jour, mais dont il fit un croquis qu’on trouva
insatisfaisant : il s’agissait, dit-il, d ’un rond portant au mitan
un trait droit, soit, si l’on voulait, d ’un signal s’assimilant à
l’indication formulant la prohibition d ’un parcours.
On mit parfois, par hasard, la main sur un com pagnon d ’Al-
bin. Nonobstant l’indistinction du croquis qu’avait fait l’alba­
nais flic, on savait, à son signal blanc fait au Bordj du Pillard,
qu’il s’agissait à coup sûr d ’un vassal du bandit.
Mais, sur huit ans, tout au plus attrapa-t-on trois compa­
gnons, alors qu’Albin avait à sa disposition un gang d ’au moins
vingt individus !
Il s’attaquait surtout aux Anglais. La maison du Consul à
Tirana sauta trois fois. Tout yacht battant pavillon britannial
qui mouillait à Durazzo risquait fort d ’y pourrir à jamais.
Quant au Titanic, s’il coula, ou plutôt s’il sombra, il faut y
voir, non l’accablant produit d ’un choc glacial, mais, pour sûr,
la main du malfaisant malandrin, car il y avait à bord, discutant
d’un accord sur la construction d ’un important laminoir, tout
un consortium anglo-albanais dont la Barclay’s avait fourni
l ’initial capital.
La collision d ’un train abordant un autocar, à Quintinshill,
non loin d ’Hamilton, à mi-parcours d’Huntingdon à Oakham,
dans la nuit du cinq au six août dix-huit, montra à Scotland
Yard, qui s ’affola aussitôt, qu’Albin savait, à l ’occasion, assaillir
son rival jusqu’au mitan du sol natal. Mais l’on sut plus tard
qu’Albin n ’avait agi ainsi qu’au nom d ’un pur plaisir, ou plutôt,
ainsi qu’il l’affirma, « during his holidays », car, tout bandit
qu’il fût, il chômait un mois par an, allant voir l’Albion qu’il
honnissait tant, mais dont il aimait l’humidifiant climat.
Son action ayant fait partir l’Anglais du sol albanais, Albin,
un an plus tard, s’attacha aux autochtons. Il fit cinq ou six
razzias ; mais, dans un pays où l’industrialisation n’avait pas
fait son apparition, il n ’avait grosso m odo pour butin q u ’ovins
maigrichons ou croquants sans rançon.
Or, son magot tirant sur sa fin, il lui fallait agrandir son
capital.
Il y avait, non loin du Bordj du Pillard, un vallon où poussait
450 Georges P erec

à foison d u pavot blanc. Saisissant illico, n o n sans raison, qU’jj


y avait là u n filon d ’u n profit colossal, Albin apprit d ’u n potard
la fabrication du laudanu m puis, p a r fum igation, obtint un
opium to u t à fait satisfaisant.
Mais, chacun sait ça, l ’opium n ’a jamais valu u n sou tant
q u ’o n n ’a pas garanti sa distribution. Or, s’il y avait u n circuit
qui, p artan t d ’Ankara aboutissait aux Balkans d ’o ù il diffusait
via Kotor, D oubrovnik o u Split (jadis Spalato) sur Rimini d ’où
il gagnait Milan, noyau m ondial d ’u n trafic to u t à fait florissant,
un « syndicat » multi- o u p lu tô t supra-national (qui groupait
dix-huit gros caïds m andatant la Maffia, la Cosa Nostra, Lucky
Luciano, Jack « Dancing Kid » D iam ond, Big Italy, la « Chicago-
Loop C orporation », Bunny « Gunfight » Salvatori, plus cinq ou
six organisations ayant m oins d ’acabit) l’avait dans sa main.
Pas idiot d u tout, Albin com prit q u ’il risquait gros s ’il s im­
misçait dans un circuit aussi clos. Plus subtil, mais surtout fort
hardi, il s’hasarda au d um p ing : con tactant à Milan u n mar­
chand forain q u ’il savait m aillon d u circuit, il lui proposa son
opium au rabais.
Plus tard, son trafic ayant grossi, il voulut avoir à Durazzo
u n com m is qui aurait soin du transit, car l’opium arrivait du
Bordj d u Pillard p ar auto, gagnait Chiogga p ar canot, puis
Milan sur u n chaland du Pô.
Ainsi Albin contacta-t-il, à Tirana, u n individu d o n t on lui
avait dit q u ’il avait to u t d u fripon, mais q u ’il paraissait sûr,
intuitif, fin, saisissant à mi-mot, ayant d u tact, imaginatif. Il
s’agissait - qui nous lit doit l’avoir com pris, ou sinon il nous a
mal lu - il s’agissait, disions-nous, d ’O th o n Lippm ann !
Ainsi -A u g u stu s l’avait com pris a u s s itô t- Olga, q u ’aimait
plus q u ’u n fou Douglas Haig, avait p o u r papa un ami du plus
grand rival q u ’ait jamais co nnu Augustus, ami qui, p ar surcroît,
abhorrait ju sq u ’à l’abom ination l’Anglais !
— Mais, voulut alors savoir A nton Voyl, qui donc fut la
m am an d'O lga ?
16

Qui fournit un appui p robatif à la position du dollar ($)

Tout arriva u n an plus tard, raconta Augustus poursuivant sa


narration. Son trafic d ’o p iu m m archant à souhait, Albin am as­
sait sans mal u n gros tas d ’or. À l’instar d ’u n pacha, il bam bo ­
chait dans so n bordj. Mais il apprit u n jo u r q u ’Anastasia, la star
d ’Hollywood, to urnait u n film n o n loin. Or, Albin, qui n ’avait
plus l’occasion d ’assaillir son rival anglais, continuait n o n o b s­
tant à haïr to u t Anglo-saxon, y com pris u n Ricain. Il organisa
donc aussitôt u n raid pu nitif sur la circonvallation o ù la p ro ­
duction avait assis son cam p principal.
Fulm inant, il prit son fusil, u n bazooka, d u fulm icoton, du
napalm, d u plastic, puis, co nduit p ar u n mastiff quoaillant,
suivi p ar cinq com pagnons d o n t il aimait l’hardi sang-froid, il
partit assouvir son cou rro u x furibond.
La nuit tom bait q u an d il arriva. Ju in flamboyait. Il avait fait
chaud ; il faisait doux, mais la n uit s’annonçait d ’u n froid
glacial.
Albin vit q u ’o n avait construit trois studios sur l’ubac d ’u n
m ont, mais q u ’o n bivouaquait au b o rd d u lac. La distribution
dorm ait dans cinq grands caravanings, d o n t u n q u ’Anastasia, la
star m onopolisait. Voyant q u ’aux studios la p ro d u c tio n s’affai­
rait, to u rn an t u n raccord tracassant qui chagrinait to u t u n cha­
cun, la script, la sono, l’assistant, la photo, car, quoi q u ’o n fit,
la dolly n ’arrivait jamais à avoir dans son cham p q u ’u n figurant
sur trois, Albin y lança son gang, stipulant q u ’o n b rû lât tout,
452 G eorges Perec

qu ’on massacrât au maximum, qu’on disloquât tout son saoul


puis, à catimini, il s ’approcha du bungalow roulant où somno­
lait la star.
Il s’introduisit dans un boudoir succinct, mais où tout invi-
tait aux plaisirs d ’un galant amour : il y avait à profusion divans
profonds, lourds tapis, miroirs qu’on avait plus ou moins
matis, plus par sophistication qu’au nom d ’un pudibond sur­
saut. L’air s’irisait d ’un parfum lascif. Un falot donnait un mi-
jour amollissant.
Albin tourna dans l’adonisant boudoir ; puis, guindant un
lourd baldaquin fait d ’un brocart à gros grains, il s’y dissimula.
Un court instant passa. Il s’imbibait jusqu’à faillir du nard fra-
grant qui flottait tout autour.
Puis Anastasia parut. Abandonnant son kimono d'organdi
blanc à pois noirs, ôtant son collant tarlatan qui la moulait du
nombril au talon, la star, n ’ayant plus qu’un lourd bijou d’or
garni d ’un cabochon d ’adamantin, s’affala sur un sopha d’otto­
man, poussant un soupir satisfait, murmurant un ronron câlin.
Un long instant, Albin s’immobilisa, tout au divin panorama
qu’offrait la star.
L’horizon s’incurvait suivant l’ondulation qu’imprimait à son
corps sinuant son inspiration sans à-coups.
Son corps sculptural s’offrait, nu, assoupi, dans l’abandon
d ’un clair-obscur troublant qui ombrait d ’azur son flanc
alangui.
Sa chair montrait l’incarnat d ’un grain parfait à la fois mat,
poli, luisant.
Albin bondit, l’iris brillant. Il avait tout du Grand Pan.
— Ô, Anastasia, balbutia-t-il, brûlant d ’amour, Cupidon n’a
plus un dard dans son carquois !

Saisi par l ’inspiration, il com posa illico un lai, qui, suivant la


tradition du Canticum Canticorum Salomonis, magnifiait l'il­
luminant corps d'Anastasia :
Ton corps, un grand galion où j’irai au long-cours, un sloop,
un brigantin tanguant sous m on roulis,
Ton front, un fort dont j’irai à l’assaut, un bastion, un glacis
qui fondra sous l’aquilon du transport qui m ’agit,
La D isp a ritio n 453

Ton pavillon auditif, un cardium, un naissain, un circinal


dont j’irai suivant la circonvolution,
v o lu b ilis
Ton cil, la vibration d ’un clin, la nictation d ’un instant.
Ton sourcil, l ’arc triomphal sous qui j’irai m ’abymant au plus
profond du puits dans ton cristallin noir,
Ton palais, madrigal balbutiant, atoll, corail purpurin pour
qui j’irai m ’asphyxiant au fond du flot,
Ton cou, donjon lilial, Kasbah du talc, parangon du tribart,
carcan pour ma strangulation,
Ton bras, pavois, palan, jalon d'amour, airain poignant, tor­
sion du garrot où s’assouvira ma pulsion,
Ta main, animal aux cinq doigts, sampan, skiff, doris, pon­
ton, louvoyant, bourlinguant, drossant au hasard sur nos corps
alanguis,
Ton dos, littoral, alluvions, marais salants, lit aplani, vallon
bombant, arc s’incurvant sous l’aiguillon du plaisir,
Ta chair, Ô, ta chair, galuchat blanc du cachalot fatal, chagrin
dont la disparition garantira ma mort, cuir où, jusqu’à la fin,
j’irai gravant ton nom,
Ton flanc, ru fluvial, maillon vacillant, bord où d ’abord j’irai
accostant, port initial du brûlot qui m ’assouvit,
Ton nombril, kaolin disjoint à jamais, hanap à jamais s’of-
frant aux libations,
Ton giron, blason d ’un armorial inconnu, ombilic obscur,
huis dont j’ouvrirai l ’ajourant tourillon,
Ton cul, fruit dont j’irai gaulant l’incapsulant noyau, pignon
charnu, grappillon côtissant,
Ta toison, Toison d ’or pour qui, à l’instar d ’un Jason, j’allai,
vingt ans durant, bravant l’ouragan, ta toison, divin pubis,
sourcils d ’amour, rachis, tuyaux, canons, poils, plumial à qui
j’offrirai un calmar, marabout, paradis d ’un amour conquis,
Ton sillon, ton sillon lotus, ton sillon oubli, où tout dispa­
raît, où tout s’abolit, ton sillon Nirvâna, ton sillon où à jamais
mordra ma mort, où j’irai à jamais naissant, à jamais mourant,
agonisant d ’un trop humain plaisir,
Ton bouton, où tout va mourir, ton bouton, bastion final où
j’irai m ’annulant, où j’irai m ’absorbant, m ’abolissant dans un
amour toujours à accomplir, dans l’absolu sursaut où nous
454 G eorges Perec

vivrons un jour, confondus à jamais, dans la passion ou dans


l’oubli, dans la nuit où tout disparaît, dans l’infini instant où
nous n ’aurons qu’un corps !

Ainsi chanta Albin. Puis s’anudissant, s’inhabillant, il bondit,


glouton, s’affamant sur la star.
— Quoi ! s’offusqua Anton Voyl, un viol ! (On sait qu’il
n ’avait pas vingt ans ; par surcroît, il avait grandi dans un climat
puritain, avait fait sa communion, puis sa confirmation, avait
failli finir capucin.)
— Oh non, sourit Augustus, pas un viol, car la star, ouvrant
un cil, aussitôt s’amouracha du forban, s’ouvrit à lui, murmu­
rant, alors qu’il s’introduisait a d lim in a apostolorum :
— J’avais faim d ’un brigand, d ’un bandit, d ’un hors-la-loi !
— L’argousin t’a-t-il poursuivi jusqu’aujourd’hui ?
— Pour sûr, fit Albin.
— Offrirait-on un bon prix pour ton rapt ?
— Oh la la, fit Albin.
— H ow much ? tint à savoir Anastasia.
— Un million d ’hrivnas.
— H ow much is th a t in dollars ($') ? insista Anastasia.
Un dollar valant vingt-huit hrivnas, Albin fit, tambour battant,
un calcul approximatif, puis contrôla dans un journal du soir
la fluctuation du cours.
— Thirty-six thousand, dit-il, plutôt faraud.
— That is a lot, admira Anastasia.
Puis, s ’abandonnant, lui lançant un clin coquin, sinon tout
à fait polisson, la star murmura, tout à sa pâmoison :
— Sois mon Don Juan, m on Casanova, mon Valmont, mon
Divin Marquis !
On aurait dit Virginia Mayo s’offrant à Richard Widmark, ou
Joan Crawford à Frank Sinatra, Rita Hayworth à Kirk Douglas,
Kim Novak à Cary Grant, Anna Magnani à Randolph Scott, Gina
Lollobrigida à Marlon Brando, Liz Taylor à Richard Burton,
Ingrid Thulin à Omar Chariff.
Mais s’agissait-il d ’un script jadis appris, ou y avait-il du vrai
dans la voix d ’Anastasia ?
Au vrai, il n’importait pas. S’abîmant dans un ravissant cha-
La D isparition 455

touillis, mignardant, baisotant, onc vit-on tournoi plus lascif,


duo plus galant, combat plus libidinal.

Mais, tandis qu’à l’instar d ’Apollon captivant Iris, d ’Adonis


amadouant Calypso, d ’Antinoüs ravissant Aurora, Albin s’unis­
sait à Anastasia dans un capouan plaisir, son gang, ainsi qu’il
l’avait voulu, s’attaquait aux studios qu’il rabougrit au plastic.
La conflagration illumina la nuit, faisant un bruit assourdissant.
On aurait dit la Nuit du Walpurgis. Surpris, qui dans un travail
absorbant, qui dans un loisir somnolant, chacun courut au
hasard, piaillant, hurlant. La plupart mourut sur l’instant,
assailli par un tison brûlant, par un tourbillon soufflant, par
un roc bouillant qu’arrachait du sol la conflagration, par un
brandon qui fusait, criblant la chair ainsi qu’un aiguillon, par
un brûlot calcinant qui paraissait sortir d ’un volcan vomissant.
Mais, nonobstant l’important sinon colossal tohu-bohu qu’il
suscita, l’infamant forfait n ’assaillit pourtant pas nos amants,
s’absorbant pour l’instant dans un transport tout aussi brûlant,
mais moins homicidal.
Ainsi, alors qu’ayant suivi jusqu’au bout l’injonction d ’Albin,
la maffia d ’hors-la-loi, portant dans son for la satisfaction du
travail accompli, gagnait son bordj, Albin continuait son galant
vis-à-vis, marivaudant, roucoulant, faisant sa cour, filant un par­
fait amour.
Ça dura trois jours. Puis Anastasia, s ’arrachant aux bisous,
aux gouzis-gouzis d ’Albin, souvint qu’il lui fallait, pour garantir
son contrat, offrir à la production qui la payait à prix d ’or son
magistral concours.
Las ! La conclusion, alors, aussitôt s ’imposa. Il n ’y avait pas
un survivant, ni dans la production, ni dans la distribution.
Quant à l’attirail : foutu ! plus un Nagra ! plus un chariot ! la
Paillard, un ramassis ; la sono, un tas d'ahurissants rogatons,
gravats tordus, châssis noircis, fils fondus ; la Dolly avait l’air
d’un Hajdu qui, pour voir, aurait pris son inspiration à un
Nahum Gabo, puis un Baldaccini.
Anastasia fut donc sans travail. Ça la chagrina si fort q u ’Albin,
n ’arrivant plus à lui offrir consolation, finit par partir, la plan­
456 G eorges Perec

tant là, la laissant dans son caravaning. Mais, auparavant, il lui


dit, sur un ton intimidant :
— Si jamais un bambin vous naissait (il la vouvoya car il
s’agissait d ’un instant crucial), fruit du transport inouï qui nous
tint unis trois jours durant, il faudra qu’il ait m on nom car
sinon, ajouta-t-il, à ma mort, il n ’y aurait plus un Mavrokhorda-
tos, lors irait à l ’abandon ma Damnation !
17

Où l ’on va sa voir l ’opinion


q u ’a v a it d ’H ollyw oo d V ladim ir Ilitch

Albin partit donc. Il apprit plus tard, par un mot succinct qui
arriva au bordj, qu’Anastasia avait fini par aboutir au consulat
ricain à Cattaro. Mais la star avait pris froid durant son long
parcours. Un mois plus tard, il y avait fluxion au poum on droit.
Un toubib lui ordonna l’abandon d ’Hollywood. Anastasia
sanglotant capitula. Au vrai, nonobstant son air « actor’s stu­
dio » on la disait sans futur vis-à-vis du film parlant qui faisait
alors son apparition (tout ça arrivait aux abords d ’août vingt-
huit : il avait suffi d ’un film d ’A. Crossland pour qu’à la Colum­
bia, à la Rank, on optât pour la mutation).
Ainsi, la vamp qui avait fait maigrir Farouk, grossir Baudoin,
la vamp pour qui soupira Taft, puis Woodrow Wilson, pour
qui sanglota J. Ramsay Mac Donald, la vamp à qui Sir Winston
Churchill offrit un quintal d ’habanas, la vamp dont Vladimir
Ilitch Oulianov avait dit qu’il n’y avait pas plus nocif opium,
tirait, sans point final, un trait au bas d ’un curriculum si bril­
lant qu’on n ’imaginait pas qu’il pût finir ainsi : dix-huit Oscars,
six Lions d ’or ! Sic tran sit Gloria M undi !
L’on vit moult fans s ’abîmant dans un chagrin sans fond.
Tout un club d ’Iron Mountain, aux confins du Wisconsin, non
loin du Michigan, suicida d ’un bloc. Un Japonais fit hara-kiri.
Un marin jamaïcain sauta du haut du Radio-City Building, à
Manhattan.
458 G eorges Perec

Anastasia s'alla tapir dans un sanatorium, à Davos. Thomas


Mann, l’y voyant un jour, aurait dit, paraît-il : « Si j’avais vu
plus tôt Anastasia, Hans Castorp n ’aurait jamais connu Clawdia
Chauchat. »
Six mois plus tard, Anastasia accouchait mais, tubar, mourait
quasi aussitôt. On trouva dans son sac un avis qui ordonnait
qu’on donnât pour nom au poupon Olga Mavrokhordatos,
puis qui l’instaurait ayant-droit principal d ’un droit patrimonial
fort important, donation dont l’usufruit irait à l’administration
du sanatorium qui, pour sa part, jurait d ’avoir soin du poupon
jusqu’à son majorat.
Ainsi, Olga grandit à Davos, dans un sanatorium ultra-chic
où l’on soignait l’haut gratin du Gotha, ignorant tout d ’Albin...
— Mais q u ’advint-il d ’Albin ? coupa Voyl.
— Il apprit, trois ans plus tard, qu’Olga vivait à Davos. Il
voulut la voir. Il partit, suivi d ’Othon Lippmann, dont il avait
fait son bras droit. Albin conduisait sa Bugatti tambour battant,
nonobstant d ’ardus tournants alpins. Mais il n ’arriva jamais à
Davos...
— Pourquoi ? fit, surpris, Anton Voyl.
— Othon Lippmann, plus tard, m’affirma qu’aux trois quarts
du parcours, non loin d ’Innsbrück, Albin lui laissa la Bugatti,
lui disant qu’il avait un gars à voir pas loin. Othon vit Albin
qui s’introduisait dans un hangar qui avait l’air à l’abandon. Il
poirota. Au soir, il alla à l’hangar, l’ouvrit. Mais il n ’y trouva nul
occupant, hormis Albin qui baignait dans son sang, archimort.
— Ça m ’a l’air gros, sourit Anton Voyl.
— Oui, il paraît plus sûr qu’Othon l’assassina pour lui ravir
son magot.
— Mais Othon alla-t-il à Davos voir Olga ?
— Il y alla. A coup sûr mijotait-il un kidnapping. Mais s’il
contacta l’administration du sanatorium, il n ’arriva pas à voir
Olga. On lui dit qu'il n ’avait aucun droit. On alla jusqu’à lui
garantir la prison s'il insistait.
— Ainsi, conclut Voyl, Olga ignora toujours pourquoi on la
nommait Mavrokhordatos ?
— Oui, soupira Augustus, mais surtout chacun ignorait la
La D isp a ritio n 459

damnation qui s’attachait à son nom. Olga n’a jamais su l’infa­


mant, l’horrifiant pouvoir qui la marquait à jamais.

À la mort d’Othon Lippmann, instruit par lui du Talion qui


planait sur nos noms, maudit par lui au nom du Zahir disparu,
j’allai, par trois fois, à Davos, voulant voir Olga mourir par ma
main avant qu’il soit trop tard. Mais Olga n ’habitait plus au
sanatorium. Un indic m ’apprit son apparition à Locarno. J’y
courus. Trop tard ! On m ’affirma qu’Olga s’installait à London ;
j’y bondis. J’arrivai à Victoria Station au strict instant où Olga
la quittait, partant pour Francfort. J’aussitôt lançai un sans-fil à
mon commis du Consulat, lui ordonnant d ’avoir soin d ’Olga
jusqu’à mon irruption. Mais, fatal coup du sort, mon commis,
un idiot on n ’a jamais vu plus obtus qu’illico j’invitai à voir du
pays, lui donna un visa pour Stockholm où, à bout, j’aban­
donnai.

Voilà, conclut Augustus, pourquoi j’ai dit qu’Haig n ’avait pas


compris. Il croit, m ’ayant maudit, concourir à ma mort. Mais,
s’unissant à Olga Mavrokhordatos, il va, lui, mourir, pas moi. Il
choit à son insu dans la machination qu’on ourdit tout autour !
Quand doit-on l’applaudir ?
— Mardi soir, dit Anton Voyl, consultant son almanach.
— Dans trois jours, fît, dubitatif, Augustus, mon Hispano-
Suiza grand Sport saura accomplir un parcours aussi long dans
un laps aussi court. Mais il faut partir à l’instant : volons à Urbi-
no ! Arrachons mon fils à la mort qui grandit à l’horizon !
Allons, courons ! Marchons ! Partons î Andiamo !

i
1
18

Dont d ’aucuns diront, à coup sûr,


q u ’il fo u rn it m ou lt apports capitaux

— Soit, dit Anton, d ’u n to n convaincu, allons à Urbino, nous


conduirons aussi la nuit, nous nous saisirons to u r à to u r du
volant, mais n ou s partiron s plus tard, car il nous faut d ’abord,
à to u t prix, savoir la signification q u ’a l’inscription d u blanc
sur u n b o rd du billard.
— Mais p o u rq u o i ? Q u ’a à voir dans to u t ça l’inscription du
billard ? fît Augustus qui bouillait.
— Ainsi naquit la D am nation qui frappait to n fils. Car il y a
u n p o in t q u ’il n ’avoua jamais : on sait q u ’il t ’arracha to n Zahir,
mais o n n ’a jamais su o ù il l’avait mis !
— Mais alors... l’inscription..., pâlit Augustus.
— L’inscription n o u s dira - il s’agit là d ’u n souhait, n o n
d ’u n savoir - p o u rq u o i la D am nation s’attacha au Zahir.
— Mais qui saura saisir sa signification ?
— Moi, dit Anton Voyl d ’u n to n sûr. Haig m ’a jadis fait u n
croquis approxim atif q u ’à loisir j’ai p u approfondir, con sultant
parfois u n savant à l’institu t ou au CNRS. J ’ai, au jo u rd ’hui,
sinon u n vrai savoir, d u m oins cinq o u six notions qui, à coup
sûr, nous fo urn iro nt la solution ou, au m oins, aplaniro nt nos
com plications.
O n passa d onc au billard. Voyl s’approcha, passant sa m ain
sur l’inscription. Puis, s’aidant d ’u n m iroir grossissant, il
scruta, u n à un, l’am as d ’intrigants points blancs.

â
462 Georges Perec

— Oui, murmura-t-il pour finir, j’avais raison, il s’agit d ’u n


Katoun.
— Un Katoun ?
— Katoun, ou Katun, nom masculin indiquant un chantillon
graffitial qu’utilisa la civilisation Maya, surtout au Yucatan. u
s’agit d ’un modus significandi plutôt limitatif, valant surtout
pour la transcription d ’un dicton, d ’un fabliau, d ’un almanach,
d ’un ordo ou d ’un factum au bas d ’un bloc colossal ou d'un
arc triomphal.
Il s’agit, pour la plupart, d ’indications, portant toujours sur
un comput approchant vingt ans, ayant trait aux mois, aux
lunaisons, aux saisons, aux filiations du roi, aux migrations,
aux points cardinaux, mais l’on a parfois vu, sinon un roman,
du moins, disons, un fait narratif sortant du pur transitif pour
aboutir à l’art pour l’art...
— Mais, sachant qu’il s’agit d ’un Katoun, tu as donc illico
saisi sa signification ? fit Augustus qui aurait voulu tout savoir
au plus tôt.
— Oh non ! sourit Anton Voyl, nous avons du travail pour
au moins jusqu’au matin (on allait alors sur minuit) : la signifi­
cation n’apparaîtra qu’à la fin, quand nous aurons garanti l’arti­
culation du parcours qui nous conduira d ’un subscrit
(l’inscription qu’on voit hic & nunc) à un transcrit, puis à un
traduit.
Mais il nous faudra auparavant avoir compris l’axiomatisa-
tion qui fonda la transcription. Car, vois-tu, poursuivit Voyl, la
complication naît surtout du fait qu’on n ’a aucun corpus glo­
bal. On n ’a compris, aujourd’hui, au maximum, qu’un quart
du total. Disons, grosso modo, qu’à la fin tu n ’auras à ta dispo­
sition qu’un mot sur trois.
— Mais alors, crois-tu qu’on saura, nonobstant un inconnu
aussi grand, saisir la signification du signal ?
— Pourquoi pas ? D ’aucuns l ’ont fait avant nous : Champol-
lion, mais aussi Laranda, Arago, Alcala, Riga, Riccoboni, Von
Schônthan, Wright. Au vrai, la signification apparaît, mais,
disons, plus ou moins loin, dans un futur plus ou moins flou,
dans un flou plus ou moins vacillant. On la saisit par associa­
tion :
La D isp a ritio n 463

Il y aura ainsi trois instants du discours : d ’abord, nous croi­


rons voir un galimatias confus, un capharnaüm insignifiant,
constatant pourtant qu’il s’agit d’un signal affirmatif, sûr, sou­
mis à un pouvoir codifiant, à l ’approbation d ’un public qui l ’a
toujours admis : un outil social assurant la communication, la
promulguant sans infraction, lui donnant son canon, sa loi,
son droit.
Il pourra s’agir d ’un statut, d ’un Coran, d’un discours d ’Avo-
cat, d ’un point notarial, d ’un compromis pour l’achat d ’un
champ, d ’un carton d ’invitation, d ’un duplicata cadastral, d ’un
roman. Fait capital, l’important va s ’attachant, non au point
d’application, mais à l’articulation, au fait qu’il y a, partout,
toujours, communication (d’aucuns diront com munion), dis­
cours allant d ’un individu à autrui, d ’un quidam à son voisin,
fût-il transitif ou narratif, dû à l’imagination ou à la fiction,
affabulation ou approbation, saga ou madrigal.
Il y aura donc d ’abord un pouvoir du Logos, un « ça » parlant
dont nous connaîtrons aussitôt l ’accablant poids sans pouvoir
approfondir sa signification. Ainsi, s’il s’agit d ’un roman, il y
aura, ipso facto, l ’autour commun, connu, banal, dont nous
tirons la conviction qu’il s’agit, trait pour trait, d ’un roman :
cinq ou six individus s’affrontant, s’abordant sous l’action d ’un
fatum qu’ils croiront jusqu’au bout dû au hasard, l’illusion du
fortuit masquant, mais masquant mal l’absolu du fatal. Un
mort, puis trois, puis cinq, puis six, puis tous, puis l ’insinuant
fil tramant la narration tissant un tapis aux motifs si confus
qu’on n ’aura jamais la vision d ’un croquis abouti, qu ’il nous
paraîtra vain d ’y vouloir voir un signal.
Mais, plus tard, quand nous aurons compris la loi qui guida
la com position du discours, nous irons admirant qu’usant d ’un
corpus aussi amoindri, d ’un vocabulariat aussi soumis à la scis­
sion, à l’omission, à l’imparfait, la scription ait pu s’accomplir
jusqu’au bout.
Abasourdis par l’inouï pouvoir marginal qui, contournant la
signification tabou, la saisit pourtant, la produit pourtant par
un biais subtil, la disant plus, l’ultradisant par l’allusion, l’asso­
ciation, la saturation, nous garantirons, lisant, la validation du
signal sans tout à fait pourtant l’approfondir.
464 Georges Perec

Puis, à la fin, nous saisirons pourquoi tout fut bâti à partir


d ’un carcan si dur, d ’un canon si tyrannisant. Tout naquit d’un
souhait fou, d ’un souhait nul : assouvir jusqu’au bout la fasci­
nation du cri vain, sortir du parcours rassurant du m ot trop
subit, trop confiant, trop commun, n ’offrir au signifiant qu’un
goulot, qu’un boyau, qu’un chas, si aminci, si fin, si aigu qu’on
y voit aussitôt sa justification.
Ainsi surgit l’affirmation s ’opposant à l’omission, ainsi durcit
l’affranchi issu du contraint, ainsi s’ourdit l’imagination, ainsi
du plus obscur aboutit-on au plus clair !
— J'applaudirais à ta programmation, dit Augustus, si j’avais
foi dans sa conclusion. Mais Chronos nous va bousculant : d’ici
à Urbino, il y a au moins vingt-huit kadams indous à parcourir,
soit huit nagis, soit dix-huit koûppodoutourams !
— Soit, admit Voyl, j’agirai donc illico, j’irai fonçant tam­
bour battant dans mon brouillard.

Anton Voyl m’avisa alors : « La Squaw, nous dit-il, va dans


l’atrium, il y a dans mon sac six bouquins qui nous sont
vitaux. »
J’allai dans l’atrium puis lui rapportai son fourbi d ’in-octavo.
Il y avait là un vrai parangon du savoir ayant trait à la civilisa­
tion Maya : la traduction du Popol-Vuh, par Villacorta-Rodas,
l’Opus colossal du R.P. Sahagun, la transcription du Corpus du
Mâchu-Pichu, puis, surtout, trois Chilam-Balam, l’Ixil, l’Oaxaca,
l’Uaxactun.

La transcription dura jusqu’au point du jour. Anton Voyl


avait mis bas son chandail. Il transpirait. On lui apportait par­
fois un sandwich, un ballon d ’Anjou, un moka, un alcool fort.
Il s’affairait, jonchant d ’imparfaits graffiti, d ’approximatifs
brouillons dont il paraissait toujours insatisfait, nos tapis. Il
fumait ninas sur ninas, toussant, raclant son larynx. Il consul­
tait, s’affolant, tout son attirail.
Ça n ’avançait pas. Il s'irritait, prononçait d ’avilissants gros
mots, bouillait, cramoisi, bavait, grinçait, s’indignait. Il murmu­
rait propos abscons, mots sans signification, radotis confus. U
nous alarmait. On l’aurait cru toc-toc.
La D isp a ritio n 465

Puis, au chant du coq :


— Ouf! fit-il, suant, las, mais satisfait, j’ai cru un instant n ’y
jamais aboutir.
Il donna à Augustus qui mit son lorgnon pour y voir plus
clair un carton portant vingt-cinq graffiti intrigants.
— Ouais ! fit Augustus furibard, voilà qui m ’ahurit : on n ’y
voit pas plus clair qu’auparavant.
— Calmons-nous, calmons-nous ! fit Voyl. Tu saisiras dans
un instant.
Cinq ou six patois locaux ont fait l’utilisation du katoun. 11
s’agit ici d ’un patois du Chiapas, dit « Lacandon ». La tradition
voudrait qu’on l’ait surtout mis à contribution pour la constitu­
tion d ’augurants pronostics. L’on connaît sa transcription, mais
non sa prononciation, car, baragouin imparti à l’anticipation,
à la divulgation, à la vaticination, il s’assortit toujours d ’occul­
tations dont la traduction n ’appartint jamais qu’aux voyants,
qu’aux chamans.
— Mais alors... Q u’allons-nous... ? coupa Augustus, s’an-
goissant.
— Vaincs ta passion, Augustus, fous-moi la paix, nous avons
au moins cinq palliatifs :
La complication naît surtout du fait qu ’il s ’agit ici d ’un jar­
gon avocal, n ’utilisant pas la vocalisation, donc impliquant
contradiction quant à sa prononciation. Mais choisissant, par
imitation, à l’instar du connu :

Ba va sa ka ma sar pa ta par da
Bi vi si ki mi sir pi ti pir di
Bo vo so ko mo sor po to por do...

un gabarit simulant la transcription, nous allons, par la raison,


l’intuition ou l’imagination, aboutir à un brouillon moins
approximatif.
Il s'affaira aussitôt, traçant vingt-cinq signaux au crayon blanc
sur un placard noir. Voici l’inscription qu’on obtint :

Ja Gra Va Sa La Dâ La Ma Tân
A Ma Va Jas ’A Ta Krat’ Dâ
La Pa Sa Ya Ra Da Ra Cha
466 Georges Perec

Ça n ’accalmit pas Augustus qui n ’y comprit pas un mot.


— Ça a tout du chinook ou du volapück, mais, à coup sûr,
ça n ’a aucun pouvoir stimulant sur m on imagination, dit-il
furibard.
Mais Voyl l’apaisa, lui jurant qu’il brûlait, qu’avant midi il
aurait la traduction du Katoun.
Il nous chassa du billard, disant qu’il lui fallait à tout prix la
paix. J’allai pourvoir à un lunch roboratif, tandis qu’Augustus
contrôlait son Hispano-Suiza, graissait, huilait, pompait du gas­
oil.

À midi tapant, parut Anton Voyl. Il avait à la main un carton.


Il s’approcha d Augustus.
— Voilà, nous dit-il, la signification du signal blanc du bord
du billard.
— Lis-la-moi, dit, d ’un ton moribond, Augustus, car j’ai un
trac affolant.
Il nous souvint plus tard qu’alors alla s’obnubilant l ’azur.
L’horizon noircissait. L’on voyait courir d ’alarmants nimbostra­
tus. On aurait dit qu’un ouragan allait surgir. Un courant d ’air
soudain cassa un vasistas.
J’ai dit tout bas « I a m afra id » . Puis, j’ai vu Augustus qui
priait, murmurant, balbutiant.
Alors, Anton Voyl nous lut l’inscription qui nous condamnait
tous. Il parlait d ’un ton glacial, articulant, prononçant mot à
mot, hachant, si distinct qu’on aurait cru non qu’il parlait, mais
qu’il lançait d ’incisifs aiguillons, qu’il bardait, qu’il dardait,
qu’il lardait, qu’il clouait, qu’il crucifiait Augustus.
Vingt ans ont couru, mon poil a blanchi, mais sa voix bruit
toujours :

J ’AI POLI MA LOI SUR L A-PIC


CAR MON TALION S’INSCRIT
DANS LA TRITURATION DU ROC
Un long instant passa. Aucun n ’ajoutait mot. Un gros bour­
don volait tout autour du carton qu’Anton Voyl brandissait.
— As-tu compris ? dit, tout bas, Anton.
La D isp a ritio n AGI
— On dirait, murmura Augustus, la fin d ’Arthur Gordon
pym.
— On dirait, oui, confirma Anton Voyl.
— Craignons, poursuivit Augustus, qu’à son instar, l’inscrip­
tion n ’ait aussi un malfaisant pouvoir.
— Mais pouvons-nous agir ?
— Voici d ’où naît m on frisson : j’ai vu dans la trituration du
roc l’ovoïdal plastron fait d ’un stuc blafard où, mardi soir, l’on
tapira mon fils. Alors l’abolira la Loi du Talion. Il y mourra s’il
s’y introduit ! Courons à Urbino ! Il nous faut l’affranchir avant
mardi soir !
Il bondit, suivi d ’Anton, dans l’Hispano-Suiza qui partit
subito.

Mais on sait qu’il arriva trop tard, quoiqu’il s’attachât quasi


à son volant, filant dans la nuit sans jamais s’offrir un instant
oisif. Car, par trois fois un mauvais coup du sort l’immobilisa.
À Aillant-sur-Tholon, il grippa six pignons, bloquant son car­
dan ; à Isonzo, il grilla sa dynamo, bousillant tout son circuit
d’accumulation ; à San Laranda, sur l’Oglio, pour finir, il
tourna si fort son volant qu’il cassa !
Quand Augustus arriva au Palais Ducal d ’Urbino, on avait fini
l’installation d’Haig dans son carcan. Augustus voulut courir à
la loggia dont on laissait la disposition au baryton. Mais un
planton s’y opposa. On lui donna un strapontin sur un gradin
du paradis. Il s’y assit, abattu, sanglotant, sourd aux divins
accords du D on Juan.
Puis Haig parut, bloc blanc, marmorial, traînant son poids.
Chacun ici connaît la filiation du sort qui nous accabla : D ou­
glas Haig fit un faux pas, bascula, s’ouvrit...

— Non ! dit Olga, d ’un ton glacial. Il y a dans ta narration


un fait manquant, un fait important, capital. Tu nous as dit la
mort d ’Haig ainsi qu’Augustus la raconta, quand, huit jours
plus tard, il rapparut à Azincourt, portant son fils mort dans
un drap blanc.
Mais Augustus t’a omis un point pourtant vital. L’ignorait-il ?
468 Georges Perec

L’oublia-t-il ? Avait-il agi à son insu, culpabilisant plus tard si


fort qu’il voulut à tout prix bannir son action ? Qui sait ? Mais
Anton Voyl assista à l’apparition d ’Haig, il vit tout, il comprit
tout !
— Mais qu’y avait-il à voir ou à saisir, sinon q u ’Haig fit un
faux pas, puis bascula ainsi qu’un baobab ? fit la Squaw qui
ignorait où voulait aboutir la bru du consul.
— Il y a, ricana Olga, il y a qu’Augustus, abruti par son long
parcours, saisi d’un angoissant chagrin, n ’ayant plus aucun
pouvoir sur lui, il y a qu’Augustus, voyant son fils, bondit,
poussant un cri si assourdissant qu’il provoqua la collision
d ’Haig sur un portant, puis sa titubation, puis sa mort !
Du tracas q u ’on court à vouloir un poisso n fa rc i

— My G od ! hurla la Squaw qu’assommait la divulgation,


puis aussitôt s’offusquant, accusant : Qui t’a transmis un si vil
ragot ? Il s’agit d ’un faux pas, pour sûr ! N’oublions pas ton
sang ! Tu as pour nom Mavrokhordatos, ton papa nous a tous
maudits ! Nous avons subi ta condamnation !
— Tais-toi, la Squaw, dit Olga, ton chagrin t’abrutit.
Mais la Squaw continuait, ajoutant d ’un ton sournois :
— Pourquoi Augustus aurait-il rugi ? Qui sait si, toi, tu n’as
pas barri l’aigu cri qui fit mourir Douglas Haig ? N ’avais-tu pas,
toi aussi, ton protagon dans Don Ju an ? N’assistas-tu pas, toi
aussi, à tout ?
— Il y a du vrai dans sa divagation, admit Arthur Wilburg
Savorgnan. Tout un chacun, autant Augustus qu’Olga, Anton
Voyl qu’un inconnu, a pu, par un cri inopportun, ahurir Haig,
provoquant ainsi l’avatar fatal du baryton. Mais qui t’a dit, Olga,
qu’il s’agissait d ’Augustus ?
— Anton Voyl, dit Olga. Il l’a vu, il l’a ouï. Il m ’a dit qu’il
avait compris par intuition qu’Augustus aurait un sursaut si
brutal quand son fils apparaîtrait, pris dans un carcan blanc,
qu’à l’instar d ’un lion moribond ou d ’un albatros saisi par un
marin rigolard, il allait rugir. Quand Haig apparut, Anton Voyl
vit Augustus pâlir, blanchir ; il vit, m ’a-t-il dit, son cri naissant
dans son palais. Il voulut bondir, mais il n ’avait pas fait trois
pas qu’Augustus hurlait, poussait un cri surhumain, cri d ’Asta-
470 Georges Perec

roth, cri du Sphinx tournoyant dans l’à-pic, Grido Indiavolato


sorti du poum on qu’un vautour aurait assailli. Haig tituba, puis
tomba aussitôt ; on l’aurait cru parcouru par un courant fou­
droyant. On oublia l’initial cri d'Augustus, tant fut fracassant
l’assourdissant tohu-bohu, chahut, charivari, brouhaha du
public.

J’ai failli, moi aussi, mourir à la mort d ’Haig, dit Olga, pour­
suivant sa narration. J’assistai à tout. Quand il tomba, quand
on vit un sillon zigzagant parcourir son staff, j’ai chu, pâmant,
tombant dans un profond coma. On m ’alanguit sur un lit. J’y
agonisai six jours. Puis un toubib m ’inhala un produit qui avait
un fort parfum d ’ammoniac. J’ouvris un cil. Anton Voyl m ’assis­
tait, gardant sa main dans ma main. Il m ’apprit, pas à pas, la
situation. S’introduisant dans l’hôpital où l’on avait mis son
fils, Augustus l’avait ravi. J’ai voulu aussitôt courir à Azincourt.
— Non, m ’a dit Voyl, tu n ’as aucun pouvoir. Augustus t’abat­
trait ainsi qu’un jaguar malfaisant, car tu as nom Mavrokhorda­
tos ; lors, croit-il, tu fis mourir son fils !
Il m ’apprit ainsi ma filiation, la Damnation qui s’attachait à
m on nom. Mais, niant, j’hurlai :
— Il a fait mourir son fils par l’horrifiant cri qu’il poussa.
J’accomplirai donc la Damnation qui m ’agit à mon insu, car
il a fait mourir mon mari d ’un instant !

Mais, six ans durant, Anton Voyl s’attacha à mon pas, m ’ac­
compagnant partout, toujours. J’aurais voulu fuir, courir à
Azincourt pour voir sous ma main mourir Augustus. Mais Voyl
avait sur moi un pouvoir fascinant. J’ai cru parfois pouvoir
m'affranchir du soin constant qu'il avait pour moi : mais il
m ’apportait un si amical concours ! J’allais m ’abandonnant à
sa consolation. Il m ’amusait. J’oubliais la mort du si charmant
Douglas Haig. S’il m ’arrivait d ’avoir du chagrin, Anton avait
toujours un mot câlin à m ’offrir. Si, parfois, m ’assombrissant,
m ’assaillait la volition d ’abolir Augustus, Anton savait aussitôt
m ’assagir.
J’avais fui ma vocation ; j’avais banni mon chant. L’important
capital dont Anastasia m ’avait fait l ’ayant-droit avait produit,
La D isparition 471

sur vingt-trois ans d ’accumulation au prorata, un actif fructi­


fiant qui m’autorisait à avoir un grand train. Quant à Anton
Voyl, à l’instar d ’un Larbaud, disons d ’un Barnabooth, il dispo­
sait d ’un avoir quasi infini qu’il tirait, paraît-il, d ’un filon qu’on
n’imaginait pas pouvoir tarir un jour tant il paraissait profond,
filon d ’où l’on sortait du zinc, du strontium, du plomb radio­
actif, du cobalt.
Nous voyagions. Nous avons connu l’obscur chagrin du tran­
sat, la nuit dans l’inconfort glacial du camping, la fascination
du panorama, l’affliction au goût sûr d ’accords trop tôt
rompus.
Plus tard, au sortir d ’un bal où il m ’avait fait assouvir ma
passion pour la mazurka, il m’avoua son amour. J’allais à lui,
m’abandonnant, lui disant qu’à mon tour j’avais du goût pour
lui. J’avais d ’insignifiants soupirants, mais il fut un amant cour­
tois, complaisant, accort, faisant sa cour non sans un soin char­
mant, m ’offrant diamants ou saphirs, faisant assaut d ’apparat.
Il commandait pour moi ortolans farcis ou caviar d ’Iran...
— Du caviar gris ou du caviar noir ? voulut savoir Amaury,
toujours gourmand.
— Tais-toi donc ! gros goujat glouton ! fit, furibond, Arthur
Wilburg Savorgnan.
— Il, poursuivit Olga, tiraillant sur son mouchoir, au bord
du sanglot, il laissait à ma disposition son groom. Au matin,
s’accumulait dans m on boudoir tout un mont d ’iris ou d ’arums
qu’à grands frais il faisait mûrir sous paillasson, à la mi-mars,
dans un jardin d ’acclimatation, puis qu’on lui livrait par avions-
cargos.

Mais, au fur qu’allait s’affirmant la liaison qui nous unissait,


alors qu’un oubli sans contrition, loin d ’Haig, loin d ’Urbino,
loin d ’Azincourt où vivait Augustus, m ’ouvrait aux jours jouis­
sants d ’un apaisant loisir, alors qu’au sortir d ’un si grand dam,
à la fin j’arrivais à la paix, Anton, lui, s’assombrissait. J’ignorais
pourquoi, mais, jour sur jour, il m ’alarmait plus. Il paraissait
souffrir d’un souci constant, d ’un mal sournois. Il grimaçait. Il
portait à tout instant sa main sur un talisman q u ’un fin fil d ’or
attachait à son talon droit. L’ayant vu, un jour, par hasard : un
472 G eorges Perec

truc laid, biscornu, rabougri, on aurait dit du plomb, un gravat


pour typo, j’avais voulu savoir pourquoi il avait fait un gris-gris
d ’un bijou aussi vilain ; mais il s’irrita soudain, bouillant d ’un
courroux aussi furibond qu ’inopinant, m ’insultant, m ’accusant
à tort. J’ai cru qu’il allait m ’assaillir. J’ai fui.
Il n ’apparut pas trois jours durant. Puis il surgit un soir. Il
vint à moi, souriant, mais il nous tint un propos qui nous trou­
bla fort.
— Voici six ans aujourd’hui, dit-il, qu’unis nous courons par
monts ou par vaux, voyant du pays, visitant palais ou manoirs,
admirant ici un panorama colossal, là un jardin anglais. Ton
chagrin, aujourd’hui, a tout à fait disparu. Tu lanças à l’oubli
ton Talion pour Augustus. Tu dois partir pour Azincourt, tu
dois offrir à Augustus ta consolation ; il n ’a plus son fils, qu’il
ait au moins sa bru !
J’ai dit alors, maîtrisant m on sanglot :
— Nous nous foutons d Augustus ; mais j’ai pour toi un
amour plutôt vif. Tu as concouru à mon salut. Ton abandon
m ’avachirait à jamais !
— Non, dit Anton, sourd à ma supplication. Tu connaîtras
la paix à Azincourt. Quant à moi, j’ai à partir, loin d ’ici. Car la
Damnation qui frappa Haig va m ’assaillir à m on tour !
— Mais pourquoi ?
— Tu vas savoir. Augustus n ’a jamais conçu Douglas Haig.
Il l ’adopta, sur l’injonction d ’un vagabond qu’on surnommait
Tryphiodorus. Augustus ignora toujours qui Douglas Haig avait
pour vrai papa. Douglas Haig l’ignora, lui aussi. Mais, j’ai
appris, il y a grosso m odo trois mois, tout à fait par hasard,
qu’il s’agissait, ric-à-rac, dudit Tryphiodorus !
— Mais ça n’a aucun rapport ! j’ai fait, sur un ton ahuri.
— Mais si ! Car j’ai su, trois jours plus tard, par un mot
qu’un inconnu glissa dans m on smoking alors qu’on sortait du
Casino d ’Albi où l’on avait applaudi Lolita Van Paraboom, jadis
star du Crazy Saloon, j’ai su, donc, qu ’un imbroglio tout aussi
obscur avait nourri mon apparition. J’avais toujours cru avoir
pour papa un magnat irlandais qui, mort d ’un infarctus alors
qu’attachant bambin j’arrivais sur cinq ans, m ’avait soumis au
pouvoir tutorial d ’un factotum qui, bigot, m ’avait pourvu d ’un
La D isp a ritio n 473

Franciscain pour garantir mon instruction. Mais non ! Mon vrai


papa, m ’apprit-on, avait, lui aussi, pour surnom Tryphiodorus !
— Quoi ! ! !
— Oui î !
— Mais alors ! ! ! ?
— Oui, tu as compris. Haig fut mon frangin !
— Quoi, suffoqua Amaury Conson, Haig frangin d ’Anton !
On aura tout vu ! Ça a l ’air bouffon !
— Mais on n ’aurait jamais cru..., continua la Squaw.
Mais Arthur Wilburg Savorgnan, qui n ’avait pas l’air surpris,
fit « Chut Chut », ajoutant :
— Taisons-nous, laissons Olga finir sa narration ; n ’ayons
pas l’air trop surpris, car craignons qu’avant la nuit nous
n’ayons à ouïr moult faits plus inouïs, moult quiproqui plus
paradoxaux, moult coups du sort plus confondants.
À coup sûr, parlant ainsi, Arthur Wilburg Savorgnan savait à
quoi il faisait allusion. Mais n ’anticipons pas...

Olga continua donc son passionnant discours. Alangui, qui


sur un divan, qui dans un sopha, chacun s’assoupissait parfois
pour un court instant, car la discussion, dont l ’introduction
datait du matin, durait toujours. Par surcroît, on voyait mal où
tout ça conduisait, quoiqu’il fût sûr, au moins, qu’à tout instant
l’action bondissait, basculait, culbutait, suivant ainsi la tradi­
tion du plus strict roman.
Or donc, poursuivit Olga, qu’Anton ait pour frangin Douglas
Haig constituait un fait troublant, un fait plus qu’inouï, soit,
mais n ’impliquait pas ipso facto qu’Anton dût fuir au loin. J’ai
voulu savoir la raison qui poussait mon amant à partir. Il argua
qu’il craignait pour lui la Damnation qui avait abattu son
frangin.
— Pourquoi pas m oi ? disait-il, puisqu’Haig fut abattu. S’il y
a du vrai dans la Loi du Talion qui s’inscrivit, blanc sur noir,
sur un bord du billard d ’Augustus à Azincourt, s ’il y a du vrai
dans l’abhorration qu’avait pour nous tous ton haïssant, ton
agissant papa, Albin, alors il n’y a plus qu’un choix : fuir, partir
au loin, au plus loin, rompant l’attraction, m ’arrachant au pou­
voir fascinant qui m ’unit à toi.
474 G eorges Perec

— One n ’ai voulu la mort d ’Haig ! La voix d ’Augustus l ’abat­


tit, non ma main !
— Non, dit alors Voyl, la Damnation s’accomplit lorsqu’on
introduisit Haig dans son carcan nivial. Aucun parmi nous n’a
voulu la mort du baryton. Il a subi, voilà tout, la loi qui nous
punit. Nous pourrions, au vrai, mourir unis ; mais Augustus
garantira ton sort ; quant à moi, pour autant qu’on m ’ait fait
don d ’un pouvoir plus subtil, jusqu’au bout j’irai, voulant saisir
l ’obscur fin mot du mauvais sort qui va s ’acharnant sur nos
noms !
Il baisa ma main. Il s’arracha au lourd sanglot qui chambou­
lait mon poitrail. Il m ’ordonna d ’accourir à Azincourt. Puis,
sans un mot, il partit.

Il s’installa avocat à Aubusson, mais à coup sûr ça n ’alla pas


fort. J’ignorais pourquoi mais trois mois plus tard, j’appris qu’il
travaillait à Issoudun, y faisant du Droit Commun. Plus tard, il
s’installa à Ornans ; par hasard j’appris cinq ou six faits sur sa
situation là-bas ; il circulait toujours à moto. La souris du coin
toujours pâmait d’admiration pour lui. Il avait dans son sac un
gros manuscrit dont on disait qu’il constituait un important
travail sur un point grammatical, allant sur sa fin. On disait
qu’il n ’y avait pas plus courtois, pas plus poli. Il fit un jour un
joli discours à propos du subjonctif lors d ’un symposium sur
Lhomond. Mais il choisit pour liaison un jupon qui travaillait
dans un magasin où l’on faisait du cuir. Puis il fut aussi
compromis au Tribunal pour un rapport mal fait. Aussi quitta-
t-il Ornans.
Plus tard, il nous posta un pli final. Il racontait qu’il travaillait
à Ursins, dans l’Ain. J 'ai cru saisir qu’il vivait dans un garni. J'ai
vu dans un Atlas qu’Ursins avoisinait Oyonnax, au mitan du
Jura. On disait qu’il s’agissait d ’un bourg tout à fait plaisant.
Puis, pour finir, on apprit q u ’il vivait à Yvazoulay, un trou, pas
loin d ’Ursins, dont on ignorait tout. Lors, l’on fut vingt ans sans
savoir où il habitait, sans savoir s’il vivait ou s’il avait connu la
mort...
La D isp a ritio n 475

Voilà, conclut Olga. Quant à moi, m ’inclinant, j’allai à Azin­


co u rt. Augustus, d ’abord, s’opposa à mon admission. Puis il
faiblit, m ’ouvrant sa maison. Chacun, parmi vous, connaît la
fin.-
— La nuit va choir, dit la Squaw d ’un ton las. Nous avons
faim. N ous avons soif. Mais surtout, nous n ’avons pas nourri
Jonas. Voici au moins trois jours qu’il n ’a pas sa ration. Il faut
la lui offrir illico, sinon il mourra.
— Soit, fit chacun, allons nourrir Jonas.

On sortit. La nuit tombait. Il faisait doux. Un autan câlin


balançait la frondaison du grand acacia. On s’approcha du bas­
sin. On sifflota l’air qui faisait surgir l ’adroit cyprin. Puis on
cria son nom «Jonas ! Jonas ! »
Mais Jonas n’apparut pas.
— Voici qui paraît anormal, donc contrariant, dit la Squaw ;
voici vingt ans Jonas s’acclimata à nos voix, n oyant plus la voix
du charmant bambin.
S’aidant d'un lampion, on scruta tout autour. Puis on sonda.
On dragua au tramail l’ovoïdal bassin. L’on y trouva d ’abord
cinq ou six axolotls, un anchois, un turbot, un thon, au moins
vingt-cinq vairons.
Puis parut Jonas, mort. L’initial carpillon avait grandi. Il fai­
sait plus d ’un yard, sinon tout à fait un fathom. Son jabot blanc
scintillait sous l’halo blafard du lampion.
Navrant instant ! Chagrin profond ! Savoir instinctif d ’un
dam courant toujours ! Noir horizon ! Fatal signal ! Pronostic
malsain !
Puis chacun d ’aplatir un sanglot sous son cil : l’on aimait tant
Jonas, l’amical cyprin qui montait du fond du bassin quand on
sifflait son air favori ! Chacun s’attristait. Jonas mort, on aurait
cru qu’Azincourt allait s’abolir, tant il symbolisait la maison
d ’Augustus.
Arthur Wilburg Savorgnan proposa l’ingurgitation du cyprin
pour, dit-il, à l’instar du Papou, offrir, dans un salut final, à
l’animal qu ’on aima tant, au poisson qu’on adulait, au cyprin
qu’on adorait, à Jonas qu’on idolâtrait, sa transsubstantiation.
L’on applaudit à sa proposition.
476 G eorges Perec

— Faisons un poisson farci, proposa aussitôt la Squaw quj


ajouta : j’avais jadis, à San Francisco, un ami juif, Abraham
Baruch - quoiqu’incirconcis, il avait fait sa Bar-Mitzvah ; il pra.
tiquait quand ça lui chantait, mais il allait pourtant voir son
rabbin à Shavouot, à Pourim, à Hanouka, au 5 yar, à Roch
Haschana, à Yom Kippour - un ami juif, donc, qui m ’a appris
l’art subtil du Gàfilt-Fisch.

Tandis qu’on faisait rafraîchir Jonas dans un tub, lui ôtant


ainsi l’horrifiant goût limonial si distinctif du cyprin d ’acclima­
tation, la Squaw mit à bouillir dans un fait-tout un kilo d’oi­
gnons amincis, un frottis d ’ail, du thym, du paprika, du cumin,
du safran ; puis sala, poivra, saupoudra d ’un brin d ’anis ; puis
ajouta un chou, du lupin, du rutabaga, du topinambour. On
donna trois gros bouillons. On fit blanchir, on marina, on
troussa, on passa au tamis, ou plutôt au chinois.
Saisissant un hachoir, Olga posa Jonas sur un billot puis,
d ’un coup, ouvrit l’animal.
On ouït alors un cri assourdissant.
On accourut. L’air hagard, la bru du Consul montrait du
doigt un coin du billot : intact, fascinant, sorti du pli stomacal
du cyprin, y scintillait l’initial Zahir !
On comprit alors qu’Haig, au moins vingt-huit ans aupara­
vant, avait, dans un sursaut d ’amour pour son cyprin, fait don
à Jonas du Zahir qu’il avait pris au doigt d ’Augustus.
Olga frissonna, balbutia, porta à son front sa main q u ’avait
fait rougir l’incarnat sang du poisson, puis tomba, d ’un bloc,
s’ouvrant l’occiput !
On la ramassa, on la porta, on la coucha sur un bahut bas.
L’on fit tout pour avoir au bout du fil un toubib, un potard ou
un scout qui saurait concourir à son salut, lui faisant ponction
ou garrot, transfusion ou suturation, ablation ou adduction.
Mais tout fut vain.
Olga divaguait. Puis son pouls tomba. Son cristallin s ’opaci­
fiait. Son poum on vagissant laissait sortir un chuintis sifflant.
Dans un sursaut final, la bru du Consul parut vouloir à tout
prix glapir un mot. Un son inouï jaillit, fusant, qui finit dans
un gargouillis balbutiant.
La D isp a ritio n 477

— Quoi ? Quoi ? dit Amaury.


S’accroupissant, la Squaw plaqua son conduit auditif sur
l’arynx d ’Olga, à l’instar du Huron ou du Mohican collant son
tympan au rail pour savoir si oui ou non l’honni grand train
du Blanc va surgir à l’horizon.
Olga bafouilla un chuchotis indistinct. Puis son corps tout
raidi s’avachit soudain.
Là-haut, Atropos avait rompu son fil. Olga montait au para­
dis, s’unir à tout jamais à Douglas Haig, à Augustus, à Jonas.
— As-tu compris l’indistinct chuchotis qu’Olga tint tant à
nous offrir dans son instant final ? dit Arthur Wilburg Savor­
gnan à la Squaw.
— J’ai cru saisir un mot dont, par surcroît, la signification
m’apparut mal : la Maldiction ! La Maldiction ! Olga l’a dit trois
fois, puis sa voix a faibli, lors n’ai plus du tout compris.
20

Qui, n onobstan t l ’inspiration du d u o initial,


n ’a b o u tit q u ’à un clim a t m a la d if

— La Maldiction ? fit, dubitatif, Amaury.


— Ça n ’a pas l’air si ardu à saisir, affirma aussitôt Arthur
Wilburg Savorgnan.
— Tu crois ? poursuivit Amaury.
— Mais oui ! Pour moi, il s’agit d ’un trauma maladif, un
anthrax, ou plutôt un mal blanc s’attaquant aux cordons
vocaux, impliquant constriction ou fluxion, bannissant ou tout
au moins troublant la diction, d’où son nom.
— Ah ! fit Amaury qui n ’avait pas compris ça. Mais pourquoi,
dans un instant si crucial, choisir un mot si approximatif ?
— Pourquoi ? Pour qu’à la fin nous sachions qu’un bâillon
strangulant torturait Olga : soif d ’un Non-Dit n ’ayant pour s’ac­
complir qu’un sursaut sans pouvoir rabâchant à l’infini (jamais
jusqu’à la satiation, toujours dans l’insatisfaction d ’un savoir
plus pur à l’horizon du champ proscrit) qu ’il n ’y a qu’Un Mal,
Mal dont nous souffrons tous, Mal dont nous subissons l’affo­
lant poids, Mal dont sont morts Douglas Haig d ’abord, puis
Anton Voyl, puis Hassan Ibn Abbou, Augustus, Olga à l’instant,
Mal dont nous pâtissons d ’autant plus q u ’il nous fut toujours
vain d ’y vouloir offrir un Nom, car nous n ’aurons jamais fini
d’arrondir son pourtour, d ’agrandir sa juridiction, son attribu­
tion, affrontant à tout instant son pouvoir absolu, sans jamais
voir surgir, à l’horizon du Tabou qu’il ourdit, un mot, un nom,
480 Georges Perec

un son qui disant : voilà ta Mort, voilà où va s'inaugurant la


Damnation, dirait aussi, mot pour mot, qu’il y a un confin,
donc qu’il y a un Salut.
Non : dans l’insinuant circuit du signal ici dit, il n ’y a aucun
salut. L’on a cru qu’Anton, ou qu’Augustus, avait connu la mort
sans pouvoir s’ouvrir du torturant tracas qui l’assaillait. Mais
non ! Il a connu la mort pour n ’avoir pu, pour n’avoir su s’ou­
vrir, pour n ’avoir pas rugi l’insignifiant nom, l’insignifiant son
qui aurait à jamais, aussitôt, aboli la Saga où nous vagissons.
Car nous avons construit, nous taisant, un Talion qui nous
poursuit aujourd’hui ; nous avons tu la damnation, nous
n ’avons pas dit son nom, lors nous punit la Damnation dont
nous ignorons tout : Nous avons connu, nous connaîtrons la
Mort, sans jamais pouvoir la fuir, sans jamais savoir pourquoi
nous mourrons, car, issus d ’un Tabou dont nous nommons
l’Autour sans jamais l ’approfondir jusqu’au bout (souhait vain,
puisqu’aussitôt dit, aussitôt transcrit, il abolirait l’ambigu pou­
voir du discours où nous survivons), nous tairons toujours la
Loi qui nous agit, nous laissant croupir, nous laissant mourir
dans l’Indivulgation qui nourrit sa propagation...

Ton discours, dit alors Amaury, a plus d ’impact qu’il n’y


paraît. Mais nous avons accompli un si grand parcours ! Qui
aurait cru d ’abord q u ’il suffirait d ’un Disparu, d ’un Anton Voyl
mourant, suicidant, ou partant au loin, pour nous valoir un si
colossal tracas ? Mais, quoiqu’à tout instant nous sachions qu’il
n ’y a dans nos actions, dans nos propos qu’obligations, qu’il
n ’y a pas un mot fortuit, car tout y a, illico, sa justification,
donc sa signification, on croirait parcourir un roman à tiroirs,
un roman noir à l’instar d ’un Mathurin, d ’un Jan Potocki, d ’un
Hoffmann, d ’un Balzac avant Vautrin, Goriot, Pons ou Rasti-
gnac, où l’imagination sans confins ni conflits d ’un scribouil­
lard gagnant plutôt mal son pain à fournir jour sur jour son
folio pour la livraison du jour suivant, comptabilisant sans fin
sa pagination, alignant jusqu’à plus soif sa portion, sa ration
d ’incongrus gribouillis, produit un fil narratif dont l’affabula­
tion paraît sortir du sillon cortical tout à fait ramolli d ’un doux
dingo aux stravagants dadas, tant y surgit à tout instant un
La D isp a ritio n 481

hasard divaguant puisant, dirait-on, son inspiration dans un


choix aussi discontinu qu’inconstant, aussi gratuit qu ’ins­
tinctif !

Oui, approuva à son tour Arthur Wilburg Savorgnan, d ’au­


cuns diront « Voilà qui paraît paradoxal ! » mais ça m ’a l’air si
vrai qu’il y a là, pour moi, quasi la Loi du roman d ’aujourd’hui :
pour avoir l’intuition d ’un pouvoir imaginatif sans limitation,
allant jusqu’à l’infini, s’autonourrissant dans un surcroît colos­
sal, dans un jamais vu allant toujours croissant, il faut, sinon il
suffit, qu’il n’y ait pas un mot qui soit fortuit, qui soit dû au
pur hasard, au tran-tran, au soi-disant naïf, au radotant, mais,
qu’a contrario tout mot soit produit sous la sanction d ’un
tamis contraignant, sous la sommation d ’un canon absolu !

Alors, poursuivit, lyrical, Amaury Conson, alors sourd du flot


confus qui amaigrit nos discours, l ’imagination aux chaînons
infinis ; alors l’inspiration aux doigts d ’azur naît du parcours
tordu qu’il nous faut accomplir pour noircir un instant, d ’un
mot choisi parmi tous, l ’immaculation du Manuscrit !

Holà ! fit la Squaw s’alarmant du tour incongru qu’avait pris


la discussion, tu t’avilis, Amaury, causant bouquins alors
qu’Olga mourut pas plus tard qu’il y a un instant !
— Pardon, la Squaw, pardon, dit Amaury confus, sinon tout
à fait cramoisi.
— Fuyons loin d ’ici, l ’air m ’y paraît trop malsain, fit, tout à
trac, Arthur Wilburg Savorgnan.
— Non, dit la Squaw, n ’oublions pas qu’Aloysius Swann a
promis tantôt d ’accourir. Il doit pouvoir nous offrir un
concours sans prix. S’il a pris son auto, nous l’aurons parmi
nous avant la fin du jour. Dînons donc, car nous n ’avons pas
pris un instant aujourd’hui pour nous nourrir, puis vaquons à
nos occupations jusqu’à l’apparition d ’Aloysius.

L’on dîna donc. Collation où tout fut frugal, car, quoi­


qu ’ayant faim, chacun avait un trop grand chagrin pour, sans
482 G eorges Perec

attrition, s’offrir l’ingurgitation d ’un gloutonnant gala. On grj.


gnotait, on pignochait sans plaisir. La Squaw disait pourtant :
— Nonobstant la mort d ’Olga, goûtons sans timoration au
gorgonzola sans rival qu'Augustus adorait tant qu’il m ’a fallu
parfois sortir la nuit jusqu’au marchand du coin pour rassortir
la provision qui tirait à sa fin...
Mais on n ’y touchait pas, au gorgonzola, pas plus qu’au gigot
froid ou qu’aux chaussons farcis à la Chantilly.
Arthur Wilburg Savorgnan souffrait d ’un fort migrain. On lui
fit un bol d ’infusion, puis on lui donna un Salgidal, quoiqu’il
ait voulu un Optalidon. Il s ’alita un instant, s ’isolant dans un
boudoir, disant qu’il allait dormir un brin.
Amaury Conson, lui, voulut voir s’il n ’y avait pas dans la mai­
son un duplicata, un manuscrit ou un brouillon qui, à l’instar
du Tanka, fournirait un surplus d ’information. II ouvrit cinq ou
six cartons, parcourut huit ou dix rayons où Augustus amassait
romans, compilations, traductions ou discours.
Mais son inquisition fut sans fruit. Amaury sortit. La nuit scin­
tillait. Il faisait bon, pas trop chaud, pas trop froid. Il alluma
un Trabuco au goût parfait qu’il avait pris dans un tiroir du
fumoir d Augustus. Il fit un tour du grand parc, humant la nuit
dont l’air si pur donnait à son habana un subtil parfum d ’opo-
panax.
Qui aurait cru, disait-il dans son for, qu’il pouvait y avoir
sous un climat si souriant, dans un jardin où tout concourt à
la paix, tant d ’assassinats ? Qui aurait cru voir surgir la Mort
dans un Paradis où tout paraît si doux ?

Au loin, un hibou bubula. Il lui souvint alors, sans trop savoir


pourquoi l’animal à Pallas s’associait ainsi pour lui à un savoir
si confus, qu’il avait lu, jadis, dix ou vingt ans auparavant, un
roman qui, lui aussi, faisait allusion à un jardin où triomphait
la Mort, un jardin public, dont il avait l’usufruit ; l’aimait-il ?
Oui. Alors il aurait dû garantir son salut.
Où avait-il lu ça ? Plus tard on chassait l’intrus : nul Bon
Samaritain n ’accourait, complaisant, pour lui offrir sa main. On
lançait son corps mort au fond d ’un ravin.
Il s’assit un long instant sur un banc moussu, non loin du
La D isparition 483

g ra n d acacia dont la frondaison balançait, produisant un bruit


sourd mais continu, un chuchotis murmurant, un soupir bour­
donnant q u ’on aurait cru parfois sibyllin, dodonial.
Il s’irritait, n ’arrivant plus à saisir l’insinuant fil qui tissait son
association. Un roman ? Anton Voyl n’avait-il pas dit un jour
qu’un roman donnait la solution ? Un flot brouillon, tourbil­
lonnant d ’imaginations s ’imposa soudain à lui : M oby D ick ?
Malcolm Lowry ? La Saga du Non-A, par Van Vogt ? Ou, vus
dans un miroir, trois 6 sur l’immaculation du dos d ’un Chris­
tian Bourgois ? Ou l’obscur Signal d ’inclusion, main à trois
doigts qu’imprimait Roubaud sur un Gallimard ? B lanc ou
l ’Oubli, d ’Aragon ? Un G rand Cri Vain ? La D isparition ?

Il sursauta soudain. La nuit, tout à coup, lui parut fraîchir. Il


frissonna.
Il avait fini son trabuco qu’il lança au loin, bout au tison
flamboyant qui illumina un trop court instant la nuit. Il quitta
son banc. Il lui apparut alors qu’il ignorait sa position. Un
gazon dru amortissait son pas alors q u ’il croyait parcourir un
layon à cailloutis. Il alluma son zippo, mais il fonctionnait si
mal qu’il n ’y vit pas plus clair. Il consulta son chrono. Il mar­
quait minuit moins vingt, mais l’appliquant sur son tympan, il
n’ouït aucun tic-tac. Il jura. Il s’affolait. Son pouls avait pris un
tour palpitant.
Il marcha à tâtons. D ’abord il buta sur un mur. Puis il tomba
dans un trou où, comprit-il aussitôt, s’accumulait jadis l’aiguail
qu’utilisait Augustus pour son bain lustral du matin. Puis, for-
paysant tout à fait, il s’alla fourvoyant dans un amas buisson-
nant où l’odorant cassis jouxtait l’inamical thuya, buisson dont
il n ’arriva à sortir qu’au prix d ’accrocs cuisants.
II trouva pour finir la maison, ayant cru vingt fois croupir à
tout jamais au plus profond du Parc. Mais la maison lui parut
à l ’abandon. Il n ’y avait aucun lumignon, tout baignait dans
l’obscur.
— Allons bon, murmura-t-il, il a dû y avoir un court-circuit !
Il s ’introduisit dans l ’obscur corridor. À tâtons, il gagna un
salon, trouva un divan, s’y affala, frissonnant, transi.
Il n’y avait aucun bruit dans la maison.
484 Georges Perec

— Où sont Savorgnan, la Squaw ? s’alarma-t-il. Pourquoi


Aloysius Swann n ’a-t-il pas fait son apparition ?

Alors, sans savoir pourquoi, il paniqua. Tout à coup, un mal


cinglant vrilla son cou. À son tour, un migrain brutal s’achar­
nait sur son front.
— Il a dû y avoir intoxication, piaula-t-il. Il a dû y avoir un
truc pas sain, un truc pourri dans la nutrition du soir !

Il aurait voulu bondir, voir s ’il n ’y avait pas, dans un coin,


un cordial, un sirop ou un vomitif. Un soupçon lui vint : on
avait mis du poison dans son vin.
— Moi aussi ! À mon tour ! J’ai compris, ils m ’ont u..., il m’a
u... ! balbutia-t-il dans un cri plaintif, sans trop savoir qui il
accusait ainsi.
On aurait dit qu’à tout instant il allait s’abolir dans un coma
profond. Mais, s’arrachant au divan non sans un mal surhu­
main, il parvint à franchir l ’assombri parcours qui conduisait
au corridor.
Mais pourquoi, sanglotait-il dans son for, n ’avait-il pas jadis
soumis son corps à la mithridatisation, ainsi qu’on lui avait dit
au moins vingt fois ?
L’instant final allait-il s’accomplir ? Non, jura-t-il. À coup sûr,
il finirait par avoir du lait, ou un anti-poison. Il lui souvint qu’il
y avait, là-haut, dans un cagibi du studio qu’on avait mis à la
disposition d ’Arthur Wilburg Savorgnan un flacon d ’Homatro-
pini hydrobromidum

H3C - CH - CH3
N - CH3 CHO-CO-CHOH-C6H5, BrH
H3C - CH - CH3

qui, à coup sûr, adoucirait son mal.


A tâtons, quoiqu’il souffrît, quoiqu’il suât, il monta, il
grimpa, s’accrochant, pas à pas, l’obscur colimaçon qui abou­
tissait aux locaux du haut...
V

Amaury Conson
I&
21

Qui, au sortir d ’un raccourci succinct,


nous d ira la m ort d ’un in dividu d o n t on p a rla ja d is

Tard dans la nuit, Aloysius Swann, qu’accompagnait Ottavio


Ottaviani, arriva à Azincourt. Parti avant midi du Commissariat
du Faubourg Saint-Martin (où l’on stockait l’amas d ’informa­
tions ayant rapport à la disparition d ’Anton Voyl) il avait
conduit sa Ford Mustang à l’instar d’un Fangio, d’un Stirling
Moss, d ’un Jim Clark ou d ’un Brabham. Mais l’on aurait dit
qu’un mauvais lutin avait farci son parcours d ’avatars (avatar
dans sa signification d ’avaro, pour sûr [voir Bloch and
Wartburg, Dauzat, Thomas...] car, tout partisan du Grand Vich-
nou qu’on soit, on n ’aurait pas cru sans mal à l’incarnation, à
la transsubstantiation ou à la transformation d ’Aloysius), car,
six fois au moins, son auto s’immobilisa, pour un motif
inconnu, contraignant Ottavio Ottaviani au travail aussi long
qu’ardu qui consistait à approfondir, point par point, la condi­
tion du bloc, du châssis au piston, du capot à la transmission.
Puis il chut dans un ravin, qu’un hasard opportun n ’avait
pas fait trop profond.
Puis il aplatit tour à tour un dindon dodu (dont Didon dîna
dit-on du dos), un chat, un bichon à poil ras, puis, pour finir
un bambin qui n ’avait pas six ans, scandalisant la population
au point qu Aloysius craignit un instant pour son salut.
— Ouf, dit Ottaviani, tandis qu’Aloysius stoppait dans un
grand tourbillon d ’air, nous y voici, pas trop tôt !
488 G eorges Perec

— Craignons surtout qu’il soit trop tard, fit Aloysius, d’un


ton dubitatif, vois : il n ’y a aucun rayon illuminant dans la mai­
son, tout paraît obscur, tout paraît à l’abandon.
— Allons, dit Ottaviani rassurant son patron, ils sont tous à
dormir, voilà pourquoi.
— Taratata, fit Swann, l’instant paraît mal choisi pour dor­
mir. Chacun savait qu’on arrivait, on aurait pu nous ouvrir.
— Sonnons toujours, dit Ottaviani, qui gardait tout son
sang-froid.
Par trois fois, il tira sur l’aigu carillon du portail, produisant,
non pas un bruit profus ou criard, mais un son doux, rond,
cristallin. Un long instant passa. Nul n ’apparaissait.
— Tu vois, fit Aloysius abattu, ils sont tous morts ; puis, lou­
chant sur Ottaviani d ’un air ambigu, il murmura, ainsi qu’on
fait dans son for : non, à coup sûr, il y a dans la maison au
moins un individu qui vit toujours, mais, à mon avis, il a dû
s’assoupir, plus rond qu’un Polonais !
— Nous affolons pas, fît Ottaviani.
Il paraissait n’avoir pas compris l’allusion d ’Aloysius. Mais,
appuyant à fond sur la cloison du moraillon, il força la vis du
crampon, puis, s’aidant d ’un canif, il parvint, aplatissant jus­
qu’au butoir l’abattant du vantail, à ouvrir l’huis du portillon.
— Introduisons-nous plutôt, dit-il.
Il s’avança, un brin craintif, suivi à cinq ou six pas par Aloy­
sius Swann qui paraissait avoir un trac fou. Mais soudain l’hall
s’illumina. La Squaw parut, portant un lumignon qui donnait
un jour mourant.
— Tu vois, dit Ottavio Ottaviani, nous nous faisions du mau­
vais sang mais nous avions tort, voici la Squaw !
— Salut, dit la Squaw d ’un ton marri, ça faisait un bail qu’on
poirotait !
— Tu n'as pas l'air ragaillardi, la Squaw, dit Aloysius, qu’y
a-t-il donc ?
— Il y a qu Augustus a raccourci son chibouk !
— Mais nous l ’avions appris !
— Oui, mais Olga aussi !
— Olga ! ! sursauta Ottavio Ottaviani.
— Oui, Olga, mais aussi Jonas ! !
La D isp a ritio n 489

•— Jonas ? dit Ottaviani, mais j’ignorais qu’il y avait ici un


individu qu’on nommait Jonas.
— Mais si, voyons, dit Aloysius Swann, grondant son com pa­
gnon, il s’agit du cyprin !
— Ah bon ! fit, obtus, Ottaviani, saisissant mal pourquoi on
avait fait don d ’un surnom à un animal aussi nigaud qu’un
cyprin.
— Mais où ? Mais quand ? Mais pourquoi ? poursuivait Aloy­
sius Swann, houspillant la Squaw qui n ’y pouvait mais.
— Tu vas tout savoir dans un instant, glapissait la Squaw,
mais d ’abord gagnons un salon, buvons un coup, car sinon
l’insinuant frimas matinal nous fraîchira jusqu’aux os.
Il faisait noir dans la maison ainsi qu’au plus profond d ’un
four.
— Il y a un court-circuit, circonstancia la Squaw ; à coup
sûr, il y a un plomb qui a fondu, mais nous n ’avons pu, non­
obstant moult constats ou collations aboutir à la commutation
du courant. Par surcroît, nous n ’avons ici ni m occolo, ni ori-
bus, ni lumignons, ni fanaux, ni brandon ni lampion sinon
mon falot qui faiblit.
— Sois sans chagrin, la Squaw, la consola Ottaviani, nous
pouvons sans mal t’ouïr discourir dans la nuit, d ’autant plus
qu’il n ’y a plus loin d ’ici au chant du coq.

L’on alla tâtonnant jusqu’au fumoir d ’Augustus. Là, sous


l’halo faiblard du falot au parfum suffocant, la Squaw raconta
aux flics l’horrifiant chaînon d’accablants coups du sort
qu’avait, du matin au soir, subi la Maison Clifford.
L’irruption d’Amaury Conson qu’accompagnait Arthur Wil­
burg Savorgnan ;
La confrontation du tas d ’informations touchant la dispari­
tion d ’Anton Voyl :
Son Journal,
L’album d ’Augustus,
L’immaculant Tanka blanchi sur un carton noir,
L’inoriginal Corpus compilant six madrigaux transcrits par
Anton pour Olga, qu’Augustus paraphrasa dans un troublant
discours ;
490 G eorges Perec

La mort d ’Augustus qui, au matin, allant nourrir Jonas, hur­


lait soudain « Un Zahir ! » puis s’abattait ;
La Saga du Zahir :
L’apparition d ’Haig suivant l’irruption dudit Tryphiodorus,
La foi d ’Othon Lippmann,
La purification du matin dans un bain lustral,
La disparition du Zahir,
La mort d ’Othon Lippmann,
La vocation d ’Haig,
L’inscription du blanc sur un bord du billard,
Douglas Haig fuyant au loin,
L’apparition d ’Anton Voyl,
La damnation d’Haig,
La filiation du Clan Mavrokhordatos,
La passion d ’Albin,
La mort d ’Anastasia donnant jour à Olga,
L’assassinat d ’Albin par Othon,
La transcription, puis la traduction du Katoun inscrit sur un
bord du billard,
La mort d ’Haig à Urbino, mort qu’on motiva d ’au moins trois
façons ;
Olga narrant son amour pour Anton ;
La disparition d’Anton ayant appris qu’il avait, ainsi qu’Haig,
Tryphiodorus pour papa ;
La mort du cyprin Jonas alors qu’on l’allait nourrir ;
La fabrication d ’un Gàfilt-Fisch ;
Olga tranchant Jonas y trouvant l’horrifiant Zahir, lors tom­
bant d ’un bloc, s’ouvrant l ’occiput, mourant, un instant plus
tard murmurant « la Maldiction ! »

— Voilà, conclut la Squaw, la filiation du grand dam qui tou­


jours nous poursuivit, qui, par trois fois aujourd’hui, s’acharna
sur nous !
— Hum, fit Aloysius Swann, voilà qui paraît fort clair. Mais
où sont donc nos amis : Amaury Conson ? Arthur Wilburg
Savorgnan ?
— Arthur avait un fort migrain ; il s ’alita ; quant à Amaury,
j’ai cru saisir qu’il allait s’offrir un grand tour du parc, puis
La D isparition 491

qu’il irait dormir. À coup sûr, ils sont dans la maison, chacun
dans un coin, piquant un bon roupillon.
— Mais pourquoi n ’ont-ils pas accouru quand nous avons
glapi au portail ? Nous avons pourtant fait un boucan assour­
dissant !
— À mon avis, dit la Squaw, ils sont par trop abasourdis
pour ouïr tout bruit, fut-il l’hourvari tonitruant d ’un Satan au
soir du grand Sabbat.
— Il faut pourtant qu’on soit tous là, murmura Aloysius.
Nous allons voir : y a-t-il par ici un tuba ou un buccin, un bary­
ton saxo ou un clairon, un biniou ou un tam-tam ?
— Non, mais il y a un cor, dit la Squaw, qui prit sur un
lutrin voisin un olifant, un vrai bijou, mi-airain, mi-laiton, qui
datait d ’au moins l ’an Mil.

On disait, mais à coup sûr il s’agissait d’un racontar, qu’un


paladin du nom d ’Alaric, vassal du Grand Clodion, à qui un
poil trop abondant avait valu Samson pour surnom, offrit, un
jour, à la convocation du ban, alors qu’on avait bu pas mal
d’hanaps, offrit, disions-nous, son burgraviat assorti d ’un
important droit banal à qui saurait mugir un son dans son cor
(tout ça arrivant, pour sûr, au fond d ’un bois !). Un galopin,
un garçon maigrichonnant, un manant, un vilain sans blason,
tint la provocation : il s’approcha, saisit l’olifant, souffla, à l ’ins­
tar d ’un Zurichois jouant son ranz favori, produisant un son
tout à fait pur, mais si aigu qu’Alaric y pauma son tympan.
Clodion fût si satisfait (on sait qu’il craignait Alaric, y voyant à
tout instant plus un rival qu’un vassal) qu’aussitôt, faisant fi du
mûr avis qu’un pair lui donnait :

Poignons vilain, il vous oindra,


Oignons vilain, il vous poindra !

il fit du galopin son chouchou, l’anoblit, lui donna sa bru, un


manoir, trois donjons, six marquisats, lui disant qu’il l’aurait
toujours à son flanc, à l’instar d ’un Carolus Magnus s’accompa­
gnant d ’un Roland.
Las ! Trois jours plus tard, il apparut qu’Hilarion (ainsi nom­
492 Georges Perec

mait-on l ’adroit champion), s ’il savait mugir dans un cor, igno-


rait jusqu’à I ’a b c l’art du tir à l’arc, du bourdon, du fauchard
ou du coustil : surpris dans un scarmouchis par un Sarrasin
nabot mais vif qui l’assaillait au sarbacan, il voulut, faraud, luj
assourdir un coup fatal, mais il maniait si mal sa Durandal qu’il
s ’autotrucida !

Aloysius Swann loucha sur l’olifant ainsi qu’un conscrit sur


un Stradivarius ou sur un Amati, puis, poussant un profond
soupir, il souffla dans l’instomation à bout arrondi du tuyau,
mais n ’obtint qu’un couac chuintant, plutôt plaintif. « Fouchtra
pour la Catarina » sacra-t-il, usant d ’un juron qui avait cours
dans son Cantal natal, d ’Aurillac à Saint-Flour, du Puy Mary à
Mauriac, où l’on comptait au moins dix-huit Swann, tous bou­
gnats !
Fanfaron, Ottavio Ottaviani proposa son concours : jadis, dit-
il, chassant à cor ou à cri dans son maquis du Niolo dix-cors,
broquarts, marcassins, isards ou aurochs, il avait appris à
forhuir. Saisissant non sans brio l’olifant qui tournoya sous sa
main ainsi qu’un bâton sous l’adroit circuit rotatif qu’un Tam-
bour-Major lui fait parcourir, il donna, claironnant, un hallali
tout à fait satisfaisant, puis, s’hasardant non sans aplomb, il
improvisa tout un pot-pourri (alla podrida), fignolant surtout
un air fort connu, la Polka du Mitard, chanson du jour dont
voici la coda :

Alors q u ’il dit, on f a i t qu oi


J ’y dis Va savoir f a u t voir
D ’ac p o u r voir m ais p o u r voir quoi
Ça j ’sais p a s j ’y dis f a u t voir

Hors p o u r voir il fa u t la cour


Faut q u ’ça ca ss’ ou sans ça scions
J y’ po u rvo is p a r la scansion

M ais j ’suis p a s p lu s affranchi


Pour a u ta n t q u ’il d it j ’y r ’d is
Cours au m u r si tu l ’f ran ch is
La D isp a ritio n 493

Où qu ’y a un m ur qu il d it

Hors to u t au to u r y a la cour
Faut q u ’ça p a s s ’fa u t q u ’ça p a rto u t
J ’I’y convois d a n s la Chanson /

— Bravo ! Bravo ! Bravissimo ! applaudit la Squaw.


— Il suffit ! dit, plutôt grognon, Aloysius qui, jaloux dans
son for du savoir d ’Ottaviani, croyait bon d ’amoindrir son
action, lui signalant par là qu’il trouvait d ’un goût sournois,
sinon corrompu, qu’un adjoint, qu’un bras droit pût s’offrir
tout un solo alors qu’un patron n ’avait sorti qu’un canard !
— O.K., boss, O.K., soupira Ottaviani, soumis, mais aigri.
— Par surcroît, ajouta Aloysius Swann, s’adoucissant, nos
compagnons n ’ont plus qu’à accourir. Nous avons tout fait
pour ça, non ?

Un long instant, nul n ’arriva. Puis l’on ouït un pas traînant


qu’on aurait dit naissant dans un lointain sous-sol, puis qui
monta, cahin-caha, clopin-clopant.
Parut, avachi, gourd, bouffi, lourdaud, stagnant, molasson,
Arthur Wilburg Savorgnan. Il n ’avait pas l’air fringant.
— Ça alors ! dit-il, bafouillant, Ottavio ! Kak tu fous là ?
— Voyons, Arthur, dit Swann, tu savais qu’on arrivait !
Sans un mot, l’air ahuri, Savorgnan massa son sinciput puis,
d’un doigt machinal, moucha son tarin. Puis, avisant un divan,
il s’y propulsa, s’y affala, s’accordant aussitôt un ronflant sur­
croît dormitif.
— Laissons l’Anglais dormir un brin, dit Aloysius ; occu­
pons-nous plutôt d ’Amaury, car, sans vouloir vous assombrir
d’un pronostic aussi accablant, tout nous fait savoir qu’il m ou­
rut dans la nuit !
— Amaury mort ! Mais pourquoi ? s ’inclama la Squaw.
— Pourquoi ! Pourquoi ! Toujours pourquoi ! grogna
Aloysius.
Pourquoi toujours vouloir unir un Pourquoi à la Mort ? Il
mourut, voilà tout ! Il n ’aura plus son nom dans aucun W ho’s
Who !
494 Georges Perec

— Mais tu as l’air si sûr ! D ’où l’as-tu appris ?

J’ai compris tantôt, narra Aloysius Swann, qu’il allait mourir


tôt ou tard.
Nous arrivions, fourbus, à Noyon. J’allai au Commissariat
local, au cas où la P.J. m ’y aurait mis un mot. Un planton m’y
donna un sans fil. J’ouvris aussitôt, lisant :

PARIS. SIX MAI. M ID I TRO IS. AVONS APPRIS LA M O R T D ’YVON C O N S O N À PAROS.


STO P. CO N FIR M A TIO N P O IN T PAR P O IN T À TA D IS P O S IT IO N À ARRAS. STO P.

J’allai bon train à Arras, mais n’y parvins qu’à la nuit, tant
s ’assortit mon parcours d ’inopportuns coups du sort. J’accou­
rus au Commissariat, y fis irruption, mais il n ’y avait pour fac­
tion qu’un rond-du-cuir zozotant, bavard, idiot, par surcroît
tout à fait sourd, qui nous tint un discours abracadabrant d ’où
il sortait qu’il voulait avant tout sa gratification, sa commission,
son bakchich. On lui donna du bâton, mais il nous fallut un
fichu laps pour nous saisir du pli confirmant la mort d ’Yvon,
pli q u ’on trouva pour finir dans un tiroir qu’on fractura non
sans un mal canin.

J’appris ainsi qu’Yvon Conson, qui, parti d ’Harwich à bord


d’un catamaran battant pavillon irlandais, cabotait tout au long
du littoral turc, avait fini par aboutir à Naxos, puis à Paros, où
il s’installa pour la saison, dormant à bord, mais parcourant
l’îlot tout au long du jour. Un soir, il y a grosso m odo huit
jours, il s’introduisit dans un boui-boui local, un assommoir à
calfats ou à marins où un soi-disant Coq saoulait à mort la
population, lui donnant pour raki un tord-boyaux assassin,
pour hypocras un jus pourri d ’alambic, pour vin un surard cor­
rompu.
Quasi aussitôt, un inconnu vint à lui, lui proposant un pari :
il lui jouait son catamaran au tric-trac.
— D ’accord, dit Yvon, mais pas au tric-trac.
— Alors, fit l’inconnu, souriant, à quoi jouons-nous ?
Yvon proposa : au back-gammon, à pair ou impair, au toton,
La D isparition 495

aU Grand Jan, au Tout à bas, au postillon, aux coins battus,


pour finir on tomba d ’accord pour un zanzi.
On tira au point. L’inconnu gagna : il avait sorti un as, Yvon
n’avait qu’un trois.
L’inconnu grimaça.
— Passons, dit-il, à vous la main.
— À moi ? fit, surpris, Yvon, mais j’avais un trois, vous un
as !
— Oui, mais nous suivons ici un dicton local : Qui sort un
as au cabochon, la main jamais n’aura !
— Pardon, dit Yvon, poli, mais strict, pas d ’accord : à vous
la main, sinon rompons là !
— Topons là, tu l ’auras voulu, ricana l ’inconnu.
Il tint, il toucha, il barra, il sonna, il rafla, il flatta, il coupa,
il rompit, il lança.
À coup sûr, il pipait son krabs car, d ’un coup, il sortit trois
as !
— Mordiou ! jura Yvon, ajoutant dans son for : Voilà un
zoziau qui m ’a l’air plutôt filou, mais à malin, malin un quart !
Il pointa, il doubla, il abonda, il adoubla, il accoupla, il ficha,
il corna, il battit, il posa, abattant, lui aussi, trois as !
— Rampot ! cria tout un chacun.
On s’approcha pour voir.
— Phhhht ! siffla, dans un rictus malsain l ’inconnu, un ram­
pot ! On fait ça au point ? au trou ? au toc ? au pot ? au paroli ?
ou au taquin ?
— On fait ça au point, dit Yvon d ’un ton froid.
Il y avait dans l’air un climat sournois, mauvais, inamical, qui
vous glaçait jusqu’aux os.
Pas un mot ! Pas un banc qui craquait ! Nul n ’absorbait sa
boisson ! L’on aurait ouï un bourdon volant !
Chacun scrutait Yvon qui, non sans un sang-froid colossal,
alluma son chibouk, puis finit son flacon d ’hypocras.
— À vous, dit-il à l’inconnu.
L’inconnu prit son inspiration, battit, couvrit, ouvrit, tou­
chant un as.
— À vous, ricana-t-il.
496 Georges Perec

Yvon, sifflotant, joua son coup à l’abandon, mais l’hasard lui


souriant, il obtint, lui aussi, un as.
— Coup nul, dit-il à mi-voix.
— Coup nul ! hurla l’inconnu, mais pas du tout ! Rampo-
tons ! Rampotons illico !
— Fous-moi la paix, ça suffit ainsi ! lança Yvon.
Mais, pris d ’un courroux subit, l’inconnu saisit soudain Yvon
par son colback puis, sortant sa navaja, il la planta par trois
fois jusqu’au quillon au plus profond du poitrail du fils
d ’Amaury, qui, n’y pouvant mais, succomba sur l’instant !
— Compatissons, dit la Squaw, à la mort d ’un garçon si
charmant, mais...
— Yvon, un garçon charmant ! coupa Aloysius, disons plutôt
un voyou !
— Soit, soit, convint la Squaw qui s’obstinait, mais pourquoi
Amaury Conson doit-il mourir aussitôt son fils disparu ?
— Tu sauras plus tard, dit Aloysius, car il s’agit là d’un point
capital dont, si nous n ’ignorons pas tout, nous n ’avons pour
l ’instant qu’un savoir plutôt confus. Allons plutôt voir où vagit
Amaury.

Laissant Arthur Wilburg Savorgnan à son dodo, on fouilla la


maison. Mais aucun lit, aucun divan, aucun cosy, aucun hamac
n ’abritait, mort ou vif, Amaury Conson. On aurait dit qu’il
n’avait jamais dormi sous l’imposant baldaquin qu’on avait mis
à sa disposition. On aurait dit qu’il n ’avait jamais franchi l’haut
mur qui gardait la maison.
La Squaw pourtant trouva, sur la cloison d ’un cagibi qui
jouxtait l’apaisant studio qu’on avait fourni, trois jours aupara­
vant à Amaury pour qu’il y pût, la nuit, dormir tout son saoul,
un support, fait d ’un bristol ultra-blanc collant à la paroi par
un scotch brillant, support qui offrait à la vision vingt-cinq ou
vingt-six photos d ’individus, photos qu’on aurait, pour la plu­
part, vu sortir d ’un journal à trois sous, d ’un Paris-Jour ou
d ’un D a ily Mirror, d ’un H istoria ou d ’un Radar.
Sortant du cagibi, la Squaw attira Aloysius qui fouillait un
placard.
— Ô Aloysius, cria la Squaw, accours ! Il y a ici vingt-cinq
La D isp a ritio n 497

vingt-six photos qui pourront à coup sûr nous fournir pas mal
d’indications !
Toujours à l’affût, Aloysius Swann s’approcha. Un long ins­
tant, il scruta l ’intrigant support.
— Mais dis-moi, la Squaw, voulut-il savoir d ’abord, qui nous
dit qu’il s’agit là d ’un carton d ’Amaury ?
— Nul n’a jamais vu ça ici auparavant, affirma la Squaw. Il y
a cinq jours, quand j’ai pourvu à l’installation du duo q u ’Olga
voulait voir accourir à Azincourt, j’ai sorti du cagibi six draps,
trois polochons, un plaid, m oult torchons. Or, crois-moi, il n ’y
avait sur la paroi ni carton, ni photos.
— Il y a là, murmura Aloysius, pas mal d ’individus qu’on
connaît plutôt pas mal, mais il y a aussi cinq ou six quidams
tout à fait inconnus pour moi, dont un, au moins, dont on
voudrait savoir plus.
Il montra du doigt un portrait qui paraissait l’ahurir. Il s’agis­
sait d ’un individu aux traits plutôt lourdauds, pourvu d ’un poil
châtain trop abondant, touffu, ondulant, plutôt cotonnant,
portant favoris, barbu, mais point moustachu. Un fin sillon bla­
fard balafrait son pli labial. Un sarrau d ’Oxford sans col appa­
raissait sous un tricot raglan marron à trois boutons fait du
plus fin whipcord. Ça lui donnait un air u n brin folklorain. On
l’aurait pris pour un zingaro, pour un gitan, pour un forain ou
pour un paysan kalmouk, mais on aurait pu tout autant y voir
(par soumission aux goûts du jour) un hippy grattant son
banjo ou sa balalaïka dans un boxon à Chinatown ou à Big
Sur.
Aloysius Swann apostropha Ottaviani qui fouillait au hasard
non loin. On disait, à la P.J., qu’Ottaviani, robot abruti mais
loyal, n ’oubliait jamais un individu s’il l’avait vu un instant.
— Ottaviani, lui dit-il, lui montrant la photo, n ’aurais-tu pas
jadis vu un poilu aussi distinctif ?
— Ma foi non, fit aussitôt Ottaviani, par surcroît, la photo a
au moins vingt-cinq ans !
— Tu as raison, admit Aloysius, allons donc voir Arthur Wil­
burg Savorgnan, puisqu’on fait chou blanc par ici.
D ’un doigt prompt, il arracha la photo qu’un kraft autocol­
lant fixait au bristol, puis, suivant la Squaw, suivi d ’Ottaviani,
498 G eorges Perec

Aloysius Savorgnan gagna l’huis du boudoir où Arthur Wilburg


Savorgnan s’obstinait à dormir, puis s’y introduisit, tapinois,
murmurant :
— Chut, chut ! U dort toujours à l’instar d ’un loir ou d ’un
castor. Laissons-lui finir sa nuit ; faisons plutôt du chocolat ;
offrons-nous un fruit, un toast, du bacon, car nous avons tous
un fichu travail à accomplir d ’ici tantôt.

La Squaw fit du chocolat. L’on but. Ottaviani tartinait son


croissant. Aloysius noyait dans son bol fumant un oblong pain
au lait tout croustillant.
La nuit tirait sur sa fin. Un jour blanchissant pointait, qui
donnait au salon un air blafard, attristant. Ça puait l’amas du
tabac froid.
— Bon sang ! On court tout droit à l ’asphyxiation ici, jura
Ottavio Ottaviani.
— Donnons un brin d ’air frais, proposa la Squaw, ouvrant
tout grand un vitrail.
Chacun sursauta, saisi par l’incisif mais vivifiant froid du
matin. Arthur Wilburg Savorgnan frissonna, puis bondit du
divan où il avait dormi, bouffi, brouillon, tifs confus, habits
tout chiffonnants, l’air toujours ahuri.
— Quoi ? dit-il, il fait donc jour ?
On lui donna du chocolat, mais il insista pour avoir d’abord
son tub matinal.
On l’accompagna au lavabo, d ’où il rapparut, un instant plus
tard, minois souriant. Il avait pris un bain, il avait mis un panta­
lon frais, un polo, un foulard à pois qui lui donnait l’air d ’un
sportsman.
Tout à son tracas, Aloysius Swann l ’assaillit illico :
— As-tu vu, lui intima-t-il, Amaury Conson ?
— Il n ’y a plus, dit Arthur Wilburg Savorgnan, d ’Amaury
Conson !
22

Où un us fa m ilia l con train t un gam in im a g in a tif


à fin ir son G radus a d P am assu m p a r six assassinats

— Il n’y a plus d ’Amaury Conson, dit Arthur Wilburg Savor­


gnan. Il gît au sous-sol, au fond du bassin à mazout.
— Tu l’y as donc vu ? fit Aloysius, pantois.
— Nous l’y aurions vu choir, oui, si un court-circuit n ’avait
fait partout la nuit, mais un long instant son cri nous parvint,
qu’amplifiait la paroi du silo, jusqu’au plouf final qui nous
apprit sa fin !
— Mais quand ? Ou surtout, mais pourquoi bascula-t-il ? L’y
poussas-tu ?
— Nous l’aurions fait s’il l’avait fallu, admit Arthur Wilburg
Savorgnan, masquant mal son chagrin, mais, voulant bondir
sur moi, il fit, croyons-nous, un faux pas, cogna un bord du
bassin, tituba, vacilla, puis, glissant, tomba dans l’à-pic ; on
aurait dit qu’un aimant surpuissant l’y attirait !
— Mais pourquoi voulait-il ainsi bondir sur toi ?
Arthur Wilburg Savorgnan soupira, mais n ’ajouta pas un
mot. Il avait l’air grognon.
Aloysius Swann sortit la photo du Barbu, puis, la montrant
à Savorgnan, lui dit, sur un ton intimidant :
— Voilà la raison ! Voilà la photo qui provoqua son cour­
roux ! Tu la lui as fait voir, non ?
— Non, dit, tout bas, Arthur Wilburg Savorgnan, il la trouva
par hasard, dans m on placard. Il avait fait un grand tour dans
500 G eorges Perec

la nuit, s’y fourvoyant, marchant à tâtons jusqu’à la maison. La


Squaw dormait. Moi aussi. Tout paraissait noir. Amaury s ’affala
sur un divan. Il avait mal au front. 11 dut dormir un court ins­
tant, puis soudain, il sursauta, suffoquant, paniquant sans
savoir pourquoi. Il souffrait. Il crut qu’on avait voulu sa mort,
qu’on avait mis du poison dans sa boisson. Il lui souvint alors
qu’il pouvait y avoir dans m on boudoir un anti-poison qui l’as­
sainirait. Il monta, à tâtons, jusqu’au cagibi qui jouxtait mon
boudoir ; il y farfouilla, il tomba sur la photo. Alors, oubliant
soudain son mal, mais poussant un cri tonitruant, il m ’assaillit,
m ’arrachant à mon profond sopor.
— La photo du Barbu ! rugit-il.
Puis soudain, il sortit, bafouillant, grognant. Il gagna son
salon, puis courant, rapparut au bout d ’un instant. Il avait à la
main un bristol portant vingt-six divisions, vingt-six cantons,
tous pourvus d ’un portrait, sauf un.
— Mon bristol jadis n ’offrait aucun blanc, dit-il. La photo du
Barbu s’appliquait là où il y a aujourd’hui un canton vacant.
On la vola, voici au moins vingt-huit ans, un soir d ’avril. Un
larcin si banal m ’attrista, m ’offusqua, mais m’apparut d ’abord
insignifiant. Mais, trois jours plus tard, mon plus grand fils,
Aignan, mourait à Oxford !
Sa voix cassa dans un sanglot sourd.
J’ai dit :
— Non, Amaury, la photo qu’à l’instant tu trouvas dans mon
cagibi m ’appartint toujours, crois-moi.
— Il s’agirait d’un quiproquo ? dit Amaury, surpris.
— Pas tout à fait, car ton barbu, mon barbu n ’ont jamais fait
qu’Un individu !
— Tu avais toi aussi sa photo ?
— Oui.
— Mais pourquoi ?
— Par trois fois, au moins, j’ai fait allusion à l’assimilation
qui marquait nos curricula. Nous sortons d ’un tronc commun.
Nos sorts, trait pour trait, sont plus qu’analogaux, ils sont kif-
kif !
— Point n ’ai fait l’oubli du corps d ’allusions qu’alors tu
nous lanças, coupa Amaury. Cinq ou six fois, j’ai voulu t’avoir
La D isparition 501

à part, comptant sur toi pour approfondir mon savoir touchant


nos rapports ou ayant trait à l’obscur imbroglio dont fut fait
mon jadis dont nous ignorons quasi tout. Mais la discussion
durait tant qu’à aucun instant n ’apparut l ’occasion. Q uoiqu’il
soit fort tard, il m ’apparaît qu’il faudrait la saisir sans mollir...
J’ai dit m on accord, ajoutant pourtant aussitôt :
— Soit. Mais pas ici ; il y fait trop noir, il y fait trop froid.
Allons plutôt dans l’impartial fumoir d ’Augustus où, au vrai,
un bon alcool nous ragaillardira.
— Ail right, dit Amaury. Va au fumoir. J’y accourrai dans un
instant.
Puis il sortit d ’un pas hâtif, sa main s’agrippant sur son bris­
tol à photos.

J’allai donc au fumoir. J’y poirautai un long laps, buvant


pour mon confort un grand bol d’akvavit.
Soudain j’ouïs un grand bruit qui montait du sous-sol. J’ac­
courus, pronto, mais à tâtons, car on n ’y voyait toujours pas
clair. J’arrivai, sans trop souffrir, au sous-sol où, dans l ’irradiant
clair-obscur qui sourdait du four, j’avisai Amaury qui finissait
d’offrir à la com bustion du mazout un manuscrit fort impor­
tant, tout au moins par son poids.
J’hurlai, pris d ’un soupçon subit :
— Qu’as-tu voulu abolir ainsi ?
Il n ’a pas voulu m ’affranchir. L’air furibard, il scrutait l’album
qui noircissait, blanchissait, puis racornissait. Puis il m ’indiqua
dans un coin un banc, s’assit sur un pliant :
— Ça, l’ami, causons, dit-il, m ’invitant à discourir.
— Ici ? j’ai dit, plutôt, surpris, n ’avions-nous pas dit qu’on
irait au fumoir ?
— Non, dit-il s’obstinant, causons ici.
— Mais pourquoi ?
— Disons qu’il y fait plus clair, qu’il y fait plus chaud, qu’il...
Il m ’avisaga sans finir.
J’insistai :
— Quoi ? Qu’y a-t-il ?
— Nothing, dit-il, allons, installons-nous, puis causons,
sinon...
502 Georges Perec

— Sinon quoi ?
— Sinon, nous n ’aurons plus jamais l’occasion...

Il m ’intriguait, mais quoiqu’ahuri par son obstination, j’opi­


nai. J’avisai l’oblong banc, m ’y assis, allumai un cigarillo, puis
j’attaquai aussitôt :

J’ai promis qu’un jour tu connaîtrais ma Saga : la voilà. Tu


sauras aussitôt qu’il s’agit d ’un roman qui vaut aussi pour toi.
La Damnation qui t’assaillit m ’assaillit itou. Un mauvais hasard
nous façonna à l’instar. Car nous avons du sang commun, car
ton Papa fut mon Papa !
— Quoi ! strangula Amaury, nous : frangins !
— Oui, frangins ! Frangins unis dans l’affliction, dans la
mort !
— Mais où l’as-tu appris ? dit brûlant Amaury. Qui t’a fait
don d ’un savoir qu’on m ’a toujours tu ?
— Oh ! Il m ’a fallu vingt ans, vingt ans au moins, pour,
n’ayant qu’un brin d ’intuition, sachant tout au plus qu’il y
avait, planant sur moi, un fait qu’on disait obscur, un fait dont
nul n ’osait discourir, un fait qu’au vrai tout un chacun ignorait,
il m ’a fallu vingt ans pour approfondir mon savoir, bâtissant
suppositions sur suppositions, chafaudant d ’idiots synopsis,
proposant d ’instinctifs aboutissants, supputant, imaginant,
comblant poco à poco l’oubli profond, l’intimidant tabou qui
nous masquait la divulgation.
Vingt ans durant, j’allai multipliant d ’intrigants contacts,
payai d ’oisifs indics, consultai partout moult sous-bibs m ’ou­
vrant d ’importants stocks archiviaux m ’informant sur ma filia­
tion, m ’acharnai sur d’immoraux magistrats, substituts,
avocats, commis, plumitifs, calicots, factotums corrompus à qui
il fallait offrir gros pour savoir pas lourd. Puis j’ai dû choisir
dans un colossal amas d ’informations où tout voisinait, l’inouï,
l’inconsistant, l’anormal, l’insignifiant. Puis il m ’a fallu, pour
bondir d ’un fait au fait suivant, saisir, au prix d ’harassants
brain-stormings, un point d ’articulation qui, quasi toujours,
manquait.
Mais j’ai appris, j’ai su, j’ai vaincu, j’ai compris. J’ai franchi
La D isparition 503

l’imbroglio. J’ai acquis sur mon antan, sur mon jadis, un savoir
global !

It is a story to ld b y a n idiot, fu ll o f sou n d a n d fury, signi-


fyin g nothing.
Un roman long, confus, parfois vain, parfois mirobolant ; la
narration d’un Talion, qui à tout instant t’a poursuivi, m ’a
poursuivi. L’individu qui l ’ourdit s ’y appliqua vingt ans durant,
sans jamais s’adoucir. Il ignorait la compassion ; il s’opposait à
tout pardon ; il n ’a jamais connu qu’un but : assouvir sa vindi-
cation, accomplir son talion dans la mort, dans l’aigri courroux
du Sang jaillissant.
Un à un, il a commis sur nos Fils d ’horrifiants assassinats !
— Lui ! Lui ! murmura Amaury, hagard.
— Oui, lui ! L’individu dont tu gardais l’intrigant portrait,
mais dont tu ignorais tout ! L’intrigant Barbu à favoris, au poil
brun trop touffu ! Lui ! Ton Papa ! Mon Papa !
— Mon Papa ! hurla Amaury, tordu par un chagrin infini.
Mais j’ignorais donc tout ! Pourquoi nous fallait-il avoir un
Papa si mauvais ?
— Sois moins vif, Amaury, sois plus froid, fais-y toi ; tu vas
tout savoir :

Ton Papa, m on papa (nous ignorons son nom, ou plutôt sa


prononciation) naquit à Ankara.
Son clan comptait parmi l’important gratin du canton. On
disait colossal l ’avoir familial, qu’on comparait parfois au
magot du Roi Midas. Mais sa transmission suscitait toujours
moult complications car, la Tribu comptant au moins vingt-six
individus ayant pour la plupart cinq ou six gnards, ça faisait,
pour finir, tant d ’ayants-droit q u ’on craignait, non sans raison,
qu’allât s’amincissant jusqu’à la consom ption l’initial magot,
nonobstant la fructification qu’apportait la Capitalisation.
La tradition voulait donc qu’on favorisât au maximum son
plus grand fils. On laissait aux suivants d ’insuffisants rogatons.
On donnait tout au Dauphin, au Favori : Palais, maisons,
champs, bois, actions, obligations, or, diamants, bijoux. On lui
504 Georges Perec

proscrivait tout travail, alors qu’on imposait aux suivants un


ahan harassant.
L’on conçoit sans mal à quoi pouvait aboutir un choix si
discriminant : on n ’offrait qu’au Dauphin l’Amour familial, tan­
dis qu’on abhorrait, qu’on bafouait sa frangination. Ainsi, quoi-
qu’à coup sûr on justifiât la discrimination par l’obligation
d ’accomplir la continuation du pouvoir du clan (pouvoir qu’y
fallait garantir par un avoir toujours plus important, donc sans
dilapidation ni passation aux ayants-droit trop lointains), l us
familial, par un instinctif biais culpabilisant, la fondait, non sur
un Sint ut su nt au t non sint, mais sur un soi-disant droit moral
qui, classant l’individu suivant son rang, donnait tout aux Ini­
tiaux qu’il disait purs, bons, blancs, ôtait tout aux ultimaux
qu’il noircissait tout à loisir.
Il y avait pis : chacun paraissait subir la Loi du Clan sans trop
s’aigrir. Nul n ’affirma jamais Sum m um Jus, sum m a Injuria ;
chacun, qu’il soit favori ou mal loti, vivait l’indivision du magot
patrimonial à l’instar d ’un statut normal, sinon normatif, sans
voir qu’il s’agissait d ’un abus flagrant, partial, qui frustrait la
plupart au profit d ’un individu.
Au vrai, il n ’y avait pour un mal loti qu’un hasard - la mort
du Dauphin à qui l’on substituait alors son proximal suivant -
pour adoucir son sort.
On voyait donc, quasi à tout instant, frangins sans un sou,
cousins purotins, tontons faminards, unis dans l’imploration,
priant pour la disparition du favori primonatif. Allah, dans sa
compassion, s’inclinait parfois : un typhus malin, un faux
croup supprimait alors l’ayant-droit putatif. Las ! la contradic­
tion subsistait ; tout au plus avait-on raccourci, mais pas du
tout aboli, son champ d ’application.
On conçoit aussitôt qu’il fallut, un jour, aboutir à un statu
quo moins rassurant, mais aussi moins accablant.
Disons qu’on passa du « Un pour Tous, Tous pour Un » dont
s’honorait jadis l’Armorial du Clan, à un « Chacun pour Soi »
d ’abord, qui fut moins sanglant qu’on n ’aurait cru, qu’on n ’au­
rait craint, mais qui dura moins d ’un an, puis, pour finir, à un
H om o hom ini Lupus qui s’inaugura par un brillant haut-fait
qui suscita, non sans raison, l’admiration du Tout-Ankara :
La D isp a ritio n 505

Un gamin qui n’avait pas dix-huit ans, avait avant lui six fran­
gins, fait qui, a priori, lui prohibait à jamais d ’aboutir au Dau-
phinat. Or il y parvint, ourdissant, mijotant, fignolant puis
accomplissant, coup sur coup, six assassinats n ’ayant, par sur­
c r o ît, aucun point commun, sinon par l’imagination dont cha­
cun montrait l’infini pouvoir.

Il s’attaqua d ’abord à Nicias, un nabot, un avorton, qu’il


n’haïssait ni plus ni moins qu’autrui, quoiqu’il ait tout du cha­
cal, mais qui constituait un but pas trop ardu, car on disait
Nicias plutôt obtus.
Donc il s’introduisit, sous un motif insignifiant, dans la mai­
son du nain. Là, il lui offrit un cours sur l’Art du Tir à l’Arc,
compilation d ’un savant japonais s’inspirant du Bouddha. Puis,
tandis qu’ahuri, mais satisfait d’un don si mirobolant, Nicias
s’absorbait dans son bouquin, il lui porta, s’aidant d ’un pic à
glaçons plus dur qu’un roc, mais aussi fin qu’un bâton à roll­
mops, un coup au bassin qui fut fatal, car il fractura l ’ischion,
provoqua la constriction du ganglion inguinal, d ’où un collap-
sus suffocant suivi, un instant plus tard, d ’un tournis syncopai
dont l’avorton n ’arriva jamais à sortir, nonobstant son trans­
port à l’Hôpital, où il succomba, huit jours plus tard, au grand
dam du populo qui s’amassait dans la cour pour voir son tour­
billon, attraction hors du commun dont Ankara manquait,
disait-on, d ’autant plus qu’on y jalousait fort l’art du Fakir tour­
noyant, l’art du « Darwisch » qu’Ispahan monopolisait.
L’assassinat d ’Optat fut au moins tout aussi biscornu. Optât,
individu mou, plutôt falot, sinon pâlot, si faiblard quant aux
os qu’il avait toujours tophus, calus ou luxation, n ’avait aucun
goût, sinon pour l’alcool qu’il absorbait par muids du soir au
matin.
Maximin (ainsi nommait-on l’imaginatif assassin) soudoya
un commis postal qui porta à Optât un quartaut d ’alcool pur
lui disant qu ’il s ’agissait d ’un colis du Hainaut, car, trois mois
auparavant, Optât, par sans-fil, avait fait l’achat à Mons d ’un
schnaps qu’on disait divin. Croyant aussitôt qu’il avait là son
schnaps, Optât s’ingurgita illico un bon quart du quartaut, qu’il
506 G eorges Perec

trouva tant à son goût qu’il poursuivit jusqu’à plus soif Sa


libation.
Mais, coup jarnacais, il y avait, mis par Maximin au fond du
quartaut, un dispositif pyroproductif qui, anodin tant qu’il bai-
gnait dans l’alcool, s’alluma quand il fut à l’air, provoquant
ipso facto l’ignition d’Optat qui, offrant à la combustion, par
sa saturation d ’alcool, un fonds choisi, flamba ainsi qu’un ama­
dou, diffusant tout autour un fort parfum d’agouti rôti.
Audit instant, Maximin passait par là, pas par hasard. Saisis­
sant un lasso, il attrapa Optât, tison, brandon vivant qu’il tira
jusqu’au bord d ’un puits.
Il lui suffît alors d ’y approfondir son agonisant frangin pour
voir s’accomplir son forfait qui, par surcroît, profita au pays,
puisqu’un mois plus tard, tout un chacun s’accordait pour nan­
tir l’intrigant flux qui sourdait du puits d ’un fort pouvoir cura­
tif, surtout anticatarrhal, mais s’appliquant aussi à l’albugo, à
l’anchilops, aux bubons, aux calculs, aux chalazions, au tris-
mus, au pityriasis, au mal blanc, au prurigo, au mal caduc, au
glossanthrax.

Puis vint Parfait. Là, il y avait un hic. Car Parfait, vrai Goliath,
plus fort qu’un Turc, plus mauvais qu’un Troll, brutal, taquin,
fripon, corrompu, sournois, avait la passion du combat. Quand
on s’attaquait à lui, on n ’avait jamais la paix.
Parfait avait, dans un souk, un magasin où l ’on fabriquait
fruits confits, bonbons, fondants, calissons d ’Aix, chocolats,
candis, nougats ou cassatas.
Il y avait mis au point un sabayon au sirop, fort rafraîchissant
à qui Ankara associa aussitôt son nom.
Nul jour n’allait sur sa fin sans qu’un Icoglan, qu’un Vizir,
qu’un Timariot ou qu’un Sirdar n ’allât voir Parfait dans son
souk, lui commandant pour son gala du soir un « parfait au
marasquin » ou un « parfait au cassis » dont partout l ’on raf­
folait.
Maximin alla donc voir Parfait. II lui donna vingt sous puis
lui commanda un colossal parfait aux limons doux.
— Parfait, dit Parfait.
La D isp a ritio n 507

Mais quand Parfait livra son parfait, Maximin y goûta, puis,


simulant un profond pouah, lui dit qu’il sabotait son travail.
■— Quoi ! dit Parfait pâlissant sous l’affront, imparfait, mon
parfait ! ! ! ?
Il gifla par trois fois Maximin puis lui lança son gant.
— Soit, dit Maximin, vidons ça sur un champ clos, mais
armons-nous suivant m on choix : nous nous battrons au soda !
Parfait fut si ahuri par un choix si paradoxal qu’il parut, un
court instant, tout à fait divagant.
Profitant du mauvais arroi qui, pour un laps, immobilisait
son rival, Maximin lui balança du gourdin sur l’occiput. Parfait
tituba, grogna, puis s’abattit.
Maximin couvrit tout son corps du parfait aux limons doux,
nappa d ’un sirop, puis parfit son travail disposant, par-ci, par-
là, moult fruits confits.
Alors il fit sortir d ’un coin obscur son carlin favori, un Danois
colossal qu’il n ’avait, six ans durant, nourri qu’aux parfaits du
frangin :
L’animal, on l’a compris, bondit, palpa, lappa, puis pour
finir, happa.
Maximin sortit, ricanant « Allah n’a-t-il pas dit : Tu naquis du
Limon, tu finiras Limon ? »

Souriant dans son for d ’un mot qu’il trouvait bon, Maximin
s’occupa alors du suivant qui avait nom Quasimodo : un gars
courtaud, un bas du cul, qui avait tout du nigaud. Son I.Q. lui
donnait la raison d ’un garçon n ’ayant pas six ans, alors qu’il
avait cinq fois plus.
Son occupation, sinon sa vocation, consistait surtout à offrir
aux tringas, aux culs-blancs ou aux courlis qu’on voyait gamba­
dant au bord du lac du Jardin municipal, d ’inconsistants dis­
cours à l’instar d ’un saint François. Un badaud s’amusant lui
lançait parfois un ducaton ou un florin qui constituait tout son
profit.
Son assassinat n ’offrit aucun tracas à Maximin qui l’accom­
plit haut-la-main.
Il disposa au fond du lac un fin croisillon qu’un fil liait à un
accu produisant, au contact, un fort courant d ’induction. Puis
508 G eorges Perec

il paya un quidam qui, alors qu’Asimodo discourait, lança au


fond du lac un faux louis d ’or qui dissimulait un aimant sur-
puissant.
Faisant ni six moins cinq ni cinq moins trois, Quasimodo,
d ’un bond, sauta au fond du lac : l’hydrocution survint aus­
sitôt.

Romuald suivait Quasimodo. Mais autant Quasimodo avait


fait un occis badin, autant Romuald hit un but ardu. Car, sour­
nois, jaloux, inquisitorial, Romuald voyait partout machina­
tions ou mauvais pas. Il soupçonnait tout un chacun.
Il craignait tant un coup fatal qu’il s’isolait dans sa maison,
n ’ouvrant jamais, gardant toujours un fusil à la main, louchant
d ’un air craintif sur tout quidam qui paraissait à l’horizon, sur­
sautant quand passait son voisin.
Plus tard, trouvant son salut non garanti, il fit l’acquisition
d ’un ballon captif où il s’installa, sûr, au moins, d ’y dormir à
l’abri la nuit.
Maximin imagina d ’abord cinq ou six solutions (scission du
filin principal accrochant l’airostat au sol ; obstruction du
volant d ’auto-stabilisation ou du cardan gyroscopal ; substitu­
tion d ’un gaz lourd (grisou) à l’argon gonflant, provoquant
ainsi l’implosion, la titubation ou la patatration du ballon) mais
tout fut vain.
Puis vint l’illumination : il loua un biplan, prit l’air, survola,
puis piqua sur l’arrogant ballon qu’il frôla à moins d ’un yard,
produisant ainsi un trou d ’air qui fut fatal au ballon qui
s ’abîma, tandis, qu’à court d ’air, Romuald s ’asphyxiait.

Sabin constituait pour Maximin son but final. Mais on n ’ap­


prochait pas Sabin. N ’ayant qu’un tonton pour lui ravir son
droit au Dauphinat, Sabin croyait trop qu’il aurait tôt ou tard
la totalisation du Capital du Clan pour offrir à un cousin ou à
un frangin jaloux l’occasion d ’un mauvais coup.
Il fallait trois sauf-conduits pour franchir son huis, fût-on un
mitron livrant du pain ou un commis du bougnat apportant
son charbon.
On colportait sur Sabin tout un tas d ’amusants racontars. On
La D isparition 509

disait qu’il avait à sa disposition dix-huit spahis, tous rompus


à l’art du yatagan, du poignard ou du fusil, garnison qu’il louait
à prix d ’or, mais qui l ’accompagnait partout, toujours, abattant
sans sommations tout individu qui s’approchait à moins d ’un
yard ! On disait qu’il avait un larbin qui goûtait aux plats qu’on
lui proposait, car il craignait fort l ’introduction d ’un poison.
On disait qu’il y avait dans sa maison un quidam qu’on aurait
cru son portrait vivant, qui dormait dans son lit tandis qu’il
allait dormir dans son sous-sol où, disait-on toujours, il avait
fait bâtir par un artisan, qui trouva la mort aussitôt son travail
fini, un colossal blockhaus à combinaisons. Il aurait pu, s’il
l’avait fallu, s’y nourrir, y dormir six mois durant.
Un rival si fort, un rival dont tout paraissait garantir l’absolu
salut, voilà qui stimula au plus haut point l’imagination du
frangin Maximin. L’amas d ’assassinats qu’il avait, jusqu’ici,
commis, n ’avait pas assouvi sa faim. Il n ’y avait là, ricanait-il,
qu’insuffisants zakouskis. Mais, s’attaquant à Sabin, il justifiait
son ambition, il la plaçait au point culminant du savoir magis­
tral qu’il n ’avait, jusqu’alors, fait valoir qu’au quart.
Pourtant, il passa tout un grand laps sans savoir s’il abouti­
rait jamais. Non qu’il fût à court d ’inspiration, mais la fortifica­
tion du gars Sabin paraissait n’offrir aucun point vacillant,
aucun maillon plus faiblard.
Jusqu’au jour où, tout à fait par hasard, il causa à un maqui­
gnon qui lui apprit qu’il fournissait un jour sur trois à Sabin
un ânon, car, lui confia l’immoral marchand non sans un clin
grivois, Sabin n ’arrivait jamais au plaisir, sinon par la sodomisa-
tion d’un bourricot.
— Ma foi, sourit Maximin, voilà au moins un point d ’acquis :
il a un dada ! Tirons parti d ’un savoir qui, à coup sûr, vaut son
poids d ’or.
Poursuivant son inquisition, il apprit du Commis principal
du Zoo municipal d ’Ankara qu’un ânon n ’avait jamais suffi à
Sabin : tout au plus lui procurait-il son plaisir initial, mais il lui
fallait alors, disons pour plat principal, un animal ou plus gros
ou moins commun.
Aussi Sabin soudoyait-il l’Administration du Zoo qui, parfois,
lui louait, pour un soir ou pour la nuit, soit un animal d ’un
510 Georges Perec

bon poids - un gros ruminant, un yack, un orang-outang, Ur|


ours, un mammouth - , soit un animai pas banal - un kangou.
rou ou un casoar, un canard ou un boa constrictor, un tapjr
ou un mandou, un opossum ou un alligator, un albatros ou
un caïman, un cachalot ou un tamanoir.
Mais, quoiqu’ayant fait, grosso modo, un tour global du zoo
Sabin n ’apparaissait pas satisfait car, disait-il, il n’avait jamais
abouti, sodomisant tant d ’inouïs animaux, au plaisir divin qu’il
avait jadis connu sur, ou plutôt dans un lamantin du Lac Tchad
(M anatus inunguis ou M anatus latirostris).
Or, ric-à-rac, un forain d ’Halifax avait fait, huit jours avant,
son apparition à Ankara. Il proposait aux badauds, parmi moult
attractions plus ou moins hors du commun (siamois, nains,
albinos, moutons à corps d ’aurochs, lapins à sabots), un soi-
disant « Grand Dragon du Loch », qu’on nommait Rudolf. Au
vrai, il s’agissait, non d’un dragon, ni d ’un python marin, mais
d ’un dugong, animal plus doux qu’un mouton, qu’on pouvait,
sans grand mal, par un hasard opportun, offrir pour un laman­
tin, vu qu’il avait, à son instar, un poids imposant, un gabarit
important, un poil d ’un poli parfait, un air accort.
On a compris, à coup sûr, qu ’aussitôt Sabin voulut voir
Rudolf. Mais il n ’osait. Il proposa au forain la location du
dugong. On lui dit non. Il doubla, tripla, quadrupla, puis quin­
tupla son prix. Il parvint à un accord. On convint d ’un jour
prochain.
Mais Maximin, à l’affût, l’avait appris. Il bâtit aussitôt un
plan.
Combinant cinq ou six produits fulminants, il fabriqua un
obus suppositorial ; puis il parvint, non sans un aplomb colos­
sal, jusqu’à l’aquarium du dugong où, profitant du court ins­
tant où l’animal s’assoupissait dans son bain, il lui introduisit
son crapouillot.
Il disposa alors un amorçoir au fulmicoton qui, au plus fin
contact, garantirait l’ignition du dispositif.
Sa machination lui paraissant au point, Maximin n ’avait plus
qu’à languir jusqu’au soir. Il s’attabla dans un caboulot, non
loin du blockhaus sabinial, sûr qu’un futur prochain lui fourni­
rait l’occasion d ’un hosanna triomphal.
La D isparition 511

Il n ’avait pas tort : à minuit moins vingt-cinq, apparut l’am­


bulant marchand forain suivi d ’un grand bac où, plus souriant
qu’un ruminant voyant au loin courir un train, somnolait
Rudolf.
À minuit moins huit, l’horizon s’illumina ; un bang-bang
tonitruant fracassa l’air. Puis s’alla dissipant l’asphyxiant brouil­
lard qui accompagnait la fulmination.
Maximin put voir qu’il n ’y avait aucun survivant.
Lors, il gagna, souriant, un night-club où, jusqu’au matin,
quoiqu’il fût plutôt radin (mais son coup fumant sonnait l’oc­
casion d ’un potlatch), il sabla du Cramant brut, trinquant,
offrant à tout un chacun libations sur libations.

Ainsi vainquit Maximin. Las ! Il claironna trop tôt son Magni­


ficat, son Vaziluia : six jours plus tard, un cousin consanguin
qui, à coup sûr, ayant compris qu’il y avait là un truc, avait fait
dans son coin un calcul kif-kif, l’assassinait à son tour !

Alors la loi du plus fort s ’imposa à la tribu. L’on s ’y trucida


tour à tour. L’avocat qui contrôlait la transmission du Capital
familial y paumait son latin : sur trois ans, l’usufruit du clan
passa aux mains d ’au moins vingt-trois ayants-droit, dont
aucun n ’arriva à mourir dans son lit.

Lorsqu’à la fin on comprit qu’on allait, si l ’on continuait à


un galop si vif, aboutir tôt ou tard à la disparition du Clan, on
souffla un instant. On constata alors qu’il n ’y avait plus, au
total, qu’un quart du clan qui survivait. On s’affola. On s’allia.
On signa un accord coalitif qu’aucun, on l’aura compris, n’ho-
nora plus d ’un mois.
Alors on ritualisa l’assassinat.
On convint qu’il fallait qu’un papa n ’ait pas plus d ’un bam­
bin, afin qu’aucun n ’ait à souffrir d ’un frangin trop jaloux. On
limitait ainsi la rivalisation aux cousins, jusqu’au jour où, par
l’intransitif biais du choix darwinial, il n’y aurait plus qu’un
ayant-droit par tronc.
Pour aboutir à un but si lointain, il y avait, grosso modo,
trois façons, dont on laissa à chacun la disposition ad libitum :
512 G eorges P erec

Soit l ’on abattait la Maman dans l’instant qui suivait la partu-


rition ;
Soit l’on stoppait, pourvu qu’il y ait auparavant un fils, la
continuation du sang par la castration du Papa ;
Soit (façon dont la plupart s’accommodait) l’on gardait
vivant l’initial fils, puis l’on laissait ou faisait mourir tout sui­
vant, qu’on abandonnait sur du purin, qu’on vidait dans son
bain, ou qu’on offrait, suivant la Proposition d ’un Swift, pour
du marcassin ou du babiroussa rôti au lunch d ’un Lord anglais.
Durant cinq ou six ans, l ’on parvint ainsi à assainir la situa­
tion. La transmission du gain patrimonial fut moins qu’aupara­
vant l’occasion d ’affronts sanglants.
L’on n ’assassinait plus par plaisir, mais chacun, dans son
coin, limitait au maximum l’amplification du clan qui station­
nait ainsi à un quorum qu’on trouvait, grosso modo, satisfai­
sant. Lors chacun, dans son for, s’autocongratulait d’un statu
quo moins inhumain qu’il n ’y paraissait a priori.
23

Du p lu s ou m oins bon p a r ti q u ’un fran gin s ’angoissant


tira du m agot q u ’un tam bou r lui laissait

Mais, poursuivit Arthur Wilburg Savorgnan, il arriva à nos


papa-maman un horrifiant coup du sort.
À l’Hôpital du Bon Samaritain, à Acapulco, où on l’accoucha,
ta maman mit bas, non pas un, mais trois bambins d ’un coup.
Par un hasard opportun (sinon l’on nous aurait abattus aussi­
tôt !) ton papa qui, suivant la Loi du Clan, aurait dû voir la
parturition, avait dû, un jour auparavant, accourir d ’un saut à
Washington, car, s’occupant d ’importations, on lui offrait un
important contrat pour l’achat d ’un stock colossal d ’harmoni­
cas, joujoux mis au point il y avait alors moins d ’un an, qu’on
arrachait aux vingt-huit azimuths, mais surtout à Ankara !
La Maman comprit qu’aussitôt son contrat conclu, son mari
allait raccourir, puis voyant qu’il avait trois fils, alors qu’il
n ’avait droit qu’à un, nous bannirait sur l’instant.
Dans un sursaut d ’amour matriarcal, voulant au moins
garantir nos saluts, la maman sonna la nonnain puis lui confia
sans omission son tracas. La nonnain s’alarmant voulut lui
offrir son concours.
On laissa donc un nourrisson à la Maman tandis qu’à grand
train fuyait la nonnain nous soustrayant à la mort.
— Ainsi donc, dit Amaury, mon papa, si j’ai compris, n ’a vu
qu’un fils quand il arriva à l’hôpital.
— Pour sûr. On lui cacha qu’il avait trois poupards. Par sur­
514 Georges Perec

croît, on maquilla nos inscriptions, on nous attribua, par sub­


stitution, un faux nom, profitant du fait qu’un duo d ’avortons
siamois morts-vivants avait abouti, pour un court instant, dans
un couloir voisin du dortoir d ’incubation où nous avions vagi.
— Mais alors, puisqu’il nous ignorait, pourquoi nous pour­
chassa-t-il, pourquoi s’attaqua-t-il à nos fils ?
— Vingt ans plus tard, ta maman attrapa un coryza à virus
(staphylococcus viridans) qui la mit au plus mal. On l’alita. Un
Cardinal vint qui voulut l’ouïr avant d’y bonnir son absolution,
puis son onction. Ta maman lui avoua tout.
Or l’imbu Cardinal avait tout du fripon. Il simonisait. Il trafi­
quait. Il pratiquait la concussion, la collusion. Il comprit d ’ins­
tinct qu’il y avait là un gros coup. Il proposa son mic-mac au
plus offrant. Un lointain cousin qui, au vrai, agissait à catimini
au profit du Dauphin d ’alors, apprit la situation. Il accusa ton
papa d ’avoir trahi la Loi du Clan, puisqu’il nous avait soustraits
au quorum, puis, par punition, lui assassina son fils, ton fran­
gin, mon frangin !
Or ton papa avait pour son fils qu’il savait promis au Dauphi-
nat un amour colossal. Sa mort lui fit un chagrin si grand qu’il
y pauma sa raison. Il nous accusa, nous, d ’avoir valu la mort à
son fils, car sans nous, disait-il, son fils vivrait.
Il jura qu’il nous aurait, qu’il nous poursuivrait jusqu’à la
mort, qu’un à un, d ’abord, avant nous, il abattrait nos fils pour
qu’à nos tours nous sachions l’infini chagrin d ’un amour filial
trop tôt rompu !
— Mais il nous connaissait donc ? Il connaissait nos fils ?
— Non. Il ignorait tout (par surcroît, nous n ’avions alors
aucun fils). Mais il partit, n ’ayant qu’un but : savoir où nous
avions fui, qui nous avait nourris, où nous avions grandi.

Il gagna d ’abord Acapulco, d ’où, nous pistant non sans un


flair qui aurait fait pâlir vingt-trois tribus d ’Hurons, il fit, vingt
ans plus tard, l ’insinuant parcours qu’avait suivi la nonnain.
Il arriva ainsi à Guadalajara, un bourg important où nous
avions appris I ’a b c , o ù nous avions fait nos communions. Mais,
à coup sûr, la nonnain pronostiquait qu’un jour m on papa
nous poursuivrait. On quitta Guadalajara pour Tiflis, puis pour
La D isp a ritio n 515

Tobolsk, d ’où l’on partit pour Oslo. Nous avions dix ans. Là,
la nonnain mourut sans avoir l oisir d ’affranchir nos savoirs
quant au fatum obscur qui planait sur nous.
L’on nous dissocia. Tu fus mis dans un sanatorium à Uskub,
d’où tu fuis trois ans plus tard ; mais, passant alors sous un
camion, tu oublias aussitôt tout ton jadis.
Quant à moi, j’allai à Hull, où m ’adoptait un tambour-major
qui, plus tard, voyant qu’à coup sûr j’avais un don pour l’ins­
truction, m ’inscrivit à Oxford.

Nous n ’avions aucun contact. J’ignorais tout du sort qu’on


t’avait fait. Tu ignorais jusqu’à m on nom. Mais il m ’arrivait
d’avoir du souci pour toi, m ’attristant sur nos jadis communs.
Un jour, j’avais alors vingt-cinq ans, j’avais fini m on doctorat,
l’institut pour la Propagation du Bas Latin m ’offrit un assistanat
à Sofia. J’avais six cours par mois. J’utilisai alors l’important
loisir qu’on m ’octroyait à avoir sur ton sort un plus grand
savoir, profitant du fait qu’il n’y a, d ’Uskub à Sofia, par train,
qu’un jour au maximum.

Mais, au sanatorium d ’Uskub, l’on ignorait où tu avais fui.


J’allai jusqu’aux confins du pays. Un rapin sans inspiration,
mais plutôt adroit, m ’avait fait au crayon, à partir d ’indications
qu’on lui fournit au sanatorium, un portrait-robot frappant,
quoiqu’à coup sûr caduc, puisqu’il y avait dix ans au moins
qu’on t’avait vu fuir.
Montrant ton portrait aux paysans, aux maquignons, aux
forains, aux typos, aux cols blancs, aux flics, j’ai cru parfois
qu’un au moins parmi tous saurait m ’offrir un filon. Mais tout
fut vain.
Quand finit m on assistanat, j’abandonnai Uskub sans avoir
vu surgir un brimborion d ’indication, sans avoir saisi un jalon
initial.
Mais, m ’installant alors à Augsbourg, où la Josiah Macy
Junior Foundation m ’accordait un pont d ’or pour ma collabo­
ration au travail colossal d ’Oskar Schàrf-Hainisch von Schluss-
nig-Figl sur l’insubordination du fricatif dans la prononciation
516 Georges Perec

du Bororo, patois du Parana d ’autant plus passionnant qu’on


y voit aussi, à l’instar du Bantou, l’apparition du « Il » labial à
la fin du substantif masculin, j’allais, trois fois par an (du dix
mars au vingt avril, à la fin juin, à la mi-août), à Uskub où, sans
faiblir, continuait mon inquisition.

Plus tard, ma conclusion s ’imposa : nous avions dix ans


quand on nous divisa. Or, si m oi j’avais souci d ’accourir jus­
qu’à toi, toi, pour ta part, n’avais jamais paru vouloir m ’offrir
l’occasion d ’un contact. Tout injustifiait un fait si troublant.
J’admis donc ta disparition, ou plutôt la posai a priori, puis la
motivai par trois raisons : ou tu avais connu la mort dans l’ins­
tant qui avait suivi ton abandon du sanatorium : ou un zingaro,
un gitan t’avait ravi ; ou, pour finir, un choc brutal, un trauma
soudain avait affaibli ou ta raison, ou ton instinct, ou ton
savoir, rompant l’ambigu rapport à toi sur quoi s’appuyait ton
cogito !

Il m ’a fallu trois ans, au moins, pour choisir la proposition,


la supposition optima !
Puis, consultant tout un tas d ’inscriptions, immatriculations,
almanachs, journaux, brouillards, duplicata, fonds notariaux,
courant l’administration, visitant stations, hangars, hôpitaux,
ports, docks, magasins, j’appris pour finir, qu’on avait vu un
jour, dix-huit ans auparavant, un garçon vagabond à l’air idiot
parcourir Mitrovitsa, gros bourg voisin d ’Uskub.
Il ignorait tout du patois du pays. Il avait du sang aux
panards. Il paraissait avoir faim.
J’ai su aussitôt, par intuition d ’abord, puis par conviction,
qu’il y avait là pour moi un jalon primordial. J’allai à Mitrovitsa.
J’y vis un paysan qui, s’apitoyant, avait fait du garçon son pas-
tour, lui offrant un toit, un lit, du pain. Il corrobora ma narra­
tion. Il valida ma photo-robot.
Ainsi, j’avais, à la fin, au bout d ’au moins six ans d ’improduc­
tifs tintouins, saisi l’initial fil qui m’aiguilla jusqu’à toi !
J’appris qu’un camion t’ayant fait choir alors qu’au loin du
sanatorium tu fuyais, tu t’alanguis dans un oubli total, si pro­
La D isp a ritio n 517

fond qu’on n’arriva jamais à savoir ni ton nom ni d ’où tu


arrivais.
Mais tu paraissais adroit, moins idiot qu’on avait cru d ’abord.
Tu rappris à discourir. Plus tard, tu fus plutôt fort au calcul.
Un pion du gymnasium local t’offrit un atlas, puis obtint l’ac­
cord du paysan pour qu’on poussât au maximum ton ins­
truction.
Tu passas donc trois ans à Mitrovitsa. Parfois un gamin t’as­
saillait, ricanant « Anônumos ! Anônumos ! », mot piquant qui,
dans l’imaginatif patois du coin, signifiait « Qui n ’a aucun
nom ». Tout un chacun plus tard t’apostropha ainsi ; tu faillis
l’avoir pour surnom à jamais. Mais quand tu quittas Mitrovitsa,
tu choisis pour nom « Amaury Conson », nom du pion du Gym­
nasium qui t’avait tout appris.
J’aurais voulu voir Amaury Conson. Mais quand j’arrivai, il y
avait six ans qu’il avait disparu. Un cousin à lui croyait qu’il
habitait Zurich. J’y courus, six mois plus tard, profitant au vrai
d ’un symposium qui s’y tint. J’y pus voir Amaury Conson ton
parrain. Il ignorait où tu vivais. Mais il m ’apprit un fait capital :
trois mois avant, un Barbu, un individu plutôt caduc mais
paraissant mû par un courroux horrifiant, avait, lui aussi, tout
voulu savoir à ton propos !
Ça m ’intrigua. Qui, hormis moi, pouvait vouloir courir à toi ?
Pourquoi ?
Or, j’avais, à tout instant, l’intuition d ’un mauvais hasard
nous poursuivant. J’avais, sursautant dans la nuit, p a v o r noc-
tu m is, la vision d ’un assassinat.
Il m ’apparaissait qu’un jour - mais quand ? - il y avait au
moins vingt ans, alors qu’on jouait au yoyo ou au toton, la
nonnain nous avait assis à califourchon, puis, tout bas, nous
avait dit qu ’il y avait, dans un pays lointain, un Barbu qui nous
voulait du mal, ou qui nous voudrait du mal un jour, puis
qu’au jour où nous aurions nous aussi un fils, il nous faudrait,
pour garantir son salut, avoir pour lui un soin constant.
Mais tout, dans ma divagation, paraissait si confus, si loin­
tain, qu’il m ’a fallu au moins huit jours pour l’assortir d ’indica­
tions plus au point.
Alors, tout à coup, il nous souvint d ’Acapulco où nous avions
518 Georges Perec

naquis. J’obtins communication par sans-fil. J’appris, coup sur


coup, la triparturition, la substitution qu’on fit pour nous
affranchir d ’un assassinat aussi prompt qu’horrifiant, puis
l’adoption par la nonnain ; j’appris aussi surtout qu’il y avait
alors grosso modo dix ans qu’un Barbu avait fait irruption à
l’hôpital, sommant un talion pour son Fils mort !

Ainsi, quoiqu’ab ovo il ignorât tout, il avait aujourd’hui quasi


tout appris. Il savait ton nom. Il avait vu ton parrain Amaury
Conson. Il lui avait fallu dix ans, mais aujourd’hui il fonçait sur
nous, il nous talonnait !
Son obstination m ’apparut sans fin. J’illico compris qu’il
nous poursuivrait jusqu’à la mort, qu’il n’y aurait jamais aucun
soupir, aucun loisir dans sa vindication, qu’il n ’aurait jamais
qu’un but : nous avoir sous sa main, voir mourir nos fils, puis
nous voir mourir !
Il fallait qu’à ton tour tu sois au courant d’un courroux si
fort s’assortissant d ’un pouvoir si grand (car il nous pourchas­
sait aux vingt-huit azimuths). Mais où vivais-tu ? Où habitais-
tu ? Dans un bungalow colonial ? Dans un building à Chicago ?
Dans un gourbi à Saint-Flour ? Dans un pavillon aux balcons
garnis d ’aspidistras dans un faubourg quasi provincial d ’Ham-
bourg ou d ’Upsala ? Savais-tu qu’on voulait ta mort ? Avais-tu
un fils ? Autant d ’angoissants points qu’il allait falloir approfon­
dir au plus tôt.
J’aurais pu, à coup sûr, fournir à ton indication cinq ou six
informations par radio ou par journal. J’y inclinai parfois, mais
n ’y vins jamais, craignant trop qu’un signal trop parlant soit
aussitôt mis à profit par mon Barbu.

Tandis qu’Amaury Conson, ton parrain, s’informait à son


tour du sort qui s’offrait à toi, mon papa adoptif, l’amical tam­
bour-major, mourut.
Il laissait à ma disposition, n ’ayant pas d ’ayants-droit, un
important magot : vingt-cinq diamants, tous fort gros, jolis,
purs, dont un surtout, qu’on compara, sinon au Ko-Hi-Noor,
du moins au Grand-Mogol, pour qui Onassinck, l’insouciant
Nabab, m ’offrit un milliard.
La D isp a ritio n 519

Ainsi, à l’abri du souci pour un grand laps, j’abandonnai tout


travail pour pouvoir m ’offrir tout mon saoul à ton parti.
Mais, voulant d ’abord, à tout prix, savoir où naissait la dam­
nation qui nous poursuivait, j’inaugurai mon action par un
tour à Ankara, d ’où sortait, m ’avait-on dit, l’individu qui nous
pourchassait.

J’arrivai donc à Ankara. Mais à l’octroi principal, un commis,


qui faisait son important, bondit sur moi, glapissant :
— Fais voir ton bras !
Quoiqu’abasourdi par un ton aussi dur, j’ôtai m on justau­
corps. Il vissa son lorgnon, saisit m on bras droit, scrutant
l’avant-bras. Puis, poussant un cri satisfait, il m ’introduisit dans
un local voisin où trônait un individu à l’air plutôt courtois
qui, à coup sûr, lui commandait, quoiqu’il s’habillât d ’un blou­
son civil tout à fait commun, car il claqua du talon, puis lui fit
un salut martial.
— Qu’y a-t-il ? lui dit son patron, opinant.
— Il y a, Sahib, lui dit mon gars, parlant turc (mais il ignorait
qu’ayant appris vingt-cinq patois du Ponant, j’avais du turc un
savoir moins approximatif qu’il n’y paraissait d ’abord), il y a
qu’il s’agit d ’un Individu du Clan : il a sur l’avant-bras droit un
signal distinctif. Aussitôt qu’il a paru, j’ai su qu’il s’y appariait :
mon flair n ’a jamais failli, on l’a dit moult fois, non sans raison !
Il disait vrai. J’avais, sur l’avant-bras droit, un fin sillon bla­
fard, figurant, grosso m odo (à l’instar du Zahir qui jadis frappa
tant Augustus ou du blanc signal qu’Albin tatouait sur tout las­
car qu’il s’attachait), un rond pas tout à fait clos finissant par
un trait plutôt droit. Mais j’ignorais alors qu’il fût conginatal.
— Ah ah ? fit son patron, fais voir !
L’assistant, car il s’agissait tout au plus d ’un assistant, d ’un
Chaouch, ainsi qu’on dit là-bas, prit m on bras qu’il montra à
son patron, qui lui dit, sur un ton chagrin :
— Inch’ Allah, tu as raison, Mahmoud Abd-ul-Aziz Ibn
Osman Ibn Mustapha, tu auras un bon point, mais, poursuivit-
il, l’invitant à sortir, tais-toi, sinon tout ira mal.
— Barakalla Oufik, dit, sortant, Mahmoud Abd-ul-Aziz Ibn
Osman Ibn Mustapha.
520 Georges Perec

Sans un mot, son patron m’indiqua un banc. L’on s’assit. Il


m ’offrit un chibouk qui gardait l’insistant parfum d ’un tabac
blond trop lourd. Puis il claqua du doigt : un boy parut à qui
il commanda du kawa au jasmin, boisson qu’un Turc ayant bon
goût boit par gallons.
— Connais-tu l’anglais ? voulut-il savoir.
— Jaw ol, I said.
L’on parla donc anglais ou plutôt l ’on spiqua anglisch. Il
m ’annonça qu’on signalait vingt-trois cas d ’infarcti myocar-
diaux à Ankara. Or, mon vaccin datant d ’au moins huit ans
s’affirmait caduc. L’on s ’opposait donc à tout prix à m on irrup­
tion dans Ankara.

J’avais compris qu’il dissimulait son vrai motif, mais aussi


qu’il irait, si l’intimidation manquait son but, jusqu’à l’obstruc­
tion par corps.
Il m ’apparaissait clair qu’il avait pour instruction d ’assaillir
tout individu portant sur l’avant-bras droit un fin sillon blafard,
tout « individu du clan » ainsi qu’avait dit l’assistant Mahmoud
Abd-ul-Aziz. Mais j’ignorais - lors voulais savoir - la raison qui
provoquait sa discrimination. Pourquoi craignait-on tant à
Ankara l ’apparition d ’un gars « du clan » ?
N ’osant l’abasourdir à blanc-pourpoint pour savoir l’où-
quand-pourquoi du tabou qu’il m ’imposait, j’usai d ’un faux-
fuyant malin :
Simulant l’individu qui croit courir à la mort s’il s’introduit
dans Ankara, j’abandonnai l’octroi, fuis dans ma Lagonda-
Bugatti, gagnai un bourg voisin, louai un pavillon, m ’y cloîtrai
huit jours.
Là, passant mon corps au brou, grimant m on poil, m ’affu­
blant d’un bouc postichard, m ’habillant d’un burnous gris, j’ac­
complis un vrai avatar. Lors, m ’immisçant à un convoi
d ’histrions qui gagnait Ankara où l’inauguration du Grand
Casino Municipal fournissait l’occasion d ’un gala, j’obtins, sans
mal, un visa, puis un sauf-conduit, lors parvins, haut la main,
à franchir l ’octroi.
La D isp a ritio n 521

Un ami m ’avait fait un mot d ’introduction pour un avocat


d ’Ankara. J’abandonnai l’incognito du burnous, passai mon ini­
tial habit d ’individu blanc, mais gardai mon faux bouc, y ajou­
tant un lorgnon qui faisait tout à fait magistral.
Par surcroît, craignant qu’à tout bout du champ un quidam
n ’accourût scrutant mon avant-bras droit, j’y apposai un spica
fait d ’un collodion agglutinatif (ou sparadrap) à l ’instar d ’un
individu qui, souffrant d ’un anthrax ou d ’un aiguillon s’incar­
nant au plus profond, sort d ’un hôpital, son bras dans un
foulard.
J’allai voir l’avocat. Il m ’ouvrit. N’osant l’affranchir du soup­
çon qui m ’habitait, car, sous son air matois, il pouvait - qui
sait? - blottir un propos filou, j’imaginai tout un roman, lui
disant qu’aficionado du folk-song j’avais pour mission la
constitution d ’un colossal Variorum compilant dictons, racon­
tars, sagas, faits amusants, anas, chansons ou traditions.
Par un hasard opportun, j’avais chu sur son dada favori, car,
m ’offrant son plus souriant rictus, il m ’a transmis tout son
savoir.
— Voyons, dit-il d ’abord, connais-tu la Tradition d ’Ali-Baba ?
— Non.
— Ouïs plutôt : il n ’y a pas plus joli :

Au son d ’un ocarina qui jo u a it VOr du Rhin, Ali Baba,


un pacha nain plus lourd q u ’un ours, un gros p a ta p o u f
quoi, baffrait riz, pois, macaroni gisant dans un ju s suri,
un ju s qui aurait trop bouilli, un ju s qui aurait acquis un
goût ranci ou moisi. Sous son divan, un chat goû tait à son
mou. Ali Baba rota, puis il avala un rôti. Bon, dit-il, allons-
y. Hardi, il p r it son fusil, son arc, son bazooka, son tam ­
bour. Il allait battant champs, bois, monts, vallons, mon­
tant son dada favori. Sans savoir où il irait ainsi, il chassa
un lion qui, à coup sûr, broutait l ’ananas dans la p am pa ;
l ’anim al croyait q u ’il y avait alluvion sous roc. Ali Baba
cria : à quoi bon ? Avait-il la solution du truc ? du machin ?
Il aurait fallu pou r ça l ’addition, la soustraction, la m ulti­
plication, la division. Il ajouta trois à cinq, il trouva huit ;
il ajouta six à un, il trouva huit moins un. Quoi, d it l ’idiot
522 Georges Perec

abruti, un calcul ? Il tua Ali Baba ; quant au lion, il courut


si fo rt qu ’il mourut.

J’applaudis. J’aurais voulu aboutir au point qui m ’occupait,


mais, m’ôtant tout loisir, l’avocat poursuivit :
— Il y a aussi la Chanson du Topinambour : on la dit aux
bambins quand va s’approchant à grands pas l’instant crucial
du dodo.
— Oyons, j’ai fait, la Chanson du Topinambour.

Topinam bour tu vou drais voir


Fou so ld a t sans am o u r g ra n d souci du mouron
Profonds m assifs d a n s un lis noir
P a r un f a i t d ’im agination

Chardons sportifs du Z innia blanc


Sous tous nos mots, cham ps gris a u tou r du pou lain
D ort un poisson, un asp ira n t [bai
Inhum ain pays, im parfait

C om ptabilisation horm is l ’ord in a to r


P a r Allah Inch Allah
Vois ga m in un G aulois gonfalon d u p o t d ’or.

J’allai bissant. Il s’inclina, saluant, satisfait. J’arrivai alors à


m on propos. J’insinuai qu’il y avait à coup sûr dans l’amas
d ’instructions qu’il avait connu, au moins cinq ou six rapports
croustillants dont on pourrait avoir un bon parti.
Mais il s ’assombrit, fronçant son sourcil. J’avais commis un
impair.
— Il n ’y a, dit-il, dans tout Ankara, pour discourir à ton ins­
tar, qu’un fait croustillant. Mais, crois-moi, l’on n ’y fait jamais
allusion. L’on connaît par ici plus d ’un gars trop bavard qui
n ’a jamais fini sa...
Il y avait, à coup sûr, du vrai dans son propos, car il s’abattit
soudain : un impact octogonal striait son front, fruit d ’un
plomb jailli du rigolo d ’un gunman hors pair qui, tirant d ’un
balcon voisin, s ’aidant d ’un guidon à microvision, avait, fracas­
La D isparition 523

sant un vasistas, mis au but nonobstant un tir à collimation


plutôt coton.
— Bon sang ! murmura mon for.
J’avais un foutu trac, n ’osai m’ouvoir. Tout à coup un caillou
valdingua qui portait au bout d ’un cordon s’y nouant un bris­
tol à grand format où l’on avait inscrit la communication qui
suit :

FOUS TON CAMP L’AMI, SINON


ÇA VA MAL FINIR POUR TOI !

Un poinçon violin figurant un cagoulard à l’air plus arrogant


qu’un Roi du Ku-Klux-Klan, brandissant un fanion à trois pans,
paraphait l’intrigant avis.
J’ai cru d ’abord qu’il s’agissait d ’un pur hasard : l’avocat avait
dû s’avilir dans un turbin pas joli-joli ; on avait craint qu’amolli
par l’appât du gain, il n ’allât l’ouvrir ; on l’avait froidi pour
qu’il la bouclât, m ’intimidant par surcroît pour m ’affaiblir dans
ma mission.
Mais, m ’inclinant sur l’avocat mort, j’ai vu qu’il portait lui
aussi, sur son avant-bras droit, l’importun signal blanc qui mar­
quait tout individu du Clan ! Par un hasard malfaisant, j’avais
choisi pour cornac un rival !
J’avais du mal à savoir où j’allais. Il m ’apparaissait sans dubi­
tation qu’on risquait gros à vouloir moisir à Ankara. Mais
j’ignorais toujours la raison d’un courroux si fort.

Il fallut la conjonction d ’un hasard opportun s’ajoutant à un


non moins opportun quiproquo pour qu’un jour plus tard,
mon fanal soit pourvu.
J’avais choisi, non loin du souk aux pianos (on sait mal
qu’Ankara a un rang mondial, avant Osaka, avant La Paz, dans
l’importation du piano d ’occasion) un abri qui m ’avait paru
sûr. J’y vagissais, blotti, tapi, craignant à tout instant l’irruption
d ’un assassin.
Au soir, l’on ouït tout à coup un grand bruit dans la cour.
Maîtrisant m on tracas, j’accourus à mon balcon.
Il y avait tout au bas, occupant l ’imposant parvis du Tribunal
524 G eorges Perec

Civil, construction sans proportions, bloc colossal d ’un granit


tirant sur un lilas trop voyant, un octuor plutôt incongru, puis­
qu’on y voyait trois banjos, un cor anglais, un tympanon, un
biniou, un tambour, plus, pour finir, un soprano qui chantait,
dans un faux bourdon s’inspirant du plain-chant, un Oratorio
confus contant la Disparition d ’un Roi blanc qui, quoiqu’il fût
mort, un à un boulottait vingt-cinq vassaux.
Lançant vingt kurus aux baladins, j'applaudissais fort, car la
chanson m ’amusait ; j’admirais son humour narquois quoi­
qu’abscons, malin quoiqu’obscur ; j’aimais son parfum local
qui symbolisait pour moi un point d ’articulation capital pour
l’assimilation du Surmoi turc.
Or, à minuit, ayant faim, j’ordonnai un garçon qui, du comp­
toir du coin, m ’apporta un pilaf au mouton, un rognon frit, du
raisin.
Il monta. On bavarda un instant. L’on parla d ’abord à bâtons
rompus. Puis il voulut savoir si ça m ’avait plu, l ’octuor. J’ai dit
qu’oui, ajoutant :
— La Chanson du Roi Blanc, surtout, m ’a plu, par son
humour, par son imagination !
— L’imagination ! s’indigna mon garçon, mais il n ’y a pas
un carat, pas un grain d ’imagination dans tout ça. Il s’agit d ’un
fait vrai. Nous connaissons tous par ici un Clan dont tout indi­
vidu a, pour signal distinctif, un fin sillon blafard s’inscrivant
sur son avant-bras droit. Il y a, au paramont du Clan, un roi
disposant du total patrimonial...
Tandis qu’il discourait ainsi, ma main s’agrippait sur un poi­
gnard au fond du mackintosh qu’un instant plus tôt j’avais
saisi, disant avoir pris froid sur mon balcon tantôt ; car il s’affir­
mait pour moi qu’il s ’agissait d ’un gars maniant la provocation
pour pouvoir un instant plus tard nous stourbir un coup fatal.
Mais j’avais tort. Mon garçon - rara a vis - avait tout du naïf.
Il m ’informa, d ’a à z, mais non sans un tas d ’omissions, du
motif du courroux qui, s’acharnant au mitan du Clan, jaillissait
sur mon salut, sur ton salut, sur nos saluts.
Pas du tout confiant dans la non-communication du larbin
qui, s’il m ’avait tout dit, pouvait aussi affranchir tout quidam
du rapport qu’il m ’avait fait, racontar qui aboutirait aussitôt à
La D isparition 525

l’obligation pour moi d ’accomplir la comptabilisation du tas


d ’abattis constituant m on mignon individu, j’assassinai l ’incon­
sistant garçon, non sans l’avoir ouï jusqu’au bout.
Puis, instruit du sort qu’à coup sûr on m’allait garantir s’il
m ’attardait à partir, ayant pris m on clic, sans avoir pour autant
omis mon clac, j’ai fui Ankara, la maudissant à jamais.

Trois jours plus tard, j’arrivais à Zurich. J’accourais à la mai­


son d ’Amaury Conson, brûlant d ’y bonnir tout mon savoir
ankarais, comptant qu’il aurait, pour sa part, appris pas mal
d ’indications sur ta situation.
Mais il n ’y avait plus d ’Amaury : on l’avait farci d ’au moins
dix-huit plombs alors qu’au saut du lit, s’affairant sur son gaz,
il cuisinait son chocolat du matin.
Son pyjama paraissait avoir bu tout son sang. Son cristallin
avait l’air d ’un calot dont sont friands tant d ’oisifs galopins
jouant au pot dans la cour du bahut.

Ainsi, j’avais tout appris sur l ’alarmant sort qui nous poursui­
vait, mais j’ignorais toujours où tu vivais !
J’allai partout : à Ajaccio, au cap Matifou, au lac Pontchar-
train, à Joigny, à Stockholm, à Tunis, à Casablanca ; partout
consultant d ’importants bottins, mais n ’y trouvant jamais ton
nom, partout hantant consulats ou commissariats, mais sans
qu’on m ’y donnât jamais un brin d ’information...
24

Qui, s ’ou vran t sur un m a ri morfondu,


f in it sur un fran gin fu rib a rd

Six mois durant, j’allai poursuivant m on si lointain but.


Puis, las, chagrin, j’abandonnai.
Un jour, naviguant à bord du « Commandant Crubovin », un
Transat qui joignait Toulon à La Guaira (port pour Caracas),
j’y connus Yolanda, la dactylo du sacristain du bord.
L’on s’aima. L’on convola.

Voulant lui offrir moult tours mondiaux, l’on fit l’acquisition


d ’un avion surpuissant.
Un jour, au cours d ’un vol transafricain - il y avait alors
grosso m odo un an qu’un municipal nous avait unis ; Yolanda,
s’arrondissant, annonçait pour un jour prochain sa matrifica-
t i o n - un soudain faux bond dans l’admission du carburant
nous mit dans l’obligation d ’aplanir au plus tôt ; l’on parvint,
non sans mal, à choir, disons quasi à alunir, tant il s’agissait
d ’un coin inhumain, sur un piton pas plus grand qu’un m ou­
choir, au fin fond du Sahara marocain. Dans la collision, mon
train cassa.
Nous avions un stock qui suffisait à nous nourrir un mois,
mais il fallait au moins trois jours d ’un harassant parcours pour
aboutir au puits proximal où s’approvisionnait parfois l’hardi
targui nomadisant par-ci par-là suivant la saison.
Durant six jours, tout n ’alla pas trop mal. L’on chassa un
528 G eorges Perec

dahu, amusant animal s’appariant au faon, mais qui, vivant aux


flancs du mont, a un corps si guingois q u ’il suffit, pour l ’avoir,
d ’offrir à son audition un gazouillis imitant l’irritant chant du
goura, colombin qu’il n’a jamais pu souffrir. Surpris, furibard,
mais surtout distrait, l’insouciant dahu fait un soudain mi-tour,
lors paumant son aplomb, choit au fond du vallon où l’on va
sans mal l’ahurir. On fit ainsi un divin gigot qui nous plut fort,
car, à la fin, la salaison nous lassait.
Puis la soif fit son apparition. La Badoit manqua. L’akvavit
nous brûlait sans nous rafraîchir.
La conclusion s’imposa : il fallait partir, courir jusqu’aux
puits, puis, parcourant l’Hoggar, franchissant chotts taris ou
monts glaciaux la nuit, aboutir soit, au sud, à In Salah, à Tin-
douf ou à Tombouctou, soit, au nord, au bordj d ’Igli, au puits
d’Aïn-Chaïr, au fortin d’Aïn-Taiba, à l’oasis d ’Aïn-Aïachi, au fort
Mac-Mahon, à la Kasbah d ’Arouan.
Mais qu’il soit Hamada, Tassili, Adrar, Iguidi, Grand Atlas,
Borkou, Djouf, ou Touat, l’inhumain Sahara vaut à qui s’y har-
dit moult tintouins q u ’Yolanda n ’aurait pu souffrir, tant appro­
chait l'instant parturiant.
Lors, n ’oyant pas sa supplication, l’abandonnant à la
Compassion du Tout-Puissant, j’allai, courant au trot, muni
d ’un compas à cardan dont l’aimant sur pivot m ’indiquait à
tout instant sans faux-fuyant l’azimuth astral, fouillant l’hori­
zon, flairant, pistant, comptant qu’un hasard miraculant m ’of­
frirait au plus tôt son amical concours.
À coup sûr, j’avais un foutu pot, car, trois jours plus tard,
j’avisai un goum qui patrouillait.
Las ! Trois fois las ! J’ignorais qu’à l’instant où l’adjudant qui
commandait au goum m ’offrait son quart d ’aluminium à l’ins­
tar du hussard qu'Hugo quand il

Parcourait à d a d a au soir d'un g ra n d com bat


Un cham p p u a n t la M ort sur qu i to m b a it la N uit

aimait parmi tous pour son poids imposant, mais aussi pour
son parfait sang-froid, du hussard donc donnant du rhum à
La Disparition 529

l’Hidalgo traînard, j’ignorais qu’alors Yolanda allait au plus


mal !
Quand, rafraîchi, nourri, ragaillardi, mais surtout muni d ’un
attirail minimum m ’autorisant à rapointir la vis à pas cycloïdal
(ou plutôt cyclospiral) commandant mon circuit d ’admission
(au vrai, il m ’aurait fallu, au moins, un brunissoir à corbin ou
un poinçon à gabarit ; mais j’avais pour outils, palliatifs suffi­
sants, un harpin, un taquoir, un rossignol à siphon, un ourdis­
soir à trusquin, un faucillon, un boyau, un mandrin d’avant-
clous sans pingouin ni astic, à qui, par surcroît, il manquait la
cloison du taraud, mais dont au moins l’appui-main paraissait
intact), quand j’arrivai à mon avion, un attristant panorama
s ’offrit à moi : ayant mis bas un instant plus tôt six bambins
d ’un coup, Yolanda gonisait.
Rugissant j’accourus d ’un bond voulant au moins lui offrir
la boisson qui la ragaillardirait. Mais, poussant un cri plaintif,
Yolanda succomba.

Qui dira l’infini chagrin qu’alors nous causa sa mort ? Qui


dira mon affliction ? Mon mauvais arroi ? Vingt fois j’ai cru
mourir aussi, sacrifiant nos infants, m ’uicidant, tant m ’accablait
la disparition d ’Yolanda.
Infortun survivant d ’un divin convoi, abattu, morfondu,
broyant du noir, portant ma croix, souffrant la mort, gravissant
vingt golgothas, vingt fois j’ai voulu, m ’abandonnant, m ’abolir
d’un coup d ’ourdissoir à firusquin, puisqu’un outil si conton­
dant pouvait sans mal, s ’implantant dans mon poitrail ainsi
qu’un canif pour boyscout dans un livarot trop fait, m ’offrir la
fin qui s’imposait !

Mais il y avait nos six bambins, six gnards non fautifs s’intri-
guant pour l ’instant dans six cordons ombilicaux, y risquant
fort la mort par strangulation ou asphyxiation.
Ça m ’apitoya. Un à un, j’affranchis mon sixain poupon du fil
qui l’unissait au puits tari où il avait crû, m ’affairai à son ablu­
tion minimum, puis l’abritai dans l’avion.
J’abordai alors l’ardu tracas du circuit d ’admission à rassai-
nir : quoi qu’on fît, la Marchai s’allumait toujours trop tôt,
530 Georges Perec

avant la propulsion du carburant dans son conduit d ’admis­


sion. Rapointir la vis du pivot fut insuffisant. Il fallut tout
rabonnir, point par point, du capot aux pignons, du volant aux
boulons, du manchon aux patins, du stuffing-box aux pistons.
J’y mis trois jours, mais à la fin ça marcha (alors qu’il fut vain
à mon ami Casimir d’aboutir à la propulsion d ’un hors-bord
dont il croyait, bricolant, garantir la fabrication). Lors, ayant
pris l’air, j’allai fonçant sur Agadir comptant offrir aux poupons
un soin dont l’omission allait s’aggravant.

Il nous souvint alors du vigilant avis dont la nonnain jadis


nous avait fait don. J’y ajoutai, dans mon for, la constatation
qui suit : pour qu’il y ait dans mon clan tant d ’instructions
ayant trait à la transmission du capital familial, il faut qu’on y
ait toujours vu trop d ’infants : on doit à foison y voir bi-, tri-,
ou quadri-parturitions.
Donc, l’individu qui nous poursuit, mon papa qui voudrait
ma mort, puisqu’il a dit qu’il allait d ’abord assouvir sa vindica-
tion sur nos fils, doit avoir un soin distinctif pour tout hôpital
signalant l’apparition d’un quantum anormal d ’avortons.
Or, si j’osais fournir six bambins d ’un coup à l’hôpital d ’Aga­
dir, à coup sûr la Vox Populi l’aussitôt saurait, lors accourrait
mon barbu infanticidal !
Par surcroît, j’avisai qu’il n ’y aurait pour moi aucun loisir,
aucun instant calmi si j’insistais dans l’union du sixain. Pour
garantir à chacun son salut, il fallait, à l’instar du coucou pon­
dant dans un nid voisin, lotir un à un nos poupons, donnant
à chacun un papa adoptif...

J’ai compris, murmura Amaury, blanchissant, j’ai compris où


nous allions aboutir •. tu as pris pour surnom Tryphiodorus ;
tu t’habillas d ’un sarrau blanc ainsi qu’un vagabond, tu aban­
donnas Haig à Augustus, tu abandonnas Anton à Voyl...
— Oui. Tu as compris, mais tu n ’as pas tout appris. Ouïs
plutôt :
La D isparition 531

Hassan Ibn Abbou lui aussi fut mon fils. Il fut m on initial
abandon, à Agadir où j’arrivai d’abord.
Laissant m on avion dans un hangar, j’accomplis d ’abord, par
un surcroît vigilant, m ’aidant d ’un trocart crypto-coagulant,
l’ustion du signal minus, mais distinctif qui, sur chacun, s’an-
nonçait à l’avant-bras droit, montrant qu’à coup sûr m on sixain
s’appariait au Clan maudit.
Alors, choisissant au hasard, suivant la chanson

Am stram gram
Pic ou Pic ou Coligram
Bour ou Bour ou R atatam
Am stram gram

j’ai pris du lot un bambin, puis l’introduisis dans l’hôpital


d ’Agadir. Il faisait nuit. Battant l’amadou, j’avisai, non sans
maints tâtons, la maman d ’un poupon moribond. La maman
itou paraissait au plus mal. L’occasion s’offrait. Saisissant un
tampon soumis à l’action d ’un produit chloroformant, j’avan­
çai l’instant fatal qu’aurait connu la maman, puis, plaçant son
poupon dans un lit vacant, lui substituai mon poupard.

Puis, fuyant, non sans avoir inscrit l’arabisant nom d ’Ibn


Abbou q u ’aurait à partir dudit jour mon fils, j’allai sus aux cinq
nids manquants ; tu as appris aujourd’hui qu’Haig fut fourni à
Augustus à Arras ; puis qu’Anton, lui aussi, fut par moi m ’habil­
lant sous l ’incognito d ’un soi-disant Tryphiodorus, foui, à
Dublin, dans un lit qu’occupait Lady d ’Antrim, qui avait pour
mari lord Horatio Voyl, magnat irlandais du tabac.
Il fabriquait pour Dunhill, incorporant du Latakia à du Vir-
giny dans un rapport inconnu par tous, sauf par lui, car l’insi­
nuant produit puisait son goût parfait non aux constituants,
mais à la proportion, il fabriquait donc, du Balkan Sobranyi,
tabac au nom mondial dont Davidoff dira plus tard q u ’il fut un
absolu parangon.
Las ! Trois ans plus tard, lord Horatio Voyl, montant un p ou ­
lain trop fringant, chutait, s’assommait, puis tombait gaga.
Mourant, il murmurait à son assistant, dans un soupir final,
532 G eorges Perec

l’inconnu canon dosant la fabrication du tabac, mais la formu­


lation qu’il donna sortait trop, à coup sûr, du rapport voulu,
car nul, quand lord Horatio fut mort, n ’a jamais pu, suivant
son instruction, aboutir à un tabac aussi pur, aussi fin, aussi
bon quoi, qu’auparavant ; voilà pourquoi l’optimal Balkan
Sobranyi a aujourd’hui quasi tout à fait disparu ; voilà pour­
quoi on lui trouva pour substitut l’imparfait Squadron Four,
qui a sur son pakçon d ’aluminium un blanc croquis quadrigo-
nal, mais qui, fait d’un Latakia sinon tout à fait commun, du
moins plutôt banal, d ’un Virginy pâlot qui n ’a pas blondi sous
l’azur d ’un Airlington, d ’un Fairfax, d ’un Richmond, d ’un
Portsmouth, d ’un Chatham ou d ’un Norfolk, a un goût dont
on a raison d ’amoindrir la qualification.

Mais si tu sais ainsi l’adoption qui advint pour trois parmi


six fils, tu n’as aucun savoir quant aux trois suivants.
Or, j’avais pour souci d ’au moins garantir par mon soin l’ins­
truction d ’un duo. N ’ayant donc plus qu’un bambin à lotir - it
w as n ot a boy, but à g irl - j’allai à Davos...
— Davos ? s’intrigua Amaury.
— A Davos, oui. Lors, tu saisiras à ton tour pourquoi, plus
tard, j’ai compris qu’il n ’y aurait jamais aucun salut, qu’à jamais
nous poursuivrait la Damnation du Papa. Car - ô , mauvais
hasard -, à Davos, j’ai choisi pour y accomplir mon abandon
un sanatorium.
— Un sanatorium ! cria Amaury.
— Un sanatorium, oui, j’ai dit d ’un ton plus lourd qu’un
glas, qu’un bourdon, du ton qu’a Grimaud (pas l’argousin,
mais l’incommunicatif larbin d ’Athos) quand il dit à d ’Arta-
gnan, à Porthos, à Athos, à Aramis qu’il a vu Mordaunt farcir à
la navaja un Sanson qui avait, vingt ans avant, raccourci Milady
sa maman au hachoir, oui, un sanatorium : j’y fis mon appari­
tion à la nuit, marchai au hasard dans un long corridor blafard.
Puis, par un judas oblong, j’avisai un lit obscur où vagissait...
— Anastasia ! tituba Amaury dans un chuchotis plaintif.
— Oui, Anastasia, la star Anastasia ; j’approchai du lit ; la
star, plus qu’aux trois quarts tubar, n ’ayant plus qu’un pou­
mon qui valait moins qu’un mou tant il fluxionnait, galopait.
La D isparition 533

granulait ou catarrhait, avait mis au jour un gnard plus laid


qu’un pou qui paraissait lui aussi promis à la mort pour un
tout prochain futur, m ’ôtant ainsi la componction, l’attrition,
la contrition d ’un vrai assassinat, car l’avorton accompagna sa
maman au paradis tandis qu’à mon bambin s ’offrait un lit
vacant !
— Quoi ? fit Amaury, ainsi Olga avait pour mari son frangin !
— Pour amant aussi !
— Fatalitas ! murmura Amaury, puis, au bout d ’un long ins­
tant coi : Mais qu’advint-il, voulut-il savoir, du duo dont tu vou­
lais garantir l ’instruction ?
— Durant cinq ans ça n ’alla pas trop mal. Mais un jour, j’ha­
bitais alors Ajaccio, accompagnant mon duo bambinard dans
un jardin public du faubourg, non loin d ’un bois, m ’imaginant
qu’on n ’y courait aucun tracas, j’allai, ayant soif, dans un bar
voisin m ’offrir un jus d ’ananas. J’aspirai, savourant, quand tout
à coup un cri horrifiant fracassa l’air.
J’accourus. La confusion trônait dans l’infantin jardin. J’y vis
mamans, nounous, plantons municipaux, s’abîmant dans un
hurlant chagrin. Un fait inouï avait fondu sur la population,
qu’on nous narra larmoyant, criaillant, piaulant, tordant son
mouchoir :
On avait vu sortir du bois un individu maigrichon, grand,
portant un calot biscornu, soufflant dans un mirliton dont il
tirait un air pimpant.
Aussitôt l’amas d ’infants, y compris mon duo, s’agglutina
autour du gars qu’il suivit quand il partit au loin, au plus pro­
fond du bois. Au bout d ’un long instant où chacun paraissait
ahuri, on organisa l’inquisition. On pourchassa, on poursuivit.
On battit bois puis buissons. On patrouilla, on farfouilla, on
s’informa partout où l’on put. Mais tout fut vain. Par surcroît,
on disait qu’il y avait moult bandits, brigands rançonnants ou
vagabonds pillards au mitan du maquis, lors n ’osait-on trop s ’y
approfondir.
M’accordant aux avis qu ’avait la plupart, j’ai cru d ’abord qu ’il
s’agissait d ’un hasard, qu’il n ’y avait, dans la damnation qui
frappait ainsi la population du parc lui ôtant son constituant
virginal, aucun rapport au Talion qui nous poursuivait nous.
534 Georges P erec

Mais, trois jours plus tard, j’appris par un journal qu’Aignan,


ton plus grand fils, il avait alors vingt ans (caciquant à Ulm on
l’assurait d ’un brillant futur au CNRS ou à l’institut où on lui
offrait, nonobstant son air conscrit, moult vacations), qu’Ai­
gnan donc, qui assistait à un symposium sur la pathovocalisa­
tion qu’organisait la fondation Martial Cantaral qui, voilà qui
m ’a fort surpris, avait choisi pour chairman mon patron lord
Gadsby V. Wright, avait disparu.
J’ai compris alors qu’autant à Ajaccio qu’à Oxford s’inaugu-
rait l’action du Barbu...
— Ainsi, coupa Amaury, tu avais appris la mort d ’Aignan ?
J’opinai.
— Mais, dit-il, pourquoi n ’allas-tu pas à Oxford quand on l’y
inhuma ? Tu m ’y aurais vu, tu m ’y aurais affranchi, j’aurais su
qu’un papa fou nous pourchassait, j’aurais pu agir pour nous
garantir.
— Mon plan initial fut, au vrai, d ’accourir sur l’instant. Puis
j’obtins lord Gadsby V. Wright par sans fil. Il m ’annonça qu’on
avait vu, un jour avant la disparition d’Aignan, un barbu
inconnu au symposium l’accompagnant : j’ai compris qu’à
coup sûr, si j’assistais à l ’inhumation, il m ’allait voir. Or mon
incognito m’apparaissait vital. J’abandonnai donc mon propos,
comptant m ’ouvrir à toi par un canal plus sûr.

Un long instant, Amaury parut roidi. Puis, pour finir, il m ’at­


taqua sur un ton qui augurait du vilain :
— Ainsi, dit-il, tu as choisi : n ’allant pas à Oxford pour soi-
disant garantir ton salut, tu as omis d ’agrandir mon savoir
quant à la vindication qui s’acharnait sur nous. Tu tins pour
nul, n ’y attachant aucun prix, aucun poids, l’horrifiant coup
qui frappa mon sang ! J’aurais pu tout savoir, mais toi, qui
savais, n ’as dit aucun mot : Ton omission, pour moi, tua au
moins autant qu’assassina mon papa. Mais la voix du sang qui
coula par ton forfait, par ton oubli, aujourd’hui, par ma main,
va t’assaillir à ton tour !

A coup sûr il n ’avait plus tout à fait sa raison, car il saisit un


lourd attisoir, puis s’approcha, grondant.
La D isparition 535

À mon tour j’agrippai un pic, voulant amoindrir son assaut.


Mais il n ’arriva pas jusqu’à moi : il n ’avait pas fait trois pas qu ’il
parut soudain agi par un pouvoir surhumain qui, aurait-on dit,
l’attirait au fond du bassin à mazout.
Il poussa un cri horrifiant, on aurait dit q u ’un aimant lui
ôtait tout sursaut. Puis il bascula, tournoya, disparut...
VI

Arthur Wilburg Savorgnan


y
25

Q ui f in it sur un blanc trop significatif

— Voilà, conclut Arthur Wilburg Savorgnan, la fin


qu’Amaury Conson connut.
— Par Baour Lormian qui traduisit Ossian, dit Aloysius
Swann, usant non sans satisfaction d ’un juron qu’il aimait
parmi tous, ta narration nous fascina. Mais il s’y tapit au moins
cinq ou six contradictions.
— I know , dit Savorgnan, s’il y a du vrai dans mon postulat,
il aurait fallu qu’avant la mort d ’Amaury son fils ultimal, Yvon,
soit d ’abord aboli. Mais, tandis qu’avachi j’allais m ’offrant un
surcroît dormitif, n ’as-tu pas rie à rac appris à la Squaw l’assas­
sinat d ’Yvon ?
— Pour sûr, admit Aloysius Swann, aussi as-tu tout à fait
raison dans ton postulat : mais alors, toi, dont six fils sont
morts, pourquoi vis-tu toujours ? Anton Voyl, Douglas Haig
Clifford, Olga Clifford-Mavrokhordatos, Hassan Ibn Abbou sont
morts ! Quant au duo dont tu t’occupas, on l ’a ravi dans un
lointain jadis : tu aurais donc dû mourir !
— Tu dois avoir raison, frissonna Arthur Wilburg Savorgnan.
À coup sûr la mort m ’assaillira dans un prochain futur, posant
ainsi son point final sur la damnation qui ab ovo nous
poursuit.
Mais Aloysius Swann n’avait pas l’air d ’accord.
— Pour qu’il y ait un point final, il faudrait d ’abord qu’ici
tout un chacun ait connu son fatum, suivant la loi qui s’inscrit
dans nos romans.
540 G eorges Perec

L’air contrit, Ottavio Ottaviani tirailla sur son bouc.


— Oui, Ottavio Ottaviani, dit Aloysius Swann, voici l’instant
où tu dois discourir.
— Mais, soutint mordicus Ottavio Ottaviani, mon opinion
vaut moins qu’un proutt, du moins toujours l’affirma-t-on.
— Allons donc ! fit Swann son patron, nous savons tous
l'important poids qu’aura ton discours !

Ottavio Ottaviani soupira, puis parla ainsi : J’avais trois ans


quand, moi mon frangin, on nous kidnappa, au sortir d ’un
jardin public, à Ajaccio : un grand maigrichon nous lança un
sort, nous fascinant, nous attirant si fort qu’on s’attacha tous à
son pas quand il partit au loin...
— Mon fils ! glapit Arthur Wilburg Savorgnan.
— Papa ! chiala Ottavio Ottaviani lui sautant au cou.
— Mais dis-moi, mon fils, dit Arthur, lui tapotant l’acromion
dans un sursaut d’amour papal, as-tu pour nom Ulrich ou
Yorick ?
— J’avais jadis pour nom Ulrich, mais plus tard, un bandit
du Niolo nous attrapa moi m on frangin. Il nous apprit à ravir
coqs ou canards aux ploucs du coin. Puis il nous solda à bas
prix, Yorick à un forain ayant pour nom Gribaldi, moi à un
godillot qui m’instilla la vocation du flic.
— Ainsi tu vis, soupira Savorgnan, tu n ’as pas subi la Loi du
Talion. Mais qu’advint-il d ’Yorick ?
— Il partit pour Bonifacio, tandis qu’Ottaviani mon parrain
s ’installait lui à Bastia. J’ignorais où vivait Yorick. Quand, dix
ans plus tard, l ’occasion s’offrit pour moi d ’accomplir un bou­
lot à Bonifacio, il y avait un bail qu’Yorick n’y habitait plus.
J'ai pu savoir tout au plus qu’on lui avait appris l’art du tam­
bour, puis qu'il avait un jour pris un brigantin qui cinglait sur
Livorno, car son papa adoptif, natif d'Albinia, donc Toscan,
voulait, avant sa mort, jouir du panorama qui avait ravi son
antan...

Tu voudrais savoir, ricana Aloysius Swann, si Yorick vit tou­


jours ? Tu voudrais q u ’il soit vivant, t'assurant ainsi d ’un futur
La D isparition 541

plus long ! Mais non ! Yorick a disparu voici tantôt vingt-cinq


ans...
— Alas, p o o r Yorick ! dit Savorgnan mouillant un cil.
— Voici, continua Aloysius Swann, l’instructif rapport qu ’a
fait l’adjudant Pons sur la disparition d ’Yorick Gribaldi :

Wasqu’lham . Aujourd’hui, lundi vingt-huit juin, on porta


manquants trois conscrits du bataillon au clairon du matin.
L’adjudant Boutz fulmina :
— Huit jours ! dit-il au caporal, sitôt qu’on aura mis la
main sur nos lascars !
Mais, trois jours plus tard, l’arrogant trio manquait tou­
jours.
— Z’iront tous à Biribi, gronda l’Adjudant.
Il fit son rapport au major Glupf, Commandant la garni­
son, qui ordonna qu’on fît tout pour saisir, au plus tôt,
morts ou vifs, Pitchu, Folkoch, Worms, hussards hors-la-loi
qu’on accusa d’avoir trahi la Nation Wasqu’lham.
On consigna la garnison. On mobilisa six bataillons, fusils
au poing. On promit vingt ducats à qui fournirait un jalon
sûr : on n’obtint qu’un racontar qui n’aida pas du tout. On
fouilla un train, on dragua un canal. Bilan : nul.
On constata alors qu’un fantassin avait à son tour disparu :
Ibrahim, un gaillard du Palatinat, vingt-cinq ans, trois galons,
la Croix, par surcroît lointain cousin du Major ! Puis, au
matin suivant, un tambour toscan, Gribaldi. Soit cinq fugi­
tifs, pas loin d’un par jour !
L’adjudant, à court d’imagination, fronça du sourcil. La
paix, pourtant, chassait à l’horizon tout conflit. La mort du
Roi apaisait la population. La saison vous avait un air d’Ora-
torio.
Du Major furibond parvint un rapport ordonnant un
black-out total. La consignation faisant du tort aux mar­
chands du coin, on la justifia par un faux bruit d’assassinat
du duc Horatio. La mobilisation, laissait-on courir, n’allait
plus languir.
On induisit alors, par un savant calcul, qu’un point
commun unissait nos salopards : chacun, moins d ’un jour
avant qu’on signalât sa disparition, avait bu du schnaps dans
542 G eorges P erec

un caboulot « Aux Conscrits » jouxtant l’abattoir municipal


au bord du canal, caboulot dont la barmaid, Rosa, dissimu­
lait mal son amour pour un dragon.
Oskar Glupf, laissant là son shako à huit galons d’or, s’ha­
billa à l’instar d’un civil, pour voir au plus tôt l’obscur bar à
soldats. Tandis qu’un Schupo montait sa faction aux abords,
il s’attabla, il prit un bock qu’il paya d ’un florin d’or.
Il vit Rosa à son comptoir, il lui parla, mais, par saint Sta­
nislas, nonobstant tout son soin, il n ’avisa aucun fuyard.
Son soupçon, pourtant, portait toujours sur la barmaid
qui, lui assurait-on, incitait, agissant au profit d’un pays rival
qui s’affairait à la provocation d ’un conflit, incitait, donc,
soldats ou sous-offs, fantassins ou dragons, hussards ou spa­
his, à fuir la garnison. Mais six bataillons faisant un cordon
tout autour du Canton, nul n’aurait pu sortir sans qu’aussi­
tôt il fût surpris. Aussi Glupf croyait-il qu’on s’obstinait à lui
tapir son tas d’hussards dans l’assommoir où Rosa officiait.
Mais où ? Un jour, sous un motif inconsistant, il fit ouvrir
la canalisation d ’un puisard dans la cour du bistrot ; puis il
visita son lit à baldaquin, il sonda son mur, il ausculta son
toit. Mais tout fut vain.
Alors Glupf convoqua Rosa au Tribunal.
— Où sont nos soldats disparus ? attaqua aussitôt l’avocat
du Commandant. Où sont Ibrahim, Gribaldi, Worms, qu’on
a tous vus à ton bar ? Qu’as-tu fait la nuit où ils ont fui ?
Mais Rosa niait tout.
— Worms ? Gribaldi ? Ibrahim ? Par mon Saint Patron !
Jamais vu ! Connais pas ! disait la barmaid sans foi ni loi.
— Tu fais la putain ! cria Glupf, on nous l’a dit !
— Moi ? Pas du tout ! J’ai un amant, un dragon, jaloux,
brutal !
— Son nom ! Dis-nous son nom !
— Opposition ! tonna un avocat.
On inculpa Rosa d’incitation à l’assassinat, à la trahison.
Mais, dans son discours, l’avocat qui plaidait pour Rosa
montra au jury sur un ton strict, convaincant, qu’on s’ap­
puyait sur un on-dit gratuit, qu'il n’y avait dans l’accusation
aucun fait concluant, aucun point probant, mais qu’on vou­
lait à tout prix noircir son plaignant.
La D isparition 543

On acquitta Rosa sous l’acclamation du public qui, par


moult bravos bruyants, montra son approbation. Glupf
s’avoua vaincu, mais jura qu’il aurait son tour, qu’un jour
on allait voir qui commandait, qu’il vous foutrait tout ça à
Auschwitz sitôt qu’il aurait l’occasion.
Il sortit du Tribunal sifflotant un air martial.
Huit jours plus tard, un commando attaquait au bazooka
l’amical caboulot. L’on compta six morts, dont Rosa, mais
Gribaldi n’y figurait pas, pas plus qu’Ibrahim, ni qu’aucun
conscrit disparu...

— Voilà qui m ’apparaît fort clair, dit Aloysius Swann, finis­


sant l’ambigu rapport.
— Mais pas du tout, argua Arthur, qu’Yorick ait disparu,
soit, mais d ’où conclut-on qu’il soit mort ?
— Oui, d’où conclut-on qu’il soit mort ? rabâcha, à l’instar
d’un ara balourd, Ottavio Ottaviani qui croyait avoir l’air finaud
s’il imitait son popa.
— Quand on s’attaqua aux gravats jonchant la maison dont
plus un mur n ’avait d ’aplomb, on y trouva un oignon, un joli
bijou rococo portant sur son cadran un tortil à baron s’incrus­
tant d’arabisants guirlands d ’or, oignon dont on sait qu’Yorick
Gribaldi avait fait l’acquisition un mois auparavant.
— Mais pourquoi n ’aurait-il pas pu l’offrir à Rosa ?
— Soit, l’oignon paraît insuffisant pour garantir la mort
d ’Yorick, admit Aloysius Swann. Mais j’ai plus convaincant.
Voici, ab absurdo, ma conglobation :
Supposons qu’Yorick soit mort ; il suffit alors qu’Ottavio
Ottaviani, alias Ulrich Savorgnan, soit aboli, pour qu ’aussitôt,
suivant la Loi du Barbu, Arthur Wilburg Savorgnan, n ’ayant
plus aucun infant, soit soumis à la vindication qui s’acharna
sur son Clan !
— Subtil ! gloussa la Squaw.
— Inhumain ! brama Arthur.
— Nazi ! jura Ottavio.
— Nous allons voir s’il y a du vrai dans ma solution :
d ’abord, tuons Ottavio Ottaviani, on l’a trop vu !
544 G eorges Perec

— Mais pourquoi ? implora l’argousin obtus, I a m too


yo u n g !
— Allons, Ottaviani, tais-toi, lui intima son patron. N’as-tu
pas compris qu’à grands pas approchait la fin ?
— Mais il n ’y a aucun rapport..., sanglotait Ottaviani.
— Shut up yo u stu p id ! gronda Aloysius Swann lui flanquant
un coup sur l’occiput. Lisons plutôt la communication qu’on
nous donna tantôt :
Il ouvrit son sac, d ’où il sortit un pli manuscrit qu’il donna
à Ottaviani.
— Pourquoi lit-il ? voulut savoir la Squaw qui, aurait-on dit,
n ’avait pas compris.
— Tu saisiras dans un instant, lui dit, à mi-voix, Aloysius,
souriant d ’un air narquois.
Ottavio Ottaviani, ajustant son lorgnon, raclant son pharynx,
s’adoucit la voix, prit son inspiration, puis lut, sur un ton plu­
tôt froid :

Ondoyons un poupon, dit Orgon, fils d ’Ubu. Bouffons


choux, bijoux, poux, puis du mou, du confit ; buvons, non
point un grog : un punch. Il but du vin itou, du rhum, du
whisky, du coco, puis il dormit sur un roc. L’infini bruit du
ru couvrit son son. Nous irons sous un pont où nous pour­
rons promouvoir un dodo, dodo du poupon du fils d’Orgon
fils d’Ubu.
Un condor prit son vol. Un lion riquiqui sortit pour voir
un dingo. Un loup fuit. Un opossum court. Où vont-ils ?
L’ours rompit son cou. Il souffrit. Un lis croît sur un mur :
voici qu’il couvrit orillons ou goulots du cruchon ou du pot
pur stuc.
Ubu pond son poids d’or.

— Hum, dit Savorgnan, cachant mal son imbitation.


— Quoi ! scandalisa Aloysius, n’as-tu pas vu qu’il y avait ici
un l’on sait quoi tout à fait fascinant ?
— Ma foi non, avoua Savorgnan.
— Mais voyons, Savorgnan, il n ’y a pas un « a » dans tout
ça !
La Disparition 545

— Nom d ’un Toutou, mais tu dis vrai ! fît Savorgnan, arra­


chant l ’adroit manuscrit à Ottaviani.
— Mirobolant, dit la Squaw.
— Fascinant, tout à fait fascinant, confirma Savorgnan.
— Par surcroît, ajouta Aloysius, il n’y a qu’un « y » : dans
« Whisky » !
— Confondant ! Saisissant ! Inouï !
Ottaviani voulut ravoir la communication. Savorgnan la lui
donna. Il la lut, pour lui, à mi-voix. On aurait dit qu’il n ’avait
pas compris quand il avait lu d ’abord.
— Alors, Ottaviani, ironisa Swann, dis-nous si tu saisis ?
Ottaviani paraissait souffrir. Il s’agitait sur son pouf. Il suait.
Il transpirait, ahanant.
— Dis-donc..., dit-il tout à trac.
— Quoi ? insista Aloysius Swann.
S’affaissant, Ottavio Ottaviani murmura d ’un ton mourant :
— Mais il n’y a pas non plus d ’
26

Dont, à coup sûr, on a v a it a u p a ra va n t


com pris q u ’il fin ir a it la narration

— Pardon ? fit tout un chacun, n’arrivant pas, aurait-on dit,


à saisir l’Omis qu’Ottavio Ottaviani paraissait, lui, avoir vu.

L’on ouït un bruit concis, fugitif, un « plof » ou plutôt un


« ploc », un brin crissant, un brin agaçant, mais si fin qu’on
l’oublia aussitôt.
Soudain la Squaw poussa un cri plaintif.
— Qu’y a-t-il ? clama-t-on partout.
— Ottaviani ! Ottaviani ! criait la Squaw d ’un ton suraigu.

Cramoisi, rubicond, Ottaviani gonflait. Royal, dodu, à l’instar


d ’un Buck Mulligan paraissant au haut du limaçon psalmodiant
un « Introïbo », il avait l’air d ’un ballon qu’on fournit aux bam­
bins du jardin du Palais-Royal ou du parc Montsouris.
Puis, tout à coup, ainsi qu’un baudruchon lâchant son gaz
sous l’action d ’un dard l’incisant, Ottavio Ottaviani conflagra,
dans un fracas plus assourdissant qu’un avion Dassault fran­
chissant à Mach III son mur du son dans un Bang-Bang dont
pâtit plus d ’un miroir au sol.
Puis, quand tout fut fini, on vit qu’Ottavio Ottaviani avait dis­
paru : pas un os, pas un bouton, mais un tas rabougri, pas plus
gros qu’un involutif charbon produit par la com bustion d ’un
cigarillo, qu’on aurait pris pour du talc, tant il apparaissait blanc.
548 G eorges Perec

Arthur Wilburg Savorgnan s’accablait, statufiant. La mort,


coup sur coup, du duo filial qu’il avait d ’abord cru disparu à
jamais, puis, qu’ayant su vivant il avait vu s’abolir, paraissait
l’avoir surpris. Il sanglotait, tout à son tracas. Puis, à la fin, il
dit :
— Si j’ai compris, tu agissais au profit du Barbu ?
— Disons qu’on fut toujours son loyal bras droit, son
commis, son proconsul...
— J’ignorais...
— Tu l ’aurais pu saisir : m on nom n ’a-t-il pas pour significa­
tion « un blanc cygnal » ?
— Mais, poursuivit Savorgnan, puisqu’ainsi voici sonnant
pour moi l’instant final, pourrait-on au moins savoir la façon
dont s’ourdira ma mort ? Car, à coup sûr, ton imagination t’a
fourni maints biais subtils !
— Oh là là, fit, riant, Aloysius, l’on connaît au moins cinq
actions ayant pour fin ta mort :

L’on pourrait ainsi, d ’abord, profitant d ’un instant où tu irais


t’absorbant dans un Zola, dans un Rougon-Macquart (mais pas
l A ssom m oir ; disons plutôt N ana), l’on pourrait donc t’offrir
un fruit dissimulant un obus : un citron, un cantaloup, ou plu­
tôt un ananas, fruit assassin qu’un Lyndon B. Johnson jour sur
jour, nuit sur nuit, fait choir sur Hanoi, faisant fi du droit
supranational, ainsi qu’un symposium dauphinois l’affirma
sans faux-fuyant. Un dispositif subtil agirait à l’instant où, ayant
soif, tu ouvrirais l’ananas, provoquant ainsi ta disparition.

L’on pourrait aussi, s ’aidant d ’un cordon nodal, accomplir


sur ton corps l’amputation, la mutilation, l’incision, l’ablation,
la castration, l ’abscission, la scission, l’omission ou la division
d ’un constituant vital : ton attribut viril, pour sûr, ou, par un
tour plus symbolisant, ton tarin, action qui aurait pour conclu­
sion ta mort au bout d ’un an au plus.

Ou, par un biais plus divagant, il pourrait y avoir dans un bois


où tu irais flânant par pur plaisir, tapi dans un if ou dans un
sapin, un nid dont on aurait soumis l’oisillon s’y nichant à l’ac­
La D isparition 549

tion d ’un produit radioactif (un noyau d ’uranium produisant


par fission un fort rayon gamma). L’on aurait, par surcroît, mis
au sol un gros bonbon à l’anis, dont on sait ton goût pour. Ainsi,
batifolant, tu vas au hasard, mâchonnant paturins ou myosotis,
quand, soudain, tu vois l’attirant bonbon. Tu y bondis, gour­
mand, tu t’aplatis au sol pour gloutir tout son saoul, mais, audit
instant, choit du haut du sapin, sur ton sinciput, l’actif nid qui
illico t’assoupit à jamais, t’irradiant dans la proportion maxima.

Ou alors, on pourrait agir ainsi : tu irais à un gala nippon.


Il y aurait pour ton grand plaisir, car on sait ton goût pour
l’art subtil du Go, un naïf affrontant dans un match amical un
champion, un « Kan Shu », sinon un « Kudan » : Kaku Taka-
gawa, mais disposant, pour adoucir la disproportion, d ’un fort
handicap, non d ’un « furin » mais d ’un « Naka yotsu ». Kaku
Takagawa ouvrirait par un « Moku hadzushi » ; son opposant
s’absorbant dans un «Ji dori G o» aussi maladroit qu’impro­
ductif, alors qu’il aurait dû accomplir un « Takamoku Kakari »,
il poursuivrait par un « Ozaru » (ou Coup du Grand Babouin),
puis, au bout d ’un subtil « Oi Otoshi », il vaincrait par « Naka
oshi gatchi » sous l’acclamation du public conquis.
Mais, à la fin du match, on poursuivrait par un Nô, aussi
long qu’ardu à saisir. Tu voudrais d ’abord partir, mais, poli, tu
suivrais un instant, t’obstinant, t’aidant d ’un flou synopsis, à
saisir, par-ci, par-là, un mot, un clin, un bruit, l’indication d ’un
courroux, d’un chagrin, d ’un fol amour, qui saurait t’affranchir
quant à la signification du fait qui s’accomplit, pour toi, non
loin du strapontin qu’on t’alloua, mais sans jamais aboutir à un
savoir satisfaisant, à l’instar d ’un individu qui, lisant un roman,
croirait à tout instant qu’on va lui fournir la solution dont il
souhaitait la confirmation, à partir du maudit instant où il s’at­
taqua au susdit bouquin, alors qu’il n ’y a, au fur qu’il poursuit,
qu’ambigus faux-fuyants laissant toujours dans un troublant
clair-obscur l ’ambition qui animait la main du scribouillard.
Aussi, à la fin, t’assoupirais-tu, las d ’avoir trop voulu saisir, à
l’instar du toutou qui, soumis par Pavlov à un stimulus salivant
non suivi d ’un brimborion nutritif, finit par s’offrir un bon rou­
pillon, inhibant au maximum l ’insinuant circuit cortico-subcor-
550 G eorges Perec

tico-cortical qui contrôlait son activation, son « arousal ». Lors


pourrions-nous t’abolir sans mal.

Ou, pour finir, puisqu’il y a un instant, j’ai dit qu’il y avait


cinq façons pour nous d ’aboutir à nos fins, nous pourrions
t’assaillir alors qu’oisif, tu vas dans un jardin admirant maints
nus magistraux, qu’un Girardon ou un Coustou, un Gimond
ou surtout un Rodin jadis sculpta. Il nous suffirait alors d ’avoir
sous la main un cric pour qu’à un instant opportun, la radia­
tion du boulon donnant au bloc colossal son aplomb provo­
quât ton annulation.

— Nul n ’a jamais dit qu’Arthur Wilburg Savorgnan n ’avait


pas d ’humour, dit aussitôt Arthur Wilburg Savorgnan. J’applau­
dis donc à ton final sursaut d ’imagination. Mais au cas où tu
voudrais mon avis, j’irais t’avouant mal voir la façon dont tu
pourrais, ici, à l’instant, hic & nunc, m ’obscurcir. Car, soyons
stricts : il n ’y a ici ni ananas conflagrant, ni cordon nodal, ni
oisillon radioactif, ni gala japonais, ni Rodin basculant !
— Nous goûtons fort ton subtil distinguo, dit, glacial, Aloy­
sius Swann. Mais j’ai sur moi un outil qui vaudra tout ça !

Il sortit son Smith-Corona. D ’un trait, il raya Arthur Wilburg


Savorgnan qui s’affaissa, mort.

— Voilà, dit la Squaw, ils sont tous morts. L’on n ’aurait pas
cru. A la fin, ça vous avait un air Much a d o a b o u t nothing
plutôt irritant, ou du moins attristant.
— Chi va p ia n o va sano, sourit Aloysius Swann. Ils sont tous
morts. Donnons à tous l’absolution. Prions pour qu’à son tour
chacun ici-bas soit blanchi. Car, s’ils ont tous commis maints for­
faits, au moins chacun nous a-t-il fourni sa collaboration. L’on
connaît plus d ’un protagon à qui l’on n ’aurait pas ainsi imparti
un canon si contraignant. Or chacun l’a subi jusqu’au bout...
— Tais-toi, murmura la Squaw, yo u ta lk too much...
Aloysius Swann rougit.
— Ainsi donc, dit la Squaw, voici sonnant l’instant du Finis
C oronat Opus ? Voici la fin du roman ? Voici son point final ?
La Disparition 551

Oui, affirma Aloysius Swann, voici parcouru jusqu’au bout,


jusqu’au fin mot, l’insinuant circuit labyrinthal où nous mar­
chions d ’un pas somnambulant. Chacun, parmi nous, offrit sa
contribution, sa participation. Chacun, s’avançant plus loin
dans l ’obscur du non-dit, a ourdi jusqu’à sa saturation, la confi­
guration d ’un discours qui, au fur qu’il grandissait, n’abolissait
l’hasard du jadis qu’au prix d’un futur apparaissant sans solu­
tion, à l’instar d’un fanal n ’illuminant qu’un trop court instant
la portion d ’un parcours, lors n ’offrant au fuyard qu’un jalon
minimal, fil d ’Ariana toujours rompu, n’autorisant qu’un pas à
la fois. Franz Kafka l’a dit avant nous : il y a un but, mais il n ’y
a aucun parcours ; nous nommons parcours nos dubitations.
Nous avancions pourtant, nous nous rapprochions à tout
instant du point final, car il fallait qu’il y ait un point final.
Parfois, nous avons cru savoir : il y avait toujours un « ça » pour
garantir un « Quoi ? », un « jadis », un « aujourd’hui », un « tou­
jours », justifiant un « Quand ? », un « car » donnant la raison
d ’un « Pourquoi ? ».
Mais sous nos solutions transparaissait toujours l’illusion
d ’un savoir total qui n ’appartint jamais à aucun parmi nous, ni
aux protagons, ni au scrivain, ni à moi qui fus son loyal procon­
sul, nous condamnant ainsi à discourir sans fin, nourrissant la
narration, ourdissant son fil idiot, grossissant son vain chara­
bia, sans jamais aboutir à l’insultant point cardinal, l’horizon,
l’infini où tout paraissait s’unir, où paraissait s’offrir la
solution,
mais nous approchant, d ’un pas, d ’un micron, d ’un angstrôm,
du fatal instant, où,
n’ayant plus pour nous l’ambigu concours d ’un discours qui,
tout à la fois, nous unissait, nous constituait, nous trahissait,
la mort,
la mort aux doigts d ’airain,
la mort aux doigts gourds,
la mort où va s’abîmant l’inscription,
la mort qui, à jamais, garantit l’immaculation d ’un Album
qu’un histrion un jour a cru pouvoir noircir,
la mort nous a dit la fin du roman.
1
Post-scriptum

Sur l ’am b itio n qui, to u t au long du fa tig a n t rom an qu ’on a,
souhaitons-nous, lu sans trop d ’omissions, sur l'am bition,
donc, qu i g u id a la m ain du scrivain

L’ambition du « Scriptor », son propos, disons son souci,


son souci constant, fut d ’abord d ’aboutir à un produit aussi
original qu’instructif, à un produit qui aurait, qui pourrait
avoir un pouvoir stimulant sur la construction, la narration,
l’affabulation, l’action, disons, d ’un mot, sur la façon du
roman d’aujourd’hui.
Alors qu’il avait surtout, jusqu’alors, discouru sur sa situa­
tion, son moi, son autour social, son adaptation ou son ina­
daptation, son goût pour la consommation allant, avait-on
dit, jusqu’à la chosification, il voulut, s’inspirant d ’un sup­
port doctrinal au goût du jour qui affirmait l’absolu primat
du signifiant, approfondir l’outil qu’il avait à sa disposition,
outil qu’il utilisait jusqu’alors sans trop souffrir, non pas tant
qu’il voulût amoindrir la contradiction frappant la scription,
ni qu’il l’ignorât tout à fait, mais plutôt qu’il croyait pouvoir
s’accomplir au mitan d’un acquis normatif admis par la plu­
part, acquis qui, pour lui, constituait alors, non un poids
mort, non un carcan inhibant, mais, grosso modo, un sup­
port stimulant.
G eorges P erec

D’où vint l’obligation d’approfondir? Plus d’un fait, à


coup sûr, la motiva, mais signalons surtout qu’il s’agit d’un
hasard, car, au fait, tout partit, tout sortit d’un pari, d ’un a
priori dont on doutait fort qu’il pût un jour s’ouvrir sur un
travail positif.
Puis son propos lui parut amusant, sans plus ; il continua.
Il y trouva alors tant d’abords fascinants qu’il s’y absorba
jusqu’au fond, abandonnant tout à fait moult travaux parfois
pas loin d’aboutir.

Ainsi naquit, mot à mot, noir sur blanc, surgissant d’un


canon d ’autant plus ardu qu’il apparaît d’abord insignifiant
pour qui lit sans savoir la solution, un roman qui, pour bis­
cornu qu’il fut, illico lui parut plutôt satisfaisant : D’abord,
lui qui n’avait pas pour un carat d ’inspiration (il n’y croyait
pas, par surcroît, à l’inspiration !) il s’y montrait au moins
aussi imaginatif qu’un Ponson ou qu’un Paulhan ; puis, sur­
tout, il y assouvissait, jusqu’à plus soif, un instinct aussi
constant qu’infantin (ou qu’infantil) : son goût, son amour,
sa passion pour l’accumulation, pour la saturation, pour
l’imitation, pour la citation, pour la traduction, pour l’auto­
matisation.

Puis, plus tard, s’assurant dans son propos, il donna à sa


narration un tour symbolisant qui, suivant d’abord pas à pas
la filiation du roman puis pour finir la constituant, divul­
guait, sans jamais la trahir tout à fait, la Loi qui l’inspirait,
Loi dont il tirait, parfois non sans friction, parfois non sans
mauvais goût, mais parfois aussi non sans humour, non sans
brio, un filon fort productif, stimulant au plus haut point
l’innovation.

Il comprit alors qu’à l’instar d’un Frank Lloyd Wright


construisant sa maison, il façonnait, mutatis mutandis, un
produit prototypal qui, s’affranchissant du parangon trop
admis qui commandait l’articulation, l’organisation, l’imagi­
nation du roman français d ’aujourd’hui, abandonnant à tout
jamais la psychologisation qui s’alliant à la moralisation
La Disparition 557

constituait pour la plupart l’arc-boutant du bon goût natio­


nal, ouvrait sur un pouvoir mal connu, un pouvoir dont on
avait fait fi, mais qui, pour lui, mimait, simulait, honorait la
tradition qui avait fait un Gargantua, un Tristram Shandy,
un Mathias Sandorf, un Locus Solus, ou - pourquoi pas ? -
un Bifur ou un Fourbis, bouquins pour qui il avait toujours
rugi son admiration, sans pouvoir nourrir l’illusion d’aboutir
un jour à un produit s’y approchant par la jubilation, par
l’humour biscornu, par l’incisif plaisir du bon mot, par l’at­
trait du narquois, du paradoxal, du stravagant, par l’affabula­
tion allant toujours trop loin.

Ainsi, son travail, pour confus qu’il soit dans son abord
initial, lui parut-il pourvoir à moult obligations : d’abord, il
produisait un « vrai » roman, mais aussi il s’amusait (Ramun
Quayno, dont il s’affirmait l’obscur famulus, n’avait-il pas dit
jadis : « L’on n’inscrit pas pour assombrir la population » ?),
mais, surtout, ravivant l’insinuant rapport fondant la signifi­
cation, il participait, il collaborait, à la formation d ’un puis­
sant courant abrasif qui, critiquant ab ovo l’improductif
substratum bon pour un Troyat, un Mauriac, un Blondin ou
un Cau, disons pour un godillot du Quai Conti, du Figaro
ou du Pavillon Massa, pourrait, dans un prochain futur, rou­
vrir au roman l’inspirant savoir, l’innovant pouvoir d’un atti­
rail narratif qu’on croyait aboli !
‘,u..r *u<>^ <i>k! ut) ni.'l m :qnlq kI n;c>q licuiij^nin
no luob :/:u<uit<î|v«iu ,yflfii.v*Jt.in,iivvm^q tiu WJ* uinvwt)
i:l •Ml* V^. ,
i*w W»yiticu< t

<l;q Ww<*|W^ W rtV PM (W


iu o q «niupuori ,v..uVmo'\ n;; no nu

'.i-.r\ . f i 9 ! « i l ^ i , / |j W & r?-! m . £ ■»'< >!. (,~


■ i l ! ii'.q , i p f n . i.,W!-,M^>.1'H*5tfJfï 'Hfltëf'lW V W P ' 1•* ''$ . «roim jrf 1
•:.n:dKlL, ! i;- ; .UiJ.Ji.wnK. ui ' s / n i ü n ; / ; n h -i■ ;■; i - • >< :
. n e j J CJO'i) < l l i i ) |: K ^ >'■ - ; ■

• .!.'!•;•. .' n1*■« .1 •'■ •:' ••'< • ■ '■ ■ ■


încxii. tiud ...suâ) ü<!< nïiiKK' .
': !; ' ■!». I: /. 1 ■ • 1

JU.'-rrui; t- i i , < ' * ; U J O } . r Vf' ' ; IK . V- -•:


ni; si.'\ < ii :i!j>^.«KVi.uu

.a in g i^ i ^ ï i i n l ^ i n w f e i ’i ?ff :v ifë ‘;4 ï ï ,


« uq w :b ‘ù T O i p ^ , ' s r t e;-i »
t i n u b o w n l f ,cw> cte ;m»uuim? ,iup liaeidj: in jn u o ’j Jmkz
_uo■ nibnolH nnu .*-tehufcM.au
u M nuL V . n u ,ie f h T nu
j e //rru n u iuoq non ^uutiikAuz
iu ô q nqd mu
,„s»■ ~ i'cmr rî- ■■* ■ — ...... \. inaj»
- - - Gu;«.UiO'••*!••»•'>«. inaj» ... saiurvcion i.
■•. iaturvCK
rnsyfl uo .itno J aüO ub KjTDbo» nu idoq üao*itj ,,u
ly fK I *po*ib uttD
J^n u ,
, ir-uOjKui. ta t u ju p i) Ta d^tTuu.'ijn, pi*
-u<n .nriLn
__
___
____
_nlcrbtjiq
__
____
___
____
__nu
_
___
___
_zncb
__
___
__, .jCmiioq . m x s M noJlfvEM Ob
iij u o

nit. ni»"!) ■iiuvùoq jfu.-vonni’! j i c w k in triq ^ n t'l m s m m un i h v


! iltxfi; liLvorj n o 'u p liitTffn lim
Puis. plu?, h t a r d1.,
1!.. rts sf-n
Sf-n p«vp« «. il
rwir4tti>» a n n u r \,Tnbi>liv.:i« • j i : > su rv in t cl .ib n fi ps» -a
1.1 • J" , ! ..Kl r \ ! l > r ■■'-■' 'm if h ! .' s: I. V
ri-..- ■■• ' ■ ......

,. _ .. I .--r , !‘M! > , '• : 1• -*•» ) î f ‘


-.ifi*' fi * ? ;<• ii" tf ivi1 r'.iti»^uîxJ fi\i« «*i\j. *nOii»’'» •!
! - ï i v ! ' ! n ‘i q r ii '• ' a i i:;n r ii lu ' V r< - ,
Mêtagraphes
(citations)

« La voyelle inconnue ». J’ai étudié les phonèmes de toutes


langues du monde, passées et présentes. Principalement
intéressé par les voyelles qui sont comme les éléments purs,
les cellules primitives du langage, j'ai suivi les sons voca-
liques dans leurs voyages séculaires, j’ai écouté à travers les
âges le rugissement de l’A, le sifflement de I’I, le bêlement
de l’E, le hululement de l’U, les ronflements de l’O. Les
innombrables mariages que les voyelles ont contractés avec
d'autres sons n'ont pour moi plus.de secrets. Et cependant,
presque au terme de ma tarrière, je m'aperçois que j’attends
toujours, que je pressens toujours la Voyelle inconnue, la
Voyelle des Voyelles qui les contiendra toutes, qui dénouera
tous les proglèmes, la Voyelle qui est à la fois le commence­
ment et la fin, et se prononcera avec tout le souffle de
l’homme, par une distension géante des mâchoires, comme
si elle coulait réunir en un seul cri le bâillement de l’ennui,
le hurlement de la faim, le gémissement de l'amour, le râle
de la mort. Quand je l’aurai trouvée, la création s'enbloutira
elle-même et il ne restera plus rien, —rien que la n oyklu ;
INCONNUE !

Jean Tardieu
Un mot pour un autre
L’a lpbabet magique, l ’biéroglypbe mystérieux, ne nous
arrivent qu 'incomplets et faussés, soit par le temps, soit par
ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrou­
vons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la
gamme dissonante et nous prendrons force dans le monde
des esprits. '
| I:
Gérard de Nerval
(cité par Paul Eluard.
Poésie involontaire et poésie intentionnelle)
IÏT* '■ /! r
_ - ,W.-..5..-,__ . -, • Ji/i
1 rï & 6 ;.« îjvmii
: tkv -iim ‘l
-r gsr îsdüo-j te
Æs xi":I 1 ■ uwu j!
îi uv. :roV ■ -tï ihtaE’l si hn'v-" v r;,: rn rf :’t
ï* v - '• r [hvtâÈi ih Ci
' .V V ^
fa E SHRVEM LEX EST, LEGEMQVE TENERE NECESSE EST ? -
SPES CERTE NEC MENS, ME REFERENTE, DEEST -,
SED LEGE, ET ECCE EVEN NENTEMVE GREGEMVE TENENTEM
PERLEGE, NEC ME RES EDERE RERE LEVES. ,
rt' . !n«< Lord Holland
Eve's I.egend
.. . ■ -A. ^
■ ^ j- >l|im • ■ n- ; • ! t
Üi*” ■

*- : t>T/!jr.q * 5 ti i<r» *»! .t. v .< ' >


. '> « ilr ‘ *Kq'qis,> ■yilt!Mt!r?, »7 n> • ‘ •> >:
- T,' «fèrrrBsâipl^iip ‘ïfnhoqt»-' an >0 y>»> <*i
!*>‘V; -îh
Mi !

ifcvj f Vj . «rLni b fltln jf’liiq à l i j ;

--.i'tt ;*< ■■■'<■ ■!■ •' ".l'I /t ■ -, ■ ->i, . /n


'• »i’ )i.
Si l'on avait un dictionnaire des langues sauvages, on y
trouverait des restes évidents d’une langue antérieure parlée
par un peuple éclairé, et quand même nous ne les trouve­
rions pas, il en résulterait seulement que la dégradation est
arrivée au point d’efïacer ces derniers restes.
De Maistre
Les soirées de Saint-Pétersbourg
(cité par Flaubert : Brouillons de Bouvard ;
cité par Geneviève Bollème)

Chez les Papous, le langage est très pauvre ; chaque tribu


a sa langue, et son vocabulaire s’appauvrit sans cesse parce
qu'après chaque décès on supprime quelques mots en signe
de deuil.
E. Baron
Géographie
(cité par Roland Barthes : Critique et Vérité)

Ce n’est que dans l’instant du silence des lois qu’éclatent


les grandes actions.
Sade

Even for a word, we will not waste a vowel.


Proverbe anglo-indien
LES REVENENTES
1 • :/ r , ' f ' ■' : Ir• r
Publiées qu atre an s après La Disparition, Les Revenentes se
présentent, d a n s leur titre même, com m e l ’indispensable
com plém ent au rom an lipogram m atique en E : quelque chose
com m e le retour d e la lettre fan tôm e, une sorte d e catharsis
vocalique, les E refoulés du p rem ier récit venant en vah ir le
second et en ban nir toutes les autres voyelles. Cette thèse est
exposée d a n s le p rière d ’insérer.
Les Revenentes sont, indiscutablem ent, un lipogram m e en
A, I, O et U. Les quelques U résiduels qu i déparaien t la p r e ­
m ière édition, où su bsistaien t quelques « que », un « Evêque »
e t une « Blenquette », n éta ien t que des coquilles qui contreve­
n aien t à la décision d e l ’OuLiPo au to risa n t Perec à écrire « q »
p o u r « qu ». Q u an t au Y, son sta tu t phonologique p a rticu lier
(sem i-voyelle p o u r les uns, sem i-consonne p o u r les autres) en
p erm et l ’usage ( d ’ailleursparcim on ieu x). C ontrairem ent à ce
qu i se d it trop souvent, ce récit n ’est don c p a s un lipogram m e
qui en p re n d ra it à son aise avec la règle d ’exclusion. Il n y’ a
p a s p lu s d e A, d e I, d e O et d e U d an s une édition rigoureuse
d e ce « texte » qu ’il n ’y a d e E d an s La Disparition (laprésen ce
d ’un E « oublié » d an s ce rom an est une légende tenace q u ’un
coup d 'ordinateur a b o lit à jam ais).
Les Revenentes son t m êm e un lipogram m e très classique­
m ent perecquien, pu isq u e l ’histoire q u ’elles racontent est,
com m e dan s La Disparition, une désignation, m étaphorique
m ais fo r t claire, d e la con trainte : du vo l d e jo ya u x à la sous­
traction d e voyelles, il n ’y a q u ’un pas, fran ch i sans difficulté
p a r to u t « suffisant lecteur ». G rand ordonnateur du «pense-
fesses » sur lequel s ’achève le récit, l évêque d ’E xeter « est très
streect : le clergé [...] se p erm et d e révéler ses préférences
envers des “évén em en ts”frenchem ent débreedés, m ets l ’évêqe
hètne qe ses fê te s respectent des règles sévères ». Paradoxe évi­
N otice 565

dem m en t analogue à celui des Revenentes où coexistent une


soum ission stricte a u x con train tes du lipogram m e et le
recours systém atique à une graph ie elle au ssi «frenchem ent
débreedée ».
Déjà évoqué da n s le Post-scriptum d e La Disparition, « l ’a b ­
solu p r im a t du signifiant» est en f a i t le véritable sujet des
Revenentes. Sans d o u te apprécie-t-on la p a r o d ie d u rom an
p o licier (deux ban des rivales se d isp u ten t les «gem m es de
Bérengère d e Brémen-Brévent »), celle du rom an érotique (les
« enchevêtrem ents pervers » d u «pense-fesses » évoquent Sade,
Andréa d e N erciat ou Apollinaire), le clin d ’œ il à D u m as (il
s ’agit, « tels les Mesqetères », d e su btiliser des «ferrets » dissi­
mulés quelque p a r t en « Engleterre ») , m ais c ’est à l ’inépui­
sable créativité verbale que le lecteur devra la p lu s gran de
p a r t d e son plaisir, en explorant ce très spécial évêché d ’Exe-
ter d o n t le titu laire lascif p o r te « éveedem m ent qelqe sleep
“Em eenence” », où les âm es sensibles « versent den s les renet­
tes » et où, d a n s la douceur d u soir, le héros « en ten d les èles
des tsé-tsé ». Q u ant à ceux q u i trou veraien t to u t cela un p eu
facile, Perec leur a d ’avan ce répondu : « Les clebs bêlent, les
chemelles enjembent. »
w
f
R ègle

1 . « Qu » s ’écrit « Q » : qe, qenelle, qerelle, qelqe, desqelles,

etc. (Décision d e l ’OuLipO, séance du 7 m ars 1972.)

2. De rares (puis d e m oins rares) em plois du « Y » seront


tolérés (New Jersey, Yes, Cheyenne, etc.)

3. Divers types d e distorsions (la liste en sera it fa stid ieu se


à dresser) seront p lu s ou m oins progressivem ent a d m is au
cours du texte.
PEREC

LES REVENENTES

TEXTE
y
E SERVEM LEX EST, LEGEMQVE TENERE NECESSE EST ?
SPES CERTE NEC MENS, ME REFERENTE, DEEST ;
SED LEGE, ET ECCE EVEN NENTEMVE GREGEMVE TENENTEM.
PERLEGE, NEC ME RES EDERE RERE LEVES >.
E ve’s Legend

1. L'épigraphe de ce texte est tirée d'un texte de trois pages, intitulé Eve’s
Legend, publié dans le Keepsake de 1836 ; son auteur est Henry Richard
Vassall-Fox Holland, troisièm e Lord Holland.
J ’ém ets ferm em en t qe
les gens d e ce texte
e t les réels ne présen ten t
d e ressemblence.
Telles des chèvres en détresse, sept Mercédès-Benz vertes,
les fenêtres crêpées de reps grège, descendent lentem ent West
End Street et prennent sénestrement Temple Street vers les
vertes venelles sem ées de hêtres et de frênes près desqelles se
dresse, svelte et em pesé en même temps, l ’Évêché d ’Exeter.
Près de l’entrée des thermes, des gens s’empressent. Qels
secrets recèlent ces fenêtres scellées ?
— Q’est-ce qe c’est ?
— C’est l’Excellence ! C’est l’Excellence l’évêqe !
— Z’ètes démente, c’est des vedettes ! bêle, hébétée, qelqe
mémère édentée.
— Let’s bet three pence ! C’est Mel Ferrer ! prétend qelqe
benêt expert en westerns.
— Mes fesses ! C’est Peter Sellers ! dém entent ensem ble
sept zèbres fervents de télé.
— Mel Ferrer ! Peter Sellers ! Never ! jette-je, excédé, c ’est
Bérengère de Brémen-Brévent !
— Bérengère de Brémen-Brévent ! ! répètent les gens qe
cette exégèse rend perplexes.
— Certes, reprends-je, Bérengère, Bérengère « The Qeen »,
Bérengère « The Legs », celle qe Dresde et qe Leeds révèrent,
celle qe vénèrent et le Rex et le Sélect et Pleyel ! Bérengère,
déesse éthérée des scènes, vedette d’entre les vedettes, fée des
kermesses et des fêtes ! Sept cent trente-sept prêtres l’encen­
sent : dès q ’elle entre en scène et entreprend d ’enlever ses
vêtements, cent mecs se pètent le cervelet !
— Et q ’est-elle censée chercher chez l’Évêqe ? Ces messes ne
me semblent de même espèce ! ém et qelqe pète-sec en bérêt et
en spencer.
574 Georges Perec

— Ne te méprends ! démens-je, qe Bérengère se rende chez


l’évêqe, c’est de règle : en effet, l’évêqe est le frère d ’Herbert
Merelbeke, le pépé de Thérèse Merelbeke, et Thérèse Merel-
beke est l’élève préférée de Bérengère !
Perplexe, le pète-sec enlève et remet les verres cerclés
d'ébène de ses serre-nez.
— Ce frère, ce pépé, cette élève et cette préférence me sem­
blent extrêmement enchevêtrés !
Je sens qe l’énervement me pénètre : je rejette cette qerelle
d ’Helvète et préfère me démettre. Les gens cessent de m ’encer­
cler. Pédestrement, je me rends chez Hélène...

Près de qelqe sente déserte et enténébrée, j’entends ces sen­


tences qe le vent semble repêcher :
— ... L’évêché est en effervescence...
— ... Elle s’est très endettée récemment...
— ... Elle vend ses gemmes.
— Bézef?
— ... Et le recel ?
— Elle se sert de l’entregent de l’évêqe !
— ... hé hé !...
Le vent d ’est se lève. Le reste se perd...
H élène crèche chez Estelle, près de New Helmstedt Street,
entre Regent’s Street et le Belvédère. « Défense d ’entrer », me
jette le cerbère. Sept pence le dégèlent et j’entre, pépère.
Hélène est chez elle. Je prends le verre de schweppes q ’elle
me tend et me trempe les lèvres. Je desserre mes vêtements et
m ’évente.
— Qel temps !
— Trente-sept degrés !
— C’est l’été.
Hélène me tend des kleenex. Je me sèche les tempes, len­
tement.
— Prends le temps ! Ne te presse !
Elle semble se délecter, je sens q ’elle se refrène, q’elle
espère entendre les événements récents ; en effet, prestement,
elle me jette :
— Bérengère est chez l’Évêqe ?
— Yes.
— Excellent ! Les événements se pressent !
— Q’est-ce qe t’espères, Hélène ? Des nèfles !
— Ben merde, les perles et les ferrets de Bérengère m e ten­
tent !
Je tempère l’effervescence entêtée d ’Hélène.
— C’est chercher l’échec ! L’évêché est cerné : cent tentes
dressées près des entrées, cent trente Fédérés brevetés et
experts le défendent, c’est dément !
— Peste de ces em pêchements ! Je cherche qelqe brèche et
je perce, le reste se perpètre d ’emblée.
576 G eorges P erec

Derechef, je me permets d ’émettre qelqes réserves et répète


les termes éventés détectés en cette sente déserte :
— Des mecs rebelles, je le regrette, recherchent mêmement,
ce me semble, les gemmes de Bérengère !
Hélène ne desserre les dents. Le temps s’étend, lesté de
sens.
J’émets bêtement :
— T’es en stress ?
— Je pense, dément Hélène, lentement.
— Vers qelles secrètes tempêtes te m ènent tes pensées ?
— Je pense qe c ’est cet enflé d ’Ernest !
— Cet excrément de pègre ?
— Certes ! Cette merde et ses sept éphèbes grecs !
— Je rêve de les descendre !
— Je te le défends, éjecte fermement Hélène, le décès, c’est
le remède des écervelés, et c’est Fresnes et perpette, je préfère
les berner !
Le flegme d ’Hélène me détend, et cependent ne m ’em pêche
de relever en ce précepte qelqe excès de légèreté :
— Ferrer Ernest et ses éphèbes, c ’est réellement enchevê­
tré ; le week-end, c ’est bref, et le temps presse : qelle recette,
qel prétexte te m ènent vers le chevet de Bérengère elle-même ?
— T’es bête ! Je me sers de Thérèse !
— Thérèse ? Thérèse Merelbeke ?
— Elle-même ! Cette chère Thérèse est de mèche. L’évêqe
et ses prêtres espèrent ferme enclencher qelqes tendres pense-
fesses et Thérèse en est !
— Certes, Thérèse, reprends-je, pénétré de ce schème
expert et pervers, Thérèse, c’est pensé ! Cependent, Thérèse
est chez elle, et Rennes, c ’est censément sept cents verstes !
— Ce qe t’es benêt, Clément ! Et le télex, c’est le remède
des clebs ?
Le clerc des pététés se lèche les lèvres, se crêpe le derme et
se bêche le nez et, le geste lent, met en net qelqes textes en
lettres penchées.
— Le télex, essvépé ?
— C’est fermé !
— Z’ètes en grève ?
— Revenez entre sept et sept trente !
— C’est pressé !
— C’est vrément pressé ?
— C’est extrêmement pressé, répeté-je, et je pèse mes
termes !
Bref, le mec me tend qelqe espèce de vergé et j’ém ets ce
bref express :

THÉRÈSE MERELBEKE. SEPT JETÉE DES FRÈRES FERRET.


TRENTE-SEPT RENNES. ENLEVEZ C’EST PESÉ. VENEZ.
CLÉMENT.

Le clerc prend le télex, entreprend d ’en relever les termes


et prétend qe c ’est twelve pence.
— Merde ! pestè-je, twelve pence, c ’est cher, je m ’endette.
— Le règlement, c ’est le règlement, bêle le clerc, sévère et
sec.
Je jette les twelve pence dem endés et je les mets.

J’erre près des berges de l’Elster. Elles sentent le genêt et les


evergreens. Des gens blêmes, sevrés de mer, pèchent des
brèmes et des espèces de flets. Le Père Bennett vend des fèves
578 Georges P erec

vertes et des crêpes fermentées ; ses sem elles sentent le ches-


ter. Des ménestrels celtes, échevelés et véhéments, cherchent
le ré des rebecs et des crécelles. Près des crèches en grève, les
fenêtres fermées, cent bébés têtent le nestlé qe tendent des
mémés empressées. Des chèvres bêlent. Des merles se per­
chent près des hêtres élevés. Des sphex éphémères et dentelés
déferlent des mélèzes. Des bergers belges lèchent le ventre des
teckels et des setters femelles. Je descends près des stèles éle­
vées en remember des Frères Stefenssen, lesqels, en même
temps membres des sectes Zen et élèves d ’Effel et de Perret,
dressèrent les légères flèches de fer des trente-sept cercles qe
ces sectes créèrent en Grèce et en Perse.
C’est le réel. Le spleen me prend et me berce. Je rêve de
mes terres d ’Ellesmere. Ses mers et ses grèves, et les pétrels,
et les tempêtes. Se déprendre ! Être en mes terres ! Et cette
netteté céleste qe l’éther reflète, et le grès des crêtes et le blé
des prés ensem encés dès septembre ! Et les terres émergées
des Égéens et les temples d ’Éphèse ! Thélème clémente :
reprendre Sceve et Sterne, et Mersenne, et Wegener !...
Thérèse Merelbeke est née le sept septembre trente-sept,
près de Tlemcen, de père belge et de mère vendéenne. Le
père, René Merelbeke, est sergent-chef et, présentement,
dépêché près de Leclerc, leqel, censément en tent qe Régent,
em pêche le dey et le bey de perdre les sceptres qe des rebelles
berbères prétendent reprendre. L’effet de cet externement est
qe Thérèse est élevée chez ses Pépé et Mémé - Herbert Merel­
beke, frère de Serge, Évêqe d ’Exeter, et Pernelle, née Besche-
relle. Herbert est le berger de qelqe sept cents chèvres.
Femmes et bébés végètent de ce cheptel et le bêlement des
bêtes berce les rêves de Thérèse.
Cependent, René Merelbeke déteste les rebelles et prend le
serment de les pendre. Leclerc, en être sensé, est très embêté
et entreprend de tempérer cet excès de zèle : être ferme,
certes, mets rester réservé. René se vexe et trête Leclerc de
pédé. Ces êtres extrêmement énervés se prennent de qerelle :
René tente de défenestrer Leclerc leqel le renverse et le blesse.
Le chef des Q.G. de terre et de mer, près leqel Leclerc en
réfère, mende le sergent-chef et le relève. Excédé, René prend
ses permes de détente et rentre en Frence, près de Metz.
Cependent, le chef des rebelles berbères, Mehmet ben Berek,
enlève Thérèse et l ’em m ène en jeep dens le bled. René, déses­
péré, redescend prestement et presse Leclerc de rechercher les
rebelles. Mets le chef reste ferme et prétend qe Thérèse est
décédée !
René déserte, lève cent lensqenets et trente rêtres et les vêt
de cheches et de fez. De djebel en djebel, de désert en désert,
près des ergs desséchés semés de mègres genêts qe le vent des
580 G eorges P erec

steppes déterre, cette gerbée de mercenères ensellés de Lebels


centenères, d ’épées ébréchées, de pelles et de bêches, de
serpes et de jembettes, de flemberges détrempées et de brettes
d ’encêtres entreprennent cette recherche désespérée.
Mets les Berbères de Mehmet ben Berek se terrent, et le
désert, c ’est des verstes et des verstes de sécheresse. Errence
sens trêve : Le Kef, Meknes, Zemzem, le Yémen... René sent qe
qelqe dém ence l’entrêne cependent qe, sevrés de femmes, ses
mecs se cherchent des chevrettes et délessent de qêter
Thérèse.
C’est le trente décembre qe, près de Memzem-Berchem, ex­
centré neméen, René et ses rêtres entrent dens le qempement
des Berbères et se présentent devent Mehmet ben Berek.
— Qe Mehmet me rende Thérèse et se rende ! jette René.
— Le Berbère ne se rend et défend chèrement ses chefs !
Et rebelles et mercenères de s’emmêler. Tellement leste est
le Berbère qe les rêtres s’empêtrent. Cependent, René Merel­
beke décèle, vers le centre de ce qempement, des tentes près
desqelles des femmes se démènent. Tel le vent, le sergent-chef
s’élence vers ces tentes et en désenclenche l’entrée : Thérèse
en émerge et, près de Thérèse, Mehmet même, leqel l’enserre
fermement.
— Thérèse !
— Père !
— N’entreprends de geste empressé, émet flegmement
Mehmet ben Berek, le fer de cette ép ée est près des tempes de
Thérèse et dès qe t’enjembes cette trenchée, je te descends
cette chère enfent !
— Excrément de clebs, bêle René, merde de cerf, fécès de
belette, bren de merle ! Qelle est cette nessence qe tes père
et mère engendrèrent ? Qelqe vent de chèvre ! qelqe pet de
zèbre ! !
— Ne me menqe de respect, espèce de brèle !
— Qe tes gens entreprennent de te mettre en terre ! Qe
Rhée, Cérès et Hébé se révèlent clémentes ! Le temps de te
crever le ventre et c’est prêt !
Mets Thérèse s’en mêle.
— N ’éventre Mehmet ! Ne le pends et ne verse ce seng !
Les R evenentes 581

Cesse, cher père, de rêver de trempes et de dégelées ! Enterre


ces rêves de vengence, n’ensenglente ces êtres qe je révère et
décrète cette trêve qe rêvent les femmes et les enfents ! C’est
être grend qe d ’être clément !
— Q’entends-je ? Q’entends-je ! Thérèse, cette chère de mes
chères, Thérèse hêm e ce rebelle !
— Je l’hême, certes, je l’hême, beggeye Thérèse, et même
je l’hémé dès cet enlèvement échevelé !
Le sergent-chef, hébété, chencelle.
— Je rêve... cet enfent... ce bébé !
— Ce bébé ! plézentent ensem ble rêtres et rebelles. C’est
excellent ! Thérèse est femme et tellement femme qe les mecs
rêvent de pénétrer en elle !
— Cette sveltesse !
— Ces nénés !
— Ces jembes !
— Ces lèvres !
— Ce ventre, qelle fermeté !
— Les sphères de ses fesses !
— Et ce nez grec !
— Et ces esselles de déesse !
— Et ces m èches d ’ébène qe le vent échevèle !
— Ne reste perplexe, René Merelbeke, jette Mehmet ben
Berek, et me cède Thérèse. Qe les Lebels se tèzent, qe les
flèches et les épées se renggènent, qe les lences se mettent en
berne et qe nesse cette trêve qe mes gens et qe tes gens espè­
rent ! Et qe mes serventes versent thé et menthe et q ’en mes
tentes s’étendent les qerpettes de Perse : j’entends célébrer
prestement cette fête de t’être gendre !

C’est en de telles entrefêtes qe Thérèse s ’éprend de Mehmet


et qe Mehmet est décrété gendre de René Merelbeke.
Mets s’éprendre de qelqe chef berbère, ce n ’est de l’entre­
mets. De temps en temps, c’est pédestre, certes, mets c’est
léger et c’est très éphémère. En effet, Mehmet persévère en ses
m enées rebelles. Mendé près de Leclerc, René Merelbeke se
défend, très em bêté et cependent très ferme :
582 G eorges Perec

— Ce mec, c ’est le mec de Thérèse, c’est le gendre ! je ne


m ’en m êle !
Leclerc, excédé, remet le sergent-chef en perme, et entre­
prend derechef d ’em pècher qe cette tête de fer de Mehmet
ben Berek ne mette en terre cette présence frencèze qe les
Helvètes, les Belges, les Englès, les Serbes, les Mèdes, les
Venetes et les Grecs, etc., respectent, tellement elle met
ensem ble les gens de Brest et les gens de Temenressett, telle­
ment elle permet les échenges et les épenchements.
Leclerc, cependent, ne se presse, et prend le temps de
penser :
— Éjecter Mehmet ? Les éventer en ces djebels et extermee-
ner l’ensem ble des rebelles ? Ce n ’est pépère. C’est léger léger.
Ces Berbères se terrent tels des brèmes et des chevesnes en
mer, et les chercher en ces déserts ! Les gens les défendent,
c’est le secret, je me dém ène vénem ent et je reste berné ! Mets
le prendre en revers ? Le perdre ? Le rendre détesté ? Hé hé
hé ! Déclencher chez ses gens qelqe tempête ? Les Berbères
tremblent de venette, mets qe ce respect dégénère et le zèbre
est renversé : les gens l’exècrent et cherchent vengence !
Certes, certes ! Mets qelle recette prendre ? Je cherche... je
cherche... Seré-je bête ? Prétendre qe ce chef respecté est de
mèche ! ! Mehmet se vend ! Mehmet est trêtre ! Thérèse Merel-
beke sert de prétexte : je révèle q’elle se vêt chez Hermès et
q ’elle dépense des centènes et des centènes de chèqes ! Meh­
met ben Berek prétend défendre les Berbères ? Les benqes de
Berne et de Genève, et de Gènes, et de Dresde, et de Brème
et de Denver, et même de Metz, le démentent expressément ■.
De Wendel et Lesseps l’emperlent de pépettes, de pésettes et
de yens en échenge de qelqes serments enchevêtrés, exemple :
remembrement des terres... l’essence... le benzène... bref!
Peste, ce qe c’est sensé ! Pervers, ptêt, mets excellent !
Tel est le pervers - en effet - et dextre enchevêtrement de
m enées qe Leclerc entend mettre en brenle. Cependent qe
Mehmet ben Berek reste le chef respecté et préféré des Ber­
bères, lesqels semblent être près de rejeter les Frencés en mer,
Thérèse Merelbeke-Ben Berek, telle qelqe rêne qe sept fées
enchentèrent, prend ses ezes : le désert, c ’est chez elle, et
Les R evenentes 583

d ’elle le berbère est serf. Gèle-t-elle ? Trente mecs mettent en


cendres cent m élèzes (et le mélèze de djebel, ce n ’est fré-
qent !). Est-elle en effervescence ? Cent serventes l ’éventent.
Rêve-t-elle de nège ? Et d’en chercher près de Mégève ! Ses
tentes, c’est des dentelles de Gènes, et des bergères de cèdre
et de teck, et des chezes d ’ébène, et des crédences plènes de
vessèles de Sèvres !
Cependent, Thérèse s’emmerde. Elle est fervente de télé (ce
q ’elle préfère, certes, c’est les westerns de Penn et de Stevens ;
mets en même temps elle ressent qelqe tendresse envers
Welles et René Clément), mets ce n’est em plette qe Mehmet
se permette d ’entreprendre. Thérèse rêve de cette belle
Frence, cette lente Sène et ses berges, et les vergers de Vendée,
et les pervenches, et les perce-nèges, et Denfert et les Ternes.
Telle cette rêne d ’Engleterre, femme d ’Egbert le Grend, et
telle Helen Keller, Thérèse reste chez elle, hébétée, et ses
lèvres ne tentent mêm e d’émettre qelqe sentence. Elle prend
des textes et les épèle lentement, tel qelqe élève expert en grec
et qe l’égéen tente. Elle s ’en délecte et ces textes semblent
épencher le spleen q ’elle ressent. C’est pêle-mêle qe les exem-
plères entrent chez elle : les « Sept légendes » de Keller, et
Térence, et Derème ; Green et Greene, « Les Nègres » de
Genêt ; Engels, Lefebvre et Weber ; Spengler et Scheller ; le
René Crevel et le Prévert de chez Seghers ; Beckett, et Verne,
et De Retz, et Beyle, q ’elle préfère.
Les strétégèmes de Leclerc, pendent ce temps, persévèrent.
Qelqes sem ènes s’étendent, cependent qe l’été déserte les dje­
bels et, le trente septembre, des mecs des pététés se présentent
dens le qem pem ent et remettent les vêtements de chez
Hermès qe Thérèse s’empresse - en femme éleggente - d ’es-
seyer.
— Qel rêve ! C’est pédestre ! Qe ce spencer m e seye belle­
ment ! Et cette veste ! Et ces revers de tweed ! Et cette mente
de dentelles ! Qelle merveye ! Et le crêpe de ce serre-tête, c ’est
tellement excellent !
Mehmet ne flère en ce présent de prétexte. Cette légèreté
le perd ! Des membres brevetés des Q.G. secrets se vêtent en
Berbères, descendent vers Tlemcen et Meknès et, de tente en
584 Georges P erec

tente, de qempem ent en qempement, de djebel en djebel, les-


sent entendre qe..., ptêt ben qe... eh eh...
— Certes, des vêtements de chez Hermès, c ’est sélect...
— C’est cher...
— C’est très cher...
— C’est extrêmement cher...
— Et c ’est de ses rentes qe Mehmet ben Berek le très res­
pecté règle de telles dépenses ?
— Est-ce qelqe legs ?
— Est-ce qelqe recette secrète ?
— Recettes secrètes... recettes secrètes...
Et tel de répéter ce qe Meknes et Tlemcen entendent, et tel
de révéler qe Mehmet ben Berek ne rêve qe de Bentley et de
Mercèdes, cependent qe tel semble tendre qelqe perche :
— Certes Mehmet ben Berek le très respecté chef des Ber­
bères est le gendre de René Merelbeke, et René Merelbeke est
Sergent-Chef chez les Frencés, mets Mehmet ben Berek est
qend même le chef très respecté des Berbères !
Lestes et prestes, ces relents pervers pénètrent chez les
rebelles. Les trêtres se dém ènent et répendent des pemphlets
experts :

Q’espèrent les BERBÈRES ?


Les BERBÈRES espèrent des terres.
Qe cherchent DE WENDEL et LESSEPS ?
DE WENDEL et LESSEPS cherchent des terres.
En effet, ces terres recèlent de l’essence.
Les BERBÈRES respectent MEHMET BEN BEREK.
MEHMET BEN BEREK recherche des rentes.
En effet, THÉRÈSE se vêt chez HERMÈS et les vêtements de
chez HERMÈS c’est cher !
MEHMET BEN BEREK ne cherche ses rentes chez les BER­
BÈRES ses frères.
MEHMET BEN BEREK cherche ses rentes chez DE WENDEL et
LESSEPS!
FRÈRE BERBÈRE, ne te lesse fère !
Les R evenentes 585

Pendent qelqe temps, Mehmet ben Berek dédègne de tels


textes :
— Les clebs bêlent, les chemelles enjembent !
Mets le cercle des chefs berbères mende Mehmet et le tence
vertement : c’est vré qe ses dépenses et celles de Thérèse prê­
tent le flenc envers de tels méchents prêches !
Mehmet dément véhém entem ent :
— Les vêtements de chez Hermès, c’est qelqe présent tel qe les
gens de Frence s’en échengent en respect des fêtes de nessence !
Et, en effet, c ’est en septembre q ’est née Thérèse.
Pendent des sem ènes et des semènes, le cercle des chefs met
Mehmet en sellette. Mehmet s’en dépêtre, et rentre dens ses
qempements.
Mets le cercle des chefs persévère en de secrètes pensées :
les chefs pensent qe Mehmet est exempt de ce qe prétendent
ces méchents pemphlets. Ce frère de seng est le vré Berbère
rebelle, leqel ne se rend et préfère le décès. Mets - et ce n ’est
léger - de tels événements em pêchent qe le ferment Berbère
s’efférente et le lèse sévèrement. C’est nécessère qe les chefs
rejettent cette tendence : les rebelles, en effet, s ’empêtrent et
ne se resserrent tent qe de tels précédents se perpètrent !
— Qe de tels événements s’étendent et c’est l’étêtem ent des
espérences qe les Berbères ne cessent de semer !
— Ce n ’est qe dégénérescence et sénescence !
— C’est perdre le bénef de cent semestres de ggerre !
— Qel est le terme de cette thèse ?
— Le descendre ! Et prestement !

Le sept décembre, sept nègres tellement nègres qe près des


dermes desqels l’encre et l’ébène semblent ternes, pénètrent
vesperellement chez Mehmet ben Berek, le célèbre et respecté
chef des Berbères rebelles, et l’éventrent !
Tel est le terme de ce règne éphémère.
Et Thérèse Merelbeke, qe les nègres ne descendent mets qe
présentement les Berbères, ses ex-frères, détestent ?
Thérèse trempe qelqes centènes de kleenex et rentre en
Frence.
1
Thérèse Merelbeke (ex-femme ben Berek) est, présente­
ment, l’experte, très experte métresse de Hervé Pléven-Pleyel,
préfet de Nevers et, en même temps, de Kléber le Helder. Le
Helder gère ses rentes et, fervent de recherches, ne cesse de
créer des centènes de brevets. Qelqes exemples :
— le BÉBÉMÈTRE, espèce d’échelle en éqerre, se dresse
près des chembrenles des vécés et permet de tester de temps
en temps l’élèvement des enfents ;
— le PÊCHE-PECTEN, très nécessère près des grèves ;
— le CHERCHE-LENTES ;
— le GREEN-CHEERER permet de desherber les vertes
pentes et les vergers ;
— le PÈSE-NERF, qe les recherches de Weber et de Fechner
engendrèrent, permet de respecter les dents sènes et d ’extrère
les dents désespérées ;
— l’ÉVENTE-SPECTRE, espèce de fléchette en pechblende,
de vergence excentrée, se déclenche dès qe qelqe elfe, elme et
revenent entre dens le chemp ;
— l ’EMPÈSE-REVERS ;
— le DÉTREMPE-MÈCHE (FLEMBEMÈTRE de Jenner-Seltz)
se met près des restes de T.N.T. et em pêche les événements
bêtes (fréqents précédents !) ;
— le SELF-FEEDER : tel qe le représente Kleber le Helder,
c ’est sept réglettes crénelées, lesqelles enserrent des plectres
d ’ébène ; les crêtes em pennées de ces plectres se relèvent et
éjectent des mèches renflées lesqelles ferment les pègnes
décentrés des fenêtres et déclenchent le prélèvement des tete-
relles cémentées. Trente ferrets de Melsens, segm entés en rec-
588 G eorges P erec

tengle, et des éléments d ’ém ergence de Schefïer, règlent


l’ensemble. Le SELF-FEEDER permet d ’élever des enfents légè­
rement dégénérés même qend les mères se dém ènent : le déje-
ner reste prêt tent qe l’entrefer des ferrets reste fermé ; qend
les mères rentrent chez elles, elles enclenchent les drèges en
esse des entrefers et c’est prêt : les mets se mettent en bec-
qées : l’enfent s’en pénètre et se repêt ézément ;
— le TÉLÉMÈTRE DE SPENCER permet de déceler qelqe
présence de térébenthène délétère et de s’en défendre ;
— le PENSE-BÊTES de Werner Krefeld semble engendrer
éternellement des tenthrèdes et des tsé-tsé et permet de trens-
gresser exprès les célèbres Règles de Mendel ;
— Etc... etc...

Le mec des pététés de Rennes cherche le Sept, Jetée des


Frères Ferret. Le décèle. Entre chez le cerbère.
— Memzelle Thérèse Merelbeke ?
— C’est en fesse, plézente le cerbère.
Le mec des pététés se présente près de l’entrée.
— Dreleeng ! Dreleeng !
— Entrez !
Le mec entre, remet le télex, tend le béret, enqesse cent
frênes et les met.
Thérèse se ré-étend près de Kléber et éventre le télex.
— Q’est-ce qe c ’est, bébé ? dem ende Kleber. Est-ce qelqe
dépêche d ’Ems et déclenche-t-elle les emmerdements ?
— C’est de Clément : Hélène est en Engleterre et elle me
demende.
— C’est pressé ?
— Ce week-end !
— Ben merde, bébé, peste Kleber, je me sens sevré !
— Ne te désespère tellement ! le temps de démêler les
embêtements d ’Hélène et je rentre ! Entre-temps, persévère en
tes recherches.
— Ce redresse-qenelles ne m ’enchente vrément. Le tender est
censé resté ferme, mets c’est tellement enchevêtré qe de temps en
temps les qenelles se renversent ! Je me menge les sengs !
Thérèse tresse lentement ses mèches d ’ébène et entreprend
Les R evenentes 589

de remettre ses vêtements. Kleber chente qelqe strette de


Meyerbeer et retend ses bretelles de velvet.

Entre Frence et Engleterre, le jet fend l ’éther. Thérèse prend


le thé et feyette négleegemment l’Express :

Dépêche d e l ’e s t . Brejnev en Perse dès septem bre.


Les m enées secrètes d e Messmer.
Le Che est décédé p rès d e Belem, révèle J.F. Revel.
M endès : Lettre des Célèbes.
Servent-Schreber : r. v. en septente-sept !
Lesgrendes enqêtes d e l ’E xpress : l ’essence est-elle chère FShell-
Berre le dém en t !
Messeggé : Être en excellente senté ? C ’est thésée : m engez des
plen tes vertes !
Entre Sens et Nevers, Mercx se p è te sept vertèbres, m ets reste
le p r e !
Éden, Éden, Éden, best-seller d e l ’été ?
Le Meegeren d e D enver est d e Vermeer d e D elft !

Hélène qém ende qelqes rensègnements :


— Le jet de Rennes ?
— Next & left ! jette qelqe secrétère pressée.
Tel qelqe express lencé en plène steppe, le jet descend et se
présente près des ères d ’Exeter. Des gens en descendent et se
pressent près des entrées. Hélène cherche vènem ent Thérèse
en cette presse.
— Hélène !
C’est Thérèse. Elle décèle Hélène près des desks et l’hèle.
— Thérèse !
Les nenettes se pressent tendrement :
— Ce qe t’es belle !
— Je te plés ?
— T’es select ! ces revers de penthère, c ’est the feet !
— C’est le legs de Mehmet. Je te les prête.
— Ce qe t’es schwette !
— Et Clément ?
— L’est resté chez Estelle. Je t’em m ène becqeter ?
590 Georges P erec

— Certes.
Elles se rendent chez « Mémé Berthe » ; c ’est le célèbre et
très fermé cercle des self-mède-men d ’Exeter. Le menger est
excellent. Le chef, né près de Besse-en-Chendesse, sert chez
René, près des Ternes, et est l’élève des très grends mètres : le
Père Blenc, de Belley-en-Bresse, les frères Vernet, de Mende,
Bébert Lévèqe, de Clèves, etc...
Elles entrent et Mémé Berthe les précède vers les crédences,
près des fenêtres, cependent qe les serventes revêtent de den­
telles le chêne des dessertes et mettent les verres et les ves-
selles de Sèvres.
Mémé Berthe s’empresse près des femmes, tend les chezes,
prend le serre-tête de Thérèse et le béret de tweed d ’Hélène,
et présente ses recettes :

ENTRÉES

Les Bègnets d e Crevettes


Les Tertelettes d e Merle
Les S terlet’s Eggs
Le Jerez en gelée
Les Gerbes d ’É creveesses
Les Béchémelles d es Frères Vernet
Le M égrèt des Lendes en Crêpe
Les Éperlents en Esclébèche

RELEVÉS

The B lenqette d e Brèmes


telle q ’elle se m enge chez m é

Les m erlents en qelère et ses létences


Les Selles d e Cerf
L ’E sclenc d e Chevrette
en Renessence
Les R evenentes 591

Les Cervelles Brezées


Les Grèbes en Vendéennes
Les Crêtes d e Chentecler en M erette
Le Beefsteck en Feyeté
et ses Herbes d e Prevence

Les W ennerschnetzel

ENTREMETS

Le Vermeecelle d e Gênes
Les Qenelles d e Cepes
Les Esperges Veenégrètes
Les Bettes, les Ers, les Vesces
et les Fèves des Cevennes

Les Chèvres d e Bresse


Le Chester
Les Bretzels

DESSERTS

Sherbet d e Frèzes
Pèche Belle-Hélène
Gelée d e Nèfles
Mereengges en Nège
Crème Renversée
Blenc-Menger
Crêpes Flembées
Les Tendresses d e M émé Berthe

— Q’est-ce qe c’est qe ces Tendresses de Mémé Berthe ?


dem ende Thérèse.
— Crêpes dentelles, Qetsch et Crème de Menthe.
592 G eorges Perec

— C'est très Thélème, j'en prends !


— St-Estèphe ? Gevrey ? Vergelesse ? Le Vergelesse est
excellent...
— Je préfère le St-Estèphe, décrète fermement Thérèse.
Elles se servent légèrement, qelqes becqées. Les beefstecks
les débectent. Elles s’énervent et hèlent Mémé Berthe.
— Des déchets ! des semelles ! jette Hélène.
— Et elles sentent le détergent ! reprend Thérèse.
Blême, Mémé Berthe dem ende le chef.
Le chef descend, chencelle, vert de venette, et beggeye :
— Tellement bête... Précédemment... Never... Chan­
gement...
— Q ’est-ce q e lle tremble, cette grende bédène ! plézente
Thérèse.
Les femmes se lèvent, jettent qelqes espèces et se pressent
vers l’entrée.
Entre-temps, Bérengère de Bremen-Brévent descend de mer-
cédès et entreprend mêmem ent de déjêner chez Mémé Berthe.
Les nenettes se révèlent nez en nez près de l’entrée.
— Bérengère ! Qelle chence !
— Thérèse ! Qel enchentement !
Elles s'échengent cent tendresses et cent serments, et se
pressentent et s’enqèrent :
— Ce qe je cherche en Engleterre ? Well, c’est le week-end
et je crèche chez Thérèse et Estelle.
— Q ’est-ce qe c'est qe ces nénettes ?
— Des métresses femmes, je m ’en délecte !
Thérèse présente Hélène. Hélène et Bérengère s’étrègnent
le derme.
— Enchentée...
— Vrément...
— T es hébergée chez ce pervers d ’évêqe ? reprend Thérèse.
— Certes ! Cette Excellence est présentement très en verve
et je sens qe ses prêtres rêvent de se déchèner !
— Hé hé, ce me semble être le prétexte de qelqe schwette
fête !
Et les femmes de se délecter ensemble, telles des chèvres qe
l'herbe tendre enchente :
Les R evenentes 593

Qelqes nénettes et le clergé !


C’est pédestre !
Mézette, qel pense-fesses !
T’en es ? Et cette chère Hélène ?
Certes, certes... et même Estelle...
T
Bref schème des événements précédents :
Bérengère de Bremen-Brévent (B de BB, elle est célèbre,
telle BB) entreprend de vendre ses perles et se sert de l’entre­
gent de l’Évêqe d ’Exeter, Serge Merelbeke, leqel, en être pervers
et dégénéré, ne rêve qe sexe, pense-fesses et dérèglements.
Hélène espère prendre les gemmes de Bérengère. Elle se
rend en Engleterre, chez Estelle et Clément. Clément, c’est
mezeeg, le frère d ’Estelle et, de temps en temps, le mec
d’Hélène.
Je mende télexement Thérèse Merelbeke (c’est les mêmes
Merelbeke : le pépé de Thérèse est le frère de l’Évêqe). Thérèse
est l’élève de Bérengère, mets Hélène se l’est dressée.
Entre-temps, ce semble qe les perles de Bérengère, de même
q’Hélène, tentent cet enflé d ’Ernest et ses sept éphèbes.
Près de l’entrée de chez Mémé Berthe, Bérengère décèle
Thérèse. C’est ce q ’espérè Hélène. Thérèse présente Hélène.
Le strétégème d ’H élène est élémentère : l’évêché est cerné, les
fleekmen et les Fédés le défendent, mets Bérengère qem ende
de Thérèse et d ’Hélène q ’elles se rendent chez l’Évêqe et
q ’elles se mettent dens le pense-fesses.
Et dès q ’H élène pénètre chez l ’Évêqe, c’est thésée de se fère
les ferrets et les neqelesses de B de BB...
Est-ce cler ? Je l’espère !
Mets, pendent ce temps, cet enflé d ’Ernest ne reste pépère.
Certes, ce mec n’est Fernendel, n ’em pêche qe cet Ernest est
mêmement rebelle...
Précédé de ses sept éphèbes grecs, Ernest entre chez Bébert,
le self d ’Exeter qe fréqentent les gens de l’extrême-pègre. Qel­
qes brèles se mêlent de les berner. Ernest crève qelqes penses
et les m êlées s’étègnent. Les brèles les mettent. Bébert renge
ses chèzes et prend les qemendes. Gégé les Pervenches ? Gégé
les Pervenches préfère le thé. Jeff de Denver ? Crème de
menthe. Les Frères Bénédek (Dédé et Stephen) ? Le jerez. Peter
le replet prend de l’Heneken, de même qe Bebel le Béléfré. Et
Ernest ? Et Lew-les-belles-fesses ? Ernest et Lew-les-belles-fesses
tergeeversent et dem endent des schweppes.
Bébert les sert. Et les verres de se lever vers les lèvres.
Les mecs se tèzent.
— Le temps ne presse mets qend même, décrète fermement
Ernest.
— Bene, bene, Chef, jettent les sept éphèbes.
— Z’ètes censément sédentères...
— Eh, Chef, se défendent les mecs, c’est le temps !
— N’em pèche qe ces rensègnements, je rêve de les
entendre !
— Ben, Chef, c’est tel qe ! L’Évéché, l’est fermé, les fleek-
men veyent, défense d ’entrer !
— Défense d ’entrer, défense d ’entrer, brèe Ernest, et les
gemmes !
— Hé bé, les gemmes, c’est le même beezeness : l’mec
q ’entre, les prend, l’mec q ’reste externe, l’est berné, et merde,
c’est tel qel !
598 G eorges P erec

Et les sept éphèbes d ’émettre en même temps ces mêmes


thèses désespérées : qe c’est fermé, qe c ’est cerné, qe c ’est
décéder qe de prétendre entrer, bref qe c’est dément et qe les
mecs préfèrent désenchevêtrer des bretzels !
Ernest s’énerve :
— Fermez-les, bende d ’écervelés ! Z’ètes des femmellettes !
Vexés, les éphèbes ne desserrent les lèvres.
— ’Resement qe je me démerde ! reprend Ernest.
Et Ernest de révéler qe Bérengère est entrée chez Mémé
Berthe cependent qe Thérèse et H élène s’en éjectent.
Les éphèbes ne semblent pénétrer le sens de cet événement.
— ?! ?
— Z’ètes vrément dégénérés ! Hélène !
— Hélène ?
— Espèces de brèmes édentées ! H élène Mehler-Werfel !
— Hélène Mehler-Werfel ! Cette pépée !
— Cette grende chèvre !
— Cette sem elle !
— Le reste est thésée, reprend Ernest : H élène rêve des
perles de B de BB. Thérèse est de mèche. L’Évêqe est presqe le
pépé de Thérèse. Thérèse rentre dens l’évêché et elle em m ène
Hélène !
Retrenché près des vécés de chez Bébert, j’entends l’en­
semble de ces secrets révélés. Qel entendem ent, qel flère ! Cet
enflé d ’Ernest, c’est l’Hegel de cette pègre : certènement qe
pendent ses trente temps de Fresnes, ce mec s’est bercé des
Pensées de Berkeley, de René le Senne et de Herbert Spencer !
Je me lève lentem ent et redescends vers les mecs.
— Té, je rêve ! plézente Ernest, je speeke des nenettes et
c’est le mec q’émerge !
Flegmement, je prends qelqe chèze et me sédente.
— Les hétérés, qelle débectence ! bêlent les éphèbes.
— Les pédés, je les emmerde, qe je jette.
— Ce n ’est le temps d ’être sectère, reprend Ernest. Clément
est certènement entré exprès en ce secret repère. J’en défère
qe c’est rechercher qelqe trêté ?
— Cette thèse est excellente, mets le terme est ptêt en
excès : je cherche, en effet, qelqe entente.
— Mes mecs te lessent en pêt ?
— Certes. H élène et Estelle te respectent et je ne te cherche
qerelle.
— En effet. Qel est le prétexte de cette entente recherchée ?
— Les perles de Bérengère...
Je sens Ernest s ’énerver.
— Je déteste qe des nénettes se mettent dens mes plête-
b en d es!
— Prends tes èzes ! Emmène tes mecs chez l ’Évêqe et les
Fédés les crêpent ! Z’ètes flembés !
Ernest semble penser ferme.
600 Georges Perec

— Bene ! Hélène, Estelle et tezeeg entrent. Bérengère et


l’Évêqe les lessent entrer, c ’est cler ! Et m ezeeg et mes mecs ?
— Et les entrées secrètes de l ’Évêché ?
— Les entrées secrètes... ?
— Thérèse est rensègnée...
Le seng enfle les vènes des tempes d ’Ernest tellement qe ce
mec se déchène le cervelet.
— Je reste perplexe.
— Expleeqe...
— Les nenettes me permettent d ’entrer, c'est net ?
— Très net.
— Q’est-ce q’elles demendent, en échenge...
— T’es bête... Les gemmes...
— Feeftee-feeftee ?
— Trente, trente et trente, démentè-je : Thérèse trente,
Hélène trente...
— Et m ezeeg trente... et le reste ?
— Certènes gens hèment se fère gresser les membres...
Ernest est presqe entrêné, mets cherche dens ses mecs qelqe
expert.
— Hé, Lew, q ’est-ce qe t’en penses ?
Lew-les-belles-fesses semble pénétrer mes pensées. Ses eyes
exercés me mettent en exem en et ses lèvres semblent se délec­
ter. Tel qelqe crécerelle qe le serpent ensercelle, je me sens
sens défense.
Le geste lent, le verbe grêle, Lew n ’égrène qe ces qelqes
termes :
— L’est fézendé, ce prêche... c’mec, l’est ’vec les G-men et
les Fédés !
— T’entends, Clément ? demende Ernest.
— J’entends.
— Q ’est-ce qe t'en penses ?
Je sens qe ce n ’est le temps de plézenter. Qe je me permette
d’émettre qelqe geste et ces mecs me descendent ! C’est le
temps de recenser mes vertèbres et de me dépécher de trens-
mettre des tendres bézers vers mes chers Père et Mère ! Les
verts temps de l'enfence émergent de Lethé : mes dents de
bébé et mes dents de lé, le blé de mes mèches rebelles, les
Les R evenentes 601

fêtes et les étrennes ! Et mes sem elles de crêpe ! Et les méde-


lènes qe je trempe dens le thé qe Mémé me verse ! Et ces cent
mètres ventre en terre dens les prés semés de genêts ! Les
nèges éternelles, le dégel des névés, les belles bergères de Ven­
dée ! Et « Phedre », et « Esther », et cette « Belle H élène » qe
j’entends chez Pleyel ! Et mêm e Bébert de Fiers ! Le brevet élé-
mentère, le grec, les belles-lettres ! Merde, qe n ’è-je enfenté
cette thèse : Enteethèse, réteecence, chrèse et épenthèse chez
Térence et chez Scève !
— Hé, mec, t’entends ? redemende Ernest.
J’émerge lentem ent de mes rêves. Qe le Père Éternel se
révèle clément et me préserve des Enfers !
— Les pets de Lew, je m ’en déterge les fesses ! C’qe j’te pré­
sente, c’est ce q ’Hélène me dem ende de te trensmettre, c ’qe
t’en prends, c’qe t’en lesses, c’est keef-keef, je m ’en brenle !
— Hé, Chef, je te me le descends ? dem ende Gégé les Per­
venches. Je sens les Berette près d ’émerger des vestes. Je serre
les fesses.
— Reste pépère, Gégé, je pense ! lence Ernest.
De véhém entes pensées semblent s’emmêler dens cette cer­
velle fêlée. Le zèbre reste perplexe et revêche, mets je le sens
chenceller, c ’est le temps d ’enlever le trêté.
— Qel est le denger ? jette-je négleegemment. M’échenge
l’ellebêre, je te lesse le séné !
Cette sentence ne semble ém ècher ses entendem ents. Le
mec, cependent, pèse mes termes, les teste, cherche qelqe
fente. Ses éphèbes se tèzent tellement qe j’entends les èles des
tsé-tsé.
— Qel est le denger ? répétè-je derechef.
Ce dégénéré de Lew se presse ses herpès et, de temps en
temps, me présente ses dents ébréchées, l’ère d ’émettre :
« T’es percé, mec, j’vé te descendre qe c’en est pédestre ! »
Bébel le béléfré se perpètre des sèches et Peter le replet
étenche qelqes lem pées d ’Heneken.
Le temps s ’étend, tellement lent qe des sem ènes, des
semestres même, me semblent s’être enchênés qend Ernest
rend ses sentences ; c’est bref et c ’est net :
— Well, ém èt ce grend-mètre, let’s beleeve Hélène...
602 G eorges Perec

Stephen Benedek se lève et tente de se rebeller :


— Je me permets de...
Très sec, Ernest le réfrène :
— Je ne te permets ! c’est réglé, c’est ferme, c’est net et c’est
tel qe : les mecs rebelles, les réfrectères, je les redresse ! Qe je
te reprenne et je t’em m ène chez Necker !
Stephen Benedek, légèrement blême, se renchèze. Ernest se
lève et en mêm e temps cette séhence :
— Bene. C’est le temps de becqeter. Schnell, les mecs,
schnell !
Les éphèbes se lèvent. Gégé les Pervenches cherche les
vécés. Jeff de Denver s ’écrète les teefs. Je dem ende :
— Et le r.v. de ce swère ?
— En effet, fêt Ernest.
— When ?
— Between seven & ten.
— C’est décent. Where ?
Ernest se déleste le nez et semble penser.
— Needle Street.
— Needle Street ?
Cet Ernest, certes, n ’est né des extrêmes tempêtes : ce r.v.
de Needle Street cèle très certènement qelqe flèche em pennée.
— Tes nenettes detestent-elles Needle Street ?
— Certes qe ne ! C’est même l’envers ! Needle Street, c’est
excellent.
Et je les mets.
Needle Street ! Le repère « freek » d ’Exeter. C’est près de
l’Évêché, entre Ethelbert Crescent et Temple Street. Le centre
de cette kermesse hébétée ? Qelqes réverbères et qelqes frênes
étêtés encerclent le Keetchener éqestre, en très belle brèche
verte, de Werner Ebersweld ; des bencs près desqels s’étend
cette plèbe désespérée qe bercent éphémèrement, telles ces
légendères « fées vertes » de Verlène, ces népenthès des temps
récents : l’herbe, le bétel, l’éther, l’élesdé, le speed, etc... Les
serfs et les serves de ces sèves trétresses semblent errer sens
trêve en qête de cet Éden frêle : des Perses, des Mèdes, des
sergents en perme, de grendes Néerlendèzes les tempes cer­
nées de henné, des Khmers, des Nègres qe vêtent d ’étrenges
pets-en-l’ère, des Gretchen en jeens grémentés d ’emblèmes,
des mecs échevelés recemment déberqés de Memel, de Den-
ver, des crêtes de l’Estérel, des berges qe lèche le Tennessee,
des nenettes plènes de flemme, des bendes de brèles qe le
chent des Beetles semble mettre en trenses.
L’ère est em pesté des relents de l’éther qe vendent des métè-
qes édentés. Tels des clebs sévrés de chère, des blencs-becs se
pressent vers les vécés près de l’entrée desqels qelqe expert en
herbe met en enchères ses sèches enchentées.
Des zèbres dégénérés membres de qelqe secte Zen, les teefs
en tresses et le vertex épeelé, ébrenlent d ’êgres crécelles et
qêtent des pence. Tel égrène ses mèches et recense ses lentes ;
tel, le sleep bessé, les fesses grêlées de lèpre, lesse ses germes
prendre 1ère. Tels des plentes décédées, des D-men hébétés
semblent s’être encrés en terre. Des êtres en menqe émergent
des chembres rences et blettes et se trènent, semblent remper
1

604 Georges P erec

vers ces remèdes de merde : Têtes de crevés, déchets ternes et


blêmes, les membres frêles, sqelettes qe hentent les spectres
et les sceptres de De Qeencey et de Beldelère ! Pets dens ces
breezements !
Telle est Needle Street, tel est l’em plecement q ’Ernest pré­
fère, et je ne sè ce qe cèle cette préférence. J’émerge de cet
enfer de cendres et de rêves, de cette gehenne qe tent de
messes célèbrent, de cet Érèbe q ’enserrent tent de ténèbres
éternelles. Je redescends vers le Belvédère et vers New Helm-
stedt Street, chez Estelle.
Elle fêt le thé cependent q ’Hélène et qe Thérèse se
chengent.
— Enlevez, c ’est pesé, jette-je cependent qe je m ’étends.
— Ernest est ferré ? me dem ende Estelle cependent q ’elle
sert le thé.
— Péché et ferré, certes. Je m ’en sèche les tempes. Lew-les-
belles-fesses rêve de me mettre en freezer ! ’Resement q’Ernest
est bête !
Entre-temps, prêtes et belles, Hélène et Thérèse émergent
des chembres nextes.
Je répète les événements précédents et révèle le r.v. q ’Ernest
demende.
— Needle Street ! répète Thérèse, q ’est-ce qe cet enflé pré-
m édeete ?
— P’têt qe le mec est en menqe ? plézente Estelle, qe je
démens :
— Ernest ne se sert de telles recettes !
— Péchère, c’est cler ! jette Hélène, je démêle les m enées
de cet enflé ! Needle Street, c’est les terres de Werner Behrens !
— Cet excrément !
— Le peere d'Exeter ! Cet ex-feldwebel fervent de Spengler
regrette le temps de Bergen-Belsen !
— Ernest pense m ’effrever, mets je l’emmerde, ce Behrens,
prétend Hélène.
Elle ment, elle est verte, elle se vente. D ’emblée je sens qe
c ’est le temps de m'en mêler.
— Je le prends, ce mec ! Je m ’en vé te l ’étrengler et l ’éjecter
chez ses S.S. de frères !
Les R evenentes 605

— Ne te lesse descendre ! brèent ensem ble les femmes.


— Mes nenettes, le temps de m ’enterrer n ’est près, j’en fé
le serment !
Je bèze tendrement les lèvres q’elles me tendent, je prends
mes révelvers - le Berette, legs de Pépé en remember de ses
fets et gestes (exemple qe j’entends révérer) et le Legger, pré­
sent de Peter Chéné - et j’entreprends de déterrer en Exeter
cet enQlé de Behrens.
Il
C’est grend, Exeter, et les repères de pègre, c’est bezef!
Chez Bébert, c’est fermé ; je refé qelqes mètres dens Needle
Street, mets je sens qe les crèches de Behrens, c ’est elsewhere.
Les rentes, c ’est dens Needle Street qe Behrens se les engendre
- vendre ses merdes, gérer ses chembres, prêter sept pence et
en reprendre trente, c ’est bezef de freek prestement et sens
feesk - mets ce genre de mec s’héberge dens des crèches dens
le genre de celles qe des mecs tels qe Reckfeller, les Grends
d ’Espègne, les Pères d ’Engleterre, bref, les gentlem en les
zèment : select, les bergères Chesterfeeld, les crédences
d’ébène, les secrétères Régence et le tremblement ! Même qe
ces mecs prennent des ères de Mécène et engressent les gens
de lettres, les pemphlétères, les exégètes, les chentres et les
menestrels !
J’erre vènem ent de mess en self et d ’estem eenet en den-
ceengs. Je prends qelqes verres de Seltz, mets les bermen des
étebleessem ents dens lesqels j’entre - « le Select», «Ye three
beer-blenders », le « Green’s Messenger », le « Derek’s Resee-
dence », les « Emblèmes de Delft », le « Herbert’s shelter »,
« l ’Essex », les « Sept Hémeesphères », « The Frenchmen Let-
ters », etc... - ne me rendent le feldwebel présent.
Bref, je désespère qend je me rémembère qe ce chencre de
Behrens fréqente chez cette mère mecqerelle, cette préxénète
d ’Edmée d’Erme de Klebs !
Elle me débecte, cette Edmée ! Elle enlève des enfents, et
même des bébés, et les m ène chez des gentlem en déréglés.
Ces chers enges, exempts de péchés tels des chevrettes qend
elles nessent, les gentlem en s ’en servent perversement. Ces
608 Georges P erec

excès entrènent fréqemment des esclendres. Des pères et des


mères qe le désenchentem ent rend déments trènent les gentle­
men en terre et les éventrent. Les fleekmen les séqestrent. Des
déléggés des gens se présentent chez le Préfet et demendent
qe des enqêtes révèlent réellement les fets et q ’en émergent
des pênes sévères et exemplères. Le Préfet en prend le ser­
ment. Mets le Préfet est de ces gentlem en pervers et n ’entre en
trenses q ’entre les fesses de bébés nés ces récents semestres. Et
de frêner les recherches des fleekmen, lesqels se lessent ezé-
ment gresser les feet, et d ’étrengler l ’esclendre, et de fère tère
les dépèches de presse, cependent qe, blenche et certène de
n'être séqestrée, Edmée persévère en ces m enées creemee-
nelles !
Séhence tenente, j'entreprends de me rendre chez Edmée
d ’Erme de Klebs. C'est près des berges de l’Elster, vers Kernell
Street, et c’est hegelem ent très près de Needle Street.
Je veye qe les réverbères ne m ’éclèrent et je pénètre dens le
verger plenté de pêchers. Le rez-de-chessée n ’est écléré, mets
des lempes se reflètent dens les fenêtres des chembres élevées.
Merde, je menqe d ’échelle. Lentement, je m ’ède des espé-
reetés, je m ’élève vers ces fenêtres et j’entreprends d ’en descel­
ler les verres. Ce descellement me prend extrêmement de
temps, mets j’entre deescrètement dens les chembres. Je me
penche vers les chembrenles et entreprends de détecter mes
zèbres.
Ben, les mecs, qel flère ! Je les entends : Ernest, Behrens,
Gégé les Pervenches et l’Edmée, et ce célèbre qertette se mêle
présentement de breedge !
— Sept trèfles !
— C’est le chelem ! !
— Treze levées ! ! !
— Qel sqeeze ! ! ! !
— Les feengers dens le nez, c'est élémentère, je jette mes
qeens. Gégé prend et relence dens les ferchettes d ’Edmée !
Elle est sqeezée et le sept est mètre !
J'enlève le cren de mes fleengges, j éventre le chembrenle et
sens lesser Gégé prendre le temps de se redresser, je presse
les détentes et je les descends, Gégé, le Feldwebel et Edmée !
Les R evenentes 609

Cet enflé d ’Ernest se lève. L’est vert, et ses membres trem­


blent tellement qe le mec semble n ’être fé qe de gelée de
renettes. Prestement, je détecte ses vêtements et le déleste des
névéjés trétresses qe cèlent ses revers : Ernest les lence fréqem-
ment tels des serpents, et c’est le genre de bêtes, qend c’est
entré dens le ventre, z ’ètes censément décédé !
— Q ’est-ce qe c’est ? Q ’est-ce qe c ’est ? ém et fèblement
Ernest.
— Ce cher Ernest ne me remet ? plézente-je.
Le cher Ernest persévère tellement en ses tremblements qe
j’en ressens qelqe tendresse :
— Te resédentes ! jette-je, et je prends qelqes mètres de
sengles de chenvre et je te feecele le mec qe c’en est Khephren
dens ses bendelettes.
Je relève les chèzes de Gégé, de Behrens et d ’Edmée et me
sédente de même. J’extrês mes Kent et les tends vers Ernest.
— Le temps ne presse, prends cette sèche ! et je l’entre
entre les lèvres fermées d’Ernest. Mets, les membres rèdes, les
vertèbres qembrées, Ernest semble se perdre en des rêves
déments. Je le lesse et pénètre dens le reste de cette crèche.
Peste ! Elle se prétend née des fesses de qelqe déesse, Edmée
d ’Erme de Klebs ! Ce qe c ’est cheek chez elle ! Elle prend ses
ezes, merde ! Les vécés, c’est l’enchentement ! Et les chem-
bres ! Et les entrées ! Des vrées merveyes ! Des reebembelles
de dentelles, et des frenges et des tresses et des glends ! Le
bed est tellement grend qe c ’est ézé de bézer mes trente-sept
métresses en même temps ! Et ces fresqes ! Des prédelles de
Vermeer de Delft, des encres de Klee, des détrempes d ’Ernst !
Et des Escher, des Léger, des Getzler, des Debré et des Estève
(et même des Vertès) ! Les ventes de bébés, c ’est vrément
pépère !
Je détecte le teleph et j’entreprends de rensègner Hélène.
— Belvédère Ten Seven Three ?
— Yes ?
— Hélène ?
— Yes.
— C’est Clément. C’est réglé. Venez chez l’ex-mère Edmée !
— Kernell Street ?
610 Georges Perec

— Kernell Street.
Je rentre derechef près de cette brèle d ’Ernest. Semble se
remettre légèrement et reprendre en même temps qelqe
flegme et qelqe pensée.
— T’es dégénéré, Clément ! Q’est-ce qe c ’est qe cette
dém ence de me descendre mes mecs ? Qend t es entré chez
Bébert, c ’été thésée de te décéder keef-keef ! Je ne te cherche
qerelle, mets je me défends et je me vengeré !
— Entends, mec, ce n ’est le temps des steeple-cheze ! C’est
cler et net ! le trêté de pêt décrète qe tes mecs et tezeeg èdent
Hélène ! Elle les mène dens l’évêché et tes clephtes se démer-
dent et prennent les gemmes de B de BB !
— Certes !
— Ne te méprends ! Même débeele, je flère tes stretegèmes !
Tes Feldwebel et tes mères mecqerelles je te les lesse tels qe !
Ce n ’est très fère-plé de penser me les réserver !
De ses lèvres gercées, Ernest se permet d ’égrener :
— Excrément de merde ! Le préfèt préserve Edmée ! C’est
réglé qe les fleekmen te cherchent et mes mecs de même ! T’es
enterré, Mec !
M’énerve, cet enflé ! Je l ’édente de qelqes bègnes. Les lèvres
ensenglentées, le mec se têt.
— Reste sensé, Ernest, et n’émets de méchentes pensées.
Je trempe qelqes kleenex et j’étenche le seng qe ses lèvres
éjectent. Ernest se lesse fère. Je sens qe c ’est le temps de se
remettre en pêt.
— Je regrette, reprends-je, qe Gégé les Pervenches est
décédé. Persennellement, je le bière, ce mec, mets qe je ne le
descende et j’été crevé séhence tenente !
— T’es crevé qend même, répète Ernest.
— Ferme tes clepets qend je te déterge ! Et te rentre en cer­
velle qe le chef c’est Mezeeg ! Le pre de tes mecs q ’entreprend
qelqe menée trétresse, je l’éventre, c’est cler ?
— En ce mement, certes, t’es le chef, mets - beleeve me -
ce temps est bref et je préfère être dens mes sem elles qe dens
tes em pègnes !
— Ne te presse de me mettre en terre !
Les R evenentes 611

Je défé les sengles. Ernest semble rester pépère. Je renggène


mes fleengges.
— T’es sensé ! Bene ! Ce vesper, tezeeg et m ezeeg et tes
mecs et mes nenettes, c’est keef-keef! Mêmes gestes, mêmes
dengers et mêmes effets : Qe ce swère, Bérengère perde ses
perles, ses neqelesses et c’est pépère. T’es de mèche et c ’est le
trêté de pêt, t’es réteef, et je te descends et tes pédés de même,
est-ce net ?
— Well ! E-je vrément le schwé ?
J’entends des gens q’entrent dens le verger. J’espère qe c’est
mes nenettes ; les pédés d ’Ernest, ce ne me presse tellement
de les fêter...
Belles telles les déesses éternelles de l’été, telles des Eve qe
les serpents ne cessent de tenter, Estelle, Thérèse et Hélène,
qe vêtent des prétextes de crêpe tellement légères qe le vent
les relève fréqemment et révèle les ventres et les fesses,
entrent. Ernest semble très émerveyé.
— Ben Merde, q ’est-ce q’elles en jettent, tes nénettes !
Estelle et Thérèse semblent se plère de tels encensements.
Mets Hélène, penchée près des décédés, se relève et décrète
fermement :
— Ce n ’est le temps de rêver ! Le beezeness en préséhence !
Je reprends brèvement le schème des événements.
— Et les éphèbes ? dem ende Hélène.
— Le r.v. est dens Needle Street.
Plène de flegme, très métresse d ’elle-même, très cheftène,
Hélène entreprend de régenter fermement les événements.
— Bene. Clément se rend dens Needle Street et em m ène
les mecs d ’Ernest. R.V. près des mélèzes de l’évêché. T es ren-
sègné ?
— Certes.
— Bene. Pendent ce temps, Estelle et Ernest prennent l’en­
trée secrète et pénètrent dens l’évêché. Ernest se plenqe qelqe
temps dens les chês. Dès qe t’entends qe Clément te hèle,
t’émerges. C’est cler ?
— C’est tellement cler qe l’enfent de sept berges...
— Je ne t’en dem ende tent, trenche Hélène, très sèche.
Vexé, Ernest se têt.
— Estelle se rend dens les enteechembres de l’évêqe et reste
pépère tent qe Thérèse et m ezeeg ne l’em mènent.
614 Georges Perec

— Et mes mecs ? dem ende Ernest, qend est-ce qe je les


reprends ?
— Clément te les emmène...
— Je flère qelqe stretégeme... émet lentement Ernest.
— Hé, Ernest, je jette, ne remets ces emmerdements !
— L’Évêqe est pressé ! reprend Hélène. C’est le temps de
s’ébrenler... Cherche, me lence-t-elle, qelqe svère en cette cré­
dence et revêts-en ces décédés en détresse...
Certes, l’évêché est en effervescence.
— Est-ce prêt ? Est-ce prêt ? dem ende l’Évêqe. Je sens qe ce
swère je vé bender ! J’espère qe les nenettes se pressent !
— Vê-je les chercher, Excellence ? dem ende le Père Spencer.
Le Père Spencer, révérend frère lé des Qermes Déchessés et
veeqère chez les Pères Blencs, est le secrétère, le membre
dextre, l’ém eenence greeze de cette Grendesse d ’Évêqe.
— Ne prends cette pêne, Père Spencer, mets me précède !
Je prétends détecter les qelqes menqes et les méchents pen-
chents qe ptêt ben qe mes chembres et eppertements récèlent !
En effet, l’évêché est grend et le rez-de-chessée est fé de sept
shepelles. C’est dens celle de l’extrême dextre, spécellement
m énégée vers cet effet, qe l’Évêqe célèbre ses fêtes et ses
pense-fesses. L’entrée, telle fréqemment le nerthex des
temples grecs, est fête de chevêtres de hêtre chenfrenées en
lenggettes lesqels descendent vers des plenchers de cèdre ; elle
m ène vers le trensept en éqerre dens leqel l’Évêqe fé fère des
grendes twelettes qerrelées plènes de chèzes percées. Les èles
de ce trensept redescendent vers le chencel de fer fergé, leqel
mène vers l’extrême-nef. Cette nef se segmente elle-même en
qelqes chembrettes qe ferment de légères tentes de perse
grège, dens lesqelles se célèbrent respecteevement les
séqences des pense-fesses. L’Évêqe, en effet, est très streect :
le clergé, de temps en temps, se permet de révéler ses préfé­
rences envers des « événements » frenchement débreedés,
mets l’évêqe hèm e qe ses fêtes respectent des règles sévères et
les trensgresser, c ’est fréqemment reesqer de se fère relegger.
C’est thésée de prendre ses èzes en ces chembrettes plé-
616 Georges P erec

zentes : meqettes de lène et qerpettes de velvet, et pieds de


Keshmeer ; benqettes, chèzes-lengges, béhentes bergères de
serpent grené, qenépés de serge crème, esqebelles de reps
vert, et même des X, desqels se servent de temps en temps les
prêtres qe tente selem ent le spectecle. L’éclérement est le fé
de qelqes geeggentesqes chendelles plentées dens des espèces
de réverbères. Éveedemment, ces chembres sentent l’encens ;
qelqes prêtres prétendent même q ’elles l’em pestent ; en effet,
l’Évêqe, leqel hèm e se rememberer ses messes, est fervent
d ’encens et dem ende qe les serventes en déversent éternelle­
ment dens les chembres.
L’Évêqe et le Père Spencer erpentent m eteqelesem ent les
chembrettes et l’Évêqe se décrète enchenté :
— Well ! Ce qe c’est sélect ! Cette fête semble se présenter
excellemment !
— Émeenence ! se permet d ’emettre le Père Spencer, n ’est-
ce le temps qe tes servents te vêtent ?
C’est le temps, en effet, et l ’Évêqe se rend en ses epperte-
ments. Ses prêtres le dévêtent, le bègnent, le détergent, le
pègnent et le vêtent : sleepers de chevrette, leeqette de fie-
nelle.
— Mets-je mes égrettes d’embre ? se dem ende l’Évêqe.
Met ses égrettes, les enlève, les remet, bref, tergeeverse.
Cependent, le prêtre révèle qelqe psyché et l’évêqe se rever-
bère qelqe temps.
— Hé hé ! Qend mêm e qe j’entre dens mes septente berges,
je reste femmesement schwette ! Qelle sveltesse ! Qelles hen-
ches ! et ce ventre ! Qe t’en semble, Père Spencer ?
— Z’ètes tellement belle, Excellence, qe j’en reste hébété !
Tel est le terme de ces lents préleemeenères. L’Évêqe se lève
et redescend vers le rez-de-chessée.

Cependent, dens les eppertements nextes, Bérengère de


Bremen-Brévent, hegelement, met, enlève et remet ses perles,
ses neqelesses et ses ferrets et, tel l’evêqe, reste perplexe.
— Les mets-je ? les rengè-je ?
Mets ce n ’est chez elle préblème de vêtements ; Bérengère
Les R evenentes 617

est tellement belle, en effet, qe, près d ’elle, les gemmes sem­
blent ternes.
— Tent et tent de prêtres et de femmes légères ! Qe qelqe
clephte se lesse tenter et c’en est fé de ces gemmes !
Bérengère ne m enqe de cervelle. Elle pense, et qend elle
pense, elle ne menqe d ’entendem ent : elle décrète q ’elle lesse
ses gemmes et les enferme dens des qessettes de fer. Les clés
pénètrent dens les verterelles, et pèsent près des pênes lesqels
s’enclenchent sèchement. Bérengère cèle les qessettes dens les
renfencements de qelqe crédence q ’elle scelle mêmement. Elle
est prête de céler de même l’ensem ble des clés, qend elle se
remembère l’exem ple des « Lettres menqentes » et, très fren-
chement, presqe négleegemment, elle lesse trèner les clefs
près de ses chevets. Et elle s’empresse de redescendre près de
l’Évêqe chez leqel, présentement, entrent Thérèse et Hélène.
— Très chères nénettes, qel enchentem ent ! Z’ètes belles
telles des déesses, bêle l ’évêqe.
— Excellence, fêt Thérèse, j’espère être servente de tes
eppétences !
— Qe c ’est bellement décrété ! reprend l ’Évêqe. Mest n ’est-
ce Bérengère ?
C’est elle, en effet.
— Bérengère, très chère, je me délecte de l’édéneeqe pré­
sence de ces femmes et t’en rends cent dettes !
— Je me plès de détecter, ém èt le Père Spencer, l’entente
serène de ce qertette et en pressens les chences de cette fête !
Et le prêtre d ’émettre ces vers vrément cherments :

Eve d e l ’été belle et les Grecs en m er


Qe cherché-je en ces nefs et q ’égrènent m es rêves
H élène qe j e révère en l ’ébène pervers
Est le Léthé qe j ’erre d e fem m e en sèche grève

Vers qelle trêve versé-je sèves en terre


Qe d ’éternelles pen tes épellent en lèvres lentes
Trente fem m es blessèrent le blé d e D ém éter
Et le blé qe j e sèm e dressé levé m e tente
618 Georges P erec

Le p ré bée vert d e celle (et le d é est jeté)


Qe pressen t sept épées em m êlées d e l ’été
Q ’È ve lésée en l ’É den qe le g el défen d

Ne s ’éveye d ’em blée et m e rejette rêche


Vermeye c ’est le ventre vers leqel j e tends
Qe se fê le l ’été et ce rêve revêche

— Les vers en « e » se défendent chèrement, ce me semble,


plézente l’Évêqe.
— Ne les rejette, même dégénérés et pervers, décrète
Bérengère. J’hème ces mètres de fesses semés de Q !
Et l’Évêqe, le Père Spencer et les femmes de pénétrer dens
les chembrettes et de se lesser schwere dens les bergères.
— Père Spencer, dem ende l’Évêqe, qêre mes prêtres et me
les em m ène séhence tenente !
Le Père Spencer se lève et s ’empresse.
— Me permettré-je d ’expecter qelqes éphèbes ? dem ende
Hélène.
— Des tentes ! jette Bérengère, mets je ne menge de ce
b rede!
— Lessé fère, chère B de BB, émet l’Évêqe, le clergé préfère
fréqemment les pédés et j’entends qe mes prêtres s ’en servent
de temps en temps.
— N ’em pêche qe les pédés...
— Fé ce qe plé ! N ’est-ce l’emblème de Thélème ?
— Certes, cède Bérengère.
Et, de même qe le Père Spencer, Hélène se lève et s’em ­
presse de chercher le reste de l éqeepe.

1. I.e sonnet ici reproduit est de Adolphe Haberer.


Hélène rentre. Elle me précède et je précède de même
Estelle, Ernest et ses éphèbes, tels des Cheyennes, en feele
endyenne : Jeff de Denver, Peter le Replet, Bebel le Béléfré, les
Frères Bénédek, ces ménechmes éternellement ensemble, et
Lew-les-belles-fesses.
Hélène les présente, cependent qe rentrent le Père Spencer
et l’ensem ble des prêtres qe, de même, l’Évêqe présente :
— Tencrède de Stenbergen, l’est très ferré en fredènes per­
verses ; Edme de Bénévent décerne des fessées telles qe les
fesses en restent eqerlettes pendent des sem ènes ! Kenneth
Peebles, expert en pets, vents et vesses délétères ; René Vernet
est fervent de brenlettes ; Herbert Scheele préfère fréqemment
les mecs et Celse Delessert les bêtes, et Stephen Brewster est
célèbre en Engleterre !
— Well, dem ende Bérengère, célèbre en Engleterre ! Qel en
est le prétexte ?
— Let’s see, répleeqe flegmement l’Évêqe.
Stephen Brewster besse le sleep et révèle les gem mes de ses
encêtres : Mezette ! le membre est tellement grend qe c ’en est
vrément éléphentesqe. Mets le schwette, le vrément vrément
schwette, c’est qe le mec se l’est grémenté de seelwettes dente­
lées lesqelles représentent presqe perfètement les Rênes d ’En-
gleterre, de Perse et de Grèce !
— Let’s seve the Qeens ! jette Thérèse qe cette étrengeté
met en trenses.
Elle se penche vers Stephen et prend le membre entre ses
lèvres. Ce geste, éveedemment, est près de déclencher le
pense-fesses. Mets, présentement, l’Évêqe sent qe qelqe speech
le dém enge et se lève :
620 Georges Perec

— Mes très chers frères, mes belles pécheresses ! Qe je me


délecte de cette scène et qe j’en pressens l’excellence de cette
fête ! Qe l’encens se répende, qe le Jerez et le Geen se déver­
sent ! Qe les verges se dressent et qe béent les fentes ! Bref, qe
cette fête s’entreprenne et qe le Père Éternel s’enchente de ces
enchevêtrements pervers !
Ce lemme éjecté, l ’Évêqe se resédente, très gentlemène,
presqe sévère.
— Ce qe cette Grendesse d’Excellence d’Évêqe est em pe­
sée ! plézentent ensem ble Estelle et Hélène.
Et de tendre des lengges effrénées qe l’Évêqe s’em presse de
prendre entre ses dents.
— Cette excellence dézeere-t-elle qe je le brenle ? demende
très genteement Estelle.
— Fêtes, fêtes, très chère, fêt l’Evêqe.
Estelle relève l’em bètente leeqette de l’Évêqe, besse le sleep
(c’est éveedemm ent qelqe sleep « Emeenence », « the best ») et
de ses feengers experts encercle le membre frêle de l’Évêqe.
— Lentement ! Lentement, le temps ne presse ! jette
l’Évêqe.
Cependent qe l’éléphentesqe verge de Stephen persévère de
s ’enfler entre les lèvres de Thérèse et qe le sexe de l’Évêqe
tente de se dresser entre les feengers d ’Estelle, Bérengère, le
Père Spencer, les prêtres, Ernest, les éphèbes et m ezeeg se len-
cent dens le pense-fesses.
Devent les prêtres émerveyés, Bérengère, Rêne des Streep-
teeses, entreprend d ’enlever ses vêtements et révèle lentement
ses henches sveltes, les sphères perfètes de ses fesses et ce
temple secret qe tent et tent de peenes pénétrèrent.
— Merde, je bende, ém et treestement Lew-les-Belles-Fesses,
les nénettes m ’exceetent présentement ! Qelle déchéhence !
Mets Bebel le Béléfré se dévêt hegelem ent et s’étend près de
Lew-les-Belles-Fesses.
— Ce n'est Bérengère, hé. tête de glend ! C’est mes fesses
et te dépèches de me le mettre.
Les pédés s'entremêlent tendrement, cependent qe Thérèse
se redresse, les lèvres plènes de sperme.
— Q ’est-ce qe ce mec est membré ! Qel sceptre ! Qelle
Les R evenentes 621

épée ! Elle se dévêt prestement, se renverse et, les jembes éqer-


telées, hèle le Père Spencer :
— Hé, Révérend, venez me bézer !
Le Père Spencer enlève ses bretelles et s’em presse de
s’étendre près de Thérèse.
— Q’est-ce qe c ’est qe cette qéqette de bébé ! jette-t-elle.
— Elle est mègre, certes, mets elle ne menqe de prestesse,
prétend le Père Spencer.
Et le Révérend pénètre lentem ent Thérèse et entreprend de
l’ensemencer.
Certes le chengem ent est net entre le geeggentesqe membre
de Stephen Brewster et le sexe megrelet de Spencer, mets ce
chengem ent semble enchenter Thérèse.
— Berdel de Merde ! Cette beete est en fer ! C’est l’Éden !
Entre-temps, H élène lesse ensem ble Estelle et l’Évêqe et
entreprend Ernest leqel prétend se défendre :
— Mets je n ’hèm e qe les mecs ! Le sexe fèble me débecte !
— Le sexe fèble t’emmerde ! jette Hélène. Et elle pète.
Ce pet semble exceeter Ernest. Le mec hèle Peter le Replet
et les pédés prennent H élène en sendweech.
— Espèce de femelle ébréchée ! T’hèmes les zebs ! Eh ben
c ’est fête î
— C’est même fête de në-në ! plézente Peter le Replet.
Hélène bêle telle qelqe bête éventrée qend le membre replet
de Peter l’enQle cependent q’Ernest l’éqertelle et entre en
fente.
N’em pèche qe, même deblement fêtée, H élène ne semble
vrément enchentée et elle hèle le reste des éphèbes :
— Hé, les pédés, venez ! J’en prends sept ensem ble !
Les Frères Bénédek, Bebel et Lew et Jeff de Denver s’empres­
sent près d ’Hélène.
Jeff de Denver prend l’esqebelle et s’élève vers les lèvres
d ’Hélène. Hélène le prend entre ses dents et le lèche serène-
ment cependent qe de ses feengers elle brenle en mêm e temps
Bebel et Lew et de ses erteyes experts les Frères Bénédek !
Les prêtres prennent exemple des éphèbes et s’empressent
de fêter m êmem ent Thérèse qe déserte présentement le Père
Spencer.
622 Georges Perec

Pendent ce temps, Bérengère s’étend et de ses jembes élen-


cées m ’enserre les henches. Je me lesse entrèner et l’enjembe
tête-bèche. Elle me prend le sexe et me serre le glend entre
ses lèvres, cependent qe je prends ses nénés, lèche ses frèzes,
redescends vers le ventre et me mets le nez entre ses fesses.
— T’es tellement trempée qe je me bègne, bébé !
— Lèche ! Lèche ! me jette, pentelente, Bérengère. Et elle
presse de ses feengers mes glendes.
Estelle, cependent, persévère près de l’Évêqe et espère fer­
mement qe le sperme se déverse de cette qeqette q ’elle ne
cesse de brenler, mets l’Évêqe est très près de ses septente
berges et les verges de grends-pères, certes, menqent de verve,
de genesse et de ggêté.
— Très chère enfent, fêt l’Évêqe, ne te désespère ! Tes bren-
lettes m ’enchentent, mets je sens qe je te pèse et te permets
de chercher qelqe verge enchenteresse ! Prends Tencrède, l’est
vrément ferré !
— Z’ètes schwette, Émeenence, repleeqe Estelle, et ne me
pesez ! J’hèm e les vétérents et les presqe-centenères ! Mets
cette Excellence me permet-elle de l’éder de qelqe recette
secrète ?
— Vrément secrète ? dem ende l’Évêqe.
— Certes, secrète n ’est le terme réel, cette recette est dens
qelqes textes.
— Et q ’est-elle ?
— C’est célèbre dès l ’extrême-Renessence - et les externes
de Necker ne m enqent de le déceler chez les désespérés - qe
c’est qend le mec est presqe crevé qe le membre se dresse, et
le remède sélect, c ’est de le pendre !
— Me pendre ? Mets je ne cherche le décès ! !
— Qe cette Excellence reste serène ! Je te pends et je te
dépends ! Entre-temps, z ’ètes le grend Pen et me prenez !
— C’est vré ? Je bende ?
— Tels les mecs près de Trézène !
— Le strétégème ne me plêt ggere, chère enfent, mets j’hé-
merè tellement te bézer qe je le feré !
— Ne le regretterez, Excellence, je t’en fé le serment, et
même le serrement !
Les R evenentes 623

Et Estelle lèche tendrement le membre négleegent et séden-


tère de l’Évêqe et entreprend de le pendre. Mets ce n ’est telle­
ment thésée.
— Hé, les mecs et les nenettes, dem ende Estelle, venez
m ’éder ! Les femmes, les prêtres et les éphèbes cessent de s’en­
chevêtrer perversement et s’empressent près d ’Estelle.
Le Père Spencer cherche des sengles et décèle sept mètres
d ’excellent chenvre, cependent qe des prêtres qêrent qelqe
échelle dens le verger. Le chenvre est encré dens les esses des
chevêtres et redescend leebrement.
— Mets cette échelle me semble extrêmement élevée, bêle
l’Évêqe, je tremble de me pendre vrément de qelqes mètres !
— Qe cette Excellence prenne l’esqebelle !
Estelle elle-même enserre l ’Évêqe de chenvre.
— Z’ètes prête, Excellence ? demende-t-elle.
Et le geste preste, Estelle renverse l ’esqebelle. Le chenvre se
tend et d’em blée serre le keekee de l’Évêqe leqel, vertèbres et
tréchée-ertère étrenglées, se sent près de décéder. Mets l ’étren-
glement fet ses effets et le membre eenerte de l’Évêqe se sent
renètre, et s ’enfle, et se tend, et se dresse.
N ’est-ce ce q’espère Estelle ? Les jembes éqertelées, elle se
jette vers l ’Évêqe cependent qe le Père Spencer trenche le
chenvre ; elle enserre de ses membres les henches de l’Évêqe
et se rentre en elle cette épée de chère, red telle l’éqerlete et
rède telle le fer !
— Mets m ’en des mètres ! brèe-t-elle, mets m ’en pendent
des sem ènes !
Les lèvres et les lengges s’entremêlent cependent qe le
membre recréé de l’Évêqe se dém ène en Estelle tel Thésée près
de Thébes et tel le père de Télèphe, Héreklès, près de Lerne
et près de Némée.
Le reste des gens encerclent les pertenères et s’émerveyent
de cette éphémère, certes, mets tellement véhém ente fermeté.
— Qel mec !
— Qelle verve, qelle prestesse ! !
— C’est qend même le merle blenc chez les septentege-
nères ! ! !
Mets s’enchenter tellement, c ’est se créer de grendes swefs.
624 G eorges Perec

Les mecs et les nenettes prennent qelqe détente et entrepren­


nent de se déseltérer.
— Q’est-ce qe je me dessèche ! jettent ensem ble Thérèse et
Bérengère. Le Père Spencer les m ène vers le freegeedère.
— Cheek, le freeg ! Q ’est-ce qe c’est dens le freezer ?
— Des Schweppes.
— Schwette, j’en prends !
Et elles se lempent les verres tellement prestement qe ce
n ’en est décent.
Cependent, Ernest prend prétexte de ces événements et
m ’entreprend beezenessem ent :
— Hé ben, Clément, et le beezeness ?
— Le beezeness ? Qel beezeness ?
— Ben les neqelesses de B de BB, péchère !
— Ne te mets mertel en tête, Ernest, c ’est Hélène le chef!
Qend elle pense qe c’est le temps, elle te hèle et le beens s ’en­
clenche, c’est élémentère !
— Frenchement, Clément, le temps me semble présenté -
ment excellent, et c’est bête de tergeeverser ! le temps de déce­
ler les gemmes, je me les prends et je les mets !
— Cesse de t’énerver ! Bérengère ne s ’est emperlée et évee-
demment qe les gemmes elle les cèle, les scelle et les enscelle
et le tremblement ! Lesse H élène régler les événements et c’est
bene !
Ernest ne semble enchenté, mets se têt et rentre près de ses
mecs. Je cherche Hélène qe je repère, cependent qe, les
jembes excesseevement éqertées, elle se brenle, le geste lent
et expert, et qe le Père Spencer et Tencrède se brenlent de
même près de ses nénés. Ce n ’est thésée, en de telles entre­
fêtes, de l’empètrer des reqêtes d ’Ernest. En effet, le temps
des détentes semble être décédé et les gens se remettent en
trenses.
Les éphèbes entreprennent les prêtres et les prêtres se les-
sent fère et semblent même en être enchentés. Les frères Bé­
nédek, Edme de Bénévent, Stephen Brewster le tellement
membré, Lew, Peter, Jeff, Ernest, Kenneth, René, Herbert,
Celse et Bebel, s’étendent, se jettent pêle-mêle et se lèchent,
Les R evenentes 625

se brenlent, s’enQlent et prennent des centènes d ’espèces


d ’enchevêtrements.
Kenneth renverse Bebel le Béléfré et entreprend de l ’enQler,
cependent qe Herbert se met en levrette et lèche les glendes
de Peter pendent qe Dédé Bénédek le pénètre lestement et qe
Celse se déleste entre les lèvres de Stephen Brewster, leqel se
presse près de cet enflé d ’Ernest et le brenle fébrelement.
— Ce qe c’est pédestre, le clergé, jette Lew.
Et de pénétrer les tendres fesses d ’Edme de Bénévent sens
cependent cesser de lécher le glend de René, pendent qe Jeff
et Stephen Bénédek se mettent en presqe-septente et se becqe-
tent les entrefesses.
Pendent ce temps, l’hymen de l’Evêqe et d ’Estelle semble
près de se perpétrer et ce n ’est perte de temps : certes, le
septentegenère ne menqe présentement de tempéremment,
mets ses réserves ne semblent éternelles, et cette persévérence
présente qelqe denger ! Le derme blême, les membres
ébrenlés de tremblements répétés, l’Émeenence semble près
de crever, mets cette extrême dèche ne l ’em pêche de se déché-
ner derechef.
— Cesse de tempérer, Excellence, fêt Estelle, et me déverse
cette sem ence tellement tergeeversée !
Et ses dents se plentent dens les lèvres de l’Évêqe. Le seng
se déverse véhém entem ent et ce jet semble déclencher l’ex­
trême élen de l ’Évêqe. Les grends brenles de ses henches s’ec-
célèrent présentement et, séhence tenente, c ’est le grend
tremblement de terre ! Les express en plène veetesse se ren­
trent dedens, les nèges éternelles et les névés enterrent
Mégève, le Mt Pelé n ’est qe gerbe de cendres, l ’Everest se fend !
l’Évêqe décherge !
— J’expeere ! J’expeere ! bêle l’Évêqe.
— J’expeere de même, brèe Estelle, brenle fébreelement.
Elle enserre frénéteeqement l’Évêqe et le lèche de centènes
de tendres bézers.
Mets de tels excès semblent presser le décès de l’Émeenen-
ce ; elle chencelle et verse presqe dens les rénettes. Estelle
tente désespérém ent de le redresser ; mets l’Évêqe est très en
pêne et ne cesse de trembler ; le seng perle de ses lèvres
626 Georges P erec

enflées ; entre ses dents percent des chevrètements de bébé.


Estelle prend des kleenex, les trempe et étenche tendrement
les lèvres de l’Évêqe. Mets elle semble très désem perée ; je sens
q ’elle cherche de l’ède et m ’em presse vers elle.
— Qe vè-je fère, cher frère ? me demende-t-elle, l’est censé­
ment décédée, l’Excellence !
— Reste serène, Serette, répleeqe-je, l’Excellence s ’est excé­
dée, q’elle s ’étende et prenne qelqe temps de rêve et elle ré-
Qpère ses trente berges !
Je prends l ’Évêqe tel les mémés qend elles mènent les bébés
vers les beds, et j’entreprends de l’étendre.
— Cregnez qe cette Émeenence ne se les gèle ! me jette le
Père Spencer, leqel, en feedèle secrétère, reste rensègné des
fêts et gestes de l’Évêqe, sens cependent cesser de se démener
le m enche entre les nénés d’Hélène.
Je respecte le senteem ent de Spencer et, qend j’étends
l’Évêqe, je le revêts en même temps de qelqes plèds de
Keshmeer.
Estelle, cependent, c’est net, se sent qelqe dette envers
mezeeg. Elle me fêt étendre et de ses lèvres expertes elle
m ’énerve le glend cependent q ’elle me brenle légèrement. Je
rebende prestement. Le membre se dresse, telle qelqe éqerre
de fer ; Estelle m ’enjembe et se le plente éqestrement. Cette
scène semble exceeter Bérengère et Thérèse, lesqelles ne
cessent de s’enserrer et de se fère cent tendresses.
Thérèse s’éqertelle, se penche et me présente ses fesses
cependent qe ses lèvres et celles d ’Estelle se mêlent. Mets
Bérengère se dresse entre elles et se fêt lécher le sexe et les
fesses. Les nénettes se dém ènent telles des chèvres effrénées
cependent qe les grends brenles de mes henches entrènent
prestement le renversement de l’ensemble. Les nénettes et
m ezeeg se reprennent pêle-mêle : le nez entre les fesses d ’Es­
telle, je pénètre en levrette le sexe effervescent de Thérèse
cependent qe Bérengère me prend les glendes entre ses dents.
— Ben merde ! Et l’enceste ! peste Estelle. Tel Ven Deek
derechef, je dem ende qe Thérèse me lesse tester le sperme
fréternel !
Thérèse ne semble vrément se plère de cette demende.
Les R evenentes 627

— Q ’est-ce qe t’en penses ? me demende-t-elle.


— Certes, l ’édeeneeqe fente de Serette me tente, mets ptêt
qe le temps me presse ! Q ’en ces entrefêtes, Estelle te lesse,
mets q ’elle prenne sebséqemment qelqe revenche !
— Well, reprend Estelle, je le regrette, mets j’espère ferme­
ment qe ce n ’est serment d ’expert dentère !
Le bezement, cependent, persévère et je me sens près de
décherger. Sens cesser de me lécher les testeeQles, Bérengère
m ’entre ses feengers dens le Q. Je me sens enfler tel qelqe
Zeppelen dens le sexe de Thérèse qe je pénètre frénéteeqe-
ment cependent qe mes lèvres lèchent les pwels trempés de
l’entrefesses de Serette. Thérèse se dém ène des henches, et
j’éjéQle démentement.
— Néhédeen Rebbeq ! brèe Thérèse (en remember de ses
pense-fesses berbères), qel jet d ’enfer !
Ce me semble qe mes sengs entrent en effervescence, qe
mes cervelles s’ébrèchent, qe mes tempes se fendent, qe mes
vertèbres se démenchent, qe mes membres s’exsenggent ! Mes
Encêtres, c ’est pédestre, mets q ’est-ce qe je me sens crevé !
J’émerge de Thérèse, je m ’étends et me lesse qelqe temps
bercer, cependent qe, dens le clen des prêtres et des pédés,
c’est mêmem ent et derechef le temps de prendre qelqe
détente. L’Évêqe rêve. Le ventre d ’H élène est tellement bègné
de sperme qe l’étencher demenderè des serpeehères !
Mets Tencrède, présentement, ne semble très enchenté.
— Déceedément, prétend ce prêtre, ces enchevêtrements
menqent de Steel, et le Steel, c ’est l’être mêm e ! Certes, je le
sé, c’est leebrement qe se leeqeede l’Edeepe, mets qend
même, ces scènes ne cessent de dégénérer ! Tel bèze et tel se
lesse fère, tel se brenle et tel se fêt lécher, mets ce n ’est réglé,
ce n ’est pensé ! Z’ètes tels des bêtes ! Et, en tent q ’esthète, je
le regrette extrêmement !
— Ce Tencrède, plézente le Père Spencer, c’est derechef le
même schème ! Let’s be free ! Lesse les gens se bézer leebre­
ment ! N’entreprends tes enchevêtrements pervers ! Lesse les
mecs s ’enfeeler pépère !
Mets cette tempérence énerve Tencrède.
— Pépère, pépère ! peste le mec. Qel est le sens de ce
1
628 G eorges P erec

terme ? J’entends créer ! J’entends fère de mes fesses ce qe


Klee fézé de ses encres, et Scève de ses vers, et Webern de ses
thèmes ! Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère !
Et Spencer me dem ende de lesser les gens pépère, c’est
dément !
Ce véhément speech déclenche qelqes m êlées entre les gens.
— Tencrède est dens le vré, prétend Edme de Bénévent.
— Tencrède me semble penser très sénement, répète Lew-
les-Belles-Fesses.
— Cheemère ! Légende ! Tencrède se méprend ! jette Ste­
phen Brewster, bézer, c ’est créer per se, c ’est créer tel qe ! Ces
scènes ne révèlent qe vènes dégénérescences et dérèglements
de crevés !
— Certes, reprend Bérengère, mets n ’est-ce cependent
pédestre, de tels em mêlem ents engendrés fermement ? J’en­
tends qe Tencrède les entreprenne et régente en esthète qelqe
scène excellente !
— Never ! jette Thérèse, lessez fère, lessez bézer !
Cependent, ces qerelles réveyent l’Évêqe et le Père Spencer
dem ende qe cette Grendesse excellenteesseem e trenche ces
démêlés.
— Je pense, décrète l’Émeenence, qe le terme même de
« pense-fesses » lesse entendre qe c’est excellent de penser !
Cette trenscendente exégèse remet ensem ble tent les fer­
vents qe les rebelles.
— Well, let’s see, cède Thérèse, ptêt ben qe c’est schwette
ce qe crée Tencrède.
Et elle lesse le prêtre régler l’enchevêtrement des scènes.
— Fêtes cercle, décrète Tencrède, et respectez exectement
mes ensègnem ents !
— Z’ètes le mètre, fêt Hélène, dem endez et j’exéQte.
— T es le chef, brèe Ernest, et qe mes éphèbes te servent !
— Denke, répleeqe Tencrède, j’espère en être deegne !
Les mecs et les nenettes ne desserrent les dents et expectent
les régentements de Tencrède.
— Q'en préséhence et référence de l’ensemble, cette Gren­
desse d ’Émeenence s’étende. Qe cette très chère Bérengère se
penche entre ses jembes et le lèche tendrement, mets q ’elle-
Les R evenentes 629

même éqerte les jembes et relève grendement les henches et


qe Clément se penche vers elle et l’enQle en levrette. Pendent
ce temps, les Frères Bénédek restent levés et tendrement
enserrés tels les Ménechmes chez les Hellènes et s ’entrent res-
pecteevement les feengers dens le Q et se mettent en dextre
et en sénestre des flencs de l ’Évêqe et qeressent des plentes
pédestres le ventre de l’Excellence leqel, de temps en temps,
se permet de les lécher, cependent qe Clément prend
ensem ble et en m êm e temps entre les lèvres les verges des
Frères. Qe, pendent ce temps, Kenneth Peebles se trène entre
les jembes de Clément et de Bérengère, et s ’élève vers le sexe
de Bérengère et le lèche lentem ent et expertement et le fête
de grendes lem pées de lengge ! Qe Bébel le Béléfré se mette
en éqestre et se plente dens le Q le membre de Kenneth sens
cesser en même temps de lécher l’exceetente ré des fesses de
Thérèse et de pénétrer de ses frêles feengers l’entrefesses de
Stephen Brewster leqel bèze réglementèrement Thérèse. Pen­
dent ce temps, Bebel persévère et, de ses erteyes experts
brenle genteem ent le Père Spencer leqel lèche le sexe trempé
d ’Hélène q ’en mêm e temps Herbert enQle cependent q ’elle
lesse ses sveltes feengers se perdre dens l’entrefesses de Celse,
leqel brenle en mêm e temps ses très chers frères, Edme en
dextre et René en sénestre, cependent q ’Estelle se met en
sendweech entre ce mêm e Celse et Ernest, leqel Ernest l ’en-
feele pendent qe Celse l’enQle. Qe Lew-les-Belles-Fesses se
penche et se renverse et prenne entre ses lèvres et ses dents
les « bene pendentes » d ’Ernest et qe Peter se penche vers les
entrejembes de Lew et le lèche cependent qe Jeff le prend en
levrette et qe j’enQle de même Jeff ! Et tel est le terme de cette
scène !
— N’est-elle d ’essence éphémère ? J’en tremble ! dem ende
Bérengère.
— Elle est, répleeqe serènement Tencrède, telle les stee-
mers en mer Égée qe les tempêtes ne dégrèent.
L’enchevêtrement se perpètre lentement. Tel qelqe Welles,
Tencrède le met en scène et, en termes brefs et presqe
revêches, régente fermement les emmêlements. Mets ce n ’est
tellement thésée : les éphèbes ne semblent se rememberer les
630 G eorges Perec

ensègnem ents de Tencrède et errent en cercle tel Cerventès


près des berges de l ’Èbre.
— Q’est-ce qe c ’est qe cette bende de cervelles fêlées ! peste
Tencrède.
Et de les zéder, et de les mener respecteevement vers les
em plecements décrétés. Les éphèbes se lessent fère, mets je
les sens perplexes. Des messes secrètes s’échengent, ce me
semble. Merde ! Q’est-ce qe ces pègnes-Q prémédeetent. Sens
cesser de vénérer le cercle secret de Bérengère qe je sens m ’en­
serrer frénéteeqement le zeb, je cherche Hélène et Thérèse,
mets ce n ’est thésée de les repérer en de telles entrefêtes.
Le dément édeefeece de Tencrède se met cependent en
brenle. Tellement qellement, les mecs et les nenettes se pé­
nètrent et se lèchent et se becqètent et se prennent en cent
perverses fêtes. Ce n ’est présentement qe gémeessements,
brenlettes et jets de semence. C’est schwette, certes, mets
merde, q ’est-ce qe je prends ? J’è les jembes, le ventre et les
vertèbres plènes de crempes.
— Ventre blême ! peste Bébel le Béléfré, le nez me
dém enge !
— Reste pépère, Bebel ! s’empresse d ’émettre Tencrède.
Mets Bébel ne s’em pêche de reneefler et c’en est fé de ce
bel enchevêtrement ! Celse chencelle et entrène en même
temps Edme et René, lesqels renversent Estelle !
Tel qelqe belvédère qe dégénérescence et sénescence des­
cellent et jettent en terre, tel des D-C-7 qe des tenks descen­
dent, tel des tertres qe des tremblements de terre ébrenlent,
l’ensem ble se segmente, et s ébrèche et se relève pêle-mêle.
— C’est le grend denger de tels enchevêtrements, qelqes
reneeflements et c’est décédé ! fêt treestement Tencrède.
Serène, Bérengère prend le temps de plézenter et, tel le
grend Gégène, décrète :
— C’est vré qe je m ’empêtre dens les membres des prêtres !
Cependent, je cherche derechef Hélène et Thérèse, les
repère et me trène vers elles.
— Je reste perplexe, Hélène ; cet enflé d ’Ernest me semble
présentement très étrenge !
Les R evenentes 631

— C’est vré, je me dem ende de même ce q’engendre cette


cervelle fézendée !
— Et les gemmes, qend est-ce qe c ’est le temps de se les
fère ?
— Ce n ’est qe je te tergeeverse, mets j’expecte qe les Qrès
les mettent...
— Les Qrés, je les emmerde !
— N’em pèche qe c ’est des fédés !
— Des fédés, t’en es certène ?
— Je le sens, et ce genre de Hère, c ’est de nessence !
— Hé ben, fets-je, mets c’est très schwette, les fédés ! Cet
enflé d ’Ernest, lesse-le tenter de se fère les neqelesses, les
fédés te les em m ènent et t’es pépère !
— Les fédés em mènent les pédés ! C’est excellent ! jettent
ensem ble H élène et Thérèse.
Délestées des trenses déplézentes q ’engendrèrent qelqe
temps les perverses, secrètes et rebelles m enées d ’Ernest et de
ses éphèbes, les nenettes, derechef plènes de genesse et de
verve, entreprennent séhence tenente de me bézer et je sens
les lèvres d ’H élène me prendre le glend cependent qe l’ex­
perte lengge de Thérèse m e lèche véhém entem ment les pen-
dentes. Mets, en de telles entrefêtes, Estelle se remmène et me
dem ende de respecter le serment qe j’è fé de perpétrer l’en-
ceste en elle. Ce qe je m ’empresse de fère pendent qe Thérèse
et q ’Estelle lessent Kenneth et Herbert les entreprendre de
même.
C’est vrément schwette l’enceste ! Je pénètre en Estelle et
me remembère les verts Édens de l’enfence : Estelle fête ses
sept berges, elle tresse ses mèches clères ; c ’est l’été, elle
enlève ses vêtements ; elle entre dens l’éteng et se bègne lente­
ment. Je m ’étends près des berges, elle émerge et s’étend près
de m ezeeg ! Et d ’échenger les cent tendresses de l’enfence, les
fêtes perverses de ses lèvres, de ses membres grêles, de ses
jembes frêles et sveltes, de ses fesses presqe expertes n ’em ­
pèche l’extrème tendresse de ses sept berges !
Les relents éthérés de ces temps de genesse m ’em pleessent
cependent qe Serette m ’enserre fébreelement et me herse les
henches et les fesses de ses feengers effeelés. Je lèche véhé­
632 G eorges Perec

mentement ses lèvres et ses tempes, et ses esselles. Les frèzes


de ses nénés me percent telles des épées. Tel Éblé pendent les
grendes et terreebles Retrètes de l’Empeere, je me dém ène en
Estelle et j’éjéQle tellement frénéteeqement qe ce me semble
qe le Zembèse déferle !
— Père et Mère, bêle Estelle, tes jets m ’éventrent !
Elle s’extrèe le membre effervescent et de ses lèvres s’em ­
presse de lécher les grendes lem pées de sperme qe j’ém ets en
jets brefs et répétés.
Qelqe effervescence, cependent, semble régner dens le
clergé.
— Excellence ! Excellence ! N ’est-ce le temps des messes ?
dem ende le Père Spencer.
— Mets c ’est vré, fêt l’Évêqe.
L’Evêqe se lève cependent qe les prêtres se prestement.
— C’est en Bérengère, décrète l’Évêqe, qe j’entends qe les
prêtres et les feedèles prennent présentément les sécrements.
Bérengère s’étend près de l’Évêqe, leqel prend ses henches
et les relève extrêmement cependent qe B de BB tend ses
jembes.
L’Évêqe prend le St Chrême et le déverse lentement dens le
sexe de Bérengère, cependent qe les prêtres rempent vers elle
en feele endyenne et lèchent le sécrémentel leeqeede.
Pendent ce temps, l’Évêqe égrène prestement de ses mègres
feengers sept chepelets et sqende des vêpres, certes étrengères
des Évengeeles et des Genèses, mets belles telles des tercets :

« Dègne entendre, Très St Père, les versets fervents de cette


messe ! Qe les encens présentement déversés te pénètrent
et qe t’enchente l’excellence de ces Fêtes ! Qe les chents
svèves des sphères célestes te trenspercent, qe les enges ne
cessent de t’ensemencer et de te réensemencer, qe les pré­
sents se répendent tels dens les crèches de Bethléem, et qe
le Père Eternel te lesse entrer dens ses vergers d’Éden !

— Emen ! bêlent les prêtres.


Bérengère, merveye de sveltesse, se penche et lèche elle-
même entre ses fesses le chrême qe le clergé lesse.
Les R evenentes 633

— Je préfère le sperme, prétend-elle, mets c ’est qend même


excellent !
Cependent les prêtres se mettent en cercle, se tègnent les
verges et les fesses de hénné et de qempèche et dem endent qe
les éphèbes les lèchent.
Ernest se lève et décrète :
— Ces excès de fredènes me débectent.
— Mets, Chef, tente d émettre Jeff de Denver, c ’est schwette
de se lécher ces Qrés !
— Je te le défends, jette sèchement Ernest.
Je sens q’Ernest est très excédé et qe, chez ses éphèbes, c’est
le temps des grends chengements.
— Le pense-fesses, je m ’en brenle, c ’est cler ! reprend
Ernest. Beezeness pre ! J’expecte les pepettes et les gemmes
de Bérengère, et prestement !
Éveedement qe l’Évêqe, Bérengère et les prêtres se fendent
les peepes, mets Ernest ne semble plézenter et séhence
tenente, tellement veete qe ce semble être né de qelqe enchen-
tement, l’extrémeeté de ses feengers s’encrémente de Berette !
Presqe lentement, Lew-les-Belles-Fesses remêt ses vêtements
et prend ses fleengges. Le reste des éphèbes se revêt de même
et les mecs se mettent en cercle et ferment les entrées.
Ce n ’est fête chez le clergé, chez les nenettes et chez mezeeg.
Blême est l’Évêqe, vert le Père Spencer et perplexes les prêtres.
Les qeqettes pendent treestement. Les nenettes semblent très
em bêtées. Je tente de rester pépère. J’espère qe les Fédés s’en
mêlent prestement. Mets, présentement, c ’est Ernest le chef,
et je ne me sens près de mes fleengges.
— Ces événements me déplèzent extrêmement, émet, très
deegnem ent, l’Évêqe.
— Mes feengers me démengent, Excellence ! jette Ernest.
L’Évêqe se têt, mets semble gelé et ses membres grêles
tremblent febreelement. Le Père Spencer entreprend de le
défendre.
— Me lessez prendre qelqe plède et en préserver cette
Excellence. Elle ne cesse de trembler !
— Fè ce geste et je te descends ! peste Ernest.
634 Georges Perec

Bérengère cependent ne semble effreyée ; même elle pré­


tend se délecter de ces événements.
— Ce qe t’es bête, Ernest, plézente-t-elle, t’es tel l’enfent
dens ses lenges ! C’est tellement éveedent qe t’es crevé qe je
me dem ende ce qe t’espères !
— Cesse de l’exceeter, Bérengère, fêt l’Évêqe, ce mec est
sens clémence !
— Mes fesses ! répleeqe Bérengère. Ernest menqe certène-
ment de cervelle : prétendre tel qe me prendre mes neqelesses,
c ’est vrément chercher l’échec et se mettre le feenger dens
l’eye !
Ernest ne semble entendre et ne cesse de fère des reezettes.
— Z’ètes réellement chermente, Bérengère, plézente
Ernest, et très certènement preste de cervelle ! C’est tes perles
qe je recherche mets je te lesse préférer de décéder séhence
tenente ! Q’est-ce qe t’en penses ?
— Je te le répète derechef, je pense qe t’es tellement bête
qe t’en menges de l’herbe !
— C’q’elle m ’énerve, cette nénette, fêt Lew.
— Q ’elle plézente, j’m ’en brenle, repleeqe Ernest, j’expecte
les perles !
— Eh ben, prends-les !
— Certes !
— Je les ê lessées dens mes eppertements, fêt, très plène de
flegme, Bérengère.
Ernest semble médeeter qelqe secrète pensée.
— Les Bénédek ! M’em menez cette femelle chez elle et
q’elle ne redescende sens ses gem mes !
Exeetent les Ménechmes, lesqels entrènent Bérengère.
Teek tek, teek tek, le temps se trène. Les prêtres se lencent
des cleegnements. Hélène semble très serène et de même Thé­
rèse et Estelle. L’Évêqe se déterge les dents et les genceeves.
Ernest et ses éphèbes ne cessent d ’expecter vers l’entrée.
— Je me dem ende ce qe brenlent les Bénédek ! gremelle
entre ses dents Ernest.
Je pense. Éveedement. Bérengère s’est dépêtrée des Béné­
dek. Restent Jeff, Peter, Bebel, Lew et Ernest. Et les fleengges,
Les R evenentes 635

certes ; les fleengges, c’est le heek ! Sens les fleengges, c ’est


réglé en sept sets !
— Hé, Ernest ! Tes mecs ne me semblent redescendre !
C’est H élène ; telle Bérengère, elle se feeche d ’Ernest. Ernest
se têt, l’ère perplexe.
— C’est être déceedem ent débeele, reprend Hélène, qe de
mésesteemer Bérengère ; des brèles tels qe tes mecs, elle s’en
prend trente en mêm e temps !
— C’est l’éveedence même, fêt le Père Spencer.
— Mets fêtes-les tère, Chef, fêtes-les tère ! dem ende Jeff, très
énervé.
— Reste pépère, mec, répleeqe flegmement Ernest, et ne
te désenchente tellement prestement. Qe Peter et Bebel me
cherchent les Bénédek !
Bêtes, mets deesceepleenés, Peter et Bebel êbtempèrent et
les mettent. Restent Jeff, Lew et Ernest !
L’est vrément benêt, ce mec ! Ce n ’est fréqent de révéler telle
persévérence dens ses errements ! Les feengers près des
gechettes des fleengges, les mègres restes de cette bende
d ’enQlés semblent présentément hébétés. N’em pèche qe je me
dem ende - et j’en serre les fesses - ce qe ces mecs pensent : se
venger ? Descendre les nénettes, et l ’Évêqe, et m ezeeg ? C’est
dément, mets c’est dens le Steel de ce genre de dégénérés ! Et
dens cette expectence, je reste sens défense !
— Hm ! Hm ! fêt le Père Spencer.
— Seelenz ! brèe Ernest.
Je me penche légèrement, très légèrement, vers le Père
Spencer, tellement légèrement q ’Ernest ne le décèle. Très
deescrètement, le Père Spencer relève les plèdes près desqels
l’Évêqe sédente et me révèle des chenets de fer.
Hé hé ! Certes, ce n ’est thésée de les prendre ; n ’em pèche
qe dès qe je les prends, je te les jette vers Ernest et ses éphèbes
et c’en est fê de cette bende de pègnes-Q !
De même qe des serpents rempent dens l’herbe, les chenets,
teerés, menés, édés des feengers et des erteyes, se trènent len­
tement vers les prêtres et vers mezeeg, cependent qe les
nenettes entreprennent des chents tellement streedents qe
c’em pèche Ernest et ses mecs de déceler ces strétégèmes.
636 G eorges Perec

— Fermez-les ! Fermez-les ! bêle Ernest.


— Mets q ’elles se tèzent, c ’est dément ! fêt Lew.
— Fesse-les ! Descends-les ! Mets q’elles cessent ! fêt Jeff. Je
sens les chenets près de mes feengers et de même les sentent
Edme de Bénévent et Stephen Brewster. Je les prends et les
serre fermement.
— Hm ! Hm ! fêt, derechef, le Père Spencer.
Je ne lesse même Ernest entendre ce repère et je lence véhé­
mentement mes chenets vers cet enflé, cependent q’en même
temps qe mezeeg, Edme et Stephen prennent en ceeble res-
pecteevement Lew et Jeff. L’extrême prestesse de ces jets est
telle q ’elle em pêche q ’Ernest et ses sbeeres se servent des
fleengges. Blessés en plène tête, les mecs chencellent et se ren­
versent et c’est thésément qe le clergé s’en rend mètre.
Ernest ne semble se pénétrer l’entendem ent des événements
récents. Cependent, très métresse d ’elle-même, Bérengère
rentre et expleeqe qe les Frères Bénédek, et Peter le replet et
Bébel le béléfré, c’est réglé ! Cette bende de débeeles s’est
jetée dens l’Hegel des Fédés, lesqels encerclent les chembres.
— Ce n ’est menqe de chence, plézente le Père Spencer,
c ’est vrément des brèles, ces rebelles !
— Je m ’enchente, décrète l’Évêqe, qe ces événements mes-
séhents s’enterrent tellement excellemment ! J’en encense
derechef le Père Éternel et je prends en exemple l’experte fee-
nesse de Bérengère et l’extrême prestesse de Clément, de Ste­
phen et d ’Edme ! Mets trêve de ces béleevernes ! Le temps
presse ! Qe le pense-fesses reprenne et qe, telle le Pheneex,
renesse de ses cendres cette verve déréglée q ’engendrèrent
tent de scènes dégénérées et tent de sketches pervers !
Cependent, je me rensègne près d ’Hélène.
— Ce me semble être dens l’éteng, bêle-je treestement.
— C’est qe derechef ce n ’est le temps, repleeqe Hélène.
Expecte qe de tent d'excès s’engendrent des rêves tellement
fermes qe c'est thésée de les mettre et de se chercher les
gemmes bérengéreennes.
— Je l ’espère, n ’em pèche qe le beens me semble être en
échec...
Les R evenentes 637

— Ne désenchente, cher Frère, fêt Estelle, H élène est cer-


tène de ses fêts.
— Te réserves, reprend Hélène, et ne te dépenses tellement
qe les rêves mêmem ent te prennent qend le vré beezeness
s’enclenche !
Cependent, les prêtres entreprennent de se venger d ’Ernest
et de ses éphèbes. Le Père Spencer prend des verges de hêtre
et flegelle véhém entem ent Lew et Jeff, cependent qe l’Évêqe
prend les chenets de fer, et, tels des mèches térébrentes, les
entre dens l’entrefesses d ’Ernest. Les mecs se dém ènent et le
clergé semble s’en délecter. Mets Bérengère ne s’en enchente.
— Ce qe c ’est décent ! peste-t-elle. Z’ètes des bébés ! Je me
sens telle ces Rênes effrenées qe des centènes de mecs enfeelè
et q ’elles fézé jeter des bretèches crenelées de Nesle !
— Hé hé, cette Renessence, fêt l’Évêqe, qelle ère de Fêtes
et de plézeers !
— Ce n’été qe dérèglements et fredènes, fêt Tencrède.
Le clergé semble vrément ém éché et égrène des swets
pervers.
— Tel Verrès, prétend Kenneth, j’entends me bègner dens
le sperme et dens le seng de sept cent septente sept serfs éven-
trés !
— Je rêve de grends nègres, fêt Bérengère.
— Je rêve de Gretchen pentelentes !
— Des enfents ! des fesses enfenteenes !
— Des mémés édentées !
— Qelqes femmes blettes, qelqes mégères ébréchées !
— Des clebs !
— Des clebs ! jette l’Évêqe. Est-ce bête ! Mets l’évêché ren­
ferme des centènes de clebs ! Père Spencer.
— Yes, Excellence ?
— Cesse de flegeller serènement ces ternes éphèbes et me
cherche qelqes clebs ! Prends Nérée, le teckel, et Erèbe, le set­
ter des Lendes !
— Bene, Grendesse, je me dépêche.
Exeet le Père Spencer. Et presqe séhence tenente, re-enter
le Père Spencer, le teckel et le setter en lesse.
Stephen, Kenneth et Tencrède prennent Bérengère et l ’éqer-
638 Georges P erec

tellent extrêmement. Celse et Herbert prennent le clebs, pres­


sent ses glendes et le brenlent fébreelement. Bérengère se
dém ène fréneteeqement cependent qe, prestement brenlé, le
clebs pénètre en elle et décherge emplement.
— Elle hème vrément ? demendè-je.
— Elle déteste, répleeqe Thérèse, mets elle est fervente de
Cette Chère Mézech !

Tel sèm e le vent engerbe les tempêtes ! Des pensées per­


verses ne cessent de germer dens les cervelles déréglées et le
clergé se perd dens d ’extrêmes débectences. Des prêtres
métreezent Jeff, et l’Évêqe, tel qelqe pépé séneele, excrémente
entre les lèvres béhentes de l’éphèbe et exeege qe Jeff lèche
ces fécès plènes de vers. Blême, Lew ebtempère, cependent qe
les prêtres ne cessent d émettre des pets délétères et s’enche­
vêtrent pêle-mêle et se revêtent le ventre, les fesses, les tempes,
les lèvres, les esselles, les membres de merde et de sperme.
Le Père Spencer erre entre ces êtres em mêlés et les flegelle.
Tel qelqe bébé sévré, l’Évêqe tête les nénés de Bérengère,
cependent q ’elle persévère ses brenlettes chez les clebs... C’est
lê, c’est bête et c’est treeste...
Mets très veete, l’effet de telles effervescences se révèle. Les
déchènem ents cessent. Pentelente, Bérengère semble prête de
décéder. Les prêtres se trènent et gém eessent fèblement. De
même qe chez Shekespeere, le terme de ces scènes semble être
le décès de l’ensemble.
— Les nenettes, décrètè-je, c ’est le temps de se chercher les
gemmes.

Le seelence est grend qend j’émerge des relents embrénés


de ce pense-fesses dégénéré. L’Évêché est dens les ténèbres.
Les Fédés semblent rentrés. C’est presqe ézé de déceler les
eppertements de Bérengère.
— Well, et ces gemmes ? dem ende Thérèse.
— Let’s see.
Ce n ’est enchevêtré de déneecher les clefs ; elles trènent
près des chevets.
Les R evenentes 639

— Est-ce qelqe strétégèmme de Bérengère ?


— Certes, mets je le décèle ézém ent : Te rémembères les
« Lettres Menqentes » : le meyer recette de céler est de sembler
lesser en éveedence !
Et, certes, les clés descellent les crédences, et dens ces cré­
dences se révèlent les qessettes, et dens les qessettes les
gemmes : perles, ferrets, neqelesses, etc...
— Qel schwette b én ef !
C’est réglé, c’est feenee, c’est termeené ! Et, légèrement
crevés, mets ém échés et enchentés, Hélène, Thérèse, Estelle et
mezeeg, tels les Mesqetères, de se prendre les gemmes, et de
les mettre de l’Évêché, et d’émerger dens les ténèbres d ’Exeter,
et de reprendre, pépères, le jet vers cette chère Frence.

THE END
LA VIE
M ODE D ’EMPLOI

Romans
Si d a n s Les Revenentes, le titre, avec sa graph ie «fa u tiv e »
a valeur d e program m e, p o u r La Vie m ode d ’emploi, c ’est le
sous-titre et son p lu rie l insolite qu i déconcertent : non p a s un
« rom an », m ais un « rom ans ». À l ’échelle d e l ’œ uvre entier,
ce « rom ans » n ’est p a s un rom an (parm i d ’autres), m ais sans
aucun d o u te possible le rom an, to u t com m e en son centre se
trouve non p o in t un « chapitre U » m ais « Le chapitre U ». À
m a in ts égards, une p ro d u ctio n exceptionnelle.
Exceptionnelle, La Vie m ode d ’em ploi l ’est d ’a b o rd p a r la
durée de son élaboration. La seule rédaction du m anuscrit
d é fin itif a du ré un p eu m oins d e vingt m ois (du 29 octobre
1976 au 5 a v ril 1978), m ais les prem ières traces du p ro jet
rem on ten t à 1967 : il s ’agissait alors d ’utiliser à des fin s
rom anesques le m odèle d e bi-carré la tin orthogonal d ’ordre
10 que C laude Berge a v a it com m uniqué à l ’OuLiPo cette
année-là. A la fin d e 1969, «p e n d a n t la reconstitution labo­
rieuse d ’un gigantesque p u zzle représentant le p o r t d e La
Rochelle », Perec im agine une ébauche d e « ce qu i a lla it deve­
n ir l ’histoire d e Bartlebooth. Le nom du personnage,
em prunté à Valéry L arbau d et à Melville, é ta it déjà trouvé ».
Le 2 4 octobre 1972, le p ro jet est suffisam m ent avan cé p o u r
que Perec rédige une prem ière version du d éb u t : « On p e u t
com m encer com m e cela. Entre le 3 e et le 4 e étage, une fem m e
est en train d e m onter les escaliers. Elle p o rte un ensem ble de
tw eed, un g ra n d sac m arqué a u x in itiales du fa b rica n t et elle
tien t da n s sa m ain gauche une feu ille d e p a p ie r su r laquelle
a été dessiné, soigneusement, p resqu e professionnellem ent, le
p la n d e l ’appartem en t qu ’elle va estimer. » La p lu p a rt d e ces
d éta ils se retrouveront dan s la version défin itive : à cette
date, la structure d ’ensem ble du systèm e et la com bin atoire
qu i règle la distribu tio n des élém ents à la fo is dan s l ’im ­
N otice 643

m euble et d a n s le rom an son t don c déjà en place, au m oins


p o u r l ’essentiel. En 1974, Perec p ré v o it que le livre « a u ra
quelque chose com m e qu atre cents pages». Q uatre an s p lu s
tard, il en fe ra presqu e le double.
La genèse d e La Vie m ode d ’em ploi reste à écrire, en p a rtic u ­
lier da n s son dérou lem en t chronologique détaillé. M ais d e
tous les chantiers d e longue haleine entrepris p a r Georges
Perec, c ’est le seul q u ’il a it réussi à m ener à son term e en lui
conservant à la fo is sa cohérence d ’origine et son architecture
globale. L’on p e u t m êm e se d em an der si La Vie m ode d ’em ploi
n ’a p a s absorbé certaines oeuvres inabouties, com m e Lieux ou
L’Arbre q u i présen ta ien t avec le g ra n d rom an en cours d e
fo rtes ressem blances structurelles.
Cette genèse a été longue, car la fa b riq u e é ta it complexe.
A u jou rd’hui les gran des lignes et les p rin cip a u x ou tils en sont
assez bien connus, grâce a u x in dication s d e Perec lui-m êm e
et, après sa mort, à l ’exploration des m anuscrits et n o ta m ­
m en t à la p u b lic a tio n du Cahier des charges d e La Vie mode
d ’emploi. Je m e lim iterai à quelques rem arques d ’ensemble.
D ans l ’article q u ’il a consacré à L’Espèce humaine de
Robert Antelme, Perec f a it l ’éloge d e ce que l ’on p o u rra it appe­
ler le « réalism e d istan cié ». Le g ra n d m érite d e l ’auteur, écrit-
il, c ’est q u ’« entre son expérience et nous, il interpose toute
la grille d ’une découverte, d ’une m ém oire, d ’une conscience
a lla n t ju s q u ’a u bout». J a m a is cette g rille n ’a u ra m ieu x
m érité son nom q u ’avec tou te la m achinerie d e La Vie m ode
d’emploi. Plan d e l ’immeuble, d a m ier d e la polygraph ie du
ca valier bricolé p a r Perec, m odèle d u bi-carré orthogonal
d ’ordre 10 fo u rn i p a r Claude Berge, tableau com bin atoire d e
la pseudo-quenine d ’ordre 10 m is au p o in t p a r Jacques Rou-
b a u d : a u ta n t d e grilles, au sens le p lu s strict d u terme, qu i
von t p erm ettre la naissance du récit et du livre.
On le s a it : p o u r Perec, « dém on ter un livre n ’apporte rien ».
Pourtant, quelques m ois après la p u b lic a tio n d e son rom an,
il rédige, p o u r le num éro d e L’Arc qu i lu i est consacré,
« Q uatre figu res p o u r La Vie m ode d ’em ploi » ; et d e cet article,
où il d écrit au m oins deu x d e ces grilles, il don n era p lu s ta rd
644 N otice

une version augm entée dan s / Atlas de littérature potentielle.


Que conclure d e ces révélation s successives, sinon que Perec
m algré ses propos, ne les estim a it p a s com plètem ent inutiles
p o u r une m eilleure approche d e son roman, m êm e si leur
m éconnaissance n em pêchait p a s sa lecture ?
Un des p a ra d o x es d e La Vie m ode d ’emploi, c ’est que la
fa b riq u e du rom an est beaucoup p lu s com pliquée que le
rom an lui-même. Au chapitre XVIII, le n arrateur évoque la
connaissance très lacu naire que les occupants d e l ’im m euble
o n t du p ro jet d e B artlebooth . « Personne n é ta it vraim en t au
cou ran t d e tou te l ’affaire. Ceux qu i au ra ien t p u en savoir
quelque chose en p a rla ie n t p eu ou p a s du to u t ; les autres
savaient, p a r exemple, que M adam e H ourcade lu i a v a it livré
des boîtes, ou bien qu ’il a v a it f a i t installer une drôle de
m achine dan s la cham bre d e Morellet, ou encore qu il a v a it
voyagé p e n d a n t vingt an s avec son dom estiqu e to u t au tou r
du m onde et que p e n d a n t ces vingt ans W inckler a v a it reçu,
du m onde entier, environ deu x p a q u ets p a r mois. M ais p e r ­
sonne ne sa va it vraim en t com m en t tous ces élém ents se
com bin aien t entre eux. » A ce sta d e du récit, le lecteur n ’en
s a it guère plus, m a is au fu r et à m esure qu il avan ce da n s le
livre, les pièces du p u zzle se m etten t en p la ce sans gran de
difficulté. La n arration reste discontinue, m ais p a s incohé­
rente. Ni le m ystérieux ap partem en t du troisièm e d ro ite d o n t
les trois p ièces correspondent m anifestem ent à trois époques
différentes sans liens explicites entre elles, ni le p a ra d o x e du
tableau d e Valène qu i sert d e su pport à la description m in u ­
tieuse d e l ’im m euble m ais n ’existera ja m a is q u ’à l ’é ta t d ’es­
quisse, ne con stitu en t d e véritables obstacles à une lecture
qui, dan s son ensemble, dem eure m assivem ent « réaliste ».
L ’im m euble d e la rue Simon-Crubelier n ’est p a s La Maison de
rendez-vous et La Vie m ode d ’em ploi est à cent lieues des Sou­
venirs du triangle d ’or qu ’A lain Robbe-Grillet p u b lie la m êm e
année. P arm i tous les chem ins m énagés da n s l ’œuvre, il en
est un fo r t simple. Au jo u rn a liste qu i lu i dem an d e com m ent
lire cet ouvrage im posant, il d ira : « D ’a b o rd d ’affilée puis-
qu 'il y a cette histoire d e B artlebooth qu i court d ’un bou t à
l ’autre. »
N otice 645

Évidem m ent, bien d ’autres p a rco u rs existent, com m e ceux


qui p a ssen t p a r l ’in dex et fo n t d e La Vie m ode d ’em ploi une
sorte d e m achine ludiqu e « h ypertextuelle » a v a n t la lettre :
« Mon rêve, déclare Perec, serait que les lecteurs jo u e n t avec
le livre, q u ’ils se servent d e l ’index, q u ’ils reconstruisent, en
se p ro m en a n t d a n s les chapitres, les histoires dispersées, q u ’ils
voien t com m en t tous les personnages s ’accrochent les uns a u x
au tres et se rapporten t tous, d ’une m anière ou d ’une autre, à
Bartlebooth, com m en t tou t cela circule, com m en t se con struit
le puzzle. » On rêve à une version num érique d e ce « rom ans »
qu i p e rm e ttra it tous ces parcours... Sans com pter que l ’index
recèle encore quelques autres surprises : solution s d ’énigm es
rencontrées d a n s les chapitres, coïncidences chronologiques
troublan tes servan t d ’indices a u x em prunts im plicites, etc.
Un livre « à lire à p la t ventre su r son lit », un livre «p o u r
jo u e r avec », une m achine à fa ir e « im ploser le rom an » : La
Vie m ode d ’em ploi est to u t cela à la fois, et m êm e beaucoup
plus. Chaque lecture et relecture apporte son lo t d e trou­
vailles, p a rfo is minuscules, p a rfo is essentielles : un jou r, l ’on
s ’aperçoit que si le livreu r qu i appo rte au x A ltam on t « trois
bouteilles d e W achenheimer O berstnest m illésim ées » p én ètre
dan s l ’im m euble p a r l ’entrée d e service, ce n ’est p a s seulem ent
p o u r respecter à la fo is la polygraph ie du ca valier et les
usages m a is au ssi p a rce qu e d a n s Conversions, le rom an
d ’H arry M athews d ’où elles proviennent, ces bouteilles on t
une destin a tion n ettem en t m oins gastronom iqu e ; une au tre
fois, que le m obilier du salon d e B artlebooth a été p u isé dan s
l ’héritage d e la m ère de R aym on d Roussel ; une au tre fo is
encore qu une « erreur » apparem m en t a n o d in e d a n s la loca­
lisation d e l ’a telier du p ein tre H u ttin g p eu t m ener loin : m et­
tons quelque p a r t da n s cette Pologne que la m ère d e Perec
reverra « sans a v o ir com pris » un certain jo u r d e fé vrier 1943-
Ce pu zzle-là n ’est p a s près d e s ’achever. M ais con trairem en t
à ceux d e G aspard W inckler d o n t les pièges fin isse n t p a r
conduire B artlebooth au désespoir et à la cécité, le p u zzle du
« rom ans » d e Georges Perec, d a n s son im possible clôture,
aiguise le regard du lecteur, renouvelle sa cu riosité et lu i offre
la prom esse ju b ila to ire d e découvertes insoupçonnées.
646 N otice

Indubitablem ent, en écrivant La Vie m ode d ’emploi, Geor­


ges Perec réalise son rêve d e renouer avec la g ran de tra ditio n
rom anesque. F aisant je u égal avec les p lu s grands, il p ro d u it
non seulem ent son chef-d’œuvre, m ais un chef-d’œuvre, où les
qu atre axes d e son tra v a il — sociologique, autobiographique,
form el, rom anesque — trouven t équilibre et harm onie, à un
degré q u ’il n 'a v a it encore ja m a is a tte in t d a n s ses œ uvres
antérieures. Sans doute, com m e le rem arque Jacques Rou-
baud, « la tâche d e l ’au teu r oulipien [é ta n t] la fa b rica tio n
d ’un Chef-d’œuvre, architecture d e contraintes oulipiennes
ou lipiennem ent agencées », La Vie m ode d ’em ploi « est la seule
œ u vre oulipienne qu i se rapproche d e cette idée ». M ais c ’est
au ssi bien davantage.
Si Georges Perec aban don n e son tra v a il d e docu m en taliste
au CNRS au m om en t où il p u b lie La Vie mode d’emploi, ce
n ’est p a s uniquem ent p o u r des raisons m atérielles. P ar ce
geste particu lièrem en t sym bolique, il d evien t écrivain à p a r t
entière, ou p lu tôt, com m e il a im a it à se défin ir lui-même,
«h om m e d e lettres». Et il s a it que son rom an a p p artien t
désorm ais au g ra n d p u zzle d e la bibliothèque universelle,
d o n t il est une des p ièces majeures.
à la m ém oire d e R aym on d Q ueneau
1
L ’am itié, l ’histoire et la littératu re
m ’ont fo u rn i quelques-uns des perso n ­
nages d e ce livre. Toute a u tre ressem­
blance avec des in d ivid u s vivan ts ou
a y a n t réellem ent ou fictive m en t existé ne
sa u ra it être que coïncidence.
1
Regarde d e to u s te s y e u x , regarde

(Jules V ern e,
M ic h e l S tro g o ff)
?
PR É A M BU L E

L’œ i l suit le s c h e m in s q u i lui o n t é té m é n a g é s


d a n s l ’œ u v r e
(Paul Klee,
P a d a g o g isc h e s S k izze n b u c b )

Au départ, l’art du puzzle semble un art bref, un art mince,


tout entier contenu dans un maigre enseignem ent de la Ges-
talttheorie : l’objet visé — qu’il s’agisse d ’un acte perceptif,
d ’un apprentissage, d ’un système physiologique ou, dans le
cas qui nous occupe, d ’un puzzle de bois — n’est pas une
som m e d ’élém ents qu’il faudrait d ’abord isoler et analyser,
mais un ensem ble, c ’est-à-dire une forme, une structure : l’élé­
ment ne préexiste pas à l’ensemble, il n ’est ni plus immédiat
ni plus ancien, ce ne sont pas les élém ents qui déterminent
l’ensemble, mais l’ensem ble qui détermine les élém ents : la
connaissance du tout et de ses lois, de l’ensem ble et de sa
structure, ne saurait être déduite de la connaissance séparée
des parties qui le com posent : cela veut dire qu’on peut regar­
der une pièce d ’un puzzle pendant trois jours et croire tout
savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moins
du monde avancé : seule com pte la possibilité de relier cette
pièce à d ’autres pièces, et en ce sens il y a quelque chose de
commun entre l’art du puzzle et l’art du go ; seules les pièces
rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un
sens : considérée isolément une pièce d ’un puzzle ne veut rien
dire ; elle est seulem ent question impossible, défi opaque ;
mais à peine a-t-on réussi, au terme de plusieurs minutes d ’es­
sais et d ’erreurs, ou en une demi-seconde prodigieusement
654 Georges Perec

inspirée, à la connecter à l’une de ses voisines, que la pièce


disparaît, cesse d ’exister en tant que pièce : l’intense difficulté
qui a précédé ce rapprochement, et que le mot p u zzle —
énigme — désigne si bien en anglais, non seulem ent n ’a plus
de raison d ’être, mais semble n ’en avoir jamais eu, tant elle est
devenue évidence : les deux pièces miraculeusement réunies
n ’en font plus qu’une, à son tour source d ’erreur, d ’hésitation,
de désarroi et d ’attente.
Le rôle du faiseur de puzzle est difficile à définir. Dans la
plupart des cas — pour tous les puzzles en carton en particu­
lier — les puzzles sont fabriqués à la machine et leur décou­
page n ’obéit à aucune nécessité : une presse coupante réglée
selon un dessin immuable tranche les plaques de carton d ’une
façon toujours identique ; le véritable amateur rejette ces
puzzles, pas seulement parce qu’ils sont en carton au lieu
d ’être en bois, ni parce qu’un m odèle est reproduit sur la boîte
d ’emballage, mais parce que ce m ode de découpage supprime
la spécificité même du puzzle ; il importe peu en l’occurrence,
contrairement à une idée fortement ancrée dans l’esprit du
public, que l’image de départ soit réputée facile (une scène de
genre à la manière de Vermeer par exemple, ou une photogra­
phie en couleurs d ’un château autrichien) ou difficile (un Jack­
son Pollock, un Pissarro ou — paradoxe misérable — un
puzzle blanc) : ce n ’est pas le sujet du tableau ni la technique
du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de
la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement
une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême
pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets
bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fasti­
dieuse pour le reste : le ciel sans nuages, le sable, la prairie,
les labours, les zones d ’ombre, etc.
Dans de tels puzzles les pièces se divisent en quelques
grandes classes dont les plus connues sont :
La Vie m o d e d ’em p lo i 655

les bonshom m es

les croix d e Lorraine

et les croix

et u n e fois les b o rd s reconstitués, les détails mis e n place — la


table avec son tapis rouge à franges jaunes très claires, p resqu e
blanches, su p p o rtan t u n p up itre avec u n livre ouvert, la riche
b o rd u re de la glace, le luth, la robe rouge d e la fem m e — et
les grandes m asses des arrière-plans séparées e n paq u ets selon
leu r tonalité de gris, de brun, de blanc o u d e bleu ciel — la
résolution d u puzzle consistera sim plem ent à essayer à to u r de
rôle toutes les com binaisons plausibles.
L’art d u puzzle com m ence avec les puzzles de bois d écoupés
à la m ain lorsque celui qui les fabrique e n tre p re n d d e se p oser
toutes les questions q ue le jo u eu r devra ré so u d re lorsque, au
656 G eorges P erec

lieu de laisser le hasard brouiller les pistes, il entend lui substi­


tuer la ruse, le piège, l’illusion : d ’une façon préméditée, tous
les éléments figurant sur l ’image à reconstruire — tel fauteuil
de brocart d ’or, tel chapeau noir à trois cornes garni d ’une
plume noire un peu délabrée, telle livrée jonquille toute cou­
verte de galons d ’argent — serviront de départ à une informa­
tion trompeuse : l’espace organisé, cohérent, structuré,
signifiant, du tableau sera découpé non seulem ent en éléments
inertes, amorphes, pauvres de signification et d ’information,
mais en éléments falsifiés, porteurs d ’informations fausses :
deux fragments de corniches s’emboîtant exactement alors
qu’ils appartiennent en fait à deux portions très éloignées du
plafond, la boucle de la ceinture d ’un uniforme qui se révèle
in extremis être une pièce de métal retenant une torchère, plu­
sieurs pièces découpées de façon presque identique apparte­
nant, les unes à un oranger nain posé sur une chem inée, les
autres à son reflet à peine terni dans un miroir, sont des exem ­
ples classiques des em bûches rencontrées par les amateurs.

On en déduira quelque chose qui est sans doute l’ultime


vérité du puzzle : en dépit des apparences, ce n ’est pas un jeu
solitaire : chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur
de puzzle l ’a fait avant lui ; chaque pièce qu’il prend et
reprend, qu’il examine, qu’il caresse, chaque combinaison
qu’il essaye et essaye encore, chaque tâtonnement, chaque
intuition, chaque espoir, chaque découragement, ont été
décidés, calculés, étudiés par l’autre.
PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE I

Dans l ’escalier, 1

Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, com me ça, d ’une


manière un peu lourde et lente, dans cet endroit neutre qui
est à tous et à personne, où les gens se croisent presque sans
se voir, où la vie de l’immeuble se répercute, lointaine et régu­
lière. De ce qui se passe derrière les lourdes portes des appar­
tements, on ne perçoit le plus souvent que ces échos éclatés,
ces bribes, ces débris, ces esquisses, ces amorces, ces incidents
ou accidents qui se déroulent dans ce que l’on appelle les
« parties com munes », ces petits bruits feutrés que le tapis de
laine rouge passé étouffe, ces embryons de vie communautaire
qui s ’arrêtent toujours aux paliers. Les habitants d ’un même
immeuble vivent à quelques centimètres les uns des autres,
une simple cloison les sépare, ils se partagent les mêmes
espaces répétés le long des étages, ils font les mêmes gestes en
même temps, ouvrir le robinet, tirer la chasse d ’eau, allumer la
lumière, mettre la table, quelques dizaines d ’existences simul­
tanées qui se répètent d ’étage en étage, et d ’immeuble en
immeuble, et de rue en rue. Ils se barricadent dans leurs par­
ties privatives — puisque c ’est comme ça que ça s’appelle —
et ils aimeraient bien que rien n ’en sorte, mais si peu qu’ils en
laissent sortir, le chien en laisse, l ’enfant qui va au pain, le
reconduit ou l’éconduit, c ’est par l’escalier que ça sort. Car
tout ce qui se passe passe par l’escalier, tout ce qui arrive arrive
par l ’escalier, les lettres, les faire-part, les m eubles que les
déménageurs apportent ou emportent, le m édecin appelé en
urgence, le voyageur qui revient d ’un long voyage. C’est à
cause de cela que l’escalier reste un lieu anonyme, froid,
658 G eorges P erec

presque hostile. Dans les anciennes maisons, il y avait encore


des marches de pierre, des rampes en fer forgé, des sculptures,
des torchères, une banquette parfois pour permettre aux gens
âgés de se reposer entre deux étages. Dans les immeubles
modernes, il y a des ascenseurs aux parois couvertes de graffiti
qui se voudraient obscènes et des escaliers dits « de secours »,
en béton brut, sales et sonores. Dans cet immeuble-ci, où il y
a un vieil ascenseur presque toujours en panne, l ’escalier est
un lieu vétuste, d’une propreté douteuse, qui d ’étage en étage
se dégrade selon les conventions de la respectabilité bour­
geoise : deux épaisseurs de tapis jusqu’au troisième, une seule
ensuite, et plus du tout pour les deux étages de combles.
Oui, ça commencera ici : entre le troisième et le quatrième
étage, 11 rue Simon-Crubellier. Une femme d’une quarantaine
d ’années est en train de monter l’escalier, elle est vêtue d’un
long imperméable de skaï et porte sur la tête une sorte de
bonnet de feutre, en forme de pain de sucre, un peu l’idée
que l’on se fait d ’un chapeau de lutin, et qui est divisé en car­
reaux rouges et gris. Un grand fourre-tout de toile bise, un de
ces sacs que l’on appelle vulgairement un baise-en-ville, pend
à son épaule droite. Un petit mouchoir de batiste est noué
autour d ’un des anneaux de métal chromé rattachant le sac à
sa bretelle. Trois motifs imprimés comme au pochoir se répè­
tent régulièrement sur toute la surface du sac : une grosse hor­
loge à balancier, un pain de campagne coupé en son milieu,
et une sorte de récipient en cuivre sans anses.
La femme regarde un plan qu’elle tient dans la main gauche.
C’est une simple feuille de papier dont les cassures encore
visibles attestent qu elle fut pliée en quatre, et qui est fixée au
moyen d ’un trombone sur un épais volume multigraphié : le
règlement de copropriété concernant l’appartement que cette
femme va visiter. Sur la feuille ont été en fait esquissés non pas
un, mais trois plans : le premier, en haut et à droite, permet de
localiser l’immeuble, à peu près au milieu de la rue Simon-
Crubellier qui partage obliquement le quadrilatère que for­
ment entre elles, dans le quartier de la Plaine Monceau,
XVIIe arrondissement, les rues Médéric, Jadin, de Chazelles et
Léon-Jost ; le second, en haut et à gauche, est un plan en
La Vie m o d e d ’em p lo i 659

coupe de l’immeuble indiquant schématiquement la disposi­


tion des appartements, précisant le nom de quelques occupants :
Madame Nochère, concierge ; Madame de Beaumont, deuxième
droite ; Bartlebooth, troisième gauche ; Rémi Rorschash, produc­
teur de télévision, quatrième gauche ; Docteur Dinteville, sixième
gauche, ainsi que l’appartement vacant, au sixième droite,
qu’occupa jusqu’à sa mort Gaspard Winckler, artisan ; le troi­
sième plan, sur la moitié inférieure de la feuille, est celui de
l’appartement de Winckler : trois pièces en façade sur la rue,
une cuisine et un cabinet de toilette donnant sur la cour, un
débarras sans fenêtre.
La femme tient dans sa main droite un volum ineux trous­
seau de clés, celles, sans doute, de tous les appartements
qu’elle a visités dans la journée ; plusieurs sont pendues à des
porte-clés fantaisie : une bouteille miniature de Marie-Brizard,
un tee de golf et une guêpe, un dom ino représentant un
double-six, et un jeton de plastique, octogonal, dans lequel a
été enchâssée une fleur de tubéreuse.

Il y a presque deux ans que Gaspard Winckler est mort. Il


n’avait pas d ’enfant. On ne lui connaissait plus de famille. Bar­
tlebooth chargea un notaire de retrouver ses héritiers éven­
tuels. Son unique sœur, Madame Anne Voltimand, était morte
en 1942. Son neveu, Grégoire Voltimand, avait été tué sur le
Garigliano en mai 1944, lors de la percée de la ligne Gustav. Il
fallut plusieurs mois au notaire pour dénicher un arrière-petit-
cousin de Winckler ; il s’appelait Antoine Rameau et travaillait
chez un fabricant de canapés modulables. Les droits de succes­
sion auxquels s’ajoutaient les frais occasionnés par l’établisse­
ment des successibles, se révélèrent si élevés qu’Antoine
Rameau dut tout vendre aux enchères. Il y a quelques mois
déjà que les meubles ont été dispersés en Salle des Ventes et
quelques semaines que l'appartement a été racheté par une
agence.

La femme qui monte les escaliers n ’est pas la directrice de


l’agence, mais son adjointe ; elle ne s’occupe pas des questions
commerciales, ni des relations avec les clients, mais seulem ent
660 Georges Perec

des problèmes techniques. Du point de vue immobilier, l’af­


faire est saine, le quartier valable, la façade en pierres de taille,
l’escalier est correct malgré la vétusté de l’ascenseur, et la
femme vient maintenant inspecter avec davantage de soin l ’état
des lieux, dresser un plan plus précis des locaux avec, par
exemple, des traits plus épais pour distinguer les murs des
cloisons et des demi-cercles fléchés pour indiquer dans quel
sens s’ouvrent les portes, et prévoir les travaux, préparer un
premier devis chiffré de la remise à neuf : la cloison séparant
le cabinet de toilette du débarras sera abattue, permettant
l’aménagement d ’une salle d ’eau avec baignoire sabot et w.-c. ;
le carrelage de la cuisine sera remplacé ; une chaudière murale
à gaz de ville, mixte (chauffage central, eau chaude) prendra la
place de la vieille chaudière à charbon ; le parquet à bâtons
rompus des trois pièces sera déposé et remplacé par une chape
de ciment que viendront recouvrir une thibaude et une
moquette.
De ces trois petites chambres dans lesquelles pendant
presque quarante ans a vécu et travaillé Gaspard Winckler, il
ne reste plus grand-chose. Ses quelques meubles, son petit éta­
bli, sa scie sauteuse, ses minuscules limes sont partis. Il n ’y a
plus sur le mur de la chambre, en face de son lit, à côté de la
fenêtre, ce tableau carré qu’il aimait tant : il représentait une
antichambre dans laquelle se tenaient trois hommes. Deux
étaient debout, en redingote, pâles et gras, et surmontés de
hauts-de-forme qui semblaient vissés sur leur crâne. Le troi­
sième, vêtu de noir lui aussi, était assis près de la porte dans
l’attitude d ’un monsieur qui attend quelqu’un et s’occupait à
enfiler des gants neufs dont les doigts se moulaient sur les
siens.
La femme monte les escaliers. Bientôt, le vieil appartement
deviendra un coquet logement, double liv. + ch., cft., vue,
calme. Gaspard Winckler est mort, mais la longue vengeance
qu’il a si patiemment, si minutieusement ourdie, n ’a pas
encore fini de s’assouvir.
CHAPITRE II

Beaumont, 1

Le salon de Madame de Beaumont est presque entièrement


occupé par un grand piano de concert sur le pupitre duquel
est posée la partition fermée d ’une célèbre rengaine améri­
caine, G ertrude o f Wyoming, par Arthur Stanley Jefferson. Un
vieil homme, la tête couverte d ’un foulard de nylon orange,
est assis devant le piano et s’apprête à l’accorder.
Dans le coin gauche de la pièce, il y a un grand fauteuil
moderne, fait d ’une gigantesque demi-sphère d ’altuglas cer­
clée d’acier, posée sur un piétem ent de métal chromé. À côté,
un bloc de marbre de section octogonale fait office de table
basse ; un briquet d ’acier est posé dessus ainsi qu ’un cache-
pot cylindrique d ’où émerge un chêne nain, un de ces bon zaï
japonais dont la croissance a été à ce point contrôlée, ralentie,
modifiée, qu’ils offrent tous les signes de la maturité, voire de
la sénescence, en n ’ayant pratiquement pas grandi, et dont
ceux qui les cultivent disent que leur perfection dépend moins
du soin matériel qu’on leur apporte que de la concentration
méditative que leur éleveur leur consacre.
Posé directement sur le parquet de bois clair, un peu en
avant du fauteuil, se trouve un puzzle de bois dont pratique­
ment toute la bordure a été reconstituée. Dans le tiers inférieur
droit du puzzle, quelques pièces supplémentaires ont été réu­
nies : elles représentent le visage ovale d ’une jeune fille endor­
mie ; ses cheveux blonds relevés en torsade au-dessus de son
front sont maintenus par un double bandeau d ’étoffe tressée ;
662 Georges Perec

sa joue s’appuie sur sa main droite repliée en conque comme


si, en songe, elle était en train d ’écouter.
A gauche du puzzle, un plateau décoré supporte une ver­
seuse à café, une tasse et sa soucoupe et un sucrier en métal
anglais. La scène peinte sur le plateau est partiellement mas­
quée par ces trois objets ; on en distingue cependant deux
détails : à droite, un petit garçon en pantalon brodé est penché
au bord d ’une rivière ; au centre, une carpe sortie de l’eau
gigote au bout d ’une ligne ; le pêcheur et les autres person­
nages restent invisibles.
En avant du puzzle et du plateau, plusieurs livres, cahiers et
classeurs sont étalés sur le parquet. Le titre de l’un des livres
est visible : Règlement concernant la sécurité dans les mines
et carrières. Un des classeurs est ouvert sur une page en partie
couverte d ’équations transcrites d ’une écriture fine et serrée :

Si / e Hom (v, ^,) (resp. g e Hom (1§, v)) est un morphisme


hom ogène dont le degré est la matrice a (resp. |3), f o g est
hom ogène et son degré est la matrice produit a (3.
Soient a = (a (/), 1 s i <• m, 1 s j < n ; (3 = (|3H), l s è s n , l s / s p
(|^ | = p ), les matrices considérées. Nous supposons que l’on a
/ = ( f u - , fm) g = ( g u --, gn), et soit h II '% un morphisme
{h = h , ,..., b p).
Soit enfin (a) = («,,..., ap) un élém ent de Ap.
Évaluons, pour tout indice i entre 1 et m ( | ^ | = m) le morphisme
x i =f ° g ° (<*i a p ^P)- On a d ’abord
x, = / o {a\u ... al'Pgu ..., a ?1'1 ..., a^p gf, ..., a ^ . .. a ^ g p) o h
ensuite
x _ .. + “ inPnl ^ " i l P i) +■ + “ in Pl ; ^ a f l P ip + + f o g o h
f o g vérifie donc l’égalité d ’hom ogénéité de degré a (3 ([1.2.2.])

Les murs de la pièce sont laqués de blanc. Plusieurs affiches


encadrées y sont accrochées. L’une d ’entre elles représente
quatre moines à la mine gourmande attablés autour d ’un
camembert sur l ’étiquette duquel quatre m oines à la mine
gourmande — les mêmes — sont de nouveau attablés. La
scène se répète, distinctement, jusqu’à la quatrième fois.
La Vie m o d e d ’em p lo i 663

Fernand de Beaumont fut un archéologue dont l ’ambition


égala celle de Schliemann. Il entreprit de retrouver les traces
de cette cité légendaire que les Arabes appelaient Lebtit et qui
aurait été leur capitale en Espagne. Personne ne contestait
l’existence de cette ville, mais la plupart des spécialistes, qu’ils
fussent hispanisants ou islamisants, s’accordaient pour l’assi­
miler, soit à Ceuta, en terre africaine, en face de Gibraltar, soit
à Jaén, en Andalousie, au pied de la Sierra de Magina. Beau-
mont refusait ces identifications en s’appuyant sur le fait qu’au­
cune des fouilles pratiquées à Ceuta ou à Jaén n ’avait mis en
évidence certaines des caractéristiques que les récits attri­
buaient à Lebtit. On y parlait en particulier d ’un château « dont
la porte à deux battants ne servait ni pour entrer ni pour sortir.
Elle était destinée à rester fermée. Chaque fois qu’un roi m ou­
rait et qu’un autre roi héritait de son auguste trône, il ajoutait
de ses mains une nouvelle serrure à la porte. A la fin il y eut
vingt-quatre serrures, une pour chaque roi ». Il y avait sept
salles dans ce château. La septième « était si longue que le plus
habile archer tirant du seuil n ’aurait pu planter sa flèche dans
le mur du fond ». Dans la première, il y avait des « figures par­
faites » représentant des Arabes « sur leurs rapides montures,
chevaux ou chameaux, avec leurs turbans flottant sur l’épaule,
le cimeterre accroché par des courroies et la lance en arrêt
dans la main droite ».
Beaumont appartenait à cette école de médiévistes qui
s’est elle-même qualifiée de « matérialiste » et qui amena, par
exemple, un professeur d ’histoire religieuse à éplucher les
comptabilités de la chancellerie papale à seule fin de prouver
que la consommation, dans la première moitié du xne siècle,
de parchemin, de plomb et de ruban sigillaire, avait à ce point
dépassé la quantité correspondant au nombre de bulles offi­
ciellement déclarées et enregistrées que, même en tenant
compte d ’un éventuel coulage et d ’un vraisemblable gâchis, il
fallait en déduire qu’un nombre relativement important de
bulles (il s’agissait bien de bulles, et non de brefs, car seules
les bulles sont scellées avec du plomb, les brefs étant fermés à
la cire) étaient restées confidentielles, sinon même clandes­
tines. D ’où cette thèse, justement célèbre en son temps, sur
664 Georges Perec

Les Bulles secrètes et la question des anti-papes, qui éclaira


d ’un jour nouveau les rapports d ’innocent II, d ’Anaclet II et de
Victor IV.
D'une manière à peu près analogue, Beaumont démontra
q u ’en prenant comme référence, non le record du monde de
8 8 8 mètres établi par le sultan Sélim III en 1798, mais les per­

formances remarquables certes mais non exceptionnelles réali­


sées par les archers anglais à Crécy, la septième pièce du
château de Lebtit se devait d ’avoir une longueur d ’au moins
deux cents mètres et, compte tenu de l’inclinaison du tir, une
hauteur qui pouvait difficilement être inférieure à trente
mètres. Ni les fouilles de Ceuta, ni les fouilles de Jaén, ni
aucune autre, n'avaient décelé de salle ayant les dimensions
requises, ce qui permit à Beaumont d ’affirmer que « si cette
cité légendaire puise ses sources dans quelque forteresse pro­
bable, ce n ’est pas en tout cas dans l’une de celles dont nous
connaissons aujourd’hui les vestiges ».
Au-delà de cet argument purement négatif, un autre frag­
ment de la légende de Lebtit parut devoir fournir à Beaumont
une indication sur l’emplacement de la citadelle. Sur le mur
inaccessible de la salle des archers était, dit-on, gravée une ins­
cription qui disait : « Si un Roi ouvre jamais la porte de ce Châ­
teau, ses guerriers se pétrifieront tels les guerriers de la
première salle et les ennemis dévasteront ses royaumes. »
Beaumont vit dans cette métaphore une transcription des
secousses qui disloquèrent les Reyes d e taifas et déclenchèrent
la R econquista. Plus précisément selon lui, la légende de Lebtit
décrivait ce qu’il appelait « la débâcle cantabrique des Maures »
c'est-à-dire la bataille de Covadonga au cours de laquelle
Pélage défit l'émir Alkhamah avant de se faire couronner, sur le
champ de bataille, roi des Asturies. Et c’est à Oviedo même,
au centre des Asturies, qu’avec un enthousiasme qui lui valut
l'admiration de ses pires détracteurs, Fernand de Beaumont
décida d’aller chercher les restes de la forteresse légendaire.
Les origines d'Oviedo étaient confuses. Pour les uns c’était
un monastère que deux moines avaient bâti afin d ’échapper
aux Maures ; pour d'autres, une citadelle wisigothique ; pour
d'autres encore, un ancien oppidum hispano-romain appelé
La Vie m o d e d ’em p lo i 665

tantôt Lucus asturum, tantôt Ovetum ; pour d ’autres enfin,


c ’était Pélage lui-même, que les Espagnols appellent Don
Pelayo et dont ils font l’ancien porte-lance du roi Rodrigue à
Jerez, tandis que les Arabes l’appellent Belaï el-Roumi parce
qu’il serait de descendance romaine, qui aurait fondé la ville.
Ces hypothèses contradictoires favorisaient les arguments de
Beaumont : pour lui, Oviedo était cette Lebtit fabuleuse, la
plus septentrionale des places fortes maures en Espagne, et
par là même le symbole de leur domination sur toute la pénin­
sule. Sa perte aurait marqué la fin de l’hégém onie islamique
en Europe occidentale et c’est pour affirmer cette défaite que
Pélage victorieux s’y serait installé.
Les fouilles commencèrent en 1930 et durèrent plus de cinq
ans. La dernière année, Beaumont reçut la visite de Bartle­
booth qui était venu non loin de là, à Gijôn, elle aussi ancienne
capitale du roi des Asturies, pour y peindre la première de ses
marines.
Quelques mois plus tard Beaumont revint en France. Il rédi­
gea un rapport technique de 78 pages concernant l’organisa­
tion des fouilles, proposant notamment pour l’exploitation des
résultats un système de dépouillem ent fondé sur la classifica­
tion décimale universelle qui reste un m odèle du genre. Puis,
le 12 novembre 1935, il se suicida.
CHAPITRE III

Troisième droite, 1

Ce sera un salon, une pièce presque nue, parquetée à l ’an­


glaise. Les murs seront recouverts de panneaux de métal.
Quatre hom m es seront accroupis au centre de la pièce, prati­
quement assis sur leurs talons, les genoux largement écartés,
les coudes prenant appui sur les genoux, les mains jointes, les
médius croisés, les autres doigts tendus. Trois des hommes
seront sur une même ligne et feront face au quatrième. Tous
seront torse nu et pieds nus, vêtus seulem ent d ’un pantalon
de soie noire sur lequel se répétera un même motif imprimé
représentant un éléphant. Un anneau de métal dans lequel
sera enchâssée une obsidienne de forme circulaire sera passé
dans l’auriculaire de leur main droite.

Le seul meuble de la pièce est un fauteuil Louis XIII, aux


jambes torsadées, aux bras et au dossier garnis de cuir clouté.
Une longue chaussette noire est accrochée à l ’un des bras.
L’homme qui fait face aux trois autres est Japonais. Il se
nom m e Ashikage Yoshimitsu. Il appartient à une secte fondée
à Manille en I960 par un marin-pêcheur, un employé des
postes et un commis de boucherie. Le nom japonais de la secte
est « Shira nami », « La Vague Blanche » ; son nom anglais
« The Three Free Men », « Les Trois Hommes Libres ».
La Vie m o d e d ’em p lo i 667

Dans les trois années qui suivirent la fondation de la secte,


chacun de ces « trois hommes libres » parvint à en convertir
trois autres. Les n euf hommes de la seconde génération en
initièrent vingt-sept au cours des trois années suivantes. La
sixième promotion compta, en 1975, sept cent vingt-neuf
membres dont Ashikage Yoshimitsu qui fut chargé, avec
quelques autres, d ’aller répandre la foi nouvelle en Occident.
L’initiation à la secte des Trois Hommes Libres est longue, diffi­
cile et extrêmement coûteuse, mais c ’est apparemment sans
difficultés majeures que Yoshimitsu trouva trois prosélytes suf­
fisamment riches pour pouvoir disposer du temps et de l’ar­
gent indispensables à une telle entreprise.
Les novices en sont au tout début de leur initiation et doi­
vent triompher d ’épreuves préliminaires au cours desquelles
ils doivent apprendre à s’absorber dans la contemplation d ’un
objet — matériel ou mental — parfaitement trivial, au point
d ’en oublier toute sensation, fut-elle la plus douloureuse : à
cet effet, les talons des néophytes accroupis ne reposent pas
directement sur le sol, mais sur de gros dés de métal aux arêtes
particulièrement acérées, maintenus en équilibre sur deux de
leurs faces opposées l’une touchant le sol et l’autre le talon :
le plus petit redressement du pied entraîne instantanément la
chute du dé, ce qui provoque l’exclusion immédiate et défini­
tive, non seulem ent de l’élève fautif, mais de ses deux compa­
gnons ; le plus petit relâchement de la position fait pénétrer la
pointe du dé dans la chair, déclenchant une douleur rapide­
ment intolérable. Les trois hommes doivent rester dans cette
posture désagréable pendant six heures ; il est toléré qu’ils se
lèvent deux minutes tous les trois quarts d ’heure, encore qu’il
soit mal vu de se servir plus de trois fois par séance de cette
permission.
Quant à l’objet de leur méditation, il diffère pour chacun
des trois. Le premier, qui est le représentant exclusif pour la
France d ’une fabrique suédoise de dossiers suspendus, doit
résoudre une énigme qui se présente à lui sous la forme d ’un
bristol blanc sur lequel a été calligraphiée à l’encre violette la
question suivante
668 Georges Perec

Quelle eâtlam eniàe çuiedtdevenue Ü^eulP


que surmonte le chiffre 6 dessiné artistiquement.
Le second élève est un Allemand, propriétaire d ’une usine
de layettes à Stuttgart. Il a devant lui, posé sur un cube d ’acier,
un morceau de bois flotté dont la forme évoque assez précisé­
ment une racine de ginseng.
Le troisième, qui est une vedette — française — de la chan­
son, est en face d ’un volum ineux ouvrage traitant de l’art culi­
naire, un de ces livres que l’on a coutume de mettre en vente
au m om ent des fêtes de fin d ’année. Le livre est posé sur un
pupitre à musique. Il est ouvert sur une illustration représen­
tant une réception donnée en 1890 par Lord Radnor dans les
salons de Longford Castle. Sur la page de gauche, encadrée de
fleurons modern-style et d ’ornements en guirlande, est don­
née une recette de

MOUSSELINE
AUX FRAISES
Prendre trois cents grammes de fraises des bois ou des
quatre-saisons. Les passer au tamis de Venise. Mélanger
avec deux cents grammes de sucre en glace. Mélanger
et incorporer à l’appareil un demi-litre de crème fouettée
très ferme. Remplir de cet appareil de petites caisses
rondes en papier et mettre à rafraîchir deux heures dans
une cave à glace légèrement sanglée. Au moment de
servir, placer une grosse fraise sur chaque mousseline.

Yoshimitsu lui-même est assis sur ses talons, sans être gêné
par les dés. Il tient entre ses paumes une petite bouteille de
jus d ’orange de laquelle émergent plusieurs pailles enfilées les
unes aux autres de manière à arriver jusque dans sa bouche.
Smautf a calculé qu’il y aurait en 1978 deux mille cent
quatre-vingt-sept nouveaux adeptes de la secte des Trois
Hommes Libres et, en supposant qu’aucun des anciens dis­
ciples ne soit mort, un total de trois mille deux cent soixante-
La Vie m o d e d ’em p lo i 669

dix-sept fidèles. Ensuite cela ira beaucoup plus vite : en 2017,


la dix-neuvième génération comptera plus d ’un milliard d ’indi­
vidus. En 2020, la totalité de la planète, et même largement
au-delà, aura été initiée.

Il n ’y a personne au troisième droite. Le propriétaire est un


certain Monsieur Foureau qui vivrait à Chavignolles, entre
Caen et Falaise dans une manière de château et une ferme de
trente-huit hectares. Il y a quelques années une dramatique
intitulée La seizièm e lam e d e ce cube y fut tournée par la télé­
vision ; Rémi Rorschash assista au tournage mais n ’y rencontra
pas ce propriétaire.
Personne ne semble l’avoir jamais vu. Aucun nom n’est écrit
sur la porte palière, ni sur la liste affichée sur la porte vitrée
de la loge. Les volets sont toujours fermés.
CHAPITRE IV

M arquiseaux, 1

Un salon vide au quatrième droite.


Sur le sol il y a un tapis de sisal tressé dont les fibres s’entre­
lacent de manière à former des motifs en forme d ’étoile.
Sur le mur un papier peint imitant la toile de Jouy repré­
sente de grands navires à voiles, des quatre-mâts de type portu­
gais, armés de canons et de couleuvrines, se préparant à
rentrer au port ; le grand foc et la brigantine sont gonflés par
le vent ; des marins, grimpés dans les cordages, carguent les
autres voiles.
Il y a quatre tableaux sur les murs.
Le premier est une nature morte qui, malgré sa facture
moderne, évoque assez bien ces com positions ordonnées
autour du thème des cinq sens, si répandues dans toute l’Eu­
rope de la Renaissance à la fin du xvme siècle : sur une table
sont disposés un cendrier dans lequel fume un havane, un livre
dont on peut lire le titre et le sous-titre — La Sym phonie in a­
chevée, roman — mais dont le nom de l’auteur reste caché,
une bouteille de rhum, un bilboquet et, dans une coupe, un
amoncellement de fruits séchés, noix, amandes, oreillons
d'abricots, pruneaux, etc.
Le second représente une rue de banlieue, la nuit, entre des
La Vie m o d e d ’em p lo i 671

terrains vagues. À droite, un pylône métallique dont les tra­


verses portent sur chacun de leurs points d ’intersection une
grosse lampe électrique allumée. À gauche, une constellation
reproduit, renversée (base au ciel et pointe vers la terre), la
forme exacte du pylône. Le ciel est couvert de floraisons (bleu
foncé sur fond plus clair) identiques à celles du givre sur une
vitre.
Le troisième représente un animal fabuleux, le tarande, dont
la première description fut donnée par Gélon le Sarmate :

« Tarande est un animal gran d comme un je u n e tau­


reau, p o rta n t teste comme est d'un cerf, peu plus
grande, avecques cornes insignes largement ramées, les
p ie d z fourchuz, le p o il long comme d ’un g ran d ours, la
pea u p eu moins dure q u ’un corps de cuirasse. Peu en
estre trouvé p a rm i la Scytie, p a r ce qu ’il change de cou­
leur selon la variété des lieux es quelz il p a ist et
demoure, et représente la couleur des herbes, arbres,
arbrisseaulx, fleurs, lieux, pastiz, rochiers, gén érale­
ment de toutes choses qu ’il approche. Cela lui est
commun avecques le pou lp e marin, c ’est le p o ly p e ;
avecques les thoës, avecques les lycaons de Indie,
avecques le chameleon, qui est une espèce de lizart tant
adm irable que D em ocritus a f a ic t un livre entier de sa
figure, anatomie, vertus et p rop riété en magie. Si est
ce que j e l ’a y veu couleur changer, non à l ’approche
seulement des choses colorées, mais de so y mesmes,
selon la p a o u r et affections qu 'il avoit : com me sus un
tapiz verd j e l ’a y veu certainement verdoyer ; mais, y
restant quelque espace de temps, devenir jaulne, bleu,
tanné, violet p a r succès, en la façon que voiez la creste
des coqs d'Inde couleur scelon leurs passions changer.
Ce que sus tout trouvasmes en cestuy tarande adm i­
rable, est que non seulement sa fa c e et peau, mais aussi
tout son poil, telle couleur p ren oit qu 'elle estoit ès
choses voisines. »
672 Georges P erec

Le quatrième est la reproduction en noir et blanc d ’un


tableau de Forbes intitulé Un ra t derrière la tenture. Ce
tableau s’inspire d ’une histoire réelle qui arriva à Newcastle-
upon-Tyne au cours de l’hiver 1858.
La vieille Lady Forthright avait une collection de montres et
d ’automates dont elle était très fière et dont le joyau était une
montre minuscule insérée dans un fragile œ u f d ’albâtre. Elle
avait confié la garde de sa collection au plus vieux de ses
domestiques. C'était un cocher qui la servait depuis plus de
soixante ans et qui était éperdument amoureux d ’elle depuis
la première fois qu’il avait eu le privilège de la conduire. Il
avait reporté sa passion muette sur la collection de sa maîtresse
et, particulièrement adroit de ses mains, l ’entretenait avec un
soin furieux, passant ses jours et ses nuits à maintenir ou à
remettre en état ces délicates mécaniques dont certaines
avaient plus de deux siècles.
Les plus belles pièces de la collection étaient conservées
dans une petite chambre réservée à ce seul usage. Certaines
étaient enfermées dans des vitrines, mais la plupart étaient
accrochées au mur et protégées de la poussière par une mince
tenture de mousseline. Le cocher dormait dans un réduit atte­
nant, car, depuis quelques mois, un savant solitaire s’était ins­
tallé non loin du château, dans un laboratoire où, à l’instar de
Martin Magron et du Turinois Vella, il étudiait chez les rats les
effets antagonistes de la strychnine et du curare, alors que la
vieille femme et son cocher étaient persuadés que c’était un
brigand que la seule convoitise avait attiré dans ces parages et
qui manigançait quelque diabolique stratagème pour s’empa­
rer de ces précieux bijoux.
Une nuit, le vieux cocher fut réveillé par de minuscules coui­
nements qui semblaient provenir de la chambre. Il s’imagina
que le savant démoniaque avait apprivoisé un de ses rats et lui
avait appris à aller chercher les montres. Il se leva, prit dans la
trousse à outils qui ne le quittait jamais un petit marteau, p én é­
tra dans la chambre, s’approcha le plus doucement possible de
la tenture et frappa violemm ent à l ’endroit d ’où le bruit sem­
blait lui parvenir. Ce n ’était pas un rat, hélas, mais seulement
cette montre magnifique sertie dans son œ u f d ’albâtre, dont le
La Vie m o d e d ’em p lo i 673

mécanisme s’était légèrem ent déréglé, produisant un presque


imperceptible crissement. Lady Forthright, réveillée en sursaut
par le coup de marteau, accourut sur ces entrefaites et trouva
le vieux domestique hébété, la bouche ouverte, tenant d ’une
main le marteau et de l’autre le bijou brisé. Sans lui laisser le
temps d ’expliquer ce qui s’était passé, elle appela ses autres
domestiques et fit enfermer son cocher com me fou furieux.
Elle mourut deux ans plus tard. Le vieux cocher l’apprit, par­
vint à s’échapper de son lointain asile, revint au château et se
pendit dans la chambre même où le drame avait eu lieu.
Forbes, dont c’est une œuvre de jeunesse encore mal déga­
gée de l’influence de Bonnat, s’est inspiré très librement de ce
fait divers. Il nous montre la pièce aux murs couverts de
montres. Le vieux cocher est vêtu d ’un uniforme de cuir blanc ;
il est monté sur une chaise chinoise laquée de rouge sombre,
aux formes contournées. Il accroche à une poutre du plafond
une longue écharpe de soie. La vieille Lady Forthright se tient
dans l’embrasure de la porte ; elle regarde son domestique
avec un air d ’extrême colère ; dans sa main droite elle tient, à
bout de bras, la chaînette d ’argent au bout de laquelle pend
un fragment de l’œ u f d ’albâtre.

Il y a plusieurs collectionneurs dans cet immeuble, et sou­


vent plus maniaques encore que les personnages de ce tableau.
Valène lui-même a longtemps conservé les cartes postales que
Smautf lui envoyait à chaque fois qu’il faisait escale. Il en avait
une de Newcastle-upon-Tyne, justement et une autre de la
Newcastle australienne, en Nouvelle-Galles du Sud.
CHAPITRE V

Foulerot, 1

Au cinquième droite, tout au fond : c ’est juste au-dessus que


Gaspard Winckler avait son atelier. Valène se souvenait du
paquet qu’il avait reçu chaque quinzaine, pendant vingt ans :
m ême au plus fort de la guerre, ils avaient continué à arriver
régulièrement, identiques, absolument identiques ; évidem­
ment, il y avait les timbres qui étaient différents, cela permettait
à la concierge, qui n ’était pas encore Madame Nochère, mais
Madame Claveau, de les réclamer pour son fils Michel ; mais à
part les timbres, il n ’y avait rien qui distinguait un paquet de
l’autre : le même papier kraft, la même ficelle, le même cachet
de cire, la même étiquette ; c ’est à croire qu’avant de partir,
Bartlebooth avait demandé à Smautf de prévoir la quantité de
papier de soie, de kraft, de ficelle, de cire à cacheter, qu’il
faudrait pour les cinq cents paquets ! Il ne devait même pas
avoir eu besoin de le demander, Smautf l’avait certainement
compris tout seul ! Et ils n ’en étaient pas à une malle près.
Ici, au cinquième droite, la pièce est vide. C’est une salle de
bains, peinte en orange mat. Sur le bord de la baignoire, une
grande coquille de nacre, provenant d ’une huître perlière,
contient un savon et une pierre ponce. Au-dessus du lavabo, il
y a un miroir octogonal encadré de marbre veiné. Entre la bai­
La Vie m o d e d ’em p lo i 675

gnoire et le lavabo, un cardigan de cashmere écossais et une


jupe à bretelles sont jetés sur un fauteuil pliant.
La porte du fond est ouverte et donne sur un long corridor.
Une jeune fille d ’à peine dix-huit ans se dirige vers la salle de
bains. Elle est nue. Elle tient dans la main droite un œ u f qu’elle
utilisera pour se laver les cheveux, et dans la main gauche le
n° 40 de la revue Les Lettres N ouvelles (juillet-août 1956) dans
lequel se trouve, outre une note de Jacques Lederer sur Le
Jou rn al d ’un prêtre, de Paul Jury (Gallimard), une nouvelle de
Luigi Pirandello, datée de 1913, intitulée D an s le gouffre, qui
raconte com m ent Romeo Daddi devint fou.
CHAPITRE VI

Cham bres de bonne, 1

C’est une chambre de bonne au septième, à gauche de celle


qu’occupe, tout au fond du couloir, le vieux peintre Valène. La
chambre dépend du grand appartement du deuxième droite,
celui que Madame de Beaumont, la veuve de l’archéologue,
habite avec ses deux petites-filles, Anne et Béatrice Breidel.
Béatrice, la plus jeune, a dix-sept ans. Élève douée, et même
brillante, elle prépare le concours d ’entrée à l’École Normale
Supérieure de Sèvres. Elle a obtenu de sa sévère grand-mère
le droit, sinon d ’habiter, du moins de venir travailler dans cette
chambre indépendante.
Il y a des tommettes rouges sur le sol et sur les murs un
papier peint représentant divers arbustes. Malgré l’exiguïté de
la chambrette, Béatrice y a reçu cinq de ses camarades de
classe. Elle-même est assise près de sa table de travail sur une
chaise à haut dossier dont les pieds sont sculptés en os de
m outon ; elle est vêtue d ’une jupe à bretelles et d ’un corsage
rouge à manchettes légèrement bouffantes ; elle porte un bra­
celet d ’argent au poignet droit et tient entre le pouce et l’index
de sa main gauche une longue cigarette qu’elle regarde se
consumer.
Une de ses camarades, vêtue d ’un long manteau de lin blanc,
La Vie m o d e d ’em p lo i 677

se tient debout contre la porte et semble examiner attentive­


ment un plan du métro parisien. Les quatre autres, uniformé­
ment habillées de jeans et de chem ises à rayures, sont assises
par terre, entourant un service à thé posé sur un plateau, à
côté d ’une lampe dont le pied est fait d ’un petit tonnelet
comme on peut supposer qu’en portaient les saint-bernard.
Une des jeunes filles verse le thé. Une autre ouvre une boîte
de petits fromages en cubes. La troisième lit un roman de Tho­
mas Hardy sur la couverture duquel on voit un personnage
barbu, assis dans une barque au milieu d ’une rivière, pêcher à
la ligne, cependant que sur la berge un chevalier en armure
semble le héler. La quatrième regarde avec un air de profonde
indifférence une gravure qui représente un évêque penché au-
dessus d ’une table sur laquelle est posé un de ces jeux appelé
solitaire. Il est fait d ’une plaque de bois, dont la forme trapé­
zoïdale évoque assez bien celle d ’un presse-raquette, dans
laquelle sont ménagées vingt-cinq cuvettes disposées en
losange, susceptibles de recevoir des billes qui sont ici des
perles de belle grosseur posées à droite de la plaque sur un
petit coussin de soie noire. La gravure qui imite manifestement
le célèbre tableau de Bosch intitulé L’E scam oteur, conservé au
Musée municipal de Saint-Germain-en-Laye, porte un titre plai­
sant — bien qu’apparemment peu explicatif — calligraphié en
lettres gothiques

baxt en rmingeani smxpe


d^imnb tl est mort tl nyj frott goutte
Le suicide de Fernand de Beaumont laissa Véra sa veuve,
seule avec une petite fille de six ans, Elizabeth, qui n ’avait
jamais vu son père, éloigné de Paris par ses fouilles canta-
briques, et guère davantage sa mère qui poursuivait dans l’an­
cien et le nouveau m onde une carrière de cantatrice que son
bref mariage avec l’archéologue n ’avait pratiquement pas inter­
rompue.
Née en Russie aux débuts du siècle, Véra Orlova — c’est sous
ce nom qu’elle demeure connue des mélom anes — s’en enfuit
678 G eorges P erec

au printemps dix-huit et s’installa d ’abord à Vienne où elle fut


l’élève de Schônberg au Verein fü r m usikalische Privatauffüh-
rungen. Ayant suivi Schônberg à Amsterdam, elle se sépara de
lui quand il retourna à Berlin, vint à Paris et y donna à la Salle
Érard une série de récitals. Malgré l’hostilité sarcastique ou
houleuse d ’un public manifestement peu habitué à la tech­
nique du Sprechgesang, et avec le seul soutien d ’une petite
poignée de fanatiques, elle parvint à faire figurer dans ses pro­
grammes, principalement com posés d ’airs d ’opéras, de lieder
de Schumann et d ’Hugo Wolf et de mélodies de Moussorgsky,
quelques-unes des pièces vocales de l’École de Vienne qu’elle
fît ainsi découvrir aux Parisiens. C’est lors d ’une réception don­
née par le comte Orfanik à la demande de qui elle était venue
chanter l ’air final d ’Angelica dans YOrlando d ’Arconati

Innam orata, m io cuore tremante,


Voglio morire...

qu’elle rencontra celui qui devait devenir son mari. Mais récla­
m ée partout avec de plus en plus d ’insistance, entraînée dans
des tournées triomphales qui duraient parfois une année
entière, elle vécut à peine avec Fernand de Beaumont qui, de
son côté, ne quittait son cabinet de travail que pour aller véri­
fier sur le terrain ses hasardeuses hypothèses.
Née en 1929, Elizabeth fut donc élevée par sa grand-mère
paternelle, la vieille com tesse de Beaumont, ne voyant guère
sa mère que quelques semaines par an, lorsque la chanteuse
consentait à échapper aux exigences toujours plus grandes de
son imprésario pour venir se reposer quelque temps dans le
château des Beaumont à Lédignan. Ce n ’est que vers la fin de
la guerre, alors qu’Elizabeth venait d ’avoir quinze ans, que sa
mère, ayant renoncé aux concerts et aux tournées pour se
consacrer à l’enseignem ent du chant, la fit venir à Paris auprès
d ’elle. Mais la jeune fille refusa très vite la tutelle d ’une femme
qui, privée du chatoiement des loges et des galas, et des jon­
chées de roses qui clôturaient ses récitals, devenait acariâtre et
autoritaire. Elle s ’enfuit de chez elle un an après. Sa mère ne
devait plus la revoir et toutes les recherches qu’elle entreprit
La Vie m o d e d ’em p lo i 679

pour retrouver sa trace demeurèrent sans résultat. C’est seule­


ment en septembre 1959 que Véra Orlova apprit en même
temps ce qu’avaient été la vie et la mort de sa fille. Elizabeth
s’était mariée deux ans auparavant avec un maçon belge, Fran­
çois Breidel. Ils vivaient dans les Ardennes, à Chaumont-Por-
cien. Ils avaient deux petites filles, Anne, qui avait un an, et
Béatrice, dont Elizabeth venait juste d ’accoucher. Le lundi
14 septembre, une voisine, entendant des pleurs dans la mai­
son, essaya d ’y pénétrer. N’y parvenant pas, elle alla chercher
le garde-champêtre. Ils appelèrent, sans obtenir d ’autre
réponse que les cris de plus en plus stridents des bébés, puis,
aidés de quelques autres habitants du village, ils enfoncèrent
la porte de la cuisine, se ruèrent vers la chambre des parents,
et les découvrirent, couchés, nus, dans leur lit, la gorge tran­
chée, baignant dans leur sang.
Véra de Beaumont apprit la nouvelle le soir même. Le hurle­
ment qu’elle poussa résonna dans la maison entière. Le lende­
main matin, conduite pendant toute la nuit par Kléber, le
chauffeur de Bartlebooth qui, prévenu par la concierge, avait
spontaném ent offert ses services, elle arriva à Chaumont-Por-
cien pour en repartir presque aussitôt avec les deux enfants.
CHAPITRE VII

Chambres d e bonne, 2
M orellet

Morellet avait une chambre sous les toits, au huitième. Sur


sa porte on voyait encore, peint en vert, le numéro 17.
Après avoir exercé divers métiers dont il se plaisait à débiter
la liste sur un rythme de plus en plus accéléré, ajusteur, chan­
sonnier, soutier, marin, professeur d ’équitation, artiste de
variétés, chef d ’orchestre, nettoyeur de jambons, saint, clown,
soldat pendant cinq minutes, bedeau dans une église spiritua-
liste, et même figurant dans un des premiers courts métrages
de Laurel et Hardy, Morellet était devenu, à vingt-neuf ans,
préparateur de chimie à l’École polytechnique, et le serait sans
doute resté jusqu’à sa retraite si, com me pour tant d ’autres,
Bartlebooth ne s’était un jour trouvé sur son chemin.

Quand il revint de ses voyages, en décembre mille neuf cent


cinquante-quatre, Bartlebooth chercha un procédé qui lui per­
mettrait, une fois reconstitués les puzzles, de récupérer les
marines initiales ; pour cela il fallait d ’abord recoller les mor­
ceaux de bois, trouver un moyen de faire disparaître toutes les
traces de coups de scie et redonner au papier sa texture pre­
mière. Séparant ensuite avec une lame les deux parties collées,
La Vie m o d e d ’em p lo i 681

on retrouverait i’aquareiie intacte, telle qu’elle était le jour où,


vingt ans auparavant, Bartlebooth l’avait peinte. Le problème
était difficile, car s’il existait dès cette époque, sur le marché,
diverses résines et enduits synthétiques em ployés par les mar­
chands de jouets pour exposer dans leurs vitrines des puzzles
m odèles, la trace des coupures y était toujours trop manifeste.
Selon son habitude, Bartlebooth voulait que la personne qui
l’aiderait dans ses recherches habitât dans l ’immeuble même,
ou le plus près possible. C’est ainsi que par l’intermédiaire de
son fidèle Smautf, qui avait sa chambre au même étage que le
préparateur, il rencontra Morellet. Morellet ne possédait
aucune des connaissances théoriques requises pour la solution
d ’un tel problème, mais il adressa Bartlebooth à son patron,
un chimiste d ’origine allemande nom m é Kusser, qui se disait
un lointain descendant du compositeur

K U SSER ou COUSSER (Johann Sigismond), com po­


siteur allemand d ’origine hongroise (Pozsony, 1660 —
Dublin, 1727). Il travailla avec Lully lors d ’un séjour en
France (1674-1682). Maître de chapelle au service de
plusieurs cours princières d ’Allemagne, il fut ch ef d ’or­
chestre à Hambourg, où il fit représenter plusieurs opé­
ras : Erindo (1693), Porus (1694), P yram e et Thisbé
(1694), Scipion l ’A fricain (1695), Jason (1697). En
1710 il devint maître de chapelle de la cathédrale de
Dublin et le resta jusqu’à sa mort. Il fut l ’un des créa­
teurs de l’opéra hambourgeois où il introduisit « l ’ouver­
ture à la française » et l ’un des précurseurs de Haendel
dans le domaine de l’oratorio. On a conservé de cet
artiste six ouvertures et diverses autres compositions.

Après plusieurs essais infructueux réalisés à partir de toutes


sortes de colles animales ou végétales et divers acryliques de
synthèse, Kusser aborda le problème d ’une façon com plète­
ment différente. Comprenant qu’il lui fallait trouver une sub­
stance susceptible de coaguler intimement les fibres du papier
sans affecter les pigments colorés dont il était le support, il se
souvint opportuném ent d ’une technique dont, dans sa jeu­
682 Georges Perec

nesse, il avait vu certains médailleurs italiens se servir : ils tapis­


saient l ’intérieur de leurs coins d ’une très fine couche de
poussière d ’albâtre, obtenant dès lors des pièces dém oulées
d ’un lisse presque parfait, qui rendait pratiquement inutile
tout travail d ’ébarbage et de finition. Poursuivant ses
recherches dans ce sens, Kusser découvrit une espèce de gypse
qui se révéla satisfaisante. Réduit en une poudre presque
impalpable mélangée à un colloïde gélatineux, injecté à une
température donnée et sous une forte pression, à l’aide d ’une
microseringue que l’on pouvait manœuvrer de manière à ce
qu elle pût suivre parfaitement la forme com plexe des
découpes initialement pratiquées par Winckler, le gypse réag­
glomérait les filaments du papier, lui restituant sa structure de
départ. Redevenant parfaitement translucide au fur et à mesure
qu elle se refroidissait, la fine poudre n ’avait aucun effet appa­
rent sur les couleurs de l’aquarelle.
Le processus était simple et ne demandait que patience et
minutie. Des appareils adéquats furent construits spécialement
et installés dans la chambre de Morellet qui, généreusement
rétribué par Bartlebooth, négligea de plus en plus ses fonc­
tions à l’École polytechnique pour se consacrer au riche
amateur.
Morellet, à vrai dire, n ’avait pas grand-chose à faire. Tous les
quinze jours Smautf lui montait le puzzle dont Bartlebooth,
une fois de plus, venait d ’achever la difficile reconstitution.
Morellet l’insérait dans un cadre de métal et l’introduisait sous
une presse spéciale, obtenant une empreinte des découpes. A
partir de cette empreinte, il fabriquait par électrolyse un châs­
sis ajouré, une rigide et féerique dentelle de métal reprodui­
sant fidèlement tous les délinéaments du puzzle sur lequel
cette matrice était alors finement ajustée. Après avoir préparé
sa suspension gypseuse chauffée à la température voulue.
Morellet en remplissait la microseringue et la fixait sur un bras
articulé de telle manière que la pointe de l’aiguille, dont
l’épaisseur ne dépassait pas quelques microns, vienne s’appli­
quer exactement contre les ajours de la grille. Le reste de la
manœuvre était automatique, l’éjection du gypse et le déplace­
ment de la seringue étant commandés par un dispositif électro­
La Vie m o d e d ’em p lo i 683

nique à partir d ’une table X-Y, ce qui assurait un dépôt lent,


mais régulier, de la substance.
La dernière partie de l’opération n ’était pas du ressort du
préparateur : le puzzle ressoudé, redevenu aquarelle collée sur
une mince plaque de peuplier, était apporté au restaurateur
Guyomard, qui détachait à la lame la feuille de papier What-
man et en éliminait toute trace de colle au verso, opérations
délicates, mais routinières, pour cet expert qui s’était rendu
célèbre en déposant des fresques couvertes de plusieurs
couches de plâtre et de peinture, et en coupant en deux, dans
le sens de l’épaisseur, une feuille de papier sur laquelle Hans
Bellmer avait dessiné recto verso.
En fin de compte, Morellet devait donc simplement, une fois
tous les quinze jours, préparer et surveiller une série de
manœuvres qui durait en tout, nettoyage et rangement
compris, un peu moins d ’une journée.
Cette oisiveté forcée eut de fâcheuses conséquences. Débar­
rassé de tout souci financier, mais saisi par le dém on de la
recherche, Morellet mit à profit son temps libre pour se livrer,
chez lui, à des expériences de physique et de chimie dont ses
longues années de préparateur semblaient l’avoir particulière­
ment frustré. Distribuant dans tous les cafés du quartier des
cartes de visite le qualifiant pom peusem ent de « Chef de Tra­
vaux Pratiques à l’Ecole Pyrotechnique », il offrit généreuse­
ment ses services et reçut d ’innombrables commandes pour
des shampooings super-actifs, à cheveux ou à moquette, des
détachants, des économ iseurs d ’énergie, des filtres pour ciga­
rettes, des martingales de 421, des tisanes antitussives et autres
produits miracle.
Un soir de février mille neuf cent soixante, alors q u ’il faisait
chauffer dans une cocotte-minute un mélange de colophane
et de carbure diterpénique destiné à l’obtention d ’un savon
dentifrice à goût de citron, l ’appareil explosa. Morellet eut la
main gauche déchiquetée et perdit trois doigts.
Cet accident lui coûta son travail — la préparation du treillis
métallique exigeait une dextérité minimale — et il n ’eut plus
pour vivre qu’une retraite incomplète mesquinem ent versée
par l’École polytechnique et une petite pension que lui fit Bar-
684 G eorges P erec

tlebooth. Mais sa vocation de chercheur ne se découragea pas ;


au contraire, elle s’exacerba. Bien que sévèrement sermonné
par Smautf, par Winckler et par Valène, il persévéra dans des
expériences qui pour la plupart se révélèrent inefficaces, mais
inoffensives, sauf pour une certaine Madame Schwann qui per­
dit tous ses cheveux après les avoir lavés avec la teinture spé­
ciale que Morellet avait préparée à son exclusif usage ; deux
ou trois fois cependant, ces manipulations se terminèrent par
des explosions plus spectaculaires que dangereuses, et des
débuts d ’incendie vite maîtrisés.
Ces incidents faisaient deux heureux, ses voisins de droite,
le couple Plassaert, jeunes marchands d ’indienneries qui
avaient déjà aménagé en un ingénieux pied-à-terre (pour
autant qu’on puisse appeler ainsi un logem ent précisément
situé sous les toits) trois anciennes chambres de bonne, et qui
comptaient sur celle de Morellet pour s’agrandir encore un
peu. A chaque explosion ils portaient plainte, faisaient circuler
dans l’immeuble des pétitions exigeant l’expulsion de l’ancien
préparateur. La chambre appartenait au gérant de l ’immeuble
qui, lorsque la maison était passée en copropriété, avait
racheté à titre personnel la quasi-totalité des deux étages de
combles. Pendant plusieurs années, le gérant hésita à mettre à
la porte le vieillard, qui avait de nombreux amis dans l’im­
meuble, à com mencer par Madame Nochère elle-même pour
qui Monsieur Morellet était un vrai savant, un cerveau, un
détenteur de secrets, et qui tirait un profit personnel des
petites catastrophes qui secouaient de temps à autre le dernier
étage de l’immeuble, non pas tant à cause des pourboires qu’il
lui arrivait de recevoir à ces occasions, que par les récits
épiques, attendris et mystérieux qu elle pouvait en faire dans
tout le quartier.
Puis, il y a quelques mois, il y eut deux accidents dans la
même semaine. Le premier priva l’immeuble de lumière pen­
dant quelques minutes ; le second cassa six carreaux. Mais les
Plassaert réussirent à obtenir gain de cause et Morellet fut
interné.
La Vie m o d e d ’em p lo i 685

Sur le tableau la chambre est comme elle est aujourd’hui ;


le marchand d ’indienneries l’a rachetée au gérant et il a
com m encé les travaux. Il y a sur les murs une peinture marron
clair, terne et vieillotte, et sur le sol un tapis brosse presque
partout rongé jusqu’à la corde. Le voisin a déjà mis en place
deux meubles : une table basse, faite d ’une plaque de verre
fumé posé sur un polyèdre de section hexagonale, et un coffre
Renaissance. Sur la table sont posés une boîte de munster sur
le couvercle de laquelle est représentée une licorne, un sachet
de cumin presque vide, et un couteau.
Trois ouvriers sont en train de sortir de la pièce. Ils ont déjà
com m encé les travaux nécessaires à la réunification des deux
logements. Ils ont fixé sur le mur du fond, à côté de la porte,
un grand plan sur papier calque indiquant le futur emplace­
ment du radiateur, le passage des tuyauteries et des lignes élec­
triques, la portion de la cloison qui sera abattue.
L’un des ouvriers porte des gros gants semblables à ceux
que mettent les électriciens poseurs de lignes. Le second a un
gilet de daim brodé et effrangé. Le troisième lit une lettre.
CHAPITRE VIII

Winckler, 1

Maintenant nous sommes dans la pièce que Gaspard Winck­


ler appelait le salon. Des trois pièces de son logement, c’est la
plus proche de l’escalier, la plus à gauche par rapport à notre
regard.
C’est une pièce plutôt petite, presque carrée, dont la porte
donne directement sur le palier. Les murs sont tendus d ’une
toile de jute jadis bleue, redevenue à peu près incolore, sauf
aux quelques endroits où meubles et tableaux l’ont protégée
de la lumière.
Il y avait peu de meubles dans le salon. C’est une pièce où
Winckler n ’avait pas l’habitude de se tenir. Toute la journée il
travaillait dans la troisième pièce, celle où il avait installé son
atelier. Il ne prenait plus jamais ses repas chez lui ; il n ’avait
jamais appris à faire la cuisine et il détestait cela. Depuis mille
neuf cent quarante-trois, même son petit déjeuner, il préférait
aller le prendre chez Riri, le tabac du coin de la rue Jadin et
de la rue de Chazelles. C’est seulem ent quand il avait la visite
de gens qu ’il ne connaissait pas très bien qu ’il les recevait dans
son salon. Il avait une table ronde avec des rallonges qu’il
n ’avait pas dû utiliser bien souvent, six chaises paillées et un
bahut qu’il avait sculpté lui-même et dont les motifs illustraient
La Vie m o d e d ’em p lo i 687

les scènes capitales de L’î le m ystérieuse : la chute du ballon


évadé de Richmond, la miraculeuse retrouvaille de Cyrus
Smith, l ’ultime allumette récupérée dans une poche du gilet
de G édéon Spilett, la découverte de la malle, et jusqu’aux
confessions déchirantes d ’Ayrton et de Nemo qui concluent
ces aventures en les reliant magnifiquement aux Enfants du
C apitaine G rant et à Vingt m ille lieues sous les mers. On met­
tait très longtemps à voir ce bahut, à le regarder vraiment. De
loin, il ressemblait à n’importe quel bahut breton-rustique-
Henri II. C’est seulem ent en s’approchant, presque en tou­
chant du doigt les incrustations, qu’on découvrait ce que ces
minuscules scènes représentaient et qu’on se rendait compte
de la patience, de la minutie, et même du génie qu’il avait fallu
pour les sculpter. Valène connaissait Winckler depuis mille
neuf cent trente-deux, mais c’est seulem ent au début des
années soixante qu’il s’était aperçu que ce n ’était pas un buffet
comme les autres, et que cela valait la peine de le regarder de
près. C’était l’époque où Winckler s’était mis à fabriquer des
bagues et Valène lui avait amené la petite parfumeuse de la rue
Logelbach qui avait envie d ’aménager un rayon de bim belote­
rie dans son magasin au moment de Noël. Ils s’étaient tous les
trois assis autour de la table et Winckler y avait étalé toutes ses
bagues ; il devait y en avoir une petite trentaine à l’époque,
toutes bien alignées sur des présentoirs capitonnés de satin
noir. Winckler s’était excusé de la mauvaise lumière qui tom­
bait du plafonnier, puis il avait ouvert son bahut et en avait
sorti trois petits verres et un carafon de cognac 1938 ; il buvait
très rarement, mais tous les ans Bartlebooth lui faisait envoyer
plusieurs bouteilles millésimées de vins et d ’alcools qu ’il redis­
tribuait généreusem ent dans l’immeuble et dans le quartier en
en gardant seulem ent une ou deux pour lui. Valène était assis
à côté du bahut et pendant que la parfumeuse prenait timide­
ment les bagues une à une, il sirotait son cognac en regardant
les sculptures ; ce qui l’étonna, avant même qu’il en prenne
clairement conscience, c ’est qu’il s ’attendait à voir des têtes de
cerfs, des guirlandes, des feuillages ou des angelots joufflus,
alors qu’il était en train de découvrir des petits personnages,
la mer, l’horizon, et l’île tout entière, pas encore baptisée Lin-
688 Georges P erec

coin, telle que les naufragés de l’espace la découvrirent, avec


une consternation m êlée de défi, quand ils eurent atteint le
plus haut sommet. Il demanda à Winckler si c ’était lui qui avait
sculpté ce bahut, et Winckler lui répondit que oui, dans sa
jeunesse, précisa-t-il, mais sans donner davantage de détails.
Tout est parti aujourd’hui, évidemment : le bahut, les
chaises, la table, le plafonnier, les trois reproductions enca­
drées. Valène ne se souvient avec précision que de l’une
d ’entre elles : elle représentait Le G rand Défilé d e la Fête du
Carrousel, Winckler l’avait trouvée dans un numéro de Noël
de L ’I llustration ; des années plus tard, il y a seulement
quelques mois en fait, Valène apprit, en feuilletant le P etit
Robert, qu’elle était d ’Israël Silvestre.
C’est parti comme ça, du jour au lendemain : les déména­
geurs sont venus, le lointain cousin a tout mis en Salle des
Ventes, mais pas à Drouot, à Levallois ; quand ils l ’apprirent, il
était trop tard, sinon ils auraient peut-être essayé, Smautf,
Morellet ou Valène, d ’y aller, et peut-être même de racheter un
objet auquel Winckler tenait particulièrement ; pas le bahut, ils
n ’auraient jamais trouvé de place pour le mettre, mais cette
gravure justement, ou celle qui était accrochée dans la
chambre et qui représentait les trois hommes en habit, ou bien
quelques-uns de ses outils ou de ses livres d ’images. Ils en
parlèrent entre eux, et ils se dirent qu’après tout il valait peut-
être mieux qu’ils n ’y soient pas allés, que la seule personne
qui aurait dû le faire était Bartlebooth mais que ni Valène, ni
Smautf, ni Morellet ne se seraient permis de le lui faire
remarquer.
Maintenant, dans le petit salon, il reste ce qui reste quand il
ne reste rien, des m ouches par exemple, ou bien des prospec­
tus que des étudiants ont glissés sous toutes les portes de l’im­
meuble et qui vantent un nouveau dentifrice ou offrent une
réduction de vingt-cinq centimes à tout acheteur de trois
paquets de lessive ou bien des vieux numéros du Jou et fr a n ­
çais, la revue qu’il a reçue toute sa vie et dont l’abonnement
a continué à courir quelques mois après sa mort, ou bien de
ces choses insignifiantes qui traînent sur les parquets ou dans
des coins de placard et dont on ne sait pas com ment elles
La Vie m o d e d ’em p lo i 689

sont venues là ni pourquoi elles y sont restées : trois fleurs


des champs fanées, des tiges molles à l’extrémité desquelles
s’étiolent des filaments qu’on dirait calcinés, une bouteille vide
de coca-cola, un carton à gâteaux, ouvert, encore accompagné
de sa ficelle de faux raphia et sur lequel les mots « Aux délices
de Louis XV, Pâtissiers-Confiseurs depuis 1742 » dessinent un
bel ovale entouré d ’une guirlande flanquée de quatre petits
amours joufflus, ou, derrière la porte palière, une sorte de
porte-manteau en fer forgé avec un miroir fêlé en trois por­
tions de surfaces inégales esquissant vaguement la forme d’un
Y dans l’encadrement duquel est encore glissée une carte pos­
tale représentant une jeune athlète manifestement japonaise
tenant à bout de bras une torche enflammée.

Il y a vingt ans, en mille neuf cent cinquante-cinq, Winckler


acheva, com me prévu, le dernier des puzzles que Bartlebooth
lui avait commandés. On a tout lieu de supposer que le contrat
qu’il avait signé avec le milliardaire contenait une clause expli­
cite stipulant qu ’il n ’en fabriquerait jamais d ’autres, mais, de
toute façon, il est vraisemblable qu’il n ’en avait plus envie.
Il se mit à faire des petits jouets en bois, des cubes pour les
enfants, très simples, avec des dessins qu’il recopiait dans ses
albums d ’images d ’Épinal et qu’il coloriait avec des encres de
couleur.
C’est un peu plus tard qu’il commença à faire des bagues :
il prenait des petites pierres, des agates, des cornalines, des
pierres de Ptyx, des cailloux du Rhin, des aventurines, et il les
montait sur de délicats anneaux faits de fils d ’argent minutieu­
sem ent tressés. Un jour il expliqua à Valène que c ’étaient aussi
des espèces de puzzles, et parmi les plus difficiles qui soient :
les Turcs les appellent des « anneaux du Diable » : ils sont faits
de sept, onze ou dix-sept cercles d ’or ou d’argent enchaînés
les uns aux autres, et dont l’imbrication com plexe aboutit à
une torsade fermée, compacte, et d ’une régularité parfaite :
dans les cafés d ’Ankara, les marchands accostent les étrangers
en leur montrant la bague fermée, puis en libérant d ’un geste
les anneaux enchaînés ; le plus souvent c’est un m odèle simpli­
fié avec seulem ent cinq cercles qu’ils entrelacent en quelques
690 Georges P erec

gestes impalpables, puis qu’ils ouvrent à nouveau, laissant


alors le touriste peiner vainement pendant quelques longues
minutes, jusqu’à ce qu’un comparse, qui est le plus souvent
un des serveurs du café, consente à reconstituer la bague en
quelques tours de main négligents, ou révèle avec complai­
sance le truc, quelque chose com me une fois par en-dessus,
une fois par en-dessous, renverser le tout quand il ne reste
plus qu’un anneau de libre.
L’admirable, dans les bagues de Winckler, était que les
anneaux, une fois entrelacés, ménageaient, sans rien perdre de
leur stricte régularité, un minuscule espace circulaire dans
lequel venait s ’enchâsser la pierre semi-précieuse qui, une fois
sertie, serrée de deux minuscules coups de pince, fermait pour
toujours les anneaux. « C’est seulem ent pour moi, dit-il un jour
à Valène, qu’ils sont diaboliques. Bartlebooth lui-même n’y
trouverait pas à redire. » Ce fut la seule fois que Valène enten­
dit Winckler prononcer le nom de l’Anglais.
Il mit une dizaine d ’années à fabriquer une centaine de
bagues. Chacune lui demandait plusieurs semaines de travail.
Au début il chercha à les écouler en les proposant à des bijou­
tiers du quartier. Ensuite il commença à s’en désintéresser ; il
en mit quelques-unes en dépôt chez la parfumeuse, il en confia
quelques autres à Madame Marcia, l’antiquaire qui avait son
magasin et son appartement au rez-de-chaussée de l’immeuble.
Puis bientôt il se mit à les distribuer. Il en donna à Madame
Riri et à ses filles, à Madame Nochère, à Martine, à Madame
Orlowska et à ses deux voisines, aux deux petites Breidel, à
Caroline Echard, à Isabelle Gratiolet et à Véronique Altamont
et même, à la fin, à des gens qui n ’habitaient pas dans l’im­
meuble et qu’il ne connaissait pratiquement pas.
Quelque temps après, il trouva au Marché aux Puces de
Saint-Ouen tout un lot de petits miroirs convexes, et il se mit
à fabriquer ce que l’on appelle des « miroirs de sorcières » en
les insérant dans des moulures de bois inlassablement travail­
lées. Il était prodigieusement adroit de ses mains, et jusqu’à sa
mort il garda intacts une précision, une sûreté, un coup d ’œ il
tout à fait exceptionnels, mais dès cette époque il semble bien
qu’il com mença à ne plus trop avoir envie de travailler. Il figno­
La Vie m o d e d ’em p lo i 691

lait chaque cadre pendant des jours et des jours, les décou­
pant, les ajourant sans cesse jusqu’à ce qu ’ils deviennent
d’impalpables dentelles de bois au centre desquelles le petit
miroir poli semblait un regard métallique, un œ il froid, grand
ouvert, chargé d ’ironie et de malveillance. Le contraste entre
cette auréole irréelle travaillée com me un vitrail flamboyant, et
l’éclat gris et strict du miroir créait une impression de malaise
com me si cet encadrement disproportionné, en quantité
com me en qualité, n ’avait été là que pour souligner cette vertu
maléfique de la convexité qui semblait vouloir concentrer en
un seul point tout l ’espace disponible. Les gens auxquels il les
montrait ne les aimaient pas : ils en prenaient un dans leurs
mains, le retournaient deux ou trois fois, admiraient le travail
du bois et le reposaient vite, presque gênés. On avait envie de
lui demander pourquoi il y consacrait tellement de temps. Il
n’essaya jamais de les vendre et il n ’en fit jamais cadeau à per­
sonne ; il ne les accrochait même pas chez lui ; dès qu’il en
avait fini un, il le rangeait à plat dans une armoire et il en
commençait un autre.
Ce fut pratiquement son dernier travail. Quand il eut épuisé
son stock de miroirs, il fit encore quelques babioles, des petits
jouets que Madame Nochère venait le supplier de fabriquer
pour tel ou tel de ses innombrables petits-neveux ou pour un
des enfants de l ’immeuble ou du quartier qui venait d ’attraper
la coqueluche, la rougeole ou les oreillons. Il commençait tou­
jours par dire non, puis il finissait par faire, exceptionnelle­
ment, un lapin en bois découpé avec des oreilles qui
bougeaient, une marionnette de carton, une poupée de chif­
fons, ou un petit paysage à manivelle où l’on voyait apparaître
successivement une barque, un bateau à voiles et un canot en
forme de cygne tirant un homme faisant du ski nautique.
Puis, il y a quatre ans, deux ans avant sa mort, il s’est arrêté
tout à fait, a rangé soigneusem ent tous ses outils et dém onté
son établi.
Au début il sortait encore volontiers de chez lui. Il allait se
promener au parc Monceau, ou descendait la rue de Cour-
celles et l’avenue Franklin-Roosevelt jusqu’aux jardins Marigny,
en bas des Champs-Élysées. Il s’asseyait sur un banc, les pieds
692 G eorges P erec

joints, le m enton appuyé sur le pommeau de sa canne qu’il


agrippait à deux mains et restait là, pendant une heure ou
deux, sans bouger, regardant devant lui les enfants qui
jouaient au sable ou bien le vieux manège à la tente orange et
bleue, avec ses chevaux aux crinières stylisées et ses deux
nacelles décorées d ’un soleil orange, ou bien les balançoires
ou le petit théâtre de Guignol.
Bientôt ses promenades se firent plus rares. Un jour il
demanda à Valène s’il voulait bien l’accompagner au cinéma.
Ils allèrent à la Cinémathèque du Palais de Chaillot, dans
l’après-midi, voir Les Verts Pâturages, une mouture mièvre et
laide de La Case d e l ’oncle Tom. En sortant, Valène lui
demanda pourquoi il avait voulu voir ce film ; il lui répondit
que c ’était seulem ent à cause du titre, à cause de ce mot et
que s’il avait su que ce serait ce qu’ils venaient de voir, il n’y
serait jamais allé.
Ensuite il ne descendit plus que pour prendre ses repas chez
Riri. Il arrivait vers onze heures du matin. Il s’asseyait à une
petite table ronde, entre le comptoir et la terrasse et Madame
Riri ou une de ses filles lui apportait un grand bol de chocolat
et deux belles tartines beurrées. Ce n’était pas son petit déjeu­
ner, mais son déjeuner, c ’était la nourriture qu’il préférait, la
seule qu’il mangeait avec un réel plaisir. Ensuite, il lisait les
journaux, tous les journaux que Riri recevait — Le Courrier
arvem e, L’Echo d es Lim onadiers — et ceux que les clients du
matin avaient laissés : L’A urore, Le Parisien libéré ou, plus
rarement, Le Figaro, L ’H um an ité ou Libération. Il ne les feuil­
letait pas, il les lisait consciencieusement, ligne à ligne, sans
faire de commentaires attendris, perspicaces ou indignés, mais
posément, calmement, sans lever les yeux, indifférent au coup
de feu de midi qui emplissait le café de son tumulte de
machines à sous et de juke-box, de verres, d ’assiettes, de bruits
de voix, de chaises repoussées. À deux heures, quand toute
l’effervescence du déjeuner retombait, que Madame Riri m on­
tait se reposer à l ’appartement, que les deux filles faisaient la
vaisselle dans le minuscule office au fond du café et que Mon­
sieur Riri somnolait sur ses comptes, il était encore là, entre la
page des sports et le marché de l’automobile d ’occasion. Par­
La Vie m o d e d ’em p lo i 693

fois il restait attablé tout l’après-midi mais le plus souvent il


remontait chez lui vers trois heures et redescendait à six :
c’était le grand m om ent de sa journée, l’heure de sa partie de
jacquet avec Morellet. Ils y jouaient tous les deux avec une
excitation acharnée ponctuée d ’exclamations, de jurons, d ’in­
sultes et de fâcheries, qui n ’avait rien d étonnant de la part de
Morellet mais qui semblait chez Winckler tout à fait incompré­
hensible : lui qui était d ’un calme à la limite de l ’apathie, d ’une
patience, d ’une douceur, d ’une résignation à toute épreuve,
lui que personne n ’avait jamais vu se mettre en colère, il était
capable, lorsque, par exemple, Morellet avait la pose et tirait
un double-cinq, ce qui lui permettait de rentrer du premier
coup son postillon (qu’il s’obstinait d ’ailleurs à appeler « joc­
key » au nom d ’une prétendue rigueur étymologique puisée à
des sources douteuses du genre de l’almanach Vermot ou des
« Enrichissez votre vocabulaire » du R eader’s Digest), était
capable, donc, de prendre le jeu à deux mains et de l’envoyer
dinguer en traitant le pauvre Morellet de tricheur, déclenchant
ainsi une brouille que les clients du café mettaient parfois long­
temps à arranger. La plupart du temps, cela se calmait tout de
même assez vite pour que la partie puisse recommencer avant
que, de nouveau amis, ils ne mangent ensem ble la côte de veau
coquillettes ou le foie purée que Madame Riri leur préparait
spécialement. Mais plusieurs fois l’un ou l’autre sortit en cla­
quant la porte, se privant en même temps de jeu et de dîner.
La dernière année, il ne sortit plus du tout de chez lui.
Smautf prit l’habitude de lui monter à manger deux fois par
jour et de s ’occuper de son ménage et de son linge. Morellet,
Valène ou Madame Nochère lui faisaient les petites courses
dont il pouvait avoir besoin. Il restait toute la journée vêtu de
son pantalon de pyjama et d ’un tricot de corps sans manche,
en coton rouge, sur lequel il enfilait, quand il avait froid, une
espèce de veste d ’intérieur en m olleton et un cache-col à pois.
Plusieurs fois Valène alla lui rendre visite dans l ’après-midi. Il
le trouvait assis à sa table en train de regarder les étiquettes
d ’hôtel que Smautf avait ajoutées pour lui à chacun de ses
envois d ’aquarelles : Hôtel Hilo Honolulu, Villa Carmona Gra-
694 G eorges P erec

nada, Hôtel Theba Algésiras, Hôtel Peninsula Gibraltar, Hôtel


Nazareth Galilée, Hôtel Cosmo Londres, Paquebot Ile-de-
France, Hôtel Régis, Hôtel Canada Mexico DF, Hôtel Astor New
York, Town House Los Angeles, Paquebot Pennsylvania, Hôtel
Mirador Acapulco, la Compana Mejicana de Aviaciôn, etc. Il
avait envie, expliquait-il, de classer ces étiquettes, mais c’était
très difficile : évidemment, il y avait l’ordre chronologique,
mais il le trouvait pauvre, plus pauvre encore que l’ordre
alphabétique. Il avait essayé par continents, puis par pays, mais
cela ne le satisfaisait pas. Ce qu’il aurait voulu c’est que chaque
étiquette soit reliée à la suivante, mais chaque fois pour une
raison différente ; par exemple, elles pourraient posséder un
détail commun, une montagne ou un volcan, une baie illumi­
née, telle fleur particulière, un même liséré rouge et or, la face
épanouie d ’un groom, ou bien avoir un même format, une
même graphie, deux slogans proches (« La Perle de l’Océan »,
« Le Diamant de la Côte »), ou bien une relation fondée, non
sur une ressemblance, mais sur une opposition, ou sur une
association fragile, presque arbitraire : un minuscule village au
bord d ’un lac italien suivi par les gratte-ciel de Manhattan, des
skieurs succédant à des nageurs, un feu d’artifice à un dîner
aux chandelles, un chemin de fer à un avion, une table de
baccara à un chemin de fer, etc. Ce n ’est pas seulem ent diffi­
cile, ajoutait Winckler, c’est surtout inutile : en laissant les éti­
quettes en vrac et en en choisissant deux au hasard, on peut
être sûr qu’elles auront toujours au moins trois points
communs.
Au bout de quelques semaines il remit les étiquettes dans la
boîte à chaussures où il les conservait et rangea la boîte au
fond de son armoire. Il n ’entreprit plus rien de spécial. Toute
la journée, il restait dans sa chambre, assis dans son fauteuil
près de la fenêtre, regardant dans la rue, ou peut-être même
pas, regardant dans le vide. Sur sa table de nuit, il y avait un
poste de radio qui marchait sans arrêt, tout bas ; personne ne
savait vraiment s’il l’entendait, bien qu’un jour il ait em pêché
Madame Nochère de l ’éteindre en lui disant que tous les soirs
il écoutait le pop-club.
La Vie m o d e d ’em p lo i 695

Valène avait sa chambre juste au-dessus de l’atelier de Winck­


ler, et pendant presque quarante ans ses journées avaient été
accompagnées par le frêle bruit des limes minuscules de l’arti­
san, le vrombissement presque imperceptible de sa scie sau­
teuse, le craquement de son plancher, le sifflement de sa
bouilloire lorsque non pour se préparer du thé, mais pour la
fabrication de telle ou telle colle ou enduit nécessaire à ses
puzzles, il faisait bouillir de l’eau. Désormais, depuis qu’il avait
dém onté son établi et rangé ses outils, il ne pénétrait plus
jamais dans cette pièce. Il ne disait à personne com ment il
passait ses journées et ses nuits. On savait seulem ent qu’il ne
dormait presque plus. Quand Valène venait le voir, il le rece­
vait dans sa chambre, il lui offrait le fauteuil près de la fenêtre
et s’asseyait au bord du lit. Ils ne parlaient pas beaucoup. Une
fois il lui dit qu’il était né à La Ferté-Milon, aux bords du canal
de l’Ourcq. Une autre fois, avec une chaleur soudaine, il parla
à Valène de celui qui lui avait appris à travailler.

Il s’appelait Monsieur Gouttman et il fabriquait des articles


de piété qu’il vendait lui-même dans les églises et les procu­
res : des croix, des médailles et des chapelets de toutes dim en­
sions, des candélabres pour oratoires, des autels portatifs, des
bouquets de clinquant, des sacrés-cœurs en carton bleu, des
saint Joseph à barbe rouge, des calvaires de porcelaine. Goutt­
man l’avait pris com me apprenti alors qu ’il venait d ’avoir
douze ans ; il l’em m ena chez lui — une espèce de cabane aux
environs de Charny, dans la Meuse — , l ’installa dans le réduit
qui lui servait d ’atelier et avec une patience étonnante, car il
avait par ailleurs très mauvais caractère, il entreprit de lui
apprendre ce qu’il savait faire. Cela dura plusieurs années car il
savait tout faire. Mais Gouttman, en dépit de ses innombrables
talents, n ’était pas un très bon homme d ’affaires. Quand il avait
écoulé son stock il allait à la ville et dilapidait tout son argent
en deux ou trois jours. Il revenait alors chez lui et recomm en­
çait à sculpter, tisser, tresser, enfiler, broder, coudre, pétrir,
colorier, vernir, découper, assembler, jusqu’à ce q u ’il ait
reconstitué son stock, et à nouveau partait sur les chemins
pour le vendre. Un jour, il ne revint pas. Winckler apprit plus
696 G eorges P erec

tard qu’il était mort de froid, au bord de la route, en forêt


d ’Argonne, entre Les Islettes et Clermont.
Ce jour-là Valène demanda à Winckler com m ent il était venu
à Paris et com ment il avait rencontré Bartlebooth. Mais Winck­
ler lui répondit seulem ent que c’était parce qu’il était jeune.
CHAPITRE IX

Chambres d e bonne, 3

C’est la chambre où le peintre Hutting loge ses deux dom es­


tiques, Joseph et Ethel.
Joseph Nieto est chauffeur et homme de peine. C’est un
Paraguayen d ’une quarantaine d ’années, ancien quartier-
maître dans la marine marchande
Ethel Rogers, une Hollandaise de vingt-six ans, fait office de
cuisinière et de lingère.
La chambre est presque entièrement occupée par un grand
lit de style Empire dont les montants se terminent par des
boules de cuivre soigneusem ent astiquées. Ethel Rogers fait sa
toilette, à demi dissimulée par un paravent en papier de riz
décoré de motifs floraux, sur lequel est jeté un grand châle à
impression cachemire. Nieto, vêtu d ’une chemise blanche bro­
dée et d ’un pantalon noir à large ceinture, est étendu sur le
lit ; il tient dans sa main gauche levée à la hauteur de ses yeux
une lettre dont le timbre en forme de losange représente l’effi­
gie de Simon Bolivar, et dans sa main droite, dont le médius
s ’orne d ’une grosse chevalière, un briquet allumé, com me s’il
s’apprêtait à brûler cette lettre qu’il vient de recevoir.
Entre le lit et la porte, il y a une petite com m ode en bois
fruitier sur laquelle est p osée une bouteille de whisky Black
698 G eorges Perec

and White, reconnaissable à ses deux chiens, et une assiette


contenant un assortiment de biscuits salés.
La chambre est peinte en vert clair. Le sol est recouvert d ’un
tapis à carreaux jaunes et roses. Une coiffeuse, une unique
chaise paillée sur laquelle est posé un livre défraîchi : Le Fran­
çais p a r les textes. Cours moyen. D euxièm e année, complètent
le mobilier.
Au-dessus du lit, est épinglée une reproduction intitulée
A rm inius et Sigimer : elle représente deux colosses en casaque
grise, au cou de taureau, aux biceps herculéens, aux faces
rouges embroussaillées de moustaches épaisses et de favoris
buissonnants.
Sur la porte d ’entrée est punaisée une carte postale : elle
représente une sculpture monumentale de Hutting — Les
Bêtes d e la N uit — qui décore la cour d ’honneur de la Préfec­
ture de Pontarlier : c’est un enchevêtrement de blocs de sco­
ries dont l’ensem ble évoque assez confusément quelque
animal préhistorique.
La bouteille de whisky et les biscuits salés sont un cadeau, ou
plus exactement un pourboire que, d ’avance, leur a fait monter
Madame Altamont. Hutting et les Altamont sont très liés et le
peintre leur a prêté ses domestiques qui serviront ce soir
comme extra à la réception annuelle qu’ils donnent dans leur
grand appartement du deuxièm e droite, au-dessous de chez
Bartlebooth. Il en va ainsi chaque année, et les Altamont lui
rendent la pareille pour les fêtes souvent somptueuses que le
peintre donne, presque chaque trimestre, dans son atelier.

SI VOUS VOULEZ EN SAVOIR DAVANTAGE.


B o s s e u r .J. — Les Sculptures d e F ranz Hutting. Paris, Galerie
Maillard. 1965.
J a c q u e t , B. — H utting ou d e lAngoisse. Forum, 1967, 7.
H u t t i n g , F. — M anifeste du M inerai Art. Bruxelles, Gale­
rie 9 + 3. 1968.
H u t t i n g , F. — O f Stones a n d Men. Urbana Muséum o f Fine
Arts, 1970.
La Vie m o d e d ’em p lo i 699

N ahum, E. — Towards a P lan etary Consciousness : Grillner,


H agiwara, Hutting. In : S. Gogolak ( E d .), An Anthology ofN eo-
creative P ainting. Los Angeles, Markham and Coolidge, 1974.
N ahum, E. — Les Brum es d e l ’É tant. Essai sur la P einture d e
F ranz Hutting. Paris, XYZ, 1974.
X e r t i g n y , A. de — H utting portraitiste. Cahiers de l’art nou­
veau, Montréal, 1975, 3-
CHAPITRE X

Chambres d e bonne, 4

Au dernier étage, sous les toits, une toute petite chambre


occupée par une jeune Anglaise de seize ans, Jane Sutton, qui
travaille com me fille au pair chez les Rorschash.
La jeune fille est debout près de la fenêtre. Le visage illuminé
de joie, elle lit — ou peut-être même relit pour la vingtième
fois — une lettre, tout en grignotant un quignon de pain. Une
cage est accrochée à la fenêtre ; elle contient un oiseau au plu­
mage gris dont la patte gauche est cerclée d ’une bague de
métal.
Le lit est très étroit : c’est en fait un matelas de mousse posé
sur trois cubes de bois faisant office de tiroirs, recouvert d ’un
édredon en patchwork. Fixée au mur au-dessus du lit, une
plaque de liège, d ’environ soixante centimètres sur un mètre,
sur laquelle sont épinglés plusieurs papiers — le m ode d ’em ­
ploi d ’un grille-pain électrique, un ticket de laverie, un calen­
drier, les horaires des cours à l’Alliance française et trois
photos montrant la jeune fille — de deux ou trois ans plus
jeune — dans des pièces de théâtre données par son école
en Angleterre, à Greenhill, tout près de Harrow, où, quelque
soixante-cinq ans auparavant, Bartlebooth, à la suite de Byron,
de Sir Robert Peel, de Sheridan, de Spencer, de John Perceval,
La Vie m o d e d ’em p lo i 701

de Lord Palmerston et d ’une foule d ’hom m es tout aussi émi­


nents, était allé au collège.
Sur la première photographie, Jane Sutton apparaît en page,
debout, avec une culotte de brocart rouge à parements d ’or,
bas rouge clair, une chemise blanche, et un pourpoint court,
sans col, de couleur rouge, à manches légèrem ent bouffantes,
à rebords de soie jaune effrangée.
Sur la seconde, elle est la princesse Béryl, agenouillée au
chevet de son grand-père, le roi Utherpandragon (« Q u a n d le
roi U therpandragon se trouva a ttein t du m a l d e la m ort il f i t
venir auprès d e lui la princesse... »).
La troisième photo montre quatorze jeunes filles alignées.
Jane est la quatrième en partant de la gauche (une croix au-
dessus de sa tête la désigne, sinon il serait difficile de la recon­
naître). C’est la scène finale du Comte d e Gleichen, de Yorick :

Le com te de Gleichen fut fait prisonnier dans un combat


contre les Sarrasins, et condamné à l’esclavage. Comme il fut
employé aux travaux des jardins du sérail, la fille du sultan le
remarqua. Elle jugea qu’il était hom m e de qualité, conçut de
l’amour pour lui, et lui offrit de favoriser son évasion s’il vou­
lait l’épouser. Il lui fit répondre qu’il était marié ; ce qui ne
donna pas le moindre scrupule à la princesse accoutumée au
rite de la pluralité des femmes. Us furent bientôt d’accord, cin­
glèrent, et abordèrent à Venise. Le com te alla à Rome et
raconta à Grégoire IX chaque particularité de son histoire. Le
pape, sur la promesse qu’il lui fit de convertir la Sarrasine, lui
donna des dispenses pour garder ses deux femmes.
La première fut si transportée de joie à l’arrivée de son mari
sous quelque condition qu’il lui fût rendu, qu elle acquiesça à
tout, et témoigna à sa bienfaitrice l’excès de sa reconnaissance.
L’histoire nous apprend que la Sarrasine n ’eut point d ’enfants,
et qu elle aima d ’amour maternel ceux de sa rivale. Quel dom­
mage qu elle ne donnât pas le jour à un être qui lui ressem­
blât !
On montre à Gleichen le lit où ces trois rares individus dor­
maient ensemble. Ils furent enterrés dans le même tombeau
chez les Bénédictins de Petersbourg ; et le comte, qui survécut
702 G eorges Perec

à ses deux femmes, ordonna qu’on mît sur le sépulcre, qui fut
ensuite le sien, cette épitaphe qu’il avait com posée :
« Ci-gisent deux femmes rivales, qui s’aimèrent comme des
sœurs, et qui m ’aimèrent également. L’une abandonna Maho­
met pour suivre son époux, et l ’autre courut se jeter dans les
bras de la rivale qui le lui rendait. Unis par les liens de l’amour
et du mariage, nous n ’avions qu’un lit nuptial pendant notre
vie ; et la même pierre nous couvre après notre mort. » Un
chêne et deux tilleuls furent, com me il se doit, plantés près de
la tombe.
Le seul autre meuble de la chambre est une mince table
basse occupant le maigre espace disponible entre le lit et la
fenêtre et sur laquelle sont posés un électrophone — un de
ces tout petits appareils appelés mange-disques — , une bou­
teille de pepsi-cola au quart pleine, un jeu de cartes et un cac­
tus en pot agrémenté de quelques graviers multicolores, d ’un
petit pont de matière plastique et d’une minuscule ombrelle.
Quelques disques sont empilés sous la table basse. L’un
d ’eux, sorti de sa pochette, est posé presque verticalement
contre le bord du lit : c’est un disque de jazz — Gerry M ulligan
Far East Tour — et la pochette représente les temples d ’Ang-
kor Vat noyés dans un brouillard matinal.
Accrochés à un porte-manteau fixé sur la porte, pendent un
imperméable et une longue écharpe de cachemire.
Une quatrième photographie, carrée, de grand format, est
fixée avec des punaises sur le mur de droite, non loin de l ’en­
droit où se tient la jeune fille ; elle représente un grand salon
parqueté à la Versailles, entièrement vide de meubles à l’excep­
tion d ’un gigantesque fauteuil sculpté de style Napoléon III, à
la droite duquel se tient, debout, une main posée sur le haut
du dossier, l’autre sur la hanche, le menton en avant, un
homme tout petit déguisé en mousquetaire.
CHAPITRE XI

L atelier d e H utting, 1

À l’extrême droite des deux derniers étages de l’immeuble,


le peintre Hutting a réuni huit chambres de bonne, un mor­
ceau de couloir et les faux greniers correspondants pour en
faire un immense atelier qu’une vaste loggia menant à plu­
sieurs chambres ceinture sur trois de ses côtés. Autour de l’es­
calier en colimaçon qui m ène à cette loggia, il a fait aménager
une sorte de petit salon où il aime se reposer entre deux
séances de travail et recevoir dans la journée ses amis ou ses
clients, et qui est séparé de l’atelier proprement dit par un
meuble en L, une bibliothèque sans fond, de style vaguement
chinois, c’est-à-dire laquée de noir avec des incrustations imi­
tant la nacre et des ferrures de cuivre travaillées, haute, large
et longue — la branche la plus longue faisant un peu plus de
deux mètres, la plus courte un mètre et demi. Sur le sommet
de ce meuble s ’alignent quelques moulages, une vieille
Marianne de mairie, de grands vases, trois belles pyramides
d ’albâtre, tandis que les cinq étagères croulent sous un amon­
cellement de bibelots, de curiosités et de gadgets : des objets
kitsch venus d ’un concours Lépine des années trente : un
épluche-patates, un fouet à mayonnaise avec un petit enton­
noir laissant tomber l ’huile goutte à goutte, un instrument
704 G eorges Perec

pour couper les œufs durs en tranches minces, un autre pour


faire des coquilles de beurre, une sorte de vilebrequin horri­
blement compliqué n ’étant sans doute qu’un tire-bouchon per­
fectionné ; des ready-made d ’inspiration surréaliste — une
baguette de pain com plètem ent argentée — ou pop : une boîte
de seven-up ; des fleurs séchées mises sous verre dans des
petits décors romantiques ou rococo en carton peint et en
tissu, charmants trompe-l’œ il dont chaque détail est minutieu­
sem ent reproduit, aussi bien un napperon de dentelle sur un
guéridon haut de deux centimètres qu’un parquet à bâtons
rompus dont chaque latte ne mesure pas plus de deux ou trois
millimètres ; tout un assortiment de vieilles cartes postales
représentant Pompéi au début du siècle : Der Triumphbogen
des Nero (Arco di Nerone, Arc de Néron, Nero’s Arch), la Casa
dei Vetti (« un des m eilleurs exem ples d ’une noble villa
rom aine, les belles p ein tu res et les décoration s d e m arbre on t
été laissées telles quelles d a n s le péristyle qu i é ta it orné de
plan tes... »), Casa di Cavio rufo, Vico de Lupanare, etc. Les plus
belles pièces de ces collections sont de délicates boîtes à musi­
que ; l’une d ’entre elles, réputée ancienne, est une petite
église dont le carillon joue, quand on soulève légèrem ent le
clocher, le célèbre Sm anie im placabili che m ’a g ita te de Cosi
fa n tu tte ; une autre est une précieuse pendulette dont le m ou­
vement anime un petit rat en tutu.
Dans le rectangle défini par ce meuble en L dont chaque
branche se termine sur des ouvertures que des tentures de
cuir peuvent venir masquer, Hutting a disposé un divan bas,
quelques poufs, et un petit bar roulant garni de bouteilles, de
verres et d ’un seau à glace provenant d ’un célèbre night-club
de Beyrouth, The Star : il représente un moine, gros et court,
assis, tenant dans sa main droite un gobelet ; il est vêtu d ’une
longue robe grise, avec une cordelière ; sa tête et ses épaules
sont prises dans un capuchon noir qui constitue le couvercle
du seau.
Le mur de gauche, qui fait face à la plus longue branche du
L, est recouvert de papier liège. Sur un rail fixé à peu près
à deux mètres cinquante du sol, coulissent plusieurs tringles
métalliques sur lesquelles le peintre a accroché une vingtaine
La Vie m o d e d ’em p lo i 705

de ses toiles, la plupart de petits formats : elles appartiennent


presque toutes à une ancienne manière de l’artiste, celle qu’il
appelle lui-même sa « p ério d e b ro u illa rd » et avec laquelle il
conquit la notoriété : il s’agit généralem ent de copies finement
exécutées de tableaux réputés — La Joconde, L’A ngélus, La
R etraite d e Russie, Le D éjeuner su r l ’h erbe, La Leçon d A nato­
m ie, etc. — sur lesquelles il a ensuite peint des effets plus ou
moins prononcés de brume, aboutissant à une grisaille impré­
cise dont émergent à peine les silhouettes de ses prestigieux
m odèles. Le vernissage de l’exposition parisienne, Galerie 22,
en mai I960, s’accompagna d ’un brouillard artificiel que l’af-
fluence d ’invités fumeurs de cigares ou de cigarettes rendit
plus opaque encore, pour la plus grande joie des échotiers. Le
succès fut immédiat. Deux ou trois critiques se gaussèrent,
dont le Suisse Beyssandre qui écrivit : « Ce n ’est pas au Carré
blanc sur fo n d blanc de Malevitch que les gris de Hutting font
penser mais plutôt au combat de nègres dans un tunnel cher
à Pierre Dac et au général Vermot. » Mais la plupart s’enthou­
siasmèrent pour ce que l ’un deux appela ce lyrism e m étéorolo­
gique qui, disait-il, plaçait Hutting à l’égal de son célèbre et
presque homonyme, Huffing, le champion new-yorkais de
YArte brutta. Habilement conseillé, Hutting conserva près de
la moitié de ses toiles et il ne consent aujourd’hui à s’en
défaire qu’à d ’exorbitantes conditions.
Il y a dans ce petit salon trois personnes. L’une d ’entre elles
est une femme d ’une quarantaine d ’années ; elle est en train
de descendre l’escalier qui m ène à la loggia ; elle est vêtue
d ’une combinaison de cuir noir et tient dans les mains un poi­
gnard oriental, délicatement ouvragé, qu’elle nettoie à l’aide
d ’une peau de chamois. La tradition veut que ce poignard soit
celui dont se serait servi le fanatique Suleyman el-Halébi pour
assassiner le général Jean-Baptiste Kléber, au Caire, le 14 juin
mille huit cent, alors que ce génial stratège, laissé sur place
par Bonaparte après le demi-succès de la Campagne d ’Égypte,
venait de répondre à l ’ultimatum de l ’amiral Keith en rempor­
tant la victoire d ’Héliopolis.
Les deux autres occupants sont assis sur des poufs. C’est un
couple d ’une soixantaine d ’années. La femme est vêtue d ’une
706 G eorges P erec

jupe patchwork qui lui arrive au ras des genoux, et de bas


résille noirs à mailles très larges ; elle écrase sa cigarette tachée
de rouge dans un cendrier de cristal dont la forme évoque une
étoile de mer ; l’hom m e est vêtu d ’un costume sombre à très
fines rayures rouges, chemise bleu pâle, cravate et pochette
assorties bleues à diagonales rouges ; cheveux poivre et sel
coiffés en brosse ; lunettes à monture d ’écaille. Il a sur les
genoux un petit opuscule à couverture rouge intitulé Le Code
des Im pôts.
La jeune femme en combinaison de cuir est la secrétaire de
Hutting. L’hom m e et la femme sont des clients autrichiens. Ils
sont venus exprès de Salzbourg pour négocier l’achat d ’un des
plus cotés brou illards de Hutting, celui dont l’œuvre de départ
ne fut rien de moins que Le Bain turc, pourvu par le traitement
que le Hutting lui a fait subir d ’une surabondance de vapeur.
De loin, l’œuvre ressemble curieusement à une aquarelle de
Turner, H arbour near Tintagel, qu’à plusieurs reprises, à
l’époque où il lui donnait des leçons, Valène montra à Bartle-
booth comme l ’exemple le plus accompli de ce qu’on peut
faire en aquarelle, et dont l’Anglais alla faire sur place, en Cor-
nouailles, une exacte copie.
Bien qu’il soit rarement dans son appartement parisien, par­
tageant son temps entre un loft new-yorkais, un château en
Dordogne et un mas non loin de Nice, Hutting est revenu à
Paris pour la réception des Altamont. Il travaille présentement
dans une des pièces du haut où il est bien sûr strictement inter­
dit de le déranger.
CHAPITRE XII

Réol, 1

Pendant très longtemps, le petit appartement de deux pièces


au cinquième gauche a été occupé par une dame seule,
Madame Hourcade. Avant la guerre, elle travaillait dans une
fabrique de cartonnages, qui faisait des emboîtages pour des
livres d ’art, en carton fort recouvert de soie, de cuir ou de
suédine, avec des titres frappés à froid, des classeurs, des pré­
sentoirs publicitaires, des garnitures de bureau, des carton-
niers en toile rouge sombre ou vert Empire avec des filets à l’or
fin, et des boîtes fantaisie — à gants, à cigarettes, à chocolats, à
pâtes de fruits — avec des décorations au pochoir. C’est à elle
bien sûr, en mille n euf cent trente-quatre, quelques mois avant
son départ, que Bartlebooth commanda les boîtes dans les­
quelles Winckler devrait mettre ses puzzles au fur et à mesure
de leur fabrication : cinq cents boîtes absolument identiques,
longues de vingt centimètres, larges de douze, hautes de huit,
en carton noir, fermant par un ruban noir que Winckler scellait
à la cire, sans autre indication qu’une étiquette ovale portant
les initiales P.B., suivies d ’un numéro.
Pendant la guerre, la fabrique ne parvint plus à se procurer
des matières premières de qualité suffisante et dut fermer.
Madame Hourcade survécut difficilement jusqu’à ce qu’elle ait
708 G eorges Perec

la chance de trouver une place dans une grande quincaillerie


de l’avenue des Ternes. C’est un travail qui apparemment lui
plut, car elle le garda après la Libération, même quand la
fabrique rouvrit ses portes et lui offrit de la reprendre.
Elle prit sa retraite aux débuts des années soixante-dix et alla
s’installer dans une petite maison qu’elle avait aux environs de
Montargis. Elle y mène une vie retirée et paisible et, une fois
par an, répond aux vœ ux que lui adresse Mademoiselle Crespi.
Les gens qui lui ont succédé dans l’appartement s’appellent
les Réol. C’était alors un jeune couple, avec un petit garçon de
trois ans. Quelques mois après leur installation, ils ont pla­
cardé sur la porte vitrée de la loge un faire-part annonçant leur
mariage. Madame Nochère a fait une quête dans l’immeuble
pour leur offrir un cadeau, mais n ’a récolté que 41 francs !
Les Réol seront dans leur salle à manger et viendront de finir
de dîner. Il y aura sur la table une bouteille de bière pasteuri­
sée, les restes d ’un gâteau de Savoie dans lequel sera encore
planté un couteau, et un compotier de cristal taillé contenant
des mendiants, c’est-à-dire un assortiment de fruits séchés,
pruneaux, amandes, noix et noisettes, raisins de Smyrne et de
Corinthe, figues et dattes.
La jeune femme, debout sur la pointe des pieds près d ’un
vaisselier genre Louis XIII, les bras tendus, prend sur l’étagère
supérieure du meuble un plat de faïence décoré représentant
un paysage romantique : d ’immenses prairies entourées de clô­
tures de bois et coupées par de sombres bois de pins et par
de petits ruisseaux débordés formant des lacs, avec, dans le
lointain, une bâtisse étroite et haute avec un balcon et un toit
tronqué sur lequel est p osée une cigogne.
L’homme est vêtu d’un chandail à pois. Il tient une montre
de gousset dans la main gauche et la regarde tout en remettant
à l’heure de la main droite les aiguilles d ’une grosse horloge à
balancier de type Early American, sur laquelle est sculpté un
groupe de Negro Minstrels : une dizaine de musiciens avec des
hauts-de-forme, des jaquettes et de gros nœ uds papillons,
jouant de divers instruments à vent, de banjos et de shuffle-
board.
Les murs sont tendus de toile de jute. Il n ’y a aucun tableau,
La Vie m o d e d ’em p lo i 709

aucune reproduction, pas même un calendrier des postes.


L’enfant — il a aujourd’hui huit ans — est à quatre pattes sur
un tapis de paille très fine. Il est coiffé d ’une sorte de casquette
de cuir rouge. Il joue avec une petite toupie ronfleuse sur
laquelle des oiseaux ont été dessinés de telle manière que lors­
que la toupie ralentit on a l’impression qu’ils battent des ailes.
À côté de lui sur un journal de bandes dessinées on voit un
grand jeune hom m e à tignasse avec un chandail bleu à bandes
blanches, chevauchant un âne. Dans la bulle qui sort de la
bouche de l ’âne — car c’est un âne qui parle — on lit ces
mots : « Qui veut faire l’âne fait la bête. »
CHAPITRE XIII

Rorschash, 1

Le vestibule du grand duplex occupé par les Rorschash. La


pièce est vide. Les murs sont laqués de blanc, le sol est couvert
de grandes dalles de lave grise. Un seul meuble, au centre : un
vaste bureau Empire, dont le fond est garni de tiroirs séparés
par des colonnettes de bois formant un portique central dans
lequel est encastrée une pendule dont le motif sculpté repré­
sente une femme nue couchée à côté d ’une petite cascade. Au
milieu du meuble, deux objets sont mis en évidence : une
grappe de raisins dont chaque grain est une délicate sphère de
verre soufflé, et une statuette de bronze représentant un
peintre, debout devant un grand chevalet, cambrant la taille,
renversant légèrem ent la tête en arrière ; il a de longues m ous­
taches effilées et des cheveux qui tombent en boucles sur ses
épaules. Il est vêtu d ’un ample pourpoint et tient dans une
main sa palette, dans l ’autre un long pinceau.
Sur le mur du fond, un grand dessin à la plume représente
Rémi Rorschash lui-même. C’est un vieillard de grande taille,
sec, à tête d ’oiseau.

La vie de Rémi Rorschash, telle qu’il l ’a racontée dans un


volum e de souvenirs complaisamment rédigé par un écrivain
La Vie m o d e d ’em p lo i 711

spécialisé, présente un douloureux mélange d ’audace et de


méprises. Il com mença sa carrière à la fin de la Guerre de Qua­
torze, en faisant des imitations de Max Linder et des comiques
américains dans un music-hall de Marseille. Grand et maigre,
avec des mimiques mélancoliques et désolées qui pouvaient
effectivement rappeler Keaton, Lloyd ou Laurel, il aurait peut-
être percé s ’il n ’avait été en avance de quelques années sur
son temps. La m ode était alors aux com iques troupiers, et tan­
dis que la foule acclamait Fernandel, Gabin et Préjean, que le
cinéma allait bientôt rendre célèbres, « Harry Cover » — c’est
le nom qu’il s’était choisi — moisissait dans une morne indi­
gence et avait de plus en plus de mal à placer ses numéros. La
guerre récente, l’Union sacrée, la Chambre bleu horizon, lui
donnèrent alors l ’idée de fonder un groupe spécialisé dans les
flonflons, quadrille des lanciers, Madelon et autres Sambre-et-
Meuse. Une photo de l’époque nous le montre avec son
orchestre, « Albert Préfleury et ses Joyeux Pioupious », assez
crâne, le képi fantaisie penché sur l’oreille, la vareuse décorée
de larges brandebourgs, les bandes molletières impeccable­
ment tirées. Le succès fut incontestable mais ne dura que
quelques semaines. L’invasion du paso doble, du fox-trot, de
la biguine et autres danses exotiques de provenance des trois
Amériques et d ’ailleurs, lui ferma la porte des dancings et des
musettes et ses louables efforts de reconversion (« Barry Jeffer-
son and His Hot Pepper Seven », « Paco Dom ingo et les trois
Caballeros », « Fedor Kowalski et ses Magyars de la Steppe »,
« Alberto Sforzi et ses Gondoliers ») se soldèrent, l’un après
l’autre, par des échecs. Il est vrai, rappelle-t-il à ce propos, qu’il
n ’y avait que les noms et les chapeaux qui changeaient : le
répertoire restait pratiquement le même, on se contentait de
modifier un peu le tempo, de remplacer une guitare par une
balalaïka, un banjo ou une mandoline et d ’ajouter selon les
cas quelques « B aby », « Ole ! », « Tovaritch », « m io am ore » ou
« corazôn » significatifs.
Peu après, dégoûté, décidé à renoncer à toute carrière artis­
tique, mais ne voulant pas abandonner le m onde du spectacle,
Rorschash devint l’imprésario d ’un acrobate, un trapéziste que
deux particularités avaient rendu rapidement célèbre : la pre­
712 G eorges P erec

mière était son extrême jeunesse — il n ’avait pas douze ans


lorsque Rorschash fit sa rencontre — , la seconde était son apti­
tude à rester sur son trapèze pendant plusieurs heures d ’affi­
lée. La foule se pressait dans les music-halls et les cirques où
il se produisait pour le voir, non seulem ent exécuter ses tours,
mais faire la sieste, se laver, s’habiller, boire une tasse de cho­
colat, sur l’étroite barre du trapèze, à trente ou quarante
mètres du sol.
Au début leur association fut florissante et toutes les grandes
villes d ’Europe, d ’Afrique du Nord et du Proche-Orient applau­
dirent ces extraordinaires prouesses. Mais en grandissant le tra­
péziste devenait de plus en plus exigeant. Poussé d ’abord par
la seule ambition de se perfectionner, puis par une habitude
devenue tyrannique, il avait organisé sa vie de telle sorte qu’il
pût rester sur son trapèze nuit et jour aussi longtemps qu’il
travaillait dans le même établissement. Des domestiques se
relayaient pour pourvoir à tous ses besoins, qui étaient d ’ail­
leurs très restreints ; ces gens attendaient sous le trapèze et
faisaient monter ou descendre tout ce qu’il fallait à l’artiste
dans des récipients fabriqués spécialement à cet effet. Cette
façon de vivre n ’entraînait pour l’entourage aucune véritable
difficulté ; ce n ’était que pendant les autres numéros du pro­
gramme qu’elle devenait un peu gênante : on ne pouvait dissi­
muler que le trapéziste fut resté là-haut, et le public, bien que
fort calme en général, laissait parfois errer un regard sur l’ar­
tiste. Mais la direction ne lui en voulait pas car c’était un acro­
bate extraordinaire qu’on n ’eût jamais pu remplacer. On se
plaisait à reconnaître d ’ailleurs qu’il ne vivait pas ainsi par
espièglerie, que c’était pour lui la seule façon de se tenir
constamment en forme et de posséder toujours son métier
dans la perfection.
Le problème devenait plus difficile à résoudre lorsque les
contrats s’achevaient et que le trapéziste devait se transporter
dans une autre ville. L’imprésario faisait tout pour abréger le
plus possible ses souffrances : dans les agglomérations
urbaines, on employait des automobiles de course, on roulait
de nuit ou de grand matin à toute allure dans les rues déser­
tes ; mais on allait toujours trop lentem ent pour l’impatience
La Vie m o d e d ’em p lo i 713

de l’artiste ; dans le train on faisait réserver un compartiment


tout entier où il pouvait chercher à vivre un peu com me sur
son trapèze, et se coucher dans le filet ; ce trapèze, à l’étape,
on l’installait longtemps avant l’arrivée de l’acrobate, toutes
les portes étaient tenues grandes ouvertes et tous les couloirs
dégagés pour que l’acrobate pût sans perdre une seule
seconde rejoindre ses hauteurs. « Quand je le voyais, écrit
Rorschash, poser le pied sur l’échelle de corde, grimper rapide
comme l ’éclair et se percher enfin là-haut, je vivais toujours
l’un des plus beaux moments de ma vie. »

Il vint un jour hélas où le trapéziste refusa de redescendre.


Sa dernière représentation au Grand Théâtre de Livourne
venait de se terminer et il devait le soir même repartir en voi­
ture pour Tarbes. Malgré les supplications de Rorschash et du
directeur du music-hall, auxquelles se joignirent bientôt les
appels de plus en plus exaltés du reste de la troupe, des musi­
ciens, des em ployés et techniciens du théâtre, et de la foule
qui avait com m encé à sortir mais s ’était arrêtée et était revenue
en entendant toutes ces clameurs, l’acrobate coupa orgueilleu­
sement la corde qui lui aurait permis de redescendre et se mit à
exécuter sur un rythme de plus en plus rapide une succession
ininterrompue de grands soleils. Cette ultime performance
dura deux heures et provoqua dans la salle cinquante-trois éva­
nouissem ents. La police dut intervenir. En dépit des mises en
garde de Rorschash, les policiers amenèrent une grande
échelle de pompiers et commencèrent à l’escalader. Ils n ’arri­
vèrent m êm e pas à mi-parcours : le trapéziste ouvrit les mains
et avec un long hurlement alla s’écraser sur le sol au terme
d ’une impeccable parabole.

Quand il eut dédommagé les directeurs qui depuis des mois


se disputaient l’acrobate, il resta à Rorschash quelques liqui­
dités qu’il décida d ’investir dans l’export-import. Il acheta tout
un lot de machines à coudre et les convoya jusqu’à Aden, espé­
rant les échanger contre des parfums et des épices. Il en fut
dissuadé par un commerçant dont il fit la connaissance pen­
dant la traversée et qui pour sa part trimbalait divers instru­
714 G eorges P erec

ments et ustensiles en cuivre, du culbuteur de soupape aux


spirales d ’alambics en passant par les tamis à perles, les sau­
teuses et les turbotières. Le marché des épices, lui expliqua ce
commerçant, et plus généralement de tout ce qui concernait
les échanges entre l’Europe et le Moyen-Orient était étroite­
ment contrôlé par des trusts anglo-arabes qui n ’hésitaient pas,
pour conserver leur m onopole, à aller jusqu’à l’élimination
physique de leurs moindres concurrents. Par contre le
commerce entre l’Arabie et l ’Afrique noire était beaucoup
moins surveillé et offrait l’occasion d ’affaires fructueuses. En
particulier le trafic des cauris : ces coquillages, on le sait, ser­
vent encore de monnaie d ’échange à de nombreuses popula­
tions africaines et indiennes. Mais l’on ignore, et c ’est là qu’il
y avait gros à gagner, qu’il existe diverses sortes de cauris,
diversement appréciées selon les tribus. Ainsi les cauris de la
mer Rouge (Cyproea turdus) sont extrêmement cotés dans les
Comores où il serait facile de les échanger contre des cauris
indiens (Cyproea capu t serpentis) au taux tout à fait avanta­
geux de quinze caput serpentis pour un turdus. Or, non loin
de là, à Dar es-Salam, le cours des caput serpentis est conti­
nuellem ent en hausse et il n ’est pas rare de voir des transac­
tions se faire sur la base de un caput serpentis pour trois
Cyproea m oneta. Cette troisième espèce de cauri est appelée
com m uném ent la monnaie-cauri : c ’est assez dire qu ’elle est
presque partout négociable ; mais en Afrique occidentale, au
Cameroun et au Gabon surtout, elle est tellement estim ée que
certaines peuplades vont jusqu’à la payer au poids de l’or. On
pouvait espérer, tous frais compris, décupler sa mise. L’opéra­
tion ne présentait aucun risque mais exigeait du temps.
Rorschash, qui ne se sentait pas l’étoffe d ’un grand voyageur
n ’était pas trop tenté, mais l’assurance du commerçant l’im­
pressionna assez pour qu’il accepte sans hésiter l’offre d ’asso­
ciation qu’il lui fit lorsqu’ils débarquèrent à Aden.
Les transactions se déroulèrent exactement com me le
commerçant les avait prévues. A Aden, ils échangèrent sans dif­
ficulté leurs stocks de cuivre et de machines à coudre contre
quarante caisses de Cyproea turdus. Ils repartirent des
Comores avec huit cents caisses de caput serpentis, leur seul
La Vie m o d e d ’em p lo i 715

problème ayant été de se procurer du bois pour lesdites


caisses. À Dar es-Salam, ils frétèrent une caravane de deux cent
cinquante chameaux pour traverser le Tanganyika avec leurs
mille neuf cent quarante caisses de monnaie-cauri, atteignirent
le grand fleuve Congo et le descendirent presque jusqu’à son
embouchure, en quatre cent soixante-quinze jours, dont deux
cent vingt et un jours de navigation, cent trente-sept jours de
transbordements par voie ferrée, vingt-quatre jours de trans­
bordements à dos d ’homme, et quatre-vingt-treize jours d’at­
tente, de repos, d ’inaction forcée, de palabres, de conflits
administratifs, d ’incidents et d ’ennuis divers, le tout consti­
tuant d’ailleurs une performance remarquable.
Il y avait un peu plus de deux ans et demi qu’ils avaient
débarqué à Aden. Ce q u ’ils ignoraient — et com m ent Dieu
auraient-ils pu le savoir ! — c’est qu’au m om ent m êm e où ils
arrivaient en Arabie, un autre Français, nom m é Schlendrian,
quittait le Cameroun après l’avoir inondé de monnaie-cauri en
provenance de Zanzibar, provoquant dans toute l’Afrique occi­
dentale et centrale une dépréciation sans appel. Non seule­
ment les cauris de Rorschash et de son associé n ’étaient plus
négociables, mais ils étaient devenus dangereux : les autorités
coloniales françaises estimèrent, à juste titre, que la mise sur
le marché de sept cents millions de coquillages — plus de
trente pour cent de la masse globale de cauris servant aux
échanges dans toute l’A.O.F. — allait déclencher une cata­
strophe économ ique sans précédent (le seul bruit qui en cou­
rut provoqua des perturbations dans le cours des denrées
coloniales, perturbations dans lesquelles certains économ istes
s’accordent à voir l’une des causes princeps du krach de Wall
Street) : les cauris furent donc mis sous séquestre ; Rorschash
et son com pagnon se virent courtoisement mais fermement
invités à prendre le premier paquebot en partance pour la
France.

Rorschash aurait tout fait pour se venger de Schlendrian,


mais il ne parvint pas à retrouver sa trace. Tout ce qu’il réussit
à apprendre, c ’est qu’il y avait effectivement eu, pendant la
guerre de 1870, un général Schlendrian. Mais il était mort
716 G eorges P erec

depuis longtemps et n ’avait apparemment pas laissé de des­


cendants.
Dans les années qui suivirent, Rorschash survécut sans qu’on
sache très exactement comment. Lui-même reste extrêmement
discret sur ce point dans ses souvenirs. Aux débuts des années
trente, il écrivit un roman qui s’inspirait largement de son
aventure africaine. Le roman parut en mille n euf cent trente-
deux, aux Éditions du Tonneau, sous le titre L ’Or africain.
L’unique critique qui en rendit compte le compara au Voyage
au bo u t d e la n u it qui était sorti à peu près au même moment.
Le roman eut peu d ’audience, mais il permit à Rorschash de
s’introduire dans les milieux littéraires. Quelques mois plus
tard, il fonda une revue qu’il intitula, assez bizarrement, Pré­
ju g és, voulant sans doute signifier par là que la revue n ’en avait
pas. La revue parut jusqu’à la guerre, à raison de quatre num é­
ros par an. Elle publia plusieurs textes d ’auteurs dont certains
s’imposèrent par la suite. Bien que Rorschash se montre sur
ce point très avare de précisions, il est plus que vraisemblable
de penser qu’il s’agissait d ’une publication à com pte d ’auteur.
En tout cas, de toutes ses entreprises d ’avant-guerre, c ’est la
seule dont il ne dise pas qu’elle a totalement échoué.
Certains racontent qu’il fit la guerre dans les Forces Fran­
çaises Libres et que plusieurs missions de caractère diploma­
tique lui furent confiées. D ’autres affirment au contraire qu’il
collabora avec les Forces de l ’Axe et qu’il dut se réfugier après
la guerre en Espagne. Ce qui est sûr, c’est qu’il revint en
France, riche et prospère, et même marié, au début des années
soixante. C’est à cette époque où, comme il le rappelle plai­
samment, il suffisait de s’installer dans un des innombrables
bureaux vacants de la toute nouvelle Maison de la Radio pour
devenir producteur, qu’il com mença à travailler pour la télévi­
sion. C’est à cette époque également qu’il racheta à Olivier
Gratiolet les deux derniers appartements que celui-ci possédait
encore dans l’immeuble en dehors du petit logem ent qu’il
occupait lui-même. Il les fit réunir en un prestigieux duplex
que La M aison française, M aison et Jardin, Forum, A rt et
Architecture d ’a u jo u rd ’hui et autres revues spécialisées sont
plusieurs fois venues photographier.
La Vie m o d e d 'e m p lo i 717

Valène se souvient encore de la première fois où il le vit.


C’était un de ces jours, où, pour ne pas changer, l’ascenseur
était en panne. En sortant de chez lui, il était allé voir Winckler
et en descendant les escaliers était passé devant la porte du
nouvel arrivant. Elle était grande ouverte. Des ouvriers allaient
et venaient dans le grand vestibule et Rorschash écoutait en se
grattant la tête les conseils que lui donnait son décorateur. Il
avait alors le genre américain, avec des chem ises à ramages,
des mouchoirs en guise de foulard, et des gourmettes au poi­
gnet. Plus tard il a donné dans le type vieux lion fatigué, vieux
solitaire ayant roulé sa bosse, plus à l ’aise chez les Bédouins
du Désert que dans les salons parisiens : pataugas, blousons
de peau, chem ises de lin gris.
C’est aujourd’hui un vieillard malade, presque continuelle­
ment astreint à des séjours en clinique ou à de longues conva­
lescences. Sa misanthropie est toujours aussi proverbiale mais
trouve de moins en moins à s’exercer.

BIBLIOGRAPHIE
R o rs c h a s h , R. M ém oires d ’un lutteur, Paris, Gallimard, 1974.
R o rsc h a s h , R. L’o r africain, roman. Paris, Éd. du Tonneau,
1932.
G é n é ra l A. C o s te l lo . L’offensive Schlendrian au rait-elle p u
sau ver Sedan ? Rev. Hist. Armées 7, 1907.
L andès, D. The Cauri System a n d African Banking. Harvard.
J. Économ. 48, 1965.
Z g h a l, A. Les systèm es d ’échanges inter-africains. M ythes et
réalités. Z. f. Ethnol. 194, 1971.
CHAPITRE XIV

D inteville, 1

Le cabinet du Docteur Dinteville : une table d ’examen, un


bureau métallique, presque nu, avec seulement un téléphone,
une lampe articulée, un bloc d ’ordonnances, un stylo d ’acier
mat dans la rainure d ’un encrier de marbre, un petit divan
tendu de cuir jaune, surmonté d ’une grande reproduction de
Vasarely, deux plantes grasses de chaque côté de la fenêtre,
surgissant, proliférantes et larges, de deux cache-pots de
raphia tressé ; un meuble à étagères dont la plaque supérieure
supporte quelques instruments, un stéthoscope, un distribu­
teur de coton en métal chromé, une petite bouteille d ’alcool à
quatre-vingt-dix degrés ; et sur tout le mur de droite des pan­
neaux de métal brillant dissimulant divers appareillages m édi­
caux et les placards où le médecin range ses instruments, ses
dossiers et ses produits pharmaceutiques.
Le Docteur Dinteville est à sa table et rédige avec un air de
totale indifférence une ordonnance. C’est un homme d ’une
quarantaine d’années, presque chauve, au crâne ovoïde. La
patiente est une vieille femme. Elle s’apprête à descendre de
la table d ’auscultation où elle était allongée, en rajustant la
broche qui maintient fermé son corsage, un losange de métal
dans lequel s’inscrit un poisson stylisé.
La Vie m o d e d ’em p lo i 719

Une troisième personne est assise sur le divan ; c ’est un


hom m e d ’âge mûr, avec un blouson de cuir et une grande
écharpe à carreaux aux bords effrangés.

Les Dinteville descendent d ’un Maître de Postes qui fut ano­


bli par Louis XIII en récom pense de l’aide q u ’il apporta à
Luynes et à Vitry lors de l ’assassinat de Concini. Cadignan nous
a laissé de ce personnage qui semble avoir été un soudard peu
com m ode un portrait saisissant :

« D ’Inteville estoit de stature moyenne, ny trop grand,


ny trop petit, et avoit le nez un peu aquillin, faict à
manche de rasouer, et pour lors estoit de l ’eage de
trente et cinq ans ou environ, fin à dorer comme une
dague de plomb, bien galand-homme de sa personne,
sinon qu ’il estoit quelque peu paillard et subject de
nature à une maladie qu’on appeloit en ce temps là
faulte d ’argent, c ’est do leur non pareille. Toutesfoys, il
avoit soixante et troys manières d ’en trouver tousjours
à son besoing dont la plus honorable et la plus
commune estoit par façon de larrecin, furtivement faict,
malfaisant, pipeur, beuveur, bateur de pavez, ribleur s'il
en estoit à Paris ; et toujours machinoit quelque chose
contre les sergeans et contre le guet. »

Ses descendants furent généralement plus sages et donnè­


rent à la France une bonne quinzaine d ’évêques et de cardi­
naux et divers autres personnages remarquables parmi lesquels
il convient plus particulièrement de citer :

Gilbert de Dinteville (1774-1796) : fervent Républicain, il


s’engagea à dix-sept ans ; trois ans plus tard il était colonel.
Il entraîna son bataillon à l’assaut de Montenotte. Son geste
héroïque lui coûta la vie, mais décida de l’heureuse issue de la
bataille.
720 G eorges P erec

Emmanuel de Dinteville (1810-1849) : ami de Liszt et de


Chopin, il est surtout connu com m e l’auteur d ’une valse étour­
dissante justement surnommée La Toupie.

François de Dinteville (1814-1867) : sorti premier à dix-sept


ans de l’École polytechnique, il négligea la brillante carrière
d ’ingénieur et d ’industriel qui s’offrait à lui pour se consacrer
à la recherche. En 1840, il crut découvrir le secret de la fabrica­
tion du diamant à partir du charbon. Se fondant sur une théo­
rie qu’il appelait « la duplication d es cristaux », il réussit à faire
cristalliser par refroidissement u ne solution saturée de car­
bone. L’Académie des Sciences, à laquelle il soumit ses échan­
tillons, déclara que son expérience était intéressante, mais peu
concluante, les diamants qu’il avait obtenus étant ternes, cas­
sants, facilement rayables avec l ’ongle, et parfois même
friables. Cette réfutation n ’em pêcha pas Dinteville de faire bre­
veter sa m éthode et de publier sur le sujet entre 1840 et sa
mort 34 mémoires originaux et rapports techniques. Ernest
Renan évoque son cas dans une d e ses chroniques (M élanges,
47, pa ssim ) : « Si D in teville a v a it réellem ent fa b riq u é du d ia ­
m ant, il eût sans d o u te con ten té p a r là, d a n s une certaine
mesure, ce m atérialism e grossier a ve c lequel devra com pter
d e p lu s en p lu s celui qu i p ré te n d s e m êler des affaires d e l ’hu­
m an ité ; il n ’eû t p a s don n é a u x â m es éprises d ’id éa l cet élé­
m en t d ’exquise sp iritu a lité su r lequel, après si longtemps,
nous vivons encore. »

Laurelle de Dinteville (1842-1861) fut l’une des malheu­


reuses victimes, et vraisemblablement la responsable, de l’un
des faits divers les plus horribles du Second Empire. Au cours
d ’une réception que donnait le duc de Crécy-Couvé, qu elle
aurait dû épouser quelques sem aines plus tard, la jeune femme
porta un toast à sa future belle-famille en vidant d ’un trait une
coupe de champagne et en la lançant en l’air. La fatalité voulut
qu’elle se trouvât alors juste au-dessous d ’un gigantesque
lustre qui provenait du célèbre atelier Baucis de Murano. Le
lustre se rompit, provoquant la mort de huit personnes, dont
Laurelle et le vieux Maréchal de Crécy-Couvé, le père du duc,
La Vie m o d e d ’em p lo i 721

qui avait eu trois chevaux tués sous lui pendant la campagne


de Russie. L’hypothèse d ’un attentat ne put être retenue. Fran­
çois de Dinteville, oncle de Laurelle, qui assistait à la réception,
émit l’hypothèse d ’une « amplification pendulaire enclenchée
par les phases vibratoires antagonistes de la coupe de cristal et
du lustre » mais personne ne voulut prendre cette explication
au sérieux.
CHAPITRE XV

Cham bres d e bonne, 5


S m au tf

Sous les toits, entre l’atelier de Hutting et la chambre de


Jane Sutton, la chambre de Mortimer Smautf, le vieux maître
d ’hôtel de Bartlebooth.
La pièce est vide. Les yeux mi-clos, les pattes de devant rap­
prochées en position de sphinx, un chat au pelage blanc som ­
nole sur le couvre-lit orange. À côté du lit, sur une petite table
de nuit, sont posés un cendrier de verre taillé, de forme trian­
gulaire, sur lequel est gravé le mot « Guinness », un recueil
de mots croisés, et un roman policier intitulé Les Sept crim es
d ’A zincourt.

Il y a plus de cinquante ans que Smautf est au service de


Bartlebooth. Bien qu’il s’intitule lui-même maître d ’hôtel, ses
fonctions ont plutôt été celles d ’un valet de chambre ou d ’un
secrétaire ; ou, plus exactement encore, des deux en même
temps : en fait, il fut surtout son compagnon de voyage, son
factotum et, sinon son Sancho Pança, du moins son Passepar-
tout (car il est vrai qu’il y avait du Phileas Fogg en Bartlebooth),
tour à tour porteur, brosseur, barbier, chauffeur, guide, tréso­
rier, agent de voyages et teneur de parapluie.
La Vie m o d e d ’em p lo i 723

Les voyages de Bartlebooth, et subséquemm ent de Smautf,


durèrent vingt ans, de mille neuf cent trente-cinq à mille neuf
cent cinquante-quatre, et les menèrent d ’une façon parfois
capricieuse tout autour du monde. Dès mille neuf cent trente,
Smautf commença à les préparer, réunissant les papiers néces­
saires à l’obtention des visas, se documentant sur les formalités
d ’usage dans les différents pays traversés, ouvrant en divers
endroits appropriés des comptes efficacement approvisionnés,
rassemblant des guides, des cartes, des indicateurs horaires et
des tarifs, retenant des chambres d ’hôtel et des billets de
bateaux. L’idée de Bartlebooth était d ’aller peindre cinq cents
marines dans cinq cents ports différents. Les ports furent choi­
sis plus ou moins au hasard par Bartlebooth qui, feuilletant
des atlas, des livres de géographie, des récits de voyages et des
dépliants touristiques, cochait au fur et à mesure les endroits
qui lui plaisaient. Smautf étudiait ensuite les moyens de s’y
rendre et les possibilités de logement.
Le premier port, dans la première quinzaine de janvier mille
neuf cent trente-cinq, fut Gijôn, dans le golfe de Gascogne,
non loin du lieu où le malheureux Beaumont s’obstina à cher­
cher les vestiges d’une improbable capitale arabe d ’Espagne.
Le dernier fut Brouwershaven, en Zélande, à l’embouchure de
l’Escaut, dans la deuxième quinzaine de décembre mille neuf
cent cinquante-quatre. Entre-temps, il y eut le petit port de
Muckanaghederdauhaulia, non loin de Costelloe, dans la baie
de Camus en Irlande, et l’encore plus petit port de U dans les
Iles Carolines ; il y eut des ports baltes et des ports lettons, des
ports chinois, des ports malgaches, des ports chiliens, des
ports texans ; des ports minuscules avec deux bateaux de
pêche et trois filets et des ports immenses avec des jetées de
plusieurs kilomètres, des docks et des quais, des centaines de
grues et de ponts roulants ; des ports noyés dans le brouillard,
des ports torrides, des ports pris dans les glaces ; des ports
abandonnés, des ports ensablés, des ports de plaisance avec
des plages artificielles, des palmiers transplantés, des façades
de palaces et de casinos ; des chantiers infernaux fabriquant
par milliers des liberty ships ; des ports dévastés par les bom ­
bes ; des ports tranquilles où des petites filles nues s ’asper­
724 G eorges P erec

geaient à côté des sampangs ; des ports à pirogues, des ports


à gondoles ; des ports de guerre, des criques, des bassins de
radoub, des rades, des darses, des chenaux, des môles ; des
entassements de barils, de cordages et d ’éponges ; des amon­
cellements d’arbres rouges, des montagnes d ’engrais, de phos­
phate, de minerai ; des casiers grouillants de homards et de
crabes ; des étals de grondins, de barbues, de chabots, de
dorades, de merlans, de maquereaux, de raies, de thons, de
seiches et de lamproies ; des ports puant le savon ou le chlore ;
des ports ravagés par la tempête ; des ports déserts écrasés de
chaleur ; des cuirassés éventrés réparés dans la nuit par des
milliers de chalumeaux ; des paquebots en liesse entourés de
bateaux citernes lançant leurs grandes eaux dans un tintamarre
de sirènes et de cloches.
Bartlebooth consacrait deux semaines à chaque port, voyage
compris, ce qui lui laissait généralement cinq à six jours sur
place. Les deux premiers jours, il se promenait au bord de la
mer, regardait les bateaux, bavardait avec les pêcheurs pour
autant q u ’ils parlassent une des cinq langues qu ’il pratiquait
— anglais, français, espagnol, arabe et portugais — et parfois
partait en mer avec eux. Le troisième jour, il choisissait son
emplacement et dessinait quelques brouillons q u ’il déchirait
aussitôt. L’avant-dernier jour, il peignait sa marine, générale­
ment vers la fin de la matinée, à moins qu’il ne cherchât ou
n ’attendît quelque effet spécial, lever ou coucher de soleil,
menace d ’orage, grand vent, petite pluie, marée haute ou
basse, passage d ’oiseaux, sortie des barques, arrivée d ’un
navire, femmes lavant du linge, etc. Il peignait extrêmement
vite, et ne recommençait jamais. À peine l’aquarelle était-elle
sèche qu’il détachait la feuille de papier Whatman de son bloc
et la donnait à Smautf. (Smautf pouvait aller à sa guise tout le
reste du temps, visiter les souks, les temples, les bordels et les
bouges, mais il devait être présent au moment où Bartlebooth
peignait et se tenir derrière lui en maintenant fermement le
grand parapluie qui protégeait le peintre et son fragile chevalet
de la pluie, du soleil ou du vent.) Smautf emballait la marine
dans du papier de soie, l ’insérait dans une enveloppe semi-
rigide et entourait le tout d ’un kraft ficelé et cacheté. Le soir
La Vie m o d e d ’em p lo i 725

même, ou au plus tard le lendemain quand il n ’y avait pas de


poste sur place, le paquet était expédié à

L’emplacement était soigneusem ent repéré et consigné par


Smautf sur un registre ad hoc. Le lendemain, Bartlebooth ren­
dait visite au consul d ’Angleterre quand il y en avait un sur
place ou dans les parages, ou à quelque autre notabilité locale.
Le surlendemain, ils repartaient. La longueur des étapes modi­
fiait parfois légèrem ent cet em ploi du temps, mais il était géné­
ralement scrupuleusement respecté.
Ils n ’allaient pas nécessairement vers le port le plus proche.
Selon les com modités de transport, il leur arrivait de revenir
sur leurs pas ou de faire d ’assez larges détours. Par exemple,
ils allèrent en chemin de fer de Bombay à Bandar, puis traver­
sèrent le golfe du Bengale jusqu’aux îles Andaman, revinrent
sur Madras d ’où ils gagnèrent Ceylan et repartirent vers
Malacca, Bornéo et les Célèbes. De là, au lieu d ’aller directe­
ment à Puerto-Princesa, dans l’île Palawan, ils allèrent d ’abord
à Mindanao, puis à Luçon, et montèrent jusqu’à Formose avant
de redescendre vers Palawan.
Cependant, on peut dire qu’ils explorèrent pratiquement les
continents l’un après l’autre. Après avoir visité une grande par­
tie de l’Europe de 1935 à 1937, ils passèrent en Afrique et en
firent le tour dans le sens des aiguilles d ’une montre de 1938
à 1942 ; de là ils gagnèrent l’Amérique du Sud (1943-1944),
l ’Amérique centrale (1945), l ’Amérique du Nord (1946-1948)
726 G eorges P erec

et enfin l’Asie (1949-1951). En 1952, ils parcoururent l’Océa-


nie, en 1953 l’océan Indien et la mer Rouge. La dernière
année, ils traversèrent la Turquie et la mer Noire, entrèrent en
U.R.S.S., montèrent jusqu’à Doudinka, au-delà du cercle
polaire, à l’embouchure du Ienisseï, traversèrent à bord d ’une
baleinière les mers de Kara et de Barents, et, du Cap Nord,
descendirent le long des fjords scandinaves avant d ’achever
leur long périple à Brouwershaven.
Les circonstances historiques et politiques — la seconde
guerre mondiale et tous les conflits locaux qui la précédèrent
et la suivirent entre 1935 et 1954 : Éthiopie, Espagne, Inde,
Corée, Palestine, Madagascar, Guatemala, Afrique du Nord,
Chypre, Indonésie, Indochine, etc. — n ’eurent pratiquement
aucune influence sur leurs voyages, si ce n ’est qu’ils durent
attendre quelques jours à Hong-Kong un visa pour Canton, et
qu’une bombe éclata dans leur hôtel alors qu’ils se trouvaient à
Port-Saïd. La charge était faible et leurs malles n ’en souffrirent
pratiquement pas.
Bartlebooth revint de ses voyages les mains presque vides :
il n ’avait voyagé que pour peindre ses cinq cents aquarelles, et
les avait expédiées au fur et à mesure à Winckler. Smautf, lui,
constitua trois collections — des timbres, pour le fils de
Madame Claveau, des étiquettes d ’hôtel pour Winckler, et des
cartes postales pour Valène — et rapporta trois objets qui sont
maintenant dans sa chambre.

Le premier est un magnifique coffre de bateau, en bois de


corail tendre (pterocarpe gummifer, tient-il à préciser) et à fer­
rures de cuivre. Il le trouva chez un shipchandler de Saint-Jean
de Terre-Neuve et le confia à un chalutier qui l’emporta en
France.

Le second est une curieuse sculpture, une statue en basalte


de la Déesse-Mère tricéphale, haute d ’environ quarante centi­
mètres. Smautf l’échangea aux Seychelles contre une autre
sculpture, également tricéphale, mais d ’une conception tout à
fait différente : c’était un crucifix sur lequel trois figurines de
bois étaient fixées par un unique boulon : un enfant noir, un
La Vie m o d e d ’em p lo i 727

grand vieillard, et une colombe, grandeur nature, jadis


blanche. Celle-là, il l’avait trouvée dans les souks d ’Agadir et
l’hom m e qui la lui avait vendue lui avait expliqué que c’était
les figures mobiles de la Trinité et que chaque année l’une des
trois « prenait le dessus ». Le Fils était alors en avant, le Saint-
Esprit (presque invisible) contre la croix. C’était un objet
encombrant, mais propre à fasciner longtemps l’esprit particu­
lier de Smautf. Aussi l’acheta-t-il sans marchander et le trim­
bala-t-il avec lui de 1939 à 1953. Le lendemain de son arrivée
aux Seychelles, il entra dans un bar : la première chose qu’il y
vit fut la statue de la Déesse-Mère, posée sur le comptoir entre
un shaker tout bosselé et un verre rempli de petits drapeaux
et de batteurs à champagne en forme de crosses miniature. Sa
stupéfaction fut si forte qu’il retourna immédiatement à son
hôtel, en revint avec le crucifix, et entreprit avec le barman
malais une longue conversation en pidgin english portant sur
la quasi-impossibilité statistique de rencontrer par deux fois en
quatorze ans deux statues à trois têtes, conversation au terme
de laquelle Smautf et le barman se jurèrent une amitié indéfec­
tible qu’ils concrétisèrent en échangeant leurs œuvres d ’art.

Le troisième objet est une grande gravure, une sorte d ’image


d ’Épinal. Smautf l’a trouvée à Bergen, la dernière année de
leurs pérégrinations. Elle représente un jeune enfant recevant
d ’un vieux magister un livre de prix. Le jeune enfant a sept ou
huit ans, il est vêtu d ’une veste de drap bleu ciel, porte des
culottes courtes et des escarpins vernis ; son front est ceint
d ’une couronne de lauriers ; il grimpe les trois marches d’une
estrade parquetée décorée de plantes grasses. Le vieillard est
en toge. Il a une longue barbe grise et des lunettes à monture
d ’acier. Il tient dans la main droite une règle de buis et dans
la main gauche un grand folio relié en rouge sur lequel on lit
E rindringer fr a en Reise i S kotlan d (c’est, apprit Smautf, la
relation du voyage que le pasteur danois Plenge fit en Écosse
pendant l’été de 1859). Près du maître d ’école se trouve une
table recouverte d ’un drap vert sur laquelle sont posés d ’autres
volumes, une mappemonde, et une partition de musique, d ’un
format à l ’italienne, ouverte. Une étroite plaque de cuivre gra­
728 G eorges P erec

vée, fixée sur le cadre de bois de la gravure, en donne le titre,


apparemment sans rapport avec la scène représentée : Labo-
rynthus.
Smautf aurait aimé être ce bon élève récompensé. Son regret
de n ’avoir pas fait d ’études s’est avec les années transformé en
une passion maladive pour les quatre opérations. Au tout
début de leurs voyages, il avait vu dans un grand music-hall de
Londres un calculateur prodige, et pendant ses vingt ans de
tour du monde, lisant et relisant un traité défraîchi de récréa­
tions mathématiques et arithmétiques qu ’il avait trouvé chez
un bouquiniste d ’Inverness, il s’adonna au calcul mental, et il
était capable, à son retour, d ’extraire des racines carrées ou
cubiques de nombres de neuf chiffres avec une relative rapi­
dité. Au m om ent où cela commençait à devenir pour lui un
peu trop facile, il fut saisi par la frénésie des factorielles :
1 != 1 ; 2 != 2 ; 3 != 6 ; 4 ! = 24; 5 ! = 120;
6 ! = 720 ; 7 ! = 5 040 ; 8 ! = 40 320 ; 9 ! = 362 880 ;
10 ! = 3 628 800 ; 11 ! = 39 916 800 ; 12 ! = 479 001 600 ; [...] ;
22 ! = 1 124 000 727 777 607 680 000, soit plus d ’un milliard
de fois sept cent soixante-dix-sept milliards !
Smautf en est aujourd’hui à 76 ! mais il ne trouve plus de
papier au format suffisant et en trouverait-il, il n ’y aurait pas
de table assez grande pour l’étaler. Il a de moins en moins
confiance en lui, ce qui fait qu’il recommence sans cesse ses
calculs. Il y a quelques années, Morellet a essayé de le découra­
ger en lui apprenant que le nombre qui s ’écrit 99', c’est-à-dire
neuf puissance neuf à la puissance neuf, qui est le plus grand
nombre que l’on puisse écrire en se servant uniquement de
trois chiffres, aurait, si on l’écrivait en entier, trois cent
soixante-neuf millions de chiffres, qu’à raison d ’un chiffre par
seconde, on en aurait pour onze ans à l’écrire, et qu’en com p­
tant deux chiffres par centimètre, le nombre aurait mille huit
cent quarante-cinq kilomètres de long ! Mais Smautf n ’en conti­
nue pas moins à aligner sur des dos d ’enveloppes, des marges
de carnets, des papiers de bouchers, des colonnes et des
colonnes de chiffres.
La Vie m o d e d ’em p lo i 729

Smautf a maintenant près de quatre-vingts ans. Il y a long­


temps que Bartlebooth lui a proposé de prendre sa retraite,
mais il a chaque fois refusé. À vrai dire, il n ’a plus grand-chose
à faire. Le matin, il prépare les vêtements de Bartlebooth et
l’aide à s’habiller. Jusqu’il y a cinq ans, il lui faisait la barbe
— avec un coupe-choux qui avait appartenu à l’arrière-arrière-
grand-père de Bartlebooth — mais sa vue a beaucoup baissé
et sa main s’est mise à trembler un peu, aussi a-t-il été rem­
placé par un garçon que Monsieur Pois, le coiffeur de la rue
de Prony, fait monter chaque matin.
Bartlebooth ne sort plus jamais de chez lui, c’est à peine s’il
quitte dans la journée son bureau. Smautf se tient dans la pièce
voisine, avec les autres domestiques, qui n ’ont pas beaucoup
plus de travail que lui, et qui passent leur temps à jouer aux
cartes et à parler du passé.
Smautf reste de longs moments chaque jour dans sa
chambre. Il essaye d ’avancer un petit peu dans ses multiplica­
tions ; pour se délasser, il fait des mots croisés, lit des romans
policiers que lui prête Madame Orlowska, ou, pendant des
heures, caresse le chat blanc qui ronronne en pétrissant de ses
griffes les genoux du vieillard.
Le chat blanc n ’appartient pas à Smautf, mais à tout l’étage.
De temps en temps il va vivre chez Jane Sutton ou chez
Madame Orlowska, ou descend chez Isabelle Gratiolet ou chez
Mademoiselle Crespi. Il est arrivé, il y a trois ou quatre ans,
par les toits. Il avait une large blessure au cou. Madame Orlow­
ska l’a recueilli et l’a soigné. On s’est aperçu qu’il était vairon,
il avait un œ il bleu comme une porcelaine chinoise et l’autre
œ il couleur d ’or. Un peu plus tard, on s’est rendu com pte qu’il
était com plètem ent sourd.
CHAPITRE XVI

Chambres d e bonne, 6
M adem oiselle Crespi

La vieille mademoiselle Crespi est dans sa chambre, au sep­


tième, entre le logem ent de Gratiolet et la chambre de bonne
de Hutting.
Elle est couchée dans son lit, sous une couverture de laine
grise. Elle rêve : un croque-mort aux yeux brillants de haine se
tient en face d ’elle, debout, sur le pas de la porte ; de sa main
droite à demi levée il présente un bristol bordé de noir. Sa
main gauche supporte un coussin rond sur lequel reposent
deux médailles dont l’une est la Croix des Héros de Stalingrad.
Derrière lui, au-delà de la porte, s’étend un paysage alpes­
tre : un lac dont le disque, entouré de forêts, est gelé et couvert
de neiges ; derrière sa rive la plus éloignée les plans inclinés
des montagnes semblent se rencontrer et au-delà des pics cou­
verts de neige s’étagent dans le bleu du ciel. Au premier plan,
trois personnes gravissent un sentier menant à un cimetière au
centre duquel une colonne surmontée d ’une vasque d ’onyx
jaillit d ’un massif de lauriers et d ’aucubas.
CHAPITRE XVII

D ans l ’escalier, 2

Dans les escaliers passent les ombres furtives de tous ceux


qui furent là un jour.
Il se souvenait de Marguerite, de Paul Hébert et de Laetizia,
et d ’Emilio, et du bourrelier, et de Marcel Appenzzell (avec
deux « z », contrairement au canton et au fromage) ; il se sou­
venait de Grégoire Simpson, et de la mystérieuse Américaine,
et de la peu aimable Madame Arana ; il se souvenait du mon­
sieur aux chaussures jaunes avec son œ illet à la boutonnière
et sa canne à pommeau de malachite qui, pendant dix ans,
était venu tous les jours consulter le Docteur Dinteville ; il se
souvenait de Monsieur Jérôme, le professeur d ’histoire, qui
avait écrit un D iction naire d e l ’É glise espagnole au xvif siècle
qui avait été refusé par 46 éditeurs ; il se souvenait du jeune
étudiant qui avait occupé pendant quelques mois la chambre
où habitait aujourd’hui Jane Sutton et qui avait été chassé du
restaurant végétarien où il travaillait le soir après avoir été sur­
pris en train de vider une grande bouteille de viandox dans la
marmite où mijotait le potage aux légumes ; il se souvenait de
Troyan, le libraire d ’occasions dont le magasin était rue Lepic
et qui avait trouvé un jour dans un lot de romans policiers
trois lettres de Victor Hugo à Henri Samuel, son éditeur belge
732 G eorges P erec

concernant la publication des C hâtim ents ; il se souvenait de


Berloux, le chef d ’îlot, un crétin tatillon en blouse grise et
béret, qui habitait deux numéros plus haut et qui, un matin de
1941, en vertu d ’on ne sait quel arrêté de la Défense Passive,
avait fait installer dans le hall d ’entrée et dans la courette où
l’on rangeait les poubelles des tonneaux remplis de sable qui
n’avaient jamais servi à rien ; il se souvenait du temps où le
Président Danglars donnait des grandes réceptions pour ses
collègues de la cour d ’appel : ces jours-là, deux gardes républi­
cains en grande tenue prenaient faction à la porte de l’im­
meuble, on décorait le vestibule de grands pots d ’aspidistras
et de philodendrons, et on installait à gauche de l ’ascenseur
un vestiaire, un long tube monté sur des roulettes, équipé de
portemanteaux que la concierge garnissait au fur et à mesure
de visons, de zibelines, de breitschwanz, d ’astrakans et de
grosses redingotes à col de loutre. Madame Claveau, ces jours-
là, mettait sa robe noire à col de dentelle et s’asseyait sur une
chaise Regency (louée au traiteur en même temps que les por­
temanteaux et les plantes vertes) à côté d ’un guéridon à dessus
de marbre sur lequel elle posait sa boîte de contremarques,
une boîte en métal, carrée, décorée de petits cupidons armés
d’arcs et de flèches, un cendrier jaune vantant les mérites de
l ’Oxygénée Cusenier (blanche ou verte) et une soucoupe gar­
nie à l’avance de pièces de cent sous.

Il était le plus ancien habitant de l’immeuble. Plus ancien


que Gratiolet, dont la famille avait jadis possédé toute la mai­
son, mais qui n ’était venu y vivre que pendant la guerre
quelques années avant d’hériter de ce qui en restait, quatre ou
cinq appartements dont il s’était défait l’un après l ’autre, ne
gardant plus pour finir que son petit logement de deux pièces
au septième ; plus ancien que Madame Marquiseaux, dont les
parents avaient déjà l’appartement et qui y était pratiquement
née alors que lui habitait là depuis déjà presque trente ans ;
plus ancien que la vieille Mademoiselle Crespi, que la vieille
Madame Moreau, que les Beaumont, les Marcia et les Altamont.
Plus ancien même que Bartlebooth : il se souvenait très préci­
sément du jour de mille neuf cent vingt-neuf où le jeune
La Vie m o d e d ’em p lo i 733

homme — car c’était un jeune hom m e à l’époque, il n ’avait


pas trente ans — lui avait dit à l’issue de sa leçon quotidienne
d’aquarelle :
— Au fait, il paraît que le grand appartement du troisième
est libre. Je crois que je vais l ’acheter. Je perdrai moins de
temps à venir vous voir.
Et il l’avait acheté, le jour même, évidemment sans discuter
le prix.
Valène lui, à cette époque, vivait là depuis déjà dix ans. Il avait
loué sa chambre un jour d ’octobre mille neuf cent dix-neuf, arri­
vant d’Étampes, sa ville natale, qu’il n ’avait pratiquement jamais
quittée, pour venir s’inscrire aux Beaux-Arts. Il avait tout juste
dix-neuf ans. Ce ne devait être qu’un logem ent provisoire qu’un
ami de sa famille lui fournissait pour le dépanner. Plus tard, il se
marierait, deviendrait célèbre, ou retournerait à Étampes. Il ne
se maria pas, ne retourna pas à Étampes. La célébrité ne vint pas,
tout au plus, une quinzaine d ’années plus tard, une discrète
notoriété, quelques clients fidèles, quelques illustrations pour
des recueils de contes, quelques leçons, lui permirent de vivre
relativement à son aise, de peindre sans se presser, de faire
quelques voyages. Plus tard même quand l’occasion se présenta
pour lui de trouver un logem ent plus grand, ou m êm e un véri­
table atelier, il se rendit compte qu’il était trop attaché à sa
chambre, à sa maison, à sa rue, pour les quitter.
Il y avait bien sûr des gens dont il ne savait presque rien,
qu’il n ’était même pas sûr d ’avoir vraiment identifiés, des gens
qu ’il croisait de temps à autre dans les escaliers et dont il ne
savait pas très bien s’ils habitaient l’immeuble ou s’ils y avaient
seulem ent des amis ; il y avait des gens dont il n ’arrivait plus
du tout à se souvenir, d ’autres dont il lui restait une image
unique et dérisoire : le face-à-main de Madame Appenzzell, les
figurines en liège découpé que Monsieur Troquet faisait entrer
dans des bouteilles et qu ’il allait vendre le dimanche sur les
Champs-Élysées, la cafetière émaillée bleue toujours tenue
chaude sur un coin de la cuisinière de Madame Fresnel.
Il essayait de ressusciter ces détails imperceptibles qui tout au
long de ces cinquante-cinq ans avaient tissé la vie de cette mai­
son et que les années avaient effacés un à un : les linoléums
734 G eorges Perec

impeccablement cirés sur lesquels il fallait ne se déplacer


qu’avec des patins de feutre, les nappes de toile cirée à rayures
rouges et vertes sur lesquelles la mère et la fille écossaient des
petits pois ; les dessous-de-plat en accordéon, les suspensions
de porcelaine blanche qu’on remontait d ’un doigt à la fin du
dîner ; les soirées autour du poste de T.S.F. avec l’homme en
veste de molleton, la femme en tablier à fleurs et le chat som no­
lent, pelotonné près de la chem inée ; les enfants en galoches qui
descendaient au lait avec des bidons bosselés ; les gros poêles à
bois dont on recueillait les cendres dans de vieux journaux
étalés...
Où étaient-elles les boîtes de cacao Van Houten, les boîtes
de Banania avec leur tirailleur hilare, les boîtes de madeleines
de Commercy en bois déroulé ? Où étaient-ils les garde-manger
sous les fenêtres, les paquets de Saponite la bonne lessive avec
sa fameuse Madame Sans-Gêne, les paquets de ouate thermo­
gène avec son diable cracheur de feu dessiné par Cappiello,
les sachets de lithinés du bon docteur Gustin ?
Les années s’étaient écoulées, les déménageurs avaient des­
cendu les pianos et les bahuts, les tapis roulés, les cartons de
vaisselle, les lampadaires, les aquariums, les cages à oiseaux,
les horloges centenaires, les cuisinières noires de suie, les
tables avec leurs rallonges, les six chaises, les glacières, les
grands tableaux de famille.
Les escaliers pour lui, c’était, à chaque étage, un souvenir,
une ém otion, quelque chose de suranné et d ’impalpable,
quelque chose qui palpitait quelque part, à la flamme vacillante
de sa mémoire : un geste, un parfum, un bruit, un miroite­
ment, une jeune femme qui chantait des airs d ’opéra en s’ac­
compagnant au piano, un cliquettement malhabile de machine
à écrire, une odeur tenace de crésyl, une clameur, un cri, un
brouhaha, un froufroutement de soies et de fourrures, un
miaulement plaintif derrière une porte, des coups frappés
contre des cloisons, des tangos ressassés sur des phono­
graphes chuintants ou, au sixième droite, le ronflement obs­
tiné de la scie sauteuse de Gaspard Winckler auquel trois
étages plus bas, au troisième gauche, ne continuait à répondre
qu’un insupportable silence.
CHAPITRE XVIII

Rorschash, 2

La salle à manger des Rorschash, à droite du grand vestibule.


Elle est vide. C’est une pièce rectangulaire, longue d ’environ
cinq mètres, large de quatre. Au sol, une épaisse m oquette gris
cendre.
Sur le mur de gauche, peint en vert mat, est accroché un
écrin de verre cerclé d’acier contenant 54 pièces anciennes
portant toutes l ’effigie de Sergius Sulpicius Galba, ce préteur
qui fit assassiner en un seul jour trente mille Lusitaniens et
qui sauva sa tête en montrant pathétiquement ses enfants au
tribunal.
Sur le mur du fond, laqué de blanc com me le vestibule, au-
dessus d ’une desserte basse, une grande aquarelle, intitulée
R a ke’s Progress et signée U. N. Owen, représente une petite
station de chemin de fer, en pleine campagne. A gauche, l’em ­
ployé de la gare se tient debout, appuyé à un haut pupitre
faisant fonction de guichet. C’est un hom m e d ’une cinquan­
taine d ’années, aux tempes dégarnies, au visage rond, aux
moustaches abondantes. Il est en gilet. Il feint de consulter un
indicateur horaire alors qu’il achève en fait de recopier sur un
petit rectangle de papier une recette de m int-cake prise dans
un almanach à demi dissimulé sous l’indicateur. Devant lui, de
736 G eorges P erec

l’autre côté du pupitre, un client au nez chaussé de lorgnons


et dont le visage exprime une prodigieuse exaspération attend
son billet en se limant les ongles. À droite, un troisième per­
sonnage, en bras de chemise avec de larges bretelles à fleurs,
sort de la gare en roulant devant lui une grosse barrique. Tout
autour de la gare s’étendent des champs de luzerne où des
vaches sont en train de paître.
Sur le mur de droite, peint d ’un vert un peu plus sombre
que celui du mur de gauche, sont accrochées neuf assiettes
décorées de dessins représentant :

— un prêtre donnant les cendres à un fidèle


— un hom m e mettant une pièce de monnaie dans une tire­
lire en forme de tonneau
— une femme assise dans le coin d ’un wagon, le bras passé
dans une brassière
— deux hom m es en sabots, par temps de neige, battant la
sem elle pour se réchauffer les pieds
— un avocat en train de plaider, attitude véhém ente
— un hom m e en veste d ’intérieur s ’apprêtant à boire une
tasse de chocolat
— un violoniste en train de jouer, la sourdine mise
— un homme en chemise de nuit, un bougeoir à la main,
regardant sur le mur une araignée symbole d ’espoir
— un homme tendant sa carte de visite à un autre. Attitudes
agressives faisant penser à un duel.

Au milieu de la pièce se trouve une table ronde m od em style


en bois de thuya, entourée de huit chaises recouvertes de
velours frappé. Au centre de la table, il y a une statuette en
argent, haute d ’environ vingt-cinq centimètres. Elle représente
un b œ uf portant sur son dos un homme nu, casqué, qui tient
dans sa main gauche un ciboire.

L’aquarelle, la statuette, les monnaies antiques et les


assiettes seraient, selon Rémi Rorschash lui-même, des témoins
de ce qu’il appelle « son inlassable activité de producteur ». La
statuette, représentation caricaturale classique de cet arcane
La Vie m o d e d 'e m p lo i 737

mineur qui s’appelle le cavalier de coupe, aurait été dénichée


pendant la préparation de cette « dramatique » intitulée La sei­
zièm e lam e d e ce cube, dont nous avons déjà eu l’occasion de
parler et dont le thèm e évoque précisément une ténébreuse
affaire de divination ; les assiettes auraient été décorées spécia­
lement pour servir de fond aux génériques d ’un feuilleton
dans lequel un même acteur aurait joué successivement les
rôles d ’un prêtre, d ’un banquier, d ’une femme, d ’un paysan,
d ’un avocat, d ’un chroniqueur gastronomique, d ’un virtuose,
d ’un droguiste crédule et d ’un grand-duc pète-sec ; les m on­
naies antiques — réputées authentiques — lui auraient été
offertes par un collectionneur enthousiasmé par une série
d ’ém issions consacrée aux Douze Césars, bien que ce Sergius
Sulpicius Galba n ’ait absolument aucun rapport avec le Servius
Sulpicius Galba qui, un siècle et demi plus tard, régna sept
mois, entre Néron et Othon, avant d ’être massacré sur le
Champ de Mars par ses propres troupes auxquelles il avait
refusé le don ativu m .
Quant à l ’aquarelle, elle serait tout simplement une des
maquettes des décors d ’une adaptation moderne et franco-bri­
tannique de l’opéra de Stravinski.
Il est difficile d ’établir la part de vérité q u ’il y a dans ces
explications. De ces quatre émissions, deux ne furent jamais
tournées : le feuilleton aux neuf épisodes pour lequel tous les
acteurs pressentis — Belmondo, Bouise, Bourvil, Cuvelier, Hal-
ler, Hirsch et Maréchal — se récusèrent après avoir lu le scéna­
rio, et le R a ke’s Progress mis au goût du jour dont le coût fut
jugé excessif par la BBC. La série des Douze Césars fut réalisée
pour la télévision scolaire avec laquelle Rorschash n’avait appa­
remment rien à voir, et il en va de même pour La seizièm e
lam e d e ce cube qui semble avoir été produite par une de ces
sociétés prestataires de services auxquelles la télévision fran­
çaise fait si souvent appel.
La carrière de Rorschash à la télévision se déroula en fait
exclusivement dans des bureaux. Sous le vague titre de
« Chargé de Mission à la Direction générale » ou de « Délégué
à la restructuration de la recherche et des moyens d ’essai »,
ses seules activités consistèrent à assister quotidiennem ent aux
738 G eorges Perec

conférences préparatoires, commissions mixtes, séminaires


d ’étude, conseils de gestion, colloques interdisciplinaires,
assemblées générales, sessions plénières, com ités de lecture
et autres séances de travail qui, à ce niveau d e la hiérarchie,
constituent l ’essentiel de la vie de cet organisme avec les
communications téléphoniques, les conversations de couloir,
les déjeuners d ’affaires, les projections de rushes et les dépla­
cements à l’étranger. Rien n ’em pêche effectivement d ’imaginer
qu’il ait pu lancer, au cours d ’une de ces réunions, l’idée d ’un
opéra franco-anglais ou d’une série historique inspirée de Sué­
tone, mais il est plus probable qu’il passa son tem ps à préparer
ou commenter des sondages d ’écoute, chipoter des budgets,
rédiger des rapports concernant le taux d’utilisation des salles
de montage, dicter des mémos, ou aller de salle de conférence
en salle de conférence en prenant soin d ’être toujours indis­
pensable en au moins deux endroits à la fois pour, à peine
assis, être appelé au téléphone et devoir impérativement
repartir.
Ces activités multiformes rassasiaient la vanité de Rorschash,
son goût du pouvoir, son sens des intrigues e t des palabres,
mais elles ne nourrissaient pas sa nostalgie de « créateur » : en
quinze ans, il parvint quand même à signer d eu x productions,
deux séries pédagogiques destinées à l’exportation ; la pre­
mière, D oudoune e t M am bo, concerne l’enseignem ent du fran­
çais en Afrique noire ; la seconde — A nam ous et Pam plen as
— est bâtie sur un scénario rigoureusement identique, mais
son but est « d ’initier les élèves des lycées d e l’Alliance fran­
çaise aux beautés et à l’harmonie de la civilisation grecque ».

Aux débuts des années soixante-dix, le projet de Bartlebooth


vint aux oreilles de Rorschash. À l’époque, bien que Bartle­
booth fût revenu depuis déjà quinze ans, personne n ’était vrai­
ment au courant de toute l ’affaire. Ceux qui auraient pu en
savoir quelque chose en parlaient peu ou pas du tout ; les
autres savaient, par exemple, que Madame Hourcade lui avait
livré des boîtes, ou bien qu’il avait fait installer une drôle de
machine dans la chambre de Morellet, ou encore qu ’il avait
voyagé pendant vingt ans avec son domestique tout autour du
La Vie m o d e d ’em p lo i 739

m onde et que pendant ces vingt ans Winckler avait reçu, du


monde entier, environ deux paquets par mois. Mais personne
ne savait vraiment com ment tous ces élém ents se combinaient
entre eux, et personne, d ’ailleurs, n ’insistait tellement pour le
savoir. Et Bartlebooth, s ’il n ’ignorait pas que les petits mystères
qui entouraient son existence faisaient l ’objet dans l’immeuble
d ’hypothèses contradictoires et souvent incohérentes, et par­
fois même de mimiques désobligeantes, était à mille lieues de
penser qu’on pourrait un jour venir le déranger dans son
projet.
Mais Rorschash s’emballa et l’évocation parcellaire de ces
vingt ans de circumnavigation, de ces tableaux découpés,
reconstitués, redécollés, etc., et de toutes les histoires de Winc­
kler et de Morellet, lui donnèrent l’idée d ’une ém ission gigan­
tesque où l’on ne ferait rien de moins que reconstituer toute
l ’affaire.
Bartlebooth, bien entendu, refusa. Il reçut Rorschash un
quart d ’heure et le fit reconduire. Rorschash s’accrocha, ques­
tionna Smautf et les autres domestiques, cuisina Morellet qui
l’inonda d ’explications plus abracadabrantes les unes que les
autres, harcela Winckler qui se tut obstinément, se déplaça jus­
q u ’à Montargis pour s’entretenir, inutilement pour lui, avec
Madame Hourcade, et se rabattit sur Madame Nochère, qui ne
savait pas grand-chose mais qui brodait volontiers.
Aucune loi n ’interdisant de raconter l’histoire d ’un homme
qui fait des marines et des puzzles, Rorschash décida de passer
outre au refus de Bartlebooth et déposa à la Direction des Pro­
grammes un projet qui tenait à la fois des Chefs-d’œ u vre en
p é r il et des G randes batailles du passé.
Rorschash avait trop d ’influence à la télévision pour que son
idée soit refusée. Il n ’en avait pas tout à fait assez pour qu’elle
puisse se réaliser rapidement. Trois ans plus tard, lorsque
Rorschash tomba malade au point de devoir en quelques
semaines cesser pratiquement toute activité professionnelle,
aucune des trois chaînes n ’avait encore définitivement accepté
son projet et la rédaction du scénario n ’était pas terminée.
Sans vouloir trop anticiper sur la suite des événements, il
n ’est pas inutile de noter que l’initiative de Rorschash eut pour
740 G eorges Perec

Bartlebooth des conséquences graves. C’est par le truchement


de ces déboires télévisuels que Beyssandre, l’année dernière,
eut connaissance de l’histoire de Bartlebooth. Et, curieuse­
ment, c ’est Rorschash que Bartlebooth vint alors voir pour qu’il
lui recommandât un cinéaste qui irait filmer la phase ultime
de son entreprise. Cela ne lui servit d ’ailleurs à rien, sinon à
l’enfoncer davantage dans un réseau de contradictions dont,
depuis plusieurs années déjà, il savait qu’il connaîtrait
l ’inexorable poids.
CHAPITRE XEX

A ltam ont, 1

Au second, chez les Altamont, on prépare la traditionnelle


réception annuelle. Il y aura un buffet dans chacune des cinq
pièces en façade de l’appartement. Dans celle-ci, qui est d ’ordi­
naire un petit salon — la première des pièces sur lesquelles
ouvre le grand vestibule et à laquelle font suite un fumoir-
bibliothèque, un grand salon, un boudoir et une salle à man­
ger — , les tapis ont été roulés, mettant en évidence un pré­
cieux parquet cloisonné. Presque tous les meubles ont été
enlevés ; il ne reste que huit chaises en bois laqué, au dossier
décoré de scènes évoquant la guerre des Boxers.
Il n ’y a aucun tableau sur les murs, car les murs et les portes
sont eux-mêmes décor : ils sont revêtus d ’une toile peinte, un
panorama som ptueux dont les quelques effets de trompe-l’œil
laissent penser qu’il s’agit d ’une copie exécutée spécialement
pour cette pièce à partir de cartons vraisemblablement plus
anciens, représentant la vie aux Indes telle que l’imagination
populaire pouvait la concevoir dans la deuxièm e moitié du dix-
neuvième siècle : d ’abord une jungle luxuriante peuplée de
singes aux yeux énormes, puis une clairière aux bords d ’un
marigot dans lequel trois éléphants s’ébrouent en s’aspergeant
mutuellement ; plus loin encore des paillotes sur pilotis devant
742 G eorges P erec

lesquelles des femmes en saris jaunes, bleu ciel et vert d ’eau


et des hommes vêtus de pagnes font sécher des feuilles de thé
et des racines de gingembre cependant que d ’autres, installés
devant des bâtis de bois, décorent de grands carrés de cache­
mire à l’aide de blocs sculptés qu’ils trempent dans des pots
remplis de teintures végétales ; enfin, sur la droite, une scène
classique de chasse au tigre : entre une double haie de cipayes
agitant des crécelles et des cymbales, s’avance un éléphant
richement caparaçonné avec, sur le front, une bannière rectan­
gulaire à franges et à pom pons, frappée d ’un cheval ailé rouge ;
derrière le cornac accroupi entre les oreilles du pachyderme
se dresse un palanquin dans lequel ont pris place un Européen
à favoris roux coiffé du casque colonial et un maharadjah dont
la tunique est incrustée de pierreries et dont le turban imma­
culé s’orne d ’une longue aigrette maintenue par un énorme
diamant ; devant eux, à l’orée de la jungle, à demi sorti d ’un
sous-bois, un fauve aplati s’apprête à bondir.
Sur le mur de gauche, au centre, une vaste chem inée de
marbre rose surmontée d ’un grand miroir ; sur la tablette un
haut vase de cristal, de section rectangulaire, rempli d’immor­
telles, et une tirelire mille neuf cent : c’est un nègre en pied,
au large sourire, vaguement contorsionné : il est vêtu d ’un
ample ciré écossais à dominantes rouges, porte des gants
blancs, des lunettes à monture d’acier et un chapeau haut-de-
forme décoré de stars a n d stripes portant en larges caractères
bleus et rouges le chiffre « 75 ». Sa main gauche est tendue, la
droite agrippe le pommeau d ’une canne. Quand on pose une
pièce de monnaie sur la paume tendue, le bras se relève et la
pièce est inexorablement avalée : en guise de remerciement
l’automate agite cinq ou six fois les jambes d ’une manière qui
évoque assez bien le jitterbug.
Une table sur tréteaux recouverte de nappes blanches
occupe tout le mur du fond. Les nourritures qui garniront le
buffet ne sont pas encore mises en place à l’exception de cinq
homards reconstitués, aux coquilles écarlates, disposés en
étoile sur un grand plat d ’argent.
Assis sur un tabouret entre le buffet et la porte qui donne sur
le grand vestibule, le dos appuyé au mur, les jambes tendues et
La Vie m o d e d ’em p lo i 743

légèrement écartées, se trouve le seul personnage vivant de la


scène : un domestique en pantalon noir et veste blanche ; c’est
un homme d ’une trentaine d ’années à la figure ronde et
rouge ; il lit avec un air de parfait ennui le prière d ’insérer
d ’un roman sur la couverture duquel une femme presque nue
couchée dans un hamac, un long fume-cigarette aux lèvres,
pointe négligemment un petit revolver à crosse de nacre en
direction du lecteur :

« Dans “La Souricière”, le dernier roman de Paul Win-


ther, le lecteur retrouvera avec plaisir le héros favori de
l’auteur de “Couche-la dans le sainfoin”, “Les Ecossais
sont en colère”, “L ’Hom me à l ’im perm éable”, et tant
d’autres valeurs sûres de la littérature policière d’aujour­
d’hui et de demain : le Capitaine Horty, qui sera cette
fois aux prises avec un dangereux psychopathe semant
la mort dans un port de la Baltique. »
CHAPITRE XX

M oreau, 1

Une chambre du grand appartement du premier étage. Le


sol est couvert d ’une moquette couleur tabac ; les murs sont
tendus de panneaux de jute gris clair.
Il y a trois personnes dans la pièce. L’une est une vieille
femme, Madame Moreau, la propriétaire de l’appartement. Elle
est couchée dans un grand lit-bateau, sous une courtepointe
blanche sem ée de fleurs bleues.
Debout devant le lit, l’amie d ’enfance de Madame Moreau,
Madame Trévins, vêtue d ’un imperméable et d ’un foulard de
cachemire, sort de son sac à main, pour la lui montrer, une
carte postale qu’elle vient de recevoir : elle représente un
singe, coiffé d ’une casquette, au volant d ’une camionnette. Un
phylactère rose se déploie au-dessus, avec l’inscription : Souve­
n ir d e Saint-Mouezy-sur-Éon.
A la droite du lit, sur la table de nuit, il y a une lampe de
chevet avec un abat-jour de soie jaune, une tasse de café, une
boîte de petits sablés bretons sur le couvercle de laquelle on
voit un paysan labourant son champ, un flacon de parfum dont
le corps parfaitement hémisphérique rappelle la forme de cer­
tains encriers de jadis, une soucoupe contenant quelques
figues sèches et un morceau d ’Édam étuvé, et un losange de
La Vie m o d e d ’em p lo i 745

métal, serti à ses quatre coins de cabochons en pierre de lune,


encadrant la photographie d ’un hom m e d ’une quarantaine
d ’années, portant un blouson à col de fourrure, assis en plein
air à une table campagnarde surchargée de victuailles : un
aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre
mousseux, une tarte aux com potes et des prunes à l ’eau-de-
vie.
Sur la tablette inférieure de la table de nuit sont empilés
quelques livres. Celui du dessus s’intitule La Vie am oureuse
des S tuart et sa couverture pelliculée représente un homme
en costume Louis XIII, perruque, chapeau à plume, large rabat
de dentelles, tenant sur ses genoux une soubrette largement
dépoitraillée et portant à ses lèvres une colossale chope sculp­
tée : c’est une compilation suspecte, relatant avec complai­
sance les débauches et turpitudes attribuées à Charles Ier, un
de ces livres sans nom d ’auteur, vendus scellés avec la mention
« strictement réservé aux adultes » chez les bouquinistes des
quais et dans les bibliothèques de gare.
Le troisième personnage est assis, légèrem ent en retrait, sur
la gauche. C’est une infirmière. Elle feuillette avec indifférence
un magazine illustré sur la couverture duquel on voit un chan­
teur de charme, en smoking fantaisie bleu pétrole pailleté d ’ar­
gent, le visage inondé de sueur, agenouillé, jambes écartées,
les bras en croix, face à des spectateurs déchaînés.

À quatre-vingt-trois ans, Madame Moreau est la doyenne de


l’immeuble. Elle est venue y vivre vers mille neuf cent soixante,
lorsque le développem ent de ses affaires la contraignit à quit­
ter son petit village de Saint-Mouezy-sur-Éon (Indre) pour faire
efficacement face à ses obligations de chef d ’entreprise. Héri­
tière d ’une petite fabrique de bois tourné qui fournissait prin­
cipalement les marchands de meubles du Faubourg Saint-
Antoine, elle s’y révéla rapidement une remarquable femme
d ’affaires. Lorsque, au début des années cinquante, le marché
du meuble s’effondra, n ’offrant plus au bois tourné que des
débouchés aussi onéreux qu’aléatoires — balustrades d ’esca­
liers et de loggias, pieds de lampe, barrières d ’autels, toupies,
bilboquets et yoyos — elle se reconvertit avec audace dans la
746 G eorges P erec

fabrication, le conditionnem ent et la distribution de l’outillage


individuel, pressentant que la hausse des prix des services
aurait pour inévitable conséquence un considérable essor du
marché du bricolage. Son hypothèse se confirma bien au-delà
de ses espérances et son entreprise prospéra au point d ’at­
teindre bientôt une envergure nationale et même de menacer
directement ses redoutables concurrents allemands, britan­
niques et suisses qui ne tardèrent pas à lui proposer de fruc­
tueux contrats d ’association.
Aujourd’hui impotente, veuve depuis quarante — son mari,
officier de réserve, mourut le six juin pendant la bataille de la
Somme — , sans enfant, sans autre amie que cette Madame Tré-
vins, sa camarade de classe, qu’elle a fait venir auprès d ’elle
pour la seconder, elle continue, du fond de son lit, à diriger
d ’une main de fer une société florissante dont le catalogue
couvre la quasi-totalité des industries de la décoration et de
l’installation d ’appartements, et débouche m êm e sur divers
domaines annexes :

NÉCESSAIRE À PAPIER PEINT : mallette plastique comprenant


1 double mètre pliant, 1 paire de ciseaux, 1 roulette, 1 marteau,
1 règle métallique 2 m, 1 tournevis contrôleur de courant, 1 émar-
geur, 1 couteau, 1 brosse, 1 fil à plomb, 1 paire tenailles, 1 couteau
de peintre, 1 sabre. Long. 45, larg. 30, haut. 8 cm. Poids 2,5 kg.
Garantie totale 1 an.
AGRAFEUSE À PAPIER PEINT. Peut recevoir des agrafes de 4,
6, 8, 10, 12 et 14 mm. Livrée dans un coffret métallique contenant
une boîte d’agrafes de chaque dimension, soit 6 boîtes représentant
7 000 agrafes. Brochure explicative. Accessoires : couteau à préfor­
mer, adaptateur (télévision, téléphone, fil électrique). Arrache-
agrafes, lame coupe-tissu, cale aimantée. Garantie totale 1 an.
NÉCESSAIRE À PEINTURE comprenant : 1 bac plastique
9 litres, 1 grille essorage, 1 rouleau polyamide 175 mm, 1 manchon
mousse, 1 manchon mohair pour laquer, 1 pinceau rond 0 25 mm
SOIE PURE longueur 60 mm, 4 pinceaux plats largeur 60, 45, 25 et
15 mm, épaisseur 17, 15, 10 et 7 mm. SOIE PURE. Qualité extra.
Longueur 55, 45, 38, 33 mm. Garantie totale 1 an.
PISTOLET À PEINTURE à buses interchangeables livré avec
La Vie m o d e d ’em p lo i 747
buses jet rond et jet plat. Compresseur à membrane, corps en fonte
d’aluminium. Pression max 3 kg/cm 2, débit max 7 rnVh. Soufflette à
gâchette, gonfleur à manomètre. Moteur électrique 220 V 1/3 CV
avec interrupteur marche-arrêt, câble d’alimentation 2 m avec prise
de terre. Alimentation air 4 m avec raccord bronze. Poids total 12 kg.
Garantie totale 1 an.
ÉCHAFAUDAGE MOBILE : 1 échelle montant de 1,6 de largeur
avec roues, 1 échelle montant de 1,6 de largeur avec embouts, 2 re­
hausses de 60 cm, 1 plateau de 145 x 50 avec garde-corps, rambardes
et croisillons, hauteur de plancher réglable de 30 en 30 cm de 50 à
220. Empattement au sol 190 x 68. D ispositif de freinage. Poids total
38 kg. Garantie totale 1 an.
ÉCHELLE MULTIPOSE. Montants en tubes d ’acier ovale. 5 élé­
ments. Verrouillage automatique (système breveté) haut, droite
5,12 m, double 2,40 m, encombrement 145 x 65 x 20. Poids 23 kg.
Accessoires : marchepied, béquille, sabots amovibles. Garantie totale
1 an.
ÉTABLI DE MÉCANICIEN. D e fabrication robuste, cet établi
propose, outre sa table de travail aux dimensions intéressantes
004 x 060 x 120, 2 tiroirs montés sur roulements et une tôle perforée
pour rangement de l’outillage. Verrouillage conique. Possibilité de
serrage à plat. Construction profil à froid 20/10°. Peinture gris mar­
telé. Assem blage par vis. Haut. 90 cm. Poids 60 kg. Garantie totale
1 an.
PERCEUSE-PERCUTEUSE À VARIATEUR ÉLECTRONIQUE.
220 V. 250 W. Double isolation. Antiparasitage radio-télévision.
V itesse à vide 0 à 1 400/3 000 tr/mn. Fréquence de percussion 0 à
14 000/35 200 coups/mn. Capacité acier: 10 mm, béton: 12 mm,
bois : 20 mm. Livrée avec mandrin à clé de 10 mm. Câble 3 m. Poi­
gnée collier. Butée de profondeur. Clé de service. Poids 2,5 kg.
A ccessoires : adaptateur universel, poignée revolver, poignée laté­
rale, poignée supérieure, serre-joints, double mandrin, réducteur, ber­
ceau, support, noix, petite table, petite colonne, colonnette, grande
colonne, percussion, scie circulaire, scie cloche, scie ruban, ponceuse
lustreuse, ponceuse souple, ponceuse vibrante, ponceuse orbitale,
ponceuse à surfaçage lapidaire, rabot, scie sauteuse, mortaiseuse,
dégauchisseuse, flexible, affûteuse, brosse, taille-haies, agitateur,
compresseur, pistolet, rallonge, affûte-couteaux, étau, coffret 13 fo­
748 G eorges P erec

rets acier rapide 0 2 à 8, coffret 4 forets au carbure de tungstène


0 4, 5, 6 et 8 et 4 forets métaux au chrome vanadium 0 4, 5, 6 et 8,
fraise 6 mm, fraise 8 mm, fraise 10 mm, chevilles, lames de rabot,
tour à bois, adaptateur rabot fixe, toupie, mortaiseuse fixe, meuleuse,
affleureuse, touret. Garantie totale 1 an.
COFFRET OUTILLAGE. Jeu de 12 clés à pipe 12 pans chrome
vanadium 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 16, 17, 19, 21, 23. Pince multiprise
chromée branches isolées acétate en 250 à crans ; pince universelle
chromée, branches isolées acétate en 180; lime 1/2 ronde de
200 mm, taille demi-douce, avec manche ; lime tiers-point de 125,
taille demi-douce, avec manche ; marteau rivoir laqué manche verni
clair de 28 ; tournevis mécanicien de 175 chrome vanadium ; tourne­
vis mécanicien de 125 chrome vanadium ; tournevis cruciforme n° 1
chrome vanadium, tournevis cruciforme n° 2 chrome vanadium ;
tournevis électricien de 125 chrome vanadium isolé ; burin ; clé de
18 ; burette ; clé à molette de 20 acier forgé, tête polie ; jauge épais­
seur 10 lames ; porte-scie à métaux qualité professionnelle ; tube
ovale chromé laqué rouge ; chasse-goupilles cadmié ; pince plate
chromée. Garantie totale 1 an.
ARMOIRE A OUTILS forme valise. Livrée avec 24 plaquettes
perforées et 80 clips d’accrochage. Haut. 55, larg. 45, prof. 15 cm.
Jeu de 7 clés plates 6 à 9 ; jeu de 9 clés à pipe 4/14 ; porte-scie ;
tournevis cruciforme ; tournevis électricien 4 x 100 ; tournevis méca­
nicien 6 x 1 5 0 ; pince multiple isolée; pince universelle isolée;
porte-forets à plateau 13 mm ; jeu de 19 forets 1 à 10 mm ; rabot
n° 3 ; scie égoïne 3 lames ; ciseau sculpteur de 10 ; ciseau sculpteur
de 20 ; marteau rivoir de 25 laqué ; râpe demi-ronde de 200 ; lime
demi-ronde de 175 ; lime trois-quarts de 150 ; mètre bois, chasse-
goupilles cadmié ; pointeau cadmié ; 2 tamponnoirs ; 2 vrilles ;
tenailles de 180 ; niveau d’eau. Poids total 14,5 kg. Garantie totale
1 an.
JEU DE 12 CLÉS PLATES fraisées au chrome vanadium 6-7,
8-9, 10-11, 12-13, 14-15, 16-17, 18-19, 20-22, 21-23, 24-26, 25-28,
27-32. Garantie totale 1 an.
COFFRET À TARA UD ER comprenant 9 tarauds et 9 filières à
pas métrique en acier au tungstène 3 x 05, 4 x 07, 5 x 08, 6 x 1,
7 x 1, 8 x 1.25, 9 x 1.25, 10 x 1.50, 12 x 1.75, 1 porte-filière,
1 tourne à gauche. Garantie totale 1 an.
La Vie m o d e d ’em p lo i 749
COFFRET À DOUILLES comprenant 18 douilles, 12 pans au
chrome vanadium de 10 à 32, 1 vilebrequin, 1 cardan universel,
1 poignée coulissante, 1 cliquet réversible, 1 petite rallonge, 1 grande
rallonge. Garantie totale 1 an.
NÉCESSAIRE À MAÇONNERIE comprenant : 1 niveau métal
3 fioles de 50, 1 truelle bout rond de 22, 1 truelle bout carré de 20 ;
1 truelle langue de chat de 16 ; 1 ciseau de m açon 300 x 16 ;
1 broche de maçon 300 x 16 ; 1 brosse métallique violon. Garantie
totale 1 an.
NÉCESSAIRE ÉLECTRICIEN comprenant : 1 pince coupante de
côté isolée de 160 ; 1 pince universelle chromée isolée de 180 ;
1 pince radio chromée de 140 ; 1 pince à dénuder chromée isolée de
180 ; 1 tournevis contrôleur de courant ; 1 tournevis chromé vana­
dium manche isolant ; 1 fer à souder puissance 60 W ; 1 rouleau de
ruban adhésif. Garantie totale 1 an.
NÉCESSAIRE MENUISERIE comprenant : 1 scie égoïne, 1 scie
à dos, 1 marteau menuisier, 1 pince coupante, 1 tenaille 1/2 fine ;
3 ciseaux menuisiers 8, 10 et 15, 1 bédane, 1 tournevis 7 x 150,
1 tournevis 4 x 100. Garantie totale 1 an.
NÉCESSAIRE PLOMBERIE. Coffret métallique de 440 x 210 x
100 mm comprenant : un chalumeau de brasage à pointe fine à allu­
mage automatique (livré sans cartouche), 5 baguettes de brasure tous
métaux, 1 pince étau au chrome vanadium de 250 m m , 1 coupe-tube
ouverture 0/30 mm, 1 serre-tube 0/25 mm, 1 appareil à rabattre les
collets pour tubes de 6, 8, 10, 12, 14 mm. Garantie totale 1 an.
NÉCESSAIRE AUTOM OBILISTE comprenant : clé en croix
pliante, raclette à pare-brise, jeu de 9 clés à pipe 4/4, jeu de 6 clés
plates 6 x 7 à 16 x 17, jauge épaisseur 8 lames, lampe de poche avec
pile, burette à huile, pince universelle isolée, pince multiprise, clé à
molette chromée, brosses à bougies, jeu de 4 tournevis, marteau
chromé, clé à bougies à rotule, lime contact, jeu de clés magnéto,
chasse-goupilles zingué, chamoisine, pompe à graisse, gonfleur à
pied, triangle de signalisation, extincteur, cric hydraulique, contrô­
leur de pression 0/3 bars, pèse-acide, pèse-antigel, phare baladeuse
lentille blanche fixe, lentille rouge amovible. Garantie totale 1 an.
COFFRET PREMIER SECOURS comprenant : 1 flacon pour eau
oxygénée 10 volumes, 1 flacon pour alcool m odifié 70°, 2 panse­
ments adhésifs grand modèle, 4 pansements adhésifs petit modèle,
750 G eorges P erec

1 pince à échardes, 1 paire de ciseaux, 1 flacon pour teinture d ’iode,


6 compresses hydrophiles, 2 bandes de gaze hydrophile 3 x 0,07 m,
2 bandes de crêpe 1 x 0,05 m, 1 garrot, 1 centimètre souple (1,50 m),
1 lampe de poche métallique chromée avec pile et ampoule, 1 craie
indélébile, 5 pochettes tampons alcoolisés, 1 pochette serviettes
rafraîchissantes, 1 tube épingles de sûreté, 1 tube vide pour cachets,
5 tampons coton hydrophile, 3 paires de gants plastique à jeter,
1 TUBE DE RÉANIM ATION BOUCHE À BOUCHE EN CAO UT­
CHOUC avec notice d ’emploi. Garantie totale 1 an.
CONTAINER DE CAM PING POUR CAMPEURS. 6 personnes
« luxe » comprenant 1 seau polyéthylène avec couvercle cuvette,
1 saladier avec couvercle étanche, 6 assiettes plates, 6 assiettes
creuses, 1 boîte à vivres hermétique, 1 pichet, 1 salière, 1 poivrière,
1 boîte à œufs, 6 gobelets, 6 tasses, 6 couverts (couteaux, fourchettes
et grandes cuillers). Dim ensions 42 x 31 x 24 cm. Poids total 4,2 kg.
Garantie totale 1 an.
PORTIQUE. 3,5 m. 8 crochets avec agrès. Tube acier, peinture
laquée au four, coloris vert. Poutre 0 80 mm, 4 montants intérieurs
0 40 mm, 2 montants extérieurs 0 35 mm. Long. 3,90 m, larg.
2,90 m. Encombrement max 6 m. Crochets boulonnés par verrouil­
lage breveté. Agrès : 2 balançoires, 1 trapèze avec cordage polypro-
pylène 0 12 mm, 1 corde lisse en chanvre 0 22 mm, 1 échelle avec
cordage polypropylène 0 10 mm. A ccessoires spéciaux sur comman­
de : corde à nœuds, jeu d ’anneaux, balancelle simple, balancelle
double. Livré avec notice de montage et broches de scellement.
Garantie totale 1 an.
GARNITURE DE BUR EA U en matière synthétique imitant par­
faitement le cuir, grain fin, coloris marron, décoration à l ’or fin
23 carats, finition très soignée, comprenant : 1 buvard sous-main 48
x 33, 1 porte-bloc éphéméride, 1 pot à crayons, 1 classeur. Garantie
totale 1 an.
CHAPITRE XXI

D an s la chaufferie, 1

Un hom m e est couché à plat ventre sur le som m et de la


chaudière qui alimente tout l’immeuble. C’est un homme
d ’une quarantaine d ’années ; il ne ressemble pas à un ouvrier,
mais plutôt à un ingénieur ou à un inspecteur du gaz ; il ne
porte pas des vêtements de travail, mais un costum e de ville,
une cravate à pois, une chemise de tergal bleu ciel. Il s’est
protégé la tête en la couvrant d ’un mouchoir rouge noué aux
quatre coins qui évoque vaguement une calotte de cardinal. Il
essuie avec une peau de chamois une petite pièce cylindrique
se terminant d ’un côté par une tige filetée et de l’autre par un
clapet à ressort. À côté de lui, sur une page arrachée à un jour­
nal et dont on peut lire quelques titres, placards ou fragments

Le Général Shalako, qui « Le m olosse est an­


nettoya la poche de goissé », de John Whit-
Vézelise, vient de mou­ mer (aux Éditions de la
rir à Chicago Calebasse) a reçu le
Grand Prix de Lit-

Qui ont détruit la pa ix de mon peu ple et le gou ver­


nement du p a y s c ’est pourquoi
752 G eorges P erec

La Fanfare du 2e Spahis donnera cet après-midi un


concert dans les jardins du

sont posées diverses autres pièces : boulons, vis, rondelles et


griffes de serrage, rivets, broches, et quelques outils. Sur le
devant de la chaudière est fixée une plaque ronde portant l’ins­
cription RICHARDT & SECHER surmontant un diamant stylisé.
Le chauffage central est d ’installation relativement récente.
Tant que les Gratiolet demeurèrent majoritaires au sein de la
copropriété, ils s’opposèrent farouchement à une dépense
qu’ils jugeaient superflue, eux-mêmes se chauffant, comme
presque tous les Parisiens à l’époque, avec des chem inées et
des poêles à bois ou à charbon. C’est seulem ent au début des
années soixante, lorsque Olivier Gratiolet vendit à Rorschash
la quasi-totalité des parts qui lui restaient, que les travaux
furent votés et exécutés, en même temps d ’ailleurs qu’une
com plète réfection de la toiture et qu’un coûteux programme
de ravalement imposé par la récente loi à laquelle André Mal­
raux devait laisser son nom, le tout, auquel vinrent par surcroît
s’ajouter les réaménagements intérieurs complets du duplex
des Rorschash et de l’appartement de Madame Moreau, trans­
formant pendant près d ’un an l’immeuble en un chantier sale
et bruyant.

L’histoire des Gratiolet com m ence à peu près com me l’his­


toire du Marquis de Carabas mais se termine beaucoup moins
bien : ni ceux qui eurent presque tout, ni ceux qui n ’eurent
presque rien ne réussirent. Lorsque, en 1917, mourut Juste
Gratiolet, qui s’était enrichi dans le commerce et l’industrie du
bois — il est en particulier l’inventeur d ’une machine à rainer
encore en usage dans de nombreuses fabriques de parquets
— , les quatre enfants qui lui survivaient se partagèrent sa for­
tune selon le testament qu’il avait laissé. Cette fortune se
La Vie m o d e d 'e m p lo i 753

composait d ’un immeuble — celui dont il est question ici


depuis le début — , d ’une exploitation agricole dans le Berry
consacrée pour un tiers aux cultures céréalières, un tiers à la
viande de boucherie et un tiers à la sylviculture, d ’un fort
paquet d ’actions de la Compagnie Minière du Haut-Bouband-
jida (Cameroun), et de quatre grandes toiles du paysagiste et
animalier breton Le Meriadech’ qui était alors extrêmement
prisé. En conséquence, l ’aîné, Emile, reçut l ’immeuble, Gérard
la ferme, Ferdinand les actions, et H élène, la seule fille, les
tableaux.
Hélène, qui avait épousé quelques années plus tôt son pro­
fesseur de danse — un certain Antoine Brodin — tenta aussitôt
de contester l’héritage, mais les conclusions des experts lui
furent nettement défavorables. On lui représenta d ’une part
qu’en lui léguant des œuvres d ’art, son père avait avant tout
songé à lui éviter les soucis et les responsabilités qu’auraient
entraînés la gérance d ’un immeuble parisien, l ’exploitation
d ’un domaine agricole ou la gestion d ’un portefeuille africain,
et que, d ’autre part, il lui serait difficile sinon impossible de
démontrer que le partage avait été injuste, quatre toiles d ’un
peintre en pleine renom m ée valant au moins autant qu’un
paquet d ’actions concernant des mines qui n ’étaient même pas
encore exploitées et ne le seraient peut-être bien jamais.
Hélène vendit les toiles pour la somme, exorbitante à
l’époque si l’on songe au discrédit dans lequel Le Meriadech’
tomba quelques années plus tard, et dont il émerge d ’ailleurs
de nos jours, de 60 000 francs. Avec ce petit capital, elle et
son mari s’expatrièrent aux États-Unis. Ils y devinrent joueurs
professionnels, organisant dans des trains de nuit et des tripots
de village des parties de dés clandestines qui s ’étalaient parfois
sur plus d ’une semaine. A l’aube du 11 septembre 1935,
Antoine Brodin fut assassiné ; trois voyous, à qui il avait refusé
l’entrée de sa salle de jeux deux jours auparavant, l’em m enè­
rent dans une carrière abandonnée de Jemima Creek, à qua­
rante kilomètres de Pensacola (Floride) et le tuèrent à coups
de canne. H élène revint en France quelques semaines plus
tard. Elle obtint de son neveu François qui, à la mort d ’Émile,
un an plus tôt, avait hérité de l ’immeuble, la jouissance d’un
754 G eorges P erec

petit appartement de deux pièces au sixième étage, à côté du


docteur Dinteville. Elle y vécut, assagie, craintive, effacée, jus­
qu’à sa mort en mille neuf cent quarante-sept.
Émile, pendant les dix-sept ans où il posséda l’immeuble, le
géra avec soin et com pétence et entreprit même divers travaux
de modernisation, et en particulier l’installation, en 1925, d ’un
ascenseur. Mais le sentiment qu’il avait d ’avoir été le seul béné­
ficiaire de l’héritage et d ’avoir, en faisant respecter les volontés
de son père, lésé ses frères et sa sœur, l’amena à se sentir
responsable d ’eux au point de vouloir prendre en charge leurs
affaires. Ce scrupule d ’aîné fut le com mencement de sa perte.
Gérard, le second fils, s’occupait avec plus ou moins de bon­
heur de son exploitation agricole. Mais Ferdinand, le troi­
sième, connaissait de graves difficultés. La Compagnie Minière
du Haut-Boubandjida (Cameroun) dont il était devenu un rela­
tivement gros actionnaire, avait été créée une dizaine d ’années
auparavant dans le but de prospecter et ultérieurement d ’ex­
ploiter de riches gisements de minerai d’étain qui avaient été
décelés par trois géologues hollandais attachés à la Mission
Zwindeyn. Plusieurs expéditions préliminaires s’étaient depuis
lors succédé mais les conclusions qu’elles avaient rapportées
n’étaient, pour la plupart, pas très encourageantes : certaines
confirmaient la présence d ’importants filons de cassitérite mais
s’inquiétaient des conditions d ’exploitation et surtout de trans­
port ; d ’autres prétendaient que le minerai était trop pauvre
pour justifier une extraction dont le prix de revient serait
nécessairement trop onéreux ; d ’autres encore affirmaient que
les échantillons qui avaient été prélevés ne contenaient pas
trace d ’étain mais renfermaient par contre, en abondance, de
la bauxite, du fer, du manganèse, du cuivre, de l’or, des dia­
mants, et des phosphates.
Bien que généralement pessimistes, ces rapports contradic­
toires n ’em pêchèrent absolument pas la Compagnie d ’être
activement traitée en Bourse et de procéder d ’année en année
à des augmentations de capital. En mille neuf cent vingt, la
Compagnie Minière du Haut-Boubandjida (Cameroun) avait
rassemblé près de vingt millions de francs souscrits par près
de sept mille cinq cents actionnaires et son conseil d ’adminis­
La Vie m o d e d ’em p lo i 755

tration comptait trois anciens ministres, huit banquiers et onze


gros industriels. Cette année-là, au cours d ’une assemblée
générale dont les débuts furent houleux mais la fin enthou­
siaste, il fut unanimement décidé d ’en finir avec ces préparatifs
inutiles et de procéder à la mise en exploitation immédiate des
gisements, quels qu’ils fussent
Ferdinand était ingénieur des Ponts-et-Chaussées et réussit
à se faire nommer contrôleur des travaux. Le 8 mai 1923, il
arriva à Garoua et entreprit de remonter le cours supérieur du
Boubandjida jusqu’aux hauts plateaux de l’Adamaoua avec
cinq cents ouvriers recrutés sur place, onze tonnes et demie
de matériels, et vingt-sept personnels d ’encadrement d ’origine
européenne.
Les travaux de fondation et de creusement des galeries
furent difficiles et ralentis par les pluies quotidiennes qui pro­
voquaient sur le fleuve des crues irrégulières et imprévisibles
dont la violence m oyenne suffisait chaque fois à balayer tout
ce qui avait été jusqu’alors déblayé ou remblayé.
Au bout de deux ans, atteint de fièvres, Ferdinand Gratiolet
dut être rapatrié. Sa conviction intime était que l ’étain du Haut-
Boubandjida ne serait jamais exploitable de façon rentable. Par
contre il avait vu dans les régions qu’il avait traversées abon­
dance de bêtes de toutes espèces et de toutes variétés et cela
lui donna l’idée de se lancer dans le commerce des peaux. A
peine revenu de convalescence, il liquida son paquet d ’actions
et fonda une société d ’importation de peaux, fourrures, cornes
et carapaces exotiques, qui se spécialisa très vite dans l’ameu­
blement : la m ode était alors en effet aux descentes de lit en
fourrure et aux meubles de rotin gainés de zorrino, d ’antilope,
de girafe, de léopard ou de zébu ; une petite com m ode de
pitchpin avec des garnitures en buffle se vendait facilement
1 200 francs et un miroir psyché de Tortosi serti dans une
carapace de trionyx avait trouvé preneur à Drouot pour
38 295 francs !
L’affaire démarra en 1926. Dès 1927, les cours mondiaux des
cuirs et peaux amorcèrent une descente vertigineuse qui devait
durer six ans. Ferdinand refusa de croire à la crise et s’obstina
à augmenter ses stocks. À la fin de mille neuf cent vingt-huit,
756 G eorges P erec

Juste
1839-1917
épouse
Marie
Bereaux
1852 1888

Emile Louis Gérard Olivier Ferdinand Hélène


1870-1934 t 1875 1877-1934 1877-1914 1880-1932 1888-1947
epouse epouse epouse epouse
Jeanne Marie Germaine Antoine
Mou/in Laurent Jourdain Brodin
1864 1930 1880-1947 1885 1941 1895-1935

1 1 .. 1
Fra içois Louis Henri Mire
1900-1948 1898-1943 1904-1938 1907-1944
épouse épouse
Marthe France
Lehameau Lidron
1911-1948 1895-1940

Olivier
1920-
épouse
Ariette
Criolat
1937-1965

Isabelle
1962-
La Vie m o d e d 'em p lo i 757

la totalité de son capital était bloquée, pratiquement non négo­


ciable, et il ne pouvait payer ni les transporteurs ni les frais de
garde. Pour lui éviter une faillite frauduleuse, Émile le renfloua
en vendant deux des appartements de son immeuble dont
celui où s’installa alors Bartlebooth. Mais cela ne servit pas à
grand-chose.
En avril 1931, alors qu’il se confirmait de plus en plus que
Ferdinand, propriétaire d ’un stock de quelque quarante mille
peaux qui lui avaient coûté trois ou quatre fois le prix qu’il
pourrait désormais en obtenir, était aussi incapable d ’en faire
assurer l’entretien et la surveillance que de faire face à tous
ses autres engagements, l’entrepôt de La Rochelle où étaient
emmagasinées ses marchandises fut entièrement détruit par
le feu.
Les compagnies d ’assurances refusèrent de payer et accusè­
rent publiquement Ferdinand d ’avoir provoqué un incendie
criminel. Ferdinand prit la fuite, abandonnant sa femme, son
fils (qui venait de réussir brillamment l’agrégation de philoso­
phie) et les ruines encore fumantes de son affaire. Un an plus
tard, sa famille devait apprendre qu’il avait trouvé la mort en
Argentine.
Mais les compagnies d ’assurances continuaient à s’acharner
sur sa veuve. Pour lui venir en aide, Émile et Gérard, ses deux
beaux-frères, se sacrifièrent ; Émile en vendant dix-sept des
trente logements dont il était encore propriétaire, Gérard en
liquidant presque la moitié de son exploitation.
Émile et Gérard moururent tous les deux en mille neuf cent
trente-quatre ; Émile le premier, en mars, d ’une congestion
pulmonaire ; Gérard en septembre, d ’une attaque au cerveau.
Ils ne laissaient à leurs enfants qu’un héritage précaire que les
années qui suivirent n ’allaient pas cesser d ’amenuiser.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE


DEUXIÈM E PARTIE

CHAPITRE XXII

Le h a ll d ’entrée, 1

Le hall d ’entrée est un lieu relativement spacieux, presque


parfaitement carré. Tout au fond à gauche, une porte mène
vers les caves ; au centre, la cage de l ’ascenseur ; sur la porte
en fer forgé un écriteau

O O

«ARRÊT
MOMENTANÉ
de
L’ASCENSEUR»
a été accroché ; à droite, le départ de l’escalier. Les murs sont
laqués en vert clair, le sol est recouvert d ’un tapis de corde
d ’une texture extrêmement serrée. Sur le mur de gauche, la
porte vitrée de la loge de la concierge, garnie de petits rideaux
de dentelle.
Debout devant la loge, une femme est en train de lire la
liste des habitants de l ’immeuble ; elle est vêtue d ’un ample
manteau de lin brun que ferme une grosse broche pisciforme
sertie d’alabandines. Elle porte en bandoulière un grand sac
de toile écrue et tient dans sa main droite une photographie
760 G eorges P erec

bistrée représentant un homme en redingote noire. Il a des


favoris épais et un pince-nez ; il se tient debout à côté d ’une
bibliothèque tournante, en acajou et cuivre, de style Napo­
léon III, au-dessus de laquelle se trouve un vase en pâte de
verre rempli d ’arums. Son haut-de-forme, ses gants et sa canne
sont posés à côté de lui sur un bureau ministre à incrustations
d ’écaille.

Cet homme — James Sherwood — fut la victime d ’une des


plus célèbres escroqueries de tous les temps : deux arnaqueurs
de génie lui vendirent, en mille huit cent quatre-vingt-seize, le
vase dans lequel D ’Arimathie avait recueilli le sang du Christ.
La femme — une romancière américaine nom m ée Ursula
Sobieski — a entrepris depuis trois ans de reconstituer cette
ténébreuse affaire pour en faire la matière de son prochain
livre et le terme de son enquête l’a conduite aujourd’hui à
venir dans cet immeuble chercher quelque ultime rensei­
gnement.

Né en 1833 à Ulverston (Lancashire), James Sherwood s’exila


très jeune et devint pharmacien à Boston. Au début des années
soixante-dix, il inventa une recette de pâtes pectorales à base
de gingembre. La renom mée de ces bonbons pour la toux
s’établit en moins de cinq ans ; elle fut proclamée par un slo­
gan devenu fameux, «S h erw oods’ p u t y o u in the m o o d » et
illustrée par des vignettes hexagonales représentant un cheva­
lier en armure pourfendant de sa lance le spectre de la grippe
personnifié par un vieillard grincheux à plat ventre dans un
paysage nappé de brume, vignettes qui furent abondamment
distribuées dans l’Amérique tout entière et imprimées sur des
buvards d ’écoliers, derrière les paquets d’allumettes, sur les
capsules d ’eaux minérales, sur le dos des boîtes de fromage,
et sur des milliers de petits jouets et accessoires scolaires
donnés en prime à tout acheteur d ’une boîte de S herw oods’ à
certaines époques déterminées : plumiers, petits cahiers, jeux
de cubes, petits puzzles, petits tamis pour pépites (réservés à
la clientèle californienne), photos faussement dédicacées des
grandes vedettes du music-hall.
La Vie m o d e d ’em p lo i 761

La fortune colossale qui accompagna cette prodigieuse


popularité ne suffit malheureusement pas à guérir le pharma­
cien de la maladie dont il souffrait : une neurasthénie tenace
qui le maintenait dans un état quasi chronique de léthargie et
de prostration. Au moins lui permit-elle de satisfaire la seule
activité qui parvenait à peu près à lui faire oublier son ennui :
la recherche des unica.
Un unicum , dans le jargon des libraires, des chineurs et des
marchands de curiosités, est, comme son nom le laisse deviner,
un objet dont il n ’existe qu’un exemplaire. Cette définition un
peu vague recouvre plusieurs classes d ’objets ; il peut s’agir
d ’objets dont il a été fabriqué un seul exemplaire, comme
l’octobasse, cette monstrueuse contrebasse exigeant deux
instrumentistes, l ’un au sommet d ’une échelle s ’occupant
des cordes, l’autre sur un simple escabeau tenant l’archet,
ou com me la Legouix-Vavassor Alsatia qui gagna le Grand
Prix d ’Amsterdam en 1913 et dont la commercialisation fut à
jamais compromise par la guerre ; il peut s’agir d ’espèces
animales dont on connaît un seul individu, com me le tanrec
D asogale fo n to yn a n ti dont l’unique spécimen, capturé à Mada­
gascar, se trouve au Muséum d ’Histoire naturelle de Paris,
com me le papillon Troides a llo tte i qu’un amateur acheta
1 500 000 francs en 1966, ou com me le M onachus tropicalis,
ce phoque à dos blanc dont on ne connaît l ’existence que par
une photographie prise au Yucatan en 1962 ; il peut s’agir
d ’objets dont il ne reste plus qu’un exemplaire, com me c’est le
cas pour plusieurs timbres, livres, gravures et enregistrements
phonographiques ; il peut s’agir enfin d ’objets rendus uniques
par telle ou telle particularité de leur histoire : le stylo avec
lequel fut paraphé et signé le Traité de Versailles, le panier de
son dans lequel roula la tête de Louis XVI ou celle de Danton,
le reste de la craie dont Einstein se servit lors de sa mémorable
conférence en 1905 ; le premier milligramme de radium pur
isolé par les Curie en 1898, la Dépêche d ’Ems, les gants avec
lesquels Dempsey défit Carpentier le 21 juillet 1921, le premier
slip de Tarzan, les gants de Rita Hayworth dans G ilda, sont
des exemples classiques de cette dernière catégorie, la plus
répandue, mais aussi la plus ambiguë, si l ’on songe que n ’im­
762 G eorges P erec

porte quel objet peut toujours se définir d ’une manière


unique, et qu’il existe au Japon une manufacture fabriquant en
série des chapeaux de Napoléon.
La méfiance et la passion sont les deux caractères des ama­
teurs d'unica. La méfiance les conduira à accumuler jusqu’à
l’excès les preuves de l’authenticité et — surtout — de l’unicité
de l ’objet qu’ils recherchent ; la passion les conduira à une
crédulité parfois sans bornes. C’est en ayant constamment à
l’esprit ces deux éléments que les arnaqueurs parvinrent à
dépouiller Sherwood du tiers de sa fortune.

Un jour d ’avril 1896, un ouvrier italien nommé Longhi qu’il


avait fait engager quinze jours auparavant pour repeindre les
grilles de son parc, s’approcha du pharmacien au m om ent où
il faisait faire à ses trois lévriers leur promenade quotidienne
et lui expliqua, dans un anglais plutôt approximatif, qu’il avait,
trois mois auparavant, loué une chambre à un compatriote, un
certain Guido Mandetta qui se disait étudiant en histoire ; ce
Guido était parti à l ’improviste, évidemment sans le payer, lais­
sant seulem ent une vieille malle pleine de livres et de papiers.
Longhi aurait bien aimé rentrer un peu dans ses frais en ven­
dant les livres, mais il avait peur de se faire rouler et il deman­
dait à Sherwood de l ’aider. Sherwood, qui n ’attendait rien
d ’intéressant de manuels d ’histoire et de notes de cours, s ’ap­
prêtait à refuser ou à envoyer un de ses domestiques lorsque
Longhi précisa qu’il y avait surtout des vieux livres en latin.
Sa curiosité fut mise en éveil et elle ne fut pas déçue. Longhi
l'emmena chez lui, une grande bâtisse en bois, pleine de mam-
mas et de marmaille, et le fit entrer dans la petite pièce mansar­
dée que Mandetta avait occupée ; à peine eut-il ouvert la malle
que Sherwood tressaillit de joie et de surprise : au milieu d ’un
amoncellement de cahiers, de feuilles volantes, de carnets, de
coupures de presse et de livres défraîchis, il découvrit un vieux
Quarli, un de ces prestigieux livres à reliure de bois et aux
tranches peintes que les Quarli imprimèrent à Venise entre
1530 et 1570 et qui sont, pour la plupart, devenus introu­
vables.
Sherwood examina le livre avec soin : il était en très mauvais
La Vie m o d e d ’em p lo i 763

état, mais son authenticité ne faisait aucun doute. Le pharma­


cien n ’hésita pas : sortant deux billets de cent dollars de son
portefeuille, il les tendit à Longhi et, coupant court aux remer­
ciements confus de l’italien, fit porter la malle chez lui et se mit
à explorer systématiquement ce q u ’elle contenait, se sentant
envahi, au fur et à mesure que les heures tournaient et que ses
découvertes se précisaient, par une excitation de plus en plus
intense.
Le Quarli lui-même n ’avait pas seulem ent une valeur biblio-
philique. C’était la célèbre Vita brevis H elenae, d ’Arnaud de
Chemillé dans laquelle l’auteur, après avoir retracé les princi­
paux épisodes de la vie de la mère de Constantin le Grand,
fait revivre la construction de l ’église du Saint-Sépulcre et les
circonstances de la découverte de la Vraie Croix. Encartés dans
une sorte de poche cousue sur la garde de vélin, se trouvaient
cinq feuillets manuscrits, considérablement postérieurs au
livre lui-même mais néanmoins fort anciens, sans doute de la
fin du dix-huitième siècle : c ’était une compilation fastidieuse
et minutieuse, énumérant sur d ’interminables colonnes d ’une
écriture serrée et devenue presque indéchiffrable l’em place­
ment et le détail des Reliques de la Passion : les fragments de
la Sainte Croix à Saint-Pierre de Rome, à Sainte-Sophie, à
Worms, à Clairvaux, à la Chapelle-Lauzin, à l’Hospice des Incu­
rables de Baugé, à Saint-Thomas de Birmingham, etc. ; les
Clous à l ’abbaye de Saint-Denis, à la cathédrale de Naples, à
San Felice de Syracuse, aux Apostoli de Venise, à Saint-Sernin
de Toulouse ; la Lance avec laquelle Longin perça le Flanc du
Seigneur à Saint-Paul-hors-les-Murs, à Saint-Jean-de-Latran, à
Nuremberg et à la Sainte-Chapelle de Paris ; le Calice à Jérusa­
lem ; les Trois Dés dont les soldats se servirent pour jouer la
Tunique du Christ à la cathédrale de Sofia ; l’Éponge Imbibée
de Vinaigre et de Fiel à Saint-Jean-de-Latran, à Sainte-Marie-
du-Transtévère, à Sainte-Marie-Majeure, à Saint-Marc, à Saint-
Sylvestre-in-Capite et à la Sainte-Chapelle de Paris ; les Épines
de la Couronne à Saint-Taurin d ’Évreux, Chateaumeillant,
Orléans, Beaugency, Notre-Dame de Reims, Abbeville, Saint-
Benoît-sur-Loire, Vézelay, Palerme, Colmar, Montauban,
Vienne et Padoue ; le Vase à Saint-Laurent de Gênes, le Voile
764 G eorges P erec

de Véronique (la vera icon) à San Silvestro de Rome ; le Saint


Suaire à Rome, Jérusalem, Turin, Cadouin en Périgord, Carcas-
sonne, Mayence, Parme, Prague, Bayonne, York, Paris, etc.
Le reste des pièces n ’était pas moins intéressant. Guido Man­
detta avait rassemblé toute une documentation historique et
scientifique sur les Reliques du Golgotha et plus spécialement
sur la plus prestigieuse de toutes, ce vase dont l ’Arimathien se
serait servi pour recueillir le Sang suintant des Plaies de Jésus :
une série d ’articles d ’un professeur d ’histoire ancienne à l’Uni-
versité Columbia de New York, J.P. Shaw, examinait les
légendes courant sur le Saint Vase et s’efforçait de déceler les
élém ents réels sur lesquels on pouvait rationnellement les fon­
der. Les analyses du Professeur Shaw n’étaient pas encoura­
geantes : les traditions qui affirmaient que D ’Arimathie lui-
m ême avait emporté le Vase en Angleterre, y fondant, pour
l’abriter, le monastère de Glastonbury, ne reposaient, dém on­
trait-il, que sur une contamination chrétienne (tardive ?) de la
légende du Graal ; le Sacro C atino de la cathédrale de Gênes
était une coupe d ’émeraude, soi-disant découverte par les
Croisés à Césarée en 1102, dont on pouvait se demander
com ment Joseph d ’Arimathie se la serait procurée ; le Vase d ’or
à deux anses conservé dans l’église du Saint-Sépulcre à Jérusa­
lem et dont Bède le Vénérable disait, sans l’avoir vu, que le
Sang du Seigneur y avait été contenu, n ’était évidemment
qu’un simple calice, la confusion étant née de l’erreur d ’un
copiste qui avait lu « contenu » au lieu de « consacré ». Quant
à la quatrième légende, qui racontait que les Burgondes de
Gondéric, lorsque Aetius les avait fait s’allier aux Saxons, aux
Alains, aux Francs et aux Wisigoths pour arrêter Attila et ses
Huns, étaient arrivés sur les Champs Catalauniques précédés
— com me cela se pratiquait couramment à l ’époque — de
leurs reliques propitiatoires, en l’occurrence le Saint Vase que
les missionnaires ariens qui les avaient convertis leur avaient
laissé et que, quelque trente ans plus tard, Clovis allait leur
dérober à Soissons, le Professeur Shaw la rejetait com me la
plus improbable de toutes, car jamais des Arianistes, refusant
la Transsubstantialité de Jésus n ’auraient songé adorer ou faire
adorer ses reliques.
La Vie m o d e d ’em p lo i 765

Pourtant, concluait le Professeur Shaw, au milieu de cet


intense courant d ’échanges qui, du début du IVe siècle à la fin
du x v i ii c, s’institua entre l’Occident chrétien et Constantinople,
et dont les Croisades ne sont qu’un minuscule épisode, il
n’était pas inconcevable que le Vrai Vase eût pu être conservé
dans la mesure où il fut, dès le lendemain de la mise au tom­
beau, l’objet des plus grandes vénérations.

Quand il eut fini d ’étudier dans tous les sens les documents
réunis par Mandetta — dont la plupart, d ’ailleurs, restaient
pour lui indéchiffrables — , Sherwood était persuadé que l’ita­
lien avait retrouvé la trace du Saint Vase. Il lança une armée de
détectives à ses trousses, ce qui ne donna aucun résultat, Lon-
ghi n ’ayant même pas pu lui fournir un signalement correct. Il
décida alors de demander conseil au Professeur Shaw. Il trouva
son adresse dans une toute récente édition du W ho’s Who in
A m erica et lui écrivit. La réponse arriva un mois plus tard : le
Professeur Shaw rentrait de voyage ; entièrement pris par les
examens de fin d ’année, il ne pouvait se déplacer à Boston,
mais il recevrait volontiers Sherwood chez lui.
L’entrevue eut donc lieu au domicile new-yorkais de
J.P. Shaw, le 15 juin 1896. À peine Sherwood eut-il mentionné
la découverte du Quarli que Shaw l’interrompit :
— Il s’agit, n ’est-ce pas, de la Vita brevis H elenae ?
— Précisément, mais...
— Il y a, sur la garde de dos, une pochette contenant la liste
de toutes les reliques du Golgotha ?
— Effectivement, mais...
— Eh bien, cher Monsieur, je suis bien aise de vous rencon­
trer enfin ! C’est m on propre exemplaire que vous avez retrou­
vé ! A ma connaissance il n’y en a d ’ailleurs pas d ’autre. On me
l’a volé il y a deux ans.
Le professeur se leva, alla farfouiller dans un cartonnier et
revint en tenant quelques feuillets froissés.
— Tenez, voici l’avis que j’ai fait publier dans les journaux
spécialisés et que j’ai envoyé à toutes les bibliothèques du
pays :
766 G eorges P erec

IL A ÉTÉ VOLÉ, le 6 a v ril 1893, au dom icile d e


M onsieur le Professeur J.P. SHAW, à N ew York,
N.Y., États-Unis dA m érique, un exem plaire raris­
sim e d e la VITA BREVIS HELENAE d ’A rn au d d e
Chemillé. Quarli, Venise, 1549, 171jfc h ., 11 ff.
n.ch. Ais d e bois fo rtem e n t endom m agés. G ardes
d e velin. Tranches peintes. D eux ferm o irs sur trois
son t intacts. Nom breuses an n o tation s m s dan s les
marges. ENCART DE 5 FEUILLETS MANUSCRITS DE
J.-B. ROUSSEAU.

Sherwood dut rendre à Shaw ce livre qu’il avait cru acquérir


à si bon compte. 11 refusa les deux cents dollars de récompense
que Shaw lui proposait. En revanche il demanda à l’historien
de l’aider à exploiter l ’abondante documentation de l’italien.
Ce fut au tour du Professeur de refuser : son travail à l’Univer-
sité l ’absorbait totalement et surtout il ne croyait pas qu’il
apprendrait quelque chose dans les papiers de Mandetta : cela
faisait vingt ans qu’il étudiait l’histoire des reliques et il ne pen­
sait pas qu’il fût possible qu’un document d ’une quelconque
importance ait pu lui échapper.
Sherwood insista et finit par proposer au Professeur une
somme si fabuleuse qu’il obtint son accord. Un mois plus tard,
la saison des examens s’étant achevée, Shaw vint s’installer à
Boston et commença à dépouiller les innombrables liasses de
notes, d’articles et de coupures de presse que Mandetta avait
laissées.
La recension des Reliques du Golgotha fut faite en 1718 par
le poète Jean-Baptiste Rousseau qui, banni de France à la suite
de la sombre affaire des couplets du Café Laurent, était alors
secrétaire du prince Eugène de Savoie. Ce prince, qui se battait
pour l’Autriche, avait l ’année précédente repris Belgrade aux
Turcs. Cette victoire succédant à plusieurs autres mit provisoi­
rement fin au long conflit qui opposait Venise et les Habsbourg
à la Porte et la paix fut signée le 21 juillet 1718 à Passarowitz,
l’Angleterre et la Hollande faisant office de médiateurs. C’est à
l’occasion de ce traité que le sultan Ahmed III, croyant se
concilier les bonnes grâces du prince Eugène, lui fit parvenir
La Vie m o d e d ’em p lo i 767

tout un lot de reliques majeures provenant d ’une cachette pra­


tiquée dans une des murailles de Sainte-Sophie. Le détail de
cet envoi nous est connu par une lettre de Maurice de Saxe —
qui s’était mis sous les ordres du prince pour apprendre le
métier des armes qu’il connaissait pourtant déjà mieux que
quiconque — à sa femme la com tesse de Loben : «... Un fe r d e
la Sainte Lance, la Couronne d ’épines, les courroies et les
verges d e la Flagellation, le M anteau et le Roseau dérisoires
de la Passion, les Saints Clous, le Très Saint Vase, le Sindon et
le Très Saint Voile. »
Nul ne savait ce que ces reliques étaient devenues. Aucun
trésor d ’église d ’Autriche-Hongrie ou d ’ailleurs ne s’en glorifia
jamais. Le culte des reliques, après avoir été florissant pendant
tout le Moyen Age et la Renaissance, commençait alors à sérieu­
sement se ternir et il était vraisemblable de penser que c’était
avec une intention de dérision que le prince Eugène avait
demandé à Jean-Baptiste Rousseau de recenser toutes celles
qui étaient alors vénérées.
Pourtant, près de cinquante ans plus tard, le Très Saint Vase
faisait une nouvelle apparition : dans une lettre en italien datée
de 1765, le publiciste Beccaria racontait à son protecteur
Charles-Joseph de Firmian qu’il avait visité le célèbre cabinet
d ’antiquités que le philologue Pitiscus avait légué à sa mort,
en 1727, au Collège Saint-Jérôme d ’Utrecht dont il avait été
recteur, et mentionnait en particulier « certain vase en terre
sigillée d o n t il nous f u t d it q u ’il é ta it celui d u C alvaire ».
Le Professeur Shaw connaissait évidemment l’inventaire de
Jean-Baptiste Rousseau, dont l’original était encarté dans son
Quarli, et la lettre de Maurice de Saxe. Mais il ignorait la lettre
de Beccaria : elle le fit bondir de joie, car l ’observation « vase
en terre sigillée » venait enfin étayer l’hypothèse qui avait été
de tout temps la sienne, mais qu’il n’avait jamais osé écrire : le
Vase dans lequel, le soir de la Passion, Joseph d ’Arimathie avait
recueilli le Sang du Christ, n ’avait aucune raison d ’être en or,
en airain ou en bronze, et encore moins d ’avoir été taillé dans
une unique émeraude, mais était, bien évidemment, en terre :
une simple poterie que Joseph avait achetée au marché avant
d ’aller nettoyer les Plaies de son Sauveur. Shaw, dans son
768 G eorges P erec

enthousiasme, voulut sur-le-champ publier, en la commentant,


la lettre de Beccaria et Sherwood eut toutes les peines du
m onde à l’en dissuader, lui promettant qu’il aurait la matière
d’un article plus sensationnel encore le jour où ils auraient
retrouvé le Vase !
Mais il fallait auparavant découvrir l’origine du vase
d ’Utrecht. La plupart des pièces du cabinet de Pitiscus prove­
naient de la gigantesque collection de Christine de Suède, dont
le philologue avait longtemps été pensionnaire, mais les deux
catalogues qui la décrivaient, le N um m ophylacium reginae
Christinae d ’Havercamp et le M usoeum Odescalcum , ne men­
tionnaient aucun vase. Heureusement d ’ailleurs, car les collec­
tions de la Reine Christine avaient été constituées bien avant
l’envoi par Ahmed III des Saintes Reliques au Prince Eugène. Il
devait donc s’agir d ’une acquisition ultérieure. Dans la mesure
où le Prince Eugène n ’avait pas distribué les Reliques aux
églises et ne les avait pas gardées pour lui — le détail de ses
propres collections, précisément connu, n’en faisant pas appa­
raître — il n ’était pas déraisonnable de penser qu’il en avait
fait don à son entourage, ou, tout au moins, à ceux de son
entourage, déjà nombreux à l’époque, chez qui le goût de l’ar­
chéologie était vif, et ce au m om ent même où il les avait
reçues, c’est-à-dire pendant les négociations de la Paix de Pas-
sarowitz. Shaw vérifia ce point crucial en découvrant que le
secrétaire de la Délégation hollandaise n ’était autre que le litté­
rateur Juste Van Effen, non seulem ent élève, mais filleul de
Pitiscus, et il devenait dès lors évident que c’était lui qui avait
demandé, et obtenu, ce vase pour son parrain, non pas parce
que c’était un objet de piété — les Hollandais étant Réformés
et par conséquent foncièrement hostiles au culte des reliques
— , mais com me objet de musée.
Un intense échange de correspondance s’instaura entre
Shaw et plusieurs professeurs, conservateurs et archivistes hol­
landais. La plupart ne purent fournir de renseignements satis­
faisants. Un seul, un certain Jakob Van Deeckt, bibliothécaire
aux Archives départementales de Rotterdam, put les éclairer
sur l ’histoire de la Collection Pitiscus.
La Vie m o d e d ’em p lo i 769

En 1795, lors de la constitution de la République batave, le


Collège Saint-Jérôme avait été fermé et transformé en caserne.
La plupart des livres et des collections avaient été alors trans­
portés « en lieu sûr ». En 1814, l’ancien Collège devint le siège
de la nouvelle Académie militaire du Royaume des Pays-Bas.
Ses collections, réunies à celles de plusieurs autres établisse­
ments publics et privés, dont la vieille Société Artistique et
Scientifique d ’Utrecht, constituèrent le premier fonds du
Muséum van Oudheden (Musée des Antiquités). Mais le cata­
logue de ce musée, s’il mentionnait plusieurs vases en terre
sigillée d’époque romaine, spécifiait q u ’il s’agissait de vestiges
trouvés à Vechten, aux environs d ’Utrecht, où s’était établi un
camp romain.
Cette attribution, toutefois, était sujette à controverses et
plusieurs savants estimaient qu’il avait pu y avoir confusion
au m om ent du premier inventaire. Le Professeur Berzelius de
fUniversité de Lund avait étudié ces poteries et montré que
l’examen des sceaux, empreintes et inscriptions permettait de
conclure que l ’une d ’entre elles, la pièce répertoriée BC 1182,
était indubitablement très antérieure aux autres et qu’il était
douteux qu’elle eût été trouvée lors des fouilles de Vechten,
ce campement étant, comme chacun le savait, d ’implantation
tardive. Ces conclusions étaient résum ées dans un article, en
allemand, des A ntikvarisk Tidsskrift de Copenhague, 1855,
tome 22, dont Jakob Van Deeckt avait joint un tiré à part à
sa lettre et dans lequel étaient reproduits plusieurs dessins,
abondamment com mentés, du vase en question. Or, ajoutait
pour finir Jakob Van Deeckt, quatre ou cinq ans auparavant,
ce même vase BC 1182 avait été volé. Le bibliothécaire ne se
souvenait plus très exactement des circonstances du vol, mais
les responsables du Muséum van Oudheden les renseigne­
raient certainement avec précision.
Laissant Sherwood haletant, Shaw écrivit au Conservateur du
Musée. La réponse arriva sous forme d ’une longue lettre
accompagnée de coupures du N ieuw e Courant. Le vol avait eu
lieu dans la nuit du 4 août 1891- Le musée, qui se trouve dans
le Hoogeland Park, avait été considérablement réaménagé l ’an­
née précédente et toutes les salles n’étaient pas encore rou­
770 G eorges P erec

vertes aux visiteurs. Un étudiant de l’Académie des Beaux-Arts,


nommé Théo Van Schallaert, avait obtenu l’autorisation de
faire quelques copies d ’antiques et travaillait dans une de ces
salles qui, n ’étant pas visitées, n ’étaient pas gardées. Le soir du
3 août, il avait réussi à se laisser enfermer dans le Musée, dont
il était sorti avec le précieux Vase, en fracturant simplement
une fenêtre et en se laissant descendre le long d ’une gouttière.
Les perquisitions faites dès le lendemain matin à son domicile
attestèrent que le coup était prémédité, mais toutes les
recherches entreprises pour le retrouver demeurèrent vaines.
L’affaire n ’était pas encore couverte par la prescription et le
Conservateur finissait sa lettre en demandant à son tour tout
renseignement susceptible de favoriser l’arrestation du voleur
et la restitution du vase antique.
Il ne faisait aucun doute pour Sherwood que ce vase était le
Très Saint Vase et que l’étudiant d ’histoire Guido Mandetta et
l’étudiant des Beaux-Arts Théo Van Schallaert ne faisaient
qu’une seule et m êm e personne. Mais com ment le retrouver ?
Il y avait maintenant plus de six mois que Mandetta avait dis­
paru et les détectives engagés par Sherwood continuaient en
vain à le chercher des deux côtés de l’Atlantique.

C’est alors que, coïncidence sublime, Longhi, l’ouvrier ita­


lien dont Mandetta-Van Schallaert avait été le frauduleux loca­
taire, revint voir Sherwood. Il avait été travailler à New Bedford
et, trois jours auparavant, il avait aperçu l’étudiant alors qu’il
sortait de l ’hôtel L ’E spadon. U avait traversé le trottoir pour
aller lui parler, mais l’autre était monté dans une calèche qui
était partie au galop.
Le lendemain même, Sherwood et Shaw étaient à. L ’E spadon.
Une rapide enquête leur permit d ’identifier Mandetta qui était
descendu dans cet hôtel sous le nom de Jim Brown. Il n ’avait
pas quitté l’hôtel et il était même présentement dans sa
chambre. Le Professeur Shaw se présenta à lui, et Jim Brown-
Mandetta-Van Schallaert ne fit aucune difficulté pour le rece­
voir avec Sherwood et leur donner quelques explications.
La Vie m o d e d ’em p lo i 771

Alors qu’il étudiait le droit à Utrecht, il avait découvert chez


un bouquiniste un volum e dépareillé de la Correspondance de
Beccaria dont il connaissait évidemment le célèbre traité Des
D élits et d es Peines qui avait révolutionné le droit pénal. Il
avait acheté l’ouvrage et, rentré chez lui, s’était mis à le parcou­
rir en bâillant quelque peu, sa connaissance de l’italien étant,
par surcroît, plutôt sommaire, jusqu’à ce qu’il tombe sur la
lettre racontant la visite de la Collection Pitiscus. Or son
arrière-grand-père avait été élevé au Collège Saint-Jérôme.
Intrigué par ces coïncidences successives Schallaert décida de
retrouver la trace du Vase du Calvaire et, l ’ayant retrouvée,
décida de le voler. Le coup réussit et à l’heure où les gardiens
du musée découvraient le vol, il était déjà à bord d ’un navire
régulier reliant Amsterdam à New York.
Il comptait, bien sûr, vendre le vase, mais le premier anti­
quaire auquel il le proposa lui rit au nez, demandant de meil­
leures preuves d ’authenticité qu’une vague lettre de juriste
accompagnée de chipotis de catalogues. Or si le vase était bien
celui que Berzelius avait décrit, et très certainement celui que
Beccaria avait vu, sa provenance antérieure restait probléma­
tique. Schallaert, dans ses recherches, avait entendu parler du
Professeur Shaw — vous êtes, lui dit-il, une sommité aussi bien
dans le Vieux Monde que dans le Nouveau, — ce qui fit rougir
le Professeur — et après avoir consciencieusem ent étudié en
bibliothèque tous les élém ents de la question et s’être discrète­
ment mêlé aux cours et séminaires du Professeur, il s’introdui­
sit chez lui à l ’occasion d ’une réception q u ’il donnait pour
fêter sa nomination au rang de Directeur du Département
d’Histoire ancienne, et lui déroba le Quarli. Ainsi, bien que
partant d ’une autre source que Shaw et Sherwood, parvint-il à
reconstituer l’histoire du Vase. Il entreprit alors, preuves à l’ap­
pui, un tour des États-Unis, en commençant par le Sud où, lui
avait-on dit, il trouverait de riches clients. Effectivement, à la
Nouvelle-Orléans, un libraire le présenta à un richissime coton­
nier qui lui offrit 250 000 dollars, et il était revenu à New Bed-
ford pour chercher le Vase.
— Je vous en offre le double, dit simplement Sherwood.
— C’est impossible, je me suis engagé.
772 G eorges Perec

— Pour deux cent cinquante mille dollars de plus vous pou­


vez vous dédire.
— Il n ’en est pas question !
— Je vous en offre un million !
Schallaert sembla hésiter.
— Qui me dit que vous possédez un million de dollars ?
Vous ne les avez pas sur vous !
— Non, mais je peux rassembler cette somme pour demain
soir.
— Qui me prouve que vous ne me ferez pas arrêter d ’ici là ?
— Et qui me prouve à moi que vous me remettrez bien ce
vase ?
Shaw les interrompit et leur proposa l’arrangement suivant.
Une fois démontrée l’authenticité du Vase, Sherwood et Schal­
laert le déposeraient ensem ble dans le coffre-fort d ’une
banque. Ils s ’y retrouveraient le lendemain, Sherwood remet­
trait un million de dollars à Schallaert et l’on procéderait à
l’ouverture du coffre
Schallaert trouva l’idée ingénieuse, mais refusa la banque,
exigeant un lieu neutre et sûr. Shaw, encore une fois, leur vint
en aide : il connaissait intimement Michael Stefensson, le
Doyen de l’Université de Harvard et savait qu’il avait chez lui,
dans son bureau, un coffre-fort. Pourquoi ne pas lui demander
de prendre en main cette délicate opération d ’échange ? On
lui demanderait d ’être discret et d ’ailleurs il n’était même pas
nécessaire qu’il sache ce qu’il y aurait dans les sacs que l ’on
échangerait. Sherwood et Schallaert acceptèrent. Shaw appela
Stefensson au téléphone et finit par obtenir son accord.
— Ne faites rien que vous pourriez regretter ! dit alors sou­
dain Schallaert. Il sortit un petit pistolet de sa poche, recula
jusqu’au fond de la pièce et ajouta : le vase est sous le lit.
Regardez-le, mais faites attention.
Shaw retira de dessous le lit une petite valise et l’ouvrit. A
l’intérieur, protégé par un épais capitonnage, se trouvait le
Très Saint Vase. Il ressemblait très exactement aux dessins
qu’avait faits Berzelius du vase BC 1182 et l’inscription était
bien tracée à l’encre rouge au-dessous du socle.
Le soir même ils arrivèrent à Harvard où Stefensson les
La Vie m o d e d ’em p lo i 773

a tte n d a it. Les q u a t r e h o m m e s se r e n d ir e n t d a n s le b u r e a u d u


D o y e n q u i o u v rit s o n c o ffre e t y d é p o s a la v alise.
Le lendemain soir, les quatre hom m es se retrouvèrent. Ste-
fensson ouvrit son coffre-fort, en sortit la valise et la remit à
Sherwood. Celui-ci tendit à Schallaert un sac de voyage. Schal-
laert en examina rapidement le contenu — deux cent cin­
quante liasses de deux cents billets de vingt dollars — puis
salua les trois hommes d ’un bref signe de tête et sortit.
— Je crois, Messieurs, dit Shaw, que nous avons bien mérité
une coupe de champagne.
Il se faisait tard et c ’est avec gratitude q u ’après quelques
verres, Shaw et Sherwood acceptèrent l’hospitalité que leur
offrit le Doyen. Mais lorsque Sherwood se réveilla, le lende­
main matin, il trouva la maison absolument déserte. La valise
était posée sur une table basse au chevet de son lit et le Vase
était bien dans la valise. Le reste de la demeure qu’il avait vue
la veille peuplée de domestiques, abondamment éclairée, riche
d’objets d ’art de toutes sortes, se révéla une suite de salles de
danse et de salons vides, et le bureau du Doyen une petite
pièce peu meublée, sans doute un vestiaire, totalement
dépourvu de livres, de coffre-fort et de tableaux. Sherwood
apprit, un peu plus tard, qu’il avait été reçu dans une de ces
résidences que les nombreuses associations d ’alumni — les Phi
Beta Rho, les Tau Kappa Pi, etc. — louent pour leurs récep­
tions annuelles, et qu’elle avait été retenue deux jours aupara­
vant par un certain Arthur King, au nom d ’une soi-disant
G alah ad Society dont il fut évidemment impossible de trouver
trace quelque part.
Il appela Michael Stefensson et finit par avoir au bout du fil
une voix qu’il n ’avait jamais entendue, et surtout pas la veille.
Le Doyen Stefensson, il est vrai, connaissait de réputation le
Professeur Shaw, et il s’étonna même qu’il fut déjà revenu de
l’expédition qu ’il dirigeait en Égypte.

Les mammas et la marmaille de la maison de Longhi, de


même que les serviteurs de la demeure de Stefensson, étaient
des figurants payés à l ’heure. Longhi et Stefensson étaient des
comparses ayant à jouer un rôle précis, mais ne connaissant
774 Georges Perec

que vaguement les dessous de l’affaire que Schallaert et Shaw,


dont on continue d’ignorer les véritables identités, avaient
entièrement manigancée. Schallaert, faussaire de talent, avait
fabriqué la lettre de Beccaria, l’article de Berzelius et les
fausses coupures du N ieuw e Courant. De Rotterdam et
d ’Utrecht il avait envoyé les fausses lettres de Jakob Van Deeckt
et du Conservateur du Muséum van Oudheden, avant de reve­
nir à New Bedford pour la scène finale et le dénouem ent de
l’affaire. Les autres pièces, c ’est-à-dire les articles de Shaw, la
Vita brevis H elenae, la recension de Jean-Baptiste Rousseau et
la lettre de Maurice de Saxe, étaient authentiques à moins que
les deux dernières n’aient été forgées pour des escroqueries
bien antérieures, le faux Shaw avait trouvé ces documents —
et cela avait même été à l’origine de toute l’affaire — dans la
bibliothèque du Professeur dont il était le plus régulièrement
du m onde locataire depuis le départ de l’autre pour la Terre
des Pharaons. Quant au vase, c’était une espèce de gargoulette
achetée dans un souk de Nabeul (Tunisie) et légèrement
maquillée.

James Sherwood est le grand-oncle de Bartlebooth, le frère


de son grand-père maternel ou, si l’on préfère, l’oncle de sa
mère. Lorsqu’il mourut, quatre ans après cette affaire, en mille
neuf cent — l’année m êm e de la naissance de Bartlebooth — ,
le reste de sa gigantesque fortune revint à sa seule héritière, sa
nièce Priscilla, qui avait épousé un homme d ’affaires londo­
nien, Jonathan Bartlebooth, un an et demi auparavant. Les pro­
priétés, les lévriers, les chevaux, les collections, furent
dispersés à Boston même et le « vase romain accompagné de
descriptions par Berzelius » monta tout de même à deux mille
dollars ; mais Priscilla fit venir en Angleterre quelques meubles,
dont un cabinet de travail en acajou du plus pur style colonial
anglais, comprenant un bureau, un cartonnier, un fauteuil de
repos, un fauteuil tournant et basculant, trois chaises, et cette
bibliothèque tournante à côté de laquelle Sherwood fut photo­
graphié.
Cette bibliothèque, ainsi que les autres meubles et quelques
objets de même provenance, dont un de ces unica si passion­
La Vie m o d e d ’em p lo i 775

nément recherchés par le pharmacien — le premier phono­


graphe à cylindre construit par John Kruesi d ’après les plans
d ’Edison — se trouvent aujourd’hui chez Bartlebooth. Ursula
Sobieski espère pouvoir les examiner et y découvrir le docu­
ment qui lui permettrait de mettre un terme à sa longue
enquête.
En reconstituant l’affaire, en étudiant les relations qu’en
firent certains des protagonistes (les « vrais » professeurs Shaw
et Stefensson, le secrétaire particulier de Sherwood dont la
romancière put examiner le journal intime), Ursula Sobieski
fut plusieurs fois am enée à se demander si Sherwood n ’avait
pas, dès le début, deviné qu’il s’agissait d ’une mystification : il
n ’aurait pas payé pour le vase, mais pour la mise en scène, se
laissant appâter, répondant au programme préparé par le soi-
disant Shaw avec un mélange adéquat de crédulité, de doute
et d ’enthousiasme, et trouvant à ce jeu un dérivatif à sa mélan­
colie plus efficace encore que s’il s’était agi d ’un vrai trésor.
Cette hypothèse est séduisante et correspondrait assez au
caractère de Sherwood, mais Ursula Sobieski n ’est pas encore
parvenue à l’étayer solidement. Seul semble lui donner raison
le fait que James Sherwood ne souffrit apparemment pas du
tout d ’avoir déboursé un million de dollars, chose qui s’ex­
plique peut-être par un fait divers postérieur de deux ans à la
conclusion de l’affaire : l’arrestation, en Argentine, en 1898,
d ’un réseau de faux-monnayeurs tentant d ’écouler massive­
ment des coupures de vingt dollars.
CHAPITRE XXIII

Moreau, 2

Madame Moreau détestait Paris.


En Quarante, après la mort de son mari, elle avait pris la
direction de la fabrique. C’était une toute petite affaire fami­
liale dont son mari avait hérité après la guerre de Quatorze et
qu’il avait gérée avec une nonchalance prospère, entouré de
trois menuisiers débonnaires, pendant qu elle tenait les écri­
tures sur des grands registres quadrillés reliés de toile noire
dont elle numérotait les pages à l’encre violette. Le reste du
temps, elle menait une vie presque paysanne, s’occupait de la
basse-cour et du potager, préparait des confitures et des pâtés.
Elle aurait mieux fait de tout liquider et de retourner dans
la ferme où elle était née. Des poules, des lapins, quelques
plants de tomates, quelques carrés de salades et de choux,
qu’avait-elle besoin de plus ? Elle serait restée assise au coin de
la chem inée, entourée de ses chats placides, écoutant le tic-tac
de l’horloge, le bruit de la pluie sur les gouttières de zinc, le
lointain passage du car de sept heures ; elle aurait continué à
bassiner son lit avant de se coucher dedans, à prendre le soleil
sur son banc de pierre, à découper dans La N ouvelle Répu­
blique des recettes qu’elle aurait insérées dans son grand livre
de cuisine.
La Vie m o d e d ’em p lo i 777

Au lieu de cela, elle avait développé, transformé, métamor­


phosé la petite entreprise. Elle ne savait pas pourquoi elle avait
agi ainsi. Elle s’était dit que c’était par fidélité à la mémoire de
son mari, mais son mari n ’aurait pas reconnu ce qu’était
devenu son atelier plein d ’odeurs de copeaux : deux mille per­
sonnes, fraiseurs, tourneurs, ajusteurs, mécaniciens, monteurs,
câbleurs, vérificateurs, dessinateurs, ébaucheurs, maquettistes,
peintres, magasiniers, conditionneurs, emballeurs, chauffeurs,
livreurs, contremaîtres, ingénieurs, secrétaires, publicistes,
démarcheurs, V.R.P., fabriquant et distribuant chaque année
plus de quarante millions d ’outils de toutes sortes et de tous
calibres.
Elle était tenace et dure. Levée à cinq heures, couchée à
onze, elle expédiait toutes ses affaires avec une ponctualité,
une précision et une détermination exemplaires. Autoritaire,
paternaliste, n ’ayant confiance en personne, sûre de ses intui­
tions com me de ses raisonnements, elle avait éliminé tous ses
concurrents, s’installant sur le marché avec une aisance qui
dépassait tous les pronostics, com me si elle avait été en même
temps maîtresse de l’offre et de la demande, comme si elle
avait su, au fur et à mesure qu’elle lançait de nouveaux pro­
duits sur le marché, trouver d ’instinct les débouchés qui s’im­
posaient.
Jusqu’à ces dernières années, jusqu’à ce que l’âge et la mala­
die lui interdisent pratiquement de quitter son lit, elle avait
inlassablement partagé sa vie entre ses usines de Pantin et de
Romainville, ses bureaux de l’avenue de la Grande-Armée et
cet appartement de prestige qui lui ressemblait si peu. Elle
inspectait les ateliers au pas de course, terrorisait les com p­
tables et les dactylos, insultait les fournisseurs qui ne respec­
taient pas les délais, et présidait avec une énergie inflexible des
conseils d ’administration où tout le m onde baissait la tête dès
qu’elle ouvrait la bouche.
Elle détestait cela. Dès qu’elle parvenait à s’arracher, ne fût-
ce que quelques heures, à ses activités, elle allait à Saint-
Mouezy. Mais l’ancienne ferme de ses parents était à l ’aban­
don. Des herbes folles envahissaient le verger et le potager ; les
arbres fruitiers ne donnaient plus rien. L’humidité intérieure
778 G eorges P erec

rongeait les murs, décollait les papiers peints, gonflait les h u is ­


series.
Avec Madame Trévins, elles allumaient un feu dans la chemi­
née, ouvraient les fenêtres, aéraient les matelas. Elle, qui avait
à Pantin quatre jardiniers pour entretenir les pelouses, les mas­
sifs, les plates-bandes et les haies qui entouraient l’usine, n ’ar­
rivait même plus à trouver sur place un homme qui se serait
un peu occupé du jardin. Saint-Mouezy, qui avait été un gros
bourg, un marché, n ’était plus qu’une juxtaposition de rési­
dences restaurées, désertes la semaine, bondées les samedis-
dimanches de citadins qui, équipés de perceuses Moreau,
de scies circulaires Moreau, d ’établis démontables Moreau,
d ’échelles tous usages Moreau, faisaient apparaître les poutres
et les pierres, accrochaient des lanternes de fiacre, montaient
à l’assaut des étables et des remises.
Alors elle revenait à Paris, elle remettait ses tailleurs Chanel
et elle donnait pour ses riches clients étrangers des dîners somp­
tueux servis dans des vaisselles dessinées spécialement pour
elle par le plus grand styliste italien.
Elle n ’était ni avare ni prodigue, mais plutôt indifférente à
l’argent. Pour être la femme d ’affaires qu’elle avait décidé
d ’être, elle accepta sans efforts apparents de transformer radi­
calement ses manières d ’être, sa garde-robe, son train de vie.
L’aménagement de son appartement répondit à cette
conception. Elle se réserva une seule pièce, sa chambre, la fit
soigneusem ent insonoriser et y fit venir de sa ferme un grand
lit bateau, haut et profond, et le fauteuil à oreilles dans lequel
son père écoutait la T.S.F. Le reste, elle le confia à un décora­
teur auquel elle expliqua en quatre phrases ce qu’il aurait à
réaliser : la demeure parisienne d ’un chef d ’entreprise, un inté­
rieur spacieux, cossu, opulent, distingué, et même fastueux,
susceptible d ’impressionner favorablement aussi bien des
industriels bavarois, des banquiers suisses, des acheteurs japo­
nais, des ingénieurs italiens, que des professeurs en Sorbonne,
des sous-secrétaires d ’État au commerce et à l’industrie ou des
animateurs de réseaux de distribution par correspondance.
Elle ne lui donnait aucun conseil, n ’émettait aucun désir parti­
culier, n ’imposait aucune limite d ’argent. Il aurait à s’occuper
La Vie m o d e d ’em p lo i 779

de tout, serait responsable de tout : du choix des verres, des


éclairages, de l’équipem ent électroménager, des bibelots, du
linge de table, des coloris, des poignées de porte, des rideaux
et doubles rideaux, etc.
Le décorateur, H em y Fleury, fit m ieux que s ’acquitter sim­
plement de sa tâche. Il comprit qu’il tenait là une occasion
unique de réaliser son chef-d’œuvre : alors que l ’aménagement
d’un cadre de vie résulte toujours de compromis parfois déli­
cats entre les conceptions du maître d ’œuvre et les exigences
souvent contradictoires de ses clients, il pourrait, avec ce décor
prestigieux et au départ anonyme, donner une image directe
et fidèle de son talent, illustrant exemplairement ses théories
en matière d ’architecture intérieure : remodelage de l’espace,
redistribution théâtralisée de la lumière, mélange des styles.
La pièce où nous nous trouvons maintenant — un fumoir
bibliothèque — est assez représentative de son travail. C’était
à l’origine une pièce rectangulaire d ’environ six mètres sur
quatre. Fleury a com m encé par en faire une pièce ovale sur les
murs de laquelle il a disposé huit panneaux de bois sculpté,
de coloris sombre, qu’il est allé chercher en Espagne, et qui
proviennent, paraît-il, du palais du Prado. Entre ces boiseries,
il a installé de hauts meubles en palissandre noir incrustés de
cuivre, supportant sur leurs larges rayons un grand nombre de
livres uniformément reliés en cuir havane, des livres d ’art pour
la plupart, rangés par ordre alphabétique. De vastes divans,
capitonnés de cuir marron, sont disposés sous ces biblio­
thèques et en suivent exactement les courbures. Entre ces
divans sont placés de fragiles guéridons en bois d ’amarante
tandis qu’au centre se dresse une lourde table à quatre-feuilles
et à piétem ent central, couverte de journaux et de revues. Le
parquet est presque entièrement dissimulé par un épais tapis
de laine rouge sombre incrusté de motifs triangulaires d ’un
rouge encore plus foncé. Devant une des bibliothèques se
trouve un escabeau en chêne à ferrures de cuivre, permettant
d ’accéder aux étagères supérieures, et dont un des montants a
été entièrement clouté de pièces d ’or.
En plusieurs endroits, les rayonnages de la bibliothèque ont
été aménagés en vitrines d ’exposition. Dans la première biblio­
780 G eorges P erec

thèque, à gauche, sont ainsi présentés des vieux calendriers,


des almanachs, des agendas du Second Empire, ainsi que
quelques petites affiches dont le Normandie de Cassandre et
le Grand Prix de l’Arc de Triomphe de Paul Colin ; dans la
seconde — seul rappel des activités de la maîtresse de maison
— quelques outils anciens : trois rabots, deux herminettes, une
besaiguë, six ciseaux à froid, deux limes, trois marteaux, trois
vrilles, deux tarières, portant tous le monogramme de la
Compagnie de Suez et ayant servi lors des travaux de creuse­
ment du canal, ainsi qu’un admirable Multum in parvo de
Sheffield, offrant l’apparence d ’un couteau de poche ordinaire
— en plus épais toutefois — mais contenant non seulement
des lames de tailles variées mais des tournevis, des tire-bou­
chons, des tenailles, des plumes, des limes à ongles et des
poinçons ; dans la troisième, divers objets ayant appartenu au
physiologiste Flourens et, en particulier, le squelette, entière­
ment coloré en rouge, de ce jeune porc dont le savant avait
nourri la mère, pendant les 84 derniers jours de la gestation,
avec des aliments m êlés de garance, afin de vérifier expérimen­
talement qu’il existe une relation directe entre le fœtus et la
mère ; dans la quatrième, une maison de poupée, parallélépi-
pédique, haute d ’un mètre, large de quatre-vingt-dix centi­
mètres, profonde de soixante, datant de la fin du XIXe siècle
et reproduisant, jusque dans ses moindres détails, un typique
cottage britannique : un salon avec baywindow (ogives à
double lancette), y compris le thermomètre, un petit salon,
quatre chambres à coucher, deux chambres de domestiques,
une cuisine carrelée avec fourneau et office, un hall avec pla­
cards à linge, et un dispositif de rayons de bibliothèque en
chêne teinté contenant VEncyclopaedia Britannica et le New
Century Dictionary, des panoplies d ’anciennes armes m édié­
vales et orientales, un gong, une lampe d ’albâtre, une jardi­
nière suspendue, un appareil téléphonique en ébonite avec
l’annuaire à côté, un tapis de haute laine à fond crème et bor­
dure treillissée, une table à jouer avec pied central à griffes,
une chem inée avec garniture en cuivre et, sur la chem inée, une
pendule de précision avec carillon de Westminster, un baro­
mètre-hygromètre, des canapés recouverts de peluche rubis,
La Vie m o d e d ’em p lo i 781

un paravent japonais à trois panneaux, un lustre central à


chandeliers avec des pendeloques en forme de prismes pyrami­
daux, un perchoir avec son perroquet, et plusieurs centaines
d ’objets usuels, bibelots, vaisselles, vêtements, restitués
presque microscopiquement avec une fidélité maniaque :
tabourets, chromos, bouteilles de mousseux, pèlerines pen­
dues à un portemanteau, bas et chaussettes séchant dans une
buanderie, et m êm e deux minuscules cache-pots en cuivre
rouge, plus petits que des dés à coudre, d ’où émergent deux
touffes de plantes vertes ; dans la cinquième bibliothèque
enfin, sur des présentoirs inclinés, plusieurs partitions de
musique sont ouvertes, et parmi elles la page de titre de la
Symphonie n° 70 en ré de Haydn telle qu’elle fut publiée à
Londres par William Forster en 1782 :
( [ r/ ^ / / w / A > >

O V E R T U RE
/ / / r ////A

^ 0 Q * 0

G I U S E P P E H A Y D E N

of Vienna
and PUBLISHED by his

A U T H O R IT Y . Pr. 2 li.

LONDON
P r in ted fo r aiul Suld hy W.FORSTF.R Violin and ViolooceUo M atrr
to h it Hiiyal Hi^rneA tfc* Duke o f CumWrlaud, tk t Corner « f Dukca
C «ait M artin» Laite.
Wher* W h*4 tW m v Work* o f th e fo llo * t« K A a t l o n
CamMnf» V « r t« tto i O f: l4 . . • - - • • • • • ^
Bunnffirteift If! Op: . . • - • < • *®.C
B ir h \ DiiubU O r rh r f m ( h f i m r n v h h three l l i |l < D£ • • • I* 1*0
\%> tinA Trio» • . . . . . . . . . .... • T»€
RiihN H ir ^ f lrh o n l C rn< frtoi • . . . • • . • • » 19-0
«Ifo Ihr ibo\« (h v flu n fur th r Hârpfl* hunl K C.F* ••um c*ne» • 1*0
La Vie m o d e d ’em p lo i 783

Madame Moreau n’a jamais dit à Fleury ce qu elle pensait de son


installation. Elle reconnaît seulement qu’elle est efficace et lui sait
gré du choix de ces objets dont chacun est susceptible d’alimenter
sans peine une agréable conversation d ’avant-dîner. La maison
miniature fait le délice des Japonais ; les partitions de Haydn per­
mettent aux professeurs de briller et les outils anciens provoquent
généralement de la part des sous-secrétaires d ’État au commerce
et à l’industrie quelques phrases bien venues sur la pérennité du
travail manuel et de l’artisanat français dont Madame Moreau reste
l’infatigable garante. C’est bien sûr le squelette rouge du bébé
porc de Flourens qui remporte le plus grand succès et on lui en
a souvent offert des sommes importantes. Quant aux pièces d’or
incrustées dans l’un des montants de l’escabeau de bibliothèque,
Madame Moreau a dû se résoudre à les faire remplacer par des imi­
tations après s’être aperçue que des mains inconnues s’achar­
naient, et parfois réussissaient, à les déclouer.

Madame Trévins et l’infirmière ont pris le thé dans cette


pièce avant de rejoindre Madame Moreau dans sa chambre.
Sur un des petits guéridons, il y a un plateau rond en loupe
d ’orme avec trois tasses, une théière, un pot à eau et une sou­
coupe contenant encore quelques crackers. Sur le divan d ’à
côté, un journal est plié de telle façon que seuls les mots
croisés sont visibles : la grille est presque vierge ; seuls ont été
trouvés le 1 horizontal : ÉTONNEMENT, et le premier mot du
3 vertical : OIGNON.
Les deux chats de la maison, Pip et La Minouche, dorment
sur le tapis, les pattes com plètem ent étendues et détendues,
les muscles de la nuque relâchés, dans cette position que l’on
associe au stade dit p a r a d o x a l du sommeil et qui correspond,
croit-on généralement, à l’état de rêve.
À côté d’eux un petit pot à lait est brisé en plusieurs morceaux.
On devine que, dès que Madame Trévins et l’infirmière ont quitté
la pièce, l’un des deux chats — est-ce Pip ? Est-ce La Minouche ?
Ou se sont-ils associés pour cette action coupable ? — l’a attrapé
d ’un coup de patte preste, mais hélas inutile, car le tapis a instan­
tanément absorbé le précieux liquide. Les taches sont encore
visibles, attestant que cette scène est tout à fait récente.
CHAPITRE XXIV

M arcia, 1

L’arrière-boutique du magasin d ’antiquités de Madame


Marcia.
Madame Marcia habite, avec son mari et son fils, un apparte­
ment de trois pièces au rez-de-chaussée droite. Son magasin
est au rez-de-chaussée également, mais à gauche, entre la loge
de la concierge et l’entrée de service. Madame Marcia n’a
jamais établi de distinction réelle entre les meubles qu elle
vend et ceux dans lesquels elle vit, ce qui fait qu’une part
importante de ses activités consiste à transporter meubles,
lustres, lampes, pièces de vaisselle et objets divers entre son
appartement, son magasin, son arrière-boutique et sa cave. Ces
échanges, qui sont suscités aussi bien par des occasions pro­
pices de vente ou d ’achat (il s’agit alors de faire de la place)
que par des inspirations subites, des lubies, des caprices ou
des dégoûts, ne se font pas au hasard, et n ’épuisent pas les
douze possibilités de permutations qui pourraient se faire
entre ces quatre lieux et que la figure 1 met bien en évidence ;
ils obéissent strictement au schéma de la figure 2 : quand
Madame Marcia achète quelque chose, elle le met chez elle,
dans son appartement, ou dans sa cave ; de là, ledit objet peut
passer dans l ’arrière-boutique, et de l’arrière-boutique dans le
La Vie m o d e d ’em p lo i 785

magasin ; du magasin enfin ii peut revenir — ou parvenir, s’il


venait de la cave — dans l’appartement. Ce qui est exclu, c’est
qu’un objet revienne dans la cave, ou arrive au magasin sans
être passé par l’arrière-boutique, ou repasse du magasin dans
l’arrière-boutique, ou de l’arrière-boutique dans l’apparte­
ment, ou enfin passe directement de la cave à l’appartement.

L’arrière-boutique est une pièce étroite et sombre, au sol


recouvert de linoléum, encombrée, à la limite de l’inextricable,
d’objets de toutes dimensions. Le fouillis est tel qu’on ne sau­
rait dresser un inventaire exhaustif de ce qu’elle contient et
qu’il faut se contenter de décrire ce qui émerge un peu plus
précisément de cet amoncellement hétéroclite.
Contre le mur de gauche, à côté de la porte faisant commu­
niquer l’arrière-boutique et le magasin, porte dont le battant
ménage le seul espace à peu près libre de la pièce, se trouve un
grand bureau Louis XVI à cylindre, de facture plutôt épaisse ; le
cylindre est relevé laissant voir un plan de travail gainé de cuir
vert sur lequel est posé, en partie déroulé, un em aki (rouleau
peint) représentant une scène célèbre de la littérature japonai­
se : le Prince Genji s’est introduit dans le palais du gouverneur
Yo No Kami et, caché derrière une tenture, regarde l’épouse
de celui-ci, la belle Utsusemi, dont il est éperdument amou­
reux, en train de jouer au go avec son amie Nokiba No Ogi.
Plus loin, le long du mur, six chaises en bois peint, couleur
vert céladon, sur lesquelles sont posés des rouleaux de toiles
de Jouy. Celui du dessus représente un décor champêtre où
alternent un paysan labourant son champ et un berger qui,
appuyé sur sa houlette, le chapeau rejeté dans le dos, son
786 Georges Perec

chien en laisse, ses m outons dispersés tout autour de lui, lève


les yeux vers le ciel.
Plus loin encore, au-delà d ’un entassement d ’équipements
militaires, armes, baudriers, tambours, shakos, casques à
pointe, gibernes, plaques de ceinturons, dolmans en drap de
laine ornés de brandebourgs, bufïleteries, au milieu duquel se
détache plus nettement un lot de ces sabres de fantassin,
courts et légèrement recourbés, que l ’on appelle des briquets,
un canapé d ’acajou en forme de S, recouvert d ’un tissu à fleurs
qui, dit-on, aurait été offert en 1892 à la Grisi par un prince
russe.
Puis, occupant tout le coin droit de la pièce, entassés en
piles instables, des livres : des in-folio rouge sombre, des col­
lections reliées de La Sem aine théâtrale, un bel exemplaire du
D iction naire d e Trévoux en deux volumes, et toute une série
de livres fin de siècle, à cartonnages vert et or, parmi lesquels
apparaissent les signatures de Gyp, Edgar Wallace, Octave Mir-
beau, Félicien Champsaur, Max et Alex Fischer, Henri Lavedan,
ainsi que le rarissime ouvrage de Florence Ballard intitulé La
Vengeance du Triangle qui passe pour être l’un des plus sur­
prenants précurseurs des romans d ’anticipation.
Puis, en vrac, posés sur des étagères, sur des petites tables
de chevet, des guéridons, des coiffeuses, des chaises d’église,
des tables à jeux, des bancs, des dizaines, des centaines de
bibelots : boîtes à tabac, boîtes à fard, boîtes à pilules, boîtes à
mouches, plateaux en métal argenté, bougeoirs, chandeliers
et flambeaux, écritoires, encriers, loupes à manche de corne,
flacons, huiliers, vases, échiquiers, miroirs, petits cadres,
aumônières, lots de cannes, cependant que se dresse, au
centre de la pièce, un monumental établi de boucher sur
lequel se trouvent une chope à bière à couvercle d ’argent
sculpté et trois curiosités de naturalistes : une gigantesque
mygale, un prétendu œ u f de dronte fossile, monté sur un cube
de marbre, et une ammonite de grande taille.
Du plafond pendent plusieurs lustres, hollandais, vénitiens,
chinois. Les murs sont presque entièrement couverts de
tableaux, de gravures et de reproductions diverses. La plupart,
dans la pénombre de la pièce, n ’offrent au regard qu’une gri­
La Vie m o d e d ’em p lo i 787

saille imprécise dont se détachent parfois une signature — Pel-


Jerin — , un titre gravé sur une plaque au bas du cadre —
l ’A rnbition, A D ay a t the Races, La prem ière Ascension du
ffiont-Cervin — , ou un détail : un paysan chinois tirant une
c a rrio le , un jouvenceau à genoux adoubé par son suzerain.
Cinq tableaux seulement autorisent une description plus
précise.

Le premier est un portrait de femme intitulé La Vénitienne.


Elle a une robe de velours ponceau avec une ceinture d ’orfè­
vrerie, et sa large manche doublée d ’hermine laisse voir son
bras nu qui touche à la balustrade d ’un escalier montant der­
rière elle. A sa gauche, une grande colonne va jusqu’au haut
de la toile rejoindre des architectures, décrivant un arc. On
aperçoit en dessous, vaguement, des massifs d ’orangers
presque noirs où se découpe un ciel bleu rayé de nuages
blancs. Sur le balustre couvert d’un tapis il y a, dans un plat
d ’argent, un bouquet de fleurs, un chapelet d ’ambre, un poi­
gnard et un coffret de vieil ivoire un peu jaune dégorgeant des
sequins d ’or ; quelques-uns même, tombés par terre çà et là,
forment une suite d ’éclaboussures brillantes, de manière à
conduire l’œ il vers la pointe de son pied, car elle est posée
sur l’avant-dernière marche, dans un m ouvem ent naturel et en
pleine lumière.

Le second est une gravure libertine portant pour titre Les


D om estiques : un garçon d’une quinzaine d ’années, portant un
bonnet de marmiton, le pantalon aux chevilles, s’arc-boutant
contre une lourde table de cuisine, est sodom isé par un cuisi­
nier obèse ; couché sur un banc devant la table, un valet en
livrée a déboutonné sa braguette, faisant apparaître un sexe en
pleine érection, cependant qu’une soubrette, relevant de ses
deux mains ses jupes et son tablier, s’installe à califourchon
sur lui. Assis à l’autre bout de la table en face d ’une copieuse
platée de macaronis, un cinquième personnage, un vieillard
tout de noir vêtu, assiste, manifestement indifférent, à la scène.
788 Georges P erec

Le troisième est une scène champêtre : une prairie rectangu.


laire, en pente, d ’herbe verte et épaisse, avec une quantité de
fleurs jaunes (apparemment de vulgaires pissenlits). Au haut
de la prairie il y a un chalet devant la porte duquel se tiennent
deux femmes très occupées à bavarder, une paysanne coiffée
d’un foulard et une bonne d ’enfants. Trois enfants jouent dans
l’herbe, deux petits garçons et une petite fdle qui cueillent les
fleurs jaunes et en font des bouquets.

Le quatrième est une caricature signée Blanchard et intitulée


Q u an d les Poules au ron t des dents. Elle représente le général
Boulanger et le député Charles Floquet en train de se serrer la
main.

Le cinquième enfin est une aquarelle ayant pour titre Le


M ouchoir, et illustrant une scène classique de la vie parisienne :
rue de Rivoli, une jeune élégante laisse tomber son mouchoir
et un hom m e en frac — fines moustaches, m onocle, souliers
vernis, œ illet à la boutonnière, etc. — se précipite pour le
ramasser.
CHAPITRE XXV

A ltam ont, 2

La salle à manger des Altamont a, com m e toutes les autres


pièces en façade de l ’appartement, été spécialement aménagée
en fonction de la grande réception qui va bientôt s’y donner.
C’est une pièce octogonale dont les quatre pans coupés dis­
simulent de nombreux placards. Le sol est couvert de tom­
mettes vernissées, les murs tapissés de papier liège. Au fond,
la porte conduisant aux cuisines, où s’affairent trois silhouettes
blanches. A droite, la porte, ouvrant à deux battants, donnant
sur les salons de réception. À gauche, le long du mur, quatre
tonneaux de vin sont posés sur des chevalets de bois en X. Au
centre, sous un lustre fait d ’une vasque d ’opaline suspendue
par trois chaînes de laiton doré, une table, constituée par un
fut de lave provenant de Pompéi sur lequel est p osée une
plaque hexagonale de verre fumé, est couverte de petites sou­
coupes à décors chinois remplies de divers amuse-gueule :
filets de poissons marinés, crevettes, olives, noix de cajou,
sprats fùmés, feuilles de vigne farcies, canapés garnis de sau­
mon, de pointes d ’asperges, de rondelles d ’œufs durs, de
tomate, de langue écarlate, d ’anchois, quiches miniatures, piz­
zas naines, allumettes au fromage.
Au pied des tonneaux, de crainte sans doute que le vin ne
790 G eorges P erec

goutte, un journal du soir a été étalé. Sur une des pages appa.
raît un problème de mots croisés, le même que celui de l ’in fir-
mière de Madame Moreau ; ici la grille, sans être
com plètem ent remplie, a tout de même progressé.

Avant la guerre, bien avant que les Altamont n ’en fissent une
salle à manger, cette pièce fut celle où vint vivre, lors de son
court séjour parisien, Marcel Appenzzell.

Formé à l’école de Malinowski, Marcel Appenzzell voulut


pousser jusqu’au bout l’enseignem ent de son maître et décida
de partager la vie de la tribu qu’il voulait étudier au point de
tout à fait se confondre avec elle. En 1932, il avait alors vingt-
trois ans, il partit seul à Sumatra. Muni d ’un bagage dérisoire
qui évitait le plus possible instruments, armes et ustensiles de
la civilisation occidentale et se composait surtout de cadeaux
traditionnels — du tabac, du riz, du thé, des colliers — , il
embaucha un guide malais nommé Soelli et entreprit de
remonter en pirogue le fleuve Alritam, la rivière noire. Les pre­
miers jours, ils croisèrent quelques récolteurs de gomm e d ’hé­
véa, quelques transporteurs de bois précieux conduisant au fil
de l’eau d ’immenses troncs d ’arbres. Puis ils se retrouvèrent
absolument seuls.
Le but de leur expédition était un peuple fantôme que les
Malais appellent les Anadalams, ou encore les Orang-Kubus,
La Vie m o d e d 'e m p lo i 791

ou Kubus. Orang-Kubus veut dire « ceux qui se défendent » et


Anadalams « les Fils de l’intérieur ». Alors que la quasi-totalité
des habitants de Sumatra est installée près du littoral, les
K u b u s vivent au centre de l’île, dans une des régions les plus
inhospitalières du monde, une forêt torride couverte de maré­
cag es grouillant de sangsues. Mais plusieurs légendes, plu­
s ie u rs documents et vestiges semblent vouloir prouver que les
K u b u s avaient jadis été le s maîtres de l’île avant que, vaincus
p a r des envahisseurs venus de Java, ils n’aillent chercher au
c œ u r de la jungle leur dernier refuge.
Soelli, un an auparavant, avait réussi à établir un contact avec
une tribu Kubu dont le village était bâti non loin du fleuve.
Appenzzell et lui y arrivèrent au terme de trois semaines de
navigation et de marche. Mais le village — cinq maisons sur
pilotis — était abandonné. Appenzzell réussit à convaincre
Soelli de continuer à remonter le fleuve. Ils ne trouvèrent pas
d’autre village et au bout de huit jours Soelli décida de redes­
cendre vers le littoral. Appenzzell s’obstina et finalement, lais­
sant à Soelli la pirogue et presque tout son chargement,
s’enfonça seul, à peine équipé, dans la forêt.
Soelli, de retour sur le littoral, prévint les autorités hollan­
daises. Plusieurs expéditions de recherche furent organisées,
mais elles ne donnèrent aucun résultat.

Appenzzell réapparut cinq ans et onze mois plus tard. Une


équipe de prospection minière qui circulait en canot à moteur
le découvrit sur les bords du fleuve Musi, à plus de six cents
kilomètres de son point de départ. Il pesait vingt-neuf kilos et
était seulement vêtu d ’une espèce de pantalon fait d ’innom­
brables petits bouts de tissus cousus ensem ble, attaché avec
des bretelles jaunes apparemment intactes mais ayant perdu
toute leur élasticité. Il fut ramené jusqu’à Palembang et, après
quelques jours d ’hôpital, rapatrié, non sur Vienne, dont il était
originaire, mais sur Paris où sa mère, entre-temps, était venue
s’installer.
Le voyage de retour dura un mois et lui permit de se rétablir.
Invalide au début, à peu près incapable de se mouvoir et de
se nourrir, ayant pratiquement perdu l’usage de la parole,
792 Georges Perec

ramenée à des cris inarticulés ou, au cours d ’accès de fièvre


qui le prenaient tous les trois ou cinq jours, à de longues
séquences délirantes, il parvint peu à peu à récupérer l’essen­
tiel de ses capacités physiques et intellectuelles, réapprit à s’as­
seoir dans un fauteuil, à se servir d ’une fourchette et d ’un
couteau, à se coiffer et à se raser (après que le coiffeur du bord
l’eut débarrassé des neuf dixièmes de sa chevelure et de la
totalité de sa barbe), à mettre une chemise, un faux-col, une
cravate, et même — ce fut certainement le plus difficile car ses
pieds ressemblaient à des masses de corne fissurées de pro­
fondes crevasses — des chaussures. Quand il débarqua à Mar­
seille, sa mère, qui était venue l’attendre, put tout de même le
reconnaître sans trop de peine.

Appenzzell était, avant son départ, assistant d ’ethnographie


à Graz (Styrie). Il n ’était plus question pour lui d ’y retourner.
Il était Juif, et quelques mois auparavant, l’Anschluss avait été
proclamé, entraînant dans toutes les universités autrichiennes
l’application du numerus clausus. Même son salaire qui, pen­
dant toutes ces années de travail sur le terrain, avait continué
à lui être versé, avait été mis sous séquestre. Par l’intermédiaire
de Malinowski, à qui il écrivit alors, il rencontra Marcel Mauss
qui lui confia à l’institut d ’Ethnologie la responsabilité d ’un
séminaire sur les m odes de vie des Anadalams.
De ce qui s’était passé pendant ces 71 mois, Marcel Appenz­
zell n ’avait rien rapporté, ni objets, ni documents, ni notes, et
il se refusa pratiquement à parler, prétextant la nécessité de
préserver jusqu’au jour de sa première conférence l’intégrité
de ses souvenirs, de ses impressions et de ses analyses. Il se
donna six mois pour les mettre en ordre. Au début il travaillait
vite, avec plaisir, presque avec ferveur. Mais bientôt il se mit à
traîner, à hésiter, à raturer. Quand sa mère pénétrait dans sa
chambre, elle le trouvait le plus souvent, non à sa table de
travail, mais assis sur le bord du lit, le buste droit, les mains
sur les genoux, contemplant sans la voir une guêpe qui s’affai­
rait près de la fenêtre, ou fixant comme pour y retrouver on
ne savait quel fil perdu, la serviette de lin bise à franges, à
double bordure bistre, pendue à un clou derrière la porte.
La Vie m o d e d ’em p lo i 793

À quelques jours de sa première conférence — le titre — Les


ftn a dalam s d e Sum atra. Approches p rélim in aires — en avait
é té annoncé dans divers journaux et hebdomadaires, mais
Appenzzell n ’avait pas encore remis au secrétariat de l’institut
le résumé de quarante lignes destiné à L'Année sociologique
__, le jeune ethnologue brûla tout ce qu’il avait écrit, mit
quelques affaires dans une valise et partit, laissant à sa mère un
mot laconique l’informant qu’il retournait à Sumatra et qu’il ne
se sentait pas le droit de divulguer quoi que ce soit concernant
les Orang-Kubus.

Un mince cahier partiellement rempli de notes souvent


incompréhensibles avait échappé au feu. Quelques étudiants
de l ’institut d ’Ethnologie s ’acharnèrent à les déchiffrer et, s ’ai­
dant des rares lettres qu’Appenzzell avait envoyées à Malinow-
ski et à quelques autres, d ’informations provenant de Sumatra
et de témoignages récents recueillis auprès de ceux auxquels il
avait, en d ’exceptionnelles occasions, laissé échapper quelques
détails de son aventure, ils parvinrent à reconstituer dans ses
grandes lignes ce qui lui était arrivé et à esquisser un portrait
schématique de ces mystérieux « Fils de l ’intérieur ».

Au bout de plusieurs jours de marche, Appenzzell avait enfin


découvert un village Kubu, une dizaine de huttes sur pilotis
disposées en cercle sur le pourtour d ’une petite clairière. Le
village d ’abord lui avait semblé désert puis il avait aperçu,
couchés sur des nattes sous l’avant-toit de leurs cases, plu­
sieurs vieillards immobiles qui le regardaient. Il s’était avancé,
les avait salués à la manière malaise en faisant le geste d ’effleu­
rer leurs doigts avant de porter la main droite sur son cœur,
et avait déposé auprès de chacun d ’eux en signe d ’offrande un
petit sachet de thé ou de tabac. Mais ils ne répondirent pas,
n’inclinèrent pas la tête ni ne touchèrent aux présents.
Un peu plus tard des chiens se mirent à aboyer et le village
se peupla d ’hommes, de femmes et d ’enfants. Les hommes
étaient armés de lances, mais ils ne le menacèrent pas. Per­
sonne ne le regarda, ne sembla s’apercevoir de sa présence.
Appenzzell passa plusieurs jours dans le village sans réussir
794 Georges Perec

à entrer en contact avec ses laconiques habitants. Il épuisa en


pure perte sa petite provision de thé et de tabac ; aucun Kubu
— pas m êm e les enfants — ne prit jamais un seul de ces petits
sachets que les orages quotidiens rendaient chaque soir inutili­
sables. Tout au plus put-il regarder com ment vivaient les
Kubus et com mencer à consigner par écrit ce qu’il voyait.
Sa principale observation, telle qu’il la décrit brièvement à
Malinowski, confirme que les Orang-Kubus sont bien les des­
cendants d ’une civilisation évoluée qui, chassée de ses terri­
toires, se serait enfoncée dans les forêts intérieures et y aurait
régressé. Ainsi, tout en ne sachant plus travailler les métaux,
les Kubus avaient des fers à leurs lances et des bagues d ’argent
aux doigts. Quant à leur langue, elle était très proche de celles
du littoral et Appenzzell la comprit sans difficultés majeures.
Ce qui le frappa surtout, c’est qu’ils utilisaient un vocabulaire
extrêmement réduit, ne dépassant pas quelques dizaines de
mots, et il se demanda si, à l’instar de leurs lointains voisins
les Papouas, les Kubus n ’appauvrissaient pas volontairement
leur vocabulaire, supprimant des mots chaque fois qu’il y avait
un mort dans le village. Une des conséquences de ce fait était
qu’un m êm e mot désignait un nombre de plus en plus grand
d ’objets. Ainsi Pekee, le mot malais désignant la chasse, voulait
dire indifféremment chasser, marcher, porter, la lance, la
gazelle, l’antilope, le cochon noir, le m y ’am , espèce d ’épice
extrêmement relevée abondamment utilisée dans la prépara­
tion des aliments carnés, la forêt, le lendemain, l’aube, etc. De
même Sinuya, mot qu’Appenzzell rapprocha des mots malais
usi, la banane et nuya, la noix de coco, signifiait manger,
repas, soupe, calebasse, spatule, natte, soir, maison, pot, feu,
silex (les Kubus faisaient du feu en frottant l’un contre l ’autre
deux silex), fibule, peigne, cheveux, h o ja ’ (teinture pour les
cheveux fabriquée à partir du lait de coco mélangé à diverses
terres et plantes), etc. Si, de toutes les caractéristiques de la
vie des Kubus, ces traits linguistiques sont les mieux connus
c ’est qu’Appenzzell les décrivit en détail dans une longue lettre
au philologue suédois Hambo Taskerson, qu’il avait connu à
Vienne, et qui travaillait alors à Copenhague avec Hjelmslev et
Br0ndal. Au passage, il fit remarquer que ces caractéristiques
La Vie m o d e d ’em p lo i 795

( ï pourraient parfaitement s’appliquer à un menuisier occidental


f qui se servant d ’instruments aux noms très précis — trusquin,
| jjouvet, gorget, varlope, bédane, riflard, guillaume, etc. — les
1 demanderait à son apprenti en lui disant simplement : « passe-
tnoi Ie machin. »

Le matin du quatrième jour, quand Appenzzell se réveilla, le


! village avait été abandonné. Les cases étaient vides. Toute la
* population du village, les hommes, les femmes, les enfants, les
chiens, et même les vieillards qui d ’ordinaire ne bougeaient
pas de leurs nattes, était partie, emportant leurs maigres provi­
sions d ’ignames, leurs trois chèvres, leurs sin u ya et leurs
pekee.
1 Appenzzell mit plus de deux mois à les retrouver. Cette fois-
ci leurs cases avaient été hâtivement construites au bord d ’un
marigot infesté de moustiques. Pas plus que la première fois,
les Kubus ne lui parlèrent ni ne répondirent à ses avances ; un
jour, voyant deux hom m es qui essayaient de soulever un gros
tronc d ’arbre que la foudre avait abattu, il s’approcha pour leur
prêter main forte ; mais à peine eut-il posé la main sur l’arbre
que les deux hom m es le laissèrent retomber et s’éloignèrent.
Le lendemain matin, à nouveau, le village était abandonné.

Pendant presque cinq ans, Appenzzell s’obstina à les pour­


suivre. A peine avait-il réussi à retrouver leurs traces qu’ils s’en­
fuyaient à nouveau, s’enfonçant dans des régions de plus en
plus inhabitables pour reconstruire des villages de plus en plus
précaires. Pendant longtemps Appenzzell s’interrogea sur la
fonction de ces comportements migratoires. Les Kubus
n’étaient pas nomades et ne pratiquant pas de cultures sur
brûlis, ils n ’avaient aucune raison de se déplacer si souvent ;
| ce n ’était pas davantage pour des questions de chasse ou de
cueillette. S’agissait-il d ’un rite religieux, d ’une épreuve d ’ini­
tiation, d ’un com portem ent magique lié à la naissance ou à la
mort ? Rien ne permettait d ’affirmer quoi que ce soit de ce
genre ; les rites kubus, s’ils existaient, étaient d ’une discrétion
impénétrable et rien, apparemment, ne reliait entre eux ces
796 G eorges Perec

départs qui, à chaque fois, semblaient pour Appenzzell tout à


fait imprévisibles.

La vérité cependant, l’évidente et cruelle vérité, se fit enfin


jour. Elle se trouve admirablement résumée dans la fin de la
lettre qu’Appenzzell envoya de Rangoon à sa mère environ
cinq mois après son départ :

« Quelque irrita n ts que soien t les déboires a u x ­


quels s ’expose celui qu i se voue corps et â m e à la
profession d ’ethnographe afin d e p ren d re p a r ce
m oyen une vue concrète d e la n ature p ro fo n d e de
l ’H om m e — soit, en d ’autres termes, une vue du
m inim u m socia l q u i d éfin it la con dition h um aine
à travers ce que les cultures diverses p eu ve n t p ré ­
senter d ’hétéroclite — et bien qu ’il ne p u isse aspi­
rer à rien d e p lu s que m ettre au jo u r d es vérités
relatives ( l ’a ttein te d ’une vérité dernière éta n t un
espoir illusoire), la p ir e d es difficultés qu e j ’a i dû
affronter n ’é ta it p a s du to u t d e cet ordre : j ’a va is
voulu aller ju s q u ’à l ’extrêm e p o in te d e la sauvage­
rie ; n ’étais-je p a s comblé, chez ces gracieu x In di­
gènes que n ul n ’a v a it vus a va n t moi, que
personne, peut-être, ne verrait p lu s a p rès? Au
term e d ’une exaltan te recherche, j e ten ais m es sau ­
vages, et j e ne d em a n d a is q u ’à être l ’un d ’eux, à
p a rta g er leurs jours, leurs peines, leurs rites!
Hélas, eux ne vou laien t p a s d e moi, eux n ’éta ien t
p a s p rêts du to u t à m ’enseigner leurs coutum es et
leurs croyances ! Ils n ’a va ie n t que fa ir e des p r é ­
sents que j e déposais à côté d ’eux, que fa ir e d e
l ’a id e que j e croyais p o u vo ir leur apporter ! C’é ta it
à cause d e m oi q u ’ils a ba n d on n aien t leurs villages
et c ’é ta it seulem ent p o u r m e décourager m oi, p o u r
m e p ersu a d er q u ’il é ta it inu tile que j e m ’acharne,
q u ’ils choisissaient des terrains chaque fo is p lu s
hostiles, s ’im posan t des con dition s d e vie d e p lu s
en p lu s terribles p o u r bien m e m ontrer qu ’ils préfé­
La Vie m o d e d ’em p lo i 797

raien t affronter les tigres et les volcans, les m aré­


cages, les brou illards suffocants, les éléphants, les
araignées m ortelles, p lu tô t que les h om m es! Je
crois con n aître a ssez la souffrance physique. M ais
c ’est le p ir e d e tout, d e sen tir son âm e m ourir... »

Marcel Appenzzell n ’écrivit pas d ’autre lettre. Les recherches


que sa mère entreprit pour le retrouver demeurèrent vaines.
Très vite la guerre vint les interrompre. Madame Appenzzell
s’obstina à rester à Paris, même après que son nom eut figuré
sur une liste de Juifs ne portant pas l’étoile, publiée dans l’heb­
domadaire Au Pilori. Un soir une main compatissante glissa
sous sa porte un billet la prévenant qu’on viendrait l’arrêter le
lendemain à l’aube. Elle réussit le soir même à gagner Le Mans
et de là passa en zone libre et entra dans la Résistance. Elle fut
tuée en juin mille neuf cent quarante-quatre près de Vassieux-
en-Vercors.

Les Altamont — Madame Altamont est une lointaine petite-


cousine de Madame Appenzzell — reprirent son appartement
aux débuts des années cinquante. C’était alors un jeune
couple. Elle a aujourd’hui quarante-cinq ans et lui cinquante-
cinq. Ils ont une fille de dix-sept ans, Véronique, qui fait de
l’aquarelle et du piano. Monsieur Altamont est un expert inter­
national, pratiquement toujours absent de Paris, et il semble
même que cette grande réception se fasse à l’occasion de son
retour annuel.
CHAPITRE XXVI

Bartlebooth, 1

Une antichambre, chez Bartlebooth.


C’est une pièce presque vide, m eublée seulem ent de
quelques chaises paillées, de deux tabourets à trois pieds gar­
nis d ’une galette rouge à petites franges et d ’une longue ban­
quette à dossier droit, recouverte d ’une moleskine verdâtre,
telle qu’il y en avait jadis dans les salles d ’attente des gares.
Les murs sont peints en blanc, le sol est recouvert d ’un épais
revêtement plastique. Sur un grand carré de liège fixé contre
le mur du fond sont épinglées plusieurs cartes postales : le
champ de bataille des Pyramides, le marché aux poissons de
Damiette, l’ancien quai des baleiniers de Nantucket, la prome­
nade des Anglais à Nice, le building de la H u dson ’s Bay
C om pany à Winnipeg, un coucher de soleil à Cape Cod, le
Pavillon de Bronze du Palais d ’Été de Pékin, une reproduction
d’un dessin représentant Pisanello offrant sur un écrin à Lionel
d ’Este quatre médailles d ’or, ainsi qu’un faire-part bordé de
noir :
La Vie m o d e d ’em p lo i 799

V o u s ê t e i p r ié d ’a M i r t e r à l'in h u m a tio n
de
G aspard WINCKLER
décédéàParisle29octobre1973dans
sa63*année
la levée de corps u n Uen le S novembre 1973
I 10 beu r ts da m atin devant la morgue de
l'hôpital Bichat. 170, boulevard Ney, P aris 17*

NI FLEURS NI COURONNES

Les trois domestiques de Bartlebooth se tiennent dans cette


antichambre, attendant le problématique coup de sonnette de
leur maître. Smautf est debout près de la fenêtre, un bras en
l’air, cependant qu’Hélène, la bonne à tout faire, refait un
point à la manche droite de sa veste qui s’était légèrement
décousue sous l’aisselle. Kléber, le chauffeur, est assis sur l’une
des chaises. Il est vêtu, non de sa livrée, mais d ’un pantalon
de velours à large ceinture et d ’un chandail blanc à col roulé.
Il vient d ’étaler sur la banquette de moleskine un jeu de cin­
quante-deux cartes, faces apparentes, sur quatre rangées et il
s’apprête à faire une réussite consistant, après avoir retiré les
quatre as, à réordonner le jeu selon ses quatre séquences de
même couleur en se servant des intervalles laissés par l’élimi­
nation des as. A côté des cartes est p osé un livre ouvert ; c’est
un roman américain de George Bretzlee, intitulé The Wande-
rers, dont l’action se passe dans les milieux du jazz new-yorkais
aux débuts des années cinquante.
Smautf, nous l’avons vu, est au service de Bartlebooth depuis
cinquante ans. Kléber, le chauffeur, a été engagé en 1955 lors­
que Bartlebooth et Smautf revinrent de leur tour du monde,
en même temps qu’une cuisinière, Madame Adèle, une fille de
cuisine, Simone, un sommelier maître d ’hôtel, Léonard, une
lingère, Germaine, un hom m e de peine, Louis, et un valet de
pied, Thomas. Bartlebooth sortait alors fréquemment et rece­
vait volontiers, donnant non seulem ent des dîners réputés,
mais hébergeant même de lointains parents ou des personnes
dont il avait fait la connaissance au cours de ses voyages.
Dès mille neuf cent soixante, ces fastes com mencèrent à se
800 G eorges P erec

ralentir et les em ployés qui partirent ne furent pas remplacés.


C’est seulem ent il y a trois ans, quand Madame Adèle prit sa
retraite que Smautf fit embaucher Hélène. Hélène, qui a tout
juste trente ans, s’occupe de tout, du linge, des repas, du
ménage, aidée pour les gros travaux par Kléber qui n ’a plus
guère l’occasion de se servir de la voiture.
Il y a longtemps que Bartlebooth ne reçoit plus et c’est à peine
si, ces deux dernières années, il a quitté son appartement. La
plupart du temps il s’enferme dans son bureau, ayant une fois
pour toutes interdit qu’on le dérange tant qu’il n ’appellerait pas.
Il reste parfois plus de quarante-huit heures sans donner signe
de vie, dormant tout habillé dans le fauteuil de repos du grand-
oncle Sherwood, se nourrissant de biscottes grignotées ou de
biscuits au gingembre. Il est devenu exceptionnel qu’il prenne
ses repas dans sa grande et sévère salle à manger Empire. Lors­
qu’il consent à le faire, Smautf enfile sa vieille queue-de-pie et lui
sert, en s’efforçant de ne pas trembler, l’œ u f à la coque, le peu
de haddock poché et la tasse de verveine qui constituent depuis
plusieurs mois, au grand désespoir d ’Hélène, les seules nourri­
tures qu’il accepte d ’ingérer.

M
Valène mit des années à comprendre ce que cherchait exac­
tement Bartlebooth. La première fois qu’il vint le voir, en jan­
vier mille neuf cent vingt-cinq, Bartlebooth lui dit seulement
qu’il voulait apprendre à fond l’art de l’aquarelle et qu’il sou­
haitait prendre une leçon quotidienne pendant dix ans. La fré­
quence et la durée de ces cours particuliers firent sursauter
Valène qui se trouvait parfaitement heureux quand il avait
décroché dix-huit leçons en un trimestre. Mais Bartlebooth
semblait décidé à consacrer à cet apprentissage tout le temps
qu’il faudrait et n ’avait apparemment pas de soucis d ’argent.
Cinquante ans plus tard, Valène se disait d ’ailleurs parfois que
ces dix années, en fin de compte, n ’avaient pas été tellement
superflues, vu la totale absence de dispositions naturelles dont
Bartlebooth avait d ’em blée fait preuve.
La Vie m o d e d 'e m p lo i 801

Bartlebooth non seulem ent ne connaissait rien à cet art fra­


gile qu’est l’aquarelle, mais n ’avait jamais tenu un pinceau et
à peine davantage un crayon. La première année, Valène
commença donc par lui apprendre à dessiner et lui fit exécuter
au fusain, à la mine de plomb, à la sanguine, des copies de
modèles avec châssis quadrillé, des croquis de mise en place,
des études hachurées avec rehauts de craie, des dessins
ombrés, des exercices de perspective. Ensuite il lui fit faire des
lavis à l’encre de Chine ou à la sépia, lui imposant de fastidieux
travaux pratiques de calligraphie et lui montrant comment
diluer plus ou moins ses coups de pinceau pour poser des
valeurs de tons différentes et obtenir des dégradés.
Au bout de deux ans, Bartlebooth parvint à maîtriser ces tech­
niques préliminaires. Le reste, affirma Valène, était simplement
affaire de matériel et d ’expérience. Ils commencèrent à travailler
en extérieur, au parc Monceau, sur les bords de la Seine, au bois
de Boulogne d ’abord, puis bientôt dans la région parisienne.
Tous les jours à deux heures, le chauffeur de Bartlebooth — ce
n ’était pas encore Kléber, mais Fawcett, qui était déjà au service
de Priscilla, la mère de Bartlebooth — venait chercher Valène ;
le peintre retrouvait dans la grosse lim ousine Chenard et Walker
noire et blanche son élève sagement équipé de pantalons de
golf, guêtres, casquette écossaise et chandail jacquard. Ils
allaient dans la forêt de Fontainebleau, à Senlis, à Enghien, à Ver­
sailles, à Saint-Germain ou en vallée de Chevreuse. Ils instal­
laient côte à côte leur pliant à trois pieds dit « pliant Pinchart »,
leur ombrelle à manche coudé et à pique et leur fragile chevalet
articulé. Avec une précision maniaque et presque malhabile à
force d ’être minutieuse, Bartlebooth punaisait sur sa planchette
de frêne à fils contrariés une feuille de papier Whatman à grain
fin préalablement hum ectée à l’envers, après avoir vérifié en
regardant par transparence la marque de fabrique qu’il allait tra­
vailler sur la bonne face, ouvrait sa palette de zinc dont la surface
intérieure émaillée avait été soigneusem ent nettoyée à la fin de
la séance de la veille et y disposait, dans un ordre rituel, treize
petits godets de couleur — noir d ’ivoire, sépia colorée, terre de
Sienne brûlée, ocre jaune, jaune indien, jaune de chrome clair,
vermillon, laque de garance, vert Véronèse, vert olive, outremer,
802 Georges Perec

cobalt, bleu de Prusse — ainsi que quelques gouttes de blanc de


zinc de Madame Maubois, préparait son eau, ses éponges, ses
crayons, vérifiait une fois de plus que ses pinceaux étaient cor­
rectement hampés, que la pointe en était parfaite, le ventre pas
trop gros, les poils sans épi aucun, et, se lançant, esquissait avec
de légères traces de crayon les grandes masses, l’horizon, les
premiers plans, les lignes de fuite, avant de tenter de saisir, dans
toute la splendeur de leur instantanéité, de leur imprévisibilité,
les éphém ères métamorphoses d ’un nuage, la brise ridant la sur­
face d ’un étang, un crépuscule en Île-de-France, un envol
d ’étourneaux, un berger rentrant son troupeau, la lune se levant
sur un village endormi, une route bordée de peupliers, un chien
en arrêt au bord d ’un fourré, etc.
La plupart du temps Valène secouait la tête et avec trois ou
quatre phrases brèves — le ciel est trop chargé, ce n’est pas
équilibré, l ’effet est raté, ça manque de contraste, l’atmosphère
n ’est pas rendue, il n ’y a pas de gradations, la mise en page est
plate, etc. — ponctuées de cercles et de ratures négligemment
jetés sur l’aquarelle, détruisait sans pitié le travail de Bartle­
booth qui, sans dire un mot, arrachait la feuille de la planchette
de frêne, en posait une autre et recommençait.
En dehors de cette pédagogie laconique, Bartlebooth et
Valène ne se parlaient presque pas. Bien qu’ils eussent exacte­
ment le m êm e âge, Bartlebooth ne semblait absolument pas
curieux de Valène, et Valène, s ’il était intrigué par l’excentricité
du personnage, hésitait la plupart du temps à l’interroger direc­
tement. Pourtant à plusieurs reprises, sur le chemin du retour, il
lui demanda pourquoi il s ’obstinait tellement à vouloir
apprendre l’aquarelle. « Pourquoi pas ? » répondait générale­
ment Bartlebooth. « Parce que », répliqua un jour Valène, « à
votre place, la plupart de mes élèves se seraient découragés
depuis longtem ps.» «Je suis donc tellement mauvais?»
demanda Bartlebooth. « En dix ans, on arrive à tout, et vous y
arriverez, mais pourquoi voulez-vous posséder à fond un art qui,
spontanément, vous est com plètem ent indifférent ? » « Ce ne
sont pas les aquarelles qui m ’intéressent, c’est ce que je veux en
faire. » « Et que voulez-vous en faire ? » « Mais des puzzles, bien
sûr », répondit sans la moindre hésitation Bartlebooth.
La Vie m o d e d ’em p lo i 803

Valène, ce jour-là, commença à se forger une idée plus pré­


cise de ce que Bartlebooth avait en tête. Mais c’est seulem ent
après avoir fait la connaissance de Smautf, puis de Gaspard
Winckler, q u ’il put mesurer dans toute son ampleur ce qu ’était
l’ambition de l’Anglais :

Imaginons un hom m e dont la fortune n ’aurait d ’égale que


l ’indifférence à ce que la fortune permet généralement, et dont
le désir serait, beaucoup plus orgueilleusement, de saisir, de
décrire, d ’épuiser, non la totalité du m onde — projet que son
seul énoncé suffit à ruiner — mais un fragment constitué de
celui-ci : face à l’inextricable incohérence du monde, il s ’agira
alors d ’accomplir jusqu’au bout un programme, restreint sans
doute, mais entier, intact, irréductible.
Bartlebooth, en d ’autres termes, décida un jour que sa vie
tout entière serait organisée autour d ’un projet unique dont la
nécessité arbitraire n’aurait d ’autre fin qu’elle-même.
Cette idée lui vint alors qu’il avait vingt ans. Ce fut d ’abord
une idée vague, une question qui se posait — que fa ir e ? — ,
une réponse qui s’esquissait : rien. L’argent, le pouvoir, l’art,
les femmes, n’intéressaient pas Bartlebooth. Ni la science, ni
mêm e le jeu. Tout au plus les cravates et les chevaux ou, si
l’on préfère, imprécise mais palpitante sous ces illustrations
futiles (encore que des milliers de personnes ordonnent effica­
cem ent leur vie autour de leurs cravates et un nombre bien
plus grand encore autour de leurs chevaux du dimanche), une
certaine idée de la perfection.
Elle se développa dans les mois, dans les années qui suivi­
rent, s ’articulant autour de trois principes directeurs :

Le premier fut d ’ordre moral : il ne s’agirait pas d ’un exploit


ou d ’un record, ni d ’un pic à gravir, ni d ’un fond à atteindre.
Ce que ferait Bartlebooth ne serait ni spectaculaire ni héroï­
que ; ce serait simplement, discrètement, un projet, difficile
certes, mais non irréalisable, maîtrisé d’un bout à l’autre et qui,
en retour, gouvernerait, dans tous ses détails, la vie de celui
qui s’y consacrerait.
804 Georges Perec

Le second fut d ’ordre logique : excluant tout recours au


hasard, l ’entreprise ferait fonctionner le temps et l’espace
com me des coordonnées abstraites où viendraient s’inscrire
avec une récurrence inéluctable des événements identiques se
produisant inexorablement dans leur lieu, à leur date.

Le troisième, enfin, fut d ’ordre esthétique : inutile, sa gratuité


étant l’unique garantie de sa rigueur, le projet se détruirait lui-
même au fur et à mesure qu’il s’accomplirait ; sa perfection
serait circulaire : une succession d’événements qui, en s’enchaî­
nant, s’annuleraient : parti de rien, Bartlebooth reviendrait au
rien, à travers des transformations précises d ’objets finis.

Ainsi s’organisa concrètement un programme que l’on peut


énoncer succinctement ainsi :
Pendant dix ans, de 1925 à 1935, Bartlebooth s’initierait à
l ’art de l ’aquarelle.
Pendant vingt ans, de 1935 à 1955, il parcourrait le monde,
peignant, à raison d ’une aquarelle tous les quinze jours, cinq
cents marines de même format (65 x 50, ou raisin) représen­
tant des ports de mer. Chaque fois qu’une de ces marines serait
achevée, elle serait envoyée à un artisan spécialisé (Gaspard
Winckler) qui la collerait sur une mince plaque de bois et la
découperait en un puzzle de sept cent cinquante pièces.
Pendant vingt ans, de 1955 à 1975, Bartlebooth, revenu en
France, reconstituerait, dans l’ordre, les puzzles ainsi préparés,
à raison, de nouveau, d ’un puzzle tous les quinze jours. A
mesure que les puzzles seraient réassemblés, les marines
seraient « retexturées » de manière à ce qu’on puisse les décol­
ler de leur support, transportées à l’endroit m êm e où — vingt
ans auparavant — elles avaient été peintes, et plongées dans
une solution détersive d ’où ne ressortirait qu’u n e feuille de
papier Whatman, intacte et vierge.

Aucune trace, ainsi, ne resterait de cette opération qui aurait,


pendant cinquante ans, entièrement mobilisé son auteur.
CHAPITRE XXVII

Rorschash, 3

Ce sera quelque chose com me un souvenir pétrifié, comme


un de ces tableaux de Magritte où l’on ne sait pas très bien si
c’est la pierre qui est devenue vivante ou si c’est la vie qui s’est
momifiée, quelque chose com me une image fixée une fois
pour toutes, indélébile : cet hom m e assis, la moustache tom­
bante, les bras croisés sur la table, son cou de taureau jaillis­
sant d ’une chemise sans col, et cette femme, près de lui, les
cheveux tirés, avec sa jupe noire, et son corsage à fleurs,
debout derrière lui, le bras gauche p osé sur son épaule, et les
deux jumeaux, debout devant la table, se tenant par la main,
avec leur costume marin à culottes courtes, leur brassard de
premier communiant, leurs chaussettes leur tombant sur les
chevilles, et la table, avec sa nappe en toile cirée, avec la cafe­
tière d ’émail bleu et la photo du grand-père dans son cadre
ovale, et la chem inée avec, entre les deux pots à pieds
coniques, décorés de chevrons noirs et blancs, plantés de
touffes bleuâtres de romarin, la couronne de mariée sous son
oblongue cloche de verre, avec ses fausses fleurs d ’oranger —
gouttes de coton roulé trempées dans de la cire — , son sup­
port perlé, ses décors de guirlandes, d ’oiseaux et de miroirs.
806 G eorges P erec

Dans les années cinquante, bien avant que Gratiolet ne


vende à Rorschash les deux appartements superposés qu’il
allait aménager en duplex, une famille italienne, les Grifalconi,
vécut quelque temps au quatrième gauche. Emilio Grifalconi
était un ébéniste de Vérone, spécialisé dans la restauration des
meubles, qui était venu à Paris pour travailler à la remise en
état du mobilier du château de la Muette. Il était marié à une
jeune femme de quinze ans plus jeune que lui, Laetizia, avec
qui il avait eu, trois ans auparavant, deux jumeaux.
Laetizia, dont la beauté sévère et presque sombre fascinait
l’immeuble, la rue et le quartier, promenait tous les après-midi
ses enfants au parc Monceau dans un double landau spéciale­
ment conçu à l’usage des jumeaux. C’est sans doute au cours
de ces promenades quotidiennes qu’elle rencontra l’un des
hommes que sa beauté avait le plus bouleversé. Il s ’appelait
Paul Hébert, et habitait lui aussi l’immeuble, au cinquième
droite. Pris le sept octobre 1943 alors qu’il venait d ’avoir dix-
huit ans, dans la grande rafle du boulevard Saint-Germain
après l’attentat qui avait coûté la vie au capitaine Dittersdorf et
aux lieutenants Nebel et Knôdelwurst, Paul Hébert avait été
déporté quatre mois plus tard à Buchenwald. Libéré en qua-
rante-cinq, soigné pendant près de sept ans dans un sanato­
rium des Grisons, il n ’était revenu que récemment en France
et était devenu professeur de physique et chimie au collège
Chaptal où ses élèves, évidemment, n ’avaient pas tardé à le
surnommer pH.
Leur liaison qui, sans être délibérément platonique, se limi­
tait vraisemblablement à de brèves étreintes et à des serre­
ments de mains furtifs, durait depuis près de quatre ans
lorsque, à la rentrée 1955, pH fut muté à Mazamet à la
demande expresse de ses médecins qui lui ordonnaient un cli­
mat sec et semi-montagneux.
Pendant plusieurs mois il écrivit à Laetizia, la suppliant de
venir, elle s’y refusant chaque fois. Le hasard voulut que le
brouillon d ’une de ses lettres à elle tombât entre les mains de
son mari :
La Vie m o d e d ’em p lo i 807

«Je suis triste, ennuyée, h orriblem ent agacée. Je


redeviens com m e il y a deu x ans, d ’une sen sibilité
douloureuse. Tout m e f a i t m a l et m e déchire. Tes
deu x dernières lettres m ’o n t f a i t battre le cœ ur à
m e le rompre. Elles m e rem uent ta n t! Q u an d
d ép lia n t leurs p lis le parfu m du p a p ie r m e m onte
a u x narines et que la senteur d e tes ph rases cares­
san tes m e pén ètre le cœur. M énage-moi ; tu m e
don nes le vertige avec ton a m o u r! Il f a u t bien
nous p ersu a d er p o u rta n t que nous ne pou von s
vivre ensemble. Il fa u t se résigner à une existence
p lu s p la te et p lu s pâle. Je vou drais te voir en
p ren d re l ’habitude, que m on im age au lieu d e te
brûler te réchauffe, qu elle te console au lieu d e te
désespérer. Il le fa u t. Nous ne p o u vo n s être tou ­
jo u rs d a n s cette convulsion d e l ’âm e d o n t les a b a t­
tem ents qu i la su iven t son t la m ort. Travaille,
pen se à au tre chose. Toi qu i as ta n t d ’intelligence,
em ploies-en un p eu à être p lu s tranquille. M oi m a
fo rce est à bout. Je m e sen tais bien du courage
p o u r m oi seule, m ais p o u r deu x ! Mon m étier est
d e sou ten ir to u t le m onde, j ’en su is brisée, ne m ’af­
flig e p lu s p a r tes em portem ents qu i m e fo n t m e
m au dire m oi-m êm e sans que p o u rta n t j ’y voie d e
remèdes... »

Emilio ne savait évidemment pas à qui s’adressait ce brouillon


inachevé. Sa confiance en Laetizia était telle qu’il pensa d ’abord
qu’elle avait simplement recopié un roman-photo, et si Laetizia
avait voulu le lui faire croire, elle y serait parvenue sans aucun
mal. Mais Laetizia, si elle avait été capable, pendant toutes ces
années, de dissimuler la vérité, n ’était pas capable de la déguiser.
Interrogée par Emilio, elle lui avoua avec une tranquillité
effrayante que son souhait le plus cher était de retrouver Hébert,
mais qu elle s’y refusait à cause de lui et des jumeaux.
Grifalconi la laissa partir. Il ne se suicida pas, ne sombra pas
dans l’alcoolisme, mais s’occupa des jumeaux avec une attention
inflexible, les amenant chaque matin à l’école avant d ’aller à son
808 Georges P erec

travail, allant les rechercher le soir, faisant le marché, préparant


la cuisine, les baignant, leur coupant leur viande, surveillant
leurs devoirs, leur lisant des histoires avant qu’ils s ’endorment
allant le samedi après-midi avenue des Ternes leur acheter des
chaussures, des duffle-coats, des chemisettes, les envoyant au
catéchisme, leur faisant faire leur com munion solennelle.
En 1959, lorsque son contrat avec le Ministère des Affaires
culturelles — dont dépendait la remise à neuf du château de la
Muette — vint à expiration, Grifalconi repartit à Vérone avec ses
enfants. Mais quelques semaines auparavant il alla trouver
Valène et lui commanda un tableau. Il voulait que le peintre le
représente, lui, avec sa femme et les deux jumeaux. Ils seraient
tous les quatre dans leur salle à manger. Lui serait assis ; elle
aurait sa jupe noire et son corsage à fleurs, elle serait debout der­
rière lui, sa main gauche p osée sur son épaule gauche à lui dans
un geste plein de confiance et de sérénité, les deux jumeaux
auraient leur beau costume de marin et leur brassard de premier
communiant et il y aurait sur la table la photo de son grand-père
qui visita les Pyramides et sur la chem inée la couronne de mariée
de Laetizia et les deux pots de romarin qu’elle aimait tant.
Valène ne fit pas un tableau mais un dessin à la plume avec
des encres de couleur. Faisant poser Emilio et les jumeaux,
se servant pour Laetizia de quelques photos déjà anciennes, il
fignola soigneusem ent les détails demandés par l ’ébéniste : les
petites fleurs mauves et bleues du corsage de Laetizia, le
casque colonial et les guêtres de l’ancêtre, les ors fastidieux de
la couronne de mariée, les plis damassés des brassards des
jumeaux.

Emilio fut si content du travail de Valène qu’il tint non seule­


ment à le payer mais à lui faire cadeau de deux objets auxquels
il était par-dessus tout attaché : il fit venir le peintre chez lui et
posa sur la table un coffret oblong en cuir vert. Ayant allumé
un projecteur accroché au plafond pour éclairer le coffret, il
l’ouvrit : une arme reposait sur la doublure d ’un rouge écla­
tant, sa poignée lisse en frêne, sa lame plate, falciforme, en or.
« Savez-vous ce que c’est ? » demanda-t-il. Valène leva les sour­
cils en signe d ’ignorance. « C’est la serpe d ’or, la serpe dont
La Vie m o d e d ’em p lo i 809

les druides gaulois se servaient pour cueillir le gui. » Valène


regarda Grifalconi d ’un air incrédule mais l’ébéniste ne parut
pas se démonter. « Le manche, c ’est m oi qui l’ai fabriqué, bien
sûr, mais la lame est authentique ; elle a été trouvée dans une
tombe aux environs d ’Aix ; il paraît qu’elle est caractéristique
du travail des Salyens. » Valène examina la lame de plus près ;
sept minuscules gravures étaient finement ciselées sur une des
faces, mais il ne parvint pas à voir ce qu’elles représentaient,
même en s’aidant d ’une forte loupe ; il vit seulem ent que sur
plusieurs d ’entre elles, il y avait vraisemblablement une femme
aux cheveux très longs.

Le second objet était plus étrange encore. Lorsque Grifalconi


le sortit de sa caisse capitonnée, Valène crut d ’abord q u ’il
s’agissait d ’un bouquet de corail. Mais Grifalconi secoua la
tête : dans les combles du château de la Muette, il avait trouvé
les vestiges d ’une table ; le plateau, ovale, merveilleusement
incrusté de nacre, était dans un état de conservation remar­
quable, mais le piétem ent central, une lourde colonne fusi-
forme en bois veiné, se révéla com plètem ent vermoulu ;
l’action des vers avait été souterraine, intérieure, suscitant d ’in­
nombrables canaux et canalicules remplis de bois pulvérisé. De
l’extérieur rien n ’apparaissait de ce travail de sape et Grifalconi
vit qu’il n ’était possible de conserver le pied d ’origine qui,
presque com plètem ent évidé, était incapable de soutenir le
poids du plateau, qu’en le renforçant intérieurement ; en
conséquence, après avoir nettoyé par aspiration les canaux de
toutes leurs vermoulures, il entreprit d ’y injecter sous pression
un mélange presque liquide de plomb, d ’alun et de fibres
d ’amiante. L’opération réussit mais il apparut rapidement que,
même ainsi consolidé, le pied restait trop fragile et Grifalconi
dut se résoudre à le remplacer totalement. C’est alors qu’il eut
l’idée de dissoudre le bois qui restait, faisant ainsi apparaître
cette fantastique arborescence, trace exacte de ce qu’avait été
la vie du ver dans ce morceau de bois, superposition immobile,
minérale, de tous les mouvements qui avaient constitué son
existence aveugle, cette obstination unique, cet itinéraire opi­
niâtre, cette matérialisation fidèle de tout ce qu’il avait mangé
810 G eorges P erec

et digéré, arrachant à la compacité du m onde alentour les


imperceptibles éléments nécessaires à sa survie, image étalée
visible, incommensurablement troublante de ce cheminement
sans fin qui avait réduit le bois le plus dur en un réseau impal­
pable de galeries pulvérulentes.

Grifalconi retourna à Vérone. Une ou deux fois, Valène lui


envoya une de ces petites gravures sur linoléum qu’il tirait à
l’intention de ses amis pour ses vœ ux de nouvel an. Mais il
ne reçut jamais de réponse. En 1972, une lettre de Vittorio —
c ’était l’un des deux jumeaux — qui était devenu professeur
de taxinomie végétale à Padoue, lui apprit que son père était
mort des suites d ’un trichinose. De l’autre jumeau, Alberto, la
lettre disait seulem ent qu’il vivait en Amérique du Sud et qu’il
se portait bien.

Quelques mois après le départ des Grifalconi, Gratiolet ven­


dit l ’appartement qu’ils avaient occupé à Rémi Rorschash. C’est
aujourd’hui le rez-de-chaussée du duplex. La salle à manger
est devenue un salon. La chem inée sur laquelle Emilio Grifal­
coni avait fait mettre la couronne de mariée de sa femme et les
deux pots de romarin a été modernisée et offre extérieurement
l’aspect d ’une structure d ’acier poli ; le sol est recouvert d ’une
multitude de tapis de laine à dessins exotiques, empilés les
uns sur les autres ; pour seuls meubles, trois fauteuils dits « de
metteur en scène », en toile bise et tubes métalliques, qui ne
sont en fait que des sièges de camping légèrement améliorés ;
de nombreux gadgets américains traînent un peu partout, et
en particulier un jeu de jacquet électronique, le Feedback-
G am m on, dans lequel les joueurs n ’ont plus qu’à lancer les
dés et à appuyer sur deux touches correspondant à leurs
valeurs numériques, l’avance des dames étant effectuée par des
microprocesseurs incorporés dans l’appareil ; les pièces du jeu
sont matérialisées par des cercles lumineux se déplaçant sur
le damier translucide selon des stratégies optimisées ; chaque
joueur disposant à tour de rôle de la meilleure attaque et/ou
de la meilleure défense, l’issue la plus fréquente d ’une partie
est un blocage réciproque des pièces équivalant à un nul.
La Vie m o d e d ’em p lo i 811

L’appartement de Paul Hébert, après d ’obscures affaires de


scellés et de saisies, fut récupéré par le gérant qui le loue.
Geneviève Foulerot l’occupe actuellement avec son petit bébé.
Laetizia ne revint pas et plus personne n ’eut jamais de ses nou­
velles. Et c’est grâce au jeune Riri, qui le rencontra par hasard
en mille neuf cent soixante-dix, que l ’on sut, au moins partiel­
lement, ce qu’était devenu Paul Hébert.

Le jeune Riri, qui a aujourd’hui près de vingt-cinq ans, s’ap­


pelle en réalité Valentin, Valentin Collot. C’est le plus jeune
des trois enfants d ’Henri Collot, le cafetier qui tient le tabac au
coin de la rue Jadin et de la rue de Chazelles. Tout le monde
a toujours appelé Henri Riri, sa femme Lucienne Madame Riri,
leurs deux filles, Martine et Isabelle les petites Riri, et Valentin
le jeune Riri, sauf Monsieur Jérôme, l’ancien professeur d ’his­
toire, qui disait plus volontiers « Riri le jeune » et avait même
essayé pendant quelque temps d ’imposer « Riri 11° » mais
n ’avait été suivi par personne, pas m êm e par Morellet qui était
pourtant généralement favorable à ce type d ’initiative.
Le jeune Riri, donc, qui avait été pendant un an au collège
Chaptal le malheureux élève de pH et qui se souvenait encore
avec terreur des joules, des coulombs, des ergs, des dynes, des
ohms et des farads et de : acide plus base donne sel plus eau,
fit son service à Bar-le-Duc. Un samedi après-midi, alors qu’il
se promenait en ville avec cet ennui tenace qui n ’appartient
qu’aux militaires du contingent, il aperçut son ancien profes­
seur : installé à l’entrée d ’un supermarché, habillé en paysan
normand avec une blouse bleue, un foulard rouge à carreaux
et une casquette, Paul Hébert proposait aux passants des char­
cuteries régionales, du cidre bouché, des gâteaux bretons, du
pain cuit au four à bois. Le jeune Riri, s’approchant de l’éta­
lage, s’acheta quelques tranches de saucisson à l’ail en se
demandant s’il allait oser adresser la parole à son ancien prof.
Lorsque Paul Hébert lui rendit sa monnaie, leurs regards se
croisèrent une fraction de seconde, et le jeune Riri comprit
que l’autre s’était senti reconnu, et q u ’il le suppliait de partir.
CHAPITRE XXVIII

D an s l ’escalier, 3

C’est là, dans l’escalier, il devait bien y avoir trois ans, qu’il
l’avait rencontré pour la dernière fois ; dans l’escalier, sur le
palier du cinquième, en face de la porte de cet appartement
où avait vécu le malheureux Hébert. L’ascenseur, une fois de
plus, était en panne, et Valène, remontant péniblem ent chez
lui, avait croisé Bartlebooth qui était peut-être allé voir Winck­
ler. Il portait son habituel pantalon de flanelle grise, une veste
à carreaux, et une de ces chem ises en fil d ’Écosse qu’il affec­
tionnait tellement. Il l’avait salué au passage d’une très brève
inclinaison de la tête. Il n ’avait pas beaucoup changé ; il était
voûté, mais marchait sans canne ; son visage s’était légèrement
creusé, ses yeux étaient devenus presque blancs : c ’est cela qui
avait le plus frappé Valène : ce regard qui n ’était pas arrivé à
rencontrer le sien, com m e si Bartlebooth avait cherché à regar­
der derrière sa tête, avait voulu traverser sa tête pour atteindre,
au-delà, le refuge neutre de la cage de l’escalier avec ses pein­
tures en trompe-l’œ il imitant de vieilles marbrures et ses
plinthes de staff à effets de boiseries. Il y avait dans ce regard
qui l’évitait quelque chose d e beaucoup plus violent que le
vide, quelque chose qui n ’était pas seulem ent de l’orgueil ou
de la haine, mais presque de la panique, quelque chose comme
La Vie m o d e d ’em p lo i 813

un espoir insensé, com me un appel au secours, com me un


signal de détresse.
Il y avait dix-sept ans que Bartlebooth était revenu, dix-sept
ans qu’il s’était enchaîné à sa table, dix-sept ans qu’il s’achar­
nait à recomposer une à une les cinq cents marines que Gas­
pard Winckler avait découpées en sept cent cinquante
morceaux chacune. Il en avait déjà reconstitué plus de quatre
cents ! Au début, il allait vite, il travaillait avec plaisir, ressusci­
tant avec une sorte de ferveur les paysages qu’il avait peints
vingt ans auparavant, regardant avec une exultation d ’enfant
Morellet combler finement les plus petits interstices des
puzzles achevés. Puis, au fil des années, c’était com me si les
puzzles se compliquaient de plus en plus, devenaient de plus
en plus difficiles à résoudre. Sa technique, sa pratique, son
inspiration, ses m éthodes s’étaient pourtant affinées à l’ex­
trême, mais s ’il devinait le plus souvent à l ’avance les pièges
que lui avait préparés Winckler, il n ’était plus toujours capable
de découvrir la réponse qui convenait : il avait beau passer des
heures sur chaque puzzle, rester assis des journées entières
dans ce fauteuil tournant et basculant qui avait appartenu à
son grand-oncle de Boston, il avait de plus en plus de mal à
achever ses puzzles dans les délais qu’il s’était lui-même
impartis.
Pour Smautf, qui les apercevait sur la grande table carrée
couverte d ’un drap noir lorsqu’il apportait à son maître le thé
que celui-ci négligeait le plus souvent de boire, une pomme
dont il grignotait un morceau avant de la laisser noircir dans
sa corbeille, ou du courrier qu’il n ’ouvrait plus qu’exception­
nellement, les puzzles restaient encore liés à des bouffées de
souvenirs, des odeurs de varech, des bruits de vagues se fracas­
sant le long de hautes digues, des noms lointains : Majunga,
Diégo-Suarez, les Comores, les Seychelles, Socotra, Moka,
Hodeida... Pour Bartlebooth, ils n ’étaient plus que les pions
biscornus d ’un jeu sans fin dont il avait fini par oublier les
règles, ne sachant m êm e plus contre qui il jouait, quelle était la
mise, quel était l’enjeu, petits bouts de bois dont les découpes
capricieuses devenaient objets de cauchemars, seules matières
d ’un ressassement solitaire et bougon, com posantes inertes,
814 G eorges P erec

ineptes et sans pitié d ’une quête sans objet. Majunga, ce n ’était


ni une ville ni un port, ce n ’était pas un ciel lourd, une bande
de lagune, un horizon hérissé de hangars et de cimenteries,
c’était seulem ent sept cent cinquante imperceptibles variations
sur le gris, bribes incompréhensibles d ’une énigme sans fond,
seules images d ’un vide qu’aucune mémoire, aucune attente
ne viendraient jamais combler, seuls supports de ses illusions
piégées.
Gaspard Winckler était mort, quelques semaines après cette
rencontre et Bartlebooth avait pratiquement cessé de sortir de
chez lui. De temps en temps Smautf donnait à Valène des nou­
velles de ce voyage absurde qu’à vingt ans de distance l’Anglais
poursuivait dans le silence de son bureau capitonné : « nous
avons quitté la Crète » — Smautf s’identifiait assez souvent à
Bartlebooth et parlait de lui à la première personne du pluriel,
il est vrai qu’ils avaient accompli tous ces voyages ensem ble —
« nous abordons les Cyclades : Zaforas, Anafi, Milo, Paros,
Naxos, ça ne va pas aller tout seul ! »

Valène, parfois, avait l’impression que le temps s’était arrêté,


suspendu, figé autour d ’il ne savait quelle attente. L’idée même
de ce tableau qu’il projetait de faire et dont les images étalées,
éclatées, s’étaient mises à hanter le moindre de ses instants,
meublant ses rêves, forçant ses souvenirs, l’idée même de cet
immeuble éventré montrant à nu les fissures de son passé,
l’écroulem ent de son présent, cet entassement sans suite d’his­
toires grandioses ou dérisoires, frivoles ou pitoyables, lui faisait
l’effet d ’un m ausolée grotesque dressé à la mémoire de
comparses pétrifiés dans des postures ultimes tout aussi insi­
gnifiantes dans leur solennité ou dans leur banalité, comme
s’il avait voulu à la fois prévenir et retarder ces morts lentes ou
vives qui, d ’étage en étage, semblaient vouloir envahir la mai­
son tout entière : Monsieur Marcia, Madame Moreau, Madame
de Beaumont, Bartlebooth, Rorschash, Mademoiselle Crespi,
Madame Albin, Smautf. Et lui, bien sûr, lui, Valène, le plus
ancien locataire de l’immeuble.
La Vie m o d e d ’em p loi 815

Alors parfois un sentiment d ’insupportable tristesse le péné­


trait ; il pensait aux autres, à tous ceux qui étaient déjà partis,
à tous ceux que la vie ou la mort avaient avalés : Madame Hour-
cade, dans sa petite maison près de Montargis, Morellet à Ver-
rières-le-Buisson, Madame Fresnel avec son fils en Nouvelle-
Calédonie, et Winckler, et Marguerite, et les Danglars et les
Claveau, et Hélène Brodin avec son petit sourire apeuré, et
Monsieur Jérôme, et la vieille dame au petit chien dont il avait
oublié le nom, le nom de la vieille dame, car le petit chien, qui
d ’ailleurs était une chienne, il s’en souvenait très bien, s’appe­
lait Dodéca et comme elle faisait fréquemment ses besoins sur
le palier, la concierge — Madame Claveau — ne l’appelait
jamais autrement que Dodécaca. La vieille dame habitait au
quatrième gauche, à côté des Grifalconi, et on la voyait souvent
se promener dans les escaliers vêtue seulem ent de sa combi­
naison. Son fils voulait devenir curé. Des années plus tard,
après la guerre, Valène l’avait rencontré rue des Pyramides en
train d ’essayer de vendre à des touristes qui s’apprêtaient à
visiter Paris à bord d ’autocars à deux étages, des petits romans
porno et il lui avait raconté une interminable histoire de trafic
d ’or avec l’U.R.S.S.

Encore une fois alors se mettait à courir dans sa tête la triste


ronde des déménageurs et des croque-morts, les agences et
leurs clients, les plombiers, les électriciens, les peintres, les
tapissiers, les carreleurs, les poseurs de moquettes : il se met­
tait à penser à la vie tranquille des choses, aux caisses de vais­
selles pleines de copeaux, aux cartons de livres, à la dure
lumière des ampoules nues se balançant au bout de leur fil, à
la lente mise en place des meubles et des objets, à la lente
accoutumance du corps à l’espace, toute cette som m e d ’événe­
ments minuscules, inexistants, irracontables — choisir un pied
de lampe, une reproduction, un bibelot, placer entre deux
portes un haut miroir rectangulaire, disposer devant une
fenêtre un jardin japonais, tendre d ’un tissu à fleurs les rayons
d’une armoire — tous ces gestes infimes en quoi se résumera
toujours de la manière la plus fidèle la vie d ’un appartement,
et que viendront bouleverser, de temps à autre, imprévisibles
816 Georges P erec

et inéluctables, tragiques ou bénignes, éphémères ou défini­


tives, les brusques cassures d ’un quotidien sans histoire : un
jour la petite Marquiseaux s’enfuira avec le jeune Réol, un jour
Madame Orlowska décidera de repartir, sans raisons appa­
rentes, sans raisons véritables ; un jour Madame Altamont
tirera un coup de revolver sur Monsieur Altamont et le sang se
mettra à gicler sur les tom ettes vernissées de leur salle à man­
ger octogonale ; un jour la police viendra arrêter Joseph Nieto
et trouvera dans sa chambre, dissimulé dans une des boules
de cuivre du grand lit Empire, le célèbre diamant dérobé jadis
au prince Luigi Voudzoï.

Un jour surtout, c’est la maison entière qui disparaîtra, c’est


la rue et le quartier entiers qui mourront. Cela prendra du
temps. Au début cela aura l ’air d ’une légende, d ’une rumeur à
peine plausible : on aura entendu parler d ’une extension pos­
sible du parc Monceau, ou d ’un projet de grand hôtel, ou
d ’une liaison directe entre l’Élysée et Roissy empruntant pour
rejoindre le périphérique le trajet de l’avenue de Courcelles.
Puis les bruits se préciseront ; on apprendra le nom des pro­
moteurs et la nature exacte de leurs ambitions que de luxueux
dépliants en quadrichromie viendront illustrer :

«... D an s le cadre, p rév u p a r le septièm e plan , d e


l'agrandissem ent et d e la m odern isation d es b â ti­
m ents d e la Poste centrale d u XVIIe arrondisse­
ment, rue d e Prony, rendus nécessaires p a r le
con sidérable développem en t d e ce service p u b lic
au cours des deu x dernières décennies, une res­
tru cturation com plète d e la périph érie s ’est avérée
p o ssib le et souhaitable... »

et ensuite :

«... Fruit des efforts conjugués d es p o u vo irs p u b lics


et d es in itia tives privées, ce vaste ensem ble à voca­
tion m ultiple, respectant l ’équilibre écologique d e
l ’environnem ent, m ais susceptible d e bénéficier
La Vie m o d e d ’em p lo i 817

des équipem ents socioculturels indispen sables à


une sou h aitable h um an isation d e la vie contem ­
poraine, viendra a in si en son tem ps efficacem ent
rem placer un tissu urbain parven u d ep u is p lu ­
sieurs années à saturation... »

et enfin :

«... À quelques m inutes d e l ’É toile-Charles-de-


Gaulle (RER) et d e la gare Saint-Lazare, à quelques
m ètres à p ein e des fron da ison s du p a rc M onceau,
HORIZON 84 vous propose sur trois m illio n s d e
m ètres carrés d e surfaces d e planchers les TROIS
MILLE CINQ CENTS p lu s beaux bureaux d e P aris :
triple m oquette, isolation therm o-phonique p a r
da lles flottan tes, antiskating, cloisons au topor­
tantes, télex, circu it d e télévision intérieure, term i­
n aux d ’ordinateurs, salles d e conférence avec
tradu ction sim ultanée, restaurants d ’entreprise,
snacks, piscine, club-house... HORIZON84, c ’est
au ssi SEPT CENTS appartem ents, d e la stu d ette au
cinq-pièces, en tièrem en t équipés — du ga rd ien ­
nage électronique à la cuisine préprogram m able,
c ’est au ssi VINGT-DEUX appartem en ts d e réception
— trois cents m ètres carrés d e salons et d e ter­
rasses, c ’est encore un centre com m ercial gro u p an t
QUARANTE-SEPT m agasins et services, c ’est enfin
DOUZE MILLE p la ces d e parkings en sous-sols,
MILLE CENT SOIXANTE-QUINZE m ètres carrés d ’es­
p a ces verts paysagés, DEUX MILLE CINQ CENTS
lignes téléphoniques préinstallées, un relais AM-
FM, DOUZE courts d e tennis, SEPT cinémas, et le
p lu s m oderne com plexe h ôtelier d ’E urope ! HORI­
ZON 84, 8 4 ANS D ’EXPÉRIENCE AU SERVICE DE
L ’IMMOBILIER DE DEMAIN ! »

Mais avant que ne surgissent du sol ces cubes de verre,


d ’acier et de béton, il y aura la longue palabre des ventes et
818 Georges Perec

des reprises, des indemnisations, des échanges, des reloge­


ments, des expulsions. Un à un les magasins fermeront et ne
seront pas remplacés, une à une les fenêtres des appartements
devenus vacants seront murées et les planchers défoncés pour
décourager les squatters et les clochards. La rue ne sera plus
qu’une suite de façades aveugles — fenêtres sem blables à des
y e u x sans pen sée — alternant avec des palissades maculées
d ’affiches en lambeaux et de graffiti nostalgiques.

Qui, en face d ’un immeuble parisien, n ’a jamais pensé qu’il


était indestructible ? Une bombe, un incendie, un tremblement
de terre peuvent certes l’abattre, mais sinon ? Au regard d ’un
individu, d ’une famille, ou m êm e d ’une dynastie, une ville, une
rue, une maison, semblent inaltérables, inaccessibles au temps,
aux accidents de la vie humaine, à tel point que l’on croit pou­
voir confronter et opposer la fragilité de notre condition à l’in­
vulnérabilité de la pierre. Mais la même fièvre qui, vers mille
huit cent cinquante, aux Batignolles comme à Clichy, à Ménil-
montant com m e à la Butte-aux-Cailles, à Balard comme au Pré-
Saint-Gervais, a fait surgir de terre ces immeubles, s’acharnera
désormais à les détruire.
Les démolisseurs viendront et leurs masses feront éclater les
crépis et les carrelages, défonceront les cloisons, tordront les
ferrures, disloqueront les poutres et les chevrons, arracheront
les m oellons et les pierres : images grotesques d ’un immeuble
jeté à bas, ramené à ses matières premières dont des ferrail­
leurs à gros gants viendront se disputer les tas : le plomb des
tuyauteries, le marbre des cheminées, le bois des charpentes
et des parquets, des portes et des plinthes, le cuivre et le laiton
des poignées et des robinets, les grands miroirs et les ors de
leurs cadres, les pierres d ’évier, les baignoires, le fer forgé des
rampes d ’escalier...
Les bulldozers infatigables des niveleurs viendront charrier
le reste : des tonnes et des tonnes de gravats et de poussières.
CHAPITRE XXIX

Troisième droite, 2

Le grand salon de l’appartement du troisième droite pourrait


offrir les images classiques d ’un lendemain de fête.
C’est une vaste pièce aux boiseries claires, dont on a roulé
ou repoussé les tapis mettant en évidence un parquet délicate­
ment cloisonné. Tout le mur du fond est occupé par une
bibliothèque de style Regency dont la partie centrale est en
réalité une porte peinte en trompe-l’œil. Par cette porte, à
demi ouverte, on aperçoit un long corridor dans lequel
s’avance une jeune fille d ’environ seize ans qui tient dans sa
main droite un verre de lait.
Dans le salon, une autre jeune fille — peut-être est-ce à elle
qu’est destiné ce verre réparateur — est couchée, endormie,
sur un divan recouvert de daim gris : enfouie au milieu des
coussins, à demi recouverte par un châle noir brodé de fleurs
et de feuillages, elle apparaît vêtue seulem ent d ’un blouson de
nylon manifestement trop grand pour elle.
Par terre, partout, les restes du raout : plusieurs chaussures
dépareillées, une longue chaussette blanche, une paire de col­
lants, un haut-de-forme, un faux nez, des assiettes de carton,
empilées, froissées ou isolées, pleines de déchets, fanes de
radis, têtes de sardines, morceaux de pain un peu rongés, os
820 Georges Perec

de poulets, croûtes de fromages, barquettes en papier plissé


ayant contenu des petits fours ou des chocolats, mégots, ser­
viettes en papier, gobelets de carton ; sur une table basse
diverses bouteilles vides et une motte de beurre, à peine enta­
mée, dans laquelle plusieurs cigarettes ont été soigneusement
écrasées ; ailleurs, tout un assortiment de petits raviers triangu­
laires contenant encore divers amuse-gueule : olives vertes,
noisettes grillées, petits biscuits salés, chips aux crevettes ; plus
loin, dans un endroit un tout petit peu plus dégagé, un tonne­
let de Côtes-du-Rhône, posé sur un petit chevalet, au pied
duquel s’étalent plusieurs serpillières, quelques mètres de
papier essuie-tout capricieusement vidé de son dérouleur et
une ribambelle de verres et de gobelets parfois encore à demi
pleins ; çà et là traînent des tasses à café, des sucres, des petits
verres, des fourchettes, des couteaux, une pelle à gâteaux, des
petites cuillers, des canettes de bière, des boîtes de coca-cola,
des bouteilles presque intactes de gin, de porto, d ’armagnac,
de Marie-Brizard, de Cointreau, de crème de banane, des
épingles à cheveux, d ’innombrables récipients ayant servi de
cendriers et débordant d ’allumettes calcinées, de cendres, de
fonds de pipes, de mégots tachés ou non de rouge à lèvres,
de noyaux de dattes, de coquilles de noix, d ’amandes et de
cacahuètes, de trognons de pommes, d ’écorces d ’oranges et
de mandarines ; en divers endroits gisent de grandes assiettes
garnies copieusem ent de restes de victuailles diverses : des
rouleaux de jambon pris dans une gelée désormais liquéfiée,
des tranches de rôti de b œ u f ornées de rondelles de corni­
chons, une moitié de colin froid décorée de bouquets de per­
sil, de quartiers de tomates, de torsades de mayonnaise et de
tranches de citron crénelées ; d ’autres reliefs ont trouvé refuge
dans des endroits parfois improbables : en équilibre sur un
radiateur, un grand saladier japonais en bois laqué avec encore
au fond un reste de salade de riz parsemé d ’olives, de filets
d ’anchois, d ’œufs durs, de câpres, de poivrons en lanières et
de crevettes ; sous le divan, un plat d ’argent, où des pilons
intacts voisinent avec des os totalement ou partiellement ron­
gés ; au fond d ’un fauteuil, un bol de mayonnaise gluante :
sous un presse-papiers de bronze représentant le célèbre Arès
La Vie m o d e d 'e m p lo i 821

a u repos de Scopas, une soucoupe pleine de radis ; des


concombres, des aubergines et des mangues, maintenant
racornis, et un restant de laitue achevant de surir, presque au
som m et de la bibliothèque, au-dessus d ’une édition en six
volumes des romans libertins de Mirabeau, et le reste d ’une
pièce m ontée — une gigantesque meringue qui était sculptée
en forme d ’écureuil dangereusement coincée entre deux plis
d’un des tapis.
Dispersés à travers la pièce, d ’innombrables disques sortis
ou non de leurs pochettes, des disques de danse pour la plu­
part, parmi lesquels surprennent un instant quelques autres
musiques de genre : « Les M arches et Fanfares d e la 2 e D.B. »,
«Le Laboureur et ses Enfants raconté en argot par Pierre
Devaux », « Fernand R a yn au d : le 2 2 à Asnières », « M ai 68 à
la Sorbonne », « La Tempesta d i Mare, concerto en mi bémol
majeur, op. 8, n° 5, d ’Antonio Vivaldi, interprété au synthéti­
seur par Léonie Prouillot » ; partout enfin des cartons éventrés,
des emballages hâtivement défaits, des ficelles, des rubans
dorés aux extrémités vrillées en spirales, indiquant que cette
fête fut donnée à l’occasion de l’anniversaire de l’une ou
l’autre de ces jeunes filles, et qu’elle y fut particulièrement
gâtée par ses amis : on lui a offert, entre autres choses, et indé­
pendamment des denrées solides et liquides que certains ont
apportées en guise de cadeau, un petit mécanisme de boîte à
musique dont on peut raisonnablement supposer qu’il joue
H appy b irth d a y to y o u ; un dessin à la plume de Thorwaldsson
représentant un Norvégien dans son costume de mariage :
jaquette courte à boutons d ’argent très rapprochés, chemise
em pesée à corolle droite, gilet à liséré soutaché de soie, culotte
étroite rattachée au genou avec des bouquets de floches lai­
neuses, feutre mou, bottes jaunâtres, et, à la ceinture, dans sa
gaine de cuir, le couteau S can d in av e , le D o lk n if d o n t est tou­
jours muni le vrai Norvégien ; une toute petite boîte d ’aqua­
relles anglaises — d ’où l’on peut conclure que cette jeune fille
s’adonne volontiers à la peinture ; un poster nostalgique,
représentant un barman aux yeux pleins de malice, une longue
pipe en terre à la main, se servant un petit verre de genièvre
Hulstkamp, que d ’ailleurs, sur une affichette faussement « en
822 Georges Perec

abîme », juste derrière lui, il se prépare déjà à déguster, cepen­


dant que la foule se prépare à envahir l’estaminet et que trois
hommes, l’un à canotier, l’autre à feutre mou, le troisième en
haut-de-forme, se bousculent à l’entrée ; un autre dessin, d ’un
certain William Falsten, caricaturiste américain du début du
siècle, intitulé The Punishm ent (le Châtiment) représentant un
petit garçon couché dans son lit, pensant au merveilleux
gâteau que sa famille est en train de se partager — vision maté­
rialisée dans un nuage flottant au-dessus de sa tête — et dont
à la suite d ’une bêtise quelconque il a été privé ; et enfin,
cadeaux de plaisantins aux goûts sans doute un peu morbides,
quelques spécimens de farces et attrapes, parmi lesquels un
couteau à ressort cédant à la moindre pression, et une grosse
araignée noire assez effroyablement imitée.
On peut déduire de l ’apparence générale de la pièce que la
fête fut somptueuse, et peut-être même grandiose, mais q u ’elle
ne dégénéra pas : quelques verres renversés, quelques roussis-
sures de cigarettes sur les coussins et les tapis, pas mal de
taches de graisse et de vin, mais rien de vraiment irréparable,
sinon un abat-jour de parchemin qui a été crevé, un pot de
moutarde forte qui a coulé sur le disque d ’or d ’Yvette Horner,
et une bouteille de vodka qui s’est cassée dans une jardinière
contenant un fragile papyrus qui ne s’en remettra sans doute
jamais.
CHAPITRE XXX

M arquiseaux, 2

C’est une salle de bains. Le sol et les murs sont couverts de


tommettes vernies, ocre jaune. Un hom m e et une femme sont
agenouillés dans la baignoire qui est à moitié remplie d ’eau. Ils
ont tous les deux une trentaine d ’années. L’homme, les mains
posées sur la taille de la femme, lui lèche le sein gauche cepen­
dant qu’elle, légèrement cambrée, enserre de sa main droite le
sexe de son com pagnon tout en se caressant elle-même de
l’autre main. Un troisième personnage assiste à cette scène :
un jeune chat noir, avec des reflets mordorés et une tache
blanche sous le cou, allongé sur le rebord de la baignoire, et
dont le regard jaune vert semble exprimer un prodigieux éton­
nement. Il porte un collier de cuir tressé muni d ’une plaque
réglementaire indiquant son nom — Petit Pouce — , son
numéro d ’immatriculation à la S.P.A., et le numéro de télé­
phone de ses propriétaires, Philippe et Caroline Marquiseaux ;
non pas leur numéro parisien, car il serait tout à fait impro­
bable que Petit Pouce sorte de l’appartement et se perde dans
Paris, mais le numéro de leur maison de campagne : le 50 à
Jouy-en-Josas (Yvelines).
824 Georges Perec

Caroline Marquiseaux est la fille des Echard et a repris leur


appartement. En 1966, alors qu’elle venait d ’avoir vingt ans,
elle épousa Philippe Marquiseaux qu’elle avait rencontré
quelques mois auparavant en Sorbonne où l’un et l’autre fai­
saient des études d ’histoire. Marquiseaux était de Compiègne
et vivait à Paris rue Cujas, dans une chambre minuscule. Les
jeunes mariés s’installèrent donc dans la chambre où Caroline
avait grandi, tandis que ses parents se réservaient leur chambre
et le salon-salle à manger. Quelques semaines suffirent pour
rendre intolérable la cohabitation de ces quatre personnes.

Les premières escarmouches se déclenchèrent pour des his­


toires de salle de bains : Philippe, hurlait Madame Echard de sa
voix la plus aigre et de préférence lorsque les fenêtres étaient
grandes ouvertes pour que tout l’immeuble entende bien, Phi­
lippe restait pendant des heures dans les cabinets et laissait
systématiquement à ceux qui venaient après lui le soin de net­
toyer la cuvette ; les Echard, rétorquait Philippe, faisaient
exprès de laisser traîner leurs dentiers dans les verres à dents
dont lui et Caroline étaient censés se servir. L’intervention
pacificatrice de Monsieur Echard permit d ’éviter que ces heurts
ne dépassent le stade des insultes verbales et des allusions
désobligeantes et l’on aboutit à un statu quo supportable
grâce, de part et d ’autre, à quelques gestes de bonne volonté
et à quelques mesures destinées à faciliter la vie com mune :
réglementation des temps d ’occupation des locaux sanitaires,
strict partage de l’espace, différenciation poussée des ser­
viettes, gants et accessoires de toilette.
Mais si Monsieur Echard — vieux bibliothécaire à la retraite
dont la marotte était d ’accumuler des preuves démontrant
qu’Hitler était toujours vivant — était la bonhomie même, sa
femme se révéla une véritable teigne dont les récriminations
continuelles aux heures des repas ne tardèrent pas à rallumer
sérieusement le conflit : tous les soirs la vieille femme invecti­
vait son gendre en inventant presque chaque fois de nouveaux
prétextes : il arrivait en retard, il se mettait à table sans se laver
les mains, il ne gagnait pas ce qu’il y avait dans son assiette
mais ça ne l ’empêchait pas de faire le difficile bien au contraire,
La Vie m o d e d ’em p lo i 825

il pourrait quand même de temps en temps aider Caroline à


mettre la table ou à faire la vaisselle, etc. Philippe supportait
le plus souvent avec flegme ces criailleries incessantes et par­
fois même tentait d ’en plaisanter, par exem ple en offrant un
soir à sa belle-mère un petit cactus, « fidèle reflet de son carac­
tère », mais un dimanche à la fin du déjeuner, alors qu ’elle
avait préparé le plat qu’il abhorrait le plus — du pain perdu
— et qu’elle voulait le contraindre à en manger, il perdit le
contrôle de lui-même, arracha la pelle à tarte des mains de sa
belle-mère et lui en asséna quelques coups sur le crâne.
Ensuite il fit calmement sa valise et repartit à Compiègne.
Caroline le persuada de revenir : en restant à Compiègne, il
ne faisait pas que compromettre son mariage, mais il mettait
aussi en danger ses études, et la possibilité de passer les IPES,
ce qui, s’il les réussissait, leur permettrait dès l’année suivante
d ’avoir un logem ent à eux.
Philippe se laissa convaincre, et Madame Echard, cédant aux
instances de son mari et de sa fille, accepta de tolérer pendant
quelque temps encore sous son toit la présence de son gendre.
Mais très vite son naturel acariâtre reprit le dessus et brimades
et interdictions se remirent à pleuvoir sur le jeune couple :
défense de se servir de la salle de bains après huit heures du
matin, défense d ’entrer dans la cuisine sauf pour y faire la vais­
selle, défense de se servir du téléphone, défense de recevoir,
défense de rentrer après dix heures du soir, défense d ’écouter
la radio, etc.
Caroline et Philippe supportèrent héroïquement ces condi­
tions rigoureuses. À vrai dire, ils n ’avaient pas le choix : le
pécule misérable que Philippe recevait de son père — riche
négociant qui désapprouvait le mariage de son fils — et les
quelques sous que le père de Caroline lui glissait dans la main
en cachette, suffisaient à peine à payer leur transport quotidien
au Quartier latin et les tickets de restaurant universitaire : s’as­
seoir à une terrasse de café, aller au cinéma, acheter Le M onde,
furent pour eux, ces années-là, des événem ents presque
luxueux et pour pouvoir payer à Caroline un manteau de laine
que la rigueur d ’un février rendit indispensable, Philippe dut
se résoudre à vendre à un antiquaire de la rue de Lille le seul
826 G eorges P erec

objet véritablement précieux qu’il eût jamais possédé : une


mandore du xviie siècle sur la table de laquelle étaient gravées
les silhouettes d ’Arlequin et de Colombine en dominos.

Cette vie difficile dura presque deux ans. Madame Echard,


selon ses humeurs, tantôt s’humanisait, allant jusqu’à offrir à
sa fille une tasse de thé, tantôt accentuait sévices et vexations,
par exem ple en coupant l’eau chaude exactement à l’heure où
Philippe allait se raser, en faisant hurler du matin au soir son
poste de télévision les jours où les deux jeunes gens révisaient
dans leur chambre un oral d’examen, ou bien en faisant mettre
des cadenas à combinaisons sur tous les placards sous prétexte
que ses réserves de sucre, de biscuits secs et de papier hygié­
nique, étaient systématiquement pillées.
La conclusion de ces dures années d ’apprentissage fut aussi
soudaine qu ’inespérée. Madame Echard, un jour, s’étrangla
avec une arête ; Monsieur Echard, qui n ’attendait que cela
depuis dix ans, se retira dans le tout petit cabanon qu’il avait
fait construire à côté d ’Arles ; un mois plus tard, Monsieur Mar-
quiseaux se tua dans un accident de voiture, laissant à son fils
un héritage confortable. Philippe qui, sans obtenir les IPES,
avait enfin terminé sa licence et envisageait de com mencer une
thèse de troisième cycle — H ortillonnage et Labourage en
P icardie sous le règne d e Louis XV — y renonça volontiers et
fonda avec deux de ses camarades une agence de publicité qui
est aujourd’hui florissante et qui a la particularité de vendre,
non des produits d ’entretien, mais des vedettes de music-hall :
les Trapèzes, James Charity, Arthur Rainbow, « Hortense », The
Beast, Heptaedra Illimited, et quelques autres, sont parmi ses
meilleurs poulains.
CHAPITRE XXXI

Beaum ont, 3

Madame de Beaumont est dans sa chambre à coucher, assise


au fond d ’un lit de style Louis XV, calée dans quatre oreillers
finement brodés. C’est une vieille femme de soixante-quinze
ans, au visage strié de rides, aux cheveux d ’un blanc neigeux,
aux yeux gris. Elle est vêtue d ’une liseuse de soie blanche et
porte à l ’auriculaire gauche une bague dont le chaton de
topaze est taillé en losange. Un livre d ’art de grand format,
intitulé Ars V anitatis, est ouvert sur ses genoux, montrant une
reproduction en pleine page d ’une de ces célèbres Vanités de
l’École strasbourgeoise : un crâne entouré d ’attributs se rap­
portant aux cinq sens, ici fort peu canoniques par rapport aux
m odèles habituels, mais parfaitement reconnaissables : le goût
est représenté, non par une oie grasse ou un lièvre fraîchement
tués, mais par un jambon pendu à une solive, et par une déli­
cate tisanière de faïence blanche remplaçant le classique verre
de vin ; le toucher par des dés et par une pyramide d ’albâtre
surmontée d ’un bouchon de cristal taillé com me un diamant ;
l’audition par une petite trompette à trous — et non à pistons
— telle qu’on en utilisait pour les musiques de fanfares ; la
vue, qui est en même temps, selon la symbolique m êm e de ces
tableaux, perception du temps inexorable, est figurée par le
828 G eorges Perec

crâne lui-même et, s’opposant dramatiquement à lui, par une


de ces pendules ouvragées appelées cartels ; l’odorat enfin,
n ’est pas évoqué par les traditionnels bouquets de roses ou
d ’œillets, mais par une plante grasse, une sorte d ’anthure
naine dont les inflorescences bisannuelles dégagent un fort
parfum de myrrhe.

Un commissaire venu de Rethel fut chargé d ’élucider les cir­


constances du double assassinat de Chaumont-Porcien. Son
enquête dura une petite semaine et ne fit qu ’épaissir le mys­
tère qui entourait cette ténébreuse affaire. Il fut établi que l’as­
sassin n ’était pas entré par effraction dans le pavillon des
Breidel, mais vraisemblablement en passant par la porte de la
cuisine qui n ’était presque jamais fermée à clé, pas m êm e la
nuit, et qu’il était ressorti de la même façon, mais cette fois-ci
en fermant lui-même la porte à clé derrière lui. L’arme du
crime était un rasoir ou, plus précisément, un bistouri à lame
mobile que l’assassin avait sans doute apporté et en tout cas
remporté avec lui car on n ’en trouva pas trace dans la maison,
pas plus qu’on ne trouva d ’empreintes ni d ’indices. Le crime
avait eu lieu dans la nuit du dimanche au lundi ; l’heure ne
put être précisée. Personne n ’avait rien entendu. Pas un cri,
pas un bruit. Il est plus vraisemblable que François et Elizabeth
furent tués pendant leur sommeil, et si vite qu’ils n ’eurent
m ême pas à se débattre : l’assassin leur trancha la gorge avec
une dextérité telle qu’une des premières conclusions de la
police fut qu’il s’agissait d ’un professionnel du crime, d ’un
boucher d ’abattoir ou d ’un chirurgien.
De toute évidence, tous ces éléments prouvaient que le
crime avait été soigneusem ent prémédité. Mais personne, à
Chaumont-Porcien ou ailleurs, n ’arrivait à concevoir qu’on eût
pu vouloir assassiner quelqu’un comme François Breidel ou sa
femme. Il y avait un peu plus d ’un an qu’ils étaient venus vivre
au village, on ne savait pas exactement d’où ils venaient ; du
La Vie m o d e d ’em p lo i 829

Midi peut-être, mais personne n ’en était certain et il semblait


qu’avant de se fixer ils avaient m ené une vie plutôt errante.
Les interrogatoires des parents Breidel, à Arlon, et de Véra de
Beaumont, n ’apportèrent aucun élém ent nouveau : comme
Madame de Beaumont, les parents Breidel étaient depuis plu­
sieurs années déjà sans nouvelles de leur enfant. Des
demandes de renseignements accompagnées des photos des
deux victimes furent abondamment diffusées en France et à
l’étranger, mais ne donnèrent rien non plus.
Pendant quelques semaines, l’opinion publique se pas­
sionna pour cette énigme sur laquelle s’affairèrent plusieurs
dizaines de Maigret amateurs et de journalistes en mal de
copie. On fit de ce double crime un lointain prolongem ent de
l’affaire du Bazooka, Breidel ayant été, selon certains, un
hom m e de main de Kovacs ; on impliqua le F.L.N., la Main
rouge, les Rexistes, et on évoqua m êm e une obscure histoire
de prétendants au trône de France, un certain Sosthène de
Beaumont, hypothétique ancêtre d ’Elizabeth, n ’ayant rien été
d ’autre qu’un fils, naturel mais légitimé, du duc de Berry. Puis,
l’enquête piétinant, policiers, échotiers, détectives en chambre
et curieux se lassèrent. L’instruction, contre toute espèce de
vraisemblance, conclut à un crime « commis par un de ces
vagabonds ou désaxés tels qu’il s’en rencontre encore trop
souvent dans les zones suburbaines et aux abords des vil­
lages ».

Indignée de ce verdict qui ne lui apprenait rien de ce q u ’elle


estimait avoir le droit de savoir sur le sort de sa fille, Madame
de Beaumont demanda à son avocat, Léon Salini, dont elle
connaissait le goût pour les affaires criminelles, de reprendre
l’enquête.
Pendant plusieurs mois, Véra de Beaumont resta pratique­
ment sans nouvelles de Salini. De temps à autre elle recevait
de lui de laconiques cartes postales l’informant qu’il continuait
sans se décourager ses recherches à Hambourg, à Bruxelles, à
Marseille, à Venise, etc. Enfin, le sept mai I960, Salini revint la
voir :
830 Georges P erec

« Tout le monde, lui dit-il, à commencer par la police, a


compris que les Breidel ont été assassinés pour quelque chose
qu’ils ont fait ou qui leur est arrivé jadis. Mais jusqu’à présent,
personne n ’a pu découvrir quoi que ce soit qui permette
d’orienter l’enquête dans une direction plutôt que dans une
autre. La vie du couple Breidel est apparemment limpide, en
dépit de cette bougeotte dont ils semblent avoir été affectés la
première année de leur mariage. Ils se sont rencontrés en juin
1957 à Bagnols-sur-Cèze, et se sont mariés six semaines plus
tard ; lui travaillait à Marcoule, elle venait de se faire embau­
cher com me serveuse dans le restaurant où il prenait ses repas
du soir. Sa vie à lui célibataire ne laisse pas davantage de place
au mystère. A Arlon, la petite ville d ’où il s’était envolé quelque
quatre ans auparavant, on le considérait com me un bon
ouvrier, un futur contremaître, un petit patron probable ; en
fait, il n ’avait trouvé de travail qu’en Allemagne, en Sarre préci­
sément, à Neuweiler, un petit village à côté de Sarrebruck ;
ensuite il était allé à Château d ’Oex, en Suisse, et de là à Mar­
coule où il bâtissait une villa pour un des ingénieurs. Dans
aucun de ces endroits, il ne lui est arrivé d ’événements assez
graves pour qu’on puisse vouloir l’assassiner cinq ans plus
tard. Apparemment, la seule affaire à laquelle il ait été m êlé est
une rixe avec quelques militaires à la sortie d ’un bal.
« Pour Elizabeth, c’est tout à fait différent. Entre le moment
où elle est partie de chez vous en 1946 et son arrivée à
Bagnols-sur-Cèze en 1957, on ne sait rien, absolument rien sur
votre fille, sinon qu’elle s’est présentée à la patronne du res­
taurant en prétendant s’appeler Elizabeth Ledinant. Tout cela a
d ’ailleurs été établi par l’enquête officielle et la police a essayé
désespérém ent de savoir ce qu’Elizabeth avait bien pu faire au
cours de ces onze années. Ils ont interrogé des centaines et
des centaines de fichiers. Mais ils n ’ont rien trouvé.
« C’est sur cette base inexistante que j’ai repris l’enquête.
Mon hypothèse de travail, ou plus exactement mon scénario
de départ, fut le suivant : plusieurs années avant son mariage,
Elizabeth a commis une faute grave, et elle a été obligée de
s’enfuir et de se cacher. Le fait qu elle se soit finalement mariée
signifie qu’elle pensait avoir alors définitivement échappé à
La Vie m o d e d 'e m p lo i 831

celui ou à celle dont elle avait tout lieu de craindre la ven­


geance. Mais pourtant, deux ans plus tard, cette vengeance
vient la frapper.
« Mon raisonnement dans son ensem ble était cohérent ;
encore fallait-il en combler les trous. Je supposai alors que
pour que le problème ne soit pas insoluble, il fallait que cet
événem ent grave ait laissé au moins une trace repérable, et je
résolus de dépouiller systématiquement la presse quotidienne
de 1946 à 1957. C’est un travail fastidieux, mais qui n ’a rien
d ’impossible : j’engageai cinq étudiants qui recensèrent à la
Bibliothèque nationale tous les articles et entrefilets dans les­
quels il était question — explicitement ou implicitement —
d ’une femme entre quinze et trente ans. Dès qu’un fait divers
répondait à ce critère initial, je faisais procéder à une enquête
plus poussée. J’ai ainsi étudié plusieurs centaines de cas cor­
respondant à la première phase de m on scénario ; par exem ­
ple, un certain Émile D., circulant à bord d ’une Mercédès bleu
roi avec, à ses côtés, une jeune femme blonde, avait écrasé,
entre Parentis et Mimizan, un campeur australien qui lui faisait
signe de le prendre en stop ; ou bien au cours d ’une bagarre
dans un bar de Montpellier, une prostituée répondant au pré­
nom de Véra avait tailladé à coups de tessons de bouteilles le
visage d ’un nommé Lucien Campen, dit Monsieur Lulu ; cette
histoire me plaisait assez, surtout à cause de ce nom de Véra
qui éclairait la personnalité de votre fille d ’une façon tout à fait
troublante. Malheureusement pour moi, Monsieur Lulu était
en prison et Véra, bien vivante, gérait une mercerie à Palinsac.
Quant à la première histoire, elle tournait court elle aussi :
Emile D. avait été arrêté, jugé, et condamné à une forte
amende et à trois mois de prison avec sursis ; l’identité de sa
compagne de voyage n’avait pas été révélée à la presse par
crainte du scandale car c ’était l ’épouse légitime d ’un ministre
en exercice.
« Aucun des cas que j’eus à examiner ne résista à ces vérifica­
tions complémentaires. J’étais sur le point d ’abandonner cette
affaire lorsque l’un des étudiants que j’avais recrutés me fit
remarquer que l’événem ent dont nous cherchions la trace pou­
vait très bien avoir eu lieu à l’étranger ! La perspective de
832 G eorges P erec

devoir d ép o u iller les chiens écrasés d e la plan ète entière ne


n ou s réjouit pas o u tre m esure, mais nous n o us y attelâmes
cependant. Si votre fille s’était enfuie e n Amérique, je crois que
je m e serais découragé avant, mais cette fois-ci la chance fut
p o u r n o u s : dans YExpress a n d Echo d ’Exeter d u lundi qua­
torze juin 1953, n o u s lûm es ce fait divers navrant : Ewa Erics­
son, la fem m e d ’u n d iplom ate suédois e n service à Londres
passait avec son fils d e cinq ans ses vacances dans u n e villa
q u ’elle avait louée p o u r u n m ois à Sticklehaven, dans le Devon.
Son mari, Sven Ericsson, re te n u à Londres p o u r les fêtes du
C ou ro n n em en t devait la rejoindre le dim anche treize après
avoir assisté à la grande récep tio n que le co uple royal donnait
le douze au soir à Buckingham Palace p o u r plus d e deu x mille
invités. De santé fragile, Ewa avait engagé à Londres juste avant
son d ép a rt u n e fille au p air d ’origine française d o n t l ’unique
tâche serait d e s’o ccu p er de l’enfant, u n e fem m e de m énage
recru tée su r place se chargeant de l ’en tretien et de la cuisine.
Sven Ericsson, q u an d il arriva le dim anche soir, découvrit un
spectacle h orrible : son fils, gonflé com m e u n e outre, flottait
dans la baignoire et Ewa, les deu x poignets tailladés, gisait sur
le carrelage de la salle d e bains ; leu r m ort rem o ntait à qua­
rante-huit heu res au m oins, c ’est-à-dire au vendredi soir. On
expliquait les faits de la m anière suivante : chargée d e faire
p re n d re so n bain au p etit garçon tandis q u ’Ewa se repo se dans
sa cham bre, la fille au pair, inten tio nn ellem ent ou non, le
laisse se noyer. P renant conscience des inexorables suites de
cet acte, elle décide de fuir sur-le-champ. Un p eu plus tard,
Ewa découvre le cadavre de son enfant et, folle de douleur, se
sen tan t incapable d e lui survivre, se d o n n e la m ort à son tour.
L’absence de la fem m e d e m énage, qui n e devait re p ren d re
son service q ue le lu n d i m atin, em pêche que ces événem ents
soient découverts avant l’arrivée de Sven Ericsson et d o n n e
do n c à la fille au pair quarante-huit heures d ’avance.
« Sven Ericsson n ’avait vu la Française que quelques m inutes.
Ewa avait mis des petites annonces dans divers endroits :
YWCA, C entre culturel danois, Lycée français, G oethe Institut,
Maison de la Suisse, F ondation D ante Alighieri, American
Express, etc., et avait engagé la prem ière fille qui s ’était présen-
La Vie m o d e d ’em p lo i 833

tée, u n e jeun e Française d ’u n e vingtaine d ’années, étudiante,


infirm ière diplôm ée, grande, b lo n de, aux yeux pâles. Elle s’ap ­
pelait V éronique Lam bert ; so n p assep o rt lui avait été volé u n
mois auparavant, mais elle avait m o n tré à M adame Ericsson u n
récépissé de p erte établi p ar le consulat français. Le tém oi­
gnage de la fem m e d e m énage ap p o rta p e u d e précisions su p ­
plém entaires ; m anifestem ent elle n ’aim ait pas la mise et les
m anières de la Française, et lui parlait le m oins possible, mais
elle p u t to u t d e m êm e in d iq u er q u ’elle avait u n e m ouche sous
la p au p ière droite, q u ’u n bateau chinois était dessiné su r son
flacon de parfum et q u ’elle bégayait légèrem ent. Ce signale­
m ent fut diffusé sans résultat e n G rande-B retagne et e n France.
« Il ne m e fut pas difficile, poursuivit Salini, d ’établir avec
certitude qu e cette V éronique Lam bert était b ien Elizabeth de
B eaum ont e t q u e son assassin était Sven Ericsson, car lorsque
je m e rendis il y a deux sem aines à Sticklehaven p o u r ten ter
de retro u v er cette fem m e de m énage afin d e lui m o n trer u n e
photog rap h ie de votre fille, la p rem ière chose q u e j ’appris fut
q ue Sven Ericsson qui, depu is le dram e, co n tin u a it à louer à
Vannée la villa sans ja m a is y habiter, y était revenu et s’y était
d o n n é la m ort, le dix-sept sep tem b re p récéd ent, trois jours
seulem ent après le dou ble assassinat d e C haum ont-Porcien.
Mais si ce suicide su r les lieux m êm e d u p rem ier dram e dési­
gnait sans d o u te possible le m eu rtrier d ’Elizabeth, il continuait
à laisser dans l’om bre l’essentiel : co m m en t le d iplom ate su é­
dois avait-il réussi à retro u ver la trace d e celle qui, six ans au p a­
ravant, avait causé la m ort d e sa fem m e et d e so n fils ?
J ’espérais vaguem ent q u ’il avait laissé u n e lettre expliquant son
geste, mais la police fut form elle : il n ’y avait pas de lettre à
côté du cadavre, ni nulle part.
« M on intuition, p ou rtan t, était juste : lorsque je p u s enfin
interroger Mrs W eeds, la fem m e d e m énage, je lui dem andai si
elle avait jamais en ten d u parler d ’u n e Elizabeth de B eaum ont
qui avait été assassinée à C haum ont-Porcien. Elle se leva et alla
chercher u n e lettre q u ’elle m e rem it.
“Mr. Ericsson, m e dit-elle e n anglais, m ’a dit que si q uel­
q u ’u n venait u n jo u r m e p arler d e cette Française et d e sa m ort
dans les A rdennes, je devrais lui d o n n e r cette lettre.
834 G eorges Perec

— Et si je n ’étais pas venu ?


— J’aurais attendu, et au bout de six ans, je l’aurais envoyée
à l’adresse indiquée.”
« Voici cette lettre, continua Salini. Elle vous était destinée.
Votre nom et votre adresse figurent sur l’enveloppe. »
Immobile, figée, silencieuse, Véra de Beaumont prit les feuil­
lets que Salini lui tendait, les déplia et se mit à lire :

Exeter, le seize septembre 1 9 5 9

Madam e,

Un jour ou l'autre, que vous la découvriez après


l'avoir cherchée ou fait chercher, ou que vous la rece­
viez par la poste dans six ans — c'est le temps qu'il m'a
fallu pour que ma vengeance s'assouvisse — , vous
a u re z dans les mains cette lettre et vous saurez enfin
pourquoi et comment j'ai tué votre fille.
Il y a un peu plus de six ans, votre fille, qui se faisait
alors ap peler Véronique Lambert, fut engag ée pour un
mois comme fille au p air par ma femme qui, m alade,
désirait que quelqu'un s'occupe de notre fils Erik, qui
avait tout juste cinq ans. Le vendredi 1 1 juin 1 9 5 3 , pour
des raisons que je continue d'ignorer, volontairement
ou involontairement, elle laissa notre fils se noyer. Inca­
p able d'assumer la responsabilité de cet acte criminel,
elle prit la fuite, vraisemblablement dans l'heure qui sui­
vit. Un peu plus tard, ma femme, découvrant notre fils
noyé, fut saisie de folie et se trancha les poignets avec
des ciseaux. J'étais alors à Londres et c'est seulement le
dimanche soir que je les vis. Je jurai alors de consacrer
ma vie, ma fortune et mon intelligence à me venger.
Je n'avais vu votre fille que quelques secondes lors­
qu'elle était arrivée à Paddington pour prendre le train
avec ma femme et notre fils, et lorsque j'appris que le
nom sous lequel on la connaissait était faux, je désespé­
rai de jamais retrouver sa trace.
Au cours des épuisantes insomnies qui commencèrent
La Vie mode d ’emploi 835

alors à m 'accabler et ne m'ont plus jamais laissé en


repos, je me souvins de deux détails anodins que ma
femme avait mentionnés lorsqu'elle me raconta l'entre­
vue qu'elle avait eue avec votre fille avant de l'enga­
ger : ma femme, apprenant qu'elle était Française, lui
avait parlé d'Arles et d'Avignon où nous avions plu­
sieurs fois séjourné, et votre fille lui avait dit qu'elle avait
été élevée dans la région ; et quand ma femme l'avait
félicitée pour la qualité de son anglais, elle avait précisé
qu'elle vivait en Angleterre depuis déjà deux ans et
qu'elle étudiait l'archéologie.
Mrs. W e e d s , la femme de ménage qui travaillait dans
la maison que ma femme avait louée, et qui sera la
dépositaire de cette lettre ultime jusqu'à ce qu'elle par­
vienne entre vos mains, me fut d'un secours plus pré­
cieux encore : c'est elle qui m 'apprit que votre fille avait
un grain de beauté sous la paupière droite, qu'elle se
parfumait avec un parfum a p p e lé « Sam pang », et
qu'elle b égayait. C'est avec elle aussi que je fouillai de
fond en comble la villa à la recherche d'un indice que
la fausse Véronique Lambert aurait pu y laisser. A mon
grand dépit, elle n'avait volé ni bijoux ni objets, mais
seulement emporté le porte-monnaie de cuisine que ma
femme préparait pour que Mrs. W e e d s fasse les courses
et qui contenait trois livres, o nze shillings et sept pence.
Par contre, elle n'avait pas pu prendre toutes ses
affaires et en particulier avait dû laisser celles qui
étaient cette semaine-là au lavage : divers sous-vête­
ments bon marché, deux mouchoirs, un foulard imprimé
aux couleurs assez criardes et surtout un chemisier
blanc brodé aux initiales E. B. Le chemisier pouvait
avoir été volé ou emprunté mais je retins pourtant ces
initiales comme un indice possible ; je retrouvai é g a le ­
ment éparses dans la maison diverses choses qui étaient
sans doute à elle et en particulier, dans le salon où elle
n'avait pas osé entrer avant de s'enfuir de peur de
réveiller ma femme qui dorm ait dans la pièce à côté, le
premier volume de la série romanesque d'Henri Troyat
Georges Perec

intitulée Les Sem ailles e t les Moissons qui avait été


publié quelques mois au paravant en France. Une éti­
quette précisait que cet exem plaire venait de la Librairie
Rolandi, 2 0 Berners Street, librairie spécialisée dans le
prêt des livres étrangers.
Je rapportai le livre chez Rolandi ; j'y appris que
Véronique Lambert y a v ait un abonnement de lecture :
elle était étudiante à l'institut d'Archéologie, dépendant
du British Muséum, et habitait une chambre dans un b e d
a n d breakfast, 7 9 Keppel Street, juste derrière le musée.
C'est en pure perte que je fis irruption dans sa cham­
bre : elle l'avait quittée quand ma femme l'avait e n ga­
g ée comme fille au pair. Je ne pus rien apprendre de la
logeuse ni des autres pensionnaires. A l'institut d 'A r­
chéologie, j'eus d ava n ta g e de chance : non seulement
je trouvai une photographie d'elle dans son dossier
d'inscription, mais je pus rencontrer plusieurs de ses
cam arades, et parmi eux un garçon avec lequel il
semble qu'elle soit sortie deux ou trois fois ; il me fournit
un renseignement capital : quelques mois auparavant, il
l'avait invitée à venir écouter D id o n et E n ée à Covent
G a rd e n . « Je déteste l'op éra », lui avait-elle dit et elle
avait ajouté : « ce n'est pas étonnant, ma mère était can­
tatrice ! »
Je chargeai plusieurs agences de détectives privés de
retrouver, en France ou ailleurs, la trace d'une jeune
femme entre vingt et trente ans, grande, blonde, aux
yeux pâles, avec une petite tache sous la paupière
droite, un léger bégaiem ent ; la fiche de renseignements
mentionnait égalem ent qu'elle se parfumait peut-être
avec un parfum a p p e lé « Sam pang », qu'elle se faisait
peut-être ap pe le r Véronique Lambert, que ses initiales
réelles pouvaient éventuellement être E. B., qu'elle avait
été élevée dans le midi de la France, avait séjourné en
Angleterre et parlait très bien l'anglais, a v ait fait des
études, s'intéressait à l'archéologie, et que sa mère,
enfin, était, ou avait été, cantatrice.
C e dernier indice se révéla décisif : l'examen de la
La Vie mode d ’emploi 837

b iographie — dans des W h o 's w h o et autres répertoires


spécialisés — de toutes les chanteuses dont le nom
commençait par la lettre B ne donna rien, mais lorsque
nous recensâmes toutes celles qui avaient eu une fille
entre 1 9 1 2 et 1 9 3 5 , votre nom sortit parmi quelque
soixante-quinze autres : V éra O rlo v a , née à Rostov en
1 9 0 0 , épouse en 1 9 2 6 l'archéologue français Fernand
d e Beaumont ; une fille, Elizabeth N a ta c h a Victorine
M a rie , née en 1929. Une rap id e enquête m'apprit
qu'Elizabeth avait été élevée par sa grand-mère à Lédi-
gnan, dans le G a rd , et qu'elle s'était enfuie de chez
vous le 3 mars 1 9 4 5 à l'â g e de seize ans. Je compris
alors que c'était pour échapper à vos recherches qu'elle
dissimulait son identité véritable, mais cela voulait dire
aussi, hélas, que la piste que j'avais enfin retrouvée s'ar­
rêtait là puisque ni vous ni votre belle-mère, en dépit des
innombrables appels que vous a v ie z lancés à la radio
et dans la presse, n'aviez eu depuis sept ans de ses
nouvelles I
Nous étions d é jà en mille neuf cent cinquante-quatre :
il m 'avait fallu presque un an pour savoir qui j'allais
tuer : il me fallut encore plus de trois ans pour en retrou­
ver la trace.
Pendant ces trois années, je tiens à ce que vous le
sachiez, j'entretins des équipes de détectives qui, vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, se relayaient pour vous
surveiller et vous prendre en filature dès que vous sor­
tiez, vous à Paris et la Comtesse de Beaumont à Lédi-
gnan, au cas, de plus en plus im probable, où votre fille
aurait essayé de vous revoir ou serait allée chercher
refuge chez sa grand-mère. Cette surveillance fut
complètement inutile mais je ne voulais rien négliger.
Tout ce qui avait une chance, même infime, de me
mettre sur une voie, fut systématiquement essayé : c'est
ainsi que je finançai une gigantesque étude de marché
sur les parfums « exotiques » en général et le parfum
« Sam pang » en particulier ; que je me fis communiquer
le nom de toutes les personnes ayant emprunté dans
838 G eorges P erec

une bibliothèque publique un ou plusieurs volumes des


Sem ailles e t les M o is so ns ; que j'adressai à tous les chi­
rurgiens esthétiques de France une lettre personnelle
leur dem andant s'ils avaient eu l'occasion de procéder
depuis 1 9 5 3 à l'ablation d'un nævus situé sous la pau­
pière droite d'une jeune femme d'environ vingt-cinq
ans ; que je fis le tour de tous les orthophonistes et pro­
fesseurs de diction à la recherche de grandes blondes
s'étant fait guérir d'un léger bégaiem ent ; et enfin que
j'organisai plusieurs expéditions archéologiques plus
fictives les unes que les autres à seule fin de pouvoir
recruter par petites annonces une « jeune femme parlant
bien anglais pour accom pagner mission scientifique
nord-américaine effectuant fouilles archéologiques Pyré­
nées ».
Je comptais beaucoup sur ce dernier piège. Il ne
donna rien. Il y eut chaque fois affluence de candidats,
mais Elizabeth ne se montra pas. A la fin de l'année
mille neuf cent cinquante-six, je piétinais toujours et
j'avais dépensé plus des trois quarts de ma fortune ;
j'avais vendu tous mes titres, toutes mes terres, toutes
mes propriétés. Il me restait ma collection de tableaux
et les bijoux de ma femme. Je commençai à les disper­
ser l'un après l'autre pour continuer à payer les armées
d'enquêteurs que j'avais lancées aux trousses de votre
fille.
La mort de votre belle-mère, la Comtesse de Beau­
mont, au début 1 9 5 7 , ranim a mes espérances, car je
savais à quel point votre fille y était attachée ; mais, pas
plus que vous, elle ne vint à Lédignan pour l'enterre­
ment, et c'est en pure perte que, pendant plusieurs
semaines, je fis surveiller le cimetière en m 'im aginant
qu'elle tiendrait obstinément à venir fleurir sa tombe.
Ces échecs répétés m'exaspéraient de plus en plus,
mais je me refusai à abandonner. Je ne pouvais pas
admettre qu'Elizabeth fût morte, comme si j'avais été
désormais le seul à pouvoir décider de sa vie ou de sa
mort, et je voulais continuer à croire qu'elle était en
La Vie m o d e d ’em p lo i 839

France : j'avais fini par savoir comment elle avait pu


quitter l'Angleterre sans que l'on retrouve la trace de
son embarquement : dès le lendemain de son crime, le
12 juin 1 9 5 3 , elle avait pris à Torquay un bateau pour
les îles anglo-normandes : en grattant la première lettre
de son nom sur son récépissé de perte de passeport,
elle avait réussi à s'inscrire sous le nom de Véronique
Ambert et sa fiche, classée à la lettre A, a v ait échappé
aux recherches de la police portuaire. Cette découverte
tardive ne m 'avançait pas d avantage, mais je m 'a p ­
puyais dessus pour me persuader qu'Elizabeth conti­
nuait à se cacher en France.
Cette année-là je commençai, je crois, à perdre la
raison. Je me mis à tenir des raisonnements de ce genre :
je cherche Elizabeth de Beaumont, c'est-à-dire une
femme grande, blonde, aux yeux pâles, parlant bien
l'anglais, ayant été élevée dans le G a rd , etc. O r Eliza­
beth de Beaumont sait que je la cherche, donc elle se
cache, et se cacher, en l'occurrence, signifie effacer le
plus possible les signes particuliers p ar lesquels elle sait
que je la désigne ; par conséquent ce n'est pas une Eli­
zabeth que je dois chercher, pas une femme grande,
blonde, etc., mais une anti-Elizabeth et je me mettais à
soupçonner des petites femmes noiraudes baragouinant
l'espagnol.
Une autre fois, je me réveillai, trempé de sueur. Je
venais de trouver en rêve l'évidente solution de mon
cauchemar. Installé à côté d'un immense tableau noir
couvert d'équations, un mathématicien finissait de
démontrer devant une assistance houleuse que le
fameux théorème dit « de M onte-C arlo » était générali-
sable ; cela voulait dire que non seulement un joueur
de roulette misant au hasard avait au moins autant de
chances de g a g n e r qu'un joueur misant selon une mar­
tingale infaillible, mais que moi-même j'avais autant
sinon d a vantage de chances de découvrir Elizabeth en
allant prendre le thé chez Rumpelmayer le lendemain à
Georges Perec

seize heures dix-huit minutes qu'en la faisant rechercher


par quatre cent treize détectives.
Je fus assez faible pour céder. A 16 h 18 , j'entrai
dans ce salon de thé. Une femme grande, aux cheveux
roux, en sortait au même instant. Je la fis suivre, évidem­
ment pour rien. Plus tard, je racontai mon rêve à l'un
des enquêteurs qui travaillaient pour moi : tout à fait
sérieusement, il me dit que j'avais seulement commis
une erreur d'interprétation : le nombre des détectives
aurait dû me mettre la puce à l'oreille : 4 1 3 était évi­
demment l'inverse de 3 1 4 , c'est-à-dire du nombre n :
c'est à 1 8 h 16 qu'il se serait passé quelque chose.
Alors je me mis à faire appel aux épuisantes res­
sources de l'irrationnel. Si votre mystérieuse et belle voi­
sine am éricaine avait encore été là, soyez sûre que
j'aurais fait appel à ses troublants services ; à la place,
je fis tourner les tables, je portai des anneaux incrustés
de certaines pierres, je fis coudre dans les plis de mes
vêtements des aimants, des ongles de pendus, ou de
minuscules flacons contenant des herbes, des graines,
des cailloux colorés ; je consultai des sorciers, des sour­
ciers, des tireuses de cartes, des voyantes, des devins
de toutes sortes : ils lancèrent des dés, ils firent brûler
une photographie de votre fille dans une assiette de por­
celaine blanche et en observèrent les cendres, ils se frot­
tèrent le bras gauche avec des feuilles de verveine
fraîche, ils se mirent des calculs de hyène sous la
langue, ils répandirent de la farine sur le sol, ils firent
d'innombrables anagram m es sur les noms et les pseudo­
nymes de votre fille, ou remplacèrent les lettres de son
nom p ar des chiffres en s'efforçant d'arriver à 2 5 3 , ils
examinèrent la flamme d'une bougie à travers des vases
remplis d'eau , ils jetèrent dans le feu du sel dont ils
écoutèrent les crépitements ; des grains de jasmin ou
des branches de laurier dont ils observèrent les fumées,
ils versèrent dans une tasse pleine d 'eau un blanc d 'œ u f
frais pondu par une poule noire, ou bien du plomb, ou
de la cire fondue, et regardèrent les figures qui se formé-
La Vie mode d ’emploi 841

rent ; ils firent griller des omoplates de brebis sur des


charbons ardents, suspendirent des tamis à un fil et les
firent tourner, examinèrent des laitances de carpes, des
têtes d'ânes morts, des cercles de grains picorés p ar un
coq.
Le o n ze juillet mille neuf cent cinquante-sept il y eut
un coup de théâtre : l'un des hommes que j'avais postés
à Lédignan et qui continuaient leur surveillance malgré
la mort de la Comtesse de Beaumont, me téléphona
pour m 'apprendre qu'Elizabeth venait d'écrire à la mai­
rie pour dem ander un certificat d 'état civil. Elle donnait
comme adresse un hôtel d 'O ra n g e .
La logique — si, en l'occurrence il est encore permis
d'invoquer la logique — aurait voulu que je saisisse
cette occasion pour mettre un terme à cette histoire sans
issue. Il me suffisait de sortir de son fourreau de cuir vert
l'arme dont un peu plus de trois ans au p a ra v a n t j'avais
décidé qu'elle serait l'instrument de ma vengeance : un
bistouri de c a m p ag ne à manche d e corne, an alo g u e
extérieurement à un rasoir à main mais infiniment plus
tranchant, que j'avais appris à manier avec une dexté­
rité sans ég ale, et de faire irruption à O ra n g e . Au lieu
de cela, je m'entendis donner l'ordre à mes hommes de
simplement repérer votre fille et de ne plus relâcher leur
surveillance. Ils la ratèrent à O r a n g e d'ailleurs — l'hôtel
n'existait pas ; elle était allée à la poste en disant qu'elle
s'était trompée et le postier chargé du service du rebut
avait récupéré la lettre de la mairie de Lédignan et la lui
avait remise — mais ils retrouvèrent sa trace, quelques
semaines plus tard, à Valence. C'est là qu'elle se maria,
avec comme témoins deux cam arades de chantier de
François Breidel.
Elle quitta Valence le soir même avec son mari. Ils
avaient certainement deviné qu'ils étaient suivis et pen­
dant plus d'un an ils tentèrent de m 'éch ap per ; ils firent
tout ce qu'il leur était possible de faire, multipliant les
fausses pistes, les leurres, les feintes, les faux indices, se
terrant dans des meublés infâmes, acceptant pour sur­
842 G eorges Perec

vivre des travaux misérables : gardiens de nuit, plon­


geurs, vendangeurs, vidangeurs. M a is de semaine en
semaine, les quatre détectives dont je pouvais encore
me permettre d'utiliser les services resserraient leur étau.
A plus de vingt reprises, j'eus la possibilité de tuer impu­
nément votre fille. M a is chaque fois, sous un prétexte ou
sous un autre, je laissais passer l'occasion : c'était
comme si ma longue chasse m 'avait fait oublier au nom
de quel serment je l'avais entreprise : plus il me devenait
facile d'assouvir ma vengeance, plus j'y répugnais.
Le 8 août 1 9 5 8 , je reçus une lettre de votre fille :

Monsieur,

J 'a i toujours su q u e vous f e r ie z tout p o u r m e retrouver.


A l'instant m ê m e où votre fils mourut , je compris q u 'il
serait inutile d 'im p lo r e r d e vous comme d e votre fem m e
un g este d e c lé m en ce ou d e pitié. La nouvelle d u suicide
d e votre fem m e m e p a rv in t quelques jours plus t a r d et
m e p e r s u a d a q u e vous c o n s a c re rie z d éso rm ais votre
existence à m e traquer.
C e q u i ne fut d 'a b o r d q u 'u n e intuition et une crainte
se c o n firm a a u cours des mois qui su ivirent; j'é tais p le i­
n e m e n t consciente q u e vous ne s a v ie z p res qu e rien d e
moi, mais j'é tais sûre q u e vous a llie z tout mettre en
œ u v re p o u r vous servir a u m a xim u m des m a ig re s élé­
ments d o n t vous d is p o s ie z ; le jo u r où, d an s une rue d e
C h o le t, un en q uê teu r m'offrit un échantillon d u p arfu m
q u e j'a v a is utilisé cette an n é e -là en A n g le terre, je d e v i­
n a i instinctivement q u e c 'é ta it un p iè g e ; quelques mois
plus ta rd une p etite a n n o n c e d e m a n d a n t une jeu ne
fem m e p a r l a n t bien l'a n g la is p o u r a c c o m p a g n e r des
arch éo lo g u es m 'a p p r it q u e vous m e c o n n a is siez m ieu x
q u e je ne le croyais. A p a rtir d e là m a vie est d e v e n u e
un long c a u c h e m a r : je m e sentais é p ié e p a r tout le
m o n d e , tout le temps, partout, je m e mettais à so upçon­
n e r tout le m o n d e , les g a rç o n s d e c a fé q u i m 'a d re s ­
sa ien t la p a ro le , les caissières qui me r e n d a ie n t la
La Vie m o d e d ’em p lo i 843

m o n n a ie , les clientes d 'u n e b ou c h e rie q u i m e houspil­


la ie n t p a r c e q u e je n 'a tten d a is p a s mon tour, les p a s ­
sants qui me b o u s c u la ie n t; j'é tais suivie, traqu ée,
surveillée p a r les chauffeurs d e taxi, p a r les agents d e
police , les p s e u d o < lo c h a rd s affalés sur des ban cs d e
sq u are, les m a rc h a n d s d e marrons, les vendeurs d e lote­
rie, les crieurs d e jou rn au x. Un soir, à b ou t d e nerfs,
d an s la salle d 'a tte n te d e la g a r e d e Brive, je m e mis à
f r a p p e r un h o m m e q u i m e d é v is a g e a it. Je fus arrêtée,
co n du ite a u poste et ne dus q u ' à un q u asi-m iracle d e ne
p a s être internée s u r-le < h a m p d an s un asile p sychiatri­
q u e : un je u n e c o u p le q u i a v a i t assisté à la scène offrit
de me p re n d re en charge : ils viv aien t dans les
C évenn es, d an s un v illa g e a b a n d o n n é d o n t ils recons­
truisaient les maisons effondrées. Je vécus là p e n d a n t
p res q u e deux ans. Nous étions seuls, trois êtres
hum ains, une v in g ta in e d e chèvres e t d e poules. N o u s
n 'a vio ns ni jo u rn a u x ni ra d io .
A v e c le tem ps mes crainte s se dissipèrent. Je m e p e r ­
s u a d a i q u e vous a v i e z re n o n cé ou q u e vous é t ie z mort.
En juin 19 5 7 , je revins vivre p a r m i les hom mes. Peu d e
temps ap rès je fis la co n n a is sa n c e d e François. Q u a n d
il m e d e m a n d a d e l'épouser, je lui ra c o n ta i foute mon
histoire et il n 'e u t p a s d e m a l à m e c o n v a in c re q u e
c 'é ta it mon sentiment d e c u lp a b ilité q u i m 'a v a i t fait im a ­
g in e r cette surveillance incessante.
Je repris p e u à p e u c o n fia n c e, a s s e z p o u r m e risquer,
p re s q u e sans p réc au tio n , à d e m a n d e r à la m a irie un
bulletin d 'é t a t civil nécessaire à notre m a r ia g e . C 'é ta it,
je le suppose, l'u n e d e ces erreurs que, depuis des
a n n ées, ta p i d an s votre coin, vous a tte n d ie z q u e je
commette.
N o t r e vie n'est plus, depuis, q u 'u n e fuite incessante.
P e n d a n t un an , j ' a i cru q u e je p o u rrais vous é c h a p p e r.
Je sais d éso rm ais q u e c'est impossible. La c h a n c e et l'a r­
g e n t o n t été et seront toujours d e votre côté ; il est inutile
d e croire q u e je p a r v ie n d r a i un jo u r à p ass er entre les
mailles des filets q u e vous ten d ez, c o m m e il est illusoire
844 G eorges P erec

d 'e s p é r e r q u'u n jo u r vous cesserez d e m e poursuivre.


Vous a v e z le p o u v o ir d e m e tuer, et vous c r o y e z en
a v o ir le droit, m ais vous ne m 'o b l i g e r e z plus à fu ir :
a v e c François mon m ari, a v e c A n n e , q u e je viens d e
mettre a u m o n d e , nous vivrons désorm ais sans plus b ou ­
g e r à Chaum ont-Porcien, d an s les Arde nn es . Je vous y
a tte n d ra i a v e c sérénité.

Pendant plus d'un an, je m'imposai de ne pas donner


signe de vie ; je licenciai tous les détectives et enquê­
teurs que j'avais embauchés ; je me terrai au fond de
mon appartement, ne sortant pratiquement plus, ne me
nourrissant plus que de biscottes au gingembre et de thé
en sachet, entretenant en permanence à l'aide d 'a l­
cools, de cigarettes et de comprimés de maxiton une
sorte de fièvre vibrante qui faisait parfois place à des
phases de complète torpeur. La certitude qu'Elizabeth
m'attendait, s'endormait chaque soir en se disant
qu'elle ne se réveillerait peut-être plus, embrassait sa
fille chaque matin en s'étonnant presque d'être encore
en vie, le sentiment que ce sursis était pour elle une tor­
ture chaque jour renouvelée, parfois m'emplissait d'une
ivresse vengeresse, une sensation d'exaltation mau­
vaise, omnipotente, omniprésente, parfois me plongeait
dans un abattement sans bornes. Pendant des semaines
entières, nuit et jour, incapable de dormir pendant plus
de quelques minutes d'affilée, j'arpentais les couloirs et
les chambres de mon appartem ent désert en poussant
des ricanements, ou me mettant à sangloter, m 'im agi­
nant tout à coup devant elle, me roulant sur le sol, implo­
rant son pardon.
Vendredi dernier, le 1 1 septembre, Elizabeth me fit
parvenir une seconde lettre :

M o n s ie u r,
Je vous écris d e la m a ternité d e Rethel où je viens d e
mettre a u m o n d e m a se co n d e fille, Béatrice. A n n e , la
La Vie m o d e d ’em p lo i 845

p re m iè re , vient d 'a v o i r un an . V e n e z , je vous en sup­


p lie, c'est m a in ten a nt, ou ja m a is , q u e vous d e v e z venir.

Je l'ai tuée deux jours plus tard. En la tuant, j'ai


compris que la mort la délivrait comme, après-demain,
elle me délivrera moi-même. Les maigres restes de ma
fortune, déposés chez mes hommes de loi, seront,
conformément à mes dernières instructions partagés
entre vos deux petites-filles au jour de leur majorité.

Madame de Beaumont, même si elle avait été bouleversée


en apprenant la mort de sa fille, lut sans plus frémir le dén oue­
ment de cette histoire dont la tristesse ne semblait pas plus
l’atteindre que ne l’avait atteinte, quelque vingt-cinq ans aupa­
ravant, le suicide de son mari. Cette apparente indifférence à
la mort s’explique peut-être par sa propre histoire : un matin
d ’avril mille neuf cent dix-huit, alors que la famille Orlov, que
la Révolution avait éparpillée aux quatre coins de la Sainte Rus­
sie, avait miraculeusement réussi à se retrouver presque
intacte, un détachement de gardes rouges prit d ’assaut leur
résidence. Véra vit son grand-père, le vieux Serge Ilarionovitch
Orlov, qu’Alexandre III avait nom m é ambassadeur plénipoten­
tiaire en Perse, son père, le colonel Orlov qui commandait le
célèbre bataillon des Lanciers de Krasnodar, et que Trotski
avait surnommé « Le Boucher du Kouban », et ses cinq frères,
dont le plus jeune venait tout juste d ’avoir onze ans, fusillés
sous ses yeux. Elle-même et sa mère réussirent à s’enfuir, pro­
tégées par un épais brouillard qui dura pendant trois jours.
Au terme d ’une hallucinante marche forcée de 79 jours, elles
parvinrent enfin à gagner la Crimée qu’occupaient les corps
francs de Denikine, et de là la Roumanie et l’Autriche.
CHAPITRE XXXII

M arcia, 2

Madame Marcia est dans sa chambre. C’est une femme d ’une


soixantaine d ’années, robuste, carrée, osseuse. À demi désha­
billée, portant encore une combinaison de nylon blanc bordée
de dentelles, une gaine et des bas, des bigoudis sur la tête, elle
est assise dans un fauteuil de facture moderne en bois moulé
et en cuir noir. Elle tient dans la main droite un gros bocal de
verre, en forme de tonnelet, rempli de cornichons au sel, et
s’efforce d’en saisir un entre l’index et le médius de la main
gauche. A côté d ’elle, une table basse est surchargée de
papiers, de livres et d ’objets divers : un prospectus imprimé
com me un faire-part, annonçant le mariage de la Société Del-
mont and Co. (architecture d ’intérieur, décoration, objets
d ’art) et de la maison Artifoni (art floral, aménagement de jar­
dins d ’agrément, serres, terrasses, plates-bandes, plantes et
fleurs en pots) ; une invitation de l’Association culturelle
franco-polonaise à une rétrospective de l’œuvre d ’Andrzej Wajda ;
une invitation au vernissage d ’une exposition du peintre Sil-
berselber : l’œuvre reproduite sur le carton est une aquarelle
intitulée Ja rdin ja p o n a is, TV, dont le tiers inférieur est occupé
par une série de lignes brisées strictement parallèles, et les
deux tiers supérieurs par une représentation réaliste d ’un ciel
La Vie m o d e d ’em p lo i 847

lourd avec effets d ’orage ; une bouteille de Schweppes ; plu­


sieurs bracelets ; un roman, vraisemblablement policier, inti­
tulé Clocks a n d Clouds dont la couverture représente un
damier de jacquet sur lequel sont posés une paire de
menottes, une petite figurine d ’albâtre reproduisant L'Indiffé­
rent de Watteau, un pistolet, une soucoupe sans doute remplie
d ’une solution sucrée puisque plusieurs abeilles y butinent, et
un jeton hexagonal, en fer-blanc, dans lequel le chiffre 90 a
été découpé à l’emporte-pièce ; une carte postale portant en
légende Choza d e Indios. Beni, B olivia, montrant un groupe
de femmes sauvages, accroupies dans leur pagne rayé, cligno­
tant des yeux, allaitant, plissant le front, somnolant, au milieu
d ’un grouillement d ’enfants, sur un front de huttes d ’osier ;
une photographie, représentant certainement Madame Marcia
elle-même, mais d ’au moins quarante ans plus jeune : c’est une
frêle jeune fille, avec un gilet à pois et un bibi ; elle est au
volant d ’une fausse voiture — un de ces panneaux peints par­
fois percés de trous pour les têtes tels qu’en utilisaient les pho­
tographes de fêtes foraines — en com pagnie de deux jeunes
hommes portant des vestes blanches finement rayées et des
canotiers.

L’ameublement présente un audacieux mélange d ’élém ents


ultramodernes — le fauteuil, le papier japonais des murs, trois
lampes sur le parquet, qui ressemblent à de gros galets lumi­
nescents — et de curiosités d ’époques diverses : deux vitrines
em plies de tissu copte et de papyrus au-dessus desquelles deux
grands paysages sombres d ’un peintre alsacien du xviie siècle
avec des traces de villes et d ’incendies dans le lointain, enca­
drent en place d’honneur une plaque couverte de hiérogly­
phes ; une rare série de verres dits voleurs, abondamment
utilisés par les aubergistes des grands ports au XIXe siècle en
vue de tenter de réduire les bagarres entre matelots : ressem­
blant à l’extérieur à de vrais cylindres, ils diminuent à l’inté­
rieur com me des dés à coudre, ces faux défauts étant
habilement dissimulés par les grossières soufflures du verre ;
des cercles parallèles, gravés de haut en bas, indiquent quelle
quantité on peut boire pour telle ou telle som m e ; un lit extra-
848 Georges Perec

vagant, enfin, fantaisie moscovite réputée avoir été proposée à


Napoléon Ier lorsqu’il passa la nuit au palais Petrovski, mais
auquel il préféra certainement son habituel lit de camp : c ’est
un meuble imposant, entièrement marqueté, dont les seize
espèces de bois et d ’écailles, appliquées en minuscules
losanges, dessinent un tableau fabuleux : un univers de rosaces
et de guirlandes entrelacées au milieu desquelles surgit, botti-
cellesque, une nymphe vêtue de ses seuls cheveux.
CHAPITRE XXXIII

Caves, 1

Caves.
La cave des Altamont, propre, bien rangée, nette : du sol au
plafond, des étagères et des casiers munis d ’étiquettes larges
et bien lisibles. Une place pour chaque chose et chaque chose
à sa place ; on a pensé à tout : des stocks, des provisions, de
quoi soutenir un siège, de quoi survivre en cas de crise, de
quoi voir venir en cas de guerre.
Le mur de gauche est réservé aux produits alimentaires.
D ’abord les produits de base : farine, sem oule, maizena, fécule
de pom m es de terre, tapioca, flocons d ’avoine, sucre en mor­
ceaux, sucre en poudre, sucre glace, sel, olives, câpres, condi­
ments, grands bocaux de moutarde et de cornichons, bidons
d ’huile, paquets d ’herbes séchées, paquets de poivre en grains,
clous de girofles, champignons lyophilisés, petites boîtes de
pelures de truffes ; vinaigre de vin et d ’alcool ; amandes effi­
lées, cerneaux de noix, noisettes et cacahouètes em paquetées
sous vide, biscuits apéritifs, bonbons, chocolat à cuire et à cro­
quer, miel, confitures, lait en boîte, lait en poudre, poudre
d ’œufs, levure, entremets Francorusse, thé, café, cacao, tisanes,
bouillon Kub, concentré de tomates, harissa, noix de muscade,
piments oiseaux, vanille, épices et aromates, chapelure, bis-
850 G eorges P erec

cottes, raisins secs, fruits confits, angélique ; puis viennent les


conserves : conserves de poisson, thon en miettes, sardines à
l’huile, anchois roulés, maquereaux au vin blanc, pilchards à
la tomate, colin à l’andalouse, sprats fumés, œufs de lump, foie
de morue fumé ; conserves de légumes : petits pois, pointes
d ’asperges, champignons de Paris, haricots verts extra, épi­
nards, cœurs d ’artichaut, mange-tout, salsifis, m acédoine ; et
aussi des paquets de légum es secs, pois cassés, flageolets, len­
tilles, fèves, haricots, des sacs de riz, de pâtes alimentaires,
macaronis coupés, vermicelle, coquillettes, spaghetti, des
pom m es de terre chips, des pom m es de terre en flocons pour
purée, des soupes en sachets ; conserves de fruits : oreillons
d ’abricots, poires au sirop, cerises, pêches, prunes, paquets de
figues, caissettes de dattes, de bananes séchées, de pruneaux ;
conserves de viande et plats cuisinés : corned-beef, jambons,
terrines, rillettes, foie gras, pâté de foie, galantine, museau,
choucroute, cassoulet, saucisse aux lentilles, raviolis, navarin
d’agneau, ratatouille niçoise, couscous, poulet basquaise,
paella, blanquette de veau à l’ancienne.
Le mur du fond et la plus grande partie du mur de droite
sont occupés par des bouteilles couchées dans des casiers de
fil de fer plastifié selon un ordre apparemment canonique :
d ’abord les vins dits de table, puis les Beaujolais, Côtes-du-
Rhône et vins blancs de Loire de l’année, puis les vins de
courte garde, Cahors, Bourgueil, Chinon, Bergerac, puis la
vraie cave enfin, la grande cave, gérée par un livre de cave où
chaque bouteille est enregistrée avec sa provenance, le nom
de l’éleveur, le nom du fournisseur, le millésime, la date d ’en­
trée, le délai de garde optimal, la date éventuelle de sortie :
vins d ’Alsace : Riesling, Traminer, Pinot noir, Tokay ; Bordeaux
rouge : Médoc : Château-de-l’Abbaye-Skinner, Château-Lynch-
Bages, Château-Palmer, Château-Brane-Cantenac, Château-
Gruau-Larose ; Graves : Château-La-Garde-Martillac, Château-
Larrivet-Haut-Brion, Saint-Émilion : Château-La-Tour-Beau-Site,
Château-Canon, Château-La-Gaffellière, Château-Trottevieille ;
Pomerol : Château-Taillefer ; Bordeaux blanc : Sauternes :
Château-Sigalas-Rabaud, Château-Caillou, Château-Nairac ;
Graves : Château-Chevalier, Château-Malartic-Lagravière ; Bour­
La Vie m o d e d ’em p lo i 851

gognes rouges : Côtes de Nuits : Chambolle-Musigny, Charmes-


Chambertin, Bonnes-Mares, Romanée-Saint-Vivant, La Tâche,
Richebourg ; Côtes de Beaune : Pernand-Vergelesse, Aloxe-
Corton, Santenay Gravières, Beaune Grèves « Vignes-de-l’En-
fant-Jésus », Yolnay Caillerets ; Bourgognes blancs : Beaune
Clos-des-Mouches, Corton Charlemagne, Côtes-du-Rhône :
Côte-Rôtie, Crozes-Hermitage, Cornas, Tavel, Châteauneuf-du-
pape ; Côtes-de-Provence : Bandol, Cassis ; vins du Mâconnais
et du Dijonnais, vins nature de Champagne — Vertus Bouzy,
Crémant — , vins divers du Languedoc, du Béarn, du Saumu­
rais et de Touraine, vins étrangers : Fechy, Pully, Sidi-Brahim,
Château-Mattilloux, vin du Dorset, vins du Rhin et de Moselle,
Asti, Koudiat, Haut-Mornag, Sang-de-Taureau, etc. ; enfin vien­
nent quelques caisses de champagne, d ’apéritifs et d ’alcools
divers — whisky, gin, kirsch, calvados, cognac, Grand-Marnier,
Bénédictine, et, de nouveau sur des étagères, quelques cartons
contenant diverses boissons non alcoolisées, gazeuses ou non,
des eaux minérales, de la bière, des jus de fruits.
À l ’extrême droite enfin, entre le mur et la porte — claire-
voie de bois épais bardée de fer fermant par deux gros cadenas
— c ’est la zone des produits d ’entretien, des produits de toi­
lette et des divers : lots de serpillières, containers de lessive,
détergents, détartrants, déboucheurs, doses d ’eau de Javel,
éponges, produits pour les parquets, les vitres, les cuivres, l’ar­
genterie, le cristal, les carrelages et les linoléums, têtes de
balais, sacs d ’aspirateurs, bougies, réserves d ’allumettes, lots
de piles électriques, filtres à café, aspirine vitaminée, ampoules
torsadées pour lustres, lames de rasoir, eau de Cologne bon
marché en litre, savons, shampooings, cotons, bâtonnets à
oreilles, limes ém erisées, cartouches d ’encre, encaustique,
pots de peinture, pansements individuels, insecticide, allume-
feu, sacs poubelles, pierres à briquets, essuie-tout.
852 G eorges P erec

Caves.
La cave des Gratiolet. Des générations ont em pilé là des
rebuts que personne n ’a jamais rangés ni triés. Ils gisent, par
trois mètres de fond, sous la garde inquiète d ’un gros chat
tigré qui accroupi tout en haut de l’autre côté du soupirail,
guette à travers le grillage l’inaccessible et néanmoins pas tout
à fait imperceptible trottinement d ’une souris.
L’œil, s’habituant petit à petit à l’obscurité, finirait par recon­
naître sous leur fine couche de poussière grise des restes épars
provenant de tous les Gratiolet : le châssis et les montants d ’un
lit bateau, des skis d ’hickory ayant depuis longtemps perdu
toute leur élasticité, un casque colonial d ’une blancheur jadis
immaculée, des raquettes de tennis prises dans leurs lourdes
presses trapézoïdales, une vieille machine Underwood, de la
célèbre série des Q u atre M illions qui, à cause de son tabula­
teur automatique passa en son temps pour un des objets les
plus perfectionnés jamais conçus, sur laquelle François Gratio­
let se mit à dactylographier ses quittances quand il décida qu’il
lui fallait moderniser sa comptabilité ; un vieux Nouveau Petit
Larousse Illustré commençant avec une demi-page 71 — ASPIC
n. m. (gr. aspis). Nom vulgaire de la vipère. Fig. Langue d ’as­
p ic , personne médisante — et se terminant page 1530 :
MAROLLES-LES-BRAULTS, ch.-l. de c. (Sarthe), arr. de Mamers ;
2 000 hab, (950 aggl.) ; un portemanteau en fer forgé auquel
est encore accrochée une capote de grosse laine brute toute
rapiécée de morceaux de couleurs et parfois même d ’étoffes
différentes : le manteau du deuxièm e classe Gratiolet Olivier,
fait prisonnier à Arras le vingt mai 1940, libéré dès mai 1942
grâce à l’intervention de son oncle Marc (Marc, fils de Ferdi­
nand, n ’était pas l’oncle d’Olivier, mais le cousin germain de
son père Louis, mais Olivier lui disait « mon oncle », com m e il
disait, « mon oncle » à l’autre cousin de son père, François) ;
un vieux globe terrestre en carton, passablement troué ; des
piles et des piles de journaux dépareillés : L ’I llustration, P oint
d e Vue, R adar, D étective, Réalités, Images d u M onde, Comœ-
d ia ; sur une couverture de Paris-Match, Pierre Boulez, en
frac, brandit sa baguette, lors de la première de W ozzeck à
l’Opéra de Paris ; sur une couverture d ’H istoria, on voit deux
La Vie m o d e d ’em p lo i 853

adolescents, l’un en costume de colonel de hussards — panta­


lon de casimir blanc, dolman bleu nuit à brandebourgs gris
perle, shako à aigrette — , l’autre en redingote noire avec cra­
vate et manchettes de dentelle, se précipitant dans les bras l’un
de l’autre avec, en dessous, cette légende : Louis XVII et l Ai­
glon se sont-ils rencontrés secrètem ent à Fium e le h u it a o û t
1808 ? l a p lu s fa n ta stiq u e énigm e d e l ’H istoire enfin résolue !
Un carton à chapeaux débordant de photographies racornies,
de ces clichés jaunis ou bistrés dont on se demande toujours
qui ils représentent et qui les a pris : trois hom m es sur une
petite route de campagne ; ce monsieur gracieux et brun avec
une moustache noire élégamment frisée et un pantalon à car­
reaux clairs, c’est sans doute Juste Gratiolet, l’arrière-grand-
père d ’Olivier, le premier propriétaire de l’immeuble, avec des
amis à lui qui sont peut-être les Bereaux, Jacques et Émile,
dont il épousa la sœur Marie ; et ces deux-là, devant le m onu­
ment aux morts de Beyrouth tous les deux avec leur manche
droite flottante, et saluant du bras gauche les trois couleurs, la
poitrine constellée de décorations, c’est Bernard Lehameau,
un cousin de Marthe, la femme de François, avec son vieil ami
le colonel Augustus B. Clifford, à qui il servit d ’interprète au
Grand Quartier Général des Forces Alliées à Péronne, et qui,
comme lui perdit le bras droit lorsque ledit G.Q.G. fut bom­
bardé par le Baron Rouge le 19 mai 1917 ; et celui-là, cet
homme manifestement presbyte, en train de lire un livre posé
sur un pupitre incliné, c’est Gérard, le grand-père d ’Olivier.
À côté, entassés dans une boîte carrée en fer-blanc, des
coquillages et des galets ramassés par Olivier Gratiolet à Gat-
seau, dans l’île d ’Oléron, le trois septembre 1934, le jour de la
mort de son grand-père, et, maintenu par un élastique, un lot
d ’images d ’Épinal telles qu’on en distribuait à l’école primaire
lorsqu’on avait obtenu un nombre suffisant de bons points :
celle du dessus représente la rencontre sur un vaisseau de
guerre du Czar et du Président de la République française. Par­
tout jusqu’à l’horizon ce ne sont que navires dont la fumée se
perd dans un ciel sans nuages. À grands pas, le Czar et le Prési­
dent viennent de s ’avancer l’un vers l’autre, et se donnent la
main. Derrière le Czar, com me derrière le Président se tien-
854 Georges Perec

nent deux messieurs ; par contraste avec la joie manifeste des


visages des deux chefs, leurs visages paraissent graves. Les
regards des deux escortes se concentrent sur leurs souverains
respectifs. En bas — la scène a lieu visiblement sur le haut-
pont du navire — à demi coupées par la marge de l’image, de
longues rangées de matelots se dressent au garde-à-vous.
CHAPITRE XXXIV

Escaliers, 4

Gilbert Berger descend les escaliers à cloche-pied. Il est


presque arrivé sur le palier du premier étage. Il tient dans la
main droite une poubelle de matière plastique orange de
laquelle émergent deux bottins périmés, une bouteille vide de
sirop d ’érable A rabelle et diverses épluchures de légumes.
C’est un garçon de quinze ans à la tignasse d ’un blond presque
blanc. Il porte une chem ise écossaise en lin et de larges bre­
telles noires brodées de brins de muguet. Il porte à l’annulaire
gauche une bague en fer-blanc telle qu’on en trouve accompa­
gnant généralement un bubble-gum au goût chimique dans ces
cartonnages bleus intitulés Joie d ’Ojfrir, P laisir d e Recevoir
qui ont remplacé les classiques pochettes-surprises et qu’on
obtient moyennant un franc dans les distributeurs automa­
tiques installés à côté des papeteries et des merceries. Le cha­
ton ovale de la bague affecte la forme d ’un camée dont la tête
en relief s’efforce de représenter un jeune homme aux longs
cheveux évoquant lointainement un portrait de la Renaissance
italienne.
Gilbert Berger s’appelle Gilbert, en dépit de l’effet peu
euphonique produit par le redoublem ent du « ber », parce que
ses parents se rencontrèrent lors d ’un récital que Gilbert
856 Georges Perec

Bécaud — dont ils étaient tous deux fanatiques — donna en


1956 à YEm pire et au cours duquel 87 fauteuils furent brisés.
Les Berger vivent au quatrième gauche, à côté des Rorschash,
sous les Réol, au-dessus de Bartlebooth, dans un appartement
de deux-pièces cuisine où vécut jadis la dame qui sortait en
petite tenue sur le palier et qui avait une petite chienne appe­
lée Dodéca.
Gilbert est en troisième. Dans sa classe leur professeur de
français leur fait rédiger un journal mural. Chaque élève ou
groupe d ’élèves s’occupe d ’une rubrique et fournit des textes
que la classe tout entière, réunie deux heures par semaine en
comité de rédaction, discute et parfois même rejette. Il y a des
rubriques politiques et syndicales, des pages sportives, des
bandes dessinées, des nouvelles du lycée, des mots croisés, des
petites annonces, des informations locales, des faits divers, de
la publicité — généralement fournie par les parents d ’élèves
ayant un commerce à côté du lycée — et plusieurs rubriques
de jeux et de bricolages (conseils pour poser le papier peint,
fabriquez vous-même votre damier de jacquet, réussissez vos
encadrements, etc.). Avec deux de ses camarades, Claude Coû­
tant et Philippe Hémon, Gilbert s’est chargé d ’écrire un roman-
feuilleton. L’histoire s ’appelle La Piqûre m ystérieuse et ils en
sont au cinquième épisode.

Dans le premier épisode, Pour l ’A m our d e Constance, un


acteur célèbre, François Gormas, demande au peintre Lucero
qui vient d’obtenir le grand prix de Rome de faire un portrait
de lui dans la scène qui lui a valu son plus grand triomphe,
celle où, incarnant d ’Artagnan, il se bat en duel contre Roche-
fort pour l’amour de la jeune et jolie Constance Bonacieux.
Bien qu’il considère que Gormas est un cabotin bouffi de pré­
tention et indigne de son pinceau, Lucero accepte, non sans
l’espoir d ’être princièrement rétribué. Au jour convenu, Gor­
mas arrive dans le grand atelier de Lucero, revêt son costume
de scène et, un fleuret à la main, prend la pose ; mais le
m odèle que Lucero a retenu depuis plusieurs jours déjà pour
faire Rochefort n ’est pas là. Pour le remplacer au pied levé,
Gormas envoie chercher un nommé Félicien Michard qui est
La Vie m o d e d ’em p lo i 857

fils de sa concierge, et qui sert com m e frotteur de parquet chez


le com te de Châteauneuf. Fin du premier épisode.

Second épisode : La B otte d e Rochefort. La première séance


peut donc enfin commencer. Les deux adversaires prennent
place, Gormas feignant de parer habilement in extremis la ter­
rible botte secrète que lui porte Michard et qui est censée lui
traverser la veine jugulaire. C’est alors qu’une abeille entre
dans l’atelier et se met à voleter autour de Gormas qui, sou­
dain, porte la main à sa nuque et s’affale. Heureusement, un
médecin habite dans l ’immeuble et Michard court le chercher ;
le médecin arrive quelques minutes plus tard, diagnostique
une piqûre d ’abeille ayant atteint le bulbe rachidien et pro­
voqué une syncope paralysante, et em m ène d ’urgence l’acteur
à l ’hôpital. Fin du second épisode.

Troisième épisode : Le Poison q u i tue. Gormas est mort pen­


dant le transport à l’hôpital. Le m édecin, surpris par la rapidité
de l ’effet de cette piqûre d ’insecte, refuse le permis d ’inhumer.
L’autopsie démontre qu’effectivement l’abeille n ’y est pour
rien : Gormas a été em poisonné avec une quantité microsco­
pique de topazine qui se trouvait sur la pointe du fleuret de
Michard. Cette substance dérivée du curare utilisé par les chas­
seurs indiens d ’Amérique du Sud qui l’appellent la M ort silen­
cieuse, possède une propriété curieuse : elle n ’est active que
sur des individus ayant récemment eu une hépatite virale. Or,
précisément, Gormas relève d’une maladie de ce genre. Devant
cet élém ent nouveau qui semble prouver qu’il y a eu assassinat
avec préméditation, un détective, le commissaire principal
Winchester, est chargé de l’enquête. Fin du troisième épisode.

Quatrième épisode : Les Confidences à Ségesvar. Le com mis­


saire principal Winchester fait part à son adjoint Ségesvar des
remarques que cette affaire lui inspire :

premièrement, l’assassin doit être un familier de l’acteur


puisqu’il savait que celui-ci avait eu tout récem ment une hépa­
tite virale ;
858 G eorges P erec

deuxièm em ent, il faut qu’il ait pu se procurer


petit a, le poison, et surtout
petit b, l’abeille, car cette affaire se passe en décembre
et il n ’y a pas d ’abeille en décembre ;
troisièmement, il a fallu qu’il ait accès au fleuret de Michard.
Or ce fleuret, de même que celui de Gormas, a été prêté à
Lucero par son marchand de tableaux, Gromeck, dont on sait
que la femme a été la maîtresse de l’acteur. Cela fait donc six
suspects qui ont tous un mobile :

1. Le peintre Lucero, ulcéré de devoir faire le portrait d ’un


homme qu’il méprise ; de plus, le scandale que ne manquera
pas de susciter cette affaire pourrait lui être commercialement
très profitable ;
2. Michard : autrefois Madame Gormas mère invita le petit
Félicien à passer des vacances avec son fils ; depuis, le pauvre
garçon n ’a jamais cessé d ’être humilié par l ’acteur qui dispose
de lui sans aucune vergogne ;
3. Le com te de Châteauneuf, qui est apiculteur, et dont on
sait qu’il a voué une haine mortelle à la famille Gormas, car
Gatien Gormas, président du Comité de salut public de Beau-
gency, a fait guillotiner Eudes de Châteauneuf en 1793-
4. Le marchand de tableaux Gromeck, à la fois par jalousie
et pour des raisons publicitaires ;
5. Lise Gromeck, qui n’a jamais pardonné à Gormas de lui
avoir préféré l’actrice italienne Angelina di Castelfranco ;
6. Et enfin Gormas lui-même : acteur comblé, mais produc­
teur incom pétent et malchanceux, il est en fait totalement
ruiné et n ’est pas parvenu à obtenir l’aval bancaire indispen­
sable au financement de sa dernière superproduction : un sui­
cide déguisé en assassinat est le seul moyen pour lui de quitter
dignem ent la scène tout en laissant à ses enfants, par le jeu
d ’une importante assurance-vie, un héritage à la hauteur de
leurs ambitions. Fin du quatrième épisode.

Voici donc où en est ce roman-feuilleton dont on peut sans


trop de peine identifier quelques-unes des sources immédia­
tes : un article sur le curare dans Science et Vie, un autre sur
La Vie mode d ’emploi 859

les épidém ies d ’hépatite dans France-Soir, les aventures du


commissaire Bougret et de son fidèle adjoint Charolles dans
les Rubriques à Brac de Gotlib, plusieurs faits divers sur les
habituels scandales financiers du cinéma français, une lecture
hâtive du Cid, un roman policier d ’Agatha Christie intitulé La
M ort da n s les nuages, un film avec Danny Kaye dont le titre
anglais est Knock on w o o d et le titre français Un grain d e fo lie.
Les quatre premiers épisodes ont reçu de toute la classe un
accueil des plus chaleureux. Mais le cinquièm e pose à ses trois
auteurs de difficiles problèm es. On apprendra en effet dans le
sixième et dernier épisode que le coupable est en réalité le
médecin qui habite l ’im m euble dans lequel Lucero a son ate­
lier. Il est exact que Gormas est au bord de la ruine. Une tenta­
tive d ’assassinat dont il sortirait miraculeusement indem ne lui
assurerait suffisamment de publicité pour que son dernier film,
dont le tournage a été arrêté au bout de huit jours, puisse
repartir. Avec la com plicité du médecin, le docteur Borbeille,
qui n ’est autre que son frère de lait, il imagine donc ce scénario
tortueux. Mais Jean-Paul Gormas, le fils de l’acteur, aime la
fille du docteur, Isabelle. Gormas s’oppose farouchement au
mariage que le m édecin au contraire verrait d ’un bon œil. Voilà
pourquoi il profite du transport de Gormas à l ’hôpital, seul
avec lui à l’arrière de l’ambulance, pour l’em poisonner avec
une piqûre de topazine, certain que l ’on accusera le fleuret de
Michard. Mais le Commissaire principal Winchester apprendra
en interrogeant le figurant que Félicien Michard dut remplacer
in extremis, qu’il avait en réalité été payé pour se décom man­
der, et, à partir de cette révélation, reconstruira toute la machi­
nation. En dépit de quelques révélations de dernière minute
qui contredisent une des règles d’or du roman policier, cette
solution et ses rebondissem ents ultimes constituent un
dénouem ent tout à fait acceptable. Mais avant d ’en arriver là,
les trois jeunes auteurs doivent innocenter tous les autres sus­
pects et ils ne savent pas très bien com m ent s’y prendre. Phi­
lippe Hémon a suggéré que, com m e dans Le Crim e d e l ’Orient-
Express, ils soient tous coupables, mais les deux autres ont
énergiquement refusé.
CHAPITRE XXXV

La loge d e la concierge

Madame Claveau fut la concierge de l’immeuble jusqu’en


mille neuf cent cinquante-six. C’était une femme de taille
moyenne, aux cheveux gris, à la bouche mince, toujours coiffée
d ’un fichu couleur tabac, toujours vêtue (sauf les soirs de
réception où elle tenait le vestiaire) d ’un tablier noir avec des
petites fleurs bleues. Elle surveillait la propreté de son
immeuble avec autant de soin que si elle en avait été proprié­
taire. Elle était mariée à un livreur de chez Nicolas qui parcou­
rait Paris en tricycle, la casquette crânement penchée sur
l’oreille, le m égot au coin des lèvres, et que l’on voyait parfois,
sa journée terminée, ayant troqué son blouson de cuir beige
tout craquelé contre une veste m olletonnée que Danglars lui
avait laissée, donner un coup de main à sa femme en faisant
briller les cuivres de la cage de l ’ascenseur ou en passant au
blanc d’Espagne le grand miroir du vestibule sans cesser de
siffloter le succès du jour, La R om ance d e Paris, R am ona, ou
P rem ier rendez-vous. Ils avaient un fils, prénommé Michel, et
c’est pour lui que Madame Claveau demandait à Winckler les
timbres des paquets que Smautf lui envoyait deux fois par
mois. Michel se tua dans un accident de moto, à dix-neuf ans,
en 1955, et sa mort prématurée ne fut sans doute pas étrangère
La Vie m o d e d ’em p lo i 861

au départ de ses parents l’année suivante. Ils se retirèrent dans


le Jura. Morellet prétendit longtemps qu’ils avaient ouvert un
café qui avait tout de suite périclité parce que le père Claveau
avait pratiquement bu son fonds au lieu de le vendre, mais
c’est un bruit que personne ne confirma ni n ’infirma jamais.
Ils furent remplacés par Madame Nochère. Elle avait alors
vingt-cinq ans. Elle venait de perdre son mari, un sergent-chef
de carrière, de quinze ans plus âgé qu’elle. Il mourut à Alger,
non pas dans un attentat, mais des suites d ’une gastro-entérite
consécutive à une absorption exagérée de petits morceaux de
gomme, non pas de gomm e à mâcher ce qui n ’aurait pu avoir
un effet aussi néfaste, mais de gom m e à effacer. Henri Nochère
était en effet adjoint au sous-chef du bureau 95, c’est-à-dire de
la section « Statistiques » de la Division « Études et Projets » du
Service des Effectifs de l’État-Major Général de la Xe Région
Militaire. Son travail, plutôt tranquille jusqu’à 1954-1955,
devint, à partir des premiers rappels de soldats du contingent,
de plus en plus préoccupant et Henri Nochère, pour calmer
son énervement et son surmenage, se mit à suçoter ses crayons
et à mâcher ses gom m es tout en recommençant pour la
énièm e fois ses interminables additions. Ces pratiques alimen­
taires, inoffensives tant qu’elles restent dans des limites raison­
nables, peuvent se révéler nocives en cas d ’abus, car les
minuscules fragments de gom m e involontairement absorbés
provoquent des ulcérations et des lésions de la muqueuse
intestinale d ’autant plus dangereuses qu’elles sont longtemps
indécelables et que de ce fait il n ’est pas possible de dresser
suffisamment à temps un diagnostic correct. Hospitalisé pour
« troubles d ’estomac », Nochère mourut avant même que les
médecins n ’eussent vraiment compris de quoi il souffrait. En
fait son cas serait resté une énigme médicale si, dans le même
trimestre, et vraisemblablement pour les m êm es raisons, l’ad­
judant Olivetti, du bureau d ’incorporations d ’Oran, et le briga­
dier-chef Margueritte, du Centre de Transit de Constantine,
n’étaient morts dans des conditions presque identiques. De
là vient le nom de « Syndrome des Trois Sergents » qui n ’est
absolument pas correct du point de vue de la hiérarchie mili­
862 G eorges P erec

taire, mais qui parle suffisamment à l’esprit pour qu’on conti­


nue à l’em ployer à propos de ce type d ’affection.

Madame Nochère a aujourd’hui quarante-quatre ans. C’est


une femme toute petite, un peu boulotte, volubile et serviable.
Elle ne ressemble absolument pas à l’image que l’on se fait
habituellement des concierges ; elle ne vocifère ni ne mar­
m onne, ne vitupère pas d ’une voix criarde contre les animaux
domestiques, ne chasse pas les démarcheurs (ce que d ’ailleurs
plusieurs copropriétaires et locataires auraient plutôt tendance
à lui reprocher), n ’est ni servile ni cupide, ne fait pas marcher
sa télévision toute la journée et ne s’emporte pas contre ceux
qui descendent leur poubelle le matin ou le dimanche ou qui
font pousser des fleurs en pots sur leur balcon. Il n ’y a rien de
m esquin en elle, et la seule chose que l’on pourrait lui repro­
cher serait peut-être d ’être un peu trop bavarde, un peu enva­
hissante même, voulant toujours tout savoir des histoires des
uns et des autres, toujours prête à s’apitoyer, à aider, à trouver
une solution. Tout le m onde dans l’immeuble a eu l’occasion
d’apprécier sa gentillesse et a pu, à un mom ent ou à un autre,
partir tranquille en sachant que les poissons rouges seraient
bien nourris, les chiens promenés, les fleurs arrosées, les
compteurs relevés.
Une seule personne dans l’immeuble déteste vraiment
Madame Nochère : c’est Madame Altamont, pour une histoire
qui leur est arrivée un été. Madame Altamont partait en
vacances. Avec le souci d ’ordre et de propreté qui la caractérise
en tout, elle vida son réfrigérateur et fît cadeau de ses restes à
sa concierge : un demi-quart de beurre, une livre de haricots
verts frais, deux citrons, un demi-pot de confiture de groseilles,
un fond de crème fraîche, quelques cerises, un peu de lait,
quelques bribes de fromage, diverses fines herbes et trois
yaourts au goût bulgare. Pour des raisons mal précisées, mais
vraisemblablement liées aux longues absences de son mari,
Madame Altamont ne put partir à l’heure initialement prévue
et dut rester chez elle vingt-quatre heures de plus ; elle
retourna donc voir Madame Nochère et lui expliqua, d ’un ton
à vrai dire plutôt embarrassé, qu’elle n’avait rien à manger
La Vie m o d e d 'em p lo i 863

pour le soir et qu’elle aimerait bien récupérer les haricots verts


frais qu’elle lui avait donnés le matin même. « C’est que, dit
Madame Nochère, je les ai épluchés, ils sont sur le feu. » « Que
voulez-vous que j’y fasse ? » répliqua Madame Altamont.
Madame Nochère monta elle-même à Madame Altamont les
haricots verts cuits et les autres denrées qu’elle lui avait lais­
sées. Le lendemain matin, Madame Altamont partant, cette fois-
ci pour de bon, redescendit à nouveau ses restes à Madame
Nochère. Mais la concierge les refusa poliment.
L’histoire, racontée pour une fois sans exagération aucune,
se propagea rapidement dans l’immeuble et bientôt dans tout
le quartier. Depuis, Madame Altamont ne manque pas une
seule réunion de copropriétaires et demande à chaque fois,
sous les prétextes les plus divers, que Madame Nochère soit
remplacée. Elle est soutenue par le gérant et par Plassaert, le
marchand d ’indienneries, qui ne pardonnent pas à la
concierge d’avoir pris la défense de Morellet, mais la majorité
refuse régulièrement d ’inscrire la question à l’ordre du jour.

Madame Nochère est dans sa loge ; elle descend d ’un esca­


beau après avoir changé les plombs qui contrôlent une des
lumières du vestibule. La loge est une pièce d’environ douze
mètres carrés, peinte en vert clair, carrelée de tom ettes rouges.
Elle est séparée en deux par une cloison de bois à claire-voie.
De l’autre côté de la cloison, à peine visible, le côté « cham­
bre » comporte un lit avec un couvre-lit en guipure, un évier
surmonté d ’un petit chauffe-eau, un meuble de toilette à des­
sus de marbre, un réchaud deux-feux posé sur une toute petite
com m ode rustique, et plusieurs étagères pleines de cartons et
de valises. Du côté de la loge proprement dite, il y a une table
avec trois plantes vertes — la bougainvillée maigrichonne et
décolorée est à la concierge, les deux autres, des caoutchoucs,
864 G eorges P erec

beaucoup plus florissants, appartiennent aux propriétaires du


premier droite, les Louvet, qui sont en voyage et lui en ont
confié l ’entretien — et le courrier du soir au milieu duquel on
remarque surtout le Jours d e France de Madame Moreau dont
la couverture représente, bras dessus, bras dessous sur la Croi-
sette, Gina Lollobrigida, Gérard Philipe et René Clair avec la
légende « Il y a vingt ans Les Belles d e N u it triomphaient à
Cannes ». Le chien de Madame Nochère, un petit ratier gras et
malin répondant au nom de Boudinet, est couché sous une
autre table, un petit meuble rognon sur lequel Madame
Nochère a mis son couvert : une assiette plate, une assiette
creuse, un couteau, une cuiller, une fourchette et un verre à
pied, voisinant avec une douzaine d ’œufs dans leur emballage
de carton ondulé et trois sachets de verveine-menthe décorés
de Niçoises en chapeaux de paille. Le long de la cloison, il y a
un piano droit, le piano sur lequel la fille de la concierge, Mar­
tine, qui achève aujourd’hui ses études de m édecine, martela
consciencieusem ent pendant dix ans La M arche turque, La
Lettre à Elise, C hildren’s Corner et Le P etit Âne de Paul Dukas,
et qui, enfin définitivement fermé, supporte un géranium en
pot, un chapeau cloche bleu ciel, un poste de télévision et un
m oïse dans lequel dort à poings fermés le petit bébé de Gene­
viève Foulerot, la locataire du cinquième droite, qui le confie
à la concierge tous les matins à sept heures et ne le reprend
que vers huit heures du soir après être rentrée chez elle
prendre un bain et se changer.
Contre le mur du fond, au-dessus de la table aux plantes
vertes, il y a une plaque de bois garnie de pitons numérotés
supportant pour la plupart des jeux de clés, un avis imprimé
indiquant le m ode d ’em ploi des dispositifs de sécurité du
chauffage central, une photographie en couleurs, découpée
sans doute dans un catalogue, représentant une bague avec un
énorm e solitaire, et une broderie sur canevas, de format carré,
dont le sujet étonne par rapport aux habituelles chasses à
courre et autres bals masqués sur le Grand Canal ; elle repré­
sente une parade devant la tente d ’un grand cirque : à droite,
deux acrobates, dont l’un, énorme, une espèce de Porthos, six
pieds de haut, la tête volumineuse, les épaules à proportion.
La Vie mode d ’emploi 865

la poitrine com m e un soufflet de forge, les jambes com me des


baliveaux de douze ans, les bras com m e des bielles de
machine, les mains com me des cisailles, tient à bout de bras le
second, un garçon de vingt ans, petit, fluet, maigre, ne pesant
pas en livres le quart de ce que l ’autre pèse en kilos ; au centre,
un groupe de nains faisant diverses cabrioles autour de leur
reine, une naine à faciès canin, vêtue d ’une robe à paniers ; à
gauche enfin, un dompteur, un petit bonhom m e râpé à ban­
deau noir sur l’œil, avec un veston noir, mais un magnifique
sombrero à longs glands lui pendant gaiement dans le dos.
C H APITRE XXXVI

Escaliers, 5

Sur le palier d u deuxièm e étage. La p o rte des Altamont,


q u ’en cad ren t d eu x orangers nains ém ergeant d e cache-pots
hexagonaux e n m arbre, est ouverte. En sort u n vieil ami de la
famille, arrivé m anifestem ent tro p en avance p o u r la réception.

C’est u n industriel allem and, nom m é H erm an Fugger, qui a


fait fortune dans l’im m édiat après-guerre en vendant d u m até­
riel de cam ping et qui s’est depu is reconverti dans la m oquette
sans chutes et le p ap ier peint. Il p o rte u n costum e croisé dont
la sévérité est exagérém ent rattrapée par u n e écharpe violette
à pois roses. Il a sous le bras u n quotidien de Dublin — The
Free M an — d o n t o n p e u t lire la m anchette

NEWBORN POP STAR WINS PIN BALL CONTEST


ainsi q u ’u n p etit encart d ’agence de voyages
La Vie m o d e d ’em p lo i 867

EGYPT y \
ITSSUN H - "
ITS EVENINGS *=• >
ITS FIRMAMENT X

H erm an Fugger a fait exprès, e n fait, d ’arriver très en avan­


ce : cuisinier am ateur, passant son tem p s à reg retter q ue ses
affaires lui interdisent d ’être plus souvent d errière ses fo u r­
neaux, rêvant d u jo u r d e plus en plus im probable où il p o u rra
se consacrer à cet art, il se pro p o sait de réaliser ce soir u n e
recette originale de gigot de sanglier à la bière d o n t la souris,
affirme-t-il, est la chose la plus fine au m onde, mais les Alta-
m ont o n t refusé avec colère.
CHAPITRE XXXVII

Louvet, 1

L’appartement des Louvet au premier étage droite. Une salle


de séjour de cadres supérieurs. Murs tendus de cuir havane,
chem inée encastrée à foyer hexagonal avec un feu prêt à flam­
ber ; ensem ble audiovisuel intégré : chaîne, magnétophone,
télévision, projecteur de diapositives ; divan et fauteuils assor­
tis en cuir naturel sanglé. Tons fauves, cannelle, pain brûlé ;
table basse carrelée de petites tom ettes bises sur laquelle est
posée une vasque contenant un jeu de poker dice, plusieurs
œ ufs à repriser, un petit flacon d ’angustura, un bouchon de
champagne qui est en réalité un briquet ; une pochette d ’allu­
mettes publicitaire provenant d ’un club de San Francisco, le
D ia m o n d ’s ; bureau style bateau, avec une lampe moderne
d ’importation italienne, fine armature de métal noir restant
stable dans presque n ’importe quelle position ; alcôve tendue
de rideaux rouges avec un lit entièrement recouvert de tout
petits coussins multicolores ; sur le mur du fond, une aquarelle
de grande dim ension représente des musiciens jouant d ’instru­
ments anciens.

Les Louvet sont en voyage. Ils voyagent beaucoup, pour


leurs affaires com me pour leur plaisir. Louvet ressemble —
La Vie m o d e d ’em p lo i 869

peut-être un peu trop — à l’image qu’on se fait et qu’il se fait


(le lui : m ode anglaise, moustache à la François-Joseph.
Madame Louvet est une femme très chic, frisant la quarantaine,
portant volontiers des jupes-culottes, des gilets jaunes à car­
reaux, des ceinturons de cuir et des gros bracelets d ’écaille.

Une photo les représente lors d ’une chasse à l’ours dans les
Andes, dans la région de Macondo ; ils posent en compagnie
d’un couple que l’on ne saurait qualifier autrement que d ’ejus-
dem farinae : tous les quatre portent des vareuses kaki avec
beaucoup de poches et des cartouchières. Au premier plan,
Louvet, accroupi, un genou à terre, son fusil à la main ; der­
rière lui sa femme, assise dans un fauteuil pliant ; debout der­
rière le fauteuil, l ’autre couple.

Un cinquième personnage, qui est sans doute le guide


chargé de les accompagner se tient un peu à l’écart : un
homme de haute taille aux cheveux coupés très ras, ressem­
blant à un G.I. américain ; vêtu d ’un battle-dress camouflé, il
semble entièrement absorbé par la lecture d’un roman policier
à bon marché, à couverture illustrée, intitulé El Crimén p ira-
m idal.
CHAPITRE XXXVIII

M achinerie d e l ’ascenseur, 1

L’ascenseur est en panne, com m e d ’habitude. Il n’a jamais


très bien marché. Quelques semaines à peine après sa mise en
service, dans la nuit du quatorze au quinze juillet 1925, il est
resté bloqué pendant sept heures. Il y avait quatre personnes
dedans, ce qui permit à l’assurance de refuser de payer la répa­
ration, car il n ’était prévu que pour trois personnes ou deux
cents kilos. Les quatre victimes étaient Madame Albin, qui s’ap­
pelait alors Flora Champigny, Raymond Albin, son fiancé, qui
faisait son service militaire, Monsieur Jérôme, alors jeune pro­
fesseur d ’histoire, et Serge Valène. Ils étaient allés à Mont­
martre voir le feu d ’artifice et étaient revenus à pied par Pigalle,
Clichy et les Batignolles en s’arrêtant dans la plupart des bis­
trots pour boire des petits blancs secs et des rosés bien frais. Ils
étaient donc plutôt ém échés quand la chose arriva, vers quatre
heures du matin, entre le quatrième et le cinquième étage. Le
premier instant de frayeur passé, ils appelèrent la concierge :
ce n ’était pas encore Madame Claveau, mais une vieille Espa­
gnole qui était là depuis les tout débuts de l’immeuble ; elle
s’appelait Madame Arana et ressemblait vraiment à son nom,
une petite femme sèche, noire et crochue. Elle arriva, vêtue
d’un peignoir orange à ramages verts et d ’une espèce de bas
La Vie m o d e d ’em p lo i 871

de coton en guise de bonnet de nuit, leur ordonna de se taire,


et les prévint qu’ils ne devaient pas s’attendre à ce qu’on
vienne les secourir avant plusieurs heures.

Restés seuls dans le petit jour blême, les quatre jeunes gens,
car tous quatre étaient jeunes à l’époque, firent l’inventaire de
leurs richesses. Flora Champigny avait au fond de son sac un
restant de noisettes grillées qu’ils se partagèrent, ce qu’ils
regrettèrent aussitôt car leur soif s’en trouva accrue. Valène
avait un briquet et Monsieur Jérôme des cigarettes ; ils en allu­
mèrent quelques-unes, mais de toute évidence ils auraient pré­
féré boire. Raymond Albin proposa de passer le temps en
faisant une belote et sortit de ses poches un jeu graisseux, mais
il s ’aperçut aussitôt qu’il y manquait le valet de trèfle. Ils déci­
dèrent de remplacer ce valet perdu par un morceau de papier
de format identique sur lequel ils dessineraient un bonhom m e
tête-bêche, un trèfle ( ♦ ) , un grand V, et même le nom du
valet. « Baltard », dit Valène. « Non ! Ogier », dit Monsieur
Jérôme. « Non ! Lancelot ! » dit Raymond Albin. Ils se disputè­
rent quelques instants à voix basse puis convinrent qu’il n’était
pas absolument nécessaire de mettre le nom du valet. Ils cher­
chèrent alors un morceau de papier. Monsieur Jérôme proposa
une de ses cartes de visite, mais elles n ’avaient pas le format
requis. Ce qu’ils trouvèrent de mieux, ce fut un fragment d ’en ­
veloppe provenant d ’une lettre que Valène avait reçue la veille
au soir de Bartlebooth pour l’informer qu’en raison de la fête
nationale française, il ne lui serait pas possible de venir le len­
demain prendre sa leçon quotidienne d ’aquarelle (il le lui avait
déjà dit de vive voix quelques heures auparavant, à la fin de sa
dernière séance, mais c’était là sans doute un trait caractéris­
tique du com portem ent de Bartlebooth ou, plus simplement
peut-être, une occasion d ’utiliser le papier à lettres qu’il venait
de se faire faire, un magnifique vélin nuageux, presque couleur
bronze, avec son monogramme m od em style inscrit dans un
losange). Valène avait évidemment un crayon dans sa poche et
quand ils eurent réussi à découper à peu près proprement avec
les petits ciseaux à ongles de Flora Champigny un morceau
d ’enveloppe d ’un format adéquat, il exécuta en quelques traits
872 Georges P erec

un valet de trèfle tout à fait présentable, qui déclencha de la


part de ses trois com pagnons des sifflements d ’admiration sus­
cités par la ressemblance (Raymond Albin), la vitesse d ’exécu­
tion (Monsieur Jérôme) et la beauté intrinsèque (Mademoiselle
Flora Champigny).
Mais alors se posa un nouveau problème, car, pour éblouis­
sant qu’il fut, ce valet se distinguait trop évidemm ent des
autres cartes, ce qui, en soi, n’avait rien de répréhensible, sauf
à la belote où le valet joue quand même un rôle primordial.
La seule solution, dit alors Monsieur Jérôme, consistait à trans­
former une carte inoffensive, par exem ple le sept de trèfle, en
valet de trèfle, et de dessiner sur un autre morceau d ’enve­
loppe un sept de trèfle. « Il aurait fallu y penser avant », grom­
mela Valène. En effet il n ’y avait plus assez d ’enveloppe. De
plus, Flora Champigny, sans doute fatiguée d ’attendre qu’on
lui apprenne à jouer à la belote, s’était endormie et son fiancé
avait fini par l’imiter. Valène et Monsieur Jérôme envisagèrent
un m om ent de faire une belote à deux, mais aucun des deux
ne semblait vraiment en avoir envie et ils y renoncèrent assez
vite. La soif et la faim, plus que le sommeil, les tenaillaient ; ils
se mirent à se raconter quelques-uns des meilleurs repas qu’ils
avaient faits, puis à échanger des recettes de cuisine, domaine
dans lequel Monsieur Jérôme se révéla imbattable. Il n ’avait
pas encore fini d ’énumérer les ingrédients nécessaires à la pré­
paration d ’un pâté d ’anguille, recette qui selon lui remontait
au Moyen Âge, que Valène s’endormit à son tour. Monsieur
Jérôme qui avait sans doute bu plus que tous les autres et qui
voulait continuer à s’amuser essaya pendant quelques instants
de le réveiller. Il n ’y réussit pas et pour passer le temps, il se
mit à chantonner quelques succès du jour, puis, s’enhardis­
sant, à improviser librement sur quelque chose qui, dans
son esprit, devait être le thèm e final de L ’E nfant et les Sorti­
lèges à la création parisienne duquel il avait assisté, quelques
semaines auparavant, au Théâtre des Champs-Élysées.
Ses vociférations joyeuses ne tardèrent pas à faire sortir de
leurs lits, puis de leurs appartements respectifs, les habitants
des quatrième et cinquième étages : Madame Hébert, Madame
Hourcade, le grand-père Echard, les joues pleines de savon à
La Vie m o d e d ’em p lo i 873

barbe, Gervaise, la gouvernante de Monsieur Colomb, avec une


liseuse en zénana, un bonnet de dentelle et des mules à pom ­
pons, et enfin, la moustache en bataille, Émile Gratiolet lui-
même, le propriétaire, qui habitait alors au cinquième gauche
dans un des deux appartements de trois pièces que trente-cinq
ans plus tard les Rorschash allaient réunir.
Émile Gratiolet n’était pas précisément un homme
com mode. En d ’autres circonstances il aurait certainement sur-
le-champ donné leur congé aux quatre fauteurs de trouble. Est-
ce le quatorze juillet qui lui inspira un sentiment de clém ence ?
Ou l ’uniforme de pioupiou de Raymond Albin ? Ou la rougeur
délicieuse de Flora Champigny ? Toujours est-il qu’il fit fonc­
tionner le dispositif manuel permettant de débloquer de l ’exté­
rieur les portes de l’ascenseur, aida les quatre fêtards à
s’extirper de leur étroite cabine et les envoya se coucher sans
même les menacer de poursuites ou d ’amendes.
CHAPITRE XXXIX

M arcia, 3

Léon Marcia, le mari de l’antiquaire, est dans sa chambre.


C’est un vieillard malade, maigre et chétif, au visage presque
gris, aux mains osseuses. Il est assis dans un fauteuil de cuir
noir, vêtu d ’un pantalon de pyjama et d ’une chem ise sans col,
avec une écharpe à carreaux orange jetée sur ses épaules sail­
lantes, les pieds nus dans des charentaises décolorées, et le
crâne coiffé d ’une espèce de chose en flanelle ressemblant à
un bonnet phrygien.
Cet hom m e éteint, au regard vide, aux gestes las, est encore
aujourd’hui considéré par la plupart des commissaires-priseurs
et des marchands d ’art com me le meilleur expert mondial dans
des domaines aussi différents que les monnaies et médailles
prussiennes et austro-hongroises, la céramique Ts’ing, la gra­
vure française à l’époque de la Renaissance, les instruments de
musique anciens et les tapis de prière d’Iran et du golfe Per-
sique. Sa réputation s’établit aux débuts des années trente lors­
qu’il démontra dans une série d ’articles publiée dans le
J ou rn al o f the W arburg a n d C ourtauld In stitu te que la suite
de petites gravures attribuée à Léonard Gaultier et vendue chez
Sotheby’s en 1899 sous le titre Les N eu f Muses, représentait en
fait les neuf plus célèbres héroïnes de Shakespeare — Cressida,
La Vie m o d e d ’em p lo i 875

jjesdém one, Juliette, Lady Macbeth, Ophélie, Portia, Rosalinde,


«fitania et Viola — et était l’œuvre de Jeanne de Chénany, attri­
bution qui fit justement sensation puisque l’on ne connaissait
alors aucune œuvre de cette artiste identifiée seulem ent par
son monogramme et par une notice biographique rédigée par
Humbert et publiée dans son Abrégé h istorique d e l ’origine et
des progrès d e la gravu re et d es estam pes en bois et en taille
douce, Berlin, 1752, in-8°, affirmant, malheureusement sans
citer ses sources, qu’elle avait travaillé à Bruxelles et à Aix-la-
Chapelle entre 1647 et 1662.

Léon Marcia — et c’est sans doute là le plus étonnant — est


parfaitement autodidacte. Il n ’était allé à l’école que jusqu’à
l ’âge de n eu f ans. A vingt ans, il savait à peine lire et sa seule
lecture régulière était un quotidien hippique qui s’appelait La
Veine ; il travaillait alors avenue de la Grande-Armée chez un
garagiste qui construisait des voitures de course qui non seule­
m ent ne gagnaient jamais mais avaient presque chaque fois des
accidents. Le garage ne tarda donc pas à fermer définitivement
et, nanti d ’un petit pécule, Marcia resta quelques mois sans
travailler ; il habitait dans un hôtel m odeste, l’Hôtel de l’Avey-
ron, se levait à sept heures, prenait un jus bouillant au zinc en
feuilletant La Veine et remontait dans sa chambre dont le lit
avait été retapé entre-temps, ce qui lui permettait de se rallon-
jger pour faire une petite sieste, non sans avoir pris soin d’éta-
ler le journal au bout du lit pour ne pas salir l’édredon avec
ses chaussures.
Marcia, dont les besoins étaient des plus modiques, aurait
pu vivre ainsi plusieurs années, mais il tomba malade l ’hiver
suivant, les m édecins diagnostiquèrent une pleurésie tubercu­
leuse et lui recommandèrent fortement d ’aller vivre à la monta­
gne ; ne pouvant évidemment pas supporter les frais d ’un long
séjour en sanatorium, Marcia résolut le problème en réussis­
sant à se faire engager com m e garçon d ’étage dans le plus
luxueux de tous, le Pfisterhof d ’Ascona, dans le Tessin. C’est là
que pour meubler les longues heures de repos forcé que, son
travail terminé, il s’astreignait à scrupuleusem ent respecter, il
se mit à lire, avec un plaisir grandissant, tout ce qui lui tombait
876 G eorges P erec

sous la main, empruntant ouvrage sur ouvrage à la riche clien­


tèle internationale — rois ou fils de rois du b œ u f en boîte, de
l ’hévéa ou de l’acier trempé — qui fréquentait le sanatorium
Le premier livre qu’il lut fut un roman, Silberm ann, de Jacques
de Lacretelle, qui avait obtenu le prix Fémina l’automne précé­
dent ; le second fut une édition critique, avec traduction en
regard, du K u blaï Khan de Coleridge :

« In X an adu d id K u b la ï Khan
A sta tely pleasu re-dom e decree... »

En quatre ans Léon Marcia lut un bon millier de livres et


apprit six langues : l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, le
russe et le portugais, qu ’il maîtrisa en onze jours, non pas à
l’aide des Lusiades de Camoens dans lesquelles Paganel crut
apprendre l’espagnol, mais avec le quatrième et dernier
volum e de la B ibliotheca L usitana de Diego Barbosa-Machado
qu’il avait trouvé, dépareillé, dans la caisse à dix centimes d ’un
libraire de Lugano.
Plus il apprenait, plus il voulait apprendre. Ses capacités
d ’enthousiasme semblaient pratiquement illimitées et tout
aussi illimitées ses facultés d ’absorption. Il lui suffisait de lire
quelque chose une fois pour s’en souvenir à jamais, et il avalait
avec la m êm e rapidité, la même voracité et la m êm e intelli­
gence des traités de grammaire grecque, des histoires de la
Pologne, des poèm es épiques en vingt-cinq chants, des
manuels d ’escrime ou d ’horticulture, des romans populaires
et des dictionnaires encyclopédiques avec même, il faut bien
le dire, une prédilection certaine pour ces derniers.

En mille neuf cent vingt-sept, quelques pensionnaires du


Pfisterhof, sur l ’initiative de Monsieur Pfister lui-même, se coti­
sèrent pour constituer à Marcia une rente de dix ans qui lui
permettrait de se consacrer entièrement aux études qu’il sou­
haitait faire. Marcia, qui avait alors trente ans, hésita pendant
presque un trimestre entier entre les enseignem ents d ’Ehren-
fels, de Spengler, d ’Hilbert et de Wittgenstein, puis, étant allé
écouter une conférence de Panofsky sur la statuaire grecque,
La Vie m o d e d ’em p lo i 877

-découvrit que sa vocation véritable était l’histoire de l’art et


partit aussitôt à Londres s’inscrire au Courtauld Institute. Trois
ans plus tard, il faisait dans le m onde de l’expertise d’art l’en-
xrée fracassante que l’on sait.
-t Sa santé resta toujours chancelante et le contraignit à garder
la chambre presque toute sa vie. Longtemps il vécut à l’hôtel,
à Londres d ’abord, puis à Washington et à New York ; il ne se
déplaçait guère que pour aller vérifier dans une bibliothèque
ou un m usée tel ou tel détail, et c ’est au fond de son lit ou de
son fauteuil qu’il donnait des consultations de plus en plus
recherchées. C’est lui, entre autres choses, qui démontra que
les H a dria n a d ’Atri (plus connues sous leur sobriquet d 'Anges
d ’H adrien) étaient faux, et qui établit avec certitude la chrono­
logie des miniatures de Samuel Cooper rassemblées à la collec­
tion Frick : c ’est à cette dernière occasion qu’il rencontra celle
qui allait devenir sa femme : Clara Lichtenfeld, fille de Juifs
polonais émigrés aux États-Unis, qui faisait un stage dans ce
musée. Bien qu’elle eût quinze ans de m oins que lui, ils se
marièrent, quelques semaines plus tard, et décidèrent d ’aller
vivre en France. Leur fils, David, naquit en mille neuf cent qua­
rante-six, peu après leur arrivée à Paris et leur installation rue
Simon-Crubellier où Madame Marcia monta, dans une
ancienne bourrellerie, un magasin d ’antiquités auquel, curieu­
sement, son mari refusa toujours de s ’intéresser.

Léon Marcia — com me quelques autres habitants de l’im­


meuble — n’a pas quitté sa chambre depuis plusieurs semai­
nes ; il ne se nourrit plus que de lait, de petits-beurre et de
biscuits aux raisins ; il écoute la radio, il lit ou fait semblant de
lire des revues d ’art déjà anciennes ; il y en a une sur ses
genoux, 1A m erican Jou rn al o f Fine Arts, et deux autres à ses
pieds, une revue yougoslave, U m etnost, et le Burlington M aga­
zin e ; sur la couverture de 1A m erican Jo u rn al est reproduite
une ancienne et splendide estampe américaine, éblouissante
d’or et de rouge, de vert et d ’indigo : une locomotive à la che­
minée gigantesque, avec de grosses lanternes de style baroque
et un formidable chasse-bestiaux, halant ses wagons mauves à
travers la nuit de la Prairie fouaillée par la tempête, mêlant
878 G eorges P erec

ses volutes de fumée noire constellée d ’étincelles à la sombre


fourrure des nuages prêts à crever. Sur la couverture d ’Urnet-
nost, qui masque presque totalement celle du Burlington, est
photographiée une œuvre du sculpteur hongrois Meglepett
Egér : des plaques de métal rectangulaires fixées les unes aux
autres de façon à former un solide à onze faces.

Le plus souvent Léon Marcia reste silencieux et immobile,


plongé dans ses souvenirs : l’un d ’eux, resurgi du fin fond de
sa mémoire prodigieuse, l’obsède depuis plusieurs jours : c’est
une conférence que, peu de temps avant sa mort, Jean Riche-
pin était venu faire au sanatorium ; le thème en était la
Légende de Napoléon. Richepin raconta que, quand il était
petit, on ouvrait le tombeau de Napoléon une fois l’an et l’on
faisait défiler les invalides pour leur montrer le visage de l’em­
pereur embaumé, spectacle plus propice à la terreur qu’à l’ad­
miration, car ce visage était enflé et verdâtre ; c ’est du reste
pourquoi l’ouverture du tombeau fut supprimée par la suite.
Mais Richepin eut exceptionnellem ent l’occasion de le voir,
juché sur le bras de son grand-oncle qui avait servi en Afrique
et pour qui le commandant des Invalides avait fait tout exprès
ouvrir le tombeau.
CHAPITRE XL

Beaum ont, 4

Une salle de bains au sol couvert de larges carreaux carrés


couleur crème. Au mur un papier à fleurs plastifié. Aucun élé­
ment décoratif n ’agrémente le mobilier purement sanitaire à
l’exception d ’une petite table ronde à pied de fonte sculpté
dont le plateau de marbre veiné, ceinturé d ’une galerie de
bronze de style vaguement Empire, supporte une lampe à
rayons ultra-violets d ’un modernisme agressivement laid.
A un portemanteau en bois tourné est accrochée une robe
de chambre de satin vert sur le dos de laquelle est brodée une
silhouette de chat ainsi que le symbole représentant aux cartes
le p iq u e. Selon Béatrice Breidel, cette robe d ’intérieur dont il
arrive encore à sa grand-mère de se servir parfois, aurait été le
peignoir de match d ’un boxeur américain nom m é Cat Spade,
que sa grand-mère aurait rencontré lors de sa tournée aux
Etats-Unis et qui aurait été son amant. Anne Breidel est en
complet désaccord avec cette version. Il est exact qu’il y eut
dans les années trente un boxeur noir nom m é Cat Spade. Sa
carrière fut extrêmement courte. Vainqueur du tournoi de
boxe interarmes en mille neuf cent vingt-neuf, il quitta l’armée
pour devenir professionnel et fut successivement battu par
Gene Tunney, Jack Delaney et Jack Dempsey, qui était pourtant
880 Georges P erec

en fin de carrière. Aussi retourna-t-il dans l’armée. Il est dou­


teux qu’il ait fréquenté les mêmes milieux que Véra Orlova et
m êm e s’ils s’étaient rencontrés, jamais cette Russe blanche aux
préjugés tenaces ne se serait donnée à un Noir, fut-il un
superbe poids lourd. L’explication d ’Anne Breidel est diffé­
rente mais se fonde également sur les nombreuses anecdotes
racontant la vie amoureuse de son aïeule : la robe de chambre
serait effectivement le cadeau d ’un de ses amants, un profes­
seur d ’histoire au Carson College de New York, Arnold Flex-
ner, auteur d ’une thèse remarquée sur Les Voyages de
T avem ier et d e Chardin et l ’im age d e la Perse en Europe de
Scudéry à M ontesquieu et, sous divers pseudonym es — Morty
Rowlands, Kex Camelot, Trim Jinemewicz, James W. London,
Harvey Elliot — , de romans policiers assaisonnés de scènes
sinon pornographiques du moins assez franchement liberti­
nes : M eurtres à Pigalle, N u it chaude à A nkara, etc. Ils se
seraient rencontrés à Cincinnati, Ohio, où Véra Orlova avait
été engagée pour chanter le rôle de Blondine dans D ie Entfüh-
rung a u s d em Serait. Indépendamment de leur résonance
sexuelle, qu’Anne Breidel ne mentionne qu’en passant, le chat
et le pique feraient directement allusion, selon elle, au plus
célèbre roman de Flexner, Le Septièm e Crack d e Saratoga, his­
toire d ’un pickpocket opérant sur les champs de course, que
son adresse et sa souplesse ont fait surnommer le Chat et qui
se trouve m êlé malgré lui à une enquête criminelle qu’il résout
avec malice et brio.
Madame de Beaumont n ’est pas au courant de ces deux
explications ; pour sa part, elle n ’a jamais fait le moindre
commentaire sur l’origine de son peignoir.
Sur le rebord de la baignoire dont la largeur a été prévue
suffisante pour qu’il puisse servir de support sont posés
quelques flacons, un bonnet de bain en caoutchouc gaufré
couleur bleu ciel, une trousse de toilette en forme de bourse,
taillée dans une matière spongieuse rosâtre, fermée par un cor­
donnet tressé, et une boîte en métal brillant, parallélépipé-
dique, dans le couvercle de laquelle est pratiquée une longue
fente d ’où sort partiellement un kleenex.
Anne Breidel est étendue à plat ventre devant la baignoire,
La Vie mode d ’emploi 881

sur un drap de bain vert. Elle est vêtue d ’une chem ise de nuit
de linon blanc relevée jusqu’au milieu du dos ; sur ses fesses
striées de cellulite repose un coussin thermo-vibro-masseur
électrique, d ’un diamètre d ’environ quarante centimètres,
recouvert d ’un tissu plastique rouge.

Alors que Béatrice, sa cadette d ’un an, est longue et mince,


Anne est boulotte et bouffie de graisse. Constamment préoccu­
pée par son poids, elle s’im pose des régimes alimentaires dra­
coniens qu’elle n’a jamais la force de suivre jusqu’au bout et
s’inflige des traitements de toute nature qui vont des bains de
boue aux combinaisons sudatoires, des séances de sauna sui­
vies de flagellations aux pilules anorexiques, de l’acupuncture
à l’homéopathie, et du medecine-ball, home-trainer, marches
forcées, battements de pieds, extenseurs, barres parallèles et
autres exercices exténuants à toutes sortes de massages possi­
bles : au gant de crin, à la courge séchée, aux billes de buis,
aux savons spéciaux, à la pierre ponce, à la poudre d ’alun, à
la gentiane, au ginseng, au lait de concom bre, et au gros sel.
Celui qu’elle subit actuellement a sur tous les autres un avan­
tage certain : elle peut se livrer, en même temps, à d ’autres
occupations ; en l’occurrence elle profite de ces séances quoti­
diennes de soixante-dix minutes au cours desquelles le coussin
électrique exercera successivement son action réputée bienfai­
sante sur ses épaules, son dos, ses hanches, ses fesses, ses
cuisses et son ventre, pour faire le bilan de son régime alimen­
taire : elle a devant elle un petit carnet intitulé Tableau
com plet d e la valeur énergétique d e s a lim en ts habituels, dans
lequel les aliments dont le nom est imprimé en caractères spé­
ciaux sont évidemment à éviter, et elle en compare les données
— chicorée 20, coing 70, aiglefin 80, aloyau 220, raisin sec 290,
n oix d e coco 620 — avec celles des nourritures qu’elle a ingur­
gitées la veille et dont elle a noté les quantités exactes sur un
agenda manifestement réservé à ce seul usage :

Thé sans sucre et sans lait 0


Un jus d'an anas 66
Un yaourt 60
882 Georges Perec

Trois biscuits de seigle 60

Carottes râpées 45
Côtelettes d 'a g n e a u (deux) 192
Courgettes 35
Chèvre frais 190
Coings 70

Soupe de poissons (sans croûtons ni rouille) 18 0


Sardines fraîches 240
S alad e de cresson au citron vert 66
Saint-Nectaire 400
Sorbet aux myrtilles 110
Total 1 714

Ce décom pte, en dépit du Saint-Nectaire, serait plus que rai­


sonnable s ’il ne péchait gravement par om ission ; certes Anne
a scrupuleusement noté ce qu elle a mangé et bu à son petit
déjeuner, son déjeuner et son dîner, mais elle n ’a absolument
pas tenu com pte des quelque quarante ou cinquante incur­
sions furtives qu’elle a faites entre les repas dans le réfrigéra­
teur et le garde-manger pour tenter de calmer son insatiable
appétit. Sa grand-mère, sa sœur, et Madame Lafuente, la
femme de ménage qui les sert depuis plus de vingt ans, ont
tout essayé pour l’en empêcher, allant même jusqu’à vider tous
les soirs le réfrigérateur et à enfermer tout ce qui était com es­
tible dans une armoire cadenassée ; mais cela ne servait à rien :
privée de ses collations, Anne Breidel entrait dans des états de
fureur indescriptibles et sortait satisfaire au café ou chez des
amies son irrépressible boulimie. Le plus grave, en l’occur­
rence, n ’est pas qu’Anne mange entre les repas, chose que de
nombreux diététiciens considèrent même com me plutôt béné­
fique, c ’est que, irréprochablement stricte en ce qui concerne
le régime qu elle suit à table, et que d ’ailleurs elle a imposé à
sa grand-mère et à sa sœur, elle se révèle, dès qu elle sort de
la salle à manger, étonnamment laxiste : alors qu’elle ne sup­
porterait pas de voir sur la table, non seulem ent du pain ou
du beurre, mais des aliments réputés neutres com m e les olives,
La Vie m o d e d ’em p lo i 883

les crevettes grises, la moutarde ou les salsifis, elle se réveille la


nuit pour aller dévorer sans vergogne des assiettées de flocon s
d ’avoin e (350), des tartin es d e p a in beurrées (900), des barres
d e chocolat (600), des brioches fou rrées (360), du bleu d ’A u­
vergne (320), des n oix (600), des rillettes (600), du gruyère
(380), ou du thon à l ’huile (300). En fait, elle est pratiquement
toujours en train de grignoter quelque chose, et tout en faisant
de la main droite son addition consolatrice, elle ronge de la
main gauche une cuisse de poulet.

Anne Breidel a seulem ent dix-huit ans. Elle est aussi douée
que sa sœur cadette pour les études. Mais alors que Béatrice
est une forte en thème — premier prix de grec au Concours
général — se destinant à faire de l’histoire ancienne et peut-
être même de l’archéologie, Anne est une scientifique : bache­
lière à seize ans, elle vient d ’être reçue septièm e au concours
d ’entrée à Centrale, où elle se présentait pour la première fois.
C’est à l ’âge de neu f ans, en 1967, qu’Anne découvrit sa
vocation d ’ingénieur. Cette année-là, un pétrolier panaméen,
le Silver Glen o fA lva , fit naufrage au large de la Terre de Feu
avec cent quatre personnes à bord. Ses signaux de détresse,
imparfaitement reçus en raison de la tem pête qui faisait rage
sur l’Atlantique Sud et la mer de Weddell, ne permirent pas de
le localiser précisément. Pendant deux semaines les garde-
côtes argentins et des équipes de la protection civile chilienne,
avec l’aide des navires qui croisaient alors dans les parages,
fouillèrent inlassablement les innombrables îlots du cap Horn
et de la baie de Nassau.
Avec une fébrilité grandissante, Anne lisait tous les soirs dans
le journal le com pte rendu des recherches ; le mauvais temps
les ralentissait considérablement et, semaine après semaine,
les chances de retrouver des survivants diminuaient. Lorsque
tout espoir fut perdu, la grande presse salua l ’abnégation des
sauveteurs qui, dans des conditions épouvantables, avaient fait
l’impossible pour secourir d ’éventuels rescapés ; mais plu­
sieurs commentateurs affirmèrent, non sans raison, que le véri­
table responsable de la catastrophe n’était pas le mauvais
temps, mais l’absence, en Terre de Feu, et d ’une manière géné-
884 Georges Perec

raie su r to u te la planète, d e récepteurs suffisam m ent puissants


p o u r capter, quelles que soient les conditions atm osphériques
les appels ém is p ar les navires en perdition.
C’est après avoir lu ces articles, q u ’elle d éco u p a et q u ’elle
colla dans u n cahier spécial, et d o n t elle fit plus tard la m atière
d ’u n exposé dans sa classe (elle était alors e n sixième),
q u ’Anne Breidel décida q u ’elle fabriquerait le plus grand radio-
p h are d u m onde, u n e an ten n e d e h u it cents m ètres d e h aut qui
s’appellerait la T o ur B reidel et qui serait capable d e recevoir
n ’im porte quel m essage ém is dans u n rayon d e huit m ille kilo­
m ètres.
Ju sq u e vers l’âge de quatorze ans, Anne consacra la plus
grande partie d e ses heures d e loisir à dessiner les plans de sa
tour, calculant so n poids et sa résistance, vérifiant sa portée,
étu d ian t so n em placem ent optim al — Tristan d a C unha, les
Crozet, les Bounty, l’îlot Saint-Paul, l ’archipel Margarita-Teresa,
et, p o u r finir, les îles d u Prince-Édouard, au sud de Madagascar
— e t se raco n tan t dans tous leurs détails les sauvetages m iracu­
leux q u ’elle ren d rait possibles. Son go û t p o u r les sciences phy­
siques et p o u r les m athém atiques se développa à partir de
cette im age m ythique, ce m ât fusiform e ém ergeant des brouil­
lards givrés d e l’océan Indien.
Ses années d ’hy potaupe et d e taupe, et le développem ent
des télécom m unications p ar satellite vinrent à b o u t d e son p ro ­
jet. Il n ’e n reste q u ’u n e p hotographie de journal la m ontrant,
âgée de dou ze ans, po san t devant la m aquette q u ’elle passa six
m ois à construire, u n e aérienne structure d e m étal, faite de
2 715 aiguilles d e pick-up e n acier m aintenues p ar d e m icro­
scopiques p o in ts d e colle, h aute de deux m ètres, aussi fine
q u ’u n e dentelle, aussi déliée q u ’u n e danseuse, et p o rtan t à son
som m et 366 m inuscules récepteurs paraboliques.
CHAPITRE XLI

M arquiseaux, 3

En réunissant l’ancienne cham bre des p aren ts Echard et la


petite salle à m anger et e n y annexant la p o rtio n co rresp o n ­
d ante du vestibule, devenue dès lors inutile, et u n placard à
balais, Philippe et Caroline M arquiseaux o n t o b ten u u n e pièce
p lu tô t grande d o n t ils o n t fait u n e salle de ré u n io n p o u r leu r
agence : ce n ’est absolum ent pas u n bureau, mais, inspirée des
plus récentes techniques en m atière de brain-storm ing et de
groupologie, u n e pièce que les Américains ap pellen t u n e « In­
formai Creative Room », e n abrégé I.C.R., et fam ilièrem ent I see
her ; les M arquiseaux, p o u r leu r part, l’appellen t leu r gueuloir,
leu r cogitorium ou, mieux, e n référence à la m usique q u ’ils
o n t à charge d e prom ouvoir, leu r p o p erie : c’est là q u e se défi­
n issent les grands axes de leurs cam pagnes d o n t les détails
sero n t ensuite réglés dans les b u reau x q u e leu r agence occupe
au dix-septièm e étage d ’u n e des to u rs de la Défense.
Les m urs et le plafond so n t ten d u s d e vinyle blanc, le sol
est couvert d ’u n tapis d e caoutchouc m ousse identique à celui
q u ’utilisent les adeptes de certains arts m artiaux ; rien su r les
m urs ; p resque aucun m euble : u n buffet bas laqué de blanc
su r lequel so nt posées des boîtes d e jus d e légum es Seven-
Up et de bière sans alcool (root-beer) ; u n e jardinière « zen »,
886 Georges P erec

octogonale, remplie de sable finement strié d ’où émergent


quelques rares galets, une multitude de coussins de toutes
couleurs et de toutes formes
Quatre objets se partagent l’essentiel de l’espace : le premier
est un gong de bronze à peu près de la taille de celui des
génériques des films de la Rank, c’est-à-dire plus haut qu’un
hom m e ; il ne provient pas d ’Extrême-Orient, mais d ’Alger : il
aurait servi à rassembler les prisonniers du tristement célèbre
bagne barbaresque où, entre autres, Cervantes, Regnard et
saint Vincent de Paul furent emprisonnés ; en tout cas, une
inscription arabe

celle-là même, Val-Fâtiha, qui introduit chacune des cent qua­


torze sourates du Coran : « Au nom du Dieu clément et miséri­
cordieux », est gravée en son centre.

Le deuxièm e objet est un juke-box « elvis-presleyien » aux


chromes étincelants ; le troisième est un billard électrique
appartenant à un m odèle particulier que l ’on appelle Flasbing
Bulbs : sa caisse et sa table ne contiennent ni plots ni ressorts,
ni compteurs : ce sont des miroirs percés d ’innombrables
petits trous derrière lesquels sont disposées autant d ’ampoules
connectées à un flash électronique ; le déplacement de la bille
d ’acier, elle-mêm e invisible et silencieuse, déclenche des
éclairs lum ineux d ’une intensité telle que dans l’obscurité un
spectateur situé à trois mètres de l’appareil peut lire sans diffi­
cultés des caractères aussi petits que ceux d ’un dictionnaire ;
pour celui qui se tient devant ou juste à côté de l’appareil, et
même s’il porte des verres protecteurs, l’effet est à ce point
« psychédélique » qu’un poète hippy a parlé à son sujet de coït
astral. La fabrication de cette machine a été arrêtée après
qu’elle eut été reconnue responsable de six cas de cécité ; il
La Vie m o d e d ’em p lo i 887

est devenu très difficile de s ’en procurer, car certains amateurs,


accoutumés à ces éclairs miniature com m e on peut l’être à une
drogue, n ’hésitent pas à s’entourer de quatre ou cinq appareils
et à les faire fonctionner tous en m êm e temps.
Le quatrième objet est un orgue électrique, abusivement
baptisé synthétiseur, flanqué de deux haut-parleurs sphé­
riques.

Les Marquiseaux, absorbés par leurs attouchements aqua­


tiques, ne sont pas encore arrivés dans cette pièce où les atten­
dent deux de leurs amis qui sont en même temps deux de
leurs clients.
L’un, un jeune hom m e en costum e de toile, pieds nus, affalé
dans les coussins, allumant une cigarette avec un briquet
zippo, est un musicien suédois, Svend Grundtvig. Disciple de
Falkenhausen et de Hazefeld, adepte de la musique post-
webernienne, auteur de constructions aussi savantes que dis­
crètes, dont la plus célèbre, Crossed Words, offre une partition
curieusement semblable à une grille de mots croisés, la lecture
horizontale ou verticale correspondant à des séquences d ’ac­
cords dans lesquelles les noirs fonctionnent com m e des
silences, Svend Grundtvig est néanmoins désireux d ’aborder
des musiques plus populaires et vient de com poser un orato­
rio, P rou d Angels, dont le livret se fonde sur l’histoire de la
chute des Anges. La réunion de ce soir étudiera les moyens de
le promouvoir avant sa création au festival de Tabarka.

L’autre, la très célèbre « Hortense », est une personnalité


beaucoup plus curieuse. C’est une femme d ’une trentaine
d ’années, au visage dur, aux yeux inquiets ; elle est accroupie
près de l’orgue électrique, et en joue pour elle seule, des écou­
teurs aux oreilles. Elle est pieds nus elle aussi — c’est sans
doute une règle de la maison que d ’enlever ses chaussures
avant de pénétrer dans cette pièce — et porte un caleçon long
de soie kaki serré aux mollets et aux hanches par des lacets
blancs garnis de ferrets en strass, et un blouson court, une
sorte de boléro plutôt, fait d ’une multitude de petits morceaux
de fourrure.
888 G eorges Perec

Jusqu’en mille n eu f cent soixante-treize, « Hortense » —


l’usage s’est imposé de toujours écrire son nom avec des guil­
lemets — était un hom m e nom m é Sam Horton. Il était guita­
riste et com positeur dans une petite formation new-yorkaise,
les Wasps. Sa première chanson, Corne in, little Nemo, resta
trois semaines au Top 50 de Variety, mais les suivantes — Sus-
quehanna M am m y, Slum bering W abash, M ississippi Sunset,
D ism al Swam p, I ’m hom esick f o r being hom esick — ne rem­
portèrent pas le succès escom pté, en dépit de leur charme très
« années quarante ». Le groupe végétait donc et voyait avec
angoisse les engagem ents se raréfier et les directeurs de mai­
sons de disque faire répondre qu’ils étaient en conférence,
lorsque, au début de 1973, Sam Horton lut par hasard dans un
magazine qu’il feuilletait dans la salle d ’attente de son dentiste
un article sur cet officier de l’armée des Indes qui était deve­
nu (e) une respectable Lady. Ce qui sur-le-champ intéressa Sam
Horton, ce n’est pas tant qu’un hom m e ait pu changer de sexe
que le succès d ’édition remporté par le récit relatant cette rare
expérience. Cédant à la séduction trompeuse du raisonnement
analogique, Sam Horton se persuada qu’un groupe pop consti­
tué de transsexuels devrait nécessairement connaître le succès.
Il ne parvint évidemment pas à convaincre ses quatre parte­
naires, mais l’idée continua à le troubler. Elle répondait certai­
nem ent chez lui à un besoin autre que publicitaire, car il partit
seul au Maroc dans une clinique spécialisée subir les traite­
ments chirurgicaux et endocriniens adéquats.
Quand « Hortense » revint aux États-Unis, les Wasps, qui
avaient entre-temps embauché un nouveau guitariste et qui
semblaient en voie de remonter la pente, refusèrent de la
reprendre, et quatorze éditeurs lui renvoyèrent son manuscrit,
« simple copie, dirent-ils, d ’un succès récent ». Ce fut le début
d ’une période de vache enragée qui dura plusieurs mois et où
elle dut pour survivre faire des ménages le matin dans des
agences de voyages.
Du fond de sa détresse — pour reprendre les termes des
résumés biographiques imprimés au dos de ses pochettes de
disques — , « Hortense » se remit à écrire des chansons, et
com m e personne ne voulait les chanter, elle finit par se déci­
La Vie m o d e d ’em p lo i 889

der à les interpréter elle-même : sa voix rauque et instable


apportait incontestablement ce new so u n d que tous les gens
du métier ne cessent de traquer et les chansons elles-mêmes
répondaient bien à l’attente inquiète d ’un public de jour en
jour plus fébrile pour qui elle devint bientôt l’incomparable
symbole de toute la fragilité du m onde : avec Lime Blossom
Lady, histoire nostalgique d ’une herboristerie dém olie pour
faire place à une pizzeria, elle obtint en quelques jours le pre­
mier de ses 59 disques d ’or.

Philippe Marquiseaux, en réussissant à prendre sous contrat


exclusif pour l’Europe et l’Afrique du Nord cette créature crain­
tive et vacillante, a certainement réalisé la plus belle affaire de
son encore courte carrière ; pas pour « Hortense » elle-même
qui avec ses fugues incessantes, ses ruptures de contrat, ses
suicides, ses dépressions, ses procès, ses ballets roses et bleus,
ses cures, ses lubies diverses, lui coûte au moins aussi cher
qu’elle ne lui rapporte, mais parce que tous ceux qui rêvent
de se faire un nom au music-hall, tiennent désormais à appar­
tenir à la m êm e agence qu’« Hortense ».
CHAPITRE XLII

Escaliers, 6

Deux hommes se rencontrent sur le palier du quatrième


étage, tous deux dans la cinquantaine, tous deux avec des
lunettes à montures rectangulaires, tous deux vêtus d ’un
même costum e noir, pantalon, veston, gilet, un peu trop
grands pour eux, chaussés de souliers noirs, cravate noire sur
une chem ise blanche au col sans pointes, chapeau rond noir.
Mais celui qui est de dos porte une écharpe imprimée de type
cachemire, alors que l’autre a une écharpe rose à rayures vio­
lettes.
Ce sont deux quêteurs. Le premier propose une Nouvelle
Clé des Songes, prétendument fondée sur l’Enseignement d ’un
sorcier Yaki recueilli à la fin du xviie siècle par un voyageur
anglais nom m é Henry Barrett, mais rédigée en fait quelques
semaines auparavant par un étudiant en botanique de l’Univer-
sité de Madrid. Indépendamment des anachronismes sans les­
quels cette clé des songes n ’ouvrirait évidemment rien, et des
ornements à l’aide desquels l’imagination de cet Espagnol a
cherché à embellir cette fastidieuse énumération pour en
accentuer l’exotism e chronologique et géographique, plu­
sieurs des associations proposées font preuve d ’une surpre­
nante saveur :
La Vie mode d ’emploi

OURS = HORLOGE
PERRUQUE = FAUTEUIL
HARENG = FALAISE
MARTEAU = DÉSERT
NEIGE = CHAPEAU
LUNE = SOULIER
BROUILLARD = CENDRES
CUIVRE = TÉLÉPHONE
JAMBON = SOLITAIRE

Le second quêteur vend un petit journal intitulé D eb o u t7,


organe des Témoins de la Nouvelle Bible. On trouve dans
chaque fascicule quelques articles de fond : « Q u’est-ce que le
bonheur de l’humanité ? », « Les 67 vérités de la Bible », « Bee­
thoven était-il vraiment sourd ? », « Mystère et Magie des
chats », « Sachez apprécier les figuiers de Barbarie », quelques
informations générales : « Agissez avant qu’il ne soit trop
tard !» ; « La vie est-elle apparue par hasard ? », « Moins de
mariages en Suisse », et quelques maximes du genre de S tatura
Justa et aequ a sin t pon déré. Subrepticement glissées entre les
pages se trouvent des publicités pour articles d ’hygiène accom­
pagnées d ’offres d ’envois discrets.
CHAPITRE XLIII

Foulerot, 2

Une chambre au cinquième droite. C’était la chambre de


Paul Hébert, jusqu’à son arrestation, une chambre d ’étudiant
avec un tapis de laine troué de brûlures de cigarettes, un
papier verdâtre sur les murs, un cosy-corner recouvert d ’un
tissu à rayures.

Les auteurs de l’attentat qui, le sept octobre 1943, boulevard


Saint-Germain, coûta la vie à trois officiers allemands, furent
arrêtés le jour même en début de soirée. C’étaient deux
anciens officiers d ’active appartenant à un « Groupe d ’Action
Davout » dont il apparut très vite q u ’ils étaient les seuls mem­
bres ; ils entendaient par leur geste rendre aux Français leur
Dignité perdue : on les arrêta au mom ent où ils s’apprêtaient
à distribuer un tract qui commençait par ces mots : « Le soldat
boche est un être fort, sain, ne pensant qu’à la grandeur de
son pays. D eutschland über ailes ! Tandis que nous, nous nous
sommes abîmés dans le dilettantisme ! »

Tous ceux qui avaient été pris dans la rafle effectuée dans
l’heure qui suivit l ’explosion furent libérés le lendemain après-
midi après vérification d’identité, à l’exception de cinq étu-
La Vie m o d e d ’em p lo i 893

diants dont la situation sembla irrégulière et au sujet desquels


les autorités d ’occupation demandèrent un supplém ent d ’en ­
quête. Paul Hébert était du nombre : ses papiers étaient en
règle, mais le commissaire qui l’interrogea s’étonna d ’avoir pu
le trouver au carrefour de l ’O déon un jeudi à trois heures de
l’après-midi alors qu’il aurait dû être à l’École du Génie civil,
152 avenue de Wagram, en train de préparer le concours d ’en ­
trée à l’École supérieure de chimie. La chose elle-même était
vraiment peu importante, mais les explications que Paul
Hébert donna ne furent pas du tout convaincantes.
Petit-fils d’un pharmacien installé 48, rue de Madrid, Paul
Hébert profitait abondamment de ce grand-papa gâteau en lui
subtilisant des flacons d ’élixir parégorique qu’il revendait entre
quarante et cinquante francs à de jeunes drogués du Quartier
latin ; il avait ce jour-là livré sa provision m ensuelle et s’apprê­
tait, quand il fut arrêté, à aller dépenser sur les Champs-Élysées
les cinq cents francs qu’il venait de gagner. Mais au lieu de
raconter bêtem ent qu’il avait séché ses cours pour aller au
cinéma voir Pontcarral, colonel d ’E m pire ou G oupi M ains
Rouges, il se lança dans des justifications de plus en plus
embrouillées en commençant par raconter q u ’il avait été
obligé d ’aller chez Gibert pour acheter le Traité d e chim ie
organique, de Polonovski et Lespagnol, un fort volum e de
856 pages publié chez Masson deux ans plus tôt. « Alors, où
est-il, ce traité ? » demanda le commissaire. « Ils ne l’avaient pas
chez Gibert », prétendit Hébert. Le commissaire qui, à ce stade
de l’enquête, avait sans doute simplement envie de s’amuser
un peu, envoya chez Gibert un agent qui, bien évidemment,
revint quelques minutes plus tard avec le traité en question.
« Oui, mais il était trop cher pour m oi », murmura Hébert, s’en­
ferrant définitivement.

Dans la mesure où les auteurs de l’attentat venaient d ’être


arrêtés, le commissaire ne recherchait plus à tout prix les « Ter­
roristes ». Mais par simple acquit de conscience, il fit fouiller
Hébert, trouva les cinq cents francs, et s’imaginant avoir mis la
main sur un réseau de marché noir, ordonna une perquisition.
Dans le cagibi attenant à la chambre d ’Hébert, au milieu
894 G eorges P erec

d ’un am oncellem ent de vieilles chaussures, de réserves de ver­


veine menthe, de chaufferettes électriques en cuivre toutes
cabossées, de patins à glace, de raquettes aux boyaux flasques,
d e magazines dépareillés, de romans illustrés, de vieux vête­
m ents et de vieilles ficelles, on trouva un imperméable gris et
dans la poche de cet imperméable une boîte en carton, plutôt
plate d ’environ quinze centimètres sur dix, sur laquelle était
écrit :

La seule gomme
qui efface BIEN l'encre
LA SOMME "HEPHAS”

’K' -rlit jrrf

À l’intérieur de cette boîte, il y avait un mouchoir de soie


verte, vraisemblablement taillé dans une toile de parachute,
u n agenda couvert de notations sibyllines du genre « Debout »,
« gravures en losange », « X-27 », « Gault-du-Perche », etc. dont
le difficile déchiffrement n ’apporta aucun élém ent concluant ;
u n fragment de la carte au 1/160 000e du Jutland, initialement
dressée par J. H. Mansa ; et une enveloppe vierge contenant
u n e feuille de papier pliée en quatre : en haut et à gauche de
la feuille de papier était gravé un en-tête

Tailor & Shirt-Maker


16 bis, avenue de Messine
Paris 8*

EURope 21-45

surmontant une silhouette de lion qu’en termes d ’héraldique


o n aurait qualifié de p a ssa n t ou de léopardé. Sur tout le reste
d e la feuille était soigneusem ent tracé à l’encre violette un plan
du centre du Havre, du Grand-Quai à la place Gambetta : une
La Vie m o d e d ’em p lo i 895

croix rouge désignait l ’hôtel Les Arm es d e la Ville, presque au


coin de la rue d ’Estimauville et de la rue Frédéric-Sauvage.

Or c’est dans cet hôtel, réquisitionné par les Allemands, que


le 23 juin, un peu plus de trois mois auparavant, avait été
abattu l’ingénieur Général Pferdleichter, un des principaux
responsables de l’Organisation Todt qui, après avoir dirigé les
travaux de fortification côtière du Jutland, où il avait d ’ailleurs
à deux reprises échappé par miracle à des attentats, venait
d ’être chargé par Hitler lui-même de superviser l’Opération
P arsifal : cette opération analogue au projet Cyclope, qui avait
com m encé un an auparavant dans la région de Dunkerque,
devait aboutir à la construction, à une vingtaine de kilomètres
en arrière du Mur de l’Atlantique proprement dit, entre Goder-
ville et Saint-Romain-de-Colbosc, de trois bases de radiogui­
dage et de huit bunkers d ’où pourraient partir des V2 et des
fusées à étages capables d ’atteindre les États-Unis.
Pferdleichter fut tué par balle à dix heures moins le quart —
heure allemande — dans le grand salon de l’hôtel — , alors
qu’il faisait une partie d ’échecs avec l’un de ses adjoints, un
ingénieur japonais nom m é Uchida. Le tireur s’était posté dans
le grenier d ’une maison située juste en face de l’hôtel et alors
inhabitée, et avait profité de ce que les fenêtres du grand salon
étaient ouvertes ; en dépit d’un angle de tir particulièrement
défavorable, une seule balle lui suffit pour atteindre mortelle­
ment Pferdleichter en lui tranchant la carotide. On en déduisit
qu’il s’agissait d ’un tireur d ’élite, ce qui fut confirmé le lende­
main matin par la découverte dans un des bosquets du jardin
public de la place de l’Hôtel-de-Ville de l’arme dont il s’était
servi, une carabine de com pétition, calibre 22, de fabrication
italienne.
L’enquête s’orienta dans diverses directions dont aucune
n’aboutit : on ne retrouva pas le propriétaire officiel de l’arme,
un certain Monsieur Gressin, d ’Aigues-Mortes ; quant au pro­
priétaire de la maison où le tireur s’était embusqué, c’était un
fonctionnaire colonial en poste à Nouméa.
Les élém ents apportés par la perquisition effectuée chez Paul
Hébert firent rebondir l’affaire. Mais Paul Hébert n ’avait jamais
896 G eorges Perec

vu cet imperméable ni, à plus forte raison, la boîte et son


contenu ; la Gestapo eut beau le torturer, elle ne put rien
apprendre de lui.
Paul Hébert, malgré son jeune âge, vivait seul dans cet appar­
tement. Un oncle qu’il ne voyait guère plus d ’une fois par
semaine, et son grand-père pharmacien s’occupaient de lui. Sa
mère était morte alors qu’il avait dix ans et son père Joseph
Hébert, inspecteur du matériel roulant aux Chemins de Fer de
l’État, n ’était pratiquement jamais à Paris. Les soupçons des
Allemands se portèrent vers ce père dont Paul Hébert n ’avait
pas eu de nouvelles depuis plus de deux mois. Il apparut rapi­
dem ent qu’il avait également cessé son travail, mais toutes les
recherches entreprises pour le retrouver demeurèrent vaines.
Il n ’existait pas de Maison Hély and Co à Bruxelles, et pas
davantage de tailleur nom m é Anton au numéro 16 bis de l’ave­
nue de Messine, qui était d ’ailleurs un numéro fictif, aussi fictif
que le numéro de téléphone dont on comprit un peu plus tard
qu’il correspondait simplement à l ’heure de l’attentat. Au bout
de quelques mois, les autorités allemandes, persuadées que
Joseph Hébert avait été lui-même descendu ou qu’il avait
réussi à passer en Angleterre, classèrent l’affaire et envoyèrent
son fils à Buchenwald. Après les tortures qu’il avait subies quo­
tidiennement, ce fut presque pour lui une libération.

Une jeune fille de dix-sept ans, Geneviève Foulerot, occupe


aujourd’hui l ’appartement avec son fils qui a tout juste un an.
L’ancienne chambre de Paul Hébert est devenue la chambre
du bébé, une chambre presque vide avec quelques meubles
pour enfant : un m oïse en jonc tressé blanc posé sur un sup­
port pliant, une table à langer, un parc rectangulaire aux bords
garnis d’un bourrelet protecteur.
Les murs sont nus. Une photographie seulem ent est épin­
glée sur la porte. Elle représente Geneviève, le visage éclatant
de joie, tenant à bout de bras son bébé ; elle est vêtue d ’un
maillot de bain deux-pièces en tissu écossais et pose à côté
d’une piscine démontable dont la paroi métallique extérieure
est décorée de grandes fleurs stylisées.
Cette photographie provient d ’un catalogue de vente par
La Vie m o d e d ’em p lo i 897

correspondance dont Geneviève est l’un des six m odèles fémi­


nins permanents. On l’y voit pagayant à bord d ’un canoë de
studio avec un gilet de sauvetage gonflable en matière plas­
tique orange, ou assise dans un fauteuil de jardin en tube et
toile rayée jaune et bleu à côté d ’une tente à toit bleu, revêtue
d ’un peignoir de bain vert et accompagnée d ’un homme en
peignoir de bain rose, ou bien en chem ise de nuit agrémentée
de dentelles, soulevant des petites haltères, et dans une multi­
tude de vêtements de travail de toute nature : blouses d ’infir­
mière, de vendeuse, d ’institutrice, survêtements de professeur
de gymnastique, tabliers de serveuse de restaurant, vestes de
bouchère, cottes à bretelles, combinaisons, blousons, vareuses,
etc.
En dehors de ce gagne-pain peu prestigieux, Geneviève Fou-
lerot suit des cours d ’art dramatique et a déjà figuré dans plu­
sieurs films et feuilletons. Elle sera peut-être bientôt la vedette
féminine d ’une dramatique télévisée adaptée d ’une nouvelle
de Pirandello qu’à l’autre bout de l’appartement elle s’apprête
à lire en prenant son bain : son visage de madone, ses grands
yeux limpides, ses longs cheveux noirs, l’ont fait choisir parmi
une trentaine de postulantes pour être cette Gabriella Vanzi
dont le regard à la fois candide et pervers précipite dans la
folie Romeo Daddi.
CHAPITRE XLIV

Winckler, 2

Au départ, l’art du puzzle semble un art bref, un art mince,


tout entier contenu dans un maigre enseignem ent de la Ges-
talttheorie : l’objet visé — qu’il s’agisse d ’un acte perceptif,
d ’un apprentissage, d ’un système physiologique ou, dans le
cas qui nous occupe, d ’un puzzle de bois — n ’est pas une
som m e d ’élém ents qu’il faudrait d ’abord isoler et analyser,
mais un ensem ble, c’est-à-dire une forme, une structure : l’élé­
ment ne préexiste pas à l’ensem ble, il n ’est ni plus immédiat
ni plus ancien, ce ne sont pas les éléments qui déterminent
l’ensem ble, mais l’ensem ble qui détermine les élém ents : la
connaissance du tout et de ses lois, de l’ensem ble et de sa
structure, ne saurait être déduite de la connaissance séparée
des parties qui le com posent : cela veut dire qu’on peut regar­
der une pièce d ’un puzzle pendant trois jours et croire tout
savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moins
du monde avancé : seule com pte la possibilité de relier cette
pièce à d ’autres pièces et, en ce sens, il y a quelque chose de
com m un entre l’art du puzzle et l’art du go ; seules les pièces
rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un
sens : considérée isolément, une pièce d ’un puzzle ne veut
rien dire ; elle est seulem ent question impossible, défi opa­
La Vie m o d e d ’em p lo i 899

que ; mais à peine a-t-on réussi, au terme de plusieurs minutes


d ’essais et d ’erreurs, ou en une dem i-seconde prodigieuse­
ment inspirée, à la connecter à l’une de ses voisines, que la
pièce disparaît, cesse d ’exister en tant que pièce : l’intense dif­
ficulté qui a précédé ce rapprochement, et que le mot p u zzle
— énigm e — désigne si bien en anglais, non seulem ent n ’a
plus de raison d ’être, mais semble n ’en avoir jamais eu, tant
elle est devenue évidence : les deux pièces miraculeusement
réunies n ’en font plus qu’une, à son tour source d ’erreur,
d’hésitation, de désarroi et d ’attente.
Le rôle du faiseur de puzzle est difficile à définir. Dans la
plupart des cas — pour tous les puzzles en carton en particu­
lier — les puzzles sont fabriqués à la machine et leur décou­
page n ’obéit à aucune nécessité : une presse coupante réglée
selon un dessin immuable tranche les plaques de carton d ’une
façon toujours identique ; le véritable amateur rejette ces
puzzles, pas seulem ent parce qu’ils sont en carton au lieu
d ’être en bois, ni parce qu’un m odèle est reproduit sur la boîte
d ’emballage, mais parce que ce m ode de découpage supprime
la spécificité même du puzzle ; il importe peu en l’occurrence,
contrairement à une idée fortement ancrée dans l’esprit du
public, que l’image de départ soit réputée facile (une scène de
genre à la manière de Vermeer par exemple, ou une photogra­
phie en couleurs d ’un château autrichien) ou difficile (un Jack­
son Pollock, un Pissarro ou — paradoxe misérable — un
puzzle blanc) : ce n ’est pas le sujet du tableau ni la technique
du peintre qui fait la difficulté du puzzle, mais la subtilité de
la découpe, et une découpe aléatoire produira nécessairement
une difficulté aléatoire, oscillant entre une facilité extrême
pour les bords, les détails, les taches de lumière, les objets
bien cernés, les traits, les transitions, et une difficulté fasti­
dieuse pour le reste : le ciel sans nuages, le sable, la prairie,
les labours, les zones d ’ombre, etc.
Dans de tels puzzles les pièces se divisent en quelques
grandes classes dont les plus connues sont :
900 Georges Perec

les b o n shom m es

les croix d e Lorraine

et les croix

et u n e fois les b o rds reconstitués, les détails mis en place — la


table avec so n tapis rouge à franges jaunes très claires, presque
blanches, su p p o rtan t u n p u p itre avec u n livre ouvert, la riche
b o rd u re de la glace, le luth, la robe rouge d e la fem m e — et
les grandes m asses des arrière-plans séparées e n paquets selon
leu r tonalité de gris, de brun, de blanc ou de bleu ciel, la réso­
lu tion du puzzle consistera sim plem ent à essayer à to u r d e rôle
to utes les com binaisons plausibles.
L’art du puzzle com m ence avec les puzzles de bois découpés
à la m ain lorsque celui qui les fabrique e n tre p ren d de se poser
to u tes les questions que le jo u eu r devra résoudre, lorsque, au
lieu d e laisser le hasard brouiller les pistes, il e n te n d lui substi­
tu e r la ruse, le piège, l’illusion : d ’u n e façon prém éditée, tous
les élém ents figurant sur l’image à reconstruire — tel fauteuil
de brocart d ’or, tel chapeau n o ir à trois cornes garni d ’une
p lum e noire u n p eu délabrée, telle livrée jonquille to u te cou-
La Vie m ode d ’em ploi 901

verte de galons d ’argent — serviront de départ à une informa­


tion trompeuse : l’espace organisé, cohérent, structuré,
signifiant, du tableau sera découpé non seulem ent en élém ents
inertes, amorphes, pauvres de signification et d ’information,
mais en élém ents falsifiés, porteurs d ’informations fausses :
deux fragments de corniches s’emboîtant exactement alors
qu’ils appartiennent en fait à deux portions très éloignées du
plafond, la boucle de la ceinture de l ’uniforme qui se révèle in
extremis être une pièce de métal retenant une torchère, plu­
sieurs pièces découpées de façon presque identique apparte­
nant, les unes à un oranger nain posé sur une cheminée, les
autres à son reflet à peine terni dans un miroir, sont des exem ­
ples classiques des em bûches rencontrées par les amateurs.

On en déduira quelque chose qui est sans doute l’ultime


vérité du puzzle : en dépit des apparences, ce n ’est pas un jeu
solitaire : chaque geste que fait le poseur de puzzle, le faiseur
de puzzle l’a fait avant lui ; chaque pièce qu’il prend et
reprend, qu’il examine, qu’il caresse, chaque combinaison
qu’il essaye et essaye encore, chaque tâtonnement, chaque
intuition, chaque espoir, chaque découragement, ont été
décidés, calculés, étudiés par l ’autre.

Pour trouver son faiseur de puzzle, Bartlebooth mit une


annonce dans Le Jou et fra n ça is et dans Toy Trader, deman­
dant aux candidats de lui soumettre un échantillon de qua­
torze centimètres sur neuf découpé en deux cents pièces ; il
reçut douze réponses ; la plupart étaient banales et sans attrait,
du genre « Entrevue du Camp du Drap d ’Or », ou « Soirée dans
un cottage anglais » avec tous ses détails couleur locale : la
vieille Lady avec sa robe de soie noire et sa broche hexagonale
en quartz, le maître d ’hôtel apportant le café sur un plateau,
le mobilier Regency et le portrait de l ’ancêtre, un gentleman à
petits favoris, en habit rouge de l’époque des dernières dili­
gences, portant culotte blanche, bottes à revers, haut-de-forme
902 Georges P erec

gris, et tenant une badine à la main, le guéridon couvert d ’un


petit tapis fait de pièces rapportées, la table près du mur avec
des numéros étalés du Times, le grand tapis chinois à fond
bleu ciel, le général en retraite — reconnaissable à ses cheveux
gris coupés en brosse, sa courte moustache blanche, son teint
rougeaud et sa brochette de décorations — à côté de la fenêtre,
consultant d ’un air rogue le baromètre, le jeune homme
debout devant la chem inée plongé dans la lecture de Punch,
etc. Un autre m odèle, qui représentait simplement un magni­
fique paon en train de faire la roue plut suffisamment à Bartle­
booth pour qu’il convoquât son auteur, mais celui-ci — un
prince russe émigré qui vivait plutôt misérablement au Raincy
— lui parut trop vieux pour ses projets.
Le puzzle de Gaspard Winckler répondit tout à fait à l’attente
de Bartlebooth. Winckler l’avait découpé dans une sorte
d ’image d ’Épinal, signée des initiales M. W. et intitulée La der­
nière E xpédition à la Recherche d e Franklin ; pendant les pre­
mières heures où il entreprit de le résoudre, Bartlebooth crut
q u ’il consistait seulem ent en variations sur le blanc ; en fait, le
corps principal du dessin représentait un navire, le Fox, pris
dans la banquise : debout près du gouvernail couvert de glace,
emmitouflés dans des fourrures gris clair dont leur visage ter­
reux émerge à peine, deux hommes, le capitaine M’Clintoch,
chef de l’expédition, et son interprète d’inupik, Cari Petersen,
lèvent les bras en direction d ’un groupe d ’Esquimaux qui sort
d’un brouillard épais couvrant tout l’horizon, et vient vers eux
sur des traîneaux tirés par des chiens ; aux quatre angles du
dessin, quatre cartouches montraient respectivement la mort
de Sir John Franklin, succombant à la fatigue le onze juin 1847
dans les bras de ses deux chirurgiens, Peddie et Stanley ; les
deux navires de l’expédition, ÏErebus, que commandait Fitz-
James, et le Terror, que commandait Crozier ; et la découverte
le six mai 1859, sur la terre du roi Guillaume, par le lieutenant
Hobson, second du Fox, du ca im contenant le dernier mes­
sage laissé par les cinq cents survivants le vingt-cinq avril 1848
avant q u ’ils n ’abandonnent les navires écrasés par les glaces
pour tenter de regagner en traîneau ou à pied la baie
d ’Hudson.
La Vie m o d e d ’em p lo i 903

Gaspard Winckler venait alors d ’arriver à Paris. 11 avait à


peine vingt-deux ans. Du contrat q u ’il passa avec Bartlebooth
rien ne transpira jamais ; mais quelques mois plus tard, il s’ins­
talla rue Simon-Crubellier avec sa femme Marguerite ; elle était
miniaturiste : c’était elle qui avait peint la gouache dont Winck­
ler s’était servi pour son puzzle d ’essai.
Pendant près de deux ans, Winckler n’eut rien d ’autre à faire
qu’à aménager son atelier — il en fit capitonner la porte et
tapisser les murs de liège — , commander ses instruments, pré­
parer son matériel, procéder à des essais. Puis, dans les der­
niers jours de mille neuf cent trente-quatre, Bartlebooth et
Smautf se mirent en voyage, et trois semaines plus tard Winck­
ler reçut d ’Espagne la première aquarelle. Dès lors elles se suc­
cédèrent sans interruption pendant vingt ans, à raison
généralement de deux par mois. Aucune ne se perdit jamais,
même au plus fort de la guerre, où parfois un second attaché
à l’ambassade de Suède venait lui-même les apporter.

Le premier jour Winckler posait l ’aquarelle sur un chevalet


près de la fenêtre et la regardait sans y toucher. Le deuxième
jour, il la collait sur un support — du contreplaqué de peuplier
— un tout petit peu plus grand qu’elle. Il utilisait une colle
spéciale, d ’une jolie couleur bleue qu’il préparait lui-même, et
intercalait entre le Whatman et le bois une mince feuille de
papier blanc qui devait faciliter la séparation ultérieure de
l’aquarelle reconstituée et du contreplaqué, et qui allait servir
de bords au futur puzzle. Puis il enduisait toute la surface d ’un
vernis protecteur qu’il appliquait avec un de ces pinceaux
larges et plats appelés queue-de-morue. Pendant trois ou
quatre jours alors, il étudiait l’aquarelle à la loupe, ou bien, la
posant de nouveau sur son chevalet, il s’asseyait en face d ’elle
pendant des heures, se levant parfois pour aller examiner de
plus près un détail, ou tournant autour com m e une panthère
dans sa cage.
La première semaine se passait dans cette seule observation
minutieuse et inquiète. Ensuite tout se mettait à aller très vite :
Winckler posait sur l’aquarelle un calque extrêmement fin et,
pratiquement sans lever la main, dessinait les découpures du
904 G eorges P erec

puzzle. Le reste n’était plus qu’affaire de technique, une tech­


nique délicate et lente, exigeant une habileté scrupuleuse,
mais où n’entrait plus aucune invention : à partir du calque,
l’artisan fabriquait une sorte de m oule — préfiguration de la
grille ajourée dont, vingt ans plus tard, Morellet se servirait
pour reconstituer l’aquarelle — qui lui permettait de guider
efficacement sa scie sauteuse à col de cygne. Le polissage de
chaque pièce au papier de verre puis à la peau de chamois,
quelques fignolages ultimes, occupaient les derniers jours de
la quinzaine. Le puzzle était déposé dans une des boîtes noires
à ruban gris de Madame Hourcade ; une étiquette rectangu­
laire, indiquant le lieu et la date où l’aquarelle avait été peinte

* FORT-DAUPHIN (MADAGASCAR) 12 JUIN 1940 *

ou bien

* PORT-SAÏD (ÉGYPTE) 31 DÉCEMBRE 1953 *

était collée à l’intérieur, sous le couvercle, et la boîte, numéro­


tée et scellée, allait rejoindre les puzzles déjà prêts dans un
coffre-fort de la Société Générale ; le lendemain ou quelques
jours plus tard, le courrier apportait une nouvelle aquarelle.
Gaspard Winckler n ’aimait pas qu’on le regarde travailler.
Marguerite n ’entrait jamais dans l’atelier où il s’enfermait pen­
dant des journées entières, et lorsque Valène venait le voir,
l’artisan trouvait toujours un prétexte pour s’arrêter et pour
cacher son travail. Il ne disait jamais « vous me dérangez » mais
plutôt quelque chose du genre de « Ah, vous tombez bien, j’al­
lais justement m ’arrêter» ou bien il se mettait à faire le
ménage, à ouvrir la fenêtre pour aérer, à épousseter son établi
avec un chiffon de lin, ou à vider son cendrier, une vaste
coquille d ’huître perlière dans laquelle s’amoncelaient des tro­
gnons de pom m es et de longs mégots de Gitanes maïs qu’il ne
rallumait jamais.
CHAPITRE XLY

Plassaert, 1

L’appartement de Plassaert se com pose de trois chambres


mansardées au dernier étage. Une quatrième chambre, celle
qu’occupait Morellet jusqu’à son internement, est en cours
d’aménagement.
La pièce où nous nous trouvons actuellement est une
chambre parquetée avec un canapé susceptible de se transfor­
mer en lit et une table pliante, genre table de bridge, les deux
meubles étant disposés de telle façon que, com pte tenu de
l’exiguïté de la pièce, on ne puisse déplier le lit sans avoir
auparavant replié la table, et vice versa. Sur le mur un papier
peint bleu clair dont le dessin représente des étoiles à quatre
branches régulièrement espacées ; sur la table, un jeu de domi­
nos étalé, un cendrier en porcelaine figurant une tête de bull­
dog avec un collier à pointes et un air extrêmement coléreux,
et un bouquet de belles-de-nuit dans un vase parallélépipé-
dique fait de cette substance particulière que l’on appelle verre
d’azur ou pierre d ’azur et qui doit sa coloration à un oxyde de
cobalt.
Couché à plat ventre sur le divan, vêtu d ’un chandail marron
et de culottes courtes noires, chaussé d ’espadrilles, un garçon
de douze ans, Rémi, le fils des Plassaert, classe sa collection de
906 Georges P erec

buvards publicitaires ; ce sont pour la plupart des prospectus


médicaux, encartés dans les revues spécialisées La Presse m édi­
cale, La G azette m édicale, La Tribune m édicale, La Sem aine
m édicale, La Sem aine des H ôpitaux, La Sem aine du Médecin,
Le Jou rn al du Médecin, Le Q u otidien du Médecin, Les Feuillets
du Praticien, Aesculape, Caeduceus, etc. — dont le Docteur
Dinteville est régulièrement inondé et qu’il redescend sans
même les ouvrir à Madame Nochère, laquelle les donne à des
étudiants ramasseurs de vieux papiers non sans avoir aupara­
vant réparti soigneusem ent les buvards entre les enfants de
l’immeuble : Isabelle Gratiolet et Rémi Plassaert sont les grands
bénéficiaires de l’opération, car Gilbert Berger fait collection
de timbres et ne s’intéresse pas aux buvards, Mahmoud, le fils
de Madame Orlowska et Octave Réol sont encore un peu trop
petits ; quant aux autres jeunes filles de l’immeuble elles sont
déjà trop grandes.

Selon des critères qui n ’appartiennent qu’à lui, Rémi Plas­


saert a classé ses buvards en huit tas respectivement surmontés
par :
— un toréador chantant (dentifrice É m ail D iam a n t)
— un tapis d ’Orient du xviie siècle, provenant d ’une basi­
lique de Transylvanie (Kalium -Sedaph, soluté de propio-
nate de potassium)
— Le R en ard et la Cicogne (sic), gravure de Jean-Baptiste
Oudry (Papeteries Marquaize, Stencyl, Reprographie)
— une feuille entièrement dorée (Sargenor, fatigues phy­
siques, psychiques, troubles du sommeil. Laboratoires
Sarget)
— un toucan (Ram phastos vitellinus) (Collection Gévéor
Les A nim aux du M onde)
— quelques pièces d ’or (rixdales de Courlande et de Thorn)
présentées, agrandies, sur leur côté face (Laboratoire
Gémier)
— la bouche ouverte, immense d ’un hippopotame (Diclocil
(dicloxacilline) des Laboratoires Bristol)
— Les Q uatre M ousquetaires du Tennis (Cochet, Borotra,
La Vie m o d e d 'e m p lo i 907

Lacoste et Brugnon) (Aspro, Série Les G rands Cham pions


du Passé).

En avant de ces huit tas, seul, se trouve le plus ancien de ces


buvards, celui qui fut le prétexte de la collection ; il est offert
par Ricqlès — la m enthe fo rte qu i réconforte — et reproduit
très joliment un dessin de Henry Gerbault illustrant la chanson
p a p a les p ’tits bateau x : le «papa» est un petit garçon en
redingote grise à col noir, haut-de-forme, lorgnons, gants,
stick, pantalons bleus, guêtres blanches ; l’enfant est un bébé
avec un grand chapeau rouge, un grand col de dentelle, une
veste à ceinture rouge et des guêtres beiges ; il tient dans la
main gauche un cerceau, dans la droite un bâton, et désigne
un petit bassin circulaire sur lequel flottent trois petits
bateaux ; un moineau est posé sur le bord du bassin ; une
autre volette à l’intérieur du rectangle dans lequel s’inscrit le
texte de la chanson.
Les Plassaert trouvèrent ce buvard, quand ils prirent posses­
sion de la chambre, derrière le radiateur.
Le précédent occupant était Troyan, le libraire d ’occasion
de la rue Lepic. Dans sa mansarde il y avait effectivement un
radiateur, et aussi un lit, une manière de grabat couvert d ’une
cotonnade à fleurs com plètem ent décolorée, une chaise pail­
lée, et un meuble de toilette dont le broc, la cuvette et le verre
étaient dépareillés et ébréchés, et sur lequel on voyait plus
souvent un restant de côtelette de porc ou une bouteille de
vin entamée qu’une serviette, une éponge ou un savon. Mais
l’essentiel de l’espace était occupé par un amoncellem ent de
livres et de choses diverses, montant jusqu’au plafond, dans
lequel celui qui se risquait à farfouiller avait parfois la chance
de faire une découverte intéressante : Olivier Gratiolet y trouva
une plaque de carton fort, peut-être à l’usage des oculistes, sur
laquelle étaient imprimés en gros caractères
908 G eorges P erec

ON ESTPRIEDE FERMER LES YEUX

et

ON EST PRIE DE FERMER UN OEIL

Monsieur Troquet mit la main sur une gravure représentant


un prince en armure qui, monté sur un cheval ailé, pourchas­
sait de sa lance un monstre avec une tête et une crinière de
lion, un corps de chèvre et une queue de serpent ; Monsieur
Cinoc dénicha une vieille carte postale, le portrait d ’un mis­
sionnaire mormon du nom de William Hitch, un homme de
haute taille, très brun, moustaches noires, bas noirs, chapeau
de soie noir, gilet noir, pantalon noir, cravate blanche, gants
de peau de chien ; et Madame Albin découvrit une feuille de
parchemin sur laquelle était imprimé, avec sa musique, un can­
tique allemand

Mensch w illtu Leben seliglich


Und bei G ott bliben ewiglich
Sollt du halten d ie zehen Gebot
D ie uns gebent unser Gott

dont Monsieur Jérôme lui dit que c’était un choral de Luther


publié à Wittenberg en 1524 dans le célèbre Geystliches
Gesangbuchlein de Johann Walther.

C’est Monsieur Jérôme, précisément, qui fit la plus belle


trouvaille : au fond d’un grand carton rempli de vieux rubans
de machine à écrire et de crottes de souris, toute pliée, toute
cassée, mais par ailleurs presque intacte, une grande carte toi-
lée intitulée
NOUVELLECARTECOM
PLETEILLUSTREE

ADM INISTRATIVE HISTO RIQ UE 151' ROUTJ

JL) Y'J

LA FRANCE
ET DES C O L O N I E S
(' ç—^ D’APRÈS IÆS DERNIERS TRAITÉS )
- . ( v )^ N M Q U A iv V v 'x
_X Les Chemins de Fer et leu rs Stations,les Rmites Nationales,
xsffcneres navigables,1rs Canam ,tt lesEtablissements (LEauxThemiales et Minérale
4 \ j Les Cours d’A pp e l , Evêchés et A rchevêchés ( '/f -
( La Traversee des Bateaux à Vapeur sur la Méditerranée et l’Océan. \
< \ / DRESSÉE PAR ^ / /7 - ~ 'Y -/

'O v K L. SONNET / / / / ::-~ ,


. .Jf....1 8 7 8 > ____•- v • - , N' .

.. £ a È 'à ^ a d a r '

Hue Caraltnate 6* /
910 Georges Perec

Tout le centre de la carte représentait la France avec, dans


deux encarts, un plan des environs de Paris et une carte de la
Corse ; en dessous, les signes conventionnels et quatre
échelles, respectivement dressées en kilomètres, milles (sic)
géographiques, milles d ’Angleterre et milles d ’Allemagne. Aux
quatre coins, les Colonies : en haut et à gauche, la Guadeloupe
et la Martinique ; à droite, l’Algérie ; en bas et à gauche, plutôt
rongés, le Sénégal et la Nouvelle-Calédonie et ses dépendan­
ces ; à droite, la Cochinchine française et la Réunion. En haut,
les armes de vingt villes et vingt portraits d ’hommes célèbres
y étant nés : Marseille (Thiers), Dijon (Bossuet), Rouen (Géri-
cault), Ajaccio (Napoléon Ier), Grenoble (Bayard), Bordeaux
(Montesquieu), Pau (Henri IV), Albi (La Pérouse), Chartres
(Marceau), Besançon (Victor Hugo), Paris (Béranger), Mâcon
(Lamartine), Dunkerque (Jean Bart), Montpellier (Camba-
cérès), Bourges (Jacques Cœur), Caen (Auber), Agen (Bernard
Palissy), Clermont-Ferrand (Vercingétorix), La Ferté-Milon
(Racine) et Lyon (Jacquart). À droite et à gauche, vingt-quatre
petits cartouches, dont douze représentant des villes, huit des
scènes de l’histoire de France, et quatre des costumes régio­
naux ; à gauche : Paris, Rouen, Nancy, Laon, Bordeaux et Lille ;
les costumes d ’Auvergne, d ’Arles et de Nîmes, et ceux des Nor­
mands et des Bretons ; et le siège de Paris (1871) ; Daguerre
découvrant la photographie (1840) ; la Prise d ’Alger (1830) ;
Papin découvrant la force motrice de la vapeur (1681) ; à
droite, Lyon, Marseille, Caen, Nantes, Montpellier, Rennes, les
costumes de Rochefort, de La Rochelle et de Mâcon, et ceux
de Lorraine, des Vosges et d ’Annecy ; et la Défense de Château-
dun (1870), Montgolfier inventant les ballons (1783), la prise
de la Bastille (1789) et Parmentier offrant un bouquet de fleurs
de pom m e de terre à Louis XVI (1780).

Ancien combattant des Brigades Internationales, Troyan


avait été em prisonné pendant presque toute la guerre au camp
de Lurs, dont il avait réussi à s’évader fin 1943 pour entrer
dans le maquis. Il était revenu à Paris en 1944 et après
quelques mois d ’intense activité politique, était devenu libraire
d ’occasion. Son magasin de la rue Lepic n ’était en fait qu’un
La Vie m o d e d ’em p lo i 911

porche d ’immeuble un tout petit peu aménagé. Il y vendait


surtout des livres à un franc et des petites revues déshabillées
.— du genre Sensations, Soirs d e Paris, Pin-Up — qui faisaient
saliver les lycéens. À trois ou quatre reprises, il lui était passé
par les mains des affaires plus intéressantes : les trois lettres
de Victor Hugo, par exemple, mais aussi une édition de 1872
du B radsh a w ’s C ontinental R ailw ay Steam Transit a n d Gene­
ral G uide et les M ém oires de Falckenskjold, précédés de ses
campagnes dans l’armée russe contre les Turcs en 1769, suivis
de considérations sur l’état militaire du Danemark et d ’une
notice de Secrétan.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE


1
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XLVI

Chambres d e bonne, 7
M onsieur Jérôm e

Une chambre au septièm e, pratiquement inoccupée ; elle


appartient, com me plusieurs autres chambres de bonne, au
gérant de l’immeuble qui s’en est réservé l’usage et la prête
accessoirement à des amis de province venus passer quelques
jours à Paris à l’occasion de tel ou tel Salon ou Foire internatio­
nale. Il l’a m eublée d ’une façon tout à fait impersonnelle : des
panneaux de jute collés sur les murs, deux lits jumeaux
séparés par une table de nuit façon Louis XV, avec un cendrier
publicitaire en plastique orange sur les huit rebords duquel
Sont écrits alternativement, quatre fois chacun, les mots COCA
et COLA, et en guise de lampe de chevet, une de ces lampes à
pince dont l’ampoule s’agrémente d ’un petit chapeau conique
en métal peint formant abat-jour ; une carpette usée, une
armoire à glace avec des cintres dépareillés provenant de
divers hôtels, des poufs cubiques recouverts de fourrure syn­
thétique, et une table basse aux trois pieds malingres terminés
par des em bouts de métal doré et un plateau en forme de
rognon, en formica teinté, supportant un numéro de Jours de
France dont la couverture s ’orne d ’un gros plan souriant du
chanteur Claude François.

C’est dans cette chambre que, vers la fin des années cin­
quante, revint vivre et mourir Monsieur Jérôme.

Monsieur Jérôme n ’avait pas toujours été le vieil homme


éteint et amer qu’il fut les dix dernières années de sa vie. En
914 G eorges Perec

octobre 1924, quand il vint pour la première fois s’installer rue


Simon-Crubellier, non pas dans cette chambre de bonne mais
dans l’appartement que Gaspard Winckler devait plus tard
occuper — c ’était un jeune agrégé d ’histoire, un Normalien
prestigieux et sûr de lui, plein d ’enthousiasme et de projets.
Mince, élégant, affectionnant à la manière américaine des cols
amidonnés blancs sur des chem ises à fines rayures, bon vivant,
volontiers gastronome, amateur de londrès et de cocktails, fré­
quentant les bars anglais et se frottant volontiers au Tout-Paris,
il affichait des idées avancées q u ’il soutenait avec juste ce qu’il
fallait de condescendance et de désinvolture pour que son
interlocuteur se sentît à la fois humilié de ne pas les connaître
et flatté de se les voir expliquer.
Pendant quelques années il enseigna au Lycée Pasteur à
Neuilly ; puis il devint boursier de la Fondation Thiers et pré­
para sa thèse. Il choisit pour sujet la Route des épices et analysa
avec une finesse non d énuée d ’humour l’évolution écono­
mique des premiers échanges entre l’Occident et l’Extrême-
Orient, les mettant en relation avec les habitudes culinaires
occidentales de l’époque. Désireux de démontrer que l’intro­
duction en Europe de ces petits piments séchés que l’on
appelle « piments oiseaux » avait correspondu à une véritable
mutation dans l’art de préparer les venaisons, il n ’hésita pas,
lors de sa soutenance, à faire goûter aux trois vieux professeurs
qui le jugeaient, des marinades de sa composition.
Il fut évidemment reçu avec les félicitations du jury et,
quelque temps après, nom m é Attaché culturel à Lahore, quitta
Paris.
À deux ou trois reprises, Valène entendit parler de lui. Au
m om ent du Front populaire, son nom apparut plusieurs fois
au bas de manifestes ou d ’appels émanant du Comité de Vigi­
lance des Intellectuels antifascistes. Une autre fois, de passage
en France, il fit au Musée Guimet une conférence sur Les sys­
tèm es d e castes au Panjab et leurs conséquences socio-cultu­
relles. Un peu plus tard, il publia dans Vendredi un long article
sur Gandhi.
Il revint rue Simon-Crubellier en 1958 ou 1959- C’était un
hom m e méconnaissable, élimé, éliminé, laminé. Il ne demanda
La Vie m o d e d ’em p lo i 915

pas à réoccuper son ancien logem ent, mais seulem ent une
chambre de bonne s’il y en avait une vacante. Il n ’était plus
professeur ni Attaché culturel, il travaillait à la bibliothèque
de l’institut d ’histoire religieuse. Un « vieil érudit » qu’il avait,
paraît-il, rencontré dans un train le payait cent cinquante
francs par mois pour mettre en fiches le clergé espagnol. En
cinq ans, il rédigea sept mille quatre cent soixante-deux biogra­
phies d ’ecclésiastiques en exercice sous les règnes de Philip­
pe III (1598-1621), Philippe IV (1621-1665) et Charles II (1665-
1700) et les classa ensuite sous vingt-sept rubriques différentes
(par une coïncidence admirable, ajoutait-il en ricanant, 27 est
précisément, dans la classification décimale universelle — plus
connue sous le nom de C.D.U. — , le chiffre réservé à l’histoire
générale de l’Église chrétienne).
Le «vieil érudit », entre-temps, était mort. Monsieur Jérôme,
après avoir vainement essayé d ’intéresser l’Éducation Natio­
nale, le Centre National de la Recherche scientifique (C.N.R.S.),
l’École pratique des Hautes études (6e section), le Collège de
France et quelque quinze autres institutions publiques ou pri­
vées, à l’histoire, plus m ouvem entée q u ’on ne pourrait s’y
attendre, de l’Église espagnole au xviie siècle, tenta, tout aussi
vainement, de trouver un éditeur. Après avoir essuyé quarante-
six refus catégoriques et définitifs, Monsieur Jérôme prit son
manuscrit — plus de mille deux cents pages d ’une écriture
incroyablement serrée — et alla le brûler dans la cour de la
Sorbonne ce qui, d ’ailleurs, lui valut de passer la nuit au
commissariat.
Ce contact avec les éditeurs ne fut pas cependant com plète­
ment inutile. Un peu plus tard, l’un d ’eux lui proposa des tra­
ductions d’anglais. Il s’agissait de livres pour enfants, de ces
petits livres que l’on appelle dans les pays anglo-saxons des
p rim ers et dans lesquels on trouve encore assez fréquemment
des choses du genre de :

Cot cot co t co t codek.


K louc klouc klouc.
C’est n otre p o u le la noire.
P our nous elle p o n d des œufs.
916 Georges Perec

Elle est si g a ie q u a n d elle a pon du.


Cot cot.
Klouc klouc klouc.
Voici le bon oncle Léo.
Il glisse sa m a in dessous elle et lu i p re n d son œ u f fr a is pondu.
Col co t co t codek.
K louc klouc klouc.

et il fallait évidemm ent les traduire en les adaptant aux caracté­


ristiques de la vie quotidienne française.
C’est avec ce gagne-pain que Monsieur Jérôme vivota jusqu’à
sa mort. Cela ne lui donnait pas tellement de travail et il passait
la plupart du temps dans sa chambre, étendu sur un vieux
divan de m oleskine vert bouteille, vêtu d’un m êm e chandail
jacquard ou d ’un tricot de flanelle grisâtre, la tête appuyée sur
la seule chose qu’il ait rapportée de ses années hindoues : un
lambeau — à peine plus grand qu’un mouchoir — d ’une étoffe
jadis som ptueuse, à fond pourpre, brodée de fils d ’argent.
Tout autour de lui, le parquet était jonché de romans poli­
ciers et de Kleenex (il avait constamment la goutte au nez) ; il
avalait facilement deux à trois romans policiers par jour et se
flattait d ’avoir lu et de se souvenir des cent quatre-vingt-trois
titres de la collection LE m preinte et d’au moins deux cents
titres de la collection Le M asque. Il n ’aimait que les romans
policiers à énigm es, les bons vieux romans policiers classiques
anglo-saxons d ’avant-guerre à chambre close et alibis parfaits,
avec une petite préférence pour les titres un tantinet incon­
grus : L’A ssassin laboureur ou Le C adavre va vous jo u e r du
p ia n o ou L’A gnat va se m ettre en colère.
Il lisait extrêm ement vite — une habitude et une technique
qui lui étaient restées de l’École normale — mais jamais très
longtemps de suite. Souvent il s’arrêtait, restait allongé sans
rien faire, fermait les yeux. Il relevait sur son front dégarni ses
grosses lunettes à montures d ’écaille, il posait le roman poli­
cier au pied du divan après avoir marqué sa page avec une
carte postale qui représentait un globe terrestre que son
manche en bois tourné faisait ressembler à une toupie. C’était
un des premiers globes connus, celui que Johannes Schoener,
La Vie m o d e d ’em p lo i 917

un cartographe ami de Copernic, avait exécuté en 1520 à Bam-


berg, et qui était conservé à la Bibliothèque de Nuremberg.
Il ne dit jamais rien à personne de ce qui lui était arrivé. Il
ne parla pratiquement jamais de ses voyages. Un jour, Mon­
sieur Riri lui demanda ce qu’il avait vu de plus étonnant dans
sa vie : il répondit que c’était un Maharadjah qui était assis à
une table tout incrustée d ’ivoire et qui dînait avec ses trois
lieutenants. Personne ne disait mot et les trois féroces hommes
de guerre avaient l ’air, devant leur chef, de petits enfants. Une
autre fois, sans qu’on lui ait demandé quoi que ce soit, il dit
que ce qu’il avait vu de plus beau au monde, de plus éblouis­
sant, c’était un plafond divisé en compartiments octogones,
rehaussés d ’or et d ’argent, plus ciselé qu’un bijou.
CHAPITRE XLVII

D inteville, 2

La salle d ’attente du Docteur Dinteville. Une pièce assez


vaste, rectangulaire, avec un parquet à point de Hongrie, et
des portes capitonnées de cuir. Contre le mur du fond, un
grand divan recouvert de velours bleu ; un peu partout, des
fauteuils, des chaises à dossier lyre, des tables gigognes avec
divers magazines et périodiques étalés : sur la couverture de
l’un d ’eux, on voit une photographie en couleurs de Franco
sur son lit de mort, veillé par quatre moines agenouillés qui
semblent tout droit sortir d ’un tableau de de La Tour ; contre
le mur de droite, un bureau gainé de cuir sur lequel il y a un
plumier Napoléon III en carton bouilli avec des petites incrus­
tations d ’écaille et de fines arabesques dorées, et, sous son
globe de verre, une pendule vernie arrêtée à deux heures
moins dix.
Il y a deux personnes dans la salle d ’attente. L’une est un
vieillard d ’une maigreur extrême, un professeur de français
retraité qui continue à donner des cours par correspondance
et qui attend son tour en corrigeant avec un crayon finement
taillé un paquet de copies. Sur la copie qu’il s’apprête à exami­
ner, on peut lire le sujet de la dissertation :
La Vie m o d e d ’em p lo i 919

« Dans les Enfers, Raskolnikov rencontre Meursault


(« L’Étranger »). Imaginez leur dialogue en prenant
vos exemples dans l’œuvre des deux auteurs. »

L’autre n ’est pas un malade : c ’est un représentant en instal­


lations téléphoniques que le Docteur Dinteville a convoqué en
fin de journée pour qu’il lui montre ses nouveaux m odèles de
répondeurs-enregistreurs. Il feuillette une des publications qui
jonchent le petit guéridon à côté duquel il est assis : un cata­
logue d ’horticulteur dont la couverture représente les jardins
du temple Suzaku à Kyoto.
Il y a plusieurs tableaux sur les murs. L’un d ’eux attire parti­
culièrement l’attention, moins par sa facture pseudo « naïve »
que par sa taille — presque trois mètres sur deux — et son
sujet : l’intérieur minutieusement, presque laborieusement,
traité d ’un bistrot : au centre, accoudé devant un comptoir, un
jeune homme à lunettes mord dans un sandwich au jambon
(avec du beurre et beaucoup de moutarde) tout en buvant un
demi de bière. Derrière lui se dresse un billard électrique dont
le décor représente une Espagne — ou un Mexique — de paco­
tille avec, entre les quatre cadrans, une femme jouant de
l’éventail. Par un effet abondamment utilisé dans les peintures
du Moyen Age, ce m êm e jeune hom m e à lunettes s’affaire sur
l’appareil, victorieusement d ’ailleurs, puisque son compteur
marque 67 000 alors que 20 000 suffisent pour avoir droit à la
partie gratuite. Quatre enfants, en rang d ’oignons le long de
l’appareil, les yeux à la hauteur de la bille, contem plent avec
jubilation ses exploits : trois garçonnets avec des chandails
chinés et des bérets, ressemblant à l’image traditionnelle des
petits poulbots, et une fillette qui porte autour du cou un cor­
donnet de fil noir tressé sur lequel est enfilée une unique
boule rouge, et qui tient dans la main gauche une pêche. Au
premier plan, juste derrière la vitre du café sur laquelle de
grosses lettres blanches écrivent à l ’envers
920 G eorges Perec

deux hom m es jouent au tarot : l’un d ’eux abat la carte repré­


sentant un hom m e armé d ’un bâton, portant besace et pour­
suivi par un chien, que l’on nomme le mat, c’est-à-dire le fou.
A gauche, derrière le comptoir, le patron, un hom m e obèse
en bras de chem ise avec des bretelles écossaises, regarde avec
circonspection une affiche qu’une jeune femme à l’air timide
lui demande vraisemblablement de mettre en devanture : en
haut, un long cornet métallique, très pointu, percé de plu­
sieurs trous ; au centre, l ’annonce de la création mondiale en
l’église Saint-Saturnin de Champigny le samedi dix-neuf
décembre I960 à 20 h 45 de M alakhitès, opus 35, pour quinze
cuivres, voix humaine et percussions, de Morris Schmetterling,
par le N ew Brass Ensemble o f M ichigan State University a t
E ast Lansing, sous la direction du compositeur. Tout en bas,
un plan de Champigny-sur-Marne précisant les itinéraires à
partir des portes de Vincennes, de Picpus et de Bercy.
Le Docteur Dinteville est un m édecin de quartier. Il reçoit
dans son cabinet le matin et le soir et rend visite à ses malades
tous les après-midi. Les gens ne l’aiment pas beaucoup, lui
reprochent son manque de chaleur, mais ils apprécient son
efficacité et sa ponctualité et lui restent fidèles.
Le docteur nourrit depuis longtemps une passion secrète : il
voudrait associer son nom à une recette de cuisine : il hésite
entre « Salade de crabe à la Dinteville », « Salade de crabe Din­
teville » ou, plus énigmatiquement, « Salade Dinteville ».

Pour 6 personnes : trois crabes — ou trois maïas (arai­


gnées de mer) ou six petits tourteaux— bien vivants.
La Vie m o d e d ’em p lo i 921

250 grammes de coquillettes. Un pot de fromage de Stil-


ton. 50 grammes de beurre, un petit verre de cognac, une
bonne cuillerée de sauce au raifort, quelques gouttes de
sauce Worcester. Feuilles de menthe fraîche. Trois grains
d ’aneth. Pour le court-bouillon : gros sel, poivre en grains,
1 oignon. Pour la mayonnaise : un jaune d’œuf, moutarde
forte, sel, poivre, huile d’olive, vinaigre, paprika, une pe­
tite cuiller de double concentré de tomate.
1 Dans une grande marmite remplie aux trois
quarts d’eau froide, préparez un court-bouillon avec du
gros sel, 5 grains de poivre gris, 1 oignon épluché et
coupé en deux. Faites bouillir pendant 10 minutes. Lais­
sez refroidir. Plongez les crustacés dans le court-bouil­
lon tiède. Faites reprendre l ’ébullition. Réduisez le feu,
couvrez et laissez cuire doucement pendant 15 minutes.
Retirez les crustacés. Laissez-les refroidir.
2 Faites reprendre l’ébullition. Jetez en pluie les
coquillettes dans le court-bouillon. Remuez et faites cuire
à gros bouillons pendant 7 minutes. Il importe que les
nouilles restent fermes. Égouttez les coquillettes. Passez-
les vivement sous l’eau froide et réservez-les en les arro­
sant d’un filet d’huile d ’olive pour leur éviter de coller.
3 M élangez dans un mortier avec un pilon ou une
spatule en bois le stilton mouillé d ’un peu de cognac et
de quelques gouttes de sauce Worcester, le beurre et
le raifort. Malaxez bien jusqu’à obtenir une pâte d’une
consistance onctueuse mais pas trop liquide.
4 Détachez les pattes et les pinces des crustacés
refroidis. Videz-les dans un grand bol. Incisez les cara­
paces, retirez le cartilage central, égouttez, videz les
chairs et les parties crémeuses. Hachez le tout grossière­
ment en y ajoutant les grains d ’aneth écrasés et les
feuilles de menthe fraîche hachées très finement.
5 Préparez une mayonnaise très ferme. Colorez-la
avec le paprika et le double concentré de tomate.
6 Dans un grand saladier, mettez les coquillettes et
incorporez-y successivem ent en remuant très doucem ent
1
922 Georges P erec

les crustacés hachés, le stilton, et la mayonnaise. D éco­


rez à votre convenance de chiffonnades de laitue, radis,
crevettes bouquet, concombres, tomates, œufs durs,
olives, quartiers d’orange, etc. Servez très frais.
CHAPITRE XLVIII

M adam e Albin (cham bres d e bonne, 8)

Une mansarde sous les toits entre l’ancienne chambre de


Morellet et celle de Madame Orlowska. Elle est vide, peuplée
seulem ent d ’un poisson rouge dans son bocal sphérique. La
locataire, Madame Albin, bien que sérieusem ent malade, est,
com me tous les jours, allée se recueillir sur la tom be de son
mari.
Comme Monsieur Jérôme, Madame Albin est revenue vivre
rue Simon-Crubellier après en être longtem ps restée éloignée.
Peu après son mariage, non pas avec le Raymond Albin mili­
taire, son premier fiancé, qu’elle quitta quelques semaines
après l’incident de l’ascenseur, mais avec un René Albin,
ouvrier typographe, sans autre lien qu’homonymique avec
l’autre, elle quitta la France pour Damas, où son mari avait
trouvé du travail dans une importante imprimerie. Leur but
était de gagner le plus vite possible assez d ’argent pour pou­
voir revenir en France et s’y établir à leur compte.
Le protectorat français favorisa leur ambition, ou, plus exac­
tement, l’accéléra en leur permettant, grâce à un système de
prêt sans intérêts destiné à développer les investissements
coloniaux, de monter une petite fabrique de livres scolaires
qui ne tarda pas à prendre une certaine envergure. Lorsque la
924 Georges P erec

guerre éclata, les Albin jugèrent plus prudent de ne pas quitter


la Syrie, où leur entreprise d ’édition devint de plus en plus
prospère, et en mille neuf cent quarante-cinq, ils s’apprêtaient
à liquider leur affaire et à rentrer en France fortune faite,
assurés de revenus plus que confortables, lorsque les émeutes
antifrançaises et leur sévère répression anéantirent en un rien
de temps tous leurs efforts : leur maison d ’édition, devenue
un des symboles de la présence française, fut incendiée par les
Nationalistes, et quelques jours plus tard, le bombardement de
la ville, par les troupes franco-britanniques, détruisit le grand
hôtel qu’ils avaient fait construire et dans lequel ils avaient
investi plus des trois quarts de leur fortune.
René Albin mourut d ’un arrêt du cœur, la nuit même du
bombardement. Flora, elle, fut rapatriée en 1946. Elle ramena
le corps de son époux et le fît inhumer à Juvisy. Grâce à la
concierge, Madame Claveau, avec qui elle était restée en
contact, elle parvint à retrouver son ancienne chambre.
Alors commença pour elle une interminable ribambelle de
procès qu’elle perdit l’un après l’autre et dans lesquels elle
engloutit les quelques millions qui lui restaient, ses bijoux, son
argenterie, ses tapis : elle perdit contre la République fran­
çaise, elle perdit contre Sa Gracieuse Majesté britannique, elle
perdit contre la République syrienne, elle perdit contre la
municipalité de Damas, elle perdit contre toutes les sociétés
d ’assurances et de ré-assurances qu’elle attaqua. Tout ce
qu’elle obtint fut une pension de victime civile et, l’imprimerie
qu’elle avait fondée avec son mari ayant été nationalisée, une
indemnisation qui fut convertie en rente viagère : cela lui
assure un revenu m ensuel net d ’impôts de quatre cent quatre-
vingts francs, soit très exactement 16 francs par jour.
Madame Albin est une de ces femmes de grande taille sèches
et osseuses, que l’on dirait sorties de Ces dam es a u x chapeaux
verts. Tous les jours elle va au cimetière : elle part de chez elle
vers deux heures, prend le 84 à Courcelles, descend à la Gare
d ’Orsay, prend le train pour Juvisy-sur-Orge, et est de retour
rue Simon-Crubellier vers six heures et demie ou sept heures ;
le reste du temps elle reste enfermée dans sa chambre.
Son intérieur est impeccablement tenu : les petits carreaux
La Vie mode d ’emploi 925

gur le sol sont soigneusem ent cirés et elle demande à ses visi­
teurs de marcher sur des patins découpés dans de la toile à
sac ; ses deux fauteuils sont recouverts de housses en nylon.

Sur sa table, sa chem inée et ses deux guéridons, des objets


sont enveloppés dans de vieux numéros du seul journal q u ’elle
lise avec plaisir, France-Dim anche. C’est un grand honneur
que d ’être admis à les regarder ; elle ne les déballe jamais tous
à la fois, et rarement plus de deux ou trois pour une personne
donnée. A Valène, par exem ple, elle a fait admirer un jeu
d’échecs en bois de palissandre avec des marqueteries de
nacre, et un rebab, violon arabe à deux cordes, réputé dater
du xvie siècle ; à Mademoiselle Crespi elle a montré — sans lui
en expliquer la provenance ni le rapport qu’elle pouvait avoir
avec sa vie en Syrie — une estampe érotique chinoise représen­
tant une femme couchée sur le dos honorée par six petits
gnomes aux visages tout ridés ; à Jane Sutton, qu’elle n’aime
pas parce qu’elle est Anglaise, elle a seulem ent fait voir quatre
cartes postales également sans relation apparente avec sa bio­
graphie : un combat de coqs à Bornéo, des Samoyèdes emmi­
touflés parcourant dans leurs traîneaux tirés par des rennes un
désert de neige au nord de l’Asie ; une jeune femme maro­
caine, vêtue de soie rayée, caparaçonnée de chaînes, d ’an­
neaux et de paillettes, la poitrine pleine à moitié dénudée, les
narines larges, les yeux pleins d ’une vie bestiale riant de ses
dents blanches ; et un paysan grec avec une espèce de grand
béret, une chem ise rouge et un gilet gris, poussant sa charrue.
Mais à Madame Orlowska qui, com m e elle, a vécu en Islam,
elle a montré ce qu’elle avait de plus précieux : une lampe en
cuivre ajouré avec des petites découpures ovales dessinant des
fleurs fabuleuses, provenant de la m osquée des ’Umayyades où
est enterré Saladin, et une photographie coloriée à la main du
palace qu’elle fit construire : une grande cour carrée, entourée
sur trois faces de bâtiments peints en blanc avec de grandes
bandes horizontales rouges, vertes, bleues, noires, une énorm e
touffe de lauriers-roses dont toutes les fleurs épanouies font
des taches rouges dans la verdure ; au milieu de la cour, sur le
926 Georges P erec

pavé en marbre de couleur, trottine une petite gazelle aux


minces sabots et aux yeux noirs.
Madame Albin com m ence à perdre la mémoire et peut-être
aussi un peu la raison ; les gens de l’étage s’en sont rendu
com pte lorsqu’elle s’est mise à frapper le soir à leurs portes
pour les mettre en garde contre des dangers invisibles, qu’elle
appelait les blousons noirs, ou encore les harkis, ou parfois
même l’O.A5. ; une autre fois, elle a com m encé à ouvrir un de
ses paquets pour le montrer à Smautf, et Smautf s’est aperçu
qu elle avait emballé com me si ç’avait été un de ses précieux
souvenirs une petite boîte de jus d ’orange. Il y a quelques
mois, un matin, elle a oublié de mettre son dentier qu’elle fait
tremper chaque nuit dans un verre d ’eau ; elle ne l’a plus
jamais remis depuis ; le dentier est dans son verre d ’eau, sur
la table de nuit, couvert d ’une espèce de m ousse aquatique
d ’où émergent parfois de minuscules fleurs jaunes.
CHAPITRE XLIX

Escaliers, 7

Tout en haut de l’escalier.


À droite la porte de l’appartement que Gaspard Winckler
occupait ; à gauche la cage de l’ascenseur ; au fond, la porte
vitrée ouvrant sur le petit escalier qui conduit aux chambres
de bonne. Un carreau cassé est remplacé par une page de
D étective sur laquelle on peut lire : « Cinq mineurs se
relayaient nuit et jour pour satisfaire la directrice du camping »,
au-dessus d ’une photographie de ladite, une femme d ’une cin­
quantaine d ’années, avec un chapeau à fleurs et un manteau
blanc sous lequel il n ’est pas interdit de supposer qu’elle est
entièrement nue.

Au début, les deux étages de com bles n ’étaient occupés que


par les domestiques. Ils n ’avaient pas le droit d ’emprunter le
grand escalier ; ils devaient entrer et sortir par la porte de ser­
vice à l’extrémité gauche de l’immeuble et prendre l ’escalier
de service qui aboutissait à chaque étage dans les cuisines ou
dans les offices, et donnait, aux deux derniers étages, sur deux
longs corridors qui desservaient les chambres et les mansardes.
La porte vitrée en haut du grand escalier ne devait servir que
dans les cas rarissimes où un maître ou une maîtresse aurait
928 G eorges P erec

eu besoin d ’aller dans la chambre de l’un des domestiques


par exem ple pour « visiter ses hardes », c’est-à-dire vérifier qu’jj
n ’emportait pas de petite cuiller en argent ou une paire de
bougeoirs quand il était mis à la porte, ou pour faire porter à
la vieille Victoire mourante une tasse de tisane ou l’extrême-
onction.
Dès la fin de la guerre de Quatorze, cette règle sacro-sainte
que maîtres ni domestiques n ’auraient songé à transgresser,
commença à s’assouplir, principalement du fait que les
chambres et les mansardes furent de moins en moins réservées
à l’usage exclusif des serviteurs. L’exem ple fut donné par Mon­
sieur Hardy, un négociant marseillais en huile d ’olive qui vivait
au deuxièm e gauche, dans l’appartement que devaient plus
tard occuper les Appenzzell, puis les Altamont. Il loua une de
ses chambres de service à Henri Fresnel : Henri Fresnel était
d ’une certaine manière un domestique, puisqu’il était chef de
cuisine dans le restaurant que Monsieur Hardy venait d ’ouvrir
à Paris pour démontrer la fraîcheur et l’excellence de ses pro­
duits (/i la Renom m ée d e la B ouillabaisse, 99, rue de Riche­
lieu, à côté du R estaurant du G rand U, à l’époque célèbre
rendez-vous d ’hommes politiques et de journalistes), mais il
— Monsieur Fresnel — ne servait pas dans la maison et c’est la
conscience parfaitement tranquille qu’il emprunta pour des­
cendre la porte vitrée et l’escalier des maîtres. Le second fut
Valène r Monsieur Colomb, un vieil original, éditeur d ’alma-
nachs spécialisés (L A lm anach du Turfiste, du Num ism ate,
du M élomane, d e l ’Ostréiculteur, etc ), père du trapéziste
Rodolphe qui triomphait alors au Nouveau-Cirque, et ami loin­
tain des parents de Valène, lui loua pour quelques francs
— souvent restitués sous forme d ’une commande pour un
almanach — sa chambre de service dont il n ’avait que faire,
Gervaise, sa gouvernante, dormant depuis longtemps déjà
dans une des chambres de son appartement du troisième
droite, sous les Echard. Et lorsque, quelques années plus tard,
cette porte vitrée qui ne devait être ouverte qu’exceptionnelle­
ment, fut quotidiennem ent franchie par le jeune Bartlebooth
qui montait chez Valène prendre sa leçon d ’aquarelle, il ne
devint apparemment plus possible de fonder de façon durable
La Vie m o d e d ’em p lo i 929

S une appartenance à une classe sur la position de tel ou tel


j f par rapport à cette porte vitrée, de m êm e qu’à la génération
» précédente, il était également devenu impossible de l’établir à
§ partir de notions pourtant aussi fortement ancrées que celles
ï de rez-de-chaussée, d ’entresol, et d ’étage noble.

Aujourd’hui, sur les vingt chambres initialement réservées


§ à la domesticité de ce côté-ci de la façade, et primitivement
numérotées en chiffres verts peints au pochoir de 11 à 30,
vingt autres, de 1 à 10 et de 31 à 40 concernant les chambres
donnant sur cour, de l ’autre côté du couloir, il n ’y en a plus
que deux qui soient effectivement occupées par des dom es­
tiques en service dans la maison : la chambre n° 13, qui est
celle de Smautf, et la 26, où dort le couple néerlando-para-
guayien qui sert chez Hutting ; on peut y ajouter à la rigueur
la 14, la chambre de Jane Sutton, qui la paye en allant faire
; deux heures de ménage chaque jour chez les Rorschash, ce qui
jf correspond d ’ailleurs à un loyer plutôt exorbitant pour une
* aussi petite chambre, et, à l ’extrême limite, la 15, où vit
î Madame Orlowska qui fait parfois aussi des heures de ménage,
ï mais généralement pas dans l’immeuble sauf exceptionnelle­
ment chez les Louvet ou les Marquiseaux, lorsque ses vacations
de polonais et d ’arabe au B ulletin signalétique du C.N.R.S. ne
suffisent plus à la faire vivre avec son petit garçon. Les autres
chambres et mansardes n ’appartiennent m êm e plus nécessai-
’f rement aux propriétaires des appartements : le gérant en a
racheté plusieurs et les loue com m e « chambres individuelles »
après y avoir fait mettre l’eau ; plusieurs personnes ont réuni
entre elles deux ou plusieurs chambres, à com mencer par Oli­
vier Gratiolet, l’héritier des anciens propriétaires, et même, ont
annexé, au mépris des règlements de copropriété et à coups
d’astuces procédurières et de pots-de-vin, des portions de
« parties com m unes », com me Hutting qui s’est servi des
anciens couloirs quand il a aménagé son grand atelier.
L’escalier de service ne sert plus guère que pour quelques
livreurs et fournisseurs, et pour les ouvriers qui font des tra-
x vaux dans l ’immeuble. L’ascenseur — quand il marche — «st
§ utilisé librement par tous. Mais la porte vitrée reste la marque
930 G eorges Perec

discrète et terriblement tenace d ’une différence. Même s’il y a


en haut des gens beaucoup plus riches qu’en bas, il n ’empêche
que du point de vue de ceux d ’en bas, ceux d ’en haut sont
plutôt du côté des inférieurs : en l’occurrence, si ce ne sont
pas des domestiques, ce sont des pauvres, des enfants (des
Jeunes) ou des artistes pour qui la vie doit nécessairement
avoir pour cadre ces chambres étroites où il n ’y a place que
pour le lit, un placard et une étagère à confitures pour les fins
de mois difficiles. Il va de soi, bien sûr, que Hutting, peintre
de renom m ée internationale, est beaucoup plus riche que les
Altamont, et même il est certain que les Altamont sont flattés
de recevoir chez eux Hutting et d ’être ses invités dans son châ­
teau de Dordogne ou dans son mas de Gattières, mais les Alta­
mont ne manqueront jamais une occasion de rappeler qu’au
xviie siècle les peintres, les écrivains et les musiciens n ’étaient
que des valets spécialisés, com m e au xixc' siècle encore les par­
fumeurs, coiffeurs, couturiers et restaurateurs, aujourd’hui
promis non seulem ent à la fortune mais parfois à la célébrité ;
encore peut-on concevoir qu’un couturier ou qu’un restaura­
teur puisse devenir, par son seul travail, un commerçant, voire
même un industriel, mais les artistes ne pourront jamais ne
pas être tributaires du besoin bourgeois.
Cette vision des choses, magnifiquement exposée en 1879
par Edmond About qui, dans un ouvrage intitulé LA.B.C. du
travailleu r, calcula sans rire que lorsque Mademoiselle Patti
(1843-1919) va chanter dans le salon d ’un financier, elle pro­
duit en ouvrant la bouche l’équivalent de quarante tonnes de
fonte à cinquante francs les mille kilos, cette vision des choses
n ’est évidemment pas partagée avec la même intensité par tous
les gens de l’immeuble. Pour les uns, elle est prétexte à récri­
minations et envies, manifestations de jalousie ou de dédain ;
pour les autres, elle appartient à un folklore sans consé­
quences véritables. Mais pour les uns et pour les autres, et
aussi bien d ’ailleurs pour ceux du bas que pour ceux du haut,
elle fonctionne en fin de com pte com me un fait acquis : les
Louvet, par exemple, disent des Plassaert « ils ont aménagé des
chambres de bonne mais c ’est quand même pas mal » ; les Plas­
saert de leur côté se sentent obligés de souligner le charm e
La Vie m o d e d ’em p lo i 931

% fo u de leurs trois petites mansardes, et d ’ajouter qu’ils les ont


f- eues pour trois fois rien, et d ’insinuer qu’ils ne pètent pas dans
~Zj.
du faux Louis XV com m e la mère Moreau, ce qui, en l’occur-
S rence, est parfaitement faux. À peu près de la même façon,
Hutting dira volontiers, com m e pour s ’excuser, qu’il était
fatigué de l’espèce de hangar de luxe qu’il avait à la porte d ’Or­
léans et qu’il rêvait d ’un petit atelier tranquille dans un quar­
tier calme ; par contre, le gérant, parlant de Morellet, dira
« Morellet » et, parlant de Cinoc ou de Winckler, dira « Mon­
sieur Cinoc » ou « Monsieur Winckler », et s’il arrive à Madame
Marquiseaux de prendre l’ascenseur en même temps que
Madame Orlowska, elle aura, peut-être malgré elle, un geste
qui signifiera que c ’est son ascenseur et qu’elle condescend à
en partager un instant la jouissance avec quelqu’un qui, arrivé
au sixième, aura encore deux étages à gravir à pied.
À deux reprises les gens du haut et les gens du bas sont
entrés en conflit ouvert : une première fois lorsque Olivier Gra­
tiolet a demandé à la copropriété de voter la prolongation du
tapis aux septièm e et huitième étages, de l’autre côté de la
porte vitrée. Il a eu l’appui du gérant, pour qui un tapis dans
f
g l’escalier représentait cent francs de plus par mois et par
| chambre. Mais la majorité des copropriétaires, tout en décla­
rant l’opération légitime, a exigé qu’elle soit supportée par les
propriétaires des deux derniers étages seulement, et pas par la
copropriété tout entière. Cela ne faisait plus du tout l’affaire
du gérant qui aurait presque dû payer le tapis à lui tout seul,
et il s’arrangea pour enterrer l’affaire.
La deuxièm e fois, ce fut à propos de la distribution du cour­
rier. La concierge actuelle, Madame Nochère, a beau être la
meilleure femme du monde, elle n ’en a pas moins des préjugés
de classe, et la séparation marquée par la porte vitrée n ’est
absolument pas fictive pour elle : elle m onte le courrier à ceux
qui habitent en deçà de la porte ; les autres doivent aller le
chercher à la loge : ce sont les instructions que Juste Gratiolet
a données à Madame Arana, que Madame Arana a transmises
à Madame Claveau qui les a elle-mêm e transmises à Madame
Nochère. Hutting, et avec plus de virulence encore les Plas-
saert, ont exigé l’abrogation de cette mesure discriminatoire et
932 G eorges P erec

infamante, et la copropriété a été obligée de s’incliner pour ne


pas avoir l’air d ’entériner une pratique héritée du xixc siècle.
Mais Madame Nochère a refusé net, et som m ée par le gérant
de distribuer le courrier à tous les étages sans distinction, elle
a produit un certificat médical, délivré par le Docteur Dinte­
ville lui-même, attestant que l’état de ses jambes lui interdisait
de monter les étages à pied. Dans cette affaire, Madame
Nochère agissait surtout par haine des Plassaert et de Hutting ;
car elle m onte le courrier même quand il n ’y a pas d ’ascenseur
(ce qui arrive souvent) et il est rare qu’une journée se passe
sans qu’elle rende visite à Madame Orlowska, à Valène ou à
Mademoiselle Crespi, profitant de l’occasion pour leur monter
leur courrier.
Cela n ’a évidemment pas beaucoup de conséquences pra­
tiques, sauf pour la concierge elle-même, qui sait une fois pour
toutes qu’elle ne doit pas compter sur de grosses étrennes de
la part de Hutting et des Plassaert. C’est un de ces clivages à
partir desquels s’organise la vie d ’un immeuble, une source de
toutes petites tensions, de micro-conflits, d ’allusions, de sous-
entendus, d ’accrochages ; cela fait partie de ces controverses
parfois âpres qui secouent les réunions de copropriétaires,
com m e celles qui s’élèvent au sujet des pots de fleurs de
Madame Réol, ou de la motocyclette de David Marcia (avait-il
ou n ’avait-il pas le droit de la ranger dans l’appentis qui jouxte
la courette aux poubelles ? La question, aujourd’hui, ne se
pose plus, mais pour tenter d ’y répondre une bonne demi-
douzaine de conseillers juridiques furent consultés en pure
perte), ou encore des désastreuses habitudes musicales du
débile qui vit au deuxième droite au fond de la cour et qui, à
certaines époques indéterminées et pour des périodes d’une
durée imprévisible, se sentirait en état de manque s’il n’écou-
tait pas trente-sept fois de suite, de préférence entre minuit et
trois heures du matin, H eili Heilo, Lili M arlène et autres
joyaux de la musique hitlérienne.

Il y a des clivages plus discrets encore, presque insoupçon­


nables : les anciens et les nouveaux, par exem ple, dont le par­
tage relève de l’impondérable : Rorschash, qui a acheté ses
La Vie m o d e d ’em p lo i 933

appartements en I960, est un « ancien », alors que Berger, qui


est arrivé moins d ’un an plus tard, est un « nouveau » ; et
encore Berger s’est-il installé tout de suite, alors que Rorschash
a fait des travaux pendant plus d ’un an et demi ; ou bien le
côté des Altamont et le côté des Beaumont ; ou bien l’attitude
des gens pendant la dernière guerre : des quatre qui vivent
encore aujourd’hui dans l’immeuble et qui étaient alors en âge
de prendre parti, un seul s’engagea activement dans la Résis­
tance, Olivier Gratiolet, qui fit marcher dans sa cave une impri­
merie clandestine et qui garda pendant presque un an sous
son lit, dém ontée, une mitrailleuse américaine qu’il avait trans­
portée, en pièces détachées, dans un cabas à provisions. Véra
de Beaumont, par contre, afficha volontiers des opinions pro­
allemandes et se montra à plusieurs occasions en compagnie
de Prussiens impeccables et haut gradés ; les deux autres,
Mademoiselle Crespi et Valène, furent plutôt indifférents.

Tout cela fait une histoire bien tranquille, avec ses drames
de crottes de chien et ses tragédies de boîtes à ordures, la radio
trop matinale des Berger et leur m oulin à café qui réveille
Madame Réol, le carillon de Gratiolet dont Hutting ne cesse
de se plaindre, ou les insom nies de Léon Marcia que les Louvet
supportent difficilement : pendant des heures et des heures, le
vieil hom m e fait les cent pas dans sa chambre, va dans la cui­
sine prendre un verre de lait dans le réfrigérateur, ou dans la
salle de bains pour se passer de l’eau sur le visage, ou met en
marche la radio et écoute, tout bas mais encore trop fort pour
ses voisins, des programmes crachotants venus du bout du
monde.

Dans toute l’histoire de l’immeuble il y eut peu d ’événe­


ments graves, sinon les petits accidents consécutifs aux expé­
riences de Morellet et, bien avant, vers la Noël 1925, l’incendie
du boudoir de Madame Danglars, qui est aujourd’hui la pièce
où Bartlebooth reconstruit ses puzzles.
Les Danglars dînaient en ville ; la pièce était vide, mais un
feu préparé par les dom estiques flambait dans la cheminée.
On expliqua l’incendie en supposant qu’un brandon passa par­
934 Georges P erec

dessus le grand pare-feu rectangulaire en métal peint placé


devant la chem inée et retomba dans un vase posé sur une table
basse : le vase, malheureusement, était plein de magnifiques
fleurs artificielles qui s’enflammèrent instantanément : le feu
se communiqua au tapis cloué et à la toile de Jouy qui était
tendue sur les murs et qui représentait une scène champêtre
et antique : un faune bondissant, un bras sur la hanche, l’autre
joliment courbé au-dessus de sa tête, des moutons paissant au
milieu desquels se trouvait une brebis sombre, une faucheuse
ramassant de l’herbe avec une faucille.
Tout brûla, et surtout le plus précieux bijou de Madame
Danglars : un des 49 œufs de Pâques de Cari Fabergé, un œ uf
de cristal de roche, contenant un buisson de roses ; lorsque
l’on ouvrait l’œuf, les roses formaient un cercle au centre
duquel apparaissait tout un groupe d ’oiseaux chantants.
Seul fut retrouvé un bracelet de perles que Monsieur Danglars
avait offert à son épouse pour son anniversaire. Il l’avait acheté
à la vente d ’un des descendants de Madame de La Fayette à
qui elles auraient été données par Henriette d ’Angleterre. Le
coffret dans lequel elles étaient renfermées avait parfaitement
résisté au feu, mais elles étaient devenues entièrement noires.
La moitié de l’appartement des Danglars fut ravagé. Le reste
de l’immeuble ne souffrit pas.

Valène, parfois, rêvait de cataclysmes et de tempêtes, de


tourbillons qui emporteraient la maison tout entière comme
un fétu de paille et feraient découvrir à ses habitants naufragés
les merveilles infinies du système solaire ; ou bien une fissure
invisible la parcourrait de haut en bas, com me un frisson, et
avec un craquement prolongé et profond, elle s’ouvrirait en
deux, s’engloutirait lentem ent dans une béance innommable ;
alors des hordes l’envahiraient, des monstres aux yeux
glauques, des insectes géants avec des mandibules d ’acier, des
termites aveugles, des gros vers blancs à la bouche insatiable :
le bois s ’effriterait, la pierre deviendrait du sable, les armoires
s’écrouleraient sous leur propre poids, tout retomberait en
poussière.
La Vie mode d ’e mploi 935

Mais non. Rien que ces disputes sordides à propos de


baquets, d ’allumettes et d ’éviers. Et, derrière cette porte à
jamais close, l’ennui morbide de cette lente vengeance, cette
lourde affaire de m onom anes gâteux ressassant leurs histoires
feintes et leurs pièges misérables.
CHAPITRE L

Foulerot, 3

La chambre, ou plutôt la future chambre, de Geneviève Fou­


lerot.
La pièce vient d ’être repeinte. Le plafond est blanc mat, les
murs laqués de blanc ivoire, le parquet à chevrons laqué de
noir. Une ampoule nue au bout d ’un fil a été partiellement
dissimulée par un abat-jour de fortune fait d ’une grande feuille
de papier buvard rouge, roulée en forme de cône.
La pièce est entièrement vide de meubles. Un tableau, de
très grand format, est posé, non encore accroché, contre le
mur de droite et se reflète partiellement dans le miroir obscur
du parquet.

Le tableau lui-même représente une chambre. Sur l’appui de


la fenêtre il y a un bocal de poissons rouges et un pot de
réséda. Par la fenêtre grande ouverte, on aperçoit un paysage
champêtre : le ciel d ’un bleu tendre, arrondi com me un dôme,
s ’appuie à l ’horizon sur la dentelure des bois ; au premier
plan, sur le bord de la route, une petite fille, nu-pieds dans la
poussière, fait paître une vache. Plus loin, un peintre en blouse
bleue travaille au pied d ’un chêne avec sa boîte de couleurs
sur les genoux. Tout au fond miroite un lac sur les rives duquel
La Vie m o d e d ’em p lo i 937

se dresse une ville brumeuse avec des maisons aux vérandas


entassées les unes sur les autres et des rues hautes dont les
parapets à balustres dom inent l’eau.
Devant la fenêtre, un peu à gauche, un homme, vêtu d ’un
uniforme de fantaisie — pantalon blanc, veste d ’indienne sur­
chargée d ’épaulettes, de plaques, de sabretaches, de brande­
bourgs, grande cape noire, bottes à éperons — est assis devant
une écritoire rustique — une ancienne table d ’école com m u­
nale avec un trou pour l’encrier et un pupitre très légèrement
incliné — sur laquelle sont posés une carafe d ’eau, un de ces
| verres appelés flû tes et un chandelier dont le socle est un
admirable œ u f d’ivoire serti d ’argent. L’hom m e vient de rece­
voir une lettre et la lit avec une expression de com plet abat­
tement.
Juste à gauche de la fenêtre un téléphone mural est accroché
et, un peu plus à gauche encore, un tableau : il représente un
paysage de bord de mer avec au premier plan une perdrix per-
; chée sur la branche d ’un arbre sec dont le tronc tordu et tour­
menté jaillit d’un amas de rochers qui s’évase en une crique
bouillonnante. Au loin, sur la mer, une barque à voile triangu­
laire.
À droite de la fenêtre, il y a un grand miroir au cadre doré
dans lequel est supposée se refléter une scène qui aurait lieu
dans le dos du personnage assis. Trois personnes sont debout,
elles aussi déguisées, une femme et deux hommes. La femme
porte une longue robe sévère, en laine grise, et une coiffe de
quakeresse, et tient une jarre de pickles sous le bras ; un des
hommes, un quadragénaire maigre à l’air anxieux, est vêtu
d’un costume de bouffon du Moyen Âge, avec un pourpoint
divisé en longues pièces triangulaires alternativement rouges
et jaunes, une marotte et un bonnet à grelots ; l’autre homme,
un jeunot à l’air fadasse, avec de rares cheveux jaunes et un
air poupin, est déguisé en gros bébé, avec une culotte caout­
choutée gonflée de langes et de couches, des petites chaus­
settes blanches, des bottines vernies, un bavoir ; il suce cette
sorte de hochet en celluloïd que les bébés se fourrent tout le
temps dans la bouche et tient dans la main un biberon géant
dont les graduations évoquent en termes familiers ou semi-

rik
938 Georges P erec

argotiques les exploits ou fiascos amoureux censés corres­


pondre aux quantités d ’alcool absorbées (Viens, Poupoule,
M on t’ là d ’sus tu verras M ontm artre, Le P ont d e la Rivière
Kwaï, Satisfaite ou remboursée, Reviens veux-tu, Do d o l ’en­
fa n t do, E xtinction des feux, etc.).

L’auteur de ce tableau est le grand-père paternel de Gene­


viève, Louis Foulerot, davantage connu comme décorateur que
com m e peintre. Il est le seul membre de la famille Foulerot à
ne pas avoir renié la jeune fille lorsque, voulant garder et éle­
ver son enfant, elle s’enfuit de chez elle. Louis Foulerot a pris
à sa charge l’aménagement de l ’appartement de sa petite-fille
et, apparemment, il a bien fait les choses ; les gros travaux sont
terminés, la cuisine et la salle de bains sont prêtes, on en est
aux peintures et aux finitions.
Le tableau lui a été inspiré par un roman policier — L !A ssas­
sin a t des poisson s rouges — dont la lecture lui procura un plai­
sir suffisant pour qu’il songe à en faire la matière d ’un tableau
qui rassemblerait en une scène unique presque tous les élé­
ments de l’énigme.
L’action se passe dans une région qui évoque assez bien les
Lacs italiens, non loin d ’une ville imaginaire que l’auteur
appelle Valdrade. Le narrateur est un peintre. Alors qu’il tra­
vaille dans la campagne, une petite bergère vient le trouver.
Elle a entendu un grand cri provenant de la som ptueuse villa
récemment louée par un richissime diamantaire suisse nommé
Oswald Zeitgeber. Accompagné de la petite fille, le peintre
pénètre dans la maison et découvre la victime : le joaillier, vêtu
d ’un uniforme de fantaisie, foudroyé, électrocuté, à côté du
téléphone. Au centre de la pièce se trouve un escabeau et,
accrochée à l’anneau du lustre, une corde se terminant par un
nœ ud coulant. Les poissons rouges dans le bocal sont morts.
L’inspecteur Waldémar, auquel le peintre-narrateur sert
complaisamment de confident, m ène l’enquête. Il fouille
consciencieusem ent chaque pièce de la villa, fait procéder à
plusieurs examens de laboratoire. C’est à l’intérieur du pupitre
d ’écolier que sont rassemblés les indices les plus révélateurs :
on y trouve, petit a, une tarentule vivante, petit b, la petite
I La Vie m o d e d ’em p lo i 939
i annonce concernant la location de la villa, petit c, un pro­
gramme pour un bal masqué, donné le soir même du crime,
avec la présence exceptionnelle du chanteur Mickey Malleville,
et petit d, une enveloppe contenant une feuille blanche sur
laquelle a simplement été collé l’entrefilet suivant, provenant
d’un quotidien africain :

BAMAKO (A.A.P.). 16 juin. Un


charnier humain contenant les
squelettes d ’au moins 49 per­
sonnes a été découvert dans la
région de Fouïdra. D ’après les
premières études, il semble
que les cadavres ont été ense­
velis il y a 30 ans. Une enquête
est en cours.

Trois personnes ont ce jour-là rendu visite à Oswald Zeitge-


ber. Elles sont arrivées à peu près en m êm e temps — le peintre
les a vues passer les unes après les autres à quelques minutes
d ’intervalle — et sont reparties ensem ble. Toutes trois étaient
déguisées à l’occasion du bal costumé. Elles furent identifiées
rapidement et interrogées séparément.
La première personne qui se présente est la dame quake­
resse. Elle se nom m e Madame Quaston. Elle prétend être
venue se proposer com me femme de ménage, mais personne
ne peut le confirmer. De plus, l’enquête ne tardera pas à révé­
ler que sa fille était la femme de chambre de Madame Zeitgeber
et qu’elle est morte noyée dans des circonstances imparfaite­
ment élucidées.
Le second visiteur est celui qui porte le costum e de bouffon.
Il se nom m e Jarrier ; c’est le propriétaire de la villa. Il est venu,
dit-il, voir si son locataire était bien installé et lui faire signer
un inventaire des meubles. Madame Quaston a assisté à leur
entretien et peut confirmer ses dires ; elle ajoute qu’à peine
arrivé, Jarrier a manqué s’étaler sur le parquet fraîchement
ciré, s’est rattrapé à la fenêtre et a à moitié renversé le bocal

Æ
940 G eorges P erec

de poissons rouges sur une carpette posée près du téléphone


mural.
Le troisième visiteur est le gros poupon : c’est le chanteur
Mickey Malleville. D ’em blée il avoue qu’il n ’est autre que le
gendre d ’Oswald Zeitgeber et qu’il est venu pour lui emprun­
ter de l’argent. Jarrier et Madame Quaston précisent tous deux
qu’à peine le chanteur entré, le diamantaire les a priés de les
laisser seuls. Un peu plus tard, il les a fait revenir, s’est excusé
de ne pas les accompagner au bal, mais a promis de les
rejoindre dès qu’il aurait donné quelques coups de téléphone
urgents. Le peintre a revu passer les trois masques et même,
dit-il, les voyant s’avancer de front sur toute la largeur de la
petite route, n’a pu s’em pêcher de ressentir une impression
désagréable. Un heure plus tard environ, la petite bergère a
entendu crier.
Les circonstances de la mort sont élucidées sans aucun pro­
blème : il y avait une longue plaque d ’acier sous la carpette :
en allant téléphoner, Zeitgeber déclencha un court-circuit qui
lui fut fatal. Seul Jarrier a pu installer cette plaque d ’acier et
l’on com prend aussitôt que c ’est pour favoriser l’électrocution
qu’il s’est arrangé, à peine entré, pour inonder d ’eau la carpette ;
on découvre alors deux détails plus significatifs encore : d ’une
part, c’est lui qui a fourni à Zeitgeber son déguisem ent pour
le bal costumé, et les fers et les éperons des bottes et toutes
les plaques métalliques de la veste devaient eux aussi assurer
le passage du courant ; d ’autre part, et surtout, il a manipulé
l ’installation téléphonique pour que ce court-circuit mortel ne
puisse se produire que si la victime désignée par son déguise­
m ent m êm e — Zeitgeber devenu ultra-conducteur— com po­
sait un numéro particulier : celui du cabinet médical où
Madame Jarrier exerçait !
Confronté à ces preuves accablantes, Jarrier avoue presque
tout de suite : d ’une jalousie maladive, il s’est aperçu qu’Os-
wald Zeitgeber, dont le donjuanisme est bien connu dans
toute la région, tourne autour de sa femme. Voulant en avoir
le cœur net, il met au point ce dispositif homicide qui ne fonc­
tionnera que si le bijoutier est effectivement coupable, c’est-à-
dire s’il tente de téléphoner au cabinet médical.
La Vie m o d e d ’em p lo i 941

Même s’il apparaît que le mobile était sans doute imaginaire


— Madame Jarrier pesant cent quarante kilos et l’expression
« tourner autour » devant être ici prise au pied de la lettre —
il n ’em pêche pas moins que Jarrier a prémédité cet assassinat :
il est inculpé, arrêté et incarcéré. Mais cela ne satisfait évidem­
ment ni le détective ni le lecteur : rien n ’explique la mort des
poissons rouges, ni la corde de pendu, ni la tarentule, ni l’en­
veloppe avec son entrefilet africain, ni l’ultime découverte de
Waldémar : une longue épingle, com m e une épingle à chapeau
mais sans sa tête, que l’on découvre enfoncée dans le pot de
réséda. Quant aux examens de laboratoire, ils apportent deux
révélations : d ’une part que les poissons ont été em poisonnés
à l’aide d’une substance à l’action ultra-rapide, la fibrotoxine ;
d’autre part qu’il y a à l’extrémité de l’épingle des traces d ’un
poison beaucoup plus lent, l’ergo-hydantoïne.
Au terme de quelques péripéties secondaires, et après
qu’ont été envisagées et écartées plusieurs fausses pistes sug­
gérant la culpabilité de Madame Jarrier, de Madame Zeitgeber,
du peintre, de la petite bergère et d ’un des organisateurs du
bal costumé, la solution perverse et polymorphe de ce casse-
tête complaisant est enfin trouvée et permet à l’inspecteur Wal­
démar, au cours d ’une de ces réunions sur les lieux mêmes
du crime, en présence de tous les acteurs restés vivants, sans
lesquelles un roman policier ne serait pas un roman policier,
de reconstituer brillamment toute l’affaire : évidemment, tous
les trois sont coupables, et chacun est animé d ’un mobile dif­
férent.
Madame Quaston — dont la fille, poursuivie par le vieux
débauché, fut contrainte de se jeter à l ’eau pour sauvegarder
son h on n eu r— s’est présentée au diamantaire en se faisant
passer pour une voyante et a entrepris de lui lire les lignes de
la main : elle en a profité pour le piquer avec son épingle
enduite de ce poison dont elle savait qu’il mettrait un certain
temps à agir. Puis elle a dissimulé l’aiguille dans le pot de
réséda et placé la tarentule, jusqu’alors cachée dans le bou­
chon de son bocal de pickles, dans le pupitre : elle savait que
la piqûre de la tarentule provoque des réactions voisines de
celles de son poison, et tout en étant consciente que ce strata­
942 G eorges P erec

gèm e finirait par être dévoilé, pensait, plutôt naïvement, qu’il


égarerait suffisamment longtemps les enquêteurs pour lui per­
mettre de s’enfuir impunément.
Mickey Malleville, lui, le gendre de la victime, chanteur raté
criblé de dettes, incapable de faire face aux dépenses extrava­
gantes de la fille du joaillier, une écervelée habituée aux yachts,
aux breitschwanz et au caviar, savait que seule la mort de son
beau-père pouvait le sauver d ’une situation de jour en jour
plus inextricable : il a négligemment versé dans la carafe d ’eau
le contenu d ’un petit flacon de fibrotoxine caché dans la tétine
de son biberon géant.
Mais le fin mot de cette affaire, son rebondissem ent final,
son renversement ultime, sa révélation dernière, sa chute, est
ailleurs : la lettre que lisait Oswald Zeitgeber signait son arrêt
de mort : ce charnier récemment découvert en Afrique, c ’était
tout ce qui restait d ’un village révolté dont il avait fait tuer
toute la population et qu’il avait fait raser avant d ’aller piller
un fabuleux cimetière d ’éléphants. C’est de ce crime perpétré
de sang-froid que provenait sa fortune colossale. L’hom m e qui
lui envoyait cette lettre l’avait traqué pendant vingt ans, cher­
chant sans trêve les preuves de sa culpabilité : il les détenait
désormais et la nouvelle paraîtrait dès le lendemain dans tous
les journaux suisses. Zeitgeber en eut confirmation en télépho­
nant à ceux de ses collaborateurs qui avaient été ses complices
dans cette vieille affaire et qui, com m e lui, avaient reçu la let­
tre : à tous, le scandale ne laissait d ’autre issue que la mort.
Zeitgeber, donc, alla chercher un escabeau et une corde
pour se pendre. Mais d ’abord, peut-être avec le sentiment
superstitieux qu’il lui fallait accomplir une bonne action avant
de mourir, il vit que les poissons rouges manquaient d ’eau et
vida la carafe d ’eau dans le bocal que Jarrier avait volontaire­
ment renversé en arrivant. Ensuite il prépara sa corde. Mais
déjà les premiers symptômes de l’em poisonnem ent par l’ergo-
hydantoïne (nausées, sueurs froides, crampes d ’estomac, pal­
pitations) l’avaient assailli et, plié en deux de douleur, il appela
la doctoresse — pas du tout parce qu’il était amoureux d ’elle
(en vérité, c’était plutôt la petite bergère aux pieds nus qu’il
lorgnait) mais pour lui demander secours.
La Vie mode d ’emploi 943

Un homme qui s’apprête à se suicider s’inquiète-t-il à ce


point de brûlures d ’estomac ? L’auteur, conscient de la ques­
tion, tient à préciser dans un post-scriptum que l’ergo-hydan-
toïne provoque, concurremment à ses effets toxiques, des
effets psychiques pseudo-hallucinatoires parmi lesquels de
telles réactions ne seraient pas inconcevables.
LE CHAPITRE LI

Valène (cham bres d e bonne, 9)

Il serait lui-même dans le tableau, à la manière de ces


peintres de la Renaissance qui se réservaient toujours une
place minuscule au milieu de la foule des vassaux, des soldats,
des évêques ou des marchands ; non pas une place centrale,
non pas une place privilégiée et significative à une intersection
choisie, le long d ’un axe particulier, selon telle ou telle pers­
pective éclairante, dans le prolongem ent de tel regard lourd
de sens à partir duquel toute une réinterprétation du tableau
pourrait se construire, mais une place apparemment inoffen­
sive, com m e si cela avait été fait com me ça, en passant, un
peu par hasard, parce que l’idée en serait venue sans savoir
pourquoi, com me si l’on ne désirait pas trop que cela se
remarque, com me si ce ne devait être qu’une signature pour
initiés, quelque chose com me une marque dont le commandi­
taire du tableau aurait tout juste toléré que le peintre signât
son œuvre, quelque chose qui ne devrait être connu que de
quelques-uns et aussitôt oublié : à peine le peintre mort, cela
deviendrait une anecdote qui se transmettrait de génération en
génération, d ’ateliers en ateliers, une légende à laquelle per­
sonne ne croirait plus, jusqu’à ce que, un jour, on en redé­
couvre la preuve, grâce à des recoupements de fortune, ou en
La Vie mode d ’emploi 945

comparant le tableau avec des esquisses préparatoires retrou­


vées dans les greniers d ’un musée, ou même d ’une manière
tout à fait fortuite, com m e lorsque, lisant un livre, on tombe
sur des phrases que l’on a déjà lues ailleurs : et peut-être alors
se rendrait-on com pte de ce qu’il y avait toujours eu d ’un peu
particulier dans ce petit personnage, pas seulem ent un soin
plus grand apporté aux détails du visage, mais une plus grande
neutralité, ou une certaine manière de pencher imperceptible­
ment la tête, quelque chose qui ressemblerait à de la com pré­
hension, à une certaine douceur, à une joie peut-être teintée
de nostalgie.

Il serait lui-même dans son tableau, dans sa chambre,


presque tout en haut à droite, com m e une petite araignée
attentive tissant sa toile scintillante, debout, à côté de son
tableau, sa palette à la main, avec sa longue blouse grise toute
tachée de peinture et son écharpe violette.

s II serait debout à côté de son tableau presque achevé, et il


f serait précisément en train de se peindre lui-même, esquissant
du bout de son pinceau la silhouette minuscule d ’un peintre

I
en longue blouse grise avec une écharpe violette, sa palette à
la main, en train de peindre la figurine infime d ’un peintre en
train de peindre, encore une fois une de ces images en abyme
qu’il aurait voulu continuer à l’infini com m e si le pouvoir de
ses yeux et de sa main ne connaissait plus de limites.

Il se peindrait en train de se peindre et autour de lui, sur


la grande toile carrée, tout serait déjà en place : la cage de
l’ascenseur, les escaliers, les paliers, les paillassons, les
f chambres et les salons, les cuisines, les salles de bains, la loge
de la concierge, le hall d’entrée avec sa romancière américaine
interrogeant la liste des locataires, la boutique de Madame Mar­
cia, les caves, la chaufferie, la machinerie de l’ascenseur.

Il se peindrait en train de se peindre, et déjà l ’on verrait les


louches et les couteaux, les écumoires, les boutons de porte,
les livres, les journaux, les carpettes, les carafes, les chenets,
946 Georges P erec

les porte-parapluies, les dessous-de-plat, les postes de radio)


les lampes de chevet, les téléphones, les miroirs, les brosses à
dents, les séchoirs à linge, les cartes à jouer, les mégots dans
les cendriers, les photographies de famille dans les cadres anti­
parasites, les fleurs dans les vases, les tablettes de radiateurs,
les presse-purée, les patins, les trousseaux de clés dans les
vide-poches, les sorbetières, les caisses à chat, les casiers
d ’eaux minérales, les berceaux, les bouilloires, les réveille-
matin, les lampes Pigeon, les pinces universelles. Et les deux
cache-pot cylindriques en raphia tressé du Docteur Dinteville,
les quatre calendriers de Cinoc, le paysage tonkinois des Ber­
ger, le bahut sculpté de Gaspard Winckler, le lutrin de Madame
Moreau, les babouches tunisiennes rapportées à Mademoiselle
Crespi par Béatrice Breidel, la table rognon du gérant, les auto­
mates de Madame Marcia et le plan de Namur de son fils David,
les feuilles couvertes d ’équations d ’Anne Breidel, la boîte à
épices de la cuisinière de Madame Moreau, l’Amiral Nelson de
Dinteville, les chaises chinoises des Altamont et leur tapisserie
précieuse montrant les vieillards amoureux, le briquet de
Nieto, le mackintosh de Jane Sutton, le coffre de bateau de
Smautf, le papier étoilé des Plassaert, la coquille de nacre de
Geneviève Foulerot, le couvre-lit imprimé de Cinoc avec ses
grands feuillages triangulaires et le lit des Réol en cuir synthé­
tique — fa ç o n d a im fin itio n g ra n d sellier avec ceinture et
boucle chrom ée — , le théorbe de Gratiolet, les curieuses boîtes
à café de la salle à manger de Bartlebooth et la lumière sans
ombre de son scialytique, le tapis exotique des Louvet et celui
des Marquiseaux, le courrier sur la table de la loge, le grand
lustre en cristal d ’Olivia Rorschash, les objets soigneusement
empaquetés de Madame Albin, l’antique lion de pierre trouvé
par Hutting à Thuburbo Majus,

et tout autour, la longue cohorte de ses personnages, avec


leur histoire, leur passé, leurs légendes :

1 P élag e vain q u e u r d ’A lkham ah se faisant c o u r o n n e r à C ov ad on ga


2 La cantatrice e x ilé e d e R u ssie su ivan t S c h ô n b e r g à A m sterdam
3 Le p e tit ch at s o u r d a u x y e u x vairon s vivant au d e r n ier étage
La Vie m o d e d ’em p lo i 947

4 Le c ré tin c h e f d ’îlo t faisant p rép a rer d e s to n n e a u x d e sa b le


5 La fe m m e avare écrivant s e s m o in d r e s d é p e n s e s d a n s u n cah ier
6 Le fa iseu r d e p u z z le s s ’ach arn a n t d a n s s e s p arties d e ja cq u et
7 La c o n c ie r g e p r e n a n t s o in d e s p la n te s d e s lo ca taires a b sen ts
8 Les p a ren ts p r é n o m m a n t le u r fils G ilb ert e n h o m m a g e à B é ca u d
9 L’é p o u s e d u C o m te lib éré par l ’O tto m a n e a c ce p ta n t la b ig a m ie
10 La fe m m e d ’affaires regrettan t d e n e p lu s être à la c a m p a g n e

11 Le p e tit g a r ço n d e s c e n d a n t la p o u b e lle e n rêvan t à s o n ro m a n


12 Le neveu g a n d in accompagnant la g lo b e -tr o tte u se a u stra lien n e
13 La tribu é v itiste é c h a p p a n t sa n s arrêt au d o u x a n th r o p o lo g u e
14 La c u isin iè r e refu sa n t d e se servir d ’u n fo u r a u to -n etto y a n t
15 Le PDG d e l ’h ô te lle r ie in te rn a tio n a le sacrifiant 1 % à l ’art
16 L’infirm ière regardan t avec n o n c h a la n c e u n m a g a z in e illu stré
17 Le p o è t e allan t e n p è le r in a g e faisant nau fra ge à A rk h an gelsk
18 Le v io lo n ita lie n faisant p er d r e p a tie n c e à s o n m in iatu riste
19 Le c o u p le gras e t m a n g e u r d e sa u c iss e s n ’arrêtant p a s la TSF
20 Le c o lo n e l m a n c h o t ap rès l ’a tta q u e d u G rand Q uartier G én éra l

21 Les tristes rêv eries d e la je u n e fille au c h e v e t d e s o n p è r e


22 Les c lie n ts a u tr ich ie n s n é g o c ia n t u n B ain turc p lu s v a p o r e u x
23 L’h o m m e d e p e in e d u P araguay s ’a p p rêta n t à b rû ler u n e lettre
24 Le je u n e m illiard aire é tu d ia n t l ’a q u a relle e n k n ick erb o ck ers
25 L’in s p e c te u r d e s E aux & F o rêts fo n d a n t u n e réser v e d ’o is e a u x
26 La v e u v e e m b a lla n t s e s so u v e n ir s d a n s d e v ie u x h e b d o m a d a ir e s
27 Le c a m b r io le u r in te rn a tio n a l p a ssa n t p o u r u n gran d m agistrat
28 R o b in so n C ru so é vivant b ie n à l ’a ise d a n s s o n îlo t so lita ire
29 Le h a m ster jo u e u r d e d o m in o s am a te u r d e c r o û te s d ’É dam é tu v é
30 Le d o u lo u r e u x tu e u r d e m o ts traîn ant a u p rè s d e s b o u q u in is te s

31 L’e n q u ê te u r v ê tu d e n o ir v e n d a n t u n e n o u v e lle c lé d e s s o n g e s
32 Le m a rch a n d d ’h u ile o u v ra n t à Paris u n restaurant à p o is s o n s
33 Le v ie u x m aréch al tu é par la c h u te d ’u n b e a u lu stre v é n itie n
34 Le stayer d é fig u r é s e m arian t avec la s œ u r d e s o n p a c e m a k e r
35 La c u isin iè r e n ’ayant à faire q u ’u n oeu f e t d u h a d d o c k p o c h é
36 Le je u n e c o u p le s ’e n d e tta n t d e u x a n s d u ran t p o u r u n lit lu x e
37 La fe m m e d u m arch an d d ’art d é la is s é e p o u r u n e star ita lie n n e
38 L’a m ie d ’e n fa n c e r elisa n t le s b io g r a p h ie s d e s e s c in q n iè c e s
1

G eorges Perec

39 Le M o n sie u r m e tta n t d a n s d e s b o u te ille s d e s fig u res e n liège


40 L’a r c h é o lo g u e c h e rc h a n t le s traces d e s ro is arabes d ’E sp agne

41 L’a n c ie n c lo w n d e V arsovie m e n a n t u n e p e tite v ie d a n s l ’O ise


42 La b e lle -m è r e c o u p a n t l ’e a u c h a u d e si s o n g e n d r e va s e raser
43 Le H o lla n d a is d isa n t q u e to u t n o m b r e e s t s o m m e d e K prem iers
44 S c ip io n d é fin issa n t p a r du vieux avec du neuf u n n o n a g én a ire
45 L’a to m iste lisan t a u x lèv res d e l ’h o m m e -tr o n c s o u r d e t m u et
46 Le b rig an d a lban ais ch a n ta n t s o n a m o u r à la star d ’H o lly w o o d
47 L’in d u str iel a lle m a n d v o u la n t c u isin e r s o n g ig o t d e san glier
48 Le fils d e la d a m e au c h ie n p référan t le p o r n o à la prêtrise
49 Le barm an m alais é c h a n g e a n t e n p id g in -e n g lish sa d é e sse -m è r e
50 Le p e tit g a r ço n privé d e gâ tea u le voya n t apparaître e n rêve

51 Les se p t acteu rs refu san t le r ô le après avoir lu le scén ario


52 L’A m éricain d é se r te u r laissa n t m ou rir sa p a tr o u ille e n C orée
53 Le gu itariste c h a n g e a n t d e s e x e p u is d e v e n a n t u n e super-star
54 Le m aharadjah offrant u n e c h a sse au tigre à u n E u r o p é e n rou x
55 Le gran d -p ère lib éral trou v an t s o n in sp ira tio n d a n s u n rom an
56 Le callig ra p h e r e c o p ia n t d a n s la M éd in a u n e so u ra te d u Coran
57 O rfanik d e m a n d a n t l ’air d ’A n g elica d an s l ’O rla n d o d ’A rconati
58 L’acteu r o u r d iss a n t sa m o r t avec l ’aid e d e s o n frère d e lait
59 La je u n e J a p o n a ise te n a n t à b o u t d e bras la to r ch e o ly m p iq u e
60 A etiu s arrêtant le s h o r d e s d ’Attila au x C h a m p s C atalaun iq ues

61 Le su lta n S elim III a tteig n a n t h u it c e n t qu atre-vin gt-h u it m


62 Le s e r g e n t-c h e f trép assa n t d ’u n e a b so r p tio n m a ssiv e d e g o m m e
63 Le s e c o n d d u Fox d é c o u v r a n t le d e r n ier m e ssa g e d e Fitz-James
64 Le je u n e é tu d ia n t q u i resta p e n d a n t six m o is d a n s sa cham bre
65 La fe m m e d u p ro d u cteu r partant p o u r u n n o u v ea u tour d u m o n d e
66 Le m o n te u r e n ch au ffag e cen tral rég lan t l ’a llu m a g e au m a zo u t
67 Le r ich e a m ateu r lé g u a n t à la b ib lio th è q u e s o n argus m u sical
Le p e tit g a r ço n cla ssa n t s e s c o lle c tio n s d e bu vard s m é d ica u x
La Vie m o d e d ’em p lo i 949

69 Le c u isin ie r c o m é d ie n e m b a u c h é par u n e très r ich e A m éricain e


70 L’a n c ie n n e jo u e u s e d e trip o t d e v e n u e u n e p e tite fe m m e tim id e

71 Le p rép a rateu r frustré p e r d a n t tr o is d o ig ts à la m a in g a u c h e


72 La je u n e fille vivant avec u n m a ç o n b e lg e à C h a u m o n t-P o r cie n
73 L’a n c ê tre d u d o c te u r croya n t avoir p e r c é l ’é n ig m e d u d ia m an t
74 La je u n e fe m m e faisan t c o n c lu r e u n p a c te avec M é p h isto p h é lè s
75 Le fils d e l ’an tiq u aire p éta ra d a n t d a n s sa c o m b in a iso n r o u g e
76 Le fo n d é d e p o u v o ir jeta n t le se c r e t d e s c h im iste s a lle m a n d s
77 L’a n c ie n p r o fe sse u r d ’h isto ir e b rû lan t s o n m a n u scrit r en v o y é
78 Le vieil in d u str iel ja p o n a is m a g n a t d e la m o n tr e so u s-m a r in e
79 Le d ip lo m a te criant v e n g e a n c e p o u r sa fe m m e e t p o u r s o n fils
80 La d a m e n e partant q u e le le n d e m a in r e d e m a n d a n t s e s h a ricots

81 La v e d e tte m é d ita n t su r u n e r e c e tte d e m o u s s e lin e d e fraises


82 La v ie ille lad y faisant c o lle c t io n d e m o n tr e s e t d ’a u to m a te s
83 Le m a g ic ie n d e v in a n t t o u t avec d e s n o m b r e s c h o isis au hasard
84 Le boy ard offrant à la G risi u n ch arm an t vis-à-vis e n acajou
85 Le c h a u ffeu r n e c o n d u isa n t p lu s s ’am u sa n t avec d e s r é u ssite s
86 Le m é d e c in rêvan t d e d o n n e r s o n n o m à u n e r ec ette d e c u isin e
87 L’in g é n ie u r se ru in an t d a n s le c o m m e r c e d e s p e a u x africaines
88 Le J a p o n a is in itia n t d o u lo u r e u s e m e n t le s T rois H o m m e s Libres
89 Le v ie il a u to d id a cte r em â ch a n t m ille so u v e n ir s d e sa n a to riu m
90 L’a r rière-p etit-co u sin d e v a n t m e ttr e l ’h érita g e a u x e n c h è r e s

91 Les d o u a n ie r s d é b a lla n t le sa m o var d e la P rin c e sse e n c o lè r e


92 Le m arch an d d ’in d ie n n e r ie s a m é n a g e a n t au 8 e s o n p ied-à-terre
93 Le c o m p o s ite u r offrant à H a m b o u r g l ’O u vertu re à la F rançaise
94 M arguerite regardan t au c o m p te -fils la m in ia tu re à restau rer
95 C héri-B ibi d o n n a n t s o n n o m au ch at r o u x d u fa iseu r d e p u z z le
96 Le g a r ço n d u n ig h t-clu b m o n ta n t su r sc è n e p r é se n te r la rev u e
97 Le cad re d o n n a n t u n e so m p tu e u s e r é c e p tio n p o u r s e s c o llè g u e s
98 La fe m m e d e l ’a g e n c e im m o b iliè r e v isita n t l ’a p p a r te m e n t v id e
99 La d a m e faisant d e s e m b o îta g e s p o u r le s p u z z le s d e l ’A nglais
100 La p e tite fille q u i m o r d d a n s u n c o in d e s o n p e tit-b eu rre Lu

101 Le p r é te u r faisant m o u r ir e n u n s e u l jo u r 3 0 0 0 0 L u sita n ien s


102 La je u n e fille e n m a n te a u z y eu ta n t u n p la n d u m é tr o p a r isien
Georges P erec

103 Le géra n t d e l ’im m e u b le so n g e a n t à arron dir s e s fin s d e m ois


104 La p e tite p a r fu m e u se c h o isissa n t les b a g u e s d u vieil artisan
105 L’é d ite u r d e D am as ru in é par le s N atio n a listes anti-Français
106 Le critique c o m m e tta n t u n crim e p o u r u n e m arin e d e l ’Anglais
107 La v ie ille d o m e stiq u e rêvant d e c ro q u e -m o rt à l ’œ i l h ain eu x
108 Le savant co m p a r a n t le s e ffets d e la stry c h n in e e t d u curare
109 L’é tu d ia n t m e tta n t d u v ia n d o x d a n s le p o ta g e d e s vég éta rien s
110 Le tr o isiè m e o u v rier lisan t sa lettre e n sorta n t d u chantier

111 Le v ie u x m aître d ’h ô t e l recalcu la n t sa n s fin u n e factorielle


112 L’a b b é é m u v e n a n t à l ’aid e d ’u n Français p e r d u d a n s N e w York
113 Le p h a rm a c ien e n rich i retrou van t la trace d u T rès Saint Vase
114 Le c h im iste s ’in sp iran t d e la te c h n iq u e d ’u n fo n d e u r italien
115 L’h o m m e e n p a r d e ssu s n o ir e n train d ’e n file r d e s g a n ts neufs
116 G u yom ard sép a ra n t d a n s l ’é p a isse u r u n d e ss in d e H ans B ellm er
117 L’am i d e Liszt & d e C h o p in c o m p o sa n t u n e v a lse éto u rd issa n te
118 D o m P érignon faisant g o û te r à C olbert s o n m eilleu r C ham pagne
119 A m erigo m ourant apprenant q u ’o n d o n n e s o n n o m à u n continent
120 M o n sieu r Riri so m n o la n t ap rès d é je u n e r d errière s o n co m p to ir

121 Mark T w ain d é c o u v r a n t d a n s u n journal sa n o tic e n é c ro lo g iq u e


122 La secréta ire p o lissa n t le p o ig n a rd s o u s le q u e l p érit Kléber
123 Le p h ilo lo g u e faisant u n leg s au c o llè g e d o n t il fut recteu r
124 La je u n e fille-m ère p r e n a n t s o n b ain e n lisan t d u P irand ello
125 L’h isto r ie n écrivant s o u s d e s n o m s d ivers d e s ro m a n s o lé -o lé
126 Le v ie u x b ib lio th é ca ir e a ccu m u la n t le s p r e u v e s q u ’H itler vit
127 L’a v e u g le e n train d ’ac co r d e r le p ia n o d e la c h a n te u s e russe
128 Le d é c o r a te u r tirant parti d u sq u e le tte r o u g e d ’u n b éb é-p o rc
129 L’im p résa rio croyan t faire fo r tu n e avec le trafic d e s cauris
130 La c lie n te a b u sé e p e r d a n t se s c h e v e u x e n v o u la n t le s tein d re

131 La so u s-b ib e n c a d r a n t au cra yon r o u g e le s critiq u e s d ’o p éras


132 Le c o c h e r é p ris croyan t q u ’il y a u n rat d errière la ten tu re
La Vie m ode d ’em ploi 951

133 Les m itro n s ap p ortan t d e s c a n a p é s c h a u d s p o u r le grand raout


134 Pip e t La M in o u c h e ren v ersa n t le p o t d e lait d e l ’infirm ière
135 Le p io u p io u b lo q u é avec sa p r o m ise d an s l ’a sc e n se u r e n p a n n e
13 6 L’A n glaise au pair lisan t e n fin la m issiv e d e s o n b oy-frien d
13 7 Le libraire d ’o c c a s io n trou v an t tr o is lettr es d e V ictor H u g o
138 Les am ateu rs d e safaris p o s a n t à c ô t é d e le u r g u id e in d ig è n e
13 9 La b e lle P o lo n a ise r ev e n a n t d e T u n isie avec s o n p e tit en fa n t
140 L’in g é n ie u r g é n é r a l tu é par b a lle d a n s le sa lo n d e s o n h ô te l

141 Le c h iru rg ien o b lig é d ’o p é r e r s o u s la m e n a c e d e s arm es à feu


142 Le p r o fe sse u r d e français c o rrig ea n t d e s d e v o irs d e v a ca n ces
143 L’é p o u s e d u m agistrat avisant a p rès le fe u d e s p e r le s n o ir e s
144 Le c o u r e u r ten ta n t d e faire h o m o lo g u e r s o n rec o rd d e l ’h e u r e
145 Le m ilitaire r e c o n n a is sa n t s o n a n c ie n p r o fe sse u r d e p h y siq u e
146 L’a n c ie n p rop riéta ire rêvan t d e c ré er u n vrai h é r o s d e ro m a n
147 Le jazzm an tr o p p e r fe c tio n n iste r e c o m m e n ç a n t le s r é p é titio n s
148 Les fans d e T a sm a n ie o ffrant à le u r id o le 7 1 so u ris b la n c h e s
149 La M a th eu se rêvant d e co n str u ir e la p lu s h a u te to u r d u m o n d e
150 Le c h o r é g r a p h e fo u d ’a m o u r r ev e n a n t h a n ter la d u re b aller in e

151 L’e x -c o n c ie r g e e s p a g n o le se refu sa n t à d é b lo q u e r l ’a sc e n se u r


152 Le livreu r d e c h e z N ic o la s n e tto y a n t le s g la ce s d u v e stib u le
15 3 Le fu m eu r d e Por Larranaga é c o u ta n t u n g r a m o p h o n e à p avillo n
154 Le vieillard pornographique a tte n d a n t à la so rtie d e s ly cé e s
155 Le b o ta n iste d u K enya e sp é r a n t b a p tiser u n é p ip h y lle ivo irin
156 Le je u n e M ozart jo u a n t d e v a n t L ouis S eize & M arie-A ntoinette
157 Le R u sse faisant to u s le s c o n c o u r s p u b lié s d a n s le s jo u r n a u x
158 Le jo n g le u r ayant avalé s o n c o u te a u r en d a n t d e s p e tits c lo u s
159 Le fabricant d ’articles d e p ié té m o u r a n t d e froid e n A rgo n n e
160 Les v ie u x ch e v a u x a v e u g le s tirant d e s w a g o n n e ts d a n s la m in e

161 L’u r o lo g u e rêvan t d e la p o lé m iq u e e n tr e A sclé p ia d e e t G alien


162 Le b e l aviateu r c h e rc h a n t su r la carte le c h e m in d e C o rb én ic
163 L’o u v rier é b é n is te s e ch a u ffan t à u n é p h é m è r e feu d e c o p e a u x
164 Les to u r iste s s ’e fforça n t e n vain d e refaire la b a g u e tu rq u e
165 Le p r o fe sse u r d e d a n se tu é à c o u p s d e c a n n e par trois v o y o u s
La je u n e p r in c e s se p riant au c h e v e t d e s o n g ra n d -p ère le roi
La loca taire é p is o d iq u e vérifian t la tu y a u terie d u sanitaire
G eorges P erec

168 Le c h e f d e service arrivant à ê tre a b sen t q u atre m o is par an


169 L’an tiq u aire p lo n g e a n t le s d o ig ts d a n s u n b o c a l d e m alo sso ls
170 Le b ijo u tie r lisa n t l ’e n tr efilet q u i sig n e s o n arrêt d e m ort

171 Le p e in tr e c o té ajou tan t s o n b ro u illa rd a u x œ u v r e s célèb res


172 Le P rince E u g è n e faisant c o m p te r to u te s le s S ain tes R eliques
173 L’E m p ereu r s o n g e a n t à L’A igle p o u r a tta q u er le s B ritan niqu es
174 La d a m e e n r o b e à p o is faisant d u tr ic o t au b o r d d e la plage
175 Les M é la n é sie n n e s faisant d e la g y m su r u n d isq u e d e H a en d el
176 Le je u n e acrob ate n e v o u la n t p lu s jam ais q u itter s o n trapèze
177 G é d é o n S p ilett retrou van t d a n s sa p o c h e u n e u ltim e allu m ette
178 L’é b é n is te ita lien m atéria lisa n t l ’im p a lp a b le travail d u ver
179 Le v ie u x p e in tr e faisant ten ir to u te la m a iso n d a n s sa toile
CHAPITRE LII

Plassaert, 2

Une des pièces de l’appartement des Plassaert : c’est la pre­


mière qu’ils occupèrent, il y a un peu plus de treize ans, un an
avant la naissance de leur enfant. Quelques années plus tard,
Troyan mourut et ils achetèrent sa mansarde au gérant. Ensuite
ils rachetèrent aux Marquiseaux la pièce au fond du couloir :
elle était occupée par un vieil hom m e nommé Troquet, qui
vivotait en récupérant les bouteilles vides ; il se faisait rem­
bourser la consigne et il en gardait quelques-unes dans les­
quelles il introduisait des petits bonshom m es en liège
représentant des buveurs, des boxeurs, des marins, Maurice
Chevalier, le général de Gaulle, etc., qu’il allait vendre le
dimanche aux badauds des Champs-Élysées. Les Plassaert enta­
mèrent immédiatement une procédure d ’expulsion parce que
Troquet ne payait pas régulièrement son loyer, et com m e Tro­
quet était un semi-clochard, ils obtinrent très facilement gain
de cause.

Dans la première de leurs chambres vécut jadis pendant


environ deux ans un curieux jeune hom m e qui s’appelait Gré­
goire Simpson. Il était étudiant en histoire. Pendant quelque
temps il travailla com m e sous-bibliothécaire adjoint à la Biblio­
954 Georges Perec

thèque de l’Opéra. Son travail n ’était pas d ’un intérêt fabu­


leux : un riche amateur, Henri Astrat, avait légué à la
Bibliothèque une collection de documents qu’il avait consti­
tuée pendant quarante ans de sa vie. Passionné d ’opéra, Henri
Astrat n ’avait pratiquement pas manqué une première depuis
mille neuf cent dix, n ’hésitant pas à traverser la Manche, et
même, en deux ou trois occasions, l’Atlantique, pour aller
écouter Furtwàngler diriger Le Ring, la Tebaldi chanter Desdé-
m one ou la Callas Norma.
A l’occasion de chaque représentation, Astrat constituait un
dossier de presse auquel venaient s’ajouter le programme
— abondamment dédicacé par le chef et les interprètes — et,
selon les cas, divers élém ents des costumes et des décors : les
bretelles violettes de Mario del Monaco dans le rôle de Rodolfo
(La Bohème, Covent Garden, Opéra de Naples, 1946), la
baguette de Victor de Sabata, la partition de Lohengrin annotée
par Heinz Tietjen pour la mise en scène historique qu’il en
donna à Berlin en 1929, les maquettes d ’Emil Preetorius pour
les décors de cette même représentation, le m oule de faux
marbre que Karl Bôhm fit porter à Haig Clifford pour le rôle
du Commandeur dans le D on G iovanni qu’il monta au Mai
Musical d ’Urbino, etc.
Le legs d ’Henri Astrat s’accompagnait d ’une rente consé­
quente destinée à subventionner la poursuite de cet argus spé­
cialisé qui n ’avait nulle part au monde son équivalent. La
Bibliothèque de l’Opéra put ainsi fonder un Fonds Astrat,
consistant en trois salles d ’exposition et de lecture surveillées
par deux gardiens, et en deux bureaux occupés, l ’un par un
conservateur, l’autre par une sous-bibliothécaire et un sous-
bibliothécaire adjoint à temps partiel. Le conservateur — un
professeur d ’histoire de l’art spécialisé dans les Fêtes de la
Renaissance — recevait les personnalités habilitées à consulter
le fonds — chercheurs, critiques dramatiques, historiens du
spectacle, musicologues, metteurs en scène, décorateurs,
musiciens, costumiers, interprètes, etc. — et organisait des
expositions (Hommage au MET, Centenaire de la Traviata,
etc.) ; la sous-bibliothécaire lisait presque tous les quotidiens
parisiens et un nombre relativement important d ’hebdoma-
La Vie m o d e d ’em p lo i 955

îjjjûres, magazines, revues et publications diverses, et encadrait


d ’un trait de crayon rouge tout article traitant de l’opéra en
général (Va-t-on ferm er l ’Opéra ?, Projets p o u r l ’Opéra, Où en
■0 t l ’Opéra, Le F antôm e d e l ’Opéra : la réa lité et la légende,
0 C-) ou d ’un opéra en particulier ; le sous-bibliothécaire
adjoint à temps partiel découpait les articles encadrés de rouge
et les mettait, sans les coller, dans des « chem ises provisoires »
(CP) fermées par des élastiques ; au bout d ’un temps variable,
fliais n ’excédant pas généralement six semaines, on sortait les
coupures de presse (dont l’abréviation était également CP) des
£P, on les collait sur des feuilles de papier blanc 21 x 27, en
écrivant, en haut et à gauche, à l’encre rouge, le titre de
i ’œuvre, en majuscules soulignées deux fois, le genre (opéra,
opéra-comique, opéra bouffe, oratorio dramatique, vaudeville,
«opérette, etc.), le nom du compositeur, le nom du chef d ’or­
chestre, le nom du metteur en scène, le nom de la salle, en
majuscules soulignées une fois, et la date de la première repré­
sentation publique ; les coupures ainsi collées étaient alors
remises dans leurs chemises, mais celles-ci, au lieu d ’être fer-
jtiées avec des élastiques, l’étaient désormais par des cordon-
flets en lin, ce qui en faisait des « dossiers en attente » (DEA)
que l’on rangeait dans une armoire vitrée du bureau de la sous-
bibliothécaire et du sous-bibliothécaire adjoint à temps partiel
(SB2ATP) ; au bout de quelques semaines, lorsqu’il était
devenu depuis longtemps évident que l’on ne consacrerait
plus d ’articles à la représentation en question, on transférait le
OEA dans une des grandes armoires grillagées des salles d ’ex­
position et de lecture où il devenait enfin un (DEP) relevant
du même régime que le reste du Fonds Astrat c’est-à-dire, en
t’occurrence, « consultable sur place sur présentation d ’une
carte permanente ou d ’une autorisation particulière délivrée
par le Conservateur administrateur du Fonds » (Extrait des Sta­
tuts, article XVIII, § 3, alinéa c).
Ce poste à temps partiel ne fut malheureusem ent pas renou­
velé. Un contrôleur financier appelé à découvrir l’origine de
l ’inexplicable déficit enregistré d ’année en année par les
bibliothèques en général et par la Bibliothèque de l’Opéra en
particulier, émit dans son rapport l’opinion que deux gardiens
956 Georges P erec

pour trois salles c ’était trop, et que cent soixante-quinze francs


dix-huit centimes par mois pour découper des articles dans des
journaux, c ’est cent soixante-quinze francs dix-huit centimes
inutilement dépensés, attendu que cet unique gardien qui
n’aurait rien d ’autre à faire qu’à garder, pourrait tout aussi bien
découper en gardant. La sous-bibliothécaire, une dame timide
de cinquante ans avec de grands yeux tristes et une prothèse
auditive, tenta d ’expliquer que le va-et-vient des CP et des DEA
entre son bureau et les salles d ’exposition et de lecture allait
être une source continuelle d ’ennuis risquant de porter grave­
ment préjudice aux DEP — ce qui se vérifia par la suite — mais
le conservateur, trop content de conserver ne serait-ce que son
poste, abonda dans le sens du contrôleur et « résolu à endiguer
l’hémorragie financière chronique » de son service décida 1)
qu’il n ’y aurait plus qu’un seul gardien, 2) qu’il n ’y aurait plus
de sous-bibliothécaire adjoint à temps partiel (SB2ATP), 3) que
les salles d ’exposition et de lecture ne seraient ouvertes que
trois après-midi par semaine, 4) que la sous-bibliothécaire elle-
même découperait les articles qu’elle jugerait « les plus impor­
tants » et donnerait les autres à découper au gardien, et enfin,
5) que par souci d ’économ ie, les coupures seraient désormais
collées recto verso.
Grégoire Simpson finit l’année scolaire en trouvant divers
travaux temporaires : il fit visiter des appartements à vendre
invitant les éventuels acheteurs à monter sur des tabourets de
cuisine pour qu’ils puissent se rendre compte par eux-mêmes
qu’en penchant un peu la tête ils avaient vue sur le Sacré-
Cœur, il s’essaya au porte-à-porte, proposant dans les étages
des « livres d ’art » ou d ’horribles encyclopédies préfacées par
des sommités gâtifiantes, des sacs à main dégriffés qui
copiaient mal des m odèles médiocres, des journaux « jeunes »
du style « Vous aimez les étudiants ? », des napperons brodés
dans des orphelinats, des paillassons tressés par des aveugles.
Et Morellet, son voisin, qui venait d ’avoir l’accident qui le pri­
vait de ses trois doigts, le chargea de placer dans le quartier
ses savons, ses cônes anti-odorants, ses rondelles tue-mouches
et ses shampooings à cheveux et à moquette.
L’année suivante, Grégoire Simpson obtint une bourse dont
La Vie m o d e d 'em p lo i 957

le montant, bien que peu élevé, lui permettait au moins de


survivre sans avoir absolument besoin de se trouver du travail.
Mais au lieu de se consacrer à ses études et de finir sa licence,
il tomba alors dans une sorte de neurasthénie ; une léthargie
singulière dont apparemment rien ne parvint à le réveiller.
Ceux qui eurent l’occasion de le rencontrer à cette époque
eurent l’impression qu’il vivait en état d ’apesanteur, une sorte
d ’absence sensorielle, une espèce d ’indifférence à tout : au
temps qu’il faisait, à l’heure qu’il était, aux informations que
le m onde extérieur continuait à lui faire parvenir mais qu’il
semblait de moins en moins disposé à recevoir : il se mit à
mener une sorte de vie uniforme, s’habillant toujours de la
m êm e façon, mangeant tous les jours dans la même friterie,
debout au comptoir, le même repas : un com plet, c’est-à-dire
un steack-frites, un grand verre de vin rouge, un café, lisant
tous les soirs au fond d ’un café Le M onde ligne à ligne, et pas­
sant des journées entières à faire des réussites ou à laver trois
de ses quatre paires de chaussettes ou une de ses trois che­
mises dans une bassine de matière plastique rose.
Ensuite vint l’époque des grandes promenades dans Paris. Il
se laissait dériver, allait au hasard, plongeait dans la cohue des
sorties de bureaux. Il longeait les devantures, entrait dans
toutes les galeries d ’art, traversait lentem ent les passages cou­
verts du neuvième arrondissement, s’arrêtait devant tous les
magasins. Il regardait avec la m êm e application les com m odes
rustiques des marchands de meubles, les pieds de lit et les
ressorts des matelassiers, les couronnes artificielles des
pom pes funèbres, les tringles à rideaux des merciers, les cartes
à jouer « érotiques » avec des pin-up hyper-mamelues des mar­
chands d ’articles de Paris (Mann sprich deutche, English spea-
keri), les photos jaunies d ’un studio d ’Art : un marmot à visage
de pleine lune habillé d ’un costume marin de confection, un
petit garçon laid en casquette de cricket, un adolescent au nez
épaté, un homme avec un air de bouledogue à côté d ’une voi­
ture tout battant neuf ; la cathédrale de Chartres en saindoux
d ’un charcutier, les cartes de visite humoristiques des Farces
et Attrapes
958 G eorges P erec

A dolf H itle r J E A N BO NNO T


Fourreur charcutier

M. et Mme HOCQUARD
de Tours (I. & L.)
ont la joie de vous annoncer
la naissance de leur fils
ADHEMAR

MBOELEINE P Q O U fT D r T hom as GEMAT-LALLES


" Souvenirs " Gastro-Entérologue
Diplôme SGDt

les cartes de visite pâlies, les m odèles d ’en-tête, les faire-part


des graveurs :

LE PANNEAU METALLISE
S .A .R .L . A U C A P IT A L DE
6 8 1 0 OOO F

Marcel-Einile Burnachs, S.A.


" T o u t p o u r les Tapis"

ASSOCIATION
DES ANCIENS ELEVES
DU COLLEGE GEOFFROY SAINT-HILAIRE
La Vie m o d e d ’em p lo i 959

Parfois il s’imposait des tâches ridicules, com me de dénom ­


brer tous les restaurants russes du XVIIe arrondissement et de
combiner un itinéraire qui les réunirait sans jamais se croiser,
mais le plus souvent il se choisissait un but dérisoire — le cent
quarante-septième banc, le huit mille deux cent trente-sep­
tièm e pas — et il passait quelques heures assis sur un banc de
lattes vertes aux pieds de fonte sculptés en forme de pattes de
lion, quelque part vers Denfert-Rochereau ou Château-Landon,
ou se plantait com me une statue en face d ’un marchand de
fournitures pour vitrines montrant dans la sienne non seule­
ment des mannequins à taille de guêpe et des présentoirs ne
présentant qu’eux-mêmes, mais toute une gamme de calicots,
d’étiquettes et de panonceaux

SOLDES
fin s d e s é r ie s
ARTICLE EXCEPTIONNEL
NOUVEAUTE
Notre Toute Dernière Création
EXCLUSIVITE

qu’il regardait pendant des minutes entières comme s’il n ’en


finissait pas de ruminer sur le paradoxe logique inhérent à ce
genre de vitrine.
Plus tard il se mit à rester chez lui, perdant petit à petit toute
conscience du temps. Un jour son réveil s’arrêta à cinq heures
et quart et il négligea de le remettre en marche : parfois sa
lumière restait allumée toute la nuit ; parfois, une journée,
deux journées, trois journées et jusqu’à une semaine entière
pouvaient se passer sans qu’il quitte sa chambre autrement que
pour aller aux waters au fond du couloir. Parfois il sortait vers
dix heures du soir et revenait le lendemain matin, identique à
lui-même, n ’ayant apparemment pas souffert de sa nuit blan­
che ; il allait voir des films dans des cinémas crasseux des
grands boulevards, puant le désinfectant ; il traînait dans les
cafés qui ne ferment jamais la nuit, passant des heures à jouer
960 G eorges P erec

au billard électrique ou à regarder d ’un œ il torve par-dessus


un café perco les fêtards en goguette, les soûlots tristes, les
bouchers obèses, les marins et les filles.
Les derniers six mois, il ne sortit pratiquement plus jamais
de sa chambre. De temps en temps on le rencontrait chez la
boulangère de la rue Léon-Jost (que presque tout le monde à
cette époque appelait encore la rue Roussel) ; il posait sur la
plaque de verre du comptoir une pièce de vingt centimes et si
la boulangère levait vers lui un regard interrogatif — ce qui lui
arriva quelques fois au d éb u t— il se contentait de désigner
d ’un mouvement de tête les baguettes rangées dans leurs
paniers d ’osier tout en faisant avec la main gauche une espèce
de geste de ciseaux qui voulait dire qu’il n ’en voulait qu’une
demie.
Il n ’adressait plus la parole à personne et quand on lui par­
lait il répondait seulem ent par une sorte de grognement sourd
qui décourageait vite toute tentative de conversation. De temps
en temps, on le voyait qui entrebâillait sa porte pour regarder
s’il n ’y avait personne au poste d’eau sur le palier avant d ’aller
y remplir sa bassine de matière plastique rose.
Un jour Troyan, son voisin de droite, qui rentrait chez lui
vers deux heures du matin, s’aperçut qu’il y avait encore de la
lumière dans la chambre du jeune étudiant ; il frappa, sans
obtenir de réponse, frappa encore, attendit un instant, poussa
la porte qui n ’était pas vraiment fermée, et découvrit Grégoire
Simpson, couché en chien de fusil sur son lit, tout habillé, les
yeux grands ouverts, fumant une cigarette serrée entre son
médius et son annulaire et se servant d ’une vieille pantoufle
com me cendrier. Il ne leva pas les yeux quand Troyan entra, il
ne répondit pas quand le libraire lui demanda s’il se sentait
malade, s’il voulait un verre d ’eau, s’il avait besoin de quelque
chose, et c ’est seulem ent quand l ’autre lui toucha légèrement
l ’épaule comme s’il voulait se persuader qu’il n ’était pas mort,
qu’il se retourna d ’un seul mouvement contre la cloison en
murmurant : « Foutez-moi la paix. »
Il disparut pour de bon quelques jours plus tard, et nul ne
sut jamais ce qu’il était devenu. L’opinion qui prévalut dans
La Vie m o d e d ’em p lo i 961

l’immeuble fut qu’il s’était suicidé, et certains assurèrent même


qu’il l’avait fait en se jetant sous un train du haut du pont
Cardinet. Mais personne ne put en fournir la preuve.
Au bout d ’un mois, le gérant, qui était propriétaire de la
chambre, fit apposer des scellés sur la porte ; au bout d ’un
autre mois il fit constater par huissier que le local était vacant
et il jeta les quelques misérables affaires qu’elle contenait : une
banquette étroite, à peine assez longue pour servir de lit, une
bassine de matière plastique rose, un miroir fêlé, quelques che­
mises et chaussettes sales, des piles de vieux journaux, un jeu
de cinquante-deux cartes, maculées, graisseuses, déchirées, un
réveil arrêté à cinq heures et quart, une tige de métal se termi­
nant à un bout par une vis filetée et à l’autre par un clapet à
ressort, la reproduction d ’un portrait du Quattrocento, un
homme au visage à la fois énergique et gras, avec une toute
petite cicatrice au-dessus de la lèvre supérieure, une mallette-
électrophone gainée de pégamoïd grenat, un radiateur à
ailettes, type soufflant, m odèle Congo, et quelques dizaines de
livres parmi lesquels les D ix-huit leçons su r la Société in du s­
trielle, de Raymond Aron, abandonné à la page 112, et le volu­
me VII de la monumentale H istoire d e l ’É glise, de Fliche et
Martin, emprunté seize mois plus tôt à la Bibliothèque de l’ins­
titut pédagogique.

En dépit de la consonance de son nom, Grégoire Simpson


n ’était pas le moins du m onde anglais. Il venait de Thonon-
les-Bains. Un jour, bien avant que cette hibernation fatale ne
s’emparât de lui, il avait raconté à Morellet comment, petit gar­
çon, il jouait du tambour avec les Matagassiers le jour de la mi-
carême. Sa mère, qui était couturière, fabriquait elle-même les
vêtements traditionnels : le pantalon à carreaux rouges et
blancs, l’ample blouse bleue, le bonnet blanc de coton à gland,
et son père lui achetait, dans une belle boîte ronde décorée
d ’arabesques, le masque de carton qui ressemblait à une tête
de chat. Fier comme Artaban et sérieux com me un pape, il
parcourait avec le cortège les rues de la vieille ville, de la place
du Château à la porte des Allinges et de la porte de Rives à la
962 Georges P erec

rue Saint-Sébastien avant d ’aller dans la ville haute, aux Belvé­


dères, s’empiffrer de jambon cuit au genièvre en l’arrosant de
grandes rasades de Ripaille, ce vin blanc clair comme de l’eau
de glacier et sec comme une pierre à fusil.
CHAPITRE LUI

Winckler, 3

La troisième pièce de l’appartement de Gaspard Winckler.

C’est là, en face du lit, à côté de la fenêtre, qu’il y avait ce


tableau carré que le faiseur de puzzles aimait tant et qui repré­
sentait trois hommes vêtus de noir dans une antichambre ; ce
n ’était pas une peinture, mais une photographie retouchée,
découpée dans La P etite Illustration ou dans La Sem aine théâ­
trale. Elle représentait la scène 1 de l ’acte III des A m bitions
perdu es, mélodrame sombre d ’un imitateur médiocre d ’Henry
Bernstein nommé Paulin-Alfort, et montrait les deux témoins
du héros — interprété par Max Corneille — venant le chercher
à son domicile une demi-heure avant le duel dans lequel il
trouvera la mort.
C’est Marguerite qui avait découvert cette photographie au
fond d ’une de ces caisses de livres d ’occasion qu’il y avait
encore à l’époque sous les arcades du Théâtre de l ’O déon :
elle l’avait collée sur une toile, arrangée, coloriée, encadrée, et
en avait fait cadeau à Gaspard à l’occasion de leur installation
rue Simon-Crubellier.
De toutes les pièces de l’immeuble, c’est de celle-là que
Valène gardait le souvenir le plus proche, cette chambre tran­
964 Georges P erec

quille et un peu lourde, avec ses hautes plinthes de bois


sombre, le lit recouvert d ’une courtepointe mauve, l’étagère
en bois torsadé croulant sous des livres disparates et, devant
la fenêtre, la grande table où Marguerite travaillait.
Il la revoyait en train d ’examiner à la loupe les délicates ara­
besques d ’une de ces boîtes vénitiennes en carton doré avec
leurs festons en relief, ou de préparer ses peintures sur sa
minuscule palette d ’ivoire.
Elle était jolie, avec discrétion : un teint pâle parsemé de
taches de rousseur, des joues légèrement creuses, des yeux
gris bleu.
Elle était miniaturiste. Elle peignait rarement des sujets origi­
naux : elle préférait reproduire ou s’inspirer de documents
existant déjà ; par exemple, elle avait dessiné le puzzle d ’essai
que Gaspard Winckler avait découpé pour Bartlebooth à partir
de gravures sur acier publiées dans Le Jou rn al des Voyages.
Elle savait merveilleusement copier dans leurs presque imper­
ceptibles détails les toutes petites scènes peintes à l’intérieur
des montres de gousset, sur les boîtes à priser ou sur les gardes
de missels lilliputiens, ou restaurer des tabatières, des éven­
tails, des bonbonnières ou des médaillons. Elle avait comme
clients des collectionneurs particuliers, des marchands de
curiosités, des porcelainiers désireux de rééditer des services
prestigieux Retour d ’Egypte ou Malmaison, des bijoutiers qui
lui demandaient de représenter sur le fond d’un pendentif des­
tiné à recevoir une unique mèche de cheveux, le portrait de
l ’être chéri (réalisé à partir d ’une photographie le plus souvent
douteuse) ou des libraires d ’art pour qui elle retouchait des
vignettes romantiques ou des enluminures de livres d ’heures.
Sa minutie, son respect, son habileté, étaient extraordi­
naires. Dans un cadre long de quatre centimètres et large de
trois, elle faisait entrer un paysage tout entier avec un ciel bleu
pâle parsemé de petits nuages blancs, un horizon de collines
m ollem ent ondulées aux flancs couverts de vignes, un château,
deux routes au croisement desquelles galopait un cavalier vêtu
de rouge monté sur un cheval bai, un cimetière avec deux fos­
soyeurs portant des bêches, un cyprès, des oliviers, une rivière
bordée de peupliers avec trois pêcheurs assis au bord des rives,
La Vie m o d e d ’em p lo i 965

et, dans une barque, deux tout petits personnages vêtus de


blanc.
Ou bien, sur l’à-plat d ’émail d ’une chevalière, elle restituait
un paysage énigmatique où, sous un ciel auroral, parmi des
herbes pâles bordant un lac gelé, un âne flairait les racines
d ’un arbre ; sur le tronc était clouée une lanterne grise ; dans
les branches un nid, vide, était posé.
Cette femme si précise et si mesurée avait paradoxalement
un irrésistible attrait pour le fouillis. Sa table était un éternel
capharnaüm, toujours encom brée de tout un matériel inutile,
de tout un entassem ent d ’objets hétéroclites, de tout un
désordre dont il lui fallait sans cesse endiguer l’invasion, avant
de pouvoir se mettre à travailler : lettres, verres, bouteilles, éti­
quettes, porte-plumes, assiettes, boîtes d ’allumettes, tasses,
tubes, ciseaux, carnets, médicaments, billets de banque,
m enue monnaie, compas, photographies, coupures de presse,
timbres ; et des feuilles volantes, des pages arrachées à des
bloc-notes ou à des éphémérides, un pèse-lettre, un compte-
fils de laiton, l ’encrier de gros verre taillé, les b o îtes d e plum es,
la boîte verte et noire de 100 plumes de La République n° 705
de Gilbert et Blanzy-Poure, et la boîte beige et bise de
144 plumes à la ronde n° 394 de Baignol et Farjon, le coupe-
papier à manche de corne, les gommes, les boîtes de punaises
et d ’agrafes, les limes à ongle en carton ém erisé, et l’immor­
telle dans son soliflore de chez Kirby Beard, et le paquet de
cigarettes A thletic avec le sprinter au maillot blanc rayé de bleu
portant un dossard avec le num éro 39 écrit en rouge franchis­
sant bien loin devant les autres la ligne d ’arrivée, et les clés
reliées par une chaînette, le double décimètre e n bois jaune,
la boîte avec l’inscription CURIOUSLY STRONG a i .t o i d s PEP-
PERMINT OIL, le pot de faïence bleue avec tou s ses crayons,
le presse-papier en onyx, les petits godets hémisphériques un
peu analogues à ceux dont on se sert pour les bains d ’yeux
(ou pour cuire les escargots), dans lesquels elle mélangeait ses
couleurs, et la coupelle en métal anglais, d ont les deux
compartiments étaient toujours remplis, l’un de pistaches
salées, l ’autre de bonbons à la violette.
Seul un chat pouvait se mouvoir au milieu de cette accumu­
966 Georges Perec

lation sans provoquer d ’écroulements, et de fait, Gaspard et


Marguerite avaient un chat, un grand matou roux qu’ils avaient
d ’abord appelé Leroux, puis Gaston, puis Chéri-Bibi et enfin
après une ultime aphérèse, Ribibi, qui n’aimait rien tant que
se promener au milieu de toutes ces affaires sans les déranger
le moins du monde, finissant par s’y accroupir tout à fait
confortablement à moins q u ’il ne s’installe sur le cou de sa
maîtresse en laissant pendre indolemment ses pattes de
chaque côté.
Marguerite un jour raconta à Valène comment elle avait ren­
contré Gaspard Winckler. C’était en mille neuf cent trente un
matin de novembre, à Marseille, dans un café de la rue Bleue,
non loin de l’arsenal et de la caserne Saint-Charles. Dehors il
tombait une pluie fine et froide. Elle portait un tailleur gris et
un ciré noir serré à la taille par une large ceinture. Elle avait
dix-neuf ans, venait de rentrer en France et debout devant le
comptoir buvait un café noir en lisant les petites annonces des
D ernières N ouvelles d e M arseille. Le patron du café, un
nom m é La Brigue, personnage aussi peu courtelinesque que
possible, surveillait d ’un œ il soupçonneux un militaire dont il
semblait avoir décidé par avance qu’il n’aurait pas de quoi
payer son grand crème et ses tartines beurrées.
C’était Gaspard Winckler et le patron du café ne se trompait
pas tellement : la mort de Monsieur Gouttman avait laissé son
apprenti dans une situation difficile ; âgé de dix-neuf ans à
peine, connaissant à fond un grand nombre de techniques sans
avoir réellement un métier, Winckler ne possédait presque
aucune expérience de la vie professionnelle, et n ’avait ni loge­
ment, ni ami, ni famille : car lorsque, chassé de Charny par le
propriétaire de la maison que Gouttman louait, il revint à La
Ferté-Milon, ce fut pour apprendre que son père était mort à
Verdun, que sa mère, remariée à un employé d ’assurances,
vivait maintenant au Caire, et que sa sœur Anne, d ’un an sa
cadette, venait d ’épouser un Cyrille Voltimand, ouvrier carre­
leur à Paris, dans le dix-neuvième arrondissement. Et c’est ainsi
qu’un jour de mars 1929, Gaspard Winckler arriva, à pied, dans
la capitale, qu’il découvrait pour la première fois de sa vie. Il
arpenta consciencieusem ent les rues du dix-neuvième arron­
La Vie m o d e d ’em p lo i 967

dissement et s’enquit polim ent chez tous les carreleurs qu’il


rencontra sur son chemin d ’un Voltimand Cyrille qui serait
censément son beau-frère. Mais il ne le trouva pas et ne
sachant que faire finit par s’engager.
Il passa les dix-huit mois qui suivirent dans un fortin entre
Bou Jeloud et Bab Fetouh, non loin du Maroc espagnol, où il
n ’eut pratiquement rien d ’autre à faire que sculpter des quilles
exagérément ouvragées à l’intention des trois quarts de la gar­
nison, occupation qui en valait bien une autre et qui, au moins,
lui permit de ne pas perdre la main.
Il était revenu d ’Afrique la veille. Il avait joué pendant la
traversée et s’était fait ratisser quasiment tout son pécule. Mar­
guerite elle-même était sans travail, mais elle put quand même
lui offrir son café et ses tartines.
Ils se marièrent quelques jours plus tard et montèrent à
Paris. Les premiers temps furent difficiles, mais ils eurent la
chance de trouver du travail assez vite : lui chez un marchand
de jouets débordé à l’approche de Noël, elle, un peu plus tard,
chez un collectionneur d ’instruments de musique anciens qui
lui demanda de décorer d ’après des docum ents d ’époque une
merveilleuse épinette réputée avoir appartenu à Champion de
Chambonnières et dont il avait dû faire refaire le couvercle :
au milieu d’une abondance de feuillages, de guirlandes et d ’en­
trelacs imitant une marqueterie, Marguerite peignit dans deux
cercles de trois centimètres de diamètre, deux portraits : un
jeune hom m e au visage un peu mièvre, vu de trois quarts, per­
ruque poudrée, veste noire, gilet jaune, cravate de dentelle
blanche, qui se tient, un coude appuyé sur une chem inée de
marbre, devant un grand rideau saumon à demi tiré, dévoilant
partiellement une fenêtre par laquelle se distingue une grille ;
et une jeune femme, belle, un peu grasse, avec de grands yeux
bruns et des joues vermeilles, une perruque poudrée avec un
ruban rose et une rose, et un fichu de mousseline blanche
largement décolleté.

Valène fit la connaissance des Winckler quelques jours après


leur em ménagem ent rue Simon-Crubellier, chez Bartlebooth
qui les avait conviés à dîner tous les trois. Tout de suite il se
968 Georges P erec

sentit attiré par cette femme douce et rieuse qui posait sur le
m onde un regard si limpide. Il aimait le geste qu’elle faisait
pour ramener ses cheveux en arrière ; il aimait la manière
pleine d ’assurance et en m êm e temps de grâce dont elle pre­
nait appui sur son coude gauche avant d ’esquisser du bout de
son pinceau fin com me un cheveu une microscopique ombre
verte dans un œil.
De sa famille, de son enfance, de ses voyages, elle ne lui
parla presque jamais. Une seule fois elle lui raconta qu’elle
avait revu dans un rêve la maison des champs où elle avait
passé tous ses étés d ’adolescente : une grande bâtisse blanche
envahie de clématites, avec un grenier qui lui faisait peur, et
une petite charrette tirée par un âne qui répondait au doux
prénom d e Boniface.
Plusieurs fois, tandis que Winckler s’enfermait dans son ate­
lier, ils allèrent se promener ensemble. Ils allaient au Parc
Monceau, ou suivaient le chem in de fer de petite ceinture le
long du boulevard Péreire, ou allaient voir des expositions
boulevard Haussmann, avenue de Messine, rue du Faubourg
Saint-Honoré. Parfois, Bartlebooth les emmenait tous les trois
visiter les châteaux de la Loire ou les invitait quelques jours à
Deauville. Une fois même, l’été mille neuf cent trente-sept,
alors qu’il cabotait sur son yacht 1Alcyon le long des côtes
adriatiques, il les convia à venir passer deux mois avec lui entre
Trieste et Corfou, leur faisant découvrir les palais roses de
Piran, les palaces fin-de-siècle de Portoroz, les ruines dioclé-
tiennes de Spalato, la myriade des îles dalmates, Raguse, deve­
nue depuis quelques années Dubrovnik, et les reliefs
tourm entés des Bouches de Cattaro et de la Montagne Noire.
C’est au cours de cet inoubliable voyage qu’un soir, en face
des murailles crénelées de Rovigno, Valène avoua à la jeune
femme qu’il l’aimait, n ’obtenant en réponse qu’un ineffable
sourire.
Plusieurs fois, il rêva de s’enfuir avec elle, ou loin d ’elle, mais
ils restèrent comme ils étaient, proches et lointains, dans la
tendresse et le désespoir d ’une amitié infranchissable.
Elle mourut en novembre mille neu f cent quarante-trois, en
mettant au m onde un enfant mort-né.
La Vie m o d e d ’em p lo i 969

Pendant tout l’hiver, Gaspard Winckler resta assis à la table


où elle venait travailler, gardant dans ses mains un à un tous
les objets qu’elle avait touchés, qu’elle avait regardés, qu’elle
avait aimés, le caillou vitrifié avec ses rainures blanches, beiges
et orange, la petite licorne de jade, rescapée d ’un précieux jeu
d ’échecs, et la broche florentine qu’il lui avait offerte parce
qu’il y avait dessus, en microscopiques mosaïques, trois mar­
guerites.
Puis un jour il jeta tout ce qu’il y avait sur cette table, et il
brûla la table, et il alla porter Ribibi chez le vétérinaire de la
rue Alfred-de-Vigny et le fit piquer ; il jeta les livres et l ’étagère
de bois torsadé, la courtepointe mauve, le fauteuil anglais dans
lequel elle s’asseyait, avec son dossier bas et sa galette de cuir
noir, tout ce qui gardait sa trace, tout ce qui portait sa marque,
ne conservant dans cette chambre que le lit et, en face du lit,
ce tableau mélancolique aux trois hommes vêtus de noir.
Puis il retourna dans son atelier, où onze aquarelles encore
intactes dans leurs enveloppes portant des timbres d ’Argentine
et du Chili, attendaient de deven ir puzzles.
La chambre est aujourd’hui une pièce grise de poussière et
de tristesse, une pièce vide et sale avec un papier terni ; par la
porte ouverte sur le cabinet de toilette délabré, on découvre
un lavabo maculé de tartre et de rouille sur le rebord ébréché
duquel une bouteille entamée de Pschitt orange achève depuis
deux ans de verdir.
CHAPITRE LIV

Plassaert, 3

Adèle et Jean Plassaert sont assis l’un à côté de l’autre à leur


bureau, un meuble gris métallisé équipé de dossiers suspen­
dus. Le plan de travail est encombré de registres comptables
ouverts, aux longues colonnes couvertes d ’une écriture méti­
culeuse. La lumière vient d ’une ancienne lampe à pétrole
munie d ’un pied en laiton et de deux globes de verre vert. À
côté, une bouteille de whisky McAnguish's C aledonian Pana-
cea, dont l’étiquette représente une joviale cantinière donnant
à boire à un grenadier moustachu coiffé d ’un bonnet à poils.
Jean Plassaert est un hom m e court et plutôt gras ; il porte
une chemise fantaisie, très bariolée, genre « Carnaval de Rio »
et une cravate qui consiste en un lacet noir terminé par deux
em bouts brillants et serré par une bague de cuir tressé. Il a
devant lui une boîte en bois blanc abondamment pourvue
d ’étiquettes, de timbres, de cachets et de sceaux de cire rouge,
d ’où il a sorti cinq broches en argent et strass, style art déco,
représentant cinq sportives stylisées : une nageuse crawlant au
milieu de vaguelettes en festons, une skieuse fonçant schuss,
une gymnaste en tutu jonglant avec des torches enflammées,
une joueuse de golf à la canne haute et une plongeuse exécu­
tant un impeccable saut de l’ange. Il en a étalé quatre l’une à
La Vie m o d e d 'e m p lo i 971

côté de l’autre sur son buvard sous-main et montre la cin­


quième — la plongeuse — à sa femme.
Adèle est une femme d ’une quarantaine d ’années, petite et
sèche, les lèvres minces. Elle est vêtue d ’un tailleur de velours
rouge avec un col de fourrure. Pour regarder la broche que
son mari lui montre, elle a levé les yeux du livre qu’elle était
en train de consulter .- c’est un volum ineux guide de l ’Egypte,
ouvert sur une double page reproduisant un extrait d ’un des
premiers dictionnaires d ’égyptologie connus, le Libvre m angi-
ficqu e d e z M erveyes que p o u ven t estre vuyes es La Égipte
(Lyon, 1560) :

H ieroglyphicques : Sacres sculptures. A insi estoien t


dictes les lettres des an tiqu es saiges Aegyptiens, et
estoien t fa ic te s des im aiges diverses d e arbres,
herbes, anim aulx, poissons, oiseaulx, instrumens,
p a r la n ature et office desqu elz e sto it représenté ce
qu 'ils vou loien t désigner.

Obélisces : G randes et longues aiguilles d e pierre,


larges p a r le bas et p eu à p eu fin issa n tes en p o in cte
p a r le haut. Vous en a v e z à R om e p rè s le tem ple d e
Sainct Pierre une entière et ailleurs plusieurs
autres. Sus icellesprès le rivage d e la m er l ’on a llu -
m o it du fe u p o u r luyre a u x m ariniers au tem ps d e
tem peste, et estoien t dictes obéliscolychnies.

Pyram ides. G rands bastim en ts d e pierre ou d e


bricque quarrez, larges p a r le bas et a ig u z p a r le
hault, com m e est la fo rm e d ’une fla m b e d e feu.
Vous en p o u rre z veoir p lu sieu rs sus le Nil, près le
Caire.

C atadupes du Nil. Lieu en A etiopie onquel le N il


tom be d e h aultes m ontaignes, en si h orrible bru yt
que les voisins du lieu son t presqu e tous sours,
com m e escript C laud Galen. L’on o y t d e bru yt à
p lu s d e troys jou rn ées loing, q u i est a u ta n t que d e
972 G eorges Perec

P aris à Tours. Voyez Ptol., Cicéron in Som. Scipio-


nis ; Pline, lib. 6, cap. 9, et Strabon.

Marchands d ’indienneries et autres fournitures exotiques,


les Plassaert sont organisés, efficaces et, comme ils le disent
d ’eux-mêmes, « professionnels ».
Leur premier contact avec l’Extrême-Orient coïncida avec
leur rencontre, il y a une vingtaine d ’années. Cette année-là
le comité d ’entreprise de la banque où ils étaient tous deux
stagiaires, lui à Aubervilliers, elle à Montrouge, organisa un
voyage en Mongolie extérieure. Le pays lui-même les intéressa
peu, Oulan-Bator n ’étant qu’un gros bourg avec quelques
bâtisses officielles typiques de l’art stalinien et le désert de
Gobi n ’ayant pas grand-chose à montrer en dehors de ses che­
vaux et de quelques Mongols rieurs avec des pommettes sail­
lantes et des bonnets de fourrure, mais les escales qu’ils firent
à l’aller en Perse et au retour en Afghanistan les emballèrent.
Leur goût commun pour les voyages et les combines, une cer­
taine imagination marginale, le sens aigu de la bohème
débrouillarde, tout cela les incita à abandonner des guichets
de banque où il est exact que rien de bien exaltant ne les atten­
dait et à se mettre chineurs. Avec une camionnette retapée et
un capital de départ de quelques milliers d ’anciens francs, ils
commencèrent à vider des caves et des greniers, à courir les
ventes de campagne et à proposer le dimanche matin aux
Puces de Vanves alors peu courues des clairons un peu bos­
selés, des encyclopédies rarement complètes, des fourchettes
quelque peu désargentées et des assiettes décorées (Une m au­
vaise fa rc e : un homme fait la sieste dans un jardin ; un autre,
qui s’est approché subrepticement, lui verse un liquide dans
l’oreille ; ou bien, au milieu d ’un groupe d ’arbres dans les­
quels sont cachées deux figurines de garnements ricaneurs, un
garde-champêtre à l’air furieux : Où sont passés les deu x P oli­
chinelles ? ; ou encore un tout jeune avaleur de sabres en cos­
tume marin, avec, en légende : l A valeur n ’a tte n d p a s le
nom bre des années).
La concurrence était redoutable et s’ils avaient du flair, ils
manquaient d ’expérience ; à plusieurs reprises, ils se laissèrent
La Vie m o d e d ’em p lo i 973

refiler des lots dont il n ’y avait rien à tirer et les seuls beaux
coups qu’ils réussirent concernèrent des stocks de vieux vête­
ments, blousons d ’aviateurs, chem ises américaines à col bou­
tonnant, mocassins suisses, tee-shirts, toques à la Davy
Crockett, blue-jeans, grâce auxquels ils parvinrent ces années-
là sinon à se développer, du moins à survivre.
Au début des années soixante, peu de temps avant qu’ils
n’emménagent rue Simon-Crubellier, ils firent la connaissance,
dans une pizzeria de la rue des Ciseaux, d ’un singulier person­
nage : un avocat neurasthénique, d ’origine hollandaise, installé
en Indonésie, qui avait été pendant des années représentant à
Djakarta de plusieurs sociétés commerciales et qui avait fini
par créer sa propre compagnie d’export-import. Connaissant
remarquablement toutes les productions artisanales de l’Asie
du Sud-Est, n ’ayant pas son pareil pour échapper aux contrôles
de douane, court-circuiter les compagnies d ’assurances et les
transitaires, et éviter le fisc, il bourrait à longueur d ’années
trois navires délabrés de coquillages malais, de mouchoirs phi­
lippins, de kimonos de Formose, de chemises indiennes, de
vestes népalaises, de fourrures afghanes, de laques cingha­
laises, de baromètres de Macao, de jouets de Hong-Kong, et
de cent autres marchandises de toutes espèces et de toutes
provenances qu’il redistribuait en Allemagne avec un bénéfice
de deux à trois cents pour cent.
Les Plassaert lui plurent et il décida de les commanditer. Il
leur vendait sept francs une chemise qui lui en coûtait trois et
qu’ils revendaient dix-sept, vingt et un, vingt-cinq ou trente
francs selon les cas. Ils com mencèrent dans la toute petite
échoppe d ’un ancien cordonnier, près de Saint-André-des-Arts.
Ils possèdent aujourd’hui trois magasins à Paris, deux autres à
Lille et à Cannes, et projettent d ’en ouvrir une dizaine d ’autres,
permanents ou saisonniers, dans des villes d ’eaux, des plages
de l’Atlantique et des stations de sports d ’hiver. Entre-temps
ils ont pu tripler — et bientôt quadrupler— la superficie de
leur appartement parisien et retaper entièrement une maison
de campagne près de Bernay.
Leur propre sens des affaires com plète admirablement celui
de leur associé d ’Indonésie : non seulem ent ils vont chercher
974 G eorges P erec

là-bas des productions locales facilement négociables en


France, mais ils y font fabriquer, d ’après des m odèles m odem
style ou art déco, des bibelots et des bijoux de facture euro­
péenne : ils ont trouvé dans les Célèbes, à Macassar, un artisan
qu’ils n ’hésitent pas à qualifier de génial et qui, avec une
dizaine d ’ouvriers, leur fournit à la demande pour quelques
centimes pièce des clips, des bagues, des broches, des boutons
fantaisie, des briquets, des nécessaires à fumeur, des stylos, des
faux cils, des yoyos, des montures de lunettes, des peignes,
des fume-cigarette, des encriers, des coupe-papier et toute une
foule d ’articles de bimbeloterie, de verroterie et de tabletterie
en bakélite, celluloïd, galalite et autres matières plastiques,
qu’on jurerait dater d ’au moins un demi-siècle et qu’ils livrent
« vieillis à l’ancienne » avec même, parfois, la trace de fausses
réparations.
Bien qu ’ils continuent à donner dans le style copain-sympa,
offrant un café à leurs clients et tutoyant leurs employés, leur
rapide expansion com m ence à leur poser de difficiles pro­
blèmes de gestion de stock, de comptabilité, de rentabilité et
d ’emploi, et les oblige à essayer de diversifier leurs produits,
sous-traiter une partie de leurs activités avec des magasins à
grande surface ou des centres de vente par correspondance, et
chercher ailleurs de nouveaux matériaux, de nouveaux objets
et de nouvelles idées ; ils ont com m encé à prendre des
contacts en Amérique du Sud et en Afrique noire, et ont d ’ores
et déjà signé avec un marchand égyptien pour la fourniture de
tissus, de bijoux imités des Coptes et de petits meubles peints
dont ils se sont assuré l’exclusivité pour l’Europe occidentale.
Le trait marquant des Plassaert est l’avarice, une avarice
méthodique et organisée, dont il leur arrive même de se glori­
fier : ils se vantent par exemple que chez eux ou dans leurs
magasins il n ’y ait jamais de fleurs — substances éminemment
périssables— mais des arrangements d ’immortelles, de
roseaux, de chardons bleus et de monnaies-du-pape agré­
mentés de quelques plumes de paon. C’est une avarice de tous
les instants, qui ne relâche jamais son étreinte et qui non seule­
ment les conduit à chasser tout superflu — les seules dépenses
autorisées devant être des dépenses productrices de prestige
La Vie m o d e d ’em p lo i 975

liées aux impératifs de la profession et assimilables à des inves­


tissements — mais les pousse à commettre des ladreries
innommables, comme de verser du whisky belge dans des bou­
teilles de grandes marques lorsqu’ils ont des invités, rafler sys­
tématiquement dans les cafés des sucres pour leur sucrier, s ’y
faire donner la Sem aine d es Spectacles qu’ils laissent ensuite
à la disposition de leurs clients à côté de la caisse, ou rogner
quelques petits sous sur les dépenses alimentaires en marchan­
dant sur chaque article et en achetant de préférence les den­
rées sacrifiées.
Avec une précision qui ne laisse rien au hasard, de la même
manière qu’au dix-neuvième siècle la maîtresse de maison
épluchait le livre de com ptes de sa cuisinière et n ’hésitait pas
à lui redemander six sous sur le turbot, Adèle Plassaert fait,
jour après jour, sur un cahier d ’écolier, l’impitoyable bilan de
ses dépenses quotidiennes :

pain 0 ,9 0
parisiennes 0 ,4 0
2 artichauts M2
jambon 3 .1 5
petits-suisses 1,20
vin 2 .1 5
coiffeur 1 6 ,0 0
pourboire 1 ,5 0
bas 3 ,1 0
réparation du moulin à café 1 5 ,0 0
lessive 2 ,7 0
lames de rasoir 4 .0 0
ampoule électrique 2 ,6 0
prunes 1 ,8 0
café 3 .0 0
chicorée 1 ,8 0
total 5 9 ,4 2

Derrière eux, sur le mur peint en blanc cassé et dont les


moulures sont laquées en jaune clair, sont accrochés seize
petits dessins rectangulaires, dont la facture rappelle les carica­
976 G eorges P erec

tures fm-de-siècle. Ils représentent les classiques « petits


métiers de Paris » avec, en légende, pour chacun, leur cri carac­
téristique :

LA MARCHANDE DE COQUILLAGES
« Ah le bigorneau, deu x sous le bigorneau ! »

LE CHIFFONNIER
« Chiffons,
Ferrailles à vendre ! »

LA MARCHANDE D ESCARGOTS
« Les escargots, ils son t frais, ils so n t beaux,
On les ven d six sous la d o u za in e ! »

LA POISSONNIÈRE
«À la crevette,
A la bonne crevette,
J ’a i d e la ra ie to u t en vie,
Tout en vie ! »

LE MARCHAND DE TONNEAUX
« Tonneaux, tonn eau x ! »

LE FRIPIER
« Habits,
M archand d'habits,
H a-bits ! »

LE REPASSEUR AVEC SA CLOCHE


« Couteaux, ciseaux, rasoirs ! »

LA MARCHANDE DES QUATRE-SAISONS


«A la tendresse, à la ver d u r esse,
A rtichauts tendres et beaux
A r-tichauts ! »
La Vie m o d e d ’em p lo i 977

LE RÉTAMEUR
« Tarn tam tam
C ’est m o i qu i rétam e
M ême le m acadam
C ’est m oi qu i m ets des fo n d s p a r to u t
Q ui bouche tous les trous
Trou trou trou ! »

LA MARCHANDE D ’OUBUES
« Vlà le plaisir, M esdames, vlà le p la is ir ! »

LA MARCHANDE D ’ORANGES
«La Valence, la belle Valence, la fra îch e orange ! »

LE TONDEUR DE CHIENS
« Tond les chiens
Coupe les chats, les queues et les oreilles ! »

LE MARAÎCHER
«À la rom aine ! À la rom aine ! »
On ne la ven d p a s
On la pro m èn e ! »

LE MARCHAND DE FROMAGES
« Bon fro m age à la cré, from age à la cré, bon from a ge ! »

LE REPASSEUR DE SCIES
« Avez-vous des scies à repasser
Vlà le repasseur ! »

LE VITRIER
« Vitri Vitri-er
C arreaux cassés
Voilà le vitrier
Vitri-er ! »
CHAPITRE LV

Chambres d e bonne, 10

Henri Fresnel, le cuisinier, vint vivre dans cette chambre en


juin mille neuf cent dix-neuf. C’était un méridional mélanco­
lique, âgé d ’environ vingt-cinq ans, petit, sec, avec de fines
moustaches noires. Il préparait d ’une façon assez suave les
poissons et les crustacés, et les hors-d’œuvre de légumes : arti­
chauts poivrade, concombres à l’aneth, courgettes au curcuma,
ratatouille froide à la menthe, radis à la crème et au cerfeuil,
poivrons au pistou, olivettes à la farigoule. En hommage à son
lointain homonyme, il avait également inventé une recette de
lentilles, cuites dans du cidre, servies froides arrosées d ’huile
d ’olive et de safran sur des tranches grillées de ce pain rond
utilisé pour les p a n bagnats.
En mille neuf cent vingt-quatre, cet homme peu causant
épousa la fille du directeur des ventes d’une importante char­
cuterie de Pithiviers, spécialisée dans ce fameux pâté
d ’alouettes auquel cette ville doit une partie de sa renommée,
l’autre lui venant de son célèbre gâteau aux amandes. Rendu
confiant par le succès que remportait sa cuisine et estimant à
juste titre que Monsieur Hardy, trop exclusivement attaché à
promouvoir son huile d ’olive et ses barils d ’anchois, ne lui
donnerait pas les moyens de la développer, Henri Fresnel
La Vie m o d e d ’em p lo i 979

décida de se mettre à son compte et avec l’aide d’Alice, sa


jeune épouse, qui y consacra sa dot, ouvrit un restaurant rue
des Mathurins, dans le quartier de la Madeleine. Ils l’appelè­
rent La belle Alouette. Fresnel était aux fourneaux, Alice dans
la salle : la maison restait ouverte tard le soir, pour profiter de
la clientèle d ’acteurs, de journalistes, de noctambules et de
fêtards qui abondaient dans le quartier, et la modicité des prix
jointe à l’extrême qualité de la cuisine fit que bientôt l’on
refusa du m onde et que les boiseries claires de la petite salle
commencèrent à se recouvrir de photographies dédicacées de
vedettes du music-hall, d ’acteurs en vogue et de pugilistes vain­
queurs.
Tout allait pour le mieux et les Fresnel purent bientôt faire
des projets d ’avenir, songèrent à avoir un enfant et à quitter
leur chambrette étroite. Mais un matin d ’octobre mille neuf
cent vingt-neuf, alors qu’Alice était enceinte de six mois, Henri
disparut, laissant à sa femme un mot laconique expliquant qu’il
se mourait d’ennui dans sa cuisine et qu’il partait réaliser son
rêve de toujours : être acteur !
Alice Fresnel réagit à cette nouvelle avec un flegme surpre­
nant : elle engagea le jour m êm e un cuisinier et prit en main,
avec une énergie rare, la direction de son établissement, ne
l’abandonnant que le temps de mettre au m onde un garçon
joufflu qu’elle baptisa Ghislain et qu elle mit tout de suite en
nourrice. Quant à son mari, elle ne fit rien pour le retrouver.
Elle le revit quarante ans plus tard. Entre-temps le restaurant
avait périclité et elle l ’avait vendu ; Ghislain avait grandi et était
entré dans l’armée et elle, nantie de quelques rentes, conti­
nuait à vivre dans sa chambre, mijotant sur le coin de sa cuisi­
nière émaillée des lottes à l’américaine, des daubes, des
blanquettes et des ragoûts qui emplissaient l’escalier de service
d ’odeurs délicieuses et dont elle régalait quelques-uns de ses
voisins.

Ce n ’était pas pour une actrice — com me Alice le crut tou­


jours — mais vraiment pour le théâtre qu’Henri Fresnel avait
tout quitté. Comme ces Comédiens-Errants du Grand Siècle
qui arrivaient sous une pluie battante dans la cour de châteaux
980
La Vie mode d’emploi

en ruine et demandaient l’hospitalité à des nobliaux crève-la-faim


qu’ils emmenaient le lendemain matin avec eux, il était parti sur les
routes avec quatre compagnons d’infortune recalés au Conserva-
toire et désespérant de jamais jouer : deux jumeaux, Isidore et Lucas,
des Jurassiens grands et forts qui faisaient les Matamore et les jeunes
premiers, une ingénue native de Toulon et une duègne un peu hom-
masse qui était en fait la benjamine de la troupe. Isidore et Lucas con-
duisaient les deux camionnettes aménagées en roulottes et plantaient
les tréteaux, Henri faisait la cuisine, les comptes et les mises en scène,
Lucette l’ingénue dessinait, cousait et surtout reprisait les costumes, et
Charlotte la duègne faisait le reste : la vaisselle, le ménage dans les rou-
lottes, les courses, les coups de peigne et les coups de fer de dernière
minute, etc. Ils avaient deux décors de toile peinte : l’un représentait
un palais avec effets de perspective et servait indifféremment pourm
Racine, Molière, Labiche, Feydeau, Caillavet et Courteline ; l’autre,
récupéré dans un patronage, représentait la crèche de Bethléem :
avec deux arbres en contreplaqué et quelques fleurs artificielles, elle
devenait la Forêt Enchantée où se déroulait le grand succès de la troupe,
la Force de la Destinée, un drame post-romantique absolument sans rap-
port avec Verdi, qui avait fait les beaux jours de la Porte Saint-Martin et
de six générations de tourneurs de spectacles : la Reine (Lucette) voyait
un féroce brigand (Isidore) suspendu à un instrument de torture, sous le
soleil. Elle en avait pitié, s’approchait, lui portait à boire, s’apercevait qu’il
s’agissait d’un jeune homme aimable et bien tourné. Elle le libérait à la
faveur de la nuit, puis l’invitait à s’enfuir en vagabond et attendre qu’elle
le rejoigne sur son char royal dans l’obscurité du bois. Mais elle était
alors apostrophée par une splendide guerrière (Charlotte, coiffée d’un
casque de carton couleur or) qui venait vers elle à la tête d’une armée
(Lucas et Fresnel) :

— Reine de la Nuit, l’homme libéré par toi m’appartient : Prépare-toi


à combattre ; la guerre contre les armées du jour va durer, au milieu
des arbres du bois, jusqu’à l’aurore!
(Exeunt omnes. Noir. Silence. Coup de tonnerre. Fanfares.)
981
La Vie mode d’emploi

Et les deux Reines réapparaissaient, avec des casques empanachés,


avec des armures incrustées de pierreries, avec des gants à crispin,
avec de longues lances et des boucliers de carton décorés, l’un d’un
soleil flamboyant, l’autre d’un croissant de lune sur un fond constellé,
montées sur deux animaux fabuleux, l’un tenant du dragon (Fresnel),
l’autre du chameau (Isidore et Lucas), dont les peaux avaient été cousues
par uïi tailleur hongrois de l’avenue du Maine.

Avec quelques autres misérables accessoires, un tabouret en X pour le trône,


un vieux sommier et trois coussins, un casier à musique peint en noir, des
praticables faits de vieilles aisses qu’un morceau de drap vert rapiécé transfor-
mait en ce bureau à coins de vermeil, chargé de papier* et de livres, où un
cardinal songeur, qui n'est pas Richelieu mais son fantôme Mazarin (Fresnel),
decide d’aller faire chercher à la Bastille un vieux prisonnier qui n’est autre que
Rochefort (Isidore) et confie cette mission à un lieutenant des Mousquet-
aires Noirs qui n’est autre que d’Artagnan (Lucas), avec des costumes mille
fois retapés, réparés, rattachés, rafistolés à coups de bouts de fil de fer, de
chatterton, d’épingles de nourrice, avec deux projecteurs rouilles
qu’ils se relayaient pour faire marcher et qui claquaient une fois sur
deux, ils montaient des drames historiques, des comédies de mœurs,
des grands classiques, des tragédies bourgeoises, des mélodrames
modernes, des vaudevilles, des farces, des grand-guignolades, des
adaptations hâtives de Sans-Famille, des Misérables ou de Pinocchio,
où Fresnel faisait Jimini la Conscience avec un vieux frac peint censé
représenter un corps de criquet et deux ressorts, terminés par des bouchons,
collés sur son front pour figurer les antennes.

Ils jouaient dans les cours des écoles, ou sous les préaux, ou sur
les places de bourgades improbables, au cœur des Cévennes ou
de la Haute-Provence, réalisant chaque soir de prodiges d’invention et
d’improvisation, changeant six foi de rôle et douze fois de costume
dans une même pièce, avec comme public dix adultes endormis dans
leurs blouses du dimanche et quinze enfants à bérets, emmitouflés dans
des cache-col tricotés, les pieds chaussés de galoches, qui se pous-
982 G eorges P erec

saient du coude en pouffant de rire parce que le slip rose de


la jeune première se voyait à travers les déchirures de sa robe.
La pluie interrompit leur spectacle, les camions refusèrent
de démarrer, une bouteille d ’huile se renversa quelques
minutes avant l’entrée en scène de Monsieur Jourdain sur
l’unique costume Louis XIV à peu près présentable, une veste
de velours bleu ciel avec un pourpoint brodé de fleurs et des
manchettes de dentelle, des furoncles obscènes se répandirent
sur la gorge des héroïnes, mais pendant trois ans, ils ne se
découragèrent pas. Puis, en quelques jours, tout se décom po­
sa : Lucas et Isidore s’enfuirent en pleine nuit au volant d ’une
des camionnettes, emportant la recette de la semaine qui, pour
une fois, n ’avait pas été catastrophique ; Lucette, deux jours
plus tard, se laissa enlever par un nigaud d ’agent cadastral qui
lui courait après en vain depuis déjà trois mois. Charlotte et
Fresnel tinrent ensem ble une quinzaine de jours, essayant de
jouer à deux les pièces de leur répertoire et se laissant envahir
par l’illusion fallacieuse qu’ils pourraient sans mal reconstituer
leur troupe quand ils atteindraient une grande ville. Ils abouti­
rent à Lyon et s’y séparèrent d ’un commun accord. Charlotte
retourna dans sa famille, des banquiers suisses pour qui le
théâtre était un péché, Fresnel se joignit à une troupe de sal­
timbanques qui allaient en Espagne : un homme-serpent, éter­
nellement vêtu d ’un fin maillot d ’écailles, qui passait en se
contorsionnant sous une plaque enflammée p osée à trente-
cinq centimètres du sol, et un couple de naines, dont l’une
était d ’ailleurs un nain, qui faisait un numéro de sœurs sia­
moises avec banjo, claquettes et chansonnettes. Quant à Fres­
nel, il devint Mister Mephisto, le magicien, le devin, le
guérisseur que toutes les têtes couronnées d ’Europe avaient
acclamé. En smoking rouge avec un œ illet à la boutonnière,
haut-de-forme, canne à pommeau de diamant, imperceptible
accent russe, il sortait d’une étroite et haute boîte de vieux cuir
au couvercle absent un grand jeu de tarots, en disposait huit
en rectangle sur une table et les saupoudrait à l’aide d ’une
spatule d ’ivoire d ’une poudre gris bleuâtre qui n ’était autre
que de la galène concassée, mais qu’il appelait Poudre de
Galien, la dotant de certaines propriétés opothérapiques sus­
La Vie m o d e d ’em p lo i 983

ceptibles de guérir toute affection passée, présente ou future,


et particulièrement recommandée en cas d ’extraction dentaire,
migraines et céphalées, douleurs menstruelles, arthrites et
arthroses, névralgies, crampes et luxations, coliques et calculs,
et de telles ou telles autres opportuném ent choisies selon les
lieux, les saisons et les particularités de l’assistance.
Ils mirent deux ans à traverser l’Espagne, passèrent au
Maroc, descendirent en Mauritanie et jusqu’au Sénégal. Vers
mille neuf cent trente-sept, ils s’embarquèrent pour le Brésil,
parvinrent au Venezuela, au Nicaragua, au Honduras, et c ’est
ainsi, pour finir, qu Henri Fresnel se retrouva à New York, NY,
États-Unis d ’Amérique, seul, un matin d ’avril mille neuf cent
quarante, avec dix-sept cents en poche, assis sur un banc en
face de l’église Saint M ark’s in the B ouw erie, devant une
plaque de pierre posée obliquement près du porche de bois
qui attestait que cette église, datant de 1799, était l’une des
28 constructions américaines antérieures à 1800. Il alla deman­
der de l’aide au prêtre qui s’occupait de cette paroisse et qui,
peut-être touché par son accent, accepta de l ’écouter. L’ecclé-
siastique hocha tristement la tête en apprenant que Fresnel
avait été charlatan, illusionniste et acteur, mais dès q u ’il sut
qu’il avait dirigé un restaurant à Paris et qu’il avait compté dans
sa clientèle Mistinguett, Maurice Chevalier, Lifar, le jockey Tom
Lane, Nungesser et Picasso, il eut un large sourire et, s’appro­
chant du téléphone, affirma au Français que ses ennuis étaient
terminés.
C’est ainsi qu’au terme de onze années d ’errance, Henri
Fresnel devint cuisinier chez une Américaine excentrique et
richissime, Grâce Twinker. Grâce Twinker, âgée alors de
soixante-dix ans, n ’était autre que la célèbre Tw inkie, celle-là
même qui avait débuté à seize ans dans un burlesque vêtue en
Statue de la Liberté — on venait juste de l’inaugurer — et qui
fut au tournant du siècle une des plus fabuleuses Reines de
Broadway avant d ’épouser successivement cinq milliardaires
qui eurent tous la bonne idée de mourir peu de temps après
leur mariage en lui laissant toute leur fortune.
Extravagante et généreuse, Twinkie entretenait autour d ’elle
toute une cour de gens du spectacle, metteurs en scène, musi­
984 G eorges P erec

ciens, chorégraphes et danseurs, auteurs, librettistes, décora­


teurs, etc., qu’elle avait engagés pour écrire une comédie
musicale qui retracerait sa vie fabuleuse : son triomphe en Lady
Godiva dans les rues de New York, son mariage avec le prince
de Guéménolé, sa liaison orageuse avec le maire Groncz, son
arrivée en Duesenberg sur le terrain d ’aviation de East Knoyle
lors du meeting au cours duquel l’aviateur argentin Carlos
Kravchnik, fou d ’amour pour elle, se jeta de son biplan après
une succession de onze feuilles mortes et la plus impression­
nante remontée en chandelle jamais vue, l’achat du couvent
des Frères de la Miséricorde à Granbin, près de Pont-Audemer,
transporté pierre par pierre dans le Connecticut et offert à
l ’université de Highpool qui en fit sa bibliothèque, sa baignoire
géante en cristal, taillée en forme de coupe, qu elle faisait rem­
plir de champagne (californien), ses huit chats siamois aux
yeux bleu marine, surveillés nuit et jour par deux médecins et
quatre infirmières, ses participations fastueuses et somp-
tuaires, et dont il fut plusieurs fois rapporté que les intéressés
s ’en seraient peut-être bien passés, aux campagnes de Harding,
de Coolidge et de Hoover, le célèbre télégramme — Shut up,
y o u singing-buoy ! — qu’elle avait fait adresser à Caruso
quelques minutes avant qu’il ne fasse pour la première fois son
entrée au Metropolitan Opéra, tout cela devait apparaître dans
un spectacle « cent pour cent américain » auprès duquel les
Folies les plus délirantes de l’époque feraient figure de pâles
spectacles de grande banlieue.
Le nationalisme exacerbé de Grâce Slaughter — c’était le
nom de son cinquième mari, un fabricant de conditionne­
ments pharmaceutiques et d ’articles « prophylactiques » qui
venait de mourir d ’une hernie du péritoine — n ’admettait que
deux exceptions auxquelles son premier mari, Astolphe de
Guéménolé-Longtgermain, n ’était sans doute pas étranger : la
cuisine devait être faite par des Français de sexe mâle, le lavage
et le repassage du linge par des Anglaises de sexe femelle (et
surtout pas par des Chinois). Cela permit à Henri Fresnel
d ’être embauché sans avoir à dissimuler sa nationalité d ’ori­
gine, ce à quoi étaient constamment astreints le metteur en
scène (hongrois), le décorateur (russe), le chorégraphe (lithua­
La Vie m o d e d ’em p lo i 985

nien), les danseurs (italien, grec, égyptien), le scénariste


(anglais), le librettiste (autrichien) et le compositeur, Finlan­
dais d ’origine bulgare, fortement mâtiné de roumain.
Le bombardement de Pearl Harbor et l’entrée en guerre des
États-Unis à la fin de l’année 1941 mirent un terme à ces pro­
jets grandioses dont Twinkie n ’était jamais satisfaite, estimant
à chaque fois qu’on ne mettait pas assez en évidence le rôle
galvanisant qu elle avait joué dans la vie de la nation. Bien
qu’en com plet désaccord avec l’administration Roosevelt,
Twinkie décida de se consacrer à l’effort de guerre en faisant
envoyer à tous les militaires américains engagés dans la Bataille
du Pacifique des colis contenant des échantillons des produits
de grande consommation que fabriquaient les sociétés qu’elle
contrôlait directement ou indirectement. Les colis étaient
enveloppés dans une poche de nylon représentant un drapeau
américain ; ils contenaient une brosse à dents, un tube de pâte
dentifrice, trois tablettes de cachets effervescents recom­
mandés en cas de névralgies, gastralgies et acidités, un savon,
trois doses de shampooing, une bouteille de boisson gazeuse,
un stylo à bille, quatre paquets de gomm e à mâcher, un étui
de lames de rasoir, un porte-cartes en matière synthétique des­
tiné à recevoir une photographie — à titre d ’exemple, Twinkie
avait fait mettre la sienne, lors de l’inauguration de la vedette
lance-torpilles R em em ber the A lam o — , une petite médaille
dont la découpe avait la forme de l’État de l’Union où le soldat
était né (s’il était né à l’étranger, la médaille avait la forme des
États-Unis tout entiers) et une paire de chaussettes. Le conseil
d ’administration des « Marraines de Guerre Américaines » qui
avait été chargé par le Ministère de la Défense de contrôler le
contenu de ces paquets-cadeaux, en avait fait retirer les échan­
tillons de produits « prophylactiques » en en déconseillant
vivement l’envoi à titre individuel.
Grâce Twinker mourut en mille neuf cent cinquante et un
des suites d ’une maladie mal connue du pancréas. Elle laissait
à tous ses serviteurs des rentes plus qu’honorables. Henry
Fresnel — il écrivait désormais son prénom à l’anglaise — s’en
servit pour ouvrir un restaurant qu’en hommage à ses années
d ’acteur ambulant il baptisa le C apitaine Fracasse, publier un
986 Georges P erec

livre orgueilleusement intitulé M astering the French Art o f


Cookery, et fonder une école de cuisine qui prospéra rapide­
ment. Cela ne l’em pêcha pas de satisfaire sa passion profonde.
Grâce à tous les gens du spectacle qui avaient goûté sa cuisine
chez Twinkie et qui trouvèrent bientôt le chem in de son res­
taurant, il devint producteur, conseiller technique et principal
interprète d ’une série télévisée intitulée I a m the cookie (aille
âmeu zeu cou qui, disait-il avec son inimitable accent marseil­
lais qui avait victorieusement résisté à toutes ces années d ’exil).
Le succès de ces émissions, à la fin desquelles il présentait
chaque fois une recette originale, fut tel qu’à plusieurs
reprises, on lui confia dans d ’autres productions des rôles ana­
logues d ’aimables Français, qui lui permirent enfin d ’assouvir
sa vocation.
11 se retira des affaires en 1970, à soixante-seize ans, et
décida de revoir Paris qu’il avait quitté plus de quarante ans
auparavant.
Il fut sans doute surpris d ’apprendre que sa femme vivait
toujours dans la petite chambre de la rue Simon-Crubellier. Il
alla la voir, lui raconta tout ce qu’il avait vécu, les nuits dans
les granges, les chemins défoncés, les gamelles de pommes de
terre au lard imbibées d ’eau de pluie, les Touareg aux yeux
étroits qui perçaient à jour tous ses tours de passe-passe, la
chaleur et la faim au Mexique, les réceptions féeriques de la
vieille Américaine pour lesquelles il fabriquait des pièces m on­
tées d ’où jaillissaient au m om ent voulu des troupes de girls
em plum ées d ’autruche.
Elle l ’écouta en silence. Quand il eut fini, après qu’il lui eut
timidement proposé de lui donner une partie de l’argent qu’il
avait amassé au terme de ses pérégrinations, elle lui dit seule­
ment que cela ne l’intéressait pas, ni son histoire, ni son
argent, et elle lui ouvrit la porte sans même vouloir noter son
adresse à Miami.
Tout porte à croire qu elle n ’était restée dans cette chambre
que pour attendre, aussi bref et décevant devrait-il être, le
retour de son mari. Car quelques mois plus tard, ayant liquidé
toutes ses affaires, elle alla vivre chez son fils, officier d ’active
en garnison à Nouméa. Un an plus tard, Mademoiselle Crespi
La Vie m o d e d 'e m p lo i 987

reçut une lettre d ’elle ; elle lui racontait sa vie là-bas, aux anti­
podes, une vie triste où elle servait de bonne à tout faire et de
garde d ’enfants à sa bru, dormant dans une chambre sans eau,
réduite à se laver dans la cuisine.

La chambre est aujourd’hui occupée par un hom m e d ’une


trentaine d ’années : il est sur son lit, entièrement nu, à plat
ventre, au milieu de cinq poupées gonflables, couché de tout
son long sur l’une d ’entre elles, en enserrant deux autres dans
ses bras, semblant éprouver sur ces simulacres instables un
orgasme hors pair.
Le reste de la chambre est plus aride : des murs nus, un lino
vert d ’eau sur le sol jonché de vêtements épars. Une chaise,
une table avec une toile cirée, des reliefs de repas — une
canette, des crevettes grises sur une soucoupe — et un journal
du soir ouvert sur un problème géant de mots croisés.
CHAPITRE LVI

Escaliers, 8

Au sixième gauche, devant la porte du Docteur Dinteville.


Un client attend qu’on lui ouvre la porte ; c ’est un homme
d ’une cinquantaine d ’années, à l’allure militaire, genre barou-
deur des djebels, cheveux en brosse, costume gris, cravate de
soie imprimée piquée d ’un diamant minuscule, lourde montre
chronomètre en or. Il tient sous le bras gauche un quotidien
du matin sur lequel on peut voir une publicité pour des bas,
l’annonce de la sortie prochaine du film de Gâte Flanders,
Amour, M aracas et Salam i, avec Faye Dolores et Sunny Phi­
lips, et une manchette : La Princesse d e Faucigny-Lucinge est
revenue ! surmontant une photographie où l’on voit la prin­
cesse assise, l’air furieux, dans un fauteuil m od em style cepen­
dant que cinq douaniers sortent avec mille précautions du
vaste fond d ’une grande caisse bariolée de timbres internatio­
naux un samovar d ’argent massif et un grand miroir.
A côté du paillasson est installé un porte-parapluies : un haut
cylindre de plâtre peint imitant une colonne antique. À droite,
une pile de journaux ficelés destinée aux étudiants qui vien­
nent périodiquement dans l’immeuble procéder au ramassage
des vieux papiers. Même après les ponctions pratiquées par la
concierge distributrice de buvards illustrés, le Docteur Dinte­
ville reste un de leurs meilleurs fournisseurs. Le journal du
dessus n ’est pas une publication médicale, mais une revue de
linguistique dont on peut lire le sommaire :
La Vie m o d e d ’em p lo i 989

Bulletin de l’in stitu t


de L inguistique
de L ouvain
98e année 1973 Fasc. 3-4

Boris Baruq N o lt : Une lettre manus­


crite de G u nnar E r f jo r d .......................... 303
Henri B a c h e lie r : La Char acteri sti ca
Universalis d e L eib n iz................................ 3 II
S t e p h e n A lb e r t : The G ard en of Ts'ui
P ên .................................................................. 330
O sk a r Scharf-H ain isch : Sur l'usage
du fricatif dans les parlers du Paranâ . 336

M arcel B e n a b o u : D'un fragm ent


retrouvé de Mercator : Plaute et ses
m a îtr e s .......................................................... 348

P ie rr e G a n n e v a l : La pharm acopée
médiévale. IV. Les in s ec te s ................... 375
R obin Marr : Die Bedeulung d e r Vokal-
fol ge et le tétragram m e sacré des
H é b r e u x ........................................................ 382

L. S t e fa n i : Hariri revisited. III. Cross-


words and Is o g ra m s ................................ 40 5
P a u l I v a n o v : N o te sur les variations
syntactico-rythmiques des slogans de
36 à 68 ........................................................ 414

Notes et comptes re n d u s ............................ 418


Errata ................................................................ 422
CHAPITRE LVII

M adam e Orlow ska (Chambres de bonne, 11)

Elzbieta Orlowska — la Belle Polonaise comme tout le


monde l’appelle dans le quartier — est une femme d ’une tren­
taine d ’années, grande, majestueuse et grave, avec une lourde
chevelure blonde le plus souvent relevée en chignon, des yeux
bleu sombre, une peau très blanche, un cou charnu s’attachant
sur des épaules rondes et presque grasses. Debout, dans sa
chambre, à peu près au centre de la pièce, un bras en l’air, elle
essuie une petite suspension aux branches de cuivre ajouré qui
semble une copie en réduction d ’un lustre d ’intérieur hol­
landais.
La chambre est toute petite et bien rangée. A gauche, collé
contre la cloison, le lit, une banquette étroite garnie de
quelques coussins, sous laquelle ont été aménagés des tiroirs ;
puis une table en bois blanc avec une machine à écrire porta­
tive et divers papiers, et une autre table, plus petite encore,
pliante, en métal, supportant un camping-gaz et plusieurs
ustensiles de cuisine.
Contre le mur de droite il y a un lit à barreaux et un tabou­
ret. Un autre tabouret, à côté de la banquette, remplissant l'es­
pace étroit qui la sépare de la porte, sert de table de nuit : y
voisinent une lampe au pied torsadé, un cendrier octogonal
La Vie m o d e d ’em p lo i 991

de faïence blanche, une petite boîte à cigarettes en bois sculpté


affectant la forme d ’un tonneau, un volum ineux essai intitulé
The A rabian Knights, N ew Visions o flsla m ic Feudalism in the
Beginnings o f the Hegira, signé d ’un certain Charles Nunneley,
et un roman policier de Lawrence Wargrave, LeJuge est l ’assas­
sin : X a tué A de telle façon que la justice, qui le sait, ne peut
l’inculper. Le juge d ’instruction tue B de telle façon que X est
suspecté, arrêté, jugé, reconnu coupable et exécuté sans avoir
jamais rien pu faire pour prouver son innocence.
Le sol est couvert d ’un linoléum rouge sombre. Les murs,
garnis d’étagères où sont rangés les vêtements, les livres, la
vaisselle, etc., sont peints en beige clair. Deux affiches aux cou­
leurs très vives, sur le mur de droite, entre le lit d ’enfant et la
porte, les éclairent un peu : la première est le portrait d’un
clown, avec un nez en balle de ping-pong, une mèche rouge
carotte, un costume à carreaux, un gigantesque nœ ud papillon
à pois et de longues chaussures très aplaties. La seconde repré­
sente six hommes debout les uns à côté des autres : l’un porte
toute sa barbe, une barbe noire, un autre a une grosse bague
au doigt, un autre a une ceinture rouge, un autre a des panta­
lons déchirés aux genoux, un autre n ’a qu’un œ il ouvert et le
dernier montre les dents.
Quand on lui demande quelle est la signification de cette
affiche, Elzbieta Orlowska répond qu’elle illustre une comptine
très populaire en Pologne, où elle sert à endormir les petits
enfants :

— J ’a i rencontré six hommes, d it la m am an.


— C om m ent sont-ils don c ? d em an d e l ’enfant.
— Le p rem ier a une barbe noire, d it la m am an.
— Pourquoi ? dem an d e l ’enfant.
— Parce qu ’il ne sa it p a s se raser, p a r d i ! d it la m am an.
— Et le second ? d em an d e l ’enfant.
— Le second a une bague, d it la m am an.
— P ourquoi ? d em a n d e l ’enfant.
— Parce qu ’il est marié, p a r d i ! d it la m am an.
— Et le troisièm e ? d em a n d e l ’enfant.
992 G eorges P erec

— Le troisièm e a une ceinture à son pan talon , d it la


m am an.
— P ourquoi ? d em a n d e l ’enfant.
— Parce que sinon il tom berait, p a r d i ! d it la m am an.
— Et le qu atrièm e ? d em an de l ’enfant.
— Le qu atrièm e a déchiré ses pan talon s, d it la m am an.
— Pourquoi ? d em a n d e l ’enfant.
— Parce qu ’il a couru trop fort, p a r d i ! d it la m am an.
— Et le cinquièm e ? d em a n d e l ’enfant.
— Le cinquièm e n ’a q u ’un œ il d ’ouvert, d it la m am an.
— P ourquoi ? d em a n d e l ’enfant.
— Parce q u ’il est en train de s ’endorm ir, com m e toi, m on
enfant, d it la m am an d ’une voix très douce.
— Et le dern ier ? dem a n d e en m urm u rant l ’enfant.
— Le dern ier m ontre les dents, d it la m am an dan s un
souffle.
Il ne f a u t su rtou t p a s d ire que le p e tit enfant dem an de
alors qu oi que ce soit, car s ’il a le m alheur d e d ire :
— P ou rqu oi?
— Parce qu ’il va te m anger si tu ne dors pas, p a r d i ! dira
la m ère d ’une voix tonitruante.

Elzbieta Orlowska avait onze ans lorsqu’elle vint pour la pre­


mière fois en France. C’était dans une colonie de vacances à
Parçay-les-Pins, Maine-et-Loire. La colonie dépendait du minis­
tère des Affaires étrangères et rassemblait des enfants dont les
parents appartenaient aux personnels du ministère et des
ambassades. La petite Elzbieta y était allée parce que son père
était concierge à l’Ambassade de France à Varsovie. La vocation
de la colonie était, par principe, plutôt internationale, mais il
se trouva cette année-là qu’elle comportait une forte majorité
de petits Français et que les quelques étrangers s’y sentirent
passablement dépaysés. Parmi eux se trouvait un petit Tunisien
prénomm é Boubaker. Son père, musulman traditionaliste qui
vivait presque sans contact avec la culture française, n ’aurait
La Vie m o d e d ’em p lo i 993

jamais songé à l ’envoyer en France, mais son oncle, archiviste


au Quai d ’Orsay, avait tenu à le faire venir, persuadé que c ’était
la meilleure manière de familiariser son jeune neveu avec une
langue et une civilisation que les générations nouvelles de
Tunisiens, désormais indépendants, ne pouvaient plus se per­
mettre d ’ignorer.
Très vite, Elzbieta et Boubaker devinrent inséparables. Ils
restaient à l’écart des autres, ne prenaient pas part à leurs jeux,
mais marchaient en se tenant par le petit doigt, se regardaient
en souriant, se racontaient, chacun dans leur langue de
longues histoires que l’autre écoutait, ravi, sans les
comprendre. Les autres enfants ne les aimaient pas, leur fai­
saient des blagues cruelles, cachaient des cadavres de mulots
dans leurs lits, mais les adultes qui venaient passer une journée
avec leurs rejetons s’extasiaient devant ce petit couple, elle
toute potelée, avec ses tresses blondes et sa peau com me un
biscuit de Saxe, et lui, fluet et frisé, souple comme une liane,
avec une peau mate, des cheveux noirs de jais, d ’immenses
yeux pleins d ’une tendresse angélique. Le dernier jour de la
colonie, ils se piquèrent le pouce et mélangèrent leur sang en
faisant le serment de s’aimer éternellement.
Ils ne se revirent pas pendant les dix années qui suivirent,
mais ils s’écrivirent deux fois par semaine des lettres de plus
en plus amoureuses. Très vite, Elzbieta parvint à persuader ses
parents de lui faire apprendre le français et l’arabe parce
qu’elle irait vivre en Tunisie avec son mari Boubaker. Pour lui,
ce fut beaucoup plus difficile et pendant des mois il s’évertua
à convaincre son père, qui l’avait toujours terrorisé, qu’il ne
voulait pour rien au m onde lui manquer de respect, qu’il conti­
nuerait d ’être fidèle à la tradition de l’Islam et à l’enseigne­
ment du Coran, et que ce n ’était pas parce qu’il allait épouser
une Occidentale qu’il s’habillerait pour autant à l’européenne
ou irait vivre dans la ville française.
Le problème le plus ardu fut d ’obtenir les autorisations
nécessaires à la venue d ’Elzbieta en Tunisie. Cela prit plus de
dix-huit mois de tracasseries administratives tant de la part des
Tunisiens que de la part des Polonais. Il existait entre la Tuni­
sie et la Pologne des accords de coopération aux termes des­
994 Georges P erec

quels des étudiants tunisiens pouvaient aller en Pologne faire


des études d ’ingénieur, cependant que des dentistes, agro­
nom es et vétérinaires polonais pouvaient venir travailler
com me fonctionnaires aux ministères de la santé publique ou
de l’agriculture tunisiens. Mais Elzbieta n ’était ni dentiste ni
vétérinaire, ni agronome, et pendant un an, toutes les
demandes de visa qu elle déposa, de quelque explication
qu’elle les accompagnât, lui furent retournées avec la men­
tion : « ne répond pas aux critères définis par les accords sus-
visés. » Il fallut que, par une série singulièrement com plexe de
tractations, Elzbieta parvienne à passer par-dessus la tête des
services officiels et aille raconter son histoire à un vice-secré­
taire d ’État pour que, à peine six mois plus tard, elle soit enfin
em bauchée comme traductrice-interprète au consulat de
Pologne à Tunis — l’administration prenant enfin en compte
le fait qu’elle était licenciée d ’arabe et de français
Elle débarqua à l ’aéroport de Tunis-Carthage le premier juin
mille neuf cent soixante-six. Il y avait un soleil radieux. Elle
était resplendissante de bonheur, de liberté et d ’amour. Parmi
la foule des Tunisiens qui, depuis les terrasses, faisaient de
grands signes aux arrivants, elle chercha des yeux sans le voir
son fiancé. A plusieurs reprises ils s ’étaient envoyé des photo­
graphies, lui en train de jouer au football, ou en maillot de
bain sur la plage de Salammbô, ou en djellaba et babouches
brodées à côté de son père, le dépassant d ’une tête, elle faisant
du ski à Zakopane, ou sautant sur un cheval d ’arçon. Elle était
sûre de le reconnaître, mais elle hésita pourtant un instant
quand elle le vit : il était dans le hall, juste derrière les guichets
de la police, et la première chose qu’elle lui dit fut :
— Mais tu n ’as pas grandi !
Quand ils s’étaient connus, à Parçay-les-Pins, ils avaient la
m ême taille ; mais alors qu’il n ’avait grandi que de vingt ou
trente centimètres, elle en avait pris au moins soixante : elle
mesurait un mètre soixante-dix-sept et lui pas tout à fait un
mètre cinquante-cinq ; elle ressemblait à un tournesol au cœur
de l ’été, lui était sec et rabougri com me un citron oublié sur
une étagère de cuisine.
La première chose que fit Boubaker fut de l’em mener voir
La Vie m o d e d ’em p lo i 995

son père. Il était écrivain public et calligraphe. Il travaillait dans


une minuscule échoppe de la Médina ; il y vendait des car­
tables, des trousses et des crayons, mais surtout ses clients
venaient lui demander d ’inscrire leurs noms sur des diplômes
ou des certificats ou de recopier des phrases sacrées sur des
parchemins qu’ils faisaient encadrer. Elzbieta le découvrit, assis
en tailleur, une planchette sur les genoux, le nez chaussé de
lunettes dont les verres avaient l ’épaisseur d ’un fond de gobe­
let, taillant ses plumes d ’un air important. C’était un homme
petit, maigre, très pincé, le teint vert, l ’œ il faux avec un sourire
abominable, déconcerté et silencieux avec les femmes. En deux
ans, c ’est à peine s’il adressa trois fois la parole à sa bru.
La première année fut la pire ; Elzbieta et Boubaker la passè­
rent dans la maison du père, en ville arabe. Ils avaient une
chambre à eux, un espace juste assez large pour leur lit sans
lumière, séparée des chambres des beaux-frères par de minces
cloisons au travers desquelles elle se sentait non seulem ent
écoutée mais épiée. Ils ne pouvaient m êm e pas prendre leurs
repas ensem ble ; lui mangeait avec son père et ses grands frè­
res ; elle devait les servir en silence et retourner à la cuisine
avec les femmes et les enfants, où sa belle-mère l ’accablait de
baisers, de caresses, de sucreries, d ’harassantes jérémiades sur
son ventre et sur ses reins et de questions presque obscènes
sur la nature des caresses que son mari lui donnait ou lui
demandait.
La deuxième année, après qu’elle eut mis au monde son fils,
qui fut appelé Mahmoud, elle se révolta et entraîna Boubaker
dans sa révolte. Ils louèrent un appartement de trois pièces
dans la ville européenne, rue de Turquie, trois pièces hautes
et froides, effroyablement meublées. Une ou deux fois ils
furent invités par des collègues européens de Boubaker ; une
ou deux fois elle donna chez elle des dîners ternes à des
coopérants fades ; le reste du temps, il lui fallait insister pen­
dant des semaines pour qu’ils aillent ensem ble dans un restau­
rant ; il cherchait chaque fois un prétexte pour rester à la
maison ou pour sortir seul.
Il était d ’une jalousie tenace et tatillonne ; tous les soirs,
quand elle rentrait du consulat, elle devait lui raconter sa jour­
996 G eorges P erec

née dans ses moindres détails et énumérer tous les hommes


qu’elle avait vus, com bien de temps ils étaient restés dans son
bureau, ce qu’ils lui avaient dit, ce qu elle avait répondu, et
où était-elle allée déjeuner, et pourquoi avait-elle téléphoné si
longtemps à une telle, etc. Et quand il leur arrivait de marcher
ensem ble dans la rue et que les hommes se retournaient sur
le passage de cette beauté blonde, Boubaker lui faisait, à peine
rentrés, des scènes épouvantables, comme si elle avait été res­
ponsable de la blondeur de ses cheveux, de la blancheur de sa
peau et du bleu de ses yeux. Elle sentait qu’il aurait voulu la
séquestrer, la dérober à jamais aux yeux des autres, la garder
pour son seul regard, pour sa seule adoration muette et
fébrile.
Elle mit deux ans à mesurer la distance qu’il y avait entre les
rêves qu’ils avaient entretenus pendant dix ans, et cette réalité
mesquine qui serait désormais sa vie. Elle se mit à haïr son
mari, et reportant sur son fils tout l’amour qu’elle avait
éprouvé, décida de s’enfuir avec l’enfant. Avec la complicité de
quelques-uns de ses compatriotes elle parvint à quitter clan­
destinem ent la Tunisie à bord d ’un navire lithuanien qui la
débarqua à Naples d ’où, par voie de terre, elle gagna la France.
Le hasard voulut qu’elle arrivât à Paris au plus fort des événe­
ments de Mai 68. Dans ce déferlement d ’ivresses et de bon­
heurs, elle vécut une passion éphémère avec un jeune
Américain, un chanteur de folk-song qui quitta Paris le soir
où l ’O déon fut repris. Peu de temps après, elle trouva cette
chambre : c’était celle de Germaine, la lingère de Bartlebooth,
qui prit sa retraite cette année-là et que l’Anglais ne fit pas
remplacer.
Les premiers mois elle se cacha, craignant que Boubaker ne
fasse un jour irruption et lui reprenne l’enfant. Plus tard elle
apprit que, cédant aux exhortations de son père, il avait laissé
une marieuse le remarier à une veuve mère de quatre enfants
et qu’il était retourné habiter dans la Médina.
Elle se mit à vivre une vie simple et presque monastique,
tout entière centrée sur son fils. Pour gagner sa vie, elle trouva
une place dans une société d ’export-import qui faisait du
commerce avec les pays arabes et pour laquelle elle traduisait
La Vie m o d e d ’em p lo i 997

des m odes d ’emploi, des règlements administratifs et des des­


criptifs techniques. Mais l’entreprise ne tarda pas à faire faillite
et elle vit depuis lors avec quelques vacations du C.N.R.S. qui
lui donne à faire des analyses d ’articles arabes et polonais pour
le Bulletin signalétique, complétant ce maigre salaire avec
quelques heures de ménage.
Elle fut tout de suite très aimée dans la maison. Bartlebooth
lui-même, son logeur, dont l’indifférence pour ce qui se passait
dans l’immeuble avait toujours semblé à chacun un fait acquis,
se prit d ’affection pour elle. A plusieurs reprises, avant que sa
passion morbide ne le condamnât à jamais à une solitude de
plus en plus stricte, il l’invita à dîner. Une fois même — chose
qu’il n ’avait jamais faite avec personne et qu’il ne fit jamais
plus — il lui montra le puzzle qu’il reconstituait cette quin-
zaine-là : c’était un port de pêche de l ’île de Vancouver, Ham-
mertown, un port blanc de neige, avec quelques maisons
basses et quelques pêcheurs en vestes fourrées halant sur la
grève une longue barque blême.
En dehors des amis q u ’elle s ’est faits dans l ’immeuble, Elz­
bieta ne connaît presque personne à Paris. Elle a perdu tout
contact avec la Pologne et ne fréquente pas les Polonais exilés.
Un seul vient régulièrement la voir, un homme plutôt âgé, au
regard vide, avec une éternelle écharpe de flanelle blanche et
une canne. De cet hom m e qui semble revenu de tout, elle dit
qu’il fut avant la guerre le clown le plus populaire de Varsovie
et que c’est lui qui est représenté sur l’affiche. Elle l’a ren­
contré il y a trois ans au square Anna de Noailles où elle sur­
veillait son fils qui jouait au sable. Il vint s’asseoir sur le même
banc qu’elle et elle s’aperçut qu’il lisait une édition polonaise
des Filles du fe u — Sylw ia i inné o p o w ia d a n ia . Ils devinrent
amis. Il vient deux fois par mois dîner chez elle. Comme il n ’a
plus une seule dent, elle le nourrit de lait chaud et de crèmes
aux œufs.
Il ne vit pas à Paris, mais dans un petit village appelé Nivil-
lers, dans l’Oise, près de Beauvais, une maison sans étage,
longue et basse, avec des fenêtres à petits carreaux multico­
lores. C’est là que le petit Mahmoud, qui a aujourd’hui neuf
ans, vient de partir pour les vacances.
CHAPITRE LVIII

G ratiolet, 1

L’avant-dernier descendant des propriétaires de l’immeuble


vit au septièm e étage, avec sa fille, dans deux anciennes
chambres de bonne aménagées en un logem ent exigu mais
confortable.
Olivier Gratiolet est assis devant une table pliante recouverte
d ’un drap vert, en train de lire. Sa fille Isabelle, qui a treize
ans, est agenouillée sur le parquet ; elle échafaudé un château
de cartes dont l ’ambition n ’a d ’égale que la fragilité. En face
d ’eux, sur un écran de télévision qu’aucun des deux ne
regarde, une speakerine émergeant d ’un décor de science-fic-
tion hideux — panneaux de métal brillant agrémentés de
paraphes cocardiers — et m oulée dans quelque chose qui vou­
drait donner l’idée d ’une combinaison spatiale, présente sur
un écriteau dont la découpe hexagonale est censée rappeler le
périmètre de la République française, le programme de la soi­
rée : à vingt heures trente, Le f i l ja u n e, fantaisie policière de
Stewart Venter : au début du siècle, un audacieux voleur de
bijoux se réfugie sur un train de bois de flottage descendant le
fleuve Jaune, et à vingt-deux heures, Cette fa u cille d ’or da n s le
cham p des étoiles, opéra de chambre de Philoxanthe Schapska,
d ’après le B ooz en dorm i de Victor Hugo, donné en première
mondiale à l’occasion de l’ouverture du Festival de Besançon.
La Vie m o d e d ’em p lo i 999

Le livre que lit Olivier Gratiolet est une histoire de l’anatomie,


un ouvrage de grand format posé bien à plat sur la table, ouvert
sur la reproduction en pleine page d ’une planche de Zorzi da
Castelfranco, disciple de Mondino di Luzzi, accompagnée en
regard de la description que, un siècle et demi plus tard, en
donna François Béroalde de Verville dans son Tableau des
riches inventions couvertes du voile des fein tes am oureuses qui
son t représentées d a n s l ’H ypnerotom achia P oliphili :

«Le ca davre n ’est p a s rédu it au squelette m ais les


chairs restantes son t im prégnées d e terre, fo rm a n t
un m agm a sec et com m e cartonné. Çà et là cepen­
d a n t les os son t en p a r tie dem eurés : au sternum
a u x clavicules a u x rotules a u x tibias. La tein te
générale est d ’un ja u n e brun d a n s la p a rtie a n té­
rieure, la fa c e postérieu re n oirâtre et d ’un vert
foncé, p lu s hum ide, est rem plie d e vers. La tête est
penchée su r l ’épaule gauche, le crâne est couvert
d e cheveux blancs im prégnés d e terre et m êlés d e
d ébris d e serpillière. L ’a rcade sourcilière est
d é p o u illé e ; la m âchoire inférieure présente deu x
dents, ja u n es et dem i-transparentes. Le cerveau et
la cervelle occupent à p eu p rès les deux-tiers d e
la ca vité d u crâne, m a is il n ’est p lu s p o ssib le d e
reconnaître les divers organes q u i com posent l ’en­
céphale. La dure-m ère existe sous fo rm e d ’une
m em brane d e couleur bleu âtre ; on d ir a it presqu e
qu elle est à l ’é ta t norm al. Il n ’y a p lu s d e m oelle
épinière. Les vertèbres cervicales son t visibles
quoique recouvertes en p a r tie d ’une couche légère
d e couleur ocre. Au n iveau d e la sixièm e vertèbre
on trouve les p a rties m olles internes du laryn x
saponifiées. Les deu x côtés d e la p o itrin e p a ra is­
sen t vides, si ce n ’est q u ’ils renferm ent un p eu d e
terre et quelques p e tite s mouches. Lis son t noi­
râtres, enfum és et charbonnés. L’abdom en est
affaissé recouvert d e terre et d e chrysalides ; les
organes ab d o m in a u x dim in u és d e volum e ne son t
1000 G eorges P erec

p a s iden tifiables ; les p a rtie s gén itales son t


détru ites au p o in t qu'on ne p e u t reconnaître le
sexe. Les m em bres supérieurs sont p la cés su r les
côtés du corps d e m anière à ce que les bras et les
avan t-bras et les m ains soien t ensemble. À gauche
la m ain p a r a ît entière, d ’un gris m êlé d e brun. À
d ro ite elle est d e couleur p lu s fon cée et déjà p lu ­
sieurs d e ses os se son t séparés. Les m em bres infé­
rieurs son t entiers en apparence. Les os courts ne
son t p a s p lu s spongieux qu ’à l ’éta t n o rm al m ais
ils son t p lu s secs à l ’intérieur. »

Olivier doit son prénom au frère jumeau de son grand-père


Gérard, qui fut tué le 26 septembre 1914 à Perthes-lès-Hurlus,
en Champagne, lors des arrière-combats qui succédèrent à la
première bataille de la Marne.
Gérard, celui des quatre enfants Gratiolet qui avait hérité de
l ’exploitation berrichone dont il vendit presque la moitié pour
tenter, com me son frère Émile en morcelant l’immeuble, de
venir en aide à son frère Ferdinand et un peu plus tard à sa
veuve, avait eu deux fils. Henri, le cadet, resta garçon. En 1934,
à la mort de son père, il prit en main la ferme. Il essaya de
moderniser son équipem ent et ses méthodes, emprunta sur
hypothèque pour acheter du matériel et à sa mort en 1938 — il
mourut des suites d ’un coup de pied de cheval— il laissait
tellement de dettes que son frère aîné Louis, le père d ’Olivier,
préféra renoncer purement et simplement à l’héritage plutôt
que de s’encombrer d ’une exploitation qui ne redeviendrait
pas rentable avant des années.
Louis avait fait des études, à Vierzon et à Tours, et était entré
aux Eaux & Forêts. Dès le lendemain de la guerre, alors qu'il
avait à peine vingt et un ans, il fut chargé d ’organiser l ’une des
premières réserves naturelles de France, celle de Saint-Trojan
d ’Oléron où, comme sur l’archipel des Sept-îles, au large de
Perros-Guirec, que l’on avait aménagé en 1912, tout devait être
mis en œuvre pour protéger et conserver faune et flore locales.
Louis vint donc s’installer à Oléron où il épousa France Lidron,
la fille d ’un ferronnier d ’art, un vieil original qui commençait
La Vie m o d e d ’em p lo i 1001

à inonder l’île de grilles en fer forgé et d ’ornements en bronze


doré plus agressivement laids les uns que les autres mais dont
le succès ne devait plus se démentir. Olivier, né en 1920, gran­
dit sur des plages alors le plus souvent désertes et fut mis à dix
ans pensionnaire au lycée de Rochefort. Détestant l’internat et
les études, il se morfondait toute la semaine au fond de la
classe en rêvant aux promenades à cheval qu’il ferait le
dimanche. Il redoubla la troisième et échoua quatre fois au bac
avant que son père ne renonce à le lui faire passer, se résignant
à le voir prendre un em ploi de garçon d ’écurie chez un éleveur
près de Saint-Jean-d’Angély. C’était un travail qui lui plaisait et
dans lequel il aurait peut-être réussi à faire son chemin, mais
moins de deux ans plus tard la guerre éclata : Olivier fut mobi­
lisé et fait prisonnier près d ’Arras en mai 1940, se retrouva
dans un stalag à Hof, en Franconie. Il y resta deux ans. Le
18 avril 1942, Marc, le fils de Ferdinand, qui l’année même de
la banqueroute et de la fuite de son père, avait réussi l’agréga­
tion de philosophie et avait depuis animé des sections du
Comité France-Allemagne, entrait dans le cabinet de Fernand
de Brinon qui venait d ’être nom m é secrétaire d ’État dans le
second gouvernement Laval. Un mois plus tard, Louis lui ayant
écrit pour lui demander d ’intervenir, il obtint sans difficulté le
retour de captivité du fils de son oncle.
Olivier alla s’installer à Paris. François, l’autre cousin de son
père qui, avec sa femme Marthe, possédait encore environ la
moitié des appartements de l’immeuble et était le gérant de la
copropriété, lui procura un appartement de trois pièces, au-
dessous de celui qu’il occupait lui-même (celui où, plus tard,
vinrent vivre les Grifalconi). Olivier y passa le reste de la
guerre, allant écouter dans la cave Des Français p a rle n t au x
Français, et fabriquant et diffusant avec l’aide de Marthe et de
François le bulletin de liaison de plusieurs groupes de résis­
tance, une sorte de lettre quotidienne donnant des informa­
tions de Londres et des messages codés.
Louis, le père d ’Olivier, mourut en 1943, de brucellose. L’an­
née suivante, Marc fut assassiné dans des circonstances qui ne
furent qu’imparfaitement élucidées. H élène Brodin, la der­
nière des enfants de Juste, mourut en 1947. Lorsque, en 1948,
1002 G eorges P erec

Marthe et François périrent dans l’incendie du cinéma Rueil


Palace, Olivier resta le dernier survivant des Gratiolet.

UN ARBRE
GÉNÉALOGIQUE
DE LA FAMILLE
GRATIOLET
SE TROUVE
PAGE 7 5 6

Olivier prit très au sérieux ses fonctions de propriétaire et de


syndic, mais quelques années plus tard, la guerre, de nouveau,
s’acharna sur lui : rappelé en Algérie en 1956, il sauta sur une
mine et on dut l’amputer au-dessus du genou. Soigné à l’hôpi­
tal militaire de Chambéry, il tomba amoureux de son infir­
mière, Ariette Criolat, et, bien qu elle eût dix ans de moins que
lui, il l’épousa. Ils s’installèrent chez le père de la jeune femme,
un marchand de chevaux, dont Olivier, retrouvant quelque
chose de son ancienne vocation, prit en main la comptabilité.
Sa guérison fut longue et coûteuse. On essaya sur lui un
prototype de prothèse totale, un véritable m odèle anatomo-
physiologique de la jambe, qui tenait compte des plus récentes
découvertes en matière de neurophysiologie musculaire, et qui
était équipé de systèmes asservis permettant des flexions et des
extensions s’équilibrant réciproquement. Au bout de plusieurs
mois d ’apprentissage, Olivier parvint à maîtriser son appareil
au point de pouvoir marcher sans canne et même, une fois, les
larmes aux yeux, de monter à cheval.
Même s’il fut alors obligé d ’abandonner un à un les apparte­
ments dont il avait hérité, ne conservant pour finir que deux
chambres de bonne, ces années-là furent sans doute les plus
belles de sa vie, une vie paisible où de brefs allers et retours
dans la capitale alternaient avec de longs séjours dans la ferme
de son beau-père, au milieu de prairies gonflées d ’eau, dans
une maison basse et claire pleine de fleurs et d ’odeurs de cire.
C’est là, en 1962, q u ’Isabelle vint au monde, et son premier
La Vie m o d e d ’em p lo i 1003

souvenir la fait se promener avec son père dans une carriole


tirée par un petit cheval blanc à taches grises.
Le soir de Noël mille neuf cent soixante-cinq, pris d ’un accès
de dém ence subite, le père d ’Arlette étrangla sa fille et se pen­
dit. Le lendemain, Olivier vint s’installer à Paris avec Isabelle.
Il ne se chercha pas de travail, s’ingéniant à vivre avec sa seule
pension de mutilé de guerre, se consacrant tout entier à Isa­
belle, lui préparant ses repas, lui recousant ses vêtements, lui
apprenant lui-même à lire et à compter.
Aujourd’hui c’est au tour d ’Isabelle de veiller sur son père,
de plus en plus souvent malade. Elle fait les courses, bat les
omelettes, récure les casseroles, tient le ménage. C’est une fil­
lette maigre, au visage triste, aux yeux pleins de mélancolie,
qui passe des heures en face de son miroir à se raconter à voix
basse des histoires épouvantables.
Olivier ne bouge presque plus. Sa jambe désormais lui fait
mal et il n ’a plus les moyens d ’en faire réviser les mécanismes
complexes. Il reste la plupart du temps assis dans son fauteuil
à oreilles, vêtu d’un pantalon de pyjama et d ’une vieille veste
d’intérieur à carreaux, sirotant à longueur de journée, malgré
l’interdiction formelle du Docteur Dinteville, des petits verres
de liqueur. Pour essayer d ’améliorer un tout petit peu ses
maigres revenus, il dessine — très mal — des rébus qu’il
envoie à une espèce d ’hebdomadaire consacré à ce que l’on
appelle pom peusem ent le sport cérébral ; on les lui paye géné­
reusement — quand on les lui prend — quinze francs pièce.
Le dernier représente un fleuve ; sur la proue d ’une barque,
une femme assise som ptueusem ent vêtue, entourée de sacs
d ’or, de coffres entrouverts débordant de joyaux ; sa tête est
remplacée par la lettre « S » ; à la poupe, debout, un person­
nage masculin à couronne comtale fait office de passeur ; sur
sa cape sont brodées les lettres « ENTEMENT ». Réponse :
« Contentement passe richesse. »
Cet homme de cinquante-cinq ans, veuf et infirme, dont les
guerres ont façonné le terne destin, est habité par deux projets
grandioses et illusoires.
Le premier est de nature romanesque : Gratiolet voudrait
créer un héros de roman, un vrai héros ; non pas un de ces
1004 G eorges P erec

Polonais obèses ne rêvant que d ’andouille et d ’extermination,


mais un vrai paladin, un preux, un défenseur de la veuve et de
l’orphelin, un redresseur de torts, un gentilhomme, un grand
seigneur, un fin stratège, élégant, brave, riche et spirituel ; des
dizaines de fois il a imaginé son visage, le m enton décidé, le
front large, les dents dessinant un sourire chaleureux, une
petite étincelle au coin des yeux ; des dizaines de fois il l’a
revêtu de costumes impeccablement coupés, de gants beurre
frais, de boutons de manchette en rubis, de perles de grand
prix m ontées en épingle de cravate, d ’un m onocle, d ’un jonc
à pommeau d ’or, mais il n ’a toujours pas réussi à lui trouver
un nom et un prénom qui le satisfassent.
Le deuxième projet appartient au domaine de la métaphysi­
que : dans le but de démontrer que, selon l’expression du pro­
fesseur H.M. Tooten, « l’évolution est une imposture », Olivier
Gratiolet a entrepris un inventaire exhaustif de toutes les
imperfections et insuffisances dont souffre l’organisme
humain : la position verticale, par exemple, n ’assure à
l’hom m e qu’un équilibre instable : on tient debout unique­
ment à cause de la tension des muscles, ce qui est une source
continuelle de fatigue et de malaise pour la colonne vertébrale
laquelle, bien qu’effectivement seize fois plus forte que si elle
était droite, ne permet pas à l’homme de porter sur son dos
une charge conséquente ; les pieds devraient être plus larges,
plus étalés, plus spécifiquement adaptés à la locom otion, alors
qu’ils ne sont que des mains atrophiées ayant perdu leur pou­
voir de préhension ; les jambes ne sont pas assez solides pour
supporter le corps dont le poids les fait ployer, et de plus elles
fatiguent le cœur, qui est obligé de faire remonter le sang de
près d ’un mètre, d ’où des pieds enflés, des varices, etc. ; les
articulations de la hanche sont fragiles, et constamment
sujettes à des arthroses ou à des fractures graves (col du
fémur) ; les bras sont atrophiés et trop minces ; les mains sont
fragiles, surtout le petit doigt qui ne sert à rien, le ventre n ’est
absolument pas protégé, pas plus que les parties génitales ; le
cou est figé et limite la rotation de la tête, les dents ne permet­
tent pas de prise latérale, l’odorat est presque nul, la vision
La Vie m o d e d ’em p lo i 1005

nocturne plus que médiocre, l’audition très insuffisante ; la


peau sans poils ni fourrure n ’offre aucune défense contre le
froid, bref, de tous les animaux de la création, l’homme, que
l’on considère généralement com me le plus évolué de tous,
est de tous l’être le plus démuni.
CHAPITRE I.IX

Hutting, 2

Hutting travaille, non dans son grand atelier, mais dans une
petite pièce qu’il a aménagée dans la loggia à l’intention des
longues séances de pose qu’il inflige à ses clients depuis qu’il
est devenu portraitiste.
C’est une pièce claire et cossue, impeccablement rangée,
n ’offrant absolument pas le désordre habituel des ateliers de
peintres ; pas de toiles retournées contre les murs, pas de châs­
sis entassés en piles instables, pas de bouilloire bosselée sur
des réchauds d ’un autre âge, mais une porte capitonnée de
cuir noir, de hautes plantes vertes débordant de grands tré­
pieds de bronze et grimpant à l’assaut de la verrière, et des
murs laqués de blanc, nus, à l’exception d ’un long panneau
d ’acier poli sur lequel trois affiches sont maintenues par des
punaises aimantées affectant la forme de demi-billes : une
reproduction en couleurs du Triptyque du Jugem ent dernier
de Roger Van der Weyden conservé à l'Hôtel-Dieu de Beaune,
l'affiche du film d ’Yves Allégret. Les Orgueilleux, avec Michèle
Morgan, Gérard Philipe et Victor Manuel Mendoza, et un
agrandissement photographique d ’un menu fin-de-siècle s’ins­
crivant dans des arabesques beardslevennes :
La Vie m o d e d ’em p lo i 1007

‘FveoldeirishI?
MOfFEEHOUSEff
Æ i 4 7 , ru e Bccha rt-d e -S aro n , 4 7 Y V

Truffes au foie gras


M Ç Caviar aux lentilles 5 n * l
itjf Cailles en caisses * f c
•% Huîtres d Ostende r
Vin de Tokat/
Eau d’Arquebuse
■ Champagne Grand Crémant I

Le client est un Japonais au visage couvert de rides, portant


un pince-nez à monture d ’or, vêtu d ’un strict costume noir,
chemise blanche, cravate gris perle. Il est assis sur une chaise,
les mains sur les genoux, les jambes serrées, le buste bien
droit, les yeux tournés, non dans la direction du peintre, mais
vers une table à jeu dont la marqueterie reproduit un tablier
de trictrac, sur laquelle sont posés un téléphone blanc, une
cafetière en métal anglais et une corbeille d ’osier pleine de
fruits exotiques.
Devant son chevalet, sa palette à la main, Hutting est assis
sur un lion de pierre, imposante sculpture dont l’origine assy­
rienne ne fait de doute pour personne, mais qui posa pourtant
de difficiles problèmes aux experts, car le peintre la trouva lui-
même dans un champ, enfouie à moins d ’un mètre de profon­
deur, à l’époque où, champion du « Minerai Art », il cherchait
des cailloux dans les environs de Thuburbo Majus.
Hutting est torse nu, il porte un pantalon d ’indienne, des
chaussettes de grosse laine blanche, un foulard de fine batiste
autour du cou et une dizaine de bracelets multicolores au poi­
gnet gauche. Tout son matériel — tubes, godets, brosses, cou­
teaux, craies, chiffons, vaporisateurs, grattoirs, plumes,
éponges, etc. — est soigneusem ent rangé dans une longue
casse d ’imprimeur placée à sa droite.
1008 G eorges Perec

La toile posée sur le chevalet est m ontée sur un châssis tra­


pézoïdal, haut d ’environ deux mètres, large de soixante centi­
mètres en haut et d ’un mètre vingt en bas, com me si l’œuvre
était destinée à être accrochée très haut et qu’on avait voulu,
par un effet d ’anamorphose, en exagérer les perspectives.
Le tableau, presque achevé, représente trois personnages.
Deux sont debout, de chaque côté d ’un meuble haut chargé
de livres, de petits instruments et de jouets divers : des kaléi­
doscopes astronomiques montrant les douze constellations du
Zodiaque d ’Ariès à Piscès, des planétariums miniature du genre
Orrery, des chiffres en bonbons de gomme, des biscuits géo­
métriques pour faire pendant aux biscuits zoologiques, des bal­
lons mappemonde, des poupées en costumes historiques.
Le personnage de gauche est un homme corpulent dont les
détails du visage sont totalement cachés par son costume, une
volum ineuse tenue de pêche sous-marine : combinaison de
caoutchouc verni, noir avec des bandes blanches, bonnet noir,
masque, bouteille d ’oxygène, harpon, poignard à manche de
liège, montre de plongée, palmes.
Le personnage de droite, de toute évidence le vieux Japonais
en train de poser, est vêtu d ’une longue robe noire à reflets
rougeâtres.
Le troisième personnage se tient au premier plan, agenouillé
en face des deux autres, de dos par rapport au spectateur. Il
est coiffé d ’une toque en forme de losange com me en portent
les professeurs et les élèves dans les universités anglo-saxonnes
au m om ent de la remise des diplômes.
Le sol, peint avec une précision extrême, est un carrelage
géométrique dont les motifs reproduisent la mosaïque de
marbre, apportée de Rome vers 1268 par des artisans italiens
pour le chœur de l’Abbaye de Westminster dont Robert Ware
était alors abbé.

Depuis les années héroïques de sa « période brouillard » et


du m in erai a r t — esthétique de l’entassement de la pierre
dont la manifestation la plus mémorable fut la « revendica­
tion », la « signature » et, un peu plus tard, la vente — à un
urbaniste d ’Urbana, Illinois — d ’une des barricades de la rue
La Vie m o d e d ’em p lo i 1009

Gay-Lussac— , Hutting nourrissait l’intention de devenir por­


traitiste et nombreux étaient ceux de ses acheteurs qui le sup­
pliaient de faire leur portrait. Son problème, comme pour ses
autres entreprises picturales, était de mettre au point un proto­
cole original, de trouver, com me il le disait lui-même, une
recette qui lui permettrait de bien faire sa « cuisine ».
Pendant quelques mois, Hutting utilisa une m éthode que,
disait-il, un mendiant mulâtre rencontré dans un bar misérable
de Long Island lui avait révélée contre trois tournées de gin
mais dont, malgré son insistance, il n ’avait pas voulu dévoiler
l’origine. Il s’agissait de choisir les couleurs d ’un portrait à par­
tir d ’une séquence inamovible de onze teintes et de trois
chiffres-clés fournis, le premier par la date et l’heure de la
« naissance » du tableau, « naissance » voulant dire première
séance de pose, le second par la phase de la lune au moment
de la « conception » du tableau, « conception » se référant à la
circonstance qui avait déclenché le tableau, par exem ple un
coup de téléphone proposant la commande, et le troisième
par le prix demandé.
L’impersonnalité du système avait de quoi séduire Hutting.
Mais peut-être parce qu’il l’appliqua avec une trop grande rigi­
dité, il obtint des résultats qui déconcertèrent plus qu’ils ne
séduisirent. Certes, sa Com tesse d e Berlingue a u x y e u x rouges
connut un succès mérité, mais plusieurs autres portraits laissè­
rent critiques et clients sur leur faim, et surtout Hutting vivait
avec l’impression confuse et souvent désagréable d ’utiliser
sans génie une formule que, manifestement, quelqu’un d ’autre
avant lui avait su plier à ses propres exigences artistiques.
L’insuccès relatif de ces tentatives ne le découragea pas
outre mesure, mais le conduisit à affiner davantage ce que le
critique d ’art Elzéar Nahum, son chantre attitré, appelait joli­
ment ses « équations personnelles » : elles lui permirent de
définir, à mi-chemin du tableau de genre, du portrait réel, du
pur phantasme et du mythe historique, quelque chose qu’il
baptisa le « portrait imaginaire » : il décida d ’en réaliser vingt-
quatre, à raison d ’un par mois, dans un ordre précis, au cours
des deux ans qui suivraient :
1010 G eorges P erec

1 Tham Douli portant les authentiques tracteurs métalliques


rencontre trois personnes déplacées
2 Coppélia enseigne à Noé l’art nautique
3 Septime Sévère apprend que les négociations avec le Bey
n’aboutiront que s’il lui donne sa sœur Septimia Octavilla
4 Jean-Louis Girard commente le célèbre sizain d’Isaac de
Benserade
5 Le Comte de Bellerval (der Graf von Bellerval), logicien
allemand disciple de Lukasiewicz, démontre en présence
de son maître qu’une île est un espace clos de berges
6 Jules Bamavaux se repent de ne pas avoir tenu compte du
double avis exposé dans les W.-C. du ministère
7 Nero Wolfe surprend le capitaine Fierabras forçant le
coffre-fort de la Chase Manhattan Bank
8 Le basset Optimus Maximus arrive à la nage à Calvi,
notant avec satisfaction que le maire l’attend avec un os
9 « Le traducteur antipodaire » révèle à Orphée que son
chant berce les animaux
10 Livingstone, s’apercevant que la prime promise par Lord
Ramsay lui échappe, manifeste sa mauvaise humeur
11 R. Mutt est recalé à l’oral du bac pour avoir soutenu que
Rouget de l’Isle était l’auteur du Chant du D épart
12 Boriet-Tory boit du Château-Latour en regardant
« l’Homme aux Loups » danser le fox-trot
13 Le jeune séminariste rêve de visiter Lucques et T’ien-Tsin
14 Maximilien, débarquant à Mexico, s’enfourne élégam­
ment onze tortillas
15 « Le posteur de rimes » exige que son fermier tonde la
laine de ses moutons et que sa femme la tisse
16 Narcisse Follaninio, finaliste aux Jeux Floraux d’Amster­
dam, ouvre un dictionnaire de rimes et le lit au nez des
surveillants de l’épreuve
17 Zénon de Didyme, corsaire des Antilles, ayant reçu de
Guillaume III une forte somme d’argent, laisse Curaçao
sans défense face aux Hollandais
18 La Femme du Directeur de l’Usine de Rémoulage des
Lames de Rasoir autorise sa fille à sortir seule dans les
rues de Paris à condition que, quand elle descend le
La Vie m o d e d ’em p lo i 1011

Boul’Mich’, elle mette ailleurs que dans son corsage ses


traveller’s chèques
19 L’acteur Archibald Moon hésite pour son prochain spec­
tacle entre Joseph d’Arimathie ou Zarathoustra
20 Le peintre Hutting essaye d’obtenir d’un inspecteur poly­
valent des contributions une péréquation de ses impôts
21 Le docteur LaJoie est radié de l’ordre des médecins pour
avoir déclaré en public que William Randolph Hearst, sor­
tant d’une projection de Citizen Kane, aurait monnayé
l’assassinat d’Orson Welles
22 Avant de prendre la malle de Hambourg, Javert se sou­
vient que Valjean lui a sauvé la vie
23 Le géographe Lecomte, descendant le fleuve Hamilton,
est hébergé par des Eskimos et pour les remercier offre
une caroube au chef du village
24 Le critique Molinet inaugure son cours au Collège de
France en esquissant avec brio les portraits de Vinteuil,
d’Elstir, de Bergotte et de la Berma, riches mythes de l’art
impressionniste dont les lecteurs de Marcel Proust n’ont
pas fini de faire l’exégèse.

Tout tableau, explique Hutting, et surtout tout portrait, se


situe au confluent d ’un rêve et d ’une réalité. Le concept m êm e
de « portrait imaginaire » se développa à partir de cette idée de
base : l’acheteur, celui qui désire se faire faire son portrait ou
celui de tel être qu’il chérit, ne constitue que l ’un des éléments
du tableau, et peut-être m êm e le moins important — qui
connaîtrait encore Monsieur Bertin sans Ingres ? — mais il en
est l’élém ent initial et il semble donc juste qu’il joue un rôle
déterminant, « fondateur », dans le tableau : non pas en tant
que m odèle esthétique qui gouvernerait les formes, les cou­
leurs, la « ressemblance », voire même l’anecdote du tableau,
mais en tant que m odèle stru ctu ral : le commanditaire, ou,
mieux encore, com m e pour la peinture du Moyen Age, le
don ateur, sera l ’in itia teu r de son portrait : son identité, plus
que ses traits, viendra nourrir la verve créatrice et la soif d ’ima­
ginaire de l’artiste.
Un seul portrait échappa à cette loi, le vingtième, celui qui
1012 G eorges P erec

représente Hutting lui-même. La présence même d ’un auto­


portrait au milieu de cette série unique s’imposait com me une
évidence, mais sa forme propre lui fut dictée, affirme le
peintre, par six ans de tracasseries continuelles de la part de
l’administration des contributions directes, au terme des­
quelles il parvint enfin à faire triompher son point de vue. Son
problème était le suivant : Hutting vendait plus des trois quarts
de sa production aux États-Unis, mais il tenait évidemment à
payer ses impôts en France, où il était beaucoup moins taxé ;
cela était en soi parfaitement licite, mais le peintre voulait par
surcroît que ses revenus fussent considérés, non comme des
« revenus encaissés hors de France » — ce que faisait l’inspec­
tion des impôts qui les calculait comme tels presque sans
dégrèvements — mais comme des « revenus provenant de pro­
duits manufacturés exportés à l’étranger » susceptibles de
bénéficier, sous forme d ’abattements conséquents, du soutien
accordé par l’État aux exportations. Or, y avait-il au monde un
produit méritant davantage le nom de produit manufacturé
qu’un tableau peint par la m ain d ’un Artiste ? L’inspecteur des
Contributions fut obligé d ’admettre cette évidence étymolo­
gique, mais prit aussitôt sa revanche en refusant de considérer
com me « produits manufacturés fra n ça is », des tableaux qui
avaient été peints à la main, certes, mais dans un atelier sis
de l’autre côté de l’Atlantique, et c ’est seulem ent après de bril­
lants échanges de plaidoiries qu’il fut admis que la main de
Hutting restait une main française m êm e quand elle peignait à
l’étranger et que par conséquent, et même en tenant compte
de ce que Hutting, né de père américain et de mère française,
disposait de la double nationalité, il convenait de reconnaître
le bénéfice moral, intellectuel et artistique que l’exportation
de l'œuvre de Franz Hutting à travers le m onde procurait à la
France et, de ce fait, d ’appliquer à ses revenus les péréquations
souhaitables, victoire que Hutting célébra en se représentant
sous la figure d ’un Don Quichotte pourchassant de sa longue
lance de frêles et pâles fonctionnaires vêtus de noir quittant le
ministère des Finances comme des rats quittent un navire en
détresse.
Tous les autres tableaux furent conçus à partir du nom, du
La Vie m o d e d ’em p lo i 1013

prénom et de la profession des vingt-trois amateurs qui les


commandèrent et qui s’engagèrent par écrit à ne pas contester
le titre et le thème de l’œuvre, ni la place qui leur serait faite.
Soumises à divers traitements linguistiques et numériques,
l’identité et la profession de l ’acheteur déterminaient successi­
vement le format du tableau, le nombre de personnages, les
couleurs dominantes, le « champ sémantique » [mythologie (2,
9), fiction (22), mathématiques (5), diplomatie (3), spectacles
(19), voyages (13), histoire (14, 17), enquête policière (7),
etc.], le thème central de l’anecdote, les détails secondaires
(allusions historiques et géographiques, éléments vestimen­
taires, accessoires, etc.) et enfin le prix. Néanmoins ce système
était soumis à deux impératifs : l’acheteur — ou celui dont
l’acheteur voulait faire faire le portrait — devait explicitem ent
être représenté sur la toile, et un des élém ents de l ’anecdote,
par ailleurs déterminée rigoureusement en dehors de la per­
sonnalité du modèle, devait coïncider précisément avec lui.
Faire figurer le nom de l’acheteur dans le titre du tableau
était évidemment considéré com me une facilité et Hutting ne
s’y résigna que trois fois : pour le n° 4, portrait de l’auteur de
romans policiers Jean-Louis Girard, pour le n° 12, portrait du
chirurgien suisse Boriet-Tory, responsable du Département de
Cryostasie expérimentale à l’Organisation mondiale de la
Santé, et pour le n° 19, véritable tour de force inspiré de l’h olo­
graphie, où l’acteur Archibald Moon est peint de telle façon
que si l’on passe de gauche à droite devant le tableau, on le dé­
couvre habillé en Joseph d ’Arimathie, longue barbe blanche,
burnous de laine grise, bâton de pèlerin, alors qu’il apparaît
en Zarathoustra, cheveux couleur de feu, torse nu, bracelets
de cuir clouté aux poignets et aux chevilles, si l’on passe de
droite à gauche. Par contre, si le n° 8 est effectivement le por­
trait d ’un basset — celui du producteur de cinéma vénézuélien
Melchior Aristotelès qui voit en lui le seul vrai successeur de
Rin Tin T in — ce basset ne s’appelle pas du tout Optimus
Maximus mais répond au nom, beaucoup plus sonore, de
Freischütz.
Parfois cette coïncidence de l’imaginaire et de la biographie
fait du portrait tout entier un raccourci saisissant de la vie du
1014 G eorges P erec

m odèle : ainsi, le n° 13, portrait du vieux cardinal Fringilli, qui


fut abbé à Lucques avant de partir pendant de longues années
com me missionnaire à T’ien-Tsin.
Parfois au contraire, seul un élém ent superficiel, dont le
principe même pourrait facilement être jugé contestable, relie
l’œuvre à son m odèle : ainsi, c’est un industriel vénitien dont
la jeune et ravissante sœur vit dans la terreur perpétuelle d ’être
enlevée, qui a fourni la triple origine de l’énigmatique portrait
n° 3, où il figure sous les traits de l’empereur Septime Sévère :
d ’abord parce que sa firme se classe régulièrement septième
de sa catégorie dans les palmarès annuels du F inancial Times
et de Enterprise, ensuite parce que sa sévérité est légendaire,
et enfin parce qu’il est en relations suivies avec le Shah d ’Iran
(titre impérial s’il en fut) et qu’il ne serait pas inconcevable
qu’un enlèvem ent de sa sœur vienne peser dans telle ou telle
négociation de portée internationale. Et c’est d ’une manière
encore plus lointaine, encore plus diffuse et arbitraire, que le
portrait n" 5 se rattache à son commanditaire, Juan Maria Sali-
nas-Lukasiewicz, le magnat de la bière en boîte de la Colombie
à la Terre de Feu : le tableau représente un épisode, de surcroît
parfaitement fictif, de la vie de Jan Lukasiewicz, le logicien
polonais fondateur de l’École de Varsovie, sans lien de parenté
aucun avec le brasseur argentin qui apparaît seulem ent comme
une petite silhouette dans l’assistance.
Vingt de ces vingt-quatre portraits sont d ’ores et déjà
achevés. Le vingt et unièm e est celui qui est actuellement posé
sur le chevalet : c’est le portrait d ’un industriel japonais, le
géant de la montre à quartz, Fujiwara Gomoku. Il est destiné
à orner la salle de réunions du conseil d’administration de la
firme.
L’anecdote qu’a choisi de représenter Hutting lui a été
racontée par son principal protagoniste, François-Pierre Lajoie,
de l’Université Laval, au Québec. En mille neuf cent quarante,
alors q u ’il venait juste de passer son doctorat, François-Pierre
Lajoie reçut la visite d ’un homme qui souffrait de brûlures
d ’estomac et qui lui aurait dit en substance : « c ’est ce salaud
de Hearst qui m ’a em poisonné parce que je n ’ai pas voulu faire
son sale boulot » ; sommé de s’expliquer davantage, il aurait
La Vie m o d e d ’em p lo i 1015

alors déclaré que Hearst lui avait promis quinze mille dollars
s’il le débarrassait d ’Orson Welles. Lajoie ne put se retenir de
répéter la chose le soir m êm e à son club. Le lendemain matin,
convoqué d ’urgence par le Conseil de l’Ordre, il fut accusé
d ’avoir violé le secret professionnel en répétant publiquement
une confidence qu’il avait reçue dans le cadre d ’une consulta­
tion médicale. Reconnu coupable, il fut immédiatement radié.
Il déclara quelques jours après avoir forgé de toutes pièces
cette accusation, mais il était évidemment trop tard et il dut
recommencer toute sa carrière dans la recherche, devenant un
des meilleurs spécialistes des problèmes circulatoires et respi­
ratoires liés à la plongée sous-marine. Ce dernier point seul
permet d ’expliquer la présence de Fujiwara Gomoku dans le
tableau : Lajoie, en effet, fut amené à faire des recherches sur
ces tribus côtières du sud du Japon que l’on nomme les Ama,
et dont l ’existence est attestée depuis plus de deux mille ans
puisque l’une des plus anciennes références à ce peuple se
trouve dans le Gishi-Wajin-Den, présumé remonter au mc siècle
avant Jésus-Christ. Les femmes ama sont les meilleures plon­
geuses sous-marines du monde : elles sont capables, quatre à
cinq mois par an, de plonger jusqu’à cent cinquante fois par
jour, à des profondeurs qui peuvent dépasser vingt-cinq
mètres. Elles plongent nues, protégées, depuis seulem ent un
siècle, par des lunettes qui sont pressurisées grâce à deux
petits ballonnets latéraux, et elles peuvent rester chaque fois
deux minutes sous l’eau, récoltant diverses sortes d ’algues, en
particulier l’agar-agar, des holothuries, des oursins, des
concombres de mer, des coquillages, des huîtres perlières et
des abalones dont la coquille était jadis très prisée. Or, la
famille Gomoku descend d ’un de ces villages ama, et d ’ailleurs
les montres de plongée sont une des spécialités de la firme.
Les Altamont ont longtemps hésité à commander leur por­
trait, vraisemblablement arrêtés par les prix pratiqués par Hut­
ting, qui mettaient ces œuvres à la seule portée de très gros
présidents-directeurs généraux, mais ils s ’y sont finalement
résignés. Ils apparaissent dans le tableau n° 2, lui en Noé, elle
en Coppélia, allusion au fait qu elle fut jadis danseuse.
Leur ami allemand, Fugger, figure également parmi les
1016 Georges Perec

clients de Hutting. Il est concerné par le quatorzième portrait


étant, par sa mère, très lointainement apparenté aux Habs­
bourg, et ayant, d ’un voyage au Mexique, rapporté onze
recettes de tortillas !
CHAPITRE LX

Cinoc, 1

Une cuisine. Sur le sol un linoléum, mosaïque de rhom­


boïdes, jade, azur et vermillon. Sur les murs une peinture jadis
brillante. Contre le mur du fond, à côté de l’évier, au-dessus
d ’un égouttoir en fil plastifié, glissés l’un au-dessous de l’autre
entre le mur et la tuyauterie, quatre calendriers des postes avec
des photographies en quadrichromie :
1972 : Les P etits A m is : un orchestre de jazz com posé de bam­
bins de six ans avec des instruments-joujoux ; le pianiste, avec
ses lunettes et son air d ’intense gravité, fait un peu penser à
Schroeder, le jeune prodige beethovénien des Pean u ts de
Schulz ;
1973 : Images d e l ’É té : des abeilles butinent des asters ;
1974 : N uit dan s la P am pa . trois gauchos autour d ’un feu
grattent des guitares ;
1975 : Pom pon e t Fifi : un couple de singes joue aux dom i­
nos. Le mâle porte un chapeau m elon et un maillot d ’acrobate
avec le numéro « 32 » écrit en paillettes d’argent dans le dos ;
la guenon fume un cigare qu elle tient entre le pouce et l’index
de son pied droit, porte un chapeau à plumes, des gants en
crochet et un sac à main.
Au-dessus, sur une feuille d ’un format à peu près identique,
1018 G eorges P erec

trois œillets dans un vase de verre à corps sphérique, à col


court, avec pour seule légende « PEINT AVEC LA BOUCHE ET
LES PIEDS » et, entre parenthèses, « aquarelle véritable ».
Cinoc est dans sa cuisine. C’est un vieillard maigre et sec
vêtu d ’un gilet de flanelle d ’un vert pisseux. Il est assis sur un
tabouret en formica au bord d ’une table couverte d ’une toile
cirée, sous une suspension en tôle émaillée blanche dotée
d ’un système de poulies équilibrées par un contrepoids en
forme de poire. Il mange, à même la boîte imparfaitement
ouverte, des pilchards aux aromates. Devant lui, sur la table,
trois boîtes à chaussures sont remplies de fiches de bristol cou­
vertes d ’une écriture minutieuse.
Cinoc vint vivre rue Simon-Crubellier en 1947, quelques
mois après la mort d ’Hélène Brodin-Gratiolet dont il reprit
l’appartement. D ’em blée il posa aux gens de la maison, et sur­
tout à Madame Claveau, un problème difficile : comment
devait-on prononcer son nom ? Évidemment, la concierge
n ’osait pas l’appeler « Sinoque ». Elle interrogea Valène, qui
proposa « Cinoche », Winckler, qui tenait pour « Tchinotch »,
Morellet, qui penchait vers « Cinots », Mademoiselle Crespi,
qui suggéra « Chinosse », François Gratiolet, qui préconisa
« Tsinoc », et enfin Monsieur Echard qui, bibliothécaire versé
dans les graphies forestières et dans les subséquentes façons
de les émettre, montra que, sans tenir compte d ’une éventuelle
transformation du « n » central en « gn » ou « nj » et en admet­
tant par principe une fois pour toutes que le « i » se prononçait
« i », et le « o » « o », il y avait quatre manières de prononcer le
premier « c » : « s », « ts », « ch » et « tch », et cinq manières de
dire le dernier : « s », « k », « tch », « ch » et « ts » et que par
conséquent, com pte tenu de la présence ou de l’absence de
tel ou tel accent ou signe diacritique et des particularités pho­
nétiques de telle ou telle langue ou dialecte, il y avait lieu de
choisir entre les vingt prononciations suivantes :

SINOSSE SINOK SINOTCH SINOCH SINOTS


TSINOSSE TSINOK TSINOTCH TSINOCH TSINOTS
CHINOSSE CHINOK CHINOTCH CHINOCH CHINOTS
TCHINOSSE TCHINOK TCHINOTCH TCHINOCH TCHINOTS
La Vie m o d e d ’em p lo i 1019

Ensuite de quoi, une délégation alla poser la question au


principal intéressé qui répondit qu’il ne savait pas lui-même
quelle était la manière la plus correcte de prononcer son nom.
Le patronyme d ’origine de sa famille, celui que son arrière-
grand-père, un bourrelier de Szczyrk, avait officiellement
acheté au Bureau d ’État Civil du Palatinat de Cracovie, était
Kleinhof ; mais de génération en génération, de renouvelle­
ment de passeport en renouvellem ent de passeport, soit qu’on
ne graissât pas assez la patte aux chefs de bureau allemands
ou autrichiens, soit qu’on s’adressât à des em ployés hongrois,
poldèves, moraves ou polonais qui lisaient « v » et transcri­
vaient « ff » ou qui notaient « c » ce qu’ils entendaient « tz », soit
qu’on eût à faire à des gens qui n ’avaient jamais besoin de
beaucoup se forcer pour redevenir un peu illettrés et passable­
ment durs d ’oreille quand il s ’agissait de donner des papiers
d ’identité à un Juif, le nom n ’avait rien gardé de sa prononcia­
tion ni de son orthographe et Cinoc se souvenait que son père
lui racontait que son père lui parlait de cousins qu’il avait et
qui s’appelaient Klajnhoff, Keinhof, Klinov, Szinowcz, Linhaus,
etc. Comment Kleinhof était-il devenu Cinoc ? Cinoc ne le
savait pas précisément ; la seule chose qui était sûre, c’est que
le « f » final avait été un jour remplacé par ce signe particulier
(f i ) avec lequel les Allemands notent le double « s » ; ensuite,
sans doute, le « 1 » était tombé ou bien on lui avait substitué
un « h » : on était arrivé à Khinoss ou Khleinhoss, et de là, peut-
être, à Kinoch, Chinoc, Tsinoc, Cinoc, etc. De toute façon, il
était vraiment secondaire de tenir à le prononcer de telle ou
telle façon.

Cinoc, qui avait alors une cinquantaine d ’années, exerçait un


curieux métier. Comme il le disait lui-même, il était « tueur de
mots » : il travaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse.
Mais alors que d ’autres rédacteurs étaient à la recherche de
mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur faire de la
place, éliminer tous les mots et tous les sens tom bés en
désuétude.
Quand il prit sa retraite, en mille neuf cent soixante-cinq,
après cinquante-trois ans de scrupuleux services, il avait fait
1020 G eorges P erec

disparaître des centaines et des milliers d ’outils, de techniques,


de coutumes, de croyances, de dictons, de plats, de jeux, de
sobriquets, de poids et de mesures ; il avait rayé de la carte des
dizaines d ’îles, des centaines de villes et de fleuves, des milliers
de chefs-lieux de canton ; il avait renvoyé à leur anonymat
taxinomique des centaines de sortes de vaches, des espèces
d ’oiseaux, d ’insectes et de serpents, des poissons un peu spé­
ciaux, des variétés de coquillages, des plantes pas tout à fait
pareilles, des types particuliers de légumes et de fruits ; il avait
fait s’évanouir dans la nuit des temps des cohortes de géo­
graphes, de missionnaires, d ’entomologistes, de Pères de
l’Église, d ’hommes de lettres, de généraux, de Dieux & de
Démons.
Qui désormais saurait ce qu’avait été le vigigraphe, « espèce
de télégraphe de vigies qui se correspondent » ? Qui désormais
pourrait imaginer qu’il avait existé pendant peut-être des géné­
rations une « masse de bois placée au bout d ’un bâton pour
fouler le cresson dans les fosses inondées » et que cette masse
se nommait une schuèle {chu-èle) ? Qui se souviendrait du
vélocim ane ?

VÉLOCIMANE (n. m.)


(du lat. velox, ocis, rapide, et m anus, main).
Appareil de locom otion, spécial pour les
enfants, en forme de cheval, monté sur trois
ou quatre roues, et dit aussi cheval m éca­
nique.

Où étaient passés ces a b ou n a s, métropolitains de l’Église


éthiopienne, ces p a la tin e s, fourrures que les femmes portaient
sur le cou en hiver, ainsi nom m ées de la princesse Palatine qui
en introduisit l’usage en France sous la minorité de Louis XIV,
et ces ch a n dem agors, ces sous-officiers tout chamarrés d ’or
qui précédaient les défilés sous le Second Empire ? Q u’étaient
devenus Léopold-Rudolph von Schwanzenbad-Hodenthaler
dont l’action d ’éclat à Eisenühr avait permis à Zimmerwald de
remporter la victoire de Kisàszony ? Et Uz (Jean-Pierre), 1720-
1796, poète allemand, auteur de Poésies lyriques, de L ’art
La Vie m o d e d ’em p lo i 1021

d ’être toujours jo yeu x , poèm e didactique, et d Odes et Chan­


sons, etc. ? Et Albert de Routisie (Bâle, 1834 — En mer
Blanche, 1867). Poète et romancier français. Grand admirateur
de Lomonossov, il décida de faire un pèlerinage à Arkhangelsk,
sa ville natale, mais le navire fit naufrage juste avant d ’arriver
au port. Après sa mort, sa fille unique, Irène, publia son roman
inachevé, Les Cent-Jours, un choix de poèm es, Les Yeux d e
Mélusine, et, sous le titre de Leçons, un admirable recueil
d ’aphorismes qui reste son ouvrage le plus achevé. Qui saurait
désormais que François Albergati Capacelli était un dramaturge
italien né à Bologne en 1728, et que c ’est au maître fondeur
Rondeau (1493-1543) que l’on devait la porte de bronze de la
chapelle obituaire de Carennac ?
Cinoc se mit à traîner le long des quais, fouillant les étals des
bouquinistes, feuilletant des romans à deux sous, des essais
démodés, des guides de voyages périmés, des vieux traités de
physiologie, de mécanique ou de morale, des atlas surannés
où l’Italie apparaissait encore comme un bariolage de petits
royaumes. Plus tard il alla emprunter des livres à la biblio­
thèque municipale du XVIIe arrondissement, rue Jacques-
Bingen, se faisant descendre des combles des in-folio poussié­
reux, des manuels Roret, des livres de la Bibliothèque des Mer­
veilles, et des vieux dictionnaires : le Lachâtre, le Vicarius, le
Bescherelle aîné, le Larive et Fleury, l’Encyclopédie de la
Conversation rédigée par une Société de Gens de Lettres, le
Graves et d ’Esbigné, le Bouillet, le Dezobry et Bachelet. Enfin,
quand il eut épuisé les ressources de sa bibliothèque de quar­
tier, il alla, s ’enhardissant, s ’inscrire à Sainte-Geneviève et il se
mit à lire les auteurs dont, en entrant, il voyait les noms gravés
sur la façade.
Il lut Aristote, Pline, Aldrovandi, Sir Thomas Browne, Ges-
ner, Ray, Linné, Brisson, Cuvier, Bonneterre, Owen, Scoresby,
Bennett, Aronnax, Olmstead, Pierre-Joseph Macquart, Eugénie
de Guérin, Gastriphérès, Phutatorius, Somnolentius, Tripto-
lème, Argalastès, Kysarchius, Egnatius, Sigonius, Bossius, Tici-
nenses, Baysius, Budoeus, Salmasius, Lipsius, Lazius, Isaac
Casaubon, Joseph Scaliger, et même le De re vestiaria de
Rubenius (1665, in-4°) où on lui dit dans le plus grand détail
1022 G eorges P erec

ce que c ’était que la toge ou robe flottante, la chlamyde,


l’éphod, la tunique ou manteau court, la synthèse, la paenula,
la lacerna avec son capuchon, le paludamentum, la prétexte,
le sagum ou jaquette de soldat, et la trabaea dont, suivant Sué­
tone, il y avait trois espèces.
Cinoc lisait lentement, notait les mots rares, et peu à peu
son projet prit corps et il décida de rédiger un grand diction­
naire des mots oubliés, non pas pour perpétuer le souvenir
des Akkas, peuple nègre nain de l’Afrique centrale, ou de Jean
Gigoux, peintre d ’histoire, ou d ’Henri Romagnesi, com posi­
teur de romances, 1781-1851, ni pour éterniser le scoléco-
brote, coléoptère tétramère de la famille des longicornes, tribu
des cérambycins, mais pour sauver des mots simples qui conti­
nuaient encore à lui parler.
En dix ans il en rassembla plus de huit mille, au travers des­
quels vint s’inscrire une histoire aujourd’hui à peine transmis-
sible :

RIVELETTE (s. f.)


Autre nom du myriophylle ou fenouil d’eau.
ARÉA (s. f.)
méd. anc. Alopécie, pelade, maladie qui fait
tomber les poils et les cheveux.
LOQUIS (s. m.)
Sorte de verroterie dont on se sert pour
commercer avec les nègres sur les côtes
d ’Afrique. Les loquis sont des petits cylindres
de verre de couleur.
RONDELIN (s. m., rad. rond)
Mot burlesque dont Chapelle s’est servi pour
désigner un homme fort gros :
Pour le voir le bon rondelin
P oin t n ’est besoin d e longue-vue.
CADETTE (s. f.)
Pierre de taille propre au pavage.
LOSSE (s. f.)
Techn. Outil de fer acéré et tranchant, fait en
La Vie m o d e d ’em p lo i 1023

demi-cône, coupé du haut en bas dans l’axe et


concave en dedans. Il s’emmanche comme une
vrille et sert à percer les bondes des barriques.
BEAUCÉANT (s. m.)
Étendard des Templiers.
BEAU-PARTIR (s. m.)
Manège. Beau départ du cheval. Sa vitesse en
ligne droite jusqu’à son arrêt.
LOUISETTE (s. f.)
Nom qui fut donné pendant quelque temps à
la guillotine, dont on attribuait l’invention au
Docteur Louis. « Louisette était le nom d ’amitié
que Marat donnait à la guillotine » (Victor
Hugo).
FRANCATU (s. m.)
Hortic. Espèce de pom m e qui se conserve
longtemps.
RUISSON (s. m.)
Canal pour vider un marais salant.
SPADILLE (s. f.)
(Esp. esp a d a , épée.) L’as de pique au jeu
d ’hombre.
URSULINE (s. f.)
Petite échelle terminée par une plate-forme
étroite sur laquelle les forains faisaient monter
leurs chèvres savantes.
TIERÇON (s. m.)
Ane. cout. Mesure de liquide qui contenait le
tiers d ’une mesure entière. Le tierçon a une
contenance de : à Paris 89 litres 41, à Bor­
deaux 150 litres 80, en Champagne 53 litres 27,
à Londres 158 litres 08 et à Varsovie 151 li­
tres 71.
LOVELY (s. m.)
(Angl. lovely, joli.) Oiseau indien semblable au
pinson d ’Europe.
GIBRALTAR (s. m.)
Entremets de pâtisserie.
1024 G eorges P erec

PISTEUR (s. m.)


Employé d ’hôtel chargé de recruter les
voyageurs.
MITELLE (s. f.)
(lat. m itella, dim, de m itra, mitre.) Antiq. rom.
Petite mitre, espèce de coiffure que portaient
particulièrement les femmes et qui était quel­
quefois ornée avec beaucoup de luxe. Les
hommes en faisaient usage à la campagne. Bot.
Genre de plantes de la famille des saxifraga-
cées ainsi appelées à cause de la forme de leurs
fruits et originaires des régions froides d ’Asie
et d ’Amérique. Chir. Écharpe pour soutenir le
bras. Mol. Synonyme de scalpelle.
TERGAL, E (adj.)
(lat. tergum , dos). Qui a rapport au dos des
insectes.
VIRGOULEUSE (s. f.)
Poire d ’hiver fondante.
HACHARD (s. m.)
Cisaille pour le fer.
FEURRE (s. m.)
Paille de toute sorte de blé. Paille longue pour
rempailler les chaises.
VEAU-LAQ (s. m.)
Cuir très souple utilisé en maroquinerie.
ÉPULIE (s. f.)
(du gr. Eju, sur, et ou/a>v, gencive), Chir.
Excroissance de chair qui se forme sur ou
autour des gencives.
TASSIOT (s. m.)
Techn. Croix formée de deux lattes, par
laquelle le vannier com mence certains
ouvrages.
DOUVEBOUILLE (s. m.)
(Arg. mil. déformation de l’am. dough-boy,
simple soldat, bidasse.) Soldat américain pen­
La Vie m o d e d ’em p lo i 1025

dant la première guerre mondiale (1917-


1918).
VIGNON (s. m.)
Genêt piquant.
ROQUELAURE (s. f.)
(Du nom de son inventeur, le duc de Roque-
laure.) Espèce de manteau fermé sur le devant
par des boutons, depuis le haut jusqu’en bas.
LOUPIAT (s. m.)
Pop. Ivrogne. « Elle était bien plantée avec un
loupiat de mari. » (É. Zola.)
DODINAGE (s. m.)
Techn. Manière de polir les clous de tapissier
consistant à les placer dans un sac de toile ser­
rée ou de peau avec de l’émeri ou toute autre
matière mordante.
CHAPITRE LXI

Berger, 1

La salle à manger des Berger. Une pièce parquetée, presque


carrée. Au centre, une table ronde sur laquelle sont disposés
deux couverts, un dessous-de-plat métallique en forme de
losange, une soupière dont le couvercle échancré laisse passer
le manche d ’une louche en métal argenté, une assiette blanche
avec un cervelas coupé en deux nappé d’une sauce moutardée
et un camembert dont l’étiquette représente un Grognard.
Contre le mur du fond, une desserte de style indéterminé sur
laquelle sont posés une lampe dont le socle est un cube d ’opa­
line, une bouteille de pastis 51, une unique pomme rouge sur
une assiette d’étain, et un journal du soir dont on peut lire
l ’énorme manchette : PONIA : LE CHÂTIMENT SERA EXEM­
PLAIRE. Au-dessus de la desserte est accroché un tableau repré­
sentant un paysage asiatique, avec des arbustes bizarrement
contournés, un groupe d ’indigènes coiffés de grands chapeaux
coniques et des jonques à l’horizon. Il aurait été peint par l’ar-
rière-grand-père de Charles Berger, un sous-officier de carrière
qui aurait fait la campagne du Tonkin.
Lise Berger est seule dans la salle à manger. C’est une femme
d ’une quarantaine d ’années dont la corpulence tend fortement
à devenir, sinon obésité, du moins embonpoint. Elle finit de
La Vie m o d e d ’em p lo i 1027

mettre le couvert pour elle et pour son fils — qu elle a envoyé


descendre les ordures et acheter du pain — et pose sur la table
une bouteille de jus d ’orange et une boîte de bière de Munich
Spatenbràu.
Son mari, Charles, est serveur de restaurant. C’est un
homme jovial et rondelet, et tous deux forment un de ces
couples gras, amateurs de saucisses, de choucroutes, de petit
vin blanc et de canettes bien fraîches, comme on est à peu près
sûr d ’en rencontrer dans son compartiment dès que l’on fait
un voyage en chemin de fer.

Pendant plusieurs années, Charles travailla dans une boîte


de nuit pom peusem ent appelée Igitur, sorte de restaurant
« poétique » où un animateur qui se donnait des airs de fils
spirituel d ’Antonin Artaud présentait une anthologie dépri­
mante et laborieusement déclamée dans laquelle il refilait sans
vergogne l’intégralité de ses propres productions avec, pour
tenter de les faire passer, l’insuffisante complicité de Guil­
laume Apollinaire, Charles Baudelaire, René Descartes, Marco
Polo, Gérard de Nerval, François-René de Chateaubriand et
Jules Verne. Ce qui n’empêcha pas le restaurant de faire enfin
faillite.
Charles Berger est maintenant à la Villa d ’Ouest, restaurant
boîte de nuit proche de la porte Maillot, d ’où son nom, qui
présente un spectacle de travestis et qui appartient à un ancien
animateur d ’un réseau de ventes au porte-à-porte qui se fait
appeler Désiré, ou, plus gentiment encore, Didi. C’est un indi­
vidu sans âge et sans rides, portant moumoute, affectionnant
les mouches, les chevalières, les bracelets et les gourmettes,
s’habillant volontiers de complets de flanelle impeccablement
blancs, de pochettes à carreaux, de foulards en crêpe de Chine
et de chaussures de daim mauves ou violettes.
Didi donnait dans le genre artiste, c’est-à-dire qu’il justifiait
sa ladrerie et sa mesquinerie avec des remarques du genre de :
« on ne peut rien accomplir de vrai sans être un brin criminel »,
ou encore « si on veut être à la hauteur de ses ambitions il
faut savoir devenir un sale type, s’exposer, se compromettre,
1028 G eorges P erec

se parjurer, se comporter com me un artiste qui prend l ’argent


du ménage pour acheter des couleurs ».
Didi ne s’exposait pas tellement, sinon sur scène, et se
compromettait le moins possible, mais c’était indubitablement
un sale type, haï de sa troupe et de son personnel. Les garçons
l’avaient surnommé « Frites-légume » depuis le jour déjà
ancien où il leur avait ordonné, lorsqu'un client leur deman­
dait une portion ou une ration supplémentaire de pommes de
terre frites — ou de tout autre accom pagnem ent— de la
compter en supplément com me un légume à part.
La nourriture qu’il servait était exécrable et sous des noms
ronflants — Julienne au vieux xérès, Crêpes de crevettes en
gelée, Chaud-froid d ’ortolans à la Souvaroff, Homard au cumin
à la Sigalas-Rabaud, Relevé de cervelle en Excellence, Salpicon
d ’isard à l’Amontillado, Macédoine de cardons au paprika de
Hongrie, Entremets de l’Évêque d’Exeter, Figues fraîches à la
Fregoli, etc. — consistait en des portions toutes préparées, pré­
découpées, livrées chaque matin par un charcutier en gros, et
qu’un pseudo-cuisinier en toque faisait mine de mijoter,
envoyant par exem ple dans des petites casseroles de cuivre des
sauces faites d ’un peu d ’eau chaude, d ’un bouillon Kub et d ’un
fond de ketchup.
Ce n ’était heureusem ent pas pour sa nourriture que les
clients affluaient à la Villa d ’Ouest. Les repas étaient servis au
pas de charge avant les deux spectacles de vingt-trois heures
et de deux heures du matin, et ceux qui n ’en dormaient pas
de la nuit ne mettaient pas leurs malaises sur le compte de la
gélatine suspecte et tremblotante qui enrobait tout ce qu’ils
avaient ingurgité, mais sur celui de l’intense excitation qu’ils
avaient ressentie en voyant le show. Car si la Villa d ’Ouest ne
désemplissait pas du premier janvier au trente et un décembre,
si les diplomates, les hommes d ’affaires, les ténors de la poli­
tique et les vedettes de la scène et de l’écran venaient s’y pres­
ser, c’était pour l’exceptionnelle qualité de ses spectacles, et
en particulier pour la présence au sein de la troupe de deux
grandes stars, « Domino » et « Belle de May » : l’inégalable « Do­
mino » qui, devant d ’étincelants panneaux d ’aluminium, faisait
une éblouissante imitation de Marilyn Monroe, son image se
La Vie m o d e d ’em p lo i 1029

reflétant à l'infini comme dans cet inoubliable plan de


Com m ent épouser un m illion n aire ? qui n ’était lui-même
qu’une copie du plus célèbre plan de La D am e d e Shanghaï ;
et la fabuleuse « Belle de May » qui, en trois battements de
paupières, se métamorphosait en Charles Trenet.

Pour Charles Berger, le travail ne diffère pas tellement de


celui qu’il effectuait dans le cabaret précédent, ni de celui qu’il
pourrait accomplir dans n ’importe quel autre restaurant ; il
serait plutôt plus facile, tous les repas étant peu ou prou iden­
tiques et servis tous en même temps, et sensiblement mieux
payé. La seule chose qui est vraiment différente, est qu’à la fin
du deuxième service, juste avant deux heures du matin, après
avoir servi le café, le champagne et les digestifs, après avoir
disposé les tables et les chaises de manière à ce que le plus de
monde puisse voir, les quatre garçons, avec leurs rondins,
leurs tabliers longs, leurs serviettes blanches et leurs plateaux
d ’argent, doivent monter sur la scène, s’aligner devant le
rideau rouge et, au signal du pianiste, lever bien haut la jambe
en chantant le plus faux et le plus fort possible, mais
ensemble :

M aint'nant q u ’vous a v e z bien didi, bien didi, bien dîn é


D ites un g ra n d merci, si, si
A l ’a m i Didi, à l ’a m i Didi, à l ’a m i Désiré
Q ui m a in t’n a n t va vous m ontrer
Oui ou i oui, ou i oui oui
Ce q u ’il a d e p lu s jo li, d e p lu s jo li, d e p lu s j o li !

ce sur quoi trois « girls », surgissant des minuscules coulisses,


ouvrent le spectacle.
Les garçons prennent leur service à sept heures du soir,
mangent ensemble, puis préparent les tables, mettent les
nappes et les couverts, sortent les seaux à glace, disposent les
verres, les cendriers, les serviettes en papier, les salières, les
moulins à poivre, les cure-dents, et les petits échantillons d ’eau
de toilette « Désiré » que la maison offre à ses clients en guise
de bienvenue. A quatre heures du matin, à la fin de la
1030 G eorges P erec

deuxièm e séance, quand les derniers spectateurs sont partis


après un dernier verre, ils soupent avec la troupe, puis débar­
rassent, rangent les tables, plient les nappes, et partent au
m om ent où la femme de ménage arrive pour vider les cen­
driers, aérer et passer l’aspirateur.
Charles est de retour chez lui vers six heures et demie. Il
prépare un café à Lise, la réveille en allumant la radio, et se
couche alors qu elle se lève à son tour, fait sa toilette, s ’habille,
réveille Gilbert, le débarbouille, le fait manger, et le conduit à
l’école avant d ’aller à son travail.
Charles, lui, dort jusque vers deux heures et demie, se
réchauffe une tasse de café, traînasse un peu au lit avant de se
laver et de s’habiller. Puis il va chercher Gilbert à la sortie de
l’école. En rentrant, il fait le marché, achète le journal. Il a tout
juste le temps de le parcourir. A six heures et demie, il part à
pied pour la Villa d ’Ouest, croisant généralement Lise dans
l ’escalier.
Lise travaille dans un dispensaire, près de la porte d’Orléans.
Elle est orthophoniste et rééduque des petits enfants bègues.
Elle ne travaille pas le lundi, et com me la Villa d ’Ouest ferme
le dimanche soir, Lise et Charles parviennent à être un peu
ensem ble du dimanche matin au lundi soir.
CHAPITRE LXII

A ltam ont, 3

Le boudoir de Madame Altamont. C’est une pièce intime et


sombre, avec des boiseries de chêne, des tentures de soie, de
lourds rideaux de velours gris. Contre le mur de gauche, entre
deux portes, un canapé tabac sur lequel est couché un king-
charles aux longs poils soyeux. Au-dessus du canapé est accro­
chée une grande toile hyperréaliste représentant un plat de
spaghetti fumants et un paquet de cacao Van Houten. Devant
le canapé, une table basse supportant divers bibelots d ’argent,
dont une petite boîte à poids telle qu’en utilisaient les chan­
geurs et les peseurs d ’or, boîte ronde dans laquelle les mesures
cylindriques entrent les unes dans les autres à la manière des
poupées russes, et trois piles de livres respectivement surmon­
tées par Amère victoire, de René Hardy (Livre de Poche), D ia ­
logues avec 33 varia tio n s d e Ludw ig van Beethoven sur un
thèm e d e D iabelli, de Michel Butor (Gallimard) et Le Cheval
d ’orgueil, de Pierre-Jakez Hélias (Pion, collection Terre
humaine). Contre le mur du fond, sous deux tapis de prières
décorés d ’arabesques ocres et noires caractéristiques de la
sparterie bantoue, se trouve un chiffonnier Louis XIII sur
lequel est posé un grand miroir ovale cerclé de cuivre devant
lequel Madame Altamont est assise cependant qu ’à l ’aide d ’un
1032 G eorges P erec

fin bâtonnet elle se passe du khôl entre les cils et sur les pau­
pières. C’est une femme d ’environ quarante-cinq ans, encore
très belle, d ’un maintien impeccable, avec un visage osseux,
des pommettes saillantes, des yeux sévères. Elle est seulement
vêtue d ’un soutien-gorge et d ’une culotte de dentelle noire.
Autour de sa main droite est enroulée une mince bande de
gaze noire.
Monsieur Altamont est lui aussi dans la pièce. Vêtu d ’un
ample manteau à carreaux, il est debout près de la fenêtre et
lit avec un air de profonde indifférence une lettre dactylogra­
phiée. À côté de lui se dresse une sculpture de métal qui repré­
sente vraisemblablement un bilboquet géant : une base fusoïde
portant à son sommet une sphère.

Simultanément élève de Polytechnique et de l’École Natio­


nale d ’Administration, Cyrille Altamont devint à trente et un
ans secrétaire permanent du conseil d ’administration et fondé
de pouvoir de la Banque Internationale pour le Développe­
ment des Ressources Énergétiques et Minières (BIDREM),
organisation alimentée par diverses institutions publiques et
privées, ayant ses bureaux à Genève, et chargée de financer
toutes recherches et projets liés à l ’exploitation des sous-sols,
donnant des crédits à des laboratoires et des bourses à des
chercheurs, organisant des symposiums, expertisant et, le cas
échéant, diffusant de nouvelles techniques de forage, d ’extrac­
tion, de traitement et de transport.
Cyrille Altamont est un monsieur haut sur jambes, âgé de
cinquante-cinq ans, vêtu de tissu anglais et d ’un linge d ’une
fraîcheur de pétales, avec des cheveux clairsemés d’un jaune
presque canari, des yeux bleus placés très près l’un de l’autre,
une moustache couleur paille, et des mains parfaitement soi­
gnées. Il est considéré comme un homme d ’affaires très éner­
gique, circonspect et froidement réaliste. Ce qui ne l’empêcha
pas, en au moins une circonstance, de se comporter avec une
légèreté qui se révéla plus tard désastreuse pour son organi­
sation.
La Vie m o d e d 'em p lo i 1033

Aux débuts des années soixante, Altamont reçut à Genève la


visite d ’un certain Wehsal, un hom m e au cheveu rare et aux
dents gâtées. Wehsal était alors professeur de chimie orga­
nique à l’université de Green River, Ohio, mais il avait pendant
la deuxième guerre mondiale dirigé le Laboratoire de chimie
minérale de la Chemische Akademie de Mannheim. En mille
neuf cent quarante-cinq, il fut l’un de ceux que les Américains
placèrent dans l ’alternative suivante : ou bien accepter de tra­
vailler pour les Américains, émigrer aux États-Unis et se voir
offrir un poste intéressant, ou bien être jugé com me complice
des Criminels de Guerre et condamné à de lourdes peines de
prison. Cette opération, connue sous le nom d ’Opération
Paperclip (Opération Trombone) ne laissait guère de choix aux
intéressés et Wehsal fut l’un des quelque deux mille savants
— dont le plus connu à ce jour reste Wernher von Braun —
qui prirent le chemin de l’Amérique en même temps que
quelques tonnes d ’archives scientifiques.
Wehsal était convaincu que la science et la technologie alle­
mandes avaient accompli, grâce à l ’effort de guerre, des pro­
grès prodigieux dans de nombreux domaines. Certaines
techniques et méthodes avaient été depuis révélées au public :
par exemple, on savait que le combustible employé pour les
V2 était de l’alcool de pom m e de terre ; on avait également
divulgué comment l’em ploi judicieux du cuivre et de l’étain
avait permis de fabriquer des batteries que, près de vingt ans
plus tard, on avait retrouvées en parfait état de marche, en
plein désert, sur les tanks abandonnés de Rommel.
Mais la plupart de ces découvertes demeuraient secrètes et
Wehsal, qui détestait les Américains, était persuadé qu’ils
étaient incapables de les trouver et que, mêm e si on les leur
révélait, ils ne sauraient pas s’en servir efficacement. En atten­
dant que la renaissance du Troisième Reich lui redonnât l’occa­
sion d ’utiliser ces recherches de pointe, Wehsal décida donc
de récupérer le patrimoine scientifique et technologique
allemand.
La propre spécialité de Wehsal concernait l’hydrogénisation
du charbon, c ’est-à-dire la production de pétrole synthétique ;
le principe en était simple : théoriquement, il suffisait de
1034 G eorges P erec

combiner un ion hydrogène et une m olécule de monoxyde de


carbone (CO) pour obtenir des molécules de pétrole. L’opéra­
tion pouvait s ’effectuer à partir de charbon proprement dit,
mais aussi à partir de lignite et de tourbe, et pour cette raison
mêm e l’industrie de guerre allemande s’était formidablement
intéressée à ce problème : la machine de guerre hitlérienne
exigeait en effet des ressources pétrolières qui n ’existaient pas
à l ’état naturel dans le sous-sol du pays, et devait donc s’ap­
puyer sur des énergies de synthèse tirées des énormes gise­
ments prussiens de lignite et des non moins colossales réserves
de tourbe polonaise.
Wehsal connaissait parfaitement les schémas expérimentaux
de cette métamorphose dont il avait lui-même établi théorique­
ment le processus, mais il ignorait presque tout de la technolo­
gie de certaines étapes cruciales, celles qui concernaient, en
particulier, le dosage et le temps d ’action des catalyseurs, l’éli­
mination des dépôts sulfureux, et les précautions de stockage.
Wehsal entreprit donc de contacter ses anciens collègues,
désormais disséminés dans toute l’Amérique du Nord. Évitant
les clubs d ’amateurs de choucroute, les Amicales de Sudètes,
les Fils d ’Aachen et autres groupes dissimulant des organisa­
tions d’anciens nazis dont il savait qu’elles étaient presque tou­
jours truffées d ’indicateurs, mais mettant à profit ses périodes
de congé et les discussions de couloir lors des congrès et
conférences, il parvint à en retrouver 72. Beaucoup n ’étaient
pas de sa partie : le Professeur Thaddeus, spécialiste des orages
magnétiques, et David off, le spécialiste des émiettements,
n ’eurent rien à lui dire ; et encore moins le Docteur Kolliker,
cet ingénieur atomiste qui avait perdu bras et jambes lors du
bombardement de son laboratoire mais que l’on considérait
com me le cerveau le plus évolué de son temps bien qu’il fût
par surcroît sourd et muet : constamment entouré de quatre
gardes du corps et assisté d ’un ingénieur spécialisé qui avait
suivi un entraînement intensif à seule fin de lire sur ses lèvres
les équations qu’il transcrivait ensuite sur des tableaux noirs,
Kolliker avait réalisé le prototype d ’un missile balistique stra­
tégique, ancêtre des classiques fusées Atlas de Berman.
Beaucoup d ’autres, à l’initiative des Américains, avaient
La Vie m o d e d ’e m p lo i 1035

complètement changé de discipline, et s’étaient eux-mêmes


américanisés au point de ne plus vouloir se souvenir d e ce
qu’ils avaient fait pour le Vaterland, o u de refuser d ’en parler.
Quelques-uns allèrent même jusqu’à le dénoncer au F.B.I., ce
qui était tout à fait inutile, car le F.B.I. n ’avait pas cessé un seul
instant d ’exercer sa surveillance sur tous ces émigrés de fraîche
date, et deux de ses agents suivaient tous les déplacements de
Wehsal en se demandant ce qu’il pouvait bien chercher ; ils
finirent par le convoquer, l’interrogèrent, et quand il leur
avoua qu’il cherchait à retrouver le secret de la transformation
du lignite en essence, ils le relâchèrent, ne voyant décidément
pas ce qu’il pouvait y avoir de fondamentalement anti-améri-
cain dans une telle démarche.
Avec le temps Wehsal parvint pourtant à ses fins. Il mit la
main à Washington sur un lot d ’archives que le gouvernement
fédéral avait fait examiner et avait jugées inintéressantes : il y
trouva la description des containers servant au transport et au
stockage du pétrole synthétique. Et, sur ses soixante-douze
anciens compatriotes, il y en eut trois qui lui fournirent les
solutions qu’il cherchait.
Wehsal voulait revenir en Europe. Il contacta la BIDREM et
en échange d’un poste d ’ingénieur-conseil proposa à Cyrille
Altamont de lui révéler tous les secrets relatifs à l’hydrogénisa-
tion du carbone et à la production industrielle de carburant
synthétique. Avec, en guise de prime, ajouta-t-il en découvrant
ses dents pourries, une m éthode permettant de faire du sucre
avec de la sciure de bois. Et à titre de preuves, il remit à Alta­
mont quelques feuillets dactylographiés couverts de formules
et de chiffres : les équations générales de la transformation et,
seul secret véritablement dévoilé, le nom, la nature, le dosage
et la durée d ’em ploi des oxydes minéraux servant de cataly­
seurs.
Les bonds en avant foudroyants que la guerre aurait fait faire
à la science et les secrets de la supériorité militaire de l’Alle­
magne n ’intéressaient pas outre mesure Cyrille Altamont qui
mettait ce genre de choses sur le mêm e plan que les histoires
de trésors cachés des S.S. et autres serpents de mer de la
presse à grand tirage, mais il fut néanmoins assez conscien­
1036 Georges P erec

cieux pour faire expertiser les méthodes que Wehsal lui propo­
sait. La plupart de ses conseillers scientifiques se moquèrent
de ces techniques lourdes, inélégantes et dépassées : effective­
ment, on avait pu faire voler des fusées avec de la vodka,
com me on avait pu faire marcher des voitures avec des gazo­
gènes fonctionnant au charbon de bois ; on pouvait fabriquer
de l’essence avec du lignite ou avec de la tourbe, et même avec
des feuilles mortes, des vieux chiffons ou des épluchures de
pommes de terre : mais cela coûtait tellement cher et impli­
quait des dispositifs tellement encombrants qu’il était mille fois
préférable de continuer à se servir du bon vieil or noir. Quant à
la fabrication de sucre à partir de sciure de bois, elle présentait
d ’autant moins d ’intérêt que tous les experts s’accordaient
pour estimer que, à moyen terme, la sciure de bois deviendrait
une denrée beaucoup plus précieuse que le sucre.
Altamont jeta au panier les documents de Wehsal et pendant
plusieurs années il raconta cette anecdote comme un exemple
typique de la bêtise scientifique.
Il y a deux ans, au sortir de la première grande crise du
pétrole, la BIDREM décida de financer des recherches sur les
énergies de synthèse « à partir des graphites, anthracites,
houilles, lignites, tourbes, bitumes, résines et sels organi­
ques » : elle y a investi depuis à peu près une centaine de fois
ce que lui aurait coûté Wehsal si elle l’avait embauché. À plu­
sieurs reprises, Altamont essaya de recontacter le chimiste ; il
finit par apprendre qu’il avait été arrêté en novembre 1973.
quelques jours après la réunion de l’OPEP à Koweit où il fut
décidé de réduire d ’au moins un quart les livraisons de brut
de la plupart des pays consommateurs. Accusé d ’avoir tenté de
livrer des secrets « d ’importance stratégique » à une puissance
étrangère — en l’occurrence la Rhodésie — Wehsal s’était
pendu dans sa cellule.
CHAPITRE LXIII

L ’entrée d e service

Un long corridor sillonné de tuyauteries, au sol carrelé, aux


murs partiellement couverts d ’un vieux papier plastifié repré­
sentant vaguement des groupes de palmiers. Des globes de
verre laiteux, à chaque bout, l’éclairent d ’une lumière froide.
Cinq livreurs entrent, apportant aux Altamont diverses vic­
tuailles pour leur fête. Le plus petit marche en tête, succom ­
bant sous le poids d ’une volaille plus grosse que lui ; le second
porte avec d ’infinies précautions un grand plateau de cuivre
martelé chargé de pâtisseries orientales — baklavas, cornes de
gazelle, gâteaux au miel et aux dattes — disposées en pièce
m ontée et entourées de fleurs artificielles ; le troisième tient
dans chaque main trois bouteilles de Wachenheimer Oberst-
nest millésimées ; le quatrième porte sur la tête une plaque de
tôle couverte de petits pâtés à la viande, entrées chaudes et
canapés ; le cinquième, enfin, ferme la marche avec, sur
l’épaule droite, une caisse de whisky sur laquelle est écrit en
caractères peints au pochoir :
1038 Georges P erec

THOMAS KYD’S
IMPEIUAL MIXTURE
KMKSCOTCH WI1ISKIËS
blended and bottled in Scotland
by
BORRELLY, JOYCE & KAHANE
91 Montgomery Lane, Dundee, Scot.

Au premier plan, masquant partiellement le dernier livreur,


une femme sort de l’immeuble : une femme d ’une cinquan­
taine d ’années, vêtue d ’un imperméable à la ceinture duquel
est accrochée une aumônière, une bourse de cuir vert fermée
par un cordonnet de cuir noir, la tête couverte d ’un foulard
de coton imprimé dont les motifs évoquent des mobiles de
Calder. Elle tient dans ses bras une chatte grise et, entre l’index
et le médius de sa main gauche, une carte postale représentant
Loudun, cette ville de l’Ouest où une certaine Marie Besnard
fut accusée d ’avoir em poisonné toute sa famille.
Cette dame ne vit pas dans l’immeuble mais dans celui d ’à
côté. Sa chatte, qui répond au doux nom de Lady Piccolo,
passe des heures entières dans ces escaliers-ci, rêvant peut-être
d ’y rencontrer un matou. Rêve illusoire hélas, car tous les chats
mâles de la maison — Pip, de chez Madame Moreau, Petit
Pouce, des Marquiseaux, et Poker Dice, de Gilbert Berger —
sont des chats coupés.
CHAPITRE LXIV

D an s la chaufferie, 2

Dans un petit local aux murs couverts de compteurs, de


manomètres et de tuyaux de tout calibre, attenant à la pièce où
est installée la chaudière proprement dite, un ouvrier accroupi
examine un plan sur papier-calque posé à même le sol
bétonné. Il porte des gants de cuir et un blouson et semble
passablement en colère, sans doute parce que tenu de respec­
ter les clauses d ’un contrat d ’entretien, il se rend compte que
cette année-là le nettoyage de la chaudière va lui demander
davantage de travail qu’il ne l’avait prévu et que son bénéfice
en sera diminué d’autant.
C’est dans ce réduit que pendant la guerre Olivier Gratiolet
installa son poste de radio et la machine à alcool sur laquelle
il tirait son bulletin quotidien de liaison. C’était alors une cave
appartenant à François. Olivier savait qu’il devrait y passer de
longues heures et il l’aménagea en conséquence, calfeutrant
soigneusem ent toutes les issues avec des vieux paillassons,
des chiffons et des morceaux de liège que lui donna Gaspard
Winckler. Il s’éclairait à la bougie, se protégeait du froid en
s ’emmitouflant dans le manteau de lapin de Marthe et dans un
passe-montagne à pom pon, et pour se nourrir avait descendu
de l ’appartement d ’H élène Brodin un petit garde-manger en
1
1040 G eorges Perec

treillis dans lequel il pouvait conserver quelques jours une


bouteille d ’eau, un peu de saucisson, du fromage de chèvre
que son grand-père avait réussi à lui faire parvenir d ’Oléron,
et quelques-unes de ces pommes à cidre, toutes ratatinées, à
la saveur aigrelette, qui étaient à peu près les seuls fruits que
l’on pouvait se procurer sans trop de difficultés à l’époque.
Il s’installait dans un antique fauteuil façon Louis XV, à dos­
sier ovale, qui n ’avait plus d ’accoudoirs et seulem ent deux
pieds et demi et qu’il faisait tenir d ’aplomb grâce à tout un
système de cales. Sa tapisserie violette toute fanée représentait
une espèce de nativité : on y voyait la Sainte Vierge portant sur
ses genoux un nouveau-né à la tête démesurément grossie, et,
tenant lieu à la fois de donateurs et de Rois Mages — à défaut
d ’âne et de b œ uf — , un évêque flanqué de ses deux acolytes,
le tout dans un paysage inattendu de falaises s’évasant en un
port bien abrité avec des palais de marbre et des toits rosâtres
estom pés par une brume légère.
Pour occuper les longues heures d ’attente pendant les­
quelles la radio restait muette, il lisait un épais roman qu’il
avait trouvé dans une caisse. Des pages entières manquaient et
il s’efforçait de relier entre eux les épisodes dont il disposait.
Il y était question, entre autres, d ’un Chinois féroce, d ’une fille
courageuse aux yeux bruns, d ’un grand type tranquille dont
les poings blanchissaient aux jointures quand quelqu’un le
contrariait pour de bon, et d ’un certain Davis qui prétendait
venir de Natal, en Afrique du Sud, alors qu’il n ’y avait jamais
mis les pieds.
Ou bien il fouillait dans les amas d ’oripeaux qui s’entassaient
dans des malles d ’osier crevées. Il y trouva un vieux carnet
datant de mille neuf cent vingt-six rempli d ’anciens numéros
de téléphone, une guêpière, une aquarelle défraîchie représen­
tant des patineurs sur la Neva, des petits classiques Hachette
évocateurs du souvenir pénible des

Rom e n ’est p lu s d a n s Rome, elle est toute où j e suis

ou bien
La Vie m o d e d ’em p lo i 1041

Oui c ’est Agamemnon, c ’est ton roi qu i t ’éveille

ou le fameux

P rends un siège Cinna et assieds-toi p a r terre


Et si tu veux p a rle r com m ence p a r te taire...

et autres tartines de M ithridate ou de B ritannicus q u ’il fallait


apprendre par cœur et réciter d ’une traite sans rien y
comprendre. Il trouva aussi des vieux jouets qui étaient certai­
nement ceux avec lesquels avait joué François : une toupie à
ressort, et un petit nègre en plomb peint avec un trou de clé
dans le côté ; il n ’avait pour ainsi dire aucune épaisseur, consis­
tant en deux profils plus ou moins fondus ensemble, et sa
brouette était maintenant toute tordue et cassée.
C’est dans un autre jouet qu’Olivier cachait son poste de
radio : une caisse dont le dessus légèrement oblique était
percé de trous jadis numérotés — seul le chiffre 03 était encore
distinctement visible — où l’on essayait de lancer un palet de
métal, et que l’on appelait un tonneau ou une grenouille,
parce que le trou le plus difficile à atteindre figurait une gre­
nouille à la bouche immensément ouverte. Quant au duplica­
teur à alcool — un de ces petits m odèles qu’utilisaient les
restaurateurs pour imprimer leurs m e n u s— il se dissimulait
au fond d ’une malle. À la suite de l’arrestation de Paul Hébert,
les Allemands, conduits par le chef d ’îlot Berloux, vinrent per­
quisitionner dans les caves, mais ils jetèrent à peine un œil
dans celle d ’Olivier : c’était la plus poussiéreuse, la plus
encombrée de toutes, celle où il était le plus difficile de croire
q u ’un « terroriste » pût se cacher.

Lors de la Libération de Paris, Olivier se serait volontiers


battu sur les barricades, mais on ne lui en donna pas l ’occa­
sion. La mitrailleuse qu’il avait gardée en dépôt sous son lit fut
installée aux premières heures de l’insurrection de la Capitale
sur le toit d ’un immeuble de la place Clichy et confiée à une
batterie de tireurs expérimentés. Quant à lui, il lui fut ordonné
de rester dans sa cave pour recevoir les instructions qui
1042 G eorges Perec

affluaient de Londres et d ’un peu partout. Il y resta plus de


trente-six heures d’affilée, sans dormir ni manger, et n ’ayant
rien d ’autre à boire qu’un infâme ersatz de jus d ’abricot, noir­
cissant des blocs-notes et des blocs-notes d ’énigmatiques mes­
sages du genre de : « le presbytère n ’a rien perdu de son
charme ni le jardin de son éclat », « l’archidiacre est passé
maître dans l ’art du billard japonais » ou « tout va très bien,
Madame la Marquise », que des cohortes d ’estafettes casquées
venaient chercher toutes les cinq minutes. Quand il émergea,
le lendemain dans la soirée, s’ébranlaient le bourdon de Notre-
Dame et toutes les autres cloches pour fêter l’arrivée des
troupes de la Libération.

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE


QUATRIÈME PARTIE

CHAPITRE LXV

Moreau, 3

Au com mencement des années cinquante, vécut dans l’ap­


partement qu’acheta plus tard Madame Moreau, une Améri­
caine énigmatique, que sa beauté, sa blondeur et le mystère
qui l’entourait avaient fait surnommer la Lorelei. Elle disait
s’appeler Joy Slowburn et vivait apparemment seule dans cet
immense espace sous la protection silencieuse d ’un chauffeur-
garde du corps répondant au nom de Carlos, un Philippin petit
et râblé, toujours irréprochablement vêtu de blanc. On le ren­
contrait parfois chez des commerçants de luxe, faisant l’acqui­
sition de fruits confits, de chocolats ou de sucreries. Elle, on
ne la voyait jamais dans la rue. Ses volets étaient toujours fer­
més ; elle ne recevait pas de courrier et sa porte s’ouvrait seule­
ment pour des traiteurs qui livraient des repas tout préparés
ou des fleuristes qui, chaque matin, apportaient des monceaux
de lys, d ’arums et de tubéreuses.
Joy Slowburn ne sortait qu’à la nuit tombée, conduite par
Carlos dans une longue Pontiac noire. Les gens de l’immeuble
la regardaient passer, éblouissante, dans une robe du soir en
faille de soie blanche à longue traîne qui laissait son dos
presque nu, une étole de vison sur le bras, avec un grand éven­
tail de plumes noires et des cheveux d’une blondeur sans
égale, torsadés d ’une façon savante, coiffés d ’un diadème
rehaussé de diamants ; et devant son visage long d ’un ovale
parfait, ses yeux minces et presque cruels, sa bouche presque
exsangue (alors que la m ode était aux lèvres très rouges), les
voisins ressentaient une fascination dont ils n ’auraient su dire
si elle était délicieuse ou effrayante.
1044 G eorges Perec

Les histoires les plus fantastiques couraient sur son compte.


On disait qu’elle donnait certaines nuits des réceptions fas­
tueuses et muettes, que des hommes venaient la voir furtive­
ment, peu avant minuit, portant maladroitement des sacs
volum ineux ; on racontait qu’une troisième personne, invi­
sible, habitait elle aussi l’appartement mais n ’avait pas le droit
d ’en sortir ni de se montrer, et que des bruits fantomatiques et
abominables montaient parfois par les conduits de cheminée,
faisant se dresser dans leurs lits les enfants épouvantés.

Un matin d ’avril mille neuf cent cinquante-quatre, on apprit


que la Lorelei et le Philippin avaient été assassinés dans la nuit.
Le meurtrier s’était livré à la police : c’était le mari de la jeune
femme, ce troisième locataire dont certains avaient soupçonné
l’existence sans l’avoir jamais vu. Il s’appelait Blunt Stanley et
les révélations qu’il fit permirent d ’élucider les étranges
com portements de la Lorelei et de ses deux compagnons.

Blunt Stanley était un homme de haute taille, beau comme


un héros de western, avec des fossettes à la Clark Gable. Il était
officier dans l’armée américaine lorsqu’un soir de mille neuf
cent quarante-huit, il rencontra la Lorelei dans un music-hall
de Jefferson, Missouri : de son vrai nom Ingeborg Skrifter, fille
d ’un pasteur danois émigré aux États-Unis, elle faisait, sous le
pseudonyme de Florence Cook, célèbre médium du dernier
quart du dix-neuvième siècle dont elle prétendait être la réin­
carnation, un numéro de voyante.
Ce fut entre eux le coup de foudre, mais leur bonheur fut
de courte durée : en juillet cinquante, Blunt Stanley partit pour
la Corée. Sa passion pour Ingeborg était telle qu’à peine
débarqué, incapable de vivre loin d ’elle, il déserta pour tenter
de la rejoindre. L’erreur qu ’il commit alors fut de déserter, non
pas à l’occasion d ’une permission — il est vrai qu’on ne lui en
accorda pas — mais alors qu’il commandait une patrouille non
loin du trente-huitième parallèle : avec son guide philippin,
qui n ’était autre que Carlos, de son vrai nom Aurelio Lopez, ils
abandonnèrent les onze hommes de la patrouille, les condam­
nant à une mort certaine, et au terme d ’un épouvantable
La Vie m o d e d ’em p lo i 1045

périple, arrivèrent à Port-Arthur, d ’où ils réussirent à gagner


Formose.
Les Américains pensèrent que la patrouille était tom bée dans
une embuscade, que les onze soldats y avaient trouvé la mort
et que le lieutenant Stanley et son guide philippin avaient été
faits prisonniers. Des années plus tard, alors que toute cette
affaire allait trouver sa déplorable conclusion, les services de
la chancellerie de l’état-major des armées de terre cherchaient
encore Madame peut-être Veuve Stanley pour lui remettre, à
titre éventuellement posthume, la M ed a l o f H onor de son
époux disparu.
Blunt Stanley était à la merci d ’Aurelio Lopez et il sut très
vite q u ’Aurelio Lopez entendait bien en profiter : dès qu’ils
furent en lieu sûr, le Philippin prévint l’officier que tous les
détails de sa désertion avaient été consignés par écrit et
enfermés dans des enveloppes scellées déposées chez des
hommes de loi qui avaient pour consigne d ’en prendre
connaissance si Lopez restait plus d ’un certain temps sans leur
donner signe de vie. Puis il lui demanda dix mille dollars.
Blunt réussit à entrer en contact avec Ingeborg. Sur ses ins­
tructions, elle vendit tout ce qu’elle pouvait vendre — leur voi­
ture, leur caravane, ses quelques bijoux — et gagna Hong-Kong
où les deux hommes la rejoignirent. Quand ils eurent payé
Aurelio Lopez, ils se retrouvèrent seuls, riches d ’une soixan­
taine de dollars avec lesquels ils purent quand même atteindre
Ceylan où ils réussirent à décrocher un engagement miteux
dans un cinéma à attractions : entre les documentaires et le
grand film, un rideau à paillettes venait recouvrir l’écran et un
haut-parleur annonçait Joy and Hieronymus, les célèbres
devins du Nouveau Monde.
Leur premier numéro exploitait deux trucs classiques des
magiciens de fête foraine : Blunt, en fakir, devinait diverses
choses à partir de chiffres apparemment choisis au hasard ;
quant à Ingeborg, en voyante, elle éraflait avec une plume
d ’acier la gélatine d ’une plaque photographique représentant
Blunt et une balafre sanglante identique apparaissait sur le
corps de son partenaire. Le public cinghalais raffole habituelle­
ment de ce genre d ’attractions, mais ils boudèrent celles-là :
1046 G eorges Perec

très vite, Ingeborg se rendit compte que son mari avait sur
scène une présence indéniable mais qu’il était absolument
indispensable qu’il n ’ouvre jamais la bouche, sinon pour
émettre deux ou trois sons inarticulés.
L’idée première de leurs prestations ultérieures naquit de
cette contrainte et s ’affina rapidement : après divers exercices
de divination, Ingeborg entrait en transes et, communiquant
avec l’au-delà, en faisait émerger l’illuminé lui-même, Sweden­
borg, « le Bouddha du Nord », vêtu d ’une longue tunique
blanche, la poitrine constellée d ’em blèmes rosicruciens, appari­
tion lumineuse, vacillante, fuligineuse et fulgurante, effrayante,
accompagnée de craquements, d ’éclairs, d ’étincelles, d’effluves,
d ’exhalaisons, d ’émanations de toutes sortes. Swedenborg se
contentait de pousser quelques grognements indistincts, ou des
incantations du genre de « Atcha Botatcha Sab Atcha » qu’Inge-
borg traduisait en phrases sibyllines émises d ’une voix sifflante
et étranglée :

«J’ai franchi les mers. Je suis dans une ville centrale, au pied
d ’un volcan. Je vois l’homme dans sa chambre ; il écrit, il porte
une large chemise flottante, noire avec des parements jaunes et
blancs ; il place la lettre dans un recueil de poésies de Thomas
Dekker. Il se lève ; il est une heure sur la pendule qui orne sa
cheminée, etc. »

Leur numéro, fondé sur les préparations sensorielles et psy­


chologiques habituelles dans ce genre d ’attraction — jeux de
miroir, jeux de fumée à base de diverses combinaisons de char­
bon, soufre et salpêtre, illusions d’optique, mise en scène
sonore — rencontra d ’em blée le succès, et quelques semaines
plus tard un tourneur de spectacles leur offrit un contrat inté­
ressant pour Bombay, l’Irak et la Turquie. C’est là, au cours
d ’une soirée dans une boîte de nuit d ’Ankara qui s’appelait
The G ardens o f Heian-Kyô qu’eut lieu la rencontre qui allait
décider de leur carrière : à la fin de leur spectacle, un homme
rendit visite à Ingeborg dans sa loge et lui proposa cinq mille
livres sterling si elle consentait à le mettre en présence du
Diable, et plus précisément de Méphistophélès, avec lequel il
La Vie m o d e d ’em p lo i 1047

souhaitait passer le pacte habituel : son salut éternel contre


vingt ans d ’omnipotence.
Ingeborg accepta. Faire apparaître Méphistophélès n’était
pas, en soi, plus compliqué que faire apparaître Swedenborg,
mêm e si cette apparition devait se produire en présence d ’un
témoin unique, et non plus devant plusieurs dizaines ou cen­
taines de spectateurs indifférents, amusés ou médusés, et, de
toute façon, assis beaucoup trop loin de la chose pour venir
vérifier certains détails si l’envie leur en prenait. Car si ce spec­
tateur privilégié avait cru à l’apparition du « Bouddha du
Nord » au point de risquer cinq mille livres pour voir le Diable,
il n ’y avait aucune raison pour que sa demande ne soit pas
comblée.

Blunt et Ingeborg s’installèrent donc dans une villa louée


pour la circonstance et modifièrent leur mise en scène en fonc­
tion de l’apparition demandée. Au jour fixé, à l’heure dite,
l’homme se présenta à la porte de la villa. Pendant trois
semaines, obéissant aux strictes recommandations d ’Ingeborg,
il s’était efforcé de ne jamais sortir avant la tom bée de la nuit,
de ne se nourrir que de légumes verts cuits à l’eau et de fruits
pelés avec des instruments non métalliques, de ne boire que
des décoctions de fleurs d ’oranger et des infusions de menthe
fraîche, de basilic et d ’origan.
Un serviteur indigène fit pénétrer le candidat dans une pièce
presque sans meubles, entièrement peinte en noir mat, à peine
éclairée par des torchères évasées qui donnaient des flammes
d ’un jaune verdâtre. Au centre de la pièce pendait une boule
de cristal taillé, tournant lentem ent sur elle-même et dont les
mille minuscules facettes lançaient de façon apparemment
imprévisible des éclats étincelants. Ingeborg était assise en des­
sous, dans un haut fauteuil peint en rouge sombre. A environ
un mètre d ’elle, un peu à sa droite, sur des pierres plates
posées à même le sol, un feu brûlait en dégageant une fumée
abondante et âcre.
Selon l’usage, l’homme avait apporté dans un sac de toile
bise une poule noire dont il banda les yeux et qu’il égorgea
au-dessus du feu, en regardant dans la direction de l’est. Le
1048 G eorges Perec

sang de la poule n ’éteignit pas le foyer ; il parut, au contraire,


l’aviver : de hautes flammes bleues dansèrent et la jeune
femme, pendant plusieurs minutes, les observa attentivement,
sans davantage se préoccuper de la présence de son client.
Enfin, se levant, elle prit avec une petite pelle des cendres
qu’elle jeta sur le sol, un peu en avant de son fauteuil, où,
instantanément, elles dessinèrent un pentacle. Prenant alors
l’homme par le bras, elle le fit s’asseoir dans le fauteuil, l’obli­
geant à se tenir très droit, immobile, les mains posées bien à
plat sur les accoudoirs. Elle-même, s’agenouillant au centre du
pentacle, se mit à déclamer d ’une voix suraiguë une incanta­
tion aussi longue qu’incompréhensible :

« A l ba rild im gotfan o dech m in brin alab o dor-


d in fa lb ro th ringuam albaras. Nin p o rth za d ik im
alm ucath in m ilko p rin a l elm im enthoth d a l
heben e n so u im . kuthim a l d u m a lk a tim nim
broth dechoth p o rth m in m ichais im endoth, pruch
d a l m aisoulu m h ol m oth dan srilim lu paldas im
voldem oth. Nin hur d iavosth m n arbotim d a l
goush palfra pin duch im scoth pru ch galeth d a l
chinon m in foulchrich a l conin butathen do th d a l
prim . »

Au fur et à mesure que l’incantation se déroulait, la fumée se


faisait de plus en plus opaque. Bientôt il y eut des fumerolles
roussâtres accompagnées de crépitements et d ’étincelles. Puis
tout à coup les flammes bleuâtres grandirent démesurément et
presque aussitôt retombèrent : juste derrière le feu, debout,
les bras croisés, Méphistophélès souriait de toutes ses dents.
C’était un Méphisto plutôt traditionnel, presque convention­
nel même. Il n ’avait ni cornes, ni longue queue fourchue, ni
pieds de bouc, mais un visage verdâtre, des yeux sombres très
enfoncés dans leurs orbites, des sourcils épais et très noirs, des
moustaches effilées, une barbichette à la Napoléon III. Il por­
tait un costum e assez imprécis dont étaient surtout visibles un
jabot en dentelle immaculé et un gilet rouge sombre, tout le
La Vie m o d e d ’em p lo i 1049

reste étant masqué par une grande cape noire dont les revers
de soie rouge feu luisaient dans la demi-obscurité.
Méphistophélès ne dit pas un mot. Il se contenta d ’incliner
très lentement la tête en portant sa main droite contre son
épaule gauche. Puis il tendit le bras au-dessus du foyer dont
les flammes semblaient maintenant presque immatérielles et
dégageaient une fumée très parfumée, et il fit signe au candidat
de s’approcher. L’homme se leva, et vint se placer devant
Méphistophélès, de l’autre côté du feu. Le Diable lui tendit un
parchemin plié en quatre sur lequel étaient tracés une dizaine
de signes incompréhensibles ; puis, lui saisissant la main
gauche, il lui piqua le pouce avec une aiguille d ’acier, faisant
perler une goutte de sang qu ’il apposa sur le pacte ; dans le
coin opposé, il traça rapidement avec son index gauche appa­
remment couvert d ’une suie grasse et épaisse sa propre signa­
ture, qui ressemblait à une grosse main qui n ’aurait eu que
trois doigts. Puis il déchira la feuille en deux, en mit une moitié
dans la poche de son gilet et tendit l’autre à l’homme en s’incli­
nant profondément.
Ingeborg poussa un cri strident. Il y eut comme un bruit de
papier froissé et la lueur aveuglante d ’un éclair explosa dans
la pièce, accompagnée d ’un coup de tonnerre et d ’une intense
odeur de soufre. Une fumée âcre et épaisse se forma tout
autour du foyer. Méphistophélès avait disparu et, se retour­
nant, l’homme vit de nouveau Ingeborg assise dans son fau­
teuil ; il n ’y avait plus, devant elle, de trace du pentacle.

En dépit des précautions exagérées dont elle s ’entoura, et


de l’aspect rigide, un peu trop appuyé, de ses manifestations,
il semble bien que cette apparition ait correspondu à ce qu’en
attendait l’homme, car non seulem ent il paya sans rechigner la
somme promise, mais un mois plus tard, toujours sans révéler
son identité, il fit savoir à Ingeborg qu’un de ses amis, résidant
en France, avait le vif désir d ’assister à une cérémonie iden­
tique à celle qu’il avait eu l’insigne honneur de voir se dérou­
ler, et q u ’il était disposé à lui donner cinq millions de francs
français et à assurer de surcroît ses frais de déplacement et son
séjour à Paris.
1050 G eorges Perec

C’est ainsi qu’Ingeborg et Blunt arrivèrent en France. Mais


malheureusement pour eux ils n ’y arrivèrent pas seuls. Trois
jours avant leur départ, Aurelio Lopez, dont les affaires avaient
mal tourné, les avait rejoints à Ankara et il exigea de partir avec
eux. Il ne leur était pas possible de refuser. Ils s’installèrent
tous les trois dans le grand appartement du premier. Il était
déjà convenu que Blunt ne se montrerait jamais. Quant à Aure­
lio, il fut décidé qu’au lieu d ’embaucher une femme de
chambre et un maître d ’hôtel, il ferait, sous le nom de Carlos,
office de chauffeur, de garde du corps et de boy.

En un peu plus de deux ans, Ingeborg fit apparaître 82 fois


le Diable, pour des prix qui finirent par atteindre vingt, vingt-
cinq et même une fois trente millions de francs (anciens). La
liste de ses clients comprend six députés (dont trois devinrent
effectivement ministres, et un seulem ent sous-secrétaire
d ’État), sept hauts fonctionnaires, onze chefs d ’entreprise, six
officiers généraux et supérieurs, deux professeurs à la faculté
de Médecine, divers sportifs, plusieurs grands couturiers, des
restaurateurs, le directeur d ’un journal et même un cardinal,
le reste des candidats appartenant au monde des arts, des
lettres, et surtout du spectacle. Tous étaient des hommes, à
l’exception d ’une chanteuse d ’opéra noire, dont l’ambition
était de chanter le rôle de Desdém one : peu de temps après
avoir conclu son pacte avec le Diable, elle réalisa son rêve
grâce à une mise en scène « en négatif » qui fit scandale, mais
assura la notoriété de la cantatrice et du metteur en scène : le
rôle d ’Otello était chanté par un Blanc, tous les autres rôles
étant tenus par des artistes noirs (ou des Blancs maquillés)
dans des décors et des costumes également « inversés » où
tout ce qui était clair ou blanc (le mouchoir et l ’oreiller par
exemple, pour ne citer que ces deux accessoires indispen­
sables) devenait sombre ou noir, et vice versa.
Personne n ’émit jamais de doute sur la « réalité » de l’appari­
tion et l’authenticité du pacte. Une seule fois, un de leurs
clients s’étonna de continuer à avoir une ombre et de se voir
dans les glaces, et Ingeborg dut lui faire comprendre que
La Vie m o d e d ’em p lo i 1051

c’était un privilège que Méphistophélès lui accordait pour lui


éviter d ’être « reconnu et brûlé vif en place publique ».
Pour autant qu’Ingeborg et Blunt purent s’en rendre
compte, l’effet des pactes fut presque toujours bénéfique : la
certitude de l’om nipotence suffisait généralement à faire
accomplir à ceux qui avaient vendu leur âme au Diable les pro­
diges qu’ils attendaient d ’eux-mêmes. Le couple n ’eut pas, en
tout cas, de problème de recrutement. Trois mois à peine
après leur arrivée à Paris, Ingeborg dut commencer à refuser
les offres qui affluaient et à imposer aux candidats des tarifs de
plus en plus élevés, des délais d ’attente de plus en plus longs
et des épreuves préparatoires de plus en plus rigoureuses.
Quand elle mourut, son « carnet de commandes » était rempli
pour plus d ’un an, plus de trente candidats attendaient leur
tour, et quatre d ’entre eux se suicidèrent en apprenant sa
mort.
La mise en scène des apparitions ne fut jamais très différente
de ce qu’elle avait été à Ankara, si ce n ’est que, très vite, les
séances ne commencèrent plus dans l ’obscurité. Les torchères
évasées furent remplacées par des cylindres noirs, lourds d ’ap­
parence qui, debout sur le plancher, étaient surmontés de
grosses ampoules sphériques en verre d ’où émanait une vive
clarté bleue qui diminuait insensiblement, laissant le candidat
se rendre compte tout à son aise que la salle était vide en
dehors de la jeune femme et de lui-même et que toutes les
issues étaient hermétiquement closes. Le réglage des lumières,
le dosage des flammes, l’insonorisation nécessaire aux effets
de tonnerre, le déclenchem ent des pastilles de ferrocérium
produisant à distance des étincelles, le maniement de la
limaille de fer et des aimants, toutes ces techniques de trucage
furent perfectionnées et quelques autres introduites, en parti­
culier l ’emploi de certains insectes aphaniptères doués d’un
pouvoir phosphorescent qui les nimbe d’un halo vert, et
l’usage de parfums et d ’encens spéciaux qui, se mêlant à
l’odeur des lys et des tubéreuses dont les lieux étaient
constamment imprégnés, créait une sensation propice aux
manifestations surnaturelles. Ces ingrédients n ’auraient jamais
suffi à persuader un être un tant soit peu sceptique, mais ceux
1052 G eorges P erec

qui avaient accepté les conditions d ’Ingeborg et qui avaient


enduré les épreuves préliminaires arrivaient le soir du pacte
prêts à être convaincus.
Cette réussite professionnelle ne libérait malheureusement
pas Ingeborg et Blunt du chantage que Carlos continuait
d ’exercer. Ingeborg étant censée ne parler que le danois et
certain dialecte haut frison par le truchement duquel elle
conversait avec Méphistophélès, c ’est le Philippin qui négociait
avec les candidats, et il gardait pour lui la totalité des sommes
colossales qu’on lui versait. Sa surveillance était constante et
lorsqu’il sortait faire des achats, il obligeait l ’ex-officier et sa
femme à se déshabiller et enfermait à clé leurs vêtements, n ’en­
tendant pas laisser s’échapper cette véritable poule aux œufs
d ’or.
En mille neuf cent cinquante-trois, l’armistice de Pan Mun
Jon leur donna l’espoir d ’une amnistie prochaine qui leur per­
mettrait de se libérer de cette insupportable emprise. Mais
quelques semaines plus tard, Carlos, un sourire triomphant sur
les lèvres, leur tendit un numéro déjà ancien du Louisville
Courier-Journal (Kentucky) : la mère d ’un des soldats que le
lieutenant Stanley avait eus sous ses ordres s’était étonnée de
ne pas trouver le nom de Blunt Stanley sur la liste des prison­
niers libérés par les Nord-Coréens. L’armée, alertée, avait
décidé d ’examiner à nouveau l’affaire. Sans encore se pronon­
cer définitivement, les enquêteurs laissaient d ’ores et déjà
entendre qu’il n ’était plus possible d ’écarter l’éventualité que
le lieutenant Stanley fut un déserteur et un traître.
Plusieurs mois plus tard, Ingeborg réussit à convaincre son
mari qu’il fallait qu’il tue Carlos et qu’ils s’enfuient. Un soir
d ’avril mille neuf cent cinquante-quatre, Blunt parvint à trom­
per la vigilance du Philippin et l’étrangla avec une paire de
bretelles.
Us fouillèrent la maison et découvrirent la cachette où Carlos
gardait plus de sept cents millions en espèces de toutes prove­
nances et en bijoux. Ils remplirent hâtivement deux valises et
s’apprêtèrent à partir : ils projetaient d ’aller à Hambourg où
plusieurs personnes avaient déjà proposé à Ingeborg de venir
installer son commerce diabolique. Mais, juste avant de sortir,
La Vie m o d e d ’em p lo i 1053

Blunt regarda machinalement par la fenêtre et, à travers les


volets, vit que deux hom m es semblaient surveiller la maison :
il s’affola. Il était évidemment impossible que les menaces de
Carlos aient pu être mises à exécution quelques secondes seu­
lement après son assassinat, mais Blunt, qui n ’avait pas une
seule fois quitté l’appartement depuis qu ’il y était entré, s ’ima­
gina que le Philippin les faisait surveiller depuis longtemps et
reprocha violemment à sa femme de ne pas s ’en être aperçue.
C’est au cours de cette altercation, affirma Stanley, qu’Inge-
borg, qui tenait un petit pistolet à la main, avait été accidentel­
lement tuée.
Blunt Stanley fut jugé en France pour meurtre avec prémédi­
tation, homicide par imprudence, exploitation publique du
talent occulte (articles 405 et 479 du code pénal) et escroque­
rie. Il fut ensuite extradé, ramené aux États-Unis, jugé en cour
martiale pour crime de haute trahison et condamné à mort.
Mais la grâce présidentielle lui fut accordée et sa peine fut
com m uée en prison à vie.

Le bruit se répandit rapidement qu’il disposait de pouvoirs


surnaturels et qu ’il était capable d ’entrer en communication
— et en com munion — avec les puissances infernales. Presque
tous les gardiens et prisonniers du pénitencier d ’Abigoz
(Iowa), de nombreux policiers, plusieurs juges et politiciens
lui demandèrent d ’intercéder en leur faveur auprès de tel ou
tel diable pour tel ou tel problème particulier. Un parloir spé­
cial dut être aménagé pour qu’il puisse recevoir les individus
fortunés qui lui demandaient audience de tous les coins des
États-Unis. Faute de pouvoir le consulter, les gens moins riches
pouvaient, moyennant cinquante dollars, toucher son numéro
de matricule, 1 7 5 8 0 6 4 1 7 6 qui est aussi le nombre des
Diables de l ’Enfer, puisqu’il y a 6 légions démoniaques com pre­
nant chacune 66 cohortes comprenant chacune 666 compagnies
comprenant chacune 6 666 Diables. Avec seulem ent dix dollars,
on pouvait acquérir une de ses aiguilles fluidiques (d’an­
ciennes aiguilles de pick-up en acier). Pour de nombreuses
communautés, congrégations et confessions, Blunt Stanley est
devenu aujourd’hui la réincarnation du Malin, et plusieurs
1054 G eorges Perec

fanatiques sont venus commettre des délits en Iowa à seule fin


de se faire incarcérer à Abigoz pour tenter de l ’assassiner ; mais
il a pu, grâce à la complicité des gardiens, mettre sur pied
avec d ’autres prisonniers une garde personnelle qui, jusqu’à
présent, l’a efficacement protégé. D ’après le journal satirique
N atio n w id e Bilge, il serait l ’un des dix plus riches prisonniers
à vie du monde.
C’est seulem ent en mai mille neuf cent soixante, lorsque fut
élucidée l ’énigm e de Chaumont-Porcien, que l’on comprit que
les deux hommes qui, effectivement, surveillaient l’immeuble,
étaient les deux détectives engagés par Sven Ericsson pour
suivre Véra de Beaumont.
De cette pièce où la Lorelei faisait apparaître Méphisto et où
eut lieu ce double meurtre, Madame Moreau décida de faire
sa cuisine. Le décorateur Henry Fleury conçut pour elle une
installation d ’avant-garde dont il proclama bien haut qu elle
serait le prototype des cuisines du xxie siècle : un laboratoire
culinaire en avance d ’une génération sur son époque, doté des
perfectionnements techniques les plus sophistiqués, équipé de
fours à ondes, de plaques autochauffantes invisibles, de robots
ménagers télécommandés susceptibles d ’exécuter des pro­
grammes com plexes de préparation et de cuisson. Tous ces
dispositifs ultramodernes furent habilement intégrés dans des
bahuts de mères-grands, des fourneaux Second Empire en
fonte émaillée et des huches d ’antiquaires. Derrière les portes
de chêne ciré à ferrures de cuivre se dissimulèrent des tran­
choirs électriques, des moulins électroniques, des friteuses à
ultrasons, des grilloirs à infrarouge, des broyeurs, des doseurs,
des mélangeurs et des éplucheuses électro-mécaniques entiè­
rement transistorisées ; on ne voyait pourtant en entrant que
des murs couverts de carreaux de Delft à l’ancienne, des
essuie-mains de coton écru, des vieilles balances de Roberval,
des brocs de toilette avec des petites fleurs roses, des bocaux
de pharmacie, des grosses nappes à carreaux, des étagères rus­
tiques, frangées de toile de Mayenne, supportant des petits
m oules à pâtisserie, des mesures en étain, des marmites en
cuivre et des cocottes en fonte, et, sur le sol, un spectaculaire
carrelage, alternance de rectangles blancs, gris et ocres parfois
La Vie m o d e d 'e m p lo i 1055

décorés de motifs en losange, qui était la copie fidèle du sol


de la chapelle d ’un monastère de Bethléem.
La cuisinière de Madame Moreau, une robuste Bourgui­
gnonne native de Paray-le-Monial répondant au prénom de
Gertrude, ne se laissa pas prendre à ces grossiers artifices, et
prévint tout de suite sa maîtresse qu’elle ne ferait jamais rien
cuire dans une cuisine pareille où rien n ’était à sa place et où
rien ne marchait com me elle savait. Elle réclama une fenêtre,
une pierre d ’évier, une vraie cuisinière à gaz avec des brûleurs,
une bassine à friture, un billot, et surtout une souillarde où
mettre ses bouteilles vides, ses claies à fromages, ses cageots,
ses sacs de pomme de terre, ses baquets pour laver les
légumes, et son panier à salade.
Madame Moreau donna raison à sa cuisinière. Fleury, ulcéré,
dut faire remporter ses appareils expérimentaux, casser le car­
relage, démonter les tuyauteries et les circuits électriques,
déplacer les cloisons.
Des antiquailleries patinées des cuisines françaises du bon
vieux temps, Gertrude a gardé celles d o n t elle pouvait avoir
besoin — un rouleau à pâtisserie, la balance, la boîte à sel, les
bouilloires, les cocottes, les poissonnières, les louches à pots
et les couteaux de boucherie — et a fait descendre tout le reste
à la cave. Et elle a rapporté de sa campagne quelques-uns des
ustensiles et accessoires dont elle n ’aurait su se passer : son
moulin à café et sa boule à thé, une écumoire, un chinois, un
presse-purée, un bain-marie, et la boîte dans laquelle, de tout
temps, elle a rangé ses gousses de vanille, ses bâtons de can­
nelle, ses clous de girofle, son safran, ses petites perles et son
angélique, une vieille boîte à biscuits en fer-blanc, carrée, sur
le couvercle de laquelle on voit une petite fille mordre dans
un coin de son petit-beurre.
CHAPITRE LXVI

Marcia, 4

De même qu’elle considère les meubles et bibelots dont elle


fait commerce comme lui appartenant, Madame Marcia consi­
dère ses clients com me des amis. Indépendamment des affaires
qu’elle traite avec eux, et dans lesquelles elle se révèle souvent
particulièrement coriace, elle a réussi à créer avec la plupart
d ’entre eux des liens qui dépassent de loin ceux des strictes
relations d ’affaires : ils s’offrent le thé, s’invitent à dîner, jouent
au bridge, vont à l ’Opéra, visitent des expositions, se prêtent
des livres, échangent des recettes de cuisine, et font même
ensem ble des croisières dans les îles grecques ou des séjours
d’étude au Prado.
Son magasin n ’a pas de nom particulier. Une simple inscrip­
tion est apposée, au-dessus de la poignée de la porte, en
petites anglaises blanches.

^ »4(a \cia, * h (iqiuUà

Plus discrètement encore, sur les deux petites vitrines, plu­


sieurs étiquettes autocollantes indiquent que telles et telles
cartes de crédit sont acceptées et que la surveillance de nuit
du magasin est assurée par une officine spécialisée.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1057

La boutique proprement dite consiste en deux pièces


communiquant par un étroit passage. La première pièce, celle
par où l’on entre, est surtout consacrée à de petits objets, bibe­
lots, curiosités, instruments scientifiques, lampes, carafes,
boîtes, porcelaines, biscuits, gravures de mode, meubles d ’ap­
point, etc., toutes choses que, même si elles sont de grande
valeur, le client peut s ’empresser d ’emporter dès qu’il en a fait
l’acquisition. C’est David Marcia, aujourd’hui âgé de vingt-neuf
ans, qui a la charge de cette partie du magasin depuis que son
accident dans le 35e Bol d ’Or, en 1971, l’a définitivement
écarté de la compétition motocycliste.
Madame Marcia elle-même, tout en conservant la direction
du magasin, s’occupe plus particulièrement de la deuxième
pièce, celle où nous nous trouvons maintenant, la pièce du
fond, communiquant directement avec l ’arrière-boutique, et
qui est davantage réservée aux gros mobiliers, aux salons, aux
tables de ferme ou de monastère flanquées de leurs longs
bancs, aux lits à baldaquin ou aux cartonniers de notaire. Elle
y passe généralement ses après-midi et y a installé son bureau,
une petite table en noyer à trois tiroirs, fin dix-huitième, sur
laquelle elle a posé deux fichiers métalliques gris, consacrés,
l’un aux clients réguliers dont elle connaît les goûts particu­
liers et qu’elle convie personnellement à venir voir ses der­
nières acquisitions, l’autre à tous les objets qui sont passés par
ses mains et dont elle s’est chaque fois efforcée de décrire l’his­
toire, la provenance, les caractéristiques et le destin. Un télé­
phone noir, un bloc, un stylomine en écaille, un minuscule
presse-papier conique, dont la base a moins d ’un centimètre
et demi de diamètre, mais que sa petitesse n ’em pêche pas de
peser trois « onces d’apothicaire », c ’est-à-dire plus de
93 grammes, et un soliflore de Gallé contenant une ipom ée à
fleur pourpre, variété d ’immortelle également connue sous le
nom d ’Étoile du Nil, achèvent d ’encombrer l’étroit plateau de
cette table.

Par rapport à l’arrière-boutique, et même à sa chambre, il y


a relativement peu de meubles dans cette pièce ; la saison est
peu propice aux affaires, mais surtout Madame Marcia n ’a
1058 G eorges Perec

jamais, par principe, vendu beaucoup de choses en même


temps. Entre sa cave, son arrière-boutique et les propres pièces
de son appartement, elle a tout le temps de renouveler son
stock sans être contrainte de surcharger la pièce où elle expose
les meubles qu elle désire à ce moment-là vendre et qu’elle
préfère présenter dans un cadre spécifiquement conçu pour
eux. Une des raisons des incessants déménagements qu’elle
fait faire à ses meubles tient précisément à cette volonté de
mise en valeur qui lui fait changer ses décors bien plus souvent
que si elle était étalagiste dans un grand magasin.
Sa dernière acquisition, centre de la présentation actuelle de
cette pièce, est un salon fin-de-siècle trouvé dans une pension
de famille de Davos où un Hongrois élève de Nietzsche aurait
passé quelques années : des fauteuils aux bras tors et capi­
tonnés groupés autour d ’une table ronde incrustée de métal,
derrière laquelle se trouve un canapé du même style, chargé de
coussins en velours de soie. Autour de ces pâtisseries austro-
hongroises un peu lourdes, louisdeux-esques, Madame Marcia
a disposé quelques éléments qui y accordent leur tourment
baroque, ou qui y opposent, au contraire, leur étrangeté rus­
tique ou sauvage, ou leur perfection glacée : à gauche de la
table, un guéridon en bois de rose sur lequel sont posés trois
montres anciennes finement ciselées, une très jolie cuiller à
thé en forme de feuille, quelques livres enluminés avec des
reliures et des fermoirs de métal incrustés d ’émaux, et une
dent de cachalot gravée, bel exemple de ces skrimshanders que
les baleiniers fabriquaient pour meubler leurs heures de loisir
forcé, représentant une vigie juchée dans la mâture.
De l ’autre côté, à droite des fauteuils, un strict pupitre à
musique métallique, muni de deux longs bras articulés suscep­
tibles de recevoir à leur extrémité des chandelles, supporte
une étonnante gravure, vraisemblablement destinée à un
ancien ouvrage de sciences naturelles, représentant à gauche
un paon (peacock), vu de profil, épure sévère et rigide où le
plumage se ramasse en une masse indistincte et presque terne
et auquel seuls le grand œ il bordé de blanc et l’aigrette en
couronne donnent un frisson de vie, et à gauche, le même
animal, vu de face, faisant la roue (peacock in bis p rid e), exu­
La Vie m o d e d ’em p lo i 1059

bérance de couleurs, chatoiements, scintillements, éclate­


ments, flamboiements auprès desquels un vitrail gothique
semble une pâle copie.
Le mur du fond est nu, mettant en valeur un panneau de
boiserie en merisier clair et une tenture de soie brodée.
Dans la devanture enfin, quatre objets qui, sous la lumière
discrète de spots invisibles, semblent reliés entre eux par une
multitude de fils imperceptibles.

Le premier, le plus à gauche par rapport à notre regard, est


une p ie tà médiévale, une sculpture en bois peint, presque
grandeur nature, posée sur un socle de grès : une Madone à la
bouche tordue, aux sourcils froncés et un Christ à l’anatomie
presque grotesque avec des gros paquets de sang coagulé sur
les stigmates. On la considère d ’origine rhénane, datant du
quatorzième siècle, représentative du réalisme exacerbé de
cette époque et de son goût pour le macabre.

Le deuxième objet est posé sur un petit chevalet en forme


de lyre. C’est une étude de Carmontelle — fusain rehaussé de
pastels — pour son portrait de Mozart enfant ; elle diffère par
plusieurs détails du tableau définitif conservé aujourd’hui à
Carnavalet : Léopold Mozart ne se tient pas derrière la chaise
de son fils, mais de l’autre côté, et tourné de trois quarts de
manière à pouvoir surveiller l’enfant tout en lisant la partition ;
quant à Maria-Anna, elle n ’est pas de profil de l’autre côté du
clavecin, mais de face, devant le clavecin, masquant partielle­
ment la partition que le jeune prodige déchiffre ; on conçoit
volontiers que Léopold ait demandé à l ’artiste les modifica­
tions qui ont abouti au tableau final et qui, sans léser le fils de
sa position centrale, donnent au père une place un peu moins
défavorisée.

Le troisième objet est une grande feuille de parchemin, enca­


drée d ’ébène, posée obliquement sur un support qu’on ne voit
pas. La moitié supérieure de la feuille reproduit très finement
une miniature persane ; alors que le jour va se lever, un jeune
prince, sur les terrasses d ’un palais, regarde dormir une prin­
1060 G eorges Perec

cesse aux pieds de laquelle il est agenouillé. Sur la moitié infé­


rieure de la feuille, six vers d ’Ibn Zaydûn sont élégamment
calligraphiés :

Et j e vivrais d a n s l ’an xiété d e ne p a s savoir


Si le M aître d e m a Destinée
M oins indulgent que le Sultan Sheriar
Le m atin q u a n d j ’interrom pais m on récit
Voudrait bien surseoir à m on arrêt d e m ort
Et m e p e rm e ttra it d e reprendre la su ite le proch ain soir.

Le dernier objet est une armure espagnole du quinzième


siècle dont la rouille a définitivement soudé tous les éléments.

La véritable spécialité de Madame Marcia concerne cette


variété d ’automates que l’on appelle les montres animées.
Contrairement aux autres automates ou boîtes à musique dissi­
mulés dans des bonbonnières, des pommeaux de cannes, des
drageoirs, des flacons à parfum, etc., ce ne sont généralement
pas des merveilles de technique. Mais leur rareté en fait tout
le prix. Alors que les horloges animées, genre jacquemarts, et
les pendules animées, genre chalets suisses à coucous, etc. ont
toujours été excessivement répandues, il est extrêmement rare
de trouver une montre un tant soit peu ancienne, qu’elle soit
montre de gousset, oignon ou savonnette, dans laquelle l’indi­
cation des heures et des secondes soit le prétexte d ’un tableau
mécanique.
Les premières qui apparurent n’étaient en fait que des jac­
quemarts miniature avec un ou deux personnages à l’épaisseur
négligeable venant frapper les heures sur un carillon presque
plat.
Ensuite vinrent les montres lubriques, ainsi désignées par
les horlogers qui, s’ils acceptèrent de les fabriquer, refusèrent
de les vendre sur place, c’est-à-dire à Genève. Confiées à des
agents de la Compagnie des Indes chargés de les négocier en
Amérique ou en Orient, elles arrivèrent rarement à destina­
tion ; le plus souvent elles furent, dans les ports européens,
l’objet d ’un trafic clandestin si intense que, très vite, il devint
La Vie m o d e d ’em p lo i 1061

pratiquement impossible de s’en procurer. On n ’en fabriqua


guère plus que quelques centaines et une soixantaine au maxi­
mum ont survécu. Un horloger américain en possède à lui seul
plus des deux tiers. Des maigres descriptifs qu’il a donnés de
sa collection — il n ’a jamais autorisé personne à voir ou à p ho­
tographier une seule de ses m ontres— , il ressort que leurs
fabricants n ’ont pas beaucoup cherché à faire preuve d ’imagi­
nation : sur trente-neuf des quarante-deux montres qu’il pos­
sède, la scène représentée est en effet la même : un coït
hétérosexuel entre deux individus appartenant au genre
humain, tous deux adultes, faisant partie de la même race
(blanche ou, com me on dit encore, caucasienne) ; l’hom m e est
étendu sur le ventre de la femme qui est couchée sur le dos
(position dite «du missionnaire»). L’indication des secondes
est marquée par un déhanchement de l’homme dont le bassin
se recule et s’avance toutes les secondes ; la femme donne l’in­
dication des minutes avec son bras gauche (épaule visible) et
celle des heures avec son bras droit (épaule m asquée). La qua­
rantième montre est identique aux trente-neuf premières, mais
a été peinte après coup, faisant de la femme une femme noire.
Elle appartint à un négrier nom m é Silas Buckley. La quarante
et unième, d ’une finesse d ’exécution beaucoup plus poussée,
représente Léda et le Cygne : les battements d ’aile de l’animal
rythment chaque seconde de leur ém oi amoureux. La qua-
rante-deuxième, réputée avoir appartenu au chevalier Andréa
de Nerciat, est censée illustrer une scène de son célèbre
ouvrage Lolotte ou m on n o vicia t : un jeune homme, déguisé
en soubrette, est troussé et sodom isé par un hom m e dont l ’ha­
bit, en s’écartant, laisse entrevoir un sexe démesurément gros ;
les deux personnages sont debout, l’homme derrière la femme
de chambre qui s’appuie contre le chambranle d ’une porte. Le
descriptif fourni par l’horloger américain ne précise malheu­
reusement pas comment sont indiquées les heures et les
secondes.

Madame Marcia elle-même ne possède que huit montres de


cette espèce, ce qui n ’em pêche pas sa collection d ’être beau­
coup plus variée : en dehors d ’un jacquemart ancien représen­
1062 G eorges Perec

tant deux forgerons tapant à tour de rôle sur une enclume, et


d ’une montre « lubrique » analogue à celles du collectionneur
américain, ce sont tous des jouets d ’époque victorienne ou
edwardienne dont les mouvements d ’horlogerie sont miracu­
leusem ent restés en état de marche :

— un boucher découpant un gigot sur un étal ;


— deux danseuses espagnoles ; l’une donne l’heure avec
ses bras agitant des castagnettes, l’autre donne les
secondes en abaissant un éventail ;
— un clown athlétique perché sur une sorte de cheval d ’ar­
çon, se contorsionnant de manière à ce que ses jambes
inflexiblement tendues montrent les heures, tandis que
sa tête s’agite toutes les secondes ;
— deux soldats, l’un faisant des signaux de sémaphore
(heures), l’autre, l’arme à la bretelle, saluant militaire­
ment à chaque seconde ;
— une tête d ’homme dont les longues et fines moustaches
sont les aiguilles de la montre ; les yeux battent les
secondes en se déplaçant de droite à gauche et de gauche
à droite.

Quant à la pièce la plus curieuse de cette courte collection,


elle semble sortir tout droit du Bon p e tit d ia b le de la Comtesse
de Ségur : une horrible mégère fesse un petit garçon.
S’étant toujours refusé à s’occuper de ce magasin, c ’est
cependant Léon Marcia qui a donné à sa femme l ’idée d ’une
spécialisation si poussée ; alors qu’il existe, dans toutes les
grandes villes du monde, des experts se consacrant aux auto­
mates, aux jouets ou aux montres, il n ’y en avait pas dans ce
domaine plus particulier des montres animées. En fait c’est par
hasard que Madame Marcia s’est retrouvée, avec les années, en
posséder huit ; elle n ’est pas le moins du monde collection­
neuse, et vend volontiers des objets avec lesquels elle a long­
temps vécu, sûre d ’en retrouver d ’autres qu’elle aimera au
moins autant. Son rôle consiste beaucoup plus précisément
à rechercher de telles montres, à en retracer l’histoire, à les
expertiser, et à mettre en contact les amateurs. Il y a une
La Vie m o d e d ’em p lo i 1063

dizaine d ’années, au cours d ’un voyage en Écosse, elle fit étape


à Newcastle-upon-Tyne, et découvrit, au Musée municipal, le
tableau de Forbes, Un ra t derrière la tenture. Elle en fit faire
une photographie au format réel et, de retour en France, entre­
prit de l’examiner à la loupe afin de vérifier si Lady Forthright
possédait dans sa collection des montres de ce type. La
réponse ayant été négative, elle offrit la reproduction à Caro­
line Echard à l’occasion de son mariage avec Philippe Marqui­
seaux.

Le tableau ne correspondait pas du tout aux desiderata que


les jeunes époux avaient inscrits sur leur liste de mariage. Ce
cocher pendu et cette Lady hébétée donnaient à ce présent un
caractère plutôt morbide dont on voyait mal comment il pou­
vait accompagner des vœ ux de bonheur. Mais peut-être était-
ce précisément ce que Madame Marcia entendait souhaiter à
Caroline qui, deux ans auparavant, avait rompu avec David.
Caroline avait, à deux mois près, le même âge que David ;
ils avaient appris à marcher ensemble, avaient fait des pâtés
dans le même square, s’étaient assis à côté l’un de l’autre à
l’école maternelle, puis à l’école communale. Madame Marcia
l’avait adorée et adulée tant qu’elle était petite fille, puis avait
com mencé à la détester dès qu’elle avait cessé d ’avoir des
tresses et des robes en vichy. Elle se mit à la traiter de petite
dinde et à se moquer de son fils qui se laissait mener par le
bout du nez. Leur rupture la soulagea plutôt, mais pour David
ce fut évidemment plus douloureux.
C’était à l’époque un garçon athlétique, pétaradant de fierté
dans sa combinaison de motocycliste en cuir rouge entière­
ment doublée de soie et dans le dos de laquelle était brodé un
scarabée d ’or. Sa m oto était alors une modeste Suzuki 125 et
il n ’est pas possible d ’exclure tout à fait l’hypothèse que cette
petite dinde de Caroline Echard lui ait préféré un autre garçon
— non pas Philippe Marquiseaux, mais un certain Bertrand
Gourguechon avec lequel elle rompit presque aussitôt — parce
qu ’il avait une 250 Norton.
Quoi qu’il en soit, la cicatrisation sentimentale de David Mar­
cia peut se mesurer à l’augmentation de la cylindrée de ses
1064 G eorges P erec

machines : Yamaha 250, Kawasaki 350, Honda 450, Kawasaki


Mach III 500, Honda 750 à quatre cylindres, Guzzi 750,
Suzuki 750 avec radiateur à eau, BSA A75 750, Laverda SF 750,
BMW 900, Kawasaki 1 000.
Il y avait déjà plusieurs années qu’il était passé professionnel
lorsque, sur cette dernière moto, il dérapa sur une flaque
d ’huile, le 4 juin 1971, quelques minutes après le départ du
35e Bol d ’Or à Montlhéry. Il eut la chance de bien tomber et
de ne se casser que la clavicule et le poignet droit, mais cet
accident suffit à lui interdire à jamais la compétition.
CHAPITRE LXVII

Caves, 2

Caves. La cave des Rorschash.


Des lames de parquet, récupérées lors de l’aménagement du
duplex, ont été fixées sur les murs, devant des étagères de
fortune. On y trouve des restes de rouleaux de papier peint
dont les motifs semi-abstraits évoquent des poissons, des pots
de peinture de toutes teintes et tailles, quelques dizaines de
classeurs gris intitulés ARCHIVES, résidus de telle ou telle fonc­
tion officielle à la Direction des Programmes de la Télévision.
Des masses imprécises — sacs de plâtre, jerricans, malles
crevées ? — traînent sur le sol. Quelques objets davantage
identifiables en émergent : carton de lessive, escabeau rouillé.
Un casier à bouteilles, en fil de fer plastifié, est placé à
gauche de la porte à claire-voie. L’étage inférieur est garni de
cinq bouteilles d ’alcools de fruits : kirsch, mirabelle, quetsche,
prune, framboise. Sur un des étages intermédiaires se trouvent
le livret — en russe — du Coq d ’Or de Rimski-Korsakov d ’après
Pouchkine, et un roman vraisemblablement populaire intitulé
Les Épices ou la Vengeance du Ferronnier de Louvain, et dont
la couverture représente une jeune fille tendant un sac d ’or
à un juge. Sur l’étage supérieur, une boîte octogonale, sans
couvercle, contient quelques pièces d ’échecs fantaisie en
1066 G eorges Perec

matière plastique, imitant grossièrement les ivoires chinois : le


cheval y est une espèce de Dragon, le roi un Bouddha assis.

|| ü| t
tritn
*pr
Caves. La cave de Dinteville.
D ’un carton de déménageur débordent des piles de livres
qui n ’ont quitté la cave de l’ancien domicile du docteur à
Lavaur, dans le Tarn, que pour cette cave-ci. Parmi eux une
H istoire d e la Guerre européenne, de Liddell Hart, dont les
vingt-deux premières pages manquent, quelques feuillets du
Traité élém entaire d e p a th ologie interne, de Béhier et Hardy,
une grammaire grecque, un numéro de la revue Annales des
m a la d ies d e l ’oreille et du larynx, daté de 1905, et un tiré à
part de l’article de Meyer-Steineg, D as m edizinische System
d e r M ethodiker, Jenaer med.-histor. Beitràge, fasc. 7/8, 1916.
Sur l’ancien divan de sa salle d ’attente dont la toile de lin,
jadis verte, crevée de partout, achève de pourrir, est posée une
plaque de faux marbre, jadis rectangulaire, aujourd’hui brisée
sur laquelle on peut lire : cabinet de consult.
Quelque part sur une planche, à côté de bocaux fêlés, de
cuvettes cabossées, de flacons sans étiquettes, se trouve le pre­
mier souvenir de praticien du docteur Dinteville : une boîte
carrée pleine de petits clous rouillés. Il l’a conservée long­
temps dans son cabinet et n ’a jamais pu se résoudre à la jeter
définitivement.
Quand Dinteville s ’installa à Lavaur, l’un de ses premiers
clients fut un jongleur qui avait avalé quelques semaines aupa­
ravant un de ses couteaux. Ne sachant pas quoi faire, n ’osant
l’opérer, Dinteville lui donna à tout hasard un vomitif et l’autre
lui ressortit tout un tas de petits clous. Dinteville fut tellement
éberlué qu’il voulut écrire une communication sur ce cas. Mais
les quelques collègues à qui il raconta cette affaire le lui décon­
seillèrent. Même s’ils avaient eux aussi entendu parler parfois
de cas semblables ou d ’histoires d ’épingles avalées qui se
retournent toutes seules dans l ’œ sophage ou l ’estomac pour
La Vie m o d e d ’e m p lo i 1067

ne pas perforer l’intestin, ils étaient persuadés qu’il s’agissait


cette fois-là d ’une mystification.
À un clou planté près de la porte de la cave pend lamentable­
ment un squelette. Dinteville se l ’était acheté quand il était
étudiant. Il était surnommé Horatio, en hommage à l’amiral
Nelson, car il lui manquait le bras droit. Il continue à être
affublé d ’un bandeau sur l’œ il droit, d ’un gilet en lambeaux,
d’un caleçon rayé et d ’un bicorne en papier.
Dinteville, quand il s ’installa, fit le pari d ’asseoir Horatio
dans sa salle d’attente. Mais au jour dit il préféra perdre son
pari que ses clients.
CHAPITRE LXVIII

Escaliers, 9

Tentative d ’inventaire d e quelques-unes


des choses qu i on t été trouvées d a n s les escaliers
au f i l des ans.

Plusieurs photos, dont celle d’une jeune fille de quinze ans


vêtue d’un slip de bain noir et d ’un chandail blanc, agenouillée
sur une plage,
un réveil radio de toute évidence destiné à un réparateur,
dans un sac plastique des Établissements Nicolas,
un soulier noir orné de brillants,
une mule en chevreau doré,
une boîte de pastilles Géraudel contre la toux,
une muselière,
un étui à cigarettes en cuir de Russie,
des courroies,
divers carnets et agendas,
un abat-jour cubique en papier métal couleur bronze, dans
un sac provenant d ’un disquaire de la rue Jacob,
une bouteille de lait dans un sac de la Boucherie Bernard,
une gravure romantique représentant Rastignac au Père-
Lachaise, dans un sac du chausseur Weston,
La Vie m o d e d ’em p lo i 1069

un faire-part — humoristique ? — annonçant les fiançailles


d ’Éleuthère de Grandair et du Marquis de Granpré,
une feuille de papier rectangulaire, de format 21 x 27, sur
laquelle était soigneusement dessiné l’arbre généalogique de
la famille Romanov, encadré d ’une frise en lignes brisées,
le roman de Jane Austen, P ride a n d Prejudice, dans la col­
lection Tauschnitz, ouvert à la page 86,
un carton provenant de la pâtisserie « Aux Délices de
Louis XV », vide, mais ayant manifestement contenu des tarte­
lettes aux myrtilles,
une table de logarithmes Bouvard et Ratinet, en mauvais
état, avec, sur la page de garde, un cachet : Lycée de Toulouse,
et un nom écrit à l’encre rouge : P. Roucher,
un couteau de cuisine,
une petite souris en métal, avec un mince lacet en guise de
queue, m ontée sur des roulettes, pouvant se remonter avec
une clé plate,
une bobine de fil bleu ciel,
un collier de pacotille,
un numéro froissé de la Revue du J a z z , contenant un entre­
tien entre Hubert Damisch et le trombone Jay Jay Johnson et
un texte du batteur Al Levitt évoquant son premier séjour à
Paris au milieu des années cinquante,
un échiquier de voyage, en cuir synthétique, avec des pièces
magnétiques,
un collant de marque « Mitoufle »,
un masque de Mardi gras représentant Mickey Mouse,
plusieurs fleurs en papier, cotillons et confetti,
une feuille de papier couverte de dessins enfantins dans les
interstices desquels se glisse le brouillon laborieux d ’un thème
latin de classe de cinquième : d icitu r fo rm ica s offeri gran as
fro m en ti in buca M idae p u eri in som no ejus. D ein de suus
p a te r arandum , aq u ila s e p o s u it in ju g u m et araculum oracu-
lus n u n tia vit M idam fu tu ru s esse rex. Q uidam scit M idam
electum esse regum Phrygiae et (un mot illisible) latu m reges
suis leonis.
CHAPITRE LXIX

A ltam ont, 4

Le bureau de Cyrille Altamont : un parquet à chevrons soi­


gneusem ent ciré, un papier peint décoré de grands pampres
rouge et or, et quelques meubles composant un bel ensemble
Regency, lourd et cossu : un bureau ministre à neuf tiroirs, en
acajou, au dessus recouvert de moleskine sombre, un fauteuil
basculant et pivotant, en ébène capitonné de cuir, en forme de
fer à cheval, un petit siège de repos, genre Récamier, en bois de
rose, avec des sabots de laiton en forme de griffes. Sur le mur de
droite, une grande bibliothèque vitrée avec une corniche en col
de cygne. En face, un grand portulan en papier toilé, encadré de
baguettes en bois, reproduction un peu jaunie de

CARTE PARTICVLLIERe
DE LAM ER M E D IT E R R A N E E •
F A IC T E P A R M O y
F R A N Ç O IS O L L ÏV E

•A - M A R S E I L L E *
EN L A N N E E 1 6 6 +
La Vie m o d e d ’em p lo i 1071

Sur le mur du fond, à gauche de la porte donnant sur le


vestibule, trois tableaux d ’un format à peu près identique : le
premier est le portrait par Morrell d ’Hoaxville, peintre anglais
du siècle dernier, des frères Dunn, clergymen du Dorset,
experts, l’un et l’autre en d ’obscures matières, la paléopédolo­
gie et les harpes éoliennes. Herbert Dunn, le spécialiste des
harpes éoliennes est à gauche : c’est un homme de haute taille,
maigre, vêtu d ’un costume de flanelle noire, portant un collier
de barbe rousse et des lunettes ovales sans monture. Je remie
Dunn, le paléopédologue, est un petit homme rond, repré­
senté dans son costume de travail, c’est-à-dire équipé pour une
expédition sur le terrain avec un havresac de soldat, une
chaîne d ’arpenteur, une lime, des pinces, une boussole et trois
marteaux passés dans sa ceinture, plus un bâton de marche
plus haut que lui, à la longue pointe de fer, dont, la main haut
levée, il agrippe le pommeau.

Le second est une œuvre du peintre américain Organ Trapp,


dont Hutting fît faire la connaissance aux Altamont il y a une
dizaine d ’années à Corfou. Elle montre dans tous ses détails
une station-service de Sheridan, Wyoming : une poubelle verte,
des pneus à vendre, très noirs avec des flancs très blancs, des
bidons d ’huile resplendissants, une glacière vermillon avec des
boissons assorties.

La troisième œuvre est un dessin signé Priou et intitulé L ’ou­


vrier ébéniste d e la rue du Champ-de-Mars : un jeune garçon
d ’une vingtaine d ’années, vêtu d ’un chandail chiné et d ’un
pantalon retenu par une ficelle, se chauffe à un feu de
copeaux.

Au-dessous du tableau d ’Organ Trapp se trouve une petite


table à deux étagères : sur la tablette inférieure est posé un
échiquier dont les pièces reproduisent la situation après le dix-
huitième coup noir de la partie disputée à Berlin en 1852 entre
Anderssen et Dufresne, juste avant qu’Anderssen n ’entre­
prenne cette brillante combinaison de mat qui a fait donner à
la partie le surnom de « Toujours jeune » :
1072 G eorges Perec

a b c d e f g h

8 8
7 7
6 6
19. T aldlü DxCf3 5
20. TxCe7 + ü CxTe7
5
21. Dxd7 + Ü RxDd7 4 k
22. F f 5 + et mat en
deux coups 3 3
2 2
1 1

a b c d e i g h

Sur la tablette supérieure sont posés un téléphone blanc et


un vase au profil trapézoïdal débordant de glaïeuls et de chry­
santhèmes.
Le bureau ne sert pratiquement plus jamais à Cyrille Alta­
mont qui a transporté dans l’appartement de fonction qui lui
est alloué à Genève tous les livres et tous les objets qui lui sont
nécessaires ou qui lui tiennent à cœur. Il ne reste dans cette
pièce désormais presque toujours vide que des choses figées
et mortes, des meubles aux tiroirs nets et dans la bibliothèque
fermée à clé des livres jamais ouverts : le G rand Larousse uni­
versel du XIXe siècle relié en maroquin vert, les œuvres
com plètes de La Fontaine, de Musset, des Poètes de la Pléiade
et de Maupassant, plusieurs collections reliées de revues de
bon ton -. Preuves, Encounter, Merkur, la Nef, Icarus, Diogène,
le M ercure d e France, et quelques livres d ’art et éditions de
luxe, dont un Songe d ’une nuit d ’été romantique avec des gra­
vures sur acier d ’Helena Richmond, La Vénus à la fou rrure de
Sacher-Masoch, présenté dans un coffret de vison sur lequel
les lettres du titre semblent avoir été marquées au fer rouge,
et la partition manuscrite de Incertum, opus 74 de Pierre
Block, pour voix humaines et percussions, reliée dans une
peau de buffle incrustée d ’os et d’ivoire.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1073

On finit d ’installer la pièce pour la réception. Deux maîtres


d’hôtel, tout de noir vêtus, étalent sur le bureau une grande
nappe blanche. S’encadrant dans la porte, un serveur en bras
de chemise s’apprête, dès qu’ils auront fini, à venir disposer
sur la table le contenu de ses deux paniers : des bouteilles de
jus de fruits et deux jattes octaédriques en faïence bleue rem­
plies de salade de riz décorée d ’olives, d ’anchois, d ’œufs durs,
de crevettes et de tomates.
CHAPITRE LXX

Bartlebooth, 2

La salle à manger de Bartlebooth ne sert pratiquement plus


jamais. C’est une pièce rectangulaire et sévère, au parquet
sombre, avec de hauts rideaux de velours frappé et une grande
table en palissandre couverte d ’une nappe en lin damassé. Sur
la longue desserte au fond de la pièce sont posées huit boîtes
cylindriques portant toutes l’effigie du roi Farouk.

Alors qu’il séjournait près du cap Saint-Vincent, au sud du


Portugal, vers la fin de l’année mille neuf cent trente-sept, peu
de temps avant de commencer son long tour d ’Afrique, Bartle­
booth fit la connaissance d ’un importateur de Lisbonne qui,
apprenant que l’Anglais avait l’intention de se rendre prochai­
nement à Alexandrie, lui confia une chaufferette électrique en
le priant de bien vouloir la faire tenir à son correspondant
égyptien, un certain Farîd Abu Talif. Bartlebooth nota soigneu­
sem ent les références du marchand sur son agenda ; à son arri­
vée en Egypte vers la fin du printemps 1938, il s’enquit de ce
commerçant réputé et lui fit porter le présent du Portugais.
Bien que la température fût déjà beaucoup trop clémente pour
que le besoin d ’une chaufferette électrique se fît réellement
sentir, Farîd Abu Talif fut si content de ce cadeau qu’il
La Vie m o d e d ’em p lo i 1075

demanda à Bartlebooth de remettre au Portugais, à des fins


d ’expertise, huit boîtes de café qu’il avait soumis à un traite­
ment appelé « ionisation », traitement destiné, expliqua-t-il, à
en prolonger presque indéfiniment l’arôme. Bartlebooth eut
beau préciser qu’il n ’aurait sans doute pas l’occasion de revoir
l’importateur avant quelque dix-sept ans, l’Égyptien insista,
ajoutant que l’expérience n ’en serait que plus probante si au
bout de tout ce temps le café conservait encore un peu de
goût.
Dans les années qui suivirent ces boîtes furent la source de
tracasseries sans fin. A chaque passage de frontière, Bartle­
booth et Smautf devaient ouvrir les boîtes et laisser les doua­
niers soupçonneux, renifler, goûter du bout de la langue et
parfois même se faire un café pour bien s’assurer que ce n ’était
pas une nouvelle sorte de drogue. Vers la fin de l’année mille
neuf cent quarante-trois, les boîtes, passablement cabossées,
se retrouvèrent vides, mais Smautf insista pour que Bartle­
booth ne les jette pas ; il s’en servit pour garder diverses
m enues monnaies ou des coquillages rares qu’il lui arrivait de
trouver sur les plages, et à leur retour en France, en souvenir
de leur long voyage, il les mit sur la desserte de la salle à man­
ger où Bartlebooth les laissa.

Chaque puzzle de Winckler était pour Bartlebooth une aven­


ture nouvelle, unique, irremplaçable. Chaque fois, il avait l’im­
pression, après avoir brisé les sceaux qui fermaient la boîte
noire de Madame Hourcade et étalé sur le drap de sa table,
sous la lumière sans ombre du scialytique, les sept cent cin­
quante petits morceaux de bois q u ’était devenue son aqua­
relle, que toute l’expérience qu’il accumulait depuis cinq, dix,
ou quinze ans ne lui servirait à rien, qu’il aurait, comme
chaque fois, affaire à des difficultés qu’il ne pouvait même pas
soupçonner.
Chaque fois il se promettait de procéder avec discipline et
1076 G eorges P erec

m éthode, de ne pas se précipiter sur les pièces, de ne pas ten­


ter de retrouver tout de suite dans son aquarelle morcelée tel
ou tel élém ent dont il croyait garder le souvenir intact : cette
fois-ci il ne se laisserait pas entraîner par la passion, par le rêve
ou par l’impatience, mais il bâtirait son puzzle avec une
rigueur cartésienne : diviser les problèmes pour mieux les
résoudre, les aborder dans l’ordre, éliminer les combinaisons
improbables, poser ses pièces comme un joueur d ’échecs qui
construit sa stratégie inéluctable et imparable : il com mence­
rait par mettre toutes les pièces à l’endroit, puis il sortirait
toutes celles qui présenteraient une bordure rectiligne et il
construirait le cadre du puzzle. Puis il examinerait toutes les
autres pièces, une à une, systématiquement, les prendrait dans
ses mains, les tournerait plusieurs fois dans tous les sens ; il
isolerait toutes celles sur lesquelles un dessin ou un détail
serait plus clairement visible, il classerait celles qui resteraient
par couleurs, et à l’intérieur de chaque couleur par nuances,
et avant mêm e d ’avoir com mencé à juxtaposer les pièces cen­
trales, il aurait déjà triomphé d ’avance des trois quarts des
embûches préparées par Winckler. Le reste serait simple affaire
de patience.
Le problème principal était de rester neutre, objectif, et sur­
tout disponible, c’est-à-dire sans préjugés. Mais c’est là précisé­
ment que Gaspard Winckler lui tendait des pièges. Au fur et à
mesure que Bartlebooth se familiarisait avec les petits mor­
ceaux de bois, il se mettait à les percevoir selon un axe privilé­
gié, com me si ces pièces se polarisaient, se vectorisaient, se
figeaient dans un m ode de perception qui les assimilait, avec
une irrésistible séduction, à des images, des formes, des sil­
houettes familières : un chapeau, un poisson, un oiseau éton­
namment précis, à longue queue, au long bec courbe avec une
protubérance à la base, com me il se souvenait en avoir vu en
Australie, ou bien, justement, la découpe de l’Australie, ou
l ’Afrique, l’Angleterre, la péninsule Ibérique, la botte italienne,
etc. Gaspard Winckler multipliait ces pièces à plaisir et comme
dans ces puzzles pour enfant en gros bois, Bartlebooth se
retrouvait parfois avec toute une ménagerie, un python, une
marmotte et deux éléphants parfaitement constitués, l’un
La Vie m o d e d ’em p lo i 1077

d ’Afrique (avec de longues oreilles) et l’autre d ’Asie, ou bien


un Chariot (melon, badine et jambes arquées), une tête de
Cyrano, un gnome, une sorcière, une femme avec un hennin,
un saxophone, une table de café, un poulet rôti, un homard,
une bouteille de champagne, la danseuse des paquets de
Gitanes ou le casque ailé des Gauloises, une main, un tibia,
une fleur de lys, divers fruits, ou un alphabet presque com plet
avec des pièces en J, en K, en L, en M, en W, en Z, en X, en Y
et en T.
Parfois, trois, quatre, ou cinq de ces pièces se juxtaposaient
avec une facilité déconcertante ; ensuite tout se bloquait : la
pièce manquante évoquait pour Bartlebooth une sorte d ’Inde
noire à laquelle Ceylan serait restée attachée (or, précisément,
l’aquarelle représentait un petit port de la côte de Coroman-
del). Ce n ’était que plusieurs heures plus tard, quand ce n ’était
pas plusieurs jours, que Bartlebooth s’apercevait que la pièce
adéquate n ’était pas noire mais gris plutôt clair — disconti­
nuité de couleur qui aurait dû être prévisible si Bartlebooth ne
s’était laissé pour ainsi dire emporter par son élan — et q u ’elle
avait exactement la forme de ce qu’il s’était obstiné depuis le
début à appeler la « perfide Albion », à condition de faire
accomplir à cette petite Angleterre une rotation de quatre-
vingt-dix degrés dans le sens des aiguilles d ’une montre. Sans
doute l’espace vacant ne ressemblait-il pas plus aux Indes que
la pièce qui devait venir exactement le remplir ne ressemblait
à l’Angleterre ; ce qui importait, en l’occurrence, c’est que tant
qu’il continuait à voir dans telle ou telle pièce un oiseau, un
bonhomme, un blason, un casque à pointe, un chien voix-de-
son-maître ou un Winston Churchill, il lui était impossible de
découvrir comment cette même pièce se rattachait aux autres
sans être précisément renversée, retournée, décentrée, désym­
bolisée, en un mot dé-formée.
L’essentiel des illusions de Gaspard Winckler reposait sur ce
principe : obliger Bartlebooth à investir l’espace vacant de
formes apparemment anodines, évidentes, aisément descrip-
tibles — par exemple une pièce dont, quelle que soit par ail­
leurs sa configuration, deux côtés devaient obligatoirement
former entre eux un angle droit — et en même temps forcer
1078 Georges P erec

dans un sens tout à fait différent la perception des pièces desti­


nées à venir remplir cet espace. Comme dans cette caricature
de W.E. Hill qui représente en m êm e tem ps une jeune et une
vieille femme, l’oreille, la joue, le collier de la jeune étant res­
pectivement un œil, le nez et la bouche de la vieille, la vieille
étant de profil en gros plan et la jeune de trois quarts dos
cadrée à mi-épaule, Bartlebooth devait, pour trouver cet angle
à vrai dire presque mais pas vraiment tout à fait droit, cesser
de le considérer comme la pointe d ’un triangle, c ’est-à-dire
faire basculer sa perception, voir a u trem en t ce que fallacieuse­
ment l’autre lui donnait à voir et, par exemple, découvrir que
l’espèce d ’Afrique à reflets jaunes qu’il tripotait sans savoir où
la placer occupait exactement l’espace qu’il croyait devoir rem­
plir avec une sorte de trèfle à quatre feuilles aux tons mauves
éteints qu ’il cherchait partout sans le trouver. La solution était
évidente, aussi évidente que le problème avait semblé inso­
luble tant qu’il ne l ’avait pas résolu, de même que dans une
définition de mots croisés — telle la sublime « d u vieux avec
d u neuf», en onze lettres, de Robert Scipion — on va chercher
partout où ce n ’est pas ce qui est très précisément énoncé dans
la définition même, tout le travail consistant en fait à opérer
ce d éplacem en t qui donne à la pièce, à la définition, son sens
et rend du même coup toute explication fastidieuse et inutile.
Dans le cas particulier de Bartlebooth, le problème se
compliquait du fait qu’il était l’auteur des aquarelles initiales.
Il en avait soigneusem ent détruit les brouillons et les esquisses
et n ’avait évidemment pris ni photos ni notes, mais avant de
les peindre il avait regardé ces paysages de bord de mer avec
une attention suffisamment intense pour que vingt ans plus
tard il lui suffise de lire sur les petites notes que Gaspard Winc-
kler collait à l’intérieur de la boîte « île de Skye, Écosse, mars
1936 » ou « Hammamet, Tunisie, février 1938 » pour que s’im­
pose aussitôt le souvenir d ’un marin en chandail jaune vif avec
un tam o ’shanter sur la tête, ou la tache rouge et or de la robe
d ’une femme berbère lavant de la laine au bord de la mer, ou
un nuage lointain sur une colline, léger comme un oiseau :
non pas le souvenir lui-même — car il était trop évident que
ces souvenirs n ’avaient existé que pour être aquarelles
La Vie m o d e d ’em p lo i 1079

d ’abord, et puzzles plus tard et de nouveau plus rien — mais


souvenirs d ’images, de traits de crayons, coups de gomme,
touches de pinceaux.
Presque chaque fois Bartlebooth recherchait ces signes privi­
légiés. Mais il était illusoire de vouloir s ’appuyer sur eux .- par­
fois, Gaspard Winckler parvenait à les faire disparaître ; cette
petite tache rouge et jaune, par exemple, il la morcelait en
une multitude de pièces d ’où le jaune et le rouge semblaient
inexplicablement absents, noyés, fondus dans ces déborde­
ments minuscules, ces éclaboussements presque microsco­
piques, ces petites bavures de pinceaux et de chiffons que l ’œil
ne pouvait absolument pas percevoir quand on regardait le
tableau dans son ensem ble mais que ses coups de scie patients
avaient réussi à mettre exagérément en valeur ; le plus souvent,
d ’une façon beaucoup plus perfide, comme s ’il avait deviné
que cette forme précise s’était incrustée dans la mémoire de
Bartlebooth, il laissait tel quel, d ’une seule pièce, ce nuage,
cette silhouette, cette tache colorée qui, nets de tout pourtour,
devenaient inutilisables, découpes uniformes, monochromes,
dont on ne voyait pas du tout ce qui venait les entourer.
Les ruses de Winckler commençaient avec les bords, bien
avant ces stades déjà avancés. Comme dans les puzzles clas­
siques, ses puzzles avaient de minces bords rectilignes et
blancs, et la coutume et la raison voulaient que ce soit par les
bords que, comme au jeu de go, on com mence à jouer.
Il était également vrai qu’un jour, très exactement comme
ce joueur de go qui plaça sa première pierre en plein centre
du go ban stupéfiant d ’une manière suffisamment durable son
adversaire pour emporter la victoire, Bartlebooth, saisi par une
intuition subite, commença un de ses puzzles à partir du
centre — les taches jaunes du soleil couchant miroitant sur le
Pacifique (non loin d ’Avalon, Santa Catalina Island, Californie,
novembre 1948) — et le réussit cette fois-là en trois jours au
lieu de deux semaines. Mais il perdit plus tard presque un mois
entier quand il crut pouvoir recommencer ce stratagème.
La colle bleue dont se servait Gaspard Winckler débordait
parfois un tout petit peu de la feuille blanche intercalaire qui
constituait le bord du puzzle, laissant une presque impercep­
1080 G eorges P erec

tible frange bleutée. Pendant plusieurs années Bartlebooth se


servit de cette frange com me d ’une sorte de garantie : si deux
pièces qui lui semblaient parfaitement se juxtaposer présen­
taient des franges qui ne coïncidaient pas, il hésitait à les faire
s'emboîter ; au contraire, il était tenté de rapprocher deux
pièces qui, à première vue, n ’auraient jamais dû se toucher,
mais dont les franges bleutées offraient une parfaite continuité
et souvent il s ’avérait effectivement un peu plus tard qu’elles
allaient très bien ensemble.
C’est seulem ent quand cette habitude fut prise, et suffisam­
ment ancrée pour que s'en débarrasser devînt désagréable,
que Bartlebooth se rendit compte que ces « heureux hasards »
pouvaient parfaitement être piégés à leur tour, et que le faiseur
de puzzles n ’avait laissé, sur une centaine de jeux, cette mince
trace servir d ’indice — ou plutôt d ’appât — que pour mieux
l’égarer ensuite.
C’était, de la part de Gaspard Winckler, une ruse presque
primaire, une simple entrée en matière. Deux ou trois fois elle
troubla Bartlebooth quelques heures et n ’eut pas d ’effet plus
durable. Mais elle était assez caractéristique de l’esprit dans
lequel Gaspard Winckler concevait ses puzzles et entendait sus­
citer chez Bartlebooth un désarroi chaque fois renouvelé. Les
m éthodes les plus rigoureuses, la mise sur fiches des sept cent
cinquante pièces, l’em ploi d ’ordinateurs ou de tout autre sys­
tème scientifique ou objectif, n ’auraient, en l ’occurrence, pas
servi à grand-chose. Gaspard Winckler avait évidemment envi­
sagé la fabrication de ces cinq cents puzzles comme un tout,
com me un gigantesque puzzle de cinq cents pièces dont
chaque pièce aurait été un puzzle de sept cent cinquante
pièces, et il était clair que chacun de ces puzzles exigeait pour
être résolu une attaque, un esprit, une méthode, un système
différents.
Parfois Bartlebooth découvrait d ’instinct la solution, comme
par exem ple lorsqu’il avait, sans raison apparente, commencé
par le centre ; parfois aussi il la déduisait des puzzles anté­
rieurs ; mais, le plus souvent, il la cherchait pendant trois jours
avec la sensation tenace d ’être l’imbécile absolu : les bords
n ’étaient même pas finis, quinze petites Scandinavies rappro­
La Vie m o d e d ’em p lo i 1081

chées dès la première heure dessinaient la silhouette sombre


d’un homme en cape montant trois marches menant à une
jetée, à demi retourné dans la direction du peintre (Launces-
ton, Tasmanie, octobre 1952) et depuis plusieurs heures il
n’avait pas posé une seule pièce.
Bartlebooth retrouvait dans ce sentiment d ’impasse l ’es­
sence même de sa passion : une sorte de torpeur, de ressasse-
ment, d ’abrutissement opaque à la recherche de quelque chose
d ’informe dont il n’arrivait qu’à marmonner les contours : un
bec qui irait avec la petite déchirure concave, un truc comme
ça, une petite avancée jaunasse, un morceau avec une indenta­
tion un peu arrondie, des petits points orange, le petit morceau
d ’Afrique, le petit bout de côte Adriatique, grommellements
confus, bruits de fond d’une rêverie maniaque, stérile, malheu­
reuse.
Alors parfois, au bout de ces heures d ’inertie morose, il arri­
vait à Bartlebooth d ’entrer tout à coup dans d ’épouvantables
colères, aussi terribles et aussi inexplicables que pouvaient
l’être celles de Gaspard Winckler quand il faisait sa partie de
jacquet avec Morellet chez Riri. Cet homme qui, pour tous les
gens de l’immeuble, était le symbole même du flegme britan­
nique, de la discrétion, de la courtoisie, de la politesse, de l’ex­
quise urbanité, cet homme que l’on n’avait jamais entendu
prononcer un mot plus haut que l’autre, entrait dans ces
moments-là dans des déchaînements d ’une violence telle qu’il
semblait l’avoir concentrée en lui pendant des années. Un soir
il fendit en deux d’un seul coup de poing un guéridon à dessus
de marbre. Une autre fois, Smautf ayant commis l’imprudence
d ’entrer, comme il le faisait chaque matin, avec le petit déjeu­
ner — deux œufs à la coque, un jus d ’orange, trois toasts, un
thé au lait, quelques lettres et trois quotidiens : Le M onde, le
Times et le H erald — Bartlebooth envoya valser le plateau avec
une telle force que la théière, propulsée quasi verticalement à
la vitesse d ’une balle de volée, fracassa le verre épais du scialy­
tique avant de se briser elle-même en mille morceaux qui
retombèrent sur le puzzle (Okinawa, Japon, octobre 1951).
Bartlebooth mit huit jours à récupérer ses sept cent cinquante
pièces, que le vernis protecteur de Gaspard Winckler avait sau­
1082 G eorges P erec

vées du thé bouillant, et sans doute cette colère ne fut-elle


pas inutile, car en réordonnant ces pièces, il découvrit enfin
com ment il fallait les placer.
Plus souvent heureusement, au terme de ces heures d ’at­
tente, après être passé par tous les degrés de l’anxiété et de
l’exaspération contrôlées, Bartlebooth atteignait une sorte
d ’état second, une stase, une espèce d ’hébétude tout asiatique,
peut-être analogue à celle que recherche le tireur à l’arc : un
oubli profond du corps et du but à atteindre, un esprit vide,
parfaitement vide, ouvert, disponible, une attention intacte
mais flottant librement au-dessus des vicissitudes de l ’exis­
tence, des contingences du puzzle et des embûches de l ’arti­
san. Dans ces instants-là Bartlebooth voyait sans les regarder
les fines découpes de bois s ’encastrer très exactement les unes
dans les autres et pouvait, prenant deux pièces auxquelles il
n ’avait jamais prêté attention ou dont il avait peut-être juré
pendant des heures qu’elles ne pouvaient matériellement pas
se réunir, les assembler d ’un geste.
Cette impression de grâce durait parfois plusieurs minutes
et Bartlebooth avait alors la sensation d ’être un voyant : il per­
cevait tout, il comprenait tout, il aurait pu voir l’herbe pousser,
la foudre frapper l ’arbre, l’érosion meuler les montagnes
com me une pyramide très lentement usée par l’aile d ’un
oiseau qui l’effleure : il juxtaposait les pièces à toute allure,
sans jamais se tromper, retrouvant sous tous les détails et arti­
fices qui prétendaient les masquer, telle griffe minuscule, tel
imperceptible fil rouge, telle encoche aux bords noirs qui lui
auraient, de tout temps, désigné la solution s’il avait eu des
yeux pour voir : en quelques instants, porté par cette ivresse
exaltante et sûre, une situation qui n ’avait pas bougé depuis
des heures ou des jours et dont il ne concevait même plus le
dénouem ent, se modifiait du tout au tout : des espaces entiers
se soudaient les uns aux autres, le ciel et la mer retrouvaient
leur place, des troncs redevenaient branches, des oiseaux
vagues, des ombres goém on.
Ces instants privilégiés étaient aussi rares qu’ils étaient eniv­
rants et aussi éphémères qu’ils semblaient efficaces. Très vite
Bartlebooth redevenait com me un sac de sable, une masse
La Vie m o d e d ’em p lo i 1083

inerte rivée à sa table de travail, un demeuré aux yeux vides,


incapables de voir, attendant pendant des heures sans
comprendre ce qu’il attendait.
Il n ’avait ni faim ni soif, ni chaud ni froid ; il pouvait rester
sans dormir plus de quarante heures, sans rien faire d ’autre
que prendre une à une les pièces non encore rassemblées, les
regarder, les retourner et les reposer sans même essayer de les
placer, comme si n ’importe quelle tentative devait être
inexorablement vouée à l’échec. Une fois il resta assis
62 heures d ’affilée — du mercredi matin huit heures au ven­
dredi soir dix heures — devant un puzzle inachevé qui repré­
sentait la grève d ’Elseneur : frange grise entre une mer grise et
un ciel gris.
Une autre fois, en mille neuf cent soixante-six, il rassembla
dans les trois premières heures plus des deux tiers du puzzle
de la quinzaine : la petite station balnéaire de Rippleson, en
Floride. Puis, pendant les deux semaines qui suivirent, il tenta
en vain de le finir : il avait devant lui un petit bout de plage
presque désert, avec un restaurant à une extrémité de la pro­
menade et des rochers de granit à l’autre extrémité ; au loin, à
gauche, trois pêcheurs chargeaient une chaloupe de filets brun
varech ; au centre une femme d ’un certain âge vêtue d ’une
robe à pois et coiffée d ’un chapeau de gendarme en papier
tricotait assise sur les galets ; à côté d ’elle, à plat ventre sur
un tapis de fibres végétales, une petite fille avec un collier de
coquillages mangeait des bananes séchées ; à l’extrême droite,
un garçon de plage, vêtu d ’un vieux battledress, ramassait des
parasols et des chaises longues ; tout au fond une voile en
forme de trapèze et deux îlots noirs cassaient la ligne d ’hori­
zon. Il manquait quelques ondulations de vagues et un mor­
ceau de ciel moutonnant : deux cents pièces d ’un même bleu
avec de minuscules variations blanches dont chacune lui
demanda avant de trouver sa place plus de deux heures de
travail.
Ce fut une des rares fois où il n ’eut pas assez de deux
semaines pour achever un puzzle. D ’ordinaire, d ’ivresses en
abattements, d ’exaltations en désespoirs, d’attentes fiévreuses
en éphémères certitudes, le puzzle se complétait dans les
1084 Georges Perec

délais prévus, s’achem inant vers cette inéluctable fin o ù tous


les problèm es ayant été résolus, il ne restait q u ’u n e aquarelle
h on nête, d ’u n e facture tou jo urs u n p eu scolaire, représentant
u n p o rt de mer. À m esure q u ’il l’avait assouvi, dans la frustra­
tion ou l ’enthousiasm e, son désir s’était éteint, ne lui laissant
d ’autre issue que d ’ouvrir u n e nouvelle boîte noire.
CHAPITRE LXXI

Moreau, 4

À la cuisine à l’ancienne, initialem ent dotée de p erfection ne­


m ents u ltram od ernes q u e la cuisinière de Madame M oreau fit
rapidem ent rem placer, H enry Fleury voulut o pposer, p o u r la
grande salle à m anger d ’apparat, u n style résolum ent avant-
gardiste, d ’u n e rigu eur géom étrique, d ’u n formalism e im pec­
cable, u n m odèle de sophistication glacée où les grands dîners
de réception p ren d raien t l’allure de cérém onies uniques.
La salle à m anger était alors u n e pièce lourde et encom brée
de m eubles, avec u n p arq u et aux dessins com pliqués, u n hau t
poêle de faïence bleue, des m urs surchargés de corniches et
de m oulures, des plinthes im itant le m arbre veiné, u n e su sp en ­
sion à n eu f bras garnie de 81 pen deloq ues, une table en chêne,
rectangulaire, accom pagnée de douze chaises de velours brod é
et, aux d eux bouts, de d eu x fauteuils e n acajou clair aux dos
ajourés e n X, u n bas de vaisselier g enre b reto n o ù l’o n avait
toujours vu voisiner u n cabaret N apoléon III e n pap ier mâché,
u n service à fum eurs (avec u n e boîte à cigarettes rep résentan t
les Joueurs d e cartes d e Cézanne, u n briquet à essence ressem ­
blant assez à u n e lam pe à huile, et q uatre cendriers respective­
m ent décorés d ’u n trèfle, d ’u n carreau, d ’u n cœ u r et d ’u n
pique), et u n com potier d ’argent rem pli d ’oranges, le to u t sur-
1086 Georges P erec

monté d ’une tapisserie représentant une fantasia ; entre les


fenêtres, au-dessus d ’un coco w eddellian a, palmier d ’apparte­
ment à feuillage décoratif, pendait une grande toile sombre
montrant un homme en robe de juge, assis sur un trône élevé
dont la dorure éclaboussait tout le tableau.

Henry Fleury partageait l ’opinion abondamment répandue


que la gustation est conditionnée non seulement par la cou­
leur spécifique des nourritures ingérées, mais aussi par leur
environnement. Des recherches poussées et plusieurs expé­
riences le convainquirent que la couleur blanche, par sa neu­
tralité, par son « vide » et par sa lumière, était celle qui ferait
le mieux ressortir le goût des aliments.
C’est à partir de cette donnée qu’il réorganisa de fond en
com ble la salle à manger de Madame Moreau : il élimina les
meubles, fit décrocher le lustre et déposer les plinthes et dissi­
mula les moulures et les rosaces par un faux plafond fait de
panneaux lamifiés d ’une blancheur étincelante équipés de
place en place de spots immaculés orientés de manière à
converger vers le centre de la pièce. Les murs furent peints
avec une laque blanche brillante et le parquet vétuste fut
recouvert d ’un revêtement plastique également blanc. Toutes
les portes furent condamnées sauf celle qui donnait sur le hall
d ’entrée, une porte à deux battants, jadis vitrée, qui fut rempla­
cée par deux plaques coulissantes commandées par une cellule
photo-électrique invisible. Quant aux fenêtres, elles furent dis­
simulées par de hauts panneaux de contreplaqué habillés de
skaï blanc.
A l’exception de la table et des chaises, aucun meuble, aucun
équipem ent ne fut toléré dans la pièce, pas même un interrup­
teur ou un fil électrique. Tout le rangement de la vaisselle et
du linge de table se fit dans des armoires aménagées en dehors
de la pièce, dans le vestibule, où fut également installée une
table de service équipée de chauffe-plats et de planches à
découper.
Au centre de cet espace blanc qu’aucune tache, aucune
ombre, aucune aspérité ne venait ternir, Fleury disposa sa
table : une monumentale plaque de marbre, parfaitement
La Vie m o d e d ’em p lo i 1087

planche, taillée en octogone, aux bords doucement arrondis,


posée sur un piètement cylindrique d ’un diamètre d ’environ
on mètre. Huit chaises de plastique moulé, blanches, com plé­
tèrent le mobilier.
Ce parti pris de blancheur s’arrêtait là. La vaisselle, dessinée
par le styliste italien Titorelli, fut réalisée dans des tons pastels
— ivoire, jaune pâle, vert d ’eau, rose tendre, mauve léger, sau­
mon, gris clair, turquoise, etc. — dont l’em ploi était déterminé
par les caractéristiques des mets préparés qui eux-mêmes s’or­
ganisaient autour d ’une couleur fondamentale, à laquelle
étaient également assortis le linge de table et la tenue des servi­
teurs.

Pendant les dix années où sa santé fut suffisante pour lui


permettre de continuer à recevoir, Madame Moreau donna
environ un dîner par mois. Le premier fut un repas jaune :
gougères à la bourguignonne, quenelles de brochet hollan­
daise, salmis de caille au safran, salade de maïs, sorbets au
citron et à la goyave, accompagnés de xérès, de Château-Cha-
lon, de Château-Carbonneux et de punch glacé au Sauternes.
Le dernier, en mille neuf cent soixante-dix, fut un repas noir
servi dans des assiettes d ’ardoise polie ; il comportait évidem­
ment du caviar, mais aussi des calmars à la tarragonaise, une
selle de marcassin Cumberland, une salade de truffes et une
charlotte aux myrtilles ; les boissons de cet ultime repas furent
plus difficiles à choisir : le caviar fut servi avec de la vodka
versée dans des gobelets de basalte et le calmar avec un vin
résiné d ’un rouge effectivement très sombre, mais pour la selle
de marcassin le maître d ’hôtel fit passer deux bouteilles de
Château-Ducru-Beaucaillou 1955 transvasées pour la circons­
tance dans des decanters en cristal de Bohême ayant toute la
noirceur requise.
Madame Moreau elle-même ne touchait presque jamais aux
plats qu’elle faisait servir à ses invités. Elle suivait un régime
de plus en plus sévère qui avait fini par ne plus lui autoriser
que des laitances de poisson cru, du blanc de poulet, de
l’Édam étuvé et des figues sèches. Généralement elle prenait
son repas avant ses invités, seule ou en compagnie de Madame
1088 G eorges Perec

Trévins. Cela ne l’empêchait pas d ’animer ses soirées avec la


même énergie que celle dont elle faisait preuve dans son travail
diurne dont ces dîners n ’étaient d ’ailleurs pour elle qu’un des
prolongements nécessaires : elle les préparait avec un soin
minutieux, dressant la liste de ses convives comme on dresse
un plan de bataille ; elle réunissait invariablement sept per­
sonnes parmi lesquelles se trouvaient généralement : un indi­
vidu ayant une fonction quelque peu officielle (chef de cabinet,
conseiller référendaire à la Cour des comptes, auditeur au
Conseil d ’État, administrateur civil, etc.) ; un artiste ou un
homme de lettres ; un ou deux membres de son équipe, mais
jamais Madame Trévins qui détestait ce genre de festivités et
préférait ces soirs-là rester dans sa chambre et relire son livre ;
et l’industriel français ou étranger avec lequel elle était alors
en affaires et pour lequel ce repas était donné. Deux ou trois
épouses savamment choisies complétaient le tour de table.
Un de ces plus mémorables repas fut offert à un homme
qui, par ailleurs, était venu plusieurs fois dans l’immeuble :
Hermann Fugger, l’homme d ’affaires allemand ami des Alta­
mont et de Hutting, et dont Madame Moreau devait distribuer
en France certains matériels de camping : ce soir-là, connais­
sant la passion rentrée de Fugger pour la cuisine, elle fît prépa­
rer un repas rose — aspic de jambon au Vertus, koulibiac de
saumon sauce aurore, canard sauvage aux pêches de vigne,
champagne rosé, etc. — et elle convia à sa table, outre un de
ses plus proches collaborateurs qui dirigeait la branche
« hypermarchés » de son affaire, un chroniqueur gastrono­
mique, un minotier reconverti dans les plats préparés et un
propriétaire-récoltant de vins de Moselle, ces deux derniers
convives étant flanqués d ’épouses tout aussi férues de bien
manger que leurs conjoints. Négligeant pour une fois le porc
de Flourens et autres curiosités d ’avant-dîner, les invités firent
exclusivement rouler la conversation sur les plaisirs de la table,
les vieilles recettes, les chefs disparus, le beurre blanc de la
mère Clémence et autres propos de gueule.

La salle à manger d ’Henry Fleury ne servait évidemment que


pour ces dîners de prestige. Le reste du temps, et même à
La Vie m o d e d 'e m p lo i 1089

l’époque où elle était encore valide et dotée d ’un solide appé­


tit, Madame Moreau dînait avec Madame Trévins dans sa
chambre ou dans celle de son amie. C’était dans la journée
leur seul instant de détente ; elles parlaient interminablement
de Saint-Mouezy, évoquant sans s’en lasser leurs souvenirs.
Elle revoyait la venue du vieux bouilleur qui arrivait de
Buzançais avec son alambic de cuivre rouge tiré par une petite
jument noire qui répondait au nom de Belle ; et l’arracheur de
dents avec son bonnet rouge et ses prospectus multicolores ;
et le joueur de cornemuse qui l’accompagnait et qui soufflait
dans ses tuyaux le plus fort possible et horriblement faux pour
couvrir les cris des malheureux patients. Elle revivait la hantise
qu’elle avait d ’être privée de dessert et mise au pain sec et à
l’eau pendant trois jours quand la maîtresse lui avait mis une
mauvaise note ; elle retrouvait la frayeur qu elle avait ressentie
en découvrant sous une casserole que sa mère lui avait
demandé de récurer une grosse araignée noire ; ou son intense
émerveillement lorsque, un matin de 1915, elle avait vu pour
la première fois de sa vie un avion, un biplan qui avait émergé
du brouillard et qui s’était posé dans un champ ; il en était
descendu un jeune homme beau com me un dieu, avec un
blouson de cuir, de grands yeux pâles et de longues mains
fines sous de gros gants doublés de mouton. C’était un avia­
teur gallois qui voulait rejoindre le château de Corbénic et que
le brouillard avait égaré. Il y avait dans l’avion plusieurs cartes
qu’il examina en vain. Elle ne put lui venir en aide et pas
davantage les gens du village chez qui elle le conduisit.
. Ou bien, du plus loin qu elle pouvait se souvenir, remontait
la fascination qu elle éprouvait chaque fois que, toute petite
fille, elle regardait son grand-père se faire la barbe : il s’asseyait
généralement le matin, vers sept heures, après un frugal petit
déjeuner, et préparait avec sérieux, dans un bol d ’eau très
chaude à l’aide d ’un blaireau très souple une m ousse de savon
si dense si blanche et si compacte qu’il lui en venait encore,
après plus de soixante-quinze ans, l’eau à la bouche.
CHAPITRE LXXII

Caves, 3

Caves. La cave de Bartlebooth.


Dans la cave de Bartlebooth il y a un reste de charbon sur
lequel est encore posé un seau en tôle émaillée noire avec une
anse en fil de fer garnie d ’un manchon de bois, une bicyclette
pendue à un croc de boucher, des casiers à bouteilles désor­
mais vacants, et les quatre malles de ses voyages, quatre malles
bombées, recouvertes de toile goudronnée, ceinturées de
lattes de bois, avec des encoignures et des ferrures de cuivre,
et entièrement doublées à l’intérieur de feuilles de zinc pour
garantir leur étanchéité.

Bartlebooth les avait commandées à Londres, chez Asprey,


et les avait fait remplir de tout ce qui pouvait être nécessaire,
utile, réconfortant, ou simplement agréable pendant toute la
durée de son périple autour du monde.
La première qui, en s’ouvrant, révélait une penderie spa­
cieuse, avait contenu un trousseau complet adapté aussi bien
à toute la gamme des conditions climatiques qu’aux diverses
circonstances de la vie mondaine, comme ces collections de
costumes en carton découpé dont les enfants affublent des
poupées gravures de m ode : cela allait des bottes de fourrure
La Vie m o d e d ’em p lo i 1091

aux souliers vernis, des cirés aux fracs, des passe-montagnes


aux nœ uds papillons et des casques coloniaux aux huit-reflets.

La seconde avait renfermé les divers matériels de peinture et


dessin nécessaires à l’exécution des aquarelles, des emballages
tout préparés à l ’intention de Gaspard Winckler, divers guides
et cartes, des produits de toilette et d ’entretien dont on pou­
vait supposer alors qu’il serait parfois difficile de se les procu­
rer aux antipodes, une pharmacie de secours, les fameuses
boîtes de « café ionisé », et quelques instruments : appareil de
photo, jumelles, machine à écrire portative.

La troisième offrait encore tout ce q u ’il aurait fallu si, ayant


fait naufrage par suite de tempête, typhon, raz-de-marée,
cyclone ou révolte de l’équipage, Bartlebooth et Smautf avaient
eu à dériver sur une épave, aborder sur une île déserte et
devoir y survivre. Son contenu reprenait, simplement moder­
nisé, celui de la malle lestée de tonneaux vides que le capitaine
Nemo fait échouer sur une plage à l ’intention des braves
colons de l ’île Lincoln, et dont la nomenclature exacte, notée
sur une feuille du carnet de G édéon Spilett, occupe, accompa­
gnée il est vrai de deux gravures presque pleine page, les
pages 223 à 226 de L’î le m ystérieuse (Éd. Hetzel).

La quatrième, enfin, avait été prévue pour des catastrophes


moindres et contenait — impeccablement conservée et miracu­
leusem ent emballée dans un aussi faible volume — une tente
à six places avec tous ses accessoires et fournitures, depuis la
classique « vache à eau » jusqu’au com m ode — et alors tout
récent, puisqu’il avait été primé au dernier concours Lépine —
gonfleur à pied, en passant par la toile de sol, le double-toit,
les piquets inoxydables, les tendeurs de rechange, les duvets,
les matelas pneumatiques, les lampes-tempêtes, les réchauds à
pastille, les bouteilles thermos, les couverts emboîtables, un
fer à repasser de voyage, un réveille-matin, un cendrier « anos-
mique » breveté permettant au fumeur invétéré de se livrer à
son vice sans incommoder son voisin, et une table entièrement
pliante qui demandait à peu près deux heures, en s’y mettant
1092 G eorges Perec

à deux, pour être m ontée — ou dém ontée — à l’aide de minus­


cules clés à douille à huit pans.

Les troisième et quatrième malles ne servirent presque


jamais. Le goût naturel de Bartlebooth pour le confort britan­
nique et les moyens quasi illimités dont il disposait alors lui
permettaient de choisir, presque chaque fois, des résidences
convenablement équipées — grands hôtels, ambassades, rési­
dences de riches particuliers — où son xérès lui était présenté
sur un plateau d ’argent et où l’eau pour sa barbe faisait quatre-
vingt-six degrés fahrenheit et pas quatre-vingt-quatre.
Lorsqu’il ne trouvait vraiment pas d ’installation à sa conve­
nance dans les environs du lieu choisi pour l’aquarelle de la
quinzaine, Bartlebooth se résignait à camper. Cela ne lui arriva
en tout q u ’une vingtaine de fois, entre autres en Angola, près
de Moçâmedes, au Pérou près de Lambayeque, à l’extrême-
pointe de la presqu’île californienne (c’est-à-dire au Mexique)
et dans diverses îles du Pacifique ou de l’Océanie où il aurait
pu tout aussi bien dormir à la belle étoile sans obliger le
pauvre Smautf à sortir, à installer, et surtout, quelques jours
plus tard, à démonter tout le matériel, dans un ordre
immuable où chaque objet devait être replié et replacé selon
le m ode d’em ploi joint à la malle, qui, sans cela, n ’aurait jamais
pu être refermée.

Bartlebooth n ’a jamais beaucoup parlé de ses voyages et,


depuis quelques années, il n ’en parle plus du tout. Smautf, lui,
les évoque volontiers, mais sa mémoire lui fait de plus en plus
souvent défaut. Pendant toutes ses années de pérégrinations,
il a tenu une sorte de carnet où, à côté de calculs prodigieuse­
ment longs dont il ne se souvient plus ce qu’ils calculaient, il
notait l’em ploi de ses journées. Il avait une écriture assez
curieuse où les barres de t avaient l’air de souligner les mots
de la ligne supérieure et où les points sur les i semblaient
interrompre les phrases de la ligne d ’au-dessus ; en revanche,
il intercalait dans la ligne d ’au-dessous les queues et ara­
besques des mots qui lui étaient superposés. Le résultat
aujourd’hui est loin d ’être toujours clair, d ’autant plus que
La Vie m ode d ’em ploi 1093

Smautf était persuadé que la seule relecture d ’un mot résu­


mant alors parfaitement toute la scène suffirait à ressusciter le
souvenir dans son intégralité, comme ces rêves qui reviennent
d’un coup dès qu’on s’en remémore un élément : aussi notait-
il les choses d ’une façon très peu explicite. Par exemple, sous
la date du 10 août 1939 — à Takaungu, au Kenya — on peut
lire :

Chevaux d e fia cre qu i von t au com m andem ent, sans


cocher.
La m onn aie d e cuivre se ren d d a n s du papier.
Les cham bres ouvertes à l ’auberge.
Voulez-vous... m o i?
C’est d e la gelée d e p ie d d e veau (calf foot gelley)
M anière d e p o rter les enfants.
D îner chez M. Macklin.

Smautf ne comprend plus ce dont il a ainsi voulu se souve­


nir. Tout ce qui lui revient — et qu’il n ’a jamais noté — est que
ce Mr. Macklin était un botaniste âgé de plus de soixante ans
qui, après avoir vingt ans durant catalogué des papillons et des
fougères dans les sous-sols du British Muséum, était parti sur
le terrain faire l’inventaire systématique de la flore du Kenya.
Quand Smautf arriva pour dîner chez le botaniste — Bartle­
booth ce soir-là était reçu à Mombassa par le gouverneur de la
province — il le trouva agenouillé dans son salon, occupé à
ranger dans des petites boîtes rectangulaires des plants de basi­
lic (Ocym um basilicum ) et plusieurs échantillons d ’épiphylles
dont l’un, aux fleurs couleur d ’ivoire, n’était manifestement
pas un Epiphyllum truncatum et, lui dit-il la voix tremblante,
s’appellerait peut-être un jour Epiphyllum pau cifoliu m Mack­
lin (il aurait préféré Epiphyllum m acklineum , mais cela ne se
faisait déjà plus). Ce vieil homme caressait en effet depuis vingt
ans le rêve de donner son nom à une de ces cactées ou, à
défaut, à un écureuil local dont il adressait des descriptions de
plus en plus détaillées à ses directeurs qui persistaient à lui
répondre que cette variété n ’était pas suffisamment différente

1
1094 Georges Perec

des autres sciuridés africains {Xerus getelus, Xerus capensis,


etc.) pour mériter une appellation spécifique.
Le plus extraordinaire de l’histoire est que Smautf rencontra
douze ans et demi plus tard, aux îles Salomon, un autre
Mr. Macklin, à peine plus jeune que le premier, dont il était le
neveu ; il se prénommait Corbett : c ’était un missionnaire au
visage en lame de couteau, au teint de cendre, qui se nourris­
sait exclusivement de lait et de fromage blanc ; sa femme, une
pimpante petite personne répondant au prénom de Bunny,
s’occupait des petites filles du village ; elle leur faisait faire de
la gymnastique sur la plage et on pouvait les voir, tous les
samedis matin, habillées de jupettes plissées, avec des rubans
brodés dans les cheveux et des bracelets de corail, se dandiner
au rythme d ’un choral de Haendel seriné par un gramophone
à ressort, pour la plus grande joie de quelques tommies
désœuvrés que la dame ne cessait de fusiller du regard.
CHAPITRE LXXIII

M arcia, 5

La première pièce de la boutique de Madame Marcia, celle


dont s’occupe son fils David, est pleine de petits meubles : gué­
ridons de café à dessus de marbre, tables gigognes, poufs
rebondis, chaises ponteuses, tabourets Early American prove­
nant de l’ancien relais de poste de Woods Hole, Massachusetts,
prie-Dieu, pliants de toile en X aux pieds torsadés, etc. Sur les
murs tendus de toile bise écrue, plusieurs étagères de profon­
deurs et de hauteurs différentes, recouvertes d ’un tissu vert
gainé d ’un ruban de cuir rouge fixé par des clous de cuivre à
grosse tête, supportent tout un assortiment méticuleusement
rangé de bibelots : un drageoir au corps de cristal, au pied et
au couvercle d ’or, finement ciselé, des bagues anciennes pré­
sentées sur d’étroits cylindres de carton blanc, une balance de
changeur d ’or, quelques monnaies sans effigie, découvertes
par l’ingénieur Andrussov lors des travaux de déblaiement
pour la voie de chemin de fer transcaspien, un livre enluminé
ouvert sur une miniature représentant une Vierge à l ’Enfant,
un cimeterre de Chiraz, un miroir de bronze, une gravure illus­
trant le suicide de Jean-Marie Roland de La Platière à Bourg-
Beaudoin (vêtu d ’une culotte couleur parme et d ’une veste
rayée, le Conventionnel, à genoux, griffonne la courte lettre
1096 Georges Perec

par laquelle il explique son geste. Par la porte entrebâillée on


aperçoit un homme en carmagnole et bonnet phrygien, armé
d ’une longue pique, qui le regarde avec un air plein de haine) ;
deux tarots de Bembo représentant, l’un le diable, l’autre la
Maison-Dieu ; une forteresse miniature avec quatre tours d ’alu­
minium et sept portes à pont-levis, à ressorts, garnies de tout
petits soldats de plomb ; d ’autres soldats de collection, plus
gros, figurant des Poilus de la Grande Guerre : un officier
observe à la jumelle, un autre, assis sur un baril de poudre,
examine une carte étalée sur ses genoux ; une estafette remet
en saluant militairement un pli cacheté à un général portant
une cape ; un soldat ajuste sa baïonnette ; un autre, en bourge-
ron, mène à la longe un cheval ; un troisième dévide un dérou­
leur hypothétiquement porteur de cordon Bickford ; une glace
octogonale dans un cadre en écaille ; plusieurs lampes dont
deux torchères brandies par des bras humains, semblables à
ceux qui, certaines nuits, s’animent dans le film La Belle et
la B ête, des m odèles réduits de chaussures, en bois sculpté,
dissimulant des boîtes à pilules ou des tabatières de priseurs ;
une tête de jeune femme en cire peinte, dont la coiffure faite
de vrais cheveux un à un plantés, susceptibles d ’être peignés,
sert de publicité aux coiffeurs ; le p e tit Gutenberg, imprimerie
d ’enfant datant des années vingt, avec non seulement une
casse pleine de caractères en caoutchouc, un composteur, une
pincette et des tampons encreurs, mais aussi des images en
relief taillées dans des carrés de linoléum, servant à agrémenter
les textes de vignettes diverses : guirlandes de fleurs, grappes
et pampres, gondole, grande pyramide, petit sapin, crevettes,
licorne, gaucho, etc.
Sur le petit bureau où David Marcia se tient pendant la jour­
née se trouve un classique de bibliographie numismatique, le
Recueil des m onnaies d e la Chine, du Japon, etc. par le baron
de Chaudoir, et un carton d ’invitation à la création mondiale
de Suite sérielle 94 d ’Octave Coppel.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1097

ÎV
V iistoiiv (fu üoumfietv
desasϟr eb deson tm u'fnw '

Le premier occupant de la boutique fut un graveur sur verre


qui travaillait surtout pour des aménagements de magasins et
dont, aux débuts des années cinquante, on pouvait encore
admirer les délicates arabesques sur les glaces en verre dépoli
du Café Riri avant que Monsieur Riri, cédant à la mode, ne les
fasse remplacer par des panneaux de formica et de jute collé.
Ses éphémères successeurs furent un pépiniériste, un vieil hor­
loger qu’on retrouva un matin mort dans sa boutique au milieu
de toutes ses horloges arrêtées, un serrurier, un lithographe,
un fabricant de chaises longues, un marchand d ’articles de
pêche et enfin, vers la fin des années trente, un bourrelier
nommé Albert Massy.

Fils d ’un pisciculteur de Saint-Quentin, Massy n ’avait pas


toujours été bourrelier. A seize ans, alors qu’il était en appren­
tissage à Levallois, il s’était inscrit dans un club sportif et s’y
était révélé d ’em blée un cycliste exceptionnel : bon grimpeur,
vite au sprint, merveilleux au train, récupérant admirablement,
sachant d ’instinct quand et qui il fallait attaquer, Massy avait
l’étoffe d ’un de ces géants de la route dont les exploits illus­
trent l’âge d ’or du cyclisme ; à vingt ans, à peine passé profes­
sionnel, il le manifesta avec éclat : dans l’avant-dernière étape,
Ancône-Bologne, du Tour d ’Italie 1924, sa première grande
épreuve, il déclencha entre Forli et Faenza une échappée,
démarrant avec une telle ardeur que seuls Alfredo Binda et
1098 Georges P erec

Enrici purent s ’accrocher à sa roue : Enrici y assura sa victoire


finale et Massy lui-même une très honorable cinquième place.
Un mois plus tard, dans son premier et dernier Tour de
France, Massy faillit renouveler avec encore plus de bonheur sa
performance et dans la dure étape Grenoble-Briançon manqua
ravir à Bottechia qui l’avait conquis dès la première journée, le
maillot jaune. Avec Leducq et Magne, qui faisaient comme lui
leur premier Tour de France, ils s’échappèrent au pont de
l’Aveynat et dès la sortie de Rochetaillée avaient semé le pelo­
ton. Leur avance ne cessa de s’accentuer dans les cinquante
kilomètres qui suivirent : trente secondes à Bourg-d’Oisans,
une minute à Dauphin, deux à Villar-d’Arène, au pied du Lauta-
ret. Galvanisés par la foule qui s’enthousiasmait de voir enfin
des Français menacer l’invincible Bottecchia, les trois jeunes
coureurs franchirent le col avec plus de trois minutes d ’avan­
ce : il ne leur restait plus qu’à se laisser triomphalement des­
cendre jusqu’à Briançon ; quel que soit par ailleurs le
classement de l’étape, il suffisait que Massy conserve les trois
minutes d ’avance qu’il avait prises à Bottecchia pour passer en
tête du classement général : mais à vingt kilomètres de l’arri­
vée, juste avant Monêtier-les-Bains, il dérapa dans un virage et
fit une chute, pour lui sans gravité, mais désastreuse pour sa
machine : la fourche cassa net. Le règlement interdisait alors
aux coureurs de changer de vélo au cours d ’une étape, et le
jeune champion dut abandonner.
La fin de sa saison fut lamentable. Son directeur d ’équipe,
qui avait une foi quasi illimitée dans les possibilités de son
poulain, parvint à le convaincre, alors qu’il parlait tout le
temps d ’abandonner à jamais la compétition, que sa malchance
dans le Tour avait provoqué chez lui une véritable phobie de
la route et le persuada de se convertir à la piste.
Massy pensa d ’abord aux Six-Jours et à cet effet contacta le
vieux pistard autrichien Peter Mond dont l’équipier habituel.
Hans Gottlieb, venait de se retirer. Mais Mond venait juste de
signer avec Arnold Augenlicht et Massy décida alors, sur les
conseils de Toto Grassin, de se lancer dans le demi-fond : de
toutes les disciplines cyclistes, c ’était alors la plus populaire
et des champions comme Brunier, Georges Wambst, Sérès.
La Vie mode d ’emploi 1099

paillard ou l’américain Walthour, étaient littéralement adulés


par les foules dominicales qui emplissaient le Vel d ’Hiv, Buf-
falo, la Croix de Berny ou le Parc des Princes.
La jeunesse et l ’enthousiasme de Massy firent merveille et le
quinze octobre 1925, moins d ’un an après ses débuts dans la
spécialité, le nouveau stayer battit à Montlhéry le record du
monde de l’heure en parcourant 118,75 kilomètres derrière la
grosse moto de son entraîneur Barrère équipée pour la cir­
constance d ’un coupe-vent élémentaire. Le Belge Léon Vander-
stuyft, quinze jours auparavant, tiré sur la même piste par
Deliège avec un coupe-vent un peu plus important, n ’avait
atteint que 115,098 kilomètres.
Ce record qui, en d ’autres circonstances, aurait pu inaugurer
une carrière prodigieuse de pistard ne lut malheureusement
qu’une apothéose triste et sans lendemain. Massy était alors en
effet, et depuis seulem ent six semaines, soldat de deuxième
classe au premier régiment du Train à Vincennes, et s’il avait
pu obtenir une permission spéciale pour sa tentative, il ne put
réussir à la faire déplacer in extremis lorsqu’un des trois juges
exigés par la Fédération Internationale de Cyclisme se décom ­
manda deux jours avant la date prévue.
Sa performance ne fut donc pas hom ologuée. Massy se battit
tant qu’il put, ce qui ne fut pas facile du fond de sa caserne,
malgré l ’appui spontané que lui apportèrent, non seulem ent
ses camarades de chambrée pour qui il était évidemment une
idole, mais ses supérieurs et jusqu’au colonel commandant la
garnison, qui provoqua mêm e une intervention à la Chambre
des députés du ministre de la Guerre, lequel n ’était autre que
Paul Painlevé.
La Commission internationale d ’Homologation resta inflexible ;
tout ce que Massy put obtenir fut l’autorisation de recommen­
cer sa tentative dans des conditions réglementaires. Il reprit
son entraînement avec acharnement et confiance et en
décembre, lors de sa seconde tentative, impeccablement tiré
par Barrère, battit son propre record en parcourant dans
l’heure 119,851 kilomètres. Mais cela ne l’empêcha pas de des­
cendre de machine en hochant tristement la tête : une quin­
zaine de jours auparavant, Jean Brunier, derrière la m oto de
1100 G eorges Perec

Lautier, avait fait 120,958 kilomètres, et Massy savait qu’il ne


l’avait pas battu.
Cette injustice du sort qui le privait à jamais de voir son nom
figurer au palmarès alors q u ’il avait, en tout état de cause, été
recordman du monde de l’heure du 15 octobre au 14 novembre
1925, démoralisa tellement Massy qu’il décida de renoncer
com plètem ent au cyclisme. Mais il commit alors une grave
erreur : à peine libéré de son service militaire, au lieu de se
chercher une occupation loin de la foule déchaînée des vélo­
dromes, il devint pacem aker, c’est-à-dire entraîneur, d ’un tout
jeune stayer, Lino Margay, un Picard opiniâtre et increvable qui
par admiration pour les prouesses de Massy avait choisi
com me spécialité le demi-fond, et était venu spontanément se
placer sous son égide.
Le métier de pacemaker est un métier ingrat. Bien cambré
sur sa grosse moto, les jambes bien verticales, les avant-bras
collés au corps pour fournir le meilleur abri possible, il tire le
stayer et dirige sa course de manière à lui imposer le minimum
d’efforts tout en essayant de se placer dans des conditions favo­
rables pour attaquer tel ou tel adversaire. Dans cette position
terriblement fatigante où presque tout le poids du corps porte
sur l’extrémité du pied gauche, et qu’il doit conserver pendant
une heure ou une heure et demie sans remuer un bras ou
une jambe, le pacemaker voit à peine son stayer et ne peut
pratiquement pas, à cause du rugissement des machines, rece­
voir des messages de lui : tout au plus peut-il lui communi­
quer, au moyen de brefs signes de tête dont la signification
est convenue d ’avance, qu’il va accélérer, ralentir, monter aux
balustrades, plonger à la corde, ou passer tel adversaire. Le
reste, l’état de fraîcheur du coureur, sa combativité, son moral,
il doit le deviner. Le coureur et son entraîneur doivent par
conséquent ne faire qu’un, raisonner et agir ensemble, procé­
der en même temps à la même analyse de la course et en tirer
aux mêmes instants les mêmes conséquences : celui qui est
surpris a perdu : l’entraîneur qui laisse une m oto adverse venir
se placer de manière à lui casser le vent ne pourra pas éviter
que son coureur ne décroche ; le coureur qui ne suit pas son
entraîneur lorsque celui-ci accélère dans un virage pour atta­
La Vie m o d e d ’em p lo i 1101

quer un concurrent, s’asphyxiera en essayant de coller de nou­


veau au rouleau ; dans les deux cas, le coureur perdra en
quelques secondes toutes ses chances de gagner.
Dès le début de leur association, il lut clair pour tous que
Massy et Margay formeraient un tandem modèle, une de ces
équipes dont on cite encore en exem ple la parfaite hom ogé­
néité, à l’instar de ces autres couples célèbres que furent dans
les années vingt à trente, à la grande époque du demi-fond,
Lénart et Pasquier aîné, De Wied et Bisserot, ou les Suisses
Stampfli et d ’Entrebois.
Pendant des années, Massy mena Margay à la victoire dans
tous les grands vélodromes d ’Europe. Et longtemps, quand il
entendait le public des pelouses et des gradins applaudir Lino
à tout rompre et se lever en scandant son nom dès qu’il appa­
raissait sur la piste dans son maillot blanc à bandes violettes,
quand il le voyait, vainqueur, grimper sur le podium pour rece­
voir ses médailles et ses bouquets, il n ’en éprouvait que joie
et fierté.
Mais bientôt ces acclamations qui ne s’adressaient pas à lui,
ces honneurs qu’il aurait dû connaître et dont un sort inique
l’avait privé, provoquèrent en lui un ressentiment de plus en
plus tenace. Il se mit à haïr ces foules hurlantes qui l’ignoraient
et adoraient stupidement ce héros du jour qui ne devait ses
victoires qu’à son expérience à lui, sa volonté, sa technique,
son abnégation. Et com me s’il avait eu besoin pour se confir­
mer dans sa haine et dans son mépris de voir son poulain accu­
muler les triomphes, il en vint à lui demander de plus en plus
d ’efforts, prenant de plus en plus de risques, attaquant dès le
départ, et menant de bout en bout la course à une moyenne
d’enfer. Margay suivait, dopé par l’inflexible énergie de Massy
pour qui aucune victoire, aucun exploit, aucun record ne sem­
blaient jamais suffire. Jusqu’au jour où, ayant poussé le jeune
champion à s’attaquer à son tour à ce record du m onde de
l’heure dont il avait été le m éconnu détenteur, Massy lui
imposa, sur la terrible piste du Vigorelli de Milan, un train si
fort et des temps de passage tellement serrés que l’inévitable
finit par se produire : m ené à plus de cent kilomètres à l’heure,
1102 G eorges Perec

Margay décolla dans un virage et, pris dans un remous, perdit


l’équilibre, tombant sur plus de cinquante mètres.

Il ne mourut pas, mais quand il sortit de l ’hôpital, six mois


plus tard, il était atrocement défiguré. Le bois de la piste lui
avait arraché toute la moitié droite du visage : il n ’avait plus
qu’une oreille et plus qu’un œil, plus de nez, plus de dents,
plus de mâchoire inférieure. Tout le bas de sa figure était un
horrible magma rosâtre agité de tremblements irrépressibles
ou au contraire figé dans des rictus innommables.
À la suite de l’accident, Massy avait enfin renoncé définitive­
ment au cyclisme et repris le métier de bourrelier qu’il avait
appris et exercé alors qu’il n ’était encore qu’amateur. Il avait
racheté la boutique de la rue Simon-Crubellier — son prédé­
cesseur, le marchand de cannes à pêche, que le Front Popu­
laire avait enrichi, s’installait rue Jouffroy dans un local quatre
fois plus grand — et il partageait avec sa jeune sœur Josette
l’appartement du rez-de-chaussée. Tous les jours à six heures
il allait voir Lino Margay à Lariboisière et il le recueillit chez
lui à sa sortie de l’hôpital. Son sentiment de culpabilité était
inextinguible et lorsque, quelques mois plus tard, l’ancien
champion lui demanda la main de Josette, il fit tant et si bien
qu’il réussit à persuader sa sœur d’épouser ce monstre larvaire.
Le jeune couple s’installa à Enghien dans un pavillon au
bord du lac. Margay louait aux estivants et aux curistes des
chaises longues, des barques et des pédalos. Le bas du visage
constamment emmitouflé dans un grand cache-col de laine
blanche, il parvenait à peu près à dissimuler son insupportable
hideur. Josette tenait la maison, faisait les courses et le
ménage, ou cousait à la machine dans une lingerie où elle avait
demandé à Margay de ne jamais entrer.
Cet état de choses ne dura pas dix-huit mois. Un soir d ’avril
mille neuf cent trente-neuf, Josette revint chez son frère, le
suppliant de la libérer de cet homme à tête de ver qui était
devenu pour elle un cauchemar de chaque seconde.
Margay n ’essaya pas de retrouver, revoir ou reprendre
Josette. Quelques jours plus tard, une lettre arriva chez le
bourrelier : Margay comprenait trop bien ce que Josette endu-
La Vie m ode d ’em ploi 1103

rait depuis qu’elle s ’était sacrifiée pour lui et il implorait son


pardon ; tout aussi incapable de lui demander de revenir que
de pouvoir s’accoutumer à vivre sans elle, il préférait partir,
s ’expatrier, espérant trouver dans quelque contrée lointaine
une mort qui le délivrerait.

La guerre survint. Réquisitionné par le S.T.O. Massy partit en


Allemagne travailler dans une usine de chaussures et, dans la
boutique de bourrellerie, Josette installa un atelier de couture.
Dans ces périodes de pénurie où les almanachs recomman­
daient de renforcer ses chaussures de semelles taillées dans
des épaisseurs de papier journal ou de vieux morceaux de
feutre hors d ’usage, et de détricoter les vieux pull-overs pour
en tricoter de nouveaux, il était de règle de faire retailler les
vieux vêtements et elle ne manqua pas de travail. On pouvait
la voir, assise près de la fenêtre, récupérant des épaulettes et
des doublures, retournant un manteau, taillant un caraco dans
un vieux coupon de brocart ou, agenouillée aux pieds de
Madame de Beaumont, marquant à la craie l’ourlet de sa jupe-
culotte confectionnée dans un pantalon de tweed ayant appar­
tenu à son défunt mari.
Marguerite et Mademoiselle Crespi venaient parfois lui tenir
compagnie. Les trois femmes restaient silencieuses autour du
petit poêle à bois que ne venaient alimenter que des boulettes
de sciure et de papier, tirant pendant des heures leurs aiguil­
lées de fil sous la faible lumière de la lampe bleutée.
Massy revint à la fin quarante-quatre. Le frère et la sœur
reprirent leur vie commune. Ils ne prononçaient jamais le nom
de l’ancien stayer. Mais un soir le bourrelier surprit sa sœur en
larmes et elle finit par lui avouer que pas un seul jour depuis
qu’elle avait quitté Margay elle n ’avait cessé de penser à lui :
ce n ’était ni la pitié ni le remords qui la tenaillaient, mais
l’amour, un amour mille fois plus fort que la répulsion que lui
inspirait le visage de l ’être aimé.
Le lendemain matin on sonna à la porte et un homme mer­
veilleusement beau apparut sur le seuil : c ’était Margay, ressus­
cité d ’entre les monstres.
1104 G eorges Perec

Lino Margay n ’était pas seulem ent devenu beau, il était


devenu riche. Décidé à s’expatrier, il avait confié au hasard le
soin de choisir sa destination ultime ; il avait ouvert un atlas et
sans le regarder avait planté une épingle sur une carte du monde ;
le hasard, après être plusieurs fois tombé en pleine mer, avait
fini par désigner l ’Amérique du Sud, et Margay s’était engagé
com me soutier à bord d ’un cargo grec, le Stephanotis, en par­
tance pour Buenos Aires et au cours de la longue traversée
s’était lié d ’amitié avec un vieux matelot d ’origine italienne,
Mario Ferri, dit Ferri le Rital.

Avant la première guerre mondiale, Ferri le Rital dirigeait à


Paris, 94 rue des Acacias, une petite boîte de nuit appelée le
Chéops, qui dissimulait un tripot clandestin connu de ses habi­
tués sous le nom de l ’Octogone à cause de la forme des jetons
q u ’on y utilisait. Mais les véritables activités de Ferri étaient
d ’un tout autre ordre : il était l’un des dirigeants de ce groupe
d ’agitateurs politiques que l’on appelait les Panarchistes, et la
police, si elle savait pertinemment que le Chéops cachait une
boîte de jeux connue sous le nom d Octogone, ignorait que cet
Octogone n ’était lui-même que la couverture d ’un des quar­
tiers généraux panarchistes. Lorsque, après la nuit du 21 jan­
vier 1911, le mouvement fut décapité et deux cents de ses
militants les plus actifs emprisonnés dont ses trois chefs histo­
riques Purkinje, Martinotti et Barbenoire, Ferri le Rital fut un
des seuls responsables à échapper au coup de filet du Préfet
de Police, mais dénoncé, repéré, pourchassé, il ne put, après
s’être terré quelques mois en Beauce, que commencer une vie
errante qui le mena sans trêve d ’un bout à l’autre de la planète,
lui faisant exercer pour survivre les métiers les plus divers, de
tondeur de chien à agent électoral, de guide de montagne à
minotier.
Margay n ’avait pas de projet précis. Ferri, bien qu’il eût
depuis longtemps dépassé la cinquantaine, en avait pour deux
et plaçait tous ses espoirs sur un gangster notoire qu’il
connaissait à Buenos Aires, Rosendo Juarez dit « le Cogneur ».
Rosendo le Cogneur était un de ceux qui tenaient le haut du
pavé à Villa Santa Rita. Un gars doué com me pas deux pour le
La Vie m o d e d ’em p lo i 1105

surin et c’était avec ça l’un des hommes de don Nicolas Paredès


qu’était lui-même un des hom m es de Morel, lequel était certai­
nement un homme très important. A peine débarqués, Ferri et
Margay allèrent voir le Cogneur et se mirent sous ses ordres.
Mal leur en prit car à la première affaire qu’il leur confia — une
simple livraison de drogue — ils se firent arrêter, très vraisem­
blablement d ’ailleurs sur l ’instigation du Cogneur lui-même.
Ferri le Rital écopa de dix ans de prison et y mourut au bout
de quelques mois. Lino Margay, qui n’avait pas d ’armes sur lui,
n ’en prit que pour trois ans.
Lino Margay — Lino le Baveur ou Lino Tête-de-Nœud
comme on l’appelait alors — se rendit compte en taule que sa
laideur immonde inspirait à chacun — qu’il fut flic ou
truand— pitié et confiance. En le voyant les gens voulaient
connaître son histoire, et quand il la leur avait racontée, ils lui
racontaient la leur. Lino Margay découvrit à cette occasion qu’il
possédait une mémoire étonnante : quand il sortit de prison
en juin mille neuf cent quarante-deux, il n ’ignorait plus rien
du pedigree des trois quarts de la pègre sud-américaine. Non
seulement il connaissait en détail leurs casiers judiciaires, mais
il savait par le menu leurs goûts, leurs défauts, leurs armes
préférées, leurs spécialités, leurs tarifs, leurs cachettes, la
manière de les joindre, etc. Bref il était très exactement équipé
pour devenir l’imprésario des bas-fonds d ’Amérique latine.
Il s’installa à Mexico dans une ancienne librairie, au coin des
rues Corrientes et Talcahuano. Officiellement il était prêteur
sur gages, mais convaincu de l’efficacité de la double couver­
ture telle que l’avait pratiquée Ferri le Rital, il ne chercha pas
trop à dissimuler qu’il était plutôt receleur. En fait c’était rare­
ment pour lui confier des marchandises de valeur que des
gangsters de plus en plus gros bonnets venaient le consulter
de toutes les Amériques : désormais connu sous le sobriquet
respectueux û'el Fichero (le Fichier), Lino Margay était devenu
le w h o ’s who des bandits du Nouveau Monde : il savait tout
sur chacun, il savait qui faisait quoi, quand, où et pour qui, il
savait que tel contrebandier cubain cherchait un garde du
corps, que tel gang de Lima avait besoin d ’un bon « souffleur »,
que Barrett avait engagé un tueur nommé Razza pour des­
1106 Georges P erec

cendre son concurrent Ramon, ou que le coffre de l’Hôtel


Sierra Bella à Port-au-Prince renfermait une rivière de diamants
estim ée à cinq cent mille dollars pour laquelle un Texan était
prêt à verser cash trois cent mille.
Sa discrétion était exemplaire, son efficacité garantie et sa
com mission raisonnable : entre deux et cinq pour cent du pro­
duit final de l’opération.
Lino Margay fit rapidement fortune. A la fin de l’année 1944
il avait amassé suffisamment d ’argent pour aller aux États-Unis
tenter de se faire opérer : il avait appris qu’un chirurgien de
Pasadena, Californie, venait de mettre au point une technique
de greffe protéolytique qui permettait aux tissus cicatriciels de
se régénérer sans laisser de trace. Le procédé n ’avait malheu­
reusement été testé de façon satisfaisante que sur de tout petits
animaux ou, pour l’homme, sur des fragments de peau
dépourvus d ’innervation. Jamais il n ’avait été appliqué à un
champ aussi ravagé — et depuis déjà si longtem p s— que le
visage de Margay et il semblait si vain d ’espérer un résultat
positif que le chirurgien refusa de tenter l’entreprise. Mais Mar­
gay n ’avait rien à perdre : c ’est sous la menace de quatre
gorilles armés de mitraillettes que le praticien dut opérer l ’an­
cien champion.
L’opération réussit miraculeusement. Lino Margay put enfin
revenir en France et retrouver celle qu’il n ’avait jamais cessé
d ’aimer. Quelques jours plus tard, il l’emmena dans la somp­
tueuse propriété qu’il s’était fait construire au bord du lac de
Genève, près de Coppet, où tout porte à croire qu’il continua,
et sans doute sur une échelle encore plus vaste, ses lucratives
activités.

Massy resta encore quelques semaines à Paris, puis il vendit


la bourrellerie et retourna à Saint-Quentin finir paisiblement
ses jours.
CHAPITRE LXXIV

M achinerie d e l ’ascenseur, 2

Parfois il imaginait que l’immeuble était comme un iceberg


dont les étages et les combles auraient constitué la partie
visible. Au-delà du premier niveau des caves auraient
com mencé les masses immergées : des escaliers aux marches
sonores qui descendraient en tournant sur eux-mêmes, de
longs corridors carrelés avec des globes lumineux protégés par
des treillis métalliques et des portes de fer marquées de têtes
de mort et d ’inscriptions au pochoir, des monte-charge aux
parois rivetées, des bouches d’aération équipées d ’hélices
énormes et immobiles, des tuyaux d ’incendie en toile métalli­
sée, gros comme des troncs d ’arbres, branchés sur des vannes
jaunes d ’un mètre de diamètre, des puits cylindriques creusés
à même le roc, des galeries bétonnées percées de place en
place de lucarnes en verre dépoli, des réduits, des soutes, des
casemates, des salles de coffres équipées de portes blindées.
Plus bas il y aurait com m e des halètements de machines et
des fonds éclairés par instants de lueurs rougeoyantes. Des
conduits étroits s’ouvriraient sur des salles immenses, des halls
souterrains hauts com me des cathédrales, aux voûtes surchar­
gées de chaînes, de poulies, de câbles, de tuyaux, de canalisa­
tions, de poutrelles, avec des plates-formes mobiles fixées sur
1

1108 G eorges Perec

des vérins d ’acier luisants de graisse, et des carcasses en tubes


et en profilés dessinant des échafaudages gigantesques au som­
met desquels des hommes en costume d ’amiante, le visage
recouvert de grands masques trapézoïdaux feraient jaillir d ’in­
tenses éclairs d ’arcs électriques.
Plus bas encore il y aurait des silos et des hangars, des
chambres froides, des mûrisseries, des centres de tri postaux,
et des gares de triage avec des postes d ’aiguillage et des loco­
motives à vapeur tirant des trucks et des plates-formes, des
wagons plombés, des containers, des wagons-citernes, et des
quais couverts de marchandises entassées, des piles de bois
tropicaux, des ballots de thé, des sacs de riz, des pyramides de
briques et de parpaings, des rouleaux de barbelés, des tréfilés,
des cornières, des lingots, des sacs de ciment, des barils et des
barriques, des cordages, des jerrycans, des bonbonnes de gaz
butane.
Et plus loin encore des montagnes de sable, de gravier, de
coke, de scories, de ballast, des bétonneuses, des crassiers, et
des puits de mine éclairés par des projecteurs à la lumière
orange, des réservoirs, des usines à gaz, des centrales ther­
miques, des derricks, des pompes, des pylônes de haute ten­
sion, des transformateurs, des cuves, des chaudières hérissées
de tubulures, de manettes et de compteurs ;

et des docks grouillant de passerelles, de ponts roulants et


de grues, des treuils aux filins tendus comme des nerfs trans­
portant des bois de placage, des moteurs d ’avion, des pianos
de concerts, des sacs d ’engrais, des balles de fourrage, des bil­
lards, des moissonneuses-batteuses, des roulements à billes,
des caisses de savon, des tonneaux de bitume, des meubles de
bureau, des machines à écrire, des bicyclettes ;

et plus bas encore des systèmes d ’écluses et de bassins, des


canaux parcourus par des trains de péniches chargées de blé
et de coton, et des gares routières sillonnées de camions de
marchandises, des corrals pleins de chevaux noirs piaffant, des
parcs de brebis bêlantes et de vaches grasses, des montagnes
de cageots gonflés de fruits et légumes, des colonnes de
La Vie m o d e d ’em p lo i 1109

m eules de gruyère et de port-salut, des enfilades de demi-bêtes


aux yeux vitreux, pendues à des crocs de bouchers, des amon­
cellements de vases, de poteries et de fiasques clissées, des
cargaisons de pastèques, des bidons d ’huile d ’olive, des ton­
neaux de saumure, et des boulangeries géantes avec des
mitrons torse nu, en pantalon blanc, sortant des fours des
plaques brûlantes garnies de milliers de pains aux raisins, et
des cuisines démesurées avec des bassines grosses com me des
machines à vapeur débitant par centaines des portions de
ragoût graisseuses versées dans des grands plats rectangu­
laires ;

et plus bas encore des galeries de mine avec de vieux che­


vaux aveugles tirant des wagonnets de minerai et les lentes
processions des mineurs casqués ; et des boyaux suintants
étayés de madriers gonflés d ’eau qui mèneraient vers des
marches luisantes au bas desquelles clapoterait une eau noirâ­
tre ; des barques à fond plat, des bachots lestés de tonneaux
vides, navigueraient sur ce lac sans lumière, surchargés de
créatures phosphorescentes transportant inlassablement d ’une
rive à l’autre des paniers de linge sale, des lots de vaisselle, des
sacs à dos, des paquets de carton fermés avec des bouts de
ficelle ; des bacs emplis de plantes vertes malingres, des bas-
reliefs d ’albâtre, des moulages de Beethoven, des fauteuils
Louis XIII, des potiches chinoises, des cartons à tapisserie
représentant Henri III et ses mignons en train de jouer au
bilboquet, des suspensions encore garnies de leurs papiers
tue-mouches, des meubles de jardins, des couffins d ’oranges,
des cages à oiseaux vides, des descentes de lit, des bouteilles
thermos ;

plus bas recommenceraient les enchevêtrements de


conduites, de tuyaux et de gaines, les dédales des égouts, des
collecteurs et des ruelles, les étroits canaux bordés de parapets
de pierres noires, les escaliers sans garde-fou surplombant le
vide, toute une géographie labyrinthique d ’échoppes et d ’ar-
rière-cours, de porches et de trottoirs, d ’impasses et de pas­
sages, toute une organisation urbaine verticale et souterraine
1110 G eorges Perec

avec ses quartiers, ses districts et ses zones : la cité des tan­
neurs avec leurs ateliers aux odeurs infectes, leurs machines
souffreteuses aux courroies fatiguées, leurs entassements de
cuirs et de peaux, leurs bacs remplis de substances brunâtres ;
les entrepôts des démolisseurs avec leurs chem inées de marbre
et de stuc, leurs bidets, leurs baignoires, leurs radiateurs
rouillés, leurs statues de nymphes effarouchées, leurs lampa­
daires, leurs bancs publics ; la ville des ferrailleurs, des chiffon­
niers et des puciers, avec leurs amoncellements de guenilles,
leurs carcasses de voitures d ’enfant, leurs ballots de battle-
dress, de chemises défraîchies, de ceinturons et de rangers,
leurs fauteuils de dentiste, leurs stocks de vieux journaux, de
montures de lunettes, de porte-clés, de bretelles, de dessous-
de-plat à musique, d ’ampoules électriques, de laryngoscopes,
de cornues, de flacons à tubulure latérale et de verreries
variées ; la halle aux vins avec ses montagnes de bonbonnes et
de bouteilles cassées, ses foudres effondrés, ses citernes, ses
cuves, ses casiers ; la ville des éboueurs avec ses poubelles ren­
versées laissant s’échapper des croûtes de fromage, des papiers
gras, des arêtes de poisson, des eaux de vaisselle, des restes de
spaghetti, des vieux bandages, avec ses m onceaux d ’immon­
dices charriés sans fin par des bulldozers gluants, ses sque­
lettes de machines à laver, ses pom pes hydrauliques, ses tubes
cathodiques, ses vieux appareils de T.S.F., ses canapés perdant
leur crin ; et la ville administrative, avec ses quartiers généraux
grouillant de militaires aux chemises impeccablement repas­
sées déplaçant des petits drapeaux sur des cartes du monde ;
avec ses morgues de céramique peuplées de gangsters nostal­
giques et de noyées blanches aux yeux grands ouverts ; avec
ses salles d ’archives remplies de fonctionnaires en blouse grise
compulsant à longueur de journée des fiches d ’état civil ; avec
ses centraux téléphoniques alignant sur des kilomètres des
standardistes polyglottes, avec ses salles des machines aux télé­
scripteurs crépitants, aux ordinateurs débitant à la seconde des
liasses de statistiques, des feuilles de paye, des fiches de stock,
des bilans, des relevés, des quittances, des états néants ; avec
ses mange-papier et ses incinérateurs engloutissant sans fin des
monceaux de formulaires périmés, des coupures de presse
La Vie m o d e d 'e m p lo i 1111

entassées dans des chemises brunes, des registres reliés de


toile noire couverts d ’une fine écriture violette ;

et, tout en bas, un m onde de cavernes aux parois couvertes


de suie, un monde de cloaques et de bourbiers, un m onde de
larves et de bêtes, avec des êtres sans yeux traînant des car­
casses d ’animaux, et des monstres démoniaques à corps d ’oi­
seau, de porc ou de poisson, et des cadavres séchés, squelettes
revêtus d ’une peau jaunâtre, figés dans une pose de vivants, et
des forges peuplées de Cyclopes hébétés, vêtus de tabliers de
cuir noir, leur œ il unique protégé par un verre bleu serti dans
du métal, martelant de leurs masses d ’airain des boucliers étin­
celants.
CHAPITRE LXXV

Marcia, 6

David Marcia est dans sa chambre. C’est un homme d ’une


trentaine d'années, au visage un peu gras. Il est étendu tout
habillé sur son lit, ayant seulement enlevé ses chaussures. Il
porte un chandail de cashmere à dessins écossais, des chaus­
settes noires, un pantalon de gabardine bleu pétrole. Il a au
poignet droit une gourmette d ’argent. Il feuillette un numéro
de P ariscope portant sur sa couverture, à l ’occasion de la nou­
velle sortie aux Ambassadeurs de son film The Birds, une pho­
tographie d ’Alfred Hitchcock regardant d ’un œ il à peine ouvert
un corbeau perché sur son épaule et qui semble éclater de
rire.
La chambre est petite et meublée d ’une façon sommaire : le
lit, une table de chevet, un fauteuil club. Sur la table de nuit
sont posées une édition de poche de The D aring Young Man
on the Flying Trapeze, de William Saroyan, une bouteille de
jus de fruits, et une lampe dont le socle est un cylindre de gros
verre à demi rempli de cailloux multicolores d ’où émergent
quelques touffes d ’aloès. Contre le mur du fond, sur une che­
minée de faïence surmontée d ’un grand miroir se trouve une
statuette de bronze représentant une petite fille fauchant de
l’herbe. Le mur de droite est recouvert de plaques de liège
La Vie m o d e d ’em p lo i 1113

destinées à isoler la pièce de la chambre voisine, occupée par


Léon Marcia que ses insomnies constantes contraignent à d ’in­
terminables va-et-vient nocturnes. Le mur de gauche est tapissé
de papier reliure et décoré de deux gravures encadrées : l’une
est une grande carte de la ville et citadelle de Namur et de ses
environs avec indication des travaux de fortification exécutés
lors du siège de 1746 ; l’autre est une illustration de Vingt ans
après, représentant l’évasion du duc de Beaufort : le duc vient
de sortir du faux pâté en croûte deux poignards, une échelle
de corde et une poire d ’angoisse que Grimaud enfonce dans
la bouche de La Ramée.

Il y a peu de temps que David Marcia est revenu habiter chez


ses parents. Il les avait quittés quand il était devenu motocy­
cliste professionnel et était allé vivre à Vincennes dans une villa
de location dotée d ’un grand garage où il passait ses journées
à bricoler sur ses machines. C’était alors un garçon rangé,
consciencieux, entièrement passionné par ses courses de
moto. Mais son accident en fit un velléitaire, un songe-creux
se nourrissant de projets chimériques dans lesquels il engloutit
tout l’argent que les assurances lui avaient versé, soit près de
cent millions.
Il commença par tenter de se reconvertir dans la com péti­
tion automobile et participa à plusieurs rallyes ; mais un jour
près de Saint-Cyr il écrasa deux enfants qui sortaient en cou­
rant d ’une maisonnette de garde-barrière et on lui supprima
définitivement son permis de conduire.

Il devint ensuite producteur de disques : il avait rencontré


lors de son séjour à l’hôpital un musicien autodidacte, Marcel
Gougenheim, dit Gougou, dont l’ambition était de former un
grand orchestre de jazz comme il y en avait eu en France à
l’époque de Ray Ventura, d ’Alix Combelle et de Jacques Hélian.
David Marcia se rendait bien com pte qu’il était illusoire de
penser gagner sa vie avec un grand orchestre : mêm e les toutes
petites formations n ’arrivaient pas à survivre et de plus en plus
souvent, au Casino de Paris com me aux Folies-Bergère, on ne
gardait que les solistes et on les faisait accompagner par des
1114 G eorges P erec

bandes magnétiques ; mais Marcia se persuada qu’un disque


aurait du succès et il décida de financer l’opération. Gougou
engagea une quarantaine de jazzmen et les répétitions
commencèrent dans un théâtre de banlieue. L’orchestre avait
une sonorité excellente que les arrangements très woody-her-
maniens de Gougou faisaient fantastiquement sonner. Mais
Gougou avait un terrible défaut : c’était un perfectionniste
chronique et après chaque exécution d ’un morceau il trouvait
toujours un détail qui n’allait pas, un tout petit retard par-ci,
une minuscule bavure par-là. Les répétitions, prévues pour
trois semaines, en durèrent neuf avant que David Marcia ne se
décide enfin à arrêter les frais.

Il s ’intéressa alors à un village de vacances installé en Tunisie


dans les îles Kerkenna. De toutes ces entreprises ce fut la seule
qui aurait pu réussir : moins courues que Djerba, les îles Ker­
kenna offraient aux touristes le même genre d ’avantages, et le
village de vacances était bien équipé : on pouvait y faire aussi
bien du cheval que de la voile, du ski nautique, de la chasse
sous-marine, de la pêche au gros, des promenades à dos de
chameau, des stages de poterie, de tissage ou de sparterie, de
l’expression corporelle et du training autogène. Associé à une
agence de voyages qui l’alimentait en clients près de huit mois
par an, David Marcia devint directeur du village et les premiers
mois tout se passa plutôt bien, jusqu’au jour où il recruta, pour
animer un stage de théâtre, un com édien nommé Boris Kos-
ciuszko.

Boris Kosciuszko était un homme d ’une cinquantaine d ’an­


nées, grand et maigre, avec un faciès anguleux, des pommettes
saillantes, des yeux de braise. Selon sa théorie, Racine, Cor­
neille, Molière et Shakespeare étaient des auteurs médiocres
abusivement élevés au rang de génies par des metteurs en
scène moutonniers et sans imagination. Le vrai théâtre, décré­
tait-il, avait pour titres Venceslas de Rotrou, M anlius Capitoli-
nus de Lafosse, Roxelane et M ustapha de Maisonneuve, Le
Séducteur am oureux de Longchamps ; les vrais dramaturges
s ’appelaient Collin d ’Harleville, Dufresny, Picard, Lautier,
La Vie m o d e d ’em p lo i 1115

Favart, Destouches ; il en connaissait comme ça des dizaines


et des dizaines, s’extasiait imperturbablement sur les beautés
cachées de l'Iphigénie de Guimond de La Touche, VAgamem-
non de Népom ucène Lemercier, VOr es te d ’Alfieri, la D idon de
Lefranc de Pompignan, et soulignait pesamment les lourdeurs
que, sur des sujets analogues ou voisins, les soi-disant Grands
Classiques avaient commises. Le public cultivé de la Révolution
et de l’Empire qui, Stendhal en tête, mettait sur le mêm e plan
l’Orosmane de la Z aïre de Voltaire et l’Othello de Shakespeare,
ou R hadam iste de Crébillon et Le Cid, ne s ’y était pas trompé,
et jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, les deux Corneille
furent publiés ensem ble et l’œuvre de Thomas appréciée au
moins autant que celle de Pierre. Mais l’instruction laïque obli­
gatoire et le centralisme bureaucratique avaient, à partir du
Second Empire et de la Troisième République, écrasé ces dra­
maturges généreux et sauvages et imposé l ’ordre débile et
étriqué pom peusem ent baptisé classicisme.
L’enthousiasme de Boris Kosciuszko était apparemment
communicatif car quelques semaines plus tard, David Marcia
annonça par voie de presse la création du Festival de Kerken-
nah, destiné, était-il précisé, à « sauvegarder et promouvoir les
trésors retrouvés de la scène ». Quatre pièces étaient annon­
cées : Jason d ’Alexandre Hardy, Inès d e Castro de Lamotte-
Houdar, une com édie en un acte et en vers de Boissy, Le B abil­
lard, toutes trois m ontées par Boris Kosciuszko, et Le Seigneur
d e Polisy, tragédie de Raimond de Guiraud dans laquelle
s’était immortalisé Talma, mis en scène par le Suisse Henri
Agustoni. Diverses autres manifestations étaient prévues, dont
un symposium international dont le thème — le mythe des
trois unités — constituait à lui seul un éclatant manifeste.
David Marcia ne lésina pas sur les moyens, escomptant que
le succès du Festival rejaillirait sur le renom du village de
vacances. Avec l ’appui de quelques organisations et institu­
tions, il fit bâtir un théâtre de plein air de huit cents places, et
tripla le nombre de ses bungalows afin d ’assurer l’héberge­
ment des acteurs et des spectateurs.
Les acteurs vinrent en foule — il en fallait une vingtaine rien
que pour jouer Jason — et il y eut également affluence de
1116 Georges Perec

décorateurs, costumiers, éclairagistes, critiques et universitai­


res ; par contre il y eut très peu de spectateurs payants et plu­
sieurs représentations furent annulées ou interrompues par
ces violents orages qui éclatent fréquemment dans cette région
au milieu de l’été : à la clôture du Festival, David Marcia put
calculer que ses recettes s’élevaient à 98 dinars, alors que
l’opération lui en avait coûté près de 30 000.

En trois ans David Marcia acheva ainsi de dilapider sa petite


fortune. Il revint alors vivre rue Simon-Crubellier. Ce devait
être au début une solution provisoire et il se chercha molle­
ment un métier et un appartement, jusqu’à ce que sa mère,
compatissante, lui donne la charge et les bénéfices éventuels
de la moitié de son magasin. C’est un travail qui ne le fatigue
pas trop et dont le revenu lui sert à assouvir sa nouvelle pas­
sion, les jeux de hasard, et plus particulièrement la roulette
où, à peu près chaque soir, il perd entre trois cent cinquante
et mille francs.
CHAPITRE LXXVI

Caves, 4

Caves. La cave de Madame de Beaumont.


Vieux objets : lampe jadis de bureau avec un socle de cuivre
et un abat-jour hémisphérique en opaline vert clair, largement
ébréché, un restant de tisanière, des portemanteaux. Souvenirs
rapportés de voyages ou de vacances : étoile de mer séchée,
minuscules poupées habillées en couple serbe, petit vase
décoré d ’une vue d ’Étretat ; boîtes à chaussures débordant de
cartes postales, paquets de lettres d ’amour serrées dans des
élastiques aujourd’hui détendus, prospectus de pharmacie :
1118 Georges P erec

ORABASe*
ORAL PROTÇCTJVE PASTE

■ strong adhesrve properties hold the protective "bandage” et


the site of application for up to two hours
■ helps protect oral tissues against further irritation from chew-
ing, swallowing, and other normal mouth activity
■ easy to appty, convenient to use
■ contains no antibiotic— harmless when swallowed

Dab, do not rub, Orabase onto the affected area until the paste
adheres welt (rubbing this préparation on may resuit in a granular,
gritty sensation). After application, a smooth, slippery film devel-
ops. Reapply as needed, particulariy after eating; or as directed
byyour dentist or physicien.
NOTE: Orabase ta not inteoded for use In tti* présent» of infection, ff an
Infection i* suspected, o r if any mouth irritation does »<rt hee> m ttiin 7
days. consuN your dentist o r physicien. If irritation is from dentures that do
not fit property, consult your dentist.
Available tn 0 .1 7 o t . (5 Q ram ) a n d *4 o ï. (1S fi ram ) tu b e s.
Aiso avaiiable a s ORABASEé wrtti B enzocaine for protectio n a n d ra<!ef o f
p a in a sso c ia te d w ith m inor irritatio n s o f th e m o u th a n d gum s.

livres d ’enfants aux pages manquantes, aux couvertures arra­


chées : Les Contes verts d e m a Mère-Grand, L’H istoire de
France p a r les rébus, ouvert sur un dessin montrant une sorte
de bistouri, une salade et un rat, rébus dont la solution : l ’An
VII les tuera (lancette, laitue, rat) vise, est-il expliqué, le Direc­
toire, bien qu’en fait celui-ci ait été renversé le 18 brumaire
An VIII, cahiers d ’écoliers, agendas, albums de photographies,
en cuir repoussé, en feutrine noire, en soie verte, où, presque
à chaque page, l ’empreinte d ’onglets triangulaires, depuis
longtemps décollés, esquisse désormais des quadrilatères
vides ; photographies, photographies cornées, jaunies, craque­
lées ; photographie d ’Elizabeth à seize ans, à Lédignan, se pro­
menant avec sa grand-mère alors âgée déjà de près de quatre-
vingt-dix ans, dans une petite charrette tirée par un poney aux
poils très longs ; photographie d ’Elizabeth, petite et floue, se
serrant contre François Breidel, au milieu d ’une tablée
d ’hommes en bleus de chauffe ; photographies d ’Anne et de
Béatrice : sur l’une, Anne a huit ans, Béatrice sept ; elles sont
assises dans une prairie, au pied d ’un petit sapin ; Béatrice
tient, serré contre elle, un petit chien noir tout frisé ; Anne,
à côté d ’elle, l’air sérieux, presque grave, porte un chapeau
La Vie m o d e d 'em p lo i 1119

d ’hom m e : celui de leur oncle Armand Breidel chez qui elles


allèrent en vacances cette année-là ; sur une autre, de la même
époque, Anne dispose des fleurs des champs dans un vase ;
Béatrice est allongée dans un hamac, elle lit Les Aventures du
Roi B abar ; on ne voit pas le petit chien ; sur une troisième,
plus tardive, elles sont déguisées, avec deux autres petites
filles, dans le boudoir aux belles boiseries de chêne de
Madame Altamont, lors d ’une fête que cette dernière donnait
à l’occasion de l’anniversaire de sa fille. Madame de Beaumont
et Madame Altamont se détestaient ; Madame de Beaumont
traitait Cyrille Altamont de double zéro et disait qu’il lui faisait
penser à son mari et qu’il était de ces gens qui croient qu’il
leur suffira d ’être ambitieux pour être intelligents. Mais Véro­
nique Altamont et Béatrice, qui avaient le même âge, s’aimaient
beaucoup, et Madame Altamont avait été obligée d ’inviter les
petites Breidel : Anne est déguisée en Eugénie de Montijo et
Béatrice en bergère ; la troisième petite fille, la plus petite des
quatre, est Isabelle Gratiolet, vêtue en squaw ; la quatrième,
Véronique, est adorablement habillée en petit marquis : che­
veux poudrés et queue nouée d ’un ruban, cravate de dentelle,
petit habit vert à basque, culotte mauve, l’épée au côté et de
longues guêtres de peau blanche montant jusqu’à mi-cuisse ;
photographies de mariage de Fernand de Beaumont et de Véra
Orlova, le vingt-six novembre 1926, dans les salons de l’Hôtel
Crillon : foules élégantes, famille, amis — le Comte Orfanik,
Ivan Bounine, Florent Schmitt, Arthur Schnabel, etc. — , la
pièce montée, le jeune couple, lui prenant dans sa main la
main ouverte qu elle lui tend, debout devant des jonchées de
roses éparpillées sur le luxueux tapis cloué à décor bleu ; pho­
tographies des fouilles d ’Oviedo : l’une d ’elles, vraisemblable­
ment prise par Fernand de Beaumont lui-même, puisqu’il en
est absent, montre l’équipe à l ’heure de la sieste, une dizaine
d ’étudiants maigres, bronzés, le visage mangé de barbe, vêtus
de shorts leur tombant sur les genoux et de tricots de corps
plutôt gris : ils sont installés sous un grand auvent de toile qui
leur donne de l’ombre mais ne les protège pas de la chaleur ;
quatre jouent au bridge, trois dorment ou somnolent, un autre
écrit une lettre, un autre encore résout, avec un tout petit mor­
1120 G eorges Perec

ceau de crayon, un problème de mots croisés, un autre encore


recoud avec application un bouton à une vareuse toute rapié­
cée ; une autre photographie montre Fernand de Beaumont et
Bartlebooth lorsque ce dernier rendit visite à l’archéologue en
janvier 1935. Les deux hommes posent debout, l’un à côté de
l’autre, souriants, plissant les yeux à cause du soleil. Bartle­
booth porte un pantalon de golf, un chandail à carreaux, un
foulard. Beaumont, tout petit à côté de lui, est vêtu d ’un cos­
tume de flanelle grise, passablement fripé, avec une cravate
noire et un gilet croisé orné d ’une chaîne de montre en argent.
Ce n ’est pas Smautf qui a pris la photographie puisqu’il y
figure, en arrière-plan, en train de laver avec Fawcett la grosse
Chenard et Walker bicolore.

En dépit de leur différence d ’âge — Bartlebooth avait alors


trente-cinq ans tandis que l’archéologue approchait de la
soixantaine — les deux hommes étaient très amis. Ils avaient
été présentés l ’un à l’autre lors d ’une réception à l’Ambassade
d ’Angleterre et s’étaient aperçus en conversant, d ’abord qu’ils
habitaient le même immeuble — à vrai dire Beaumont n ’y
venait presque jamais et Bartlebooth ne s’y était installé que
depuis quelques semaines — ensuite, et surtout, qu’ils avaient
un goût commun pour la musique ancienne allemande : Hein-
rich Finck, Breitengasser, Agricola. Plus encore que cet attrait
partagé, peut-être y avait-il dans l’assurance péremptoire avec
laquelle l ’archéologue affirmait une hypothèse que tous ses
collègues s’accordaient à juger comme la plus improbable de
toutes, quelque chose de nature à fasciner Bartlebooth et à
l’encourager dans sa propre entreprise. En tout cas c’est la pré­
sence de Fernand de Beaumont à Oviedo qui détermina Bartle­
booth à choisir le port proche de Gijôn pour y peindre la
première de ses marines.
Lorsque Fernand de Beaumont se suicida, le douze
novembre 1935, Bartlebooth était en Méditerranée et venait de
peindre sa vingt et unième aquarelle dans le petit port corse de
Propriano. Il apprit la nouvelle à la radio, et parvint à revenir à
temps sur le continent pour assister à l’enterrement de son
malheureux ami, à Lédignan.
CHAPITRE LXXVII

Louvet, 2

La chambre des Louvet : un tapis de fibres rapporté des Phi­


lippines, une coiffeuse 1930 tout entière revêtue de minus­
cules miroirs, un grand lit recouvert d ’un tissu imprimé,
d ’inspiration romantique, représentant une scène antique et
pastorale : la nymphe Io allaitant son fils Epaphos sous la
tendre protection du dieu Mercure.
Sur la table de chevet est p osée une lampe dite « ananas »
(le corps du fruit est un œ u f de marbre — ou plutôt de faux
marbre — bleu, ses feuilles et le reste du socle sont en métal
argenté) ; à côté, un téléphone gris équipé d ’un répondeur
automatique, et une photographie de Louvet dans un cadre en
bambou : pieds nus, en pantalon de toile grise, un blouson de
nylon rouge vif largement ouvert sur un torse velu, harnaché
à l’arrière d ’un gros hors-bord, très « vieil homme et la mer »,
il s’arc-boute, presque couché sur le dos, pour tenter de sortir
de l’eau une espèce de thon aux dimensions apparemment
remarquables.
Il y a sur les murs quatre tableaux et une vitrine. La vitrine
contient une collection de m odèles réduits de machines de
guerre antiques, à monter soi-même : des béliers, des vinea,
dont Alexandre se servit pour mettre ses travailleurs à couvert
1
1122 Georges Perec

au siège de Tyr, des catapultes syriennes qui jetaient à cent


pieds des pierres monstrueuses, des balistes, des pyroboles
des scorpions qui lançaient tout à la fois des milliers de jave­
lots, des miroirs ardents — tel celui d ’Archimède qui embra­
sait, en un clin d ’œil, des flottes entières — et des tours armées
de faux supportées par de fougueux éléphants.
Le premier tableau est le fac-similé d ’une affiche publicitaire
datant du début du siècle : trois personnes se reposent sous
une tonnelle ; un jeune homme, en pantalon blanc et vareuse
bleue, canotier sur la tête, stick à pommeau d ’argent sous le
bras, a dans les mains une boîte de cigares, une jolie cassette
laquée, ornée d ’une mappemonde, de beaucoup de médailles
et d ’un pavillon d ’exposition entouré de drapeaux flottants et
décorés d ’or. Un autre jeune homme, habillé de la même
façon, est assis sur un pouf en osier ; les mains dans les poches
de son veston, ses pieds chaussés de noir étendus devant lui,
il tient entre les lèvres, en le laissant pendre légèrement, un
long cigare d ’un gris mat qui se trouve encore dans le premier
stade de la combustion, c ’est-à-dire dont on n ’a pas encore fait
tomber la cendre ; près de lui, sur une table ronde recouverte
d ’un tissu à pois, se trouvent quelques journaux pliés, un gra-
m ophone avec un énorme pavillon, qu’il semble écouter reli­
gieusement, et un cabaret à liqueurs, ouvert, garni de cinq
fioles aux bouchons dorés. Une jeune femme, une blonde
assez énigmatique, vêtue d ’une robe mince et flottante, incline
la sixième fiole, pleine d’une liqueur d ’un brun soutenu dont
elle emplit trois verres ballons. Tout en bas à droite, en grosses
lettres jaunes, creuses, de ce caractère appelé Auriol Cham-
plevé qui fut abondamment utilisé au siècle dernier, sont écrits
les mots

POR LARRANAGA 89 cts


Le deuxième tableau représente un bouquet de clématites
des haies, également connues sous le nom d ’herbe-aux-gueux
car les mendiants s’en servaient pour se faire sur la peau des
ulcères superficiels.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1123

Les deux derniers tableaux sont des caricatures d ’une facture


plutôt ennuyeuse et d ’un humour bien éculé. La première s’in­
titule P oin t d ’argent p o in t d e Suisse : elle représente un alpi­
niste perdu dans la montagne, secouru par un saint-bernard
apparemment porteur d ’un tonnelet de rhum réparateur sur
lequel est peinte une croix rouge. Mais l’alpiniste découvre
avec stupeur qu’il n ’y a pas de rhum dans le tonnelet : c ’est
en fait un tronc sous la fente duquel est écrit : Aidez Henri
Dunant !
L’autre caricature s’appelle La bonne recette : dans un res­
taurant à la Dubout un client s’indigne de découvrir dans sa
soupe une espèce de lacet. Le maître d’hôtel, tout aussi
furieux, a fait appeler le chef afin qu’il s’explique, mais celui-
ci se contente de dire en faisant des mines : « Tous les cuisi­
niers ont leurs petites ficelles ! »
CHAPITRE LXXVIII

Escaliers, 10

Cela fait quarante ans que l’accordeur de piano vient deux


fois par an, en juin et en décembre, chez Madame de Beau­
mont et c ’est la cinquième fois qu ’il se fait accompagner par
son petit-fils lequel prend très au sérieux son rôle de guide
bien qu’il n ’ait pas encore dix ans. Mais la dernière fois le petit
garçon a renversé une jardinière de dieffenbachia et cette fois-
ci Madame Lafuente lui a interdit d ’entrer.
Assis sur les marches de l’escalier, le petit-fils de l’accordeur
attend donc son grand-père. Il est vêtu d ’une culotte courte
en drap bleu marine et d ’un blouson en « soie de parachute »,
c ’est-à-dire en nylon brillant, bleu ciel, agrémenté de badges
fantaisie : un pylône d ’où partent quatre éclairs et des cercles
concentriques, symbole de radiotélégraphie ; un compas, une
boussole et un chronomètre, hypothétiques em blèmes d ’un
géographe, d ’un arpenteur ou d ’un explorateur ; le chiffre 77
écrit en lettres rouges dans un triangle jaune ; la silhouette
d ’un cordonnier réparant une grosse chaussure de montagne ;
une main repoussant un verre plein d ’alcool avec, en dessous,
les mots «N on merci, j e conduis ».
Le petit garçon lit dans le Jou rn al d e Tintin une biographie
romancée de Carel Van Loorens, intitulée Le M essager d e l Em­
pereur.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1125

Carel Van Loorens fut l ’un des esprits les plus curieux de
son temps. Né en Hollande mais s’étant fait naturaliser français
par amour des Philosophes, il avait vécu en Perse, en Arabie,
en Chine et dans les Amériques, et parlait couramment une
bonne douzaine de langues. D ’une intelligence évidemment
supérieure, mais très touche-à-tout, apparemment incapable
de s’adonner pendant plus de deux ans à une même discipline,
il exerça au cours de sa vie les activités les plus différentes,
passant avec le même bonheur et la même allégresse de la
profession de chirurgien à celle de géomètre, fondant des
canons à Lahore et une école vétérinaire à Chiraz, enseignant
la physiologie à Bologne, la mathématique à Halle et l’astrono­
mie à Barcelone (où il osa émettre l ’hypothèse que Méchain se
fût trompé dans ses calculs du mètre), convoyant des fusils
pour Wolfe Tone, ou, facteur d ’orgues, envisageant de rempla­
cer les registres à tirants par des touches à bascule, com m e cela
devait se faire un siècle plus tard. Il résulta de cette versatilité
systématique que Carel Van Loorens se posa au cours de sa vie
plusieurs questions intéressantes, amorça à plusieurs reprises
des ébauches de solutions qui ne manquaient ni d’élégance ni
parfois même de génie, mais négligea presque chaque fois de
rédiger d ’une façon à peu près compréhensible ses résultats.
Après sa mort on retrouva dans son cabinet de travail des notes
pour la plupart indéchiffrables concernant indifféremment l’ar­
chéologie, l ’égyptologie, la typographie (projet d ’alphabet uni­
versel), la linguistique (lettre à M. de Humboldt sur le parler
des Ouarsenis : ce ne fut sans doute qu’un brouillon ; en tout
cas Humboldt n ’y fait nulle part allusion), la médecine, la poli­
tique (proposition de gouvernement démocratique tenant
compte non seulement de la séparation des trois pouvoirs
législatif, exécutif et judiciaire, mais, dans une anticipation
troublante, d ’un quatrième pouvoir qu’il nom m e le publici­
taire (d epu bliciste, journaliste), c ’est-à-dire l’information), l’al­
gèbre numérique (note sur le problème de Goldbach,
proposant que tout nombre n soit la somme de K nombres
premiers), la physiologie (hypothèses sur le sommeil hivernal
des marmottes, sur le corps pneumatique des oiseaux, sur l ’ap­
née volontaire des hippopotames, etc.), l’optique, la physique,
1126 G eorges Perec

la chimie (critique des théories de Lavoisier sur les acides


esquisse d ’une classification des corps simples) ainsi que plu.
sieurs projets d ’inventions auxquelles le plus souvent il n ’au­
rait pas manqué grand-chose pour être parfaitement au point :
un célérifère à roue orientable, ressemblant à la draisienne
mais la précédant de vingt ans ; un tissu baptisé « pellette »,
sorte de cuir artificiel fait d ’une armure de toile forte enduite
d ’un mélange de liège en poudre, huile de lin, colles et rési­
nes ; ou une « forge solaire » consistant en un assemblage de
plaques de métal polies comme des miroirs convergeant sur
un foyer topique.
En 1805, Van Loorens cherchait de l’argent pour financer
une expédition qui remonterait enfin le Nil jusqu’à sa ou ses
sources, projet que beaucoup avaient formé avant lui mais que
nul n ’avait pu mener à bien. Il s ’adressa à Napoléon Ier qu’il
avait déjà rencontré quelques années plus tôt alors que, géné­
ral trop populaire au goût du Directoire qui cherchait à l ’éloi-
gner en l’envoyant en Egypte, le futur Empereur des Français
avait rassemblé autour de lui quelques-uns des meilleurs
savants de son temps pour l ’accompagner dans sa campagne.
Napoléon se posait alors un difficile problème diplomati­
que ; l’essentiel de la flotte française venait d ’être détruite à
Trafalgar, et soucieux de trouver un moyen de contrecarrer la
formidable hégém onie maritime des Anglais, l’Empereur avait
imaginé de louer les services du plus prestigieux des corsaires
barbaresques, celui que l’on surnommait Hokab el-Ouakt,
l’Aigle du Moment.
Hokab el-Ouakt commandait une véritable flotte de onze
galiotes dont les actions parfaitement coordonnées faisaient de
lui le maître d ’une bonne portion de la Méditerranée. Mais s’il
n ’avait aucune raison d ’aimer les Anglais qui, déjà possesseurs
de Gibraltar depuis près d ’un siècle, détenaient Malte depuis
cinq ans, menaçant de plus en plus l’activité des Barbaresques,
il n ’en avait pas davantage de leur préférer les Français qui,
de même que les Espagnols, les Hollandais, les Génois et les
Vénitiens, ne s’étaient jamais privés de venir bombarder Alger.
De toute façon, se posait d ’abord le problème de joindre
l’Aigle, car, soucieux de se protéger contre les attentats, celui-
La Vie m o d e d 'e m p lo i 1127

ci s’entourait en permanence de dix-huit gardes du corps


sourds et muets dont l’unique consigne était de tuer toute per­
sonne s’approchant de leur maître à moins de trois pas.

Or, c’est au m om ent où il se demandait où trouver l’oiseau


rare qui pourrait mener à bien ces difficiles négociations dont
les seuls préliminaires semblaient déjà décourageants, que
l’Empereur donna audience à Carel Van Loorens et il put se
dire, en le recevant, que le hasard, une fois de plus, le favori­
sait ; Van Loorens, il ne l’ignorait pas, parlait parfaitement
l’arabe, et il avait pu en Égypte apprécier son intelligence, sa
rapidité d ’esprit et de décision, son sens de la diplomatie et
son courage. Aussi est-ce sans hésiter que Napoléon accepta
de prendre à sa charge tous les frais d ’une expédition aux
sources du Nil si Loorens se chargeait de porter un message à
Hokab el-Ouakt en Alger.

Quelques semaines plus tard, métamorphosé en un pros­


père marchand du golfe Persique répondant au nom respecté
de Haj Abdulaziz Abu Bakr, Carel Van Loorens fit son entrée
dans Alger à la tête d ’une longue procession de chameaux et
d ’une escorte rassemblant vingt des meilleurs mameluks de la
Garde Impériale. Il transportait des tapis, des armes, des
perles, des éponges, des étoffes et des épices, toutes marchan­
dises de première qualité qui trouvèrent très vite preneurs,
bien qu’Alger fut à l’époque une ville riche où l’on trouvait à
foison des produits provenant du m onde entier que les razzias
des corsaires barbaresques avaient détournés de leur destina­
tion initiale. Mais Loorens gardait par-devers lui trois grandes
caisses de fer et à tous ceux qui lui demandaient ce qu’elles
contenaient il répondait invariablement : « aucun de vous n ’est
digne de voir les trésors qui sont dans ces caisses si ce n ’est
Hokab el-Ouakt. »
Le quatrième jour qui suivit son arrivée, trois hommes de
l’Aigle vinrent attendre Loorens à la porte de son auberge. Ils
lui firent signe de les suivre. Il acquiesça et ils le firent monter
dans une chaise à porteurs hermétiquement fermée par d ’épais
rideaux de cuir. Ils le conduisirent en dehors de la ville, dans
1128 G eorges Perec

un marabout isolé où ils l’enfermèrent après l ’avoir conscien­


cieusem ent fouillé. Plusieurs heures se passèrent. Enfin, à la
nuit tombée, précédé de quelques-uns de ses gardes du corps,
Hokab apparut :
— J’ai fait ouvrir tes caisses, dit-il, elles étaient vides.
— Je suis venu t’offrir quatre fois plus d ’or que ces caisses
ne sauraient en contenir !
— Q u’ai-je besoin de ton or ? Le plus petit galion espagnol
m ’en donne sept fois autant !
— De quand date ton dernier galion ? Les Anglais les cou­
lent et tu n ’oses t’attaquer aux Anglais. A côté de leurs grands
trois-mâts, tes galiotes ne sont que des barquettes !
— Qui t’envoie ?
— Tu es un Aigle et seul un autre Aigle peut s’adresser à
toi ! Je suis venu te porter un message de Napoléon Ier, Empe­
reur des Français !
Assurément, Hokab el-Ouakt savait qui était Napoléon Ier et
sans doute le tenait-il en haute estime, car sans toutefois
répondre explicitement à la proposition qui lui était faite, il
considéra dès lors Carel Van Loorens com me un ambassadeur
et tint à le traiter avec d ’infinis égards ; il l’invita à séjourner
dans son palais, une immense forteresse surplombant la mer,
où s’étageaient des jardins enchanteurs riches de jujubiers, de
caroubiers, de lauriers-roses et de gazelles apprivoisées, et
donna pour lui des fêtes som ptueuses au cours desquelles il
lui fit goûter des mets rares venus d ’Amérique et d ’Asie. En
retour, pendant des après-midi entiers, Loorens racontait ses
aventures à l’Arabe et lui décrivait les villes fabuleuses où il
avait séjourné : Diomira la ville aux soixante coupoles d ’argent,
Isaura la ville aux cent puits, Smeraldine la ville aquatique et
Moriane avec ses portes d ’albâtre transparentes à la lumière du
soleil, ses colonnes de corail soutenant des frontons incrustés
de serpentine, ses villas toutes de verre comme des aquariums
où les ombres des danseuses à l’écaille argentée nageaient
sous les lampadaires en forme de méduse.
Loorens était l’hôte de l’Aigle depuis près d ’une semaine
lorsqu’un soir, alors que resté seul dans le jardin qui s ’ouvrait
devant ses appartements, il achevait de boire un merveilleux
La Vie m o d e d ’em p lo i 1129

moka en tirant de temps à autre sur le tuyau d ’ambre de son


narghilé parfumé à l’eau de rose, il entendit un chant suave
s’élever dans la nuit. C’était une voix de femme aérienne et
mélancolique, et l’air qu’elle chantait sembla si familier à Loo-
rens qu’il se mit à écouter attentivement la musique et les
paroles et fut à peine surpris de reconnaître la pastourelle
d’Adrian Villart :

Q u a n d la dou ce saisons fine,


Q ue le f e l y v e r revient,
Que flo rs et fu elle décline,
Que ces oiselez ne tien t
De chanter en bois n ’en broil,
En ch an tan t si com j e soil,
Tôt seus m on chem in erroie.

Loorens se leva, se dirigea dans la direction de la voix et de


l’autre côté d ’un renfoncement de la forteresse tombant à pic
sur les récifs de la côte, à une dizaine de mètres au-dessus de
ses propres appartements, il aperçut, sur une terrasse entière­
ment fermée par des grilles dorées, éclairée dans la nuit par la
douce lumière de torches résineuses, une femme d ’une beauté
si extraordinaire qu’oubliant toute prudence, il enjamba la
balustrade de sa terrasse, gagna l’autre aile de la forteresse en
progressant le long d ’une étroite corniche et, s’aidant des aspé­
rités du rocher, parvint à la hauteur de la jeune femme. Il l’ap­
pela à voix basse. Elle l ’entendit, faillit s ’enfuir, puis, revenant,
s’approchant, lui conta en quelques murmures haletants sa
navrante histoire.

Elle se nommait Ursula von Littau. Fille du comte de Littau,


ancien aide de camp de Frédéric-Guillaume II, elle avait été
mariée à quinze ans au fils de l’Ambassadeur d ’Espagne à Pots-
dam, Alvaro Sanchez del Estero. La corvette sur laquelle elle
traversait la mer pour aller rejoindre son futur époux à Mâlaga
avait été attaquée par les Barbaresques. Elle avait dû à sa seule
beauté de garder la vie sauve et depuis dix ans déjà elle se
1130 G eorges Perec

languissait dans le harem de l’Aigle du Moment au milieu des


quinze autres épouses.
À demi suspendu dans le vide, Carel Van Loorens avait
écouté, les yeux pleins de larmes, Ursula von Littau et quand
elle eut fini son histoire, il lui fit le serment de la libérer dès
le lendemain. Et pour gage de sa promesse, il lui passa au doigt
sa chevalière, une bague au chaton ovoïdal dans lequel était
serti un corindon opalin portant gravé en intaille un 8 couché.
« Chez les Anciens », lui dit-il, « cette pierre était le symbole de
la mémoire et une légende veut que celui qui a vu une fois
cette bague plus jamais ne pourra oublier. »
En moins de vingt-quatre heures, délaissant tout à fait la mis­
sion que l’Empereur lui avait confiée, Loorens mit sur pied
l’évasion d ’Ursula von Littau. Le lendemain soir, s’étant pro­
curé dans la journée le matériel nécessaire, il retourna au pied
de la terrasse du harem. Sortant d ’une de ses poches un lourd
flacon de verre sombre, il versa en plusieurs points du grillage
quelques gouttes d ’un liquide fumant. Sous l’action corrosive
de l’acide, les barres de fer com mencèrent à se désagréger et
Loorens put ménager la mince ouverture qui permettrait à la
jeune Prussienne de se faufiler.
Elle arriva vers minuit. La nuit était noire. Très loin, devant
les appartements de l ’Aigle, des gardes nonchalants faisaient
les cent pas. Loorens déroula jusqu’au pied de la forteresse
une échelle de soie tressée qu ’Ursula puis lui empruntèrent
pour se retrouver, vingt-cinq mètres plus bas, sur une crique
sablonneuse entourée de rochers et de récifs à fleur d ’eau.
Deux mameluks de son escorte les attendaient sur cette
grève, porteurs de lanternes sourdes. Les guidant entre les
rochers, au milieu des éboulis caillouteux amoncelés au pied
de la falaise, ils les conduisirent jusqu’à l’embouchure d ’un
oued tari s’enfonçant profondément dans l’intérieur des terres.
Là les attendait le reste de l’escorte. Ursula von Littau fut hissée
sur un atatich, cette sorte de tente ronde que portent les cha­
meaux et dans laquelle se tiennent ordinairement les femmes,
et la caravane se mit en route.
Loorens projetait de gagner Oran, où l’influence espagnole
était demeurée prépondérante. Mais il n’en eut pas l’occasion.
La Vie mode d ’emploi 1131

Au petit jour, alors qu’ils n ’étaient qu’à quelques heures d ’Al­


ger, les hommes de l’Aigle les rejoignirent et les attaquèrent.
La bataille fut courte et pour les mameluks désastreuse. Loo­
rens lui-même en vit peu de chose, car une sorte d ’Hercule au
crâne entièrement rasé l’assomma d ’em blée d ’un simple coup
de poing.

Lorsque Carel Van Loorens se réveilla, tout endolori, il se


trouvait dans une pièce qui ressemblait à une cellule : de
grandes dalles, un mur sombre et nu, un anneau de fer
maçonné. Le jour tombait d ’une petite ouverture ronde munie
de barreaux de fer forgé finement ouvragés. Loorens s’en
approcha et vit que sa prison faisait partie d ’un minuscule vil­
lage de trois ou quatre gourbis groupés autour d ’un puits,
entourés d ’une toute petite palmeraie. Les hommes de l ’Aigle
campaient en plein air, aiguisaient leurs sabres, appointaient
leurs flèches, se livraient à des exercices équestres.
Tout à coup la porte s’ouvrit et trois hommes entrèrent. Ils
s’emparèrent de Loorens et l ’emmenèrent à quelques cen­
taines de mètres du village, au-delà de quelques dunes, au
milieu de palmiers morts que les sables du désert avaient
repris à l’oasis ; là, ils le ligotèrent sur un bâti de bois qui tenait
du lit de camp et de la table d ’opération, avec une longue
laisse de cuir passée plusieurs fois autour de son torse et de
ses membres. Puis ils s’éloignèrent au grand galop.

Le soir commençait à tomber. Loorens savait que s’il ne


mourait pas de froid dans la nuit, il serait le lendemain matin
brûlé par le soleil aussi sûrement que s ’il s ’était trouvé au
centre de sa « forge solaire ». Il se souvint qu’il avait décrit ce
projet à Hokab et que l’Arabe avait hoché pensivement la tête
en murmurant que le soleil du désert n ’avait pas besoin de
miroirs et il se dit qu’en choisissant pour le faire mourir un
tel supplice, l’Aigle voulait lui faire comprendre le sens de ces
paroles.
Des années plus tard, lorsqu’il fut sûr que Napoléon ne
pourrait plus le faire arrêter ni Roustan l’assassiner com me il
s ’était juré de le faire pour venger ses vingt camarades mas­
1132 G eorges P erec

sacrés par sa faute, Carel Van Loorens écrivit un bref mémoire


sur son aventure et le fît parvenir au roi de Prusse avec le secret
espoir que Sa Majesté lui ferait une pension pour le récompen­
ser d ’avoir tenté de sauver la fille de l’aide de camp de feu son
père. Il y raconte comment un hasard bénéfique décida de sa
survie, un hasard qui voulut que les hommes de l’Aigle se servi­
rent pour l’attacher d ’une longe de cuir tressé. Eussent-ils uti­
lisé une corde d ’alfa ou de chanvre, ou une bande de toile, il
n ’aurait jamais pu se libérer. Mais le cuir, com me chacun sait,
se détend sous l’effet de la sueur, et au bout de quelques
heures de contorsions crispées, de halètements, d ’horripila-
tions soudaines suivies de frissons à la limite de l’agonie, Loo­
rens sentit que la lanière qui jusqu’alors s’était enfoncée
davantage dans ses chairs à chaque effort qu ’il faisait, com men­
çait à se relâcher minusculement. Il était tellement épuisé que
malgré l ’angoisse qui l’étreignait, il tomba dans un sommeil
fiévreux entrecoupé de cauchemars qui lui faisaient voir des
armées de rats l’assaillant de partout et lui arrachant de toutes
leurs dents des lambeaux de chair vive. Il se réveilla haletant,
trempé de sueur, et sentit que son pied enflé était enfin libre
de se mouvoir.
Quelques heures plus tard, il avait défait ses liens. La nuit
était glaciale et un vent violent projetait des tourbillons de
sable qui lacéraient sa peau déjà toute meurtrie. Avec l’énergie
du désespoir, Loorens creusa un trou dans le sable et s’y dissi­
mula du mieux qu’il put, rabattant sur lui le lourd bâti de bois
sur lequel il avait été attaché.
Il ne parvint pas à retrouver le sommeil et pendant long­
temps, luttant contre le froid, contre le sable qui pénétrait dans
ses yeux et dans sa bouche et s’incrustait dans les plaies
ouvertes de ses poignets et de ses chevilles, il tenta de porter
un regard lucide sur sa situation. Elle n ’était pas brillante :
certes, il était libre de ses mouvements et sans doute parvien-
drait-il à survivre à cette nuit épouvantable, mais il était dans
un état de faiblesse critique, sans vivres et sans eau, il ignorait
où il se trouvait, sinon à quelques centaines de mètres d ’une
oasis où campaient ceux-là mêmes qui l ’avaient condamné.
S’il en était ainsi, il n ’avait aucune chance de survie. Cette
La Vie m o d e d ’em p lo i 1133

certitude le rasséréna presque : elle ne faisait plus dépendre


son salut de son courage, de son intelligence ou de sa force,
mais du seul destin.
Le jour se leva enfin. Loorens s’extirpa de son trou, se mit
debout, réussit à faire quelques pas. Devant lui, au-delà des
dunes, les cimes des palmiers étaient clairement visibles.
Aucun bruit ne semblait provenir de l’oasis. Loorens sentit son
espoir renaître : si, leur besogne accomplie, les hom m es de
l’Aigle avaient quitté leur repaire occasionnel et avaient
regagné Alger, cela voulait dire, d ’une part que la côte était
proche, d’autre part qu’il trouverait dans l’oasis de l’eau et des
vivres. Cette espérance lui donna la force de se traîner jus­
qu’aux palmiers.
Son raisonnement était faux, ou, pour le moins, hypothé­
tique, mais il se vérifia au moins sur un point : l’oasis était
déserte. Les gourbis effondrés plus qu ’à moitié semblaient
avoir été abandonnés depuis des années, le puits était tari et
grouillait de scorpions, les palmiers vivaient leurs dernières
saisons.
Loorens se reposa quelques heures et pansa ses plaies en les
entourant de palmes. Puis il partit en direction du nord. Il mar­
cha pendant des heures et des heures, d ’un pas mécanique et
halluciné à travers un paysage qui n ’était plus un désert de
sable mais quelque chose de pierreux et de gris avec de
maigres touffes d ’herbes presque jaunes, aux tiges acérées, et,
parfois, une carcasse d ’âne, blanche et friable, ou un entasse­
ment de pierres à demi éboulées qui avait peut-être été un abri
de berger. Puis, alors que de nouveau descendait le crépus­
cule, il crut voir très loin devant lui, tout au bout d ’un plateau
aride hérissé de crevasses et de boursouflures, des chameaux,
des chèvres, des tentes.

C’était un campement berbère. La nuit était noire quand il


l’atteignit enfin et il s’affala devant le feu autour duquel étaient
assis les hommes de la tribu.
Il resta plus d’une semaine avec eux. Ils ne connaissaient
que quelques mots d’arabe, aussi ne purent-ils pas beaucoup
communiquer, mais ils le soignèrent, réparèrent ses vête­
1134 G eorges Perec

ments, et quand il partit ils lui donnèrent des vivres, de l ’eau


et un poignard dont le manche était une pierre polie ceinturée
d ’une lamelle de cuivre décorée de fines arabesques. Pour pro­
téger ses pieds inhabitués à rester nus sur ces sols caillouteux,
ils lui fabriquèrent des sortes de socques de bois maintenus au
pied par une large lanière de cuir et il s’y habitua si bien qu’il
ne put jamais par la suite revenir aux chaussures à l’euro­
péenne.
Quelques semaines plus tard, Carel Van Loorens était en
sécurité à Oran. Il ne savait pas ce qu’était devenue Ursula von
Littau et c’est en vain qu’il essaya d ’organiser une expédition
punitive qui lui aurait permis de libérer la jeune femme. Ce
n’est qu’en 1816, après que l’Aigle du Moment eut été tué dans
le bombardement d ’Alger, le vingt-sept août, par une escadre
anglo-hollandaise, que l’on apprit par les femmes de son
harem que la pauvre Prussienne avait subi le sort réservé aux
femmes infidèles : cousue dans un sac de cuir, elle avait été
jetée à la mer du haut de la forteresse.
Carel Van Loorens vécut encore près de quarante ans. Sous
le nom d ’emprunt de John Ross, il devint bibliothécaire du
Gouverneur de Ceuta et passa le restant de ses jours à trans­
crire les poètes de la Cour de Cordoue et à coller sur les pages
de garde des ouvrages de la bibliothèque des ex-libris repré­
sentant une ammonite fossile surmontée de la fière devise :
Non fru stra vixi.
CHAPITRE IX X I X

Escaliers, 11

La porte des Rorschash est ouverte à deux battants. Deux


malles ont été tirées sur le palier, deux malles de bateaux, ren­
forcées de cuir clouté, garnies de multiples étiquettes. On en
devine une troisième dans l’entrée, pièce sombrement parque­
tée, avec des boiseries à hauteur d ’homme, des patères « rus-
tique-éclairé » en forme de cornes de cervidés provenant d ’une
B ierstube de Ludwigshafen, et un lustre art-nouveau, vasque
hémisphérique en pâte de verre, décorée de motifs triangu­
laires incrustés, qui donne une lumière plutôt médiocre.
Olivia Rorschash embarque ce soir à minuit à la Gare Saint-
Lazare pour son 56e tour du monde. Son neveu, qui va l’accom­
pagner pour la première fois, est venu la chercher avec pas
moins de quatre commissionnaires. C’est un garçon de seize
ans, très grand, aux cheveux très noirs tombant en boucles sur
ses épaules, vêtu avec un raffinement qui n ’est certainement
pas de son âge : une chemise blanche largement ouverte, un
gilet écossais, un blouson de cuir, un foulard abricot et un
blue-jeans ocre pris dans de larges bottes texanes. Il est assis
sur une des malles et suçote négligemment une paille plon­
geant dans une bouteille de coca tout en lisant le Vade-mecum
du Français à N ew York, petit dépliant touristico-publicitaire
édité par une agence de voyages.
1136 Georges P erec

Née en mille neuf cent trente à Sydney, Olivia Norvell devint


à huit ans la plus adulée des enfants d ’Australie lorsqu’elle
interpréta, au Royal Theater, une adaptation de la M ascotte du
Régim ent dans laquelle elle reprenait le rôle que Shirley
Temple avait créé au cinéma. Son triomphe fut tel que non
seulem ent la pièce se joua à bureaux fermés pendant deux ans
mais que, quand Olivia fit savoir, par quelques échos habile­
ment diffusés, qu’elle avait com mencé à répéter un nouveau
rôle, celui d ’Alice dans Un rêve d ’A lice, lointainement inspiré
de Lewis Carroll et écrit spécialement pour elle par un drama­
turge confirmé venu tout exprès de Melbourne, toutes les
places des deux cents représentations initialement prévues
furent achetées six mois avant la première et la direction du
théâtre dut ouvrir des listes d’attente pour les éventuelles
représentations ultérieures.
Tout en laissant sa fille poursuivre ainsi sa fabuleuse car­
rière, Eleanor Norvell, sa mère, femme d ’affaires avisée, intelli­
gem ment conseillée par un agent efficace, exploitait à fond
l’immense popularité de la petite fille qui devint bientôt le
mannequin le plus prisé du pays. Et l’Australie entière ne tarda
pas à être inondée de petits journaux et d ’affiches enjôleuses
montrant Olivia en train de caresser un ours en peluche, ou
de consulter sous l ’œ il professionnel de parents attendris une
encyclopédie plus grande qu’elle (Let y o u r Child en ter the
Realm o f K now ledge /) ou vêtue en petit poulbot avec une cas­
quette à pont et un pantalon à bretelles, assise sur un bord de
trottoir, jouant aux osselets avec trois sosies de Pim, Pam,
Poum, pour une sorte d ’ancêtre australien de la Prévention
routière.
Bien que sa mère et son agent s’inquiétassent sans cesse des
désastreuses conséquences que l’adolescence et plus encore la
puberté ne manqueraient pas d ’avoir sur la carrière de cette
petite poupée vivante, Olivia atteignit l ’âge de seize ans sans
avoir un instant cessé d ’être un objet d’adoration tel que dans
certaines localités de la côte ouest des ém eutes éclataient lors­
que l’hebdomadaire crypto-publicitaire qui détenait l ’exclusi­
vité de ses photos n ’arrivait pas au courrier prévu. Et c ’est
alors, triomphe suprême, qu’elle épousa Jeremy Bishop.
La Vie mode d'emploi 1137

Comme toutes les fillettes et les jeunes filles d’Australie, Oli­


via avait évidemment été entre 1940 et 1945 marraine de
guerre de plusieurs soldats. En fait, il s’était agi pour elle de
régiments entiers auxquels elle envoyait sa photographie dédi­
cacée ; de plus, une fois par mois, elle écrivait une petite lettre
à un simple soldat ou à un sous-officier qui s’était signalé par
un fait d ’armes plus ou moins héroïque.
Engagé volontaire au 28e régiment d ’infanterie de marine
(commandé par le célèbre colonel Arnhem Palmerston, sur­
nommé Vieux Tonnerre parce qu’une mince cicatrice blanche
sillonnait son visage com me s’il avait été frappé par la foudre),
le deuxième classe Jeremy Bishop fut l’un de ces heureux élus :
pour avoir, en 1942, lors de la sanglante bataille de la mer de
Corail, repêché son lieutenant qui était tombé à la mer, il
reçut, en même temps que la Victoria Cross, une lettre manus­
crite d ’Olivia Norvell qui se terminait par « je t’embrasse de
tout mon petit cœ ur » suivi d ’une dizaine de croix équivalant
chacune à un baiser.
Portant cette lettre sur lui com me un talisman, Bishop se
jura d ’en recevoir une autre et pour ce faire multiplia les
actions d ’éclat : de Guadalcanal à Okinawa, en passant par
Tarawa, les Gilbert, les Marshall, Guam, Bataan, les Mariannes
et Iwo-Jima, il fit tant et si bien qu’il se retrouva à la fin de la
guerre le soldat de première classe le plus décoré de toute
l’Océanie.
Le mariage s’imposait entre ces deux idoles des jeunes et il
fut célébré avec toute la pom pe indiquée le vingt-six janvier
1946, jour de la fête nationale australienne. Plus de quarante-
cinq mille personnes assistèrent à la bénédiction nuptiale qui
fut donnée dans le grand stade de Melbourne par le cardinal
Fringilli, alors vicaire œcum énique apostolique de l’Australasie
et des Terres antarctiques. Puis la foule fut admise, moyennant
dix dollars australiens par tête — soit près de soixante-dix
francs— à pénétrer dans la nouvelle propriété du jeune
couple et à défiler devant les cadeaux venus des cinq parties
du monde : le Président des États-Unis avait offert les œuvres
com plètes de Nathaniel Hawthorne reliées en buffle ; Madame
1138 G eorges Perec

Plattner, de Brisbane, dactylographe, un dessin représentant


les époux, exécuté uniquement avec des caractères de machine
à écrire ; The O livia Fan Club o f Tasm ania, soixante et onze
souris blanches apprivoisées qui savaient se grouper de
manière à former le nom d ’Olivia ; et le ministre de la Défense,
une corne de narval plus longue que celle que Sir Martin Fro-
bisher offrit à la reine Elizabeth à son retour du Labrador. En
payant dix dollars de plus on pouvait même entrer dans la
chambre nuptiale pour y admirer le lit conjugal sculpté dans
un tronc de séquoia, don conjoint de l ’A ssociation interprofes­
sionnelle d es Industries du Bois et Assim ilés et du Syndicat
n a tio n a l d es Forestiers-Bûcherons. Le soir, enfin, au cours
d ’une gigantesque réception, Bing Crosby, qu’un avion spécial
était allé chercher à Hollywood, chanta une adaptation de la
M arche n uptiale com posée en l’honneur des jeunes mariés
par un des meilleurs élèves d ’Ernst Krenek.

Ce fut son premier mariage. Il dura douze jours. Rorschash


fut son cinquième mari. Entre-temps elle épousa successive­
ment un jeune premier qu elle avait vu dans un rôle d ’officier
autrichien moustachu et portant dolman à brandebourgs, qui
la quitta quatre mois plus tard pour un jeune Italien venu leur
vendre une rose dans un restaurant de Bruges ; un lord anglais
qui ne se séparait jamais de son chien, une sorte de petit bar­
bet à poils frisés nommé Scrambled Eggs ; et un industriel
paralytique de Racine (Wisconsin, entre Chicago et Milwaukee)
qui dirigeait ses fonderies depuis la terrasse de sa villa, assis
dans son fauteuil roulant, les jambes couvertes d ’un amas de
journaux du monde entier arrivés par le courrier du matin.

C’est à Davos, en février 1958, quelques semaines après son


quatrième divorce qu’elle rencontra Rémi Rorschash, dans des
circonstances dignes des classiques com édies américaines. Elle
cherchait dans une librairie un livre sur Les Très Riches Heures
du D uc d e Berry dont elle avait vu quelques reproductions
la veille lors d ’une ém ission de télévision. Bien évidemment
l’unique exemplaire disponible venait d ’être acheté et l ’heu-
La Vie mode d ’emploi 1139

reux acquéreur, un homme d ’âge mûr mais manifestement


ingambe, était justement en train de le payer à la caisse. Sans
hésiter, Olivia se dirigea vers lui, se présenta et lui proposa de
racheter l’ouvrage. L’homme, qui n ’était autre que Rorschash,
refusa, mais ils convinrent pour finir de se le partager.
CHAPITRE LXXX

Bartlebooth, 3

Lors du troisième congrès de l’Union internationale des


Sciences historiques qui se tint à Edimbourg en octobre 1887
sous les doubles auspices de la R oyal H istorical Society et de
la British A ssociation fo r the A dvancem ent o f Sciences, deux
communications secouèrent formidablement la communauté
scientifique internationale et trouvèrent même pendant
quelques semaines un large écho dans l ’opinion publique.
La première communication fut faite en allemand par le Pro­
fesseur Zapfenschuppe, de l’Université de Strasbourg. Elle
avait pour titre : Untersuchungen über d ie Taufe Amerikas.
Alors qu’il examinait des archives remontées des caves de
l’Évêché de Saint-Dié, l’auteur avait découvert un lot de livres
anciens provenant sans aucun doute possible de la célèbre
imprimerie fondée en 1495 par Germain Lud. Parmi ces livres
se trouvait un atlas auquel de nombreux textes du seizième
siècle faisaient référence, mais dont on ne connaissait pas
d ’exemplaire : c ’était la fameuse Cosm ographiae introductio
curn qu ibu sdam geom etriae ac astron om iae p rin cipiis a d
eam rem necessariis, insuper qu atu or A m ericii Vespucii navi-
gationes, de Martin Waldseemüller, dit Hylacomylus, le plus
renommé des cartographes de l’École de Saint-Dié. C’est dans
La Vie m o d e d ’em p lo i 1141

cet atlas cordiforme que, pour la première fois, le nouveau


continent que Christophe Colomb avait découvert et, quant à
lui, baptisé Inde Occidentale, apparaissait sous la désignation
de TERRA AMER1CI VEL AMERICA, et la date figurant sur
l’exemplaire — 1507 — mettait enfin un terme à l’âpre contro­
verse qui depuis près de trois siècles s’élevait au sujet d ’Améric
Vespuce : pour les uns, c ’était un homme sincère, un explora­
teur intègre et scrupuleux qui n ’avait jamais pensé avoir un
jour l’honneur de baptiser un continent et qui ne le sut jamais
ou ne l’aurait appris que sur son lit de mort (et plusieurs gra­
vures romantiques — dont une de Tony Johannot — montrent
le vieil explorateur qui s’éteint au milieu des siens, à Séville,
en 1512, la main posée sur un atlas ouvert qu’un homme en
larmes agenouillé à son chevet lui tend pour qu’il voie de ses
yeux une dernière fois avant de mourir le mot AMERICA se
déployer en travers du nouveau continent) ; mais pour les
autres, c ’était un aventurier de la race des Frères Pinzôn, qui,
com me eux, avait tout fait pour évincer Colomb et s’attribuer
le mérite de ses découvertes. Grâce au Professeur Zap-
fenschuppe, il était enfin démontré que c ’était du vivant de
Vespucci que l’usage d ’appeler Amérique les terres nouvelles
s’était établi. Vespuce, bien que ses journaux et correspon­
dance n ’y fissent point allusion, en avait sans doute été infor­
mé : l ’absence de démenti et la persistance de la dénomination
tendent en effet à prouver qu’en fin de compte il ne devait pas
être mécontent de donner son nom à un continent qu’il croyait
sans doute, en toute bonne foi, avoir davantage « découvert »
que le Génois, lequel s’était somme toute contenté d ’explorer
quelques îles et n ’avait eu connaissance du continent propre­
ment dit que bien plus tard, lors de son troisième voyage, en
1498-1500, lorsqu’il visita l ’em bouchure de l ’Orénoque et se
rendit enfin compte que l’immensité de ce système hydrogra­
phique était le signe indiscutable d ’une vaste terre inconnue.

Mais la seconde communication était plus sensationnelle


encore. Elle s’intitulait New Insights into Early D énom ination
o f A m erica et avait pour auteur un archiviste espagnol, Juan
Mariana de Zaccaria, qui travaillait à La Havane, à la Maes-
1142 G eorges Perec

tranza, sur une collection de presque vingt mille cartes dont


un bon nombre provenait du fort de Santa Catalina, et qui y
avait trouvé un planisphère daté de 1503 sur lequel le nouveau
continent était explicitement désigné sous le nom de TERRA
COLUMBIA !

Lorsque le président de la séance, le vieux lord Smighart


Colquhoun o f Darroch, Secrétaire perpétuel de la Caledonian
Society, dont le flegme imperturbable ne fut jamais autant
apprécié, parvint enfin à faire s’éteindre les exclamations de
stupeur, d ’enthousiasme, d ’incrédulité et de bonheur qui fai­
saient résonner les voûtes austères du grand amphithéâtre de
YOld College, et que revint dans la salle un calme relatif plus
compatible avec la dignité, l’impartialité et l’objectivité dont
un véritable savant ne devrait jamais se départir, Zaccaria put
reprendre son exposé et faire circuler dans l’assistance survol-
tée des photographies montrant le planisphère en entier ainsi
qu’un agrandissement du fragment — passablement dété­
rioré — où les lettres

TE RA COI B IA
bordaient sur quelques centimètres une représentation som­
maire mais indéniablement reconnaissable d ’une large portion
du Nouveau Monde : l’Amérique centrale, les Antilles, les côtes
du Venezuela et de la Guyane.
Zaccaria fut le héros du jour et des correspondants du Scots-
m an, du Scottish D aily M ail, du Scottish D aily Express de
Glasgow et du Press a n d Jou rn al d ’Aberdeen, sans oublier
bien sûr le Times et le D a ily M ail, se chargèrent de répandre
la nouvelle dans le monde entier. Mais quelques semaines plus
tard, alors que Zaccaria, de retour à La Havane, mettait la der­
nière main à l ’article qu’il avait promis à YAm erican Jou rn al o f
Cartography dans lequel le précieux document, reproduit in
extenso, serait encarté en dépliant, il reçut une lettre qui éma­
La Vie m o d e d 'e m p lo i 1143

nait d ’un nommé Florentin Gilet-Burnaehs, conservateur au


Musée de Dieppe : le hasard lui avait fait ouvrir un numéro du
M oniteur Universel et il y avait lu un compte rendu fourni du
congrès et tout particulièrement de l’exposé de Zaccaria,
accompagné d ’une description du fragment endommagé sur
lequel l’archiviste s’était fondé pour affirmer que le Nouveau
Monde avait, en 1503, été nom m é COLOMBIE.
Citant au passage un certain Monsieur de Cuverville (« l’en ­
thousiasme n ’est pas un état d ’âme d ’historien »), Florentin
Gilet-Burnachs, tout en appréciant la brillance de la com muni­
cation de Zaccaria, se demandait si la révélation, pour ne pas
dire la révolution, qu elle contenait n ’aurait pas dû être passée
au crible d ’une critique impitoyable. Certes, la tentation était
forte de traduire

COI B IA
par

COLUMB I A
et cette interprétation traduisait bien le sentiment général : en
retrouvant une carte où les Indes Occidentales étaient bapti­
sées COLOMBIE, géographes et historiens avaient l’impression
de réparer une erreur historique ; depuis des siècles, le monde
occidental faisait grief à Améric Vespuce d ’avoir usurpé le nom
que Christophe Colomb aurait dû donner aux terres qu’il avait
le premier explorées : en acclamant Zaccaria, le Congrès avait
cru réhabiliter le navigateur génois et mettre fin à près de
quatre siècles d ’injustice.
Mais, rappelait le conservateur, dans le dernier quart du
quinzième siècle, des dizaines de navigateurs, des Cabot aux
Cabrai, de Gomes à Verrazano, cherchèrent par l’ouest la route
des Indes, et — c’est là qu’il voulait en venir — une solide
tradition dieppoise, active jusqu’à la fin du dix-huitième siècle,
attribuait la découverte de « l’Amérique » à un navigateur de
Dieppe, Jean Cousin, dit Cousin le Hardy, qui aurait visité les
1144 G eorges P erec

Antilles en 1487-1488, cinq ans avant le Génois. Le Musée de


Dieppe, héritier d ’une partie des cartes dressées sur l’ordre
de l’armateur Jean Ango, et qui firent de l’École dieppoise de
cartographie, avec Desceliers et Nicolas Desliens, l’une des
meilleures de son siècle, possédait précisément une carte
datée de 1521, c ’est-à-dire sensiblement postérieure à la carte
de la Maestranza, sur laquelle le golfe du Honduras — le
« golfe profond » de Christophe Colomb — était appelé MARE
CONSO, abréviation évidente de MARE CONSOBRINIA, la mer
de ou du Cousin (et non pas, comme l’avait stupidement sou­
tenu Lebrun-Brettil, MARE CONSOLATRIX).
Ainsi, poursuivait impitoyablement Florentin Gilet-Burnachs,
ce

cor b ra
que Zaccaria lisait

COLUMB I A
pouvait mieux encore, du point de vue de l ’écartement des
trois dernières lettres, se lire

En conclusion, le conservateur suggérait à Zaccaria de s’assu­


rer soigneusem ent de la provenance de la carte de 1503- Si
elle était de facture portugaise, espagnole, génoise ou véni­
tienne, le

COI B I A
pouvait effectivement désigner Colomb, même si celui-ci avait
imposé le mot INDIA. En tout cas, cela ne pouvait désigner
Jean Cousin, dont la renommée ne s ’était fortement établie
qu’à Dieppe même et qui se voyait opposer dès Le Tréport,
Saint-Valéry-en-Caux, Fécamp, Étretat et Honfleur des marins
La Vie m o d e d ’em p lo i 1145

tout aussi hardis ayant à qui mieux mieux ouvert les routes
nouvelles. Si par contre la carte provenait de l’École dieppoise
— cela se vérifierait aisément par la présence d ’un m ono­
gramme agrémenté d ’un petit d au centre d’une des roses des
vents — c ’était bien de TERRA CONSOBRINIA qu’il s’agissait.
Si, ajoutait enfin Gilet-Burnachs dans un post-scriptum, le
monogramme était fait de deux R entrelacés, cela voudrait dire
que le planisphère était l ’œuvre de Renaud Régnier, un des
premiers cartographes de l’École, qui passait pour avoir effecti­
vement accompagné Jean Cousin dans un de ses voyages. Ce
même Renaud Régnier avait, quelques années plus tard, vers
1520, dressé une carte de la côte nord-américaine, et, par une
coïncidence extraordinaire, avait baptisé TERRA MARIA la terre
qui, un siècle plus tard, allait, à cause d ’Henriette-Marie de
France, fille de Henri IV et femme de Charles Ier d ’Angleterre,
s ’appeler MARYLAND.

Zaccaria était un géographe honnête. Il aurait pu négliger la


lettre de Gilet-Burnachs, ou profiter du mauvais état général
du planisphère pour détruire toute possibilité d ’identifier ses
origines et affirmer ensuite au conservateur de Dieppe que
c’était une carte espagnole et que ses critiques ne tenaient pas.
Mais il vérifia consciencieusem ent qu’il s’agissait bien d ’une
carte de Renaud Régnier, en informa son correspondant, et
proposa une mise au point rédigée en commun et signée de
leurs deux noms, qui mettrait un terme à cet épineux pro­
blème de toponymie. L’article parut en 1888 dans la revue
O nom astica mais son retentissement fut infiniment moindre
que celui qu’avait connu la communication au troisième
congrès.
Il n ’en demeurait pas moins que le planisphère de 1503 était
la seule carte sur laquelle le continent aujourd’hui connu sous
le nom d ’Amérique était appelé la Cousinie. Cette singularité
vint aux oreilles de James Sherwood qui, un an plus tard, par­
vint à l’acheter, on ne sait pour quelle somme, au Recteur de
l’Université de La Havane. Et c’est ainsi que cette carte se
trouve aujourd’hui sur un des murs de la chambre de Bartle­
booth.
1146 Georges P erec

Ce n ’est pas pour son unicité que Bartlebooth s’attacha à


cette carte que, tout enfant, il voyait dans le grand hall du
manoir où il fut élevé, mais parce qu’elle possède une autre
caractéristique : le nord n ’est pas en haut de la carte, mais en
bas. Ce changement d ’orientation, plus fréquent à l’époque
qu’on ne le croit généralement, fascina toujours au plus haut
point Bartlebooth : cette représentation renversée, pas tou­
jours de cent quatre-vingts degrés, parfois de quatre-vingt-dix
ou de quarante-cinq, détruisait chaque fois com plètement la
perception habituelle de l’espace et faisait par exem ple que la
silhouette de l’Europe, familière à tous ceux qui ont fréquenté
ne serait-ce que l’école primaire, se mettait à ressembler,
quand on la faisait pivoter de quatre-vingt-dix degrés vers la
droite, l’ouest devenant le haut, à une espèce de Danemark.
Et dans ce renversement minuscule, se dissimulait l ’image
mêm e de son activité de poseur de puzzle.
Bartlebooth ne fut jamais un collectionneur au sens tradi­
tionnel du terme, mais pourtant, au début des années trente,
il chercha ou fit chercher des cartes semblables. Il en a deux
autres dans sa chambre. L’une, qu’il trouva à l’Hôtel Drouot,
est un beau tirage de Ylm perium Japonicum ... descriptum ab
H adrian o Relando, faisant partie de l’Atlas de Reiner Otten
d ’Amsterdam ; les spécialistes font grand cas de cette carte,
non parce que le nord est à droite, mais parce que les noms
des soixante-six provinces impériales sont, pour la première
fois, donnés en idéogrammes japonais et transcrits en carac­
tères latins.

L’autre est plus curieuse encore : c’est une carte du Pacifique


telle que les tribus côtières du golfe de Papouasie en utili­
saient : un réseau extrêmement fin de tiges de bambou indique
les courants marins et les vents dominants ; çà et là sont dis­
posés, apparemment au hasard, des coquillages (cauris) qui
représentent les îles et les écueils. Par rapport aux normes
adoptées aujourd’hui par tous les cartographes, cette « carte »
semble une aberration : elle n ’offre à première vue ni orienta­
tion, ni échelle, ni distance, ni représentation des contours ;
en fait, il paraît qu’elle se révèle à l’usage d ’une efficacité
La Vie m o d e d ’em p lo i 1147

incomparable, de la même manière, expliqua un jour Bartle­


booth, que le plan du métro londonien n ’est absolument pas
superposable à un plan de la ville de Londres, tout en étant
d ’un em ploi suffisamment simple et clair pour que l’on puisse
s’en servir sans problème lorsque l’on veut se rendre en métro
d ’un endroit à un autre.
Cette carte du Pacifique fut rapportée par le capitaine Barton
qui, à la fin du siècle dernier, étudia les périples d ’une de ces
tribus de Nouvelle-Guinée, les Motu de Port Moresby, périples
qui ne sont pas sans rappeler la ku la des Trobriandais. Barton,
de retour à Londres, offrit sa trouvaille à la Bank o f Australia
qui avait partiellement subventionné son expédition. La
banque l’exposa quelque temps dans l’un des salons de récep­
tion de son siège social, puis en fit cadeau à son tour à la
Fondation nationale pour le Développem ent de l’Hémisphère
Sud, agence semi-privée destinée à recruter des émigrants
pour la Nouvelle-Zélande et l’Australie. La Fondation fit faillite
à la fin des années vingt et la carte du Pacifique, mise en vente
par le liquidateur judiciaire, finit par être signalée à Bartle­
booth qui l’acheta.

Le reste de la chambre est presque vide de meubles : une


pièce claire, peinte en blanc, avec d ’épais rideaux de percale,
et un lit de milieu ; c’est un lit anglais, aux montants de cuivre,
recouvert d ’une indienne à fleurs, flanqué de deux tables de
nuit Empire. Sur celle de gauche, une lampe dont le socle
affecte la forme d’un artichaut, et une assiette octogonale en
étain sur laquelle sont posés deux morceaux de sucre, un
verre, une cuiller et une carafe d ’eau en cristal avec un bou­
chon en forme de pom m e de pin ; sur celle de droite, une
pendulette rectangulaire dont le boîtier en acajou veiné est
incrusté d ’ébène et de métal doré, un gobelet d’argent à m ono­
gramme, et une photographie dans un cadre ovale représen­
tant trois des grands-parents de Bartlebooth, William
Sherwood, le frère de James, sa femme Emily, et James Aloysius
Bartlebooth, tous trois en vêtements de cérémonie, debout
derrière Priscilla et Jonathan, jeunes mariés assis l’un contre
l’autre au centre d ’une profusion de corbeilles fleuries et enru­

A
1148 Georges P erec

bannées. Sur la tablette inférieure est posé un agenda de grand


format, relié en cuir noir. Sur la couverture les mots DESK
DIARY 1952 et ALLIANCE BUILDING SOCIETY, en grandes
capitales dorées, surmontent un blason, de gueules aux che­
vrons, abeilles et besants d ’or, accompagné d ’un phylactère
portant la devise DOMUS ARX CERTISSIMA, dont la traduction
anglaise est donnée juste en dessous : The surest stronghold is
the home.

Il serait fastidieux de dresser la liste des failles et des contra­


dictions qui se révélèrent dans le projet de Bartlebooth. Si,
pour finir, comme nous le verrons désormais bientôt, le pro­
gramme que l’Anglais s'était fixé succomba sous l’attaque réso­
lue de Beyssandre et sous celle, beaucoup plus secrète et
subtile, de Gaspard Winckler, c'est d ’abord à la propre incapa­
cité où se trouva alors Bartlebooth de répondre à ces attaques
qu’il faut imputer cet échec.
Il ne s’agit pas ici de ces failles mineures qui ne mirent
jamais en danger le système que Bartlebooth avait voulu
construire, même si elles en accentuèrent parfois le côté exas­
pérant et trop rigidement tyrannique. Par exemple, lorsque
Bartlebooth décida qu’il peindrait cinq cents aquarelles en
vingt ans, il choisit ce nombre parce que cela faisait un chiffre
rond ; il aurait mieux valu choisir quatre cent quatre-vingts, ce
qui aurait donné deux aquarelles chaque mois, ou, à la rigueur,
cinq cent vingt, c’est-à-dire une toutes les deux semaines. Mais
pour arriver exactement à cinq cents aquarelles, il fut parfois
obligé d ’en peindre deux par mois, sauf un mois où il en pei­
gnait trois, ou une à peu près toutes les deux semaines et
quart. Ceci, s'ajoutant aux contingences des voyages, compro­
mit minusculement le déroulement temporel du programme :
en fait. Gaspard Winckler reçut une aquarelle approximative­
ment tous les quinze jours, car dans le détail, des variations de
quelques jours et parfois même de quelques semaines purent
La Vie m o d e d ’em p lo i 1149

se présenter ; encore une fois, cela ne mit pas en cause l’orga­


nisation générale de la tâche que Bartlebooth s’était imposée,
pas plus que ne la compromirent les petits retards que l’An-
glais prit parfois dans la reconstitution des puzzles et qui firent
que très souvent les aquarelles, quand elles furent « effacées »
sur les lieux mêmes où elles avaient été peintes, ne le furent
pas exactement vingt ans après, mais à peu près vingt ans
après, vingt ans et quelques jours après.
Si l’on peut parler d ’un échec global, ce n’est pas à cause de
ces petits décalages, mais parce que, réellement, concrète­
ment, Bartlebooth ne parvint pas à mener à terme sa tentative
en respectant les règles qu’il s’était données : il voulait que le
projet tout entier se referme sur lui-même sans laisser de
traces, comme une mer d ’huile qui se referme sur un homme
qui se noie, il voulait que rien, absolument rien n ’en subsiste,
qu’il n ’en sorte rien que le vide, la blancheur immaculée du
rien, la perfection gratuite de l’inutile, mais s’il peignit cinq
cents marines en vingt ans, et si toutes ces marines furent
découpées par Gaspard Winckler en puzzles de sept cent cin­
quante pièces chacun, tous les puzzles ne furent pas reconsti­
tués, et tous les puzzles reconstitués ne furent pas détruits à
l’endroit même où, à peu près vingt ans plus tôt, les aquarelles
avaient été peintes.
Il est difficile de dire si le projet était réalisable, si l’on pou­
vait en mener à bien l’accomplissement sans le faire tôt ou tard
s’écrouler sous le poids de ses contradictions internes ou sous
la seule usure de ses éléments constitutifs. Et même si Bartle­
booth n ’avait pas perdu la vue, il n ’aurait quand même peut-
être jamais pu achever cette aventure implacable à laquelle il
avait décidé de consacrer sa vie.

C’est dans les derniers mois de l’année mille neuf cent


soixante-douze que Bartlebooth se rendit compte qu’il deve­
nait aveugle. Cela avait com m encé quelques semaines aupara­
vant par des maux de tête, des torticolis et des troubles visuels
qui faisaient que, lorsqu’il avait travaillé toute une journée sur
ses puzzles, il avait la sensation que sa vue se brouillait, que le
contour des choses se nimbait d ’une brume imprécise. Au
1150 Georges P erec

début il lui suffisait de s’étendre quelques minutes dans l’obs­


curité pour que cela se passe, mais bientôt les troubles s’aggra­
vèrent, devinrent plus fréquents et plus intenses et, même
dans la pénombre, il lui semblait que les objets se dédou­
blaient, com me s'il avait été perpétuellement ivre.
Les médecins qu'il consulta diagnostiquèrent une double
cataracte dont ils l’opérèrent avec succès. Ils lui mirent d ’épais
verres de contact et lui interdirent évidemment de se fatiguer
les yeux. Dans leur esprit cela voulait dire ne lire que les gros
titres des journaux, ne pas conduire la nuit, ne pas regarder
trop longtemps la télévision. Il ne leur vint même pas à l’idée
que Bartlebooth pourrait envisager un seul instant de recom­
mencer un puzzle. Mais au bout d ’un mois seulement, Bartle­
booth s’assit à sa table et entreprit de rattraper le temps perdu.
Très vite les troubles revinrent. Cette fois-ci Bartlebooth
croyait voir une mouche voleter sans cesse quelque part à côté
de son œ il gauche et il se surprenait à tout instant à vouloir
lever la main pour la chasser. Puis son champ visuel commença
à diminuer pour n ’être plus à la fin q u ’une mince fissure lais­
sant percer un jour glauque, comme une porte entrebâillée
dans le noir.
Les médecins qu ’il fit venir à son chevet hochèrent négative­
ment la tête. Les uns parlèrent d ’amaurose, les autres de réti-
nite pigmentaire. Dans un cas com me dans l’autre ils ne
pouvaient plus rien et l’évolution vers la cécité était inexorable.
Il y avait dix-huit ans que Bartlebooth prenait dans ses mains
les petites pièces des puzzles et le toucher jouait pour lui un
rôle presque aussi grand que la vision. Il se rendit compte avec
une sorte d'ivresse qu'il pourrait continuer son travail : ce
serait comme si, désormais, il devait s’astreindre à reconstituer
des aquarelles incolores. En fait, il arrivait encore à cette
époque à différencier les formes. Lorsque, au début 1975. il
commença à ne plus rien percevoir sinon des lueurs impal­
pables tremblotant dans des lointains mouvants, il décida de
se faire aider par quelqu'un qui trierait avec lui les pièces du
puzzle en chantier selon leurs couleurs dominantes, leurs
nuances et leurs formes. Winckler était mort, et de toute façon
il aurait sans doute refusé. Smautf et Valène étaient trop vieux,
La Vie m o d e d ’em p lo i 1151

et les essais qu’il fit faire à Kléber et à Hélène ne le satisfirent


pas. Finalement il s’adressa à Véronique Altamont parce qu’il
avait appris de Smautf, qui le tenait de Madame Nochère,
qu’elle étudiait l’aquarelle et qu’elle était amateur de puzzles.
Presque tous les jours depuis, la frêle jeune fille vient passer
une heure ou deux avec le vieil Anglais et lui fait toucher un à
un les morceaux de bois en lui décrivant de sa toute petite
voix leurs imperceptibles variations de couleurs.
CHAPITRE LXXXI

Rorschash, 4

La chambre d ’Olivia Rorschash est une pièce claire et plai­


sante, tendue d ’un papier bleu pâle à décors japonisants,
agréablement meublée de bois clair. Le lit, sur lequel est jetée
une couverture indienne en patchwork, est posé sur une large
estrade parquetée faisant de chaque côté office de chevets : sur
celui de droite un haut vase d ’albâtre rempli de roses jaunes ;
sur l’autre une minuscule lampe veilleuse dont le support est
un cube de métal noir, un exemplaire d ’occasion de La Vallée
d e la Lune, de Jack London, acheté la veille quinze centimes
au marché aux puces de la place d ’Aligre, et une photographie
d'Olivia à vingt ans : chemise à carreaux, gilet de cuir à franges,
pantalon de cheval, bottes à hauts talons, chapeau de cow-boy,
juchée sur une barrière de bois, une bouteille de coca-cola à
la main ; derrière elle un marchand ambulant musclé brandit
d'un seul geste vigoureux de l’avant-bras un lourd plateau sur­
chargé de fruits multicolores : c'est une photographie de tour­
nage de son avant-dernier long métrage — H ardi les Gars ! —
dont elle fut la vedette en 1949 lorsque, après sa retentissante
rupture avec Jeremy Bishop, elle quitta l’Australie et tenta de
faire aux Etats-Unis une audacieuse reconversion. H ardi les
Gars ! fît une courte carrière. Le film suivant qui, par une coin-
La Vie m o d e d ’em p lo i 1153

cidence cruelle, avait pour titre Reste à l ’affiche, m on Chéri !


.— elle y jouait le rôle d ’une écuyère (la belle Amandine) amou­
reuse d ’un acrobate de dix-sept ans qui jonglait avec des
torches enflammées — ne fut même pas monté, les produc­
teurs ayant estimé à la vision des rushes qu’ils n ’en tireraient
rien. Olivia devint alors l’étoile d ’une série touristique dans
laquelle elle était la jeune Américaine de bonne famille, pleine
de bonne volonté, allant faire du ski nautique aux Everglades,
se bronzant aux Bahamas, aux Caraïbes ou aux Canaries, se
déchaînant au Carnaval de Rio, acclamant les toreros à Barce­
lone, se cultivant à l’Escurial, se recueillant au Vatican, sablant
le champagne au M oulin Rouge, buvant de la bière à 1’Oktober-
fe st de Munich, etc., etc., etc. C’est ainsi que lui vint le goût des
voyages et elle en était à son cinquante-huitième court métrage
(Inoubliable Vienne...) lorsqu’elle rencontra son second mari
qu elle quitta d ’ailleurs au cinquante-neuvième (Bruges l ’En-
chanteresse).

Olivia Rorschash est dans sa chambre. C’est une toute petite


femme, un peu boulotte, aux cheveux frisés ; elle porte un tail­
leur de lin blanc, strict, impeccablement coupé, un chemisier
de soie grège agrémenté d ’une large cravate. Elle est assise
près de son lit à côté des quelques affaires qu’elle va emporter
avec elle — un sac à main, un nécessaire de toilette, un man­
teau léger, un béret orné de l’ancienne médaille de l’Ordre de
Saint-Michel, représentant l’Archange en train de terrasser le
Dragon, Time M agazine, le Film fran çais, W h at’s On in Lon-
don — et elle relit la série d ’instructions qu’elle laisse à Jane
Sutton :

— fa ir e fa ir e une livraison d e coca-cola


— changer tous les d eu x jo u rs l ’eau des fleurs,
y ajouter chaque fo is un dem i-cachet d ’aspi­
rine, les je te r q u a n d elles seront fa n ées
— fa ire n ettoyer le g ra n d lustre d e cristal
(appeler la m aison Salmon)
— rapporter à la bibliothèque m unicipale les
livres qu i a u ra ien t dû être rendus depuis
1154 Georges P erec

déjà qu in ze jo u rs et en p a rticu lier Les lettres


d ’amour de Clara Schumann, De l’angoisse à
l’extase, d e Pierre Janet, et Le Pont sur la
rivière Kwai, d e Pierre Boulle
— acheter d e l ’É dam étuvé p o u r Polonius et ne
p a s oublier d e l ’am ener une fo is p a r sem aine
chez M onsieur Lefèvre p o u r sa leçon de
d o m in o s 1
— vérifier chaque jo u r que les P izzicagnoli
n ’on t p a s cassé la grappe d e verre soufflé du
vestibule.

Le prétexte de ce 56e tour du m onde est une invitation à


Melbourne pour la première mondiale du film II éta it une fois
O livia N orvell, film de montage réunissant la plupart de ses
meilleures prestations, y compris des séquences filmées de ses
grands succès au théâtre ; le voyage commencera par une croi­
sière maritime de Londres aux Antilles et continuera en avion
jusqu’à Melbourne avec des étapes de quelques jours prévues
à New York, Mexico, Lima, Tahiti et Nouméa.

1. Polonius est le 43e descendant d ’u n couple de hamsters apprivoisés


que Rémi Rorschash offrit à Olivia peu de tem ps après avoir fait sa connais­
sance : ils avaient vu dans un music-hall de Stuttgart un m ontreur d'animaux
et avaient été à ce point passionnés par les prouesses sportives du hamster
Ludovic — aussi à l'aise aux anneaux q u 'à la barre fixe, au trapèze ou aux
barres parallèles — qu'ils avaient dem andé à l'acheter. Le m ontreur, Lefèvre,
avait refusé mais leur avait vendu un couple — G ertrude et Sigismond —
auquel il avait appris à jouer aux dominos. La tradition s’était perpétuée de
génération en génération, les parents apprenant chaque fois spontaném ent
à jouer à leurs rejetons. Malheureusement, l'hiver précédent, une épidémie
avait presque entièrem ent détruit la petite colonie : l'unique survivant, Polo­
nius, ne pouvait jouer seul et, qui plus est, était condam né à dépérir s'il ne
pouvait continuer à pratiquer son passe-temps favori. Aussi fallait-il, une fois
par semaine, le m ener à M eudon chez le m o ntreur qui, aujourd’hui retiré,
continuait po u r son seul plaisir à élever des petits animaux savants.
CHAPITRE LXXXII

Gratiolet, 2

La chambre d ’Isabelle Gratiolet : une chambre d ’enfant avec


un papier rayé orange et jaune, un lit étroit en tube garni d ’un
oreiller en forme de Snoopy, un fauteuil crapaud recouvert
d ’un tissu frangé et dont les bras se terminent par des glands
à pompons, une petite armoire à deux portes, en bois blanc,
dont les panneaux sont recouverts d ’un tissu adhésif plastifié
évoquant un carrelage rustique (Façon Delft : carreaux bleu
clair, minusculement ébréchés, représentant alternativement
un moulin à vent, un pressoir et un cadran solaire), et une
table d ’écolière avec une rainure pour les crayons, et trois
casiers à livres. Il y a sur la table un plumier décoré de motifs
au pochoir représentant, d ’une façon plutôt stylisée, des Écos­
sais en costume national soufflant dans leurs cornemuses, une
règle en acier, une boîte un peu bosselée, en métal émaillé,
sur laquelle est écrit le mot ÉPICES et qui est pleine de stylos
à bille et de feutres, une orange, plusieurs cahiers recouverts
de papier marbré tel qu ’en utilisent les relieurs, une bouteille
d ’encre Waterman et quatre buvards appartenant à la collec­
tion qu’Isabelle constitue, beaucoup moins sérieusement d ’ail­
leurs que son concurrent Rémi Plassaert :
— un bébé en culotte petit-bateau poussant devant lui un
1156 Georges Perec

cerceau (offert par les Papeteries Fleuret Fils de Corvol


l’Orgueilleux) ;
— une abeille (Apis m ellifica L.) (offert par les Laboratoires
Juventia) ;
— une gravure de m ode montrant un homme vêtu d ’un
pyjama de shantung rouge, de babouches en peau de
phoque et d ’une robe de chambre en cachemire bleu ciel
gansée d ’argent (NESQUIK : on en p ren d ra it bien un
deu xièm e /)
— et enfin le N° 24 de la série Les gran des D am es d e l'His-
toire d e France, offerte par La Sem aine d e Suzette :
Madame Récamier ; dans un petit salon Empire où
quelques rares habits noirs écoutent assis sur un canapé,
on voit à côté d ’une psyché supportée par une Minerve,
une chaise longue, à l’intérieur incurvé comme un ber­
ceau, où une jeune femme est étendue : la mollesse de
sa pose contraste avec l’éclat merveilleux de sa robe
d ’épais satin nacarat.

Au-dessus du lit, présence surprenante dans cette chambre


d ’adolescente, est accroché un théorbe à caisse ovale, un de
ces luths à double manche dont la vogue éphémère s’instaura
au seizième siècle, culmina sous Louis XIV — Ninon de Len-
clos, paraît-il, y excellait— et décrût ensuite au profit de la
guitare basse et du violoncelle. C’est le seul objet qu’Olivier
Gratiolet emporta du haras après l’assassinat de sa femme et
le suicide de son beau-père. On disait qu’il avait toujours été
dans la famille mais personne n ’en connaissait l’origine et Oli­
vier finit par le montrer à Léon Marcia qui l’identifia sans trop
de peine : c’était vraisemblablement un des derniers théorbes
que l’on ait fabriqués ; il n ’avait jamais été joué et provenait de
l’atelier tyrolien des Steiner ; il ne datait certainement pas de
la grande période de cet atelier, celle où l’on comparait les
violons de Jacques Steiner à ceux d ’Amati, mais de sa fin, pro­
bablement du tout début de la seconde moitié du dix-huitième
siècle, à l’époque où luths et théorbes devenaient davantage
des curiosités de collectionneurs que des instruments de
musique.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1157

À l’école personne n ’aime Isabelle et elle ne fait apparem­


ment rien pour être aimée. Ses camarades de classe disent
d ’elle qu’elle est com plètem ent marteau, et plusieurs fois des
parents d’élèves sont venus se plaindre à Olivier Gratiolet de
ce que sa fille raconte aux autres enfants de sa classe ou parfois
même, dans la cour de récréation, à des élèves qui sont beau­
coup plus petites qu'elle, des histoires qui leur font peur. Par
exemple, pour se venger de Louisette Guerné qui lui avait ren­
versé une bouteille d ’encre de Chine sur sa blouse en classe
de dessin, elle lui a raconté qu’il y avait un vieillard p orn o gra ­
p h iqu e qui la suivait dans la rue chaque fois qu’elle sortait du
lycée et qu’un jour il allait l’attaquer et lui arracher tous ses
vêtements et l’obliger à lui faire des choses dégoûtantes. Ou
bien, elle a persuadé Dominique Krause, qui n ’a que dix ans,
que les fantômes existent vraiment et même qu’un jour elle
avait vu apparaître son père vêtu d ’une armure comme un che­
valier du Moyen Age au milieu d ’une foule de gardes terrorisés,
armés de pertuisanes. Ou bien encore, alors qu’on lui avait
donné comme sujet de rédaction « Racontez votre plus beau
souvenir de vacances », elle avait rédigé une longue et tor­
tueuse histoire d ’amour dans laquelle, vêtue de brocarts d ’or,
à la poursuite d ’un Prince Masqué dont elle avait juré qu’elle
ne regarderait jamais le visage, elle arpentait des vestibules
dallés de marbre veiné, escortée par des armées de pages por­
teurs de torches résineuses, et de nains qui lui versaient des
vins capiteux dans des coupes de vermeil.
Son professeur de français, désemparée, montra cette rédac­
tion à la directrice du lycée qui, après avoir pris l’avis d ’une
conseillère pédagogique, écrivit à Olivier Gratiolet, lui recom­
mandant vivement de faire examiner sa fille par un psychothé­
rapeute et suggérant de la faire entrer l’année suivante dans
un institut psycho-pédagogique où son développem ent intel­
lectuel et psychique pourrait être davantage suivi, mais Olivier
1158 G eorges Perec

répondit, assez sèchement, que ce n ’était pas parce que les


écolières de l’âge de sa fille étaient dans leur quasi-totalité des
brebis bêlantes tout juste capables de répéter en chœur la fe r­
m ière don ne à m anger a u x p ou les ou le p a y sa n laboure avec
sa charrue qu’il fallait considérer Isabelle comme anormale,
ou simplement fragile, sous prétexte qu’elle avait de l'imagi­
nation.
CHAPITRE LXXXIII

Hutting, 3

La chambre de Hutting, aménagée dans la loggia de son


grand atelier, correspond plus ou moins à l’ancienne chambre
de bonne n° 12 où, jusqu’à la fin 1949, vécut un très vieux
couple que l’on appelait les Honoré ; Honoré était en fait le
prénom de l’homme, mais personne, sauf peut-être Madame
Claveau et les Gratiolet, ne connaissait leur nom de famille
— Marcion — ni ne se servait du prénom de la femme,
Corinne, que l’on s’obstinait à appeler Madame Honoré.
Jusqu’en mille neuf cent vingt-six, les Honoré servirent chez
les Danglars. Honoré était maître d ’hôtel et Madame Honoré
cuisinière, une cuisinière à l’ancienne, portant en toute saison
un mouchoir d ’indienne fixé dans le dos par une épingle, un
bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge,
et par-dessus sa camisole un tablier à bavette. Une troisième
domestique complétait le service des Danglars : c ’était Célia
Crespi, qui avait été engagée comme femme de chambre
quelques mois auparavant.

Le trois janvier mille neuf cent vingt-six, une dizaine de jours


après l’incendie qui avait ravagé le boudoir de Madame Dan­
glars, Célia Crespi, venant prendre son service vers sept heures
1160 G eorges Perec

du matin, trouva l’appartement vide. Les Danglars, apparem­


ment, avaient jeté quelques objets de première nécessité dans
trois valises et étaient partis sans prévenir.
La disparition d ’un deuxième président à la cour d ’appel ne
saurait constituer un événement anodin et dès le lendemain
les bruits com mencèrent à courir sur ce que tout de suite on
appela l'Affaire Danglars : était-il exact que des menaces
avaient été proférées contre le magistrat ? Etait-il exact qu’il
était suivi depuis plus de deux mois par des policiers en civil ?
Etait-il exact qu'une perquisition avait été faite dans son
bureau au Palais en dépit d ’une interdiction formelle notifiée
au Préfet de Police par le Garde des Sceaux lui-même ? Autant
de questions que, journaux satiriques en tête, la grande presse
posa avec son sens habituel des scandales et des affaires à sen­
sation.
La réponse arriva une semaine plus tard : le ministère de
l’intérieur publia un communiqué annonçant que Berthe et
Maximilien Danglars avaient été arrêtés le cinq janvier alors
qu’ils tentaient de passer clandestinement en Suisse. Et l’on
apprit avec stupéfaction que le haut magistrat et sa femme
avaient commis, depuis la fin de la guerre, une trentaine de
cambriolages plus audacieux les uns que les autres.
Ce n ’est pas par intérêt que les Danglars volaient mais plu­
tôt, à l’instar de tous ces cas décrits avec abondance de détails
dans la littérature psychopathologique, parce que les dangers
qu’ils encouraient en commettant ces vols leur procuraient
une exaltation et une excitation de nature proprement sexuelle
et d ’une intensité exceptionnelle. Ce couple de grands bour­
geois rigides qui avait toujours eu des rapports à la Gauthier
Shandy (une fois par semaine, après avoir remonté la pendule,
Maximilien Danglars accomplissait son devoir conjugal) décou­
vrit que le fait de dérober en public un objet de grande valeur
déclenchait chez l’un et chez l’autre une sorte d ’ivresse libidi­
nale qui devint très vite leur raison de vivre.
Ils avaient eu la révélation de cette pulsion commune d'une
manière tout à fait fortuite ; un jour, accompagnant son mari
chez Cleray pour qu’il se choisisse un étui à cigarettes, Madame
Danglars, saisie par un ém oi et une frayeur irrésistibles et
La Vie m o d e d ’em ploi 1161

regardant droit dans les yeux la vendeuse qui s’occupait d ’eux,


avait dérobé une boucle de ceinture en écaille. Ce n'était q u ’un
larcin de luxe, mais lorsque le soir même elle l’avoua à son
mari, qui ne s’était aperçu de rien, le récit de cet exploit illégal
provoqua simultanément en eux une frénésie sensuelle habi­
tuellement absente de leurs étreintes.

Les règles de leur jeu s’élaborèrent assez vite. Ce qui impor­


tait, en l’occurrence, c ’est que l’un des deux accomplisse
devant l’autre tel ou tel vol qu ’il avait été mis en demeure de
commettre. Tout un système de gages, généralement éro­
tiques, récompensait ou punissait le voleur selon qu’il avait
réussi ou échoué.
Recevant beaucoup, abondamment invités, c’est dans les
salons des ambassades ou dans les grands raouts du Tout-Paris
que les Danglars choisissaient leurs victimes. Par exemple,
Berthe Danglars défiait son mari de lui rapporter l’étole de
vison que portait ce soir-là la duchesse de Beaufour et Maximi-
lien, relevant le pari, exigeait en retour que sa femme se pro­
cure le carton de Fernand Cormon (Chasse à l ’aurochs) qui
ornait un des salons de leurs hôtes. Selon la difficulté d ’ap­
proche de l’objet convoité, le candidat pouvait disposer d ’un
certain délai et même, dans certains cas plus complexes, béné­
ficier de la complicité ou de la protection du conjoint.
Sur les quarante-quatre défis qu’ils se lancèrent, trente-deux
furent honorés. Ils volèrent, entre autres, un grand samovar en
argent chez la com tesse de Melan, une esquisse du Pérugin
chez le nonce du Pape, l’épingle à cravate du directeur général
de la Banque du Hainaut, et le manuscrit presque com plet des
M ém oires sur la vie d e Jean R acine, par son fils Louis, chez le
chef de cabinet du ministre de l’instruction publique.
Tout autre qu’eux aurait été repéré et arrêté tout de suite,
mais même lorsqu’il leur arriva d ’être pris sur le fait, ils purent
se disculper presque sans peine : il semblait à ce point impos­
sible qu’un grand magistrat et son épouse pussent être sus­
pectés de cambriolage que les témoins préféraient douter de
ce qu’ils avaient de leurs yeux vu plutôt que d ’admettre la
culpabilité d ’un juge.

i
1162 G eorges Perec

Ainsi, rattrapé dans les escaliers de l’hôtel particulier du mar­


chand d ’art d ’Olivet, alors qu’il emportait trois lettres de
cachet signées de Louis XVI, relatives aux emprisonnements du
marquis de Sade à Vincennes et à la Bastille, Maximilien Dan­
glars expliqua le plus calmement du monde qu’il venait de
demander l’autorisation de les emprunter pour quarante-huit
heures à un homme qu’il croyait être son hôte, justification
parfaitement indéfendable que d ’Olivet accepta cependant
sans sourciller.
Cette quasi-impunité les rendit d ’une audace folle, dont
témoigne particulièrement l’affaire qui entraîna leur perte.
Lors d ’un bal masqué donné par Timothy Clawbonny — de la
banque d ’aifaires Marcuart, Marcuart, Clawbonny et Shan-
don — , un vieil Anglo-Saxon glabre, précieux et pédéraste, tra­
vesti en Confucius, mandarin à lunettes et grande robe, Berthe
Danglars déroba une tiare scythe. Le vol fut découvert au cours
de la soirée. Appelée immédiatement, la police fouilla tous les
invités et découvrit le bijou dans la cornemuse truquée de
l’épouse du Président, qui s’était déguisée en Écossaise.
Berthe Danglars avoua tranquillement qu’elle avait forcé la
vitrine où était enfermée la tiare parce que son mari lui avait
demandé de le faire ; tout aussi tranquillement, Maximilien
confirma cet aveu en produisant sur-le-champ une lettre du
directeur de la Prison de la Santé qui le priait — à titre haute­
ment confidentiel— de ne pas perdre de vue certaine cou­
ronne d ’or dont il avait appris par un de ses meilleurs
indicateurs qu’elle devait être dérobée au cours de cette soirée
masquée par Chalia la Rapine : on avait surnommé ainsi un
audacieux cambrioleur qui avait commis son premier forfait à
l’Opéra lors d ’une représentation de Boris G odounov ; en fait
Chalia la Rapine resta toujours un voleur mythique ; on s’aper­
çut plus tard que sur les trente-trois fric-frac qu’on lui imputait,
dix-huit avaient été perpétrés par les Danglars.
Cette fois encore, l’explication, pour invraisemblable qu’elle
pût paraître, fut acceptée par tous, y compris par la police.
Pourtant, rentrant, songeur, Quai des Orfèvres, un jeune ins­
pecteur, Roland Blanchet, se fit porter les dossiers de tous les
vols commis à Paris lors de soirées mondaines, et non encore
La Vie m o d e d ’em p lo i 1163

élucidés ; il se sentit tressaillir lorsqu’il constata que les Dan­


glars figuraient sur vingt-neuf des trente-quatre listes d ’invités.
Pour lui, cela constituait la plus accablante des preuves ; mais
le Préfet de Police à qui il fit part de ses soupçons en lui
demandant d ’être chargé de l’affaire, n ’y voulut voir que
simple coïncidence. Et après en avoir par prudence référé au
ministère de la Justice, où l’on s’indigna qu’un policier pût
douter de la parole et de l’honorabilité d ’un magistrat tenu en
haute estime par tous ses collègues, le préfet interdit à son
inspecteur de s’occuper de cette enquête et devant son insis­
tance menaça même de le faire muter en Algérie.
Fou de rage, Blanchet donna sa démission et se jura d ’appor­
ter la preuve de la culpabilité de Danglars.
C’est en vain que pendant plusieurs semaines Blanchet suivit
ou fit suivre les Danglars et qu’il pénétra clandestinement dans
le bureau dont Maximilien avait la jouissance au Palais. Les
preuves qu’il cherchait, si elles existaient, ne se trouvaient cer­
tainement pas là, et la seule chance de Blanchet était que les
Danglars eussent conservé chez eux quelques-uns des objets
dérobés. Le soir de la Noël 1925, sachant que les Danglars
dînaient en ville, que les Honoré étaient couchés et que la
jeune femme de chambre réveillonnait avec trois amis (Serge
Valène, François Gratiolet et Flora Champigny) dans le restau­
rant des Fresnel, Blanchet parvint enfin à s’introduire dans
l’appartement du troisième gauche. 11 n ’y trouva ni l’éventail
incrusté de saphirs de Fanny Mosca, ni le portrait d ’Ambroise
Vollard par Félix Vallotton qui avait été subtilisé à Lord Sum-
merhill le lendemain même du jour où il l’avait enfin acquis,
mais un collier de perles qui était peut-être celui qui avait été
dérobé chez la princesse Rzewuska peu de temps après l’armis­
tice, et un œ u f de Fabergé qui correspondait assez bien à celui
qui avait été volé chez Madame de Guitaut. Mais Blanchet mit
la main sur une pièce à conviction beaucoup plus com promet­
tante pour les Danglars que ces preuves dont ses ex-supérieurs
auraient pu persister à contester le bien-fondé : un cahier
grand format, avec des rayures comptables, contenant la des­
cription succincte mais précise de chacun des larcins que les
Danglars avaient commis ou tenté de commettre, accompa­
1164 Georges P erec

gnée en regard de l’énumération des gages que le couple


s’était en conséquence infligés.

Blanchet allait repartir avec le cahier révélateur lorsqu’il


entendit, tout au bout du couloir, la porte de l’appartement
s’ouvrir : c’était Célia Crespi qui avait oublié d ’allumer le feu
dans le boudoir de Madame comme Honoré lui avait demandé
de le faire avant de monter se coucher, et qui revenait s’acquit­
ter tardivement de sa tâche en en profitant pour offrir une
petite liqueur à ses compagnons de réveillon et leur faire goû­
ter les merveilleux marrons glacés envoyés à Monsieur par un
justiciable reconnaissant. Dissimulé derrière un rideau, Blan­
chet regarda sa montre et vit qu’il était près d ’une heure du
matin. Il était sans doute prévu que les Danglars rentreraient
tard, mais chaque minute qui passait augmentait les risques
d ’une rencontre fâcheuse et Blanchet ne pouvait sortir sans
passer devant la grande porte vitrée de la salle à manger où
Célia régalait ses invités. La vue du bouquet de fleurs artifi­
cielles lui donna l’idée de déclencher un incendie avant d ’aller
se cacher dans la chambre des Danglars. Le feu se propagea
avec une rapidité folle et Blanchet commençait à se demander
s’il n ’allait pas être pris à son propre piège lorsque Célia Crespi
et les autres s’aperçurent enfin que tout le fond de l’apparte­
ment flambait. L’alerte fut donné et il fut dès lors facile à l’an­
cien policier de s’enfuir en se mêlant à la foule des sauveteurs
et des voisins.

Pendant quelques jours, Blanchet fit le mort, laissant cruelle­


ment les Danglars croire que le cahier qui les condamnait — et
qu’ils avaient cherché éperdument en rentrant dans leur appar­
tement à demi consumé par le feu — avait brûlé en même
temps que tous les objets qui se trouvaient dans le boudoir.
Puis l’ex-policier appela Danglars : le triomphe de la justice et
le rétablissement de la vérité n ’étaient pas les seuls motifs qui
l ’animaient : si ses prétentions avaient été moins fortes, il est
probable que cette affaire n ’aurait jamais été rendue publique
et que le second président de la cour d ’appel et son épouse se
seraient encore longtemps librement livrés à leurs détourne-
La Vie m o d e d ’em p lo i 1165

rnents libidinaux. Mais la som m e que Blanchet exigea — cinq


cent mille francs — dépassait les possibilités financières des
Danglars. « Volez-les », rétorqua cyniquement Blanchet avant
de raccrocher : les Danglars se sentaient tout à fait incapables
de voler pour de l’argent et ils préférèrent, jouant leur va-tout,
prendre la fuite.
La justice n ’apprécie pas que ses défenseurs supposés la
bafouent et les jurés eurent la main lourde : trente ans de
réclusion criminelle pour Berthe Danglars, les travaux forcés à
perpétuité pour Maximilien qui fut déporté à Saint-Laurent-du-
Maroni où il ne tarda pas à mourir.
Il y a quelques années, se promenant dans Paris, Mademoi­
selle Crespi reconnut son ancienne maîtresse ; assise sur un
banc, rue de la Folie-Régnault, c ’était une clocharde édentée,
vêtue d ’une robe de chambre caca d ’oie, poussant une voiture
d ’enfant pleine de hardes diverses, et répondant au sobriquet
de la Baronne.

Les Honoré avaient tous les deux à l ’époque soixante-dix


ans. Lui était un Lyonnais au teint pâle ; il avait voyagé, avait
eu des aventures, avait été marionnettiste chez Vuillerme et
chez Laurent Josserand, assistant d ’un fakir, garçon de café au
bal Mabille, joueur d ’orgue de barbarie avec un bonnet pointu
et un petit singe sur l’épaule, avant de se placer com me dom es­
tique dans des maisons bourgeoises où son flegme plus britan­
nique que nature l’avait vite rendu irremplaçable. Elle était une
robuste paysanne normande qui savait tout faire et aurait aussi
bien cuit son pain que saigné un goret si on le lui avait
demandé. Placée à Paris à l’âge de quinze ans, à la fin de l’an­
née 1871, elle était entrée comme fille de cuisine dans une
pension de famille, The Vienna School a n d F am ily H ôtel, 22,
rue Darcet, près de la Place Clichy, un établissement tenu
d’une main de fer par une Grecque, Madame Cissampelos, une
petite femme sèche com m e un coup de trique, qui apprenait
les bonnes manières à de jeunes Anglaises porteuses de ces
redoutables incisives en avant dont il était alors considéré
comme spirituel de dire qu’on en faisait des touches de piano.
Trente ans plus tard, Corinne y était cuisinière, mais ne
1166 G eorges Perec

gagnait toujours que vingt-cinq francs par mois. C’est vers cette
époque qu elle fit la connaissance d ’Honoré. Ils se rencontrè­
rent à l’Exposition Universelle, au spectacle des Bonshommes
Guillaum e, un théâtre d ’automates où, sur une scène minus­
cule, l’on voyait danser et papoter des poupées hautes de cin­
quante centimètres, habillées à la dernière mode, et devant son
ébahissement il lui donna des explications techniques avant de
lui faire visiter le M anoir à l ’Envers, un vieux castel gothique
planté sur ses chem inées avec des fenêtres renversées et des
meubles accrochés au plafond, le P alais lum ineux, cette mai­
son féerique où tout, des meubles aux tentures, des tapis aux
bouquets, était fait de verre, et dont son constructeur, le maître
verrier Ponsin, était mort avant de la voir achevée, le Globe
céleste, le P alais du Costume, le P alais d e l ’Optique, avec sa
grande lunette permettant de voir la LUNE à UN mètre, les
D ior a m a s du Club A lpin, le P an oram a transatlantique,
Venise à P aris et une dizaine d ’autres pavillons. Ce qui les
impressionna le plus, ce fut, pour elle, l’arc-en-ciel artificiel du
pavillon de la Bosnie, pour lui, l’Exposition minière souter­
raine, avec ses six cents mètres de boyaux parcourus par un
chemin de fer électrique et débouchant tout à coup sur une
mine d ’or dans laquelle travaillaient de vrais Nègres, et le
foudre gigantesque de Monsieur Fruhinsoliz, véritable bâti­
ment de quatre étages ne comportant pas moins de cinquante-
quatre kiosques dans lesquels se débitaient toutes les boissons
du monde.
Ils dînèrent au Cabaret d e la Belle M eunière, à côté des
pavillons coloniaux, où ils burent du Chablis en carafe et man­
gèrent de la soupe aux choux et du gigot que Corinne trouva
mal cuit.
Honoré avait été engagé pour l’année par Monsieur Danglars
Père, un viticulteur de la Gironde, président de la Section bor­
delaise du Comité des Vins, qui était venu s’installer à Paris
pour toute la durée de l'Exposition et qui avait loué un appar­
tement à Juste Gratiolet. Lorsqu’il quitta Paris, quelques
semaines plus tard, Monsieur Danglars Père était à ce point
satisfait de son maître d ’hôtel qu’il en fit cadeau, en même
temps que l’appartement, à son fils Maximilien qui allait se
La Vie m o d e d ’em p lo i 1167

marier et qui venait d ’être nommé assesseur. Peu de temps


après le jeune couple, sur les conseils de leur maître d ’hôtel,
engagea la cuisinière.
Après l’Affaire Danglars les Honoré, trop vieux pour songer
à se replacer, obtinrent d ’Émile Gratiolet de conserver leur
chambre. Ils y vivotèrent avec leurs toutes petites économ ies
que venaient de temps en temps renforcer de maigres travaux
d ’appoint, comme de garder Ghislain Fresnel quand les nour­
rices ne pouvaient pas le prendre, ou aller chercher Paul
Hébert à la sortie de l’école, ou préparer pour tel ou tel loca­
taire ayant un dîner de succulents petits pâtés ou des bâton­
nets d’orange confite enrobés de chocolat. Ils vécurent ainsi
pendant plus de vingt ans encore, entretenant avec un soin
minutieux leur mansarde, cirant leur carrelage en losanges,
arrosant presque au compte-gouttes leur myrte dans son vase
de cuivre rouge. Ils atteignirent l’âge de quatre-vingt-treize ans,
elle de plus en plus ratatinée, lui de plus en plus long et sec.
Puis un jour de novembre 1949, il tomba en se levant de table
et mourut dans l’heure qui suivit. Elle-même ne lui survécut
que quelques semaines.

Célia Crespi, elle, dont c’était le premier emploi, fut plus


désemparée encore que les Honoré par la disparition subite de
ses patrons. Elle eut la chance de pouvoir se replacer presque
immédiatement dans l’immeuble chez le locataire qui, pendant
un an, remplaça les Danglars, un homme d ’affaires latino-amé­
ricain que la concierge et quelques autres appelaient le Rasta-
quouère, un obèse jovial à moustaches vernies, fumant de
longs havanes, se nettoyant la bouche avec un cure-dents en
or, et portant un gros brillant en guise d ’épingle de cravate ;
puis elle fut engagée par Madame de Beaumont lorsque celle-
ci vint vivre rue Simon-Crubellier après son mariage. Plus tard,
lorsque la cantatrice, presque tout de suite après la naissance
de sa fille, quitta la France pour une longue tournée aux États-
Unis, Célia Crespi entra com me lingère chez Bartlebooth et y
resta jusqu’à ce que l’Anglais entreprenne son long tour du
monde. Un peu plus tard, elle trouva une place de vendeuse
1168 G eorges Perec

aux Délices d e Louis XV, la pâtisserie-salon de thé la plus prisée


du quartier, et y travailla jusqu’à sa retraite.
Bien qu’on l’ait toujours appelée Mademoiselle Crespi, Célia
Crespi eut un fils. Elle le mit discrètement au monde en mille
neuf cent trente-six. Presque personne ne s’était aperçu qu elle
avait été enceinte. Tout l’immeuble s’interrogea sur l’identité
du père et tous les noms des individus de sexe mâle habitant
la maison et âgés de quinze à soixante-quinze ans furent
avancés. Le secret ne fut jamais dévoilé. L’enfant, déclaré né
de père inconnu, fut élevé en dehors de Paris. Personne de
l ’immeuble ne le vit jamais.
L’on apprit, il y a quelques années seulement, qu’il avait été
tué pendant les combats pour la Libération de Paris, alors qu’il
aidait un officier allemand à charger sur son side-car une caisse
de champagne.
Mademoiselle Crespi est née dans un village au-dessus
d ’Ajaccio. Elle a quitté la Corse à l’âge de douze ans et n ’y est
jamais retournée. Parfois elle ferme les yeux et elle revoit le
paysage qu’il y avait devant la fenêtre de la pièce où tout le
m onde se tenait : le mur fleuri de bougainvilliers, la pente où
poussaient des touffes d ’euphorbe, la haie de figuiers de Bar­
barie, l’espalier de câpriers ; mais elle ne parvient pas à se sou­
venir d ’autre chose.

Aujourd’hui la chambre de Hutting est une pièce qui sert


rarement. Au-dessus du divan-lit recouvert d’une fourrure syn­
thétique et garni d ’une trentaine de coussins bariolés, est cloué
un tapis de prière en soie provenant de Samarkand, avec un
décor rose passé et de longues franges noires. A droite un fau­
teuil crapaud tendu de soie jaune sert de chevet : il supporte
un réveil en acier brossé affectant la forme d ’un court cylindre
oblique, un téléphone dont le cadran est remplacé par un dis­
positif de touches à effleurement, et un numéro de la revue
d ’avant-garde la Bête Noire. Il n ’y a pas de tableau sur les murs
mais, à gauche du lit, monté sur un cadre d ’acier mobile qui
en fait une sorte de monstrueux paravent, une œuvre de l’in­
tellectualiste italien Martiboni : c ’est un bloc de polystyrène
haut de deux mètres, large d ’un, épais de dix centimètres, dans
La Vie m o d e d ’em p lo i 1169

lequel sont noyés de vieux corsets mêlés à des piles d ’anciens


carnets de bal, des fleurs séchées, des robes de soie usées jus­
qu’à la corde, des lambeaux de fourrures mangés aux mites,
des éventails rongés ressemblant à des pattes de canard
dépouillées de leurs palmes, des souliers d ’argent sans
semelles ni talons, des reliefs de festin et deux ou trois petits
chiens empaillés.

FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE

i
CINQ UIÈM E PARTIE

CHAPITRE LXXXTV

Cinoc, 2

La cham bre de Cinoc ; u n e cham bre p lutôt sale, d o n n a n t un


p eu u n e im pression de moisi, u n parq u et plein de taches, un e
p eintu re écaillée sur les m urs. Sur le cham branle de la porte
est accrochée un e m ezouza, ce talisman d ’appartem en t o rné
des trois lettres

‫י‬ ‫־ז־‬ ‫ער‬


et co n ten an t quelques versets de la Torah. C ontre le m u r du
fond, au-dessus d ’u n canapé-lit couvert d ’u n tissu im prim é à
feuillages triangulaires, des livres reliés o u brochés sont
appuyés obliquem ent les u n s contre les autres sur u n e petite
étagère et, près de la lucarne ouverte, haut sur pieds, se dresse
u n p u pitre d ’un e construction légère avec devant lui u n petit
tapis de feutre juste assez large p o u r q u ’une p erso n n e puisse
s’y tenir debout. A droite de l’étagère, il y a sur le m u r un e
gravure to ute piquée, intitulée la Culebute : elle m o ntre cinq
bébés nus faisant des galipettes, accom pagnée du sizain sui­
vant :

A voir leurs soubresauts bouffons


Q ui ne d iro it que ces Poupons
A uraient bon besoin d ’E llebore ;
Leur corps est p o u rta n t bien dressé
Si, selon que d it Pythagore,
L ’hom m e est un arbre renversé.

A
1172 G eorges Perec

Sous la gravure un guéridon couvert d ’un tapis vert supporte


une carafe d ’eau surmontée d ’un verre et quelques ouvrages
épars parmi lesquels se détachent quelques titres :

Des Raskolniki d'A vvakoum à l ’insurrection d e Stenka


Razine. C ontributions bibliographiques à l ’étu de du règne
d ’A lexis I er, par Hubert Corneylius, Lille, Imprimerie des Til­
leuls, 1954 ;
La Storia d ei Rom ani, de G. De Sanctis (tome III) ;
Travels in B altistan, par P.O. Box, Bombay, 1894 ;
Q u a n d j ’étais p e tit rat. Souvenirs d ’enfance et d e jeunesse,
par Maria Feodorovna Vychiskaya, Paris, 1948 ;
The Miner et les débu ts du Labour, par Irwin Wall, tiré à
part de la revue Les Annales ;
Beitrage zu r fein eren A natom ie des menschlichen Rücken-
m arks, de Goll, Gand, 1860 ;
trois numéros de la revue Rustica ;
Sur le clivage p y r a m id a l des albâtres et des gypses, par
Mr Otto Lidenbrock, Professeur au Johannaeum de Hambourg
et Conservateur du Musée minéralogique de M. Struve Ambas­
sadeur de Russie, extrait des Zeitschrift fü r M ineralogie und
Kristallographie, vol. XII, Suppl. 147,
et les M ém oires d ’un N um ism ate, par M. Florent Baillarger,
ancien secrétaire de Préfecture du Département de la Haute-
Marne, Chalindrey, Librairie Le Sommelier, s.d.

Hélène Brodin mourut dans cette chambre, en mille neuf


cent quarante-sept. Elle y avait vécu, timorée et discrète, pen­
dant près de douze ans. Après sa mort, son neveu François
Gratiolet trouva une lettre dans laquelle elle racontait
com ment s’était terminé son séjour en Amérique.

Dans l’après-midi du onze septembre 1935, la police vint la


chercher et la conduisit à Jemima Creek pour lui faire recon­
La Vie m o d e d ’em p lo i 1173

naître le cadavre de son mari. Antoine Brodin, le crâne fra­


cassé, était étendu sur le dos, les bras en croix, au fond d ’une
carrière boueuse au sol com plètem ent détrempé. Les policiers
lui avaient mis un mouchoir vert sur la tête. On lui avait volé
son pantalon et ses bottes mais il portait encore la chem ise à
fine rayures grises qu’Hélène lui avait achetée quelques jours
plus tôt à Saint-Petersburg.
Hélène n ’avait jamais vu les assassins d ’Antoine ; elle avait
seulement entendu leur voix lorsque, deux jours auparavant,
ils déclarèrent tranquillement à son mari qu’ils reviendraient
lui faire la peau. Mais elle n ’eut aucun mal à les identifier :
c’étaient les deux frères Ashby, Jeremiah et Ruben, accom­
pagnés comme à l’accoutumée par Nick Pertusano, un nain
vicieux et cruel dont le front s’ornait d ’une tache indélébile en
forme de croix, de couleur cendre, et qui était leur âme dam­
née et leur souffre-douleur. En dépit de leurs doux prénoms
bibliques, les Ashby étaient des petites frappes redoutées dans
toute la région, qui rançonnaient les saloons et les d in e r ’s, ces
wagons aménagés en restaurants où l’on pouvait se nourrir
pour quelques nickels ; et, malheureusement pour Hélène, ils
étaient les neveux du shérif du Comté. Non seulement ce shérif
n ’arrêta pas les assassins, mais il chargea deux de ses adjoints
d ’escorter Hélène jusqu’à Mobile et lui déconseilla de remettre
les pieds dans la région. Hélène parvint à fausser compagnie à
ses gardes, alla jusqu’à Tallahassee, la capitale de l’État, et
déposa une plainte auprès du Gouverneur. Le soir même un
caillou fit voler en éclats l’une des vitres de sa chambre d ’hôtel.
Un message contenant des menaces de mort y était attaché.
Sur ordre du Gouverneur, le shérif dut quand même entre­
prendre un simulacre d ’enquête ; par prudence il recommanda
à ses neveux de s’éloigner pendant quelque temps. Les deux
voyous et le nain se séparèrent. Hélène le sut et comprit
qu’elle tenait là sa seule chance de se venger : il lui fallait agir
vite et les tuer l’un après l’autre avant même qu’ils se rendent
compte de ce qui leur arrivait.
Le premier qu’elle tua fut le nain. Ce fut le plus facile. Elle
apprit qu’il s’était engagé com me marmiton sur un navire à
aubes qui remontait le Mississippi et sur lequel opéraient à
1174 Georges P erec

longueur d ’année plusieurs joueurs professionnels. L’un d’eux


accepta d ’aider Hélène : elle se déguisa en jeune garçon et il
la fit monter à bord en la faisant passer pour son boy.
Dans la nuit, alors que tous ceux qui ne dormaient pas
s’acharnaient à d ’interminables parties de craps ou de pha­
raon, Hélène trouva sans peine le chemin des cuisines ; le nain,
à moitié ivre, somnolait dans un hamac à côté d ’un fourneau
où mijotait un énorme ragoût de mouton. Elle s’approcha de
lui et avant qu’il ait pu réagir elle le saisit par le cou et les
bretelles et le précipita dans la marmite géante.
Elle quitta le navire le lendemain matin, à Bâton Rouge, alors
que le crime n ’avait pas encore été découvert. Toujours vêtue
en garçon, elle redescendit le fleuve, cette fois-ci sur un train
de bois, véritable ville flottante où vivaient à l’aise plusieurs
dizaines d ’hommes. À l’un d ’eux, un forain d ’origine française
qui s’appelait Paul Marchai, elle raconta son histoire et il lui
offrit son aide. À La Nouvelle-Orléans, ils louèrent un camion
et se mirent à sillonner la Louisiane et la Floride. Ils s’arrêtaient
dans les stations-service, les petites gares, les bars de bords de
route. Il trimbalait une espèce d ’équipem ent d ’homme-
orchestre avec grosse caisse, bandoléon, harmonica, triangle,
cymbales et grelots ; elle, Orientale voilée, esquissait une danse
du ventre avant de proposer aux spectateurs de leur tirer les
cartes : elle étalait devant eux trois rangées de trois cartes, cou­
vrait deux cartes qui ensem ble faisaient onze points, ainsi que
les trois figures : c’était une patience qu’elle avait apprise toute
petite, la seule qu’elle connaissait et elle s’en servait pour pré­
dire les choses les plus invraisemblables dans un inextricable
mélange de langues.
Ils ne mirent que dix jours à retrouver une piste. Une famille
Séminole qui vivait à bord d ’un radeau ancré sur les rives du
lac Apopka, leur parla d ’un homme qui vivait depuis quelques
jours dans un gigantesque puits désaffecté, près d ’un lieu
nommé Stone’s Hill, à une trentaine de kilomètres de Tampa.
C’était Ruben. Ils le découvrirent alors qu’assis sur une
caisse il essayait d ’ouvrir avec ses dents une boîte de conserve.
Il était tellement hanté par la faim qu’il ne les entendit pas
venir. Avant de le tuer d ’une balle dans la nuque, Hélène le
La Vie m o d e d ’em p lo i 1175

força à révéler la cachette de Jeremiah. Ruben savait seulement


qu’avant de se séparer, ils avaient tous les trois vaguement dis­
cuté du lieu où ils iraient : le nain avait dit qu’il avait envie de
voir du pays, Ruben voulait un endroit pépère, et Jeremiah
avait affirmé qu’il n ’y avait pas mieux pour se planquer que les
grandes villes.
Nick était un nain et Ruben un débile, mais Jeremiah faisait
peur à Hélène. Elle le trouva presque facilement, le surlende­
main : debout devant le comptoir d ’une gargote proche de Hia-
leah, le champ de courses de Miami, il feuilletait un journal
hippique tout en mastiquant mécaniquement une portion de
breaded veal chops à quinze cents.
E lle le su ivit p e n d a n t tr o is jo u r s . Il vivait d e c o m b in e s
m in a b le s , faisait le s p o c h e s d e s tu r fis te s e t r a b a tta it d e s c lie n ts
p o u r le te n a n c ie r d ’u n e m a is o n d e je u g ra is s e u s e , o r g u e il le u s e ­
m e n t b a p tis é e The O rien tal Saloon a n d Gam bling House, à
l ’in s ta r d u c é lè b r e tr i p o t q u e W yatt E a rp e t D o c H o llid a y
a v a ie n t ja d is t e n u à T o m b s t o n e , A rizo n a. C ’é ta it u n e g r a n g e
d o n t le s m u r s e n p la n c h e s é t a ie n t litté r a le m e n t c lo u té s d e h a u t
e n b a s d e p a n o n c e a u x e n m é ta l é m a illé , c o m m e r c ia u x , p u b lic i­
ta ir e s o u é le c to r a u x : Q ualityE conomy A moco M otor O ïl, G r o v e s
B r o m o q u i n i n e s t o p s c o l d , Z e n o c h e w i n g - g u m , A r m o u r ’s c l o v e r b l o o m
BUTTER, R lN SO SOAKS CLOTHES WHITER, T h ALCO PINE DEODORANT. ClABBER-
g ir l B a k in g P o w d e r , T o w e r s f is h b r a n d , A r c a d ia , G o o d y e a r T ir e s , Q ua­
ker S t a t e , P e n n z o i i . s a f e i a j b r i c a t i o n , 100 % p u r e P e n n s y l v a n ia , B a s e -B all
T o u r n a m e n t , S e l m a A m e r i c a n L é g i o n J r s v s . M o b i l e , P e t e r ' s S h o e ’s ,
C h EW MAIL POUCH TOBACCO, BROTHER-IN-LAW BARBER SHOP, H a i RCUT 25 C,
S ila s G r e e n S h o w f r o m N e w O r l é a n s , D r in k C o c a C o l a d e l i c i o u s
REFRESHING, POSTAL T f.LEGRAPH HERE, D l D Y O U K n ü W ? J W . M c D o NAI.D
F ü R N 'C o CAN FURNISH YOUR HOME COMPLETE, CONGOLEUM RlJGS, G R U N O
R e f r ig e r a t o r s , P ete J arm an for C o n g r r s s , C a p u d in e L iq u id and

T a b l e t s , A m e r ic a n E t h y i. G a s o l in e , G r a n g e r r o u g h e u r m a d e f o r p ip e s ,
J o h n D e e r e f a r m i m p l e m e n t s , F in d l a y ' s . e t c .

Le matin du quatrième jour, H élène fit porter une enveloppe


à Jeremiah. Elle contenait une photographie des deux frères
— trouvée dans le portefeuille de Ruben — et un court billet
où la jeune femme l’informait de ce qu elle avait fait au nain

à
1176 G eorges Perec

et à Ruben et du sort qui attendait ce fils de pute s’il avait assez


de couilles pour venir la trouver dans le bungalow n° 31 du
Burbank’s Motel.
Toute la journée, cachée dans la cabine de douche d ’un bun­
galow voisin, Hélène attendit. Elle savait que Jeremiah avait
reçu sa lettre, et qu’il ne supporterait pas l’idée d’être défié
par une femme. Mais cela ne suffirait pas pour qu’il réponde à
la provocation ; il fallait en plus qu’il soit sûr d ’être plus fort
q u elle.
Vers sept heures du soir elle sut que son instinct ne l’avait
pas trompée : accompagné de quatre malfrats armés, Jeremiah
arriva à bord d ’un bucket-seat m odèle T cabossé et fumant.
Avec toutes les précautions d ’usage, ils inspectèrent les envi­
rons et encerclèrent le bungalow n° 31-
La chambre n ’était pas très éclairée, juste assez pour que
Jeremiah voie bien, à travers les rideaux de crochet, sagement
étendu sur l’un des lits jumeaux, les bras croisés, les yeux
grands ouverts, son frère Ruben. Poussant un rugissement
féroce, Jeremiah Ashby se précipita dans la chambre, déclen­
chant l’explosion de la bombe qu’H élène avait disposée.
Le soir même Hélène montait à bord d ’une goélette qui allait
à Cuba d ’où un navire régulier lui fit regagner la France. Jus­
qu ’à sa mort, elle attendit le jour où la police viendrait l’arrê­
ter, mais jamais la Justice américaine n ’osa imaginer que cette
petite femme frêle avait pu tuer de sang-froid trois voyous pour
lesquels elle trouva sans peine des assassins bien plus plau­
sibles.
CHAPITRE LXXXV

Berger, 2

La chambre des parents Berger : une pièce parquetée, peu


spacieuse, presque carrée, aux murs couverts d ’un papier bleu
clair à fines rayures jaunes ; une carte du Tour de France 1975,
grand format, offerte par Vitamix, le reconstituant des sportifs
et des champions, est épinglée sur le mur du fond, à gauche
de la porte ; à côté de chaque ville-étape des espaces inter­
lignés ont été prévus pour que l’amateur puisse inscrire, au fur
et à mesure, les performances des six premiers de chaque
étape ainsi que les trois premiers des divers classements géné­
raux (Maillot Jaune, Maillot Vert, Grand Prix de la Montagne).
La pièce est vide, à l’exception d ’un gros chat de gouttière
— Poker Dice — qui som nole en boule sur la courtepointe de
peluche bleu ciel jetée sur un canapé-lit flanqué de deux tables
de nuit jumelles. Sur celle de droite est posé un ancien poste
de radio à lampes (celui dont l’écoute jugée excessivement
matinale par Madame Réol compromet les relations par ail­
leurs amicales que les deux couples entretiennent) : son des­
sus, susceptible de se soulever pour dévoiler un pick-up
sommaire, supporte une lampe de chevet dont l’abat-jour
conique est décoré des quatre symboles des couleurs des
cartes à jouer, et quelques pochettes de disques 45 tours : la

i
1178 Georges Perec

première de la pile illustre la célèbre rengaine de Boyer et Val-


bonne, Boire un p e tit coup c ’est agréable, interprétée par
Viviane Malehaut accompagnée par Luca Dracena, son accor­
d éon et ses rythmes ; elle représente une jeune fille d ’environ
seize ans trinquant avec des ouvriers charcutiers obèses et
hilares qui, sur fond de moitiés de porcs pendues à des cro­
chets, brandissent d ’une main leur coupe de m ousseux tout
en présentant de l’autre des grands plats de faïence blanche
débordants de cochonnailles diverses : jambon persillé, cerve­
las, museau, andouille de Vire, langue écarlate, pieds de porcs,
hure et fromage de tête.
Sur la table de nuit de gauche, une lampe dont le socle est
une fiasque de vin italien (Valpolicella) et un roman policier
de la Série Noire, La D am e du lac, de Raymond Chandler.

C’est dans cet appartement que vécurent, jusqu’en 1965, la


dame au petit chien et son fils qui se destinait à la prêtrise. Le
locataire précédent avait été, pendant de nombreuses années,
un vieux Monsieur que tout le monde appelait le Russe, parce
qu’il portait à longueur d ’année une toque de fourrure. Le
reste de son habillement était nettement plus occidental : un
costume noir avec un pantalon qui lui montait jusqu’au ster­
num et qui était maintenu à la fois par des bretelles élastiques
et par une ceinture sous-ventrière, une chemise d ’une blan­
cheur rarement immaculée, une grande cravate noire genre
lavallière, et une canne dont le pommeau était une boule de
billard.
Le Russe s’appelait en fait Abel Speiss. C’était un Alsacien
sentimental, ancien vétérinaire aux armées, qui occupait ses
loisirs en répondant à tous les petits concours publiés dans les
journaux. Il résolvait avec une facilité déconcertante les devi­
nettes :

Trois Russes on t un frère. Ce frère m eurt sans laisser de


frères. Com m ent est-ce p o ssible ?
La Vie m o d e d ’em p lo i 1179

les colles historiques

Q u i é ta it l ’a m i d e John L elan d?

Q u i f u t m enacé p a r une action d e chemin d e fe r ?

Q ui éta it Sheraton ?

Q ui rasa la barbe du vieilla rd ?

les « d ’un mot à l’autre »

VIN HOMME POEME


VAN GOMME POÈTE
VAU GEMME PRÊTE
EAU FEMME PROTE
PROSE

les problèmes mathématiques

Prudence a 2 4 ans. Elle a d eu x fo is l ’âge que son m a ri a v a it


q u a n d elle a v a it l ’âge que son m ari a. Q uel âge a son m a ri ?

Ecrivez le chiffre 120 en vous servant d e qu atre « 8 »

les anagrammes

MARIE = AIMER
SPARTE = TRÉPAS
NICOMÈDE = COMÉDIEN

les problèmes de logique

Qu 'est-ce qu i vient après U D T Q C S S H ?


1180 G eorges P erec

Q uel est l ’intrus d a n s l ’énum ération su ivan te : fra n ça is


court, polysyllabique, écrit, visible, imprimé, masculin,
mot, singulier, am éricain, intrus ?

les mots carrés, croisés, triangulaires, à rallonges (a, ai, m a i,


m ari, m arin, m arine, m artine, m artin et), à tiroirs, etc., et
m êm e les « questions subsidiaires >>, ces terreurs de tous les
amateurs.

Sa grande spécialité était les cryptogrammes. Mais s’il avait


triomphalement remporté le Grand Concours National doté de
TROIS MILLE FRANCS de prix, organisé par le R éveil d e Vienne
et Rom ans, en découvrant que le message

aeeeil ih n alz ruiopn


toeed t zaem en eeuart
odxhnp trvree noupvg
eedgnc estlev artuee
a m u ro ennios ouitse
spesdr erssur m tqssl

dissimulait le premier couplet de La M arseillaise, il n ’avait


jamais pu déchiffrer l’énigme posée par la revue le Chien
fra n ça is

t ’ cea uc tsel rs
n neo rt alu o t
ia ouna s ilel-
-rc o a l ei ntoi

et sa seule consolation était qu’aucun autre concurrent n’y


était arrivé et que la revue avait dû se résoudre à ne pas décer­
ner de premier prix.

En dehors des rébus et des logogriphes, le Russe vivait une


autre passion : il était amoureux à la folie de Madame Hardy,
la femme du négociant marseillais en huile d ’olive, une
La Vie m o d e d ’em p lo i 1181

matrone au doux visage dont la lèvre supérieure s’ornait d ’une


ombre de moustache. Il cherchait conseil auprès de tous les
gens de l’immeuble, mais en dépit des encouragements que
tous lui prodiguèrent, il n’osa jamais — comme il le disait lui-
même — « déclarer sa flamme ».
CHAPITRE LXXXVI

Rorschash, 5

La salle de bains des Rorschash fut en son temps une chose


luxueuse. Sur tout le mur du fond, reliant entre eux les appa­
reils sanitaires, des tuyauteries de cuivre et de plomb, aux
branchements apparents complaisamment embrouillés, et
pourvues d ’une abondance vraisemblablement superfétatoire
de manomètres, thermomètres, débitmètres, hydromètres, cla­
pets, volants, manettes, mitigeurs, leviers, soupapes et clefs de
toutes natures, esquissent un décor de salle des machines qui
contraste d ’une façon impressionnante avec le raffinement de
la décoration : une baignoire en marbre veiné, un bénitier
médiéval faisant office de lavabo, des porte-serviettes fin de
siècle, des robinets de bronze sculptés en forme de soleils
flamboyants, de têtes de lion, de cols-de-cygne, et quelques
objets d ’art et curiosités : une boule de cristal, telle qu’on en
voyait jadis dans les dancings, accrochée au plafond et réfrac­
tant la lumière par ses centaines de petits miroirs en œ il de
mouche, deux sabres japonais de cérémonie, un paravent fait
de deux plaques de verre qui emprisonnent une profusion de
fleurs d ’hortensia séchées, et un guéridon Louis XV en bois
peint, qui supporte trois hauts flacons pour sels de bain, par­
fums et laits de toilette, reproduisant, grossièrement moulées,
La Vie m o d e d ’em p lo i 1183

trois statuettes peut-être antiques : un tout jeune Atlas portant


sur son épaule un globe en réduction, un Pan ithyphallique,
une Syrinx effarouchée déjà à moitié roseau.

Quatre œuvres d ’art attirent plus particulièrement l’atten­


tion. La première est un tableau sur bois, datant sans doute de
la première moitié du XIXe siècle. Il s’intitule Robinson cher­
chant à s ’installer au ssi com m odém en t que possible d a n s son
île solitaire. Au-dessus de ce titre écrit sur deux lignes en
petites capitales blanches, on voit, assez naïvement représenté,
Robinson Crusoé, bonnet pointu, camisole en poil de chèvre,
assis sur une pierre ; il trace sur l’arbre qui lui sert à mesurer
l’écoulem ent du temps, une barre de dimanche.

La seconde et la troisième sont deux gravures où deux sujets


voisins ont été traités de deux façons différentes : l’une, qui
s’intitule énigmatiquement la Lettre volée, montre un élégant
salon — parquet au point de Hongrie, murs tendus de toile de
Jouy — dans lequel une jeune femme assise près d ’une fenêtre
donnant sur un grand parc, brode un point de bourdon au
coin d ’un fin drap de lin blanc ; non loin d ’elle, un homme
déjà vieux, à l’air excessivement britannique, joue du virginal.
La seconde gravure, d ’inspiration surréaliste, représente une
très jeune fille, de quatorze ou quinze ans peut-être, vêtue
d ’une courte combinaison de dentelle. Les baguettes ajourées
de ses bas se terminent en fers de lance et à son cou pend une
petite croix dont chaque branche est un doigt qui, sous l ’ongle,
saigne légèrement. Elle est assise devant une machine à
coudre, près d ’une fenêtre ouverte laissant apercevoir les rocs
amoncelés d ’un paysage rhénan, et sur la lingerie qu’elle pique
se lit cette devise, brodée en caractères gothiques allemands

SBerêtormtg
ïm* l)ül)*cl)c (W)itlmüï)d)cu
La quatrième œuvre est un moulage posé sur le large rebord
de la baignoire. Il représente, en pied, une femme qui marche,
à peu près au tiers de sa grandeur naturelle. C’est une vierge
1184 G eorges Perec

romaine d ’environ vingt ans. Le corps est haut et svelte, les


cheveux mollem ent ondulés et presque entièrement recou­
verts par un voile. La tête légèrement inclinée, elle tient
ramassé dans sa main gauche un pan de sa robe extraordinaire­
ment plissée qui lui tombe de la nuque aux chevilles et
découvre ainsi ses pieds chaussés de sandales. Le pied gauche
est posé en avant, et le droit qui se dispose à le suivre, ne
touche le sol que de la pointe de ses orteils, cependant que sa
plante et son talon s ’élèvent presque verticalement. Ce mouve­
ment, exprimant à la fois l’aisance agile d ’une jeune femme en
marche et un repos sûr de soi-même, lui donne son charme
particulier en combinant à une ferme démarche une sorte de
vol suspendu.

En femme avisée, Olivia Rorschash a loué son appartement


pendant les mois où elle sera absente. La location — qui inclut
le service quotidien de Jane Sutton — a été faite par l’intermé­
diaire d’une agence spécialisée dans les logements provisoires
de très riches étrangers. Le locataire est cette fois-ci un certain
Giovanni Pizzicagnoli, fonctionnaire international résidant
habituellement à Genève, mais venu présider pendant six
semaines l’une des commissions budgétaires de la session
extraordinaire de l’Unesco consacrée aux problèmes énergé­
tiques. Ce diplomate a fait son choix en quelques minutes sur
les descriptifs fournis par le correspondant suisse de l’agence.
Il n ’arrivera lui-même en France que le surlendemain, mais sa
femme et son jeune fils sont déjà là car, persuadé que les Fran­
çais sont tous des voleurs, il a chargé son épouse, une robuste
Bernoise d ’une quarantaine d ’années, de vérifier sur place si
tout correspondait bien à ce qui leur avait été promis.
Olivia Rorschash a jugé inutile d ’assister à cette visite et elle
s’est éclipsée dès le début avec un charmant sourire, prenant
prétexte de son départ imminent ; elle s'est contentée de
recommander à Madame Pizzicagnoli de veiller à ce que son
petit garçon ne casse pas les assiettes décorées de la salle à
manger ni la grappe en verre soufflé du vestibule.
L’em ployée de l’agence a continué la visite avec sa cliente,
énumérant le mobilier et les fournitures et les cochant au fur
La Vie m o d e d ’em p lo i 1185

et à mesure sur son inventaire. Mais il est rapidement apparu


que cette visite qui ne devait être au départ qu’une formalité
de routine, allait soulever de sérieuses difficultés, car la Suis­
sesse, manifestement obsédée au dernier degré par les pro­
blèmes de sécurité domestique, a exigé qu’on lui explique le
fonctionnement de tous les appareils électroménagers et qu’on
lui montre l’emplacement des coupe-circuit, des fusibles et des
disjoncteurs. L’inspection de la cuisine n ’a pas posé trop de
problèmes, mais dans la salle de bains, les choses ont très vite
mal tourné : débordée par les événements, l’em ployée de
l’agence a appelé à la rescousse son directeur qui, vu l’impor­
tance de l’affaire — l’appartement est loué vingt mille francs
pour six semaines — n ’a pas pu faire autrement que de se
déplacer, mais qui, n ’ayant évidemment pas eu le temps d ’étu-
dier convenablement le dossier, a dû à son tour faire appel
à diverses personnes : Madame Rorschash d’abord, qui s’est
récusée en alléguant que c ’était son mari qui s’était occupé
de l’installation ; Olivier Gratiolet, l’ancien propriétaire, qui a
répondu que ça ne le regardait plus depuis bientôt quinze ans ;
Romanet, le gérant, qui a suggéré de demander au décorateur,
lequel s’est borné à donner le nom de l’entrepreneur, lequel,
vu l’heure tardive, ne s’est manifesté que par le truchement
d ’un répondeur automatique.
Au bout du compte, il y a actuellement six personnes dans
la salle de bains de Madame Rorschash :
Madame Pizzicagnoli qui, un tout petit dictionnaire à la
main, ne cesse de s’exclamer d ’une voix que la colère rend
vibrante et suraiguë « Io non vi capisco ! Una stanza ammobli-
gliata ! Isch vertsche sie nich ! I am in a hurry ! Moi, ne
comprendre ! Ho fretta ! Je présée ! Ich habe Eile ! Geben sie
mir eine Flasche Trinkwasser ! » ;
l’employée de l’agence, une jeune femme en tailleur d ’al­
paga blanc, s’éventant avec ses gants de filoselle ;
le directeur de l’agence qui cherche fébrilement partout
quelque chose qui ressemblerait à un cendrier pour y aban­
donner un cigare aux trois quarts mâchonné ;
le gérant qui feuillette un règlement de copropriété en
essayant de se souvenir s’il y est question quelque part des
1186 Georges P erec

normes de sécurité en matière de chauffe-eau de salles de


bains ;
un dépanneur en plomberie appelé en urgence on ne sait
par qui ni pourquoi, et qui remonte sa montre-bracelet en
attendant qu’on lui dise qu’il peut s’en aller ;
et le petit garçon de Madame Pizzicagnoli, un bambin de
quatre ans en costume marin qui, indifférent au vacarme alen­
tour, à genoux sur le carrelage de marbre, fait marcher inlassa­
blement un lapin mécanique qui tape sur un tambour en
soufflant dans une trompette l’air du Pont d e la Rivière Kwaï.
CHAPITRE LXXXVII

Bartlebooth, 4

Dans le grand salon de l'appartement de Bartlebooth, une


immense pièce carrée tendue de papier pâle, sont réunis les
restes des meubles, objets et bibelots dont Priscilla avait aimé
s’entourer dans son hôtel particulier du 65, boulevard
Malesherbes : un canapé et quatre grands fauteuils, en bois
sculpté et doré, recouverts en ancienne tapisserie des Gobelins
offrant sur fond jaune à treillis des portiques à arabesques
enguirlandés de feuillages, fruits et fleurs agrémentés de volati­
les : colombes, perroquets, perruches, etc. ; un grand paravent
à quatre feuilles, en tapisserie de Beauvais avec des com posi­
tions à arabesques et, dans la partie inférieure, des singes cos­
tumés à la manière de Gillot ; un grand chiffonnier à sept
tiroirs, d ’époque Louis XVI, en acajou mouluré et filets en bois
de couleur ; sur son dessus de marbre blanc veiné sont posés
deux chandeliers à dix branches, un tailloir d ’argent, une
petite écritoire de poche en galuchat munie de deux godets à
bouchons en or, porte-plume, grattoir et spatule en or, cachet
en cristal gravé, et une toute petite boîte à mouches, rectangu­
laire, en or guilloché et émaillé bleu ; sur la haute chem inée
de pierre noire, une pendule en marbre blanc et bronze ciselé,
dont le cadran, marqué Hoguet, à Paris, est soutenu par deux
1188 G eorges Perec

hommes barbus agenouillés ; de chaque côté de la pendule,


deux pots de pharmacie en pâte tendre de Chantilly ; celui de
droite porte l’inscription Ther. Vieille, celui de gauche Gomme
G utte ; enfin, sur une petite table de forme ovale en bois de
rose à dessus de marbre blanc sont posées trois porcelaines de
Saxe : l’une représente Vénus et un amour, assis dans un char
décoré de fleurs, tirés par trois cygnes ; les deux autres sont
les allégories figurant l’Afrique et l’Amérique : l ’A frique est per­
sonnifiée par un négrillon assis sur un lion couché ; l ’A mé­
rique par une femme parée de plumes ; chevauchant en
amazone un crocodile elle serre contre son sein gauche une
corne d ’abondance ; un perroquet est posé sur sa main droite.

Plusieurs tableaux sont accrochés sur les murs ; le plus


imposant est pendu à droite de la chem inée ; c’est une Des­
cente d e Croix du Groziano, sombre et sévère ; à gauche, une
marine de F. H. Mans, L ’A rrivée des b atea u x d e pêche sur une
p e tite p la ge h ollan daise ; sur le mur du fond, au-dessus du
grand canapé, une étude sur carton pour L ’E nfant bleu (« Blue
Boy ») de Thomas Gainsborough, deux grandes gravures de Le
Bas reproduisant L’Enfant au toton et Le Valet d ’A uberge de
Chardin, une miniature représentant un abbé au visage bouffi
de contentement et d ’orgueil, une scène mythologique d ’Eu­
gène Lami montrant Bacchus, Pan et Silène accompagnés de
ribambelles de Satyres, hémipans, aegipans, sylvains, faunes,
lémures, lares, farfadets et lutins ; un paysage intitulé L île m ys­
térieuse et signé L. N. Montalescot : il représente un rivage
dont la partie gauche, avec sa plage et sa forêt, offre un abord
agréable, mais dont la partie droite, faite de parois rocheuses
découpées comme des tours et percées d ’une ouverture
unique, évoque l’idée d’une forteresse invulnérable ; et une
aquarelle de Wainewright, cet ami de Sir Thomas Lawrence,
peintre, collectionneur et critique, qui fut l’un des « Lions » les
plus fameux de son temps et dont on apprit après sa mort qu’il
avait, par dilettantisme, assassiné huit personnes ; l’aquarelle
s’intitule Le Roulier (The Carter) : le roulier est assis sur un
banc devant un mur crépi à la chaux. C’est un homme grand
et fort, vêtu d ’un pantalon de toile bise rentré dans des bottes
La Vie m o d e d ’em p lo i 1189

toutes craquelées, d ’une chemise grise au col largement ouvert


et d ’un foulard bariolé ; il porte au poignet droit un bracelet
de force en cuir clouté ; un sac de tapisserie pend à son épaule
gauche ; son fouet de corde tressée, dont la mèche terminale
s’éparpille en plusieurs filaments rêches, est posé à sa droite,
à côté d’une cruche et d ’une boule de pain.

Divans et fauteuils sont recouverts de housses en nylon


transparent. Depuis au moins dix ans déjà, cette pièce ne sert
plus qu’exceptionnellement. La dernière fois que Bartlebooth
y est entré remonte à quatre mois, lorsque les développements
de l’affaire Beyssandre l’obligèrent à faire appel à Rémi
Rorschash.

Au début des années soixante-dix, deux importantes firmes


de tourisme hôtelier — MARVEL HOUSES INCORPORATED et
INTERNATIONAL HOSTELLERIE — décidèrent de s’associer
afin de mieux résister à la formidable poussée des deux nou­
veaux géants de l ’hôtellerie : Holiday Inn et Sheraton. Marvel
Houses Inc. était une société nord-américaine solidement
implantée aux Caraïbes et en Amérique du Sud ; quant à Inter­
national Hostellerie, c ’était un holding gérant des capitaux pro­
venant des Émirats arabes, et ayant son siège à Zurich.
Les états-majors des deux sociétés se réunirent une première
fois à Nassau, aux Bahamas, en février 1970. L’examen
commun qu’ils firent de la situation mondiale les persuada que
la seule chance qu’ils avaient d ’endiguer l’ascension de leurs
deux concurrents était de créer un style d’hôtellerie touris­
tique sans équivalent dans le m onde : « une conception de
l’hôtellerie, déclara le président des Marvel Houses, fondée,
non plus sur l’exploitation forcenée du culte des enfants
(applaudissem ents) et pas davantage sur la soumission des res­
ponsables aux débauches vénales de la note de frais (applau ­
dissem ents) mais sur le respect des trois valeurs
fondamentales : loisir, repos, culture (applaudissem ents p r o ­
longés). »
Plusieurs rencontres au siège de l ’une ou l’autre société per­
mirent, dans les mois qui suivirent, de préciser les objectifs
1190 Georges P erec

que le président des Marvel Houses avait si brillamment tracés.


Un des directeurs d ’international Hostellerie ayant fait remar­
quer, en manière de boutade, que les raisons sociales des deux
firmes avaient le même nombre de lettres, 24, les services
publicitaires des deux organisations s’emparèrent de cette
idée, et proposèrent, dans vingt-quatre pays différents, un
choix de vingt-quatre emplacement stratégiques où pourraient
venir s’implanter vingt-quatre com plexes hôteliers d ’un style
entièrement nouveau ; grâce à un raffinement suprême,
l’énoncé des vingt-quatre lieux choisis faisait apparaître, verti­
calement et côte à côte, l’intitulé des deux firmes créatrices
(%• !)■
En novembre 1970, les présidents-directeurs généraux se
retrouvèrent à Kuwait et signèrent un contrat d ’association aux
termes duquel il fut convenu que Marvel Houses Incorporated
et International Hostellerie créeraient en commun deux filiales
jumelles, une société d’investissement hôtelier, qui s ’appelle­
rait Marvel Houses International, et une société bancaire de
financement hôtelier, que l’on baptiserait Incorporated Hostel­
lerie, lesquelles sociétés, dûment approvisionnées par des
capitaux provenant des deux maisons mères, seraient chargées
de concevoir, d ’organiser et de mener à bien la construction de
vingt-quatre ensembles hôteliers dans les lieux sus-désignés. Le
président-directeur général d ’international Hostellerie devint
président-directeur général des Marvel Houses International et
vice-président-directeur général d ’Incorporated Hostellerie,
cependant que le président-directeur général des Marvel
Houses Incorporated devenait président-directeur général
d ’Incorporated Hostellerie et vice-président-directeur général
des Marvel Houses International. Le siège social d ’Incorpora­
ted Hostellerie, qui devrait assurer spécifiquement la gestion
financière de l’opération, fut établi à Kuwait même ; quant à
Marvel Houses International, qui prendrait à sa charge les
mises en chantier et en assurerait la bonne marche, elle fut,
pour des raisons fiscales, domiciliée à Porto Rico.
Le budget total de l’opération dépassait largement le milliard
de dollars — plus de cinq cent mille francs par chambre — et
devait aboutir à la création de centres hôteliers dont le luxe
La Vie m o d e d ’em p lo i 1191

n’aurait d ’égal que l’autonomie : l’idée force des promoteurs


était en effet que, s’il est bon que ce lieu privilégié de repos,
de loisir et de culture que devrait toujours être un hôtel, se
trouve dans une zone climatique particulière adaptée à un
besoin précis (avoir chaud quand il fait froid ailleurs, air pur,
neige, iode, etc.) et à proximité d ’un lieu spécifiquement
consacré à une activité touristique donnée (bains de mer, sta­
tion de ski, villes d ’eaux, villes d ’art, curiosités et panoramas
naturels [parc, etc.] ou artificiels [Venise, les Matmata, Disney-
world, etc.], etc.), cela ne devait, en aucun cas, être une obliga­
tion : un bon hôtel doit être celui dans lequel un client doit
pouvoir sortir s’il a envie de sortir, et ne p a s sortir si sortir
est p o u r lui une corvée. En conséquence, ce qui caractérisait
primordialement les hôtels que Marvel Houses International se
proposait de construire, ce serait qu’ils comporteraient, intra
muros, tout ce qu’une clientèle riche, exigeante et paresseuse,
pourrait avoir envie de voir ou de faire sans sortir, ce qui ne
saurait manquer d ’être le cas de la majorité de ces visiteurs
nord-amcricains, arabes ou japonais, qui se sentent obligés de
parcourir à fond l ’Europe et ses trésors culturels, mais n ’ont
pas pour autant nécessairement envie d’arpenter des kilo­
mètres de musée ou de se faire véhiculer inconfortablement
dans les embouteillages polluants de Saint-Sulpice ou de la
Place Saint-Gilles.
Cette idée était depuis longtemps déjà à la base de l’hôtelle­
rie touristique moderne : elle avait conduit à la création des
plages réservées, à la privatisation de plus en plus poussée des
bords de mer et des pistes de ski, et au rapide développem ent
de clubs, villages et centres de vacances entièrement artificiels
et sans relation vivante avec leur environnement géographique
et humain. Mais elle fut, ici, admirablement systématisée : le
client d ’une des nouvelles Hostelleries Marvel, non seulement
disposerait, comme dans n ’importe quel quatre-étoiles, de sa
plage, son court de tennis, sa piscine chauffée, son golf
18 trous, son parc équestre, son sauna, sa marina, son casino,
ses night-clubs, ses boutiques, ses restaurants, ses bars, son
kiosque à journaux, son bureau de tabac, son agence de
voyages et sa banque, mais il aurait également son champ de

.1
1192 G eorges P erec

Af/RAj Inde
A/VAFI Grèce (Cyclades)
A/?71GAS Uruguay
V7:’N Œ France
ERBU. Irak
ALYWICK Angleterre
HALLE Belgique
Ü7TOK Autriche (Illyrie)
Hf/TXTLA Mexique
SORIA Espagne (Vieille Castille)
£/VNIS Irlande
SAFAD Israël
/LION Turquie (Troie)
IAÏ/AKEA Mozambique
COIRE Suisse
OSAKA Japon
AR'JY.SIA États-Unis (Nouveau-Mexique)
PEMBA Tanzanie
OZAND Suède
ORLANDO États-Unis (Disneyworld *)
AEROE Danemark
7KOUT Canada
Æ7MEO Archipel de Tahiti
DELFT Pays-Bas

Figure 1. Schéma d ’implantation des 24 complexes hôteliers


de Marvel Houses International et Incorporated Hos­
tellerie.

* Apparemm ent les États-Unis sem blent avoir été choisis deux fois — avec
Artesia et avec O rlando — en contradiction avec la décision de construire les
vingt-quatre complexes dans vingt-quatre contrées différentes ; mais, rappela
fort justem ent un des directeurs des Marvel Houses, O rlando n ’est que
superficiellement aux Etats-Unis, dans la m esure où Disneyworld est à soi
seul un m onde, un m onde où Marvel Houses et International Hostellerie se
devaient d ’être représentés.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1193

ski, ses remontées mécaniques, sa patinoire, son fond sous-


marin, ses vagues à surf, son safari, son aquarium géant, son
musée d ’art ancien, ses ruines romaines, son champ de
bataille, sa pyramide, son église gothique, son souk, son bordj,
sa cantina, sa Plaza de Toros, son site archéologique, sa Bier-
stübe, son bal-à-Jo, ses danseuses de Bali, etc., etc., etc., et etc.
Pour arriver à cette disponibilité proprement vertigineuse
qui justifierait à elle seule les tarifs qu’il était prévu de prati­
quer, Marvel Houses International eut recours à trois stratégies
concomitantes : la première consista à rechercher des em place­
ments isolés ou facilement isolables, offrant d ’em blée des res­
sources touristiques abondantes et encore largement
inexploitées ; il est significatif de noter à ce sujet que sur les
vingt-quatre lieux retenus, cinq étaient situés dans la proximité
immédiate de parcs naturels — Alnwick, Ennis, Ottok, Soria,
Vence — , que cinq autres étaient des îles : Aeroe, Anafi, Eimeo,
Oland et Pemba, et que l ’opération prévoyait également deux
îles artificielles, l’une au large d ’Osaka dans la mer Intérieure,
l’autre en face d ’Inhakea sur la côte Mozambique, ainsi que
l’aménagement com plet d ’un lac, le lac Trout, dans l’Ontario,
où l’on envisageait la création d ’une station de loisirs entière­
ment sub-aquatique.
La seconde approche consista à proposer aux responsables
locaux, régionaux et nationaux des zones où Marvel Houses
International souhaitait s’implanter, la création de « parcs
culturels » dont Marvel Houses supporterait intégralement les
frais de construction en échange d ’une concession de quatre-
vingts ans (les premiers calculs prévisionnels avaient montré
que, dans la plupart des cas, l’opération serait amortie en cinq
ans et trois mois et véritablement rentable pendant les
soixante-quinze années suivantes) ; ces « parcs culturels »
pourraient, soit être créés de toutes pièces, soit englober des
vestiges ou constructions connues, comme à Ennis, en Irlande,
à quelques kilomètres de l’aéroport international de Shannon,
où les ruines d ’une abbaye du xiuc siècle seraient incluses dans
le périmètre de l ’hôtel, soit s’intégrer à des structures déjà exis­
tantes, comme à Delft, où les Marvel Houses offrirent à la
municipalité de sauver tout un vieux quartier de la ville et d ’y
1194 Georges P erec

faire revivre le Vieux D elft, avec des potiers, des tisserands,


des peintres, des ciseleurs et des ferronniers d ’art installés à
demeure, vêtus à l’ancienne, et s’éclairant à la bougie.
La troisième approche des Marvel Houses International
consista à prévoir la rentabilisation des attractions offertes en
étudiant, du moins pour l’Europe, où les promoteurs avaient
concentré cinquante pour cent de leurs projets, leurs possibi­
lités de rotation ; mais cette idée, qui ne visait au départ que
les personnels (danseuses de Bali, apaches du bal-à-Jo, ser­
veuses tyroliennes, toreros, aficionados, moniteurs sportifs,
charmeurs de serpents, antipodistes, etc.) s’appliqua bientôt
aux équipements mêmes et entraîna ce qui sans doute consti­
tua la véritable originalité de toute l’entreprise : la pure et
simple négation de l’espace.
Très vite en effet il fut démontré, en comparant budgets
d ’équipements et budgets de fonctionnement, qu’il coûterait
plus cher de bâtir à vingt-quatre exemplaires des Pyramides,
des fonds sous-marins, des montagnes, des châteaux forts, des
canyons, des grottes rupestres, etc., que de transporter gratui­
tement un client désireux de faire du ski le quinze août alors
qu’il se trouvait à Halle ou de chasser le tigre alors qu ’il était
au plein centre de l ’Espagne.
Ainsi naquit l ’idée d ’un contrat standard : à partir d ’un
séjour égal ou supérieur à quatre journées de vingt-quatre
heures, chaque nuitée pourrait se prendre, sans supplément
de prix, dans un hôtel différent de la chaîne. A tout nouvel
arrivant, il serait remis une sorte de calendrier lui proposant
quelque sept cent cinquante événements touristiques et cultu­
rels, chacun comptant pour un nombre d'heures déterminé, et
il lui serait permis d ’en cocher autant qu’il en voudrait dans la
limite du temps qu’il se proposait de passer dans les Marvel
Houses, la direction s'engageant à couvrir, sans supplément de
prix, quatre-vingts pour cent de ces desiderata. Si, pour
prendre un exemple simplifié, un client arrivé à Safad cochait
en vrac des événements tels que : ski, bains ferrugineux, visite
de la Kasbah’ de Ouarzazate, dégustation de fromages et vins
suisses, tournoi de canasta, visite du musée de l ’Ermitage,
dîner alsacien, visite du château de Champs-sur-Marne, concert
La Vie m o d e d ’em p loi 1195

par l ’orchestre philharmonique de Des Moines sous la direc­


tion de Lazslo Birnbaum, visite des Grottes de Bétharram
(« traversée com plète d ’une m ontagne féeriquem en t éclairée
p a r 4 500 lam pes électriques ! La richesse en stala ctites et la
variété m erveilleuse des décors son t agrém entées p a r une p r o ­
m en ade en gon dole rappelan t l ’aspect irréel d e Venise la Bel­
le ! Tout ce que la N ature a f a i t d ’Unique au M onde ! ») etc.,
la direction, après s’être mise en rapport avec l’ordinateur
géant de la compagnie, prévoirait immédiatement un transport
à Coire (Suisse) où auraient lieu les séances de ski sur glacier,
la dégustation de fromages et vins suisses (vins de la Valteline),
les bains ferrugineux et le tournoi de canasta, et un autre trans­
port, de Coire à Vence, pour la visite des Grottes Reconstituées
de Bétharram (« traversée com plète d'une m ontagne féeriqu e­
m en t éclairée, etc. »). À Safad même pourraient prendre place
le dîner alsacien et les visites du m usée et du château assurées
par des conférences audiovisuelles permettant au voyageur,
confortablement installé dans un fauteuil club, de découvrir,
intelligemment présentées et mises en valeur, les merveilles
artistiques de tous les temps et de tous les pays. Par contre, la
Direction n ’assurerait le transport à Artesia, où se dressait une
réplique fabuleuse de la Kasbah’ de Ouarzazate, et à Orlando-
Disneyworld, où l’orchestre philharmonique de Des Moines
avait été engagé pour la saison, que si le client s’inscrivait pour
une semaine supplémentaire, et suggérerait en éventuel rem­
placement la visite des authentiques synagogues de Safad (à
Safad), une soirée avec l ’orchestre de chambre de Bregenz
sous la direction de Hal Montgomery avec en soliste Virginia
Fredericksburg (Corelli, Vivaldi, Gabriel Pierné) (à Vence) ou
une conférence du Professeur Strossi, de l’université de Cler-
mont-Ferrand, sur M arshall McLuhan et la troisièm e révolu­
tion copernicienne (à Coire).
Il va de soi que les dirigeants de Marvel Houses s’efforce­
raient toujours de pourvoir chacun de leurs vingt-quatre parcs
de tous les équipem ents promis. En cas d ’impossibilité
majeure, ils grouperaient en un seul lieu telle ou telle attrac­
tion qu’il serait plus com m ode de remplacer ailleurs par une
contrefaçon de bon aloi : ainsi, par exemple, n ’y aurait-il
1196 Georges P erec

qu’une seule grotte de Bétharram et ailleurs des grottes


com me Lascaux ou Les Eyzies, moins spectaculaires certes
mais tout aussi chargées d ’enseignem ent et d ’ém otion. Mais
surtout cette politique souple et adaptée permettrait des pro­
jets d ’une ambition sans limites et dès la fin de l’année 1971,
architectes et urbanistes avaient accompli, en tout cas sur le
papier, de véritables miracles : transport pierre à pierre et
reconstruction au Mozambique du monastère de Saint
Pétroine d ’Oxford, reconstitution du château de Chambord à
Osaka, de la Medina de Ouarzazate à Artesia, des Sept Mer­
veilles du Monde (maquettes au 1/15e) à Pemba, du London
Bridge sur le lac Trout et du Palais de Darios à Persépolis à
Huixtla (Mexique) où serait restituée dans ses plus infimes
détails toute la magnificence de la cour des Rois de Perse, le
nombre de leurs esclaves, de leurs chars, de leurs chevaux et
de leurs palais, la beauté de leurs maîtresses, le luxe de leurs
concerts. Il aurait été regrettable de songer à doubler ces chefs-
d ’œuvre, tant il apparaissait que l’originalité du système décou­
lait de la singularité géographique de ces merveilles, jointe à
la jouissance immédiate dont pouvait en disposer un client
fortuné.
Les études de motivation et de marché balayèrent les hésita­
tions et les réticences des bailleurs de fonds en démontrant
d ’une manière irréfutable q u ’il existait une clientèle potentielle
tellement importante que l’on pouvait raisonnablement espérer
amortir l’opération, non pas en cinq ans et trois mois comme
l’avaient fait apparaître les premiers calculs, mais en seulement
quatre ans et huit mois. Les capitaux affluèrent et au début de
l’année 1972 le projet devint opérationnel et les chantiers de
deux com plexes pilotes, Trout et Pemba, furent ouverts.

Pour satisfaire aux lois portoricaines. Marvel Houses Interna­


tional devait consacrer 1 % de son budget global à l’achat
d ’œuvres d ’art contemporaines ; dans la plupart des cas, les
obligations de ce genre aboutissent dans le monde hôtelier, ou
bien à l’accrochage dans chaque chambre d ’un dessin à l ’encre
de Chine rehaussé d ’aquarelle et représentant Sables-d’Or-les-
Pins ou Saint-Jean-de-Monts, ou bien à une sculpture petite­
La Vie m o d e d ’em p lo i 1197

ment monumentale devant la grande entrée de l’hôtel. Mais


pour les Marvel Houses International des solutions plus origi­
nales se devaient d ’être inventées et après avoir jeté sur le
papier trois ou quatre idées — création d ’un musée internatio­
nal d ’art contemporain dans un des complexes hôteliers, achat
ou commande de vingt-quatre œuvres importantes aux vingt-
quatre plus grands artistes vivants, mise sur pied d ’une Marvel
Houses Foundation distribuant des bourses à de jeunes créa­
teurs, etc. — les dirigeants de Marvel Houses se débarrassèrent
de ce problème pour eux secondaire en le confiant à un cri­
tique d ’art.
Leur choix se porta sur Charles-Albert Beyssandre, critique
suisse de langue française, publiant régulièrement ses chro­
niques dans la Feuille d ’A vis d e Fribourg et la G azette de
Genève, et correspondant à Zurich d ’une demi-douzaine de
quotidiens et périodiques français, belges et italiens. Le prési­
dent-directeur général d ’international Hostellerie — et par
conséquent de Marvel Houses International — était un de ses
fidèles lecteurs et l’avait plusieurs fois utilement consulté pour
ses placements artistiques.
Convoqué par le conseil d ’administration des Marvel Houses
et mis au courant de son problème, Charles-Albert Beyssandre
put sans peine convaincre les promoteurs que la solution la
plus appropriée à leur politique de prestige devait consister à
rassembler un tout petit nombre d ’œuvres majeures : pas un
musée, pas un ramassis, pas davantage un chromo au-dessus
de chaque lit, mais une poignée de chefs-d’œuvre jalousement
conservés en un endroit unique que les amateurs du monde
entier rêveraient de contempler au moins une fois dans leur
vie. Enthousiasmés par de telles perspectives, les dirigeants des
Marvel Houses confièrent à Charles-Albert Beyssandre le soin
de réunir dans les cinq ans à venir ces pièces rarissimes.
Beyssandre se retrouva donc à la tête d ’un budget fictif —
les règlements définitifs, y compris sa propre com mission de
trois pour cent, ne devant intervenir qu’en 1976 — mais
nonobstant colossal : plus de cinq milliards d ’anciens francs,
de quoi acheter les trois tableaux les plus chers du monde
ou, comme il s’amusa à le calculer les premiers jours, de quoi
1198 Georges P erec

acquérir une cinquantaine de Klee, ou presque tous les


Morandi, ou presque tous les Bacon, ou pratiquement tous les
Magritte, et peut-être cinq cents Dubuffet, une bonne vingtaine
des meilleurs Picasso, une centaine de Staël, presque toute la
production de Frank Stella, presque tous les Kline et presque
tous les Klein, tous les Mark Rothko de la collection Rockefeller
avec, en guise de prime, tous les Huffing de la Donation Fitch-
winder et tous les Hutting de la période brouillard que Beys-
sandre d ’ailleurs n ’appréciait que très médiocrement.
L’exaltation un peu puérile que ces calculs provoquèrent
tomba vite et Beyssandre ne tarda pas à découvrir que sa tâche
allait être beaucoup plus difficile qu’il ne le croyait.

Beyssandre était un homme sincère, aimant la peinture et


les peintres, attentif, scrupuleux et ouvert, et heureux lors­
qu’au terme de plusieurs heures passées dans un atelier ou
une galerie, il parvenait à se laisser silencieusement envahir
par la présence inaltérable d ’un tableau, son existence ténue
et sereine, son évidence compacte s’imposant petit à petit,
devenant chose presque vivante, chose pleine, chose là, simple
et complexe, signes d ’une histoire, d ’un travail, d ’un savoir,
enfin tracés au-delà de leur cheminement difficile, tortueux et
peut-être même torturé. La tâche que les dirigeants des Marvel
Houses lui avaient confiée était assurément mercantile ; au
moins lui permettrait-elle, passant en revue l ’art de son temps,
de multiplier ces « moments magiques » — l ’expression était
de son confrère parisien Esberi — et c ’est presque avec
enthousiasme qu’il l’entreprit.
Mais les nouvelles se propagent vite dans le monde des arts
et se déforment volontiers ; il fut bientôt connu de tous que
Charles-Albert Beyssandre était devenu l’agent d ’un formidable
mécène qui l ’avait chargé de constituer la plus riche collection
particulière de peintres vivants.
Au bout de quelques semaines, Beyssandre s’aperçut qu’il
disposait d ’un pouvoir encore plus grand que son crédit. À la
seule idée que le critique pourrait, éventuellement, dans un
avenir indéterminé, envisager l’acquisition de telle ou telle
œuvre pour le com pte de son richissime client, les marchands
La Vie m o d e d ’em p lo i 1199

s’affolèrent et les talents les moins confirmés se haussèrent du


jour au lendemain au rang des Cézanne et des Murillo. Comme
dans l’histoire de cet homme qui a en tout et pour tout un
billet de cent mille livres sterling et qui parvient à vivre dessus
sans l’entamer pendant un mois, la seule présence ou absence
du critique à une manifestation artistique se mit à avoir des
conséquences foudroyantes. Dès qu’il arrivait dans une vente
les enchères commençaient à grimper, et s’il s’en allait après
avoir seulement fait un rapide tour de salle, les cotes fléchis­
saient, s’affaissaient, s’effondraient. Quant à ses chroniques,
elles devinrent des événements que les investisseurs atten­
daient avec une fébrilité grandissante. S’il parlait de la pre­
mière exposition d'un peintre, le peintre vendait tout dans la
journée, et s ’il ne disait rien de l’accrochage d ’un maître
reconnu, les collectionneurs le boudaient tout à coup, reven­
daient à perte ou décrochaient les toiles méprisées de leur
salon pour les cacher dans les coffres blindés en attendant que
leur faveur remonte.
Très vite des pressions com mencèrent à s ’exercer sur lui.
On l’inondait de champagne et de foie gras ; on envoyait des
chauffeurs en livrée le chercher au volant de limousines noi­
res ; puis des marchands se mirent à parler d ’éventuels pour­
centages ; plusieurs architectes de renom voulurent lui
construire sa maison et plusieurs décorateurs à la m ode s ’offri­
rent pour l’aménager.
Pendant plusieurs semaines, Beyssandre s’obstina à publier
ses chroniques, persuadé que les paniques et engouem ents
qu’elles provoquaient allaient nécessairement s’atténuer.
Ensuite il tenta d ’user de pseudonymes divers — B. Drapier,
Diedrich Knickerbocker, Fred Dannay, M. B. Lee, Sylvander,
Ehrich Weiss, Guillaume Porter, etc. — mais ce fut presque
pire, car les marchands crurent désormais le deviner sous toute
candidature inhabituelle et des bouleversements inexplicables
continuèrent à secouer le marché de l’art longtemps après que
Beyssandre eut com plètem ent cessé d écrire et l’eut annoncé
sur une page entière dans tous les journaux auxquels il avait
collaboré.
Les mois qui suivirent furent pour lui les plus difficiles : il
1200 Georges P erec

dut s’interdire de fréquenter les salles de ventes et d ’assister


aux vernissages ; il s’entourait de précautions extraordinaires
pour visiter les galeries, mais chaque fois que son incognito
était découvert, cela déclenchait des répercussions désas­
treuses et il finit par prendre le parti de renoncer à toute mani­
festation publique ; il n ’allait plus que dans les ateliers ; il
demandait au peintre de lui montrer ce qu’il estimait être ses
cinq meilleures œuvres et de le laisser seul en face d ’elles pen­
dant au moins une heure.

Deux ans plus tard, il avait visité plus de deux mille ateliers
répartis dans quatre-vingt-onze villes et dans vingt-trois pays.
Le problème était désormais pour lui de relire ses notes et de
faire son choix : dans le chalet des Grisons qu’un des direc­
teurs d ’international Hostellerie mettait aimablement à sa dis­
position, il entreprit de réfléchir sur l ’étrange tâche qu’on lui
avait confiée et sur les curieuses retombées qui s’en étaient
ensuivies. Et c ’est à peu près vers cette époque, alors que face
à ces paysages de glaciers, dans la seule compagnie de vaches
aux lourdes clarines, il s’interrogeait sur la signification de
l’art, que l’aventure de Bartlebooth lui parvint.
Il en fut informé par hasard alors qu ’il s’apprêtait à allumer
un feu avec un numéro vieux déjà de deux ans des Dernières
N ouvelles d e Saint-Moritz, feuille locale qui pendant la saison
d ’hiver donnait deux fois par semaine les potins de la station :
Olivia et Rémi Rorschash étaient venus passer une dizaine de
jours à l ’Engadiner et chacun avait eu droit à une interview :

— Rémi Rorschash, dites-nous, quels sont aujourd’hui vos


projets ?
— On m ’a raconté l’histoire d ’un homme qui a fait le tour du
monde pour peindre des tableaux, et qui ensuite les a détruits
scientifiquement. Je crois que j’ai assez envie d ’en faire un
film...

Le résumé était mince et fautif, mais propre à éveiller l’inté­


rêt de Beyssandre. Et quand le critique en eut connaissance
avec davantage de détails, le projet de l ’Anglais suscita son
La Vie m o d e d ’em p lo i 1201

enthousiasme. Très vite, dès lors, la décision de Beyssandre fut


prise : ce serait ces œuvres mêmes que leur auteur souhaitait
faire absolument disparaître qui constitueraient le joyau le plus
précieux de la collection la plus rare du monde.
C’est au début d ’avril 1974 que Bartlebooth reçut la pre­
mière lettre de Beyssandre. À cette époque il ne pouvait déjà
plus lire que les manchettes des journaux et c ’est Smautf qui
la lui lut. Le critique y racontait en détail son histoire et
comment il en était arrivé à choisir pour ces aquarelles morce­
lées en autant de puzzles un destin d ’œuvre d ’art que leur
auteur leur refusait : alors que depuis des mois les artistes du
m onde entier et leurs marchands rêvaient de faire entrer un
de leurs produits dans la fabuleuse collection des Marvel
Houses, ce serait au seul homme qui ne voulait ni montrer ni
garder son œuvre qu’il offrait de racheter ce qui en restait pour
dix millions de dollars !
Bartlebooth demanda à Smautf de déchirer la lettre, de ren­
voyer sans les ouvrir celles qui suivraient éventuellement, de
ne pas recevoir leur signataire si d ’aventure il se présentait.

Pendant trois mois, Beyssandre écrivit, téléphona, et sonna


à la porte en pure perte. Puis, le onze juillet, il rendit visite à
Smautf dans sa chambre et le chargea de prévenir son maître
qu’il lui déclarait la guerre : si l’art, pour Bartlebooth, consis­
tait à détruire les œuvres qu’il avait conçues, l’art, pour lui,
Beyssandre, consisterait à préserver, coûte que coûte, une ou
plusieurs de ces œuvres, et il défiait cet Anglais obstiné de l’en
empêcher.

Bartlebooth connaissait assez, ne serait-ce que pour les avoir


expérimentés sur lui-même, les ravages que la passion peut
exercer sur les individus les plus sensés, pour savoir que le
critique ne parlait certainement pas à la légère. La première
des précautions aurait été d ’éviter tout risque avec les aqua­
relles reconstituées, et pour cela de renoncer à vouloir conti­
nuer à les détruire sur les lieux mêmes où elles avaient jadis
été peintes. Mais c’était mal connaître Bartlebooth : défié, il
relèverait le défi, et les aquarelles, com me cela avait toujours
1202 G eorges P erec

été, continueraient d ’être transportées sur leur lieu d ’origine


pour y retrouver la blancheur de leur néant premier.
Cette phase ultime du grand projet s’était toujours accom­
plie d ’une façon beaucoup moins protocolaire que les étapes
qui l’avaient précédée. Les premières années, ce fut souvent
Bartlebooth lui-même qui, le temps de prendre deux trains ou
deux avions, procédait à cette opération ; un peu plus tard
Smautf s ’en chargea puis, lorsque les lieux com mencèrent à
devenir de plus en plus lointains, l’habitude se prit d ’expédier
les aquarelles aux correspondants que Bartlebooth avait
contactés sur place à l’époque ou à ceux qui les avaient depuis
remplacés ; chaque aquarelle était accompagnée d ’un flacon
de dissolvant spécial, d ’un plan détaillé indiquant précisément
où la chose devait se faire, d ’une notice explicative, et d ’une
lettre signée de Bartlebooth priant ledit correspondant de bien
vouloir procéder à la destruction de l’aquarelle ci-jointe en sui­
vant les indications portées sur la notice explicative, et l’opéra­
tion terminée, de lui renvoyer la feuille de papier redevenue
vierge. Jusqu’à présent l ’opération s’était déroulée comme
prévu et Bartlebooth avait reçu, dix ou quinze jours plus tard,
sa feuille de papier blanche, et jamais il ne lui était venu à
l’idée que quelqu’un aurait seulement pu faire semblant de
détruire l ’aquarelle et lui renvoyer une autre feuille, ce dont il
s’assura pourtant en faisant vérifier que toutes ces feuilles —
spécialement fabriquées pour lui — portaient bien son fili­
grane et les marques infimes de découpes de Winckler.
Pour faire face à l ’attaque de Beyssandre, Bartlebooth envisa­
gea plusieurs solutions. La plus efficace aurait certainement été
de confier la destruction des aquarelles à un homme de
confiance et de le faire escorter par des gardes du corps. Mais
où trouver un homme de confiance, face à la puissance quasi
illimitée dont disposait le critique ? Bartlebooth n ’était sûr que
de Smautf et Smautf était beaucoup trop vieux et de plus le
milliardaire qui, pour la réussite de son projet, avait depuis
cinquante ans abandonné peu à peu son patrimoine à ses
hommes d ’affaires, n ’aurait même plus eu les moyens d ’assurer
à son vieux serviteur une protection aussi coûteuse.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1203

Après avoir longtemps hésité, Bartlebooth demanda à voir


Rorschash. Nul ne sait com ment il parvint à obtenir son
concours mais en tout cas c’est par l’intermédiaire du produc­
teur qu’il put confier à des opérateurs de télévision qui par­
taient en tournage dans l’océan Indien, la mer Rouge ou le
golfe Persique le soin de détruire ses aquarelles selon le proto­
cole habituel et de filmer cette destruction.
Pendant plusieurs mois, ce système fonctionna sans trop de
heurts. L’opérateur, la veille de son départ, recevait l ’aquarelle
à détruire ainsi qu’une boîte scellée contenant cent vingt
mètres de pellicule inversible, c ’est-à-dire dont le développe­
ment donnerait une copie originale sans passer par l’intermé­
diaire d ’un négatif. Smautf et Kléber allaient attendre à
l’aéroport le retour du cameraman qui leur remettait l’aqua­
relle redevenue blanche et la pellicule impressionnée qu’ils
portaient aussitôt à un laboratoire. Le soir même ou au plus
tard le lendemain, Bartlebooth pouvait visionner le film sur un
projecteur 16 mm installé dans l’antichambre. Il le faisait
ensuite brûler.
Divers incidents qui pouvaient difficilement passer pour des
coïncidences montrèrent cependant que Beyssandre n ’aban­
donnait pas. Ce fut certainement lui qui organisa le cambrio­
lage de l’appartement de Robert Cravennat, le préparateur de
chimie qui, depuis l’accident de Morellet en I960, procédait à
la ré-aquarellisation des puzzles, et le début d ’incendie crimi­
nel qui faillit dévaster l’atelier de Guyomard. Bartlebooth, dont
la vue baissait de plus en plus, prenait de plus en plus de
retard, et Cravennat n ’avait pas de puzzle chez lui cette quin-
zaine-là ; quant à Guyomard, il éteignit lui-même le foyer d ’in­
cendie — des chiffons imbibés de pétrole — avant que ceux
qui l’avaient allumé puissent en profiter pour voler l’aquarelle
qu’il venait de recevoir.
Mais il en fallait plus pour décourager Beyssandre, et il y a
un peu moins de deux mois, le vingt-cinq avril 1975, dans la
même semaine que celle où Bartlebooth perdit définitivement
la vue, l’inévitable finit par se produire : l’équipe de reportage
qui était allée en Turquie, et dont le cameraman devait se ren­
dre à Trébizonde pour y procéder à la destruction de la quatre
1204 Georges Perec

cent trente-huitième aquarelle de Bartlebooth (l’Anglais avait


alors seize mois de retard sur son programme), ne revint pas :
on apprit deux jours plus tard que les quatre hommes étaient
morts dans un inexplicable accident de voiture.
Bartlebooth décida de renoncer à ses destructions rituelles ;
les puzzles que désormais il achèverait ne seraient plus
recollés, détachés de leur support de bois et trempés dans un
dissolvant d ’où la feuille de papier ressortirait totalement
blanche, mais simplement remis dans la boîte noire de
Madame Hourcade et jetés dans un incinérateur. Cette déci­
sion fut à la fois tardive et inutile, car Bartlebooth ne devait
jamais achever le puzzle qu’il commença cette semaine-là.
Quelques jours plus tard, Smautf lut dans un journal que
Marvel Houses International, filiale de Marvel Houses Incorpo-
rated et de International Hostellerie, déposait son bilan. De
nouveaux calculs avaient montré que, compte tenu de l’aug­
mentation des coûts de construction, l’amortissement des
vingt-quatre parcs culturels demanderait, non pas quatre ans
et huit mois, et pas même cinq ans et trois mois, mais six ans
et deux mois ; les principaux commanditaires, effarouchés,
avaient retiré leurs fonds pour les placer dans un gigantesque
projet de remorquage d ’iceberg. Le programme des Marvel
Houses était suspendu sine die. De Beyssandre, nul n ’eut plus
jamais de nouvelles.
CHAPITRE LXXXVIII

A ltam ont, 5

Dans le grand salon des Altamont, deux serviteurs mettent


la dernière main aux préparatifs de la réception. L’un, un Noir
athlétique portant avec une nonchalance débraillée une livrée
Louis XV — jaquette et culottes à fines rayures vertes, bas de
coton vert, chaussures à boucles d ’argent — soulève, sans
efforts apparents, un canapé à trois places, en bois laqué rouge
sombre, décoré de feuillages stylisés et d ’incrustations en
nacre, garni de coussins de chintz ; l’autre, un maître d ’hôtel
au teint jaune, à la pom m e d ’Adam proéminente, vêtu d ’un
costume noir un tout petit peu trop grand pour lui, dispose
sur une longue desserte à dessus de marbre, placée contre le
mur de droite, plusieurs grands plats de métal anglais couverts
de petits sandwiches à la langue écarlate, aux œufs de saumon,
à la viande des Grisons, à l’anguille fumée, aux pointes d ’as­
perges, etc.
Au-dessus de la desserte se trouvent deux tableaux signés de
J. T. Maston, un peintre de genre d ’origine anglaise qui vécut
longtemps en Amérique centrale et connut la notoriété au
début du siècle : le premier, intitulé l Apothicaire, représente
un homme en redingote verdâtre, chauve, le nez chaussé de
lorgnons, le front affligé d ’une énorm e loupe qui, au fond
1206 G eorges Perec

d ’une boutique obscure pleine de grands bocaux cylindriques,


semble déchiffrer avec une peine extrême une ordonnance ; le
second, le N aturaliste, montre un homme maigre, sec, d ’une
figure énergique, avec une barbe taillée à l’américaine, c’est-à-
dire foisonnant sous son menton. Debout, les bras croisés, il
regarde se débattre un petit écureuil prisonnier d ’une toile
d ’araignée à mailles serrées, tendue entre deux tulipiers gigan­
tesques, tissée par une bête hideuse, grosse comme un œ u f de
pigeon et munie de pattes énormes.
Contre le mur de gauche, sur la tablette d ’une chem inée de
marbre veiné, deux lampes, aux socles faits de douilles d ’obus
en cuivre jaune, encadrent une haute cloche de verre qui pro­
tège un bouquet de fleurs dont chaque pétale est une fine
feuille d ’or.
Sur presque toute la longueur du mur du fond est accrochée
une tapisserie très détériorée, aux couleurs complètement
éteintes. Elle représente très vraisemblablement les Rois
Mages : ce sont trois personnages, l’un agenouillé, les deux
autres debout, dont un seul est resté à peu près intact : il porte
une longue robe avec des manches à crevés ; une épée est pen­
due à sa taille et il tient dans la main gauche une sorte de
drageoir ; il a des cheveux noirs et est coiffé d ’un curieux cha­
peau orné d ’un médaillon, tenant à la fois du béret, du tri­
corne, de la couronne et du bonnet.

Au premier plan, un peu à droite et en biais par rapport à la


fenêtre, Véronique Altamont est assise à un bureau gainé de
cuir agrémenté d ’arabesques dorées sur lequel sont étalés plu­
sieurs ouvrages : un roman de Georges Bernanos, La Joie ; Le
Village lilliputien, un livre d ’enfants sur la couverture duquel
on voit quelques maisons miniature, un poste d ’incendie, une
mairie avec son horloge et des bambins ébahis aux visages cou­
verts de taches de rousseur, à qui des nains porteurs de
longues barbes servent des tartines beurrées et des grands
verres de lait ; le D iction naire des abréviation s fran çaises et
latin es utilisées au M oyen Âge, d ’Espingole, et les Exercices de
D iplom atiqu e et d e Paléographie m édiévales, de Toustain et
La Vie m o d e d ’em p lo i 1207

Tassin, ouverts sur deux fac-similés de textes médiévaux : sur


la page de gauche, un contrat-type de location

Connue chose so it à tous ceuz qu i ces lettres var-


ron t et o iron t que li ceu z d e M enoalville d o it a
ceuz d i Leglise D au teri trois sols d e tolois à ran dre
chascun an a d ic t terme...

sur la page de droite un extrait de la Veridicque H istoyre d e


Philem o et Bauci, de Garin de Garlande : c’est une très libre
adaptation de la légende racontée par Ovide, dans laquelle
l’auteur, un clerc de Valenciennes qui vécut au x i i c siècle, ima­
gine que Zeus et Mercure ne se contentèrent pas de provoquer
un déluge pour inonder les Phrygiens qui leur avaient refusé
l’hospitalité, mais leur envoyèrent également des légions de
bêtes féroces que, de retour dans sa cabane devenue temple,
Philémon décrit à Baucis :

J ’y vy trois cens et n eu f p élica n s ; six m ille et seize


oizea u x seleucieds, m archans en ordonnance et
devorans les sauterelles p a rm y les bleds ; des cyna-
molges, des argathyles, des caprimulges, des thyn-
nuncules, des crotenotaires, voire, dis-je, des
onocrotales avec leur g ra n d gosier ; des stym pha-
lides, harpyes, panthères, dorcades, cemades,
cynocéphales, satyres, cartasonnes, tarandes, ures,
monopes, pephages, cepes, neares, steres, cercopi-
teques, bisons, musim ones, bytures, ophyres,
stryges, gryphes.

Au milieu de ces livres se trouve une chemise de toile forte,


de couleur bise, fermée par deux élastiques, munie d ’une éti­
quette rectangulaire auto-adhésive sur laquelle a été très soi­
gneusem ent calligraphié le titre suivant :

i
1208 G eorges P erec

jM êm cheb
fioul M w t à l ’dÙUohe de ma fiicjvie

Véronique est une jeune fille de seize ans, trop grande pour
son âge, au teint très pâle, aux cheveux extrêmement blonds,
au visage ingrat, à l’air un peu morose ; elle est vêtue d ’une
longue robe blanche à manches de dentelle, dont le col large­
ment ouvert laisse voir des épaules aux clavicules saillantes.
Elle examine attentivement une photographie de petit format,
striée et cassée, qui représente deux danseuses, dont l’une
n ’est autre que Madame Altamont plus jeune de vingt-cinq
ans : elles font des exercices à la barre sous la direction de
leur professeur, un homme maigre, à tête d ’oiseau, aux yeux
ardents, au cou efflanqué, aux mains osseuses, pieds nus, torse
nu, vêtu seulem ent d ’un caleçon long et d ’un grand châle tri­
coté qui lui tombe sur les épaules, et tenant dans sa main
gauche une haute canne à pommeau d ’argent.

Madame Altamont — de son nom de jeune fille Blanche Gar-


del — était à dix-neuf ans danseuse dans une troupe qui s ’ap­
pelait les Ballets Frère, fondés et animés, non par deux frères,
mais par deux cousins : Jean-Jacques Frère, qui faisait office
de directeur commercial, discutait les contrats, organisait les
tournées, et Maximilien Riccetti, de son vrai nom Max Riquet,
directeur artistique, chorégraphe et danseur étoile. La troupe,
fidèle à la plus pure tradition classique — tutu, pointes, entre­
chats, jetés battus, Giselle, Lac des Cygnes, pas de deux et suite
en blanc — se produisait dans des festivals de banlieue —
Nuits musicales de Chatou. Samedis artistiques de La Hacqui-
nière, Son et Lumière d ’Arpajon, Festival de Livry-Gargan, etc.
— et dans les lycées où, titulaires d ’une subvention dérisoire
de l’Éducation nationale, les Ballets Frère initiaient les grandes
classes à l’art de la danse en faisant dans la salle de gymnas­
tique ou dans le réfectoire des démonstrations que Jean-
La Vie m o d e d ’em p loi 1209

Jacques Frère ponctuait au fur et à mesure de commentaires


bon enfant émaillés de jeux de mots usés et de sous-entendus
grivois.
Jean-Jacques Frère était un petit hom m e bedonnant et rigo­
lard et se serait volontiers contenté de cette vie plutôt
médiocre qui lui laissait tout loisir de pincer les fesses de ses
danseuses et de reluquer les lycéennes. Mais Riccetti n ’y trou­
vait pas son com pte et brûlait de donner au m onde la preuve
de son exceptionnel talent. Alors, disait-il à Blanche, dont il
était presque aussi passionném ent amoureux qu’il l’était de
lui-même, une gloire méritée rejaillirait sur eux et ils devien­
draient le plus beau couple de danseurs jamais vu.
L’occasion tant espérée se présenta un jour de novembre
1949 : le comte délia Marsa, un m écène vénitien passionné de
ballets, décida de commanditer la création au prochain Festival
international de Saint-Jean-de-Luz, des Vertiges d e Psyché, fan­
taisie-bouffe dans la manière de Lulli, de René Becquerloux (le
bruit courait que sous ce nom se cachait le comte lui-même)
et en confia la réalisation aux Ballets Frère qu’il avait eu l’occa­
sion d ’applaudir un an auparavant aux Grandes Heures de
Moret-sur-Loing.
Quelques semaines plus tard, Blanche découvrit qu’elle était
enceinte et que la naissance de l’enfant coïnciderait à quelques
jours près avec l ’ouverture du festival. La seule solution était
qu’elle se fasse avorter ; mais lorsqu’elle l’annonça à Riccetti,
le danseur entra dans une indescriptible fureur, et lui interdit
de sacrifier l ’être irremplaçable qu’il allait lui donner au seul
profit d ’un soir de gloire.
Blanche hésita. Elle était violemm ent attachée au danseur et
leur amour se nourrissait de leurs rêves communs de gran­
deur ; mais entre un enfant qu’elle n ’avait jamais voulu et qu’il
serait toujours temps de faire et le rôle qu elle attendait depuis
toujours, son choix était clair ; elle demanda l’avis de Jean-
Jacques Frère pour qui elle avait, malgré sa vulgarité, une affec­
tion réelle et dont elle savait qu’il l’aimait bien : sans lui don­
ner ni raison ni tort, le directeur de la troupe lâcha quelques
propos graveleux sur les faiseuses d ’anges jouant de l’aiguille
à tricoter et de la queue de persil sur des tables de cuisine
1210 G eorges P erec

recouvertes de toiles cirées à carreaux, et lui recommanda d ’al­


ler au moins en Suisse, en Grande-Bretagne ou au Danemark,
où certaines cliniques privées pratiquaient l’interruption
volontaire de grossesse dans des conditions moins traumati­
santes. Et c ’est ainsi que Blanche décida d ’aller chercher aide
et conseil auprès d ’un de ses amis d ’enfance qui vivait en
Angleterre. C’était Cyrille Altamont, qui récemment sorti de
l ’E.N.A., faisait alors un stage à l’Ambassade de France à
Londres.

Cyrille avait dix ans de plus que Blanche. Leurs parents


avaient leurs maisons de campagne à Neauphle-le-Château et,
enfants, avant-guerre, Blanche et Cyrille y avaient passé des
grandes vacances joyeuses au milieu de ribambelles de cousins
et de cousines, petits Parisiens bien coiffés et bons élèves, qui
réapprenaient à grimper aux arbres, à gober les œufs et à aller
à la ferme chercher le lait et le fromage blanc à peine égoutté.
Blanche était l ’une des plus petites et Cyrille l’un des plus
grands ; à la fin de septembre quand, à la veille de se séparer
pour une année scolaire, les enfants donnaient aux grandes
personnes la fête qu’ils avaient préparée dans le plus grand
secret pendant quinze jours, Blanche faisait un numéro de
petit rat et Cyrille l ’accompagnait au violon.
La guerre interrompit ces fastes enfantins. Lorsque Blanche
et Cyrille se revirent, elle était devenue une magnifique jeune
fille de seize ans à laquelle on n ’aurait plus osé tirer les nattes,
et lui un lieutenant éphém ère mais auréolé de gloire : il était
allé se battre dans les Ardennes et il venait de réussir en même
temps les concours d’entrée à Polytechnique et à l’École Natio­
nale d ’Administration. Dans les trois ans qui suivirent, il l’em ­
mena plusieurs fois au bal et lui fit une cour assidue mais
inutile, car elle ne cessa de vouer une passion muette aux trois
danseurs étoiles des Ballets de Paris — Jean Babilée, Jean Gué-
lis et Roland Petit — que pour tomber dans les bras de Maximi­
lien Riccetti.
Cyrille Altamont reconnut sans peine que Blanche avait rai­
son de vouloir se faire avorter et lui offrit son aide. Le surlende­
main matin, après une visite de pure forme chez un médecin
La Vie m o d e d ’em p lo i 1211

de Harley Street auprès duquel Cyrille se fit passer pour le


mari de Blanche, le jeune haut fonctionnaire conduisit la dan­
seuse dans une clinique de la banlieue nord, un cottage qui
ressemblait à tous les cottages qui l’entouraient. Il revint la
chercher, comme convenu, le lendemain dans la matinée et
l’accompagna à la gare de Victoria où elle prit la Flèche
d ’Argent.
Elle lui téléphona dans la nuit, le suppliant de venir à son
secours. En rentrant chez elle, elle avait trouvé, assis autour de
la table de la salle à manger, vidant une bouteille de calvados,
Jean-Jacques Frère et deux inspecteurs de police : ils lui appri­
rent que Maximilien s’était pendu la veille. Dans le court billet
qu’il avait laissé pour expliquer son geste, il écrivait seulement
q u ’il n’arriverait jamais à supporter l ’idée que Blanche ait
refusé son enfant.

Blanche Gardel épousa Cyrille Altamont un an et demi plus


tard, en avril 1951. En mai ils emménagèrent rue Simon-Cru-
bellier. Mais Cyrille n ’y habita pour ainsi dire jamais car
quelques semaines après il fut nom m é à Genève et s’y fixa. Il
ne revient depuis lors à Paris que pour de très brefs séjours au
cours desquels il descend le plus souvent à l’hôtel.
Véronique est née en 1959 et c ’est d ’abord pour expliquer
sa propre naissance que, vers l’âge de huit ou neuf ans, elle a
com m encé son enquête sur ses parents. À l’âge où l’on se
raconte volontiers qu’on est enfant trouvé, fils ou fille de roi
échangé au berceau, bébé abandonné sous une porte cochère
et recueilli par des forains ou des Gitans, elle inventa des his­
toires rocambolesques pour expliquer pourquoi sa mère por­
tait perpétuellement enroulée autour de son poignet et de sa
main gauche une mince bande de gaze noire, et qui était cet
hom m e toujours absent qui se disait son père et qu elle haïs­
sait si fort que, pendant des années, elle raya systématique­
ment sur sa carte d ’identité scolaire et sur tous ses cahiers le
nom d Altamont pour le remplacer par celui de sa mère.

Alors, avec un acharnement proche de la fascination, avec


une minutie maniaque et douloureuse, elle voulut reconstituer
1212 G eorges P erec

l’histoire de sa famille. Sa mère, un jour, répondant enfin à sa


question, lui dit qu elle gardait cette bande d ’étoffe en signe
de deuil, à la mémoire d ’un hom m e qui avait beaucoup
compté pour elle. Véronique crut qu’elle était la fille de cet
hom m e et qu’Altamont punissait sa mère d ’en avoir aimé un
autre avant lui. Plus tard elle découvrit, marquant la page 73
de L ’Â ge d e Raison, la photographie de sa mère en train de
travailler à la barre avec une autre danseuse sous la direction
de Maximilien et elle en conclut que c’était là son vrai père.
Ce jour-là elle prit un classeur neuf et décida d ’y consigner
secrètement tout ce qui aurait trait à son histoire et à celle de
ses parents, et elle se mit à fouiller systématiquement tous les
placards et tiroirs de sa mère. Tout y était toujours trop bien
rangé et aucune trace ne semblait être restée de sa vie de dan­
seuse. Pourtant, un jour, sous des liasses bien em pilées de fac­
tures et de quittances, Véronique finit par découvrir quelques
lettres anciennes, de camarades de classe, de cousins, de cou­
sines, d ’amies perdues de vue depuis des années, et qui évo­
quaient des souvenirs de classe, excursions à bicyclette,
goûters, bains de mer, bals costumés, spectacles au Théâtre du
Petit-Monde. Une autre fois, ce fut un programme des Ballets
Frère, pour la Fête des Parents d ’Élèves du Lycée Hoche à Ver­
sailles, annonçant un extrait de Coppélia dansé par Maximilien
Riccetti et Blanche Gardel. Une autre fois encore, passant des
vacances chez sa grand-mère maternelle, non pas à Neauphle,
qui avait été depuis longtemps vendu, mais à Grimaud, sur la
Côte d ’Azur, elle mit la main dans le grenier sur une boîte
étiquetée La p e tite danseuse : elle contenait un film de
soixante mètres, tourné avec une Pathé Baby et, réussissant à
se le faire projeter, Véronique vit sa mère, toute petite ballerine
en tutu, accompagnée au violon par un grand dadais bouton­
neux dans lequel elle put toutefois reconnaître Cyrille. Puis, il
y a quelques mois, un jour de novembre 1974, elle trouva dans
la corbeille à papier de sa mère une lettre de Cyrille et, la
lisant, comprit que Maximilien était mort dix ans avant qu elle
ne naisse, et que la vérité était l’exact contraire de ce qu’elle
croyait :
La Vie m o d e d ’em p lo i 1213

«J ’éta is à Londres il y a quelques jo u rs et j e n ’a i


p a s p u m ’em pêcher d e m e fa ire conduire dan s la
lo in ta in e banlieue où il y a vingt-cinq ans presqu e
jo u r p o u r jour, j e t ’a va is conduite. La clinique est
toujours là, 130 Crescent Gardens, m ais c ’est
m a in ten a n t un im m euble d e trois étages, p lu tô t
m oderne. Le reste du p a ysa g e n ’a pra tiq u em en t
p a s changé p a r rapport au souvenir que j ’en a i
gardé. J ’a i revécu la jo u rn ée que j ’ai p assée dan s
ce fa u b o u rg p e n d a n t que l ’on t ’opérait. Je ne t ’a i
ja m a is raconté cette jo u rn ée : j e voulais venir te
voir en fin d ’après-m idi, lorsque tu te réveillerais,
ce n ’é ta it p a s la p ein e d e retourner à Londres,
m ieux v a la it rester da n s les parages, q u itte à
p erd re quelques heures d a n s un p u b ou au
ciném a. Il é ta it à p ein e d ix heures du m atin
q u a n d j e t ’a i quittée. J ’a i erré p e n d a n t une bonne
dem i-heure d a n s des rues bordées de semi-deta-
ched cottages tellem en t identiques que l ’on a u ra it
p u croire q u ’il n ’y en a v a it q u ’un seul se reflétant
d an s un gigantesque je u d e m iroirs : les m êm es
p o rtes pein tes en vert som bre, avec leurs m arteau x
d e cuivre bien luisan ts et leurs gratte-pieds, les
m êm es rid ea u x d e den telle m écanique a u x bow-
w indow s, les m êm es p o ts d ’aspidistra à la fen être
d e l ’étage. A la fin j ’a i réussi à trouver ce qu i é ta it
sans d o u te le centre com m ercial : quelques m aga­
sins apparem m en t déserts, un W oolw orth’s, un
ciném a qui s ’a p p ela it évidem m en t The Odeon et
un p u b fièrem en t baptisé Unicom and Castle, et
m alheureusem ent ferm é. Je suis allé m ’asseoir
d an s le seul en d ro it qu i m ’a p a ru don ner des
signes d e vie, une sorte d e m ilk-bar installé dan s
une longue rou lotte en bois, et tenu p a r trois
vieilles filles. On m ’y a servi un thé infect et des
toasts sans beurre — j ’a va is refusé la m argarine
— avec d e la m arm elade d ’oranges qui sen ta it le
fer-blanc.
G eorges Perec

Ensuite j ’a i acheté des jo u rn a u x et j e suis allé


les lire d a n s un p e tit square à côté d ’une statu e
représentant un m onsieur à l ’a ir ironique, assis,
les ja m b e s croisées, ten an t d a n s sa m ain gauche
une fe u ille d e p a p ie r — j e veux d ire d e p ierre —
s ’en rou lan t a bo n d a m m en t sur elle-mêm e à ses
d eu x extrém ités, et d a n s la m ain d ro ite une p lu m e
d ’oie ; il m ’a f a i t p en ser à Voltaire et j ’en a i d éd u it
que c ’éta it Pope ; m a is il s ’agissait d ’un certain
W illiam W arburton, 1698-1779, littérateu r et p r é ­
lat, auteur, p réc isa it l ’inscription gravée sur le
socle, d ’une Démonstration de la Mission Divine de
Moïse.
Vers m id i le p u b a enfin ou vert ses p o rtes et j e
suis a llé boire quelques bières en m angeant des
sandw iches à la crèm e d ’anchois et au chester. Je
suis resté là ju s q u ’à d eu x heures, assis au bar, le
n ez d a n s m on verre, à côté d e deu x beaux-frères,
tous d eu x fo n ction n aires m un icipau x: l ’un é ta it
a ide-com ptable à la com pagnie du gaz, l ’au tre
chef d e bureau au service des retraites et pensions.
Ils ingurgitaient une sorte d e ragoû t assez répu­
g n a n t en se racon tan t avec un épou van table
accent cockney une interm in able histoire d e
fa m ille où interven aien t une sœ u r installée au
Canada, une nièce infirm ière en Égypte, une a u tre
m ariée à Nottingham , un én igm atique O ’B rien
prén o m m é B obby et une Mrs B ridgett qu i ten a it
une pen sio n d e fa m ille à Margate, à l ’em bouchure
d e la Tamise.
A d eu x heures j e suis sorti d u p u b p o u r entrer
d a n s le ciném a ; j e m e souviens qu ’il y a v a it au
pro g ra m m e d eu x gran ds film s et plusieurs docu­
m entaires, a ctu alités e t dessins anim és. J ’a i oublié
le titre des longs m étrages ; ils éta ien t to u t aussi
insipides l ’un qu e l ’au tre : le p rem ier éta it une
énièm e histoire d ’ojficiers d e la R.A.F. s ’éva d a n t
d ’un oflag en creusant un tun n el ; le second éta it
La Vie m o d e d ’em p lo i 1215

censé être une com édie ; cela se p a ssa it au xnf


siècle et l ’on vo y a it au d éb u t un gros hom m e riche
souffrant d e la g o u tte qu i refusait à un jeune-
hom m e-m ièvre la m ain d e sa fille car le d it jeune-
hom m e-m ièvre é ta it p a u vre et sans avenir. Je ne
sais toujours p a s com m en t le jeune-hom m e-m ièvre
fa is a it p o u r s ’enrichir e t p ro u ver à son fu tu r beau-
p ère qu il éta it p lu s intelligent qu ’il n en a v a it l ’a ir
car j e m e su is en dorm i au bou t d ’un q u a rt
d ’heure. J ’a i été réveillé p lu tô t brutalem ent p a r
deu x ouvreuses. La salle éta it éclairée, j ’étais le
d ern ier spectateur. C om plètem ent abruti, j e ne
com pris p a s un m o t d e ce que les ouvreuses m e
criaien t et c ’est seulem ent en arrivan t da n s la rue
que j e m e rendis com pte que j ’avais ou blié m es
journaux, m on m anteau, m on p a ra p lu ie et m es
gants. H eureusem ent une des ouvreuses m e ra t­
trapa et m e les rendit.
La n u it é ta it noire. Il é ta it cin q heures et dem ie.
Une p lu ie fin e tom bait. Je suis revenu à la clinique
m ais ils ne m ’o n t p a s laissé te voir. Ils m e d iren t
sim plem en t qu e to u t s ’é ta it bien passé, que tu d o r­
mais, que j e d eva is venir te chercher le lendem ain
à on ze heures.
J ’a i repris l ’a u tobu s qu i reven ait à Londres, à
travers ces banlieues im m enses et sans âme, ces
m illiers et ces m illiers d e hom e sw eet hom e où des
m illiers et des m illiers d ’hom m es et d e fem m es à
p ein e sortis d e leurs ateliers e t d e leurs bureaux
sou levaien t en m êm e tem ps le tea-cosy d e leur
théière, se versaient leur tasse d e thé, l ’arrosaien t
d ’un nuage d e lait, saisissaien t du bou t des doigts
le to a st ju ste ja illi d e leur grille-pain a u tom atiqu e
et le ta rtin a ien t d e Bovril. J ’a va is un sen tim ent
d ’irréalité totale, com m e si j ’ava is été sur une
a u tre planète, d a n s un au tre monde, ouateux,
brumeux, hum ide, traversé d e lum ières d ’un ja u n e
presqu e orangé. Et to u t à coup j e me suis m is à
G eorges Perec

p en ser à toi, à ce qu i t ’arrivait, et à cette ironie


cruelle q u i fa is a it que p o u r t ’a id e r à supprim er cet
enfant q u i n ’é ta it p a s d e moi, nous jo u io n s p o u r
quelques heures à être m ari et fe m m e en disant,
non p a s que tu t ’appelais M adam e Altam ont, m ais
qu e j ’étais M onsieur Gardel.
Il é ta it sept heures et dem ie q u a n d le bus arriva
à Charing Cross, son terminus. Je bus un whisky
d a n s un p u b qu i s ’a p p ela it The Greens p u is j e
retournai au ciném a. Cette fois-ci j e vis un film
d o n t tu m ’a va is parlé, Les Chaussons rouges, d e
M ichael Powell, avec M oira Shearer et une choré­
graphie d e Léonide M assine ; j e ne m e souviens
p lu s d e ce que raconte le film , m ais seulem ent
d ’un des ballets da n s lequel un jo u rn a l je té à terre
et em porté p a r le vent devien t un in qu iétan t d a n ­
seur. Je sortis d u ciném a vers d ix heures. M oi qu i
ne bois p ra tiq u em en t ja m a is d ’alcool et q u ’un
verre ren d to u t d e su ite m alade, j ’a va is une envie
irrésistible d e m e soûler.
J ’en trai d a n s un p u b qui s ’a p p ela it The Donkey
in Trousers. L ’enseigne représentait un ân e d o n t
les q u a tre p a tte s éta ien t prises da n s des sortes d e
ja m b iè res en toile blanche avec des p o is rouges. Je
croyais que cela n ’ex ista it que sur l ’île d e Ré m ais
sans d o u te y a va it-il quelque p a r t en Angleterre
une coutum e analogue. La queue d e l ’ân e éta it
une ficelle tressée et la légende expliqu ait
com m en t cette queue p o u v a it servir d e barom ètre :

If tail is dry Fine


If tail is wet Rain
If tail moves Windy
If tail cannot be seen Fog
If tail is frozen Cold
If tail falls out Earthquake
La Vie m o d e d ’em p loi 1217

Le p u b é ta it bondé. J ’a i fin i p a r trouver une


p la ce à une ta b le p a rtiellem en t occupée p a r un
couple ex tra o rd in a ire : un homme, d éjà vieux,
d ’une corpulence gigantesque, le fro n t haut, la tête
p u issa n te nim bée d ’une abon dan te chevelure
blanche, et une fe m m e d ’une tren tain e d'années,
avec quelque chose d e slave et d ’asiatiqu e en
m êm e tem ps d a n s la physionom ie, des larges p o m ­
m ettes, des y e u x étroits, et des cheveux d ’un b lon d
roux n attés en torsade a u to u r d e la tête. Elle é ta it
silencieuse et p o s a it fréqu em m en t la m ain sur
celle d e son com pagnon, com m e p o u r l ’em pêcher
d e se m ettre en colère. Lui p a r la it sans arrêt, avec
un léger accent que j e ne p a rve n a is p a s à id en ti­
fie r ; il ne fin issa it p a s ses phrases, les interrom ­
p a it to u t le tem ps d e « bref», « bien », « p a r fa it »,
« excellent », sans cesser un seul instan t d ’engouf­
fr e r des m asses énorm es d e nourritures et d e bois­
sons, se leva n t tou tes les cin q m inutes e t se fr a y a n t
un chemin ju s q u ’au b a r p o u r en rapporter des
assiettées d e sandwiches, des p a q u ets d e p o m m es
chips, des saucisses, des p e tits p â tés chauds, des
pickles, des p o rtio n s d ’apple p ie et des p in te s d e
bière brune qu il en gloutissait d ’un trait.
Il ne ta rd a p a s à m ’adresser la p a ro le et nous
com m ençâm es à boire ensemble, à deviser d e to u t
et d e rien, d e la guerre, d e la mort, de Londres, de
Paris, d e la bière, d e la musique, des trains d e
nuit, d e la beauté, d e la danse, du brouillard, de
la vie. Je crois aussi que j e ten ta i de lui raconter
ton histoire. Sa com pagne ne d is a it rien. De tem ps
en tem ps elle lui so u ria it ; le reste du tem ps elle
la issa it son regard aller et venir da n s le bar
enfumé, b u van t à toutes p etite s gorgées son gin
p in k et a llu m a n t l ’une après l ’au tre des cigarettes
à em bouts dorés qu elle écrasait presque to u t de
suite d a n s un cendrier p u b licita ire offert p a r le
w hisky Antiquarian.
1218 Georges Perec

Très vite sans d o u te j e p erd is conscience du lieu


e t d e l ’heure. Tout d e v in t com m e un bourdonne­
m en t confus p o n ctu é d e coups sourds, d'exclam a­
tions, d e rires, d e chuchotis. Puis to u t à coup,
rou vran t les yeux, j e vis que l ’on m ’a v a it m is
debout, que j ’a va is m on m anteau sur les épaules,
m on p a ra p lu ie à la m ain. Le p u b s ’é ta it presque
com plètem ent vidé. Le p a tro n fu m a it un cigare sur
le p a s d e la porte. Une serveuse je ta it d e la sciure
sur le sol. La fe m m e a v a it revêtu un épais m an ­
teau d e fou rru re et l ’hom m e en filait avec l ’a id e
d ’un serveur une large houppelande à col d e
loutre. Et soudain, il se retourna d ’un seul m ouve­
m en t du corps vers m oi et il m e lança d ’une voix
presqu e to n itr u a n te . « La vie, jeu n e homme, est
une fe m m e étendue, avec des seins rapprochés et
gonflés, avec un g ra n d ventre lisse et m ou entre
les hanches saillantes, avec des bras minces, des
cuisses rebondies et des ye u x mi-clos, qu i dan s sa
p ro vo ca tio n m agnifique et m oqueuse exige notre
ferveu r la p lu s haute. »
Com m ent ai-je f a i t p o u r revenir chez moi, m e
déshabiller, m e m ettre dan s m on lit? J e n ’en a i
aucun souvenir. Q u an d j e m e suis réveillé,
quelques heures p lu s tard, p o u r venir te chercher,
j e m e suis aperçu que toutes les lum ières étaien t
restées allum ées et que la douche a v a it coulé p e n ­
d a n t toute la nuit. M ais j e g arde le souvenir in tact
d e ce couple, et des dernières p a ro les que m e d it
cet homme, et chaque fo is je revois l ’éclat d e ses
ye u x à ce mom ent, et j e pen se à to u t ce qu i s ’est
p a ssé quelques heures p lu s tard, et au cauchem ar
que son t devenues nos deux existences.
D ésorm ais tu as b â ti ta vie sur la haine et sur
l ’illusion ressassée d e ton bonheur sacrifié. Toute
ta vie tu m e p u n ira s p o u r t ’a vo ir a id ée à fa ir e ce
que tu voulais fa ir e et que tu au rais f a i t d e toute
façon, m êm e sans m on aide ; tou te ta vie, tu rejet-
La Vie m o d e d ’em p lo i 1219

feras sur m oi l ’échec d e cet am our, l ’échec d e cette


vie que ce d a n seu r bouffi d e p réten tion a u ra it
im pitoyablem en t gâchée au p ro fit d e sa seule
m inable gloriole. Toute ta vie tu me jo u era s la
com édie du remords, d e la fe m m e pu re hantée
d a n s ses rêves p a r l ’hom m e qu ’elle a acculé au sui­
cide, com m e tu te jo u e ra s à toi-m êm e la belle his­
toire m odèle d e la fe m m e douloureuse, l ’épouse
aban donn ée du h au t fon ction n aire volage, la
m ère irréprochable élevan t m agnifiquem ent sa
fille en la sou strayan t à l ’influence nocive d e son
père. M ais tu ne m ’as don n é cette enfant que p o u r
p o u vo ir m e reprocher d a va n ta g e d ’avo ir con tri­
bué à tuer l ’autre, et tu l ’as élevée dan s la haine
d e moi, en m in terdisan t d e la voir, d e lui parler,
d e l ’aimer.
Je te voulais p o u r fem m e, et j e voulais un enfant
avec toi. Je n ’a i n i l ’une n i l ’autre, et cela f a i t si
longtem ps que ça du re que j ’a i cessé de m e d em a n ­
d er si c ’est d a n s la h ain e ou da n s l ’am o u r que
nous trouvons la fo rc e d e con tinu er cette vie m en­
songère, que nous pu ison s l ’énergie fo rm id a b le qui
nous p erm et encore d e souffrir, et d ’espérer. »
CHAPITRE LXXXIX

Moreau, 5

Lorsque Madame Moreau commença à se sentir impotente,


elle demanda à Madame Trévins de venir vivre avec elle et l’ins­
talla dans une pièce que Fleury avait décorée en boudoir
rococo avec des drapés vaporeux, des soieries violettes frap­
pées de grands feuillages, des napperons de dentelle, des can­
délabres tourmentés, des orangers nains, et une statuette
d ’albâtre représentant un petit enfant costumé en berger de
pastorale, tenant dans ses mains un oiseau.
Il reste de ces splendeurs une nature morte représentant un
luth sur une table : le luth est tourné vers le ciel, en pleine
lumière, cependant que sous la table, presque noyé dans
l’ombre, on discerne son étui noir renversé ; un lutrin en bois
doré, abondamment ouvragé, portant l’estampille controver­
sée de Hugues Sambin, architecte et ébéniste dijonnais du xvf
siècle ; et trois grandes photographies, coloriées à la main,
datant de la guerre russo-japonaise : la première représente le
cuirassé P o b ied a , orgueil de la flotte russe, mis hors de combat
par une mine sous-marine japonaise devant Port-Arthur, le
13 avril 1904 ; en cartouche, quatre des chefs militaires de la
Russie : l'amiral Makharoff, commandant en chef de la flotte
russe en Extrême-Orient, le général Kouropatkine, généralis­
La Vie m o d e d ’em p lo i 1221

sime des troupes russes en Extrême-Orient, le général Stoessel,


commandant militaire de Port-Arthur, et le général Pflug, chef
d ’état-major général des troupes russes en Extrême-Orient ; la
seconde photographie, sa jumelle, représente le croiseur cui­
rassé japonais A sam a, construit par la maison Armstrong, avec,
en cartouche, l’amiral Yamamoto, ministre de la marine, l’ami­
ral Togo, le « Nelson japonais », commandant en chef de l’es­
cadre japonaise devant Port-Arthur, le général Kodama, le
« Kitchener du Japon », commandant en chef de l’armée japo­
naise, et le général-vicomte Tazo-Katsura, premier ministre. La
troisième photographie représente un camp militaire russe aux
environs de Moukden : c’est le soir ; devant chaque tente les
soldats sont assis les pieds dans des bassines d ’eau tiède ; au
centre, dans une tente plus haute drapée en forme de kiosque
et gardée par deux cosaques, un officier très certainement
supérieur étudie sur des cartes d ’état-major surchargées
d ’épingles le plan des batailles à venir.
Le reste de la chambre est meublé de façon moderne : le lit
est un matelas de m ousse pris dans une housse de skaï noir et
posé sur une estrade ; un meuble bas à tiroirs, en bois sombre
et acier poli, fait office de com m ode et de table de nuit ; il
supporte une lampe de chevet parfaitement sphérique, une
montre-bracelet à affichage digital, une bouteille d ’eau de
Vichy munie d’un bouchon spécial évitant au gaz de s’échap­
per, un polycopié de format 21 x 27 intitulé Norm es AFNOR
p o u r les m atériels d ’horlogerie et d e jo a ille rie, un petit
ouvrage de la collection « Entreprises » ayant pour titre
P atrons et Ouvriers, un dialogu e toujours p o ssib le, et un livre
d ’environ quatre cents pages, recouvert d ’un protège-livre en
papier flammé : c ’est La Vie des Sœurs Trévins, par Célestine
Durand-Taillefer [chez l ’auteur, rue du Hennin, à Liège (Bel­
gique)].

Ces sœurs Trévins seraient les cinq nièces de Madame Tré­


vins, les filles de son frère Daniel. Le lecteur enclin à se deman­
der ce qui dans la vie de ces cinq femmes leur a fait mériter
une biographie aussi volum ineuse sera, dès la première page,
rassuré : les cinq sœurs sont en effet des quintuplées, nées en

I
1222 G eorges P erec

dix-huit minutes le 14 juillet 1943, à Abidjan, maintenues en


couveuse pendant quatre mois et depuis lors jamais malades.
Mais le destin de ces quinquamelles dépasse de mille cou­
dées le seul miracle de leur naissance : Adélaïde, après avoir
battu à dix ans le record de France (catégorie minimes) du
soixante mètres plat, fut saisie, dès douze ans, par le dém on
du cirque et entraîna ses quatre sœurs dans un numéro de
voltige qui fut bientôt fameux dans toute l’Europe : Les Filles
du Feu passaient à travers des cerceaux enflammés, chan­
geaient de trapèze tout en jonglant avec des torches ou fai­
saient du houla-hoop sur un fil tendu à quatre mètres du sol.
L’incendie du F airyland de Hambourg ruina ces précoces car­
rières : les compagnies d ’assurances prétendirent que Les Filles
du Feu étaient la cause du sinistre et refusèrent de garantir les
théâtres où elles se produiraient désormais, même après que
les cinq filles eurent prouvé devant le tribunal qu’elles utili­
saient une flamme artificielle parfaitement inoffensive, vendue
chez Ruggieri sous le nom de « confiture » et spécialement des­
tinée aux artistes de cirque et aux cascadeurs de cinéma.
Marie-Thérèse et Odile devinrent alors danseuses de caba­
ret ; leur plastique impeccable et leur ressemblance parfaite
leur assurèrent presque instantanément un succès foudroyant :
on vit les Crazy Sisters au Lido de Paris, au C avalier’s de Stock­
holm, aux Naughties de Milan, au B a n d A de Las Vegas, à la
Pension M acadam de Tanger, au Star de Beyrouth, aux
A m bassadors de Londres, au Bras d ’or d ’Acapulco, au N irvana
de Berlin, au M onkey Jungle de Miami, aux Twelve Tones de
Newport et aux Caribbean ’s de La Barbade où elles rencontrè­
rent deux grands de ce m onde qui s ’entichèrent assez d ’elles
pour les épouser séance tenante : Marie-Thérèse se maria avec
l’armateur canadien Michel Wilker, arrière-arrière-petit-fils
d’un concurrent malheureux de Dumont d ’Urville, Odile avec
un industriel américain, Faber McCork, le roi de la charcuterie
diététique.
Toutes deux divorcèrent l’année suivante ; Marie-Thérèse,
devenue canadienne, se lança dans les affaires et la politique
fondant et animant un gigantesque Mouvement de Défense des
Consommateurs, à tendances écologiques et autarciques, et en
La Vie m o d e d ’em p lo i 1223

même temps fabriquant et diffusant massivement toute une


gamme de produits manufacturés adaptés au retour à la Nature
et à la vraie vie macrobiotique des communautés primitives :
vaches à eau, yaourtières, toiles de tente, éoliennes (en kit),
fours à pain, etc. Odile, elle, revint en France ; embauchée
comme dactylographe à l’institut d ’Histoire des Textes, elle se
découvrit, quoique tout à fait autodidacte, un goût pour le bas
latin, et pendant les dix années qui suivirent resta tous les soirs
quatre heures de plus à l ’institut, afin d ’établir bénévolem ent
une édition définitive de la D an orum Regum H eroum que His-
toria de Saxo Grammaticus, qui fait depuis autorité ; elle se
remaria ensuite avec un juge anglais, et entreprit une révision
de l’édition latine, par Jérôme Wolf et Portus, du soi-disant
Lexique de Suidas, sur laquelle elle travaillait encore lorsque
fut rédigée l’histoire de sa vie.
Les trois autres sœurs n ’ont pas connu des destinées moins
impressionnantes : N oëlle devint le bras droit de Werner Angst,
le magnat allemand de l’acier ; Roseline fut la première femme
à faire le tour du m onde en solitaire à bord de son yacht de
onze mètres, le C’est si beau ; quant à Adélaïde, devenue chi­
miste, elle découvrit la m éthode de fractionnement des
enzymes permettant d ’obtenir des catalyses « retardées » ; cette
découverte donna naissance à toute une série de brevets abon­
damment utilisés dans l’industrie des détergents, des laques et
des peintures, et depuis Adélaïde, richissime, se consacre au
piano et aux handicapés physiques, ses deux dadas.

La biographie exemplaire de ces cinq sœurs Trévins ne


résiste malheureusement pas à un examen plus approfondi et
le lecteur à qui ces exploits proches du fabuleux mettraient la
puce à l’oreille ne tarderait pas à être confirmé dans ses
doutes. Car Madame Trévins (que contrairement à Mademoi­
selle Crespi, on appelle Madame bien qu’elle soit restée fille)
n’a pas de frère et par conséquent de nièces portant son nom ;
et Célestine Durand-Taillefer ne saurait habiter rue du Hennin
à Liège, car il n’y a pas de rue du Hennin à Liège ; par contre,
Madame Trévins avait une sœur, Ariette, qui fut mariée à un
monsieur Louis Commine, et en eut une fille, Lucette, laquelle
1224 Georges P erec

a épousé un certain Robert Hennin, lequel vend des cartes pos­


tales (de collection) rue de Liège, à Paris (8e).

Une lecture plus attentive de ces vies imaginaires permettrait


sans doute d ’en détecter les clés et de voir com ment quelques-
uns des événements qui ont marqué l’histoire de l’immeuble,
quelques-unes des légendes ou semi-légendes qui y circulent
à propos de tel ou tel de ses habitants, quelques-uns des fils
qui les relient entre eux, ont été immergés dans le récit et en
ont fourni l’armature. Ainsi, il est plus que vraisemblable que
Marie-Thérèse, cette femme d ’affaires aux réussites exception­
nelles, représente Madame Moreau, dont c’est d ’ailleurs le pré­
nom ; que Werner Angst est Herman Fugger, l’industriel
allemand ami des Altamont, client de Hutting et collègue de
Madame Moreau ; et qu’au terme d ’un glissement significatif,
Noëlle, son bras droit, pourrait figurer Madame Trévins elle-
m êm e ; et s’il est plus difficile de déceler qui se cache derrière
les trois autres sœurs, il n ’est pas interdit de penser que der­
rière Adélaïde, cette chimiste amie des handicapés, c’est Morel­
let qui perdit trois doigts en faisant une expérience
malheureuse, que derrière Odile l’autodidacte, c ’est Léon Mar­
cia, et que derrière la navigatrice solitaire se profilent des sil­
houettes pourtant aussi différentes que celles de Bartlebooth
et d ’Olivia Norvell.

Madame Trévins mit plusieurs années à écrire cette histoire,


profitant des rares instants de répit que lui laissait Madame
Moreau. Elle apporta un soin tout particulier au choix de son
pseudonym e : un prénom très légèrement évocateur de
quelque chose de culturel, et un nom double dont l’un est
d ’une banalité exemplaire et dont l ’autre rappelle une person­
nalité célèbre. Cela ne suffit pas à convaincre les éditeurs qui
ne savaient que faire d ’un premier roman écrit par une vieille
fille de 85 ans. En fait Madame Trévins n ’avait que quatre-vingt-
deux ans, mais pour les éditeurs cela ne changeait pas grand-
chose et Madame Trévins, découragée, finit par se faire impri­
mer un exemplaire unique, qu elle se dédia.
CHAPITRE XC

Le h a ll d ’entrée, 2

La portion droite du hall d ’entrée de l’immeuble. Au fond,


le départ de l’escalier ; au premier plan, à droite, la porte de
l’appartement des Marcia. Au second plan, au-dessous d ’une
grande glace encadrée de moulures dorées dans laquelle se
reflète imparfaitement la silhouette, vue de dos, d ’Ursula
Sobieski debout devant la loge de la concierge, un grand coffre
de bois dont le couvercle capitonné de velours jaune fait office
de siège. Trois femmes y sont assises : Madame Lafuente,
Madame Albin, et Gertrude, l’ancienne cuisinière de Madame
Moreau.
La première, la plus à droite par rapport à notre regard, est
Madame Lafuente : bien q u ’il soit près de huit heures du soir,
la femme de ménage de Madame de Beaumont n’a pas encore
fini sa journée. Elle allait partir lorsque l ’accordeur est arrivé :
Mademoiselle Anne faisait sa gymnastique, Mademoiselle Béa­
trice était en haut et Madame se reposait avant le dîner. Il a
donc fallu que Madame Lafuente installe elle-même l’accor­
deur et aussi qu’elle envoie s’asseoir dans l’escalier avec son
illustré son petit-fils pour l’em pêcher de recommencer les
bêtises qu’il avait com mises la dernière fois. Ensuite Madame
Lafuente a ouvert le réfrigérateur et s’est aperçue qu’il ne res­
1226 Georges Perec

tait que trois yaourts taille-fïne-goût-bulgare pour le dîner,


Mademoiselle Anne ayant fait main basse sur les fruits et sur
les restes de rôti et de poulet qui devaient constituer l’essentiel
du repas ; malgré l’heure tardive et bien que presque tous les
commerçants du quartier soient fermés le lundi, tous ceux en
particulier auxquels elle donne de préférence sa clientèle, elle
est descendue en hâte acheter des œufs, des tranches de jam­
bon et un kilo de cerises à la P arisienne de la rue de Chazelles.
En remontant avec son filet elle a trouvé Madame Albin qui
revenait de sa visite quotidienne sur la tom be de son mari, en
grande conversation avec Gertrude dans le hall d ’entrée, et
com me elle n ’avait pas vu Gertrude depuis plusieurs mois, elle
s’est arrêtée pour lui dire bonjour. Car Gertrude, qui fut pen­
dant dix ans la cuisinière redoutée de Madame Moreau, celle
qui lui préparait ses repas monochrom es et que tout Paris lui
enviait, a fini par céder aux propositions qui lui étaient faites
et Madame Moreau, qui a définitivement renoncé à ses grands
dîners, l’a laissée partir. Gertrude sert maintenant en Angle­
terre. Son patron, Lord Ashtray, s’est enrichi dans la récupéra­
tion des métaux non ferreux, et dépense aujourd’hui sa
fortune en menant, dans sa gigantesque propriété des environs
de Londres, Hammer Hall, la vie fastueuse d ’un grand sei­
gneur.
Échotiers et visiteurs ont souvent béé devant ses meubles
Regency en bois de rose, ses divans de cuir dont huit généra­
tions de gentilshom mes authentiques ont assuré la patine, ses
parquets cloisonnés, ses 97 laquais en livrée canari, et ses pla­
fonds à caissons où se répète à foison le curieux emblème que,
toute sa vie, il a associé à ses activités : une pom m e rouge cor-
diforme transpercée de part en part par un long ver et entou­
rée de petites flammes.
Les statistiques les plus déconcertantes circulent sur le
com pte de ce personnage : on dit q u ’il em ploie quarante-trois
jardiniers à plein temps, qu’il y a tellement de fenêtres, portes
vitrées et miroirs dans sa propriété qu’il a préposé quatre
dom estiques à leur entretien et que, ne parvenant pas à se faire
remplacer au fur et à mesure les carreaux cassés il a résolu le
La Vie m o d e d ’em p lo i 1227

problème en rachetant tout simplement la miroiterie la plus


proche.
Selon certains, il possède onze mille cravates et 813 cannes,
et est abonné à tous les journaux de langue anglaise du m onde
entier, non pour les lire, ce dont se chargent ses huit docum en­
talistes, mais pour faire les mots croisés dont il est à ce point
friand que, tous les huit jours, sa chambre à coucher est entiè­
rement retapissée de grilles spécialement conçues pour lui par
le cruciverbiste qu’il apprécie le plus, Barton O ’Brien, de YAuc­
k la n d G azette a n d Hem isphere. Il est également un fervent
amateur de rugby et a constitué une équipe privée qu’il
entraîne en secret depuis des mois dans l’espoir de la voir
défier victorieusement le prochain vainqueur du tournoi des
Cinq-Nations.
Selon d ’autres, ces collections et ses manies sont en fait des
leurres, destinés à protéger les trois véritables passions de Lord
Ashtray : la boxe (c’est chez lui que s’entraînerait Melzack Wall,
le challenger au titre mondial des mouches) ; la géométrie
dans l ’espace : il financerait les recherches d ’un professeur
attelé depuis vingt ans à un traité sur les polyèdres dont vingt-
cinq volumes restent encore à écrire ; et, surtout, les couver­
tures de cheval indiennes : il en aurait rassemblé deux cent
dix-huit et toutes auraient appartenu aux meilleurs guerriers
des meilleures tribus : White-Man-Runs-Him et Rain-in-the-
Face, des Crows ; Hooker Jim, des Mohocs ; Looking Glass,
Yason et Alikut, des Nez-Percés ; Chief Winnemucca et Ouray-
the-Arrow, des Paiute ; Black Beaver et White Horse, des Kio-
was ; Cochise, le grand chef Apache ; Geronimo et Ka-e-ten-a,
des Chiricachuas ; Sleeping Rabbit, Left Hand et Dull Knife, des
Cheyennes ; Restroom Bomber, des Saratogas ; Big Mike, des
Katchinas ; Crazy Turnpike, des Fudges ; Satch Mouth, des
Grooves ; et plusieurs dizaines de couvertures Sioux, parmi les­
quelles celles de Sitting Bull et de ses deux femmes, Seen-by-
her-Nation et Four Times, et celles de Old-Man-afraid-of-his-
Horse, Young-Man-afraid-of-his-Horse, Crazy Horse, American
Horse, Iron Horse, Big Mouth, Long Hair, Roman Nose, Lone
Horn et Packs-His-Drum.
1228 G eorges Perec

On aurait pu s’attendre à ce qu’un tel personnage impres­


sionnât Gertrude. Mais la robuste cuisinière de Madame
Moreau en avait vu d ’autres et n ’avait pas pour rien du sang
bourguignon dans les veines. Au bout de trois jours de service
et en dépit du règlement très strict que le premier secrétaire
de Lord Ashtray lui avait remis à son arrivée, elle alla trouver
son nouveau patron. Il était dans sa salle de musique, où il
assistait à une des dernières répétitions de l’opéra dont il
comptait offrir la primeur à ses invités la semaine suivante,
Assuérus, œuvre retrouvée de Monpou (Hippolyte). Esther et
quinze choristes, inexplicablement habillées en alpinistes,
entamaient le chœur qui clôt le deuxième acte

Q u a n d Israël hors d ’É gypte sortit

lorsque Gertrude fit irruption. Sans se soucier du trouble


qu’elle provoquait, elle lança son tablier à la figure du Lord en
lui disant que les produits qu ’on lui fournissait étaient dégueu­
lasses et qu’il n ’était pas question qu’elle fasse sa cuisine avec.
Lord Ashtray tenait d ’autant plus à sa cuisinière qu’il n ’avait
pratiquement jamais goûté sa cuisine. Pour la conserver, il
accepta sans hésitation qu’elle aille faire son marché elle-
même, où elle voulait.
C’est ainsi que Gertrude vient une fois par semaine, tous les
mercredis, rue Legendre, et remplit une camionnette de
beurre, d ’œufs du jour, de lait, de crème fraîche, de légumes
verts, de volailles et de condiments divers ; elle en profite,
quand il lui reste un peu de temps, pour rendre visite à son
ancienne maîtresse et prendre une tasse de thé avec Madame
Trévins.
Ce n ’est pas pour faire son marché qu’elle est venue en
France aujourd’hui — elle n ’aurait d ’ailleurs pas pu le faire un
lundi — mais pour assister au mariage de sa petite-fille, qui
épouse à Bordeaux un sous-contrôleur des poids et mesures.
Gertrude est assise entre ses deux anciennes voisines. C’est
une femme d ’une cinquantaine d ’années, grosse, au visage
rouge, aux mains potelées ; elle est vêtue d ’un corsage en soie
noire moirée et d ’un ensem ble de tweed vert qui lui va très
La Vie m o d e d ’em p lo i 1229

mal. Sur sa boutonnière gauche est épinglé un camée repré­


sentant une pure jeune fille au fin profil. Il lui fut offert par le
vice-ministre du commerce extérieur de l’Union soviétique,
pour la remercier d ’un repas rouge spécialement conçu à son
intention :

Œufs d e saum on
Bortsch glacé
Tim bale d ’Écrevisses
Filet d e B œ u f Carpaccio
Salade d e Vérone
E dam étuvé
Salade au x Trois Fruits Rouges
Charlotte au Cassis

Vodka au p im e n t
B ouzy rouge

I
CHAPITRE XCI

Caves, 5

Caves. La cave des Marquiseaux.


Au premier plan, rangées dans un meuble compartimenté
fait de cornières de métal, des caisses de champagne portant
une étiquette bariolée sur laquelle un vieux moine tend une
flûte à un gentilhomme en costume Louis XIV accompagné
d ’une nombreuse suite : une minuscule légende précise qu’il
s’agit de Dom Pérignon, cellérier de l’abbaye d ’Hautvillers près
d ’Épernay, ayant découvert un procédé pour rendre mousseux
le vin de Champagne et faisant goûter le résultat de son inven­
tion à Colbert. Au-dessus, des caisses de whisky S tan ley’s
Delight : l’étiquette représente un explorateur de race blanche,
coiffé d ’un casque colonial, mais vêtu du costume national des
Écossais : kilt à dominantes jaune et rouge, large tartan de
cashmere, ceinture de cuir clouté d ’où pend une bourse à
franges, petit poignard glissé dans la chaussette à hauteur du
mollet ; il avance en tête d ’une colonne de 9 Noirs portant
chacun sur la tête une caisse de S tan ley’s D elight dont l’éti­
quette reproduit la même scène.
Derrière, dans le fond, en désordre, divers meubles et objets
provenant des parents Échard : une cage à oiseau rouillée, un
bidet pliant, un vieux sac à main avec un fermoir ciselé dans
La Vie m o d e d ’em p lo i 1231

lequel est incrustée une topaze, un guéridon, et un sac de jute


d ’où débordent plusieurs cahiers d ’écolier, des copies quadril­
lées, des fiches, des feuilles de classeur, des carnets à reliure
spirale, des chem ises en papier kraft, des coupures de presse
collées sur des feuilles volantes, des cartes postales (une d ’elles
représente le Consulat allemand à Melbourne), des lettres, et
une soixantaine de minces fascicules ronéotypés, intitulés

BIBLIOGRAPHIE CRITIQUE
DES SOURCES RELATIVES À LA
MORT D ’ADOLF HITLER
DANS SON BUNKER
LE 3 0 AVRIL 1945

p rem ière p a r tie : France


*
par
M arcelin ÉCHARD
an cien Chef M agasinier
à la B ibliothèque centrale du XVIIIe arrdt.

Du gigantesque travail accompli par Marcelin Échard dans


les quinze dernières années de sa vie, seul ce fascicule fut
publié. L’auteur y examine avec sévérité toutes les annonces de
presse, déclarations, communiqués, ouvrages, etc. de langue
française faisant état du suicide d ’Hitler et démontre qu’elles
se réfèrent toutes à une croyance implicite fondée sur des
dépêches d ’origine incertaine. Les six fascicules suivants, restés
à l’état de fiches, auraient dépouillé avec le même esprit cri­
tique les sources anglaises, américaines, russes, allemandes,
italiennes et autres. Après avoir ainsi prouvé qu’il n ’était pas
prouvé qu’Adolf Hitler (et Eva Braun) fussent morts dans leur
bunker le trente avril 1945, l’auteur aurait entrepris une
seconde bibliographie, tout aussi exhaustive que la première,
consacrée aux docum ents tendant à démontrer la survie d ’Hit­
ler. Puis, dans un ouvrage ultime intitulé Le C hâtim ent d ’H it­
ler. Analyse philosophique, p o litiq u e et idéologique, l’auteur,
abandonnant la stricte objectivité du Bibliographe pour la vue
1232 G eorges Perec

cavalière de l’Historien, aurait entrepris d ’étudier les


influences décisives de cette survie sur l’histoire internationale
de 1945 à nos jours, et aurait démontré comment l’infiltration
dans les hautes sphères étatiques nationales et supranationales
d ’individus acquis aux idéaux nazis et manipulés par Hitler
(Foster Dulles, Cabot Lodge, Gromyko, Trygve Lie, Syngman
Rhee, Attlee, Tito, Beria, Sir Stafford Cripps, Bao Dai, McAr-
thur, Coudé du Foresto, Schuman, Bernadotte, Evita Perôn,
Gary Davis, Einstein, Humphrey et Maurice Thorez, pour n’en
citer que quelques-uns) avait permis de saboter délibérément
l’esprit pacifiste et conciliateur défini à la Conférence de Yalta,
et de fomenter une crise internationale, prologue d ’une Troi­
sième Guerre Mondiale, que seul le sang-froid des Quatre
Grands avait réussi à éviter en février 1951.

Caves. La cave de Madame Marcia.


C’est un incroyable enchevêtrement de meubles, objets et
bibelots, encore plus apparemment inextricable que celui qui
règne dans l’arrière-boutique.
Quelques objets plus identifiables émergent çà et là de ce
bric-à-brac : un goniomètre, sorte de rapporteur en bois arti­
culé, réputé avoir appartenu à l’astronome Nicolas Kratzer ;
une m arinette — compagne du marin — aiguille aimantée qui
montrait le nord, soutenue par deux fétus de paille sur l’eau
d ’une fiole à demi pleine, instrument primitif ancêtre du
compas véritable qui n ’apparut, muni d ’une rose des vents,
que trois siècles plus tard ; une écritoire de bateau, de fabrica­
tion anglaise, entièrement démontable, offrant tout un assorti­
ment de tiroirs et tirettes ; une page d ’un vieil herbier avec
plusieurs spécimens d ’épervières (épervière auricule, Hiera-
cium p ilo sella , H ieracium au ra n tia ciu m , etc.) protégés par
une plaque de verre ; un vieux distributeur de cacahouettes,
encore à moitié plein, dont le corps de verre porte l’inscription
« FRIANDISE EXTRA DU RÉGAL DES GOURMETS » ; plusieurs
La Vie m o d e d ’em p lo i 1233

moulins à café ; dix-sept petits poissons en or marqués d ’ins­


criptions en sanscrit ; tout un lot de cannes et de parapluies ;
des siphons ; une girouette surmontée d ’un coq passablement
rouillé, un drapeau métallique de lavoir, une ancienne carotte
de bureau de tabac ; plusieurs boîtes à biscuits, rectangulaires,
en métal peint : sur l’une, une imitation de L’A m our e t Psyché,
de Gérard ; sur une autre, une fête vénitienne : des masques
en costumes de marquis et de marquises applaudissent, de la
terrasse d ’un palais éclairé à giorno, une gondole brillamment
décorée ; au premier plan, juché sur un de ces pieux de bois
peint auxquels viennent s’amarrer les embarcations, un petit
singe regarde la scène ; sur une troisième, intitulée R êverie, on
voit, dans un paysage de grands arbres et de pelouses, un
jeune couple assis sur un banc de pierre ; la jeune femme
porte une robe blanche et un grand chapeau rose, et sa tête
s’appuie sur l’épaule de son compagnon, un grand jeune
homme mélancolique vêtu d ’un habit gris souris et d ’une che­
mise à jabot ; sur une étagère, enfin, tout un lot de petits
jouets : instruments de musique pour enfants, saxophone,
vibraphone, percussion com posée d ’un tom et d ’une high-hat ;
jeux de cubes, jeux des sept familles, nain jaune, petits che­
vaux, et une boulangerie de poupée avec un comptoir en fer-
blanc et des présentoirs en laiton supportant des pains minus­
cules en forme de couronnes, de boules et de baguettes. La
boulangère se tient derrière le comptoir et rend la monnaie à
une dame accompagnée d ’une petite fille qui mord dans un
croissant. À gauche on voit le boulanger et le mitron enfourner
des miches dans la gueule d ’un four d ’où sortent des flammes
peintes.
CHAPITRE XCII

Louvet, 3

La cuisine des Louvet. Sur le sol un linoléum verdâtre à mar­


brures, sur les murs un papier à fleurs plastifié. Contre tout le
mur de droite sont installés des appareils « gain de place »
séparés par des plans de travail : évier-broyeur, plaque de cuis­
son, rôtissoire, réfrigérateur-congélateur, machines à laver le
linge et la vaisselle. Des batteries de casseroles, des étagères et
des placards com plètent cette installation modèle. Au centre
de la pièce, une petite table ovale, rustique espagnole, ornée
de ferrures, est entourée de quatre chaises paillées. Sur la
table, un dessous-de-plat en faïence décorée représentant le
trois-mâts H enriette, capitaine Louis Guion, rentrant au port
de Marseille (d’après une aquarelle originale d ’Antoine Roux
père, 1818), et deux photographies dans un double cadre de
cuir : l’une montre un vieil évêque donnant sa bague à baiser
à une très belle femme vêtue comme une paysanne de Greuze
et agenouillée à ses pieds ; l’autre, un petit cliché sépia, repré­
sente un jeune capitaine en uniforme de la guerre hispano-
américaine avec des yeux sérieux et candides sous des sourcils
hauts et fins et une bouche sensible aux lèvres pleines sous la
soyeuse moustache noire.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1235

Il y a quelques années les Louvet donnèrent chez eux une


grande fête et y firent un tel tintamarre que, vers trois heures
du matin, Madame Trévins, Madame Altamont, Madame de
Beaumont, et même Madame Marcia pourtant habituellement
indifférente à ce genre de choses, après avoir en vain frappé à
la porte des fêtards, finirent par téléphoner à la police. Deux
agents furent dépêchés sur les lieux, bientôt rejoints par un
serrurier assermenté qui les fit entrer.
C’est dans la cuisine que l’on découvrit le gros des invités,
une douzaine environ, qui improvisaient un concert de
musique contemporaine sous la direction du maître de mai­
son. Celui-ci, vêtu d ’un peignoir à rayures grises et vertes, les
pieds dans des babouches de cuir, un abat-jour conique en
guise de chapeau, était juché sur une chaise paillée et donnait
la mesure, le bras gauche levé, l ’index droit dressé près des
lèvres, et répétant en pouffant de rire, à peu près toutes les
secondes et demie : « chi va piano va sano, chi va sano va
piano, chi va piano va sano, chi va sano va piano, etc. »
Affalés dans un divan qui n ’avait aucune raison d ’être dans
ce local, ou vautrés sur des coussins, les interprètes suivaient
les mimiques du chef d ’orchestre, soit en frappant divers
ustensiles de cuisson avec des fourchettes, des louches et des
couteaux, soit en produisant avec leurs bouches des cris plus
ou moins modulés. Les bruits les plus exaspérants étaient émis
par Madame Louvet qui, assise au milieu d ’une véritable mare,
cognait l’une contre l’autre deux bouteilles de cidre bouché
jusqu’à ce que l’un ou l’autre des bouchons saute tout seul.
Deux invités, apparemment indifférents aux directives de Lou­
vet, participaient à leur façon au concert ; l’un faisait fonction­
ner sans arrêt un de ces jouets appelés diable, tête de
polichinelle m ontée sur un puissant ressort jaillissant à volonté
du cube de bois dans lequel il est comprimé ; l’autre lapait
le plus bruyamment possible une assiette creuse pleine de ce
fromage frais que l’on appelle cervelle de canut.
Le reste de l’appartement était pratiquement vide. Il n ’y avait
personne dans la salle de séjour, où un disque de Françoise
Hardy (C’est à l ’a m o u r au qu el j e pen se) continuait de tourner
sur la platine de l’électrophone. Dans l’entrée, blotti dans un
1236 Georges P erec

amoncellement de manteaux et d ’imperméables, un enfant


d ’une dizaine d ’années dormait profondément, tenant encore
dans les mains le volum ineux essai de Contât et Rybalka
consacré aux Ecrits d e Sartre, ouvert, page 88, sur la création
des Mouches, au Théâtre Sarah-Bernhardt, alors appelé Théâtre
de la Cité, le 3 juin 1943. Dans la salle de bains, deux hommes
s’adonnaient silencieusem ent à ce jeu que les écoliers appel­
lent le morpion et les Japonais le go-moku ; ils jouaient sans
papier ni crayon, à même le carrelage, posant à tour de rôle,
l ’un des restes de cigarettes hongroises puisés dans un cen­
drier débordant, l ’autre des pétales flétris arrachés à un bou­
quet de tulipes rouges.
En dehors de ce tapage nocturne, les Louvet ont peu fait
parler d ’eux. Lui travaille dans une affaire de bauxite, ou de
wolfram, et ils sont très souvent absents.

FIN DE LA CINQUIÈME PARTIE


SIXIÈME PARTIE

CHAPITRE XCIII

Troisième d ro ite , 3

La troisième pièce de cet appartement fantôme est vide. Les


murs, le plafond, le plancher, les plinthes et les portes sont
peints en laque noire. Il n ’y a aucun meuble.

Sur le mur du fond sont suspendues vingt et une gravures


sur acier, d ’un format identique, uniformément encadrées de
baguettes métalliques d ’un noir mat. Les gravures sont dispo­
sées sur trois rangées superposées de sept ; la première, en
haut et à gauche, représente des fourmis transportant une
grosse miette de pain d ’épices ; la dernière, en bas à droite,
montre une jeune femme accroupie sur une plage de galets,
examinant un caillou qui porte une empreinte fossile ; les dix-
neuf gravures intermédiaires représentent respectivement :

une petite fille enfilant des bouchons de liège pour en faire


un rideau ;
un poseur de moquette, agenouillé sur le sol, prenant des
mesures avec un mètre pliant ;
un compositeur famélique écrivant fiévreusement dans une
mansarde un opéra dont le titre, La Vague blanche, est lisible ;
une fille de joie avec des accroche-cœur blond platine en
face d ’un bourgeois en macfarlane ;
trois Indiens du Pérou, assis sur leurs talons, le corps
presque entièrement caché par leur poncho de bure grise, la
tête coiffée de feutres usagés leur tombant sur les yeux,
mâchant de la coca ;
un homme avec un bonnet de nuit, tout droit sorti du Cha­
1238 G eorges Perec

p e a u d e p a ille d ’Italie, en train de prendre un bain de pieds


à la farine de moutarde tout en feuilletant le com pte d ’exploi­
tation de la Compagnie ferroviaire du Haut-Dogon pour l’an­
née 1969 ;
trois femmes dans un tribunal, à la barre des témoins ; la
première porte une robe décolletée opale, gants ivoire douze
boutons, pelisse ouatinée garnie de zibeline, peigne de bril­
lants et touffe d ’aigrettes dans les cheveux ; la seconde : toque
et manteau de lapin-loutre, col relevé jusqu’au menton, regard
scrutateur à travers un face-à-main d ’écaille ; la troisième : cos­
tume d ’amazone, tricorne, bottes à éperons, gilet, gants m ous­
quetaire suède avec baguettes brodées, longue traîne sur le
bras et fouet de chasse ;
un portrait d ’Étienne Cabet, fondateur du journal le Popu­
laire et auteur du Voyage en Icarie, qui tenta sans succès d’éta­
blir une colonie communiste en Iowa avant de mourir en
1856 ;
deux hommes en frac, assis à une table frêle, et jouant aux
cartes ; un examen attentif montrerait que sur ces cartes sont
reproduites les mêmes scènes que celles qui figurent sur les
gravures ;
une sorte de diable à longue queue hissant au sommet d ’une
échelle un large plateau rond couvert de mortier ;
un brigand albanais aux pieds d ’une vamp drapée dans un
kim ono blanc à pois noirs ;
un ouvrier juché au sommet d ’un échafaudage, nettoyant un
grand lustre de cristal ;
un astrologue coiffé d ’un chapeau pointu, avec une longue
robe noire constellée d ’étoiles en papier d ’argent, feignant de
regarder en l’air à travers un cylindre manifestement creux ;
un corps de ballet faisant la révérence devant un souverain
en uniforme de colonel de hussards, dolman blanc brodé de
fils d ’argent et sabretache en poils de sanglier ;
le physiologiste Claude Bernard recevant de ses élèves, à
l’occasion de son quarante-septième anniversaire, une montre
en or ;
un commissionnaire en blouse, avec ses sangles de cuir et
sa plaque réglementaire, apportant deux malles-cabine ;
La Vie m o d e d ’em p lo i 1239

une vieille dame, vêtue à la m ode des années 1880, coiffe


de dentelle, mains gantées de mitaines, proposant de belles
pom m es grises sur une grande claie d ’osier ovale ;
un aquarelliste ayant posé son chevalet sur un petit pont, au-
dessus d ’un étroit chenal bordé de cabanes de bouchoteurs ;
un mendiant mutilé proposant à l’unique consommateur de
la terrasse d ’un café un horoscope de pacotille : un imprimé
en tête duquel est figurée sous le titre « Le Lilas » une branche
de lilas servant de fond à deux cercles, dont l’un circonscrit un
bélier et l’autre un croissant lunaire aux pointes tournées vers
la droite.
CHAPITRE XCIV

Escaliers, 12

Tentative d ’inven taire d e quelques-unes des


choses q u i on t été trouvées d a n s les escaliers
au f i l d es an s (suite et fin)

Un jeu de « Fiches Techniques » concernant l’industrie lai­


tière dans la région Poitou-Charentes,
un imperméable portant la marque « Caliban », fabriqué à
Londres par la Maison Hemminge & Condell,
six sous-verre de liège verni représentant de hauts lieux pari­
siens : le palais de l’Élysée, la Chambre des députés, le Sénat,
Notre-Dame, le Palais de Justice et l’hôtel des Invalides,
un collier de vertèbres d ’alose,
la photographie, faite par un professionnel médiocre, d ’un
bébé tout nu à plat ventre sur un coussin de nylon bleu ciel à
pompons,
un rectangle de bristol, à peu près du format d ’une carte de
visite, portant imprimé d ’un côté : D id y o u ever see the d ev il
w ith a night-cap on ? et de l’autre : No ! I never saw the d ev il
w ith a night-cap on !
un programme du cinéma le Caméra, 70 rue de l’Assomp­
tion, Paris 16e, pour le mois de février I960 :
La Vie m o d e d ’em p lo i 1241

du 3 au 9 : La Vie crim inelle d ’A rchibald


d e la Cruz, de Luis Bunuel,
du 10 au 16 : Festival Jacques Demy : Le
Bel Indifférent, d ’après Jean Cocteau,
et Lola, avec Anouk Aimée,
du 17 au 23 : Tiens bon la barre, Jerry,
de Gordon Douglas, avec Jerry Lewis,
du 24 au 1er mars : Présence du cinéma
hongrois : un film différent par jour,
avec, le 26, en première mondiale et en
présence de l’auteur : Nem szükséges,
hogy kilépj a hâzbôl, de Gâbor Pelos,

un paquet d ’épingles de nourrice,


un exemplaire tout à fait défraîchi de Si tu es gai, ris donc,
recueil de trois mille calembours de Jean-Paul Grousset, ouvert
au chapitre « Dans une imprimerie » :

Salut les protes !


Un compartiment de première casse
Un cassier chargé
La corvée de lettrines
Visitez l ’italique
Un disciple de Morasse

un poisson rouge dans une poche de plastique à demi rem­


plie d ’eau, accrochée à la poignée de la porte de Madame de
Beaumont,
une carte d ’abonnem ent hebdomadaire valable sur la ligne
de « petite ceinture » (PC),
un petit poudrier carré, en bakélite noire à pois blancs, avec
son miroir intact, mais sans poudre ni houppette,
une carte postale instructive de la série « Les G rands Écri­
vains A m éricains », N° 57 : Mark Twain

M ark Twain, d e son vrai nom Samuel Langhom e Cle-


mens, est né à Florida, d a n s le Missouri, en 1835■ Il p e r ­
d it son p ère à d ou ze ans. A pprenti d an s une im prim erie,
1242 G eorges Perec

il d ev in t p ilo te sur le M ississippi et en g a rd a le sobriquet


d e M ark Twain (expression signifiant littéralem en t
« M arque deu x fo is » e t in vita n t le m a telo t à m esurer
le tira n t d ’eau au m oyen d ’une ligne d e sonde). Il fu t
successivem ent soldat, m ineur da n s le Nevada, cher­
cheur d ’o r et journ aliste. Il voyagea en Polynésie, en
Europe, en M éditerranée, visita la Terre sain te et,
déguisé en Afghan, a lla en pèlerinage au x villes saintes
d ’A rabie. Il m ouru t à R edding (Connecticut) en 1910 et
sa m o rt coïn cida avec la réapparition d e la Com ète de
H alley qu i a v a it m arqué sa naissance. Quelques années
au paravan t, il a v a it lu dan s un jo u rn a l qu ’il éta it m ort
et a v a it a u ssitôt câblé au directeur le télégram m e sui­
va n t : LA NOUVELLE DE MA MORT EST FORT EXAGÉ­
RÉE ! N éanm oins les soucis financiers, la m ort d e sa
fe m m e et d ’une d e ses filles, et la fo lie d e son au tre fille,
assom brirent les dernières années d e cet hum oriste et
don nèren t à ses œ uvres ultim es un clim a t d e g ravité
inhabituel. P rincipales œ uvres : La Célèbre Grenouille
sauteuse de Calaveras (1867), Innocents en voyage
(1869), À la dure (1872), L’Âge doré (1873), Les Aven­
tures de Tom Sawyer (1875), Le Prince et le Pauvre
(1882), Sur le Mississippi (1883), Les Aventures de Huck-
leberry Finn (1885), Le Yankee du Connecticut à la cour
du Roi Arthur (1889), Jeanne d ’Arc (1896), Ce qu’est
l’Homme (1906), Le Mystérieux Étranger (1916).

sept pastilles de marbre, quatre noires et trois blanches, dis­


p osées sur le palier du troisième étage de manière à figurer la
position que l’on appelle au go le Ko ou Éternité :

O #
o # •
o#
une boîte cylindrique, enveloppée dans un papier provenant
du magasin les Joyeux M ousquetaires, jeux et jouets, 95 bis,
La Vie m o d e d ’em p lo i 1243

avenue de Friedland, Paris ; l’emballage représentait, com me il


se devait, Aramis, d ’Artagnan, Athos et Porthos croisant leurs
épées brandies (« Un pour tous, tous pour un ! »). Aucune indi­
cation de destinataire n ’était portée sur le paquet que Madame
Nochère trouva sur le paillasson de l’appartement, alors vide,
qu’occupa depuis Geneviève Foulerot. Après avoir vérifié que
le colis anonyme n ’émettait aucun tic-tac suspect, Madame
Nochère l’ouvrit et y trouva plusieurs centaines de petits mor­
ceaux de bois doré et de plastique façon écaille, lesquels,
convenablement assemblés, étaient censés donner une repro­
duction fidèle, au tiers de sa grandeur nature, de la clepsydre
offerte à Charlemagne par Haroun al-Rachid. Aucun des habi­
tants de l’immeuble ne réclama l’objet. Madame Nochère le
rapporta au magasin. Les vendeuses se souvinrent qu elles
avaient vendu ce m odèle réduit rare et cher à un enfant de dix
ans ; elles avaient m êm e été très étonnées de le voir payer avec
des billets de cent francs. L’enquête en resta là et l’énigm e ne
fut jamais résolue.
CHAPITRE XCV

Rorschash, 6

Sur la table de nuit de la chambre à coucher de Rémi


Rorschash il y a une lampe ancienne dont le pied est un pique-
cierge en métal argenté, un briquet cylindrique, un tout petit
réveille-matin en acier poli et, dans un cadre de bois tarabis­
coté, quatre photographies représentant Olivia Norvell.

Sur la première, contemporaine de son premier mariage,


Olivia apparaît vêtue d ’un pantalon corsaire et d ’un tricot
marin à rayures horizontales sans doute bleues et blanches,
coiffée d ’une casquette d ’enseigne de vaisseau et tenant à la
main un faubert dont il aurait sans doute été inutile de lui
demander de se servir.
Sur la seconde, elle est vautrée dans l’herbe, à plat ventre, à
côté d ’une autre jeune femme ; Olivia porte une robe à fleurs
et un grand chapeau de paille de riz, sa compagne des bermu­
das et de grosses lunettes de soleil dont la monture évoque
des reines-marguerites ; au bas de la photographie sont tracés
les mots Greetings fron t the A ppalachians surmontant la signa­
ture : Bea.
La troisième photographie montre Olivia costumée en prin­
cesse de la Renaissance : robe de brocart, grand manteau fleur-
La Vie m o d e d ’em p loi 1245

delisé, diadème ; Olivia pose devant des praticables sur


lesquels des machinistes fixent au moyen de grosses agrafeuses
des plaques brillantes ornées d ’emblèmes héraldiques ; la pho­
tographie date de l’époque où Olivia Norvell, ayant renoncé
définitivement au cinéma, m êm e crypto-publicitaire, espérait
redevenir actrice de théâtre : elle décida de consacrer la pen­
sion alimentaire que lui versait son second mari à monter un
spectacle dont elle serait la vedette, et son choix se porta sur
L ove’s Labour Lost ; se réservant le rôle de la fille du roi de
France, elle confia la mise en scène à un jeune hom m e aux airs
romantiques, bouillonnant d ’idées et d ’inventions, un certain
Vivian Belt, dont elle avait fait la connaissance à Londres
quelques jours auparavant. L’accueil de la critique fût maus­
sade ; un échotier plat et perfide demanda si le claquement
des sièges faisait partie du dispositif sonore. La pièce fut jouée
seulement trois fois, mais Olivia se consola en épousant Vivian,
dont elle avait appris entre-temps qu’il était lord et fortuné, et
dont elle ne savait pas encore qu’il dormait et prenait son bain
avec son barbet à poils frisés.
La quatrième photographie a été prise à Rome, en plein
midi, un jour d ’été, devant la Stazione Termini : Rémi
Rorschash et Olivia passent en Vespa ; il conduit, vêtu d ’une
légère chemisette et d ’un pantalon blanc, chaussé d ’espadrilles
blanches, les yeux protégés par des lunettes noires cerclées
d ’or comme en portaient les officiers de l’armée américaine ;
elle, en short avec une chem ise brodée et des nu-pieds, se tient
à lui en enserrant sa taille de son bras droit, tout en saluant
d ’un grand geste de la main gauche des admirateurs invisibles.

La chambre de Rémi Rorschash est impeccablement rangée,


comme si son occupant devait venir y dormir le soir même.
Mais elle restera vide. Plus personne, jamais, n’y entrera, sinon,
chaque matin, pour quelques secondes, Jane Sutton, qui vien­
dra aérer un instant et jettera dans le grand plateau marocain
de cuivre martelé le courrier du producteur, tous ces journaux
professionnels auxquels il était abonné — la Ciném atographie
fra n ça ise, le Technicien du F ilm , Film a n d Sound, TV News,
le N ouveau Film fra n ça is, le Q u otidien du Film, Im age et Son,
1246 G eorges P erec

etc. — tous ces journaux qu’il n’aimait rien tant que feuilleter
en maugréant quand il prenait son petit déjeuner, et qui désor­
mais s’entasseront, leurs bandes intactes, accumulant pour
rien leurs box-offices périmés. C’est la chambre d ’un homme
déjà mort, et il semble déjà que les meubles, les objets, les
bibelots attendent cette mort à venir, l’attendent avec une
indifférence polie, bien rangés, bien propres, figés une fois
pour toutes dans un silence impersonnel : le dessus-de-lit par­
faitement tiré, la petite table Empire aux pieds griffus, la coupe
en bois d ’olivier contenant encore quelques pièces étrangères,
des pfennigs, des groschens, des pennies, et une pochette d ’al­
lumettes offerte par Fribourg and Treyer, Tobacconists & Cigar
Merchants, 34, Haymarket, London SW1, le très beau verre de
cristal taillé, le peignoir en tissu éponge couleur café brûlé,
accroché à une patère en bois tourné et, à droite du lit, le valet
de nuit en cuivre et acajou, avec son cintre galbé, avec son
système breveté assurant aux pantalons un pli éternel, son
porte-ceinture, son porte-cravate escamotable, et son vide-
poches alvéolé où Rémi Rorschash rangeait consciencieuse­
ment tous les soirs son trousseau de clés, sa menue monnaie,
ses boutons de manchettes, son mouchoir, son portefeuille,
son agenda, sa montre-chronomètre et son stylo.

Cette chambre aujourd’hui morte fut le salon-salle-à-manger


de presque quatre générations de Gratiolet : Juste, Émile, Fran­
çois et Olivier y vécurent de la fin des années 1880 aux débuts
des années cinquante.

La rue Simon-Crubellier commença à être lotie en 1875 sur


des terrains qui appartenaient pour moitié à un marchand de
bois nom m é Samuel Simon et pour l’autre moitié à un loueur
de voitures de places, Norbert Crubellier. Leurs voisins immé­
diats — Guyot, Roussel, le peintre animalier Godefroy Jadin,
et De Chazelles, neveu et héritier de Madame de Rumford,
laquelle n ’était autre que la veuve de Lavoisier — avaient
depuis longtemps com m encé à faire bâtir, profitant du lotisse­
ment des abords du Parc Monceau, qui allait faire du quartier
l’un des lieux favoris des artistes et des peintres de l’époque.
r
La Vie m o d e d ’em p lo i 1247

Mais Simon et Crubellier ne croyaient pas à l’avenir résidentiel


de ce faubourg encore voué à la petite industrie et où abon­
daient laveries, teintureries, ateliers, hangars, dépôts de toutes
sortes, fabriques et petites usines, com me la Fonderie Monduit
et Béchet, 25, rue de Chazelles, où avaient été réalisés les tra­
vaux de restauration de la colonne Vendôme et où, à partir
de 1883, allait s’édifier, morceau par morceau, la gigantesque
Liberté de Bartholdi dont la tête et le bras dépassèrent pendant
plus d ’un an les toits des immeubles alentour. Simon se
contenta donc de clôturer son terrain en affirmant qu’il serait
toujours temps de lotir quand le besoin s’en ferait sentir, et
Crubellier aménagea dans le sien quelques bâtiments de
planches dans lesquels il faisait rafistoler ses plus mauvais fia­
cres ; le quartier était presque tout entier construit lorsque,
comprenant enfin où se trouvait leur intérêt, les deux proprié­
taires se décidèrent à ouvrir la rue qui depuis porte leur nom.

Juste Gratiolet était depuis longtemps en affaires avec Simon


et il se porta immédiatement acquéreur d ’un lot. Un même
architecte, Lubin Auzère, Prix de Rome, construisit tous les
immeubles du côté impair, le côté pair étant confié à son fils,
Noël : c’étaient tous deux des architectes honnêtes, mais sans
invention, qui construisirent des immeubles à peu près identi­
ques : façades en pierre de taille, l’arrière étant en pans de
bois, balcons aux seconds et aux cinquièmes, et deux étages
de combles dont un en mansardes.
Juste Gratiolet lui-même vécut fort peu dans l’immeuble. Il
préférait sa ferme berrichone ou, pour ses séjours à Paris, un
pavillon qu’il louait à l’année à Levallois. Il se réserva toutefois
quelques appartements pour lui et ses enfants. Il aménagea
son logem ent avec une simplicité extrême : une chambre avec
alcôve, une salle à manger avec une chem inée — ces deux
pièces parquetées à l’anglaise, grâce à la machine à rainurer
pour laquelle il venait de prendre un brevet — et une grande
cuisine avec des carreaux hexagonaux dessinant des cubes illu­
soires que l’on pouvait regarder selon deux clivages différents.
.. Il y avait l’eau dans la cuisine ; l ’électricité et le gaz ne furent
î installés que beaucoup plus tard.

i
1248 G eorges Perec

Personne dans l ’immeuble ne connut Juste Gratiolet, mais


plusieurs locataires — Mademoiselle Crespi, Madame Albin,
Valène — gardent un souvenir très précis de son fils Émile.
C’était un homme à l’aspect sévère et à la mine soucieuse, ce
qui n ’a rien d ’étonnant si l’on songe aux ennuis que lui valut
le fait d ’être l’aîné des quatre enfants Gratiolet. On ne lui
connaissait que deux plaisirs : celui de jouer du fifre — il avait
fait partie de la Fanfare municipale de Levallois, mais il ne
savait plus interpréter que Le Gai Laboureur, ce qui avait ten­
dance à agacer son auditoire — et celui d’écouter la radio : le
seul luxe qu’il s’autorisa de toute sa vie fut l’achat d ’un appa­
reil de T.S.F. ultramoderne : à côté du cadran indiquant des
stations aux noms exotiques ou mystérieux — Hilversum, Sot-
tens, Allouis, Vatican, Kerguelen, Monte Ceneri, Bergen,
Troms0, Bari, Tanger, Falun, Horby, Beromünster, Pouzzoles,
Mascate, Amara, — un cercle s’allumait et quatre faisceaux
orthogonaux émis par un point brillant se rétrécissaient au fur
et à mesure que l’on captait de plus en plus exactement la
longueur d ’ondes souhaitée, jusqu’à n ’être plus qu’une croix
d ’une minceur extrême.

Le fils d ’Émile et de Jeanne, François, ne fut pas lui non plus


un homme très jovial ; c’était un être longiligne, au nez étroit,
à la vue basse, affligé d ’une calvitie précoce et dégageant une
impression de mélancolie parfois presque poignante. Ne p ou­
vant vivre des seuls revenus que l’immeuble lui procurait, il
prit un em ploi de comptable chez une tripière en gros. Assis
dans un bureau vitré qui surplombait le magasin, il alignait ses
colonnes de chiffres sans autre diversion que le spectacle des
bouchers en blouses sanguinolentes débitant des amoncelle­
ments de têtes de veau, de mou, de rates, de fraises, de langues
et de gésiers. Lui-même détestait les abats et trouvait leur
odeur tellement fétide qu’il manquait s’évanouir chaque matin
lorsqu’il devait traverser la grande salle pour gagner son
bureau. Cette épreuve quotidienne ne contribua certainement
pas à égayer son humeur, mais permit pendant quelques
années aux amateurs de rognons, foies et ris de veau de l’im­
La Vie m o d e d ’em p lo i 1249

meuble d ’être supérieurement approvisionnés à des prix


défiant toute concurrence.

Du mobilier des Gratiolet il ne reste rien dans le deux-pièces


qu’Olivier a aménagé pour lui et sa fille au septièm e. Par
manque de place d ’abord, puis par besoin d ’argent, il se sépara
un à un des meubles, des tapis, des services de table et des
bibelots. Les dernières choses qu’il vendit furent quatre grands
dessins dont Marthe, la femme de François, avait hérité d ’un
lointain cousin, un Suisse entreprenant qui avait fait fortune
pendant la première guerre mondiale en achetant des wagons
d ’ail et des péniches de lait condensé et en revendant des
trains d ’oignons et des cargos de crème de gruyère, de pulpe
d ’orange et de produits pharmaceutiques.
Le premier dessin, signé Perpignani, s’intitulait La Danseuse
a u x p ièces d ’o r : la danseuse, une Berbère aux vêtements
bariolés, un tatouage en forme de serpent sur l’avant-bras
droit, danse au milieu des pièces d ’or que lui jette la foule qui
l’entoure ;
le second était une copie méticuleuse de L’E ntrée des
Croisés à Constantinople, signée d ’un certain Florentin Dufay
dont on sait qu’il fréquenta quelque temps l ’atelier de Dela­
croix mais ne laissa que très peu d ’œuvres ;
le troisième était un grand paysage dans le goût d ’Hubert
Robert : au fond, des ruines romaines ; au premier plan, à
droite, des jeunes filles dont l’une porte sur la tête un grand
panier presque plat rempli d ’agrumes ;
le quatrième enfin était une étude au pastel de Joseph
Ducreux pour le portrait du violoniste Beppo. Ce virtuose ita­
lien dont la popularité resta vive pendant la période révolu­
tionnaire (« Ze zouerai du violone », répondit-il quand, sous la
Terreur, on lui demanda com ment il comptait servir la Nation),
était arrivé en France au début du règne de Louis XVI. Il ambi­
tionnait alors d ’être nommé Violon du Roi, mais ce fut Louis
Guéné qui fut choisi. Dévoré par la jalousie, Beppo rêvait
d ’éclipser en tout son rival : ayant appris que François Dumont
venait de peindre une miniature sur ivoire représentant
Guéné, Beppo se précipita chez Joseph Ducreux et lui
1250 G eorges Perec

commanda son portrait. Le peintre accepta, mais il apparut


bientôt que le fougueux instrumentiste était incapable de gar­
der la pose plus de quelques secondes ; le miniaturiste, après
avoir vainement tenté de travailler en présence de ce m odèle
volubile et excité qui l’interrompait à tout instant, préféra bien­
tôt renoncer, et il ne reste de la commande que cette esquisse
préparatoire où Beppo, débraillé, les yeux au ciel, le violon
bien en main, l’archet prêt à attaquer, s’efforce apparemment
d ’avoir l’air encore plus inspiré que son ennemi.
CHAPITRE XCVI

D inteville, 3

La salle de bains attenant à la chambre du Docteur Dinte­


ville. Au fond, par la porte entrouverte, on aperçoit un lit cou­
vert d ’un plaid écossais, une com m ode en bois noir laqué et
un piano droit dont le pupitre porte une partition ouverte :
une transcription des D anses de Hans Neusiedler. Au pied du
lit il y a des mules à sem elles de bois ; sur la com m ode, un
ouvrage volum ineux relié en cuir blanc, le G rand D iction naire
d e Cuisine, d ’Alexandre Dumas et, dans une coupe de verre,
des m odèles de cristallographie, pièces de bois m inutieuse­
ment taillées reproduisant quelques formes holoèdres et hémi-
èdres des systèmes cristallins : le prisme droit à base
hexagonale, le prisme oblique à base rhombe, le cube épointé,
le cubo-octaèdre, le cubo-dodécaèdre, le dodécaèdre rhomboï-
dal, le prisme hexagonal pyramidé. Au-dessus du lit est
accroché un tableau signé D. Bidou : il représente une toute
jeune fille, allongée à plat ventre dans une prairie, elle écosse
des petits pois ; à côté d ’elle un petit chien, un briquet d ’Artois
aux longues oreilles et au museau allongé, est sagement assis,
la langue pendante, le regard bon.
Le sol de la salle de bains est couvert de tommettes hexago­
nales ; les murs sont carrelés de blanc jusqu’à mi-hauteur, le
1252 Georges Perec

reste étant tendu d ’un papier lavable, jaune clair rayé de stries
vert d ’eau. A côté de la baignoire, partiellement masquée par
un rideau de douche en nylon d ’un blanc un peu sale, est
disposée une jardinière de fer forgé contenant quelques
touffes chétives d ’une plante verte aux feuilles finement vei­
nées de jaune. Sur la tablette du lavabo, on voit plusieurs
accessoires et produits de toilette : un rasoir de type coupe-
chou, gainé de galuchat, une brosse à ongles, une pierre
ponce, et un flacon de lotion contre la chute des cheveux sur
l’étiquette duquel une sorte de Falstaff hirsute, hilare et ventri­
potent étale avantageusement une barbe rousse exagérément
fournie, sous l’œil, plus étonné qu’amusé, de deux joyeuses
commères dont les poitrines généreuses débordent de cor­
sages aux lacets relâchés. Sur le porte-serviettes à côté du
lavabo est négligemment jeté un pantalon de pyjama bleu
foncé.

Le Docteur Dinteville avait reçu une formation tout à fait


classique : une enfance ennuyeuse et soignée, quelque chose
de sinistre et de contrit, des études à la faculté de Caen, les
farces de carabin, le service militaire à l’hôpital de la Marine à
Toulon, une thèse, hâtivement rédigée par des étudiants mal
payés sur Les Fréquences dyspnéiques dan s la tétralogie de
Fallot. C onsidérations étiologiques à p ro p o s d e sept observa­
tio n s, quelques remplacements et la reprise, vers la fin des
années cinquante, d ’un cabinet de généraliste que son prédé­
cesseur avait occupé quarante-sept ans d ’affilée.
Dinteville n ’était pas ambitieux et il se satisfaisait amplement
à l’idée qu’il deviendrait tout simplement un bon médecin de
province, un homme que tout le m onde dans la petite ville
appellerait le bon Docteur Dinteville com me on avait appelé
son prédécesseur le bon Docteur Raffin, et qui saurait rassurer
ses clients rien qu’en leur faisant « Dites 33 ». Mais deux ans
environ après son installation à Lavaur, une découverte for­
tuite modifia le cours tranquille de son existence. Un jour,
montant dans son grenier quelques vieux tom es de la Presse
m édicale que le bon Docteur Raffin avait cru bon de conserver
et que lui-même ne se résignait pas à jeter comme s’il pouvait
La Vie m o d e d ’em p lo i 1253

y avoir encore des choses à apprendre dans ces volum es aux


reliures délabrées remontant aux années vingt à trente, Dinte­
ville trouva dans une malle qui contenait de vieux papiers de
famille un petit opuscule in-l6°, agréablement relié, intitulé
D e structura renum, et dont l’auteur était un de ses ancêtres,
Rigaud de Dinteville, chirurgien ordinaire de la Princesse Pala­
tine, célèbre pour la dextérité avec laquelle il opérait les
patients de la pierre à l’aide d ’un petit couteau m ousse dont il
était l’inventeur. Rassemblant les quelques bribes de latin qui
lui restaient du lycée, Dinteville parcourut l ’ouvrage et fut suffi­
samment intéressé par ce qu’il y trouva pour le redescendre
dans son cabinet en m êm e temps qu’un vieux Gaffiot.
Le D e structura renum était une description anatomo-phy-
siologique des reins fondée sur des dissections associées à des
techniques de coloration alors tout à fait nouvelles : en injec­
tant un liquide noir — de l ’esprit-de-vin mêlé d ’encre de Chine
— dans Y arteria em ulgens (artère rénale), Rigaud de Dinteville
avait vu se colorer tout un système de ramifications, les canali-
cules, qu’il appela les d u cta e renum , aboutissant à ce qu’il
nomma les g la n d u la e renales. Ces découvertes, indépen­
dantes de celles que faisaient, vers la même époque, Lorenzo
Bellini à Florence, Marcello Malpighi à Bologne et Frederik
Ruysch à Leyde, et qui, com m e elles, préfiguraient la théorie
du glomérule comme base de la fonction rénale, s’accompa­
gnaient d ’une explication des mécanismes sécréteurs fondée
sur la présence d ’humeurs attirées ou repoussées par les
organes en fonction des besoins d ’assimilation et d ’élimination
de l ’organisme. Une discussion acerbe, et parfois m êm e vio­
lente, opposait cette théorie galéniste des « forces vitales » aux
conceptions pernicieuses inspirées des « atomistes » et des
« matérialistes » telles que les défendait un certain Bombasti-
nus, sobriquet sous lequel l’actuel Dinteville finit par identifier
un nommé Lazare Meyssonnier, m édecin bourguignon plus ou
moins alchimiste et défenseur de Paracelse. Les raisons de
cette polém ique étaient loin d ’être claires pour ce lecteur du
XXe siècle qui ne pouvait se figurer qu’approximativement ce
qu’avaient représenté les théories de Galien et pour qui des
termes comme « atomistes » et « matérialistes » n ’avaient certai­
1254 G eorges Perec

nem ent plus le sens qu’ils avaient eu pour son lointain ancêtre.
Dinteville néanmoins s’enthousiasma de sa découverte qui, sti­
mulant son imagination, réveilla en lui une vocation cachée de
chercheur. Et il décida de préparer une édition critique de ce
texte qui, même s ’il ne contenait rien de vraiment capital,
constituait un excellent exem ple de ce qu’avait été la pensée
médicale à l’aube des temps modernes.

Sur le conseil d ’un de ses anciens professeurs, Dinteville alla


proposer son projet au Professeur LeBran-Chastel, chef de ser­
vice à l’Hôtel-Dieu, membre de l’Académie de m édecine, du
conseil de l’ordre, et du comité directeur de plusieurs revues
de réputation internationale. Indépendamment de ses activités
cliniques et didactiques, le professeur LeBran-Chastel était féru
d ’histoire des sciences, mais c ’est avec un mélange de bonho­
mie et de scepticisme qu’il accueillit Dinteville : il ne connais­
sait pas le De structura renum, mais il doutait que son
exhumation pût présenter un intérêt quelconque : de Galien à
Vésale et de Barthélémy Eustache à Bowman, tout avait été
abondamment publié, traduit et com menté, et Paolo Ceneri,
un bibliothécaire de la faculté de m édecine de Bologne, où
étaient conservés les manuscrits de Malpighi, avait même fait
paraître en 1901 une bibliographie de quelque quatre cents
pages uniquement consacrée aux problèmes théoriques de
l ’uropoièse et de l’uroscopie. Sans doute, comme cela venait
d ’arriver à Dinteville, était-il toujours possible de mettre la
main sur des textes inédits, et sans doute aussi pouvait-on envi­
sager d ’aller plus loin dans la com préhension des anciennes
théories médicales et rectifier les assertions souvent rigides des
épistém ologues du siècle dernier qui, du haut de leur positi­
visme scientiste, avaient valorisé les seules approches expéri­
mentales, balayant avec mépris tout ce qui leur semblait, à eux,
irrationnel. Mais entreprendre une telle recherche était une
œuvre de longue haleine, ingrate, difficile, sem ée d’embûches,
et le professeur se demandait si le jeune médecin, peu au fait
du jargon médiévisant des anciens docteurs et des étranges
aberrations que leurs commentateurs leur avaient parfois prê­
tées, parviendrait à en venir efficacement à bout. Il lui promit
La Vie m o d e d ’em p lo i 1255

néanmoins son concours, lui donna quelques lettres d ’intro­


duction pour des collègues étrangers et se proposa pour exa­
miner son travail avant d ’en appuyer, le cas échéant, la
publication.

Encouragé par cette première rencontre, Dinteville se mit à


l’ouvrage, consacrant à ses recherches ses soirées, ses samedis
et ses dimanches, et profitant des moindres congés qu’il p ou­
vait se permettre sans trop délaisser sa clientèle pour se rendre
dans telle ou telle bibliothèque étrangère, non seulem ent à
Bologne, où il ne tarda pas à s’apercevoir que plus de la moitié
de la bibliographie de Paolo Ceneri était fautive, mais à la
Bodleian Library d ’Oxford, à Aarhus, à Salamanque, à Prague,
à Dresde, à Bâle, etc. Périodiquement il tenait le professeur
LeBran-Chastel au courant du progrès de son enquête et, de
loin en loin, le professeur lui répondait par des mots laco­
niques dans lesquels il semblait continuer à douter de l’intérêt
que pouvaient présenter ce qu’il appelait les « petites trouvail­
les » de Dinteville. Mais le jeune médecin ne se laissait pas
abattre pour autant : au-delà de la complexité tatillonne de ses
recherches, chacune de ses minuscules découvertes — vestige
improbable, repère incertain, preuve indécise — lui paraissait
venir s’insérer dans un projet unique, global, presque gran­
diose, et c’est avec un enthousiasme chaque fois renouvelé
qu’il recommençait ses fouilles, allant à l’aveuglette entre les
rayons surchargés de reliures en parchemin, suivant l’ordre
alphabétique d ’alphabets disparus, montant et descendant à
travers des couloirs par des escaliers et des passerelles encom ­
brées de journaux ficelés, de boîtes d ’archives, de liasses que
les vers avaient presque entièrement rongés.

Il mit près de quatre ans à achever son travail : un manuscrit


de plus de trois cents pages dans lequel l ’édition et la traduc­
tion du De structura renum proprement dit n ’en occupaient
que soixante ; l’appareil critique qui constituait le reste de l’ou ­
vrage comportait quarante pages de notes et variantes,
soixante pages de bibliographie dont un tiers d ’errata concer­
nant le Ceneri, et une introduction de presque cent cinquante
1256 G eorges Perec

pages où Dinteville décrivait avec une fougue presque roma­


nesque le long combat de Galien et d ’Asclépiade, montrant
com m ent le médecin de Pergame avait déformé, en cherchant
à les ridiculiser, les théories atomistes qu’Asclépiade avait
introduites à Rome trois siècles auparavant et que ses succes­
seurs, ceux que l’on appelait les « Méthodistes », avaient suivies
d ’une manière peut-être un peu trop scolaire ; mais en stigma­
tisant les soubassements mécanistes et sophistes de cette pen­
sée au nom de l’expérimentation et du sacro-saint principe des
« forces naturelles », Galien avait en fait inauguré un courant
de pensée causaliste, diachronique, homogénéiste, dont on
retrouvait tous les défauts à l’âge classique de la physiologie et
de la m édecine, et qui avait fini par instaurer une véritable
censure, analogue, dans son fonctionnement même, au refou­
lem ent freudien. En travaillant sur des oppositions formelles
du genre organique/organistique, sympathique/empathique,
humeurs/fluides, hiérarchie/structure, etc., Dinteville mettait
en évidence la finesse et la pertinence des conceptions d ’Asclé­
piade, et avant lui d ’Érasistrate et de Lycos de Macédoine, les
rattachait aux grands courants de la m édecine indo-arabe, sou­
lignait leurs relations avec la mystique juive, l’hermétisme, l’al­
chimie, et montrait enfin com ment la médecine officielle en
avait systématiquement réprimé la diffusion jusqu’à ce que des
hom m es com me Goldstein, Groddeck ou King Dri puissent
enfin se faire entendre et, retrouvant le courant souterrain qui,
de Paracelse à Fourier, n’avait cessé de parcourir le monde
scientifique, remettent définitivement en cause les fondements
mêmes de la physiologie et de la sém iologie médicale.

À peine la dactylographe qu’il avait fait venir spécialement


de Toulouse eut-elle achevé la frappe de ce texte touffu plein
de renvois, de notes en bas de page et de caractères grecs, que
Dinteville en expédia une copie à LeBran-Chastel ; le profes­
seur la lui renvoya un mois plus tard : il avait examiné avec
soin le travail du médecin, sans partialité ni malveillance, et
ses conclusions étaient tout à fait défavorables : certes l’édition
du texte de Rigaud de Dinteville avait-elle été établie avec un
scrupule qui faisait honneur à son descendant, mais le traité
La Vie m o d e d ’em p lo i 1257

du chirurgien ordinaire de la Princesse Palatine n ’apportait


rien de vraiment nouveau par rapport au Tractatio d e renibus
d ’Eustache, au D e structu ra et usu renum de Lorenzo Bellini,
au D e n atu ra renum d ’Étienne Blancard et au D e renibus de
Malpighi, et ne paraissait pas devoir mériter une publication
séparée ; l’appareil critique témoignait de l’immaturité du
jeune chercheur : il avait voulu trop bien faire, mais n ’avait
réussi qu’à alourdir exagérément le texte ; les errata concer­
nant Ceneri étaient tout à fait à côté de la question, et l’auteur
aurait mieux fait de vérifier ses propres notes et références
(suivait une liste de quinze erreurs ou omissions charitable­
ment relevées par LeBran-Chastel : Dinteville, par exemple,
avait écrit J. Clin. Invest. au lieu de J. clin. Invest, dans sa cita­
tion n° 10 [Môller, Mclntosh & Van Slyke] ou bien avait cité
l’article de H. Wirz dans Mod. Prob. Padiat. 6, 86, I960 sans
faire référence au travail antérieur de Wirz, Hargitay & Kuhn
paru dans Helv. physiol. pharm acol. A cta 9, 196, 1951) ; quant
à l’introduction historico-philosophique, le professeur préfé­
rait en laisser l’entière responsabilité à Dinteville et se refusait,
pour sa part, à en favoriser d ’une façon quelconque la publi­
cation.
Dinteville s’attendait à tout sauf à une telle réaction. Bien
que convaincu de la pertinence de ses recherches, il n ’osait pas
mettre en doute l’honnêteté intellectuelle et la com pétence du
professeur LeBran-Chastel. Après plusieurs semaines d ’hésita­
tion, il décida qu’il n ’avait pas à se laisser arrêter par l’opinion
hostile d ’un homme qui, après tout, n’était pas son patron, et
qu’il devait tenter par lui-même de faire publier son manus­
crit ; il en corrigea les infimes erreurs et l’envoya à plusieurs
revues spécialisées. Toutes le refusèrent et Dinteville dut
renoncer à faire paraître son travail, abandonnant du même
coup ses ambitions de chercheur.

L’intérêt excessif qu’il avait porté à ses enquêtes au détri­


ment de son travail quotidien de médecin lui avait causé un
tort considérable. Deux généralistes s’étaient après lui installés
à Lavaur et, au fil des mois et des années, lui avaient pratique­
ment ravi sa clientèle. Sans appuis, délaissé, dégoûté, Dinte-
1258 G eorges Perec

ville finit par abandonner son cabinet et vint s’installer à Paris,


résolu à n ’être plus qu’un médecin de quartier dont les rêves
inoffensifs n ’iraient plus affronter l’univers prestigieux mais
redoutable des érudits et des savants, mais se cantonneraient
aux plaisirs domestiques du solfège et de la cuisine.

Dans les années qui suivirent, le professeur LeBran-Chastel,


de l’Académie de Médecine, fit successivement paraître :
— un article sur la vie et l’œuvre de Rigaud de Dinteville
(Un urologue fra n ça is à la cour d e Louis XIV : Rigaud
d e D inteville, Arch. intern. Hist. Sci. 11, 343, 1962) ;
— une édition critique du D e structura renum, avec repro­
duction en fac-similé, traduction, notes et glossaire
(S. Karger, Bâle, 1963) ;
— un supplém ent critique à la B ibliografia urologica de
Ceneri (Int. Z. f. Urol Suppl. 9, 1964) ; et enfin
— un article épistém ologique intitulé Esquisse d ’une his­
toire d es théories rénales d ’A sclépiade à W illiam Bow-
m an, publié dans A ktuelle P roblèm e aus d er Geschichte
d e r M edizin (Bâle, 1966), reprenant un rapport inaugu­
ral fait devant le XIXe Congrès international d ’Histoire de
la Médecine (Bâle, 1964), et dont le retentissement fut
considérable.
L’édition critique du D e structura et le supplém ent à la
bibliographie de Ceneri étaient purement et simplement reco­
piés, à la virgule près, du manuscrit de Dinteville. Les deux
autres articles exploitaient, en l’affadissant par diverses précau­
tions oratoires, l’essentiel du travail du médecin, qui n ’était
lui-même cité qu’une fois, dans une note en tout petits carac­
tères où le professeur LeBran-Chastel remerciait « le docteur
Bernard Dinteville d ’avoir bien voulu (lui) communiquer cet
ouvrage de son ancêtre ».
CHAPITRE XCVTI

H utting, 4

Il y a longtemps qu’Hutting ne se sert plus de son grand


atelier, préférant, pour ses portraits, l’intimité de la petite
pièce qu’il a fait aménager dans la loggia, et ayant pris l’habi­
tude de travailler à ses autres œuvres, selon leur genre, dans
tel ou tel de ses autres ateliers : les grandes toiles à Gattières,
au-dessus de Nice, les sculptures monumentales en Dordogne,
les dessins et gravures à New York.
Son salon parisien fut néanmoins, pendant des années, le
lieu d ’une activité artistique intense. C’est là que se tinrent,
dans les années cinquante-cinq soixante, les célèbres « Mardis
de Hutting » où s’affirmèrent des artistes aussi divers que l’affi­
chiste Félicien Kohn, le baryton belge Léo Van Derckx, l’italien
Martiboni, le « verbaliste » espagnol Tortosa, le photographe
Arpad Sarafian et la saxophoniste Estelle Thierarch’, et dont
l’influence sur certaines tendances majeures de l’art contem ­
porain n ’a pas fini de se faire sentir.
Ce ne fut pas Hutting lui-même qui eut l’idée de ses mardis,
mais son ami canadien Grillner qui en avait organisé avec
succès de semblables à Winnipeg dès la fin de la seconde
guerre mondiale. Le principe de ces réunions était de confron­
ter librement des créateurs et de voir comment ils s’influen­
1260 G eorges Perec

çaient les uns les autres. C’est ainsi que lors du premier de ces
« mardis », Grillner et Hutting, en présence d ’une quinzaine de
spectateurs attentifs, se relayèrent toutes les trois minutes sur
une même toile, comme s’ils y disputaient une partie d ’échecs.
Mais très vite le protocole des séances devint beaucoup plus
raffiné et l’on se mit à faire appel à des artistes œuvrant dans
des domaines différents : un peintre peignait un tableau tandis
qu’un musicien de jazz improvisait, ou bien un poète, un musi­
cien et un danseur interprétaient, chacun avec leur syntaxe
propre, l’œuvre qu’un sculpteur ou un couturier leur pro­
posait.
Les premières rencontres furent sages, consciencieuses et
très légèrement ennuyeuses. Puis elles prirent une tournure
beaucoup plus animée avec la venue du peintre Vladislav.

Vladislav était un peintre qui avait connu son heure de gloire


à la fin des années trente. Il arriva pour la première fois aux
« mardis » de Hutting habillé en moujik. Il portait sur la tête
une espèce de bonnet écarlate, d ’un drap extrêmement fin,
avec un rebord de fourrure tout autour, excepté sur le front
où était ménagé un espace d ’environ dix centimètres dont le
fond bleu céleste était recouvert d ’une légère broderie ; et il
fumait une pipe turque au long tuyau de maroquin orné de
fils d ’or et au fourneau d ’ébène garni d ’argent. Il commença
par raconter comment il avait pratiqué la nécrophilie en Bre­
tagne par un jour d ’orage et com ment il ne pouvait peindre
que les pieds nus et reniflant un mouchoir imbibé d ’absinthe
et com ment à la campagne après les pluies d ’été il s’asseyait
dans la boue tiède pour reprendre contact avec la mère nature
et com m ent il mangeait de la viande crue qu’il mortifiait à la
manière des Huns ce qui lui donne une saveur incomparable.
Puis il étala sur le parquet un grand rouleau de toile vierge, la
fixa avec une vingtaine de clous hâtivement plantés et invita
l’assemblée à la piétiner de concert. Le résultat, dont les gris
imprécis n ’étaient pas sans rappeler les « diffuse grays » de la
dernière période de Laurence Hapi, fût immédiatement baptisé
L’H om m e a u x sem elles devan t. L’assistance, éblouie, décida
que Vladislav serait désormais le maître attitré des cérémonies
La Vie m o d e d ’em p lo i 1261

et chacun se sépara avec la conviction d ’avoir contribué à


enfanter un chef-d’œuvre.
Le mardi suivant il apparut que Vladislav avait bien fait les
choses. Il avait rameuté le Tout-Paris et plus de cent cinquante
personnes se pressaient dans l’atelier. Une immense toile avait
été agrafée sur les trois murs de la grande pièce (une haute
verrière constituant le quatrième mur) et plusieurs dizaines de
seaux, dans lesquels trempaient de grosses brosses de peintre
en bâtiment, étaient disposés au centre de la pièce. Obéissant
aux instructions de Vladislav, les invités s’alignèrent le long de
la verrière et, au signal qu’il leur donna, se précipitèrent sur
les pots, empoignèrent les brosses et allèrent en étaler le plus
rapidement possible le contenu sur la toile. L’œuvre produite
fut jugée intéressante, mais n ’entraîna pas vraiment l’adhésion
unanime de ses créateurs improvisés et, en dépit du renouvel­
lem ent dont il s’efforça de faire preuve, semaine après
semaine, dans ses inventions, Vladislav ne connut qu’une
vogue de courte durée.

Il fut remplacé dans les mois qui suivirent par un enfant


; prodige, un garçonnet d ’une douzaine d ’années qui ressem­
blait à une gravure de mode, avec des cheveux bouclés, des
grands cols de dentelle et des gilets de velours noir à boutons
de nacre. Il improvisait des « poésies métaphysiques » dont les
titres seuls laissaient rêveurs leurs auditeurs :

É valuation d e la situ ation


D énom brem ent des choses et des êtres perd u s en cours
[de route
Façon d e fa ir e le p o in t
Cliquetis d e chevaux dessellés brou tan t d a n s le n oir
Lueur rouge d'un fe u d e cam p à la belle étoile

Mais hélas on s’aperçut un jour que c’était sa mère qui


l composait — et plus souvent encore, recopiait — ces poèm es
f et qu’elle obligeait son fils à les apprendre par cœur.

i
1262 G eorges Perec

Puis se succédèrent un ouvrier mystique, une vedette de


strip-tease, un marchand de cravates, un sculpteur qui se quali­
fiait lui-même de néo-renaissant et qui mit plusieurs mois à
tirer d ’un bloc de marbre une œuvre intitulée Chimère
(quelques semaines plus tard une inquiétante fissure apparut
au plafond de l’appartement du dessous, et Hutting dut le faire
refaire et remplacer son propre parquet), le directeur d ’une
revue d’art, un ém ule de Christo qui enveloppait dans des
poches de nylon de tout petits animaux vivants ; une chanteuse
de café-concert qui appelait tout le m onde « m on beau brun » ;
un animateur de radio-crochet, un garçon solide avec un gilet
pied-de-poule, des rouflaquettes, des chevalières et des bre­
loques fantaisie, qui stimulait de la voix et du geste, avec des
accents et des mimiques dignes d ’un commentateur des
matches de catch, les prestations des danseurs et des musi­
ciens ; un concepteur publicitaire amateur de yoga qui tenta
en vain pendant trois semaines d’initier les autres invités à son
art en leur faisant prendre la position du lotus au milieu du
grand atelier ; la patronne d ’une pizzeria, une Italienne à la
voix m oelleuse, qui chantait impeccablement des airs de Verdi
tout en improvisant des spaghetti aux sauces sublimes ; et l ’an­
cien directeur d’un petit zoo de province, qui avait dressé des
fox à faire le saut périlleux en arrière et des canards à courir
en rond, et qui s’installa dans l’atelier avec une otarie jon­
gleuse qui consommait des quantités effarantes de poisson.
La m ode des happenings, qui commença à envahir Paris à la
fin de ces années-là, ôta petit à petit à ces réunions mondaines
l’essentiel de leur intérêt. Les journalistes et les photographes,
qui les avaient assidûment fréquentées, en vinrent à les trouver
un tantinet vieux jeu, et leur préférèrent des noubas plus sau­
vages au cours desquelles Untel s’amusait à croquer des
ampoules électriques tandis que Machin démontait systémati­
quement les tuyauteries du chauffage central et que Chose
s’ouvrait les veines pour écrire un poèm e avec son sang. Hut­
ting, du reste, ne fit pas grand-chose pour les retenir : il avait
fini par s’apercevoir qu’il s’ennuyait abondamment à ces fêtes
et qu elles ne lui avaient jamais rien apporté. En 1961, au
retour d ’un séjour à New York qu’il avait davantage prolongé
La Vie m o d e d ’em p lo i 1263

qu’à l’accoutumée, il prévint ses amis qu’il renonçait à ces ren­


contres hebdomadaires devenues lassantes à force d ’être prévi­
sibles et qu’il convenait désormais d ’inventer autre chose.

Le grand atelier est, depuis, presque toujours désert. Mais,


peut-être par superstition, Hutting y a laissé un abondant maté­
riel et, sur un chevalet d ’acier éclairé par quatre projecteurs
tombant du plafond, une grande toile, intitulée E urydice, dont
il se plaît à dire qu’elle est et demeurera inachevée.
La toile représente une pièce vide, peinte en gris, pratique­
ment sans meubles. Au centre un bureau d ’un gris métallique
sur lequel sont disposés un sac à main, une bouteille de lait,
un agenda et un livre ouvert sur les deux portraits de Racine
et de Shakespeare '. Sur le mur du fond un tableau représen­
tant un paysage avec un coucher de soleil. À côté, une porte à
demi ouverte, par laquelle on devine qu’Eurydice, il y a un
instant, vient de disparaître à jamais.

1. Il n ’est pas inutile de rappeler à ce propos que l’arrière-grand-père


m aternel de Franz Hutting, Johannes Martenssen, professeur de littérature
française à l’université de C openhague, fut le traducteur danois de R acine
e t Shakespeare de Stendhal (Copenhague, Éd. Gjoerup, 1860).
CHAPITRE XCVIII

Réol, 2

Peu de temps après leur installation rue Simon-Crubellier,


les Réol s’entichèrent d ’une chambre à coucher moderne qu’ils
virent dans le grand magasin où Louise Réol était facturière. Le
lit à lui seul coûtait 3 234 francs. Avec le couvre-lit, les chevets,
la coiffeuse, le pouf assorti et l’armoire à glace, l’ensemble
dépassait onze mille francs. La direction du magasin accorda à
son em ployée un crédit préférentiel de vingt-quatre mois sans
apport initial ; l’intérêt du prêt était fixé à 13,65 %, mais
com pte tenu des frais de constitution du dossier, des primes
d ’assurance-vie et des calculs d ’amortissement, les Réol se
retrouvèrent avec des versements mensuels de neuf cent qua­
rante et un francs trente-deux centimes, qui furent automa­
tique déduits du salaire de Louise Réol. Cela représentait près
du tiers de leur revenu et il apparut bientôt qu’ils ne parvien­
draient pas à survivre décemment dans de telles conditions.
Maurice Réol, qui était aide-rédacteur à la CATMA (Compagnie
des Assurances des Transports Maritimes) résolut donc de
demander une augmentation à son chef de service.

La CATMA était une société atteinte de gigantisme dont


l’acronyme ne correspondait que très partiellement à des acti­
La Vie mode d ’emploi 1265

vités de plus en plus multiples et multiformes. Réol, pour sa


part, était chargé de préparer chaque mois un rapport compa­
ratif sur le nombre et le montant des polices souscrites auprès
des collectivités de la région Nord. Ces rapports, et ceux que
les collègues du même rang que Réol rédigeaient sur l’activité
d ’autres secteurs économ iques ou géographiques (assurances
souscrites auprès des agriculteurs, des commerçants, des pro­
fessions libérales, etc., dans le Centre-Ouest, dans la région
Rhône-Alpes, en Bretagne, etc.) étaient incorporés aux dossiers
trimestriels de la Section « Statistique et Prévisions » que le chef
de service de Réol, un nom m é Armand Faucillon, présentait à
la direction les deuxièm es jeudis de mars, juin, septembre et
décembre.
Réol voyait en principe son chef de service tous les jours
entre onze heures et onze heures et demie au cours de ce
que l’on appelait la Conférence des Rédacteurs, mais ce n ’était
évidemment pas dans ce cadre qu’il pouvait espérer l’aborder
pour lui parler de son problème. D ’ailleurs le chef de service
se faisait le plus souvent représenter par son sous-chef de ser­
vice et ne venait diriger en personne la Conférence des Rédac­
teurs que lorsque commençait à se faire sentir l’urgence de
rédiger les dossiers trimestriels, c ’est-à-dire à partir des
deuxièmes lundis de mars, juin, septembre et décembre.
Un matin où, exceptionnellem ent, Armand Faucillon assistait
à la Conférence des Rédacteurs, Maurice Réol se décida donc à
lui demander un rendez-vous. « Voyez cela avec Mademoiselle
Yolande », répondit, très aimablement, le chef de service.
Mademoiselle Yolande avait la garde des deux carnets de ren­
dez-vous du chef de service, l’un, un agenda petit format, pour
ses rendez-vous personnels, l ’autre, un semainier de bureau,
pour ses rendez-vous professionnels, et l’une des tâches les
plus délicates de Mademoiselle Yolande consistait précisément
à ne pas se tromper de carnet et à ne pas prendre deux rendez-
vous en même temps.
Assurément Armand Faucillon était un homme très pris, car
Mademoiselle Yolande ne put donner de rendez-vous à Réol
avant six semaines : entre-temps le chef de service devait se
rendre à Marly-le-Roi pour participer à la réunion annuelle des
1266 G eorges P erec

chefs de service de la Zone Nord et dès son retour il aurait à


s’occuper de la correction et de la révision du dossier de mars.
Ensuite, comme il le faisait chaque année, dès le lendemain de
la réunion directoriale du deuxième jeudi de mars, il partirait
dix jours à la montagne. Rendez-vous fut donc pris pour le
mardi 30 mars à onze heures trente, après la Conférence des
Rédacteurs. C’était un bon jour et une bonne heure, car tout
le m onde savait dans le service que Faucillon avait ses heures
et ses jours : le lundi, com me tout le monde, il était de mau­
vaise humeur, le vendredi, comme tout le monde, il était dis­
trait ; le jeudi, enfin, il devait participer à un séminaire
organisé par un des ingénieurs du Centre de calcul sur « Ordi­
nateurs et Gestion de l’Entreprise » et il avait besoin de toute
sa journée pour relire les notes qu’il avait essayé de prendre
au séminaire précédent. De plus, bien entendu, il était exclu
de lui parler de quoi que ce soit le matin avant dix heures et
l’après-midi avant quatre.
Malheureusement pour Réol, le chef de service se cassa la
jambe aux sports d ’hiver et il ne revint que le huit avril. Entre­
temps la Direction l’avait nom m é membre de la Commission
paritaire qui devait se rendre en Afrique du Nord pour exami­
ner le contentieux qui subsistait entre la Société et ses anciens
partenaires algériens. A son retour, le vingt-huit avril, le chef de
service annula tous les rendez-vous q u ’il pouvait se permettre
d ’annuler et s’enferma pendant trois jours avec Mademoiselle
Yolande pour préparer le texte qui accompagnerait la projec­
tion des diapositives qu’il avait rapportées du Sahara (« Mzab
aux mille couleurs: Ouargla, Touggourt, Ghardaïa»), Puis il
partit en week-end, week-end qui se prolongea, car la Fête du
Travail tombait un samedi et comme il était d ’usage dans des
cas de ce genre, les cadres de l’entreprise avaient la possibilité
de prendre le vendredi ou le lundi. Le chef de service revint
donc le mardi quatre mai et fit une courte apparition à la
Conférence des Rédacteurs pour inviter les employés de son
service et leurs conjoints à la projection com m entée qu’il orga­
nisait le lendemain soir à huit heures dans la salle 42. Il eut un
m ot aimable pour Réol en lui rappelant qu’ils devaient se voir.
Réol alla immédiatement chez Mademoiselle Yolande et obtint
La Vie m o d e d ’em p lo i 1267

un rendez-vous pour le surlendemain jeudi (l’ingénieur du


centre de calcul effectuant un stage à Manchester, le séminaire
d ’informatique était provisoirement suspendu).
La séance de projection ne fut pas vraiment une réussite.
L’assistance était clairsemée et le bruit du projecteur couvrait
la voix du conférencier qui s’embrouillait dans ses périodes.
Puis, alors que le chef de service, après avoir montré une pal­
meraie, annonçait des dunes et des chameaux, on vit appa­
raître sur l’écran une photographie de Robert Lamoureux dans
Faisons un rêve de Sacha Guitry, que suivirent Héléna Bossis
lors de la création de La P... respectueuse, et Jules Berry, Yves
Deniaud et Saturnin Fabre, en grande tenue d ’académicien,
dans une com édie de boulevard des années vingt-cinq, intitu­
lée Les Im m ortels et s ’inspirant assez servilement de L ’H abit
vert. Furieux, le chef de service fit rallumer la salle et l’on
s’aperçut que le projectionniste qui avait préparé les chargeurs
de diapositives s’était occupé en même temps de la conférence
de Faucillon et de celle que devait faire le lendemain un
célèbre critique de théâtre sur « Splendeurs et misères de la
scène française ». L’incident fut rapidement réparé, mais le seul
gros bonnet de la Société qui ait consenti à se déplacer, le
Directeur du Département « Étranger », en profita pour s’éclip­
ser en prétextant un dîner d ’affaires. En tout cas, le chef de
service fut le lendemain d ’une humeur plutôt maussade et lors­
que Réol vint le trouver et lui exposa son problème, il lui rap­
pela presque sèchem ent que les propositions concernant les
augmentations de salaire étaient examinées en novembre par
la Direction du Personnel et qu’il était hors de question de les
prendre en considération avant cette date.
Après avoir tourné et retourné le problème dans tous les
sens, Réol arriva à la conclusion q u ’il avait commis une gros­
sière erreur : au lieu de postuler de front une augmentation de
salaire, il aurait dû demander à bénéficier de l’aide aux jeunes
couples que le service social de l’entreprise accordait aux
ménages afin de favoriser leur accession à la propriété, la réfec­
tion ou la modernisation de leur habitation principale ou l’ac­
quisition de biens d ’équipem ent. Le responsable du service
social, que Réol put rencontrer dès le douze mai, lui répondit
1268 G eorges Perec

que cette aide était tout à fait envisageable dans son cas à
condition bien sûr que les Réol fussent effectivement mariés.
Or, s’ils vivaient ensem ble depuis déjà plus de quatre ans, ils
n ’avaient jamais, com me on dit, régularisé la situation et
n ’avaient jamais eu, même après la naissance de leur fils, l’in­
tention de le faire.
Ils se marièrent donc, au début du mois de juin, le plus sim­
plem ent possible car, entre-temps, leurs conditions matérielles
n ’avaient pas cessé de se dégrader : leur repas de noce, avec
les deux témoins pour seuls invités, eut pour cadre un self-
service des Grands Boulevards, et ils utilisèrent des bagues de
laiton en guise d ’alliances.
La préparation de la réunion directoriale du deuxième jeudi
de juin mobilisa trop Réol pour qu’il trouve le temps de ras­
sembler les nombreux documents nécessaires à la constitution
de son dossier de demande d ’aide sociale. Celui-ci ne fut
com plet que le mercredi 7 juillet. Et du vendredi 16 juillet à
midi au lundi 16 août à 8 heures 45, la CATMA ferma ses portes
sans que, pour Réol, rien n ’ait été décidé.
Il n ’était pas question pour les Réol de partir en vacances ;
tandis que leur petit garçon passait tout l’été à Laval chez ses
grands-parents maternels, les Réol, grâce à leur voisin Berger
qui les recommanda à un de ses confrères, furent engagés pour
un mois, lui comme plongeur, elle com me marchande de ciga­
rettes et d ’articles de Paris (cendriers, foulards avec la tour Eif­
fel et le Moulin-Rouge, petites poupées french-cancan, briquets
lampadaires marqués « Rue de la Paix », Sacré-Cœur enneigés,
etc.) dans un établissement qui s’intitulait La Renaissance :
c ’était un restaurant bulgaro-chinois, sis entre Pigalle et Mont­
martre, où débarquaient trois fois par soirée des arrivages de
Paris by Night qui pour soixante-quinze francs tout compris
faisaient le tour de Paris illuminé, dînaient à La Renaissance
(« son charme bohème, ses recettes exotiques ») et passaient
au pas de charge dans quatre cabarets, Les deu x hém isphères
(« Strip-tease et Chansonniers ; tout l’esprit gaulois de Paris »),
The Tangerine D ream (où officiaient deux danseuses du
ventre, Zazoua et Aziza), Le R oi Venceslas (« ses caves voûtées,
son ambiance médiévale, ses ménestrels, ses vieilles chansons
La Vie m o d e d ’em p lo i 1269

paillardes ») et enfin La Villa d ’Ouest (« a show-place o f élégant


depravity. Spanish nobles, Russian tycoons and fancy sports o f
every land crossed the world to ride in ») avant d ’être ramenés
à leur hôtel, barbouillés de champagne doucereux, d ’alcools
suspects et de zakouski grisâtres.

À son retour à la CATMA une mauvaise surprise attendait


Réol : la com mission d ’aide sociale, surchargée de demandes,
venait de décider qu’elle n ’examinerait désormais que les dos­
siers lui parvenant par la voie hiérarchique et ayant obtenu
l’aval du chef de service et du Directeur du Département dont
l’intéressé dépendait. Réol déposa son dossier sur le bureau
de Mademoiselle Yolande en la suppliant de tout faire pour
que le chef de service griffonne trois lignes d ’appréciations
m esurées et y ajoute son paraphe.
Mais le chef de service ne donnait jamais sa signature à la
légère et même, disait-il de lui-même en manière de plaisante­
rie, il avait souvent des crampes dans le stylo. Pour l ’instant,
ce qui comptait, c’était la préparation du compte rendu trimes­
triel de septembre auquel, pour des raisons qu’il était le seul
à connaître, il semblait attacher une importance particulière.
Et il fit refaire trois fois son rapport à Réol en lui reprochant
chaque fois d ’interpréter les statistiques dans un sens pessi­
miste au lieu de faire ressortir les progrès accomplis.
Réol, la rage au cœur, se résigna à attendre deux ou trois
semaines de plus ; leur situation était de plus en plus précaire,
ils avaient six mois de loyer en retard et une dette de quatre
cents francs chez l’épicier. Par bonheur Louise réussit enfin,
après deux ans d ’attente, à inscrire son fils à la crèche munici­
pale, les libérant des quelque trente ou quarante francs que
leur coûtait quotidiennem ent sa garde.
Le chef de service fut absent tout le mois d ’octobre : il parti­
cipait à un voyage d ’études en Allemagne fédérale, Suède,
Danemark et Pays-Bas. En novembre une otite virale le contrai­
gnit à un arrêt de trois semaines.
Réol, désespéré, renonça à voir un jour ses démarches abou­
tir. Entre le premier mars et le trente novembre, le chef de
service avait réussi à être absent quatre mois pleins et Réol
1270 G eorges Perec

calcula qu’entre les week-ends prolongés, les ponts, les tun­


nels, les jours de remplacement, les missions et retours de mis­
sions, les stages, les séminaires et autres déplacements, il
n’était pas venu cent fois en neuf mois à son bureau. Sans
parler des trois heures qu’il prenait pour déjeuner ni de ses
départs à six heures moins vingt pour ne pas rater le train de
six heures trois. Il n ’y avait aucune raison pour que cela cesse.
Mais, le lundi six décembre, le chef de service fut nommé Sous-
Directeur du Service Étranger et dans l’ivresse de sa promotion
renvoya enfin le dossier avec un avis favorable. Quinze jours
plus tard l’aide sociale était accordée aux Réol.
C’est alors que le service financier de la Société s’aperçut
que le montant des remboursements effectués par le couple
Réol pour l ’achat de leur chambre à coucher dépassait le pla­
fond autorisé pour les prêts aux ménages : vingt-cinq pour cent
des ressources après déduction des frais afférents à l’habitation
principale. Le crédit qui avait été accordé aux Réol était donc
illégal et l’Entreprise n ’avait pas le droit de le cautionner !
A la fin d e la première année, Réol n ’avait donc obtenu ni
augmentation ni aide sociale et tout était à recommencer avec
un nouveau chef de service.
Ce nouveau, frais ém oulu d ’une grande école, féru d ’infor­
matique et de prospective, réunit le jour de son arrivée tous
ses collaborateurs et leur fit savoir que le travail de la section
« Statistique et Prévisions » reposait sur des méthodes
désuètes, pour ne pas dire surannées, qu’il était inopérant de
prétendre vouloir élaborer une politique à moyen terme ou à
long terme valable à partir d ’informations recueillies seule­
ment tous les trimestres, et que désormais, sous sa direction,
l’on procéderait à des estimations quotidiennes sur échantil­
lons socio-économ iques ponctuels de manière à pouvoir à tout
instant se baser sur un m odèle évolutif des activités de l ’entre­
prise. Deux programmateurs du Centre de calcul firent ce qu’il
fallait faire et Réol et ses collègues se retrouvèrent au bout de
quelques semaines inondés de liasses mécanographiques où il
apparaissait plus ou moins clairement que dix-sept pour cent
des cultivateurs normands optaient pour la formule A alors que
quarante-huit virgule quatre pour cent des commerçants de la
La Vie m o d e d ’em p lo i 1271

région Midi-Pyrénées se disaient satisfaits de la formule B. La


section « Statistique et Prévisions » habituée à des méthodes
plus classiques où l’on comptait les assurances souscrites ou
résiliées en traçant des bâtons (quatre bâtons verticaux et le
cinquième horizontal barrant les quatre premiers) comprit
rapidement qu’elle devait prendre des mesures si elle ne vou­
lait pas être com plètem ent submergée, et entreprit une grève
du zèle qui consista à assaillir de questions plus ou moins per­
tinentes le nouveau chef de service, les deux informaticiens et
les ordinateurs. Les ordinateurs résistèrent, les deux informati­
ciens aussi mais le nouveau chef de service finit par craquer et,
au bout de sept semaines, demanda sa mutation.
Cet épisode, resté célèbre dans l’entreprise sous le nom de
La Querelle des Anciens et des Modernes, n ’arrangeait absolu­
ment pas les affaires de Réol. Il avait réussi à emprunter deux
mille francs à ses beaux-parents pour combler ses retards de
loyer, mais de tous côtés ses dettes s’amoncelaient et il était
de plus en plus à court de solutions. Ils avaient beau, Louise
et lui, accumuler les heures supplémentaires, assurer des per­
manences de dimanches et jours fériés ou se charger de tra­
vaux à domicile (rédaction d ’enveloppes, recopiage de fichiers
commerciaux, confection de tricots, etc.), l’écart entre leurs
ressources et leurs besoins ne cessait de s ’accroître. En février
et mars, ils commencèrent à porter au Mont-de-Piété leurs
montres, les bijoux de Louise, leur poste de télévision, et l’ap­
pareil photo de Maurice, un Konica autoreflex équipé d ’un
télé-objectif et d ’un flash électronique, auquel il tenait comme
à la prunelle de ses yeux. En avril, de nouvelles menaces d ’ex­
pulsion de la part du gérant les obligèrent à refaire appel à un
emprunt privé. Leurs parents et leurs meilleurs amis se récusè­
rent et ils furent sauvés in extremis par Mademoiselle Crespi
qui retira pour eux de la Caisse d ’Épargne les trois mille francs
qu’elle avait mis de côté pour payer ses frais d ’enterrement.
Sans recours contre la décision du service social, sans chef
de service pour appuyer une nouvelle demande d ’augmenta­
tion, car l’ancien sous-chef de service, qui assurait l’intérim,
avait bien trop peur de perdre sa place s’il prenait la moindre
initiative, Réol n ’avait plus rien à attendre. Le quinze juillet,
1272 G eorges Perec

Louise et lui décidèrent qu’ils en avaient assez, qu’ils ne paie­


raient plus rien, qu’on les saisirait tant qu’on voudrait, qu’ils
ne feraient rien pour se défendre. Et ils partirent en vacances
en Yougoslavie.
A leur retour les avis d ’huissiers et les derniers avertisse­
ments s’entassaient sous leur paillasson. On leur coupa le gaz
et l’électricité et, à la demande du gérant, des commissaires-
priseurs commencèrent à préparer la vente forcée de leurs
meubles.
C’est alors que l’incroyable se produisit : au moment même
où était apposé sur la porte de l ’immeuble un avis jaune qui
annonçait que la vente aux enchères du mobilier Réol (belle
chambre à coucher moderne, grosse horloge à balancier, vais­
selier style Louis XIII, etc.) aurait lieu dans les quatre jours,
Réol, arrivant à son bureau, y apprit qu’il venait d ’être nommé
sous-chef de service et que son traitement passait de mille neuf
cents à deux mille sept cents francs par mois. Du coup, le mon­
tant des remboursements mensuels du couple Réol devenait
pratiquement inférieur au quart de ses revenus, et les services
financiers de la CATMA purent, le jour même, débloquer en
toute légalité une aide exceptionnelle d ’un montant de cinq
mille francs. Même si Réol dut, pour éviter la saisie, payer les
lourdes commissions des huissiers et des commissaires-pri­
seurs, il put, dans les deux jours qui suivirent, régulariser sa
situation vis-à-vis du gérant et de l’E.D.F.-G.D.F.
Trois mois plus tard, ils payaient la dernière mensualité de
la chambre à coucher et c’est presque sans peine que, dans
l’année suivante, ils remboursèrent les parents de Louise et
Mademoiselle Crespi et récupérèrent montres, bijoux, poste
de télévision et appareil photo.
Aujourd’hui, trois ans après, Réol est chef de service et la
chambre à coucher si durement acquise n ’a rien perdu de sa
splendeur. Sur la moquette de nylon violet, le lit, au milieu du
mur du fond, est une coquille surbaissée gainée d ’un tissu imi­
tant le daim, couleur ambre, finition « grand sellier » avec cein­
ture et boucle de cuivre et un couvre-lit en fourrure acrylique,
de couleur blanche. Deux chevets assortis, avec dessus de
métal brossé, spots amovibles et une radio-réveil PO-GO incor-
La Vie mode d ’emploi 1273

porée, le flanquent de part et d ’autre. Contre le mur de droite


se trouve une com mode-coiffeuse p osée sur un piétem ent
hémi-elliptique de métal, habillée de suédine façon daim, avec
deux tiroirs et une case pour le rangement des flacons, un
grand miroir de soixante-dix-huit centimètres, et un pouf appa­
rié. Contre le mur de gauche, se trouve une grande armoire
à glace à quatre portes, avec un socle recouvert d ’aluminium
anodisé mat, un fronton lumineux, et des bandeaux recou­
verts, de même que les côtés, d ’un tissu coordonné au reste
de la chambre.
Quatre objets plus récents ont été incorporés à ce mobilier
initial. Le premier est un téléphone blanc posé sur l’un des
chevets. Le second, au-dessus du lit, est une grande gravure
rectangulaire dans un cadre de cuir vert bouteille : elle repré­
sente une petite place au bord de la mer : deux enfants sont
assis sur le mur du quai et jouent aux dés. Un hom m e lit son
journal sur les marches d ’un monument, dans l’ombre du
héros qui brandit son sabre. Une jeune fille remplit son seau
à la fontaine. Un marchand de fruits est couché près de sa
balance. Au fond d ’un cabaret, par la porte béante et les
fenêtres grandes ouvertes, on voit deux hom m es attablés
devant une bouteille de vin.
Le troisième objet, entre la coiffeuse et la porte de la
chambre, est un berceau dans lequel dort à poings fermés,
couché sur le ventre, un nouveau-né ;
et le quatrième est un agrandissement photographique, fixé
par quatre punaises sur le bois de la porte : il représente les
quatre Réol : Louise, en robe à fleurs, tient par la main leur fils
aîné, et Maurice, les manches de sa chemise blanche relevées
au-dessus des coudes, tend à bout de bras en direction de l’ob­
jectif le bébé tout nu, com m e s’il voulait montrer qu’il est bien
conformé.
CHAPITRE XCIX

Bartlebooth, 5

Je cherche en m êm e tem ps
l ’éte m e l et l ’éphémère.

Le bureau de Bartlebooth est une pièce rectangulaire aux


murs couverts d ’étagères de bois sombre ; la plupart d ’entre
elles sont aujourd’hui vides, mais il reste encore 61 boîtes
noires, identiquement fermées avec des rubans gris cachetés à
la cire, groupées sur les trois derniers rayonnages du mur du
fond, à droite de la porte capitonnée donnant sur le grand
vestibule et dans le chambranle de laquelle est accrochée,
depuis des années et des années, une marionnette indienne à
grosse tête de bois qui avec ses grands yeux effilés semble veil­
ler sur cet espace strict et neutre comme un gardien énigma­
tique et presque inquiétant.
Au centre de la pièce, un scialytique, suspendu par tout un
jeu de filins et de poulies qui répartissent sa masse énorme sur
toute la surface du plafond, éclaire de sa lumière infaillible une
grande table carrée recouverte d ’un drap noir, au milieu de
laquelle s’étale un puzzle presque achevé. Il représente un
petit port des Dardanelles près de l’embouchure de ce fleuve
que les Anciens appelaient Maiandros, le Méandre.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1275

La côte est une bande de sable, crayeuse, aride, plantée de


genêts rares et d ’arbres nains ; au premier plan, à gauche, elle
s’évase en une crique encom brée de dizaines et de dizaines de
barques aux coques noires dont les mâtures grêles s’enchevê­
trent en un inextricable réseau de verticales et d ’obliques. Der­
rière, comme autant de taches colorées, des vignes, des
pépinières, des jaunes champs de moutarde, de noirs jardins
de magnolias, de rouges carrières de pierre s’étagent au flanc
des coteaux peu abrupts. Au-delà, sur toute la partie droite de
l’aquarelle, loin déjà à l ’intérieur des terres, les ruines d ’une
cité antique apparaissent avec une précision surprenante :
miraculeusement conservé pendant des siècles et des siècles
sous les couches d ’alluvions charriées par le fleuve sinueux, le
dallage de marbre et de pierre taillée des rues, des demeures
et des temples, récemment mis à jour, dessine sur le sol même
une exacte empreinte de la ville : c ’est un entrecroisement de
ruelles d ’une étroitesse extrême, plan, à l’échelle, d ’un laby­
rinthe exemplaire fait d ’impasses, d ’arrière-cours, de carre­
fours, de chemins de traverse, enserrant les vestiges d ’une
acropole vaste et som ptueuse bordée de restes de colonnes,
d ’arcades effondrées, d ’escaliers béants ouvrant sur des ter­
rasses affaissées, com me si, au cœ ur de ce dédale presque déjà
fossile, cette esplanade insoupçonnable avait été dissimulée
exprès, à l’image de ces palais des contes orientaux où l’on
m ène la nuit un personnage qui, reconduit chez lui avant le
jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où
il finit par croire q u ’il n ’est allé qu’en rêve. Un ciel violent,
crépusculaire, traversé de nuages rouge sombre, surplombe ce
paysage immobile et écrasé d ’où toute vie semble avoir été
bannie.

Bartlebooth est assis devant la table, dans le fauteuil de son


grand-oncle Sherwood, un fauteuil Napoléon III, basculant et
tournant, en acajou et cuir lie-de-vin. À sa droite, sur le dessus
d ’un petit meuble à tiroirs, un plateau laqué de vert sombre
supporte une théière de porcelaine craquelée, une tasse et sa
soucoupe, un pot de lait, un coquetier d ’argent à l’œ u f intact
et une serviette blanche roulée dans un rond de serviette à la
1276 G eorges P erec

forme tourmentée, réputé avoir été dessiné par Gaudi pour le


réfectoire du Collège de Sainte-Thérèse de Jésus ; à sa gauche,
dans la bibliothèque tournante près de laquelle James Sher­
w ood se fit jadis photographier, s’entassent, indifféremment
rangés, des ouvrages et des objets divers : le grand Atlas de
Berghaus, le Dictionnaire de Géographie de Meissas et Miche-
lot, une photographie représentant Bartlebooth âgé d ’une
trentaine d ’années, faisant de l’alpinisme en Suisse, avec
lunettes de glacier ventilées, avec alpenstock, moufles et bon­
net de laine enfoncé jusqu’aux oreilles, un roman policier inti­
tulé D og D ays, un miroir octogonal au cadre incrusté de nacre,
un casse-tête chinois en bois ayant la forme d ’un dodécaèdre
à faces étoilées, La M ontagne m agique, dans une édition de
deux volumes reliés de fine toile grise, avec les titres imprimés
en doré sur des étiquettes noires, un pommeau de canne à
secret révélant une montre sertie de brillants, un tout petit
portrait en pied d ’un hom m e de la Renaissance, au visage en
lame de couteau, portant un chapeau à larges bords et un long
manteau de fourrure, une boule de billard en ivoire, quelques
volumes dépareillés d ’une grande édition en anglais des
œuvres de Walter Scott, dans des reliures magnifiques mar­
quées aux armes du clan des Chisholm, et deux images d ’Épi-
nal, représentant, l’une Napoléon Ier visitant en 1806 la
manufacture d ’Oberkampf et détachant sa propre croix de la
Légion d ’honneur pour l’épingler sur la poitrine du filateur,
l’autre une version peu scrupuleuse de La Dépêche d ’Ems où
l’artiste, rassemblant dans un même décor, au mépris de toute
vraisemblance, les principaux protagonistes de l’affaire,
montre Bismarck, ses m olosses couchés à ses pieds, tailladant
à coups de ciseaux le message que lui a remis le conseiller
Abeken, cependant qu’à l’autre bout de la pièce l’Empereur
Guillaume Ier, un sourire insolent aux lèvres, signifie à l’Ambas-
sadeur Benedetti, lequel baisse la tête sous l’affront, que l'au­
dience qu’il lui a accordée vient de prendre fin.

Bartlebooth est assis devant son puzzle. C’est un vieillard


maigre, presque décharné, au crâne chauve, au teint cireux,
aux yeux éteints, vêtu d ’une robe de chambre de laine bleu
La Vie m o d e d ’em p lo i 1277

passé serrée à la taille par une cordelière grise. Ses pieds


chaussés de mules de chevreau reposent sur un tapis de soie
aux bords effrangés ; la tête très légèrement renversée en
arrière, la bouche entrouverte, il agrippe de la main droite l’ac­
coudoir du fauteuil cependant que sa main gauche, posée sur
la table dans une posture peu naturelle, presque à la limite de
la contorsion, tient entre le pouce et l’index l ’ultime pièce du
puzzle.

C’est le vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quinze et il


n ’est pas loin de huit heures du soir. Madame Berger revenue
de son dispensaire prépare le repas et le chat Poker Dice som ­
nole sur un couvre-lit de peluche bleu ciel ; Madame Altamont
se maquille devant son mari qui vient d ’arriver de Genève ; les
Réol viennent juste de finir de dîner et Olivia Norvell s’apprête
à partir pour son cinquante-sixième tour du monde ; Kléber
fait une réussite, et H élène recoud la manche droite de la veste
de Smautf, et Véronique Altamont regarde une ancienne pho­
tographie de sa mère, et Madame Trévins montre à Madame
Moreau une carte postale qui vient de leur village natal.

C’est le vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quinze et il


sera bientôt huit heures du soir. Dans sa cuisine Cinoc ouvre
une boîte de pilchards aux aromates en consultant les fiches
de ses mots périmés ; le Docteur Dinteville termine l’examen
d ’une vieille femme ; sur le bureau déserté de Cyrille Altamont
deux maîtres d ’hôtel étalent une nappe blanche ; dans le cou­
loir de l’entrée de service, cinq livreurs croisent une dame qui
est partie à la recherche de son chat ; Isabelle Gratiolet
construit un fragile château de cartes à côté de son père qui
consulte un traité d ’anatomie humaine.

C’est le vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quinze et il


est près de huit heures du soir. Mademoiselle Crespi dort ;
dans le salon du Docteur Dinteville deux clients attendent
encore ; la concierge dans sa loge remplace un des fusibles qui
commandent les lumières du vestibule ; un inspecteur du gaz
et un ouvrier vérifient l’installation du chauffage central ; dans
1278 G eorges P erec

sa loggia, tout en haut de l ’immeuble, Hutting travaille au por­


trait d ’un hom m e d ’affaires japonais ; un chat tout blanc aux
yeux vairons dort dans la chambre de Smautf ; Jane Sutton relit
une lettre qu’elle attendait avec impatience et Madame Orlow­
ska nettoie la suspension de cuivre de sa chambre minuscule.

C’est le vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quinze et il


est presque huit heures du soir. Joseph Nieto et Ethel Rogers
se préparent à descendre chez les Altamont ; dans les escaliers,
des commissionnaires sont venus chercher les malles d ’Olivia
Norvell, et une em ployée d ’agence immobilière vient visiter
tardivement l’appartement qu’occupa Gaspard Winckler, et
Hermann Fugger mécontent ressort de chez les Altamont, et
deux démarcheurs pareillement vêtus se croisent sur le palier
du quatrième étage, et le petit-fils de l’accordeur aveugle
attend son grand-père sur les marches en lisant les aventures
de Carel Van Loorens, et Gilbert Berger descend la poubelle
en se demandant com ment résoudre l’énigme embrouillée de
son roman-feuilleton ; dans le hall Ursula Sobieski cherche le
nom de Bartlebooth sur la liste des locataires, et Gertrude,
revenue faire une visite à son ancienne patronne, s’arrête un
instant pour saluer Madame Albin et la femme de ménage de
Madame de Beaumont ; tout en haut les Plassaert font leurs
comptes, et leur fils classe encore une fois sa collection de
buvards illustrés, et Geneviève Foulerot prend un bain avant
d ’aller chercher son bébé en garde chez la concierge, et « Hor-
tense » écoute de la musique au casque en attendant les Mar­
quiseaux, et Madame Marcia dans sa chambre ouvre un pot de
cornichons à la russe, et Béatrice Breidel reçoit ses camarades
de classe, et sa sœur Anne essaye un autre de ses régimes amai­
grissants.

C’est le vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quinze et


il sera dans un instant huit heures du soir ; les ouvriers qui
aménagent l’ancienne chambre de Morellet ont fini leur jour­
née ; Madame de Beaumont se repose sur son lit avant de
dîner -, Léon Marcia se souvient de la conférence que jean
La Vie m o d e d ’em p lo i 1279

Richepin vint donner dans son sanatorium ; dans le salon de


Madame Moreau, deux chatons repus dorment profondément.

C’est le vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quinze et il


va être huit heures du soir. Assis devant son puzzle, Bartle­
booth vient de mourir. Sur le drap de la table, quelque part
dans le ciel crépusculaire du quatre cent trente-neuvième
puzzle, le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine
la silhouette presque parfaite d ’un X. Mais la pièce que le mort
tient entre ses doigts a la forme, depuis longtemps prévisible
dans son ironie même, d ’un W.

FIN DE LA SIXIÈME ET DERNIÈRE PARTIE


ÉPILOGUE

Serge Valène mourut quelques semaines plus tard, pendant


les fêtes du quinze août. Cela faisait près d ’un mois qu’il n ’avait
pratiquement plus quitté sa chambre. La mort de son ancien
élève et la disparition de Smautf, qui avait quitté l’immeuble le
lendemain même, l’avaient terriblement affecté. Il ne se nour­
rissait presque plus, perdait ses mots, laissait en suspens ses
phrases. Madame Nochère, Elzbieta Orlowska, Mademoiselle
Crespi se relayaient pour prendre soin de lui, passaient le voir
deux ou trois fois par jour, lui préparaient un bol de bouillon,
retapaient ses couvertures et ses oreillers, lavaient son linge,
l’aidaient à faire sa toilette, à changer de vêtements, l’accompa­
gnaient jusqu’aux cabinets au bout du couloir.
L’immeuble était presque vide. Plusieurs de ceux qui ne pre­
naient pas ou ne prenaient plus de vacances étaient cette
année-là partis : Madame de Beaumont avait été invitée comme
présidente d ’honneur au festival Alban Berg donné à Berlin
pour commémorer tout à la fois le 90e anniversaire de la nais­
sance du compositeur, le 40e de sa mort (et du Concerto à
la m ém oire d ’un ange) et le 50e de la première mondiale de
W ozzeck ; Cinoc, surmontant sa hantise des avions et des ser­
vices américains d ’immigration qu’il croyait encore installés à
Ellis Island, avait enfin répondu aux invitations que lui lan­
çaient depuis des années deux lointains cousins, un Nick
Linhaus qui possédait une boîte de nuit (le Club N emo) à Dem-
pledorf, Nebraska, et un Bobby Hallowell, m édecin légiste à
Santa Monica, Californie ; Léon Marcia s’était laissé entraîner
par sa femme et son fils dans une villa louée près de Divonne-
les-Bains ; et Olivier Gratiolet, malgré le très mauvais état de
1282 G eorges Perec

sa jambe, avait tenu à aller passer trois semaines avec sa fille


dans l’île d ’Oléron. Même ceux qui étaient restés au mois
d ’août rue Simon-Crubellier profitèrent du pont du quinze
août pour quitter Paris trois jours : les Pizzicagnoli allèrent à
Deauville et y emmenèrent Jane Sutton ; Elzbieta Orlowska alla
retrouver son fils à Nivillers et Madame Nochère partit à
Amiens assister au mariage de sa fille.
Le jeudi quatorze août au soir il ne resta dans l’immeuble
que Madame Moreau, nuit et jour veillée par son infirmière et
par Madame Trévins, Mademoiselle Crespi, Madame Albin et
Valène. Et lorsque, le lendemain en fin de matinée, Mademoi­
selle Crespi alla porter au vieux peintre deux œufs à la coque
et une tasse de thé, elle le trouva mort.

Il reposait sur son lit, tout habillé, placide et boursouflé, les


mains croisées sur la poitrine. Une grande toile carrée de plus
de deux mètres de côté était posée à côté de la fenêtre, rédui­
sant de moitié l’espace étroit de la chambre de bonne où il
avait passé la plus grande partie de sa vie. La toile était prati­
quement vierge : quelques traits au fusain, soigneusem ent
tracés, la divisaient en carrés réguliers, esquisse d ’un plan en
coupe d ’un immeuble qu’aucune figure, désormais, ne vien­
drait habiter.

FIN

Paris, 1969-1978
Honoré Morellet Simpson Troyan Troquet
ORLOW-
SMAUTF SUTTON ALBIN
SKA
PLASSAERT

HUTTING
Jérôme Fretnel
NIETO
CRATiOLET CRESPI &
ROGERS
BREIDEL VALÈNE

Brodin-Gratiolet Jérôme

CINOC DiM’ teur DINTEVILLE VINCKLER

Hourcade Grutiolet Hébert

RÉOL FOULEROT

RORSCHASH
Speiss Échard

BERCER Grifulconi MARQUISEAUX

Danglars ESCALIERS Colomb

BARTLEBOOTH FOUREAU

Apjwnzzell DE BEAUMONT

ALTAMONT

MOREAU LOUVET

ENTRÉE Claveau Massy


DE MARCIA ANTIQUITÉS LOGE HALL IVENTRÉE
SERVICE NOCHÈRE MARCIA

CAVES CAVES CHAUFFERIE CA /ES MACHINERIE CAVES 'ES CA VES


DE
L'ASCENSEUR

Plan d e l'im m e u b le
les n o m s e n ita lique s o n t c e u x d e s a n c ie n s o c c u p a n ts
1
P IÈ C E S A N N E X E S
INDEX

A Day at the Races, 787 Afrique du Nord, 712, 726, 889, 1266
À la dure, de Mark Twain, 1242 Afrique noire, 714, 715, 738, 974
À la renommée de la bouillabaisse, Agadir, 727
restaurant parisien, 928 A g a m e m n o n , personnage de 1Iphigénie
AB.C. du travailleur, L ’, Edmond de Racine, 1041
About, 930 Agamemnon, tragédie de Népomu-
A.O.F., 715 cène Lemercier, 1115
Aachen, voir Aix-la-Chapelle, 1034 Âge de raison, L ’, de Jean-Paul Sartre,
Aarhus, 1255 1212
Abbaye d ’Hautvillers, 1230 Age doré, L ’, de Mark Twain, 1242
Abbeville, 763 Agen, 910
A b e k e n , conseiller de Bismarck, 1276
Agnat va se m ettre en colère, L ’,
Aberdeen, 1142 roman policier, 916
Abidjan, 1222 A g r i c o l a (Martin Sore, dit Martin),
Abigoz (Iowa), 1053, 1054 compositeur allemand, Schiebus,
Abrégé historique de l'origine et des 1486-Magdebourg, 1556, 1120
progrès de la gravure..., de Hum-
A g u s t o n i (Henri), m etteur en scène
bert, 875
suisse, 1115
Académie de médecine, 1254, 1258
A h m e d III, sultan, 766, 768
Acapulco, 694, 1222
Aiglon, L', (François-Charles-Joseph-
Adamaoua, hauts plateaux du Came­
Napoléon Bonaparte, duc de Reich-
roun, 755
stadt, dit), Paris, 1811-Schônbrunn,
A d è l e , cuisinière de Bartlebooth, 799,
1832, 853
800
Aden (Arabie). 713, 714, 715 Aigues-Mortes, 895
A i m é e , Anouk, actrice, 1241
Adriatique, 1081
Aeroe (Danemark), 1192, 1193 Aix-en-Provence, 809
Aesculape, revue médicale, 906 Aix-la-Chapelle, 875
A e t i u s , général romain, v. 390-454, Ajaccio, 910, 1168
764, 948 Akkas, peuple nain d'Afrique, 1022
Afghanistan, 972 Aktuelle Problème aus der Geschichte
Afrique, L ', porcelaine de Saxe, 1188 der Medizin, 1258
Afrique, 714, 715, 725, 878, 942, 967, Alamo, 985
1022, 1040, 1074, 1076, 1077, A l b e r t (Stephen), 989

1078, 1081, 1188 Albi, 910


1288 G eorges Perec

A lb ln (Flora, née Champigny), 814, A i.ta .m o n t (Véronique). 690, 797, 1119,


870, 908, XLV1II, 923-926, 946, 1151, 1206, 1208-1211, 1277
1225, 1226, 1248, 1278, 1282 Ama, tribus de plongeuses japonaises,
A l b i n (Raymond), 870-873, 923 1015
A l b i n (René), 923, 924 A m a n d i n e , écuyère, 1153
Alcyon, L', yacht de Bartlebooth, 968 Amara (Iraq), 1248
A l d r o v a n d i (Ulysse), naturaliste, Bologne, A m a t i , famille de luthiers de Crémone,

1527-1605, 1021 1156


A l e x a n d r e l e G r a n d , roi de Macédoine, Ambassadeurs, Les, cinéma parisien,
v. 356-v. 323, 1121 1112
A l e x a n d r e III (Alexandrovitch), 1845- Ambassadors, The, night-club londo­
1894, em pereur de Russie, 845 nien, 1222
Alexandrie (Egypte), 1074 A m b e r t Véronique (Elizabeth de Beau-
A le x is Ier M i k i l u l o v i t c h . 1629-1676, mont), 839
em pereur de Russie, 11 "72 Ambition, L ’, 787
A i u k r i (Vittorio), 1^49-1803, 1115 Am bitions perdues, Les, pièce de Pau-
Alger, 861, 886, 910, 1126, 1127, lin-Alfort, 963
1131, 1133, 1134 Amère victoire, roman de René
Algérie, 910, 1002, 1163 Hardy, 1031
Algésiras, 694 A m e r i c a n H o r s e , chef indien, 1227

Alice, personnage de Lewis Carroll, American Journal o f Cartography,


1136 1142
A u k i i , chef indien, 1227 American Journal o f Fine Arts, 877
A l k h a m a h , émir, 664, 946 Amérique, L \ porcelaine de Saxe,
A i . l é g r e t (Yves), 1006 1188
Allemagne, 681, 830, 910, 973, 1035, Amérique, 711, 760, 832, 1024, 1033,
1103, 1269 1060, 1105, 1125, 1128, 1140-1143,
Alliance Building Society, Compagnie 1145, 1172, 1188
d ’assurances, 1148 Amérique centrale, 725, 1142, 1205
Alliance française, TlO, 738 Amérique du Nord, 725, 1034
Allouis, 1248 Amérique du Sud, 725, 810, 857, 974,
Alm anach du turfiste, L etc., 928 1103, 1189
Alm anach Vermot, 693 Amiens, 1282
Alnwick (Grande-Bretagne), 1192, Amour et Psyché, de Gérard. 1233
1193 Amour, Maracas et Salami, film his­
Alritam. fleuve de Sumatra. 790 pano-marocain de Gâte Flanders.
A l i a m o n i (Blanche, née Gardel), 698. 988
706, ■'32. XIX. -’4 \. XXV, 789, 790. Amsterdam, 678. 761, 771, 946, 1010.
79_'. 816, 849. 862. 863. 866, 867 . 1146
928. 930, 933. 946, 1015. LXII, A n a c l e t II, antipape (1130-1138), 664

1031. 1037. LXIX, 10^0, 1088. Anadalams (Kubus, Orang-Kubus).


1119. LXXXVIII, 1205-1212, 1216, peuple de Sumatra, 790, 791, 792.
1224. 1235. 127- 1278 793
A i . t a . m o n t (Cyrille). 816. 1032, Anafi (Cvclades), 814, 1192, 1193
1033. 1035, 1036. 1070, 1071, Anam ous et Pamplenas, émission de
Î O ^ , 1119. 1210-1212. 1 2 7 7 , 1278 télévision de R. Rorschash, 738
La Vie m ode d ’em ploi 1289

Ancône, 1097 Aramis, personnage d ’Alexandre Dumas,


Andalousie, 663 1243
Andaman (îles du golfe du Bengale), A r a n a (Mme), première concierge de

725 l’immeuble, 731, 870, 931


A n d e r s s e n , joueur d ’échecs, 1071 Arches (Vosges)
Andes, 869 A r c h l m è d e , savant grec de Syracuse,

A n d r u s s o v , ingénieur russe, 1095 v. 287-v. 212, 1122


Angelica, héroïne de YOrlando d ’Ar- Archives internationales d'Histoire
conati, 678, 948 des Sciences, 1258
Angélus, L', de Millet, 705 A r c o n a t i (Julio), compositeur italien,

Angkor Vat, 702 1828-1905, 678, 948


Angleterre, 700, 725, 764, 766, 774, Ardennes, 679, 833, 844, 1210
835-836, 839, 842, 896, 910, 934, Arès au repos, sculpture de Scopas,
1076, 1077, 1120, 1145, 1192, 820
1210, 1216, 1226 Argalastès, 1021
A n g o ou A n g o t (Jean), arm ateur diep-
Argentine, 757, 775, 969
pois, v. 1480-1551, 1144 Argonne, 696, 951
Angola, 1092 A rjs to te , philosophe grec, v. 384-
A n g s t (Werner), 1223, 1224
v. 322, 1021
A r i s t o t e i . e s (Melchior), producteur de
Ankara, 689, 880, 1046, 1050, 1051
Annales, Les, 1172 cinéma, 1013
Arizona, 1175
Annales des m aladies de l ’oreille et
du larynx, 1066 Arkhangelsk, 947, 1021
Arlequin, personnage de la comédie
Anneaux du Diable, jeu turc, 689
italienne, 826
Annecy, 910
Arles, 826, 835, 910
Année sociologique, L ', 793
Arlon (Belgique), 829-830
A ntikvarisk Tidsskrift, 769
Arminius, personnage de la mytholo­
Antilles, 1010, 1142, 1144, 1154
gie allemande, 698
Antiquarian, marque de whisky, 1217 A r m s t r o n g , constructions navales, 1221
A n t o n , tailleur parisien, 894, 896
A r n a u d d e C h e m i l l é , historien et hagio-
Apaches, tribu indienne, 1227 graphe français, 1407 ?-1448 ?, 763,
Apis mellifica, L., 1156 766
A p o l l i n a i r e (Wilhelm Apollinaris de Kos-
A r o n (Raymond), idéologue français,
trowitsky, dit Guillaume), poète fran­ 961
çais, Rome, 1880-Paris, 1918, 1027 A k o n n a x (Pierre), naturaliste français,
Apopka (lac), 1174 1828-1905, 1021
Apothicaire, ! . tableau de J.-T. Mas- Arpajon, 1208
ton, 1205 Arras, 852, 1001
Appalaches, 1244 Arrivée des bateaux de pêche sur une
A p p e n z z e l l (Marcel), ethnologue autri­ petite plage hollandaise, L ’, de
chien, 731, 790-797, 928 F.H. Mans, 1188
A p p e n z z e l l (Mme), sa mère, 733, 797 Ars Vanitatis, 827
Arabian Knights, Tbe, de C. Nunne- Art d ’être toujours joyeux, L', de J.-P.
ley, 991 Uz, 1020
Arabie, 714, 715, 1125, 1242 Art et Architecture d ’a ujourd ’h ui, 716
1290 G eorges Perec

Artaban, 961 A uber (Daniel-François-Esprit), compo­


A r t a ü n a n , D', personnage d ’Alexandre siteur français, 1782-1871, 910
Dumas, 856, 961, 981, 1243 Aubervilliers, 972
A r ta u d (Antonin), écrivain français, Auckland Gazette a n d Hemisphere,
1896-1948, 1027 1227
A rte brutta, 705 A u g k n i j c h t (Arnold), coureur cycliste

Artesia (New Mexico, États-Unis), autrichien, 1098


1192, 1195-1196 Aurore, L ’, 692
Artifoni, 846 A u s te n (Jane), romancière anglaise,
Artigas (Uruguay), 1192 1775-1817, 1069
Australasie, 1137
Artois, 1251
Australie, 1076, 1136, 1137, 1147,
Asama, croiseur japonais, 1221
1152
A s c l é p i a d e , médecin grec, v. 124-v. 40,
Autery, 1207
951, 1256, 1258
Autriche, 766, 845, 1192
Ascona, 875
Autriche-Hongrie, 767
A s h b y (jcremiah), 1173-1176
Auvergne, 883, 910
A s h b y (Ruben), 1173-1176
A l z è r e (Lubin et Noël), architectes,
Asm r a y (Anthony Corktip, Lord), 1247
1226-1228 Avaleur n 'atten d pa s le nombre des
Asie, 726, 925, 973, 1024, 1077, 1128 années, V , assiette décorée, 972
Asnières, 821 Avalon (Californie, U.S.A.), 1079
A s p k k y , m a r o q u i n i e r l o n d o n i e n , 1090 Aventures de Huckleberry Finn, Les,
Assassin laboureur, L \ r o m a n p o l i ­ de Mark Twain, 1242
c i e r , 916 Aventures de Tom Sawyer, Les, de
Assassinat des poissons rouges, I Mark Twain, 1242
roman policier, 938 Aventures du Roi Babar, Les, de Jean
Association interprofessionnelle des de Brunhofî, 1119
Industries du Bois et Assimilés Aveynat (pont de 1’), 1098
(Australie), 1138 Avignon, 835
Assuérus, opéra de H. Monpou Awakoum, 1172
(1837), 1228 Ayrton, personnage de Jules Verne,
A s t r a t (Henri), 954-955
687
Azincourt, 722
Asturies, 664, 665
A z i z a , danseuse du ventre, 1268
Athletic, marque de cigarettes, 965
Athos, personnage d ’Alexandre Dumas,
1243 B a n d A, cabaret de Las Vegas, 1222
Bab Fetouh (Maroc), 967
Atlas, personnage de la mythologie
Babar, personnage de Jean et Laurent
grecque, 1183
de Brunhoff, 1118
Atri, 877
B a b i i . é e (Jean Gutmann, dit Jean), dan­
A t t i l a , r o i des Huns, v . 395-453, 764,
seur français, 1210
948
Babillard, Le, pièce de Boissy, 1115
A tti.k e (Clement-Richard), homme Bacchus, 1188
politique anglais, 1883-1967, 1232 B a c h (Johann-Sebastian), compositeur
Au Pilori, 797 allemand, 1685-1750, 782
La Vie m o d e d ’em p lo i 1291

B a c h e le t (T h .), l e x i c o g r a p h e fra n ç a is , B art (Jean ), m a rin fra n ç a is , 1 65 0-


1021 1702, 91 0
B a c h e lie r ( H e n r i) , 9 8 9 B a rih o ld i ( F ré d é r ic - A u g u s te ), s c u lp ­
B acon ( F ra n c is ), p e in tre irla n d a is , t e u r fra n ç a is, 1 8 3 4 -1 9 0 4 , 1 2 4 7
1198 B a rtle b o o th (J a m e s A lo y s iu s), 1 1 4 7
B a g n o ls -s u r- C è z e , 8 3 0 B a rtle b o o th ( J o n a th a n ) , 7 7 4 , 1 1 4 7
B aham as, 1153, 1189 B a rtle b o o th (P e rc iv a l), 1 9 0 0 -1 9 7 5 ,
B a ie d ’H u d s o n , 7 9 8 , 9 0 2 659, 665, 674, 6 7 9 -6 8 4 , 6 8 7 -6 9 0 ,
B a ie d e N a s s a u , 8 8 3 696, 698, 700, 706, 707, 7 2 2 -7 2 6 ,
Baignol et Farjon, m a r q u e d e p lu m e s , 729, 732, 738, 739, 740, 757, 774,
965 7 7 5 , XXVI, 7 9 8 - 8 0 4 , 8 1 2 - 8 1 4 , 8 5 6 ,
B a illa rg e r (F lo r e n t) , 1 1 7 2 871, 9 0 2 -9 0 3 , 928, 933, 946, 964,
Bain turc, Le, d e In g r e s , 7 0 6 , 9 4 7 967, 968, 996, 997, UCX, 1074-
B âle, 1 0 2 1 , 1 2 5 5 , 1 2 5 8 1082, 1 0 90 , 1091, 1092, 1093,
B ali, 1 1 9 3 , 1 1 9 4 1119, 1120, LXXX, 1140, 1145-
B a lla rd ( F lo r e n c e ) , 7 8 6 1 1 5 0 , 1 1 6 7 , LXXXV1I, 1 1 8 7 , 1 1 8 9 ,
B a lle ts F r è r e , 1 2 0 8 , 1 2 0 9 , 1 2 1 2 1 2 0 0 -1 2 0 4 , 1224, X CIX , 1274-
B a lle ts d e P a ris, 1 2 1 0 1279
B a lta rd (V ictor, a r c h ite c t e fra n ç a is , B a rtle b o o th (P riscilla, n é e S h e r w o o d ) ,
1 8 0 5 -1 8 7 4 ) , 8 7 1 774, 8 01, 1147, 1187
B a ltiq u e , 7 4 3 B a rto n (F .), e x p l o r a t e u r a n g la is , 1 1 4 7
B a ltis tâ n , 11 7 2
B a ta a n (P h ilip p in e s ) , 1 1 3 7
B am ako, 939
Bataille de la mer de Corail, La, 1 1 3 7
B am b erg , 9 17
B â t o n R o u g e (L o u is ia n e , U .S .A .), 1 1 7 4
Banania, 7 3 4
B a u c is (v o ir P h il é m o n ) , a t e l i e r d e v e r ­
B a n d a r (M a s u lip a ta m , I n d e ) , 7 2 5
r e r ie , 7 2 0
B a n k o f A u stra lia , 1 1 4 7
B a u d e la ire (C h a rle s ) , é c r iv a in fra n ç a is ,
B a n q u e d u H a in a u t , 1 1 6 1
1 8 2 1 -1 8 6 7 , 1 0 2 7
B a o D a i, 1232
B a u g é , H o s p ic e d e s I n c u r a b le s , 7 6 3
B a r-le -D u c , 8 1 1
B a lm g a rte n (C .F .), m u s i c i e n a l le m a n d ,
B a rb e n o ire , a g ita te u r p o litiq u e , 1104
782
B arb o sa -M ac h ad o (D ie g o ), litté ra te u r
B ay a rd ( P ie r re du T e rr a il, s e ig n e u r
p o r tu g a is , 1 6 8 2 -1 7 7 0 , 8 7 6
d e ) , 1 4 7 5 -1 5 2 4 , 9 1 0
B a r c e lo n e , 1 1 2 5 , 1 1 5 3
C o llè g e d e S a in te -T h é r è s e -d e -J é s u s , B a y o n n e , 764

1276 B a y siu s, 1021


B ari, 1 2 4 8 Beast (J u lie n E tc h e v e rry , d i t The),
B a rn a v a ijx (J u le s ), 1 0 1 0 c h a n te u r p o p , 826
Baron Rouge, Le, a v ia te u r a lle m a n d B e a u c e , p la in e f r a n ç a is e , 1 1 0 4
d e la P r e m i è r e G u e r r e m o n d ia le , B k au fo rt ( F ra n ç o is d e B o u rb o n -V e n -
853 d ô m e , d u c d e ) , 1 6 1 6 -1 6 6 9 , 1 1 1 3
Baronne, La, s o b r i q u e t d e B e r th e B ea u fo u r, d u c h e s s e d e, 1161
D a n g la r s , 1 1 6 5 B eaugency, 763, 85 8
B arrère , p a c e m a k e r d e M assy, 1 0 9 9 B eaum ont (E liz a b e th d e , é p o u s e B rei-
B a rre tt ( H e n ry ), 8 9 0 d e l) , 6 7 7 , 6 7 8 , 6 7 9 , 8 2 8 , 8 2 9 , 8 3 0 ,
B a rre tt, g a n g s t e r a m é r ic a i n , 1 1 0 5 833, 8 3 5 -8 4 1 , 844, 1118
1292 G eorges P erec

B eaum ont (F e rn a n d d e ), a rc h é o lo g u e B e i i . I 'T o (R e n é ) , 1 3 6 4


f r a n ç a is , 6 6 3 -6 6 5 , 6 7 7 , 6 7 8 , 723, B e lu n i ( L o r e n z o ) , a n a t o m i s t e f lo r e n ­
8 37, 933, H 1 9 , 1120 tin , 1 6 4 3 -1 7 0 4 , 1 2 5 3 , 1 2 5 7
B k a u m o n t, c o m te s s e d e (A d é la ïd e d e ) , B e e lm e r (H an s), g ra v e u r a lle m a n d ,
m è re d e F ern an d , 678, 732, 837, 1 9 0 2 -1 9 7 5 , 6 8 3 , 9 5 0 , 1 3 6 4
838, 841 B e lm o n d o ( je a n -P a u l) , 7 3 7
B kaum ont ( S o s th è n e d e ) , 8 2 9 B e lt (V iv ian ), 1 2 4 5
B eaum ont (V é ra d e , n é e O rlo v a ), 6 5 9 , B em bo (B o n ifa c io ), m i n ia tu r is te ita lie n
II, 6 6 1 , 6 7 6 - 6 7 9 , 8 1 4 , XXXI, 8 2 7 - (XVe s iè c le ), 1 0 9 6
8 2 9 , 8 3 1 , 8 3 4 , 8 3 7 , 8 4 5 , 8 4 7 , XL, B enabou (M a rc e l), 9 8 9
8 7 9 -8 8 0 , 933, 1054, 1103, 1117, B e n e d e tti (V in c e n t), d i p l o m a t e f r a n ­
1119, 1124, 1167, 1225, 1235, ç a is, 1 8 1 7 -1 9 0 0 , 1 2 7 6
1241, 1278, 1281, 1282 B e n g a le , 7 2 5
B eau n e, 851, 1006 B e n i (B o liv ie ), 8 4 7
B e a u v a is , 9 9 7 , 1 1 8 7 , 1 2 3 7 B e n n e ii (J a m e s G o r d o n ) , jo u r n a lis te
B écaud (F ra n ç o is Silly, d it G ilb e rt) , a m é r ic a i n , 1 7 9 5 -1 8 7 2 , 1 0 2 1
856, 947 B en serad e (I s a a c d e ) , p o è t e fra n ç a is ,
B e c c a k ia (C e s a r e B o n e s a n a , m a r q u is v. 1 6 1 3 -1 6 9 1 , 1 0 1 0
d e ) , ju r i s te ita lie n , 1 7 3 8 -1 7 9 4 , 7 6 7 - B eppo, v io lo n is te ita lie n d u xvm' s ièc le ,
768, 771, 774 1249, 1250
B e c q u e ri.o u x (R en é), 1209 B éra n g er (P ie r re -J e a n d e ) , p o è t e f r a n ­
B ède (d it le V é n é r a b le , s a in t) , é r u d i t ç a is, 1 7 8 0 -1 8 5 7 , 9 1 0
e t h i s t o r i e n a n g lo - s a x o n , 7 6 4 B ereau x (É m ile ), 8 5 3
B e e th o v e n (L u d w ig V a n ), c o m p o s i t e u r B ereau x ( J a c q u e s ), 8 5 3
a lle m a n d , 1 7 7 0 -1 8 2 7 , 891, 1031, B ere au x (M a rie , é p o u s e d e J u s t e G ra-
1109 tio le t) , 1 8 5 2 -1 8 8 8 , 7 5 6 , 8 5 3
B e h i e r (L o u is-Ju le s ), m é d e c i n fra n ç a is , B erg (A lb a n ), c o m p o s i t e u r a u tr ic h ie n ,
1 8 1 3 -1 8 7 6 , 1 0 6 6 1 8 8 5 -1 9 3 5 , 1 2 8 1
Beitrage zur feineren Anatomie, d e B erg en , 727, 1248
G o ll, 1 1 7 2 B erg e r ( C h a rle s ) , 933, 1 0 2 6 -1 0 3 0 ,
Bel Indifférent, Le, film d e J a c q u e s LXXXV, 1 1 7 7
D e m y d ’a p r è s J. C o c t e a u , 1 2 4 1 B erg e r (G ilb e r t) , 8 5 5 , 9 0 6 , 9 4 6 , 9 4 7 ,
B ê l a i k l-R o u m i, n o m a r a b e d e P e la g e , LXI, 1 0 3 0 , 1 0 3 8 , 1 2 6 8 , 1 2 7 8
665 B erg e r (L ise), 9 4 6 , 1 0 2 6 , 1 0 3 0 , 1 2 7 7
B e lg iq u e , 1 1 9 1 , 1 22 1 B erg h a u s, 1276
B e lg r a d e , 7 6 6 B e r g o tte , é c r iv a in fra n ç a is, p e rso n ­
B e lle , j u m e n t , 1 0 8 9 n a g e d e M a rc e l P r o u s t, 1 01 1
Belle Alouette, La, r e s t a u r a n t p a ris ie n , B e ria (L a v re n ti, P a v lo v itc h ), h o m m e
979 p o litiq u e s o v ié t iq u e , 1 8 9 9 -1 9 5 3 ,
« B e lle d e M ay » ( O liv ie r -J é rô m e N ic o - 1232
lin , d it) , 1 0 2 8 , 1 0 2 9 B e rlin , 6 7 8 , 8 7 5 , 9 5 4 , 1071, 1 2 22 ,
Belle et la Bête, La, film d e R e n é C lé ­ 1281
m e n t e t J e a n C o ctea u (1 9 4 6 ), 1096 B e ri.in g u e ( c o m te s s e d e ) , 1 0 0 9
B e lle rv a l, c o m te d e , 1010 B e rlo u x , c h e f d ’îlo t, 7 3 2 , 1 04 1
Belles de nuit, Les, film d e R e n é C la ir, B e r m a (L a), tr a g é d i e n n e , p e r s o n n a g e
864 d e M a rc e l P r o u s t, 1 0 1 1
La Vie m o d e d ’em p lo i 1293

B i:k m \n (I rv in g T .), i n g é n i e u r a m é r i­ Bibliotheca Lusitana, d e D ie g o B ar-


c a in , 1 0 3 4 bo sa-M ach ad o , 8 7 6
B e rn a d o tte ( c o m te ) , m é d i a t e u r s u é ­ B i b lio th è q u e c e n t r a l e d u X V IIIe a r r o n ­
d o is d e l ’O .N .U ., 1 2 3 2 d is s e m e n t, 12 3 1
B ern a n o s ( G e o r g e s ) , é c r iv a in fra n ç a is , B ib lio th è q u e de l ’i n s t i t u t pédago­
1 8 8 8 -1 9 4 8 , 1 2 0 6 g iq u e , 9 6 1
Bernard, b o u c h e rie à s u c c u r s a le s B i b lio th è q u e d e l’O p é r a , 9 5 3 - 9 5 5
m u lti p le s , 1 0 6 8 B i b lio th è q u e n a tio n a le , 8 3 1
B ern a rd ( C la u d e ) , p h y s io lo g is te f r a n ­ B i b lio th è q u e S a in te -G e n e v iè v e , 1 0 2 1
ç ais, 1 8 1 3 -1 8 7 8 , 1 2 3 8 B id o u (D ), p e in tr e , 1 2 5 1
B e rn a y , 9 7 3 B ig M ik e , c h e f i n d ie n , 1 2 2 7
B e rn s te in (H e n ry ), a u t e u r d r a m a t i q u e Big M o u th , c h e f i n d ie n , 1 2 2 7
fra n ç a is , 1 8 7 6 -1 9 5 3 , 9 6 3 B in d a (A lfre d o ), c o u r e u r c y c liste ita ­
B é ro a ld e de V e rv ille (F r a n ç o is ) , é c r i­ lie n , 1 0 9 7
v a in fra n ç a is , 1 5 5 8 -1 6 1 2 , 9 9 9 Birds, The (Les O is e a u x ) , film d ’A lfred
B ero m ü n ster, 1248 H itc h c o c k , 1 1 1 2
B e rry , 7 5 3 B ir m in g h a m , 7 6 3
B erry ( C h a r ie s - F e r d in a n d , duc d e ), B irn b a u m (L asz lo ), c h e f d ’o r c h e s t r e ,
1 7 7 8 -1 8 2 0 , 8 2 9
1195
B erry (J u le s P a u fic h e t, d it J u le s ) ,
B ish o p (J e re m y ), 1 1 3 6 , 1 1 3 7 , 1 1 5 2
a c t e u r fr a n ç a is , 1 8 8 9 -1 9 5 1 , 1 2 6 7
B ism a rc k , 1276
B e rtin (F ra n ç o is , d i t l ’A în é ), j o u r n a ­
B isse ro t ( P ie r re ), p a c e m a k e r , 1 1 0 1
lis te fr a n ç a is , 1 7 6 6 -1 8 4 1 , 1 0 1 1
B la c k a n d W h ite (w h is k y ), 6 9 7
B é ry l, p rin c e s s e , 7 0 1
B la c k B ea v er, c h e f in d ie n , 1227
B e rz e liu s (E rn s t), é r u d i t s u é d o is , 7 6 9 ,
B ia n c a rd ( E tie n n e ) , 1 2 5 7
771, 772, 774
B la n c h a rd (J a c q u e s -É m ile ) , c a r ic a tu ­
B esançon, 910, 998
r is te fra n ç a is , 7 8 8
B e s c h e re lle (L o u is-N ic o la s , d i t l ’A în é ),
B la n c h e t (R o la n d ), 1 1 6 2 - 1 1 6 5
le x ic o g r a p h e fr a n ç a is , 1 8 0 2 -1 8 8 4 ,
B lo c k (P ie r re ), m u s ic ie n fra n ç a is ,
1021
1072
B esn ard (M a rie ), 1 0 3 8
p e r s o n n a g e d e l ’Enlève-
B lo n d in e ,
Bête Noire, La, r e v u e d ’a v a n t-g a rd e ,
1168
ment au Sérail d e M o z a rt, 8 8 0
B o d le ia n L ibrary, 1 2 5 5
Bêtes de la nuit, Les, s c u l p t u r e m o n u ­
m e n t a l e d e F r a n z H u ttin g , 6 9 8 B o h ê m e , 1087

B é t h a r r a m ( g r o tte s d e ) , 1 1 9 5 , 1 1 9 6 Bohème, La, o p é r a d e P u c c in i, 9 5 4


B e t h lé e m , 9 8 0 , 1 0 5 5 B ôhm (K arl), c h e f d ’o r c h e s t r e , 9 5 4
B e y r o u th , 7 0 4 , 8 5 3 , 1 2 2 2 Boire un petit coup c ’est agréable,
B ey ssan d re (C h a rle s -A lb e rt), c r itiq u e chanson de B oyer et V a lb o n n e ,
d ’a rt, 7 0 5 , 7 4 0 , 1 1 4 8 , 1 1 8 9 , 1 1 9 7 - 1178
1204 B o is d e B o u lo g n e , 8 0 1
Bibliografia urologica, d e C e n e r i, B o issy (L o u is d e ) , a u t e u r d r a m a t i q u e
1258 fra n ç a is , 1 6 9 4 -1 7 5 8 , 1 1 1 5
Bibliographie critique des sources B o liv a r (S im o n -J o s é -A n to n io ) , g é n é r a l
relatives à la mort d ’A dolf Hitler..., s u d - a m é r ic a in , 1 7 8 3 -1 8 3 0 , 6 9 7
d e M. É c h a rd , 1 2 3 1 B o liv ie , 8 4 7
1294 G eorges Perec

B o lo g n e , 1021, 1097, 1125, 1253, B o tte c c h ia (O tta v io ), c h a m p io n cy cliste


1254, 1255 ita lie n , 1 8 9 4 -1 9 2 7 , 1 0 9 8
B o m b a s tin u s , s o b riq u e t de L a z a re B o u J e l o u d (M a ro c ), 9 6 7
M e y s s o n n ie r , 1 2 5 3 B o u b ak e r, 9 9 2 -9 9 6
B om bay, 725, 1046, 1172 B o u d in e t, c h i e n d e M a d a m e N o c h è r e ,
B o n a c ie u x ( C o n s ta n c e ) , p e r s o n n a g e 864
des Trois Mousquetaires , 8 5 6 B o u g r e t, c o m m is s a ir e , p e r s o n n a g e d e
B o n a p a rte ( N a p o lé o n ) , v o ir N apo­ M a rc e l G o tlib , 8 5 9
l é o n Ier, 7 0 5 B o u lle t (M a rie -N ic o la s), le x ic o g r a p h e
B o n ifa c e , â n e , 9 6 8 fr a n ç a is , 1 7 9 8 -1 8 6 4 , 1 0 2 1
B onnat (L é o n ) , p e i n t r e fra n ç a is , 1 8 3 3 - B o u ise (J e a n ) , a c t e u r fra n ç a is , 7 3 7
1922, 673 B o u la n g e r ( G e o r g e s ) , g é n é r a l fra n ç a is,
Bonne Recette, La, c a r ic a tu r e , 1 1 2 3 1 8 3 7 -1 8 9 1 , 7 8 8
B o n n e te rre ( F ra n ç o is -M a rie ), m a rin B o u le z ( P ie r re ), c h e f d ’o r c h e s t r e f r a n ­
c a n a d ie n , v. 1 7 8 7 -1 8 3 0 ? , 10 21 ç ais, 8 5 2

B onnot (J e a n ) , 9 5 8 B o u lle ( P ie r re ), é c r iv a in f r a n ç a is , 1 1 5 4
B o u n in e (I v a n A le x e ie v itc h ), ro m an ­
Bonshommes Guillaume, Les. s p e c ­
c ie r r u s s e , 1 8 7 0 -1 9 5 3 , 1 1 1 9
ta c le d ’a u to m a te s , 1 1 6 6
B o u n ty ( a r c h ip e l d e s ) , 8 8 4
Booz endormi, poèm e de V ic to r
B o u rg -B e au d o in , 1095
H ugo, 998
B o u r g - d ’O is a n s (L e), 1 0 9 8
B o r b e ille , m é d e c in , p e rso n n ag e de
B o u rg e s, 9 1 0
G. B erg er, 8 5 9
B o u rv il (A n d ré R a im b o u r g , d it),
B o r b e ille (I s a b e lle ), s a fille, 8 5 9
a c t e u r fr a n ç a is , 1 9 1 7 -1 9 7 0 , 7 3 7
B o rd e a u x , 850, 9 10, 1023, 1228
B o u v ard , v o ir R a tin e t, 1 0 6 9
B o rg es (J o rg e L u is), 1 3 6 4
B ouzy, 1229
B o rie t-T o ry (J.), c h iru rg ie n s u is s e ,
Bovril, 1 2 1 5
1 0 1 0 , 1013
B ow m an (W illiam ), a n a t o m is t e a n g la is,
Boris Godounov, o p é r a d e M o u s-
1254, 1258
s o rg s k y , 1 1 6 2
B ox (P a tr ic k O liv e r), e x p lo ra te u r
B o rn é o , 725, 925
a n g la is , 1 1 7 2
B o ro tra (J e a n ) , c h a m p i o n d e t e n n is ,
Boxers, 7 4 1
906
B o y er, c o m p o site u r de chansons,
Borrelly, Joyce & Kahane, d is tilla te u r s 1178
d e w h is k y , 1 0 3 8
Bradshaw’s Continental Railway
B osch ( H ie r o n y m u s v a n A e k e n , d it Steam Transit a n d General Guide.
Jérô m e), p e in tre fla m a n d , 1450- 911
1516, 677 Bras d ’or, Le, c a b a r e t d ’A c a p u lc o .
B o s n ie , 1 1 6 6 1222
B osseur y . ) , c r itiq u e d 'a r t , 6 9 8 B rau n (E va), 1 23 1
Bossis ( H é lé n a ) , a c tric e f r a n ç a is e , B rau n (W e rn h e r v o n ), 1033
1267 B re g e n z , 1 1 9 5
B ossius, 1 0 2 1 B re id e l (A n n e ), 6 7 6 , 6 7 9 , 6 9 0 , 8 4 4 .
B ossuet (J a c q u e s - B é n ig n e ) , é c r iv a in 845, 8 7 9 -8 8 1 , 8 8 2 - 8 8 4 , 9 4 6 , 1118 ,
f r a n ç a is , 1 6 2 6 -1 7 0 4 , 9 1 0 1119, 1225, 1226, 1278
B o s to n , 7 6 0 , 7 6 5 , 7 6 6 , 7 7 4 , 8 1 3 B re id e l ( A rm a n d ) , 1 1 1 8
La Vie m o d e d ’em p lo i 1295

B re id e l (B é a tric e ) , 6 7 6 , 6 7 9 , 6 9 0 , 8 4 4 , B u c h e n w a ld , 8 0 6 , 8 9 6
8 7 9 , 881, 946, 1118, 1119, 1225, B u c k le y (S ilas), n é g r ie r , 1 0 6 1
1278 B udoeus, 1021
B re id e l (E liz a b e th , n é e d e B e a u m o n t) , B u e n o s A ires, 1 1 0 4
v o ir B e a u m o n t, 8 2 8 - 8 3 0 , 8 4 1 Bulles secrètes et la question des anti­
B re id e l ( F ra n ç o is ), 6 7 9 , 8 2 8 , 8 2 9 , 8 4 2 , papes, Les, 6 6 4
8 43, 844, 1118 Bulletin de l ’i nstitut de Linguistique
B re id e l (le s p a r e n t s ) , 8 2 9 de Louvain, 9 8 9
B re ite n g a s s e r, m u s ic ie n a l l e m a n d d u Bulletin signalétique du C.N.R.S., 9 2 9
xvi' s iè c le , 1 1 2 0 B unuel (L u is), 1 2 4 1
B ré sil, 9 8 3 B u reau c en tra l des P. & T. du
B r e ta g n e , 1 2 6 0 , 1 2 6 5 XVIIe a r r o n d i s s e m e n t , 8 1 6
B re tz le e (G e o r g e ) , r o m a n c i e r a m é r i ­ Burlington Magazine, 8 7 7 , 8 7 8
c a in , 7 9 9 B u rn ac h s (M a rc e l-É m ile ), 9 5 8
B r ia n ç o n , 1 0 9 8 B u to r (M ic h e l), 1 0 3 1 , 1 3 6 4
B rid g e tt (M rs), h ô te liè re a n g la is e , B u z a n ç a is , 1 0 8 9
1214 B y ro n (G e o rg e G o r d o n N o ë l, 6 e b a r o n ,
B rin o n (F e rn a n d d e ), h o m m e p o li­ d it L o rd ), p o è t e a n g la is, 1 7 8 8 -1 8 2 4 ,
tiq u e , 1 8 8 5 -1 9 4 7 , 1 0 0 1 700
B r is b a n e (A u s tra lie ), 1 1 3 8
B ris s o n (M a th ie u -J a c q u e s ), n a tu r a lis te C’est à l ’amour auquel je pense, c h a n ­
fra n ç a is , 1 7 2 3 -1 8 0 6 , 1 0 2 1 s o n d e F r a n ç o is e H a rd y , 1 2 3 5
Britannicus , t r a g é d ie d e J e a n R a c in e , C’est si beau, y a c h t d e R o s e lin e T ré-
1 04 1 v in s , 1 2 2 3
Britisb Association fo r tbe Advance- C .N .R .S. ( C e n tr e N a tio n a l de la
ment o f Sciences, 1 1 4 0 R e c h e r c h e S c ie n tif iq u e ) , 9 1 5 , 9 2 9 ,
B riv e , 8 4 3 997
B riz a rd (M a rie ), 6 5 9 , 8 2 0 Cabaret de la Belle Meunière, r e s t a u ­
B ro a d w a y , 9 8 3 ra n t de l’E x p o s itio n u n iv e r s e lle ,
B ro d in (A n to in e ), 7 5 3 , 7 5 6 , 1 1 7 3 1166
B ro d in ( H é lè n e , n é e G r a tio le t) , 8 1 5 , C abet ( É tie n n e ) , s o c ia lis te fra n ç a is,
1001, 1018, 1039, 1 1 7 2 -1 1 7 6 1 7 8 8 -1 8 5 6 , 1 2 3 8
B ro n d a i. (V igg o ), lin g u is te d a n o is , 7 9 4 C abot (J e a n ) , e n it. G io v a n n i C a b o to ,
B r o u w e r s h a v e n (P ay s-B as), 7 2 3 , 7 2 6 n a v ig a te u r ita lie n , v. 1 4 5 0 -1 4 9 8 ,
B ro w n (Jim ), v o ir M a n d e tta ( G u id o ) , 1143
770 C a b ra i. (D o m P e d r o A lv a re z ), n a v ig a ­
B ro w n e (S ir T h o m a s ) , é c r iv a in a n g la is , t e u r p o r tu g a is , v. 1 4 6 0 -1 5 2 6 , 1 1 4 3
1 6 0 5 -1 6 8 2 , 1 02 1 C ab ra l (G o n s a lv o V e lh o ), n a v ig a te u r
B r u g e s (B e lg iq u e ), 1 1 3 8 p o r t u g a i s d u XVe s iè c le , 1 1 4 3
Bruges l ’Enchanteresse, film t o u r i s ­ Cadavre va vous jou er du piano, Le,
tiq u e a v ec O liv ia N o rv e ll, 1 1 5 3 r o m a n p o lic ie r, 9 1 6
B ru g n o n (J a c q u e s ), te n n is m a n fra n ­ C a d ig n a n (M a rc -A n to in e C a d e n e t , s e i­
çais, 9 0 7 g n e u r d e ), m é m o r ia lis te fra n ç a is,
B ru n ie r, p i s t a r d f r a n ç a is , 1 0 9 8 -1 0 9 9 1 5 9 5 -1 6 3 7 , 7 1 9
B ru x e lle s ( B e lg iq u e ) , 6 9 8 , 8 2 9 , 8 7 5 , C a d o u i n , c h e f -lie u d e c. d e la D o r-
894, 896 d o g n e , 764
1296 G eorges P erec

Caeduceus, r e v u e m é d ic a l e , 9 0 6 Capitaine Fracasse, Le, r e s t a u r a n t


C aen , 6 69, 9 10, 1252 fr a n ç a is d e N e w Y o rk , 9 8 5
Café Laurent, c a fé litt é r a ir e p a r is ie n C a p p ie llo (L e o n e tto ) , a ffic h is te fran ­
du x v iii' siè c le , 7 6 6 ç ais, 1 8 7 5 -1 9 4 2 , 7 3 4
C ah o rs, 850 C a r a ïb e s , 1 1 5 3 , 1 1 8 9
C a illa v e t (G a sto n A rm an d e ), a u te u r C arcasso n n e, 764
d ra m a tiq u e fr a n ç a is , 1 8 6 9 -1 9 1 5 , C a r e n n a c (L o t), 1 0 2 1
980 Caribbean’s, n ig h t- c lu b d e la B ar-
C a is s e d ’é p a r g n e , 1 27 1 b a d e , 1222
C a ld e r (A le x a n d e r ), a r tis te fra n c o - C a rlo s, v o ir Lopez A u re lio , 1043,
a m é r ic a in , 1 0 3 8 1044, 1050, 1052, 1053
Caledonian Society, 1 1 4 2 C a rm o n te lle (L o u is C a r ro g is , d it) .
Caliban, m a r q u e d ’im p e r m é a b le , p e i n t r e f r a n ç a is , 1 7 1 7 -1 8 0 6 , 1 0 5 9
1240 C a r o lin e s (île s ), 7 2 3
C a lifo rn ie , 1 0 7 9 , 1 1 0 6 , 1 2 8 1 C a rp a c c io (V itto re ), p e i n t r e v é n itie n ,
C a ii.a s (M a ria K a lo g e r o p o u lo s , d ite v. 1 4 60 -v . 1 5 2 6 , 1 2 2 9
L a), c a n t a tr ic e i n t e r n a tio n a le , 1 9 2 3 - C a rp e n tie r ( G e o r g e s ) , b o x e u r fra n ç a is,
1977, 954 761
C alv i ( C o r s e ) , 1 0 1 0 Carré blanc sur fo n d blanc, Un, d e
C u v ïn o (I ta lo ), 1 3 6 4 M a le v ic h , 7 0 5
C am b ac érè s (J e a n - J a c q u e s R ég is, de, C a rro li. (L ew is), pseudonym e de
d u c d e P a r m e ) , h o m m e p o liti q u e , C h a r le s L u tn id g e D o d g s o n , é c r iv a in
1 7 5 3 -1 8 2 4 , 9 1 0 a n g la is , 1 8 3 2 -1 8 9 8 , 1 1 3 6
C a m b in i (G iu s e p p e ) , c o m p o s i t e u r ita ­ Carte particulière de la mer Méditer­
lie n , 1 7 4 0 -1 8 1 7 , 7 8 2 ranée..., d e F r a n ç o is O lliv e , 1 0 7 0
C a m e lo t (K ex ), p s e u d o n y m e d ’A r n o ld C a r th a g e , 9 9 4
F le x n e r , 8 8 0 C aru so (E n ric o ), té n o r n a p o lita in ,
Caméra, Le, c in é m a p a r is ie n , 1 2 4 0 1 8 7 3 -1 9 2 1 , 9 8 4
C am ero u n , 714, 715, 753, 754 C asaubon (Isa a c ), 1 5 5 9 -1 6 1 4 , 1 0 21
C am oens (L u is d e ) , p o è t e p o r tu g a is , Case de l ’Oncle Tom, La, r o m a n
1 5 2 4 -1 5 8 0 , 8 7 6 d ’H a r r ie tt B e e c h e r S to w e (1 8 5 2 ) ,
C am pen (L u c ie n , d i t M o n s ie u r L u lu ), 692
831 C a s in o d e P a ris, 1 1 1 3
C a m u s (b a ie d e , I r la n d e ) , 7 2 3 C assan d re (A d o lp h e M o u r o n , d it) , affi­
C a n a d a ( h ô te l) , 6 9 4 c h is t e fra n ç a is , 7 8 0
C an a d a , 1192, 1214 C a s te lf r a n c o (A n g e lin a d i), a c tr ic e ita ­
C a n a r i e s (île s ), 1 1 5 3 l ie n n e , p e r s o n n a g e d e G . B e r g e r ,
C an n es, 864, 973 858
C a n t o n ( C h in e ) , 7 2 6 C a v a lie r d e c o u p e , le , la m e d e ta r o t,
C ap H o rn , 883 737
C ap N o rd , 7 2 6 Cavaliers, c ab a re t de S to c k h o lm .
C a p S a in t- V in c e n t (P o r tu g a l) , 1 0 7 4 1222
C a p a œ lli (F .A ), d ra m a tu rg e ita lie n , Ce qu'est l ’H omme, d e M a rk T w a in ,
1021 1242
C ape C od, 798 C é l è b e s (île ) , 7 2 5 , 9 7 4
La Vie m o d e d ’em p lo i 1297

Célèbre Grenouille sauteuse de Cala- Chant du Départ, Le, h y m n e p a t r i o ­


veras, La, d e M a rk T w a in , 1 2 4 2 tiq u e d e M.-J. C h é n i e r e t M é h u l,
C en eri (P a o lo ) , b i b l i o g r a p h e ita lie n , 1010
1 2 5 4 -1 2 5 8 C h a n tilly , 1 18 8
Cent-Jours, Les, ro m an in a c h e v é Chapeau de paille d ’Italie, Le, p iè c e
d ’A. d e R o u tis ie , 1 0 2 1 d ’E u g è n e L a b ic h e , 1 2 3 7
C e n t r e - O u e s t, 1 2 6 5 C h a p e lle ( C la u d e - E m m a n u e l L h u illie r
C e r c le p o la ir e , 7 2 6 d it) , p o è te fr a n ç a is , 1 6 2 6 -1 6 8 6 ,

C e rv a n te s y S aav e d ra (M ig u e l d e ) , é c r i­ 1022
v a in e s p a g n o l, 1 5 4 7 -1 6 1 6 , 8 8 6 C h a p e lle -L a u z in , La, 7 6 3

Ces dames aux chapeaux verts, d e Characteristica universalis, d e L e ib ­


G e r m a in e A c re m a n t, 9 2 4 n iz , 9 8 9
C h a rd in (J e a n ), voyageur fra n ç a is ,
C ésa ré e, 7 6 4
1 6 4 3 -1 7 1 3 , 8 8 0
Cette faucille d ’or dans le champ
C h a rd in ( J e a n - B a p tis te S im é o n ) ,
des étoiles, o p é r a d e c h a m b r e d e
p e i n t r e fra n ç a is, 1 6 9 9 -1 7 7 9 , 1 1 8 8
P. S c h a p s k a d ’a p r è s le Booz endormi
C h a rity (Jacques L’A u m ô n e , d it
d e V ic to r H u g o , 9 9 8
Jam e s), c h a n te u r p o p , 82 6
C e u ta (E sp a g n e ), 6 6 3 -6 6 4 , 1134
C h a rle m a g n e , 1243
C év en n es, 843, 981
C h a rle s Ier S tu a rt, r o i d ’A n g le te rre ,
C e y la n , 7 2 5 , 1 0 4 5 , 1 0 7 7
1 6 0 0 -1 6 4 9 , 7 4 5 , 1 1 4 5
C ézanne (P a u l), p e i n t r e fr a n ç a is , 1 8 3 9 -
C h a rle s II, r o i d ’E s p a g n e , 1 6 6 1 -1 7 0 0 ,
1906, 1085, 1199
915
C h a lia la R a p in e , c a m b rio le u r
C h a rlo t ( C h a rle s S p e n c e r , d i t C h a r lie
m y th iq u e , 1 1 6 2
C h a p l in , d it) , a cteu r a m é r ic a in ,
C h a l in d r e y ( H a u te - M a r n e ) , 1 1 7 2
1 8 8 9 -1 9 7 7 , 1 0 7 7
C h am b éry , 1002
C h a rlo tte , p a r t e n a i r e d ’H e n r i F r e s n e l,
C h am b o rd , 1196 980, 982
C h am b re des d é p u té s (P a la is -B o u r- C h arn y , 6 9 5 , 9 6 6
b o n ), 1099, 1240 C h a r o lle s , 8 5 9
C h a m p ig n y ( F lo ra ), v o ir A lb in , 870- C h a r tr e s , 9 1 0 , 9 5 7
8 7 3 , 1163 Chasse à l ’aurochs, c a r t o n d e F er-
C h a m p ig n y -s u r-M a r n e , é g lis e S t-S a tu r- n a n d C o rm o n , 1161
n in , 9 2 0 Chat, Le, p e r s o n n a g e d ’u n r o m a n
C h a m p io n d e C h a m b o n n iè re s (J a c q u e s ), p o lic ie r d ’A. F le x n e r , 8 8 0
c la v e c in is te f r a n ç a is , 1 6 0 1 -1 6 7 2 , C h â t e a u d ’O e x (S u is s e ), 8 3 0
967 C h â t e a u d e la M u e tt e (P a ris), 8 0 6 ,
C h a m p s C a t a la u n iq u e s , 7 6 4 , 9 4 8 808, 809
C h am p s-su r-M arn e, 1194 C h a te a u b ria n d ( F ra n ç o is -R e n é , v ic o m te
C ham psaur (F é lic ie n ), r o m a n c i e r f r a n ­ d e ), é c r iv a in f r a n ç a is , 1 7 6 8 -1 8 4 8 ,
çais, 7 8 6 1027
C h a n d i.e r (R a y m o n d T h o rn to n ), C h âtea u d u n , 910
ro m a n c ie r a m é r ic a i n , 1 8 8 8 -1 9 5 9 , C h â t e a u m e illa n t, 7 6 3
1178 C h â t e a u n e u f ( c o m te d e ) , p e r s o n n a g e
C h a n e l, 778 d e G . B e rg e r, 8 5 7 , 8 5 8
1298 G eorges Perec

C h â t e a u n e u f ( E u d e s d e ) , s o n a n c ê tr e , C h ir ic a c h u a s , t r i b u i n d i e n n e , 1 2 2 7
p e r s o n n a g e d e G. B e r g e r , 8 5 8 C h is h o lm , c la n é c o s s a is , 1 2 7 6
C h â t e a u x d e la L o ire , 9 6 8 C h o le t (M a in e -e t-L o ire ), 8 4 2
Châtiment d ’H itler, Le, e s s a i ( in a ­ C h o p in ( F r é d é r ic ) , m u s ic ie n fra n ç a is,
c h e v é ) d e M. É c h a rd , 1 2 3 1 1 8 1 0 -1 8 4 9 , 7 2 0 , 9 5 0
Châtiments, Les, p o è m e s d e V ic to r C h ris tie (A g a th a -M ary -C larissa M iller,
H ugo, 732 d ite A g a th a ), r o m a n c i è r e a n g la is e ,
C h a to u , 1208 1 8 9 1 -1 9 7 6 , 8 5 9 , 1 3 6 4
C h a u d o ir (b a ro n d e ), n u m is m a te fra n ­ C h ris tin e , r e i n e d e S u è d e , 1 6 2 6 -1 6 8 9 ,
çais, 1 0 9 6 768
C h a u m o n t- P o r c ie n (A rd e n n e s), 679, C h ris to , a r tis te - p e in tr e , 1 2 6 2
828, 8 33, 844, 949, 1054 C h u rc h ill (S ir W in s t o n L é o n a r d S p e n ­
Chaussons rouges. Les, film de c e r ), hom m e d 'É ta t, 1 8 7 4 -1 9 6 5 .
M ic h a e l P o w e ll, 1 2 1 6 1077
C h a v ig n o lle s , 6 6 9 C h y p re , 7 2 6
C h a z e li.e s (D E), p ro p rié ta ire f o n c ie r, C ic é ro n ( M a rc u s T u lliu s C ic e r o ), o r a ­
1246 t e u r la tin , v. 106-v. 4 3 , 9 7 2
Chefs-d'œuvre en péril, é m is s io n d e Cid, Le, tr a g i- c o m é d ie d e P ie rr e C o r ­
té lé v is io n , 7 3 9 n e ille , 8 5 9 , 1 1 1 5
C hénany ( J e a n n e d e ) , g r a v e u r f r a n ç a is C im e tiè r e d u P è re -L a c h a is e , 1 0 6 8
du x v ii' s iè c le , 8 7 5 C in c in n a t i (O h io , U .S.A .), 8 8 0
C h e n a r d e t W a lk e r, m a r q u e d ’a u t o ­ C i n é m a t h è q u e d u p a la is d e C h a illo t,
m o b ile , 8 0 1 , 1 1 2 0 692
Chéops, Le, b o îte d e n u i t p a r is ie n n e , Cinématographie française, La, re v u e
1104 p r o f e s s i o n n e ll e , 1 2 4 5
C h é ri-B ib i, 9 4 9 , 9 6 6 C in n a , 1 0 4 1
Cheval d'Orgueil, Le, ré c it de Cinoc (A lb e rt), 9 0 8 , 9 3 1 , 9 4 6 , LX,
P.-J. H é lia s, 1 0 3 1 1 0 1 7 -1 0 2 2 , LXXXIV, 1171, 1277,
C h e v a lie r (M a u ric e ) , c h a n t e u r fra n ç a is, 1281
1 8 8 8 -1 9 7 2 , 9 5 3 , 9 8 3 C iss a m p e i.o s (M m e ), g é r a n t e d ’u n e p e n ­
C h e v r e u s e (v a llé e d e ) , 8 0 1 s io n d e fa m ille , 1 1 6 5
C h e y e n n e s , tr i b u in d i e n n e , 1 2 2 7 Citizen Kane, film d ’O . W e lle s , 1 01 1
« C h e z Riri », c a fé -ta b a c , 6 8 6 C la ir (R en é C h o m e tte , d it R e n é ),
« C h e z R u m p e lm a y e r », s a lo n d e th é , c in é a s te fra n ç a is , 8 6 4
839 C la irv a u x , 7 6 3
C h ic a g o (Illin o is . U.S.A ). 7 5 1 , 1 1 3 8 Classification décimale universelle
C h ie f W in n e m u c c a . c h e f i n d ie n . 1 2 2 7 (C .D .U .), 6 6 5 , 9 1 5
Chien français, Le, r e v u e c v n é p h i- Ciaveai (M a d a m e ), a n c i e n n e c o n c ie r g e
liq u e . 1 1 8 0 d e l’im m e u b le , 6 ^ 4 , 7 2 6 , 7 3 2 . 8 1 5 .
Children ’s Corner, d e C la u d e D e b u s s y 8 6 0 . 8 7 0 , 9 2 4 , 9 3 1 . 1 0 18 , 1 1 5 9
(1 9 0 8 ) , 8 6 4 C ia v e a l (M ic h e l), s o n fils, 6 7 4 , 7 2 6 ,
C h ili. 9 6 9 857
Chimère, s c u l p t u r e , 1 2 6 2 C la w b o n n y (T .), b a n q u ie r , 1 1 6 2
C h in e , 1 0 2 7 , 1 0 9 6 . 1 1 25 , 1 1 5 7 . 1 1 9 6 , C lé m e n c e , c u is in iè r e , in v e n te u r du
1253 b e u r r e b la n c . 1 0 8 8
C h ir a z (I ra n ), 1 0 9 5 , 1 1 2 5 C lf.ra y , m a r o q u i n i e r p a r is ie n , 1 1 6 0
La Vie mode d ’emploi 1299
C l e r m o n t (M e u s e ), 6 9 6 C o lo n n e V e n d ô m e, 1247
C le r m o n t- F e r r a n d , 9 1 0 , 1 1 9 5 COLQUHOUN of D a rro c h (S m ig h a rt),
C liffo rd ( A u g u s tu s B ria n ), 8 5 3 s e c r é ta ir e d e la Caledonian Society,
C liffo rd ( H a ig D o u g la s ) , b a r y to n 1142
a n g la is, 9 5 4 C o m b e lle (Alix), s a x o p h o n e -té n o r,
Clocks an d Clouds, r o m a n p o lic ie r , 1113
847 Come in, Little Nemo, c h a n s o n d e
C lo v is , ro i d e s F rancs, 7 6 4 S am H o rto n , 8 8 8
Club Nemo, c a b a r e t d e D e m p le d o r f , Comment épouser un millionnaire,
U.S.A., 12 81 film d e J e a n N é g u le s c o , 1 0 2 9
C ochet ( H e n r i) , t e n n i s m a n fra n ç a is , C o m m e r c y (M e u s e ), 7 3 4
906 C o m m in e (L o u is), b e a u -frè re de
C o c h i n c h in e , 9 1 0 M m e T ré v in s, 1 2 2 3
C o c h is f., c h e f i n d ie n , 1 2 2 7 Comoedia, re v u e th é â tr a le , 8 5 2
Coco weddelliana , 1 0 8 6 C o m o r e s (Ile s), 7 1 4 , 8 1 3
C o c te a u (Jean ), é c r iv a in fra n ç a is , C o m p a g n ie d e s a s s u r a n c e s d e s t r a n s ­
1 8 8 9 -1 9 6 3 , 1 2 41 p o rts m a r iti m e s (CATM A), 1264,
Code des impôts, Le, 7 0 6 1268, 1269, 1272
Cckur ( J a c q u e s ), 9 1 0 C o m p a g n ie f e r r o v ia ir e du H a u t-
C o ir e (S u is s e ), 1 1 9 2 , 1 1 9 5 D o g o n , 1238
C o i.b k rt (J e a n - B a p tis te ), h o m m e p o l i ­ C o m p a g n ie m in i è r e du H a u t-B o u -
t iq u e , 1 6 1 9 -1 6 8 3 , 9 5 0 , 1 2 3 0 b a n d jid a , 7 5 3 , 7 5 4
C o le rid g f (S am uel T a y lo r ), p o è te C o m p a n a m e jic a n a d e A v ia c iô n , 6 9 4
a n g la is, 1 7 7 2 -1 8 3 4 , 8 7 6 C o m p iè g n e , 8 2 4
C o lin (P a u l), a ffic h is te f r a n ç a is , 7 8 0 Comte de Gleichen, Le, tr a g é d i e d e
C o llè g e C h a p ta l, 8 0 6 , 8 1 1 Y o ric k , 7 01
C o llè g e d e F r a n c e , 9 1 5 , 1 0 1 1 Comtesse de Berlingue aux yeux
C o l l i n d ’F I a k i j ï v i l l e (Je an -F ra n ç o is), a u te u r rouges, p o r t r a i t d e F. H u ttin g , 1 0 0 9
d ra m a tiq u e français, 1 735-1806, 1114 Concerto à la mémoire d'un Ange,
C o llo t ( H e n r i, d i t « M o n s i e u r R iri »), d ’A lb a n B erg , 1 2 8 1
c a fe tie r , 8 1 1 Concini ( C o n c in o C o n c in i, d i t le m a r é ­
C o llo t (I s a b e lle e t M a r tin e , d ite s « le s c h a l d 'A n c re ), 1 5 7 5 -1 6 1 7 , 7 1 9
p e t i t e s R iri »), 8 1 1 CoNFicii's (K 'u n g T z u , d it) , p h ilo ­
C o llo t (L u c ie n n e , d ite « M adam e s o p h e c h in o is , 5 5 5 -4 7 9 , 1 1 6 2
R iri» ), 6 9 0 -6 9 3 , 8 1 1 C o n g o (fle u v e ), 7 1 5
C o llo t (V a le n tin , d i t « le j e u n e R iri »), C ongo, 961
811 C o n n e c t i c u t (U .S.A .), 9 8 4 , 1 2 4 2
C o lm a r, 7 6 3 C o n s ta n tin I" le G ran d (F la v iu s V ale-
C o lo m b ( C h r is to p h e ) , n a v ig a te u r , riu s A u re liu s C la u d iu s C o n s ta n ti-
1 4 5 1 -1 5 0 6 , 1 1 4 1 , 1 1 4 3 -1 1 4 4 n u s ) , e m p e r e u r r o m a in , v. 2 8 0 -3 3 7 ,
C o lo m b (M .), é d ite u r d ’a lm a n a c h s , 763
8 7 3 , 9 2 8 , 1 28 3 C o n s t a n t i n e (A lg é rie ), 8 6 1
C o lo m b ie , 1 0 1 4 , 1 1 4 2 -1 1 4 4 C o n sta n tin o p le , 765, 1249
C o lo m b in e , p e r s o n n a g e d e la c o m é ­ S a in te -S o p h ie , 7 6 3 , 7 6 7
d i e ita lie n n e , 8 2 6 Contai (M ic h e l), 1 2 3 6
1300 G eorges Perec

Contes verts de ma Mère-Grand, d e Cosmographiae introductio cum qui-


C h a r le s - R o b e r t D u m a s , 1 1 1 8 busdam geometriae, d e M a rtin
C ook ( F lo r e n c e ) , pseudonym e de W a l d s e e m ü lle r , 1 1 4 0
I n g e b o r g S ta n le y , 1 0 4 4 C o s te llo (A.), g é n é r a l fra n ç a is , 7 1 7
C o o lid g e ( ) o h n C a lv in ), 3 0 e p r é s i d e n t C o s te llo e ( I r la n d e ) , 7 2 3

des É ta ts -U n is d ’A m é r iq u e , 1872- Couche-la dans le sainfoin, r o m a n


p o lic ie r d e P. W in th e r , 7 4 3
1933. 9 84
C o u d é du F o re sto (Y ves), 12 3 2
C ooper (S a m u e l, d it le p etit Van
C o u r la n d e , 9 0 6
Dyck), p e i n t r e a n g la is, 1 6 0 9 -1 6 7 0 ,
877
Courrier arveme, Le, 6 9 2
C o u rte ijn e (G e o rg e s M o in a u x , d it
C o p e n h a g u e , 769, 7 94, 1263
G e o r g e s ) , é c r iv a in fra n ç a is , 18 5 8-
C o p e rn ic (N ic o la s), a s t r o n o m e p o l o ­
1929, 9 80
n a is, 1 4 7 3 -1 5 4 3 , 9 1 7 C o u s in (J e a n , d it C o u s in le H a rd y ),
C oppel (O c ta v e ), c o m p o s i t e u r fra n ç a is. n a v ig a te u r d i e p p o i s d u XVe s., 1 1 4 3 -
1096 1145
Coppélia , b a lle t de L éo D e lib e s C o u s in (M e r d u ) , 1 14 4
(1 8 7 0 ) , 1 0 1 0 , 1 0 1 5, 12 1 2 C o u s in i e ( T e r r a C o n s o b r i n i a ) , 1 1 4 5
C o p p e t (S u is s e ), 1 1 0 6 C o u sser, v o ir K u ss e r, 6 8 1
C o p te s , 9 7 4 C o û ta n t ( C la u d e ) , c a m a r a d e d e c la ss e
Coq d'or, Le, o p é r a d e R im sk y -K o rsa- d e G ilb e r t B e r g e r , 8 5 6
k o v d 'a p r è s P o u c h k in e , 1 0 6 5 C o v a d o n g a (E sp ag n e), 6 6 4 , 9 4 6
Covhr (H a rry ) , p s e u d o n y m e d e R ém i
Coran, Le, 8 8 6 , 9 4 8 , 9 9 3
R o rs c h a s h , 7 1 1
C o r b é n ic ( c h â te a u d e ) , 9 5 1 , 1 0 8 9
C ra c o v ie ( P o lo g n e ) , 1 0 1 9
C o rd o u e (E sp a g n e ), 1134
C ra v e n n a t (R o b e rt), p ré p a ra te u r de
C o ré e , 726, 9 48, 1044
c h im ie , re m p la ç a n t de M o re lle t,
C o re lli (A rc a n g e lo ), c o m p o s i t e u r ita ­
1203
lie n , 1 6 5 3 -1 7 1 3 , 1 1 9 5 C raz y H o rse , c h e f in d ie n , 1 2 2 7
C o r f o u (G rè c e ), 9 6 8 , 1 07 1 Crazy Sisters, Les, v o ir M a r ie - T h é rè s e
C o r in th e , 7 0 8 e t O d ile T ré v in s , 1 2 2 2
C o rm o n ( F e r n a n d A n n e P ie s tre , d it) , C ra z y T u rn p ik e , c h e f in d ie n , 1 2 2 7
p e i n t r e fra n ç a is , 1 8 4 5 -1 9 2 5 , 1161 C ré b illo n ( P r o s p e r J o ly o t, s ie u r d e
C o rn e ille (M ax), a c t e u r fra n ç a is , 9 6 3 C ra is-B illo n , d it) , a u te u r d ra m a ­
C o rn e ille (P ie r re ), p o è t e d r a m a t i q u e t i q u e fra n ç a is, 1 6 7 4 -1 7 6 2 , 1 1 1 5

fra n ç a is, 1 6 0 6 -1 6 8 4 , 1 1 1 5 , 1 1 1 6 C ré c y (b a ta ille ), 6 6 4


C réc y -C o u v k (d u c d e ), 720
C o rn e ille (T h o m a s ) , p o è te d ra m a ­
C réc y -C o u v é (m a r é c h a l d e ) , 7 2 0
tiq u e fra n ç a is . 1625 -1"70 9 . 1 1 1 6
C resp i (C é lia ), 7 0 8 , 7 2 9 , XVI, 7 3 0 . 7 3 2 .
C o rn e y i.iis ( H u b e r t) , 11 ^2
814, 925, 9 32, 933. 946, 986, 1018.
C o r n o u a ille s , 7 0 6
1103, 1159, 1164, 1165, 1 1 6 7.
C o r o m a n d e l (c ô te d e ) , 1 0 7 7 1168, 1223. 1248, 1271, 1 2 7 2,
C o rse, 9 1 0 . 1120, 1168 1277, 1281, 1282
C o rv o l l 'O r g u e i lle u x (N iè v re ), 1 1 5 6 C re s s id a , h é ro ïn e de S h a k e sp e a re .
Cosifan tutte, o p é r a d e W.-A. M o z a rt. 874
704 C r è te (île d e ) , 8 1 4
La Vie m o d e d ’em p lo i 1301

Crime de l ’Orient-Express, Le, r o m a n D a d d i (R o m é o ), p e r s o n n a g e d e L uigi


p o lic ie r d 'A g a th a C h ris tie , 8 5 9 P ir a n d e llo , 6 7 5 , 8 9 7
C r im é e , 8 4 5 D a g u erre (J a c q u e s ), in v e n te u r fra n ­
Crimén piramidal, El, r o m a n p o l i ­ ç ais, 1 7 8 7 -1 8 5 1 , 9 1 0
c ie r, 8 6 9 Daily Mail, q u o t i d i e n de la n g u e
C rio la t (A rie tte ), v o ir G r a tio le t a n g la is e , 1 1 42
C rip p s (S ir R ic h a r d S ta ff o rd ), h o m m e D a lm a tie , 9 6 8
d ’É ta t, 1 8 8 9 -1 9 5 2 , 1 2 3 2 D a m a s , 9 2 3 -9 2 4 , 9 5 0
C ro c k e tt (D a v id , d it D a v y ), h é ro s M o s q u é e d e s ‘U m a y y a d e s , 9 2 5
a m é r ic a in , 9 7 3 Dame de Shanghaï, La, film
C ro ix d e s H é r o s d e S ta lin g r a d , 7 3 0 d ’O . W e lle s , 1 0 2 9
C ro sb y (B in g ), c h a n te u r a m é r ic a in , Dame du Lac, La, r o m a n d e R a y m o n d
1 9 0 4 -1 9 7 7 , 1 1 3 8 C h a n d le r, 1178
Crossed Words, œ u v r e m u s ic a le d e D a m ie tte , 7 9 8
S v e n d G r u n d tv ig , 8 8 7 D a m is c h ( H u b e r t) , 1 0 6 9
C ro w s , tr i b u in d i e n n e , 1 2 2 7 D an em a rk , 911, 1146, 1192, 1210.
C r o z e t ( a r c h ip e l d e s ) , 8 8 4 1269
C ro z ie r, com m andant du Terror, 9 0 2 D a n g la rs ( B e r th e ) , 9 3 3 , 9 3 4 , 1159-
C ru b e lu e r (N o rb e rt), p ro p rié ta ire fo n ­ 1165
c ie r, 1 2 4 6 , 1 2 4 7 D a n g la rs (M a x im ilie n ), 7 3 2 , 8 1 5 , 8 6 0 ,
C uba, 1176 903, 1 1 5 9 -1 1 6 5
Culebute, La, g r a v u r e , 1 1 7 1 D a n g la rs (P è re ), 9 3 4 , 1 1 6 6
C u m b e rla n d (W illiam A u g u s tu s , duc D annay (F re d ), p s e u d o n y m e d e B eys-
d e ) , 1 7 2 1 -1 7 6 5 , 7 8 2 s a n d re , 1199
C u m b e rla n d (sau ce), 1087 Danorum Regum Heroumque Histo-
C u ra ça o , 1010 ria, d e S a x o G r a m m a tic u s , 1 2 2 3
C u rie (P ie r re et M a rie ), p h y s ic ie n s Dans le gouffre, n o u v e lle d e P ir a n ­
fra n ç a is , 7 6 1 d e llo , 6 7 5
Curiously strong Altoids Peppermint Danses, d e H a n s N e u s ie d le r , 1 2 5 1
Oil, 9 6 5 Danseuse aux pièces d ’or, d e P e rp i-
C u v e lie r (M a rc e l), a c t e u r fr a n ç a is , 7 3 7 g n a n i, 1 2 4 9
C u v e rv ille (d e ), m o r a lis te fra n ç a is, D a n to n , (G e o r g e s Jacq u es), 1759-
1143 1794. 761
C u v ie r (G eo rg es, b a ro n ), z o o lo g is te D a r e s- S a la m ( T a n z a n ie ) , 7 1 4 , 7 1 5
fra n ç a is , 1 7 6 9 -1 8 3 2 , 1 02 1 D a r d a n e ll e s (L es), 1 2 7 4
C y c la d e s (L es), 8 1 4 , 1 19 2 Daring Young Man on the Flying Tra-
Cyclope ( p r o je t ) , 8 9 5 peze, The, d e W illia m S a ro y a n , 1 1 1 2
Cyproea caput serpentis, 7 1 4 D a rio s, r o i d e P e rs e , 1 1 9 6
Cyproea moneta, 7 1 4 Dasogale fontoynanti, 7 6 1
Cyproea turdus, 7 1 4 D a u p h in , 1098
C y ran o de B erg e ra c ( S a v in ie n d e ) , 1 0 7 7 D a v id o f f, p h y s ic ie n a m é r ic a i n d ’o r i ­
g in e a lle m a n d e , 1 0 3 4
D . (É m ile ), 8 3 1 D a v is (G a ry ), c ito y e n d u m o n d e , 1 2 3 2
D ac (P ie rre ), h u m o r i s t e fra n ç a is , 1 8 9 3- D av is, p e r s o n n a g e d e r o m a n , 1 0 4 0
1976, 705 D a v o s (S u is s e ), 1 0 5 8 , 1 1 3 8
1302 G eorges Perec

D avout (L o u is-N ic o la s , duc d ’A u e r- Dernière Expédition à la recherche de


s t œ d t , p r i n c e d ’E c k m ü h l) , m a r é c h a l Franklin, La, p u z z le , 9 0 2
d e F r a n c e , 1770-1823, 892 Dernières Nouvelles de Marseille,
De l'angoisse à l ’extase, d e P ie r r e q u o t i d i e n m a rs e illa is , 9 6 6
J a n e t , 1154 Dernières Nouvelles de Saint-Moritz,
Dk Wn i), s ta y e r b e lg e , 1101 p é r i o d i q u e s u is s e , 1 2 0 0
D e a u v ille , 968, 1282 D e s M o in e s (I o w a ), 1 1 9 5
Debout /, o r g a n e d e s T é m o in s d e la Des Raskolniki d ’A vvakoum à l ’in­
N o u v e lle B ib le , 891 surrection de Stenka Razine, p a r
D e ere (J o h n ) , q u in c a illie r e n g ro s , H. C o m e y liu s , 1 1 7 2
1175 D e s c a r te s (R e n é ) , p h i l o s o p h e fra n ç a is,
Déesse-mère tricéphale, s ta tu e de 1 5 9 6 -1 6 5 0 , 1 0 2 7
b a s a lte , 7 2 6 , 9 4 8 D e sceu e rs (P ie r re ), c a r t o g r a p h e d ie p -
Déjeuner sur l ’herbe, Le, d e M a n e t, p o is , v. 1500-v. 1 5 5 8 , 1 1 4 4
705 Descente de Croix, d e V e c e llio G ro -
D ekkkr (T h o m a s), é c r iv a in a n g la is, z ia n o , 1 1 8 8
1 5 7 2 -1 6 3 2 , 1 0 4 6 D e sd é m o n e , h é ro ïn e d e S h ak e sp e a re ,
D e la c r o ix ( E u g è n e ) , p e i n t r e fra n ç a is, 875
1 7 9 8 -1 8 6 3 , 1 2 4 9 D e s d é m o n e , h é r o ï n e d e V e rd i, 9 5 4 ,
D e la n e y (Ja ck ), b o x e u r a m é r ic a i n , 8 7 9 1050
D e lft (P ay s-B as), 1054, 1155, 1192, D é s iré , v o ir D id i, 1 0 2 7 , 1 0 2 9
1193 D e s lie n s (N ic o la s), c a r t o g r a p h e d ie p -
Délices de Louis XV, Aux, p â tis s e r ie , p o i s d u xvi' s iè c le , 1 1 4 4
6 89, 1069, 1168 D e s to u c h e s ( P h ilip p e N é ric a u lt, d it)
D e liè g e , p a c e m a k e r d e V a n d e r s tu y f t, a u te u r d ra m a tiq u e , 1 6 8 0 -1 7 5 4 ,
1099 1115
Délits et des Peines, Des, e s s a i d e B e c ­ Détective, p é r i o d i q u e d e la n g u e f r a n ­
c a ria , 7 7 1 ç a ise , 8 5 2 , 9 2 7
D é lia M arsa (R ), c o m te e t m é c è n e Deux Hémisphères, Les, c a b a r e t m o n t ­
v é n itie n , 1 2 0 9 m a r tr o is , 1 2 6 8
D e l m o n t ( s o c ié té ) , 8 4 6 D evaux (P ie r re ), 8 2 1
D é m o c h ite , p h i l o s o p h e g re c , 6 7 1 D evon, 832
Démonstration de la mission divine D ezo b ry (C h .), l e x ic o g r a p h e fra n ç a is.
de Moïse, d e W. W a r b u r to n , 1 2 1 4 1021
D e m p l e d o r f (N e b ra s k a , U .S.A .), 1 2 8 1 D ia b le , le, la m e d e ta r o t, 1 0 9 6
D em psky (W illiam H a r r is o n , d i t J a c k ), Dialogue avec 33 variations de Bee­
b o x e u r a m é r ic a in , 7 6 1 , 8 7 9 thoven sur un thème de Diabelli.
D em y (J a c q u e s ), c i n é a s te fra n ç a is , d e M ic h e l B u to r , 1 0 3 1
1241 D iam ond’s, c lu b d e S a n F r a n c is c o .
D e n lu d (Y ves), a c t e u r fra n ç a is , 1 9 0 1 - 868
1959, 1267 Dictionnaire de géographie, d e M eis-
I) i \ i k i\e (A n to n Iv a n o v ic h ), gén éral s a s e t M ic h e lo t, 1 2 7 6
r u s s e , 1 8 7 2 -1 9 4 7 , 8 4 5 Dictionnaire de l ’Église espagnole au
Dépêche d ’Ems, La, im a g e d ’É p in a l, xvif siècle, p a r A. J é r ô m e , 7 3 1
1276 Dictionnaire d e T ré v o u x , 7 8 6
La Vie m o d e d ’em p lo i 1303

Dictionnaire des abréviations fran ­ D o m in g o (P a c o ), pseudonym e de


çaises et latines utilisées au Moyen R é m i R o rs c h a s h , 7 1 1
Âge, d ’E s p in g o le , 1 2 0 6 D o m in o , v e d e t te d ’u n s p e c ta c le d e t r a ­
D idi ( D id ie r C o lo n n a , d i t D é s ir é , d it) , v e stis, 1 0 2 8
g é r a n t d e b o îte d e n u it, 1 0 2 7 , 1 0 2 8 , Don Giovanni, o p é r a d e M o z a rt, 9 5 4
1029 D o n Q u ic h o tte , h é r o s d e C e r v a n tè s ,
Didon, d e L e fra n c d e P o m p i g n a n , 1012
1115 D o rd o g n e , 706, 9 30, 1259
Didon et Énée, o p é r a d e P u r c e ll D o r s e t , 8 5 1 , 1 07 1
(1689), 836 D o u d in k a , 7 2 6
D id y m e (L ib a n ), 1 0 1 0 Doudoune et Mambo, p r o d u c t i o n
D ie g o -S u a re z (M a d a g a s c a r) , 8 1 3 té lé v is é e d e R. R o rs c h a s h , 7 3 8
D ie p p e , 1 1 4 3 - 1 1 4 5 D o u g la s (G o rd o n ), c in é a s te a m é r i­
D ijo n , 9 1 0 c a in , 1 2 4 1
D in te v ille (D r B e r n a r d ) , 6 5 9 , XIV, 7 1 8 , D o u li ( T h a m ), 1 0 1 0
7 3 1 , 7 5 4 , 9 0 6 , XLVII, 9 1 8 , 9 1 9 , 9 2 0 , D racen a (L u ca ), a c c o r d é o n i s t e , 1 1 7 8
9 32, 946, 9 88, 1003, 1066, 1067, D r a g o n , a n im a l f a b u le u x , 9 8 1 , 1 1 5 3
XCVI, 1 2 5 1 - 1 2 5 8 , 1 2 7 7 D ra p ie r (B ), p s e u d o n y m e de B eys-
D in te v ii.le (E m m an u el d e ), 720 s a n d re , 1199
D in te v ille ( F ra n ç o is d e ) , 7 2 0 , 7 2 1 D re sd e , 1255
D in te v ille ( G ilb e r t d e ) , 7 1 9 D u b lin , 6 8 1 , 8 6 6
D in te v ille (L a u r e lle d e ) , 7 2 0 , 7 2 1 D ubout (A lb e rt), c a r ic a tu r is t e fra n ç a is ,
D in te v ille (R ig a u d d e ) , 7 1 9 -7 2 1 , 1 2 5 3 , 1 9 0 5 -1 9 7 7 , 1 1 2 3
1256, 1258 D u b r o v n ik (Y o u g o s la v ie ), 9 6 8
Diogène, r e v u e litté r a ir e , 1 0 7 2 D u b u feet (J e a n ), a r tis te p e i n t r e , 1 1 9 8
D io m ir a , 1 1 2 8 D u c reu x (Jo se p h ), p e in tre fr a n ç a is ,
Dioramas du Club Alpin, a t t r a c t i o n 1 7 3 7 -1 8 2 0 , 1 2 4 9
d e l ’E x p o s itio n u n iv e r s e l le , 1 1 6 6 Duesenberg, m a r q u e d 'a u t o m o b i l e s ,
Dismal Swamp, c h a n s o n d e S a m H o r- 984
to n , 888 D u fay ( F lo r e n tin ) , é lè v e d e D e la c ro ix ,
Disneyworld (U .S.A .), 1191, 1192, 1249
1195 D u fresn e, j o u e u r d ’é c h e c s , 1 0 7 1
D itte rs d o rf, o ff ic ie r a l le m a n d , 8 0 6 D u fresn y ( C h a rle s - R iv iè r e ), a u t e u r d r a ­
D iv o n n e -le s - B a in s , 1 2 8 1 m a tiq u e , 1 6 8 4 -1 7 2 4 , 1 1 1 4
Dix-huit leçons sur la société indus­ D ukas (P a u l), c o m p o s ite u r fra n ç a is ,
trielle, e s s a i d e R. A ro n , 9 6 1 1 8 6 5 -1 9 3 5 , 8 6 4
D ja k a r ta ( e x B a ta v ia , I n d o n é s i e ) , 9 7 3 D u l l K n ife , c h e f i n d ie n , 1 2 2 7
D je r b a (île d e , T u n is ie ) , 1 1 1 4 D u li.e s (Jo h n F o s te r ) , hom m e p o li­
D o d é c a , d ite D o d é c a c a , c h i e n n e d ’u n e t iq u e , 1 8 8 8 -1 9 5 9 , 1 2 3 2
a n c i e n n e lo c a ta ire , 8 1 5 , 8 5 6 D um as (A le x a n d re ), é c r iv a in fra n ç a is ,
DogDays, r o m a n ( p o li c ie r ?), 1 2 7 6 1 8 0 2 -1 8 7 0 , 1 2 5 1
D o lo rè s ( D o lo r è s B e lla r d o , d i t e F a y e ), D um ont (F ra n ç o is ), m in i a t u r i s t e f r a n ­
a c tr ic e e s p a g n o le , 9 8 8 ç a is d u xvuie s iè c le , 1 2 4 9
Domestiques, Les, g r a v u r e lib e r ti n e , D u m o n t d 'U r v il l e , (Jules-Sébastien-C ésar),
787 n a v ig a te u r français, 1 7 9 0 -1 8 4 1 , 1222
1304 G eorges P erec

Dunant (H enri), p h ilanthrop e suisse, É g y p te , 7 0 5 , 7 7 3 , 8 6 7 , 9 0 4 , 9 6 4 , 9 7 1 ,


1828- 1910, 1123 1074, 1126, 1127, 1214, 1228
D u ndee (Écosse), 1 0 3 8 E h re n fe ls ( C h ris tia n , b a r o n v o n ) , p h i ­
D unkerque, 8 9 5 , 9 1 0 l o s o p h e a u tr ic h ie n , 1 8 5 9 -1 9 3 2 , 8 7 6
Dunn (H erbert e t J e r e m i e ) , 1 07 1 E im e o (T a h iti), 1 1 9 2 , 1 1 9 3
Durand-Taillefer (Célestine), p se u d o ­ E in ste in (A lb e rt), p h y s ic i e n a m é r ic a in ,
nym e de M m e Trévins, 1 2 2 1 , 1 2 2 3 1 8 7 9 -1 9 5 5 , 7 6 1 , 1 2 3 2
E i s e n ü h r ( A u tr ic h e -H o n g r ie ) , 1 0 2 0
E a rp (W y a tt), h é r o s s e m i - lé g e n d a ir e E liz a b e th Ire, r e i n e d ’A n g le te r r e , 1 5 3 3 -
d e w e s te r n , 1 1 7 5 1603, 1138
E a s t K n o y le , a é r o p o r t , 9 8 4 E lu o t (H arv ey ), p s e u d o n y m e d ’A. Flex-
E a s t L a n s in g (M ic h ig a n ), 9 2 0 n e r, 8 8 0
E c h ard ( C a r o lin e ) , v o ir C a r o lin e M ar- E lse n e u r, 1083
q u is e a u x , 6 9 0 , 8 2 3 - 8 2 5 , 1 0 6 3 E lstir, p e r s o n n a g e d e M a rc e l P r o u s t,
É c h ard (g ran d -p ère), 8 2 4 -8 2 6 , 872, 1011
928, 1018 É m ira ts A ra b e s, 1 1 8 9
É c h ard (M a d a m e ), 8 2 4 -8 2 6 , 885, Empreinte, L’, c o lle c t io n d e r o m a n s
1230 p o lic ie r s , 9 1 6
É c h ard (M a rc e lin ), c h e f m a g a s in ie r , E m s (A lle m a g n e ), 7 6 1 , 1 2 7 6
8 8 5 , 1 2 3 0 , 1 23 1 Encounter, r e v u e l i tt é r a ir e d e la n g u e
Écho des Limonadiers, L ', 6 9 2 a n g la is e , 1 0 7 2
E c o le d e s B ea u x -A rts, 7 3 3 Encyclopaedia britannica, 7 8 0
É c o le d u G é n ie civil, 8 9 3 Encyclopédie de la conversation, L’,
É c o le n a tio n a le d ’A d m in is tra tio n , 1021
L’E .N A 10 32, 1 2 1 0 Enfant au toton, L’, g r a v u r e d e Le
E c o le n o r m a l e s u p é r i e u r e ( d e S è v re s ), B as, d ’a p r è s C h a r d in , 1 1 8 8
676, 916 Enfant bleu, L’, (Blue boy), d e G a in s-
É c o le p o ly te c h n iq u e , 6 8 0 , 6 8 2 , 6 8 3 , b o ro u g h , 1188
720, 1032, 1210 Enfant et les Sortilèges, L ’, d e M a u r ic e
É c o le p ra tiq u e des H a u te s É tu d e s R avel, 8 7 2
(6 e s e c tio n ) , 9 1 5 Enfants du Capitaine Grant, Les, d e
É c o le p y r o t e c h n i q u e (s ic ), 6 8 3 J u l e s V e rn e , 6 8 7
É c o le s u p é r i e u r e d e c h im ie , 8 9 3 Engadiner, L’, H ô te l d e S a in t-M o ritz ,
Ecossais sont en colère, Les, r o m a n 1200
p o l i c i e r d e P. W in th e r , 7 4 3 E n g h ie n , 8 0 1 , 1 1 0 2
É cosse, 727, 1063, 1078 E n n is ( I r la n d e ) , 1 1 9 2 - 1 1 9 3
Écrits de Sartre, Les, d e C o n t â t e t Enrichissez votre vocabulaire, 6 9 3
R y b alk a, 1 2 3 6 E n ric i, c o u r e u r c y c liste ita lie n , 1 0 9 8
E d i m b o u r g (É c o s s e ) , 1 1 4 0 Enterprise, j o u r n a l d ’a ffa ire s a m é r i­
O ld C o llè g e , 1 1 4 2 c a in , 1 0 1 4
E d iso n (T h o m a s A lva), i n v e n t e u r a m é ­ Entführung aus dem Serait, Die,
ric a in , 1 8 4 7 -1 9 3 1 , 7 7 5 o p é r a d e W.A. M o z a rt, 8 8 0
E g é r (M e g le p e tt) , s c u l p t e u r h o n g r o is , E n tre b o is (D ’), p a c e m a k e r su isse , 1101
878 Entrée des Croisés à Constantinople,
E g n a tiu s , 1 02 1 d e F. D u fa y d ’a p r è s D e la c ro ix , 1 2 4 9
La Vie m o d e d ’em p lo i 1305

Entreprises, c o lle c tio n s p é c ia lis é e , E u g è n e d e S av o ie -C a rig n a n ( d i t le P r in c e


1221 E u g è n e ) , m ilita ire a u tr ic h ie n , 1 6 6 3 -
Entrevue du camp du Drap d ’or, 1736, 76 6, 76 7, 768, 9 5 2
p u z zle, 901 E u ro p e, 665, 670, 712, 714, 725, 817,
E p a p h o s , fils d e la n y m p h e Io , 1 1 2 1 880, 889, 914, 974, 982, 1023,
É p e rn a y , 1230 1035, 1101, 1146, 1191, 1194,
Épices ou la Vengeance du ferronnier 1 2 2 2 , 12 4 2
de Louvain, Les, 1 0 6 5 E u r y d ic e ( p e r s o n n a g e ) , 1 2 6 3
É p in a l, 6 8 9 , 7 2 7 , 8 5 3 , 9 0 2 , 1 2 7 6 Eurydice, ta b le a u d e F r a n z H u ttin g ,
Epiphyllum paucifolium M ack lin , 1 0 9 3 1263
Epipbyllum truncatum, 1 0 9 3 E u s ta c h e (B a r th é lé m y ) , a n a t o m i s t e ita ­
É ra sistra te , a n a to m iste g re c du lie n , 1 5 1 0 -1 5 7 4 , 1 2 5 4 , 1 2 5 7
m e s iè c le av. J .-C ., 1 2 5 6 E v e rg la d e s , 1 15 3
E r b il (Ira k ), 1 1 9 2 É v re u x , É glise S a in t- T a u rin , 7 6 3
Erebus, n a v ire , 9 0 2 Exercices de Diplomatique et de
Ebfiord ( G u n n a r ) , 9 8 9 Paléographie médiévales, d e T o u s -
E ric sso n (E rik ), 8 3 4 ta in e t T a s sin , 1 2 0 6
E ric sso n (Ewa), 8 3 2 , 8 3 3 E x e te r, 8 3 2 , 8 3 4 , 1 0 2 8
E ric sso n (S v e n ), 8 3 2 - 8 3 3 , 1 0 5 4 E x p o s itio n U n iv e rs e lle d e 1 9 0 0 , 1 1 6 6
Erindo, o p é r a d e K u s s e r, 6 8 1 Express a n d Echo, q u o t i d i e n d ’E x e te r,
Erindringer fra en Reise i Skotland, 832
d e P le n g e , 7 2 7
E x tr ê m e - O r ie n t, 8 8 6 , 9 1 4 , 9 7 2 , 1 2 2 0 ,
E s b e ri, c r itiq u e d ’a r t p a r is ie n , 1 1 9 8
1221
E sb ig n é (Jules-S erv ais d ’), le x ic o g ra p h e
fran ç a is, 1 8 4 0 -1 9 0 2 , 10 21
F ab erg é (C a ri), jo a illie r d e la c o u r d e
Escamoteur, L’, ta b l e a u d e J é r ô m e
R u ss ie , 1 8 4 6 -1 9 2 0 , 9 3 4 , 1 1 6 3
B o sch , 6 7 7
F ab re (S a tu r n in ) , a c te u r f r a n ç a is ,
E s c a u t (fle u v e ), 7 2 3
1 8 8 3 -1 9 6 1 , 1 2 6 7
E s c u ria l, L’, 1 1 5 3
F a e n z a (Ita lie ), 1 0 9 7
E spagne, 663, 665, 716, 723, 726,
779, 860, 903, 919, 948, 982, 983, Fairyland, m u s ic -h a ll d e H a m b o u r g ,
1129, 1192, 1194 1222

E sp in g o le (B a m a b é -V in c e n t d ’), m é d ié ­ Faisons un rêve, p iè c e d e S a c h a G u i­


v iste fran çais, 17 3 2 -1 8 0 7 , 1 2 06 try , 1 2 6 7
Esquisse d ’une histoire des théories F a la ise , 6 6 9
rénales, 1 2 5 8 F a lc k e n s k jo ld ( S e n e c a O tto ) , g é n é r a l
E s t h e r , p e r s o n n a g e d e VAssuérus d e d a n o is , 1 7 3 8 -1 8 0 3 , 9 1 1
M o n p o u , 1228 F a lk e n h a u se n (M a x ), m u s ic ie n a lle ­
É ta m p e s , 7 3 3 m a n d , 1 8 7 9 -1 9 4 7 , 8 8 7
É ta ts -U n is d ’A m é r iq u e , 7 5 3 , 7 6 6 , 7 7 1 , F a llo t ( É tie n n e - L o u is -A rth u r ), m é d e ­
877, 879, 888, 895, 983, 98 5 , 1012, c in fra n ç a is, 1 8 5 0 -1 9 1 1 , 1 2 5 2
1033, 1044, 1053, 1106, 1137, Falstaff, p e r s o n n a g e d e W illia m S h a ­
1152, 1167, 1192 k e sp e a re , 1252
E th io p ie , 7 2 6 , 9 7 1 F a lste n (W illiam ), d e s s i n a t e u r a m é r i­
Etranger, L’, d ’A lb e rt C a m u s , 9 1 9 c a in , 1 8 7 3 -1 9 0 7 , 8 2 2
É tre ta t, 1 1 1 7 , 1 1 4 4 F a lu n ( S u è d e ) , 1 2 4 8
1306 G eorges Perec

F a rîd A b u - T a i.if, n é g o c ia n t é g y p tie n , F itz -Ja m e s, c o m m a n d a n t d e 1’Erebus,


1074 902, 948
F aro u k ( F â r û q ) , r o i d ’É g y p te , 1920- F iu m e (I ta lie ) , 8 5 3
1965, 1074 F la n d e rs (G a é ta n , d i t G â te ) , m e t t e u r
F a u c ig n y -L u c in g e ( p r in c e s s e d e ) , 9 8 8 e n scène, 988
F a u c illo n ( A rm a n d ) , c h e f d e s e rv ic e , Flashing Bulbs, m a r q u e d e b illa rd s
1265, 1266, 1267 é le c tr iq u e s , 8 8 6
F au re (F élix ), p r é s i d e n t d e la R é p u ­ F la u b e r t ( G u s ta v e ) , ro m a n c ie r fran ­
b l i q u e fr a n ç a is e , 1 8 4 1 -1 8 9 9 , 8 5 3 ç ais, 1 8 2 1 -1 8 8 0 , 1 3 6 4
F av art (C h a rle s - S im o n ) , a u t e u r d r a m a ­ Flèche d ’argent, La, tr a in , 1 2 1 1
tiq u e , 1 7 1 0 -1 7 9 2 , 1 1 1 5 F le u re t, p a p e tie r, 1156
F a w c e tt, a n c i e n c h a u f f e u r d e B a r tle ­ F le u ry (H e n r y ) , d é c o r a t e u r , 7 7 9 , 7 8 3 ,
b o o th , 8 0 1 , 1120 1054, 1055, 1085, 1086, 1088, 1220
F écam p , 1144 F le u ry , le x ic o g r a p h e f r a n ç a is du
F ern a n d el ( F e r n a n d C o n t a n d i n , d it) , xtx1' s iè c le , 1 0 2 1
a c t e u r fr a n ç a is , 1 9 0 3 -1 9 7 1 , 7 1 1 F le u v e J a u n e ( H u a n g H o , d i t L e), 9 9 8
F errj (M a rio , d i t F e r r i le R ital), 1 1 0 4 - F le x n e r (A rn o ld ), h i s t o r i e n e t é c r iv a in
1105 a m é r ic a i n , 8 8 0
F e rté -M ilo n , La, 6 9 5 , 9 1 0 , 9 6 6 F lic h e , h i s t o r i e n fra n ç a is , 9 6 1
Feuille d ’A vis de Fribourg, j o u r n a l F lo q u e t (C h a rle s ) , h o m m e p o liti q u e
s u is s e , 1 1 9 7 fr a n ç a is , 1 8 2 8 -1 8 9 6 , 7 8 8
Feuillets du Praticien, Les, 9 0 6 F lo r e n c e (I ta lie ) , 1 2 5 3
F eydeau (G e o rg e s), a u te u r d ra m a ­ F lo r id a (M is s o u ri), 1 2 4 1
tiq u e , 1 8 6 2 -1 9 2 1 , 9 8 0 F lo r id e , 7 5 3 , 1 0 8 3 , 1 1 7 4
F ic h e ro , El, v o ir M a rg a y (L in o ), 1 1 0 5 F lo u re n s ( P ie r re ), p h y s io lo g is te f r a n ­
F ie r a b r a s , h é r o s lé g e n d a ir e , 1 0 1 0 ç ais, 1 7 9 4 -1 8 6 7 , 7 8 0 , 7 8 3 , 1 0 8 8
Fifi, g u e n o n , 1 0 1 7 Fod ( B é a tric e ) , a m ie d ’O liv ia N o rv e ll,
Figaro, Le, q u o t i d i e n p a r is ie n , 6 9 2 1243
Fil jaune, Le, é m is s io n d e té lé v is io n F o g g (P h ile a s ), p e r s o n n a g e d e J u le s
d e S. V e n te r , 9 9 8 V e rn e , 7 2 2
Filles du feu, Les, d e G é r a r d d e N e r ­ F o lie s -B e rg è re , 1 1 1 3
va l, 9 9 7 F o lla n in io (N a rc is s e ), p o è t e , 1 0 1 0
Filles du feu, Les, v o ir T ré v in s , 1 2 2 2 Fondation nationale pou r le dévelop­
Film and Sound, 1 2 4 5 pem ent de l ’FLémisphère Sud, 1 1 4 7
Film français, Le, 1 1 5 3 F o n ta in e b le a u , 8 0 1
Financial Times, j o u r n a l d ’a ffa ire s F o rb es ( S t a n h o p e A le x a n d e r) , p e i n t r e
a m é r ic a i n , 1 0 1 4 a n g la is , 6 7 2 , 6 7 3 , 1 0 6 3
F in c k (H e in r ic h ) , c o m p o s ite u r a lle ­ Force de la Destinée, La, m é lo d r a m e ,
m a n d , 1 4 4 5 -1 5 2 7 , 1 1 2 0 980
F irm ia n (C h a r le s - J o s e p h , c o m te d e ), F o rli (I ta lie ) , 1 0 9 7
h o m m e d ’É ta t ita lie n , 1 7 1 8 -1 7 8 2 , F o rm o se , 725, 9 73, 1045
767 F o rs te r (W illiam ), é d ite u r de
F is c h e r (M ax et A le x ), r o m a n c ie r s m u s iq u e , 7 8 1 , 7 8 2
c o m iq u e s , 7 8 6 F o r t- D a u p h in (M a d a g a s c a r) , 9 0 4
F itc h w in d e r ( D o n a ld O ) , c o lle c tio n ­ F o rth rig h t (L ad y ), 6 7 2 , 6 7 3 , 1 0 6 3
n e u r e t m é c è n e a m é r ic a in , 1 1 9 8 Forum, r e v u e d ’a rt, 6 9 5 , 7 1 6
La Vie m o d e d ’em p lo i 1307

F o u ï d r a (M ali), 9 3 9 Fréquences dyspnéiques dans la


F o u lf .ro t (G e n e v iè v e ), V, 8 1 1 , 864, tétralogie de Fallot, t h è s e d e m é d e ­
892, 8 9 6 , 8 9 7 , L, 9 3 6 , 9 3 8 , 9 4 6 , c in e d e B. D in te v ille , 1 2 5 2
1243, 1278 F rère ( J e a n - J a c q u e s ), 1 2 0 9 - 1 2 1 1
F o u le ro t (L o u is ), 9 3 8 F re s n e i. (A lice), 7 3 3 , 8 1 5 , 9 7 9 , 1 1 6 3
F o u r T im e s, f e m m e d u c h e f i n d i e n Sit- F resn e l (G h is la in ), 9 7 9 , 1 1 6 7

tin g B u ll, 1 2 2 7 Fkesnel (H e n r i) , 9 2 8 , 9 7 8 - 9 8 5


F reu d ( S ig m u n d ) , p s y c h a n a ly s t e v ie n ­
F o u rea u , p ro p rié ta ire de l’a p p a r t e ­
n o is , 1 8 5 6 -1 9 3 9 , 1 3 6 4
m ent du tr o i s iè m e d ro ite , 669,
F r ib o u r g (S u iss e ), 1 1 9 7
XC1II
Fribourg and Treyer, m a r c h a n d s d e
F o u rie r (C h a rle s ) , p h ilo s o p h e fra n ­
ta b a c a n g la is, 1 2 4 6
ç ais, 1 7 7 2 -1 8 3 7 , 1 2 5 6
F r ic k ( C o lle c tio n ) , m u s é e n e w -y o rk a is
Fox, n a v ire , 9 0 2 , 9 4 8
d ’a r t a n c ie n , 8 7 7
Français p a r les textes, Le, liv re s c o ­ F rin g ii.u (C a rd in a l), 1 0 1 4 , 1 1 3 7
la ire , 6 9 8 F r ite s -lé g u m e , v o ir D id i, 1 0 2 8
F rance, 665, 667, 681, 715, 716, 719, F ro b ish e r (S ir M a r tin ), n a v ig a te u r
725, 726, 753, 766, 804, 829, 833, a n g la is , 1 5 3 5 -1 5 9 4 , 1 1 3 8
836, 838, 839, 864, 877, 909, 910, F ru h in s o liz , t o n n e l i e r a ls a c ie n , 1 1 6 6
914, 915, 923, 924, 966, 974, 992, F u d g e s , tr i b u i n d i e n n e , 1 2 2 7
9 93, 996, 1000, 1012, 1020, 1049, Fugger ( H e r m a n n ) , h o m m e d ’a ffa ire s
1050, 1053, 1063, 1072, 1075, a lle m a n d , 8 6 6 , 867, 1015, 1088,
1088, 1098, 1106, 1113, 1118, 1224, 1278
1145, 1156, 1167, 1176, 1177, F u rto à n c .le r (W ilh e lm ), chef d ’o r ­
1184, 1192, 1210, 1222, 1223, c h e s t r e a lle m a n d , 1 8 8 6 -1 9 5 4 , 9 5 4
1228, 1231, 1245, 1249
France-Dimanche, 9 2 5 G a b in (J e a n M oncorgé, d it Jea n ),
France-Soir, 8 5 9 a c t e u r fra n ç a is, 1 9 0 4 -1 9 7 5 , 7 1 1
F ran c o B aham onde ( F r a n c e s c o ) , d ic ta ­ G a b le (C la rk ), a c t e u r a m é r ic a i n , 1 0 4 4
t e u r e s p a g n o l, 1 8 9 2 -1 9 7 6 , 9 1 8 G abon, 714
F ra n ç o is ( C la u d e ) , c h a n te u r, 1939- G a ffio t (F élix ), la tin is te fr a n ç a is , 1 2 5 3
1978, 913 Gai Laboureur, Le, a ir t r a d i t i o n n e l ,
F ra n ç o is-J o s e p h , e m p e r e u r d ’A u tric h e , 1248
1 8 3 0 -1 9 1 6 , 8 6 9 G a in s b o r o u g h (T h o m a s ) , p e in tre
F ra n k lin (S ir Jo h n ), e x p lo ra te u r a n g la is , 1 7 2 7 -1 7 8 8 , 1 1 8 8

a n g la is, 1 7 8 6 -1 8 4 7 , 9 0 2 Galahad Society, 7 7 3


G a le r ie 2 2 , 7 0 5
F ré d é ric - G u illa u m e II, r o i d e P ru sse,
G a le r ie M aillard , 6 9 8
1 7 4 4 -1 7 9 7 , 1 1 2 9
G a lie n (C la u d e ), m é d e c i n g r e c d e P er-
F re d e ric k sb u rg (V irginia), p ia n is te a m é ­
g a m e v. 131-v. 2 0 1 , 9 5 1 , 9 7 1 , 9 8 2 ,
ric a in e , 1 19 5
1 2 5 3 -1 2 5 6
Free Man, The, j o u r n a l d e D u b lin , 8 6 6
G a u lé e (G a lile o G a lile i, d it) , a stro ­
F re g o li (L eo p o ld o ), a c te u r ita lie n ,
n o m e ita lie n , 1 5 6 4 -1 6 4 2
1 8 6 7 -1 9 3 6 , 1 0 2 8
G a lilé e , 6 9 4
F re is c h ü tz , b a s s e t d e M e lc h io r A risto - G a llé (É m ile ), v e r r i e r fr a n ç a is , 1 8 4 6 -
te lè s , 1 0 1 3 1904, 1057
1308 G eorges Perec

G a llim a rd , é d i t e u r p a ris ie n , 6 7 5 , 7 1 7 , G e rb a u lt (H e n ry ), d e s s i n a t e u r fr a n ç a is
1031 d u d é b u t d u s iè c le , 9 0 7
G a n d , 11 7 2 G é ric a u lt (T h éo d o re), p e in tre fra n ­
G andhi (M o h a n d a s K ara m ch a n d ), ça is, 1 7 9 1 -1 8 2 4 , 9 1 0
h o m m e d ’É ta t i n d ie n , 1 8 6 9 -1 9 4 8 , G e rm a in e , lin g è r e d e B a r tle b o o th , 7 9 9 ,
914 996
G a n n e v a i. ( P ie r re ), 9 8 9 G e ro n im o , c h e f i n d ie n , 1 2 2 7
G a rd , 8 3 7 , 8 3 9 Gerry Mulligan Far East Tour, d is q u e ,
G a ro ei (B la n c h e ) , v o ir A lta m o n t 702
(B la n c h e ) G e rtru d e , h a m ste r, 1154
Gardens o f Heian-Kyô, b o îte d e n u it G e rtru d e , a n c ie n n e c u is i n iè r e de
d 'A n k a ra , 1 0 4 6 M adam e M o re a u , 1055, 1225-
G a r ig lia n o , fle u v e ita lie n , 6 5 9 1 2 2 8 , 1278
G a rin d e G a rla n d e , é c r iv a in f r a n ç a is d u Gertrude o f Wyoming, d e A.S. Je ffe r-
xnc s iè c le , 1 2 0 7 so n , 661
G a ro u a (C a m e ro u n ), 755 G e rv a i.s e , g o u v e r n a n t e d e M. C o lo m b .
G asco gn e, 723 873, 928
G a s tr ip h é r è s , 1 0 21 G e sn fr (C o n ra d ), n a tu r a lis te s u iss e ,
G a ts e a u (île d ’O lé r o n ) , 8 5 3
1 5 1 6 -1 5 6 5 , 1 0 21
G a ttiè r e s , 9 3 0 , 1 2 5 9
Gestalttheorie, 6 5 3 , 8 9 8
G audi y C o rn et (A n to n io ) , a r c h ite c t e
Geystliches Gesangbuchlein, d e J o h a n n
e s p a g n o l, 1 8 5 2 -1 9 2 6 , 1 2 7 6
W a lth e r, 9 0 8
G a u lle ( C h a rle s - A n d ré -J o s e p h -M a r ie
G h a r d a ïa (A lg é rie ), 1 2 6 6
d e ) , h o m m e d ’É ta t, 1 8 9 0 -1 9 7 0 , 9 5 3
G ib ra lta r, 6 6 3 , 6 9 4 , 1 1 2 6
Gauloises, m a r q u e d e c ig a r e tte s , 1 0 7 7
G ig o u x (J e a n ) , p e in tre d 'h i s t o i r e ,
G a u lt- d u - P e r c h e , 8 9 4
1022
G a u ltie r (L é o n a r d ) , g r a v e u r fr a n ç a is
G ijô n ( E s p a g n e ) , 6 6 5 , 7 2 3 , 1 1 2 0
d u xviie s iè c le , 8 7 4
G ilb e r t (île s ), 1 1 3 7
Gazette de Genève, La, 1 1 9 7
Gilbert & Blanzy-Poure, m a r q u e d e
Gazette médicale, La, 9 0 6
p lu m e s , 965
G é lo n -le -S a rm a te , 6 7 1
G é m a t-L a llè s ( T h o m a s ) , g a s tr o - e n té r o -
Gilda, film d e C h a r le s W a lte rs , 7 6 1
G ile t-B u rn a c h s (F lo r e n tin ) , 1 1 4 3 -1 1 4 5
lo g u e , 9 5 8
G illo t ( C la u d e ) , p e in tre fra n ç a is,
G ê n e s , É g lise S a in t- L a u re n t, 7 6 3 , 7 6 4
G enève, 1032, 1033, 1060, 1072, 1 6 7 3 -1 7 2 2 , 1 18 7

1106. 1184. 1197, 1211, 1277 G ira rd (J e a n -L o u is ), a u t e u r d e r o m a n s


G e n ji, p e rs o n n a g e c e n tra l d u Genji- p o lic ie r s , 1 0 1 0 , 1 0 1 3
monogatari d e M u ra s a k i S h ik ib u , G ir o n d e , 1 1 6 6
785 Giselle, b a lle t d 'A d a m , 1 2 0 8
G e o ffro y -S a iv ï-H iia irf, n a tu r a lis te f r a n ­ G is h i-W a jin -D e n , 1 0 1 5
ça is, 1 7 “72 -1 8 4 4 , 9 5 8 Gitanes, m a r q u e d e c ig a r e tte s , 9 0 4 .
G é r a n t d e l'i m m e u b l e , v o ir R o m a n e t, 1077
1185 G jo e r u p , m a is o n d ’é d i t i o n d a n o is e ,
G é rard (F ra n ç o is , b a r o n ) , p e i n t r e f r a n ­ 1263
ça is, 1 7 7 0 -1 8 3 7 , 1 2 3 3 G la s g o w (E c o s s e ) , 1 1 4 2
G é ra i d e l, fa b r ic a n t d e p a s tille s , 1 0 6 8 G la s to n b u r y , m o n a s t è r e a n g la is, 7 6 4
La Vie mode d ’emploi 1309

G le ic h e n ( c o m te d e ) , p e r s o n n a g e d e Grand Prix de lArc-de-Triomphe,


Y o ric k , 7 0 1 a ffic h e d e P a u l C o lin , 7 8 0
Globe céleste, Le, a t t r a c t i o n d e l ’E x p o - G k a n d a ir ( E le u th è r e d e ) , 1 0 6 9
s itio n U n iv e rs e lle , 1 1 6 6 Grande Carte de la ville et citadelle
G o b e lin s , Les, m a n u f a c t u r e d e ta p i s ­ de Namur, 1 1 1 3
s e r ie , 1 1 8 7 G r a n d e - B r e ta g n e , 8 3 3 , 1 2 1 0
G o b i (d é s e rt d e ), 972 Grandes Batailles du Passé, Les,
G o d e r v ille (S e in e -M a ritim e ) , 8 9 5 é m is s io n d e té lé v is io n , 7 3 9
G o d iv a (L ad y ), 9 8 4 Grandes Dames de l ’Histoire de
G o g o ia k (S .), c r itiq u e d ’a rt, 6 9 9 France, b u v a r d illu s tr é , 1 1 5 6
G o id b a c h ( C h ris tia n ), m a t h é m a t i c i e n Grands Ecrivains Américains, Les,
a lle m a n d , 1 6 9 0 -1 7 6 4 , 1 1 2 5 1241
G o ld ste in (K u rt), p h i l o s o p h e a m é r i ­ G ran p ré (M a rq u is d e ) , 1 0 6 9
c a in d ’o r ig i n e a lle m a n d e , 1878- G ra ssin (R o b e rt, d it T o t o ) , c o u re u r
c y c liste , 1 0 9 8
1965, 1256
G r a tio i.e t (A riette, n é e C r io la t) , 7 5 6 ,
G o lfe P e r s iq u e , 8 7 4 , 1 1 2 7 , 1 2 0 3
1002, 1003
G o u ., a n a t o m is t e a lle m a n d , 1 1 7 2
G ra tio le t (É m ile ), 7 5 3 , 7 5 4 , 7 5 6 , 7 5 7 ,
G om es (E ste v a o ), n a v ig a te u r p o r tu g a is
852, 873, 1000, 1159, 1167, 1 2 4 6 -
d u xvie s iè c le , 1 1 4 3
1248
G om oki (F u jiw a r a ) , h o m m e d ’a ffa ire s
G r a tio le t ( F e r d in a n d ) , 7 5 3 - 7 5 7 , 8 5 2 ,
ja p o n a is , 1 0 1 4 , 1 0 1 5
1000, 1001
G o n d e ric , ro i d e s B u rg o n d e s, 764
G r a tio le t (F ra n ç o is ), 7 5 3 -7 5 7 , 852,
G o rm a s ( F ra n ç o is ), a c te u r, p e rso n ­
853, 1001, 1002, 1018, 1039, 1041,
n a g e d e G. B erg er, 8 5 6 -8 5 9
1163, 1172, 1246, 1248, 1249
G o r m a s ( G a tie n ) , s o n a n c ê tr e , 8 5 8
G r a tio le t (G é r a r d ) , 753, 754, 756,
G o r m a s (J e a n -P a u l), s o n fils, 8 5 9
757, 853, 1000
G o r m a s (M a d a m e ), s a m è r e , 8 5 8
G ra tio le t ( H é lè n e ) , v o ir B r o d in , 7 5 3 ,
G o tlib , a r tis te p e i n t r e , 8 5 9
756, 1001, 1018, 1039
G o ttlie b ( H a n s ) , s ix -d a y m a n a u t r i ­
G ra tio le t ( H e n ri) , 7 5 6 , 1 0 0 0
c h ie n , 1 0 9 8
G ra tio le t ( I s a b e lle ), 690, 729, 756,
G o u g e n h e im (M a rc el, d it G o u g o u ),
9 06, 998, 1002, 1003, 1119. 1155,
ja z z m a n , 1 1 1 3 , 1 1 1 4 1157. 1158, 1277
Goupi Mains Rouges, film d e J a c q u e s G r a tio i.e t 0 e a n n e ), 756, 1248
B e c k e r, 8 9 3 G r a tio le t O u s te ) , 7 5 2 , 7 5 6 , 8 5 3 , 9 3 1 ,
G o irg u e c h o n ( B e r tr a n d ) , 1 0 6 3 1001, 1166. 1246, 1247, 1248
G o c itm a n , m a îtr e d e G a s p a r d W in c k ­ G r a tio le t (L o u is), 756, 852, 1000,
le r, 6 9 5 , 9 6 6 1001
G r a n b in , 9 8 4 G r a tio le t (M a rc ), 7 5 6 , 8 5 2 , 1 00 1
Grand Allas, d e B e r g h a u s , 1 2 7 6 G r a tio le t (M a rth e ), 7 5 6 , 8 5 3 , 1001.
Grand Défilé de la Fête du Carrousel, 1002, 1039. 1249
g r a v u r e d ’Is ra ë l S y lv e stre , 6 8 8 G r a tio i.e t (O liv ie r), 716, 730. 732,
Grand Dictionnaire de Cuisine, Le, 752, 756, 806, 810, 852, 853, 907,
d ’A le x a n d r e D u m a s , 12 51 9 2 9 , 9 3 1 , 9 3 3 , 9 4 6 , LVIII, 9 9 8 , 9 9 9 ,
Grand Larousse universel du xix' 1 0 0 0 -1 0 0 4 . 1039, 1041, LXXXH,
siècle, d e P ie rr e L a ro u s s e , 1 0 72 1 1 5 5 -1 1 5 7 , 1 1 8 5 , 1 2 4 6 , 1 2 4 9 , 1 28 1
1310 G eorges P erec

G rav es ( E rn e s t) , le x ic o g r a p h e fra n ç a is, G u a te m a la , 7 2 6


1 8 3 2 -1 8 9 1 , 1 02 1 G lé lis (J e a n ) , d a n s e u r fra n ç a is , 1 2 1 0
G ra z (S ty rie ), 7 9 2 G u é m é n o lé -L o n g tg e rm a in (A s to lp h e , d u c
G rè c e, 1192 d e ), 9 8 4
G kken (S ila s), p ro d u c te u r de spec­ G lé n é (L o u is ), v io lo n du ro i
ta c le s d e m u s ic -h a ll, 1 1 7 5 L o u is XVI, 1 2 4 9
G re e n R iver, u n iv e r s ité a m é r ic a i n e , G lé rin (E u g é n ie d e ) , é c r iv a in fra n ç a is ,
1033 1 8 0 5 -1 8 4 8 , 1 0 2 1
G r e e n h ill, é c o l e a n g la is e , 7 0 0 G ce rn é (L o u is e tte ), 1 1 5 7
G ré g o ire IX, (U g o lin o d e S e g n i), p a p e , G u ig n o l, 6 9 2
1 1 4 5 -1 2 4 1 , 7 0 1 G u illa u m e I" , e m p e r e u r d 'A lle m a g n e ,
G re n a d e (E sp ag n e), (G ra n a d a ), 693 1 7 9 7 -1 8 8 8 , 1 2 7 6
G r e n o b l e (I s è r e ) , 9 1 0 , 1 0 9 7 G u illa u m e III d O ran g e-N assau , S ta th o u -
G re ssin , 895 d e r d e H o lla n d e , 1 6 5 0 -1 7 0 2 , 1 0 1 0
G re iz e ( J e a n - B a p tis te ), p e i n t r e f r a n ­ G u im o n d d e la T o u c h e ( C la u d e ) , a u t e u r
ça is, 1 7 2 5 -1 8 0 5 , 1 2 3 4 d r a m a t i q u e , 1 7 2 3 -1 7 6 0 , 1 1 1 5
G r if a lc o n i (A lb e rto ), 8 1 0 G u io n (L o u is), c a p i ta i n e d e v a is s e a u ,
G r ie a lc o n i (E m ilio ), é b é n i s t e ita lie n , 1234
8 0 6 , 8 0 7 - 8 1 0 , 8 1 5 , 1 00 1
G u ira u d (R a im o n d d e ) , a u t e u r d r a m a ­
G r ie a lc o n i (L ae tiz ia ), sa f e m m e , 8 0 6 -
tiq u e , 1 7 8 3 -1 8 0 3 , 1 1 1 5
808
G iita u t (M a d a m e d e ) , 1 1 6 3
G r if a lc o n i (V itto rio ), 8 1 0
G u itry (S a c h a ), a c t e u r e t a u t e u r d r a ­
G rilln e r, a r tis te c a n a d ie n , 6 9 9 , 1 2 5 9 ,
m a t i q u e fr a n ç a is , 1 8 8 5 -1 9 5 7 , 1 2 6 7
1260
G u te n b e rg (J o h a n n G e n s fle is c h , d it)
G r im a u d (V ar), 12 12
im p rim e u r a lle m a n d , 1 4 0 0 -1 4 6 8 ,
G r im a u d , v a le t d ’A th o s , p e r s o n n a g e
1096
d 'A . D u m a s , 1 1 1 3
G u y a n e , 11 42
G ris i ( C a r lo tta , d ite La), d a n s e u s e ita ­
G u y o m ard (G é ra rd ), p e in tre e t re s ta u ­
l ie n n e , 1 8 1 0 -1 8 9 9 , 7 8 6 , 9 4 9
ra te u r, 6 8 3 , 9 5 0 , 1203
G r is o n s (S u is s e ), 8 0 6 , 1 2 0 0 , 1 2 0 5
G u y o t, p r o p r i é t a i r e f o n c ie r, 1 2 4 6
G ro d d eck ( G e o r g ) , p s y c h o s o m a tic ie n
Gyp (S y b ille G a b rie lle M arie-A n to i-
a u tr ic h ie n , 1 8 6 6 -1 9 3 4 , 1 2 5 6
n e tte de R iq u e tti de M ira b e a u ,
G r o m e c k , m a r c h a n d d e ta b le a u x , p e r ­
c o m te ss e de M a rte l de J a n v ille ,
s o n n a g e d e G. B erg er, 8 5 8
d ite ) . 1 8 5 0 -1 9 3 2 , 7 8 6
G r o m e c k (L ise), s a f e m m e , 8 5 8
G ro m y k o (A n d re i A n d r e ie v itc h ) , d i p l o ­
m a te s o v ié tiq u e , 1 23 2 Habit vert, L’, c o m é d ie d e F ie rs e t
G roncz, m a ir e d e N e w Y o rk , 9 8 4 C a illa v e t, 1 2 6 7
G r o o v e s , tr i b u in d i e n n e , 1 2 2 7 H a b sb o u rg , 766, 1016
G r o u p e d 'A c tio n D a v o u t. 8 9 2 H a c h e tte , é d i t e u r , 1 0 4 0
G ro z la n o (V e c e llio ), 1 1 8 8 Hadriana, c o lle c t io n d e m o n n a i e s
G r i n d tv ig ( S v e n d ) , m u s ic ie n s u é d o is , c o n s e r v é e s a u m u s é e d 'A tri, 8 7 7
8 87 H aendel ( G e o r g - F r ie d r ic h ) , c o m p o s i ­
G u a d a lc a n a l, 1 1 3 7 t e u r a n g la is , 1 6 8 5 -1 7 5 9 , 6 8 1 , 9 5 2 .
G u a d e lo u p e , 910 1094
G u a m (île d e ) , 1 1 3 -7 H a g iw a ra , a r tis te p e i n t r e , 6 9 9
La Vie m o d e d ’em p lo i 1311

Bakr, voir Loorens


H a j A b d u ia z iz A b u H a u t- D o g o n , 1 2 3 8
(C arelV an), 1 1 2 7 H a u te - M a rn e , 1 1 7 2
Halle (Allemagne), 1 1 2 5 H a u te - P ro v e n c e , 9 8 1
Halle (Belgique), 1 1 9 2 , 1 1 9 4 H a v h rca m p (S ig e b e rt), p h ilo lo g u e et
H aller (Bernard), acteur français, 7 3 7 n u m is m a te h o lla n d a is , 1 6 8 3 -1 7 4 2 ,
H a l i , e y (Edm ond), astrono m e anglais, 768
1 6 5 6 -1 7 4 2 , 1 2 4 2 H a w th o rn e (N a th a n ie l) , ro m a n c ie r
H a llo w e ll (Bobby), m édecin légiste, a m é r ic a in , 1 8 0 4 -1 8 6 4 , 1 1 3 7
1281 H aydn (Jo se p h ), c o m p o s ite u r a u tri­
H a m b o u rg , 681, 829, 949, 1011, c h ie n , 1 7 3 2 -1 8 0 9 , 7 8 1 , 7 8 2 , 7 8 3
1052, 1172, 1222 H a y w o rth (R ita C o n s in o , d i t e ) , a c tric e
H a m ilto n (fle u v e d u L a b r a d o r ) , 1 0 1 1 a m é r ic a in e , 7 6 1
H a m m a m e t (T u n is ie ) , 1 0 7 8 H a z f.f k i.d (A n to n ), m u s ic ie n d a n o is ,
H a m m e rto w n (île de V a n c o u v e r, 1 8 7 3 -1 9 4 2 , 8 8 7
C an a d a ), 9 9 7 H e a rst (W illiam R a n d o lp h ), jo u rn a ­
Hapi ( L a u r e n c e ) , p e i n t r e a m é r ic a in , lis te a m é ric a in , 1 8 6 3 -1 9 5 1 , 1011,
1260 1 0 1 4 , 1 0 15
Harbour near Tintagel, a q u a r e l l e d e H éb ert (J o s e p h ) , 8 9 6
T u rn er, 706
H éb ert ( M a d a m e ), 8 7 2
Hardi les gars /, film a v e c O liv ia N o r-
H éb ert (P au l, s u r n o m m é P .H .), 7 3 1 ,
v ell, 1 1 5 2
806, 807, 8 1 1 -8 1 2 , 892, 893, 895,
H a rd in g (W a rre n G a m a lie l), 2 9 e p r é s i ­
896, 1041, 1167
d e n t d e s É tats-U n is, 1 8 6 5 -1 9 2 3 , 9 8 4
H e ia n -K y ô (K y o to ), 1 0 4 6
H a rd y (A le x a n d re ), a u te u r d ra m a ­
Heili Heilo , c h a n s o n a lle m a n d e , 9 3 2
tiq u e , 1 5 7 0 -1 6 3 2 , 1 1 1 5
H é lè n e , b o n n e d e B a r tle b o o th , 7 9 9 ,
H a rd y (A lfre d ), m é d e c in fra n ç a is ,
800, 1151, 1277
1 8 1 1 -1 8 9 3 , 1 0 6 6
H é lia n (J a c q u e s ), chef d ’o r c h e s t r e ,
H a rd y ( F r a n ç o is e ) , c h a n t e u s e , 1 2 3 5
1 11 3
H a rd y (O liv e r N o rv e ll), a c t e u r c o m iq u e
H é lia s (P ie rre -J a k e z ), é c r iv a in b r e t o n ,
a m é ric a in , 1 8 9 2 -1 9 5 7 , 6 8 0
1031
H a rd y (R e n é ) , ro m a n c ie r fra n ç a is,
H é lio p o lis , 7 0 5
1031
H a rd y ( T h o m a s ) , r o m a n c i e r a n g la is, Helvetica physiologica pharmacolo-
1 8 4 0 -1 9 2 8 , 6 7 7 gica Acta, 1 2 5 6
H a rd y , n é g o cian t en h u ile d ’o liv e , Hemminge & Condell, m a i s o n l o n d o ­
928, 9 7 8 n ie n n e de v ê te m e n ts im p e r­
H a rd y (M a d a m e ), s a f e m m e , 1 1 8 0 m é a b le s , 1 2 4 0
H a rg ita y , u ro lo g u e , 1257 H ém on (P h ilip p e ), c a m a r a d e d e G il­
HARiRî (A bu M u h a m m a d al Q â s im al-), b e r t B e rg e r, 8 5 6 , 8 5 9
p o è t e a r a b e , 1 0 5 4 -1 1 2 2 , 9 8 9 H e n n in (L u c e tte , n é e C o m m i n e ) , 1 2 2 3
H a ro u n a l-R a c h id (H â rû n a l-R a sh îd ). H e n n in (R o b e rt), m a r c h a n d d e c a r te s
ca life a b b â s s id e , 7 6 6 -8 0 9 , 1 2 4 3 p o s ta l e s , 1 2 2 4
H a rro w , 7 0 0 H e n ri II, ro i d e F r a n c e , 1 5 1 9 -1 5 5 9 ,
H a rt (L id d e ll), h is t o r i e n a n g la is , 1 0 6 6 687
H a r v a r d ( M a s s a c h u s e tts ) , 7 1 7 , 7 7 2 H e n ri III, ro i d e F r a n c e , 1 5 5 1 -1 5 8 9 ,
H a u t- B o u b a n d j id a , 7 5 3 , 7 5 4 , 7 5 5 1109
1312 G eorges Perec

H e n ri IV, ro i d e F r a n c e e t d e N a v a r re , H o lla n d e , 7 6 6 , 1 12 5
1 5 5 3 -1 6 1 0 , 9 1 0 , 1 1 4 5 H o llid a y (D o c), p e rso n n ag e s em i-
H e n r i e t t e d 'A n g l e t e r r e , d u c h e s s e d ’O r ­ lé g e n d a ire de l ’O u e s t a m é r ic a in ,
lé a n s , 1 6 4 4 -1 6 7 0 , 9 3 4 1175
H e n rie tte -M a rie d e F ra n c e , r e i n e d ’A n ­ H o lly w o o d ( C a lifo r n ie ) , 9 4 8 , 1 1 3 8
g le te r r e , fille d e H e n r i IV, é p o u s e Homme à l ’imperméable, L’, r o m a n
d e C h a r le s Ier e t m è r e d e la p r é c é ­ p o lic ie r d e P. W in th e r, 7 4 3
d e n t e , 1 6 0 9 -1 6 6 9 , 1 1 4 5 Homme aux loups, L ’, c é l è b r e c a s p s y ­
Henriette, L’, tro is -m â ts , 1 2 3 4 c h a n a ly ti q u e , 1 0 1 0
H e p t a e d r a Illim ite d , g r o u p e p o p , 8 2 6 Homme aux semelles devant, L’,
H e rm an (W o o d y ), chef d ’o r c h e s tr e , œ u v r e c o lle c tiv e d e V la d islav , 1 2 6 0
1114 H o n d u ra s, 983, 1144
H e iz e l, é d i t e u r , 1091 H o n f le u r , 1 1 4 4
Hieracium aurantiacium, 1 2 3 2 H o n g K ong, 726, 973, 1045
Hieracium pilosella, 1 23 2 H o n g r ie , 9 1 8 , 1 0 2 8 , 1 1 8 3
H ie ro n y m u s, p s e u d o n y m e d e S ta n le y H o n o lu lu , 693
B lu n t, 1 0 4 5 H o n o ré ( C o r in n e M a r c io n , d ite
H ig h p o o l, 9 8 4 M ad a m e ), 1159, 1 1 6 3 -1 1 6 7
H ilb e rt (D a v id ), m a t h é m a t i c i e n a lle ­ H o n o ré ( H o n o r é M a r c io n , d it) , 1 1 59 ,
m a n d , 1 8 6 2 -1 9 4 3 , 8 7 6 1 1 6 3 -1 1 6 7
H ill (W .E .), c a r ic a tu r is t e a n g la is , 1 0 7 8 H o o k i r J im , c h e f i n d ie n , 1 2 2 7

H ilv e r s u m (P ay s-B a s), 1 2 4 8 H oover ( H e r b e r t C la rk ), 3 1 e p r é s i d e n t


H i r s c h ( R o b e r t) , a c t e u r fr a n ç a is , 7 3 7 d e s É ta ts -U n is , 1 8 7 4 -1 9 6 4 , 9 8 4
Histoire de France p a r les rébus, 1 1 1 8 H o r a tio , sq u e le tte a p p a rte n a n t au
Histoire de l ’Église, d e F lic h e & M a r­ D r D in te v ille , 1 0 6 7
tin , 9 6 1 H o r b y ( s ta tio n d e r a d io ) , 1 2 4 8
Histoire de la guerre européenne, d e H o rn er (Y v e tte ), a c c o r d é o n is te , 8 2 2
L id d e ll H a rt, 1 0 6 6 « H o r te n s e » (S a m u e l H o r to n , d e v e n u ) ,
Historia, m e n s u e l illu s tr é , 8 5 2 c h a n te u se p o p , 8 2 6 ,8 8 7 -8 8 9 , 1278
H itc h (W illiam ), m is s i o n n a ir e m o r­ Hortillonnage et Labourage en Picar­
m on, 908 die sous le règne de Louis XV,
H itc h c o c k (A lfre d ), c i n é a s te a m é r ic a in d i p l ô m e d e 3e cy cle ( in a c h e v é ) d e
d ’o r ig i n e a n g la is e , 1 1 1 2 P. M a r q u is e a u x , 8 2 6
H itle r (A d o lf), hom m e d ’É ta t a lle ­ H o rto n (S a m u e l, d i t S a m ), g u ita r is te
m and, 1 8 8 9 -1 9 4 5 , 8 2 4 , 8 9 5 , 9 5 0 , e t c o m p o s i t e u r , v o ir « H o r t e n s e »,
9 58, 1231, 1232 888
H je lm s le v (L o u is), lin g u is te d a n o is , H o r ty ( F le t c h e r T h ad d eu s, d it Le
1 8 9 9 -1 9 6 5 , 7 9 4 C a p i ta i n e ) , p e r s o n n a g e c e n t r a l d e s
H obson, seco n d d u Fox, 9 0 2 r o m a n s d e P a u l W in th e r, 7 4 3
H o c q i ard (A d h é m a r). 9 5 8 H ô te l G rillo n , 1 1 1 9
H o d e ï d a (Y e m e n ), 8 1 3 H ô te l d e l’A v e y ro n , 8 7 5
H o f ( F r a n c o n ie ) , 1 0 01 H ô te l d e s In v a lid e s , 8 7 8 , 1 2 4 0
H o g u e t, h o r lo g e r , 118"7 H ô te l d e s V e n te s (s a lle D r o u o t ) , 6 8 8 .
H o k a b e l-O u a k t (l’A igle d u M o m e n t) , 755, 1146
c o r s a ir e b arb aresq u e 1 1 2 6 -1 1 2 8 , H ô te l- D ie u (d e B ea u n e ), 1006, (d e
1131 P a ris ), 1 2 5 4
La Vie m o d e d ’em p lo i 1313

H o u rcad e (M a d a m e ), 7 0 7 , 7 3 8 , 7 3 9 , île s a n g lo - n o r m a n d e s , 8 3 9
8X5, 8 7 2 , 9 0 4 , 1 0 7 5 , 1 2 0 4 île L in c o ln (« l ’île m y s té r ie u s e »), 6 8 7 ,
H u fh n g , p e i n t r e a m é r ic a i n , m a îtr e d e 1091
VArte Brutta, 7 0 5 , 1 1 9 8 île d e Ré, 1 2 1 6
H ugo (V ic to r), é c r iv a in fr a n ç a is , 1 8 0 2 - Ilio n (T ro ie , T u r q u ie ) , 1 1 9 2
1 8 8 5 , 7 3 1 , 9 1 0 -9 1 1 , 9 5 1 , 9 9 8 , 1 0 2 3 Illustration, L', 6 8 8 , 8 5 2
H u ix tla (M e x iq u e ) , 1 1 9 2 , 1 1 9 6 Illyrie, 1 1 9 2
H u ls tk a m p , m a r q u e d e g e n iè v r e , 8 2 1 Image et Son, r e v u e p r o f e s s i o n n e ll e ,
Humanité, L’, q u o t i d i e n p a r is ie n , 6 9 2 1245
H u m b e rt, h is to r ie n d ’a r t d u x v iii' sièc le , Images de l ’Eté, c a l e n d r ie r , 1 0 1 7
875 Images du Monde, 8 5 2
H u m b o ld t ( G u ill a u m e d e ) , é r u d i t a lle ­ Immortels, Les, c o m é d i e d e b o u l e ­
m a n d , 1 7 6 7 -1 8 3 5 , 1 1 2 5 v a rd , 1 2 6 7
H u m p h re y ( H u b e r t H o r a tio ) , h o m m e Imperium Japonicum... Descriptum,
p o l i t i q u e a m é r ic a in , 1 2 3 2 c a r te d ’H a d r ie n R o la n d , 1 1 4 6

H u n s, 764, 1260 Incertum, œ u v r e d e P. B lo c k , 1 0 7 2


H u ttin g (F ra n z ) , p e i n t r e f r a n c o - a m é r i­
Incorporated Hostellerie, 1 1 9 0 , 1 1 9 2
c a in , 6 9 7 -6 9 9 , XI, 7 0 3 - 7 0 6 , 722, In d e , 6 71, 726, 1077, 1141, 1192
In d e s , 7 4 1 , 8 8 8 , 1 0 6 0 , 1 0 7 7 , 1 1 4 3
730, 9 2 9 -9 3 3 , 946, LIX, 1006-
1 0 1 6 , 1 0 7 1, 1 0 8 8 , LXXXIII, 1 1 5 9 , Indifférent, L’, ta b l e a u d e W a tte a u ,
1168, 1198, 1 2 2 4 , XCVII, 1259- 847
In d o c h in e , 726
1 2 6 3 , 1278
In d o n é s ie , 726, 9 7 3 , 9 7 4
Hypnerotomachia Poliphili (le Songe
In d re , 745
de Poliphyle), d e F. C o lo n n a , 9 9 9
Inès de Castro, d e L a m o tt e - H o u d a r ,
1115
l'rn homesick fo r being homesick,
I n f ir m iè r e d e M m e M o re a u , 7 4 5 , 7 8 3 ,
c h a n s o n d e Sam H o rto n , 8 8 8
1282
I ’m the Cookie, s é r ie d e té lé v is io n
In g re s (J e a n -A u g u s te -D o m in iq u e ), p e in ­
a m é r ic a i n e , 9 8 6
tr e fran çais, 17 8 0 -1 8 6 7 , 1 01 1
Ibn ZaydCn (A bû a l-W a lid A h m a d ),
I n h a k e a (M o z a m b iq u e ) , 1 1 9 2 -1 1 9 3
p o è t e a r a b e d ’E s p a g n e , 1 0 0 3 -1 0 7 1 ,
In n o c en t II, pape ( G r é g o ir e Papa-
1060
re s c h i) , 1 1 3 0 -1 1 4 3 , 6 6 4
I c a rie , 1 2 3 8
Innocents en voyage, d e M a r k T w a in ,
Icarus, r e v u e litté r a ir e , 1 0 7 2 1242
Ie n is s e ï, fle u v e r u s s e , 7 2 6 Inoubliable Vienne, film t o u r i s t i q u e
Igitur, b o îte d e n u it, 1 0 2 7 a v e c O liv ia N o rv e ll, 1 1 5 3
Il était une fois Olivia Norvell (the Institut d ’ethnologie, 7 9 2
Olivia Norvell Story), film , 1 1 5 4 International Hostellerie, 1 1 9 0 -1 1 9 2 ,
Ile mystérieuse, L', r o m a n d e J u l e s 1197, 1200 , 1 2 0 4
V e rn e , 6 8 7 , 1 0 9 1 Internationale Zeitschrift fü r Urolo­
île mystérieuse, L’, p ay sag e de gie, 1 2 5 8
L.N. M o n ta le s c o t, 1 1 8 8 In v e rn e ss, 728
Île -d e -F ra n c e , 8 0 2 Io , p e r s o n n a g e m y th o lo g i q u e , 1 1 2 1
Ile-de-France, p a q u e b o t , 6 9 4 Io w a , 1 0 5 3 , 1 0 5 4 , 1 2 3 8
1314 G eorges Perec

Iphigénie, d e G u i m o n d d e la T o u c h e , J e m i m a C r e e k ( F lo r id e ) , 7 5 3 , 1 1 7 2
1115 Jerez, 665
Ira k , 1 0 4 6 , 1 1 9 2 Jérô m e (A d rie n ) , 7 3 1 , 8 1 1 , 8 1 5 , 8 7 0 -
Iran, 874, 1014 872, 9 0 8 , XLVI, 9 1 3 , 9 1 5 , 9 1 6 , 9 2 3
I r la n d e , 7 2 3 , 1 1 9 2 , 1 1 9 3 J é r u s a le m , é g lis e d u S a in t- S é p u lc r e ,
Iro n H o rse, c h e f i n d ie n , 1 2 2 7 763, 764
Is a u ra , 1 1 2 8 J é su s-C h rist, 760, 763, 7 64, 7 67, 1015
Isid o re , a c t e u r d e la t r o u p e d e F r e s n e l, J im in i-la - C o n s c ie n c e , p e r s o n n a g e d u
980-982 Pinocchio d e C o llo d i, 9 8 1
Is ra ë l, 1 1 9 2 , 1 2 2 8 J in e m e w ic z (T rim ), p s e u d o n y m e d ’A.Flex-
Ita lie , 1 0 2 1 , 1 0 9 7 , 1 2 3 8 n e r , 880
Iv a n o v (P a u l), c o m p a r a t i s t e lillo is, 9 8 9 Joconde, La, p o r t r a i t d e L é o n a r d d e
Iw o -J im a , 1 1 3 7 V inci, 7 0 5
Johan n o t (T o n y ), g r a v e u r r o m a n t i q u e ,
1 8 0 3 -1 8 5 2 , 1 1 4 1
Jac q u art (J o s e p h -M a rie ), m é c a n ic ie n
Johnson (J a m e s L o u is, d it J a y Jay ),
ly o n n a is , 1 7 5 2 -1 8 3 4 , 9 1 0
tr o m b o n e a m é r ic a in , 1 0 6 9
Jacquet (B ), c r itiq u e d ’a rt, 6 9 8
Joie, La, r o m a n d e G e o r g e s B e r n a n o s ,
Ja d in (G o d e fro y ), p e in tre a n im a lie r ,
1206
1246
J o s e p h d A r jm a th ie , 760, 764, 767, 1011,
J a é n ( E s p a g n e ) , 6 6 3 -6 6 4
1013
Janet ( P ie r re ), n e u ro lo g u e , 1 85 9-
Jo ssera n d ( L a u r e n t) , m a rio n n e ttis te
1947, 1154
ly o n n a is , 1 1 6 5
Ja p o n , 762, 1015, 1081, 1096, 1192,
Jouet français, Le, r e v u e p r o f e s s i o n ­
1221
n e lle , 6 8 8 , 9 0 1
Jardin japonais IV, a q u a r e l le d e Sil-
Joueurs de cartes, Les, ta b le a u d e P a u l
b e rs e lb e r, 8 4 6
C é z a n n e , 1085
Jarm an (P e te ), p o liti c ie n a m é r ic a in ,
Journal d ’un prêtre, Le, d e P a u l J u ry ,
1175
675
J a r r ie r , p r o p r i é t a i r e , p e r s o n n a g e d e
Journal de Tintin, Le, p u b l i c a t i o n
L’A ssassinat des poissons rouges, p o u r e n f a n ts , 1 1 2 4
9 3 9 -9 4 2
Journal des voyages, Le, 9 6 4
J a r r i e r (M a d a m e ), s a f e m m e , m é d e c in , Journal du médecin, Le, q u o t i d i e n
940, 941 m é d ic a l, 9 0 6
Jarry (A lfre d ), é c r iv a in fra n ç a is , 1 8 7 3 - Journal o f clinical investigation, The,
1907, 1364 1256
Jason, o p é r a d e K u ss e r, 6 8 1 Journal o f the Warburg an d Cour-
Jason, p iè c e d ’A le x a n d r e H a rd y , 1 1 1 5 tauld Institute, The, 8 7 4
Jav a , 7 9 1 Jours de France, 8 6 4 , 9 1 3
J a v e rt, p e r s o n n a g e d e s Misérables d e J o u y -e n -J o s a s , 670, 785, 823, 934,
V ic to r H u g o , 1 0 11 1183
Jeanne d ’Arc d e M a rk T w a in , 1 2 4 2 Joyce Jam es A u g u s tin e A lo y siu s),
Jefferso n (A r th u r S ta n le y ), c o m p o s i ­ ro m a n c ie r irla n d a is , 1 8 8 2 -1 9 4 1 .
te u r d e c h an so n s, 661 1364
Jefferso n (B a rry ), v o ir R o rs c h a s h , 7 1 1 Joyeux Mousquetaires, Les, m a g a s in
J e f f e r s o n (M is so u ri, U .S.A .), 1 0 4 4 d e j o u e ts , 1 2 4 2
La Vie m o d e d ’em p lo i 1315

Ju arez (R o sen d o , d it le C o g n eu r), K le e (P a u l) , p e i n t r e a l le m a n d , 1 8 7 9 -


g a n g s t e r a r g e n tin , 1 1 0 4 1940, 6 53, 1198
Juge est l ’assassin, Le, r o m a n p o lic ie r K le in (Y ves), a rtis te , 1 9 2 8 -1 9 6 2 , 1 1 9 8
d e L. W a rg ra v e , 9 9 1 K le in h o f, v o i r C in o c , 1 0 1 9
Jugement dernier, Le, t r i p t y q u e d e K iin e (F ra n z ) , p e in tre a m é r ic a in ,
R o g er V an d e r W ey d en , 1006 1 9 1 0 -1 9 6 2 , 1 1 9 8
J u lie tte , h é r o ï n e d e S h a k e s p e a r e , 8 7 5 K lin o v , v o ir C in o c , 1 0 1 9
Ju ra , 861 K n ick e rb o c k er ( D ie d r ic h ) , pseudo­
Ju ry (P a u l), é c r iv a in f r a n ç a is , 6 7 5 n y m e d e B eyssandre, 1199
J u tla n d , 894, 8 9 5 Knock on wood (Un grain de folie),
Juventia, l a b o r a t o i r e d e p r o d u i t s d e film d e N . P a n a m a e t M . F r a n k , 8 5 9
to ile tte , 1 1 5 6 K n ô d e lw u rs t, o ff ic ie r a lle m a n d , 8 0 6
J u v is y - s u r- O rg e , 9 2 4 K odam a, c o m m a n d a n t e n c h e f d e l ’a r ­
m é e ja p o n a is e , 1 2 2 1
K ohn (F é lic ie n ), a ffic h is te , 1 2 5 9
Ka-e-Ten-a, chef indien, 1 2 2 7
K o lu k e r, in g é n i e u r a m é r ic a i n d ’o r i ­
Kafka (F ra n z ) , 1 8 8 3 -1 9 2 4 , 1 3 6 4
g in e a lle m a n d e , 1 0 3 4
Karger (S .), é d ite u r suisse, 1 2 5 8
Konica, m a r q u e d ’a p p a r e i l s p h o t o g r a ­
Katchinas, tribu indienne, 1 2 2 7
p h i q u e s , 12 7 1
Kaye (Daniel David, dit Danny), acteur
K o s c iu s z k o (B o ris ), m e t t e u r e n s c è n e
com ique américain, 8 5 9
d e th é â tr e , 1 1 1 4 , 1 1 1 5
Keaton (Buster), cinéaste américain,
K o u b a n (v a llé e d u , U .R .S .S .), 8 4 5
1 8 9 5 -1 9 6 6 , 7 1 1
K o u ro p a tk in e (A le x e ï N ik o la ïe v itc h ),
Keinhof, voir Cinoc, 1 0 1 9
g é n é r a l ru s s e , 1 8 4 8 -1 9 2 5 , 1 2 2 0
Keith (G eorge E lphinstone, Lord),
K ovacs, 829
amiral anglais, 1 7 4 6 -1 8 2 3 , 7 0 5 K o w a lsk i ( F e d o r ) , v o ir R é m i R o rs c h a s h ,
Kenya, 9 5 1 , 1 0 9 3 711
Kerguelen (îles), 1 2 4 8 K o w e it, 1 0 3 6
K erkenna ( T u n is ie ) , 1 1 1 4 , 1 1 1 5 K ra sn o d a r, 845
Khinoss, voir Cinoc, 1 0 1 9 K ra tz e r (N ic o la s), a stro n o m e du
Khleinhoss, voir Cinoc, 1 0 1 9 xvie s iè c le , 1 2 3 2
King (Arthur), 7 7 3 K rau se ( D o m in i q u e ) , cam arade de
KingDri, m édecin indien, 1 2 5 6 c la s s e d ’Is a b e lle G r a tio le t, 1 1 5 7
Kinoch, voir Cinoc, 1 0 1 9 K ra v c h n ik (C a rlo s ), a v ia te u r a r g e n tin ,
Kiowas, 1 2 2 7 984
Kirby Beard, 9 6 5 K ren ek ( E rn s t), c o m p o s ite u r a m é r i­
Kisàszony (Hongrie), 1 0 2 0 c a in d ’o rig i n e a u t r i c h i e n n e , 1 1 3 8
Kitchener (H oratio H erbert, I" com te K ru esi ( J o h n ), m é c a n ic ie n a m é r ic a in ,
Kitchener de Kartoum et d ’Aspell), c o l l a b o r a t e u r d ’E d is o n , 7 7 5
m aréchal britannique, 1 8 5 0 -1 9 1 6 , K u b ( b o u il lo n ) , 8 4 9 , 1 0 2 8
1221 Kublaï Khan, p o è m e d e C o le r id g e ,
K la jn h o ff, v o ir C in o c , 1 0 1 9 876
K lé b e r (J e a n - B a p tis te ), g é n é r a l f r a n ­ K u b u s , v o ir A n a d a la m s , 7 9 1 , 7 9 3 -7 9 4
ça is, 1 7 5 3 -1 8 0 0 , 7 0 5 , 9 5 0 Kuhn, u ro lo g u e , 1257
K lé b e r, c h a u f f e u r d e B a r tle b o o th , 6 7 9 , Kula, e x p é d i t i o n s r it u e ll e s d e s T ro -
799, 801, 1151, 1203, 1277 b ria n d a is , 1 1 4 7
1316 G eorges P erec

K usser o u C ousser (J o h a n n Sigis- L a c h â tre (M a u ric e ) , l e x ic o g r a p h e d u


m o n d ), c o m p o s ite u r a lle m a n d , xixe s iè c le , 1 0 2 1
1 6 6 0 -1 7 2 7 , 6 8 1 L a c o ste (J e a n - R e n é ), j o u e u r d e te n n is ,
K u sser, c h im is te d ’o r ig i n e a lle m a n d e , 907
681, 682 L a c re te lle ( J a c q u e s d e ) , é c r iv a in f r a n ­
K u w a it, 1 1 9 0 ç a is, 8 7 6
K yd (T h o m a s), a u te u r d ra m a tiq u e Lacs ita lie n s , 9 3 8
a n g la is , 1 5 5 8 -1 5 9 4 , 1 0 3 8 L ad y P ic c o lo , c h a t te , 1 0 3 8
K y o to , le t e m p l e S u z a k u , 9 1 9 L a fo sse (A n to in e ) , a u t e u r d r a m a tiq u e ,
K y s a rc h iu s , p h ilo lo g u e is la n d a is du 1 6 5 3 -1 7 0 8 , 1 1 1 4
xvi' s iè c le , 1 0 2 1 L a fu e n te (M a d a m e ), fe m m e de
m énage de Mme de B e a u m o n t,
882, 1124, 1225
La B a r b a d e , île d e s P e tite s -A n tille s ,
L a h o re , 9 1 4 , 1 1 2 5
1222
LaJoie (François-Pierre), physiologiste
La B rig u e , p e r s o n n a g e d e C o u r te lin e ,
canadien, 1 0 1 1 , 1 0 1 4 , 1 0 1 5
966
Lamartine (Alphonse de), écrivain fran­
La B rig u e , p a t r o n d ’u n c a f é m a r s e i l­
çais, 1 7 9 0 -1 8 6 9 , 9 1 0
la is, 9 6 6
Lambayeque (Pérou), 1 0 9 2
La F a y e tte ( M a r ie -M a d e le in e P io c h e d e
Lambert (Véronique-Elizabeth de B e a u ­
l a V e r g n e , c o m te s s e d e ) , 9 3 4
m ont), 8 3 3 - 8 3 6
L a F o n ta in e (J e a n d e ) , f a b u lis te f r a n ­
Lami (Eugène), pein tre français, 1 80 0-
ç a is, 1 6 2 1 -1 6 9 5 , 10 7 2
1890, 1188
La H a c q u in i è r e , s ta t io n d e la lig n e d e
Lamotte-Houdar (Antoine H oud ar de
S ceaux, 1208
la M o tte , dit), a u te u r dram atique,
La H a v a n e ( C u b a ) , 1 1 4 1 , 1 1 4 2 , 1 1 4 5
1 6 7 2 -1 7 3 1 , 1 1 1 5
La M a e s tra n z a , 1 1 4 1 , 1 1 4 4
Lamoureux (Robert Lam ouroux, dit R ),
La M in o u c h e , c h a t t e d e M m e M o r e a u ,
acteur com ique français, 1 2 6 7
783, 951
Lancelot, valet d e trèfle, 8 7 1
La Norma, o p é r a d e B e llin i, 9 5 4 Landes (David), historien américain,
La P éro u se ( je a n - F r a n ç o is d e G a la u p , 717
c o m t e d e ) , n a v ig a te u r , 1 7 4 1 -1 7 8 8 , Lane ( T o m ) , jo c k e y , 9 8 3
910 Laon, 9 1 0
La R a m é e , e x e m p t, p e rso n n ag e de L a riv e , le x ic o g ra p h e f r a n ç a is du
Vingt ans après, d ’A. D u m a s , 1 1 1 3 XIXe s iè c le , 1 02 1
La R o c h e lle , 7 5 7 , 9 1 0 L a ro u sse (P ie r re ), e n c y c lo p é d is te f r a n ­
La T our (G e o rg e s D u m e s n il d e ), ç ais, 1 8 1 7 -1 8 7 5 , 8 5 2 , 1 0 1 9
p e i n t r e fr a n ç a is , 1 5 9 3 -1 6 5 2 , 9 1 8 Las V e g as (N e v a d a , U .S.A .), 1 2 2 2
L a b ic h e ( E u g è n e ) , a u t e u r d r a m a tiq u e , L a sca u x , 1 1 9 6
1 8 1 5 -1 8 8 8 , 9 8 0 L a u n c e s to n (A u s tra lie ), 10 8 1
Laborynthus, g r a v u r e , 7 2 8 L au rel (A r th u r S ta n le y J e f f e r s o n , d it
Laboureur et ses enfants, Le, fa b le e n S ta n ), a c t e u r , 1 8 9 0 -1 9 6 5 , 6 8 0 , 7 1 1
a r g o t d e P ie r r e D e v a u x , 8 2 1 L a u ta r e t (c o l d u ) , 1 0 9 8
L a b ra d o r, 1 1 3 8 L a u tie r (É tie n n e - F r a n ç o is d e ) , litt é r a ­
Lac des cygnes, b a lle t d e T c h a ïk o v s k i, t e u r fr a n ç a is , s u r n o m m é l ’A n a c h a r-
1208 sis d e s b o u d o i r s , 1 7 3 6 -1 8 2 6 , 1 1 1 4
La Vie m o d e d ’em p lo i 1317

L a u tie r, p a c e m a k e r d e J e a n B r u n ie r , Lee (M.B.), pseud ony m e de Beys-


1110 sandre, 1 1 9 9
Laval (M a y e n n e ), 1 2 6 8 L e f è v r e , d resseur d ’anim aux, 1 1 5 4

L aval ( P ie r re ), hom m e p o liti q u e , Lefranc d e Pompignan (Jean-Jacques


1 8 8 3 -1 9 4 5 , 1 00 1 Lefranc, m arquis d e Pom pignan,
L a v a u r (T a r n ), 1 0 6 6 , 1 2 5 2 , 1 2 5 7 dit), poète dram atique français,
L avedan ( H e n r i) , é c r iv a in fra n ç a is, 1 7 0 9 -1 7 8 4 , 1 1 1 5
1 8 5 9 -1 9 4 0 , 7 8 6 Leet Hand, chef indien, 1 2 2 7
L a v o is ie r (A n to in e - L a u r e n t d e ), c h i­ Legouix-Vavassor Alsatia, 7 6 1
m is te , 1 7 4 3 -1 7 9 4 , 1 1 2 6 , 1 2 4 6 L e h a m e a u (Bernard), 8 5 3

L a w ren c e (S ir T h o m as), p o rtra itiste Leibniz (Wilhelm Gottfried), philo­


a n g la is, 1 7 6 9 -1 8 3 0 , 1 1 8 8 sophe allem and, 1 6 4 6 -1 7 1 6 , 9 8 9
L e i r i s (Michel), écrivain français, 1 3 6 4
L a z iu s, 1021
L e B aiij.y , é d ite u r, 9 0 9 Lfiand (John), éru dit anglais du
xvie siècle, ami d e T hom as Wyatt,
Le B as ( J a c q u e s - P h ilip p e ) . g ra v e u r
fra n ç a is , 1 7 0 7 -1 7 8 4 , 1 1 8 8 1179

Le C a ire , 7 0 5 , 9 6 6 , 9 7 1
Léman (lac), 1 1 0 6
L e m e rc ie r (N é p o m u cèn e), a u te u r d ra ­
Le H a v re , 8 9 4
m a tiq u e , 1 7 7 1 -1 8 4 0 , 1 1 1 5
Le M a n s , 7 9 7
L é n a rt, s ta y e r, 1 1 0 1
Le M e ria d e c h (R ic h a rd ), p a y s a g is te
L e n c lo s (A n n e , d ite N i n o n d e ) , 1 6 1 6 -
b re to n , 753
1706, 1156
Le P r a d o , 1 0 5 6
L e n in g r a d , m u s é e d e l ’E r m ita g e , 1 1 9 4
Le R ain cy , 9 0 2
L éo , 9 1 6
Le S o m m e lie r, é d ite u r à C h a lin d r e y ,
L é o n ard , s o m m e lie r d e B a r tle b o o th ,
1172
799
Le T r é p o r t , 1 1 4 4
L é p in e , 7 0 3 , 1 0 91
L e b ra n - C h a s te l, p r o f e s s e u r à la fa c u lté
Les E y zies, 1 1 9 6
d e M é d e c in e , 1254, 1255, 1256-
L es I s le tte s (M e u s e ), 6 9 6
1258
L e sp a g n o l, c h im is te , 8 9 3
L e b ru n -B re ttil, a rc h iv is te , 1 1 4 4
Lettre à Elise, La, d e L. V a n B e e t h o ­
L e b tit, c a p ita le ara b e en E spagne, ven, 864
6 6 3 -6 6 5 Lettre volée, La, g r a v u r e , 1 1 8 3
L e c o m te , e x p lo ra te u r du L ab rad o r, Lettres d ’amour de Clara Schumann,
1011 1154
Leçon d ’anatomie, La, d e R e m b r a n d t, Lettres nouvelles, Les, r e v u e litté r a ir e ,
705 675
Leçons, r e c u e i l d ’a p h o r i s m e s d ’A. d e L e v a llo is, 6 8 8 , 1 0 9 7 , 1 2 4 7 , 1 2 4 8
R o u tis ie , 1 0 2 1 L e v iit (Al), d r u m m e r . 1 0 6 9
L é d a , 1061 L e w is ( le rr y ), ré a lis a te u r a m é ric a in ,
L ed erer ( J a c q u e s ). 6 7 5 1241
L é d ig n a n , 678, 8 3 7 -8 3 8 , 840, 841, Lexique, d e S u id a s , 1 2 2 3
1118, 1120 L e y d e (P ay s-B as), 1 2 5 3
L e d in a n t ( E liz a b e th ) , v o ir E liz a b e th d e Libération, q u o t i d i e n p a r is ie n , 6 9 2
B e a u m o n t, 8 3 0 Liberté, La, s ta t u e d e B a r th o ld i, 1 2 4 7
L educq (A n d ré ) c o u r e u r c y c liste , 1 0 9 8 L ib ra irie J o s e p h G ilb e r t, 8 9 3
1318 G eorges Perec

Libtrre mangificque d ez Merveyes que L o li.o b rig id a (G in a ), a c t r ic e ita lie n n e ,


pouvent estre vuyes es La Egipte, 864
971 Lolotte ou mon noviciat, r o m a n lib e r ­
L id e n b ro c k ( O tto ) , n a tu r a lis te , 1 1 7 2 ti n d ’A n d r é a d e N e rc ia t, 1 0 6 1
Lido, Le, m u s ic -h a ll p a r is ie n , 1 2 2 2 L om onossov (M ik h a il V a ss ilie v itc h ),
L id ro n (F r a n c e ) , 7 5 6 , 1 0 0 0 é c r iv a in r u s s e , 1 7 1 1 -1 7 6 5 , 1 0 2 1
L ie (T ry g v e ), d ip lo m a te n o r v é g ie n , London (J a m e s , W ), p s e u d o n y m e d ’A.
1 23 2 F le x n e r, 8 8 0
L ièg e ( B e lg iq u e ) , 1 2 2 1 , 1 2 2 3 London (Jo h n G riffith , d it Jack)
L ifa r (S e r g e ) , 9 8 3 ro m a n c ie r a m é r ic a in , 1 8 7 6 -1 9 1 6 ,
L ig n e G u s ta v , 6 5 9 1152
Lili Marlène, c h a n s o n a lle m a n d e , 9 3 2 L o n d res, 6 9 4 , 728, 781, 782, 8 3 2 , 836,
Lille, 9 1 0 , 9 7 3 , 1 17 2 8 77, 1001, 1023, 1042, 1090, 1147,
L im a ( P é r o u ) , 1 1 0 5 , 1 1 5 4 1153, 1154, 1210, 1213, 1215,
Lime Blossom Lady, c h a n s o n d ’« H o r- 1217, 1222, 1226, 1240, 1245, 1246
t e n s e », 8 8 9 A b b a y e d e W e s tm in s te r , 7 8 0 , 1 0 0 8
L in d k k (G a b rie l N e u v ie lle , d i t M ax), A m b a s s a d o rs , 1 2 2 2
a c t e u r f r a n ç a is , 1 8 8 3 -1 9 2 5 , 7 1 1 B ritis h M u s é u m , 8 3 6 , 1 0 9 3
L in h a is (N ic o la s, d i t N ic k ), 1 2 8 1 B u c k i n g h a m P a la c e , 8 3 2
L in h a u s, v o ir C in o c , 1 0 1 9 C h a r in g C ro s s , 1 2 1 6
L in n é (C a ri v o n ) , n a tu r a lis te s u é d o is ,
C o u r t a u l d I n s titu te , 8 7 7
1 7 0 7 -1 7 7 8 , 1 0 2 1
C o u r t S t M a r tin ’s L a n e , 7 8 2
L io n e l d E s t e (L io n e llo ), s e i g n e u r d e
C ov en t g ard en , 836, 954
F e rrare e t d e M o d èn e , 7 98
C re sc e n t g a rd e n s, 1213
L ip siu s, 1021
H a m m e r H a ll, 1 2 2 6
L is b o n n e ( P o r tu g a l) , 1 0 7 4
H a r le y S tr e e t, 1 2 1 0
L isz t ( F ra n z ) , c o m p o s i t e u r h o n g r o is ,
H a y m a r k e t, 1 2 4 6
1 8 1 1 -1 8 8 6 , 7 2 0 , 9 5 0
K e p p e l S tr e e t, 8 3 6
Lithinés du docteur Gustin, 7 3 4
L ib ra irie R o la n d i, B e r n e r ’s S tr e e t,
L itta u ( c o m te d e ) , a id e d e c a m p d e
836
F r é d é r ic - G u il la u m e II, 1 1 2 9
L o n d o n B rid g e , 1 1 9 6
L itta u (U rs u la v o n ) , sa fille, 1129,
P a d d i n g t o n S ta tio n , 8 0 4
1130, 1134
(D a v id ), m is s i o n n a ir e et S o th e b y ’s, 8 7 4
V ic to ria S ta tio n , 1 2 11
e x p l o r a t e u r a n g la is, 1 8 1 3 - 1 8 7 3 ,1 0 1 0
L iv o u rn e , 7 1 3 Lone H o rn , c h e f i n d ie n , 1 2 2 7
L iv ry -G a rg a n , 1 2 0 8 L o n g H a ïr, c h e f i n d ie n , 1 2 2 7
L lo y d ( H a r o ld ) , a cteu r a m é r ic a in , L o n g c fia m p s ( C h a rle s d e ) , a u t e u r d r a ­
1 8 9 3 -1 9 7 1 , 7 1 1 m a tiq u e , 1 7 6 8 -1 8 3 2 , 1 1 1 4
L oben ( c o m te s s e d e ) , é p o u s e d e M a u ­ L o n g f o rd C a s tle , 6 6 8
ric e d e S ax e, 7 6 7 L o n g h i, p e i n t r e e n b â tim e n t, 7 6 2 , 7 6 3 ,
1-oDGE (H e n r y C a b o t) , d i p l o m a t e a m é ­ 765, 770, 773
ric a in , 12 32 L o n g in ( s a in t), c e n t u r i o n c o n v e r ti, 7 6 3
Lohengrin, o p é r a d e R ic h a r d W a g n e r, L o o k in g G la s s , c h e f in d ie n , 1 2 2 7
954 L o o re n s ( C a re l V a n ), 11 24 - 1 1 3 4 , 1 2 7 8
Lola, film d e J a c q u e s D e m y , 12 41 L opez ( A u re lio ), 1 0 4 4 , 1 0 4 5 , 1 0 5 0
La Vie mode d ’emploi 1319
L o re ijs I, La, v o ir In g e b o rg S ta n le y , L u n d (S u èd e ), 7 6 9
1043, 1044, 1054 L u rs (P y r é n é e s - O r ie n ta le s ) , 9 1 0
L o r ra in e , 6 5 5 , 9 0 0 , 9 1 0 Lusiades, Les, d e C a m o e n s , 8 7 6
Los A n g e le s ( C a lifo r n ie ) , 6 9 4 , 6 9 9 L u s ita n ie , 8 7 6
L o u d u n (V ie n n e ), 1 0 3 8 L u th e r (M a rtin ), ré fo rm a te u r a lle ­
Louis, h o m m e d e p e i n e c h e z B a r tle ­ m a n d , 1 4 8 3 -1 5 4 6 , 9 0 8
b o o th , 799 Luynes ( C h a rle s d ’A lb e rt d e ) , c o n n é ­
L o u is (d o c te u r), in v e n te u r s u p p o s é d e ta b le d e F r a n c e , 1 5 7 8 -1 6 2 1 , 7 1 9
la g u illo t in e (« lo u i s e t t e »), 1 0 2 3 Lycos de M a c é d o in e , m é d e c in g re c ,
Louis X III, 6 6 6 , 7 0 8 , 7 1 9 , 7 4 5 , 1 0 3 1 , 1256
1109, 1272 L y o n, 9 1 0 , 9 7 1 , 9 8 2
Louis XIV, 982, 1020, 1156, 1230,
1258
M a b ille (b a l), 1 1 6 5
Louis XV, 8 2 6 , 8 2 7 , 9 1 3 , 9 3 1 , 1 0 4 0 ,
M acao, 973
1069, 1168, 1182, 1205
M a c a ss a r ( I n d o n é s ie ) , 9 7 4
Louis XVI, 7 6 1 , 7 8 5 , 9 1 0 , 9 5 1 , 1 1 6 2 ,
M a c b e th (L ady ), h é r o ï n e d e S h a k e s ­
1187, 1249
p eare, 875
Louis XVII, 8 5 3
M a c é d o in e , 1 2 5 6
L o u is ia n e , 1 1 7 4
M a c k i.in ( b o ta n is te ) , 1 0 9 3
Louisville Courier-Joumal, 1 0 5 2
M a c k iin ( C o r b e tt e t B u n n y ) , m is s i o n ­
L o u v a in , 9 8 9 , 1 0 6 5
n a ir e s , 1 0 9 4
L o u v e t, 8 6 4 , XXXVII, 8 6 8 , 8 6 9 , 9 2 9 ,
M âcon, 9 1 0
930, 9 3 3 , 9 4 6 , LXXVII, 1 1 2 1 , X C II,
M a c o n d o ( C o lo m b ie ) , 8 6 9
1 2 3 4 -1 2 3 6
M ac q u art ( P ie r r e - J o s e p h ) , b o ta n is te
Love ’s labour lost , d e W illia m S h a k e s ­
fra n ç a is , 1 7 4 3 -1 8 0 5 , 1 0 2 1
p e a re , 1245
M a d a g a s c a r, 7 2 6 , 7 6 1 , 8 8 4 , 9 0 4
L o w ry (M a lc o lm ), 1 9 0 9 -1 9 5 7 , 1 3 6 4
L ucas, a c t e u r d e la t r o u p e d e F r e s n e l, M ad am e S an s-G ê n e ( C a th e rin e H u b s c h e r,

980-982 m a r é c h a le L e fe b v re , d ite ) , 7 3 4

L u c e ro , p e i n t r e , p e r s o n n a g e d e G . B e r ­ M adras, 725
g e r, 8 5 6 - 8 5 9 M a d r id , 8 9 0
L u c e tte , a c tric e dans la t r o u p e de Le P r a d o , 7 7 9 , 1 0 5 6
F r e s n e l, 9 8 0 - 9 8 2 M agne (A n to n in ) , c o u re u r c y cliste ,
L u ç o n (P h ilip p in e s ) , 7 2 5 1098
L u c q u e s (Ita lie ), 1 0 1 0 , 1 0 1 4 M a g ritte (R e n é ), p e i n t r e b e lg e , 1 8 9 8 -
L u c u s A s tu ru m , a n c i e n n o m d ’O v ie d o , 1967, 805, 1198
665 M ag ro n ( M a rtin ), p h y s io lo g is te , 6 7 2
Lud (G e r m a in ) , f o n d a t e u r d e l ’im p r i­ M a h o m e t, 7 0 2
m e r ie d e S a in t-D ié , 1 1 4 0 Mai 68 à la Sorbonne, d i s q u e , 8 2 1
L u d o v ic , h a m s t e r , 1 1 5 4 M a ig re t, h é r o s d e s r o m a n s d e S im e ­
L u d w ig s h a fe n (A lle m a g n e ), 1 1 3 5 non, 829
L u g a n o (S u is s e ), 8 7 6 M a is o n d e la R a d io , 7 1 6
L u k a sie w ic z (J a n ), lo g ic ie n p o lo n a is , Maison et Jardin, r e v u e d e d é c o r a ­
1 8 7 8 -1 9 5 6 , 1 0 1 0 , 1 0 1 4 t io n , 7 1 6
Lulu (Jea n - B a p tis te ) , c o m p o s ite u r Maison française, La, r e v u e d e d é c o ­
fra n ç a is , 1 6 3 2 -1 6 8 7 , 6 8 1 , 1 2 0 9 r a tio n , 7 1 6
1320 G eorges Perec

M a is o n -D ie u , la, la m e d e ta r o t, 1 0 9 6 M akceau ( F ra n ç o is -S é v e rin M a rc e a u -


M a is o n n e u v e (L.J.B. S im o n n e t d e ), D e s g ra v ie rs , d i t F r a n ç o is ), g é n é r a l
a u te u r d r a m a tiq u e , 1 7 4 5 -1 8 1 9 , fr a n ç a is , 1 7 6 9 -1 7 9 6 , 9 1 0
1114 M arch al (P a u l), 1 1 7 4
M a ju n g a (M a d a g a s c a r) , 8 1 3 , 8 1 4 M a r c h é a u x P u c e s, 6 9 0 , 9 7 2
M akiiarou , a m ir a l r u s s e , 1220 Marche nuptiale, La, 1 1 3 8
M a la c c a ( p r e s q u ’île d e ) , 7 2 5 Marche turque, La, d e W.-A. M o z a rt,
864
M âla g a ( E s p a g n e ) , 1 1 2 9
Marches et Fanfares de la 2 e D.B.,
Malakhitès, œ u v r e d e M o rris s S c h m e t-
d is q u e , 8 2 1
te r lin g , 9 2 0
M a rc ia (C la ra , n é e L ic h te n fe ld ) , a n ti­
M a lk h a it (V iv ia n n e ), c h a n t e u s e 1 1 7 8
q u a ir e , 6 9 0 , 7 3 2 , XXIV, 7 8 4 , XXXII,
M alk v itc h (K a z im ir S e re v in o v itc h ),
846, 8 4 7 , XXXIX, 8 7 4 , 8 7 7 , 9 4 5 ,
p e i n t r e r u s s e , 1 8 7 8 -1 9 3 5 , 7 0 5
946, LXVI, 1 0 5 6 -1 0 6 1 , 1 0 6 3,
M a ijn o w s k i ( B r o n is la w K a sp a r), e t h n o ­ LXXIII, 1 0 9 5 , LXXV, 1225, 1232,
l o g u e a n g la is , 1 8 8 4 -1 9 4 2 , 790 , 7 9 2 , 1235, 1278
793, 794 M a rc ia (D a v id ), 8 1 4 , 8 7 7 , 9 3 2 , 9 4 6 ,
M allev ille (M ic k ey ), p e rso n n ag e de 1057, 1063, 1095, 1096, 1 1 1 2 -1 1 1 6
L’A ssassinat des Poissons rouges, M a rc ia (L é o n ) , h is t o r i e n d ’a rt, 8 7 4 -
939, 940, 942 8 7 8 , 9 3 3 , 1 0 6 2 , 1 1 1 3 , 1 1 5 6 , 1 2 24 ,
M a lm a iso n (L a), 9 6 4 1278, 1281
M a i .p i c .h i (M a rc e llo ), a n a t o m is t e ita ­ M a rc io n , v o ir H o n o r é , 1 1 5 9
lie n , 1 6 2 8 -1 6 9 4 , 1 2 5 3 , 1 2 5 4 , 1 2 5 7 M arco P o lo , v o y a g e u r ita lie n , 1 2 5 4-
M a lra u x (A n d ré ), é c r iv a in fra n ç a is , 1324, 1027
1 9 0 1 -1 9 7 6 , 7 5 2 M a r c o u le , 8 3 0
M a lte , 1 1 2 6 M a rc la rt, b a n q u ie r, 1162
M a m e rs ( S a r th e ) , 8 5 2 M aréch al (M a u ric e ) , a c t e u r fra n ç a is,

M a n c h e (L a), 9 5 4 737
M a r g a r ita -T e re s a ( a r c h ip e l) , 8 8 4
M a n c h e s te r (A n g le te rre ), 1 2 6 7
M a rg a te (A n g le te rre ), 1 2 1 4
M a n d e tta ( G u id o , a lia s Théo V an
M arg ay (L in o , d i t L in o le B a v e u r o u
S c h a lla e r t, a lia s J im B ro w n , a lia s ? ) .
L in o T ê te - d e - N œ u d ) , 1 1 0 0 - 1 1 0 6
7 6 2 -7 6 6 . 770
M a rg u e ritte , b rig a d ie r- c h e f, 7 3 1 , 8 6 1
M a n ille ( P h ilip p in e s ) , 6 6 6
M ari d e P r u d e n c e , le , j e u n e h o m m e
Manlius Capitolinus. de L afo sse,
d e 18 a n s , 1 1 7 9
1 11 4
M a r ia n n e s (île s ), 1 1 3 7
M ann ( T h o m a s ) . 1 8 _,5 -1 9 5 5 . 1 3 6 4
M a r ie -A n to in e ite , 951
M a n n h e im (A lle m a g n e ), 1 0 3 3 M arly-le-R oi, 1 2 6 5
Manoir à l'envers, Le. a t t r a c t i o n d e M a rn e , 1 0 0 0
l'E x p o s itio n U n iv e rs e lle . 1 1 6 6 M a ro c , 8 8 8 , 9 6 7 , 9 8 3
M ans (F .H .), p a y s a g is te h o lla n d a is , M a r o lle s -le s -B ra u lts (S a r th e ) , 8 5 2
1188 M a rq u a iz k , p a p e tie r, 9 0 6
M ansa (J.H .), c a r t o g r a p h e d a n o is , 8 9 4 M arq u ez (G a b rie l G a rc ia ) , 1 3 6 4
M akai (J e a n -P a u l). ré v o lu tio n n a ire M a r q u is d e C a r a b a s , Le, p e r s o n n a g e
fr a n ç a is . 1 7 4 3 -1 7 9 3 . 1 0 2 3 d e P e r r a u lt , 7 5 2
La Vie m o d e d ’em p loi 1321

M a rq u is e a u x (C a r o lin e , n é e É c h a rd ), M a ta m o r e , 9 8 0
IV, 7 3 2 , 8 1 6 , 8 2 3 - 8 2 5 , XLI, 8 8 5 , M a th e w s (H a rry ), 1 3 6 4
887, 929, 931, 1230, 1278 M a tm a ta ( T u n is ie ) , 1 1 9 1
M a rq u is e a u x (P è r e ) , 8 2 6 M a u b o is (M m e ), 8 0 2
M a rq u is e a u x ( P h ilip p e ) , XXX, 823- M aupassant (G u y d e ) , é c r iv a in fra n ç a is ,
8 2 6 , 885, 887, 889, 929, 946, 953, 1 8 5 0 -1 8 9 3 , 1 0 7 2
1038, 1063, 1230, 1278 M a u ric e d e S axe (M a u ric e , c o m t e d e
M arr ( R o b in ), 9 8 9 S a x e ), m a r é c h a l d e F r a n c e , 1696-
Marraines de guerre australiennes, 1750, 767, 774
Les, 1 1 3 7 M a u r ita n ie , 9 8 3
Marseillaise, La, c h a n t p a tr io ti q u e , M auss (M a rc e l), s o c io l o g u e e t e t h n o ­
1180 lo g u e fra n ç a is, 1 8 7 3 -1 9 5 0 , 7 9 2
M a rse ille , 7 1 1 , 7 9 2 , 8 2 9 , 9 1 0 , 9 6 6 , M a x im iije n , em p e re u r du M e x iq u e ,
1070, 1234 1 8 3 2 -1 8 6 7 , 1 0 1 0
M a rs h a ll (île s ), 1 1 3 7 M ayence, 764
Marshall McLuhan et la 3 l révolution M a y e n n e , 1 05 4
copemicienne, c o n f é r e n c e d u p r o ­ M a z a m e t, 8 0 6
f e s s e u r S tro ss i, 1 1 9 5
M a z a rin (J u le s), h o m m e d ’É ta t, 1 6 0 2 -
M a rte n s s e n (J o h a n n e s ), litté ra te u r
1 6 6 1 , 981
d a n o is , 1 2 6 3
McAnguish's Caledonian Panacea,
M a r tib o n i, a r tis te ita lie n c o n te m p o ­
m a r q u e d e w h is k y , 9 7 0
ra in , 1 1 6 8 , 1 2 5 9
M c A rth u r (D o u g la s ), g é n é r a l a m é r i ­
M a r tin , h is to r ie n , 9 6 1
c a in , 1 8 8 0 -1 9 6 4 , 1 2 3 2
M a r tin iq u e , 9 1 0
M ’C i . i n t o c h (S ir F r a n c is L é o p o ld ) ,
M a rtin o tti, a g it a t e u r p a n a r c h i s te , 1 1 0 4
n a v ig a te u r irla n d a is , 1 8 2 9 -1 9 0 7 ,
Marvel Houses Incorporated, 1 1 8 9 ,
902
1190, 1204
M cC o rk (F a b e r) , i n d u s t r i e l a m é r ic a in ,
Marvel Houses International, 1 1 9 1 -
1222
1198, 1201, 1204
M c D o n a ld (J.W .), f a b r ic a n t de
M a ry la n d , 1 1 4 5
m e u b le s , 11 7 5
M a s c a te (A ra b ie ), 1 2 4 8
M c In to s h , u ro lo g u e , 1257
Mascotte du Régiment, La, film a v e c
M cL uhan (M a rsh a ll), penseur cana­
S h irle y T e m p le , 1 1 3 6
d ie n , 1 1 9 5
Masque, Le, c o lle c t io n d e r o m a n s
M é a n d r e (M a ia n d r o s ) , f le u v e d e T u r ­
p o lic ie rs , 9 1 6
M a s s in e ( L é o n id e ) , c h o r é g r a p h e a m é ­ q u ie , 1 2 7 4

ric a in , 1 2 1 6 M é c h a in (P ie r re ), a s t r o n o m e fra n ç a is,


M asson, é d ite u r, 893 1 7 4 4 -1 8 0 4 , 1 1 2 5
M assy (A lb e rt), 1 0 9 7 - 1 1 0 3 , 1 1 0 6 Medizinische System der Methodiker,
M assy (J o s e tte ) , 1 1 0 2 , 1 1 0 3 Das, 1 0 6 6
Mastering the French Art o f Cookery, M e issa s, g é o g ra p h e, 1276
p a r H e n r y F r e s n e l, 9 8 6 M u.an (c o m te s s e d e ) , 1 1 6 1
M a sto n (J.T .), p e in tre a n g la is du Mélanges, d ’E r n e s t R e n a n , 7 2 0
d é b u t d u siè c le , 1 2 0 5 M e lb o u r n e (A u s tra lie ). 1 1 3 6 -1 1 3 7 ,
M at, le , la m e d e t a r o t, 9 1 9 1154, 12 3 1
M a ta g a s s ie rs , 9 6 1 M é lu s in e , 1021
1322 G eorges Perec

M e lv ille (H e rm a n ), é c r iv a in a m é ri­ M ic h a rd ( F é lic ie n ), f r o t t e u r d e p a r ­


c a in , 1 8 1 9 -1 8 9 1 , 1 3 6 4 q u e ts , p e rso n n ag e de G. B erg er,
Mémoires, d e F a lc k e n s k jo ld , 9 1 1 8 5 6 -8 5 9
Mémoires d'un lutteur, d e R ém i Michel Strogoff, ro m an de J u le s
R o rsch a sh , 717 V e rn e , 6 5 1
Mémoires d ’un numismate, d e F. Bail- M ic h e lo t, g é o g ra p h e, 1276
la r g e r , 1 1 7 2 M ick e y M o u s e , 1 0 6 9
Mémoires sur la vie de Jean Racine, M id a s , r o i d e P h ry g ie , 1 0 6 9
p a r L o u is R a c in e , 11 61 M id i-P y ré n é e s , 12 7 1
M kndoza (V ic to r-M a n u e l), a c t e u r m e x i­ M ila n (I ta lie ) , 1 1 0 1 , 1 2 2 2
c a in , 1 0 0 6 M ilo (C y c la d e s ), 8 1 4
M e n o a lv ille , 1 2 0 7 M ilw a u k e e (W is c o n s in ), 1 1 3 8
M é p h is to p h é lè s , 949, 1046, 1047, M im iz a n (L a n d e s ), 8 3 1
1048, 1049, 1 0 5 1 -1 0 5 2 , 1054 M in d a n a o (P h ilip p in e s ) , 7 2 5
M e r B la n c h e , 1 0 2 1 Minerai art, 6 9 8 , 1 0 0 7 , 1 0 0 8
M e r d e B a r e n ts , 7 2 6 M in e rv e , 1 1 5 6
M e r d e C o ra il, 1 1 3 7
Mini cake, 7 3 5
M e r d e K ara, 7 2 6
M ira b e a u (H o n o ré G a b r ie l R iq u e ti,
M e r d e W e d d e ll, 8 8 3
c o m t e d e ) , 1 7 4 9 -1 7 9 1 , 8 2 1
M e r M é d it e r r a n é e , 9 0 9 , 1 0 7 0 , 1 1 2 0 ,
M iraj ( I n d e s ) , 1 1 9 2
1126, 1242
M irb e a u (O c ta v e ) , 1 8 4 8 -1 9 1 7 , 7 8 6
M e r N o ire , 7 2 6
M iro irs d e s o r c iè r e s , 6 9 0
M er R o u g e, 714, 726, 1203
Misérables, Les, p iè c e de th é â tre
Mercator, p iè c e d e P la u te , 9 8 9
d ’a p r è s le r o m a n d e V ic to r H u g o ,
M e r c u r e , d ie u , 1 1 2 1 , 1 2 0 7
981
Mercure de France, Le, r e v u e litt é ­
Mississippi Sunset, c h a n s o n d e S a m
r a ir e , 1 0 7 2
H o rto n , 8 8 8
Messager de l ’Empereur, Le, 1 1 2 4
M iss is sip p i, 1 1 7 3 , 1 2 4 2
M e u d o n , 1154
M is s o u ri, 1 0 4 4 , 1 24 1
M e u rsa u lt, p e r s o n n a g e d 'A lb e rt C a m u s,
M is te r M e p h isto , p s e u d o n y m e d ’H e n r i
919
F r e s n e l, 9 8 2
Meurtres à Pigalle, d e K ex C a m e lo t,
M is tin g u e tt ( J e a n n e B o u r g e o is , d ite ) ,
880
c h a n t e u s e , 1 8 7 5 -1 9 5 6 , 9 8 3
M e u s e (fle u v e ) ( d é p t ) , 6 9 5
M e x ic o , 6 9 4 , 1 0 1 0 , 1 1 0 5 . 1 1 5 4 Mithridate, t r a g é d ie d e J e a n R ac in e
M e x iq u e , 9 1 9 . 9 8 6 , 1 0 1 6 , 1 0 9 2 , 1 1 9 2 , (1 6 7 3 ) , 10 4 1
1196 M o b ile (T e x a s ), 1 1 7 3 , 1 1 75
M e y e k -S te in e g , h i s t o r i e n d e la m é d e ­ M o ç â m e d e s (A n g o la ), 10 9 2
c in e , 1 0 6 6 Moderne Problème inPadiatrie, 1 2 5 7
M e y sso n n ie r (L a z a re ), m é d e c in et M o h o c s , t r i b u in d i e n n e , 1 2 2 7
a lc h im is te m a ç o n n a is , 1 6 0 2 -1 6 7 2 , M o k a (Y é m e n d u N o r d ) , 8 1 3
1253 M o ijè re (J e a n - B a p tis te P o q u e lin , d it) .
M iam i. 9 8 6 1 6 2 2 -1 6 7 3 , 9 8 0 , 1 1 1 4
H ia le a h , 1 1 7 5 M o lin e t, p ro fesse u r au C o llè g e de
B u r b a n k 's M o te l, 1 1 7 6 F ran ce, 1011
M o n k e y J u n g le , 1 2 22 M û lle r, u ro lo g u e , 1257
La Vie m o d e d ’em p lo i 1323

Molosse est angoissé, Le, rom an poli­ M o n tr o u g e , 9 7 2


cier de Jo h n W hitmer, 7 5 1 M oon (A rc h ib a ld ), a c t e u r a m é r ic a in ,
M ombassa (Kenya), 1 0 9 3 1 0 1 1 , 10 1 3
Monachus tropicalis, 7 6 1 M o ra n d i (G io r g io ), p e in tre ita lie n ,
Monaco (Mario del), té n o r italien, 9 5 4 1 8 9 0 -1 9 6 4 , 1 1 9 8
Mond (Peter), six-day m an, 1 0 9 8 M o reau (M a r ie - T h é r è s e ) , 7 3 2 , XX, 7 4 4 ,
Monde, Le, quotid ien français, 8 2 5 , 7 4 5 , 7 5 2 , XXIII, 7 7 6 , 7 7 8 , 7 8 3 , 7 9 0 ,
9 5 7 , 10 81 814, 864, 931, 946, 1038, LXV,
Mondino d i L u z z i , anatom iste milanais, 1043, 1054, 1055, LXXI, 1085-
m ort e n 1 3 2 6 , 9 9 9 1089, LXXXIX, 1 2 2 0 , 1 2 2 4 - 1 2 2 8 ,
Monduit et Béchet, fondeurs, 1 2 4 7 1277, 1279, 1282
Monêtier-les-Bains (Hautes-Alpes), M o re l, 1105
1098 M o re ii.fi ( B e n ja m in ), p r é p a r a t e u r d e
M o n g o lie e x té r ie u r e , 9 7 2 c h im ie , VII, 6 8 0 -6 8 5 , 688, 693,
Moniteur universel, Le, 1 1 4 3 7 28, 738, 739, 811, 813, 815, 861,
Monkey Jungle, n ig h t- c lu b d e M iam i, 863, 864, 904, 905, 923, 931, 933,
12 22
9 5 6 , 9 6 1 , 1 0 1 8, 1 0 8 1 , 1 2 0 3 , 1 2 2 4 ,
M onpou ( H ip p o ly t e ) , c o m p o s ite u r 1278
fra n ç a is , 1 8 0 4 -1 8 4 1 , 1 2 2 8
M o re t-s u r-L o in g , 1 2 0 9
M o n ro e (N o r m a J e a n B a k e r, d ite M ary-
M o rg a n ( S im o n e R o u s s e l, d ite
lin ) , a c tric e a m é r ic a i n e , 1 9 2 6 -1 9 6 2 ,
M ic h è le ), a c tric e fr a n ç a is e , 1 0 0 6
1028
M o r ia n e , 1 1 2 8
M o n s ie u r J o u r d a i n , p e rso n n ag e du
M o rrel d H o a x v ii.i.e (A rth u r), p o rtra i­
Bourgeois gentilhomme, 9 8 2
tis te a n g la is d u xix' s iè c le , 1 0 7 1
M o n t C e rv in , 7 8 7
Mort dans les nuages, La, r o m a n
M o n t-d e -P ié té , 1 2 7 1
d ’A g a th a C h ris tie , 8 5 9
Montagne magique, La, r o m a n d e
M osca ( F a n n y ), s o p r a n o , 1 1 6 3
T h o m as M ann, 1276
M o sco u , 848
M o n ta le s c o t (L .N .), p e i n t r e fra n ç a is ,
M o s e lle , 8 5 1 , 1 0 8 8
1 8 7 7 -1 9 3 3 , 1 1 8 8
M o tu , tr i b u d e N o u v e lle - G u in é e , 1 1 4 7
M o n ta r g is , 7 0 8 , 7 3 9 , 8 1 5
M o n ta u b a n , 7 6 3 Mouches, Les, p iè c e de J ea n -P au l
M o n te C e n e r i, 1 2 4 8 S a rtr e , 1 2 3 6

M o n te - C a rlo , 8 3 9 Mouchoir, Le, g r a v u r e , 7 8 8


M o n te n o t te , 7 1 9 M o u k d e n , 1221
M o n te s q u ie u (C h a rle s de S e c o n d ât, Moulin-Rouge, Le, c a b a r e t p a r is ie n ,
s e i g n e u r d e la B r è d e e t d e ) , p h i l o ­ 1153, 1268
s o p h e fra n ç a is , 1 6 8 9 -1 7 5 5 , 8 8 0 , 9 1 0 M o u s s e l in e a u x fra is e s , 6 6 8 , 9 4 9
M o n tg o lfie r (Jo se p h et É tie n n e ) , M o u sso rg sk y ( M o d e s te ) , c o m p o s i t e u r
in v e n te u r s , 9 1 0 r u s s e , 1 8 3 9 -1 8 9 1 , 6 7 8
M o n tg o m e ry (Al), chef d ’o r c h e s tr e , M o y e n - O r ie n t, 7 1 4
1195 M o z a m b iq u e , 1 1 9 2 , 1 1 9 3 , 1 1 9 6
M o n tijo (E u g é n ie d e ) , 1 1 1 9 M o za rt ( J o h a n n C h r y s o s to m u s W olf-
M o n tlh é ry , 1 0 6 4 , 1 0 9 9 g a n g G o ttlie b , d it W o lfg a n g A m a-
M o n tp e l lie r , 8 3 1 , 9 1 0 d e u s ) , c o m p o s i t e u r a u tric h ie n , 1756-
M o n tr é a l, 6 9 9 1 7 9 1 ,9 5 1 , 1 0 59
1324 G eorges Perec

M o za rt (L é o p o ld ) , c o m p o s i t e u r a lle ­ Nationwide Bilge, j o u r n a l s a ti r iq u e


m a n d , 1 7 1 9 -1 7 8 7 , 1 0 5 9 a m é r ic a i n , 1 0 5 4
M o za rt (M a ria -A n n a ), c h a n t e u s e a u t r i ­ Natura renum, De, d e B la n c a rd , 1 2 5 7
c h i e n n e , 1 7 5 1 -1 8 2 9 , 1 0 5 9 Naturaliste, Le, ta b l e a u d e J .T . M as-
M u c k a n a g h e d e rd a u h a u lia (Irla n d e ), to n , 1 2 0 6
723 Naughties, n ig h t- c lu b d e M ila n , 1 2 2 2
M u lu g a n ( G e r a ld J o s e p h , d i t G e rry ), N a x o s (C y c la d e s ), 8 1 4
m u s i c i e n d e ja z z, 7 0 2 N a z a r e th ( I s ra ë l), 6 9 4
M u n ic h , 1 0 2 7 , 1 1 5 3 N e a u p h le - l e - C h â te a u , 1 2 1 0 , 1 2 1 2
M u ra n o , 720 N e b e l, o ff ic ie r a lle m a n d , 8 0 6
M u rillo (B a r to lo m é , E s te b â n ) , p e i n t r e N e b ra s k a , 1 2 8 1
e s p a g n o l, 1 6 1 8 -1 6 8 2 , 1 1 9 9 Nef, La, re v u e , 1 0 7 2
M u s é e C a r n a v a le t, 1 0 5 9 N e ls o n ( H o r a tio , v ic o m te ) , a m ira l
M u s é e d e l’E r m ita g e , 1 1 9 4 a n g la is , 1 7 5 8 -1 8 0 5 , 9 4 6 , 1 0 6 7 , 1 22 1
M u s é e G u im e t, 9 1 4 Nem szükséges, bogy kilépj a hàzbol,
film d e G â b o r P e lo s , 1241
M u s é u m d ’h is to ir e n a tu r e lle , 7 6 1
N em o (P rin c e D a k k a r, d i t le C a p i­
M u si, fle u v e d e S u m a tr a , 7 9 1
ta in e ) , p e r s o n n a g e d e J. V e rn e , 6 8 7 ,
Musoeum Odescalcum, 7 6 8
1091
M usset (A lfred d e ) , é c r iv a in fra n ç a is ,
N e rc ia t ( A n d ré -R o b e rt A n d ré a , c h e v a ­
1 8 1 0 -1 8 5 7 , 1 0 7 2
l ie r d e ), é c r iv a in fra n ç a is , 17 39 -
M u tt (R ), 1 0 1 0
1801, 1061
Mystérieux Etranger Le, d e M a rk
N é ro n (L u c iu s D o m i n i q u e C la u d iu s
T w a in , 1 2 4 2
N e ro ), e m p e re u r r o m a in , 3 7 -6 8 ,
Mzab aux mille couleurs, c o n f é r e n c e
704, 737
d ’A. F a u c illo n , 1 2 6 6
N e rv al ( G é r a r d L a b ru n ie , d i t G é r a r d
d e ) , é c r iv a in fra n ç a is , 1 8 0 8 -1 8 5 5 ,
N a b e u l (T u n is ie ) , 7 7 4
1027
N abokov (V la d im ir V la d im iro v itc h N e s q u ik , 1 1 5 6
N a b o k o v -S ir in e , d i t V la d im ir) , é c r i­ Neuf Muses, Les, s u ite d e g ra v u r e s
v a in a m é r ic a i n d ’o r ig i n e ru sse , a t t r i b u é e à L. G a u ltie r , 8 7 4
1 8 9 9 -1 9 7 6 , 1 3 6 4 N e u illy -s u r-S e in e , L ycée P a s te u r , 9 1 4
N ahum (E ), c r i t i q u e d ’a rt, 6 9 9 , 1 0 0 9 N e ls ie d le r (H a n s ) , m u s ic ie n a lle m a n d ,
N a m u r (B e lg iq u e ), 9 4 6 , 1 1 1 3 1251
N ancy, 9 10 N e u w e ile r (S a r re ), 8 3 0
N a n te s , 9 1 0 N e v a, 1 0 4 0
N a n t u c k e t ( M a s s a c h u s e tts ) , 7 9 8 N e v a d a (É ta ts-U n is), 1 2 4 2
N a p le s , 9 5 4 , 9 9 6 N ew B ed fo rd ( M a s s a c h u s e tts ) , 7 70 -
C a t h é d r a le , 7 6 3 771, 774
N a p o lé o n Ier, e m p e r e u r d e s F r a n ç a is New Brass Ensemble o f Michigan
(v o ir a u s s i B o n a p a r t e ) , 7 6 2 , 8 4 8 , State University a t East Lansing,
878, 9 1 0 , 1 1 2 6 -1 1 2 8 , 1 1 3 1 , 1 2 7 6 920
N a p o lé o n III, 7 0 2 , 760, 918, 1048, New Century Dictionary, 7 8 0
1085, 1275 New Insights into early dénomina­
N a s s a u (B a h a m a s ), 8 8 3 , 1 1 8 9 tion o f America, c o m m u n i c a t i o n d e
N a ta l (A friq u e d u S u d ) , 1 0 4 0 J.M . d e Z a c c a r ia a u 3 e C o n g r è s d e
La Vie mode d ’emploi 1325
l’U n io n i n t e r n a t i o n a l e d e s S c ie n c e s N o é , 1 0 1 0 , 1 0 15
h is to riq u e s ( E d in b u r g h , 1 8 8 7 ), N o k ib a N o O g i, p e r s o n n a g e d u Genji-
1141 monogatari, 7 8 5
N e w Y o rk (NY, U .S.A .), 6 9 4 , 7 6 4 , 7 6 6 , N o lt (B o ris B a r u q ) , k a b b a l is te a n v e r-
7 7 1 , 8 7 7 , 8 8 0 , 9 5 0 , 9 8 3 -9 8 4 , 1 1 3 5 , s o is , 9 8 9
1154, 1259, 1260, 1262 Normandie, Le, a ffic h e d e C a s s a n d r e ,
B o u w e r ie , 9 8 3 780
C a r s o n C o lle g e , 8 8 0 Normes AFNOR pour les matériels
C o lle c t io n F rick , 8 7 7 d ’horlogerie et de joaillerie, 1 2 2 1
C o lle c t io n R o c k e fe lle r, 1 1 9 8 N o rv e ll (E le a n o r ), 1 1 3 6
E llis Is la n d , 1 2 8 1 N o rv e ll (O liv ia), (M m e R ém i R o rs ­
L o n g Is la n d , 1 0 0 9 c h ash ), 1 1 3 5 -1 1 3 9 , 1 1 5 2 -1 1 5 4 ,
M a n h a tta n , 6 9 4 , 1 0 1 0 1224, 1244, 1245, 1277, 1278
M e tr o p o lita n O p é r a , 9 8 4 N o tr e - D a m e d e P a ris, 1 0 4 2 , 1 2 4 0
Si Mark in the Bouwerie , 9 8 3 N o ttin g h a m (A n g le te rre ), 1 2 1 4
W all S tr e e t, 7 1 5 N oum éa (N o u v e lle - C a lé d o n ie ) , 895,
New York Herald Tribune, 1 0 8 1 986, 1154
N e w c a s tle (A u s tra lie ), 6 7 3 Nouveau Cirque, Le, c i r q u e p a r is ie n ,
N e w c a s tle - u p o n - T y n e (N o rth u m b e r- 928
la n d ) , 6 7 2 , 6 7 3 , 1 0 6 3 Nouveau Film français, Le, r e v u e p r o ­
N e w p o r t (R h o d e Is la n d , U .S .A .), 1 2 2 2 f e s s io n n e lle , 1 2 4 5
N ez-p ercés, trib u in d ie n n e , 1227 N o u v e a u - M e x iq u e , 1 1 9 2
N ic a r a g u a , 9 8 3 Nouvelle Carte de la France, p a r
N ic e , 7 0 6 , 7 9 8 , 1 2 5 9 L. S o n n e t, 9 0 9
N ic o la s, m a r c h a n d d e v in s p a r is ie n , Nouvelle Clé des songes, La, a ttr i b u é e
8 60, 951, 1068 à H e n r y B a r re tt, 8 9 0
N ic o la s II ( A le x a n d r o v itc h ) , d e r n i e r Nouvelle République, La, q u o t i d i e n
e m p e re u r de R u ss ie , 1 8 6 8 -1 9 1 8 , d u c e n tre , 776
853 N o u v e lle - C a lé d o n ie , 8 1 5 , 9 1 0
N ic o m è d e , r o i d e B ith y n ie , 1 1 7 9 N o u v e lle -G a lle s d u S u d , 6 7 3
N ie to (Jo se p h ), c h a u ffe u r d e F ranz N o u v e lle - G u in é e , 1 1 4 7
H u ttin g , 6 9 7 , 8 1 6 , 9 4 6 , 1 2 7 8 N o u v e lle - O r lé a n s (La) (L o u is ia n e ),
N ie tz s c h e (F r ie d r ic h ) , é c r iv a in a lle ­ 771, 1174
m a n d , 1 8 4 4 -1 9 0 0 , 1 0 5 8 N o u v e lle -Z é la n d e , 1 1 4 7
Nieuwe Courant, q u o t i d i e n d ’U tr e c h t, Nuit chaude à Ankara, r o m a n p o li­
769, 774 c ie r d e H . E llio tt (A. F le x n e r ) , 8 8 0
N il, 971, 1057, 1126, 1127 Nuit dans la pampa, c a l e n d r ie r , 1 0 1 7
N îm e s , 9 1 0 Nummophylacium Reginae Christi-
Nirvana, n ig h t- c lu b d e B e r lin , 1 2 2 2 nae..., d ’H a v e r c a m p , 7 6 8
N iv ille rs (O is e ), 9 9 7 , 1 2 8 2 N ungesser (C h a rle s ) , a v ia te u r fra n ç a is ,
N o c h ère (É m ilie ), c o n c i e r g e d e l ’im ­ 1 8 9 2 -1 9 2 7 , 9 8 3
m e u b le , 6 5 9 , 6 7 4 , 6 8 4 , 6 9 0 , 6 9 1 , N u n n e le y (C h a rle s ) , is la m is te irla n d a is ,
693, 694, 708, 739, 8 6 1 -8 6 4 , 906, 991
931, 932, 1151, 1243, 1281, 1282 N u re m b e rg , 763, 917
N o c h ère ( H e n r i) , s e r g e n t- c h e f , 8 6 1
N o c h ère ( M a rtin e ), 6 9 0 , 8 6 4
1326 G eorges Perec

O 'B r i i n ( B a r to n ) , c r u c iv e r b is te n é o - O r é n o q u e , 1 1 41
z é l a n d a is , 1 2 2 7 Oreste, d ’A lfieri, 1 1 1 5
O 'B rien (B o b b y ), 1 2 1 4 O rfa n ik ( c o m te ) , 6 7 8 , 9 4 8 , 1 1 1 9
O b erk am p f ( C h ris to p h e -P h ilip p e ), in d u s ­ Orgueilleux, Les, film d ’Y ves A llé g re t,
trie l fran ç a is, 1 7 3 8 -1 8 1 5 , 1 27 6 1006
O c é a n A tla n tiq u e , 7 7 0 , 8 8 3 , 8 9 5 , 9 0 9 , Oriental Saloon an d Gambling
9 54, 9 73, 1012 FLouse, m a is o n d e je u x , 1 1 7 5
O c é a n I n d ie n , 7 2 6 , 8 8 4 , 1 2 0 3 Orient-Express, tr a in , 8 5 9
O céan P a c ifiq u e , 985, 1079, 1092, O r l a n d o ( D is n e y w o r ld , U .S.A .), 1 1 92 ,
1146, 1147 1195
O c é a n ie , 7 2 6 , 1 0 9 2 , 1 1 3 7 Orlando, o p é r a d ’A rc o n a ti, 6 7 8 , 9 4 8
Octogone, L ', t r i p o t c la n d e s tin , 1 1 0 4 O r lé a n s , 7 6 3
Ocymum basilicum, 1 0 9 3 O rlo v (S e r g e ila r io n o v i tc h ) , a m b a s s a ­
Odeon, The, c in é m a d e la b a n l i e u e d e d e u r d e R u ss ie , 8 4 5
L o n d res, 1213 O rlo v ( S te p a n S e r g u e ïe v itc h ) , le
Odes et Chansons, d e J.-P . Uz, 10 2 1 « B o u c h e r d u K o u b a n », 8 4 5
O g ie r, v a le t d e c œ u r (?), 8 7 1 O rlo v a (V é ra ), v o ir B e a u m o n t (V éra
O is e , 9 4 8 , 9 9 7 d e ), 677, 679, 83 7 , 845, 880, 1119
O k in a w a ( J a p o n ) , 1 0 8 1 , 1 1 3 7 O r lo w s k a (E lz b ie ta ), 6 9 0 , 7 2 9 , 8 1 6 ,
Oktoberfest (F ê te d e la b iè re à 9 0 6 , 9 2 3 , 9 2 5 , 9 2 9 , 9 3 1 , 9 3 2 , LVII.
M u n ic h ), 1153 9 9 0 -9 9 7 , 1278, 1281, 1282
O la n d (S u èd e ), 1192, 1193 O rlo w sk i (M a h m o u d ), 906, 9 9 5 , 9 9 7
O ld -M a n -A fra id -O f-H is-H o rse , chef in ­ O r o s m a n e , p e r s o n n a g e d e la Zaïre d e
d ie n , 1227 V o lta ire , 1 1 1 5
O lé ro n (île ), 8 53, 1000, 1040, 1282 O rp h ée, 1010
O liv e t ( B e r tra n d d ), m a r c h a n d d ’a r t , O sak a (Ja p o n ), 1192, 1193, 1196
1162 O s t e n d e ( B e lg iq u e ) , 1 0 0 7
O liv e tti, a d ju d a n t , 8 6 1 O te llo , p e r s o n n a g e d e V e rd i, 1 0 5 0
Olivia Fan Club o f Tasmania, 1 1 3 8 O th e llo , p e r s o n n a g e d e S h a k e s p e a r e ,
O lliv e (F ra n ç o is ), c a rto g ra p h e m a r­ 1115
s e illa is d u x v ii' s iè c le , 1 0 7 0 O th o n , e m p e r e u r r o m a in , 7 3 7
O lm s te a d (O la v ), g é o g r a p h e n o r v é g ie n O tte n ( R e in e r), c a r to g r a p h e , 1 1 4 6
d u xvnc s iè c le , 1 0 21 O tto k (Illy rie ), 1 1 9 2 , 1 19 3
Onomastica, r e v u e d ’o n o m a s t i q u e , Où sont passés les deux polichi­
1145 nelles ?, a s s ie tte d é c o r é e . 9 7 2
O n ta r io , 1 1 9 3 O u a r g la (A lg é rie ), 1 2 6 6
O p h é lie , p e r s o n n a g e d e S h a k e s p e a r e , O u a r s e n is (A lg é rie ), 1 1 2 5
875 O u a r z a z a te (M a ro c ). 1 1 9 4 , 1 1 9 5 , 1 1 9 6
O p t i m u s M a x im u s, b a s s e t, 1 0 1 0 . 1 0 1 3 O u d ry ( J e a n - B a p tis te ), p e i n t r e e t g r a ­
Or africain, L ', r o m a n de R ém i v e u r , 1 6 8 6 -1 7 5 5 , 9 0 6
R o rs c h a s h , "’l ô , 7 1 7 O u la n - B a t o r ( M o n g o lie ), 9 7 2
O ra n , 8 6 1 , 1130, 1134 O uray-the-A krow , c h e f in d ie n , 1 2 2 7
O r a n g -K u b u s , v o ir A n a d a la m s , 790, O u r c q (c a n a l d e 1 ), 6 9 5
7 9 1 . T9 3 Ouvrier ébéniste de la rue du Champ-
O r a n g e (V a u c lu s e ). 8 4 1 de-Mars, L ’. d e s s i n d e P r io u , 1 0 71
O r d r e d e S a in t-M ic h e l, 1 1 5 3 O v e tu m . a n c i e n n o m d ’O v ie d o , 6 6 5
La Vie m o d e d ’em p lo i 1327

O v id e , p o è t e la tin , 4 3 -1 7 , 1 2 0 7 Pan M un Jo n , 1052


O v ie d o (E sp ag n e), 664, 665, 1 11 9 - P a n ja b , 9 1 4
1120 P an o fsk y (Irv in g ), h i s t o r i e n d ’a r t e t
O w en (H ), t h é o l o g i e n a n g la is , 1 7 1 9 - e s th é tic ie n , 8 7 6
1795, 10 2 1 Panorama transatlantique, Le,
O w en (U N ), p e i n t r e a n g la is , 7 3 5 a ttra c tio n d e l ’E x p o s itio n U n iv e r­
O x fo rd , s e lle , 1 1 6 6
B o d le ia n L ib ra ry , 1 2 5 5 P a n tin , 7 7 7 , 7 7 8
M o n a s tè r e d e S a in t- P é tr o in e , 1 1 9 6 Papa les p'tits bateaux, d ’H e n r y G e r-
O xygénée C u s e n ie r , b o is s o n f o r te , b a u lt, 9 0 7
732 P ap in (D e n is ), i n v e n t e u r , 1 6 4 7 -1 7 1 4 ,
910
P ap ou as, 794
P a c k s-H is-D ru m , c h e f i n d ie n , 1 2 2 7
P a p o u a s ie , 1 1 4 6
Pàdagogisches Skizzenbuch, d e P a u l
P a k a c e i.s e ( P h ilip p u s A u r e o lu s T h e o -
K lee, 6 5 3
p h ra s tu s B o m b a s tu s von H ohen-
P ad o u e, 763, 810
h e im , d it) , m é d e c i n e t a lc h im is te
Paganel (J a c q u e s ), g é o g ra p h e fran ­
s u is s e , v. 1 4 9 3 -1 5 4 1 , 1 2 5 3 , 1 2 5 6
ç ais, p e r s o n n a g e d e J u l e s V e rn e ,
P a ra g u a y , 9 4 7
876
P a ra n â , 9 8 9
P a ilia k d (G e o rg e s), c h a m p io n de
P a ra y -le -M o n ia l ( S a ô n e -e t-L o ire ), 1 0 5 5
d e m i- f o n d , 1 0 9 9
P a rc d e s P rin c e s , s t a d e p a r is ie n , 1 0 9 9
P a in le v é (P a u l), m a th é m a tic ie n et
P a rç a y -le s-P in s (M a in e -e t-L o ire ), 9 9 2 ,
h o m m e d ’É ta t, 1 8 6 3 -1 9 3 3 , 1 0 9 9
994
P a iu te , tr i b u i n d i e n n e , 1 2 2 7
P a re d è s (N ic o la s), g a n g s t e r a r g e n tin ,
P a la is d e J u s tic e , 1 1 6 3 , 1 2 4 0
1105
P a la is d e l’É ly sé e , 8 1 6 , 1 2 4 0
P a r e n tis (L a n d e s ), 8 3 1
Palais de l ’Optique, p a v illo n d e l'E x - P aris, 6 7 7 , 6 7 8 , 6 9 6 , 6 9 8 , 6 9 9 , 7 0 6 ,
p o s i t i o n U n iv e rs e lle , 1 1 6 6
717, 719, 761, 763, 764, 776, 778,
Palais du Costume, p a v illo n d e l ’Ex- 791, 797, 806, 815, 817, 823, 837,
p o s i t i o n U n iv e rs e lle , 1 1 6 6
850, 852, 858, 860, 877, 896, 903,
Palais lumineux, Le, a t t r a c t i o n d e 909, 910, 913, 914, 928, 947, 957,
l ’E x p o s itio n U n iv e rs e lle , 1 1 6 6
966, 967, 972, 976, 983, 986, 996,
P a la w a n ( P h ilip p in e s ) , 7 2 5 9 97, 1001, 1003, 1010, 1023, 1041,
P a le m b a n g ( S u m a tr a ) , 7 9 1 1049, 1 0 5 1, 1069, 1104, 1106,
P a le rm e , 7 6 3 1113, 1 1 6 1, 1162, 1165, 1166,
P a le s tin e , 7 2 6 1168, 1172, 1187, 1211, 1217,
P a lin s a c , 8 3 1 1222, 1224, 1226, 1240, 1242,
P a lissy (B e rn a rd ), c é r a m is te , 1510- 1247, 1258, 1261, 1262, 1268, 1282
1590, 910 a m b a s s a d e d ’A n g le te r r e , 1 1 2 0
P a lm e rs to n (A rn h e m ) c o l o n e l a u s t r a ­ a v e n u e d e C o u r c e l le s , 8 1 6
lie n , s u r n o m m é « V ie u x - T o n n e r r e », a v e n u e F r a n k lin -R o o s e v e lt, 6 9 1
1137 a v e n u e d e F r ie d l a n d , 1 2 4 2
P a lm e rs to n (H e n r y T e m p le , t r o i s iè m e a v e n u e d e la G ra n d e - A r m é e , 7 7 7 ,
v ic o m te ) , 1 7 8 4 -1 8 6 5 , 7 0 1 875
P a n , d i e u g re c , 1 1 8 3 , 1 1 8 8 a v e n u e d u M a in e , 9 8 1
1328 Georges Perec

a v e n u e d e M e s s in e , 8 9 4 , 8 9 6 , 9 6 8 r u e d u C h a m p -d e -M a rs , 1 0 7 1
a v e n u e d e s T e rn e s, 708, 808 r u e C u ja s , 8 2 4
a v e n u e d e W agram , 893 r u e d e la Paix, 1 2 6 8
B a la r d , 8 1 8 r u e d e Lille, 8 2 5
B a tig n o lle s , 8 1 8 , 8 7 0 r u e d e M a d r id , 8 9 3
b o u le v a rd H a u ss m a n n , 9 6 8 r u e d e R ivoli, 7 8 8
b o u l e v a r d M a le s h e r b e s , 1 1 8 7 r u e d e s P y r a m id e s , 8 1 5
b o u l e v a r d P é re ire , 9 6 8 r u e A lfred -d e-V ig n y , 9 6 9
b o u l e v a r d S a in t- G e rm a in , 8 0 6 , 8 9 2 r u e B o c h a r t- d e - S a r o n , 1 0 0 7
b o u l e v a r d S a in t-M ic h e l, 1 0 1 1 r u e C a r d in a le , 9 0 9
B u tte -a u x -C a ille s , 8 1 8 r u e D a r c e t, 1 1 6 5
c a r r e f o u r d e l ’O d é o n , 8 9 3 r u e d e C h a z e lle s , 6 5 8 , 6 8 6 , 8 1 1 ,
C h a m p s -É ly s é e s , 691, 733, 872, 1226, 1247
893, 953 r u e d e C o u r c e l le s , 6 9 1 , 9 2 4
C h âte a u -L a n d o n , 9 5 9 r u e d e l ’A s s o m p tio n , 1 2 4 0
C lic h y , 8 1 8 , 8 7 0 r u e d e la F o lie - R é g n a u lt, 1 1 6 5
D e n f e r t- R o c h e r e a u , 9 5 9 r u e d e L ièg e, 1 2 2 4
D ix - n e u v iè m e a r r o n d i s s e m e n t , 9 6 6 r u e d e P ro n y , 7 2 9 , 8 1 6
É to ile -C h a r le s -d e -G a u lle , 8 1 7 r u e d e R ic h e lie u , 9 2 8
F a u b o u r g S a in t-A n to in e , 7 4 5 r u e d e s A cacias, 1 1 0 4
g a r e d ’O rs a y , 9 2 4 r u e d e s C is e a u x , 9 7 3
g a r e S a in t-L a z a re , 8 1 7 , 1 1 3 5 r u e d e s M a th u r in s , 9 7 9
G r a n d s B o u le v a r d s , 1 2 6 8 r u e d u F a u b o u r g S a in t- H o n o r é , 9 6 8
h ô p i t a l B ic h a t, 7 9 9 r u e G a y -L u ssa c , 1 0 0 9
h ô p i t a l L a rib o is iè re , 1 1 0 2 r u e G u y o t, v o ir M é d é ric
ja r d in s d e M a rig n y , 6 9 1 ru e Jaco b , 1068
M é n il m o n ta n t, 8 1 8 r u e J a c q u e s - B in g e n , 1 0 2 1
M o n tm a r tr e , 8 7 0 , 9 3 8 , 1 2 6 8 r u e J a d in , 6 5 8 , 6 8 6 , 8 1 1
N e u v iè m e a r r o n d i s s e m e n t , 9 5 7 r u e J o u ffro y , 1 1 0 2
P a rc M o n c e a u , 6 9 1 , 8 0 1 , 8 0 6 , 8 1 6 , r u e L e g e n d re , 1228
817, 968, 1246 r u e L é o n -J o s t, 6 5 8 , 9 6 0
P ig a lle , 8 7 0 , 8 8 0 , 1 2 6 8 r u e L e p ic , 7 3 1 , 9 0 7 , 9 1 0
p la c e d ’A lig re , 1 1 5 2 r u e L o g e lb a c h , 6 8 7
p la c e C lic h y , 1 0 4 1 , 1 1 6 5 r u e M é d é ric , 6 5 8
p la c e S a in t- S u lp ic e , 1 1 9 1 r u e R o u s s e l, v o ir L é o n J o s t, 9 6 0
p o n t C a r d in e t, 9 6 1 r u e S a in t-A n d ré -d e s -A rts, 9 7 3
p o r t e d e B ercy , 9 2 0 ru e S im o n - C r u b e llie r , 658, 725,
p o r t e M a illo t, 1 0 2 7 877, 903, 914, 923, 924, 963,
p o r t e d ’O r lé a n s , 9 3 1 , 1 0 3 0 967, 9 7 3 , 9 8 6 , 1 0 1 8 , 1 1 0 2 , 1 1 16 ,
p o r t e d e P ic p u s , 9 2 0 1167, 1211, 1246, 1264, 1282
p o r t e S a in t-M a rtin , 9 8 0 S ac ré -C œ u r d e M o n tm a r tr e , 956,
p o r t e d e V in c e n n e s , 9 2 0 1268
q u a i d e s O rfè v re s , 1 1 6 2 S q u a r e A n n a d e N o a ille s , 9 9 7
q u a is d e la S e in e , 8 0 1 Paris-Match, h e b d o m a d a i r e , 8 5 2
q u a r t i e r d e la D é f e n s e , 8 8 5 Pariscope, h e b d o m a d a i r e d e s p e c ­
q u a r t i e r la tin , 8 2 5 , 8 9 3 ta c le s , 1 1 1 2
La Vie m o d e d ’em p lo i 1329

Parisien libéré, Le, q u o t i d i e n du p u b lic is te e t h o m m e d ’É ta t, 1 6 8 3 -


m a tin , 6 9 2 1748, 700
Parisienne, La, m a g a s in d ’a l i m e n t a ­ P ere c (G eo rg es), 1364
t i o n à s u c c u r s a le s m u lti p le s , 1 2 2 6 P e r g a m e (Asie M in e u r e ) , 1 2 5 6
P a rm e , 7 6 4 P é rig n o n (d o m P ie rr e ) , b é n é d ic tin ,
P a rm e n tie r ( A n to in e -A u g u s tin ), a g ro ­ 1 6 3 8 -1 7 1 5 , 9 5 0 , 1 2 3 0
n o m e , 1 7 3 7 -1 8 1 3 , 9 1 0 P erô n (Eva, d ite E v ita), 1 2 3 2
P a ro s (C y c la d e s ), 8 1 4 P é r o n n e ( S o m m e ), 8 5 3
Parsifal, o p é r a t i o n , 8 9 5 P é ro u , 1092, 1237
P a s a d e n a ( C a lifo r n ie ) , 1 1 0 6 P e rp ig n a n i, d e s s in a te u r , 1 2 4 9
P a sq u ie r a în é , p a c e m a k e r d e L é n a rt, P e r r o s - G u ir e c ( C ô te s - d u - N o r d ) , 1 0 0 0
1101 P e rs e , 8 4 5 , 8 8 0 , 9 7 2 , 1 1 2 5 , 1 1 9 6
P a s s a ro w itz (Y o u g o s la v ie ), 7 6 6 , 7 6 8 P e rs é p o lis , 1 1 9 6
P a s s e p a r to u t, p e r s o n n a g e d u Tour du P e rth e s -lè s - H u rlu s ( C h a m p a g n e ) , 1 0 0 0
monde en 80 jours, d e J . V e rn e , 7 2 2
P e rtu sa n o ( N ic h o la s, d i t N ic k ), 1 1 7 3 -
Pastourelle, d ’A d ria n V illart, 1 1 2 9 1174
P a th é B aby , c a m é r a , 1 2 1 2
P é r i if , i n (P ie tro d i C r is to f o r o V a n n u c c i,
Patrons et Ouvriers, un dialogue tou­
d it le ), p e i n t r e ita lie n , 1 4 4 5 -1 5 2 3 ,
jours possible, 12 21
1161
P a tti (A d e lin e , d ite La), c a n ta tr ic e ,
P e te rse n (C a ri), i n t e r p r è t e , 9 0 2
1 8 4 3 -1 9 1 9 , 9 3 0
Petit Âne, Le, p iè c e p o u r p i a n o d e
P a u (P y ré n é e s -A tla n tiq u e s ) , 9 1 0
P aul D u k as, 864
P a u lin -A lfo rt (P a u l L a b o u rd e , d it) ,
Petit Gutenberg, Le, im p r i m e r i e p o u r
a u t e u r d r a m a tiq u e , 1 8 8 6 -1 9 6 2 , 9 6 3
e n f a n ts , 1 0 9 6
Pays-B as, 7 6 9 , 1 1 9 2 , 1 2 6 9
Petit Larousse illustré, Le, d i c t i o n ­
Peanuts, b a n d e d e s s in é e d e C h a r le s
n a ir e , 8 5 2
M. S c h u lz , 1 0 1 7
P e tit P o u c e , c h a t d e s M a r q u is e a u x ,
P e a rl H a r b o r (H a w a ï), 9 8 5
823, 1038
P e d d ie , c h ir u r g i e n d e S ir J o h n F r a n k ­
lin , 9 0 2
Petit Robert des noms propres, Le,
d ic tio n n a ir e , 6 8 8
Peel (S ir R o b e r t) , hom m e d ’E ta t
P e tit ( R o la n d ), 1 2 1 0
a n g la is, 1 7 8 8 -1 8 5 0 , 7 0 0
P é k in , 7 9 8 Petite Danseuse, La, film a m a te u r ,
P e la g e (P e la y o ), ro i d e s A stu rie s, m o r t 1 2 12

e n 737, 664, 665, 946 Petite Illustration, La, p é r i o d i q u e


P e lle rin , p e in tre ro m a n tiq u e (1 8 2 1 - illu s tré , 9 6 3
1 8 8 0 ), 7 8 7 Petits Amis, Les, c a l e n d r ie r , 1 0 1 7
P e lo s , (G â b o r ) , c in é a s te h o n g r o is , P e tro v s k i, p a la is, 8 4 8
1 24 1 P fe rd le ic h te r, in g é n ie u r g én éral
P e m b a (T a n z a n ie ) , 1 1 9 2 , 1 1 9 3 , 1 1 9 6 a p p a r t e n a n t à l ’o r g a n i s a t i o n T o d t,
Pennsylvania, p a q u e b o t , 6 9 4 895
P e n n s y lv a n ie , 1 1 7 5 P fis te r, d ire c te u r d u S a n a to riu m le
P e n s a c o la ( F lo rid e , U .S.A .), 7 5 3 Pfisterhof, 8 7 6
Pension Macadam, n ig h t- c lu b de P flu g , c h e f d ’é t a t- m a jo r g é n é r a l d e s
T a n g e r, 1222 t r o u p e s r u s s e s e n E x t r ê m e - O r ie n t,
P erc ev a l (Jo h n , c o m te d ’E s m o n t) , 1221
1330 G eorges Perec

P h il é m o n et B a u c is , p e rso n n ag e s P itis c u s ( S a m u e l) , p h il o l o g u e h o l l a n ­
lé g e n d a ir e s , 1 2 0 7 d a is, 1 6 3 7 -1 7 1 7 , 7 6 7 , 7 6 8 , 7 7 1
P h ilip e ( G é r a r d ) , a c t e u r fr a n ç a is , 1 9 2 2 - P iz z ic a g n o u , 1 1 5 4 , 1 1 8 4 , 1 1 8 5 , 1 1 86 ,
1959, 864, 1006 1282
P h ilip p e III, r o i d ’E s p a g n e , 1 5 9 8 -1 6 2 1 , P la n é ta r iu m O r r e r y , 1 0 0 8
915 P la s s a e rt (L es), m a r c h a n d s d ’in d ie n -
P h ilip p e IV, r o i d ’E s p a g n e , 1 6 2 1 -1 6 6 5 , n e r ie s , 6 8 4 , XLV, 9 0 5 , 9 0 7 , 9 3 0 ,
915 9 3 1 , 9 3 2 , 9 4 6 , LU, 9 5 3 , LIV, 9 7 0 ,
P h il ip p in e s (île s ), 1 1 2 1 971, 972, 973, 974, 975
P h ilip s (F e lip e S o la rio , d it S u n n y ), P ia s s a e rt (R é m i), 8 6 3 , 9 0 5 , 9 0 6 , 1 1 5 5 ,
a c t e u r p o r tu g a is , 9 8 8 1278
P h ry g ie , 1 0 6 9 , 1 2 0 7 P ia ttn e r (M m e ), d a c t y lo g r a p h e de
P h u ta to riu s (F re d ry k ), a s tro n o m e B r is b a n e (A u s tra lie ), 1 1 3 8
d a n o is , 1 5 4 7 -1 6 0 2 , 1 0 2 1 P la u te ( T itu s M a c c iu s P la u tu s ) , a u t e u r
P ic a rd ( L o u is - B e n o ît) , a u t e u r c o m i q u e la tin , 2 5 4 -1 8 4 , 9 8 9
f r a n ç a is , 1 7 6 9 -1 8 2 8 , 1 1 1 4 Pi enge, p a s t e u r d a n o is , 7 2 7
P ic a rd ie , 8 2 6 P lin e ( C a iu s P lin iu s S e c o n d u s , d i t l ’An-
P ic a s s o ( P a b lo R u iz y P ic a ss o , d it c ie n ) , n a tu r a lis te r o m a in , 2 3 -7 9 ,
P a b lo ), p e in tre e s p a g n o l, 1881- 972, 1021
1973, 983, 1198 P lo n , é d ite u r, 1031
P ie rn é ( G a b rie l), c o m p o s i t e u r fra n ç a is , Pobieda, c u ir a s s é r u s s e , 1 2 2 0
1 8 6 3 -1 9 3 7 , 1 1 9 5 Poe ( E d g a r A lla n ), é c r iv a in a m é r ic a in ,
P ig e o n ( la m p e ) , 9 4 6 1 8 0 9 -1 8 4 9
P im , Pam , Poum , p e rso n n ag e s de Poésies lyriques, d e J.-P . Uz, 1 0 2 0
b a n d e s d e s s in é e s , 1 1 3 6 Point d ’argent po in t de Suisse, c a r ic a ­
Pin-Up , r e v u e d é s h a b illé e , 9 1 1 tu r e , 1 1 2 3
P in c h a r t, f a b r ic a n t d e p lia n ts , 8 0 1 Point de vue, h e b d o m a d a i r e , 8 5 2
Pinocchio, d ’a p r è s C o llo d i, 9 8 1 P o is , c o iffe u r, 7 2 9
P in z ô n (le s F rères, M a r tin A lo n s o , P o it o u - C h a r e n te s , 1 2 4 0
F r a n c is c o M a r tin et V in c e n te P o k e r D ic e , c h a t d e G ilb e r t B e r g e r ,
Y a n e z ), n a v ig a te u r s e s p a g n o ls d e la 1038, 1177, 1277
fin d u XVe s iè c le , 1 1 4 1 P o llo c k (P a u l J a c k s o n ) , p e i n t r e a m é r i ­
P ip , c h a t d e M m e M o r e a u , 7 8 3 , 9 5 1 , c a in , 1 9 1 2 -1 9 5 6 , 6 5 4 , 8 9 9
1038 P o lo g n e , 8 7 6 , 9 9 1 , 9 9 3 , 9 9 4 , 9 9 7
Piqûre mystérieuse, La, r o m a n - f e u ille - P o lo n iu s , h a m s t e r , 1 1 5 4
t o n d e G. B erg er, C. C o û ta n t e t P o lo n o v s k i, c h im is te , 8 9 3
P. H ém on, 856 P o ly n é s ie , 12 4 2
P ir a n (Y o u g o s la v ie ), 9 6 8 P o m p é i, 7 0 4 , 7 8 9
P ira n d e llo (L u ig i), é c r iv a in ita lie n , Pompon et Fifi, c a l e n d r ie r , 1 0 1 7
1 8 6 7 -1 9 3 6 , 6 7 5 , 8 9 7 , 9 5 0 P o n ia to w s k i (M ic h e l, d it P o n ia ),
P iSA N E i.i.o ( A n to n io d i P u c c io d i C er- h o m m e p o liti q u e , 1 0 2 6
re to , d it) , p e in tre ita lie n , 1395- P o n s in , m a îtr e v e r r ie r , a u te u r du
1455, 798 Palais lumineux, 1 1 6 6
P is s a rro (C a m ille ), p e in tre fra n ç a is, P o n t- A u d e m e r (E u r e ) , 9 8 4
1 8 3 0 -1 9 0 3 , 6 5 4 , 8 9 9 Pont de la rivière Kwaï, Le, r o m a n d e
P ith iv ie rs (L o ire t), 9 7 8 P ie r r e B o u lle , 9 3 8 , 1 1 5 4 , 1 1 8 6
La Vie m o d e d ’em p lo i 1331

P o n ta r lie r , 6 9 8 Preuves, r e v u e litt é r a ir e , 1 0 7 2


Pontcarral, colonel d ’E mpire, film d e P ric e (R o g e r), 1 3 6 4
J . D e la n n o y , 8 9 3 Pride an d prejudice, r o m a n d e J a n e
P o n tia c , m a r q u e d ’a u t o m o b i l e , 1 0 4 3 A u s te n , 1 0 6 9
Pope (A le x a n d e r ), p o è t e a n g la is , 1 6 8 8 - Prince et le Pauvre, Le, d e M a rk
1744, 1214 T w a in , 1 24 2
Populaire, Le, j o u r n a l fo n d é par Prince Masqué, Le, 1 1 5 7
É t ie n n e C a b e t, 1 2 3 8 P r in c e - É d o u a r d (île s d u ) , 8 8 4
P o r t-A rth u r (L û -S h u n ) , 1045, 1220, P rin c e sse P a la tin e (A n n e d e G o n z a g u e ,
1221 d i t e la ), 1 6 1 6 -1 6 8 4 , 1 2 5 3 , 1 2 5 7
P o rt-a u -P rin c e , H ô te l S ie rra -B e lla , 1 1 0 6 P rin c e sse P a la tin e (C h a r lo tte - E liz a b e th
P o r t-M o re s b y (N o u v e lle - G u in é e ) , 1 1 4 7 de B a v iè re , d ite la ), 1 6 5 2 -1 7 2 2 ,
P o rt-S a ïd , 7 2 6 , 9 0 4 1020
P o rte r (G u illa u m e ) , p s e u d o n y m e d e P rio u , d e s s in a te u r , 1 07 1
B eyssandre, 1199 P r is o n d e la B astille, 9 1 0 , 9 8 1 , 1 1 6 2
P o r th o s , p e rso n n ag e d ’A le x a n d r e P r o c h e - O r ie n t, 7 1 2
D u m as, 864, 1243 P r o p r i a n o (C o rs e ), 1 1 2 0
P o rtia , h é r o ï n e d e S h a k e s p e a r e , 8 7 5 Proud Angels, o r a t o r i o de Svend
P o rto -R ic o , 1 1 9 0 G r u n d tv ig , 8 8 7
P o r to r o z (Y o u g o s la v ie ), 9 6 8 P ro u illo t (L é o n ie ) , 8 2 1
P o r tu g a l, 1 0 7 4 P ro u st ( M a d e le in e ) , 9 5 8
P o rtu s, é d i t e u r la tin d u Lexique d e P ro u st (M a rc e l), 1 8 7 1 -1 9 2 2 , 1011,
S u id a s , 1 2 2 3 1364
Porus, o p é r a d e K u s s e r, 6 8 1 P r u d e n c e , j e u n e f e m m e d e 2 4 a n s,
P o ts d a m , 1 1 2 9 1179
P o u c h k in e (A le x a n d re S e r g u e ie v itc h ) , P ru sse, 802, 1132
p o è t e r u s s e , 1 7 9 9 -1 8 3 7 , 1 0 6 5 P to i.é m é k ( C la u d e ) , a stro n o m e g re c ,
P o u z z o le s (Ita lie ), 1 2 4 8 9 0 -1 6 8 , 9 7 2
P o w e ll (M ic h a e l), c in é a s te a n g la is , P u e r to - P r in c e s a (P h ilip p in e s ) , 7 2 5
1216 Punch, The, h e b d o m a d a i r e s a ti r iq u e
P o z so n y (H o n g rie ), 681 a n g la is , 9 02
P r a g u e ( T c h é c o s l o v a q u ie ) , 7 6 4 , 1 2 5 5 Punishment, The, c a r ic a tu r e d e W il­
P ré -S a in t-G e rv a is, 8 1 8 lia m F a ls te n , 8 2 2
P re e to riu s (E m il), p e i n t r e e t d é c o r a ­ P u rk in je , a g ita te u r p a n a r c h i s te , 1 1 0 4
t e u r a lle m a n d , 9 5 4 Pyrame et Thisbé, o p é r a d e K u ss e r,
P ré f le u ry (A lb e rt), pseudonym e de 681
R é m i R o rs c h a s h , 7 1 1 P y r a m id e s , Les (É g y p te ), 798, 808,
P ré je a n (A lb e rt), a c t e u r fr a n ç a is , 7 1 1 815, 9 71, 1194
Préjugés, r e v u e litt é r a ir e f o n d é e p a r P y rén ées, 838, 1270
R é m i R o rs c h a s h , 7 1 6 P y tiia g o re , m a th é m a tic ie n g re c du
Premier rendez-vous, 8 6 0 v ic s iè c le av. J .-C ., 1171
Première Ascension du Mont-Cervin, P... respectueuse, La, p iè c e de
La, 7 8 7 J .-P . S a rtr e , 1 2 6 7
Press an d Journal, q u o t i d i e n d ’A b e r-
d e e n (É c o s s e ), 1 1 4 2
Presse médicale, La, 9 0 6 , 1 2 5 2
1332 G eorges P erec

Quand j ’étais petit rat, de R a s k o ln ik o v , p e r s o n n a g e d e D o s to ïe v ­


M F. V y ch iskaya, 1 1 7 2 ski, 9 1 9
Quand les poules auront des dents, R a s ta q u o u è r e , Le, s u r n o m d ’u n lo c a ­
c a r ic a tu r e d e B la n c h a r d , 7 8 8 ta ir e d e l ’i m m e u b le , 1 1 6 7
Q u a rlt, f a m ille d ’im p r i m e u r s v é n i­ R a s tig n a c , p e r s o n n a g e d ’H o n o r é d e
tie n s , 7 6 2 , 7 6 3 , 7 6 5 , 7 6 6 , 7 6 7 , 7 7 1 B alzac, 1 0 6 8
Q u a s t o n (M m e ), p e r s o n n a g e d e L’As­ Rat derrière la tenture, Un, ta b le a u
sassinat des poissons rouges, 9 3 9 , d e F o rb es, 672, 1063
940, 941 R a tin e t, v o ir B o u v ard , 1069
Q u é b e c (C a n a d a ) , 1 0 1 4 R ay ( J o h n ) , n a tu r a lis te a n g la is , 1 6 2 7 -
Q ueneau: (R a y m o n d ), 1 9 0 3 -1 9 7 6 , 6 4 7 , 1705, 1021
1364 R aynaud ( F e r n a n d ) , a r tis te d e m u s ic -
Qui boit en mangeant sa soupe..., h a ll, 1 9 2 6 -1 9 7 3 , 8 2 1
677 R a z in e ( S te p a n T im o fe ïe v itc h , d it
Quotidien du film, Le, 1 2 4 5 S te n k a ), chef cosaque, v. 1630-
Quotidien du médecin, Le, 9 0 6 1671, 1172
R azza, tu e u r à g ages, 1105
R a b e la is ( F ra n ç o is ), é c r iv a in fra n ç a is , Re vestiaria, De, d e R u b e n iu s , 1 0 2 1
1 4 9 4 -1 5 5 3 , 1 3 6 4 Reader's Digest, 6 9 3
R a c in e (Jean ), p o è te d r a m a tiq u e , Réalités, p é r i o d i q u e illu s tr é , 8 5 2
1 6 3 9 -1 6 9 9 , 9 1 0 , 9 8 0 , 1 1 1 4 , 1 1 6 1 , R é c a m ie r (J e a n n e -F ra n ç o is e -J u lie -A d é -
1262 la ïd e B e r n a r d , d a m e ) , 1 7 7 7 -1 8 4 9 ,
R a c in e (L o u is), é c r iv a in fr a n ç a is , 1 6 9 2 - 1070, 1156
1763, 1161 Reconquista, La, 6 6 4
R a c in e (W is c o n s in , U .S.A .), 1 1 3 8 Recueil des monnaies de la Chine, du
Racine et Shakespeare, d e S te n d h a l, Japon, d u b a r o n d e C h a u d o i r , 1 0 9 6
1263 R e d d in g ( C o n n e c t ic u t ) , 1 2 4 2
Radar, m a g a z in e illu s tr é , 8 5 2 Règlement concernant la sécurité
R adnor (E d w a r d L lo w a rc h B o u v e r ie , dans les mines et carrières, 6 6 2
5e c o m te d e ), 6 68 R eg n a rd ( J e a n - F ra n ç o is ) , a u t e u r d r a ­
R ahhn, d o c t e u r e n m é d e c in e , 1 25 2 m a tiq u e , 1 6 5 5 -1 7 0 9 , 8 8 6
R a g u s e , v o ir D u b r o v n ik , 9 6 8 R é g n ie r (R e n a u d ) , c a rto g ra p h e de
R ain -in -th e -F a c e , c h e f i n d ie n , 1 2 2 7 l’É c o le d ie p p o i s e , 1 1 4 5
R a in b o w ( A rm a n d F ie s c h i, d i t A r th u r ) , R eim s, la c a t h é d r a le , 7 6 3
c h a n te u r p o p , 826 Remember the Alamo, v e d e t t e la n c e -
Rake’s progress, a q u a r e l le de to r p ille s , 9 8 5
U .N . O w e n , 7 3 5 Renaissance, La, r e s t a u r a n t p a r is ie n ,
Rake’s progress, opéra d e S tra v in s k y 1268
d ’a p r è s H o g a r th , 7 3 5 , 7 3 7 R enan ( E r n e s t) , é c r iv a in fra n ç a is,
R am eau (A n to in e ), 6 5 9 1 8 2 3 -1 8 9 2 , 7 2 0
R am on, g a n g s te r , 1 1 0 6 Renard et la Cicogne (sic), Le, g r a v u r e
Ramona, s u c c è s d e T i n o R o ssi, 8 6 0 d ’O u d r y , 9 0 6
Ramphastos vitellinus, 9 0 6 Renibus, De, t r a ité d e M a lp ig h i, 1 2 5 7
R am say (L o rd ) , 1 0 1 0 R ennes, 91 0
R a n g o o n (B ir m a n ie ) , 7 9 6 R éol (L o u is e ), XII, 8 5 6 , 9 3 2 , 9 3 3 , 9 4 6 ,
La Vie m o d e d ’em plo i 1333

1177, XCVIII, 1264, 1 2 6 8 -1 2 7 3 , R io d e J a n e ir o , 9 7 0 , 1 1 5 3


1277 R ip p le s o n (F lo rid e , U .S.A .), 1 0 8 3
R éol (M a u ric e ) , 8 1 6 , 1 2 6 4 - 1 2 7 3 R iri ( H e n r i C o llo t, d i t M o n s ie u r ) , c a fe ­
R éol (O c ta v e ), 9 0 6 tie r, v o ir C o llo t ( H e n r i) , 6 8 6 , 6 9 2 ,
Restaurant du grand U, r e s t a u r a n t 917, 9 50, 1081, 1097
p a r is ie n , 9 2 8 R o b ert (H u b e r t) , p e in tre fra n ç a is ,
Reste à l ’affiche, mon chéri !, film 1 7 3 3 -1 8 0 8 , 1 2 4 9
a v e c O liv ia N o rv e ll, 1 1 5 3 R o b e rv a i. (G illes P e r s o n n e d e ) , p h y s i­
R e s tro o m B o m b er, c h e f in d ie n , 1227 c ie n fra n ç a is, 1 6 0 2 -1 6 7 5 , 1 0 5 4
R e th e l, 8 2 8 , 8 4 3 Robinson cherchant à s ’installer,
Retraite de Russie, La, ( 1 8 1 4 ) , ta b le a u 1183
d e M e is s o n ie r , 7 0 5 R o b in s o n C ru so é, p e rso n n ag e de
R é u n i o n (île d e la ), 9 1 0 D a n ie l D e F o e , 9 4 7 , 1 1 8 3
Rêve d ’Alice, Un, a d a p t a t i o n t h é â t r a l e R o c h e f o r t ( C h a r e n te - M a r itim e ) , 9 1 0 ,
d ’Alice au pays des merveilles, 1001
1136 R o c h e fo r t, p e rso n n ag e d ’A le x a n d r e
Réveil de Vienne et Romans, q u o t i ­ D u m as, 856, 857, 981
d i e n r é g io n a l, 1 1 8 0 R o c h e ta illé e , 1 0 9 8
Rêverie, b o îte à b is c u its , 1 2 3 3 R o c k e fe lle r, 1198
Revue du Jazz, La, 1 0 6 9 R o d o lfo , p e r s o n n a g e d e La Bohème,
Reyes de Taifas, 6 6 4 954
Rhadamiste, d e C r é b illo n , 1 1 1 5 R o d o lp h e , tr a p é z is te , 9 2 8
R hee (S y n g m a n ) , hom m e p o litiq u e R o d rig u e , r o i d ’E s p a g n e , 6 6 5
c o r é e n , 1 8 7 5 -1 9 6 5 , 1 2 3 2 R o g ers (E th e l), d o m e s t i q u e d e F r a n z
R h in , fle u v e , 6 8 9 , 8 5 1 H u ttin g , 6 9 7 , 1 2 7 8
R h o d é s ie , 1 0 3 6 Roi Venceslas, Le, c a b a r e t m o n t m a r ­
R h ô n e -A lp e s , 1 2 6 5 tro is , 1 2 6 8
R ib ib i, c h a t d e M a r g u e r ite W in c k le r , Rois mages, Les, ta p is s e r ie , 1 0 40 ,
966, 969 1206
R ic c e tti (M a x R iq u e t, d i t M a x im ilie n ), R o iss y -e n -F ra n c e , 8 1 6
dan seu r et c h o ré g ra p h e, 1209- R o ia n d de la P la tiè re (J e a n -M a rie ),
1212 h o m m e p o liti q u e , 1 7 3 4 -1 7 9 3 , 1 0 9 5
R ic h a r d t & S e c h e r , 7 5 2 R o la n d i, lib r a ir e d e L o n d r e s , 8 3 6
R ic h e lie u (A rm a n d J e a n d u P le ssis, c a r ­ R om agnesi ( H e n ri) , c o m p o s ite u r de
d in a l, d u c d e ) , 1 5 8 5 -1 6 4 2 , 9 8 1 r o m a n c e s , 1 7 8 1 -1 8 5 1 , 1 0 2 2
R ich ep in (J e a n ) , é c r iv a in fra n ç a is , R o m a in v ille , 7 7 7
1 8 4 9 -1 9 2 6 , 8 7 8 , 1 2 7 9 R om an N ose, c h e f i n d ie n , 1 2 2 7
R ic h m o n d ( H e le n a ) , g ra v e u r ro m a n ­ Romance de Paris, La, 8 6 0
tiq u e , 1 0 7 2 R o m a n h t, g é r a n t d e l ’i m m e u b l e , 1 1 8 5
R ic h m o n d (V irg in ie , U .S A .), 6 8 7 R om anov, fa m ille r é g n a n t e d e R u ss ie
R im s k y -K o rs a k o v (N ic o la ï A n d r e ïe v itc h ) , ( 1 6 1 3 - 1 9 1 7 ), 1 0 6 9
c o m p o s ite u r ru sse , 1 8 4 4 -1 9 0 8 , R o m an s (D rô m e), 1180
1065 R om e, 701, 763, 7 64, 8 56, 9 71, 1008,
Ring der Nibelungen, Der, té tr a lo g ie 1040, 1245, 1247, 1256
d e R ic h a rd W a g n e r, 9 5 4 C h a m p d e M ars, 7 3 7
R in tin tin , c h ie n , 1 0 1 3 S a in t-M a rc , 7 6 3
1334 Georges Perec

S a in te -M a rie -M a je u re , 7 6 3 Routier, Le (The Carter), a q u a r e l le d e


S a in te -M a rie -d u -T ra n s te v e re , 7 6 3 W a in e w r ig h t, 1 1 8 8
S a in t- P a u l-h o rs -le s -m u rs , 7 6 3 R o u m a n ie , 8 4 5
S a in t- P ie rre , 7 6 3 , 9 7 1 R ousseau (J e a n - B a p tis te ), p o è t e f r a n ­
S a in t-S y lv e stre -in -C a p ite , 7 6 3 , 7 6 4 ç a is, 1 6 7 1 -1 7 4 1 , 7 6 6 , 7 6 7 , 7 7 4
S a in t- J e a n -d e -L a tra n , 7 6 3 R oussel (R a y m o n d ), 1 8 7 7 -1 9 3 3 , 1 3 6 4
S ta z io n e te r m in i , 1 2 4 5 R o u sse l, lo tis s e u r , 1 2 4 6
V a tic a n , 1 1 5 3 , 1 2 4 8 R o u s ta n , m a m e lu k de l’E m p e r e u r ,
R om m el (E rw in ), m a r é c h a l a lle m a n d , 1131
1 8 9 1 -1 9 4 4 , 1 0 3 3 Route des Epices, La, t h è s e d ’A d rie n
R ondeau, m a îtr e f o n d e u r , 1 4 9 3 -1 5 4 3 , Jérô m e, 914
1021 R o u tis ie (A lb e rt d e ) , é c r iv a in fra n ç a is ,
R o o s e v e lt (F r a n k lin D e la n o ) , 3 2 e p r é ­ 1 8 3 4 -1 8 6 7 , 10 2 1
s id e n t d e s É ta ts -U n is , 1 8 8 2 -1 9 4 5 , R o u tis ie ( I r è n e d e ) , s a fille, 1 0 2 1
985 R n rx (A n to in e ), a q u a r e l lis t e d u d é b u t
R o q u e ia u rk (A n to in e -G a s to n , d u c d e ), d u XIXe s iè c le . 1 2 3 4
m a ré c h al de F ran ce, 1 6 5 6 -1 7 3 8 , R o v ig n o . 9 6 8
1025 Row u a n d s ( M o rty ), pseudonym e
R o re t, é d i t e u r s d e m a n u e ls , 10 2 1 d 'A . F le x n e r, 8 8 0
R o rsch a sh (O liv ia, n é e N o rv e ll), v o ir Roxelane et Mustapha, d e M a is o n -
O liv ia N o rv e ll, 946, 1065, 1135- n eu v e, 1114
1139, 1 1 5 2 -1 1 5 4 , 1184, 1185, Royal Historical Society, 1 1 4 0
1200, 1244, 1245 R u b e n iu s, h is to rie n de l ’A n tiq u ité ,
R o rsch a sh (R é m i) , p r o d u c t e u r d e t é l é ­ 1021
v is io n , 6 5 9 , 6 6 9 , 7 0 0 , X III, 7 1 0 - Rubriques à brac, b a n d e d e s s i n é e d e
7 1 7 , XVIII, 7 3 5 - 7 4 0 , 7 5 2 , XXVII, G o tlib , 8 5 9
805, 806, 810, 814, 856, 873, 929, R u e il (H a u ts - d e - S e in e ) , 1 0 0 2
932, 1065, 1135, 1138, 1139, R u g g ie ri, p y r o te c h n ic ie n , 1 2 2 2
LXXXI, 1 1 5 2 , 1 1 5 4 , LXXXVI, 1 1 8 2 , R u m fo rd (M ad am e d e ), 1246
1 1 8 9 , 1 2 0 0 , 1 2 0 3 , XCV, 1 2 4 4 - 1 2 4 6 <• R u s s e » Le, v o ir S p e is s (A bel), 1 1 78 ,
R o s a lin d e , h é r o ï n e d e S h a k e s p e a r e , 1180
875 R u ssie , 677, 721, 845, 946, 1068,
Ross ( J o h n ) , n o m d ’e m p r u n t d e C a r e l 1172, 1220
V an L o o ren s, 1134 Rustica, p é r i o d i q u e a g ric o le , 1 1 7 2
R o sto v , 8 3 7 Ki vsc h ( F r e d e r y k ) , a n a t o m is t e h o l l a n ­
R o th k o (M a rk ), p e in tre a m é ric a in , d a is , 1 6 3 8 -1 7 3 1 , 12 53
1 9 0 3 -1 9 7 0 , 1 1 9 8 R y b a lk a (M ic h e l), 1 2 3 6
R o tro i (J e a n ) , a u te u r d r a m a tiq u e , R zew uska ( p r in c e s s e ) , 1 16 3
1 6 0 3 -1 6 5 0 , 1 1 1 4
R o tte r d a m , 7 6 8 , 7 7 4 S a b a ta (V ic to r d e ) , c h e f d ’o r c h e s tr e ,
R oubaud (J a c q u e s ), 1 3 6 4 954
R oi cher (P .), 1 0 6 9 S a b le s - d 'O r- le s -P in s ( C ô te s - d u - N o r d ) ,
R ouen. 910 1196
R ouget de l 'I s l e ( C la u d e - J o s e p h ) , S ach e r-M a so ch (L é o p o ld , c h e v a lie r v o n ),
c o m p o s i t e u r , 1 7 6 0 -1 8 3 6 , 1 0 1 0 é c riv a in a u tric h ie n , 1 8 3 6 -1 8 9 5 , 1072
La Vie m o d e d ’em p loi 1335

Sade (D o n a tie n -A lp h o n s e -F ra n ç o is, m a r ­ Sampang , m a r q u e d e p a r f u m , 8 3 5 ,


q u is d e ), é criv a in fran çais, 17 4 0 -1 8 1 4 , 836, 837
1162 Sam uel (H e n ri) , é d ite u r de V ic to r
S a fa d (Is ra ë l), 1 1 9 2 , 1 1 9 4 , 1 1 9 5 H u g o , 7 31
S a h a ra , 1 2 6 6 S a n F r a n c is c o ( C a lifo r n ie ) , 8 6 8
S a in t V in c e n t d e P a u l, 1 5 8 1 -1 6 6 0 , 8 8 6 S a n c h e z dm . E s t e r o (A lv aro ), 1 1 2 9
S a in t- B e n o ît- s u r- L o ir e , 7 6 3 S a n c h o P ança, p e rs o n n a g e de C e r-
S a in t-C y r, 1 1 1 3 v a n tè s , 7 2 2
S a in t-D e n is , 7 6 3 S a n c tis (G . d e ) , h i s t o r i e n ita lie n , 1 1 7 2
S a in t-D ié , 1 1 4 0 Sans fam ille, a d a p t a t i o n t h é â t r a l e d u
S a in t-G e rm a in -e n -L a y e , 6 7 7 , 8 0 1 r o m a n d 'H e c t o r M a lo t, 9 8 1
S a in t- J e a n -d e -T e rr e - N e u v e , 7 2 6 S a n ta C a ta lin a I s la n d ( C a lifo r n ie ) ,
S a in t- J e a n -d ’A ng ély , 1 0 0 1 1 0 7 9 , 11 4 2
S a in t-Je a n -d e -L u z , 1 2 0 9 S a n ta M o n ic a (C a lifo r n ie ) , 1 2 8 1
S a in t- J e a n -d e -M o n ts , 1 1 9 6 Saponite, la bonne lessive, 7 3 4
S a in t- L a u re n t-d u -M a ro n i, 1 1 6 5 S a ra fia n (A rp a d ), p h o t o g r a p h e , 1 2 5 9
S a in t-M ic h e l, a r c h a n g e , 1 1 5 3 S a r a to g a (NY, U .S.A .), 8 8 0
S a in t-M o ritz , 1 2 0 0 S a ra to g a s , tr i b u i n d i e n n e , 1 2 2 7
S a in t-M o u e z y -s u r-É o n , 7 4 4 , 7 4 5 , 7 7 7 , S aro y a n (W illiam ), é c r iv a in a m é r ic a i n ,
778, 1089 1112
S a in t-P a u l (île ), 8 8 4 S a rr e , 8 3 0
S a in t- P e te r s b o u r g (R u s s ie ), 7 0 1 S a rreb ru ck , 830
S a in t- P e te r s b u r g ( F lo r id e ) , 1 1 7 3 S a rtre (J e a n -P a u l), 1 2 3 6
S a in t- P é tro in e , 1 1 9 6 S a tc h M o u th , c h e f i n d i e n (?), 1 2 2 7
S a in t- Q u e n tin , 1 0 9 7 , 1 1 0 6 S a v o ie , 7 0 8
S a in t- R o m a in - d e - C o lb o s c , 8 9 5 Saxe, 9 9 3 , 1188
S a in t- T ro ja n d ’O lé r o n , 1 0 0 0 Saxo G ra m m a tic u s, h is to rie n d a n o is ,
S a in t-V a lé ry -e n -C a u x , 1 1 4 4 v. 1150-v. 1 2 0 6 , 1 2 2 3
S a in t-V in c e n t (C a p , P o r tu g a l ) , 1 0 7 4 S c a lig e r (J u le s C é s a r ) , h u m a n i s t e ita ­
S a in te - C h a p e lle d e P a ris, 7 6 3 lie n , 1 4 8 4 -1 5 5 8 , 1 0 2 1
S a in te H é lè n e , 7 6 3 , 7 6 5 , 7 6 6 , 7 7 4 S chapska ( P h ilo x a n th e ) , c o m p o s i t e u r ,
S a la d in , 925 998
S a la m a n q u e ( E s p a g n e ) , 1 2 5 5 S c h a rf-H a in isc h (O sk ar), p h ilo lo g u e ,
S a la m m b ô , 9 9 4 989
S a lin a s -L u k a s ie w ic z (J u a n M a ria ), 1 0 1 4 S c h le n d r ia n , g é n é r a l fr a n ç a is , 7 1 5 , 7 1 7
S a lin i (L é o n ) , a v o c a t d e M a d a m e d e S c h le n d r ia n , t r a f i q u a n t d e c a u r is , 7 1 5
B e a u m o n t, 8 2 9 , 8 3 3 , 8 3 4 S c h lie m a n n ( H e in r ic h ) , a rc h éo lo g u e
S a lle É ra rd , 6 7 8 a lle m a n d . 1 8 2 2 -1 8 9 0 , 6 6 3
S a lm a siu s, 10 21 S c h m e tte ri.in g (M o rris ), c o m p o s ite u r
S a lm o n , e n tre p ris e de n e tto y a g e , a m é ric a in , 9 2 0
1153 S c h m itt ( F lo r e n t) , c o m p o s i t e u r f r a n ­
S a lo m o n (île s ), 1 0 9 4 ç ais, 1 8 7 0 -1 9 5 8 , 1 1 1 9
S a lz b o u rg , 7 0 6 S c h n a b e i. (A rth u r), p ia n is te a u tr ic h ie n ,
S a m a r k a n d ( O u z b é k is ta n ) , 1 1 6 8 1 8 8 2 -1 9 5 1 , 1 1 1 9
S a m b in (H u g u e s ) , a r c h ite c t e du x v i' S c h o e n e r ( J o h a n n e s ) , a s t r o n o m e a lle ­

s iè c le , 1 2 2 0 m and du x v i' s iè c le , 9 1 6
1336 Georges Perec

S ch ô n b erg (A rn o ld ), c o m p o s ite u r d e ), é c r iv a in fra n ç a is , 1 7 9 9 -1 8 7 4 ,


a u tr ic h ie n , 1 8 7 4 -1 9 5 1 , 6 7 8 , 9 4 6 1062
S c h ro e d er, p e rs o n n a g e d e s Peanuts Seigneur de Polisy, Le, d e R a i m o n d d e
d e S c h u lz , 1 0 1 7 G u ir a u d , 1 1 1 5
S c h u i.7 . (C h a r le s M .), d e s s i n a t e u r a m é ­ S e in e , La, 8 0 1
ric a in , 1 0 1 7 Seizième Lame de ce cube, La, é m is ­
Schum an (R o b e r t) , h o m m e p o liti q u e , s io n d e té lé v is io n , 6 6 9 , 7 3 7
1 8 8 6 -1 9 5 3 , 1 2 3 2 S eeim 111, r e c o r d m a n d u m o n d e d u tir
Schum ann (C la ra , n é e W ie c k ), 1 1 5 4 à l ’a rc , 6 6 4 , 9 4 8
Schum ann ( R o b e r t) , c o m p o s i t e u r a lle ­ S e lm a (A la b a m a ), 1 1 7 5
m a n d , 1 8 1 0 -1 8 5 6 , 6 7 8 Semailles et les Moissons, Les, cy cle
Schw ann (M ad am e), 6 8 4 r o m a n e s q u e d ’H e n r i T ro y a t, 8 3 6 ,
S c .h w a n z e n b a d -H o d e n ih a i.e r (L e o p o ld - 838
R u d o lp h ) , g é n é r a l a u tr ic h ie n , 1 0 2 0 Semaine de Suzette, La, 1 1 5 6
Science et Vie, r e v u e d e v u lg a r is a tio n Semaine des Hôpitaux, La, 9 0 6
s c ie n tif iq u e , 8 5 8 Semaine des Spectacles, La, 9 7 5
S c ip io n (R o b e rt), c r u c iv e r b is te , 948, Semaine du Médecin, La, 9 0 6
1078 Semaine médicale, La, 9 0 6
Scipion l ’A fricain, o p é r a d e K u ss e r, Semaine théâtrale, La, 7 8 6 , 9 6 3
681 S é m in o le s , tr i b u i n d i e n n e d e F lo r id e ,
S copas, s c u l p t e u r g r e c d e la fin d u 1174
Ve s iè c le av. J.-C ., 8 2 1 S é n a t ( p a la is d u L u x e m b o u r g ) , 1 2 4 0
S co re sb y (W illia m ), n a v ig a te u r a n g la is, S é n é g a l, 9 1 0 , 9 8 3
1 7 6 0 -1 8 2 9 , 1 0 2 1 S e n lis, 8 0 1
Scotsman, The, q u o t i d i e n é c o s s a is , Sensations, r e v u e d é s h a b illé e , 9 1 1
1142 Sept Crimes d ’A zincourt, Les, r o m a n
S c o tt (W a lte r), é c r iv a in é c o s s a is , p o lic ie r , 7 2 2
1 7 7 1 -1 8 3 2 , 1 2 7 6 Sept Merveilles du Monde, Les, 1 1 9 6
Scottish Daily Express, q u o tid ie n S e p t-île s ( a r c h ip e l d e s ) , 1 0 0 0
é c o s s a is , 1 1 4 2 Septième Crack de Saratoga, Le,
Scottish D aily Mail, q u o t i d i e n é c o s ­ ro m a n p o lic ie r de J.W . London
sais, 1 1 4 2 (F le x n e r) , 8 8 0
S c r a m b le d E ggs, b a r b e t, 1 1 3 8 S e p tim e S é v è r e ( L u c iu s S e p tim i u s Seve-
S cu d éry (M a d e le in e d e ) , r o m a n c i è r e r u s A u re liu s A n to n in u s ) , e m p e r e u r
f r a n ç a is e , 1 6 0 7 -1 7 0 1 , 8 8 0 r o m a in , 1 0 1 0 , 1 0 1 4
S cy tie, 6 7 1 S e p tim ia O c ta v ii.la , s œ u r d u p ré c é d e n t,
S e c ré ta n (C h a rle s ) , p h i l o s o p h e s u is s e , 1010
1 8 1 5 -1 8 9 5 , 9 1 1 S érès (G e o rg e s), co u re u r cy cliste ,
S edan, 717 1098
Séducteur amoureux, Le, d e L o n g - S e rg iu s S u m c iu s G a lb a , p ré te u r, 735,
ch am p s, 1114 737
S e e n -b y -h e r-N a tio n , fe m m e du chef S é rie n o ir e , La, c o lle c t io n d e r o m a n s
i n d i e n S ittin g B u ll, 1 2 2 7 p o lic ie rs , 1 1 7 8
S é g e sv a r, p e r s o n n a g e d u r o m a n - f e u i l­ S k rv iu s S u lp ic iu s G a lb a , e m p e re u r
l e t o n d e G ilb e r t B e r g e r , 8 5 7 r o m a in , 7 3 5 , 7 3 7
Ségur ( S o p h ie R o s to p c h in e , c o m te s s e S év ille ( E s p a g n e ) , 1 1 4 1
La Vie m o d e d ’em p lo i 1337

S è v re s , É c o le n o rm a le s u p é rie u re , Silbermann, d e J a c q u e s d e L a c re te lle ,


676 876
S e y c h e lle s ( a r c h ip e l d e s ) , 7 2 6 , 7 2 7 , S ilb e rs e i.b e r , p e i n t r e a m é r ic a i n , 8 4 6
813 S ilè n e , 1 1 8 8
S fo rz i (A lb e rto ), v o ir R o rs c h a s h Silver Glen of A/va, navire, 8 8 3
(R é m i), 7 1 1 Silvestre (Israël), d essinateur français,
S h a h d ’Ir a n , 1 0 1 4 1 6 2 1 -1 6 9 1 , 6 8 8
S h ak esp e are (W illia m ), p o è te d ra m a ­ Simon (Samuel), m archand d e bois et
tiq u e a n g la is , 1 5 6 4 -1 6 1 6 , 874, lotisseur, 1 2 4 6 , 1 2 4 7
1114, 1115, 1263 Simone, fille de cuisine chez Bartle­
S h a la k o , g é n é r a l a m é r ic a in , 7 5 1 booth, 7 9 9
Shandon, b a n q u i e r a n g la is , 1 1 6 2 Simpson (Grégoire), 7 3 1 , 9 5 3 , 9 5 6 ,
Shandy ( G a u th ie r ) , p e rso n n ag e de 9 6 0 , 9 6 1 , 1 28 3
L a u r e n c e S te r n e , 1 1 6 0 Sioux, tribu indienne, 1 2 2 7
S h a n g h a ï, 1 0 2 9 SmiNG Bull, chef indien, 1 2 2 7
S h a n n o n ( I r la n d e ) , 1 1 9 3
Skrieter (Ingeborg, ép o u se Stanley),
Shaw (J.-P.), p ro fesse u r d ’h is to ir e
voir Stanley (Ingeborg), 1 0 4 4
a n c i e n n e à l ’u n iv e r s ité C o lu m b ia ,
Skye (île de, Écosse), 1 0 7 8
Slaugiiter (Grâce), voir Twinker
7 6 4 -7 7 5
(Grâce), 9 8 4
S h earer (M o ira ), d an seu se a n g la is e ,
Si.eeping R a b b i t , chef indien, 1 2 2 7
1216
Slowburn (Joy), voir Stanley (Inge­
S h e ffie ld , 7 8 0
borg), 1 0 4 3 , 1 0 4 5
S h e ra to n ( T h o m a s ) , é b é n i s t e a n g la is,
Slumbering Wabash, c han so n d e Sam
1 7 5 0 -1 8 0 5 , 1 1 7 9
H orton, 888
S h é ria r, s u lta n , 1 0 6 0
Smautf (M ortimer), serviteur de Bar­
S h e rjd a n (R ic h a rd B rin s le y B u tle r ) ,
tlebooth, 6 6 8 , 6 7 3 , 6 7 4 , 6 8 1 - 6 8 4 ,
d r a m a t u r g e a n g la is , 1 7 5 1 -1 8 1 6 , 7 0 0
6 8 8 , 6 9 3 , XV, 7 2 2 - 7 2 9 , 7 3 9 , 7 9 9 ,
S h e r id a n (W y o m in g ), 1 0 7 1
800, 803, 813, 814, 860, 903, 926,
S h erw o o d (E m ily ), 1 1 4 7
929, 946, 1075, 1081, 1 0 9 1 -1 0 9 4 ,
S h erw o o d (J a m e s ), 7 6 0 , 7 6 2 , 7 6 5 - 7 6 6 ,
1120, 1150, 1151, 1 2 0 1 -1 2 0 4 ,
7 6 8 -7 7 5 , 800, 1145, 1147, 1275,
1277, 1278, 1281
1276
Sm eraldine, 1 1 2 8
S h erw o o d (P risc illa ), v o ir P r is c illa B a r­
S m ith (C y ru s ), p e r s o n n a g e d e L'Ile
tle b o o t h , 7 7 4 , 1 1 4 7
mystérieuse d e J u l e s V e rn e , 6 8 7
S h erw o o d (W illiam ), 1 1 4 7 S m y rn e, 708
S h ira N a m i (la Vague blanche), v o ir S n a rk(le ), p e r s o n n a g e (?) d e La
« T ro is H o m m e s L ib re s (L es) », 6 6 6 Chasse au Snark d e L e w is C a r ro ll,
Si tu es gai, ris donc, r e c u e i l d e 1179
c a l e m b o u r s d e J.-P. G r o u s s e t, 1 2 4 1 S n o o p y , c h ie n d e s Peanuts d e S c h u lz ,
S ie rr a d e M a g in a (E s p a g n e ) , 6 6 3 1155
S ig a la s -R a b a u d , 1028 S o b ie s k i ( U rs u la ), r o m a n c i è r e a m é r i ­
S ig im e r, p e r s o n n a g e d e la m y th o lo g i e c a in e , 7 6 0 , 7 7 5 , 1 2 2 5 , 1 2 7 8
a lle m a n d e , 6 9 8 S o c ié té G é n é r a le , b a n q u e , 9 0 4
S ig is m o n d , h a m s t e r , 1 1 5 4 S o c o tra , 8 1 3
S ig o n iu s , 1021 S o e lli, guide malais, 7 9 0 , 7 9 1
1338 Georges Perec

S o fia, 7 6 3 S ta n le y (In g e b o rg , née S k rifte r),


Soirée dans un cottage anglais, Une, 1 0 4 4 -1 0 5 3
p u z z le , 901 Stanley’s Delight, m a r q u e d e w h is k y ,
Soirs de Paris, r e v u e lé g è r e , 9 1 1 1230
S o is s o n s , 7 6 4 S te fa n i (L .), 9 8 9
Som m e, 746 S te fe n s s o n ( M ic h a e l), d o y e n d e l ’u n i ­
S o m n o le n tiu s , t h é o l o g i e n b a v a r o is d u v e r s ité d e H a rv a rd , 7 7 2 , 7 7 3 , 7 7 5
XIVe s iè c le , 1 0 2 1 S te in e r, fa m ille d e l u th ie r s ty r o lie n s ,
Songe d ’une nuit d ’été, Le, p iè c e d e 1156
W illia m S h a k e s p e a r e , 1 0 7 2 S te lla (F ra n k ), a r tis te a m é r ic a i n , 1 1 9 8
Sonnet (L.), c a r to g r a p h e , 9 0 9 S te n d h a l ( H e n r i B ey le, d it) , é c r iv a in

S o rb o n n e, 778, 821, 824, 915 f r a n ç a is , 1 7 8 3 -1 8 4 2 , 1115, 1 2 62 ,


1364
S o r ia (V ieille C a s tille ), 1 1 9 2 , 1 1 9 3
S o tte n s , 1 2 4 8
Stephanotis, n a v ire g re c , 1 1 0 4
S te rn e ( L a u r e n c e ) , r o m a n c i e r a n g la is,
Souricière, La, r o m a n p o lic ie r d e P a u l
1 7 1 3 -1 7 6 8 , 1 3 6 4
W in th e r , 7 4 3
S tic k le h a v e n (D ev o n , G ra n d e -B re -
S o u v aro ff, c h e f d e c u is in e , 1 0 2 8
ta g n e ), 8 3 2 , 8 3 3
Souvenir de Saint-Mouezy-sur-Eon,
S to c k h o lm ( S u è d e ) , 1 2 2 2
c a r te p o s ta l e , 7 4 4
S to e s s e l, g é n é ra l ru sse , 1221
Spadk (Je ffre y O m e tte , d it C a t),
S t o n e ’s H ill ( F lo rid e , U .S .A .), 1174
b o x e u r a m é r ic a in , 8 7 9
Storia dei Romani, La, d e G . d e S a n c -
S p a la to (S p lit, Y o u g o s la v ie ), 9 6 8
tis, 1 1 7 2
S p a r te , 1 1 7 9
S tr a b o n , g é o g r a p h e g r e c d u ier s iè c le
Spatenbràu, m a r q u e d e b iè r e , 1 0 2 7
av. J.-C ., 9 7 2
S p e iss (A bel, d i t « le R u s s e »), v é té r i­
S tr a s b o u r g , 1 1 4 0
n a ir e e n r e tr a ite , 1 1 7 8
S tra v in s k i ( I g o r F e o d o r o v itc h ) , c o m p o s i­
Spencer ( H e r b e r t) , p h i l o s o p h e a n g la is ,
t e u r a m é ric a in , 1 8 8 2 -1 9 7 1 , 7 3 7
1 8 2 0 -1 9 0 3 , 7 0 0 S tr o s s i, p r o f e s s e u r à l ’u n iv e r s ité d e
S p e n g le r (O s w a ld ) , p e n s e u r a lle m a n d ,
C le r m o n t- F e r r a n d , 1 1 9 5
1 8 8 0 -1 9 3 6 , 8 7 6 Structura et Usu renum, De, d e Bel-
S p il e tt ( G é d é o n ) , p e r s o n n a g e d e L’Ile lin i, 1 2 5 7
mystérieuse d e J u l e s V e rn e , 6 8 7 , Structura renum, De, d e R ig a u d d e
9 52, 1091 D in te v ille , 1 2 5 3 - 1 2 5 5 , 1 2 5 8
Splendeurs et Misères de la scène S iru v e , a m b a s s a d e u r d e R u ss ie , 1 1 7 2
française, c o n f é r e n c e , 1 2 6 7 S tu r g e o n (T h é o d o re ), ro m a n c ie r a m é ­
S ta d e B u ffa lo , 1 0 9 9 ric a in , 1 3 6 4
S ta d e d e la C ro ix -d e -B e rn y , 1 0 9 9 S tu t tg a r t (A lle m a g n e ), 6 6 8 , 1 1 5 4
S ta ë l (N ic o la s d e ), p e in tre , 1 9 14 - S u d è te s , 1 0 3 4
1955, 1198 Suède, 903, 1192, 1269
S ta lin g r a d (a u j. V o lv o g ra d , U .R .S.S .), S u é to n e (C a iu s S u e to n iu s , T r a n q u il-
730 lu s ), b i o g r a p h e la tin , v. 70-v. 12 8,
S ta m p fli, s ta y e r s u is s e , 1 1 01 738, 1022
S ta n le y , c h i r u r g i e n d e S ir J o h n F r a n k ­ Suez, 780
lin , 9 0 2 S u id a s , h y p o th é tiq u e le x ic o g r a p h e
S ta n le y ( B lu n t) , 1 0 4 4 - 1 0 5 3 g re c d u Xe s iè c le , 1 2 2 3
La Vie m o d e d ’em p lo i 1339

S u is s e , 8 3 0 , 8 3 2 , 8 9 1 , 1160, 1192, Tableau des riches inventions..., d e


1195, 1210, 1276 F. B é r o a ld e d e V erv ille, 9 9 9
Suite sérielle 94, d ’O c ta v e C o p p e l , T a h iti, 1 1 5 4 , 1 1 9 2
1096 T a k a u n g u (K e n y a ), 1 0 9 3
S u le y m a n , a s s a s s in d e K lé b e r, 7 0 5 T a lla h a s s e e (F lo rid e ), 1 1 7 3
S u m a tr a , 7 9 0 , 7 9 1 , 7 9 3 T a lm a ( F r a n ç o is - J o s e p h ) , a c t e u r , 1 7 6 3 -
S u m m e rh îll ( C h r i s t o p h e r W illo u g h b y ), 1 8 2 6 , 1 11 5
1163 T a m is e , 1 2 1 4
Sur le clivage pyram idal des albâtres T a m p a (F lo rid e ), 1 1 7 4
et des gypses, d ’O . L id e n b r o c k , T a n g a n y ik a , 7 1 5
1172 T a n g e r, 1222, 1248
Sur le Mississippi, d e M a r k T w a in , Tangerine Dream, The, c a b a r e t p a r i ­
1242 s ie n , 1 2 6 8
Susquehanna Mammy, c h a n s o n d e T a n z a n ie , 1 19 2
Sam H o rto n , 888
T a ra w a , 1 1 3 7
S ltto n (J a n e ) , 7 0 0 , 701, 722, 729,
T arb es, 713
731, 925, 929, 946, 1153, 1184,
T a rn , 1 0 6 6
1 2 4 5 , 1 2 7 8 , 12 8 2
T a rra g o n e , 1087
S w ed en b o rg (E m m a n u e l), th é o so p h e
T a rz a n , p e r s o n n a g e d ’E.R. B u r r o u g h s ,
s u é d o is , 1 6 8 8 -1 7 7 2 , 1 0 4 6 , 1 0 4 7
761
S w e th a m ( M a s s a c h u s e tts ) ( F o n d a t i o n
T ask erso n (H a m b o ), p h ilo lo g u e s u é ­
F it c h w in d e r ) , 1 1 9 8
d o is , 7 9 4
S y d n e y (A u s tra lie ), 1 1 3 6
T a s m a n ie , 9 5 1 , 1 0 8 1 , 1 1 3 8
S y lv a n d e r, pseudonym e de B e y s­
T a ss in (R e n é - P r o s p e r ) , é r u d i t b é n é d i c ­
san d re, 1199
tin , 1 6 9 7 -1 7 7 7 , 1 2 0 7
Sylwia i inné opowiadania, t r a d u c ­
T a ls c h n itz , é d i t e u r a n g la is , 1 0 6 9
t i o n p o l o n a i s e d e s Filles du Feu,
T a v e rn ie r ( J e a n - B a p tis te ), voyageur
997
Symphonie inachevée, La, r o m a n , 6 7 0 fra n ç a is , 1 6 0 5 -1 6 8 9 , 8 8 0

Symphonie n" 70 en ré, d e H a y d n , 7 8 1 T a z o -K a tsu ra ( G é n é ra l-V ic o m te ), p r e ­

Syndicat national des forestiers- m i e r m in is tr e d u j a p o n , 1 2 2 1

bûcherons d ’A ustralie, 1 1 3 8 T e b a ld i (R e n a ta ) , c a n t a tr ic e , 9 5 4
« S y n d r o m e d e s T r o is S e r g e n ts », 8 6 1 Technicien du film, Le, r e v u e p r o f e s ­
S y ra c u s e , 7 6 3 s io n n e l le , 1 2 45
S y rie, 9 2 4 , 9 2 5 Témoins de la Nouvelle Bible, Les,
S y rin x , n y m p h e , 1 1 8 3 s e c te re lig ie u s e , 8 9 1
S z c z y rk (P a la tin a t de C ra c o v ie , Tempesta d i Mare, La, c o n c e r t o e n m i
P o lo g n e ) , 1 0 1 9 b é m o l m a j. o p . 8 , n ° 5, d e V ivaldi,
S z in o w c z , v o ir C in o c , 1 0 1 9 821
T e m p le (S h irle y ), a c tr ic e a m é r ic a i n e ,
T ’ie n -T sin , 1 0 1 0 , 1 0 1 4 1136
T a b a r k a (T u n is ie ) , 8 8 7 T e rre d e Feu, 8 83, 1014
Table de logarithmes, d e B o u v a r d e t T e r r e d u R oi G u illa u m e , 9 0 2
R a tin e t, 1 0 6 9 T e r r e s a n ta r c tiq u e s , 1 1 3 7
Tableau complet de la valeur énergé­ Terror, n a v ire , 9 0 2
tique des aliments..., 8 8 1 T e s s in , 8 7 5
1340 G eorges Perec

T haddeus (L u d w ig ), p h y s ic i e n a m é r i ­ T ito (J o s ip B ro z , d it) , h o m m e d ’E ta t


c a i n d ’o r ig i n e a lle m a n d e , 1 0 3 4 y o u g o s la v e , 1 2 3 2
The Donkey in Trousers, p u b l o n d o ­ T ito re lli, s ty lis te ita lie n , 1 0 8 7
n ie n , 1 2 1 6 T o d t ( O r g a n is a tio n ) , 8 9 5
The Greens, p u b l o n d o n i e n , 1 2 1 6 Togo, a m ir a l ja p o n a is , 1 2 2 1
et les Débuts du Labour,
T h e M in e r Tokay, 1007
p a r I r w in W all, 1 1 7 2 T o m b s to n e , 1 1 7 5
The Star, n ig h t- c lu b d e B e y r o u th , 7 0 4 , Tone ( T h e o b a ld W o lfe ), r é v o l u t i o n ­
1222 n a ir e irla n d a is , 1 7 6 3 -1 7 9 8 , 1 1 2 5
T h é â t r e d e l’E m p ir e , 8 5 6 T o n k in , 1 0 2 6
T h é â tr e d e l ’O d é o n , 9 6 3 , 9 9 6 T o o te n (H .M .), a n t h r o p o l o g u e a m é r i ­
T h é â t r e d e l ’O p é r a , 8 5 2 , 1 0 5 6 , 1 1 6 2 c a in , 1 0 0 4

T h é â t r e d e la C ité , v o ir T h é â tr e S a ra h - Torah, La, 1 17 1


B ern h ard t T o r q u a y ( D e v o n ), 8 3 9
T o rto s a (D ie g o ), p e i n t r e e s p a g n o l d e
T h é â t r e d e la P o r te - S a in t-M a rtin , 9 8 0
l’é c o l e v e r b a lis te , 1 2 5 9
T h é â t r e d e s C h a m p s -É ly s é e s , 8 7 2
T o rto s i (F a b r ic io ), s ty lis te ita lie n d e s
T h é â tr e d u P e tit- M o n d e , 1 2 1 2
a n n é e s 1920, 755
T h é â t r e S a r a h - B e m h a r d t, 1 2 3 6
T o u g g o u r t (A lg é rie ), 1 2 6 6
T h ie ra rc h ' (E ste lle ), s a x o p h o n is te , 1 2 5 9
T o u lo n , 980
T h ie rs (L o u is - A d o lp h e ) , h o m m e p o l i ­
H ô p ita l d e la M a r in e , 1 2 5 2
tiq u e , 1 7 9 7 -1 8 7 7 , 9 1 0 , 9 1 4
T o u lo u se , 1069, 1256
Thomas K yd’s Impérial Mixture,
É g lise S a in t- S e rn in , 7 6 3
m a r q u e d e w h is k y , 1 0 3 8
Toupie, La, v a lse d ’E. d e D in te v ille ,
T hom as, v a le t d e p ie d c h e z B a rtle -
720
b o o th , 799
T o u r B re id e l, La, 8 8 4
T h o n o n - le s - B a in s , 9 6 1
T o u r Eiffel, La, 1 2 6 8
T h o re z (M a u ric e ) , h o m m e p o liti q u e ,
Tournoi des Cinq-Nations, 1 2 2 7
1 9 0 0 -1 9 6 4 , 1 2 3 2
T o u rs, 9 58, 9 72, 1000
T h o r n ( T o r u n , P o lo g n e ) , 9 0 6
T o lis ta jn (C h a rle s - F ra n ç o is ) , é ru d it
T h o rw a ld s s o n , p e i n t r e n o r v é g ie n , 8 2 1 b é n é d i c t i n , 1 7 0 0 -1 7 5 4 , 1 2 0 6
Three Free Men, The, v o ir Trois Toy Trader, 9 0 1
Hommes libres, Les, 6 6 6 Tractatio de renibus, d ’E u s ta c h e ,
T h u b u r b o M a ju s (T u n is ie ) , 9 4 8 , 1 0 0 7 1257
T ic in e n se s , 1021 T ra fa lg a r, 1 1 2 6
Tiens bon la barre, Jerry, film d e G o r ­ Traité de chimie organique, d e P o lo -
d o n D o u g la s , 12 4 1 n o v s k i e t L e s p a g n o l, 8 9 3
T te tje n (H e in z ), m e tte u r en scène Traité élémentaire de pathologie
d ’o p é r a s , 9 5 4 interne, d e B é h i e r e t H a rd y , 1 0 6 6
Time Magazine, h e b d o m a d a i r e a m é r i­ T r a n s y lv a n ie , 9 0 6
c a in , 1 1 5 3 Trapèzes, Les, g r o u p e p o p , 8 2 6
Times, The, q u o t i d i e n lo n d o n i e n , 9 0 2 , T ra p p (O r g a n ) , p e in tre a m é r ic a i n
1 0 8 1 , 11 4 2 h y p e r r é a lis te , 1 0 7 1
T i n ta g e l ( C o r n o u a ille s ) , 7 0 6 Travels in Baltistân, d e P .O . B ox,
T in tin , p e r s o n n a g e d ’H e r g é , 1 1 2 4 1172
T ita n ia , h é r o ï n e d e S h a k e s p e a r e , 8 7 5 Traviata, La, o p é r a d e V e rd i, 9 5 4
La Vie m o d e d ’em p lo i 1341

T r é b i z o n d e ( T u r q u ie ) , 1 2 0 3 T u n is ie . ^14. 9 5 1 , 9 9 3 , 9 9 6 , 1 0 7 8 ,
T re n et (C h a rle s ) , 1 0 2 9 1114
Très Riches Heures du Duc de Berry, Tunney (J a m e s Joseph, d it G en e),
Les, é m is s io n d e té lé v is io n , 1 1 3 8 b o x e u r a m é ric a in , 8 7 9
T ré v in s (A d é la ïd e ), n iè c e im a g in a ir e T u r in , 7 6 4
d e M m e T ré v in s , 1 2 2 2 , 1 2 2 3 , 1 2 2 4 T u rn er (Jo se p h M a llo rd W illia m ),
T ré v in s (A rie tte , é p o u s e C o m m in e ) , p e i n t r e a n g la is, 1 7 7 5 -1 8 5 1 , 7 0 6
s œ u r d e M m e T ré v in s, 12 23 T u r q u ie , 7 2 6 . 1 0 4 6 , 1 1 9 2 , 1 2 0 3
T ré v in s (D a n ie l), f r è r e im a g in a ir e d e TV News, p é r i o d i q u e a m é r ic a i n d e
M m e T r é v in s , 1 2 2 1 té lé v is io n , 1 2 45
T ré v in s (M a d a m e ), 7 4 4 , 7 4 6 , 7 7 8 , 7 8 3 , T w a in ( S a m u e l L a n g h o r n e C le m e n s ,
1088, 1089, 1220, 1221, 1223, d i t M ark ), é c r iv a in a m é r ic a in , 1 8 3 5 -
1224, 1228, 1235, 1277, 1282 1910, 9 50, 1241, 1242
T ré v in s ( M a rie -T h é rè s e ) , n iè c e im a g i­ Twelve Tones, c lu b d e N e w p o r t, 1 2 2 2
n a ir e d e M m e T r é v in s , 1 2 2 2 , 1 2 2 4 T w in k k r (G râ c e , d ite T w in k ie ) , 9 8 3 -
T ré v in s (N o ë lle ), n iè c e im a g in a ir e d e 985
M m e T ré v in s, 1 2 2 3 , 1 2 2 4 T yr. 1 1 2 2
T ré v in s (O d ile ) , n iè c e im a g in a ir e d e
M m e T ré v in s , 1 2 2 2 , 1 2 2 3 , 1 2 2 4 U (île s C a r o lin e s ) , 7 2 3
T ré v in s (R o s e lin e ) , n iè c e im a g in a ir e U .R .S.S., v o ir U n io n s o v ié t iq u e , 7 2 6 ,
d e M m e T r é v in s , 1 2 2 3 815
T r é v o u x (A in), 7 8 6 U c h id a , i n g é n i e u r ja p o n a is , 8 9 5
Tribune médicale, La, 9 0 6 U lv e r s to n ( L a n c a s h ire ), 7 6 0
T r ie s te , 9 6 8 Umetnost, r e v u e d ’a r t y o u g o s la v e ,
T rip to lè m e , g r a m m a ir i e n g re c du 877, 878
viie s iè c le , 1 0 2 1 Un bon p etit diable, r o m a n d e la
T r is t a n D a C u n h a , 8 8 4 C o m te s s e d e S é g u r, 1 0 6 2
Troides allotei, 7 6 1 Un grain de folie, 8 5 9
T r o ie , 1 1 9 2 Un urologue français à la cour de
T r o is H o m m e s L ib re s, Les, s e c te , 6 6 6 , Louis XIV, 1 2 5 8
667, 668, 949 Une mauvaise farce, a s s ie tte d é c o r é e ,
Trom s<â (N o rv è g e ), 1 2 4 8 972
T ro q u e t, f a b r ic a n t de p e tits bons­ U N E S C O , 11 84
h o m m e s e n liè g e , 7 3 3 , 9 0 8 , 9 5 3 Unicom an d Castle, p u b d e s e n v ir o n s
T ro tsk i (L ev D a v id o v itc h B r o n s te i n , d e L ondres, 1213
d i t L é o n ), 1 8 7 9 -1 9 4 0 , 8 4 5 U n io n s o v ié tiq u e , 1 2 2 9
T ro u t (C an ad a), 1192, 1193, 1196 Untersuchungen über die Taufe Ame-
T ro y a n , lib r a ir e , 7 3 1 , 9 0 7 , 9 1 0 , 9 5 3 . rikas, c o n f é r e n c e d e Z a p fe n -
960 s c h u p p e , 1140
T ro y a t ( H e n r i) , ro m a n c ie r fra n ç a is . U r b a n a (I llin o is ), 6 9 8 , 1 0 0 8
835 U r b in o , 9 5 4
T s ’in g , d y n a s ti e c h in o is e , 8 7 4 U ru g u a y . 1192
T s u i Pên, p h i l o s o p h e c h in o is , 9 8 9 U th k rp a n d ra g o n , ro i, X H
T u n is , 9 9 4 U tre c h t, 7 6 7 - 7 7 1 , 7 7 4
r u e d e T u r q u ie , 9 9 5 C o llè g e S a in t- J é rô m e , 7 6 7 , 7 7 1
1342 G eorges Perec

M u séu m v an O u d h e d e n , 769, 774 Variety, r e v u e a m é r ic a i n e , 8 8 8


U ts u s e m i, p e r s o n n a g e d u Genjimono- V a rso v ie , 9 4 8 , 9 9 2 , 9 9 7 , 1 0 1 4 , 1 0 2 3
gatari , 7 8 5 V a s a re ly (V ic to r), p e i n t r e f r a n ç a is , 7 1 8
Uz (J.-P.), p o è t e a lle m a n d , 1 7 2 0 -1 7 9 6 , V a ss ie u x -e n -V e rc o rs, 7 9 7
1020 V e c h te n (P ay s-B a s), 7 6 9
Veine, La, j o u r n a l h i p p i q u e , 8 7 5
Vade-mecum du Français à New V e lla , p h y s io lo g is te tu r i n o i s du
York, 1 1 3 5 XIXe siè c le , 6 7 2
Vague blanche, La, o p é r a , 1 2 3 7 V é lo d r o m e d ’H iv e r, 1 0 9 9
V a lb o n n e , c o m p o s ite u r d e c h a n so n s, V ence, 1192, 1193, 1195
1178 Venceslas, tr a g é d ie d e R o tr o u , 1 1 1 4
V a ld ra d e , 9 3 8 Vendredi, h e b d o m a d a i r e , 9 1 4
V a le n c e , 8 4 1 , 9 7 7 V e n e z u e la , 9 8 3 , 1 1 4 2
V a le n c ie n n e s , 1 2 0 7 Vengeance du Triangle, La, r o m a n
V a lè n e (S erg e), 6 7 3 , 6 7 4 , 6 7 6 , 684, p o l i c i e r d e F lo r e n c e B a lla rd , 7 8 6
6 8 7 -6 9 0 , 692, 6 9 3 -6 9 6 , 706, 717, V e n ise , 6 6 8 , 7 0 1 , 7 6 2 , 7 6 3 , 7 6 6 , 8 2 9 ,
726, 733, 8 0 0 -8 0 3 , 8 0 8 -8 1 0 , 8 1 2 - 1166, 1191, 1195
8 1 5 , 8 7 0 -8 7 2 , 9 0 4 , 9 1 4 , 9 2 5 , 9 2 8 , A p o s to li, 7 6 3
9 3 3 , 9 3 4 , LI, 9 4 4 , 9 6 3 , 9 6 6 , 9 6 7 , G r a n d c a n a l, 8 6 4
9 6 8 , 1018, 1150, 1163, 1248, 1281, Venise à Paris, a t t r a c t i o n d e l ’E x p o s i-
1282 t i o n U n iv e rs e lle , 1 1 6 6
Valet d ’auberge, Le, g r a v u r e d e Le B as Vénitienne, La, ta b le a u , 7 8 7
d ’a p r è s C h a r d in , 1 1 8 8
V e n te r (S te w a rt) , r é a l i s a t e u r d e té lé v i­
V a lje a n (J e a n ) , h é r o s d e s Misérables
s io n , 9 9 8
d e V ic to r H u g o , 1 0 1 1
V e n tu r a (R ay), c h e f d ’o r c h e s t r e , 1 1 1 3
Vallée de la Lune, La, r o m a n d e J a c k
V é n u s, d é e s s e , 1 1 8 8
L o n d o n , 1152
Vénus à la fourrure, La, d e S a c h e r-
V a llo tto n (F é lix ), p e in tre fra n ç a is ,
M asoch, 1072
1 8 6 5 -1 9 2 5 , 1 1 6 3
V éra, p ro s titu é e , 831
V a lp o lic e lla , v in ita lie n , 1 1 7 8
V e rc in g é to r ix , c h e f g a u lo is , v. 7 2 -4 6 ,
V a lte lin e , v a llé e s u is s e , 1 19 5
910
V an D eeckt (J a k o b ), v o ir G u id o M an -
V e rd i ( G u is e p p e ) , 1 8 1 3 -1 9 0 1 , 980,
d e tta , 7 6 8 , 7 6 9 , 7 7 4
1262
V an d e r W eyden (R o g ie r d e la P a s t u r e ) ,
p e i n t r e fla m a n d , 1 4 0 0 -1 4 6 4 , 1 0 0 6 V e rd u n , 9 6 6

V an D e rc k x (L éo ), b a r y to n , 1 2 5 9 Verein fü r musikalische Privatauf-


V an E ffen (J u s te ) , 7 6 8 führungen, 6 7 8
V an H o i te n , 7 3 4 , 10 3 1 Veridicque Histoyre de Philemo et
V an S c h a lla e rt (T h é o ) , v o ir G u id o Bauci, d e G a r in d e G a r la n d e , 120"7
M a n d e tta , 7 7 0 - 7 7 4 V e rm ee r (Ja n , d i t V e r m e e r d e D e lft),
V a n S ly k e , u ro lo g u e . 1 2 5 7 p e i n t r e h o lla n d a is , 1 6 3 2 -1 6 7 5 , 6 5 4 ,
V a n c o u v e r, 9 9 7 899
V a n d e rs tiy ft (L é o n ) , c o u r e u r c y cliste , V e rm o t, a u t e u r d ’a lm a n a c h , 6 9 3 , 7 0 5
1099 V e rn e (J u le s ), 1 8 2 8 -1 9 0 5 , 6 5 1 , 1 0 2 7 .
V a n zi ( G a b rie lla ), p erso n n ag e de 1364
P ir a n d e llo , 8 9 7 V é ro n e (I ta lie ) , 8 0 6 , 8 0 8 , 8 1 0 , 1 2 2 9
La Vie m o d e d ’em p lo i 1343

V e rra zan o (G io v a n n i d a ) , n a v ig a te u r Vingt ans après, r o m a n d ’A le x a n d r e


ita lie n , 1 4 9 5 -1 5 2 8 , 1 1 4 3 D u m a s , 1 11 3
V e rriè re s -le -B u is s o n ( E s s o n n e ) , 8 1 5 Vingt-deux à Asnières, Le, d i s q u e d e
V e rsa ille s , 7 0 2 , 7 6 1 , 8 0 1 , 1 2 1 2 F e rn a n d R aynaud, 821
L y cée H o c h e , 1 2 1 2 Vingt mille lieues sous les mers,
Vertiges de Psyché, Les, fa n ta is ie - r o m a n d e J u le s V e rn e , 6 8 7
b o u f f e d e R. B e c q u e r lo u x , 1 2 0 9 V in te u il, p e r s o n n a g e d ’À la recherche
Verts Pâturages, Les, film , 6 9 2 du temps perdu, 1 0 1 1
V é sa le (A n d ré ), a n a t o m i s t e fla m a n d , V iola, h é r o ï n e d e S h a k e s p e a r e , 6 7 3 ,
1 5 1 4 -1 5 6 4 , 1 2 5 4 875
Vespa, m a r q u e d e s c o o te r , 1 2 4 5 V ire, 1 1 7 8
V e s p lc e (A m e ric ), n a v ig a te u r ita lie n , Vita brevis Helenae, d ’A r n a u d d e
1 4 5 4 -1 5 1 2 , 9 5 0 , 1 1 4 0 , 1 1 4 1 , 1 1 4 3 C h e m illé , 7 6 3 , 7 6 5 , 7 6 6 , 7 7 4
V ézelay , 7 6 3 Vitamix, 1 1 7 7
V é z e lis e , 7 5 1 V itry (N ic o la s d e l ’H o s p ita l, m a r q u is
Viandox 7 31 d e ), m aré ch al de F rance, 1 58 1 -
VlCARIUS, 1021 1644, 71 9
V ichy, 1 22 1 V iv a ld i (A n to n io ) , c o m p o s i t e u r ita lie n ,
V ic to ire , 928 1 6 7 8 -1 7 4 1 , 8 2 1 , 1 1 9 5
Victor IV, a n t i p a p e ( 1 1 3 8 ) , 6 6 4 V la d is la v , a rtis te , 1 2 5 9 -1 2 0 9 , 1260,
V ic to ria C ro s s , 1 1 3 7 1261
Vie amoureuse des Stuart, La, 7 4 5 V o lla rd (A m b r o is e ), m arc h a n d de
Vie criminelle d ’A rchibald de la Cruz, ta b le a u x , 1 8 6 8 -1 9 3 9 , 1 1 6 3
film d e L u is B u n u e l , 1 2 4 1 V o lta ire (F ra n ç o is -M a rie A r o u e t, d it) ,
Vie des Sœurs Trévins, La, par 1 6 9 4 -1 7 7 8 , 1 1 1 5 , 1 2 1 4
C . D u ra n d - T a ille f e r (M m e T r é v in s ), V o litm a n d (A n n e , n é e W in c k le r ), 6 5 9 ,
1 221 966
V ie ille C a s tille , 1 1 9 2 V o ltim a n d (C y rille ), 9 6 6 , 9 6 7
V ieille d a m e a u p e t i t c h ie n , 8 1 5 V o litm a n d ( G r é g o ir e ) , 6 5 9
Vienna School an d Family Hôtel, The, V o sg e s , 9 1 0
1165 V o ld z o ï (L uigi, p r i n c e d e P o ld é v ie ),
V ie n n e (A u tr ic h e ), 6 7 8 , 7 6 3 , 7 8 2 , 7 9 1 , 816
794, 1153 Voyage au bout de la nuit, 7 1 6
V ie n n e (I s è re ), 1 1 8 0 Voyage en Icarie, d ’É t ie n n e C a b e t,
V ie rz o n , 1 0 0 0 1238
V ie u x T o n n e rre, v o ir P a lm e r s to n , Voyages de Tavemier et de Char­
1137 din..., th è s e d ’A r n o ld F le x n e r , 8 8 0
V ig o re lli, 1 1 01 V u lle rm e , m a r io n n e ttis te , 1 1 6 5
Villa d'Ouest, La, c a b a r e t p a r is ie n , V y c h is k a y a (M a ria F e o d o r o v n a ) , d a n ­
1 0 2 7 -1 0 3 0 , 1269 seuse a m é r ic a i n e d ’o r ig i n e ru s s e ,
V illa S a n ta R ita, 1 1 0 4 1172
Village lilliputien, 1 2 0 6
V illa r-d ’A rè n e , 1 0 9 8 Wachenheimer Oberstnest, v in du
V illa rt (A d ria n ), 1 1 2 9 R h in , 1 0 3 7
V in c e n n e s , 1 0 9 9 , 1 1 1 3 W a in e w r ig h t, p e in tre e t c o lle c tio n n e u r
F o rt, 1 16 2 du x v iiic siè c le , 1 1 8 8
1344 G eorges Perec

W a jd a (A n d rz e j), c in é a s te p o lo n a is , Who’s who in America, 7 6 5


846 Who's who in France, 8 3 7
W a ld é m a r , i n s p e c t e u r d e p o lic e , p e r ­ W ilk e r (M ic h e l), a r m a t e u r c a n a d ie n ,
sonnage de L’A ssassinat des p ois­ 1222
sons rouges , 9 3 8 , 9 4 1 W in c h e s te r (c o m m is s a ir e ) , p e rso n ­
W a ld s e e m ü lle r (M a rtin , d i t H y la c o m y - n a g e d e G. B erg er, 857, 8 5 9
lu s ), c a r t o g r a p h e a lle m a n d , 1 1 4 0 W in c k le r (G a sp a rd ), 659, 6 6 0 , 674,
W a ll ( I rw in ), h is to rie n a m é r ic a in , 6 8 2 , 6 8 4 , VIII, 6 8 6 - 6 9 0 , 6 9 3 , 6 9 4 ,
1172 695, 696, 707, 717, 725, 726, 734,
W a ll (M e lz a c k ), c h a m p i o n d e b o x e , 739, 799, 803, 804, 8 1 2 -8 1 5 , 860,
1227 XLIV, 8 9 8 , 9 0 2 - 9 0 4 , 9 1 4 , 9 2 7 , 9 3 1 ,
W a lla c e (E d g a r ), r o m a n c i e r a n g la is , 946, LUI, 9 6 3 -9 6 9 , 1018, 1039.
1 8 7 5 -1 9 3 2 , 7 8 6 1 0 7 5 -1 0 8 1 , 1091, 1 1 4 8 -1 1 5 0 ,
W a lth e r (J o h a n n ) , c o m p o s i t e u r a lle ­ 1202, 1278, 1283
m a n d r é f o r m é , 1 4 9 6 -1 5 7 0 , 9 0 8 W in c k le r (M a r g u e r ite ) , 8 1 5 , 9 0 3 , 9 0 4 ,
W a lth o lr, c o u r e u r c y c liste a m é r ic a i n 9 49, 963, 9 6 4 -9 6 8 , 1103
d u d é b u t d u s iè c le , 1 0 9 9 W in n ip e g ( C a n a d a ) , 7 9 8 , 1 2 5 9
W am bst ( G e o r g e s ) , c o u r e u r c y c liste , W in th e r (P a u l), a u te u r de ro m a n s
1098 p o lic ie r s , 7 4 3
Wanderers, The, r o m a n d e G e o r g e W irz (H ), u r o l o g u e , 1 2 5 7
B re tz le e , 7 9 9 W itte n b e r g , 9 0 8
W a rb u rto n (W illia m ), litté ra te u r et W ittg e n ste in (L u d w ig J o s e f ) , lo g ic ie n
p r é l a t a n g la is , 1 6 9 8 -1 7 7 9 , 1 2 1 4 a n g la is , 1 8 8 9 -1 9 5 1 , 8 7 6
W a re (R o b e r t) , a b b é d e W e s tm in s te r , W o lf ( H u g o ) , c o m p o s i t e u r a u tr ic h ie n ,
1008 1 8 6 0 -1 9 0 3 , 6 7 8
W a rg ra v e (L a w r e n c e ), a u te u r de W o lf (Jé rô m e ), é ru d it a lle m a n d ,
r o m a n s p o lic ie rs , 9 9 1 1 5 1 6 -1 5 8 1 , 1 2 2 3
W a s h in g to n (D C , U .S.A .), 8 7 7 , 1 0 3 5 W o lfe ( N é r o ) , h é r o s d e s r o m a n s d e
Wasps, The, g r o u p e p o p , 8 8 8 R ex S to u t, 1 0 1 0
W a ite a l (A n to in e ), p e in tre fra n ç a is, W o o d s H o le ( M a s s a c h u s e tts ) , 1 0 9 5
1 6 8 4 -1 7 2 1 , 8 4 7 Woolworth’s, 1 21 3
Wi id s , fe m m e d e m é n a g e d e s E ric s ­ W o rm s , 7 6 3
son, 8 3 3 -8 3 5 Wozzeck, o p é r a d ’A lb a n B e rg , 8 5 2 .
W e h sa l, c h im is te a m é r ic a i n d ’o r ig i n e 1281
a lle m a n d e , 1 0 3 3 - 1 0 3 6 W y a tt (T h o m a s), p o è te e t d ip lo m a te
W e iss (E h ric h ), v o ir B e y s s a n d r e , 1 1 9 9 a n g la is , a m i d e J o h n L e la n d , 1 5 0 3-
W k u .e s ( O r s o n ) , c in é a s te , 1 0 1 1 , 1 0 1 5 1542, 1179
W e s to n , c h au sseu r, 1068 W y n n f., m u s ic ie n . 7 8 2
What 's On in London, h e b d o m a d a i r e W y o m in g (U .S.A .), Î O ^ I
d e s p e c ta c le s , 1 1 5 3
Whatman, m a r q u e d e p a p ie r , 6 8 3 ,
724, 801, 804, 903 X anadu, 876
W h ite H o rse , c h e f in d ie n , 1 2 2 7 X é rè s, 1 0 2 8 , 1 0 8 7 , 1 0 9 2
W h i t h - M a n - R l'n s - H i m , c h e f i n d ie n , 122"7 X e rtig n y (A. d e ) , c r itiq u e d ’a rt, 6 9 9
W h itm e r (J o h n ) , a u te u r de ro m a n s Xerus capensis, 1 0 9 4
p o lic ie r s , 7 5 1 Xerus getelus, 1 0 9 4
La Vie m o d e d ’em plo i 1345

Yaki, s o r c ie r , 8 9 0 Z ak o p an e, 994
Y alta, 12 32 Z a n z ib a r, 7 1 5
Y a m a m o to . a m ira l ja p o n a is , 1 2 2 1 Z ap fen sch u p p e, p r o f e s s e u r à l'U n iv e r -
Yankee du Connecticut à la cour du s ité d e S tr a s b o u r g , 1 1 4 0 , 1 14 1
roi Arthur, Le, d e M a rk T w a in , 1 2 4 2 Z a r a th o u s tr a , 1 0 1 1 , 1 0 1 3
Y ason, c h e f i n d ie n , 1 2 2 7 Z a z o la , d a n s e u s e d u v e n tr e , 1 2 6 8
Ye Olde Lrish Coffee House, r e s t a u r a n t Z e itg e b e r (O s w a ld ) , p e r s o n n a g e de

p a r is ie n , 1 0 0 7 L’A ssassinat des poissons rouges,


9 3 8 -9 4 2
Yeux de Mélusine, Les, poèm es
Z e itg e b e r ( M a d a m e ), s a f e m m e , 9 3 9 ,
d 'A . d e R o u tis ie , 1 0 2 1
941
Y o N o K am i, p e r s o n n a g e d u Roman
Zeitschrift fu r Minéralogie und Kris-
de Genji, 7 8 5
tallographie, 1 1 7 2
Y o la n d e , s e c r é ta ir e d 'A r m a n d F a u c il-
Z é la n d e , 7 2 3
lo n , 1 2 6 5 , 1 2 6 6 , 1 2 6 9
Z é n o n d e D id y m e , 1 0 1 0
Yokick, d r a m a t u r g e a n g la is , 7 ()l
Z eus, 1207
Y o s h im its l (A sh ik a g e ), 6 6 6 , 6 6 7 , 6 6 8
Z g h a i. (A bd e l-K a d e r ), e th n o lo g u e
Y o u g o sla v ie , 1 2 72 tu n is ie n , 7 1 7
Y o ln < ,- M a n -A fra id - o f-H is -H o k s h , c h e f in ­ Z im m e rw a ld , g é n é r a l a u tr ic h ie n , 1 0 2 0
d ie n , 12 2 7 Z oia (É m ile ), é c r iv a in fr a n ç a is , 1 8 4 0 -
Y u c a ta n , 7 6 1 1 9 0 2 , 10 2 5
Z o rz i d a C a ste lfra n c o , a n a t o m i s t e ita ­
lie n d u M o y e n A ge, 9 9 9
Z a c c a ria ((u an M a ria d e ) , a rc h iv is te Z u r ic h , 1 1 8 9 , 1 1 9 7
e s p a g n o l, 1 1 4 1 - 1 1 4 5 Z l r n (U n ic a ), p e i n t r e e t é c r iv a in a lle ­
Z a fo r a s (C y c la d e s ), 8 1 4 m a n d , 1 3 64
Zaïre, d e V o lta ire , 1 1 1 5 Z w in d e y n , e x p lo r a te u r , 7 5 4
REPÈRES CHRONOLOGIQUES

1833
Naissance de James Sherwood.

1856
Naissance de la com tesse de Beaumont.
Naissance de Corinne Marcion.

1870
Naissance de Grâce Twinker.
Boom sur les pâtes pectorales Sherwoods’.

1871
Corinne Marcion est placée à Paris.

1875
Début du lotissement de la rue Simon-Crubellier.

1876
Naissance de Fernand de Beaumont.

1885
Lubin Auzère achève la construction de l’immeuble.

1887
Troisième Congrès de l’Union internationale des Sciences his­
toriques.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1347

1891
Vol du « Vase de la Passion » au musée des Antiquités
d’Utrecht.

1892
Naissance de Marie-Thérèse Moreau.

1896
James Sherwood achète le « Vase de la Passion ».

1898
Arrestation d ’un réseau de faux-monnayeurs en Argentine.

1900
Rencontre de Corinne et d ’Honoré Marcion à l’Exposition uni­
verselle.
Mort de James Sherwood.
Naissance de Véra Orlova.
Naissance de Cinoc.
Naissance de Percival Bartlebooth.

1902
Naissance de Léon Marcia.

1903
Caruso fait ses débuts au Metropolitan Opéra.

1904
16 juin : Bloom ’s Day.
Naissance d ’Albert Massy.

1909
Naissance de Marcel Appenzzell.
1348 G eorges Perec

1910
Naissance de Gaspard Winckler.

1911
Naissance de Marguerite.
21 janvier : arrestation des dirigeants panarchistes.

1914
26 septembre : mort d ’Olivier Gratiolet à Perthes-lès-Hurlus.

1916
Naissance d ’Hervé Nochère.

1917
Naissance de Clara Lichtenfeld.
Mort de Juste Gratiolet.
19 mai : Augustus B. Clifford et Bernard Lehameau perdent le
bras droit dans le bombardement de leur Q.G.

1918
Exécution sommaire de tous les mâles de la famille Orlov ; Véra
Orlova et sa mère s’enfuient en Crimée et ensuite à Vienne.

1919
Rémi Rorschash tente, sous divers noms, de faire carrière au
music-hall.
Monsieur Hardy ouvre un restaurant à Paris et embauche
com me cuisinier Henri Fresnel.
Octobre : Serge Valène s’installe rue Simon-Crubellier.

1920
Naissance d ’Olivier Gratiolet.
Naissance de Cyrille Altamont.
Mise en exploitation des gisements du Haut-Boubandjida.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1349

1922
Gaspard Winckler entre en apprentissage chez M. Gouttman.

1923
8 mai : Ferdinand Gratioiet arrive à Garoua.
Léon Marcia tombe malade.

1924
Henri Fresnel épouse Alice.
Albert Massy participe au tour d ’Italie, puis au tour de France.
Juillet : Adrien Jérôme passe l’agrégation d ’histoire ; nom m é au
lycée Pasteur, il s’installe en octobre rue Simon-Crubellier.

1925
Naissance de Paul Hébert.
Installation de l’ascenseur.
Bartlebooth com m ence à prendre des leçons d ’aquarelle.
15 octobre : Massy bat le record du m onde de l’heure derrière
moto, mais sa performance n ’est pas hom ologuée ; en
décembre, il échoue dans sa deuxième tentative.
24 décembre : incendie chez les Danglars.

1926
3 janvier : disparition subite des Danglars. Une semaine plus
tard, ils sont arrêtés à la frontière suisse.
Fernand Gratioiet, de retour d ’Afrique, fonde une société de
peausseries exotiques.
Conférence de Jean Richepin au Pflsterhof.
26 novembre : Ferdinand de Beaumont épouse Véra Orlova.

1927
Les pensionnaires du Pfisterhof se cotisent pour permettre à
Léon Marcia de faire des études.
1350 G eorges Perec

1928
Rémi Rorschash entreprend son périple africain.

1929
Mort de Gouttman.
Naissance de Blanche Gardel.
Naissance d ’Elizabeth de Beaumont ; tournée de Véra Orlova
en Amérique du Nord.
Cat Spade vainqueur d'un tournoi de boxe interarmes.
Bartlebooth achète un appartement rue Simon-Crubellier.
Mars : Gaspard Winckler arrive à Paris ; en mai, il s’engage et
part pour le Maroc.
Octobre : Henri Fresnel abandonne son restaurant.

1930
Début des fouilles de Fernand de Beaumont à Oviedo.
Premières publications de Léon Marcia.
Janvier : naissance de Ghislain Fresnel.
Naissance de Mme Nochère.
Naissance d ’Olivia Norvell.
Novembre : Gaspard Winckler, libéré de son service militaire,
rencontre Marguerite à Marseille.

1931
Avril : incendie du dépôt de fourrures exotiques de Ferdinand
Gratiolet.
Mai : Marc Gratiolet est reçu à l’agrégation de philosophie.

1932
Marcel Appenzzell part à Sumatra.
Parution du roman de Rémi Rorschash, l'Or africain.
Mort de Ferdinand Gratiolet en Argentine.
Gaspard et Marguerite Winckler s’installent rue Simon-Cru­
bellier.
Dislocation de la troupe d ’Henri Fresnel.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1351

1934
Mme Hourcade fabrique 500 boîtes noires pour les futurs
puzzles de Bartlebooth.
Naissance de Joseph Nieto.
Mars : mort d’Émile Gratiolet.
3 septembre : mort de Gérard Gratiolet.

1935
Mort de Madame Hébert.
Janvier : Bartlebooth peint sa première aquarelle à Gijon.
Août : fin des fouilles à Oviedo.
11 septembre : assassinat d ’Antoine Brodin en Floride ; dans
les semaines qui suivent, H élène Brodin-Gratiolet retrouve
et exécute les trois meurtriers.
12 novembre : suicide de Fernand de Beaumont ; le 16, il est
inhumé à Lédignan, en présence de Bartlebooth revenu spé­
cialement de Corse.

1936
Bartlebooth en Europe ; en mars il est en Écosse (île de Skye).
Naissance de Michel Claveau.
Naissance du fils de Célia Crespi.

1937
Bartlebooth en Europe ; en juillet, il longe les côtes yougo­
slaves entre Trieste et Doubrovnik, à bord de son yacht VAl­
cyon avec pour invités Serge Valène, Marguerite et Gaspard
Winckler ; en décembre, il est au cap Saint-Vincent (Por­
tugal).
Avril : Henri Fresnel embarque pour le Brésil.
Lino Margay épouse Josette Massy.

1938
Bartlebooth en Afrique ; en février il est à Hammamet ; en juin
il est à Alexandrie.
15 mars : Anschluss.
Mort d ’Henri Gratiolet.
Arrivée de Marcel Appenzzell à Paris.
1352 G eorges Perec

1939
Janvier : Smautf achète un crucifix tricéphale dans les souks
d ’Agadir.
Mars : Marcel Appenzzell repart à Sumatra.
Avril : Josette Margay revient vivre chez son frère ; en route
pour l’Amérique du Sud, Lino Margay fait la connaissance de
Ferri le Rital.
Août : Bartlebooth au Kenya : le 10, Smautf dîne chez
M. Macklin.

1940
Bartlebooth en Afrique.
François-Pierre Lajoie est radié de l’Ordre des Médecins.
Avril : arrivée d ’Henri Fresnel à New York où il est embauché
comme cuisinier par Grâce Twinker.
20 mai : Olivier Gratioiet est fait prisonnier.
6 juin : mort du mari de Marie-Thérèse Moreau.

1941
Bartlebooth en Afrique.
7 décembre : bombardement de Pearl Harbor.

1942
Bartlebooth en Afrique.
Opération « Cyclope » en Normandie.
Bataille de la mer de Corail.
Mort de la sœur de Gaspard Winckler, Anne Voltimand.
18 avril : Marc Gratioiet est nommé chargé de mission dans le
cabinet de Fernand de Brinon ; en mai il intervient pour faire
libérer Olivier.
Juin : Lino Margay sort de prison.

1943
Bartlebooth en Amérique du Sud.
Mort de Louis Gratioiet.
23 juin : attentat contre l’ingénieur général Pferdleichter.
14 juillet : naissance imaginaire des cinq sœurs Trévins.
7 octobre : arrestation de Paul Hébert.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1353

Novembre : mort de Marguerite Winckler.

1944
Bartlebooth en Amérique du Sud.
Mai : mort de Grégoire Voltimand sur le Garigliano.
Juin : Mme Appenzzell est tuée près de Vassieux-en-Vercors.
Juin : assassinat de Marc Gratiolet à Lyon.
Juillet : Albert Massy revient du S.T.O.
Août : libération de Paris ; mort du fils de Célia Crespi.
Septembre : retour de Troyan à Paris.

1945
Bartlebooth en Amérique centrale.
Elizabeth de Beaumont s’enfuit de chez sa mère.
Naissance de Elzbieta Orlowska.
Libération de Paul Hébert.
Émeutes anti-françaises à Damas ; mort de René Albin.
Le chimiste Wehsal est récupéré par les Américains dans le
cadre de l’opération « Paperclip ».
Lino Margay, transfiguré, revient chercher Josette.
Léon et Clara Marcia s’installent rue Simon-Crubellier ; Clara
rachète la bourrellerie de Massy et en fait un magasin d ’anti­
quités.

1946
Bartlebooth en Amérique du Nord.
Naissance de David Marcia.
Naissance de Caroline Échard.
Flora Albin est rapatriée.
26 janvier : Olivia Norvell épouse Jeremy Bishop ; le 7 février,
elle le quitte et part pour les États-Unis.

1947
Mort d ’Hélène Brodin.
Cinoc s’installe rue Simon-Crubellier.
1354 G eorges Perec

1948
Bartlebooth en Amérique du Nord ; en novembre il est en Cali­
fornie (Santa Catalina Island).
Incendie du Rueil-Palace : François et Marthe Gratioiet sont
parmi les victimes.
Rencontre d ’Ingeborg Skrifter et de Blunt Stanley.

1949
Bartlebooth en Asie.
Naissance d ’Ethel Rogers.
Novembre : mort des Honoré.
Novembre : le comte Délia Marsa commandite les Ballets Frère ;
en décembre, Blanche Gardel va à Londres pour se faire
avorter ; suicide de Maximilien Riccetti.

1950
Bartlebooth en Asie.
Naissance de Valentin Collot, dit le jeune Riri.
Olivia Norvell tourne ses deux derniers longs métrages.
Juillet : Blunt Stanley part en Corée, quelques semaines plus
tard, il déserte.

1951
Bartlebooth en Asie ; en octobre il est à Okinawa.
Mort de Grâce Twinker.
Avril : mariage de Cyrille Altamont et de Blanche Gardel ; en
mai, ils s ’installent rue Simon-Crubellier ; presque aussitôt
Cyrille Altamont entre à la BIDREM et part pour Genève.

1952
Bartlebooth en Océanie ; en février il est aux îles Salomon ; en
octobre en Tasmanie.
Ingeborg, Blunt et Carlos arrivent à Paris.
Revenu rue Simon-Crubellier après avoir été soigné dans un
sanatorium, Paul Hébert fait la rencontre de Laetizia Gri-
falconi.
La Vie m o d e d ’em plo i 1355

1953
Bartlebooth sur l’océan Indien ; aux Seychelles, Smautf
échange son crucifix contre une statue de la déesse-mère
tricéphale.
11 juin : mort (accidentelle ou provoquée) d ’Eric Ericsson ;
fuite d ’Elizabeth de Beaumont ; suicide d ’Ewa Ericsson ; le
13 juin, Sven Ericsson découvre les deux corps ; à la même
époque, François Breidel quitte Arlon.
27 juillet : armistice de Pan Mun Jon.

1954
Bartlebooth et Smautf traversent la Turquie, la mer Noire,
l’URSS, remontent jusqu’au cercle polaire, longent les côtes
de Norvège ; le 21 décembre, Bartlebooth peint sa dernière
marine à Brouwershaven ; le 24 il est de retour à Paris.
Sven Ericsson identifie Elizabeth de Beaumont.
Avril : assassinat d ’Ingeborg Stanley et d ’Aurelio Lopez.

1955
Bartlebooth com m ence à reconstituer les puzzles de Gaspard
Winckler.
Mort de Michel Claveau.
Kléber entre au service de Bartlebooth.
Elizabeth de Beaumont se cache dans les Cévennes.
Mort d ’Hervé Nochère à Alger.
Octobre : Paul Hébert est muté à Mazamet.

1956
Les Claveau abandonnent la loge qui est reprise par Mme
Nochère.
Rencontre de Lise et Charles Berger lors d ’un récital Gilbert
Bécaud.
Olivier Gratiolet est rappelé en Algérie et saute sur une mine.
Juillet : parution de D ans le gouffre de Luigi Pirandello dans
le n° 40 des Lettres nouvelles.
Juillet : rencontre d ’Elzbieta Orlowska et de Boubaker dans la
colonie de vacances de Parçay-les-Pins.
1356 G eorges Perec

1957
Février : la com tesse de Beaumont meurt à 101 ans.
Juin : rencontre d ’Elizabeth de Beaumont et de François Brei­
del ; ils se marient en août à Valence.

1958
Rencontre d ’Olivia Norvell et de Rémi Rorschash à Davos.
Début des recherches de Bernard Dinteville.
27 juillet : naissance d ’Anne Breidel ; 8 août : première lettre
d ’Elizabeth Breidel à Sven Ericsson.

1959
7 septembre : naissance de Béatrice Breidel ; deuxième lettre
d ’Elizabeth à Sven Ericsson ; 14 septembre : assassinat de
François et Elizabeth Breidel ; 17 septembre : suicide de
Sven Ericsson.
Octobre : naissance de Véronique Altamont.

1960
Fondation de la secte des Trois Hommes Libres.
Rémi Rorschash achète à Olivier Gratiolet les deux derniers
appartements que la famille Gratiolet possédait encore dans
l’immeuble.
Naissance de Gilbert Berger.
Olivier Gratiolet épouse son infirmière, Ariette Criolat.
Février : Morellet perd trois doigts à la main gauche.
Mai : Grégoire Simpson perd son em ploi à la bibliothèque de
l’Opéra.
Mai : vernissage des « Brouillards » de Hutting à la Galerie 22.
7 mai : Léon Salini termine son enquête sur la mort des époux
Breidel.
19 décembre : création de M alakhitès de Schmetterling.

1961
Disparition de Grégoire Simpson.
Les Berger viennent s’installer rue Simon-Crubellier.
Fin des recherches de Dinteville.
La Vie m o d e d ’em ploi 1357

1962
Les Plassaert s’installent rue Simon-Crubellier.
Naissance d ’Isabelle Gratioiet.
Début des publications « volées » du professeur LeBran-
Chastel.

1963
Naissance de Rémi Plassaert.

1964
Caroline Échard rompt avec David Marcia.

1965
Winckler com m ence à fabriquer des miroirs de sorcière.
24 décembre : le père d ’Arlette Criolat l’étrangle puis se
suicide.

1966
Caroline Échard épouse Philippe Marquiseaux.
Elzbieta Orlowska arrive enfin à Tunis.

1967
Naufrage du Silver Glen ofA lva.
Naissance de Mahmoud Orlowski.

1968
Mort de Mme Échard.
Mort de M. Marquiseaux.
Mai : Elzbieta Orlowska s’enfuit de Tunisie et arrive à Paris ; la
lingère de Bartlebooth, Germaine, part à la retraite ; Elzbieta
reprend sa chambre.

1969
Hutting vend à un collectionneur américain une « Barricade »
de la rue Gay-Lussac.
1358 G eorges Perec

1970
« Le jeune Riri » rencontre par hasard Paul Hébert à Bar-le-Duc.
Mme Hourcade prend sa retraite ; les Réol s’installent dans
l’appartement qu’elle quitte ; l’achat inconsidéré d ’une
chambre à coucher luxueuse les amène, quelques mois plus
tard, à se marier.
Henri Fresnel revient voir Alice qui, presque tout de suite
après, va rejoindre son fils en Nouvelle-Calédonie.
Février : première réunion com mune de Marvel Houses Incor­
porated et de International Hostellerie ; en novembre, fon­
dation de Marvel Houses International et de Incorporated
Hostellerie.

1971
Lettre d ’Alice Fresnel à Mlle Crespi.
4 juin : accident de m oto de David Marcia dans le 35e Bol d ’Or.
Décembre : séjour des Rorschash à Saint-Moritz.

1972
Beyssandre est engagé par Marvel Houses International.
Mme Adèle prend sa retraite.
Mort d ’Emilio Grifalconi.
Serge Valène rencontre Bartlebooth pour la dernière fois.

1973
Bartlebooth est opéré d ’une double cataracte.
Sam Horton change de sexe.
Beyssandre découvre le projet de Bartlebooth.
29 octobre : mort de Gaspard Winckler.

1974
Parution des M ém oires d ’un lutteu r, de Rémi Rorschash.
Avril : première lettre de Beyssandre à Bartlebooth ; 11 juillet :
Beyssandre rend visite à Smautf et lance un défi à Bartlebooth.
Août : ruiné par le Festival de Kerkenna, David Marcia revient
vivre rue Simon-Crubellier.
Novembre : Morellet est interné.
La Vie m o d e d 'e m p lo i 1359

1975
25 avril : Bartlebooth apprend la mort du cameraman chargé
de filmer la destruction du 438e puzzle.
Mai : les Marvel Houses abandonnent leur projet.
23 juin : mort de Percival Bartlebooth.
15 août : mort de Serge Valène.
RAPPEL DE QUELQUES-UNES
DES HISTOIRES RACONTÉES
DANS CET OUVRAGE

(Le chiffre renvoie au chapitre où cette histoire


apparaît, généralement pou r la prem ière fois, mais
p a s forcément dans sa totalité.)

H isto ir e d e l ’acrob ate q u i n e v o u lu t p lu s d e s c e n d r e d e s o n tra­


p è z e , 13.
H isto ire d e l ’acteu r q u i sim u la sa m ort, 34.
H isto ir e d e l ’actrice au stra lien n e , 79.
H isto ire d e l ’ad m irateu r d e L o m o n o s so v , 60.
H isto ire d e l ’A m éricain e e x c e n tr iq u e , 55.
H isto ire d e l ’a n c ie n c o m b a tta n t d e s B rigad es in te rn a tio n a le s, 4 5 .
H isto ire d e l ’a n c ie n v é tér in a ire a m o u r e u x d ’u n e M arseillaise m o u s ta ­
chue, 85.
H isto ire d e s a n c ie n s c o n c ie r g e s, 35.
H isto ire d e l ’a n th r o p o lo g u e in c o m p r is, 25.
H isto ire d e l ’an tiqu aire e t d e s e s m o n tr e s, 66.
H isto ire d e l ’a r c h é o lo g u e tr o p c o n fia n t d a n s le s lé g e n d e s , 2.
H isto ir e d e l ’arch iviste e s p a g n o l, 80.
H isto ire d e l ’aviateur a rgen tin , 55.
H isto ire d e l ’avocat n e u r a sth é n iq u e in stallé e n I n d o n é s ie , 54.

H isto ire d u b a sse t F reischütz, 59.


H isto ire d e la b e lle Ita lien n e e t d u p r o fe sse u r d e p h y siq u e-c h im ie, 27.
H isto ire d e la b e lle P o lo n a ise, 57.
H isto ire d u b ijo u tier q u i fut a ssa ssin é trois fois, 50.
H istoire d u b o ta n is te frustré, 72.
H isto ire d u b ou rrelier, d e sa s œ u r e t d e s o n beau-frère, 73.
H isto ire d u b o u rr e lie r d e Szczyrk, 60.
H isto ire d u b o x e u r n o ir q u i n e g a g n a p as u n s e u l m atch, 40.
l a Vie m o d e d ’em p lo i 1361

H istoire d e la cantatrice ru sse, 6.


H istoire d u c a p ita in e q u i e x p lo r a la N o u v e lle -G u in é e , 80.
H isto ire d u « C h e f d e T ravaux » q u i e u t la m ain arrachée, 7.
H istoire d u c h e f-m a g a sin ier q u i ra ssem b la les p r e u v e s d e la survie
d ’H itler, 91.
H istoire d u c h im iste a lle m a n d , 62.
H istoire d e s c in q s œ u r s q u i to u t e s réu ssiren t, 89.
H istoire d u c lo w n d e V arsovie, 57.
H istoire d u C o m te d e G le ic h e n , 10.
H istoire d u c o u p le d e serviteu rs q u i s e r en co n tra à l ’E x p o s itio n U n i­
v e rselle, 8 3 .
H isto ire d u critiq u e d ’art q u i c h e rc h a le ch e f-d 'œ u v r e , 87.
H istoire d u c u isin ie r a m o u r e u x d u théâtre, 55.
H istoire d e la c u isin iè r e b o u r g u ig n o n n e , 90.

H istoire d e la d a m e avec s e s h a r ico ts verts, 35.


H istoire d e la d a m e q u i s ’in v e n ta d e s n iè c e s , 89.
H istoire d e la d a n s e u s e q u i s e fit avorter, 8 8 .
H istoire d u d é c o r a te u r q u i d u t d é m o lir la c u isin e d o n t il é tait si
fier, 65.
H istoire d e la d e r n iè r e e x p é d it io n à la rec h e rc h e d e Franklin, 4 4 .
H istoire d e s d e u x g é a n ts d e l ’in d u str ie h ô te liè r e , 8 7 .
H isto ire d e s d e u x m a r ch a n d s avares, 54.
H istoire d u d ip lo m a te s u é d o is , 31.
H istoire d e la d o y e n n e d e l ’im m e u b le , 20.

H istoire d e l ’e x p e r t a u to d id a c te , 39.

H istoire d u faiseu r d e p u z z le , 8.
H istoire d e la fam ille G ratioiet, 21.
H istoire d e la fe m m e d e ch am b re q u i e u t u n fils d o n t o n n e c o n n u t
jam ais le p è r e, 83.
H isto ire d e la fe m m e d u fa iseu r d e p u z z le , 53.
H istoire d e la fe m m e q u i fit apparaître q u atre-vingt-trois fo is le
diab le, 65.
H istoire d e la fe m m e q u i fo n d a u n e im p rim erie e n Syrie, 4 8 .
H istoire d e la fe m m e q u i tin t u n trip ot, 21.
H istoire d e s fêtards q u i d o n n è r e n t u n c o n c e r t m atinal, 9 2 .
H istoire d e la fia n c é e c a p tu r é e par les B arbaresques, 78.
H istoire d e la fille d u b a n q u ie r q u i v o u la it faire d u théâtre, 55.
H istoire d e la fille tr o p g r o s s e e t d e sa tour, 40.
1362 G eorges Perec

H isto ire d u g a r ç o n d e café, 61.


H isto ire du g ran d -p ère q u i se faisait la barbe, 71.

H isto ire d u h a m ster p rivé d e s o n je u favori, 81.


H isto ire d u h au t fo n c tio n n a ir e m é fian t e t d e sa fe m m e vin d icative, 86.
H isto ire d e l ’h o m m e q u i a ch eta le Vase d e la P assion, 22.
H isto ire d e l ’h o m m e q u i cru t d é c o u v r ir la sy n th è se d u d iam an t, 14.
H isto ire d e l ’h o m m e q u i p e ig n it d e s a q u a re lle s e t e n fit faire d e s
p u zz les, 26.
H istoire d e l ’h o m m e q u i rayait le s m o ts, 6 0 .
H istoire d e l ’h o m m e q u i sau ta su r u n e m in e e n A lgérie, 58.
H isto ire d e l ’h o m m e q u i v o u lu t faire fo r tu n e e n im p o r ta n t d e s
p e a u x , 21.
H isto ire d ’« H o r te n se », 41.

H istoire d e l'im p o r ta te u r d e L isb o n n e e t d e s o n c o r r e s p o n d a n t é g y p ­


tien , 70.
H isto ire d e l ’in d u str iel a lle m a n d a m ateu r d e c u isin e , 36.

H istoire d u jazzm an jam ais c o n te n t, 75.


H isto ire d u je u n e c o u p le q u i a c h e ta u n e c h a m b r e à c o u c h e r , 9 8 .
H isto ire d u je u n e c o u p le q u i é tait lo g é par le s b eau x-p aren ts, 30.
H isto ire d e la je u n e fille-m ère q u e s e u l s o n g ra n d -p ère n e renia
pas, 50.
H isto ire d e la je u n e fille q u i s ’e n fu it d e c h e z e lle , 31.
H isto ire d u je u n e h o m m e d e T h o n o n q u i u n jo u r n e fit p lu s rien, 52.
H isto ire d e J o h a n n S ig ism o n d K üsser, 7.

H isto ire d e Lady F orthright e t d e s o n c o ch er , 4.


H isto ire d u Lord qu i cach ait se s p a s sio n s s e c r è te s s o u s d e s m a n ie s
factices, 90.
H istoire d u ly c é e n d é p o r té , 43.

H isto ire d u m agistrat e t d e s o n é p o u s e q u i d e v in r en t c a m b r io ­


leu rs, 83.
H isto ire d e Mark T w ain, 94.
H isto ire du m é d e c in d o n t u n p a tie n t avait é t é e m p o is o n n é su r l ’ordre
d e W illiam R a n d o lp h H earst, 59.
H isto ire du m é d e c in qu i fut d u p é , 96.
H isto ire d u M essager d e l ’E m p ereu r, 78.
H isto ire du m e tte u r e n s c è n e q u i m ép risait le s gra n d s c la ssiq u es, 75.
La Vie m o d e d ’em p lo i 1363

H istoire d u m issio n n a ir e d o n t la fe m m e e n se ig n a it la g y m n a stiq u e , 72.


H istoire d u m o to c y c liste m a lch a n c eu x , 75.

H istoire d e l ’officier q u i a b a n d o n n a sa p atrou ille, 65.

H isto ire d u P anarch iste r esca p é, 73.


H isto ire d u p a tr o n p in g re , 61.
H istoire d u p e in tr e q u i p e ig n it l ’im m e u b le , 17.
H istoire d u p e in tr e q u i p ratiquait la n é c r o p h ilie , 97.
H istoire d e la p e tite fille à l ’im a g in a tio n in q u iéta n te, 8 2 .
H istoire d u p e tit T u n isien , 57.
H isto ire d u p o è t e J e a n -B ap tiste R o u sse a u , 22.
H isto ire d u portraitiste e t d e s e s sy stèm e s, 59.
H isto ire d u p r o d u c te u r d e té lé v isio n , 13.
H isto ire d u p r o fe sse u r d ’h isto ir e q u i fut attach é cu ltu r el a u x In d e s, 46.
H isto ire d u p r o p r iéta ir e q u i jo u a it d u fifre e t é c o u ta it la T.S.F., 9 5 .

H istoire d e s q u atre je u n e s g e n s b lo q u é s d a n s l ’a sc e n se u r , 38.

H istoire d u riche a m a te u r d ’o p é r a , 52.

H isto ire d e la se c te d e s T rois H o m m e s Libres, 3.


H isto ire d u se r g e n t-c h e f q u i m o u r u t e n A lgérie, 35.
H isto ire d u so ld a t d e p r e m iè r e c la sse le p lu s d é c o r é d ’O c é a n ie , 79.
H isto ire d u sq u e le tte m a n c h o t, 67.

H istoire d e s trois v o y o u s a ssa ssin és, 84.

H istoire d u v io lo n is te jalou x, 95.


H istoire d u v ie u x d o m e s t iq u e q u i a c c o m p a g n a s o n m aître a u to u r du
m o n d e , 15.
POST-SCRIPTUM

(C e livre c o m p r e n d d e s cita tio n s, parfois lé g è r e m e n t m o d ifié e s d e :


R en é B e lle tto , H an s B ellm er, J o r g e Luis B o r g es, M ich el B utor, Italo
C alvino, Agatha C hristie, G u stave F laubert, S ig m u n d Freud, Alfred
Jarry, J a m e s J oyce, Franz Kafka, M ich el Leiris, M alcolm Lowry, T h o m a s
M ann, G abriel G arcia M arquez, Harry M athew s, H erm an M elville, Vla­
dim ir N ab ok ov, G e o r g e s P erec, R oger Price, M arcel P roust, R aym on d
Q u e n e a u , F ran çois R abelais, J a c q u e s R ou b au d , R aym on d R ou ssel,
S ten d h al, L aurence Stern e, T h é o d o r e S tu rg e o n , J u le s V erne, U n ica
Z ürn.)
U N CABINET D ’AMATEUR

Histoire d ’un tableau


En 1965, Les Choses pro p o sa ien t « Une histoire des années
60». Q u atorze an s p lu s tard, Un cabinet d ’amateur a p o u r
sous-titre « H istoire d ’un tableau ». Le désir d e raconter des
histoires est intact, m ais l ’objet a quelque p eu changé : on est
p a ssé d e la réalité sociale à l ’œ uvre d ’art, d e la description
du m onde à celle d e sa représentation sur une toile peinte. Et
si l ’on songe que cette toile à son tou r en représente d ’autres
p a r m i lesquelles elle-mêm e figure, on m esure com bien la
«g rille» d e saisie du réalism e perecquien s ’est à la fo is enri­
chie et com plexifiée en m u ltip lia n t les m édiations. La Vie
mode d ’em ploi le la issa it pressen tir : il s ’agissait d e décrire,
rappelons-le, non les pièces d ’un « im m euble parisien d o n t la
fa ç a d e a été enlevée » m ais leur représentation sur la toile du
p ein tre Valène.
Cette proliféra tio n des niveaux, le récit d e Perec la m et en
scène d ’em blée p u isq u e « Un cabinet d ’amateur » est à la fo is
le titre d u texte d e Georges Perec, son in cipit et le titre du
tableau d ’Heinrich Kürz. Ce q u i f a i t trois locuteurs : le p ein tre
qu i a don n é ce titre à son tableau, le n arrateur qui com m ence
son récit p a r le nom du tableau et l ’écrivain qu i reprend le
titre du tableau p o u r titre d e son livre. A qu oi vient s ’ajouter
la voix an onym e d e la d o x a lexicale, pu isqu e « un cabinet
d ’a m a teu r » désigne da n s le vocabulaire p ic tu ra l to u t tableau
a p p a rten a n t « à ce type d e pein tures que l ’on appelait
com m uném ent les “cabin ets d ’a m a teu r” (KunstkammerJ ».
En m êm e tem ps q u ’ils son t au centre d e cette histoire de
(faux) tableaux, ces effets d e reprise et d e m iroir son t à
l ’im age m êm e d e la fa b riq u e du récit. Lorsque Perec f a it écrire
à Lester K. N ow ak q u ’« un nom bre considérable d e tableaux,
sinon tous, ne pren n en t leur signification véritable q u ’en
fo n ctio n d ’œ uvres antérieures qu i y son t [...] encryptées », il
N o tic e 1367

nous livre le secret d e son livre, qu i est une sorte d ’épilogue à


La Vie m ode d ’emploi. «J ’a va is envie d e ne p a s d ire com plète­
m en t ad ieu à La Vie m ode d ’emploi, d it Perec. C’é ta it un livre
que j ’a i tra va illé p e n d a n t si longtemps, que j ’a i g a rd é p e n ­
d a n t si longtemps, que j e n ’arrivais p a s à m ’en défaire
com plètem ent. Pour m 'en défaire, j ’a i pen sé que le p lu s sim ple
é ta it d ’écrire un récit court qui n ’a u ra it aucune relation
directe avec VME m a is qu i p o u r m oi fon ctio n n era it com m e
une sorte d ’encryptage. [...] Le p rem ier tra va il a consisté à
reprendre La Vie m ode d ’em ploi et, p o u r chaque chapitre, à
trouver un élém ent qu i a lla it deven ir l ’élém ent p rin c ip a l
[ d ’un] tableau. »
Chaque tableau d e la collection Raffke est don c une «forge-
rie » im aginée à p a r tir d ’un chapitre d e La Vie m ode d ’emploi.
D ans le cas des ta b leau x d e la prem ière vente, les num éros
du catalogue correspondent m êm e au num éro du chapitre d e
La Vie m ode d ’em ploi qu i a servi d e générateur ; s ’il s ’y
reporte, le lecteur curieux pou rra to u t à loisir repérer les élé­
m ents à p a r tir desquels, souvent p a r d e très subtiles transfor­
m ations, Perec a, lui aussi, jo u é les faussaires.
Ainsi, d an s le tableau n" 76, La Squaw, d e W alker Greentale,
se d evin en t plusieurs em prunts au chapitre LXXVI d e La Vie
mode d ’em ploi qu i évoque la cave d e M adam e d e Beaum ont.
Le titre du tableau vien t d ’une p h o to sur laquelle on aperçoit
« Isabelle Gratioiet, vêtue en squ aw » ; le prén om du p ein tre
trouve sa source d a n s une au tre p h o to sur laquelle figu ren t
deu x dom estiques d e B artlebooth «en train d e laver [...] la
grosse Chenard et W alker bicolore » d e leur p a tro n ; et son
nom est to u t sim plem en t la tradu ction anglaise, m o t à mot,
du d éb u t du titre d ’un livre d ’enfant : « Les Contes verts de
ma Mère-Grand ». Et si ce tableau « n ’éta it p a s sans offrir p lu ­
sieurs ressem blances avec la célèbre toile d e Joseph Wright o f
D erby sur le m êm e sujet », c ’est que ce dernier peintre, bien
réel, est l ’h om onym e d ’un certain Ernest Vincent Wright,
m arin am éricain au teu r d ’un lipogram m e en E d e p lu s de
5 0 000 mots, que Perec cite dan s son Histoire du lipogramme
et qu ’il m étam orphose en « Lord G adsby V. Wright » da n s La
1368 Georges Perec

Disparition, rom an d o n t l ’un des prin cipau x personnages


fém in in s ’appelle évidem m ent... « la Squaw ».
S’ach evant p a r le dévoilem en t ironique d e son caractère
mensonger, Un cabinet d ’amateur lance un a im able défi à son
lecteur en l ’in vita n t à explorer « les lieux d ’une ruse » exem ­
p la ire et à célébrer, en com plicité avec l ’écrivain, les pou voirs
toujours intacts d e la fiction .
Pour Antoinette et Michel Binet
« Je vis là d e s to ile s d e la p lu s h a u te valeur, et
q u e , p o u r la plu part, j’avais ad m ir ée s d a n s le s
c o lle c tio n s p articu lières d e l ’E u r o p e et aux
e x p o s it io n s d e p e in tu r e . Les d iv e rses é c o le s d e s
m aîtres a n c ie n s é ta ie n t r e p r é se n té e s par u n e
M a d o n e d e R aphaël, u n e V ierge d e L éonard d e
V inci, u n e n y m p h e d u C orrège, u n e fe m m e d u
T itien, u n e A d o ra tio n d e V éro n èse, u n e A s so m p ­
tio n d e M urillo, u n portrait d ’H o lb ein , u n m o in e
d e V éla sq u ez, u n martyr d e Ribera, u n e ker­
m e s s e d e R u bens, d e u x paysages fla m a n d s d e
T en iers, trois p e tits tab leau x de genre de
G érard D o w , d e M etsu, d e Paul P otter, d e u x
to ile s d e G éricau lt e t d e Prud’h o n , q u e lq u e s
m a r in es d e B a ck u y sen e t d e V ernet. Parmi les
œ u v r e s d e la p e in tu r e m o d e r n e , ap p araissaien t
d e s ta b le a u x sig n é s D elacroix, Ingres, D e c a m p s,
T royon , M eisso n ier, D au b ign y, etc. »

J ules V erne
Vingt Mille Lieues sous les mers
Un cabin et d ’a m a teu r, du peintre américain d ’origine alle­
mande Heinrich Kürz, fut montré au public pour la première
fois en 1913, à Pittsburgh, Pennsylvanie, dans le cadre de la
série de manifestations culturelles organisée par la com mu­
nauté allemande de la ville à l’occasion des vingt-cinq ans de
règne de l’empereur Guillaume II. Pendant plusieurs mois,
sous les triples auspices du quotidien D as Vaterland, de l’Ame-
rikanische Kunst Gesellschaft, et de la chambre de commerce
germano-américaine, ballets, concerts, défilés de mannequins,
semaines commerciales et gastronomiques, foires industrielles,
démonstrations gymniques, expositions artistiques, pièces de
théâtre, opéras, opérettes, revues à grand spectacle, confé­
rences, grands bals et banquets se succédèrent sans interrup­
tion, offrant aux germanophiles accourus tout exprès des
quatre coins du continent américain la primeur de spectacles
plus ambitieux les uns que les autres, dont les trois clous
furent sans conteste une intégrale en plein air du Second Faust
(que la pluie vint malheureusement interrompre au bout de
sept heures et dem ie), la création mondiale de l’oratorio de
Manfred B. Gottlieb, Am erika, dont l’interprétation exigeait
deux cent vingt-cinq musiciens, onze solistes et huit cents cho­
ristes, et la première à Pittsburgh de D as Gelingen, une op é­
rette étourdissante spécialement importée de Munich avec ses
deux célèbres créateurs, Théo Schuppen et Maritza Schel-
lenbube.
Au milieu de ces productions colossales dont les publicités
fracassantes couvraient des pages entières de magazines, l’ex­
position de peintures, qui se tint d ’avril à octobre dans les
1374 G eorges Perec

salons de l’hôtel Bavaria, faillit bien passer inaperçue. Les jour­


naux de Pittsburgh parlèrent beaucoup moins des tableaux et
des artistes que des personnalités présentes le jour du vernis­
sage : le sénateur Lindemann, le juge Taviello, le magnat de
l’acier Kellogg O ’Brien, le richissime Barry O. Fugger, proprié­
taire et directeur des grands magasins Fugger, et les quarante-
trois membres de la délégation allemande, conduits par le doc­
teur Ulrich Schultze, premier sous-secrétaire de la Chancellerie
Impériale et envoyé extraordinaire de Sa Majesté. Quant aux
critiques d ’art des journaux américains de langue allemande,
ils se contentèrent généralement d ’aligner quelques noms d ’ar­
tistes et quelques titres de tableaux, en les faisant parfois suivre
de brefs commentaires passe-partout : Dans la section « Na­
tures mortes », nous avons pu admirer La Théière sur la table,
de Garten, dont la palette maîtrise admirablement toutes les
nuances du bleu, un Com potier de très haute tenue dû au pin­
ceau robuste du regretté Sigmund Becker, et L ’É tabli, de James
Zapfen, qui semble avoir réussi à tempérer d ’une secrète ten­
dresse son réalisme un peu lourd, etc.
Dans ce contexte peu propice, l’œuvre de Kürz fut à peine
mieux traitée que les autres, même si, avec le recul du temps,
on peut estimer aujourd’hui qu’elle bénéficia de notations plu­
tôt flatteuses : Anton Zweig, dans le Chicago Tagblatt, la décri­
vit com me « une œuvre étrange, edgar-poësque, qui n’a pas
fini de faire couler beaucoup d ’encre » ; Walther Bannertrager,
dans le bref billet qu’il donna au New York Zeitung, regretta
« de ne pouvoir mentionner qu’en passant (ce) portrait d ’un
symbolisme subtil dont l’inspiration hautement métaphysique
remet très certainement en cause beaucoup d ’idées trop
com m uném ent admises sur ce qu’est le Beau dans l’Art » ;
Christian von Muschelsohn, du M orgenstem de Milwaukee, y vit
«u n e sourde exaltation des nouvelles valeurs nietzschéennes
réinvestissant la totalité du monde visible et invisible » ; quant
à l’article du Vaterland, dont l’auteur, Thadeus Doppelgleis-
ner, était un des responsables de l’exposition, il était nette­
ment plus développé (peut-être parce que le propriétaire du
tableau, Hermann Rafïke, des brasseries Raffke, avait prêté plu­
sieurs œuvres et généreusem ent financé l ’exposition) mais se
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1375

cantonnait délibérém ent dans le domaine des généralités et


des anecdotes :

« Notre éminent concitoyen Hermann Raffke, de Lübeck,


n’est pas seulement célèbre pour l’excellente qualité de la
bière qu’il brasse avec succès dans nos murs depuis bientôt
cinquante ans ; il est aussi un amateur d ’art éclairé et dyna­
mique, bien connu des cimaises et des ateliers des deux
côtés de l’Océan. Au cours de ses nombreux voyages en
Europe, Hermann Raffke a su rassembler avec un discerne­
ment éclectique et sûr tout un ensemble d’œuvres d’art
anciennes et modernes dont maints musées du Vieux Conti­
nent se seraient volontiers parés et qui n’a pas à l’heure
actuelle son équivalent dans notre jeune contrée, n’en
déplaise à Messieurs Mellon, Kress, Duveen et autres John­
son. Qui plus est, Hermann Raffke a toujours eu à cœur
de favoriser le développement de la peinture américaine et
nombreux sont ceux qui, aujourd’hui reconnus — les Tho­
mas Harrison, les Kitzenjammer, les Wyckoff, les Betkowski
et tant d’autres —, furent à leurs débuts soutenus par ce
mécène bienveillant et discret. Mais c’est à l’occasion même
de cette exposition qu’Hermann Raffke a su nous donner la
preuve la plus éclatante de son triple attachement à la pein­
ture, à notre ville, et à l’Allemagne, en commandant au tout
jeune peintre Heinrich Kürz, dont nous sommes fiers de
préciser qu’il est né à Pittsburgh de parents wurtembour-
geois, le portrait qui le représente, assis dans son cabinet de
collectionneur, devant ceux de ses tableaux qu’il préfère. Et
il va sans dire que, parmi ceux-ci, nombreux sont ceux qui
proviennent de notre beau pays, etc. »

Quelques jours seulem ent après le vernissage, et en dépit


des pronostics plutôt pessimistes des organisateurs, l’exposi­
tion commença à connaître un succès qui ne devait plus se
démentir et dont le tableau de Heinrich Kürz fut indubitable­
ment la cause. Sans doute cette consécration de l’œuvre — et,
à travers elle, de l’exposition tout entière — lui vint-elle par le
biais d’on ne sait trop quel bouche-à-oreille dont il est toujours
difficile de mesurer précisément les effets, mais peut-être est-il
1376 G eorges Perec

possible de trouver un début d ’explication à un tel engoue­


ment dans la longue notice anonyme publiée dans le cata­
logue :
« La toile représente une vaste pièce rectangulaire, sans
portes ni fenêtres apparentes, dont les trois murs visibles sont
entièrement couverts de tableaux. »
« Au premier plan, à gauche, à côté d ’un petit guéridon garni
d ’un napperon de dentelle sur lequel sont posés une carafe de
cristal taillé et un verre à pied, un hom m e est assis dans un
fauteuil capitonné de cuir vert sombre, de trois quarts dos par
rapport au spectateur. C’est un vieil hom m e à l’abondante che­
velure blanche, au nez mince chaussé de lunettes à montures
d ’acier. On devine plus que l’on ne voit vraiment les traits de
son visage, sa pommette striée de couperose, sa moustache
épaisse débordant largement de sa lèvre supérieure, son men­
ton osseux et volontaire. Il est vêtu d ’un peignoir gris dont le
col châle s’agrémente d ’un fin liséré rouge. Un gros chien roux
à poil ras, partiellement masqué par le bras du fauteuil et par
le guéridon, est couché à ses pieds, apparemment endormi. »
« Plus de cent tableaux sont rassemblés sur cette seule toile,
reproduits avec une fidélité et une méticulosité telles qu’il
nous serait tout à fait possible de les décrire tous avec préci­
sion. La seule énumération des titres et des auteurs serait non
seulem ent fastidieuse mais dépasserait largement le cadre de
cette notice. Q u’il nous suffise de dire que tous les genres et
toutes les écoles de l ’art européen et de la jeune peinture amé­
ricaine sont ici admirablement représentés, les sujets religieux
aussi bien que les scènes de genre, les portraits comme les
natures mortes, les paysages, les marines, etc., et laissons aux
visiteurs le plaisir de découvrir, de reconnaître, d ’identifier le
Longhi ou le Delacroix, le Délia Notte ou le Vernet, le Holbein
ou le Mattei, et autres chefs-d’œuvre dignes des plus grands
musées européens que l’amateur Raffke, intelligemment
conseillé par d ’éminents experts, a su découvrir lors de ses
voyages. »
« Pourtant, sans entrer davantage dans les détails, nous vou­
drions attirer l’attention du visiteur sur trois œuvres qui, nous
semble-t-il, rendent com pte autant du bonheur dont Raffke a
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1377

fait preuve dans ses choix que du talent avec lequel Heinrich
Kürz a su nous les faire voir. »
« La première, sur le mur de gauche, au-dessus de la tête du
collectionneur, est une V isitation que, pour notre part, nous
attribuerions volontiers à un Pâris Bordone, un Lorenzo Lotto
ou un Sebastiano del Piombo : au centre d ’une petite place
bordée de hautes colonnes entre lesquelles sont tendues des
draperies richement brodées, la Vierge, vêtue d ’une robe vert
sombre que recouvre amplement un long voile rouge, s’age­
nouille devant sainte Élisabeth qui est venue au-devant d ’elle,
vieille et à demi chancelante, soutenue par deux servantes. Au
premier plan, à droite, se tiennent trois vieillards entièrement
vêtus de noir ; deux sont debout, se faisant presque face ; le
premier présente devant lui une feuille de parchemin à moitié
déroulée sur laquelle est dessiné d ’un mince trait bleu le plan
d ’une ville fortifiée que le second désigne d ’un doigt déchar­
né ; le troisième est assis sur un tabouret en bois doré, à pieds
croisés, recouvert d ’un coussin vert ; il tourne presque com plè­
tement le dos à ses com pagnons et semble regarder le fond de
la scène : une vaste esplanade où attend l’escorte de Marie :
une litière fermée par des rideaux de cuir, portée par deux
chevaux blancs que deux pages, vêtus de livrées rouges et
grises, tiennent par la bride, et un chevalier en armure dont la
lance s’orne d ’une longue banderole d ’or. À l’horizon se
découvre un paysage de collines et de bosquets avec, dans le
lointain, les tours brumeuses d ’une ville. »
« Le second tableau est accroché sur le mur de droite. C’est
une petite nature morte de Chardin intitulée Les apprêts du
déjeuner : sur une table de pierre, parmi divers ustensiles d ’of­
fice et de cuisine, un mortier, une louche, une écumoire, sont
disposés un jambon entouré d ’un linge blanc, une écuelle
emplie de lait, une jatte contenant des pêches de vigne, et une
large tranche de saumon posée sur une assiette renversée. Au-
dessus, un canard mort est suspendu au mur par une fine cor­
delette passée dans sa patte droite. Rarement, nous semble-t-il,
la fraîcheur, la simplicité et le naturel de Chardin nous ont
été montrés avec un tel bonheur, et l’on pourra se demander
longtemps ce qu’il faut ici admirer le plus, du génie du peintre
1378 G eorges Perec

français, ou de l’impeccable “rendu” que Kürz a réussi à en


faire. »
« Enfin il nous semblerait dommage d ’évoquer cet unique
rassemblement d ’œuvres d ’art sans dire un mot d ’un tableau
disposé, non sur l’un des murs, mais sur un chevalet placé
dans le coin droit du cabinet. Il s ’agit du P ortrait d e Bronco
McGinnis, cet homme qui se prétendit “l’Homme le plus
tatoué du m onde” et s’exhiba comme tel à l’Exposition Inter­
nationale de Chicago (après sa mort, en 1902, on apprit que
c ’était un Breton nommé Le Marech’ et que seuls les tatouages
de sa poitrine étaient authentiques). Le portrait est l’œuvre
d ’un de nos compatriotes, Adolphus Kleidrost, dont la carrière,
com m encée à Cologne, s ’est brillamment poursuivie à Cleve-
land. Il figure de ce fait dans notre exposition (cf. n° 95), ainsi
que plusieurs autres œuvres de l’école germano-américaine
appartenant à la collection de Hermann Raffke et prêtées par
lui en même temps que celle-ci. Nombreux seront sans doute
les visiteurs qui tiendront à comparer les œuvres originales et
les si scrupuleuses réductions qu’en a données Heinrich Kürz.
Et c’est là qu’ils auront une merveilleuse surprise : car le
peintre a mis son tableau dans le tableau, et le collectionneur
assis dans son cabinet voit sur le mur du fond, dans l’axe de
son regard, le tableau qui le représente en train de regarder sa
collection de tableaux, et tous ces tableaux à nouveau repro­
duits, et ainsi de suite sans rien perdre de leur précision dans
la première, dans la seconde, dans la troisième réflexion, jus­
qu’à n ’être plus sur la toile que d ’infimes traces de pinceaux :
Un cabin et d ’a m a teu r n ’est pas seulem ent la représentation
anecdotique d ’un musée particulier ; par le jeu de ces reflets
successifs, par le charme quasi magique qu’opèrent ces répéti­
tions de plus en plus minuscules, c’est une œuvre qui bascule
dans un univers proprement onirique où son pouvoir de
séduction s’amplifie jusqu’à l’infini, et où la précision exacer­
bée de la matière picturale, loin d ’être sa propre fin, débouche
tout à coup sur la Spiritualité vertigineuse de l’Éternel
Retour. »
Dès la deuxième semaine, la salle où était accroché le
tableau d ’Heinrich Kürz connaissait une affluence telle que les
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1379

organisateurs se virent contraints de ne laisser entrer que


vingt-cinq visiteurs à la fois et de les faire sortir au bout d ’un
quart d ’heure. Par un raffinement supplémentaire, la pièce
avait été aménagée de façon à reconstituer le plus fidèlement
possible le cabinet de Hermann Rafïke. Un cabin et d ’a m a teu r
en occupait tout le mur du fond et le P ortrait d e Bronco
M cGinnis était posé sur son chevalet dans le coin droit ; les
seules autres œuvres exposées dans la salle étaient celles qui
provenaient également de la collection de Raffke et elles
étaient disposées sur les murs à des emplacements correspon­
dant à ceux qu elles occupaient sur le tableau de Kürz.
Personne ne sembla jamais se lasser de comparer les origi­
naux et les réductions de plus en plus petites d ’Heinrich Kürz.
Très vite on s’amusa à calculer que le format de la toile était
d ’un peu moins de trois mètres sur un peu plus de deux, que
le premier « tableau dans le tableau » avait encore près d’un
mètre de long sur soixante-dix centimètres de haut, que le troi­
sième ne faisait plus que onze centimètres sur huit, que le cin­
quième n ’avait m êm e pas le format d ’un timbre-poste, et que
le sixième faisait à peine cinq millimètres sur trois. Et le len­
demain du jour où un quidam, qui s’était muni d ’une loupe
de bijoutier et s’était fait faire la courte échelle par deux
compères, affirma qu’on y distinguait très précisément
l ’homme assis, le chevalet avec le portrait de l’hom m e tatoué,
et encore une fois le tableau avec encore une fois l’homme
assis et encore une dernière fois le tableau devenu un mince
trait d ’un demi-millimètre de long, plusieurs dizaines de visi­
teurs arrivèrent avec toutes sortes de loupes et de compte-fils,
inaugurant une m ode qui, pendant plusieurs mois, fit la for­
tune de tous les marchands d ’optique de la ville.
Le jeu favori de ces observateurs maniaques, qui revenaient
plusieurs fois par jour examiner systématiquement chaque cen­
timètre carré du tableau, et qui déployaient des trésors d ’ingé­
niosité (ou d ’audacieuse acrobatie) pour tenter d ’aller mieux
regarder les parties supérieures de la toile, était de découvrir
les différences existant entre les diverses versions de chacune
des œuvres représentées, au niveau du moins de leurs trois
premières répétitions, la plupart des détails cessant évidem­
1380 G eorges Perec

ment ensuite d ’être distinctement discernables. L’on aurait pu


penser que le peintre avait eu à cœur d ’exécuter chaque fois
des copies aussi fidèles que possible et que les seules modifica­
tions perceptibles lui avaient été im posées par les limites
mêmes de sa technique picturale. Mais l’on ne tarda pas à
s’apercevoir qu’il s’était au contraire astreint à ne jamais reco­
pier strictement ses m odèles, et qu’il semblait avoir pris un
malin plaisir à y introduire à chaque fois une variation minus­
cule : d ’une copie à l’autre, des personnages, des détails, dispa­
raissaient, ou changeaient de place, ou étaient remplacés par
d ’autres : la théière du tableau de Garten devenait une cafe­
tière d ’émail bleu ; un champion de boxe, encore vaillant dans
la première copie, recevait un terrible uppercut dans la
seconde, et était au tapis dans la troisième ; des masques de
carnaval {Une fê te au P alais Quarli, de Longhi) emplissaient
une piazzetta d ’abord déserte ; une femme voilée, un petit âne,
un dromadaire, disparaissaient l’un après l’autre d ’un paysage
du Maroc ; un tableau représentant des Eskim os descen dan t le
fleu ve H am ilton, de Schonbraun, était successivement rem­
placé par Les pêcheurs d e perles, de Dietrich Hermannstahl,
puis par le P o rtra it d e la jeu n e m ariée, de R. Mutt ; un berger
rentrant ses moutons {La leçon d e pein tu re, école hollandaise)
en aurait compté une dizaine sur la première copie, une ving­
taine sur la seconde, et plus aucun sur la troisième ; un joueur
de luth devenait joueur de flûte {Scène d e cabaret, école fla­
mande) ; trois hommes sur une petite route de campagne pas­
saient d ’un em bonpoint frisant l’obésité à une sveltesse
presque inquiétante, etc.
Ces modifications impondérables et imprévisibles qui affec­
taient le plus souvent des détails infimes — la plume un peu
délabrée d ’un chapeau, deux rangs de perles au lieu de trois,
la couleur d ’un ruban, la forme d ’une écuelle, la poignée
d ’une épée, le dessin d ’un lustre — excitaient au plus haut
point la curiosité des visiteurs qui s’efforçaient tout aussi vaine­
ment d ’en faire un dénombrement précis que d ’en
comprendre la justification originelle. En dépit des règles très
strictes im posées par les organisateurs pour tenter de régulari­
ser un peu le temps des visites, des groupes de plus en plus
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1381

compacts pourvus de laissez-passer et de coupe-file de toutes


sortes forçaient la vigilance des gardiens et restaient collés le
nez au tableau pendant des heures entières, prenant fiévreuse­
ment des notes et refaisant dix fois les mêmes calculs imprécis.
Plus la fin de l’exposition approchait, et plus il devenait difficile
de les faire bouger d ’un pouce, et bientôt des altercations et
des rixes éclatèrent, tant et si bien que le soir du 24 octobre,
à moins d ’une semaine de la fermeture, l’inévitable finit par se
produire : un visiteur exaspéré qui avait attendu toute la jour­
née sans pouvoir entrer dans la salle, y fit soudain irruption
et projeta contre le tableau le contenu d ’une grosse bouteille
d ’encre de Chine, réussissant à prendre la fuite avant de se
faire lyncher.
Le lendemain matin la salle était vide. Un placard apposé à
l’emplacement du tableau expliquait qu’à la demande expresse
de Monsieur Hermann Raffke, Un cabin et d ’a m a teu r et toutes
les autres toiles de sa collection avaient été retirées de l ’expo­
sition.

Quelques semaines après cet incident que la presse unanime


qualifia de grotesque mais qui assombrit considérablement les
derniers jours de l’exposition (la plupart des artistes retirèrent
leurs toiles en signe de solidarité pour le « collectionneur et
l ’artiste bafoués » et la cérém onie de remise des prix dut être
annulée), une longue étude concernant le tableau de Kürz
parut dans une revue d ’esthétique passablement confiden­
tielle, le Bulletin o f the Ohio School ofA rts. L’auteur, un cer­
tain Lester K. Nowak, intitulait son article « Art and Reflection ».
« Toute œuvre est le miroir d ’une autre », avançait-il dans son
préambule : un nombre considérable de tableaux, sinon tous,
ne prennent leur signification véritable qu’en fonction
d ’œuvres antérieures qui y sont, soit simplement reproduites,
intégralement ou partiellement, soit, d ’une manière beaucoup
plus allusive, encryptées. Dans cette perspective, il convenait
d ’accorder une attention particulière à ce type de peintures
que l’on appelait com m uném ent les « cabinets d ’amateur »
(Kunstkam m er) et dont la tradition, née à Anvers à la fin du
xvie siècle, se perpétua sans défaillance à travers les principales
1382 G eorges P erec

écoles européennes jusque vers le milieu du XIXe siècle.


Concurremment à la notion m êm e de musée et, bien entendu,
de tableau comme valeur marchande, le principe initial des
« cabinets d ’amateur » fondait l’acte de peindre sur une « dyna­
mique réflexive » puisant ses forces dans la peinture d ’autrui.
À l ’appui de sa théorie, plutôt pesamment énoncée dans les
six pages de son introduction, l’auteur décrivait alors
quelques-uns des plus célèbres « cabinets d ’amateur » : Le
Christ chez M arthe et M arie, d ’Abel Grimmer, où se voit une
Tour d e B abel de Pierre Bruegel l’Ancien, les séries dites « des
cinq sens », de Jean Bruegel de Velours, où l’on trouve des
Rubens, des Van Noort, des Snyders, des Seghers et des Brue­
gel de Velours ; les innombrables cabinets de la dynastie des
Francken, où sont représentées toutes les spécialités des
peintres anversois, les intérieurs d ’église de Peter Neefs, les
paysages alpestres de Josse de Momper, les incendies de Mos-
taert, les marines d ’Adam Willaerts, les bouquets de Bruegel
de Velours, les scènes de cabaret de Brouwer, les natures
mortes de Snyders, les trophées de chasse de Jan Fyt, etc. ; Le
cabin et d ’a m a teu r d e C om elis van d e r Geest lors d e la visite
des Archiducs A lbert et Isabelle, de Guillaume van Haecht, où,
parmi les personnages, se trouvent le roi de Pologne Ladislas
Sigismond, et le bourgmestre Nicolas Rockox, et Rubens, et
Van Dyck, Pierre Stevens, Jean Wildens, François Snyders et
Guillaume Van Haecht lui-même, jeune homme à la figure
mélancolique en train de gravir les quelques marches condui­
sant à la galerie du m écène dont il a reproduit une quarantaine
de tableaux parmi lesquels une Femme à sa toilette, de Jean
Van Eyck, aujourd’hui disparue ; la série des Galeries archidu-
cales d e Léopold-Guillaum e, par David Teniers le Jeune, dont
la plupart des tableaux sont aujourd’hui à Vienne ; les Galeries
d e p ein tu re de Gian Paolo Pannini, L'enseigne d e G ersaint, où
Watteau, conscient que ce tableau serait son « testament artisti­
que », a choisi de reproduire les œuvres qu’il admirait le plus ;
Le collectionneur Jan G ildem eester dan s sa galerie de
tableaux, d ’Adrien de Lelie, etc.
Lester Nowak entreprenait ensuite une analyse détaillée du
tableau de Heinrich Kürz, montrant com ment le jeune peintre
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1383

avait, pour répondre à la commande particulière de Hermann


Raffke, élaboré une œuvre qui était en elle-même une véritable
« histoire de la peinture », de Pisanello à Turner, de Cranach à
Corot, de Rubens à Cézanne ; com ment il avait op posé à cette
continuité de la tradition européenne son propre itinéraire en
faisant figurer sur la toile diverses œuvres de l’école américaine
(et germano-américaine) dont il était directement issu ; et
comment, enfin et surtout, il avait doublement signifié l’impor­
tance esthétique de cette démarche réflexive sur sa situation
de peintre, d ’une part, en représentant au centre de la toile ce
tableau même qu’on lui avait commandé (comme si Hermann
Raffke, regardant sa collection, y voyait le tableau le représen­
tant en train de regarder sa collection, ou plutôt com m e si lui,
Heinrich Kürz, peignant un tableau représentant une collec­
tion de tableaux, y voyait le tableau qu’il était en train de
peindre, à la fois fin et com mencement, tableau dans le tableau
et tableau du tableau), « travail de miroir à l’infini où, comme
dans les M énines ou dans YA uto-portrait de Rigaud conservé
au musée de Perpignan, regardé et regardant ne cessent de
s’affronter et de se confondre » ; et d ’autre part, en incorporant
à l’intérieur de ces reflets au deuxième, au troisième, aux
énièm es degrés, deux autres de ses propres tableaux, l’un,
œuvre de jeunesse, que Raffke lui avait acheté quelques années
auparavant, l’autre un travail depuis longtemps en projet mais
encore à l’état d ’ébauche, et dont la « reproduction fictive »
était « en tout petit » com me « l’anticipation de son aboutisse­
ment futur ».
Beaucoup plus que la seule habileté technique du peintre,
c ’était cette mise en perspective, non seulement spatiale, mais
temporelle, qui avait suscité la fascination presque morbide
dont cette œuvre avait été l ’objet. Car, concluait Lester Nowak,
il ne fallait pas s’y tromper : cette œuvre était une image de la
mort de l’art, une réflexion spéculaire sur ce monde condamné
à la répétition infinie de ses propres modèles. Et ces variations
minuscules de copie à copie, qui avaient tant exacerbé les visi­
teurs, étaient peut-être l’expression ultime de la mélancolie de
l’artiste : comme si, peignant la propre histoire de ses œuvres
à travers l’histoire des œuvres des autres, il avait pu, un instant,
1384 G eorges Perec

faire semblant de troubler « l’ordre établi » de l’art, et retrouver


l’invention au-delà de l’énumération, le jaillissement au-delà
de la citation, la liberté au-delà de la mémoire. Et peut-être n’y
avait-il rien de plus poignant et de plus risible dans cette œuvre
que le portrait de cet hom m e monstrueusement tatoué, ce
corps peint qui semblait monter la garde devant chaque ressas-
sem ent du tableau : hom m e devenu peinture sous le regard
du collectionneur, symbole nostalgique et dérisoire, ironique
et désabusé de ce « créateur » dépossédé du droit de peindre,
désormais voué à regarder et à offrir en spectacle la seule
prouesse d ’une surface intégralement peinte.

Le matin du jeudi 2 avril 1914, Hermann Raffke fut trouvé


mort. Ses obsèques eurent lieu huit jours plus tard selon un
protocole qu’il avait très précisément décrit dans son testa­
ment et qui prolonge d ’une façon quelque peu macabre cer­
taines des analyses de Lester Nowak. Son corps, naturalisé par
le meilleur taxidermiste de l’époque, que l’on fit venir tout
exprès du Mexique, fut revêtu de la robe de chambre grise à
liséré rouge qu’il portait sur le tableau de Kürz, et installé dans
le m êm e fauteuil que celui dans lequel il avait pris la pose.
Fauteuil et cadavre furent alors descendus dans un caveau qui
reproduisait fidèlement, mais à une échelle sensiblement
réduite, la pièce où Raffke avait accroché les toiles qu’il préfé­
rait. Le grand tableau de Heinrich Kürz en occupait tout le mur
du fond. Le mort fut placé en face du tableau dans une posi­
tion très exactement semblable à celle qu’il y occupait. A la
droite du tableau, à l’emplacement correspondant au portrait
de Bronco McGinnis, on disposa sur un chevalet un portrait
en pied représentant Hermann Raffke lui-même, un portrait
exécuté une quarantaine d ’années auparavant, alors que le
brasseur séjournait en Égypte, et qui le montrait sur fond d ’oa­
sis, vêtu d ’un costume de flanelle impeccablement blanc, les
mollets pris dans des guêtres de toile grise, et coiffé d ’un
casque colonial. Puis le caveau fut scellé.

La première vente Raffke eut lieu quelques mois après la


mort du collectionneur à la galerie Sudelwerk de Pittsburgh.
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1385

Les amateurs y vinrent en foule, impatients de voir en vrai des


œuvres dont, à l ’exception des quelques toiles germano-améri-
caines également présentes à l’exposition, ils ne connaissaient
que les copies minutieuses du C abinet d ’am ateu r d ’Heinrich
Kürz. Mais leur déception fut immédiate : aucune des toiles
reproduites dans le tableau de Kürz ne figurait au catalogue
de la vente. La plupart des œuvres présentées appartenaient à
l’école américaine, et bien qu’elles fussent toutes de bonne
qualité par rapport à ce que l’on trouvait habituellement sur
le marché, elles ne suscitèrent que très médiocrement l’en ­
thousiasme des acheteurs, manifestement trop habitués à ce
genre de peintures et décidém ent frustrés de ne pas avoir à se
disputer âprement tel ou tel chef-d’œuvre d ’un maître ancien.
Sur les deux cent seize numéros inscrits au catalogue, huit seu­
lement dépassèrent mille dollars. Cinq d’entre eux étaient des
tableaux américains :

N° 35 : Sous-officiers pen dan t la guerre de Sécession, de


Daisy Burroughs ; le prix relativement élevé (1 250 $) payé
pour cette toile d’un naturalisme assez fade s’explique sans
doute par le petit nombre d’œuvres laissé par ce peintre,
une des rares femmes à avoir voulu songer embrasser la car­
rière de peintre d’histoire. Née en 1840, élève de Henry
Stringbean de 1856 à 1861, elle se trouvait en 1865 à Rich-
mond qui était alors assiégée par les troupes du général
Grant. Elle fut tuée par la chute d’une cheminée, lors d ’un
ouragan, dans la nuit du 19 au 20 mars.

N° 62 : Puits de pétrole près de Forel’s Fields, de Russell


Johnson ; un tableau tout à fait conventionnel, mais dont le
thème attirait toujours une clientèle nombreuse. Celui-ci fut
acheté 1 175 $ pour le compte d’un vice-président de
l’Amoco Motor Oil Company.

N° 72 : Indigènes aux Iles Salomon, de Thomas Corbett.


Attaché à la mission ethnographique des frères Squirrel,
Thomas Corbett rapporta des îles Salomon une cinquan­
taine de dessins et d ’aquarelles dont il se servit ensuite pour
composer une série de douze grands tableaux qu’il offrit à
1386 G eorges Perec

la Fondation Flora Vierkoffer, laquelle avait généreusement


financé l’expédition ; dans l’incendie qui ravagea la Fonda­
tion en 1896, onze de ces tableaux furent entièrement
détruits ; le douzième, fortement endommagé, passa dans la
collection de Hermann Raffke dans des conditions qui ne
furent jamais précisément explicitées ; ces circonstances per­
mettent sans doute de comprendre pourquoi cette œuvre
d’une facture malhabile et compassée trouva preneur au
prix tout à fait injustifié de 7 200 $.

N° 73 : Charles M. Murphy s ’attaquant au record du mile


le 30 ju in 1899, par Bernie Bickford. Né à Buffalo où son
père exerçait la profession de graveur, Bernie Bickford se
signala par son extrême précocité ; il avait seulement seize
ans lorsqu’il peignit ce tableau. A l’époque de la vente, il
était en Europe où il travaillait dans l’atelier de Bonnat. Des
années plus tard, sur le paquebot qui le ramenait aux États-
Unis, il fit la rencontre d’un gangster notoire, Angelo Merisi,
qui le prit sous sa protection, et il ne tarda pas à devenir
le portraitiste attitré de la pègre new-yorkaise. Deux de ses
portraits rarissimes peuvent se voir aujourd’hui au Police
Academy Muséum de Brooklyn : celui de Bunny Salvatori et
d’un des lieutenants d’Al Capone, Silvano Fiorentini.

N° 76 : La Squaw, de Walker Greentale. Des quelque


vingt-cinq œuvres traitant de sujets indiens dans la collec­
tion de Hermann Raffke, celle-ci était la seule à présenter
une réelle valeur artistique. Mise en vente à 300 dollars, elle
atteignit très rapidement 1 200 dollars, confirmant la cote
fortement en hausse du peintre. Le tableau représentait une
jeune veuve indienne assise au pied du mât de guerre où
sont suspendus les trophées de son époux, et n’était pas
sans offrir plusieurs ressemblances avec la célèbre toile de
Joseph Wright of Derby sur le même sujet.

Les trois autres œuvres étaient les seules à provenir d’Eu­


rope et elles furent l’objet d ’enchères beaucoup plus animées.
La première — le n° 8 du catalogue — était plus une curio­
sité qu ’une œuvre d ’art. C’était un paysage à manivelle, qui
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1387

sans doute avait été peint en vue de servir de toile de fond à


un théâtre de marionnettes. Il se présentait com me un châssis
de bois rectangulaire, d ’environ soixante-cinq centimètres sur
quarante, muni de chaque côté de tambours sur lesquels s ’en­
roulait la toile peinte.
D ’abord on se trouvait sur le bord d ’un canal bordé de peu­
pliers, on longeait une écluse, des péniches chargées de gravil­
lon, des files de pêcheurs, puis l ’on s’enfonçait dans une forêt
plantée d ’arbres sombres au milieu desquels on découvrait
une cabane en rondins, puis l’on débouchait sur un chemin
qui, petit à petit, se transformait en une rue de grande ville,
avec des immeubles de plusieurs étages et des magasins de
faïence et de carrelages ; puis les maisons s’espaçaient, le ciel
s’éclaircissait, et la rue devenait une petite route dans un pays
chaud, non loin d ’une oasis où un Arabe coiffé d ’un grand
chapeau de paille trottinait sur son âne et d ’un fortin où un
détachement de spahis présentait les armes ; puis c’était la
mer, et au terme d ’une courte traversée, on arrivait dans un
grand port, on suivait des quais noyés de brume avant de se
retrouver dans un petit café triste et froid.
Une étroite bande blanche interrompait alors la continuité
du dessin, sans doute pour signaler un changement d ’acte. La
nouvelle série de décors commençait par un atelier de m enui­
sier au mur couvert de scies et de limes, puis l’on passait dans
la cabine luxueusem ent aménagée d ’un magnifique bateau de
plaisance, et sur le pont, d ’où se découvrait un panorama mer­
veilleux : une nuit d ’été parfaitement lumineuse, avec un ciel
resplendissant d ’étoiles et une ville brillamment illuminée qui
scintillait à l ’horizon ; puis la ville s’estompait dans le lointain,
la nuit blanchissait, et l ’on se retrouvait sur une lande aride
qui bientôt laissait place à un cimetière désolé.
De nouveau il y avait une interruption dans le paysage, puis
venait la dernière série de décors : une chambre presque sans
meubles, puis un salon avec une table ronde et un buffet
sculpté, la terrasse d ’un café dans un pays musulman avec des
serveurs portant des fez et de courts gilets rouges brodés d ’or,
l’intérieur d ’un café parisien, et enfin un grand jardin public
au bas des Champs-Élysées, avec des nurses anglaises et des
1388 G eorges Perec

nounous alsaciennes, des élégantes en calèche, un petit théâtre


de marionnettes, et un manège à la tente orange et bleue, avec
des chevaux aux crinières stylisées et deux nacelles décorées
d ’un grand soleil orange.
La notice du catalogue précisait que ce panorama miniature
avait été trouvé en France, chez un brocanteur du quartier de
Belleville à Paris, par Hermann Rafïke lui-même. Le collection­
neur avait surtout été séduit par le caractère quelque peu énig­
matique des décors représentés, et il avait fait faire de longues
recherches pour tenter de savoir à quel mélodrame ils se réfé­
raient. L’hypothèse la plus vraisemblable avait été qu’il s’agis­
sait d ’une série de décors pour une de ces longues « charades
animées » qui faisaient fureur dans les salons parisiens aux
alentours des années 1880. Mais personne ne fut en mesure
de le renseigner plus précisément.
La mise à prix exigée par les héritiers Rafïke — 2 500 dol­
lars — fit sursauter la salle : en dépit de la qualité du dessin et
de la finesse des coloris, le travail n’était pas signé, appartenait
davantage au m onde des jouets ou, à la rigueur, des bibelots,
qu’au monde de l’art, et n ’offrait pratiquement aucune valeur
marchande. Mais sans doute le charme étrange et presque
inquiétant que l’œuvre dégageait et qui avait d ’em blée attiré
Hermann Raffke, finit-il par agir sur les acheteurs, car après
être descendues jusqu’à 400 $, les enchères amorcèrent une
remontée en flèche pour ne s’arrêter qu’à 6000 $.
Le second tableau européen était une œuvre de Hogarth inti­
tulée The U psidedow n M anor (Le M anoir à l ’envers) (n° 83 du
catalogue). Le peintre y reprenait un thème qu’il avait plu­
sieurs fois abordé dans sa série de gravures dites « didacti­
ques » où il entendait démontrer com ment une perspective
légèrement faussée peut suffire à entraîner des illusions aber­
rantes : un palefrenier donnant à manger à un cheval situé très
loin de lui, par exemple, ou un personnage au balcon d ’un
premier étage serrant la main à un autre personnage qui se
trouve au rez-de-chaussée, etc. Ici, c ’était dans la grande salle
d ’un château aux allures gothiques que de tels phénom ènes se
produisaient : un laquais allumait un chandelier posé presque
à l’autre bout de la pièce, un autre versait à boire à un gentil­
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1389

homme assis très au-dessus de lui, une femme au haut d ’un


escalier donnait sa main à baiser à un homme qui se tenait au
bas des marches.
Le prestige de la signature et la curiosité du sujet valaient
sans doute ici mieux que la peinture elle-même, plutôt malha­
bile dans son dessin, incertaine dans ses effets, terne dans ses
couleurs, et dans un piètre état de conservation. En fait, elle
faisait davantage penser à une amusante enseigne d ’auberge
qu’à une œuvre de maître. Mais cela ne l’empêcha pas de fran­
chir allègrement le cap des 10 000 $.
Le troisième tableau (n° 93) n ’avait d ’européen que son
auteur. C’était un Paysage du Tennessee peint par le Français
Auguste Hervieu lors du séjour que ce jeune peintre fît aux
États-Unis entre 1827 et 1831. Né à Paris en 1794, mais élevé
en Angleterre où il avait travaillé sous la direction de Sir Tho­
mas Lawrence, Auguste Hervieu accompagna Mrs Frances Trol-
lope, la mère du célèbre romancier, lorsque celle-ci tenta
d ’aller faire fortune en Amérique. Hervieu fut pendant quelque
temps professeur de dessin dans une colonie utopiste qu ’une
amie de Mrs Trollope, Mrs Wright, avait fondée à Nashoba,
près de Memphis, et c ’est de cette époque que datait la toile
de la collection Rafifke. Il s’installa un peu plus tard à Cincin­
nati avant de regagner la France, où tout porte à croire qu’il
abandonna la peinture. À l’époque de la première vente Raffke,
l’ensem ble de la production connue d ’Auguste Hervieu se limi­
tait à une trentaine de lithographies (qui avaient servi à illus­
trer le pamphlet de Frances Trollope, D om estic m anners o f
the Am ericans), onze aquarelles, trois carnets de croquis et
quatre toiles. Une demi-douzaine de collectionneurs fana­
tiques se les disputaient avec férocité et ce paysage aimable,
mais un peu mièvre qui, selon les experts, ne méritait pas plus
de 5 ou 600 $, atteignit le prix record de 7 500 $ au terme
d ’une lutte acharnée entre Stephen Siriel, l’agent de la vedette
de cinéma Anastasia Swanson, alors au faîte de sa gloire, et
l’industriel C. B. Mac Farlane, président directeur-général de
la Compagnie ferroviaire de l’Altiplano.
1390 G eorges Perec

Il est difficile de savoir quelles étaient précisément les inten­


tions des héritiers Raffke à l’issue de cette première vente. Un
bristol qu’ils firent distribuer le soir de la dernière journée
annonçait une deuxièm e vente consacrée en majorité à des
œuvres anciennes d ’origine européenne, dès qu’auraient été
résolus les multiples et com plexes problèmes posés par l’éta­
blissement du catalogue, dont une première rédaction avait
été confiée à MM. William Fleish, professeur d ’histoire de l’art
au Carson College de New York, et Gregory Feuerabends,
commissaire-expert de Parke and Bennett et conseiller aux
achats du musée des Beaux-Arts de Philadelphie.
En fait, plusieurs années se passèrent ; la Première Guerre
mondiale éclata, et peut-être les héritiers Raffke jugèrent-ils
opportun de ne pas trop faire parler d ’eux alors que l’opinion
américaine avait plutôt tendance à manifester des sentiments
anti-allemands, particulièrement dans les villes où les mino­
rités d ’origine germanique étaient fortes et organisées. Après
l’explosion du dépôt de munitions de Black Tom Island, en
1916, que l’on attribua à des espions allemands, il y eut ainsi
des manifestations de rues à Cleveland, à Milwaukee, à Chicago
et à Pittsburgh, et, dans cette dernière ville, quelques vitres
des Brasseries Raffke furent brisées ; et lorsque les États-Unis
entrèrent dans la guerre, mille huit cents ressortissants alle­
mands soupçonnés d ’activités pangermanistes furent empri­
sonnés à Ellis Island ; parmi eux se trouvait le rédacteur en
chef adjoint du V aterland de Pittsburgh. Tout ce qui, de près
ou de loin, aurait pu rappeler les grandes festivités germano­
philes de 1913 n ’aurait alors fait que susciter l’hostilité des
populations, voire des pouvoirs publics.
Ce n ’est qu’en 1924 que la seconde vente Raffke eut lieu.
Entre-temps, les héritiers Raffke, qui avaient eu l’intelligence
de prévoir l'amendement Volstead, avaient transféré leur bras­
serie au Canada. Entre-temps aussi étaient parus deux
ouvrages qui apportaient sur la collection du brasseur un
nombre considérable d ’informations nouvelles dont certaines
constituaient même, en tout cas dans le monde de la peinture
et du marché de la peinture, de véritables révolutions.
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1391

Le premier livre, qui fut publié en 1921 par la maison Moffat


and Yard de New York, était une autobiographie de Hermann
Raffke rédigée par deux de ses fils à partir de notes et carnets
découverts après sa mort. Dans un style assez souvent pom ­
peux et ampoulé, le brasseur commençait par évoquer les
maigres souvenirs q u ’il avait gardés de sa ville natale, Traven-
munde, une petite bourgade près de Lübeck, où son père exer­
çait la profession de marchand de chevaux. Il racontait ensuite
comment, placé à douze ans en apprentissage chez un tonne­
lier de Hambourg dont l’atelier donnait sur le port, il passait
des heures à rêver devant les grands voiliers venus des cinq
parties du monde, chargés de bois précieux, de soieries, de
denrées étranges. À seize ans, il s’embarqua com me charpen­
tier sur un baleinier danois, le Philoctète, qui fit naufrage au
large de l’Islande et, recueilli par des pêcheurs de Terre-Neuve,
il finit par arriver à Portland, dans l’État du Maine, où il fut
embauché pour aller travailler sur les Grands Lacs. Dès lors sa
vie fut celle d ’un classique self-made man : d ’abord serveur sur
un bateau à aubes du lac Michigan à un dollar et demi la
semaine, il devint ensuite tenancier d’une buvette aux chutes
du Niagara, puis concessionnaire des ventes ambulantes sur le
cynodrome de Kalamazoo, puis distributeur exclusif des bières,
limonades et spiritueux des dix-sept plus grosses cantines de
Chicago, avant de fonder avec trois associés qu’il n ’allait pas
tarder à éliminer une brasserie qui devait devenir la plus
importante de la ville et bientôt de l’État.
A quarante-cinq ans, en 1875, il avait ramassé près de dix
millions de dollars et ses deux fils aînés étaient désormais suffi­
samment grands pour pouvoir le remplacer ; leur laissant pro­
gressivement la direction de ses affaires, il décida de se
consacrer entièrement à sa collection de tableaux.
Son goût pour la peinture lui était venu alors qu’il travaillait
aux chutes du Niagara. Il avait aménagé une chambre dans le
grenier de sa buvette et il la louait un quart de dollar la nuit à
des artistes qui venaient peindre les cataractes. L’un d ’entre
eux, qui était resté presque un mois, lui laissa en paiement un
tableau qui s’intitulait Les buveurs d e w hisky ; il représentait
1392 G eorges Perec

un bar enfumé dans un petit port de pêche ; par la fenêtre


garnie de carreaux jaunes et sales, on apercevait un paysage
noyé de brume, quelques barques et une file de marins en
suroît tirant leurs filets sur la grève : dans la salle, trois
hommes rudes étaient assis autour d ’une table de bois brut,
devant trois gobelets de verre épais et une bouteille sombre à
la panse renflée.
Raffke avait accroché le tableau derrière son comptoir. Il
reconnaissait volontiers qu’il n ’était pas très bien dessiné, que
les personnages n ’avaient pas l’air d ’être vraiment assis sur
leurs tabourets, que leurs bras étaient trop courts et que le
tout manquait de couleurs. Mais chaque fois qu’il regardait son
tableau, il était content et il se disait que le jour où il serait
devenu riche, il en aurait plein d ’autres.
Il en acheta quatre trois ans plus tard, à l’occasion de son
mariage et de son installation à Kalamazoo. Les deux premiers,
qui représentaient respectivement D eux p e tits chats endorm is
et Groupe d e fem m es Quakeresses d a n s le p o r t d e N an tucket,
avaient été choisis par sa femme à une vente de charité. Le
troisième s’appelait La chasse au tigre et montrait un éléphant
portant un palanquin, aux prises avec un énorme fauve qu’il
avait saisi avec sa trompe. Dans la lutte, le palanquin avait été
renversé à moitié, précipitant à terre un cornac squelettique
vêtu d ’un simple linge passé entre ses cuisses, un Européen
glabre aux épais favoris roux armé d ’une longue carabine et
un maharajah aux vêtements richement brodés et incrustés de
pierres précieuses ; de chaque côté de l’éléphant, des indi­
gènes, apparemment terrorisés, s’étaient jetés sur le sol.
Le quatrième tableau s’intitulait Les garçons d e café. Il repré­
sentait trois serveurs en habit, alignés devant un comptoir aux
cuivres étincelants, munis de plateaux d ’argent supportant res­
pectivement un homard, un flan d ’une translucidité presque
parfaite, et une pom peuse pièce montée agrémentée de
plumes de paon. Au-dessus du comptoir, derrière les rangées
de bouteilles, étaient disposées de hautes glaces dans les­
quelles se reflétait la salle du restaurant avec ses ors, ses stucs,
ses moulures, ses grands lustres, ses dessertes au dessin tour­
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1393

menté et sa brillante clientèle en fracs, robes à crinolines et


uniformes chamarrés.
C’était celui qu’il préférait, car il lui rappelait un de ses pre­
miers métiers et il s’accordait vraiment bien avec Les buveurs
d e w hisky, à côté duquel il l’accrocha dans la minuscule salle
à manger du deux-pièces où sa femme et lui venaient d ’em m é­
nager.
Dans les années qui suivirent, Hermann Raffke n ’eut guère
le loisir d ’augmenter sa collection. En 1875, il avait en tout et
pour tout vingt-trois tableaux. Mais désormais il avait le temps
et l’argent nécessaires pour assouvir cette passion longtemps
contenue.
Les soixante dernières pages du livre contenaient les révéla­
tions les plus intéressantes du point de vue de la collection.
Elles se présentaient com me le com pte rendu succinct mais
détaillé des onze séjours que Hermann Raffke avait effectués
en Europe entre 1875 et 1909- Aucun souci d ’écriture n ’avait
présidé à la rédaction de ces notes, d ’une lecture rapidement
lassante, énumérant à longueur de pages l’em ploi du temps
des journées du brasseur : visites d ’ateliers et de galeries,
consultations d ’experts, contacts avec des courtiers, déjeuners
avec les artistes et les marchands, rendez-vous avec des collec­
tionneurs, des restaurateurs, des encadreurs, des expédition­
naires, des banquiers, etc. Les deux fils avaient cru bon de
publier intégralement ces pages d ’agendas et de carnets de
voyages, y compris les horaires de chemin de fer, les com ptes
quotidiens, et des mentions concernant, par exem ple, l’em ­
plette de lames de rasoir ou la confection de douze chemises
en batiste chez Doucet, et s’étaient bornés à les accompagner
de quelques commentaires explicatifs provenant, soit des
lettres où leur père les informait de ses déplacements, de ses
acquisitions et, toujours brièvement, de ses impressions, soit
des conversations qu’ils avaient eues avec lui à ses retours. Des
documents divers étaient donnés en annexe, par exem ple des
catalogues de ventes publiques où le collectionneur avait
coché les numéros qui l’intéressaient.
Hermann Raffke savait pertinemment qu’il ne connaissait
pas grand-chose à la peinture, fut-elle ancienne ou moderne.
1394 Georges Perec

Ses goûts personnels l’auraient volontiers poussé à n ’acheter


que des grands tableaux d ’histoire ou des scènes de genre aux
anecdotes réconfortantes, mais il se méfiait de ses goûts per­
sonnels, tout au moins pour se constituer une collection qui
ferait blêmir de rage les Tompkins et les Dillman, et il décida
de se faire conseiller. Des quelque deux cent cinquante
tableaux qu’il ramena d ’Europe, une vingtaine seulement
— ceux qu’il appelle ses « Lieblingssünden », c ’est-à-dire ses
péchés mignons — furent achetés directement par lui et cor­
respondent à ses préférences secrètes1. Tous les autres furent
acquis par l’intermédiaire de ses conseillers. « Les plus émi­
nents critiques, les experts les plus scrupuleux, les historiens
d ’art les plus circonspects, seront les responsables et les
garants de ma collection, et grâce à eux elle sera l’une des plus
belles de tous les États-Unis d ’Amérique », écrivit-il à sa femme
en 1875 alors qu’il retraversait pour la première fois l’Atlan-
tique sur le S. S. K aiser W ilhelm der Grosse. Et il semble bien
qu’il ait suivi aveuglément leurs conseils. Ainsi, à la vente Via-
nello du 17 septembre 1895 au Palazzo Sarezin, il poussa jus­
qu’à deux cent mille francs2 un Saint Jean-Baptiste du
Groziano avant de l’abandonner à sa concurrente (« une grosse

1 . S e p t d ’e n t r e e u x l u i t i n r e n t a s s e z à c œ u r p o u r q u ’il d e m a n d e à K ü rz
d e l e s f a ir e f i g u r e r d a n s s o n Cabinet d ’am ateu r : L’assassinat de Concini.
d e J u l i e n B lé v y , u n e m i s e e n p a g e g r a n d i o s e g â c h é e p a r l ’a b u s d u b i t u m e ;
Le Camp du D rap d ’Or, d e G u i l l a u m e R o r r e t, q u i s e q u a l i f i a i t l u i - m ê m e d e
« p o s t r a p h a é l i t e » ; La m ort d e la servante , d e H e n r y S i l v e r s p o o n , s u r t o u t
c o n n u p o u r s a d é c o r a t i o n d u f u m o i r d u C r y s ta l P a la c e ; Les labours en Nor­
vège, d u D a n o i s D o l k n i f S c h l a m p e r e r ( c ’é t a i t le fils d ’u n m a r i n q u i a v a it p é r i
d a n s le n a u f r a g e d u Philoctète e t , e n s o u v e n i r d e s o n p è r e , R affk e l u i c o n s t i ­
t u a u n e r e n t e à v ie ) ; Lancelot, d e C a m i l l e V e lin -R a v e l, u n e g r a n d e c o m p o s i ­
t i o n f r o i d e o ù c e t é lè v e d e C o u t u r e e t a m i d e P u v is d e C h a v a n n e s m o n t r a i t
l e C h e v a l i e r à la C h a r r e t t e p é n é t r a n t n u i t a m m e n t d a n s le c h â t e a u d u g é a n t
M é lé a g a n t o ù G u e n iè v r e e s t r e te n u e p r is o n n iè r e ; Le Prince Masqué, d u
T y r o l i e n H o r v e n d i l l L a u t e n m a c h e r , m é d i o c r e é lè v e d e C h a r l e s H a e b e r l i n à
l ’A c a d é m i e d e S t u t t g a r t ; e t La prem ière ascension du m on t Cervin, d u
S u is s e G u s t a v e F e u e r s t a h l , q u i t r a i t a i t a v e c u n r é a l i s m e m é l o d r a m a t i q u e la
t e r r i b l e c h u t e d ’H a d o w , H u d s o n , L o r d D o u g l a s e t M ic h e l C r o z e t la m i r a c u ­
l e u s e s u r v i e d 'E d o u a r d W h y m p e r e t d e s d e u x f r è r e s T a u g w a l d e r .
2 . L’I ta lie f a is a it a l o r s p a r t i e d e l ’U n i o n L a tin e e t le f r a n c y a v a it c o u r s
lé g a l (1V. de l ’A ).
Un c a b in e t d ’a m a te u r 1395

dondon française accompagnée d ’un jeune gom m eux », nota-


t-il en marge de son catalogue) simplement parce que l’expert
qui l’accompagnait, le professeur Aldenhoven, conservateur en
chef du musée Wallraf-Richartz de Cologne, lui avait dit qu’au­
cun collectionneur américain ne possédait d ’œuvre de ce
peintre. Et encore ne s’arrêta-t-il que parce qu’Aldenhoven finit
par l’en supplier.
Une trentaine de conseillers guidèrent ainsi Hermann Raffke
dans ses choix. Les plus réputés d ’entre eux sont sans conteste
Gottlieb Heringsdorf, qui préparait alors sa monumentale H is­
toire d e l ’A rt en Ita lie et qui accompagna à trois reprises le
brasseur à Turin et à Milan, Émilio Zannoni, conservateur du
musée de Florence, le marchand berlinois Busching, et le cri­
tique américain Thomas Greenback, dont la monographie sur
les Carrache mettait pour la première fois en évidence le rôle
décisif joué par Ludovico. D ’autres, comme Maxfield Parrish,
Frantz Ingehalt ou Albert Arnkle, étaient alors de jeunes profes­
seurs et ne donnèrent que bien des années plus tard la preuve
de leur com pétence ; d ’autres encore n ’étaient que ce qu’il est
convenu d ’appeler des amateurs éclairés, et s’ils connurent un
jour la célébrité, ce ne fut jamais à la critique d ’art qu’ils le
durent : ainsi Alfred Blumenstich qui, bien avant de devenir
banquier, fit avec Raffke un voyage en Bavière ; ou Lawrence
Inglesby, premier secrétaire à l’ambassade des États-Unis à Ber­
ne ; ou Theodor Fontane, qui n ’était pas encore le romancier
à succès qu’il allait devenir dans les années quatre-vingt ; ou
Joshua Ewett, dont Raffke fit la connaissance à Venise alors
que, jeune architecte, il travaillait à la restauration de Santa
Maria degli Zvevi, et qui raconte dans ses mémoires que c ’est
à l’occasion de la croisière q u ’il fit avec le brasseur tout autour
de la Méditerranée qu’il conçut son projet de chaîne hôtelière
qui, des années plus tard, allait le mener à la fortune.
La plupart de ces conseillers étaient allemands ou améri­
cains, peut-être par xénophobie ou chauvinisme, mais plus
vraisemblablement pour des questions de langue ; de fait, on
trouve parmi eux quelques Anglais (dont John Sparkes, qui
rédigea l’excellent catalogue de la collection de peintures du
collège de Dulwich), trois Suisses (Reinhardt Burckhardt,
1396 G eorges Perec

conservateur du m usée de Bâle, qu’il ne faut pas confondre


avec son cousin lointain Jakob, l’historien d ’art ami de
Nietzsche, le peintre bernois Lengacker, et le marchand zuri­
chois Anton Pfann), mais seulem ent deux Italiens (Zannoni et
le directeur de la revue Befana, Franco Veglioni), un Hollan­
dais (Ernst Moes, directeur du cabinet des estampes au Rijks
Muséum) et un Français (Henri Pontier, alors chargé de cours
à l’université d ’Aix, mais qui allait devenir, sous le sobriquet
de La Flanelle, un comique troupier extrêmement prisé : c ’est
de lui que daterait, encore que cette opinion soit aujourd’hui
très controversée, l’habitude de finir les chansons par « tagada
tsoin tsoin »).
Il est en tout cas une chose certaine, c’est que Hermann
Raffke fut généralement satisfait des conseils qui lui furent
donnés. Il ne lui arriva qu’exceptionnellem ent de s’en
plaindre. Dans une lettre à son fils aîné Michael, datée du
4 septembre 1900 et expédiée de Paris, alors que répondant à
l’invitation du commissaire général de la section des Etats-
Unis, Jeremy Woodward, il était venu visiter l’Exposition, il
estime avoir eu tort de se laisser vendre vingt-cinq mille francs
les deux tableaux modernes (La rue d e l ’A veyron, de Bonnard,
et La m arch ande d e cigarettes, de Renoir) que Busching avait
absolument tenu à lui faire acheter ; non pas qu’ils soient laids,
ajoute-t-il, encore que j’apprécie assez peu cette peinture, mais
je suis sûr que j’aurais pu les avoir pour trois fois moins, même
en tenant com pte des prix assez exorbitants qui sont pratiqués
à Paris cette année. Et dans une autre lettre, postée de Munich
en mai 1904, il apprend à son neveu Humbert, à qui il avait
confié la garde de sa collection à Pittsburgh, qu’il a remis en
vente trois tableaux de Menzel (La gare d e Saint-Wendel, P as­
sage à niveau p rès d e Kissingen, L ’atelier du pein tre) achetés
une semaine auparavant sur le conseil de Blumenstich. Mais
ce sont là les seuls exem ples d ’un quelconque désaccord. Le
plus souvent le brasseur achetait avec une telle confiance que
ses conseillers devaient plutôt le refréner que l’encourager. Par
exemple, juste avant la grande vente Barrattini, à Rome, en
1888, Zannoni lui écrivit une longue lettre (intégralement
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1397

reproduite dans le livre) pour le mettre en garde contre un


enthousiasme excessif et prématuré :

« ... J’ai eu l’occasion d ’examiner de plus près ces œuvres


dont on a partout proclamé qu’elles seraient les révélations
de cette vente, et je puis vous dire que cela n’a pas contribué
à calmer les soupçons légitimes qu’avait suscités la seule lec­
ture du catalogue. Le Portrait du cardinal Barberini par le
Donnaiolo est dans un très médiocre état de conservation
et d’ailleurs ce peintre ne mérite absolument pas les
louanges dont il est de bon ton de l’accabler depuis une
vingtaine d’années ; les deux Bellagamba m’ont également
déçu ; sans doute y a-t-il de grandes qualités dans son Adora­
tion des bergers, encore que la mise en place des person­
nages soit platement reprise du Pérugin et que la disposition
des lumières soit tout à fait fade ; mais j’ai trouvé sa Conver­
sion de saint Paul indigne de la réputation que Cannochiali
lui a faite ; c’est une toile que l’on a tellement rafistolée
depuis qu’elle a été sauvée de l’incendie de Saint-Paul-hors-
les-Murs qu’elle n’a plus de Bellagamba que le nom. Et enco­
re ! Car je suis intimement persuadé qu’elle n ’est pas de
Cristofano mais de son fils Domenico. Quant à l'Hercule aux
pieds d ’Omphale, que l’on veut nous faire passer pour un
Guide, c’est une œuvre d’atelier pour laquelle je ne donne­
rais pas plus de six cents francs, mais vous allez voir qu’elle
en fera plus de trente mille. Tenez-vous à l’écart de ces
enchères et ne vous laissez pas impressionner par ces signa­
tures prestigieuses qui cachent des œuvres à mon sens
mineures. Par contre, je ne saurais trop vous recommander
de vous intéresser au plus près à trois tableaux dont la
valeur me semble incontestable. Ils sont signés de noms
relativement peu connus, mais dont la réputation
commence à s’établir fortement et, soyez tranquille, leur
cote ne cessera pas de monter. »
« Le premier est le n° 37 : Les musiciens endormis, par
Arrigo Mattei, un des meilleurs élèves de Crespi, et son trai­
tement du clair-obscur ne le cède en rien à celui de son
maître. Méfiez-vous par contre de ses Joueurs de dés (n° 37
bis) dont j’ai tout lieu de croire qu’ils lui ont été abusive­
1398 G eorges Perec

ment attribués ; c’est désormais un artifice classique dans les


ventes publiques ; sous prétexte que les deux toiles ont le
même format et le même cadre, les héritiers essayent de
faire croire qu’ils formaient une paire et ils vont certaine­
ment tenter de les vendre ensemble ; mais vous n ’avez
aucune raison de vous laisser faire. »
« Le second tableau que je voudrais vous recommander
porte le nu 52 : Le sac de Troie, par Otto Reder, une huile
sur papier marouflé. C’était à l’origine un projet de décor
pour Le prologue de l'Énée de Racquet à l’Opéra de Lis­
bonne. Vous savez sans doute que Reder venait à peine d ’en
être nommé le décorateur attitré lorsqu’il mourut dans le
grand tremblement de terre en 1755. L’œuvre a été restau­
rée, mais d’une façon tout à fait délicate, par son élève
Moraes-Salgado ; je sais que vous possédez déjà plusieurs
incendies, en particulier le Van den Eeckhout, mais je suis
persuadé que celui-ci vous donnera toute satisfaction. »
« Le troisième tableau, le nu 78, devrait vous tenir tout
spécialement à cœur, car il concerne deux de vos compa­
triotes : c’est le Portrait de Guillaume de H um boldt peint
par Pierre de Cornélius en 1806 ; Humboldt était alors
chargé d’affaires de Prusse à Rome, où Cornélius travaillait
à la décoration du Palais Barrattini ; je n’ai pas énormément
d’estime pour le néo-classicisme de Cornélius que je trouve
toujours un peu “contrefait”, mais je dois reconnaître que
ce portrait est admirable. Je vous signale par ailleurs que
c’est son seul portrait connu. Vous aurez sans doute comme
concurrent Strudellhoff dont j’ai appris hier au cours de la
soirée donnée par la Schwanzleben qu’il avait mission de
faire revenir le tableau à l’Ambassade. Mais il n’ira certaine­
ment pas au-delà de mille cinq cents ou deux mille dollars.
C’est une œuvre qui a sa place dans votre collection : elle
se mariera admirablement avec le Bassano que je vous ai fait
acheter il y a cinq ans et avec la petite Princesse que vous a
vendue ce grand dadais de Veglioni ; etc. »

Raffke respecta point par point les consignes de Zannoni. Il


exigea que les deux Mattei soient mis aux enchères séparément
et obtint gain de cause ; il laissa les acheteurs s’acharner sur le
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1399

Guide, le Donnaiolo et les deux Bellagamba, qui montèrent


chacun à plus de deux cent mille francs, cependant qu’il
emportait ses trois tableaux pour moins de cent mille. Ils figu­
rent aujourd’hui dans le C abinet d ’am ateu r de Heinrich Kürz,
parmi les cent plus belles œuvres de sa collection dont, dans
les dernières pages de son livre, il dresse la liste complète,
précisant à chaque fois la date et les circonstances de l’acquisi­
tion, et même parfois le prix payé. Nous nous bornerons ici à
citer ceux qu’il décrit en premier, ceux à propos desquels il
écrit : « Ces quinze tableaux sont les quinze joyaux qu ’alle­
mand de naissance, américain de cœur, et collectionneur de
vocation, je suis le plus fier d ’avoir réunis : »

École hollandaise : P o rtra it d e jeu n e fille, dit « au portulan »,


appelé également P o rtra it Cuijper, pour avoir longtemps fait
partie de la collection de l’historien d ’art belge Émil Cuijper.
Généralement attribué à Carel Fabritius de Delft. Acheté en
mars 1896 à Berlin au marchand Adolf Kieseritzky.

Hans Holbein le Jeune : P ortrait du m arch a n d M artin


Baum garten. Après avoir parcouru l’Égypte, l’Arabie et la Syrie
au début du xvie siècle, Baumgarten s’installa à Cologne où il
travailla pour le com pte des frères Imstenraedt. Entre 1529 et
1536, il dirigea le comptoir des deux frères à la Stalhof de
Londres. C’est l ’un des premiers portraits exécutés par Hol­
bein en Angleterre, puisqu’il date de l’année m êm e de son arri­
vée à Londres (1532). Acheté à Londres en 1909 (Vente
Wyndham).

École flamande : Le siège d e Tyr. Devant les murailles créne­


lées d ’une ville embrasée, des centaines d’hom m es tirent des
plates-formes gigantesques supportant des tours étroites sur­
chargées d ’archers, de catapultes, de machines de guerre. Le
ciel est strié de tisons ardents. De spectaculaires effets d ’incen­
die empourprent l’horizon. Acheté à Saint-Gall en 1901 (les
circonstances de la vente ne sont pas précisées).
1400 G eorges Perec

Gaspard Ten Broek : Paysage d e Picardie. Acheté à un anti­


quaire de la rue de Lille en 1875.

École italienne : P o rtra it d ’un chevalier, encore appelé Le


Chevalier au bain. Acheté à Venise en octobre 1896 au comte
Fadengelb. Le tableau appartenait au début du XIXe siècle à la
famille Sostegno, de Turin, qui le vendit au collectionneur ber­
linois Redern, lequel le céda au prince Lichnowsky à la mort
duquel le comte Fadengelb en hérita. Le chevalier est repré­
senté de dos, nu, devant une source où il s’apprête à se bai­
gner et qui lui renvoie l’image parfaite de son corps nu vu de
face. À la droite du tableau, une cuirasse en acier bruni est
appuyée contre un tronc d ’arbre mort et le profil droit du che­
valier s’y réfléchit dans tous ses détails, cependant que de
l’autre côté, une femme vêtue d ’une longue robe blanche flot­
tante présente au chevalier un grand bouclier rond où son pro­
fil gauche se reflète, à peine déformé par la convexité brillante
du bouclier. De vives controverses se sont élevées au sujet de
l’auteur de ce tableau dont la perfection formelle dégage un
sentiment de sérénité presque insupportable. On l’attribue
généralement à un peintre de l’école de Brescia, soit Girolamo
Romanino, soit Moretto da Brescia, soit Girolamo Savoldo il
Bresciano. Mais quelques critiques penchent davantage en
faveur d ’un peintre de Ferrare.

École italienne : L ’A nnonciation a u x rochers. Un paysage


escarpé et tourmenté ménage en son centre une sorte de
grotte où la Vierge est assise, un livre ouvert sur les genoux.
Elle semble ne pas voir l’archange Gabriel qui, un lis à la main,
s'incline à quelques pas d ’elle. Dans le lointain des chasseurs
et leur meute traquent un cerf. Appartenait à la collection du
docteur Heidekind, de Hambourg. Acheté en 1891 pour deux
mille marks par l'intermédiaire du négociant en vins James Tie-
nappel.

Chardin : Les apprêts du déjeuner. Signé et daté sur la mar­


gelle de pierre : J. S. Chardin 17(32 ?). Acheté six mille cinq
cents francs le 9 mai 1881 à la vente Beurnonville. Le baron de
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1401

Beurnonville, qui le tenait de Laurent Laperlier, lui donnait


pour titre Le repas rose, à cause de toutes les nuances de rose
des aliments représentés (le saumon, les pêches de vigne, le
jambon, etc.).

Gerbrand van den Eeckhout : Énée fu y a n t les ruines de


Troie. Une grande com position sur le même thème est conser­
vée à Munich. Celle-ci, d ’un format beaucoup plus restreint
(80 x 50 cm), est davantage centrée sur l’incendie de la ville
que sur les personnages. Sous un ciel violent et crépusculaire,
embrasé de lueurs d ’incendie, se dressent les ruines fumantes
de la cité troyenne, au milieu desquelles le grand Cheval
éventré semble un monstre fabuleux. Énée et Anchise ne sont
que des silhouettes blanchâtres s’enfuyant dans le lointain (les
circonstances de l ’acquisition ne sont pas précisées).

Lucas Cranach : P o rtra it d e Jakob Ziegler. Retrouvée dans


les caves de la brasserie Zum Sângerhaus, à Strasbourg, l’œuvre
fut étudiée et authentifiée par le professeur Jérôme Adrien.
C’est à Wittenberg que le peintre eut l’occasion de rencontrer
Ziegler qui y était venu voir Luther avant de se rendre à Stras­
bourg où son Theatrum Orbis Terrarum parut en 1532. Acheté
à Zurich à Anton Pfann en 1901.

École hollandaise : Jeune fille lisa n t une lettre. Acheté à


Bruxelles en 1904 à la veuve du peintre d’histoire Stallaert.
L’intérêt de cette petite com position réside dans le traitement
de la lumière qui pénètre dans la chambre où se tient la jeune
fille par une fenêtre haute et étroite, à peine entrouverte. Stal­
laert estimait que c’était une œuvre de jeunesse de Metsu, mais
cette attribution n ’est pas assez documentée pour pouvoir être
retenue.

École de Pisanello ( ?) : P o rtra it d ’une princesse d e la M ai­


son d ’E ste. Le tableau fut retrouvé en 1877 par Veglioni chez
un prêteur sur gages de Milan qui se déclara incapable d ’en
préciser l’origine. Veglioni le montra au vicomte de Tauzia, qui
reconnut un des tableaux volés huit ans auparavant chez le
1402 G eorges Perec

docteur Bernasconi de Vérone (dont, quelque temps plus tard,


la riche collection constitua la base du musée de la ville). Ber­
nasconi le tenait pour un Pisanello authentique, mais Tauzia
démontra que c ’était impossible, la princesse en question (Lau-
redana d ’Este, future épouse d ’Aimeri de Gonzague) n ’ayant
pas trois ans à la mort du peintre.

École italienne : La V isitation. Un des rares tableaux euro­


péens achetés aux États-Unis (Boston, vente Sherwood, février
1900) où il fut présenté com me « attribué à Pâris Bordone ». Il
fut expertisé par Thomas Greenback qui fit remarquer que les
livrées des pages étaient aux armes du cardinal d ’Amboise, et
que par conséquent le peintre ne pouvait être qu’Andrea Sola-
rio, que Chaumont d ’Amboise avait appelé en France pour la
décoration de la chapelle de son château de Gaillon (malheu­
reusement détruite en 1793).

Leandro Bassano : P o rtra it d ’un am bassadeur. Il s’agit d ’An-


gelo da Campari, envoyé plénipotentiaire de la République de
Venise auprès du shah de Perse Abbâs Ier le Grand, puis du roi
de Suède Gustave II Adolphe. Acheté 4 000 francs en 1883 à
Rome au dernier descendant du modèle, le poète Gianbattista
Doganieri.

Jean Vermeer de Délit : Le billet dérobé. Célèbre depuis la


description qu’en donna Ruskin, cette œuvre contribua sans
doute plus que toute autre à la redécouverte du peintre. Ache­
tée trente guinées en 1875 au marchand londonien William
Jensen, qui l’annonçait comme un « Van der Meer de Haarlem,
élève de Berghem », elle était auparavant dans la collection de
l’archéologue Simon Frehude.

Degas : Danseuses. Acheté à l’artiste 60 000 francs en janvier


1896. La rencontre entre le peintre et l’amateur fut organisée
par le consul général des États-Unis à Paris, Mr Gawdy.
MM. Gawdy et Raffke arrivèrent au 37 de la rue Victor-Macé
vers onze heures du matin, visitèrent l’atelier, et emmenèrent
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1403

ensuite Degas manger quelques huîtres de Colchester à la Mai­


son Dorée.

Le deuxième ouvrage, publié en 1923 aux Presses Universi­


taires de Bennington, était une thèse consacrée à l’œuvre
d ’Heinrich Kürz : H einrich Kürz, an am erican Artist, 1884-
1914. Son auteur n ’était autre que Lester Nowak. Alors qu’il
travaillait à son article du Bulletin o f the Ohio School o f Arts,
Nowak avait fait la connaissance de Kürz et les deux hommes
étaient devenus amis. Après la brutale disparition du peintre
(il fut l’une des vingt-trois victimes de l’accident de chemin de
fer de Long Island le 12 août 1914), sa sœur demanda à Nowak
de l’aider à classer les innombrables notes, esquisses, brouil­
lons et études préparatoires qu’elle avait retrouvés dans son
atelier, et de rédiger un catalogue raisonné. C’est ce catalogue,
accompagné d ’un appareil critique considérable, qui constitue
l’essentiel de la thèse, l’auteur s’étant, comme il s ’en explique
dans un court avant-propos, « interdit tout jugement d ’ordre
esthétique pour ne considérer que les problèmes techniques
liés à une œuvre qui, de par sa brièveté même, a quelque chose
d ’unique et d ’exemplaire ».
Ce n’est pas la mort qui interrompit l’œuvre d ’Heinrich
Kürz. Il s’arrêta de peindre de lui-même, à la fin de l’année
1912, après avoir achevé Un cabin et d ’am ateu r que lui avait
commandé Hermann Raffke et dont l’exécution lui avait
demandé près de trois ans et demi. En fait, toute son œuvre
consiste en six toiles : deux Paysages d e bords d e m er, peints
pendant des vacances passées à Watermill en juillet 1901 ; le
P o rtra it d e Mlle Fanny Bentham da n s le rôle d e C am ille d ’On
ne badine p a s avec l ’am our, au grand théâtre de Pittsburgh ;
un A uto-portrait avec effets d ’anam orphose, laissé inachevé ;
un tableau de genre, intitulé Central Pacific, représentant des
Indiens à cheval regardant passer une formidable locomotive ;
et Un cabin et d ’am ateur. Mais pour ce seul tableau, il n ’y avait
pas moins de 1397 dessins, brouillons et croquis divers, et il
fallait presque trois cents pages à Lester Nowak pour analyser
ce prodigieux matériel.
Nowak n ’avait évidemment pas pu revoir le tableau lui-
1404 G eorges Perec

même, inhumé pour l’éternité en même temps que son pro­


priétaire, et la seule reproduction d’ensem ble qu’il pouvait en
donner provenait d’une photographie médiocre, prise clandes­
tinement par un des gardiens de la salle où le tableau avait
été exposé. La publication de plusieurs esquisses où Kürz avait
indiqué schématiquement la disposition du modèle, du cheva­
let, du chien, l’emplacement des principaux tableaux et du
tableau lui-même « en abîme », permettait une reconstruction
presque complète de l’œuvre en même temps qu’elle mettait
en évidence sa difficile genèse, comme si la mise en place de
ces différents éléments, leur jeu respectif, leur interaction, ne
s’étaient imposés à l’esprit du peintre qu’au terme d ’un patient
travail mental : dans les premiers croquis, par exemple, le cabi­
net était traité d ’une façon beaucoup plus vériste : une vaste
pièce avec des portes et des fenêtres ouvrant sur une terrasse
décorée d ’arbres en pots, un grand lustre de Venise, des
meubles, des vitrines avec quelques objets et curiosités (nau­
tiles, sphères armillaires, théorbe et mandore, perroquet
empaillé), une dizaine de personnes, et seulem ent quelques
tableaux ; ce n ’est qu’au fur et à mesure des esquisses que l’on
voyait la scène se concentrer, se raréfier, devenir dense et
compacte, jusqu’à ne plus admettre que « les tableaux eux-
mêmes, leur maître et leurs reflets ».
(On notera toutefois que Raffke avait, au départ, demandé à
Kürz de le représenter avec toute sa famille, c’est-à-dire avec
sa femme, ses cinq fils, sa fille, ses trois brus, son gendre, ses
sept petits-enfants et son neveu Humbert (qu’il avait adopté à
la mort de son frère). Lorsque Kürz décida de ne placer qu’un
seul être humain en face de la collection de tableaux, il ima­
gina, pour respecter le souhait du brasseur, de transformer cer­
taines copies des portraits de la collection en portraits de
membres de la famille Raffke : Mme Raffke, passablement idéa­
lisée, remplace ainsi le P o rtra it de Clara Schumann par Lud-
wig Steinbruck ; les cinq fils (l’aîné avec sa magnifique barbe
noire, le benjamin, borgne-né, avec un bandeau noir sur l’œil)
et le gendre figurent dans la réplique de VAuto-portrait au x
m asques de James Ensor (assez proche dans son inspiration
de celui de la collection Lambotte) acheté à Bruxelles en 1904
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1405

à l’exposition de la Libre Esthétique sur l’insistance d ’Albert


Arnkle ; Anna, la fille unique du brasseur, est représentée sous
les traits de la Jeune fille au portu lan , de Fabritius ; les trois
brus sont les Trois Parques d ’un anonyme italien du xvie siè­
cle ; les sept petits-enfants apparaissent dans un tableau de
Boucher intitulé L ’énigm e ; et le robuste M éphistophélès de
Larry Gibson (école américaine) laisse place au placide Hum-
bert Raffke, dont les petits yeux rieurs se plissent de plaisir
sous des besicles cerclées d ’acier.)
Mais l ’intérêt principal de la thèse n ’était pas là. En publiant
pour la première fois côte à côte les dessins préparatoires de
Kürz et les originaux de la collection Raffke (dont les héritiers
avaient exceptionnellem ent autorisé la reproduction), Nowak
élucidait enfin l ’énigme de ces minuscules variations qui
avaient tant intrigué les visiteurs de l’exposition :

« Il ne s’agit pas, comme je l’avais avancé il y a dix ans


dans ma première approche de l’œuvre, d ’une démarche
ironique visant à réinstaurer l’idée, séduisante certes mais
fermée sur elle-même, d ’une “liberté de l’artiste” face au
monde qu’il est mercantilement chargé de reproduire, et
pas davantage d ’une perspective historico-critique assignant
au peintre l’impossible héritage d ’on ne sait trop quel “âge
d’or” ou “Paradis perdu”, mais, bien au contraire, d’un pro­
cessus d’incorporation, d’un accaparement : en même
temps projection vers l’Autre, et Vol, au sens prométhéen
du terme. Sans doute ce cheminement plus psychologique
qu’esthétique est-il suffisamment conscient de ses limites
pour pouvoir, à l’occasion, se tourner en dérision et se
dénoncer lui-même comme illusion, comme simple exacer­
bation d ’un regard ne produisant que des “trompe-l’œil”,
mais il convient surtout d’y voir l’aboutissement logique de
la machinerie purement mentale qui définit précisément le
travail du peintre : entre 1e Ancb’io son’pittore du Correge
et le J ’apprends à regarder de Poussin, se tracent les fron­
tières fragiles qui constituent le champ étroit de toute créa­
tion, et dont le développement ultime ne peut être que le
Silence, ce silence volontaire et auto-destructeur que Kürz
s’est imposé après avoir achevé cette œuvre. »
1406 G eorges Perec

La démonstration de cette théorie s’accompagnait d ’un


exceptionnel travail d ’érudition concernant les tableaux de la
collection Raffke, comme si Nowak avait tenu à persuader ses
lecteurs que ce qui était en jeu dans Un cabin et d ’am ateu r
renvoyait autant aux œuvres originales qu’aux répliques légè­
rement faussées qu’en avait données Heinrich Kürz. Grâce à
l’obligeance de Humbert Raffke qui, depuis la mort de son
oncle, continuait de veiller sur la collection, Nowak avait eu
accès à tous les documents concernant les acquisitions euro­
péennes du brasseur, et il fut à même, avec une patience, une
ingéniosité et un flair étonnants, de reconstituer exactement
l’histoire de presque tous les tableaux et bien souvent d ’en
préciser l’attribution. C’est ainsi qu’il put confirmer l’hypo­
thèse de Greenback concernant la Visitation d ’Andrea Solario,
en établissant la liste de tous ses propriétaires, depuis le cardi­
nal d ’Amboise jusqu’à James Sherwood : offerte par le cardinal
à Maximilien lors de la constitution de la Ligue de Cambrai, la
V isitation du Gobbo (bien que ce fût son frère, Cristoforo, qui
fût bossu, Andréa était tout de même surnommé Del Gobbo)
resta près d ’un siècle dans les collections de Charles Quint
puis de Philippe II qui la donna à Albert le Pieux lorsque celui-
ci devint son gendre. Le tableau se retrouve ensuite, sans doute
par l’intermédiaire de la dame d ’honneur d ’Isabelle, Geneviève
d ’Urfé, marquise de Croy, dans la collection de Charles de
Croy, duc d ’Arschot, et figure à ce titre dans l’inventaire établi
par le peintre Salomon Noveliers après la mort du duc, ainsi
que dans l’annonce de la mise aux enchères de cette remar­
quable collection :

« L’on faict savoir à chascun, qu’entre les meubles de feu


Seigneur duc d’Arschot, se comptent environ deux mille
pièces de painctures de toutes sortes de couleurs, de divers
maistres excellents, comme d’Albert Dürer, Lucas de Leyde,
Jean de Maubeuge, Jerosme Bosch, Florus Dayck, Longue
Pierre, Titian Urban, André de Gobbe, Paul Verones et
aultres. Environ dix-huit mille médailles, une bibliothèque de
six mille volumes, beaucoup d’iceux manuscrits, force argen­
terie blanche et dorée, vases tant de cristal de roche que de
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1407

serpentines, agates, ambre, jaspe, éliotropes qu’aultres


pierres taillées, raretés de toutes sortes, tapisseries. Bref tant
de meubles exquis qu’à peine s’en pourrait-il trouver davan­
tage chez aucun Prince : desquels meubles l’on commencera
la vendition par charge des Seigneurs Testamentaires et Exé­
cuteurs du testament dudict Seigneur Duc au plus offrant et
dernier enchérisseur, en la ville de Bruxelles, le quinzième
de juillet prochain et se continuera les jours ensuivants jus­
qu’à l’achèvement d’icelle. »

A cette vente, qui n ’eut pas lieu à Bruxelles mais à Anvers,


le tableau fut acheté par le marchand Jean Wildens qui en fit
exécuter par Érasme Quellyn deux petites copies qu’il expédia,
l’une à Londres et l’autre à Vienne (l’une de ces copies est
aujourd’hui dans la collection de la princesse Charlotte au
Palais de Miramar près de Trieste) avant de le céder pour
soixante florins à Boyer d ’Arguille, conseiller au Parlement de
Provence ; la vente eut lieu par l’intermédiaire de Coelmans,
que Boyer d ’Arguille avait fait venir à Aix pour graver sa collec­
tion de tableaux, et la gravure représentant le Solario est
aujourd’hui encore conservée au Cabinet des Estampes du
m usée d ’Aix. La présence du tableau est attestée jusqu’en 1790
dans la chapelle du château d ’Arguille. Il disparaît pendant la
période révolutionnaire et est retrouvé en 1824 chez un mar­
chand de vins de Moncoutant par un notaire de Loches,
Charles Maurepas, qui en donne une très belle description
dans le Bulletin des Sociétés Savantes d ’I ndre-et-Loire (1828,
XVII, 43) mais l’attribue fautivement à Pâris Bordone. L’œuvre
passe en vente à Angoulême en 1851 (vente Coignières, n° 1
du catalogue : La Visitation, École italienne, xvic siècle, attribué
à Pâris Bordone) et est acquise pour deux cents francs par un
antiquaire de la ville qui l’emportera avec lui aux États-Unis en
1885 et la vendra la m êm e année à James Sherwood.
Des précisions tout aussi com plètes étaient données à pro­
pos de La m osquée d es U m m ayades, de Devéria, du Loing à
M ontargis, que Nowak authentifiait comme un des rares pay­
sages laissés par Girodet, des C avaliers arabes, dont l’attribu­
tion à Delacroix se fondait sur une bibliographie impeccable,
1408 G eorges Perec

et du très étrange Intérieur à la perru que (à côté d ’un lourd


fauteuil en bois doré recouvert de tapisserie de Beauvais, se
trouve un guéridon sur lequel un tricorne garni d ’une plume
noire voisine avec une volum ineuse perruque blonde posée
sur un support de bois sculpté en forme de tête) que Nowak
identifia péremptoirement com m e étant « l’enseigne » comman­
dée en 1681 à Rigaud par Binet, le perruquier du roi Louis XIV,
et dont on soupçonnait l’existence par une médiocre épi-
gramme attribuée à Bachaumont :

Binet, le Perruquier des Rois


À Rigaud demande une enseigne.
Rigaud est mécontent, je crois,
Car sa brosse fait fi du peigne.
Mais, Rigaud, s’il n’y avait pas
De perruques sur tes modèles,
Ils n’auraient plus aucun appas,
Et tu te plaindrais de plus belle !

Les deux révélations capitales de cette étude concernaient


l'Annonciation a u x Rochers et Le Chevalier au bain. Se fon­
dant sur les nombreuses similitudes existant entre l’A nnoncia­
tion et certains détails de la Vision d e sa in t Eustache de la
National Gallery (le cerf, le chien tacheté, le petit lévrier), de
la Légende d e sa in t Georges de Santa Anastasia (les deux chiens
près de saint Georges) et de l’A nnonciation de San Fermo de
Vérone (les ailes de l’ange et la découpe du paysage au-dessus
de lui), Nowak démontrait en effet que l’œuvre pouvait, avec
une quasi-certitude, être attribuée à Pisanello.
Quant au Chevalier au bain, Nowak le rapprochait lum ineu­
sem ent d ’une œuvre perdue de Giorgione décrite dans les Vite
de Vasari :

« Pour convaincre des sculpteurs de la supériorité de son


art sur le leur, il (Giorgione) leur proposa de leur montrer
en peinture le devant, le dos, et les deux côtés en profil
d ’une seule figure. Chose qui mit leurs cerveaux à l’envers.
Voici comment il la fit : il disposa un nu tourné de dos qui
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1409

avait par terre, devant lui, une source d ’eau très limpide
dans laquelle Giorgione peignit le reflet du nu de face ; sur
un des côtés il y avait une légère cuirasse et dans laquelle il
y avait le profil gauche, car dans le poli du métal on décou­
vrait tous les détails ; de l’autre côté il y avait un miroir reflé­
tant l’autre côté du nu. C’était une chose d’une invention et
d’une fantaisie merveilleuses qui prouvait, en effet, que la
peinture demande plus de talent et de travail, et montre
plus en une seule vue d’après nature que ne le fait la sculp­
ture... »

Ces mêmes effets de surfaces réfléchissantes se retrouvaient


dans une autre œuvre perdue, un Saint Georges décrit par
Paolo Pino. Mais il n ’existait aucune autre attestation précise
de ces œuvres et, par ailleurs, plusieurs peintres de Venise, de
Ferrare et de Brescia avaient utilisé avec des bonheurs divers
de tels procédés (en particulier le P o rtra it en pied, d it d e Gas­
ton d e Foix, de Savoldo, aujourd’hui conservé au Louvre).
C’est en cherchant à savoir com ment cette œuvre était entrée
dans la collection Sostegno que Nowak avait fait la découverte
capitale qui devait le conduire à affirmer que le tableau était
de Giorgione. Il avait en effet retrouvé la trace d ’un tableau
dont le descriptif correspondait en tous points avec Le Cheva­
lier au bain de la collection Sostegno. Ce tableau, intitulé
Vénus offrant à Enée les arm es d e Vulcain, avait été laissé en
héritage par un certain Nicolo Renieri et était passé en vente à
Venise au début du xviic siècle. Or, une autre toile de cette
succession — « un petit tableau avec deux figures de la main
de Zorzon de Castelfranco » — était attesté dans le Cam erino
delle A ntigaglie de Gabriele Vendramin de 1567. Sans doute
cette Vénus ne figurait-elle pas dans le catalogue de ce collec­
tionneur qui avait possédé plusieurs Giorgione (dont L’orage,
le Christ m ort soutenu p a r un ange, et le petit Joueur d e flû te
de la Galerie Borghèse) et pas davantage dans les précieuses
descriptions qu’en avait données Marcantonio Michiel, mais la
conjonction de la description de Vasari et de la présence de
l’œuvre dans un ensem ble d ’œuvres partiellement ou com plè­
tement hérité d ’un collectionneur notoire de Giorgione consti­
1410 G eorges Perec

tuait un indice trop précis pour qu’on puisse refuser


d ’envisager une attribution à laquelle ne s’opposait aucun
argument iconographique ou esthétique.

La peinture américaine n ’occupe que peu de place dans


l’étude de Lester Nowak. Sur les vingt et un tableaux d ’origine
américaine représentés dans le Cabinet d ’am ateu r, cinq seule­
ment font l’objet d ’une description un tant soit peu poussée.
Les trois premiers sont des tableaux d ’histoire, où le thème,
l’intérêt documentaire et la personnalité des protagonistes
com ptent bien davantage que la valeur artistique ou la noto­
riété du peintre. La première s’intitule L’arrivée d e Charles
W ilkes à San Francisco le 1er ju in 1842. Son auteur, Arthur
Stoessel, est l’un des officiers qui participa à l’expédition. Parti
de New York en 1838 avec mission d ’explorer le continent aus­
tral, Wilkes découvrit les terres auxquelles il donna son nom
(mais que Dumont d ’Urville avait déjà partiellement baptisées
du nom de Terre Adélie), remonta jusqu’à Bornéo, visita les
îles Sandwich et revint en longeant les côtes de l’Orégon et de
la Californie. Ses découvertes furent presque aussitôt mises en
doute par le capitaine anglais Ross qui prétendit qu’il n ’y avait
rien aux latitudes et longitudes qu’il avait indiquées, et ce
n ’était que très récemment, après les voyages de Sir Douglas
Mawson entre 1911 et 1914, que l’existence des terres de
Wilkes avait été confirmée.

Le second tableau s’intitule Perdus d a n s la m er d e W eddell


(anonyme, École américaine, xrx*' siècle) et retrace un épisode
dramatique d ’une autre expédition américaine, celle de Benja­
min Morrell. Entre 1823 et 1839, Benjamin Morrell accomplit
quatre tours du monde dont le dernier s’acheva tragiquement
sur les côtes du Mozambique. L’épisode qui est décrit sur la
toile (retrouvée dans les malles de Morrell après sa mort, mais
dont il n ’est certainement pas l ’auteur) est raconté dans le
tom e VII de son journal : au retour de son second voyage, qui
l’avait conduit successivement en Nouvelle-Guinée, Nouvelle-
Calédonie, Nouvelle-Zélande, Tasmanie, îles Kerguélen, îles
Crozet, îles du Prince-Édouard, son navire se perdit dans les
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1411

brouillards glacés de la mer de Weddell où, menacé par la ban­


quise, il erra pendant plusieurs semaines. La toile, dont les
grisailles blanchâtres auraient une violence presque turne-
rienne si la naïveté du trait n ’en détruisait les effets, montre le
minuscule bâtiment confronté à des icebergs gigantesques.

Le troisième tableau a pour titre La m ort d e Ju an D ia z d e


Solis tué p a r les Indiens et pour auteur Arnold Hosentràger.
Après avoir découvert le Yucatan avec Pinzon, Juan Diaz de
Solis tenta de s’enfoncer dans la baie de Rio de Janeiro, mais
il tomba entre les mains d ’indiens anthropophages qui le dévo­
rèrent avec ses com pagnons. Le tableau, dont l’historicisme
pointilleux dissimule mal un pompiérisme complaisant,
montre un groupe d ’indiens à demi nus rassemblés dans une
clairière que borde une végétation exubérante à souhait. Au
centre, un grand chaudron est suspendu à trois troncs d ’arbres
disposés en faisceau ; tout autour les malheureux Européens
sont attachés à des poteaux, à l’exception d’un seul, un prêtre
en soutane qui, agenouillé à l’extrême droite du tableau, les
mains jointes, est massacré à coups de hache par deux sau­
vages. L’œuvre obtint une médaille d ’argent au Salon de Louis-
ville de 1888.

Les deux autres œuvres d ’origine américaine sont celles dont


Heinrich Kürz est lui-même l’auteur et qu’il tint à faire figurer
dans le C abinet d ’a m a teu r comme trace de son travail passé
et futur.
La première, Un p e tit p o r t d e pla isa n ce p rès d ’A m agansett,
montre une longue plage blanche surplombée d ’un ciel
presque transparent. La mer est grise, ponctuée d ’embarca­
tions aux voiles effilées. Un groupe de personnages, tous de
noir vêtus, s’avance sur la plage en direction d ’un grand para­
sol à bandes roses et vertes sous lequel une vieille femme vend
des quartiers de pastèques. C’est alors qu’il peignait cette toile
que Kürz fit la rencontre de la famille Rafifke (ce sont eux les
personnages en noir sur la plage) et elle plut tant à Hermann
Raffke qu’il la lui acheta sur-le-champ deux cents dollars.
La deuxièm e œuvre n ’existe pas, ou plutôt elle n ’existe que
1412 G eorges Perec

sous la forme d ’un petit rectangle de deux centimètres de long


sur un centimètre de large, dans lequel, en s’aidant d ’une forte
loupe, on parvient à distinguer une trentaine d ’hommes et de
femmes se précipitant du haut d ’un ponton dans les eaux noi­
râtres d ’un lac cependant que sur les berges des foules armées
de torches courent en tous sens. Si Heinrich Kürz, qui, confia-
t-il un jour à Nowak, n ’avait appris à peindre que pour faire
un jour ce tableau, n ’avait pas décidé de renoncer à la pein­
ture, l ’œuvre se serait appelée Les ensorcelés du Lac O ntario
et se serait inspirée d ’un fait divers survenu à Rochester en
1891 (Gustave Reid en tira en 1907 un roman qui connut un
certain succès) : dans la nuit du 13 au 14 novembre, une secte
de fanatiques iconoclastes fondée six mois plus tôt par un
em ployé de la Western Union, un tueur de bœufs et un agent
d ’assurances maritimes, entreprit de saccager systématique­
ment les usines, dépôts et magasins d ’Eastman-Kodak. Près de
quatre mille boîtiers, cinq mille plaques, et quatre-vingt-cinq
kilomètres de pellicule de nitrocellulose furent détruits avant
que les autorités puissent intervenir. Pourchassés par la moitié
de la ville, les sectaires se jetèrent à l’eau plutôt que de se
rendre. Parmi les soixante-dix-huit victimes figurait le père
d ’Heinrich Kürz.

La deuxièm e vente Raffke eut lieu du 12 au 15 mai 1924 à


Philadelphie, chez Parke and Bennett, en présence d ’une foule
nombreuse au milieu de laquelle se remarquaient les plus
fameux collectionneurs de la côte est, accompagnés de leurs
conseillers, et la plupart des directeurs des grands musées
américains. Les commissaires-priseurs étaient MM. Moulineaux
et Jonathan Cheap, tous deux venus spécialement de New
York, assistés de MM. Rumkoff, Baldovinetti, Feuerabends et
Tumpike Jr, experts. Les trois cent cinquante-huit notices du
catalogue avaient été rédigées par MM. William Fleish et Hum-
bert Raffke, avec l’aide des susdits experts et de MM. Maxwell
Parrish, Frantz Ingehalt, Thomas Greenback et Lester Nowak.
La première journée fut consacrée à la peinture américaine
et le premier tableau présenté fut le P o rtra it d e Bronco McGin-
nis, l’hom m e le plus tatoué du monde, par Adolphus Klei-
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1413

drost ; il fut adjugé 2 500 $ pour le compte du B a m u m s’s


Am erican M uséum ; avec un P etit p aysage de Floride, de John
Jasper (2 500 $), le P o rtra it d e M ark Twain, par Adam Bilston
(2 000 $) et Le vieux cocher, de Mary Cassatt (5 000 $), ce
furent les plus belles enchères de la séance ; quatre autres
œuvres dépassèrent les cinq cents dollars : Le trapéziste, de
Jefferson Abott (825 $), Les im m igrants, vaste com position de
William Ripley où l’on voyait une foule bigarrée surchargée de
ballots alignée sur le pont d ’un grand navire (750 S), La chute
d e la m aison Usher, de Frank Staircase (650 $) et Le débarqu e­
m en t d e Taft et des M arines du colonel Waller à Cuba en
1906, de Walker Greentale, qui n ’atteignit que 600 $ bien que
sa Squaw eût été l’un des succès de la vente précédente ; le
P ort d e p la isa n ce p rè s d ’A m agansett trouva preneur à 125 $,
L’arrivée d e Wilkes fit 98 $ ; Les deu x chats endorm is, Les
buveurs d e w hisky et Les garçons d e café furent vendus tous
les trois pour 10 $ ■ par contre la Chasse au tigre monta jus­
qu’à 45 $.

La deuxième journée fut réservée à la peinture moderne


européenne et com mença par la présentation d ’une vingtaine
d ’œuvres regroupées sous l’étiquette « École néo-classique » ;
la plupart des Lieblingssünden d ’Hermann Raffke en faisaient
partie. Plus des deux tiers ne dépassèrent pas cinquante dol­
lars, témoignant avec une vigueur manifeste de la défaveur
dans laquelle ce genre de peinture était tombé depuis le début
du siècle. Sept d ’entre elles, pourtant, furent l’objet d ’enchères
beaucoup plus animées et dépassèrent largement les prévi­
sions des experts : Le cam p du D rap d ’or, de Rorret (450 S) ;
P ortra it d e M. B audoin-D ubreuil en m ousquetaire, de Ferdi­
nand Roybet (1 2 0 0 $) ; Lancelot, de Camille Velin-Ravel
(1 300 $) ; Le collectionneur d ’insectes, de Gervex (750 S) ;
L’apothicaire d e Tunis, de Gérôme (2 000 $) ; le P o rtra it d ’un
général, de Jean Gigoux (2 250 $) et un très étonnant Voyage
au centre d e la Terre, d ’Eugène Riou, une des rares peintures
de cet artiste surtout réputé comme graveur et illustrateur
(2 500 $).
1414 G eorges Perec

La séance de l ’après-midi commença d ’une façon tout à fait


maussade lorsque furent présentées trois œuvres que Raffke
avait achetées à l’instigation d ’Albert Arnkle : VAuto-portrait
a u x M asques, d ’Ensor, dont la notoriété ne dépassait pas alors
les frontières de la Belgique, n ’obtint que 250 $, et les Trois
hom m es sur une p e tite route d e cam pagne, d ’August Macke,
encore presque totalement inconnu dans son pays d ’origine,
bien qu’il fût mort depuis déjà presque dix ans (Raffke lui avait
acheté ce tableau en 1908 alors que Macke travaillait à Berlin
dans l ’atelier de Lovis Corinth) firent 83 $ après avoir été mis
en vente à 75 ; quant au P o rtra it d ’un officier autrichien, de
Gustav Klimt, il atteignit difficilement 560 $. Mais l’ambiance
devint nettement plus enthousiaste lorsque commencèrent à
arriver des tableaux des écoles françaises dont la cote interna­
tionale était déjà à peu près affirmée. Presque toutes les
œuvres présentées dépassèrent les mille dollars (Utrillo, Le
M arché a u x pu ces d e la p la ce Blanche, 1 400 $ ; Vuillard, Inté­
rieur bourgeois, 2 000 $ ; Bonnard, La rue d e l'Aveyron,
2 800 $) et cinq d ’entre elles les dix mille : Delacroix obtint
11 000 $ pour des Cavaliers arabes pleins de fougue mais
d ’une facture plutôt relâchée ; Renoir monta à 13 500 $ avec
sa M archande d e cigarettes ; Cézanne à 17 000 $ avec Le jeu
d e dom inos, une robuste nature morte représentant une table
à jeu avec un bouquet de belles-de-nuit et des dominos étalés ;
quant à Corot et Degas, ils pulvérisèrent les estimations des
experts, Corot avec un paysage d ’Italie première manière (une
Vue d e Pom péi) qui atteignit 55 000 $, et Degas avec des D an ­
seuses qui plafonnèrent à 87 000 $.

Le cap des cent mille dollars fut franchi le lendemain matin


lorsque furent mises en vente les œuvres de l’École alleman­
de ; il devait l’être encore à plusieurs reprises au cours des
séances de l’après-midi et de la journée suivante quand, dans
une atmosphère de plus en plus exaltée, furent successivement
proposés les tableaux des Écoles française, flamande, hollan­
daise et italienne.
Lors de ces deux dernières journées, sur les quarante-cinq
tableaux présentés, six seulem ent restèrent au-dessous de
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1415

deux mille dollars. Et les chiffres obtenus par les trente-neuf


autres constituent bien souvent pour l’époque des records
absolus :
2 100 $ : École flamande (parfois attribué à Marinus van Rey-
merswaele) : Le changeur et sa fe m m e (une copie d ’époque
du célèbre tableau de Quentin Metsys ; son intérêt principal
provient des toutes petites modifications que le copieur y a
introduites ; ainsi personne ne se reflète dans le petit miroir
de sorcière au premier plan ; le vieillard (ou la vieille femme)
que l’on voit discuter au fond par la porte entrebâillée n ’a pas
le doigt levé et l ’hom m e qui l’écoute n ’a pas de chapeau ; la
miniature du livre que regarde la femme du banquier ne repré­
sente pas une Vierge à l ’Enfant, mais une mise au tombeau,
etc.).

3 800 $ : École allemande, xvie siècle (Hambourg) : P yram e


e t Thisbé (la Babylone imaginaire qui occupe tout le fond de
la toile est souvent citée com me exemple de ce maniérisme
hambourgeois dont on ne connaît que trop peu d ’œuvres).

4 300 $ : École flamande : La chute d es Anges rebelles (l’attri­


bution à Bosch, proposée par Cavastivali, ne repose sur aucun
élém ent sérieux).

5 000 $ : Pietro Longhi : Fête au p a la is Q u arli (acheté par


M.William Randolph Hearst).

6 500 $ : École française : M oine en prière (parfois considéré


comme un Saint Jérôm e malgré l’absence de lion. L’histoire de
ce tableau, telle que parvint à la retracer Nowak, n'est connue
qu’à partir de 1793, date à laquelle, dans le cadre du décret
sur les biens du clergé, il fut saisi dans l’église Saint-Saturnin
de Champigny. De vente publique en vente publique, il a été
successivement attribué au Valentin, à Honthorst, à Ter Brugg-
hen, à Guido Reni, à Manfredi, à « un élève du Caravage », à
Schalken et à l’Espagnolet).
1416 Georges Perec

7 500 $ : Giovanni Paolo Pannini : Les architectes (deux


architectes font visiter à un cardinal le palais qu’il se fait
construire).

8 000 $ : Louis Boilly : La venelle des m usiciens (dans une


étroite ruelle, un flûtiste, un altiste et un violoncelliste s’apprê­
tent à donner un concert sous les yeux de quelques badauds).
Une version voisine, ayant pour titre Le je u du tonneau (parce
que dans le fond de la scène trois enfants jouent à ce jeu
d ’adresse que l’on appelle le tonneau ou la grenouille), se
trouve au musée de Saint-Germain. Celle-ci provient de la col­
lection de Mlle Ursule Boulou.

11 000 $ : Gianbattista Tiepolo : La naissance d e Vénus


(ancienne collection Daddi).

11 540 $ : École hollandaise : Les jou eu rs d ’échecs (on a


souvent voulu attribuer ce tableau à Karel van Mander. Nowak
a pu démontrer d ’une manière tout à fait originale que c’était
impossible : car Mander est mort en 1606 et la disposition des
pièces sur l’échiquier du tableau reproduit la situation après
le quinzième coup blanc d’une partie célèbre disputée en 1625
par Giochino Greco dit Le Calabrais. Il est à noter que, dans
sa copie du tableau, Kürz a représenté la partie après le dix-
huitième coup, c ’est-à-dire après le mat étouffé).

12 500 $ : Arrigo Mattei : Les m usiciens endorm is (acheté


par la Fondation Carnegie).

13 125 $ : École hollandaise : Jeune fille lisa n t une lettre


(au terme de longues délibérations, les experts renoncèrent à
attribuer l’œuvre à Metsu et même à son atelier).

13 200 $ : Gérard van Honthorst (Gherardo délia Notte) :


Lncendie d e Sodom e (appartenait aux collections de Pierre le
Grand. Fiizabetha Petrovna le donna à Michel Lépicié pour le
remercier de ses décorations du palais Anitchkov à Saint-
Pétersbourg) .
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1417

14 000 $ : Gerbrand van den Eeckhout : Énée fu y a n t les


ruines d e Troie.

14 315 $ : Joseph Vernet : La tem pête (ce tableau, assez voi­


sin de celui du Louvre, appartint, on le sait, à la collection du
vicomte de Timbert, dont le portrait par le baron Gros est resté
célèbre ; mais on ne le connaissait jusqu’alors que par une gra­
vure de Balechou).

15 000 $ : Pierre de Cornélius : P ortrait d e G uillaum e d e


H um boldt.

17 200 $ : Sir Thomas Lawrence : P ortrait d e Nelson (des


quatre portraits de Nelson laissés par ce peintre, celui-ci est
sans conteste le plus romantique, puisqu’il le montre tenant
dans son unique main, non pas son habituelle lorgnette, mais
un médaillon représentant Lady Hamilton).

17 500 $ : Peter Snayers : Le siège d e Tyr (c’est en trouvant


une reproduction de ce tableau dans un des Cabinets d ’a m a ­
teur de Gilles van Tilborg que Nowak put en identifier
l’auteur).

17 900 $ : Otto Reder : Le sac d e Troie (acheté par la Fonda­


tion Sherburn-Boggs pour le com pte du Smithsonian Athe-
naeum de Schenectady (New York).

18 250 $ : François Gérard : L ’A m our et Psyché (une version


de 1796, très différente de la version de 1798 conservée au
Louvre).

20 000 $ : Leandro Bassano : P o rtra it d ’un am bassadeu r


(acheté par le Corcoran Institute, Providence, Rhode Island).

21 000 $ : Jean-Baptiste Perronneau : P o rtra it d ’un évêque


(il s’agit de François de Telek, évêque de Klausenburg, que le
peintre rencontra lors de son voyage en Russie en 1781).
1418 G eorges Perec

22 000 $ : Gaspard Ten Broek : Paysage d e P icardie (un prix


extrêmement élevé pour ce peintre plutôt obscur, que l’on a
souvent tendance à confondre avec Gérard Terborch ou avec
Gaspard van der Brouckx).

22 000 $ : Jan Fyt : Paon et corbeille d e fru its (collections


Forcheville, puis Settembrini).

25 000 $ : École de Pisanello ( ?) : P o rtra it d ’une princesse


d e la M aison d ’Este (l’opinion de Tauzia, excluant une attribu­
tion à Pisanello, fut confirmée par Rumkoff et Baldovinetti ;
Maxwell Parrish estima que l’œuvre pouvait être de Pietro di
Castelaccia, dit II Grossetto, mais son hypothèse fut accueillie
avec trop de réticences par les autres experts pour pouvoir être
retenue).

32 000 $ : Nicolas Poussin : M anlius C apitolinus (un des six


« sujets tirés de l’histoire romaine » recensés par John Smith
dans son Catalogue raisonné de 1837. L’œuvre, connue par
les gravures de Massard et de Landon, était considérée comme
perdue depuis 1870. Ingehalt la retrouva en 1891 à Berlin,
dans la remise d’un loueur de fiacres).

37 500 $ : Girodet-Trioson : Le Loing à M ontargis (Stendhal,


qui vit le tableau à Lyon chez son ami Paul Brémont, en mai
1837, en a laissé une description dans ses M émoires d ’un tou ­
riste).

38 000 $ : Jean-Baptiste Greuze : Orphée et Eurydice (les


scènes mythologiques sont rares chez Greuze qui, générale­
ment, n ’y excellait guère ; celle-ci, qui constitue une heureuse
exception, est contemporaine de sa D an aé du Salon de 1863
qui fut tant critiquée).

40 000 $ : François Boucher : L’énigm e (ce tableau, exécuté,


dit-on, à la demande de Catherine II, montre trois petites filles
vêtues « à la moscovite » formant une ronde autour d ’un jeune
homme. Son titre, indiqué par le peintre lui-même, n ’a jamais
Un ca b in e t d ’a m a te u r 1419

été explicité d ’une façon satisfaisante. Dans le C abinet d ’a m a ­


teur, Kürz a traité cette « énigme » d ’une façon très particulière.
La première copie reproduit strictement le m odèle, à cette
exception près que le jeune hom m e y est un squelette armé
d ’une faux. Dans la seconde copie, le même décor reçoit, non
pas trois enfants, mais sept, les sept petits-enfants de Hermann
Raffke ; quant à la troisième copie, elle représente un autre
tableau de Boucher, La fê te cham pêtre, une pastorale où dix-
sept danseurs, danseuses et musiciens évoluent dans un décor
de rocailles et de sous-bois : une harpiste près d ’une fontaine
dont la vasque est un gigantesque coquillage du genre bénitier
et la bouche une tête de lion, trois danseuses formant une
ronde, un flûtiste et deux jeunes filles à demi dissimulés dans
le feuillage, sept danseurs et danseuses formant un vaste arc
de cercle, et parmi eux un couple de jeunes filles se tenant par
la taille, un violoneux, et une jeune fille dans une grotte écou­
tant un guitariste assis à ses pieds. C’est une des rares œuvres
qu’Hermann Raffke ne put acheter : annoncée à la vente Mey-
rat-Jasse, elle fut vendue de gré à gré par les héritiers au mar­
quis de Pibolin, et retirée des enchères).

50 000 $ : Pierre-Paul Rubens : M idas et Apollon (provient


de l’ancienne collection d ’Antoine Cornelissen, celui que Van
Dyck appelait Pictoriae Artis Amator Antverpiae ; acheté par la
Fondation Johnson, Connecticut).

62 500 $ : Andréa Solario : La Visitation (acheté par


M. Simon Rawram, de New York).

65 000 $ : Jean-Baptiste Siméon Chardin : Les apprêts du


déjeuner (acheté par la Fondation Sears Roebuck, Albany).

85 000 $ : Jan Steen : Les m édecins (moins célèbre que La


visite du m édecin du musée de La Haye, cette œuvre, qui pro­
vient des anciennes collections de la princesse Palatine, et dont
on trouve des répliques aux musées d ’Aarhus, de Salamanque
et de Prague, présente un intérêt documentaire exceptionnel :
en effet, un des médecins examine la jeune malade en appli­
1420 Georges Perec

quant sur son sein à demi dévoilé une sorte de cornet acous­
tique assez analogue à celui que Laennec « inventa » sous le
nom de stéthoscope près d ’un siècle et demi plus tard ; ceci
explique sans doute que l’œuvre, estimée par les experts à
40 000 $, ait été poussée à un prix plus de deux fois plus élevé
par les acheteurs du Musée d ’Histoire de la Médecine de l’Uni-
versité de Dartmouth).

106 000 $ : Carel Fabritius : La je u n e fille au p o rtu la n


(acheté par le musée d ’Hoaxville, Illinois).

112 000 $ : Antonio Pisano, dit Pisanello : L’A nnonciation


(acheté par l’association des Musées de Floride).

120 000 $ : Hans Holbein le Jeune : P o rtra it du m arch and


M artin Baum garten (acheté par l’institut Budweiser de Pitts­
burgh).

137 000 $ : Lucas Cranach l’Aîné : P ortrait d e Jakob Ziegler


(acheté par la Yanderbilt Institution for the Developm ent of
Fine Arts, Troy).

143 000 $ : Giorgione : Vénus offrant à Énée les arm es d e


Vulcain (la présentation du tableau sous ce titre déclencha
dans la salle quelques murmures de désapprobation et quel­
qu’un se leva pour exiger que l’œuvre soit annoncée comme
« attribuée à Giorgione par le professeur Nowak » ; cela ne
l’empêcha pas d ’être l’objet d ’enchères extrêmement serrées
entre le Metropolitan Muséum, la Fondation Leichenhalle et
l’Art Institute de Chicago qui finit par l’em porter).

165 000 $ : Franz Hais : P o rtra it de Juste van Ostrack et de


ses six enfants (ancienne collection du duc de Marlborough.
Acheté par le marchand Treven Stewart pour le compte d ’un
amateur new yorkais dont on sut seulement qu’il était un des­
cendant de la famille).

181 275 $ : Jan Vermeer de Delft : Le billet dérobé (acheté


par la Fondation Edgar A. Perry, de Baltimore).
Un ca b in e t d 'a m a te u r 1421

Quelques années plus tard, les directeurs des organismes


publics et privés qui s’étaient portés acquéreurs des tableaux
de la deuxième vente Raffke reçurent une lettre signée de
Humbert Raffke, les informant que la plupart des œuvres qu’ils
avaient achetées étaient fausses et qu’il en était l’auteur.
En 1887, alors que son oncle se trouvait en Europe, Hum­
bert, alors étudiant à l’École des Beaux-Arts de Boston, avait
fait visiter la collection à un de ses professeurs qui, après un
bref examen des tableaux que le brasseur avait réunis lors de
ses trois premiers voyages, lui avait appris qu ’ils étaient faux
ou sans valeur.
Mis au courant dès son retour, Hermann Raffke avait décidé
de se venger. Avec l’aide de ses enfants, de son neveu qui
révéla à cette occasion ses prodigieux talents de pasticheur, et
de quelques comparses et complices, dont Lester Nowak et
Frantz Ingehalt, il avait mis sur pied l’opération qui devait lui
permettre, des années plus tard et même après sa mort, de
mystifier à son tour les collectionneurs, les experts et les mar­
chands de tableaux. Ses huit derniers voyages en Europe
avaient été presque entièrement consacrés à rassembler ou à
forger les preuves qui accréditeraient l’authenticité des œuvres
dont, pendant ce temps, Humbert Raffke, alias Heinrich Kürz,
assurait l’exécution. La clé de voûte de cette patiente mise en
scène, dont chaque étape avait été très exactement calculée,
avait été la réalisation du C abinet d ’am ateur, où les tableaux
de la collection, affichés comme copies, comme pastiches,
comme répliques, auraient tout naturellement l’air d ’être les
copies, les pastiches, les répliques, de tableaux réels. Le reste
était affaire de faussaire, c ’est-à-dire de vieux panneaux et de
vieilles toiles, de copies d ’atelier, d ’œuvres mineures habile­
ment maquillées, de pigments, d ’enduits, de craquelures.

Des vérifications entreprises avec diligence ne tardèrent pas


à démontrer qu’en effet la plupart des tableaux de la collection
Raffke étaient faux, com me sont faux la plupart des détails de
ce récit fictif, conçu pour le seul plaisir, et le seul frisson, du
faire-semblant.
LE VOYAGE D ’HIVER
Le Voyage d ’hiver p e u t se lire com m e la m ise en fictio n d ’un
prin cip e oulipien : le p la g ia t p a r anticipation. D ans une sorte
d e varia tio n borgésienne sur la réversibilité du temps, cette
nouvelle raconte en effet l ’histoire d ’un livre intitu lé Le Voyage
d ’hiver écrit p a r un jeu n e au teu r inconnu du xi\A- siècle, Hugo
Vernier : ce livre se révèle être la source « d o n t a lla ie n t se nour­
rir après lui trois ou qu atre générations d ’auteurs » m ais il a
fin a lem en t disparu et n ’a laissé que des traces invérifiables.
Sous une fo rm e para doxale, Le Voyage d ’hiver f a i t écho au
Cabinet d ’amateur e t à l ’affirm ation d e N ow ak : « Toute
œ u vre est le m iroir d ’une autre. » On y trouve don c tous les
je u x d ’em prunts et d e citation s auxquels Georges Perec nous
a depu is longtem ps habitués. M ais on a u ra it tort d ’en réduire
l ’intérêt a u x trouvailles éru dites exhum ant quelques sources
cachées. À travers cette étrange histoire d ’inversion chronolo­
gique, c ’est aussi a u tre chose qu i se joue.
En exhibant dans son récit les deux lettres H (comme Hugo) et
V (comm e Vernier), Georges Perec nous invite à un parallèle entre
l ’histoire officielle, l ’histoire «achevée» (H, V...) et son histoire
individuelle, telle q u ’il la raconte dans W ou le souvenir d’en­
fance, récit autobiographique tendu précisém ent entre « l ’H istoire
avec sa grande hache » et une « géom étrie fan tasm atiqu e don t le
V dédoublé constitue la figure d e base ». D ans cette confrontation
des deux histoires, c ’est l ’écriture qui a le dernier mot. L’écriture,
en ses fictions, refait l ’histoire, en inverse le cours et le sens, s ’ap­
p u ya n t justem ent p o u r avancer sur tout le négatif d ’un vécu : la
cassure, le manque, l ’absence, la disparition, la perte.
Ce triom phe d e l ’écriture sur le sens d e l ’histoire, c ’est aussi
une des leçons du Voyage d ’hiver qui a u ra it p u reprendre
p o u r épigraphe le vers d e Vigny que Perec a m is en exergue
d e L’Arbre, son g ra n d p ro je t d ’épopée fa m ilia le : « Si j ’écris
leur histoire, ils descen dront d e moi. »
Dans la dernière semaine d ’août 1939, tandis que les
rumeurs de guerre envahissaient Paris, un jeune professeur de
lettres, Vincent Degraël, fut invité à passer quelques jours dans
une propriété des environs du Havre qui appartenait aux
parents d’un de ses collègues, Denis Borrade. La veille de son
départ, alors qu’il explorait la bibliothèque de ses hôtes à la
recherche d ’un de ces livres que l’on s’est promis depuis tou­
jours de lire, mais que l’on n ’aura généralement que le temps
de feuilleter négligemment au coin d ’un feu avant d ’aller faire
le quatrième au bridge, Degraël tomba sur un mince volume
intitulé Le Voyage d ’hiver, dont l’auteur, Hugo Vernier, lui était
absolument inconnu, mais dont les premières pages lui firent
une impression si forte qu’il prit à peine le temps de s’excuser
auprès de son ami et de ses parents avant de monter le lire
dans sa chambre.
Le Voyage d ’hiver était une sorte de récit écrit à la première
personne, et situé dans une contrée semi-imaginaire dont les
cieux lourds, les forêts sombres, les molles collines et les
canaux coupés d ’écluses verdâtres évoquaient avec une insis­
tance insidieuse des paysages des Flandres ou des Ardennes.
Le livre était divisé en deux parties. La première, la plus courte,
retraçait en termes sibyllins un voyage aux allures initiatiques,
dont il semblait bien que chaque étape avait été marquée par
un échec, et au terme duquel le héros anonyme, un homme
dont tout laissait supposer qu’il était jeune, arrivait au bord
d’un lac noyé dans une brume épaisse ; un passeur l ’y atten­
dait, qui le conduisait sur un îlot escarpé au milieu duquel
s’élevait une bâtisse haute et sombre ; à peine le jeune hom m e
1426 Georges Perec

avait-il posé le pied sur l’étroit ponton qui constituait le seul


accès sur l’île qu’un couple étrange apparaissait : un vieil
homme et une vieille femme, tous deux drapés dans de
longues capes noires, qui semblaient surgir du brouillard et
qui venaient se placer de chaque côté de lui, lui saisissaient les
coudes, se serraient le plus possible contre ses flancs ; presque
soudés les uns aux autres, ils escaladaient un sentier éboulé,
pénétraient dans la demeure, grimpaient un escalier de bois et
parvenaient jusqu’à une chambre. Là, aussi inexplicablement
qu’ils étaient apparus, les vieillards disparaissaient, laissant le
jeune homme seul au milieu de la pièce. Elle était sommaire­
ment meublée : un lit recouvert d’une cretonne à fleurs, une
table, une chaise. Un feu flambait dans la cheminée. Sur la
table un repas avait été préparé : une soupe de fèves, une
macreuse. Par la haute fenêtre de la chambre, le jeune homme
regardait la pleine lune émerger des nuages ; puis il s’asseyait
à la table et commençait à manger. Et c’est sur ce souper soli­
taire que s’achevait la première partie.
La seconde partie constituait à elle seule près des quatre
cinquièmes du livre et il apparaissait rapidement que le court
récit qui la précédait n’en était que le prétexte anecdotique.
C’était une longue confession d ’un lyrisme exacerbé, entremê­
lée de poèm es, de maximes énigmatiques, d ’incantations blas­
phématoires. À peine eut-il com m encé à la lire que Vincent
Degraël éprouva une sensation de malaise qu’il lui fut impos­
sible de définir précisément, mais qui ne fit que s’accentuer au
fur et à mesure qu’il tournait les pages du volume d’une main
de plus en plus tremblante : c’était comme si les phrases qu’il
avait devant les yeux lui devenaient soudain familières, se met­
taient irrésistiblement à lui rappeler quelque chose, comme si
à la lecture de chacune venait s’imposer, ou plutôt se superpo­
ser, le souvenir à la fois précis et flou d ’une phrase qui aurait
été presque identique et qu’il aurait déjà lue ailleurs ; comme
si ces mots, plus tendres que des caresses ou plus perfides que
des poisons, ces mots tour à tour limpides ou hermétiques,
obscènes ou chaleureux, éblouissants, labyrinthiques, et oscil­
lant sans cesse comme l’aiguille affolée d ’une boussole entre
une violence hallucinée et une sérénité fabuleuse, esquissaient
Le Voyage d ’h iver 1427

une configuration confuse où l’on croyait retrouver pêle-mêle


Germain Nouveau et Tristan Corbière, Villiers et Banville, Rim­
baud et Verhaeren, Charles Cros et Léon Bloy.
Vincent Degraël, dont le champ de préoccupations recou­
vrait précisément ces auteurs - il préparait depuis quelques
années une thèse sur « l’évolution de la poésie française des
Parnassiens aux Symbolistes » - crut d ’abord qu’il avait effecti­
vement déjà pu lire ce livre au hasard d ’une de ses recherches,
puis, plus vraisemblablement, qu’il était victime d ’une illusion
de déjà vu où, com me lorsque le simple goût d ’une gorgée de
thé vous ramène tout à coup trente ans avant en Angleterre, il
avait suffi d ’un rien, d ’un son, d’une odeur, d ’un geste - peut-
être cet instant d ’hésitation qu’il avait marqué avant de sortir
le livre du rayonnage où il était classé entre Verhaeren et Vielé-
Griffin, ou bien la manière avide avec laquelle il en avait par­
couru les premières pages - pour que le souvenir fallacieux
d’une lecture antérieure vienne en surimpression perturber
jusqu’à la rendre impossible la lecture qu’il était en train d ’en
faire. Mais bientôt le doute ne fut plus possible et Degraël dut
se rendre à l’évidence : peut-être sa mémoire lui jouait-elle
des tours, peut-être n ’était-ce qu’un hasard si Vernier semblait
emprunter à Catulle Mendès son « seul chacal hantant des
sépulcres de pierres », peut-être pouvait-on prendre en compte
les rencontres fortuites, les influences affichées, les hommages
volontaires, les copies inconscientes, la volonté de pastiche, le
goût des citations, les coïncidences heureuses, peut-être pou­
vait-on considérer que des expressions telles que « le vol du
temps », « brouillards de l’hiver », « obscur horizon », « grottes
profondes », « vaporeuses fontaines », « lumières incertaines
des sauvages sous-bois » appartenaient de plein droit à tous les
poètes et qu’il était par conséquent tout aussi normal de les
rencontrer dans un paragraphe d’Hugo Vernier que dans des
stances de Jean Moréas, mais il était absolument impossible de
ne pas reconnaître, mot pour mot ou presque, au seul hasard
de la lecture, ici un fragment de Rimbaud («Je voyais franche­
ment une m osquée à la place d ’une usine, une école de tam­
bours faite par des anges ») ou de Mallarmé (« l ’hiver lucide,
saison de l’art serein »), là du Lautréamont («Je regardai dans
1428 G eorges Perec

un miroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté »), du


Gustave Kahn (« Laisse expirer la chanson... mon cœur pleure
/ Un bistre rampe autour des clartés. Solennel / Le silence est
m onté lentement, il apeure / Les bruits familiers du vague per­
sonnel ») ou, à peine modifié, du Verlaine (« dans l’intermi­
nable ennui de la plaine, la neige luisait com me du sable. Le
ciel était couleur cuivre. Le train glissait sans un murmure... »),
etc.
Il était quatre heures du matin lorsque Degraël acheva la
lecture du Voyage d ’hiver. Il y avait repéré une trentaine d ’em ­
prunts. Il y en avait certainement d ’autres. Le livre d ’Hugo Ver­
nier semblait n ’être qu’une prodigieuse compilation des
poètes de la fin du XIXe siècle, un centon démesuré, une
mosaïque dont presque chaque pièce était l’œuvre d ’un autre.
Mais au m om ent même où il s’efforçait d ’imaginer cet auteur
inconnu qui avait voulu puiser dans les livres des autres la
matière même de son texte, où il tentait de se représenter jus­
qu’au bout ce projet insensé et admirable, Degraël sentit naître
en lui un soupçon affolant : il venait de se souvenir qu’en pre­
nant le livre sur son étagère, il en avait machinalement noté la
date, mû par ce réflexe de jeune chercheur qui ne consulte
jamais un ouvrage sans en relever les données bibliogra­
phiques. Peut-être s’était-il trompé, mais il avait bien cru lire :
1864. Il vérifia, le cœ ur battant. Il avait bien lu : cela voudrait
dire que Vernier avait « cité » un vers de Mallarmé avec deux
ans d ’avance, plagié Verlaine dix ans avant ses «Ariettes
oubliées », écrit du Gustave Kahn près d ’un quart de siècle
avant lui ! Cela voudrait dire que Lautréamont, Germain Nou­
veau, Rimbaud, Corbière et pas mal d ’autres n ’étaient que les
copistes d ’un poète génial et méconnu qui, dans une œuvre
unique, avait su rassembler la substance même dont allaient se
nourrir après lui trois ou quatre générations d’auteurs !
A moins, évidemment, que la date d ’impression figurant sur
l’ouvrage ne fût fautive. Mais Degraël refusait d ’envisager cette
hypothèse : sa découverte était trop belle, trop évidente, trop
nécessaire pour n ’être pas vraie, et déjà il imaginait les consé­
quences vertigineuses qu’elle allait provoquer : le scandale
prodigieux qu’allait constituer la révélation publique de cette
Le Voyage d 'h iver 1429

« anthologie prémonitoire », l’ampleur de ses retombées,


l’énorme remise en question de tout ce que les critiques et les
historiens de la littérature avaient imperturbablement professé
depuis des années et des années. Et son impatience était telle
que, renonçant définitivement au sommeil, il se précipita dans
la bibliothèque pour tenter d ’en savoir un peu plus sur ce Ver-
nier et sur son œuvre.
Il ne trouva rien. Les quelques dictionnaires et répertoires
présents dans la bibliothèque des Borrade ignoraient l’exis­
tence d’Hugo Vernier. Ni les parents Borrade ni Denis ne
purent le renseigner davantage : le livre avait été acheté lors
d ’une vente aux enchères, il y avait dix ans de cela, à Honfleur ;
ils l’avaient parcouru sans y prêter grande attention.
Toute la journée, avec l’aide de Denis, Degraël procéda à un
examen systématique de l’œuvre, allant en chercher les frag­
ments éclatés dans des dizaines d ’anthologies et de recueils :
ils en trouvèrent près de trois cent cinquante, répartis chez
près de trente auteurs : les plus célèbres comme les plus obs­
curs poètes de la fin du siècle, et parfois même quelques prosa­
teurs (Léon Bloy, Ernest Hello), semblaient bien avoir fait du
Voyage d ’hiver la bible où ils avaient puisé le meilleur d ’eux-
mêmes : Banville, Richepin, Huysmans, Charles Cros, Léon
Valade y côtoyaient Mallarmé et Verlaine et d ’autres à présent
tombés dans l’oubli qui s’appelaient Charles de Pomairols,
Hippolyte Vaillant, Maurice Rollinat (le filleul de George Sand),
Laprade, Albert Mérat, Charles Morice ou Antony Valabrègue.
Degraël nota soigneusem ent sur un carnet la liste des
auteurs et la référence de leurs emprunts et regagna Paris, bien
décidé à poursuivre dès le lendemain ses recherches à la
Bibliothèque nationale. Mais les événements ne le lui permi­
rent pas. À Paris, sa feuille de route l’attendait. Mobilisé à
Compiègne, il se retrouva, sans avoir vraiment eu le temps de
comprendre pourquoi, à Saint-Jean-de-Luz, passa en Espagne
et de là en Angleterre et ne revint en France qu’à la fin 1945.
Pendant toute la guerre, il avait transporté son carnet avec lui
et avait miraculeusement réussi à ne jamais le perdre. Ses
recherches n ’avaient évidemment pas beaucoup avancé, mais
il avait tout de m êm e fait une découverte pour lui capitale : au
1430 Georges Perec

British Muséum, il avait pu consulter le Catalogue gén éral d e


la librairie fra n ça ise et la Bibliographie d e la France et avait
pu confirmer sa formidable hypothèse : Le Voyage d ’hiver, de
Vernier (Hugo), avait bien été édité en 1864, à Valenciennes,
chez Hervé Frères, Imprimeurs-Libraires, et, soumis au dépôt
légal comme tous les ouvrages publiés en France, avait été
déposé à la Bibliothèque nationale où la cote Z 87912 lui avait
été attribuée.
Nommé professeur à Beauvais, Vincent Degraël consacra
désormais tous ses loisirs au Voyage d ’hiver.
Des recherches approfondies dans les journaux intimes et
les correspondances de la plupart des poètes de la fin du
XIXe siècle le persuadèrent rapidement qu’Hugo Vernier avait,
de son temps, connu la célébrité qu’il méritait : des notes
com me « reçu aujourd’hui une lettre d ’Hugo », ou « écrit une
longue lettre à Hugo », « lu V.H. toute la nuit », ou encore le
célèbre « Hugo, seulement Hugo » de Valentin Havercamp, ne
se référaient absolument pas à « Victor » Hugo, mais à ce poète
maudit dont l’œuvre brève avait apparemment incendié tous
ceux qui l’avaient eue en main. Des contradictions éclatantes
que la critique et l’histoire littéraire n’avaient jamais pu expli­
quer trouvaient ainsi leur seule solution logique, et c’est évi­
demm ent en pensant à Hugo Vernier et à ce qu’ils devaient à
son Voyage d ’hiver, que Rimbaud avait écrit «Je est un autre »
et Lautréamont « La poésie doit être faite par tous et non par
un ».
Mais plus il mettait en valeur la place prépondérante
qu’Hugo Vernier allait devoir occuper dans l’histoire littéraire
de la France à la fin du siècle dernier, moins il était à même
d ’en fournir des preuves tangibles : car il ne put jamais
remettre la main sur un exemplaire du Voyage d ’hiver. Celui
qu’il avait consulté avait été détruit - en même temps que la
villa - lors des bombardements du Havre ; l’exemplaire déposé
à la Bibliothèque nationale n ’était pas en place lorsqu’il le
demanda et ce n ’est qu’au terme de longues démarches qu’il
put savoir que ce livre avait été, en 1926, envoyé à un relieur
qui ne l ’avait jamais reçu. Toutes les recherches qu’il fit faire à
des dizaines et des centaines de bibliothécaires, d ’archivistes
Le Voyage d ’h iver 1431

et de libraires se révélèrent inutiles, et Degraël se persuada


bientôt que les cinq cents exemplaires de l’édition avaient été
volontairement détruits par ceux-là mêmes qui s’en étaient si
directement inspirés.
Sur la vie d ’Hugo Vernier, Vincent Degraël n ’apprit rien ou
presque. Une notule inespérée, dénichée dans une obscure
Biographie des hom m es rem arquables d e la France d u N ord
et d e la Belgique (Verviers, 1882), lui apprit q u ’il était né à
Vimy (Pas-de-Calais) le 3 septembre 1836. Mais les actes d ’état
civil de la municipalité de Vimy avaient brûlé en 1916, en
m ême temps que leurs doubles déposés à la préfecture d ’Arras.
Aucun acte de décès ne fut apparemment jamais dressé.
Pendant près de trente ans, Vincent Degraël s’efforça vaine­
ment de rassembler des preuves de l’existence de ce poète et
de son œuvre. Lorsqu’il mourut, à l’hôpital psychiatrique de
Verrières, quelques-uns de ses anciens élèves entreprirent de
classer l’immense tas de documents et de manuscrits qu’il lais­
sait : parmi eux figurait un épais registre relié de toile noire et
dont l’étiquette portait, soigneusem ent calligraphié, Le Voyage
d ’hiver : les huit premières pages retraçaient l’histoire de ces
vaines recherches ; les trois cent quatre-vingt-douze autres
étaient blanches.
Table

Préface : Georges Perec rom an cier......................................... 9


Repères biographiques............................................................... 35
Repères bibliographiques.......................................................... 37

Les C h o s e s ................................................................................... 43
Première partie....................................................................... 49
Deuxième partie..................................................................... 111
É pilogue.................................................................................... 131

Q u el p etit v é lo à g u id o n ch ro m é au fo n d d e la
co u r ? 139
In dex.......................................................................................... 209

U n h o m m e qui d o r t................................................................ 211

La D isp a ritio n ............................................................................. 305


a v a n t - p r o p o s : Où l’on saura plus tard qu’ici s’inaugu-
rait la Dam nation.............................................................. 313

I. A N TO N V O Y L ............................................................................ 317
1 Qui d’abord a l’air d ’un roman jadis fait où il
s’agissait d ’un individu qui dormait tout son
sa o u l......................................................................... 319
2 Où un sort inhumain s’abat sur un Robinson
soupirant................................................................ 327
3 Dont la fin abolit l’immoral futur papal promis
à un avorton contrit............................................ 337
Georges Perec

4 Où nonobstant un « Vol du Bourdon » il n’y a


pas d ’allusion à Nicolas Rimsky-Korsakov..... 345

6 Qui au sortir d ’un corpus compilant nous


conduira tout droit au z o o ............................... 349
7 Où l’on paraît vouloir du mal aux avocats maro­
cains.......................................................................... 361
8 Où l’on dira trois mots d ’un tumulus où Trajan
s’illustra.................................................................. 371

. DOUGLAS HAJG C LIFFO R D .................................................. 379


9 Où un baryton naïf connaîtra un sort fulgurant.. 381
10 Qui, souhaitons-nous, plaira aux fanas pindari-
sants.......................................................................... 391
11 Dont la fin aura pour fonction d ’amollir un
Grand M anitou...................................................... 407
12 Où un bijou ombilical suffit à l’anglicisation
d ’un bâtard............................................................. 417
13 Du pouvoir inouï qu’un choral d’Anton Dvorak
paraît avoir sur un billard.................................. 423
14 Où l’on va voir un cyprin faisant fi d’un halvah
pourtant royal........................................................ 433

. OLGA M A V R O K H O R D A TO S ................................................... 443


15 Où, dissipant vingt ans d ’archifaux faux-fuyants,
l’on va savoir pourquoi coula l’imposant
Titanic...................................................................... 445
16 Qui fournit un appui probatif à la position du
d o lla r....................................................................... 451
17 Où l’on saura l’opinion qu’avait d ’Hollywood
Vladimir Ilitch........................................................ 457
18 Dont d'aucuns diront à coup sûr qu’il fournit
maints apports capitaux..................................... 461
19 Du tracas qu’on court à vouloir un poisson farci 469
20 Qui, nonobstant l’inspiration du duo initial,
n ’aboutit qu’à un climat m aladif..................... 479
Table 1435

V. A M A U R Y C O N S O N .......................................................................485

21 Qui, au sortir d ’un raccourci succinct, nous dira


la mort d ’un individu dont on parla jadis........487
22 Où un us familial contraint un gamin imaginatif
à finir son Gradus ad Parnassum par six
assassinats............................................................... ...499
23 Du plus ou moins bon parti qu’un frangin s’an-
goissant tira du magot qu’un tambour lui
laissait...................................................................... ...513
24 Qui s’ouvrant sur un mari morfondu, finit sur
un frangin furibard..................................................527

VI. A RTH U R W ILBURG S A V O R G N A N ............................................ .. 537

25 Qui finit sur un blanc trop significatif................. .. 539


26 Dont à coup sûr on avait auparavant compris
qu’il finirait la narration..................................... .. 547
p o s t - s c r i p t u m : Sur l’ambition qui guida la main du
scrivain....................................................................................553
M ÉTA G R A PH ES .............................................................................. ..559

Les R e v e n e n te s.............................................................................563

La Vie m o d e d ’e m p l o i ..............................................................641

P ré a m b u le ....................................................................................653
P re m iè re p a r t i e ........................................................................ ..657
I Escaliers, 1, ......................................................................657
II Beaumont, 1, ............................................................... ..661
III Troisième droite, 1, ................................................. ..666
IV Marquiseaux, 1, ......................................................... ..670
V Foulerot, 1, .....................................................................674
VI Breidel (chambres de bonne, 1), ...........................676
VII Morellet (chambres de bonne, 2), ..................... ..680
VIII Winckler, 1, .............................................................. ..686
IX..Nieto et Rogers (chambres de bonne, 3), ......... ..697
1436 G eorges Perec

X Jane Sutton (chambres de bonne, 4), ................. ...700


XI Hutting, 1, ......................................................................703
XII Réol, 1, ....................................................................... ...707
XIII Rorschash, 1, .......................................................... ...710
XIV Dinteville, 1, ........................................................... ...718
XV Smautf (chambres de bonne, 5), ............................722
XVI Celia Crespi (chambres de bonne, 6), ................730
XVII Escaliers, 2, ................................................................731
XVIII Rorschash, 2, ...........................................................735
XIX.Altamont, 1, ................................................................741
XX Moreau, 1, ................................................................. ...744
XXI Dans la chaufferie, 1, ............................................ ...751

D e u x iè m e p a r t i e ....................................................................... ...759
XXII Le hall d ’entrée, 1, .............................................. ...759
XXIII Moreau, 2, ............................................................... 776
XXIV Marcia, 1, ................................................................. 784
XXV Altamont, 2, ........................................................... .. 789
XXVI Bartlebooth, 1, .................................................... .. 798
XXVII Rorschash, 3, .........................................................805
XXVIII Escaliers, 3, ........................................................ ..812
XXIX.Troisième droite, 2, ........................................... ..819
XXX Marquiseaux, 2, .................................................... ..823
XXXI Beaumont, 3, ..........................................................827
XXXII Marcia, 2, ................................................................846
XXXIII Caves, 1, ................................................................849
XXXTV Escaliers, 4, ......................................................... ..855
XXXV La loge de la con cierge,.................................... ..860
XXXVI Escaliers, 5, ......................................................... ..866
XXXVII Louvet, 1, .......................................................... ..868
XXXVIII Machinerie de l’ascenseur, 1, ..................... ..870
XXXIX..Marcia, 3, ...............................................................874
XL Beaumont, 4, ...............................................................879
XLI Marquiseaux, 3, .........................................................885
XLII Escaliers, 6, ...............................................................890
XLIII Foulerot, 2, ........................................................... ..892
Table 1437

XLIV Winckler, 2, ............................................................ 898


XLV Plassaert, 1, ............................................................. 905

T RO ISIÈM E P A R T IE ....................................................................... 913


XLVI Monsieur Jérôme (chambres de bonne, 7), .. 913
XI VII Dinteville, 2, ........................................................ 918
XLVIII Madame Albin (chambres de bonne, 8), .... 923
XLIX Escaliers, 7, ............................................................ 927
L Foulerot, 3, ................................................................... 936
LI Valène (chambres de bonne, 9), .......................... 944
LU Plassaert, 2, ............................................................... 953
LUI Winckler, 3, .............................................................. 963
LIV Plassaert, 3, ............................................................... 970
LV Fresnel (chambres de bonne, 10), ...................... 978
l.VI Escaliers, 8, ............................................................... 988
LVII Madame Orlowska (chambres de bonne, 11), 990
LVIII Gratiolet, 1, ............................................................ 998
I.IX Hutting, 2, ................................................................ 1006
1.X Cinoc, 1, ..................................................................... 1017
LXI Berger, 1, ................................................................... 1026
LXII Altamont, 3, ............................................................ 1031
LXIII L’entrée de service, ............................................ 1037
LXIV Dans la chaufferie, 2, .......................................... 1039

Q u a triè m e p a r tie ...................................................................... 1043


LXV Moreau, 3, ............................................................... 1043
LXVI Marcia, 4, ................................................................ 1056
LXVII Caves, 2, ................................................................ 1065
LXVTII Escaliers, 9, ......................................................... 1068
LXIX Altamont, 4, .......................................................... 1070
LXX Bartlebooth, 2, ....................................................... 1074
I.XXI Moreau, 4, .............................................................. 1085
LXXII Caves, 3, ............................................................... 1090
LXXIII Marcia, 5, ............................................................. 1095
LXXTV Machinerie de l’ascenseur, 2, ......................... 1107
LXXV Marcia, 6, .............................................................. 1112
LXXVI Caves, 4, ............................................................... 1117
1438 Georges Perec

LXXVII Louvet, 2, ........................................................... 1121


LXXVIII Escaliers, 10, ................................................... 1124
LXXIX Escaliers, 11, ....................................................... 1135
LXXX Bartlebooth, 3, ..................................................... 1140
LXXXI Rorschash, 4, ...................................................... 1152
LXXXII Gratiolet, 2, ....................................................... 1155
LXXX1II Hutting, 3, ........................................................ 1159

C inquième partie...................................................................... 1171

LXXXIV Cinoc, 2, ........................................................... 1171


LXXXV Berger, 2, ........................................................... 1177
LXXXVI Rorschash, 5, ................................................... 1182
LXXXVII Bartlebooth, 4, ............................................... 1187
LXXXVIIII Altamont, 5, ................................................. 1205
LXXXIX Moreau, 5, ........................................................ 1220
XC Le hall d’entrée, 2, ................................................. 1225
XCI Caves, 5, .................................................................... 1230
XCII Louvet, 3, ................................................................ 1234

S ixième partie........................................................................... 1237

XCIII Troisième droite, 3, ........................................... 1237


XCIV Escaliers, 12, ......................................................... 1240
XCV Rorschash, 6, ......................................................... 1244
XCVI Dinteville, 3, ......................................................... 1251
XCVII Hutting, 4, ........................................................... 1259
XCVIII Réol, 2, ................................................................ 1264
XCIX Bartlebooth, 5, .................................................... 1274

Épilogue, ................................................................................. 1281


Plan de ltmmeuble, ............................................................... 1283
Annexes, ................................................................................... 1285

Index, .................................................................................. 1287


Repères chronologiques, ............................................. 1346
Table 1439

Rappel des principales histoires racontées dans cet


ouvrage, .......................................................................... 1360
Post-scriptum, ................................................................... 1364

U n cab in et d ’a m a te u r ............................................................. 1365

Le V oyage d ’hiver 1423


Les Chose*~
Quel p~t1t \'cio 3 gUJd on ,_hromé ou fond de la cour :
L'n homme qui don
La Dispantion
l~ Rt Vt'1'1C'nt<'s
La Vie mode d'emploi
Un 'abulf.'l d'amat('ut

111126218
9

Vous aimerez peut-être aussi