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Éditions Rue d’Ulm

Presses de l'École normale 

Y voir mieux, y regarder de plus près


Autour d’Hubert Damisch

Danièle Cohn (dir.)

DOI : 10.4000/books.editionsulm.1719
Éditeur : Éditions Rue d’Ulm
Lieu d’édition : Paris
Année d’édition : 2003
Date de mise en ligne : 26 juin 2013
Collection : Æsthetica
EAN électronique : 9782728836987

https://books.openedition.org

Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782728802975
Nombre de pages : 360

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Référence électronique
COHN, Danièle (dir.). Y voir mieux, y regarder de plus près : Autour d’Hubert Damisch. Nouvelle édition [en
ligne]. Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2003 (généré le 25 novembre 2022). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/editionsulm/1719>. ISBN : 9782728836987. DOI : https://doi.org/10.4000/
books.editionsulm.1719.

© Éditions Rue d’Ulm, 2003


Licence OpenEdition Books
RÉSUMÉS
Une pensée est au travail dans une peinture, une photographie, une construction architecturale
ou un film, une pensée sensible qui, excédant le contexte ou le concept, nous oblige à y regarder
de plus près pour la saisir. Philosophe et historien d’art, Hubert Damisch a choisi, pour y voir
mieux, un mode d’accès aux œuvres qui s’enracine dans l’attrait que nous éprouvons devant
elles, un mouvement d’approche qui prend pour règle de préserver leur résistance à
l’interprétation et s’attache à déterminer, non pas leur signification, mais leur force ostensive.
Avec lui, des historiens d’art, des philosophes, des artistes, des psychanalystes s’interrogent sur
le regard requis par les œuvres. Ce volume rassemble leurs propositions et construit autour de
textes d’Hubert Damisch lui-même un portrait en creux de l’un des théoriciens de l’art les plus
inventifs des cinquante dernières années.

DANIÈLE COHN (DIR.)


Philosophe, Danièle COHN enseigne l’esthétique à l’École des hautes études en sciences
sociales et à l’École normale supérieure. Spécialiste de Goethe et de l’esthétique
allemande, elle a traduit les Écrits d’esthétique de Wilhelm Dilthey (Éditions du Cerf,
1995), Hercule à la croisée des chemins d’Erwin Panofsky (Flammarion, 1999), Sur l’origine
de l’activité artistique de Konrad Fiedler (Rue d’Ulm, 2003) et a publié La Lyre d’Orphée.
Goethe et l’esthétique (Flammarion, 1999).
Y voir
mieux ,
y r egar der
de p lus p r ès
Autour d’Hubert Damisch

• æSTHETICA •
Y voir
mieux ,
y r egar der
de p lus p r ès
Autour d’Hubert Damisch
Sous la direction de Danièle Cohn
Philosophe, Danièle Cohn enseigne l’esthétique à l’École des hautes études en sciences
sociales et à l’École normale supérieure. Spécialiste de Goethe et de l’esthétique allemande,
elle a traduit les Écrits d’esthétique de Wilhelm Dilthey (Éditions du Cerf, 1995), Hercule
à la croisée des chemins d’Erwin Panofsky (Flammarion, 1999), Sur l’origine de l’activité artistique
de Konrad Fiedler (Rue d’Ulm, 2003) et a publié La Lyre d’Orphée. Goethe et l’esthétique
(Flammarion, 1999).

Ouvrage publié avec le concours du Centre national du livre.

En couverture :
Détail du Portrait de Girolamo Frescobaldi, par Claude Mellan (1598-1688), pierre noire (Paris, Ensba).

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

© Éditions Rue d’Ulm/Presses de l’École normale supérieure, 2003


45, rue d’Ulm – 75230 Paris cedex 05
www.presses.ens.fr
ISBN 978-2-7288-3706-9
François Rouan, Marbre/Paysage, 2003, mine de plomb sur papier Japon.
• Ava n t- p r o p o s •
D EUX ESSAIS SUR LA PHOTOGRAPHIE PUBLIÉS EN 2001 PAR HUBERT DAMISCH : LA PEINTURE
en écharpe. Delacroix, la photographie et La Dénivelée. À l’épreuve de la photographie 1. Deux
photographies en guise d’illustration, d’exemple ou de contrepoint, toutes deux sans signature,
l’une en couverture du Delacroix (daguerréotype anonyme, Eugène Delacroix, 1842), l’autre
à la page 14 de La Dénivelée (une première figure qui s’avère sans suite), sur laquelle on voit à
la fois Roland Barthes de trois quarts dos dans la prairie normande ensoleillée de Cerisy-la-Salle
en 1977 et Hubert Damisch l’œil rivé au viseur face à lui.
Pour Hubert Damisch les images de photographie relèvent à la fois du « déchirant » et de
« l’insupportable ». Déchirante, la photographie l’est quand « rivalisant avec l’opération de la
mémoire pour mieux la court-circuiter, elle fait surface sans prévenir et d’irrécusable façon
dans la trame du temps 2 ». Insupportable, elle l’est dans le portrait qu’elle tire, insupportation
éprouvée par Delacroix à l’époque où fut fait ce portrait, et partagée par un Barthes qui
n’aimait ni les colloques sur son nom ni les photographies autres que celles prises à son insu.
Quand j’eus l’idée d’organiser un colloque autour d’Hubert Damisch et qu’au cours
d’un de nos déjeuners je lui en fis part, il hésita entre contentement et gêne. Je dois avouer
que je saisis au vol la marque fugitive du contentement, passant outre la gêne que je ne
connaissais que trop chez lui dès lors qu’il s’agissait de sa personne, de son portrait et même
de son œuvre (toutes choses relevant à ses yeux de l’« intraitable »). Car à l’instar de son ami
Roland Barthes, Hubert Damisch n’est guère adepte des hommages et autres statufications.
J’avais trois atouts, que je jouai sans vergogne. Un lieu, la villa Médicis, dont je savais l’atta-
chement qu’il lui portait (jusqu’à veiller quelque temps au recrutement des pensionnaires en
en présidant le jury) ; Jean-Pierre Angrémy avait envisagé un long séjour de Damisch à
Rome, puis il était parti et son successeur Bruno Racine avait repris l’idée avec beaucoup de
générosité et accueilli avec bienveillance ma proposition de transformer le projet de résidence
en colloque. Un ton : pas d’hommage, pas de Festschrift mais une session de travail. Un
souvenir heureux qui valait un modèle : le séminaire d’histoire de l’art tenu dans les années 1970
au 45 rue d’Ulm.
Rien n’aura été plus étranger à Hubert Damisch que la construction d’une école de pensée.
Méfiant envers le magistère qui fabrique autant les courtisans que les disciples, le directeur
d’études Hubert Damisch évitait soigneusement la rhétorique professorale de l’exposition et
la pédagogie de l’encouragement ; par pudeur autant que par conscience, il s’abstenait pour
8 Avant-propos

lui-même de présenter des résultats et épargnait à ses interlocuteurs les conseils explicites et
contraignants. Ses séminaires furent, en raison de cette attitude même, une grande leçon de
recherche. Dans les tours et détours, les hésitations et les repentirs que les séances appor-
taient à la ligne générale énoncée en début d’année, ils procuraient toujours une excitation
intellectuelle et poussaient les étudiants à trouver une voie qui leur fût propre. Les séminaires
démontraient ainsi en acte le principe au fondement de l’existence d’une École des hautes
études en sciences sociales à l’intérieur de laquelle se déroula toute sa carrière : pas de préli-
minaires méthodologiques mais un travail en cours, une ostention de la vie de l’esprit dans
ce qui la caractérise – la production.
Un colloque Damisch se devait donc de naviguer entre plusieurs écueils. Le premier aurait
consisté à donner l’impression rétrospective que Damisch avait fait école. Le deuxième
aurait été de prétendre à un cliché de l’œuvre en demandant à chacun une réflexion sur un
de ses aspects, alors qu’il s’agit d’une œuvre ouverte, comme en témoignent les publications
actuelles. Le troisième, le plus dangereux ou le plus « insupportable », eut été de prétendre
produire un portrait, même biaisé, par défaut, de dos comme dans cette photographie « ratée »
de l’ami Barthes.
Ni étouffées par l’érudition savante d’une histoire de l’art en place dont il a toujours
combattu l’ancrage institutionnel, ni submergées par la complicité d’un réseau d’amis
convoqué à se réunir, les journées romaines avaient à restituer le kaléidoscope de la curiosité
d’Hubert Damisch en donnant à entendre d’autres voix, des voix qui l’intéresseraient, parce
qu’elles seraient intéressantes. La relation aux œuvres est en effet toujours une affaire d’intérêt,
comme l’est celle au travail d’autrui. Damisch dans Le Jugement de Pâris a tenté de croiser le
« sans intérêt » kantien et l’intéressement inconscient mis au jour par Freud. Le savoir, la
cognition passent par des chemins de traverse, des parcours atypiques, des hors-champs, en
bref des lieux et des compagnonnages qui ne sont pas obligatoirement universitaires.
Certes les lectures d’historien d’art et de philosophe – cette double identité qu’Hubert
Damisch a toujours affichée – furent aussi « disciplinaires ». Mais tout autant que les salles de
bibliothèque, ses lieux de prédilection furent des ateliers de peintre, des cabinets d’architecte,
des salles de théâtre, la cinémathèque ou des clubs de jazz. Regarder, écouter, lire puis décrire
c’est-à-dire repasser trait pour trait le visible – le Traité du trait en témoigne – et laisser sourdre
la strate inconsciente de l’attrait vers les œuvres, certaines œuvres et non pas l’Art en général,
Avant-propos 9

telle fut, telle est, je crois, la position de Damisch. Sensible à la « pensée sensible », au régime
sensible de la pensée, Damisch s’est toujours appliqué à saisir, donc à préserver non pas le
sens mais la pensée au travail dans l’œuvre, sa force de résistance à l’exégèse, son pouvoir
d’être là, la monstration de ce qu’elle n’a pas à dire. De la Théorie du nuage (1972) au Jugement
de Pâris (1992) en passant par L’Origine de la perspective (1987) et jusqu’aux derniers textes à
ce jour publiés et à cette Mise du sujet qu’il offrit au colloque de Rome et qui clôt le présent
volume, Damisch fut peut-être suivant les moments plus ou moins structuraliste ou plus ou
moins phénoménologue, ou plus ou moins freudien. Question de lexique, de tonalité des
développements. Au fond il n’a guère varié. Il est demeuré fidèle à la leçon de son maître
Merleau-Ponty, qui l’avait introduit à une lecture avertie de la Philosophie des formes symboliques
de Cassirer, et guidé vers le motif cézannien d’une « pensée en peinture ». Comme L’Origine de
la perspective le dit très bien, le projet intellectuel de l’historien d’art philosophe est « de parvenir
à une morphologie différentielle de l’esprit et de décider dans quelle mesure les formes font
ou non système ». L’histoire de l’art comme iconologie vaut donc à deux conditions : que
l’histoire des idées qui la sous-tend contourne la tentation de produire une fresque cultivée
et esthétisante, et que la philologie qui la nourrit n’envahisse pas les œuvres d’art de textes-
sources qui en soient l’explication. Ni aprioriques ni empiriques, ni symboliques ni perceptives,
les formes, que le théoricien de l’art fait venir à la lumière, se construisent dans un « transcen-
dantal impur ». Cette expression cassirérienne caractérise à merveille le régime d’intelligibilité
d’une histoire de l’art digne de ce nom. C’est que la pensée sensible déborde l’opposition
abstrait/concret, théorie/réalité, concept/image. Elle ouvre ainsi la voie à une théorie de la
connaissance entendue comme une construction créatrice du visible effectuée par un esprit
qui est à la fois œil et main.
C’est pourquoi Hubert Damisch ne s’est jamais consacré à l’histoire de l’histoire de l’art.
Il n’a jamais produit de considérations générales d’ordre historiographique ou méthodologique.
La discipline « histoire de l’art » ne constitue pas un enjeu en tant que telle, elle doit seulement
se soumettre à deux réquisits qui garantissent qu’elle n’est pas un discours sur les arts mais un
accès à ce qui dans l’œuvre singulière est l’artistique proprement dit. Le premier est qu’elle
ne saurait se satisfaire d’une conception plate de l’enquête iconographique. Elle engage une
« science de l’art » telle que la pratiqua le groupe de chercheurs réunis autour d’Aby Warburg
et de sa bibliothèque à Hambourg dans les années vingt. La philosophie, l’anthropologie, mais
10 Avant-propos

aussi la psychanalyse ou la linguistique, les sciences dites « dures » – mathématique, physique


ou biologie – ne sont pas uniquement des régions avoisinantes, décor ou cadre d’une histoire
de l’art autonome. Celle-ci est intégrée aux sciences historiques, les Geisteswissenschaften que
Dilthey appelait de ses vœux. L’historien d’art participe de cet ensemble et l’entretient en
l’enrichissant des modèles de temporalité qu’il donne à voir parce qu’il en va d’une histoire
de l’art, et d’une valeur radicale de la singularité, parce qu’il s’agit toujours d’une histoire des
œuvres. Cela pour le premier réquisit. Le second est une attention constante et tendue aux
productions artistiques de son temps, car la contemporanéité seule offre aux interrogations
de l’historien d’art la chance d’une véritable pertinence. Militant des avant-gardes, de la
modernité, Damisch ne s’est focalisé ni sur une forme d’art ni sur une période historique
déterminée. Il écrit avec une curiosité identique sur l’architecture, le cinéma, la photographie
ou la peinture de la Renaissance, Dubuffet ou Michael Snow. Ce qui l’aiguillonne à chaque
fois, ce sont les formulations que les œuvres inventent et proposent pour aujourd’hui, non
pas solution mais description nouvelle des questions qui nous hantent. Dans Un souvenir
d’enfance par Piero della Francesca, se référant à la phrase de Walter Benjamin extraite d’Histoire
littéraire et science de la littérature, Damisch écrit : « le cercle entier de la vie des œuvres et de
leur action a autant de droits, disons même plus de droits que l’histoire de leur naissance »,
tant et si bien que le problème serait moins de traiter les œuvres en corrélation avec leur temps
que « dans le temps où elles sont nées, de présenter le temps qui les connaît ».
Comprendre une œuvre d’art oblige à enraciner les catégories de pensée dans le réel, à se
concentrer sur la manifestation de la pensée consciente ou inconsciente qui travaille l’œuvre
dans ses détails. En philosophe, Damisch reprend à son compte la préoccupation husserlienne
d’une objectivation de la sphère subjective. Dans le registre artistique, en toute rigueur
phénoménologique, il en va d’une opération de désubjectivation de l’œuvre d’art. Sans
biographisme qui mettrait aux commandes l’Erlebnis artistique du créateur, Damisch
s’approche des œuvres dans leur littéralité. La « phénoménologie de la perception » rendue à
son origine, celle du livre magistral d’Erwin Straus Du sens des sens 3, qui marqua Merleau-
Ponty, s’oriente alors vers un « sentir » qui n’est ni la sensation ni le sentiment. En historien
d’art, il s’inscrit dans la lignée hambourgeoise et mène des enquêtes dignes des publications
de la Kunstwissenschaftliche Bibliothek Warburg. Les Warburg et les Panofsky ont traqué, les premiers,
les jeux morphologiques des survivances et des reprises, le système des constructions par
Avant-propos 11

analogie, les polarités qui donnent vie aux images visuelles. Ils nous ont montré l’invention
artistique à l’ouvrage dans un tableau singulier et révélé l’anamnèse qui anime la culture.
Damisch, à leur suite, les met en évidence dans l’histoire d’un motif (le jugement de Pâris)
ou dans l’analyse d’une forme symbolique (la perspective). Pour y voir mieux, il vaut mieux,
il faut regarder de plus près. Quant au soubassement freudien du programme de l’iconologie
analytique selon Damisch, il rend visible un autre aspect de la forme. Car l’activité de figu-
ration, de présentation – la Darstellbarkeit que Freud impute au rêve – n’introduit pas à une
théorie de l’image mais à une théorie de la forme et de son action, à sa plasticité en tant que
forme-force, sensible parce que sexuelle pour reprendre la formulation des ultimes remarques
freudiennes de 1938 concernant la spatialité de la psychè.
Des nuages du Corrège à Parme au skyline de New York, de la villa Noailles au dispositif
des échecs, Damisch n’a pas caché que, pour reprendre le vers de Racine, l’amour l’a beaucoup
exposé 4. D’emblée il fut sensible à cette intimité du matériel qu’offre la peinture, à ce
remuement de l’âme face aux objets qui frappent les sens et qu’il repère dans le Journal de
Delacroix (8 octobre 1822) :
Quand j’ai fait un beau tableau, je n’ai pas écrit une pensée. C’est ce qu’ils disent. Qu’ils sont simples ! Ils
ôtent à la peinture tous ses avantages. L’écrivain dit presque tout pour être compris. Dans la peinture, il
s’établit un pont mystérieux entre l’âme des personnages et celle du spectateur. Il voit des figures, de la nature
extérieure ; mais il pense intérieurement, de la vraie pensée qui est commune à tous les hommes : à laquelle
quelques-uns donnent un corps en l’écrivant, mais en altérant son essence déliée. Aussi les esprits grossiers
sont plus émus des écrivains que des musiciens ou des peintres. L’art du peintre est d’autant plus intime au
cœur de l’homme qu’il paraît plus matériel ; car chez lui, comme dans la nature extérieure, la part est faite
franchement à ce qui est fini et à ce qui est infini, c’est-à-dire à ce que l’âme trouve qui la remue intérieurement
dans les objets qui ne frappent que les sens 5.

La « mise du sujet », celle qui joue un va-tout dans le Jugement dernier d’Orvieto par Luca
Signorelli, et que Damisch – à l’instar de Delacroix – installe sur le mode du journal, fit la
clôture des journées à la villa Médicis. Elle noue, pour les lecteurs, dans une véritable
largesse les fils de l’attrait et du dégoût, du corps et de l’âme, de l’essai et de l’autobiographie,
du dedans et du dehors, du sujet et de l’objet, de la forme et de l’Einfühlung. Comme une
photographie, telle que la conçoit Damisch, ce texte est « déchirant », rêve éveillé, instant
transmué en souvenir, un souvenir lointain, douloureux, au moment même où il est vécu,
12 Avant-propos

selon la page du roman d’Arthur Schniztler, Der Weg ins Freie, que cite Damisch au terme de son
Delacroix. Ou peut-être souvenir transmué en travail intellectuel, montrant comment la théorie,
l’intellection sont une manière de retenir, comme le peintre en sa peinture, la jouissance dans
le souvenir et de contourner l’aporie si bien énoncée par un Delacroix au crépuscule : « Il
faut le complément du souvenir pour que la jouissance soit parfaite, et malheureusement on
ne peut à la fois jouir et se souvenir de la jouissance. »

Danièle Cohn

Toute ma gratitude va à Bruno Racine, alors directeur de l’Académie de France à Rome, grâce auquel
les rencontres intellectuelles autour d’Hubert Damisch ont pu prendre vie dans les murs de la villa Médicis,
à Olivier Bonfait, chargé de mission pour l’histoire de l’art à l’Académie de France, qui a consacré temps
et énergie à l’organisation des journées, à Marion Boudon et Clelia Nau qui, pensionnaires à la villa,
ont adopté le colloque et ont aidé à sa préparation et à son animation. Merci à Jacqueline Risset, à Marisa
Dallai et aux autres amis romains qui sont montés sur le Pincio pour présider, assister, débattre. Que soient
également remerciées l’École des hautes études en sciences sociales, représentée dans ce colloque par nombre
de ses membres, pour l’aide financière qu’elle a alors accordée, ainsi que l’École normale supérieure et les
Éditions Rue d’Ulm qui ont chaleureusement accepté de publier ce livre et l’ont réalisé avec toute leur
compétence. Merci enfin au Centre national du livre pour son aide généreuse.
• P r e m i è r e pa r t i e •

La peinture
à l’ é p r e u v e d e l’ h i s t o i r e
• L’ a r t d a n s s e s œ u v r e s •
T h é o r i e d e l’ a r t ,
histoire des œuvres

Daniel Arasse

« Personne ne niera […] que ce qui ne relève pas de la vue ne concerne en rien le peintre.
Car le peintre ne s’applique à imiter que ce qui se voit sous la lumière. » Ces lignes, extraites
du deuxième chapitre du livre I du De pictura de Leon Battista Alberti 1, sont d’un auteur
cher à Hubert Damisch. Pourtant, si j’ouvre ainsi mon intervention, ce n’est pas pour
reprendre avec Hubert Damisch les sentiers albertiens. C’est, aussi abruptement qu’Alberti,
pour suggérer qu’il en va de même pour le peintre albertien et pour l’historien de l’art. Le
travail de l’historien de l’art ne s’attache qu’au visible dans l’art : les œuvres d’art. Pour lui,
l’art n’existe pas en dehors des œuvres qui le font voir « sous la lumière » et qui, en tant que
telles, sont des objets historiques : produits à un moment donné, transmis à travers une succes-
sion de temps dont ils portent la trace et perçus aujourd’hui dans une contemporanéité
anachronique par rapport à celle de leur production. Hubert Damisch ne pense sans doute
pas très différemment : la peinture « est un objet historique à part entière, et qui demande à
être pris en compte en tant que tel 2 ». L’historien de la peinture n’a à faire qu’avec ce qui,
de la peinture, se voit : des peintures, objets d’histoire perçus dans l’histoire.
À peine, cependant, cette affirmation est-elle posée qu’il convient de la nuancer ou,
plutôt, de l’expliciter. Car que voit-on dans ce qu’on voit de la peinture ? Alberti lui-même
est moins catégorique que pourraient le faire croire les deux phrases évoquées plus haut hors
du contexte général du De pictura. Pour lui, ne l’oublions pas, la grande œuvre du peintre est
l’istoria et, au sein de l’istoria, sa tâche, outre la composition claire, est de rendre perceptible
dans le visible ce qui n’est pas de l’ordre du visible, les « mouvements de l’âme » sensibles à
travers les « mouvements du corps 3 ». De même, pourrait-on dire, l’art comme objet théorique
16 La peinture à l’épreuve de l’histoire

ne cesse d’être la tâche de l’historien de l’art car il ne cesse de travailler ce qui se voit de
l’œuvre. Aussi bien, en intitulant cet exposé « L’art dans ses œuvres. Théorie de l’art, histoire
des œuvres », il ne s’agissait certainement pas d’opposer histoire et théorie de l’art, mais de
proposer une réflexion sur leur articulation, du point de vue d’un historien.
Le programme peut paraître ici démesuré. Mais je m’en tiendrai à un seul exemple, bien
Fig. 1 connu, trop peut-être : Les Ménines de Velázquez. Il existe sans doute peu de tableaux qui
soient, à la fois, historiquement aussi savamment étudiés et aussi surdéterminés théoriquement.
Cette situation tient évidemment au texte que lui a consacré Michel Foucault en 1966 et à
la foule de propositions contradictoires ou complémentaires qu’il a suscitées de la part des
théoriciens de l’art les plus importants 4. Elle tient également à l’attitude d’un certain nombre
d’historiens de l’art traditionnels qui, vraisemblablement aussi pour pouvoir mieux ignorer
Foucault, se sont livrés à une débauche d’études érudites sur les conditions concrètes de sa
réalisation et de sa réception au XVIIe siècle 5. Un des meilleurs spécialistes de la peinture
espagnole du siècle d’or, qui est également un des historiens les plus disponibles à l’égard
d’une approche théorique de l’art, Jonathan Brown, estime ainsi que les analyses théoriques
des Ménines sont « intrinsèquement intéressantes », ce qui laisse donc entendre qu’elles ne
concernent guère, à ses yeux, le sens historique du tableau lui-même 6.
Toujours insatisfaisante, cette rupture entre approche historique et approche théorique est
d’autant moins justifiée à propos des Ménines que la portée théorique du tableau a été relevée
dès la fin du XVIIe siècle : en 1692, Luca Giordano a estimé que l’œuvre constituait « la théologie
de la peinture ». La formule est rapportée par l’historien Palomino qui en donne une explication
simpliste : Luca Giordano aurait voulu signifier que, de même que la théologie est la plus haute
des sciences, de même ce tableau est la plus grande des peintures 7. La simplification est manifeste.
Il est plus raisonnable de penser que le peintre italien – surnommé « Luca fa presto » pour cette
rapidité de touche dont Velázquez est, en particulier dans Les Ménines, le meilleur représentant à
l’époque – entendait dire que ce tableau manifestait la « divinité de la peinture », sa deità au sens
peut-être qu’avait donné Léonard à l’expression 8. Or, si Luca Giordano a pu avoir ce sentiment, ce
n’est pas seulement à cause du brio dont la touche du peintre fait montre ; c’est plus vraisembla-
blement à cause du miroir – qui constitue à la fois le « centre imaginaire 9 » du tableau et le ressort
essentiel de la fascination qu’il exerce –, et parce que ce qui s’y reflète n’est pas un reflet quel-
conque, mais le reflet du roi et de la reine d’Espagne, les monarques, c’est-à-dire le sujet absolu.
L’art dans ses œuvres 17

Loin d’être anecdotique, cette réaction de Luca Giordano invite à articuler avec précision
les deux approches, historique et théorique, du tableau. De son côté en effet, Foucault écrit
que « dans le sillon neutre du regard qui transperce la toile à la perpendiculaire, le sujet et
l’objet, le spectateur et le modèle inversent leur rôle à l’infini » ; il estime, quelques pages
plus loin, qu’il faut « feindre de ne pas savoir qui se reflétera au fond de la glace, et interroger
ce reflet au ras de son existence 10 ». L’anachronisme du théoricien est manifeste : en 1656,
aucun regardant (c’est le terme utilisé par Poussin) n’aurait pu songer à feindre ne pas savoir
que ce reflet était celui du monarque et de son épouse. Et ce d’autant moins que, malgré ses
grandes dimensions, il s’agissait d’un tableau privé, destiné au regard d’un seul spectateur,
qui n’était autre que le roi, car le tableau était accroché dans son « bureau d’été » et il y est
resté jusqu’en 1736, c’est-à-dire bien après la mort de Philippe IV 11. L’analyse de Foucault
repose en fait sur les conditions actuelles, muséales, de présentation et de réception de
l’œuvre. En quelque sorte, il démocratise Les Ménines. Chez lui, cette appropriation n’est
pas illégitime – après tout, dans leur relation aux œuvres du passé, les artistes ne font rien
d’autre que se les approprier à leurs fins personnelles. L’anachronisme délibéré de Foucault a
d’ailleurs démontré son efficacité puisqu’il a contribué à relancer les études des historiens
tout en invitant les théoriciens à approfondir la perception des enjeux théoriques de
l’œuvre. L’historien ne peut dès lors que s’interroger quant à l’efficacité historique de cet
anachronisme : comment un tableau conçu pour la sphère privée du souverain, donc très
déterminé historiquement, peut-il fonder et légitimer une interprétation délibérément
anachronique ? La réponse, s’il y en a une, devra, une fois déterminé ce qu’a pu être la
conception du tableau, c’est-à-dire le « concept » qui l’habite en fonction des conditions
historiques de sa production, dégager les effets imprévisibles (anachroniques) suscités par le
dispositif du tableau dès lors que ce dernier n’est plus perçu dans les conditions historiquement
prévues de sa réception.
La conception du tableau est historiquement indissociable du fait qu’il est le fruit d’une
commande royale, dont la fonction est suggérée par le titre qui lui est donné dans les inven-
taires des collections de la couronne, Le Tableau de la famille, titre maintenu jusqu’en 1849,
date où il devient Les Ménines. Ce titre étrange, singulier, indique qu’il s’agit d’un tableau
échappant aux classifications habituelles. Son thème est celui de la famille royale, pourvu de
donner à ce terme tout le sens qu’il pouvait avoir à la cour : famille par le sang – l’infante est
18 La peinture à l’épreuve de l’histoire

la protagoniste du tableau –, élargie à la fois aux familiers de l’infante – ses demoiselles d’honneur,
lesquelles donneront au tableau son titre moderne – et aux deux aposentadores du roi (Diego
Velázquez, le peintre) et de la reine (José Nieto Velázquez, visible dans la porte ouverte au
fond de l’atelier). Le fait que tous les personnages ont été identifiés confirme que Velázquez
a pleinement répondu à cette commande. Or le caractère original du thème proposé au
peintre contribue à préciser la conception du tableau : ce n’est pas un portrait officiel de
l’infante Marguerite. La même année que Le Tableau de la famille,Velázquez peint un portrait
officiel de Marguerite, aujourd’hui conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne, dont
la présentation est évidemment très différente. La toile du Prado constitue, quant à elle, ce
qu’on pourrait appeler un portrait privé de l’infante, ce caractère privé se marquant en
particulier dans la présentation « informelle » du groupe qui semble saisi en un instant fugitif
et dont plusieurs figures sont engagées dans une action qui, comme pour le nain Nicolasito
Pertusato en train de donner un coup de pied au chien, confine à l’anecdote.
Le tableau est donc « hors catégories ». Mieux encore, pour le dire plus précisément en
reprenant le terme à Palomino, c’est un capricho 12, dont l’esprit est condensé dans la présen-
tation du couple royal comme un reflet diffus dans un miroir. Étant donné les critères très
stricts régissant la conception du portrait royal, cette présentation n’a pu être imaginée sans
l’accord du souverain et, sans préjuger des effets théoriques troublants que ce reflet pourra
induire, on peut estimer qu’il est le concetto le plus brillant du capricho, un concetto vraisembla-
blement proposé par le peintre et accepté par le souverain. Il constitue en effet, au moment
de sa conception, l’hommage raffiné d’un grand (peintre) courtisan au roi et à la reine
puisqu’il les désigne simultanément comme l’origine et les destinataires du tableau. Il
convient cependant d’en démêler le stratagème. Ce reflet suppose (et produit) une fiction
narrative qu’on pourrait formuler de la sorte : « Alors que le peintre peignait le roi et la
reine, l’infante Marguerite est descendue voir ses parents, accompagnée de ses suivantes.
C’est ce qu’a peint le peintre. » Cette fiction a d’ailleurs été assez efficace pour que certains
historiens modernes tentent, en vain, de retrouver trace dans les archives de ce « double
portrait royal » que Velázquez se serait représenté en train de peindre 13. Il est même possible
que cette efficacité se soit exercée très rapidement puisque Palomino rapporte, à propos de
ce tableau, une anecdote assez peu vraisemblable qui inverse, comme en miroir, la situation
imaginée par Velázquez : selon lui, le roi ainsi que la reine et ses suivantes auraient eu
L’art dans ses œuvres 19

l’habitude de descendre dans l’atelier de Velázquez alors qu’il y peignait le portrait de l’infante
Marguerite 14.
Pourtant, étant donné à la fois les conditions dans lesquelles on peignait les portraits royaux
à la cour d’Espagne et la typologie de ces portraits, la fiction de Velázquez comme l’anecdote
de Palomino ne laissent guère de doute quant à leur invraisemblance, et aucun spectateur
des Ménines ne pouvait longtemps s’y laisser prendre. L’idée même d’une séance de pose à
laquelle se seraient soumis les souverains était inconcevable ; s’ils posaient, ce n’était jamais
longuement et leurs portraits étaient peints en leur absence. Un tableau du gendre de Velázquez,
Juan-Battista del Mazo, La Famille du peintre, confirme cette pratique : tout en rendant un Fig. 2
hommage manifeste au Tableau de la famille, l’œuvre montre à l’arrière-plan Juan Battista del
Mazo dans son atelier en train de peindre un portrait de l’infante en l’absence de son modèle.
Par ailleurs, s’il n’existe dans les inventaires des collections royales aucune trace d’un double
portrait du roi et de la reine, c’est que ce double portrait n’a jamais existé ; quand Philippe IV
et son épouse étaient portraiturés conjointement, ils l’étaient sur deux tableaux distincts,
de dimensions identiques et disposés en pendants, tels les portraits de la reine Marianne et de
Philippe IV réalisés en 1652 et conservés au musée du Prado. La taille des portraits connus
confirme encore le caractère fictif du double portrait dont la mise en scène des Ménines
suggère l’existence. Le plus grand portrait en pied du roi mesure en effet 231 cm de hauteur,
son plus grand portrait équestre 301 cm. Or, dans les Ménines, le châssis retourné sur la gauche,
manifestement plus haut, a visuellement à peu près la même hauteur que le châssis des Ménines
elles-mêmes, soit 318 cm. La réunion du roi et de la reine dans l’image du miroir est un
pseudo-reflet et personne à la cour ne pouvait manquer de le reconnaître : le miroir ne reflète
ni le roi et la reine en train de poser ni, comme certains ont voulu le penser, le tableau (réel) que
Velázquez serait en train de peindre. C’est un reflet fictif autorisé par le thème de la commande
et, surtout, par le caractère non officiel, mais privé – et capricieux –, de la représentation.
L’enjeu de ce stratagème, c’est-à-dire la nature de l’hommage qu’il rend aux souverains,
s’éclaire si l’on considère les conditions de réception qui étaient à l’origine celles de ce
tableau. Installé dans une pièce privée du souverain, son « bureau d’été », le tableau était
réservé à son seul regard (et à celui d’éventuels hôtes de marque) ; ce pseudo-reflet rend un
hommage éclatant au souverain qui s’en trouve confirmé dans ce que Louis Marin a appelé
« la position de l’absolu du monarque 15 ». Non seulement les figures regardent le roi qui les
20 La peinture à l’épreuve de l’histoire

regarde depuis son bureau, mais le regard royal traverse toute la profondeur du tableau et en
revient, du fond, depuis le miroir, instaurant dans ce va-et-vient la totalité et l’unité du tableau
– et de ce qui échappe même à sa représentation tout en y étant présent puisque, comme l’a
écrit Foucault, le miroir « restitue la visibilité à ce qui demeure hors de tout regard 16 ».
Subrepticement, ce reflet fait de Philippe IV l’omnivoyant qui, tel Dieu, rassemble dans son
regard tous les regards 17.
Ce concetto brillant et courtisan est renforcé par la mise en place calculée de la construction
perspective qui confirme que le roi est le seul à posséder ce regard absolu. Hubert Damisch
a mis en lumière la subtile habileté du dispositif perspectif imaginé par Velázquez 18. Contrai-
rement à ce que suggère l’évidence de l’image, le point de fuite de la construction perspective
n’est pas situé dans le miroir mais dans l’avant-bras droit de José Nieto Velázquez. Or, ce
faisant,Velázquez a « disjoint » l’unité du miroir et de la porte qui caractérisait un des modèles
théoriques de son concetto, le Portrait des époux Arnolfini de Van Eyck – conservé dans les
collections royales dont Velázquez avait la charge –, dont le miroir central présentait, dans la
porte, les deux témoins de la scène représentée dans le tableau. Damisch peut ainsi définir
avec précision l’écart que Velázquez instaure entre l’organisation géométrique du tableau – « qui
produit le sujet en marquant sa place » – et sa structure imaginaire – où « le sujet se manifeste
par la visée qui le définit en tant que tel ». Cette analyse d’Hubert Damisch est décisive pour
l’interprétation présente car, quand on la rapporte à la conception du tableau, elle invite à
constater que, si la position du point de fuite dans l’avant-bras de José Nieto Velázquez est
relativement neutre 19, si elle est « disjointe » en tout cas du centre imaginaire de l’œuvre, la
position de l’horizon géométrique, théorique, que détermine et implique ce même point
de fuite n’est, elle, pas indifférente. Cet horizon ne correspond en effet à aucun regard dans
le tableau, sauf à celui du roi et de la reine reflétés dans le miroir. Autrement dit, le tableau a été
peint, conçu « à l’horizon du roi et de la reine » ; c’est sous le regard du roi, pour ce regard
et en fonction de ce regard que le tableau a été construit et qu’il est vu.
Personne ne partage donc l’horizon du regard royal et, contrairement à ce qu’écrit
Foucault, le regardant et le regardé ne s’échangent pas. Sans doute notre horizon (théorique)
correspond-il exactement à celui du souverain, mais nous ne sommes pas face à lui ; la
construction perspective a latéralisé notre emplacement et nous ne croiserons son regard que
s’il daigne, depuis son miroir, le tourner vers nous – ce qui est peu probable 20 ! De la sorte,
L’art dans ses œuvres 21

le jeu et l’écart entre la structure imaginaire du tableau et son organisation géométrique


manifestent, au sein même d’un capricho privé, le roi comme monarque et comme « sujet
absolu » du tableau.
On comprend dès lors pourquoi, trois ans après avoir peint Le Tableau de la famille,
Velázquez a reçu du roi la croix de l’ordre de Santiago, malgré l’opposition des nobles scanda-
lisés d’un tel honneur fait à un artiste : Philippe IV savait à quel point l’habileté courtisane
de son peintre contribuait à sa propre gloire. Mais l’important, pour nous, est ailleurs. Il
tient à ce que l’analyse historique de la conception du tableau aboutit à une interprétation
très éloignée de celle de Michel Foucault qui conclut son texte sur l’idée que Les Ménines
constitueraient « comme la représentation de la représentation classique », fondée sur « la
disparition nécessaire de ce qui la fonde », sur l’élision du sujet 21. Loin cependant de conduire
à récuser cette interprétation « classique », l’analyse qui précède invite à s’interroger sur les
raisons qui ont rendu possible ce paradoxe : un dispositif visant une exaltation (discrète,
courtisane) du roi comme sujet absolu a eu pour effet, après coup, la quasi-élision du sujet.
Il s’agit moins ici d’examiner la pertinence de l’interprétation moderne que de s’interroger,
à propos du Tableau de la famille, sur un processus plus général qui fait que certaines œuvres
(en général les grandes œuvres, les « chefs-d’œuvre ») peuvent impliquer un effet qui semble
contredire celui qu’élaborait leur conception.
Il convient sans doute, à ce point, de revenir à l’origine du concetto courtisan de Velázquez,
à la fiction narrative que suscite le pseudo-reflet du roi et de la reine dans le miroir. Écartant
l’anecdote, on peut formuler le ressort de cette fiction dans les termes suivants : « Velázquez
a peint ce qui s’est passé quand il peignait le roi et la reine » – c’est-à-dire l’arrivée de
l’infante, etc. Ou, pour le dire en termes plus généraux : « Il a représenté ce qui s’est passé
quand il représentait (le roi et la reine). » Soit, en termes plus théoriques : « Il a représenté
les circonstances, les conditions de la représentation » du roi et de la reine. La formule est
historiquement légitime puisque les spécialistes ont su reconnaître non seulement la salle qui
sert d’atelier au peintre, mais aussi les tableaux accrochés au mur et les personnages représentés.
La fiction de Velázquez fait ainsi glisser l’attention de l’objet supposément en cours de repré-
sentation (le roi et la reine) aux conditions de sa représentation : son lieu, l’espace de l’atelier,
et son moment, la venue de l’infante. Or ce glissement d’attention a pour effet que l’objet même
de la représentation (le roi et la reine) acquiert un statut incertain : sa présence objective, en
22 La peinture à l’épreuve de l’histoire

tant qu’objet donné dans la représentation, ne peut plus être certifiée. Une analyse précise
de la perspective confirmerait que la présence du roi et de la reine face au peintre est, telle
qu’elle se reflète dans le miroir, improbable et même géométriquement impossible 22. Foucault
le laissait d’ailleurs lui-même entendre en écrivant à la fois que « de tous les éléments qui
sont destinés à offrir des représentations, il [le miroir] est le seul qui fonctionne en toute
honnêteté et qui donne à voir ce qu’il doit montrer » et qu’« il ne reflète rien de ce qui se trouve
dans le même espace que lui […] Ce n’est pas le visible qu’il mire 23 ». Ainsi, ce qu’il montre, ce
qu’il doit nous montrer, n’est pas le visible et, dès lors, tel le « sujet » dont parle Foucault,
c’est l’objet de la représentation qui est « élidé » – c’est-à-dire, comme le souligne aussi Hubert
Damisch 24, qu’il n’est ni supprimé, ni exclu, ni même absent, mais supposé présent comme
condition et origine de la représentation.
Les Ménines présentent donc l’objet de leur représentation, le roi, comme un incertifiable,
un inconnaissable, par rapport auquel et en fonction duquel cependant ce que nous voyons
se définit (les figures dans leurs positions et leurs regards) et se limite (la présence objective
du roi échappant à toute connaissance certifiée de notre part).
Ce constat entraîne deux conséquences, très éloignées l’une de l’autre. D’abord, le résultat
auquel aboutit cette analyse « historienne » du travail de Velázquez n’est pas anachronique.
Loin de contredire en effet ce qu’a pu être la conception de l’œuvre, hommage courtisan
rendu par Velázquez à Philippe IV à l’occasion de la commande du Tableau de la famille, il s’y
accorde très bien à travers le thème connu des arcana principis et du mystère de l’être royal 25
– surtout dans un tableau célébrant la lignée dynastique. L’analyse aboutit néanmoins à un
paradoxe troublant. Car, dans la description concernant l’« élision » de l’objet de la représen-
tation dont Les Ménines sont le lieu, on ne peut manquer d’entendre l’écho de la Critique de
la raison pure de Kant. L’analyse et la description qui précèdent reviennent à faire du roi
l’« objet transcendantal » du tableau, en tant qu’il y est bien « le corrélatif de l’unité de
l’aperception », « quelque chose d’indéterminé mais de déterminable par le divers des
phénomènes » – autrement dit, le « noumène » du tableau, qui n’est pas l’objet de notre
intuition sensible mais l’objet d’une « intuition non sensible », qu’on peut « penser mais pas
connaître » dans l’expérience 26. Cette définition du roi comme « objet transcendantal » ou
« noumène » du tableau pourrait s’accorder sans doute à ce qui constituait, dans la théorie
théologico-politique de la monarchie absolue du XVIIe siècle, une caractéristique fondamentale
L’art dans ses œuvres 23

de l’être mystérieux du monarque. Le paradoxe n’en demeure pas moins frappant : une
approche historique de l’effet théorique produit par le dispositif des Ménines aboutit à l’idée
que, plus encore qu’une « représentation de la représentation classique » comme le voulait
Michel Foucault, ce tableau serait un tableau « kantien », préfigurant un mode de pensée
critique qui ne verra le jour que plus d’un siècle plus tard.
Trois ordres de raisons peuvent contribuer à éclaircir et à résoudre le paradoxe. En premier
lieu, la lecture « kantienne » du tableau ne contredit pas fondamentalement l’interprétation
de Foucault. La Critique kantienne se situe dans le champ de la théorie de la représentation
classique et, pour Kant comme pour Descartes, un « je pense » doit pouvoir accompagner
toute représentation. Si, dans un tel contexte, l’analyse « historienne » qui précède diffère de
celle de Foucault, si elle s’est déplacée par rapport à elle, c’est qu’elle s’est intéressée à la
position et au statut de l’objet représenté – ou, du moins, de l’objet supposé en cours de repré-
sentation par la fiction qui fonde la représentation –, alors que Michel Foucault s’est
intéressé à la position du sujet représentant – comme l’indiquent clairement le début et la fin
de son texte : « Le peintre est légèrement en retrait du tableau. […] Ce sujet même – qui est
le même – a été élidé. Et libre enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se
donner comme pure représentation 27. »
Par ailleurs, l’« effet kantien » des Ménines est indissolublement lié à la fiction courtisane
de Velázquez, destinée à faire du roi le « principe souverain » de la représentation. Cette
fiction consiste, on l’a dit, à déplacer l’attention de l’objet représenté aux conditions de sa
représentation. Elle n’est dès lors pas radicalement différente, dans son processus, de l’opéra-
tion intellectuelle qui est à la base de la Critique kantienne. Comme l’indique en effet la Seconde
Préface (1787), la Critique de la raison pure a pour visée, à partir de l’analyse des conditions de
possibilité de la connaissance, de « prendre l’objet » dans deux sens, « comme phénomène et
comme chose en soi », pour fonder une métaphysique « bien établie en tant que science 28 ».
Dans Les Ménines, le dispositif figuratif établit le roi comme métaphysique du tableau (de la
famille).
Enfin, et peut-être surtout pour la bonne conscience de l’historien, l’histoire même du
tableau et de sa réalisation contribue à expliquer l’anachronisme de son effet théorique.
Jusqu’à présent, on n’a considéré, des Ménines, que ce qui s’en voit aujourd’hui. Mais, tel
qu’il se présente au musée du Prado, le tableau est le résultat de deux versions successives, dont
24 La peinture à l’épreuve de l’histoire

la seconde a impliqué des reprises très importantes dans sa partie gauche, celle précisément
où se trouvent le peintre et son chevalet. Cette découverte n’est pas sans conséquence sur
l’interprétation du tableau et de ses effets paradoxaux.
Comme les radiographies l’ont révélé, la première version du tableau comportait, en cet
endroit, un grand rideau rouge, une table avec un bouquet de fleurs ainsi qu’un jeune homme
tourné vers l’infante et lui présentant ce qui pourrait être un bâton de commandement 29.
Cette iconographie suffit à montrer que, loin d’être un capricho privé, Le Tableau de la famille
était, dans son premier état, un tableau public, officiel, qu’il convient, avec Manuela Mena
Marques, de rapporter aux conditions dynastiques qui étaient alors celles de la couronne
espagnole. En l’absence d’héritier mâle et dans le contexte de la guerre avec la France,
Philippe IV avait accepté, après de longues tergiversations, le mariage de sa fille aînée,
l’infante Marie-Thérèse, avec Louis XIV et désigné l’infante Marguerite comme l’héritière
du trône. Commandé en 1656 à Velázquez alors que ce dernier, en tant qu’aposentador du
roi, ne peignait plus que pour des occasions exceptionnelles, le tableau constituait à cette
date le document et la mémoire de cette décision considérable : c’était une « Allégorie de la
Monarchie ». À ce stade, le reflet des souverains dans le miroir ne pouvait en rien évoquer
une impossible séance de pose. Il manifestait seulement leur présence, au centre de la
composition puisque le tableau a été découpé sur la gauche. Mieux que le portrait du roi
que place, au même endroit, Juan Batista del Mazo dans sa Famille du peintre, le miroir donnait
à ces figures un statut spécifique, celui d’une présence vivante et insaisissable, mystérieuse,
voilée dans sa propre lumière, autrement dit une présence investie d’une aura quasi divine
qui, tout en pouvant se justifier de la théologie politique de la monarchie, n’est pas sans
évoquer la phrase célèbre de saint Paul selon lequel, sur terre, « nous voyons [Dieu] dans un
miroir, en énigme 30 ». Dans cette première version, les futures Ménines avaient toute la
cohérence d’un tableau dynastique.
Mais le 20 novembre 1657, la reine donne naissance à Felipe Prospero, qui devient
immédiatement l’héritier mâle du trône. Le tableau perd alors son sens et, plus encore, sa
fonction : son message dynastique est périmé. Dès 1659, l’infante Marguerite est d’ailleurs
promise à l’empereur et, comme le propose Manuela Mena Marques, c’est vraisemblablement
à la fin de la même année que Velázquez, qui, depuis le mois de novembre, a le droit d’arborer
sur sa poitrine la croix rouge de l’ordre de Santiago, reprend le tableau pour l’actualiser et
L’art dans ses œuvres 25

l’adapter aux nouvelles conditions de la monarchie. C’est alors que l’œuvre publique devient
un tableau privé et le portrait dynastique un capricho. En peignant sa propre figure,
Velázquez élargit habilement la « famille » royale puisqu’il se contente, d’un certain point de
vue, d’y introduire l’aposentador du roi en pendant de l’aposentador de la reine, déjà présent
dans la première version 31. Mais il transforme aussi, radicalement, le message de l’œuvre dans
la mesure où, à travers lui, c’est la figure du peintre qui acquiert une importance particulière :
c’est elle la plus haute et son regard est le plus élevé de tous les regards peints dans le
tableau.
On a souvent dit, avec raison, que Velázquez célébrait ainsi sa propre gloire, celle d’un peintre
décoré de l’ordre de Santiago et autorisé à se représenter aux côtés d’une altesse royale. On a dit
aussi qu’il glorifiait en même temps la peinture : à travers son plus grand représentant espagnol,
c’est à l’art de peindre qu’est reconnu, finalement, le prestige d’un art « libéral » et non
« mécanique ». Dans la ligne, entre autres, des Diálogos de la pintura publiés en 1633 par Vicente
Carducho, Les Ménines (dans leur version de 1659) mettent un terme triomphal à la polémique
qui a agité le « siècle d’or » de la peinture espagnole en exaltant, avec l’aval du roi, la noblesse
de la peinture. En 1983, John Moffitt a précisé les termes et l’enjeu de cette glorification en
rapprochant, de façon convaincante, la pose de la main de Velázquez dans Les Ménines et
l’illustration finale des Diálogos de la pintura de Carducho 32 (cf. page suivante). Véritable
emblème de la peinture puisqu’elle associe un titre (ou motto), une image et un commentaire
en quatre vers, cette illustration présente, sous le titre énigmatique de Potentia ad actum tamquam
tabula rasa, un pinceau obliquement posé sur un panneau encore vierge. Le commentaire
explique l’énigme : « La toile blanche [tabla rasa] voit toutes choses en puissance ; seul le pinceau,
avec une science souveraine, peut reconduire la puissance à l’acte 33. » Carducho affirme ainsi
glorieusement la toute-puissance de l’acte du peintre, du « peindre », comme dira Diderot au
XVIIIe siècle. Tout en exploitant la distinction traditionnelle entre l’« acte » et la « puissance »
selon laquelle, par exemple, pour une pensée pré-cartésienne, Dieu seul est « infini en
acte », l’univers n’étant infini qu’« en puissance », Carducho se situe en fait, très précisément,
dans la ligne de Léonard de Vinci, pour lequel, si la peinture était cosa mentale, l’exécution
était « plus noble » que la seule conception mentale et, à travers elle, la peinture possédait
quelque deità et devenait une « science divine » – celle précisément de faire passer la puissance
à l’acte 34.
26 La peinture à l’épreuve de l’histoire

V. Carducho, Diálogos de la pintura, Madrid, 1633.

Velázquez ne pouvait manquer de connaître cet emblème de Carducho, qui donne sans
doute toute sa dimension théorique à la façon dont il se présente, en train de peindre, dans
Les Ménines. Du tableau supposé en cours de réalisation, nous ne voyons que le revers fictif,
le châssis et la toile brute qui n’est autre que cette toile blanche, cette « table rase » dont
parle Carducho : son avers fictif contient, virtuellement, une peinture que nous ne pouvons
qu’ignorer et que conçoit le peintre avant que son pinceau ne « reconduise à l’acte » cette
peinture en puissance qu’implique la toile. Foucault ne s’y est d’ailleurs pas trompé en mettant
un accent particulier sur la pose du bras du peintre, en suspens « entre la fine pointe du pinceau
et l’acier du regard » : « Le bras qui tient le pinceau est replié sur la gauche, dans la direction
de la palette ; il est, pour un instant, immobile entre la toile et les couleurs. Cette main habile
est suspendue au regard ; et le regard, en retour, repose sur le geste arrêté 35. » Du même coup,
L’art dans ses œuvres 27

ce rapprochement inattendu entre le texte de Foucault et celui de Carducho autorise à penser


que l’emblème Potentia ad actum tamquam tabula rasa contribue à expliquer, historiquement,
l’effet anachronique de sens que suscite la seconde version des Ménines. En s’introduisant le
pinceau à la main, Velázquez change aussi la fonction du miroir. Il n’est plus l’instrument
permettant l’avènement d’une aura manifestant le mystère d’une présence quasi divine ; il
provoque l’énigme d’une peu probable présence – conduisant éventuellement l’analyse
théorique de cet effet aux extrêmes qu’on vient de voir. Mais sa brillance « auratique » ne
s’est pas effacée pour autant et sa première fonction continue de hanter Le Tableau de la famille,
cette rémanence enclenchant l’effet de sens qu’a formulé le premier Michel Foucault. Car la
puissance de la « mise en acte » d’un possible passe du roi, figure ici-bas du divin, au peintre, qui
représente le roi. Ce dernier est dès lors prêt, le jour venu, à devenir l’« objet transcendantal »
du tableau, son « noumène ».
Alberti, fondateur de la théorie classique de la peinture, estimait que le peintre « n’a
affaire qu’avec ce qui se voit » et, en 1665, Nicolas Poussin définit à son tour la peinture
comme une « imitation […] de tout ce qui se voit dessous le soleil 36 ». Or, à y réfléchir,
Velázquez n’a pas, dans Les Ménines, respecté ce principe élémentaire, et cet écart pourrait
aussi, fondamentalement, être à l’origine de l’anachronisme potentiel de son tableau. Il a en
effet construit sa représentation sur un « objet » (le roi et la reine) qui, tout en étant à
l’origine de la représentation, n’y est pas « donné » visiblement, sinon sous la forme d’une
présence aussi insaisissable qu’originelle. Ce faisant,Velázquez s’est comporté en apprenti sorcier
de la peinture classique : autant qu’une « théologie de la peinture », Les Ménines pourraient
bien donner à percevoir sa métaphysique et elles montrent, en tout état de cause, que l’art,
dans ses œuvres, peut penser indépendamment de l’artiste. Comme l’a également écrit
Hubert Damisch, « dans la peinture, non seulement ça montre, mais ça pense 37 ».
• H i s t o i r e e t t h é o r i e d e l’ a r t m é d i é va l •
L e m o d è l e d ’ O t t o Pä c h t

Jean-Claude Bonne

Grande figure de l’École de Vienne, Otto Pächt (1902-1988) a su reprendre à son compte
l’un des objectifs essentiels de cette école qui est de penser l’articulation entre histoire et
théorie de l’art. Mais l’art enveloppe de multiples aspects, comme le suggère par exemple la
dualité, dans une peinture, de l’image et du tableau – de la peinture et de ses « dessous 1 » –,
et surtout il est amené à changer périodiquement de base aussi bien formelle que matérielle
(pour ne rien dire naturellement des thématiques), en sorte qu’il n’enveloppe aucune identité
d’objet et donc de théorie correspondante. Et puisque, derrière une possible unité de façade,
un art intègre lui-même des niveaux d’organisation différents et même des réalités éventuel-
lement hétérogènes (qui ont aussi droit à leur théorie), de quoi, dans cet objet complexe qu’est
l’art, la théorie de l’art peut-elle être ultimement une théorie ? En quoi l’histoire de l’art
constitue-t-elle une « discipline fondamentale » par rapport aux autres disciplines qui ont
également l’art pour objet (Pächt cite par exemple la sociologie, la psychologie, l’anthropo-
logie, l’esthétique) 2 ? De quelle réalité générale impliquée dans les œuvres est-elle l’explicitation,
étant donné qu’on ne peut pas dissocier les spécificités (et leur théorie) des formes historiques
qu’elles ont connues et des objets où elles s’élaborent et qui les travaillent. Pour être à la fois
spécifique et générique, une telle théorie doit naturellement concerner les conditions
formelles ou sensibles, constitutives d’un domaine artistique, et leur enjeu symbolique. C’est
du moins un objet possible de la théorie, pour autant que l’art implique et revendique une
base sensible. Comment dégager ce niveau et quelles en sont les formes d’historicité ?
Ces questions ont été traitées d’une manière exemplaire par Otto Pächt dans le chapitre
final de son ouvrage sur L’Enluminure médiévale paru en allemand en 1984 et qui est la
version écrite d’un cours d’introduction professé à l’université de Vienne en 1967-1968 3.
30 La peinture à l’épreuve de l’histoire

Toutefois, l’enluminure ne constitue qu’un domaine, certes majeur et « autonome » (comme


y insiste Otto Pächt), de l’art médiéval. Cette restriction comporte un avantage : le domaine
considéré, ou du moins son niveau formel profond, celui qui est supposé par tous les autres
(mais pas inversement), a plus de chance d’être pensable sous une même problématique.
Mais si cette théorie est vraiment radicale, il est possible qu’elle soit généralisable à d’autres
substrats artistiques, moyennant les adaptations nécessaires (on le suggérera au passage). On
se propose donc de discuter ici ce texte – un des plus importants qui ait été écrit sur la théorie
de l’art médiéval – pour évaluer la nature et la portée d’une telle entreprise.

Le chapitre qui sert de longue conclusion à l’ouvrage de Pächt s’intitule « Le conflit de la


surface et de l’espace, tendances permanentes de l’évolution » (Konflikt Fläche/Raum, durchgehende
Entwicklungstendenzen). Ce titre suggère d’emblée que, par-delà la multiplicité de ses domaines
et des thèmes iconographiques – les différents types d’initiales et d’illustrations de livres (liturgie,
Bible, Apocalypse, Psautier, hagiographie, savoir didactique…) – et de ses formes historiques
– arts insulaire (celto-saxon), mérovingien, carolingien, ottonien, mozarabe, anglo-saxon,
roman, gothique… –, l’histoire changeante de l’enluminure médiévale a été animée mais
aussi orientée par la recherche d’une solution à un conflit permanent entre deux valeurs
spatiales considérées par Otto Pächt comme antithétiques : la « surface » (identifiée aussi au
« plan », qui a en réalité deux faces) et la « profondeur » (car tel est le sens que prend le mot
« espace » au cours du chapitre). C’est le conflit de ces deux valeurs, et non ces deux valeurs
en elles-mêmes, qui caractériserait la période médiévale de l’enluminure entre le VIIe et le
XVe siècle. Ce conflit aurait ses racines – et non point ses causes – dans le double héritage
barbare (plus décoratif) et classique (plus naturaliste) de cet art, et il aurait trouvé sa résolution,
suivant une « évolution » progressive mais non linéaire, avec la période renaissante au profit de
l’espace perspectiviste. Avant de discuter la pertinence de cette problématique, où l’historien de
l’art a le mérite d’engager une théorie explicite, il faut la construire et en apprécier l’efficacité.
Cette problématique n’apparaît pas brutalement dans le chapitre final de l’ouvrage, elle a
déjà affleuré à plusieurs reprises dans les chapitres précédents consacrés précisément à l’étude
des divers types d’initiales et d’illustrations mis au point par les différentes formes d’art qu’a
connues l’enluminure. La question de la « surface » est apparue dès l’introduction avec la
prise en considération de la nature et de l’organisation du support de l’enluminure constitué
Histoire et théorie de l’art médiéval 31

par le livre – le codex qui a pris, à la fin de l’Antiquité, le relais du rolex antique. Avant de
s’engager dans l’analyse des possibilités formelles particulières offertes par le livre – « un
objet destiné à être feuilleté page après page » (p. 13) –, Otto Pächt dégage d’abord la
dimension symbolique de ce support telle qu’elle est apparue avec le livre chrétien – « un
aspect qui doit permettre de mieux comprendre la dimension esthétique de la décoration
des livres et de l’enluminure » (p. 10). Les spécificités formelles ont, à un moment donné,
des répondants symboliques qui ne les déterminent pas comme telles, mais les motivent au
moins ou les favorisent, et auxquels, naturellement, elles confèrent ou inventent en retour
une expression et un sens plus ou moins inédits. Ces motivations peuvent changer et de
nouvelles se saisir de formes consacrées, quand on passe, par exemple, du livre à contenu
religieux au livre à contenu profane. Otto Pächt commence donc par rappeler que « au
Moyen Âge, dans le monde chrétien, le livre comme chose matérielle n’était pas un simple
objet d’usage ; il avait aussi, en tant que tel, la valeur d’un signe, car il portait témoignage de
la promesse du Salut, et sa valeur symbolique n’était pas moindre que celle de la Croix » (p. 10) ;
« le livre était la forme sensible que prenait la source de la foi ; il n’était pas seulement ce qui
contenait l’Évangile, il était l’Évangile » (p. 11). Dans cette mesure, on attachait au livre
(sacré), par rapport à d’autres supports artistiques, une valeur spécifique qu’il tenait du
Livre 4. Le désir de rendre sensible la sacralité (Heiligkeit) des Écritures a conduit à ne plus
considérer l’écriture comme un signe purement abstrait mais comme ayant aussi une valeur
en quelque sorte incarnationnelle : on a voulu inscrire jusque dans la forme de la lettre la
présence supposée du Verbe dans son discours. « L’expérience visuelle procurée par les
symboles d’écriture » s’unit formellement et spirituellement (ou magiquement) « au contenu
intellectuel que ces signes transmettent » (p. 10). L’écrit s’est fait image, comme le montrent
par exemple les différentes formules d’initiales inventées par le Moyen Âge (ornée, figurée,
historiée, en monogramme…). Ainsi, le T du Te igitur du canon de la messe a été transformé
en croix, puis en crucifix. Quant à l’image, elle a connu un mouvement inverse qui l’a
rapprochée d’une écriture : « Si le spectacle du monde n’avait d’importance que pour autant
qu’il renvoyait à autre chose [à un monde suprasensible, fondamentalement invisible], toute
représentation figurée devait devenir symbolique et se transformer en une langue de signes
plus ou moins abstraite […] une sorte d’écriture en images. » (p. 27) Toutefois, pour
compléter et nuancer le propos, on ajoutera que la dévaluation de la figuration naturaliste du
32 La peinture à l’épreuve de l’histoire

sensible n’est pas seulement corrélative du développement de l’image comme une sorte
d’écriture abstraite de signes, elle est aussi corrélative d’une surévaluation du sensible comme
image médiatrice autorisant des similitudes (relatives) entre le sensible et le suprasensible.
Surnaturaliser l’image du sensible a conduit à la dénaturaliser et, positivement, à l’ornemen-
taliser – ornementalisation qui a affecté aussi bien l’écriture que l’image (cf. infra). C’est là un
présupposé si fondamental du fonctionnement de l’image religieuse qu’il demeure quasiment
implicite et qu’il s’imposera aussi pour faire valoir des figures ou des thèmes laïcs – comme les
scènes royales ou les images d’autorité, mais elles ne sont pas dépourvues de toute dimension
religieuse. Des relations inédites par rapport à l’Antiquité se sont ainsi nouées entre écriture,
image et ornementation – des relations de coexistence, de croisement ou même de symbiose.
Dès lors la page bidimensionnelle, support de l’Écriture sacrée, imposait formellement,
mais pour des raisons symboliques, sa surface comme support commun de l’écrit, du décor
ornemental et de « l’espace pictural » (p. 27).
Nous ne suivrons pas ici la brillante étude que mène Otto Pächt des différentes formes
de l’initiale et de l’illustration des livres médiévaux. Il ne s’agit jamais pour lui de les passer
simplement en revue, mais d’en donner chaque fois le sens, et donc aussi le moteur, formel
et symbolique. Il n’y a pas d’histoire linéaire possible de l’enluminure médiévale parce
qu’elle ne constitue pas elle-même un objet unitaire. Chacune des formules mises au point
au Moyen Âge a son histoire séquentielle, mais ces histoires multiples et foisonnantes ne sont
pas coordonnables dans une supra-histoire englobante, enchaînant ses moments en une
succession continue et progressive. On a affaire à une histoire essentiellement stratifiée et
démultipliée dont les séquences peuvent se connecter ou se déconnecter à distance dans le
temps et entre genres ou substrats artistiques différents. Par exemple, des formes de mise en image
fortement ornementalisées pré-carolingiennes sont abandonnées à l’époque carolingienne, suite
au retour à une tradition plus naturaliste, mais connaissent de nouveaux développements à
l’époque romane 5. Les séquences peuvent aussi interférer, se croiser, se scinder, se pénétrer :
ainsi, la formule du rinceau habité connue de la sculpture antique resurgit sporadiquement
dans la sculpture insulaire et carolingienne avant de féconder l’initiale habitée qui, à partir de
l’enluminure anglo-saxonne, puis romane, l’a diversement remodelée à son usage. Mais l’histoire
ne s’arrête pas là car l’initiale à volutes habitées va ensuite, par autonomisation partielle d’un
de ses éléments, redonner naissance à des rinceaux habités qui, presque un siècle après leur
Histoire et théorie de l’art médiéval 33

réapparition dans l’enluminure, vont à leur tour être empruntés à celle-ci par la sculpture
romane (p. 80-84). L’enluminure a sans doute ses spécificités, mais elle ne fonctionne pas en
vase clos.
Ces histoires connaissent leurs paradoxes apparents. L’un des plus remarquables, que
n’évoque pas Otto Pächt, a fait que les formes les plus savantes et les plus complexes d’initiales
et d’incipit ornementaux n’apparaissent pas au terme d’un long processus historique de l’art
chrétien, mais dès son début, dans le monde insulaire celto-saxon (Irlande et Nord de l’Angle-
terre), aux VIIe et VIIIe siècles. Elles s’appuyaient naturellement sur une tradition païenne très
élaborée, mais qu’elles ont profondément renouvelée 6. En revanche, l’émulation des créateurs
des formes les plus remarquables de cet art fait que ces initiales se répondent et produisent,
comme il arrive souvent en histoire, une logique rétrospective et donc imprévisible de leur
déploiement (surenchère ou dépouillement, déplacement d’accent, citation, réinterprétation,
etc.). À la différence du monde méditerranéen, où le naturalisme de l’image rendait beaucoup
plus difficile le croisement entre ornementation et écriture, le monde insulaire qui était resté
hors de la sphère d’influence romaine et pratiquait depuis des siècles une esthétique largement
abstraite, s’est trouvé parfaitement à l’aise avec l’idée d’écriture sacrée et sacralisée par une
ornementalisation poussée à l’extrême. Mais ce n’est pas seulement l’initiale, c’est aussi « la
page illustrée qui est […] soumise à une ordonnance décorative qui s’accorde avec la loi
propre à l’ornementation du livre, la loi de la surface plane (Flächengesetzlichkeit, p. 131) ».
Nous reviendrons sur ce point.
Comme les exemples précédents le suggèrent, s’il y a des discontinuités dans et entre les
séquences historiques dont Pächt suit les principales scansions, c’est notamment parce que
l’art médiéval a, on l’a dit, ses racines artistiques dans un double héritage, classique et barbare,
ce qui, à travers l’opposition (dépassable précisément au Moyen Âge) entre figuration et
ornementation, renverrait à l’opposition fondamentale – au conflit (?) – entre manière de
penser l’image en terme de « surface » et manière de la penser en terme de « profondeur ».
Et cela nous ramène au thème du chapitre final.

Comment Pächt en vient-il à penser qu’il y a un « conflit » entre surface et profondeur et à


voir dans ce conflit le principe de l’évolution formelle (profonde) de l’enluminure médiévale ?
Et d’abord, d’où tient-il ce couple de concepts ?
34 La peinture à l’épreuve de l’histoire

Cette question appelle une double réponse. D’une part, il tire (ou semble tirer) ce couple
de concepts de la seule analyse interne des formes de l’image médiévale dans le livre manuscrit.
Cette image relèverait à la fois d’une tridimensionnalité tendancielle des figures et d’une
bidimensionnalité ornementale et scripturale congruente avec celle de la page sur laquelle
ces figures s’inscrivent. D’autre part, Pächt, bien qu’il ne l’évoque pas explicitement dans ce
texte, qui se veut introductif, adopte, en connaissance de cause sans aucun doute, le couple
de concepts en question parce qu’il reprend à son compte le mode de pensée qui, dans la
tradition allemande depuis la fin du XIXe siècle, est celui de la Kunstwissenschaft et qui a été
illustré notamment par Aloïs Riegl, Heinrich Wölfflin ou Erwin Panofsky, et par l’École de
Vienne à laquelle il appartenait. Il convient d’en dire quelques mots pour préciser l’horizon
théorique à l’intérieur duquel se meut la pensée de Pächt et parce qu’il prédétermine peut-être
sa compréhension de l’art médiéval.
Faute de pouvoir envisager la question dans toute son ampleur, on se concentrera sur
quelques réflexions de Panofsky, fondamentales pour le propos, empruntées au texte intitulé
précisément « Sur le rapport entre l’histoire de l’art et la théorie de l’art. Contribution à une
élucidation de la possibilité de concepts fondamentaux de la science de l’art » (1925) 7. Alors que
pour Wölfflin, auquel Panofsky répond manifestement dans ce texte, l’opposition entre le
mode de présentation par plans et le mode de présentation en profondeur correspond à un
couple de concepts fondamentaux de l’histoire de l’art (respectivement de la Renaissance et
du Baroque), pour Panofsky, plus radical (moins prudent ?), le couple surface/profondeur
relève avant tout d’une science de l’art supra-historique. Celle-ci n’a pas à traiter d’abord des
problèmes caractéristiques des différentes époques de l’art, mais, pour y parvenir sur une
base claire, elle doit partir du problème constitutif de l’art (Urprobleme) et des concepts a
priori qui permettent de définir les problèmes fondamentaux de la création artistique. Si ces
problèmes fondamentaux s’expriment sous forme de concepts antithétiques, c’est parce que
le problème de base en question a lui-même la forme d’une antithèse et que celle-ci est liée a
priori aux conditions de la création artistique. Panofsky conçoit cette antinomie primordiale
comme résultant de la confrontation inhérente à l’art entre la « forme » et la « plénitude » du
sensible, et pense une œuvre d’art quelconque comme résultant d’un équilibre ou d’un
compromis particulier entre ces deux pôles. La plénitude sensible ne s’appréhende que
dynamiquement dans le temps, la forme artistique n’en donne qu’une vue fixe et limitée
Histoire et théorie de l’art médiéval 35

dans l’espace. « Les productions de l’art gardent en même temps la plénitude propre à la
perception sensible, et elles assujettissent cependant cette plénitude à une certaine ordonnance,
elles veulent pour autant la limiter par cette ordonnance 8. » Entre ces deux principes doit
s’opérer une synthèse, une action réciproque (Wechselwirkung), comme entre l’espace (qui
enferme) et le temps (qui ouvre).
Cette définition du problème de base de tout art ne va pas de soi. L’opposition de la
« forme » et de la « plénitude sensible » n’a de sens – la forme étant en effet à sa manière une
plénitude sensible – que si la première doit exprimer ou figurer d’une certaine façon, et selon
« une certaine ordonnance », la seconde. Bien que cela n’apparaisse pas de prime abord dans
le texte de Panofsky, il suppose en réalité que la question de la plénitude sensible se formule
dans l’art en terme de représentation spatiale de la profondeur. Se fonder sur une telle idée,
c’est s’exposer à finaliser l’histoire de l’art, dans une longue durée au moins, par la visée de
cet objectif. Moins une forme artistique se proposera de représenter la profondeur, plus elle
risque de paraître en « conflit » avec cet objectif, un conflit qui demanderait à être résolu au
profit d’une meilleure appréhension de la plénitude sensible. Bien que Panofsky n’aborde
pas ce problème de finalité, ce postulat sous-jacent risque de se répercuter sur toutes les
déterminations ultérieures de la problématique 9. Et peut-être concerne-t-il aussi la pensée
de Pächt.
L’antinomie de base permet de déterminer des paires de concepts antithétiques, formant
les « concepts fondamentaux de la science de l’art ». Pour les formuler, Panofsky utilise la
terminologie de Riegl 10 (Pan., p. 125 sq.). Il distingue d’abord des « valeurs élémentaires »
opposant « les valeurs optiques », pour lesquelles l’espace reste ouvert, et les « valeurs hapti-
ques », qui délimitent les contours des corps, puis des « valeurs de figuration » (c’est nous qui
soulignons) opposant précisément les valeurs de profondeur et celles de surface retenues par
Pächt, enfin des « valeurs de composition » opposant les valeurs d’interpénétration ou de
fusion et les valeurs de juxtaposition (qui lui permettront d’opposer aussi le colorisme avec
ses jeux de tonalité et la polychromie avec ses effets de cloisonnement). Ces catégories
fondamentales, prises dans l’absolu, ne caractérisent pas des différences entre les œuvres ou
les styles, mais des bipolarités théoriques, méta-empiriques. Les styles et les œuvres réalisent
toujours des équilibres (Ausgleich) particuliers ou des tensions déterminées entre ces principes.
Les concepts fondamentaux ne proposent pas de solution aux problèmes artistiques – ces
36 La peinture à l’épreuve de l’histoire

solutions se trouvent dans les œuvres –, ils montrent, puisqu’ils sont antithétiques, en quels
termes les problèmes se posent. Et désignant des problèmes qui se posent à tout art, ils
n’appartiennent pas à l’histoire (empirique). Ils sont valables a priori et leur validité n’a rien à
voir avec l’applicabilité ; le catégoriel ne s’incarne jamais comme tel et il ne permet pas de
caractériser une œuvre ou un style. Il ne s’incarne qu’à des degrés divers et sous une forme
spécifique, qui est plus ou moins typique d’un style ou d’une œuvre. À l’intérieur d’un style
déterminé, les problèmes fondamentaux définis sont résolus dans un même sens : « un rapport
déterminé entre profondeur et surface présuppose en même temps un rapport déterminé
entre valeurs optiques et haptiques et un rapport déterminé entre fusion et division, mouvement
et repos 11 » ; ainsi les valeurs de surface vont avec les valeurs haptiques (qui délimitent les
contours) et les valeurs de juxtaposition, et réciproquement pour les valeurs de profondeur. Même
si Pächt n’a retenu qu’une paire de concepts antithétiques, ses analyses doivent croiser les autres.
À côté de ces concepts fondamentaux a priori qui « ne peuvent se présenter que sous la
forme d’antithèses absolues », il faut poser l’existence des « concepts de caractérisation » qui
« ne se rapportent qu’aux œuvres d’art elles-mêmes ». Ces concepts de caractérisation doivent
permettre d’adapter les concepts fondamentaux aux réalités de l’histoire. En effet, ils « ne se
meuvent pas dans les oppositions absolues mais, pour ainsi dire, sur une échelle glissante »,
où apparaissent a posteriori les multiples possibilités de solution de compromis à l’antinomie
fondamentale 12. Ainsi « des expressions comme “caractère de surface” (Flachenhaftigkeit), “accord
moyen entre surface et profondeur” et “caractère de profondeur” (Tiefenhaftigkeit) – au sens
de la perspective (nous soulignons) – désignent les différents types de solution », admettant eux-
mêmes de multiples degrés, à la deuxième antinomie. Là encore ne serait-on pas tenté de
penser que les arts qui favorisent la profondeur, et nommément la perspective, sont plus
aptes à saisir « la plénitude sensible » et donc plus accomplis que les arts qui mettent l’accent
sur la surface ? Panofsky ne dit ici rien de pareil, mais la suite de son œuvre montre qu’il a
au moins pensé l’histoire de l’art avant la Renaissance dans la perspective de la perspective 13.
La « subordination » des concepts de caractérisation aux concepts fondamentaux devrait
permettre « l’édification d’un système conceptuel de la science de l’art qui soit cohérent et
articulé 14 ». Jamais le projet d’une théorie de l’art n’a probablement reçu de définition aussi
ambitieuse. Panofsky dans son article n’entend pas en démontrer la réalité, mais seulement la
possibilité. La question se pose de savoir si cette science de l’art a véritablement les moyens
Histoire et théorie de l’art médiéval 37

de son ambition et si son projet peut effectivement embrasser toutes les formes de l’art passées
et à venir, ou si elle n’est pas limitée à certaines de ses formes historiques et à certaines façons de
les appréhender, en fonction, par exemple, de la prééminence donnée à la représentation projec-
tive sur une « surface de base » (die Grundfläche) d’objets dans un espace à profondeur variable.
Nous en resterons là pour la discussion de la position de Panofsky, car il nous suffisait de
montrer que la problématique de Pächt, à savoir l’idée d’un conflit directeur entre la surface
et la profondeur, se rattache à une tradition théorique très bien représentée par Panofsky.
Mais une première différence apparaît déjà entre ces deux penseurs. Pour Panofsky, l’anti-
thèse est catégorielle et par conséquent elle ne caractérise pas l’art médiéval en particulier plutôt
qu’un autre. Il convient donc de préciser comment, dans l’art médiéval, se caractérisent, les
uns par rapport aux autres, les effets de surface et les effets de profondeur. D’autre part, les
différentes incarnations du couple surface/profondeur, pour autant que ces catégories soient
pertinentes pour le Moyen Âge, doivent-elles être pensées en termes de conflit ? Pour tenter
d’éclaircir ces questions et ces notions, on partira du chapitre final de L’Enluminure médiévale,
où Pächt les affronte.

Pächt commence par rappeler les phénomènes de coexistence et de symbiose entre écriture
et image dans l’art médiéval dont il a été question plus haut. Il remonte alors au présupposé
(Voraussetzung) de cette intimité. Le texte mérite d’être cité en entier :
Pour que cette symbiose s’opère, il faut que la lecture et la vision aient le même champ d’action (das Aktionfeld),
que le substrat de l’image et de l’écriture soit le même, et que ces dernières soient posées à plat (flach) sur la
page vide du livre, comme des applications (Applikationen). Les deux éléments se présentent dans un milieu
parfaitement neutre du point de vue de l’espace (raumneutrales Medium), et non dans un continuum d’espace
imaginé (imaginiertes Raumkontinuum), que cet espace soit à trois dimensions (Tiefraum) ou à deux dimensions
(Flachraum). Dans les modèles paléochrétiens, les différents motifs de l’illustration se déployaient dans un
espace pictural illusionniste ; dans le Book of Lindisfarne (un évangile celto-saxon du VIIe siècle), tous ces Fig. 3
motifs semblent comme découpés et collés sur la page du livre. Les personnages et les objets n’ont aucune
ligne de base ni surface portante commune, en dehors de la surface (Oberfläche) de la page, que viennent
occuper, sous une forme plus ou moins lâche, personnages, objets et signes d’écriture. (p. 174)

Laissons pour le moment de côté la question de savoir si le fait que l’image et l’écriture
soient posées à plat (flach […] liegen) sur la page signifie que l’image elle-même est plate,
38 La peinture à l’épreuve de l’histoire

comme l’est l’écriture par exemple ; la seule face visible du siège de Luc, dans l’image du
Book of Lindisfarne, semble confirmer ce point, tandis que les plis du bas de ses vêtements et
son repose-pied le rendent douteux. La question est donc à reprendre. On ne contestera pas
que l’image et l’écriture ont le même « substrat » plat – la page du livre – et même que
l’image s’y rapporte d’une certaine manière (qui reste à préciser), mais cela signifie-t-il qu’ils
aient le même « champ d’action » formant « un milieu parfaitement neutre du point de vue
de l’espace » ? Commençons par ce dernier point. La formule « ein vollkommen raumneutrales
Medium » est un peu ambiguë, car, même quand le champ ou le fond est « vide », comme dans
l’exemple proposé, il n’est certainement pas neutre d’un point de vue spatial, à condition
naturellement qu’on n’identifie pas la spatialité avec une profondeur ou un espace illusionniste
et tridimensionnel. Car si le champ est plat au Moyen Âge et fonctionne littéralement comme
la surface qu’il est, il participe par sa surface, sa taille et son format à l’espacement des figures
et donc à la définition plastique et sémiotique de leurs rapports : il n’est pas indifférent d’être
placé au-dessus ou en dessous d’une autre figure, de se trouver dans un angle ou au centre
de l’image. C’est pourquoi il faut contester encore plus vivement l’idée que, par principe, les
figures et l’écriture (en l’occurrence les inscriptions) se disposeraient « sous une forme plus
ou moins lâche ». Dans l’image du Book of Lindisfarne, la figure de l’évangéliste et celle de
son symbole sont clairement articulées en parallèle l’une par rapport à l’autre. Et les deux
inscriptions (dont les écritures et les langues sont distinctes) ont tout à la fois leur taille, leur
emplacement et leur disposition en rapport avec ceux des deux figures qu’elles concernent.
Elles ne fonctionnent pas seulement comme des textes à lire, mais aussi comme des choses à
voir. D’autre part, le champ (Feld) est encore moins un milieu spatialement neutre, une
surface purement négative, lorsqu’il est lui-même peint, autrement dit coloré sans être figu-
ratif, et qu’il n’est donc pas « vide », comme il arrive très fréquemment au Moyen Âge. Il
fonctionne alors comme une surface ou un entour actifs pour les figures 15. Il est vrai, par
ailleurs, que les figures médiévales se présentent souvent comme suspendues ou « posées à plat »
sur le fond, mais si les éléments de l’image se donnaient seulement comme des « applications »,
l’image devrait être entièrement soustraite à la gravitation comme l’est effectivement un
motif ornemental (pour lequel ne se pose pas la question d’une « ligne de base »). En fait les
deux phénomènes – application et gravitation – peuvent plus ou moins se conjuguer. Ainsi,
le vitulus, symbole de Luc, n’est pas censé peser sur l’évangéliste, il adhère, si l’on peut dire,
Histoire et théorie de l’art médiéval 39

au lieu qui lui convient, à savoir le haut de l’image, il tient à la page comme l’écriture, tandis
que Luc est perçu à la fois comme inscrit sur le champ de l’image (dans la page) et comme
assis sur son siège, qui à son tour s’appuie sur la bordure ornementale comme si elle figurait
malgré tout une ligne de sol.
Pächt ne contesterait certainement pas tout cela qui nuance, mais n’infirme pas ses
observations. Toutefois, ces considérations conduisent à distinguer soigneusement entre le
support de l’image, autrement dit la page considérée dans sa matérialité plane, et ce même
support devenu champ de l’image, du fait précisément de l’inscription de celle-ci sur le support.
Le champ de la page et celui de l’image s’entendent l’un et l’autre littéralement (sans trans-
parence) comme les surfaces qu’elles sont – ce qui est en accord avec la littéralité principielle
de l’ornementalité. Mais l’identité ou la continuité matérielles entre le champ et le support
(particulièrement sensible quand le champ reste « vide » et sans cadre) ne doivent pas être
confondues avec une identité et une continuité sémiotiques. Le substrat, sans perdre
nécessairement sa nature, acquiert un nouveau statut, et d’abord celui de support, du fait de
l’inscription de l’image sur lui 16. Et par exemple, quand le champ est entièrement peint, cet
aplat (dans l’image médiévale) ne se positionne pas dans le même plan optique que le
support. Pour penser les interactions, aussi étroites qu’on voudra, entre la page et l’image
peinte, il ne faut pas identifier entièrement leur « champ » qui ne fonctionne pas de la même
façon dans et hors de l’image. Mais la page n’est pas un support anonyme, elle a aussi une
dimension sémiotique et symbolique forte comme page de livre où s’inscrit du texte (à la
différence de la toile entièrement vouée au tableau de chevalet), et elle interfère de multiples
façons avec la dimension sémiotique et symbolique de l’image. C’est notamment le cas
lorsque, comme dans l’exemple proposé, il y a une inscription intérieure à l’image s’intriquant
avec elle d’une manière textuelle et figurale directe, c’est-à-dire sans recours à la figure d’un
support d’écriture (comme un livre ou un phylactère). Quand le mot à lire se présente aussi
comme chose à voir dans l’image et comme image, c’est le statut double de la page qui
oscille comme champ d’inscription commun du « même » objet à la fois visuel et textuel. Le
visuel et le textuel s’affectent mutuellement de leurs propriétés formelles : quelque chose
de l’ordre du scriptural (au sens textuel) entre dans l’image et renforce la littéralité de son
mode d’inscription (au sens sémiotique), et, réciproquement, la vision du texte ne s’épuise
pas dans sa lecture. On peut donc dire que l’écriture et l’image ont bien en un sens « le
40 La peinture à l’épreuve de l’histoire

même champ d’action » (p. 174), mais pas exactement que « la lecture du texte et la
contemplation des images peuvent […] se combiner dans un seul et même acte de vision »
(p. 176), car la vision du texte comme image reste différente de sa lecture comme texte.
Avant d’en venir au « conflit du plan et de l’espace », Pächt traite, dans la suite immédiate
du texte précédent, du caractère fondamentalement ornemental de l’enluminure, car ce point
a directement à voir avec la question de la surface (et de la mise à plat de la peinture). Ce
passage capital mérite également une citation extensive.
Pächt commence par rappeler que dans les manuscrits insulaires, celto-saxons, comme le
Book of Lindisfarne qu’il a pris en exemple, on trouve, à côté des illustrations à pleine page,
d’autres pages encadrées de la même façon mais couvertes d’un réseau dense de motifs purement
ornementaux, ce qu’on appelle les pages-tapis. Nous voyons ici la deuxième caractéristique
de la page dans les manuscrits du haut Moyen Âge : sa nature ornementale.
En fait, même les pages illustrées par des figures (Bildseiten) sont organisées comme des pages de motifs
décoratifs (Musterseiten). Les éléments liés au sujet représenté doivent, s’ils veulent s’insérer dans le tout orga-
nisé du livre et de sa décoration, se soumettre à un rigoureux processus d’ornementalisation : c’est ce qu’on
désigne par le terme bien galvaudé de « stylisation ». Le but recherché est un ennoblissement (Veredelung) des
formes naturelles, même si nous avons tendance à n’y voir qu’une déformation barbare. Un ennoblissement
qui va consister à assimiler ce que l’homme primitif (ou mieux, l’homme habitué aux productions d’une
imagination abstraite) considère comme de « l’informe » aux formes depuis longtemps admises de l’orne-
mentation : des motifs en bandes pour les draperies, des spirales pour les boucles de cheveux ou des volutes
pour la barbe, des ronds pour les pupilles, des motifs en delta pour les oreilles, etc. C’est ainsi que la forme
naturelle, qui est manifestement, aux yeux des primitifs, un état brut, qui est, si l’on veut, dépourvue de
beauté, se transforme en calligraphie 17. (p. 175-176)

Pour introduire et illustrer l’idée de l’ornementalité comme l’une des composantes


fondamentales de l’art médiéval, Pächt part de l’exemple de l’enluminure insulaire celto-
saxonne des VIIe et VIIIe siècles dans laquelle cette ornementalité a certainement trouvé son
incarnation la plus radicale. Notons au passage qu’il est discutable de considérer les pages-
tapis de cet art comme « couvertes […] de motifs purement ornementaux » ; on considère
généralement que les motifs de ces pages forment en effet des compositions ornementales
complexes et cryptiques mais symboliques, essentiellement cruciformes – ce pourquoi les
historiens de l’art insulaire parlent justement de « pages-tapis cruciformes ». D’autre part, la
Histoire et théorie de l’art médiéval 41

notion de tapis renvoie traditionnellement à l’idée de surface ornementale, sauf à considérer


dans ce paradigme l’idée, autrement riche, d’épaisseur tissée ou tressée. On y reviendra.
Comment faut-il entendre la notion d’ornementalité pour qu’elle puisse être étendue aux
images figuratives ? Pächt ne le dit pas directement, mais il caractérise doublement le terme,
d’abord par « le but recherché », ensuite par la « forme » adoptée. L’ornementalisation des
compositions y compris figuratives sert un double objectif selon qu’on la considère en fonction
du support où elle s’inscrit ou en fonction des figures. Quant au support, en l’occurrence le
livre, l’ornementalisation a pour objectif de permettre aux thèmes figurés de « s’insérer dans
le tout organisé du livre et de sa décoration ». Le « beau » décor du livre sert à le célébrer
comme il convient (decor, qui en latin signifie « beau », est de la famille de decet). Une riche
décoration donne au livre la belle prestance (decor) qui fait son prestige (decus). L’ornementalité
fait le décorum (das Dekorum). Encore faudra-t-il que ce décor, strictement ornemental ou
également figuratif, pour « s’insérer » dans le support et l’honorer, en respecte précisément
la nature bidimensionnelle ; ce qui renvoie à la question du plan. Un décor se donne comme
lié à son support, une image illusionniste et tridimensionnelle tendra au contraire à affirmer
son autonomie par rapport au livre en invitant le regard à plonger dans un espace imaginaire
au-delà ou en deçà du plan de la page. Mais l’ornementalisation des compositions figurées
n’a pas seulement pour finalité contextuelle de les rapporter à leur support pour le célébrer,
elle a aussi pour finalité interne de les « ennoblir », de leur donner une « beauté » qui invite,
explique Pächt un peu plus loin, à leur conférer une « signification transcendante » (p. 177 ;
cf. infra) 18. Il est certain en effet que l’ornementalité aura contribué au Moyen Âge à la
sacralisation de l’image et à l’affirmation du divin sous des formes qui ne sont pas exclusivement
anthropomorphiques comme y invite la notion d’incarnation. Un Christ insulaire ou roman
fortement ornementalisé n’est pas le même, formellement et donc thématiquement, qu’un
Christ aux traits humanisés et au vêtement naturalisé. Il tire par exemple de son ornementalité
un « ennoblissement », comme dit Pächt, qui a sa signification propre et qui ne manque de
rien, et certainement pas d’une « humanité » qu’on ne pourrait lui opposer que de l’extérieur
ou d’un point de vue qui lui est étranger. Dans ces lignes de Pächt, l’ornementalisation de
l’image figurative reçoit donc une valeur entièrement positive, et pas seulement formelle
(comme dans une conception banale de l’ornemental), mais aussi symbolique 19. Une telle
évaluation est rare chez les historiens de l’art médiéval et elle mérite d’être soulignée. En ce
42 La peinture à l’épreuve de l’histoire

qui concerne la forme que revêt cette ornementalisation des figures, Pächt soutient qu’elle
consiste à les « assimiler […] aux formes depuis longtemps admises de l’ornementation ». Il
en donne comme exemple ce qu’on peut appeler l’image ornementale de l’homme dans
l’enluminure insulaire. Supposer ainsi que l’ornementalisation consiste dans le fait de composer
les figures avec les motifs d’un répertoire ornemental traditionnel est à la fois une affirmation
tautologique (elle explique l’ornemental par l’ornemental) et une condition beaucoup trop
restrictive de l’ornementalité. Dans l’art insulaire lui-même, pour ne rien dire d’autres époques
de l’art médiéval, le traitement ornemental des figures ne se fonde pas que sur un répertoire de
motifs traditionnels. L’ornementalité nous paraît bien mieux approchée quand Pächt parle
d’un « ordre formel-abstrait », ce qui n’implique nullement de restreindre l’ornementalisation
des figures à l’emploi de motifs préconstitués 20. Cela suppose plus largement que l’ornemen-
talité a affaire à la littéralité des marques plastiques ou chromatiques des figures et de leur
champ plutôt qu’à la figurativité des signes et du fond sur lequel ils se détachent.
Pächt tire ensuite les conséquences de cette transposition ou « transcription ornementale »
des figures (p. 176) où il croit voir la source du conflit dont il va faire le principe de l’histoire
de l’enluminure médiévale. Il ne précise pas quand cette opération a commencé, mais il s’agit
dans son esprit d’un processus dont le début remonte à l’Antiquité tardive et qui a vu le
recul, sinon l’abandon, de la tradition classique, celui des valeurs naturalistes ou illusionnistes
au profit des valeurs de surface. Cette ornementalisation soumet au « dictat de ses principes
d’organisation » les motifs « organiques et objectifs ». « Les personnages et les objets, qui
sont normalement solidaires d’un espace pictural, sont transformés en pièces d’un schéma
décoratif » (p. 176). Définir une normalité picturale, n’est-ce pas imposer à l’art une norma-
tivité qui entrera nécessairement en conflit avec ce qui s’en écarte ? L’ornementalité qui avait
été d’abord pensée positivement va maintenant prendre des valeurs négatives et réductrices
qui appelleront leur dépassement. « L’existence indépendante des êtres vivants et les exigences
objectives du monde des choses doivent être sacrifiées aux lois de ce schéma et de la mise en
page. La figure humaine se fige, le corps vivant se métamorphose en figurine ornementale
et, parfois, ne s’élève pas au-delà du statut de simple emblème anthropomorphe » (ibid.).
N’est-ce pas là oublier que les motifs décoratifs et les figures ornementalisées peuvent être
vivants et même très animés sans être organiques, comme l’a montré Wilhelm Worringer,
précisément à propos de l’art ornemental médiéval 21 ? N’est-ce pas oublier aussi que solidariser
Histoire et théorie de l’art médiéval 43

des figures ornementalisées avec un entour ornemental a pour fin, en les désindividualisant
et en les soustrayant précisément à « l’existence indépendante » dans le monde « objectif » de
la nature et de l’histoire, de les inscrire dans un monde sacré qui les transcende. Une fois la
négativité inscrite dans l’ornementalisation des images, le « conflit » devient inévitable – mais
déjà l’assimilation du traitement ornemental des figures à un art de « primitifs » sonnait d’une
façon un peu inquiétante. « On peut considérer toute l’évolution ultérieure de l’enluminure
médiévale comme un conflit entre deux principes d’organisation (Gestaltungsgesetzlichkeiten).
Un conflit dans lequel on tente de se débarrasser de la contrainte du schéma décoratif abstrait
et de rétablir dans ses droits la logique de l’intuition sensible, sans toutefois renoncer aux
bénéfices d’un ordre formel-abstrait chargé de signification transcendante » (ibid.). L’évolution
« ultérieure » est celle qui suit l’époque de l’enluminure insulaire qui a représenté la forme
radicale la plus ancienne d’ornementalisation des images ; c’est pourquoi Pächt a choisi de
partir de là pour « retracer… les étapes les plus importantes de la résolution de ce conflit »
(ibid.). La commodité et l’attrait de toutes les explications de l’histoire en termes de conflit,
c’est qu’à la fois elle lui donne un moteur et lui prévoit une orientation, tout conflit appelant
sa résolution. Or on peut concevoir une dualité, même profonde, de principe ou d’orientation
sans que le rapport entre les termes travaillant dans des sens opposés soit nécessairement à
comprendre d’une manière négative ou conflictuelle. Il pourrait répondre au contraire à un
besoin d’équilibre (Ausgleich) ou de tension dont les termes restent d’ailleurs à définir car
rien ne garantit que les notions « absolues » de surface et de profondeur, comme dit aussi
Panofsky, conviennent pour penser ce qui est en cause dans l’art médiéval. Si l’on n’a pas
renoncé aux « bénéfices de l’ordre formel-abstrait », comme l’écrit justement Pächt, c’est
que cet ordre a lui aussi ses « droits » et sa « logique », et qu’il n’y a pas lieu de l’interpréter
comme une « contrainte » négative, ni de vouloir nécessairement s’en « débarrasser » au seul
profit de la « logique de l’intuition sensible », c’est-à-dire, pratiquement et finalement, de la
perspective – où l’on retrouve explicitement le postulat de la précellence de ce que Panofsky
appelait la « plénitude de la perception sensible ». Il paraît douteux que ce soit en termes de
conflit que l’enluminure médiévale ait développé toute son histoire.
On objectera que l’exigence d’un autre ordre spatial, animé par le sens de la « profondeur »,
à l’encontre de l’ornementalisation qui poussait à la bidimensionnalité de l’image (ou, comme
nous dirons plus loin, à la « planéité »), aura été entretenue au Moyen Âge par la connaissance
44 La peinture à l’épreuve de l’histoire

de la tradition classique antérieure. Le souci de la profondeur n’aurait donc rien d’anachronique.


Et il est certain que le Moyen Âge, aussi différent qu’il ait été de l’Antiquité, ne l’aura pas
ignorée et s’en sera aussi reconnu d’une certaine manière l’héritier. De fait, c’est elle qui est
invoquée par Pächt, à la suite de bien d’autres historiens de l’art, pour expliquer les
dépassements successifs, mais partiels, du conflit supposé et pour définir les périodes de
l’histoire de l’enluminure. « La périodisation de l’histoire de l’art du Moyen Âge, telle qu’elle
est aujourd’hui universellement admise […], suit pour l’essentiel le rythme que lui donnent
les reprises les plus significatives et les tentatives de reviviscence de la tradition antique, et
donc les vagues successives de ce courant de l’évolution que nous caractérisons comme un
mouvement toujours recommencé de renaissance » (p. 176). Ces renaissances, d’après l’énumé-
ration qu’en donne Pächt, se sont produites au VIIIe siècle, puis aux Xe et XIe siècles dans la
peinture anglo-saxonne, mais aussi aux époques carolingiennes, ottoniennes, romanes et
gothiques. « À l’origine de chacun de ces mouvements de renaissance, on trouve une phase
de réception intense des modèles antiques, un retour et un recours aux idéaux et aux formes
d’expression de l’Antiquité » (p. 177). Comme la chose est bien connue, « cette tendance se
manifeste de la façon la plus franche au moment de la Renaissance carolingienne. On est
allé, à cette époque, jusqu’à imiter ouvertement les modèles que l’on admirait » (ibid.). C’est
donc dès les débuts de la longue période considérée que le retour à « un espace illusionniste »
et à « une picturalité très affirmée » a été particulièrement fort. La résolution du conflit aurait
donc dû pousser à continuer dans ce sens. Et pourtant, en dépit de sa force, cette phase de
« renaissance » n’a été que momentanée et partielle, elle a été suivie (sinon accompagnée) de
phases où se sont affirmées des valeurs différentes, sinon opposées. Autant dire que « l’évolu-
tion » n’a rien eu de linéaire ni de progressif. Ce qui est remarquable dans l’histoire de l’art
médiéval, ce n’est pas seulement la suite indéniable des renaissances de l’héritage classique,
notamment au contact de Byzance, ce sont tout aussi bien leurs reculs ou leurs limites ; c’est
le fait que, en dépit de cette tradition, de son attrait et même de son autorité reconnue, une
autre tradition ait réussi à s’imposer au point de repousser la première ou de la maintenir en
retrait, ne lui permettant de s’affirmer que dans des conditions limitées et sous des formes
non pas reçues passivement, mais définies en fonction de cette conception différente de
l’image 22. C’est dire aussi qu’on ne saurait définir la périodisation de l’histoire de l’art
médiéval seulement en termes de renaissance de l’antique, comme si toute la positivité du
Histoire et théorie de l’art médiéval 45

processus historique s’y concentrait. Ce serait méconnaître au moins la moitié du problème,


à savoir les fécondes et incessantes renaissances de l’ornemental 23. Ce serait risquer d’ignorer
que la question de la « profondeur » elle-même doit être comprise non pas comme un apport
extérieur et une influence mécanique, mais de l’intérieur et en fonction des solutions
complexes savamment élaborées par l’art médiéval, sans préjuger rétrospectivement de la
solution perspectiviste de la Renaissance postmédiévale. Certes Pächt reconnaît que les apports
classiques devaient être assimilés par le Moyen Âge à sa manière. Mais on peut se demander
si, malgré tout, l’ombre de l’art classique et renaissant ne plane pas sur la position du problème
et n’induit pas des jugements de valeur (et de dévalorisation), même chez un historien de
l’art aussi sensible à la spécificité et à la qualité de l’enluminure médiévale. Que penser d’une
formule comme celle-ci : « chaque fois qu’ils [les motifs individuels de l’image] sont mis au
service de l’organisation bidimensionnelle de la page du livre, ils risquent d’être dégradés
(drohen sie… degradiert zu werden) en instruments d’un ordre abstrait » (p. 184) ? Pächt oublie
ici manifestement ce qu’il a dit sur « les bénéfices » de l’ordre ornemental. S’il privilégie,
dans la périodisation de l’histoire de l’art médiéval, les reviviscences de l’antique, c’est parce
qu’elles semblent maintenir cet art dans une situation de conflit dont la Renaissance sera
présentée comme la résolution. Il est hautement significatif des limites de ce type de
périodisation que dans son énumération des périodes et l’examen des phases principales de
l’enluminure médiévale n’entre pas l’art hispanique (« mozarabe ») des Xe et XIe siècles, un
art majeur pourtant, qui a certes bénéficié d’apports carolingiens, mais qu’on peut difficilement
considérer comme marqué par une renaissance de l’antique – un art dont Pächt a pourtant
évoqué avec précision un type de composition ornementale (« radiale ») dans un autre
chapitre (p. 161 sq.).
Il faut en venir finalement à la question fondamentale : est-il légitime de définir la
problématique de l’enluminure médiévale en termes de « surface » et de « profondeur », ainsi
que de conflit entre ces deux termes ? On ne saurait faire en tout cas comme si le sens visuel
des deux notions allait de soi et qu’on pouvait les appliquer simplement à l’art médiéval.
Rien ne garantit qu’elles correspondent à des phénomènes plastiques évidents dont les
exemples médiévaux n’offriraient que des différences de degré – un mélange quantitativement
variable (et conflictuel) – et non pas des formes et des combinaisons qualitativement spéci-
fiques. Il faut interroger l’art médiéval pour savoir quels modes de construction de l’image
46 La peinture à l’épreuve de l’histoire

correspondent à ces deux termes et s’ils impliquent un « conflit » entre eux appelant
nécessairement son dépassement. L’homonymie peut recouvrir des réalités fort différentes.
On partira des effets qui apparaissent plus particulièrement liés à la question de la surface
dans l’art médiéval. La pensée de Pächt s’appuie sur un double postulat. D’une part, il identifie,
comme on l’a vu, la surface du support, en l’occurrence la page, avec le champ (Feld) de l’image,
sous prétexte que le fond épouse cette surface. Nous ne reviendrons pas sur ce postulat qui ne
tient pas suffisamment compte de la différence entre le champ de la page et celui qu’instaure
l’image (dans la page). D’autre part, il passe de la platitude de l’une (la page) à la platitude
supposée de l’autre (l’image) ; il parle par exemple de « l’ordre fondé sur la bidimensionnalité
absolue, totale, de la page du livre » (p. 196 ; cf. aussi p. 184). On peut douter qu’existe un
tel ordre, du moins si la formule veut dire que l’image est réduite à une pure surface et qu’elle
a, elle-même, la bidimensionnalité stricte de la page. Bien des affirmations d’Otto Pächt
démentent une interprétation aussi extrême.
Pour clarifier la question, nous proposons de distinguer entre la platitude – comme celle
du support – et ce que nous appellerons la « planéité » de l’image, une planéité dont il faut
comprendre comment elle peut faire système, sans contradiction, avec un volume qui n’est
une profondeur qu’en un sens si particulier qu’il vaut sans doute mieux éviter le terme. Il
faut en effet distinguer l’arrière-plan, qui est impénétrable et fonctionne donc comme une
limite de l’image médiévale, des plans successifs auxquels viennent s’adosser les figures et les
objets. Outre le plan du « fond » (notion à manier avec précaution, car il s’agit souvent d’une
surface très active), plan sur lequel des figures peuvent se distribuer en hauteur, l’image
médiévale connaît les superpositions de plans en épaisseur. À ce sujet, Pächt parle très
justement d’« espace stratifié » 24. Pour décrire cette combinaison de plans, il vaut sans doute
mieux parler d’épaisseur plutôt que de profondeur entendue comme illusion métrique
(mesurable) de distance. L’épaisseur est caractérisée par le couple dessus/dessous, devant/
derrière, ou par l’idée de couches ou de strates. Entre leurs plans d’appui, dans l’épaisseur de
l’image, les objets figurés peuvent se déployer en volume rectiligne ou courbe. À importance
égale, les contours (ou une partie des contours) des éléments en retrait tendent à déborder
Fig. 4 ceux qui sont placés plus en avant. Par exemple, dans le groupe des Saintes Femmes au
tombeau, celle qui est derrière les deux autres est décalée vers le haut, ce qui ne veut pas dire
qu’elle est plus grande. De même, les volumes cubiques ou polyédriques diminuent souvent
Histoire et théorie de l’art médiéval 47

d’arrière en avant (on a appelé cela très improprement une « perspective inversée »). Dans les
deux cas, il s’agit de ne pas tronquer ou dissimuler dans la mesure du possible des contours
caractéristiques (comme dans une vision haptique qui voudrait saisir un maximum de plans
et d’arêtes d’un objet). Pour la même raison, et par un procédé complémentaire, on évite de
couper la silhouette des personnages principaux par des objets (des architectures, par exemple)
qui sont censés passer devant eux : ainsi on interrompt une colonne à la hauteur de la tête
d’un protagoniste important et on la fait continuer sous ses pieds, bien qu’il faille comprendre
qu’il est en retrait par rapport à elle – on n’a plus affaire alors à une stratification, mais à un
tressage des plans. Il peut certes se produire des raccourcis locaux (en « profondeur »), mais
ils n’ont pas de valeur métrique, faute de coordination entre eux et d’unification de l’ensemble
de l’image sous une telle notion (métrique). Il y a de la troisième dimension (avec des directions
divergentes) mais pas, à proprement parler, de tridimensionnalité, entendue comme construc-
tion illusionniste coordonnée. L’image médiévale n’est pas enfermée dans l’alternative du
bidimensionnel et du tridimensionnel 25. Quand les effets de profondeur en raccourci prendront
de l’importance à l’époque gothique, le problème pourra se poser de les unifier et de les
systématiser, sans qu’il y ait d’ailleurs là une loi à laquelle l’image devrait impérativement se
soumettre.
Nous entendrons par planéité de l’image médiévale, non pas le fait qu’elle se présente
comme une surface plane, mais qu’elle est travaillée avec insistance dans son épaisseur d’image
par la prégnance forte du plan. Il est important de souligner qu’il s’agit là d’un pôle fonda-
mental mais non exclusif de l’image médiévale. Cette prégnance est très variable d’une œuvre
à l’autre et, comme tout pôle, celui-ci n’existe que couplé ou en tension avec d’autres. Il
doit par exemple s’articuler avec un besoin renouvelé de plasticité qui se manifeste vers le
début du XIIe siècle. Cette planéité est à l’œuvre dans les différents plans figurés et localisés
dans l’image. Ceux-ci se distribuent entre un arrière-plan de fermeture et un avant-plan
frontal qui, en principe dans l’art roman et dans des périodes apparentées (antérieures), ne
peuvent être traversés – limites que l’art gothique commencera à remettre en cause. La
planéité dont il est question se manifeste aussi par tous les effets de frontalité, plus ou moins
prononcés, sensibles dans le rabattement partiel (vers un plan frontal) ou total (dans ce plan)
des surfaces supposées être obliques ou perpendiculaires par rapport à lui. Ainsi au sommet
du sépulcre dans la scène des Saintes Femmes au tombeau, le fronton triangulaire de la façade
48 La peinture à l’épreuve de l’histoire

et la face latérale du toit et de l’édicule sont presque alignés dans le même plan. Cette
frontalisation peut aller, par exemple, jusqu’à la représentation en un éclaté articulé dans les
quatre directions du plan autour d’un carré central des quatre murs de la Jérusalem céleste
(composition rayonnante) 26. Reprenant une expression anglaise, on pourrait dire que l’image
est self-contained : elle se contient dans son propre espace, indépendant de celui du spectateur.
Mais dans les limites de cet espace, la planéité permet à l’image de faire face aussi largement
que possible au spectateur comme pour lui imposer son caractère (prétendument) absolu ou
objectif 27.
La problématique de la planéité peut être étendue à la sculpture. Nous en dirons quelques
mots pour suggérer une généralisation de la notion. En sculpture, les limites peuvent être
pensées en termes de fond de taille et de front de taille, et elles enserrent ce qu’il faut appeler
(et penser comme) un volume plan d’inscription 28. Entre ces deux plans, la sculpture peut
développer d’autres plans, mais aussi les volumes les plus divers, entre bas-relief, mi-relief et
haut-relief. Elle admet par exemple une stratification des plis aplatis ou le bombement du
Fig. 5 volume. L’Isaïe de Souillac, contorsionné dans les limites d’un parallélépipède virtuel, fournirait
une illustration majeure de l’articulation de ces deux procédés. Ses draperies que soulignent
les minces sillons d’un plissé large, au lieu de tomber selon leur propre pesanteur, moulent
étroitement la rondeur plastique des membres et finissent en se plaquant largement contre le
fond dans un jeu de plis qui déploie dynamiquement le champ contre lequel elles s’appuient ;
elles contiennent donc vers le fond ce qu’en même temps elles mettent en fort relief par rapport
à lui. Le cou tendu se tord, la tête penche sur le côté, mais pas en avant, et les longues
mèches de la barbe et de la chevelure, tirant pour ainsi dire dans le sens contraire de la
tension de la tête, viennent également contenir la poitrine et les épaules (notamment celle qui
tend à se décoller du fond) dans leur éventail frontal. La multiplication des triangulations,
comme dirait Focillon, qui étire la figure vers les quatre côtés, tout en la tordant sur elle-même,
fait système avec ce qui la comprime dans son volume plan. Étirement, compression et même
torsion sur soi sont des opérations qui relèvent de la planéité et dont la conjugaison rend
sensible la prégnance. La volute du phylactère assujetti au fond se donne comme un enrou-
lement du plan sur lui-même. La figure est prise entre planéité et plasticité comme dans un
jeu de forces qui l’écartèle et la croise avec elle-même, qui tend à l’aplatir sans lui dénier le
relief, sans l’aplanir. La planéité s’articule avec une plasticité qui la rend sensible en lui donnant
Histoire et théorie de l’art médiéval 49

moyen de travailler et d’être travaillée sans être niée. C’est manifestement comme couple
opératoire fonctionnant en tension et non comme contradiction de termes en conflit qu’il
faut voir fonctionner ces deux termes.
On peut qualifier de virtuelle cette planéité dans la mesure où elle n’est pas localisable en
un endroit unique, mais constitue un principe d’attraction qui agit dans ou à travers l’épais-
seur de l’image et conduit à y produire des plans distincts ou des aplatissements. Elle est
particulièrement sensible dans le plan du fond (avec lequel elle ne doit pas être confondue),
puisque les autres plans, tout en se distinguant de celui-ci, s’y adossent et tendent donc à s’y
rapporter en dernier ressort, comme dans le cas de l’Isaïe de Souillac. Il ne s’agit pas ici
seulement de limites techniques, mais de procédés assumés symboliquement. La figure d’Isaïe,
prise dans le jeu de la planéité et de la plasticité, entend signifier qu’elle est possédée par une
force sacrée qui la dépasse. De même, la façon dont l’image est référée au plan aniconique
du fond par le jeu des plans intermédiaires est souvent une manière de la référer à un au-delà de
sa visibilité ou à la présence d’un invisible (on en examinera un autre exemple particulièrement
net dans le cas de la fig. 6). Le fond fonctionne alors comme une surface à la fois littérale,
opaque et symbolique. Tout n’est donc pas réduit à un plan unique, ni même à une simple
superposition de plans, mais tout tend à disposer d’un plan d’appui contre lequel il se plaque
et tout à la fois s’enlève. Avoir un plan d’applique pour une figure ne signifie donc pas
nécessairement qu’elle est plate. La planéité qui est à l’œuvre dans l’épaisseur de l’image
n’implique pas la platitude de l’image.
Au Moyen Âge, l’épaisseur de l’image avec ses effets de planéité ne peut fonctionner comme
un milieu autonome et homogène par rapport aux figures, comme un pur champ continu et
extensif dans lequel se situeraient et se mouvraient les objets. Ce n’est pas une « profondeur »
spatiale ni un contenant indépendant, c’est un « lieu » d’inhérence des figures (un locus) dont
la planéité marque qu’il les affecte. Les figures doivent montrer qu’elles se réfèrent à leurs
lieux ordonnés et y occupent une place et une taille définies hiérarchiquement, et non pas
d’une façon métrique et illusionniste par rapport au point de vue du spectateur. Dans cet
espace-lieu qualitatif, les effets de relief (« inversés » ou non) dont il a été question n’ont pas
seulement pour fonction de dénoter, souvent plus que de construire, le volume des objets ;
leur orientation linéaire participe aussi aux vecteurs dont les directions, à côté de celles des
gestes par exemple, définissent les tensions et les polarités de l’image. La direction d’un
50 La peinture à l’épreuve de l’histoire

accoudoir, d’un escabeau ou des lignes de quelque autre meuble ou d’un édifice, en pointant
un personnage ou en l’encadrant, souligne son geste ou le sens de l’action. Ainsi, dans une
représentation frontale de la Vierge à l’Enfant, le marchepied oblique placé sous les pieds de
la Vierge est dirigé vers la figure minuscule du moine en prière devant lui, tout en instaurant
un écart de plan entre le moine et la Majesté centrale 29. Le lieu est une affaire de mise en
ordre qualitative du monde : d’où l’importance, comme on l’a dit, d’être en haut, en bas ou au
centre, mais aussi d’être à la gauche d’un personnage ou à sa droite, devant ou derrière, plus
près ou plus éloigné du fond, d’être conjoint, proche ou séparé (par un compartimentage des
lieux, par exemple), d’être relié à distance (par la participation à un même rythme ornemental
ou à un même jeu coloré, par exemple) ou d’être entouré.
On ne rend pas suffisamment compte des modes de répartition des figures et, d’une manière
générale, de leurs rapports à la planéité en disant que l’image médiévale est construite sur un
mode conceptuel et qu’elle distribue les figures selon un « agencement abstrait » à la manière
d’une écriture couchée à plat sur la page (p. 184 et p. 27). L’image avec son ordonnance
ornementale a sa cohérence visuelle et symbolique même si elle est évidemment intriquée à
une pensée abstraite qu’elle soutient et qui la soutient. De l’abstraction, il y en a toujours, dans
tout ordre visuel. Comme nous l’avons suggéré, ce qui est en cause dans la planéité de l’image
médiévale, particulièrement dans le mode de rapport des figures au plan du fond comme
plan d’inscription ou de référence dernier, c’est l’appartenance ou la référence des figures au
lieu symbolique – sacré ou symboliquement supérieur – qui les qualifie. Et parmi ces lieux,
il y a la page sacrée comme lieu-support de l’image. Comme l’ornementalité à laquelle elle
participe, la planéité de l’image fonctionne doublement, mais irréductiblement, à la fois dans
l’image en tant que surface d’appui des figures et dans la page qu’elle orne et donc honore
en respectant sa surface.
Il faudrait analyser plus précisément les modes d’articulation des plans entre eux dans
l’épaisseur plane de l’image médiévale. La manière dont Pächt caractérise les différentes
étapes de l’évolution de l’enluminure apporte de nombreuses et riches indications sur cette
question. Parmi les modes d’articulation les plus importants, on notera le feuilletage des
plans (« espace stratifié » de Pächt, p. 185) autorisant que les « couches […] se recoupent en
partie » ; le tressage entre eux, qui détermine des torsions où le dessous est amené dessus et
inversement 30 ; le bombement qui articule le convexe et le concave comme un gonflement
Histoire et théorie de l’art médiéval 51

du plan (« la surface, à l’instar d’une membrane qui se bombe et qui se creuse, s’établit
comme le lieu de la représentation picturale », p. 181). On notera que la complémentarité
entre bombement et creusement, responsable d’importants effets de relief, exclut la sortie du
« lieu de la représentation picturale », autrement dit de ce que nous avons appelé le volume
plan d’inscription 31. Tout ce qui s’écarte d’un plan frontal, loin de contredire purement et
simplement la planéité, ou d’entrer en conflit avec elle, s’articule avec elle et lui donne occasion
d’affirmer sa prégnance 32. Ce qui fait la tension de la planéité, c’est son jeu contrôlé, mesuré,
avec ce qui tend à s’en écarter. La planéité contient mais n’annule pas l’écart.

Pour éclairer et approfondir ces considérations générales, nous analyserons en détail deux
exemples extraits de l’ouvrage de Pächt. Nous les prendrons dans le domaine de l’enluminure
anglaise à deux époques différentes. Le premier sera emprunté à l’art anglo-saxon du Xe siècle
qui a « joué un rôle moteur dans l’évolution de l’enluminure depuis l’époque carolingienne »
(p. 181). « Le processus » qui a caractérisé cette époque « consiste en une nouvelle distribution de
l’image. Au lieu de trouver son aplomb sur une ligne de sol, sous l’effet de la pesanteur
[comme dans l’image carolingienne inspirée de l’Antiquité], elle doit rechercher une pondé-
ration qui mette ses différentes parties en accord avec les relations d’équilibre d’un motif
décoratif de surface (Flächenmuster) » (p. 179). N’étant plus soumises à la gravitation, les figures
vont se répartir sur la surface de la page selon un autre principe – « l’accent principal se
déplaçant à mi-hauteur de la composition », et « le cadre n’[étant] plus une limite infranchis-
sable du champ pictural ». « La narration picturale est donc subordonnée à l’agencement
décoratif de la page du livre » (p. 183). Ce processus avait commencé avec l’enluminure
carolingienne mais il « fut mené à bien par l’enluminure anglo-saxonne des Xe et XIe siècles »
(p. 181).
L’un des exemples les plus remarquables qu’en donne Pächt figure les Saintes Femmes au
tombeau dans le Bénédictionnaire de l’archevêque Robert (Winchester, New Minster, vers 980) 33. Fig. 4
En dépit des remarques qu’il vient de faire et qui s’appliquent bien à cette image (la scène
est placée dans le champ sans ligne de sol…), Pächt écrit que « les gardes ne trouvent plus du
tout de place près du tombeau [comme dans une image antérieure de la même école] et
doivent se contenter de servir de tabourets aux autres personnages » (p. 184). Cette formule
n’est sûrement qu’une manière de parler, mais elle risque de réintroduire insidieusement
52 La peinture à l’épreuve de l’histoire

dans la lecture de l’image une problématique de la gravitation dont on vient de nous dire
judicieusement qu’elle ne la concerne pas. N’est-ce pas y projeter du même coup une incohé-
rence qui devra être levée 34 ? Entraîné dans cette voie, Pächt ajoute, toujours à propos de
cette image, que « les différents motifs individuels […] ont pu être répartis librement » et qu’ils
ne sont plus que « les instruments dégradés d’un ordre abstrait » (p. 184 ; cf. supra, p. 45). Nous
avons choisi d’analyser cette enluminure pour tenter de nous opposer à une telle affirmation.
Certes, les éléments sont largement juxtaposés et, par exemple, les boucliers sont placés à
côté des gardes endormis plutôt que combinés avec eux (ce sont les attributs qui les désignent
comme soldats en l’absence de tout autre équipement militaire). La scène est réduite au
minimum d’action et aux éléments essentiels – et encore, puisque le linceul qui figure souvent
dans ce thème en position importante a disparu. Et si nous ne connaissions pas l’histoire, il
serait difficile de comprendre les rapports entre les deux rangées de personnages, pour ne
rien dire du sens de la scène – mais n’en est-il pas souvent ainsi dans des arts plus naturalistes ?
L’image obéit néanmoins à une certaine logique visuelle réglant hiérarchiquement, autant
par la taille que par l’emplacement et la direction, la distribution des figures. Les gardes ne
sont pas couchés sous les pieds des autres personnages pour leur servir de support : ils sont
placés symboliquement plus bas et ils sont plus petits parce qu’ils sont inférieurs et qu’ils ont
un rôle secondaire (en relation avec le tombeau qu’ils ne dissimulent donc pas) 35. L’inclinaison
de leur corps, notamment en convergence vers le centre, fait écho à l’orientation des
personnages principaux au-dessus d’eux. Et si les figures principales sont placées « à mi-
hauteur de la composition », cela s’accorde avec leur importance. Entre l’ange et les Saintes
Femmes, la relation n’est pas de distance mais de connivence.
En ce qui concerne la planéité, la scène admet plusieurs plans, mais ils sont collés les uns
aux autres comme on le voit aux Saintes Femmes agglutinées. Elle offre un bel exemple de
plans entrelacés dans l’angle inférieur gauche : le garde endormi est coupé par la bordure,
comme s’il passait derrière, mais sa tête et son bouclier chevauchent la base du tombeau qui
est censée venir en avant de cette même bordure. La planéité est nettement visible aussi,
comme on l’a dit, dans l’alignement du fronton et du toit, de l’ouverture et du flanc du saint
sépulcre. La base oblique du monument – les deux moulures du bas – indique un relief, mais
d’une façon purement locale et très limitée. Elle est d’ailleurs prise dans l’intrication des
plans qu’on vient de souligner. Les trois rangées de pierres du petit muret qui la surmonte
Histoire et théorie de l’art médiéval 53

ne présentent pas d’angle et sont strictement frontales, tandis que, juste au-dessus, la base
oblique du tombeau sur lequel l’ange est assis suit encore une autre direction – peut-être
afin de distinguer entre le monument et le tombeau ? Il n’y a donc pas de coordination
spatiale en profondeur entre les obliques ni avec le muret, mais un jeu différencié de plans.
Le tombeau semble même venir en avant du bâtiment ; cette mise en relief correspond à
l’importance de l’ange et du tombeau. Le « fond » de parchemin visible entre les personnages
ne creuse pas vraiment l’arrière-plan en raison de la compacité de la composition et de sa
frontalité.
Mais pour comprendre vraiment « l’agencement décoratif de la page », il faut prendre en
compte le développement considérable que reçoit la bordure dans ce type d’images anglo-
saxonnes (école dite de Winchester). La surface qu’elle occupe ici est supérieure à celle du
centre. C’est d’ailleurs elle qui est nommée en priorité et avec emphase dans le poème latin
inscrit en lettres d’or au début d’un ouvrage de même style légèrement antérieur, le
Bénédictionnaire de saint Ethelwold (971-984) : « Il [l’abbé Ethelwold] commanda de faire dans
ce livre de nombreuses bordures [littéralement « entours »] richement ornées et remplies de
figures diverses décorées de belles couleurs [litt. « vermillons »] de diverses sortes et avec
de l’or » 36. Cette bordure est ici constituée d’une armature géométrique dorée formant une
sorte de treillis rigide sur lequel grimpe, en contraste, un exubérant et souple décor végétal, à
base d’acanthes, caractéristique de ce style. Aux quatre angles s’épanouit un énorme fleuron
à structure concentrique – un petit anneau inscrit dans un rhombe lui-même inscrit dans un
quadrilobe – où viennent s’entrecroiser les pousses feuillues qui en rayonnent comme des
rayons ; au centre des montants verticaux, c’est un anneau doré qui est associé aux éléments
végétaux.Toute cette bordure présente un remarquable exemple d’épaisseur tressée et bombée :
le feuillage enserre et enferme le plan de l’armature dorée de ses courbes renflées, concaves
et convexes (dont on notera la complémentarité). Toute la tension du plan est sensible dans
cette étreinte 37. Les six gros fleurons géométriques et végétaux sont des variations sur le
cruciforme (croix grecque, croix en X, croix végétale) dont l’intention symbolique paraît
indéniable car ce genre de traitement ornemental du cruciforme est très fréquent dans l’art
du haut Moyen Âge. De même, l’acanthe est un motif inspiré de l’art carolingien où elle
abonde, elle doit reprendre ici quelques-unes de ses connotations traditionnelles d’autorité,
de solennité, de célébration triomphale 38.
54 La peinture à l’épreuve de l’histoire

Mais l’important est dans la nature des liens qui unissent figures et bordure : elles forment
un continuum articulé. Non seulement les ailes de l’ange, messager de l’au-delà, chevauchent
la bordure, mais les axes selon lesquels sont couchés les soldats s’accordent avec les axes des
fleurons d’angle. Il y a aussi une certaine concordance entre les tailles et les grandes scansions
(verticale et horizontale) des motifs ornementaux de bordure et celles des personnages de la
scène principale. Cette mise à une échelle commune monumentalise encore davantage la
bordure et fait que les motifs deviennent eux-mêmes des manières d’acteur dans « l’image »
globale. Ainsi, le fleuron vertical situé derrière les Saintes Femmes fonctionne comme une
sorte de répondant ou de figure d’accompagnement ornemental de leur groupe. Mais
surtout il y a une très forte unité graphique, plastique et chromatique entre la bordure et
les figures. Elles présentent la même compacité ou densité figurale. Les couleurs sont les
mêmes, ainsi que leur mode de traitement. Les personnages ont un peu de consistance
corporelle, mais l’activité de l’ange tient autant au mouvement de son bras ou de ses ailes
qu’au graphisme nerveux de la draperie et au jeu de lignes sombres et claires qui court à sa
surface. Or ce jeu linéaire et chromatique, qui tient autant, sinon plus, de la modulation
ornementale que du modelé, s’observe aussi bien sur les figures que sur le feuillage. Cette
méthode procède de l’école carolingienne de Reims et est illustrée dans l’ouvrage de Pächt
par l’image de l’évangéliste Matthieu dans les évangiles d’Ebbon vers 816-835 (p. 177, fig. 184).
Pächt l’interprète comme une transcription médiévale, et donc un traitement non classique,
de « l’expressionnisme » et du luminisme atmosphérique de la peinture illusionniste antique
(p. 178). Et il a très bien relevé que ce procédé, qui est ici commun à l’image et à la bordure
expansive de l’enluminure anglo-saxonne « introduisait [déjà dans l’enluminure carolingienne]
une unité quasi ornementale dans l’ensemble » (p. 178). L’enjeu symbolique de cette ornemen-
talité généralisée de l’enluminure est clair. La richesse du décor a évidemment pour fin de
donner le ton en exaltant au plus haut point la pure beauté du sacré et sa vitalité éclatante –
associable ici au thème de la Résurrection –, un sacré qui s’annonce sous la double
métaphore traditionnelle de l’ordre géométrique et de l’épanouissement végétal (l’acanthe
est qualifiée de semper frondens par Isidore de Séville). En conjuguant indissolublement bordure
et image par un procédé d’ornementalisation unificateur qui assure la cohérence spécifiquement
visuelle de l’ensemble, l’enluminure associe dans une composition originale les dimensions
anthropomorphiques et non anthropomorphiques (transcendantes) du divin 39. Il s’agit
Histoire et théorie de l’art médiéval 55

naturellement d’exalter aussi la dignité de la page du livre liturgique et de son destinataire,


l’archevêque Robert. Aussi schématique – et abstraite, si l’on veut – que soit la scène proprement
dite, l’enluminure prise comme un tout constitue une composition visuellement et symboli-
quement très organisée et indissociable de la forte tonalité esthétique explicitement évoquée
dans le poème d’ouverture du Bénédictionnaire de saint Ethelwold.

La réorganisation de l’image qui intervient à l’époque romane (au XIIe siècle, après une
période où l’image romane est davantage ornementalisée) est caractérisée selon Pächt par la
tension nouvelle qui se manifeste, notamment dans l’enluminure anglaise, entre la frontalité
décorative de l’arrière-plan, qui se présente comme une surface colorée, et le déroulement
latéral de l’action qui ne serait plus soumise à des impératifs ornementaux. On citera ce
passage qui montre comment la problématique de Pächt sous-tend l’interprétation d’un
épisode important de l’évolution de l’enluminure : « Dans les illustrations qui montrent
vraiment des événements [et a fortiori dans les scènes hiératiques frontales], dans les scènes
qui sont censées raconter les épisodes d’une action, et qui sont donc transitoires, c’est la
stratification décorative de l’arrière-plan qui s’adresse d’une manière frontale au spectateur
(übernimmt es die dekorative Hintergründstäfelung, den frontalen Appell an den Beschauer zu bewerk-
stelligen) » (p. 188). Il en donne comme exemple une enluminure anglaise figurant le franchis-
sement d’un pont par un chariot transportant les reliques de saint Edmond (Vie de saint Fig. 6
Edmond, Bury Saint Edmunds, Suffolk, vers 1130) 40. Il caractérise ainsi cette image :
Alors que l’action se déroule de gauche à droite, la scène est orientée frontalement grâce au compartimentage
du champ pictural (Parzellierung des Bildfeldes). C’est la stratification de l’arrière-plan qui assure le décorum de la
scène, qui la rapporte à un ordre supérieur, transcendant, ce qui permet aux figures d’entrer dans la dynamique
interne de l’action et de respecter les demandes de la situation objective. Délivrées du souci du décorum et
du besoin de s’orienter selon le modèle d’organisation [décoratif] régie par la surface de la page (die Ausrichtung
auf das Muster der Buchfläche), les figures peuvent remplir leurs obligations scéniques dans une proportion qu’elles
n’avaient jamais connue jusque-là et s’adonner pleinement aux rôles qu’elles doivent jouer. Nous voyons que
l’action figurée et le mouvement se déroulent latéralement, mais nous avons en même temps le sentiment que
la composition s’adresse à nous d’une manière complètement frontale (der Komposition als ganzer frontal). (p. 188-189)

Il y a un certain flottement dans ce texte de Pächt qui dit à la fois que « la composition
[toute la composition ?] s’adresse à nous d’une manière complètement frontale » et que seul
56 La peinture à l’épreuve de l’histoire

l’arrière-plan comprend cette adresse frontale, tandis que l’action elle-même est délivrée de
sa référence au plan de la page. L’ambiguïté tient sans doute au fait qu’on peut distinguer
entre deux sens du mot « frontal ». Il se réfère habituellement à la face antérieure d’un objet
et, par exemple, concernerait ici le devant de la charrette – de ce point de vue la scène se
déroule bien latéralement. Mais « frontal » pourrait aussi renvoyer à une présentation de plein
champ (non oblique) d’une face notable d’un objet, fût-elle latérale, présentation qui
respecte la planéité de la représentation (comme c’est le cas pour le flanc de la charrette).
Examinons donc plus précisément les rapports entre planéité et plasticité, frontalité et latéralité
dans cette enluminure, en évitant, autant que possible, toute ambiguïté.
La compréhension de la scène, et notamment de la position au premier abord étrange de
la roue, suppose qu’on y reconnaisse un miracle tel qu’il est raconté par le texte. Ce récit
mérite d’autant plus d’être rapporté qu’il donne des indications spatiales très précises sur la
position du char. Mais leur prise en compte, absolument nécessaire à l’intelligence de la
scène, a posé un délicat problème de « profondeur » – en réalité de superposition des plans
en épaisseur – à l’enlumineur. L’histoire dit que le moine bénédictin Egelwinus reconduit
sur un chariot les reliques de saint Edmond à son monastère de Bury Saint Edmunds après
un voyage à Londres et qu’il est poursuivi par des pillards danois qui veulent s’en saisir 41.
L’équipage arrive à un pont qui a été partiellement détruit et qui est devenu trop étroit pour
que le chariot puisse passer ; d’autre part, l’eau est trop haute pour que la rivière soit
franchissable à gué. L’image a retenu le moment où le moine fait traverser le chariot, une
roue engagée sur le pont et l’autre dans le vide, sans qu’il bascule. Ce que le texte décrit ainsi :
« Si une roue roulait sur la surface (superficiem) du pont, l’autre traçait sa voie entre le ciel et
l’eau, à la même hauteur que sa compagne. Elle trouvait une solidité dans le vide (inveniebat
soliditatem in vacuum) ». L’image montre en outre le moine qui se retourne et s’émerveille
devant un tel spectacle. L’étrange position de la roue du premier plan commence donc à
s’expliquer dans l’image, mais l’enlumineur a dû inventer un artifice pour exprimer l’idée
du miracle. Seule une vue de la face avant de la charrette, et donc du devant du cheval, lui
aurait permis de montrer une roue engagée sur le pont brisé et l’autre à la fois au-dessus du
vide et à la même hauteur que la première. Une telle vue est exclue de cet art car elle
engagerait l’action et le mouvement dans une direction qui creuserait fortement le plan et
contredirait l’impénétrabilité du fond (ce qui en altérerait la nature). Elle imposerait aussi un
Histoire et théorie de l’art médiéval 57

raccourci dissimulant des formes particulièrement caractéristiques des figures, car, si la scène
était vue ainsi, la roue se réduirait à une bande et la bête de somme dissimulerait en partie le
chariot et son précieux chargement (mais ce genre de raccourci apparaît déjà dans l’art
gothique) 42. Une vue oblique est aussi exclue car elle imposerait des déformations aux
objets (roues elliptiques, par exemple) et qu’elle présenterait un aspect moins stable et moins
« objectif » que la vue retenue. La pleine latéralité est au contraire parfaitement accordée
avec la planéité, et ce qu’elle comporte de « frontalité » au deuxième sens du mot. La scène devait
se dérouler de profil non seulement, comme le dit Pächt, pour rendre sensible la direction
du déplacement, mais aussi pour que les aspects les plus signifiants des figures importantes
– à commencer par la roue miraculeuse – soit au maximum respectés. Et pour mettre en relief
l’aspect de la roue qui importe à l’action, les rayons de la seconde roue, en arrière-plan, ont
été entièrement élidés, ce qui posera la question du rapport entre les deux roues. Le spectateur
a ainsi une vue claire de la roue miraculeuse, du char et du sarcophage d’Edmond, sans
parler de l’attelage. Les huit rayons de la roue sont disposés (statiquement) de manière à
dessiner symboliquement un chrisme étoilé, et les huit segments du bandage soulignent cette
disposition 43, de même que la courbure de la roue répond à celle du sarcophage et des légers
motifs ondulés qui s’y dessinent. Le décorum de la scène ne se concentre donc pas seulement
sur l’arrière-plan, comme le dit Pächt, il est aussi dans la disposition des figures. Il ne s’agit pas
seulement de figurer le déroulement (latéral) d’une scène d’action, mais également d’opérer
une ostension du chariot sacré : c’est autant un char qui passe qu’un arrêt calculé sur image
pour que le char soit mis au mieux en valeur et que, comme l’arrière-plan, il « s’adresse à
nous d’une manière complètement frontale », pour reprendre les termes mêmes de Pächt.
Cependant la vue latérale offrait une difficulté : la superposition en épaisseur des plans
des deux roues, que cette vue supposait, risquait de dissimuler la suspension d’une roue dans
le vide puisque, d’après le récit du miracle, les roues sont censées être toutes les deux à la
hauteur du pont. Pour tourner la difficulté, l’enlumineur a choisi de ne pas placer la roue à la
hauteur du « sol » ou à la même hauteur que les sabots du cheval qui est censé « marcher » sur
le pont (mais qui n’y marche pas vraiment), il l’a fait passer plus bas que la bande anguleuse
figurant la « surface » du pont en dos d’âne – bande qu’on pourrait prendre peut-être aussi
pour un parapet ? Il a, par ailleurs, réduit la roue d’arrière-plan à un unique et très court
segment décentré sur la droite, ce qui lui permettait d’évoquer l’autre roue tout en le
58 La peinture à l’épreuve de l’histoire

dispensant d’envisager sa position très problématique par rapport à la « surface » du pont.


D’un point de vue perspectiviste ou naturaliste qui n’a ici aucun sens, la roue d’arrière-plan
devrait être dans l’axe exact de celle qui est à l’avant-plan et n’apparaître qu’à l’intérieur de
sa circonférence, ce qui en aurait affecté la forme parfaite ; le déboîtement latéral (l’étalement
sur le plan) des figures situées l’une derrière l’autre est un procédé familier de l’enluminure
romane. On a bien affaire ici, à propos des figures et pas seulement du fond, à un clair exemple
de planéité sous forme d’un feuilletage ou d’une stratification des plans qui se succèdent
dans une épaisseur soigneusement réglée : plan de la roue miraculeuse, flanc du char et du
sarcophage, tablier du pont entre les deux roues, panneaux d’arrière-plan, sans parler du front
d’eau où figurent des poissons en profil plat.
Une remarque sur la planéité de la roue miraculeuse et son rapport avec la couleur : on
observe que la surface de son anneau circulaire présente une série de bandes rose pourpre
qui vont du foncé au plus clair (jusqu’au blanc) ; il s’agit d’un jeu de couleurs dégradées, mais
de façon discontinue, entre le sombre et le clair. On retrouve partout au Moyen Âge cette
manière de peindre les figures, notamment les vêtements mais aussi les chairs, ou les objets.
Le procédé fait contraste avec les zones monochromes à l’arrière-plan. Ce serait une erreur de
croire, comme on pourrait être tenté de le penser, que ce jeu de couleurs doit nécessairement
être interprété comme une manière de rendre un volume qui tourne. L’enlumineur n’a
nullement voulu signifier que la périphérie de la roue était bombée ; elle n’est vue que
comme un plan. Tout comme la route (ou le parapet), qui présente le même aspect. Il n’y a
là aucune notion d’éclairage à partir d’une source de lumière, ni modelé, mais seulement
animation d’une surface par un jeu du clair et du sombre. C’est ce que prouvent les fréquentes
images médiévales de murs ou d’autres objets parfaitement plats et frontaux dont chaque pierre
présente ce même jeu d’alternance contrasté. On en voit un clair exemple dans le muret qui
Fig. 4 est à la base du tombeau du Christ dans l’enluminure citée du Bénédictionnaire. Théophile,
qui décrit avec beaucoup de soin l’ordre (ordo) dans lequel il faut dessiner les ombres et les
lumières (umbras et lumina) en traits minces (subtiles tractus), en allant progressivement des
unes aux autres par couleurs juxtaposées (colores juxtapositi), de plus en plus légères (levis et
levior), ne parle pas du tout à ce sujet de relief ou de choses semblables, mais seulement de
variété (varietas colorum) et d’ornement (ornatus). Se fondant sur un principe de contraste
lumineux ou chromatique d’application générale dans la peinture médiévale, Théophile
Histoire et théorie de l’art médiéval 59

précise que les couleurs juxtaposées doivent paraître discontinues (discretius) ; elles ne
forment donc pas un dégradé continu – sur ce point aussi l’art gothique commencera à
marquer un changement. Il oppose ces effets de modulation à l’uniformité du champ (campus)
quand il est coloré mais non peint ainsi 44. Tout cela correspond parfaitement à ce que nous
voyons massivement dans l’image médiévale, romane en particulier, et dans celle qui nous occupe
ici. Si l’on veut entrer dans le fonctionnement de ces images, il faut donc se débarrasser de
l’habitus perceptif invétéré qui nous fait voir dans un dégradé la figuration d’un volume.Toute
modulation colorée de la lumière et de l’ombre n’est pas au Moyen Âge un modelé. Cela
n’exclut pourtant pas que localement ces mêmes jeux du clair et du sombre puissent suggérer
un volume (ce que Théophile appelle une rotunditas), lorsque la forme de l’objet s’y prête 45.
Sur le flanc du sarcophage, les rangées d’ondulations peuvent suggérer la simple ornementation
d’un plan ou une série de moulurations en retrait.
L’arrière-plan, au-dessus du pont, est divisé en quatre panneaux bien distincts chromati-
quement et topographiquement. Dans celui du haut, qui est rouge, figure une bande céleste
horizontale, occupant toute la largeur et relativement étroite, exactement mesurée par la
main de Dieu bénissant qui la traverse et d’où partent les six rayons qui descendent jusque
sur la petite croix blanche au sommet du sarcophage. Par son format autant que par le
contraste de teinte et de clarté, cette zone se distingue nettement de celles qui se trouvent
au-dessous. La zone de l’action divine ici-bas est concrétisée par le compartiment vertical
bleu qui est encadré par deux compartiments verts, correspondant aux lieux et aux temps
précédents et suivants (lieu d’où vient le chariot et lieu où il va), qui sont hors de l’intervention
providentielle. L’ensemble de l’équipage chevauche ces trois lieux : l’étroite bande verte de
gauche n’est occupée que par l’arrière du char, la bande bleue, centrale, est la plus large, quant
à la bande verte de droite, elle est occupée par l’avant de l’équipage qui va sortir du danger.
On notera que la partie inférieure de la zone bleue (sous le coffre du char) est un peu plus
large que sa partie supérieure, pour couvrir toute la zone correspondant à la roue miraculeuse
et aux pattes arrière du cheval. Le découpage en trois (« temps ») des panneaux-écrans est
donc exactement congruent à la hiérarchie des composantes de la scène, mais aussi au
déroulement de l’action. Autrement dit, ce panneautage, qui exprime une frontalité statique
en accord avec l’ostension générale de la scène et la mise en avant de son aspect central,
devient ici également la traduction spatiale d’une temporalité virtuelle, d’une succession de
60 La peinture à l’épreuve de l’histoire

moments. Ce point mérite d’être souligné car le panneautage du fond n’a généralement pas
ce sens dans l’art roman, où il a plutôt une fonction d’encadrement ou de soulignement sans
valeur temporelle. Dans le cas qui nous occupe, la latéralité est certes frontalisée, mais la
frontalité est aussi dans une certaine mesure latéralisée. On a donc affaire à un remarquable
entrelacement de la frontalité et de la latéralité, des figures et du fond, du spatial et du
temporel, de l’ornementalité et de la narrativité.
Il n’est pas impossible que certaines connotations symboliques s’attachent, non pas aux
couleurs prises en elles-mêmes, mais à leur combinaison et à leur association à un contexte
figuratif. Par son emplacement, le bleu est quelquefois rattaché au domaine céleste et intervient
ici verticalement au milieu du vert qui, par contraste, peut renvoyer au terrestre. Quant au
rouge de la bande supérieure, il trouve des répondants à la hauteur de l’attelage puis du pont,
et cette couleur très dynamique est ainsi associée à la main divine et aux objets concernés
par l’action – la couleur la plus vive, un rouge orangé (lui aussi légèrement modulé), prenant
place au centre de l’image sur le char miraculeux dont le châssis est doré. L’association du
rouge, du bleu et de l’or – à l’exclusion notoire du vert – se retrouve dans la bordure.
Le pont et l’eau sont eux aussi traités comme des plans verticaux. L’eau, dont les flots
sont bleus (d’un bleu désaturé par rapport à celui du panneau vertical) et ondulés, est présentée
non pas comme une rivière qu’enjambe le pont – aucune arche n’est visible – mais comme
une zone dont la hauteur barre tout le bas de l’image et s’avère donc infranchissable pour le
char, ce que suggère la crue dont il est question dans le texte. Deux des poissons, dressés
verticalement, semblent réagir à l’événement.
Restent la bête de somme et le moine, qui ne sont pas traités en plans stratifiés et admettent
l’un et l’autre un certain relief, même s’il est réduit. Sous le poitrail du cheval, l’orangé est plus
foncé, ce qui donne une certaine rondeur (une rotunditas, dirait Théophile) à cette partie de son
corps, tandis que le reste des membres demeure strié de lignes claires et foncées dont seule la
courbure, par exemple sur l’encolure ou les flancs, pourrait évoquer quelque rondeur. Par
ailleurs, le cheval, ainsi que le moine et d’autres objets sont délinéés par un cerne noir bien
marqué, ce qui les transforme en silhouettes découpées et inscrites ou appuyées sur un plan. Mais
le vêtement du moine tombe sans apprêt, il n’est plus soumis aux jeux linéaires et chromatiques
fortement ornementaux (volutes, chevrons, striures, multiples retroussis, envolées, alternance
de couleurs et de clarté…) qu’on voit sur des figures d’une plus haute époque romane, jeux
Histoire et théorie de l’art médiéval 61

déjà visibles dans l’enluminure anglo-saxonne et qui se sont maintenus jusque dans certaines
formes de l’art roman tardif. Par ailleurs, le moine présente une posture complexe, en équilibre
fort subtil et donc sensible dans une certaine mesure à la gravitation, même si l’assise des pieds
demeure quelque peu indécise par rapport au « sol ». D’une part, cette posture s’inscrit dans
« la dynamique interne de l’action », car le moine a un pied engagé vers la sortie du pont, sa
crosse en tau est penchée dans cette direction et il conduit l’attelage d’une main ; mais en même
temps, il se retourne pour admirer la scène et se penche en arrière pour mieux la voir – il en
suspend de cette manière la progression, au point qu’il semble freiner le cheval. Quant au
cheval, ses pattes, dont trois ne reposent pas sur le pont, prouvent que sa figuration reste
soumise au principe de l’inscription littérale dans ou sur un plan, ce qui le soustrait à la
gravitation. De toutes les façons, la manière dont ces deux figures sont collées à l’arrière-plan
leur dérobe toute « profondeur » scénique et les réfère à la planéité générale laquelle s’avère
compatible avec leur plasticité relative et avec la figuration plus dynamique de l’action. Il est
vrai qu’on observe dans l’enluminure romane une « dramatisation nouvelle de la narration
picturale » dont l’inspiration vient de « l’enluminure byzantine de la même époque, qui est
l’héritière directe de l’art antique » (p. 189). Mais le narratif s’inscrit lui-même dans une rythmique
générale des couleurs qui est un principe coordinateur de l’image de nature ornementale. On
l’observe avec une particulière évidence dans la couleur orangée du cheval qui est complètement
dénaturalisée, mais qui s’accorde avec les tons et les valeurs du char, de la roue et du sarcophage.
Ce bloc chromatique entre en résonance avec la bande du ciel et celle du pont (dont les couleurs
deviennent parfaitement intelligibles d’un point de vue ornemental) et il est encadré par
la zone de fond bleu. Cette exigence rythmique a imposé un repentir dont la trace reste
bien visible : entre la caisse du char et le pont, le fond avait été primitivement peint en rouge
avant d’être repeint en bleu. Mais c’est toute l’image, prise verticalement et horizontalement,
qui joue non seulement des contrastes forts des couleurs ou des zones de couleurs apparentées,
mais aussi de l’alternance dynamique de zones plus claires à figures sombres avec des zones plus
sombres à figures claires. Théophile signalait expressément cet entrecroisement des couleurs
comme un procédé appartenant à l’ornatus picturae 46. La nouvelle narrativité de l’image qui tend
à affaiblir son ornementalité, du moins sous ses formes abstraites, au profit d’une plus grande
naturalité, s’avère donc faire système, sans conflit, avec une planéité et une chromaticité
ornementales qui servent de vecteur à l’intervention divine et à ses effets dans l’histoire.
62 La peinture à l’épreuve de l’histoire

En conclusion de ce passage, Pächt écrit : « Dans l’enluminure médiévale, chaque thème pictural
avait deux allégeances : il devait être tenu pour un élément de l’organisation de surface de la page
du livre et, en même temps, s’affirmer comme un acteur dans un scénario. À mesure que ce
scénario était soumis à un processus de spatialisation, il était inévitable que ces deux loyautés
entrent ouvertement en conflit. » (p. 191) On peut à la rigueur admettre ces observations, mais
moyennant certaines précautions. « Les deux allégeances » se sont longtemps combinées sans
conflit. La phrase suggère d’ailleurs que le conflit n’est pas originel et qu’il n’est donc pas « une
tendance permanente de l’évolution », comme l’annonçait le titre du chapitre considéré. De plus,
la planéité est dans l’image médiévale irréductible à une affaire d’« organisation de surface », c’est
un phénomène complexe qui admet une épaisseur diversement articulée (feuilletage, tressage,
panneautage…) et elle a su s’articuler en tension avec une plasticité relative et limitée que nous
avons préféré ne pas qualifier de profondeur pour éviter d’y projeter une spatialité d’une autre
nature. La planéité a joué aussi le rôle d’un « lieu » auquel l’image était référée comme à un au-
delà d’elle-même. Le dernier exemple étudié montre même que la planéité et l’ornementalité
ont su aller de pair avec la narrativité. À la problématique de la surface et de la profondeur,
souvent tributaire d’un modèle de spatialité non médiéval, nous avons donc préféré ici celle de
la planéité, de l’épaisseur et de la plasticité, pour tenter de penser de l’intérieur l’enluminure
médiévale, au moins jusqu’à la période romane. En principe, et sous réserve d’analyse, cette
problématique doit pouvoir être étendue à d’autres substrats artistiques, non seulement à ceux
dont le support est plat, comme la peinture murale, mais aussi à la sculpture, dans la mesure
où la planéité y apparaît compatible avec la mise en volume (comme il a été suggéré).
Le « conflit » entre les deux allégeances n’a pu se révéler comme tel qu’au moment où
s’est imposée une restructuration de la pensée de l’image. Les nouvelles valeurs spatiales
n’ont pas seulement représenté une conquête, mais également une perte et un renoncement
à des valeurs formelles et symboliques qui ne peuvent être jugées négativement qu’en les
soumettant à une évaluation qui leur est extérieure. C’est pourquoi, si les « bénéfices » d’une
ornementalité abstraite et des formes médiévales de la planéité ont diminué avec l’art de la
Renaissance, au profit d’une nouvelle ornementalité en accord avec des valeurs plus naturalistes,
on constate aussi que le sens de la planéité n’a pas disparu (il est encore fortement présent dans
l’art moderne), mais qu’il a dû trouver à s’accorder d’une certaine manière, sous des formes
inédites, avec les nouvelles formules spatiales. Ce serait là l’objet d’une autre démonstration.
• Le choix d’Erminie •
P o u r u n e t h é o r i e d u pay s a g e c l a s s i q u e

Giovanni Careri

Erminie parmi les bergers de Ludovico Carracci est un tableau dont nous savons tout ce que Fig. 7
l’histoire de l’art normalement désire savoir : le nom du peintre et du commanditaire, le sujet,
la date de l’exécution et de la livraison. Un « programme iconographique », rédigé par le
commanditaire, nous informe dans le détail de ses motivations et de ses attentes, ainsi que de son
interprétation du poème auquel le tableau se réfère. Une correspondance particulièrement
fournie éclaire d’autres aspects de la commande et nous fait connaître les réactions du
commanditaire à la livraison. Du point de vue de l’histoire de l’art, telle qu’elle est pratiquée
dans les catalogues d’exposition, c’est un tableau sur lequel il n’y a plus rien à dire, sauf à
suivre l’invitation d’Hubert Damisch : « y voir mieux, y regarder de plus près », ce qui signifie,
dans ce cas comme ailleurs, lui poser des questions d’une autre nature et autrement.
Erminie parmi les bergers a été commandité par monseigneur Giovanni Battista Agucchi
pendant le bref séjour de Ludovico Carracci à Rome, à la fin du printemps 1602 1. Le tableau
a été livré, alors que la peinture n’était pas encore sèche, le 3 mai 1603. Agucchi a exposé les
motivations de la commande dans huit lettres envoyées à Bologne au chanoine Bartolomeo
Dulcini, chargé de suivre la progression de la réalisation du tableau et d’informer Ludovico
sur le tempérament du monseigneur et notamment sur son inclination à la quiétude. Sans
être un portrait, le tableau est en effet censé correspondre au tempérament du commanditaire.
Il doit pouvoir exprimer son sentimento de l’existence et son désir de retraite de la vie agitée de
la cour. Le tableau sera d’ailleurs physiquement et symboliquement associé à une couverture
de dimensions identiques, qu’Agucchi a fait confectionner pour le couvrir et sur laquelle il a
fait inscrire son impresa, composée de la devise : In inquieto quies (« dans l’agitation du monde,
je demeure calme ») et de l’image d’un alcyon qui nidifie dans la mer en tempête. Cette
64 La peinture à l’épreuve de l’histoire

impresa a été perdue mais nous pouvons nous en faire une idée assez précise puisque la figure
de l’alcyon n’a pas été inventée par Agucchi et figurait déjà parmi les Emblèmes d’Alciat.
Dans sa recherche d’un sujet pour le tableau, approprié à l’expression de son sentimento,
Agucchi s’est arrêté sur un épisode de La Jérusalem délivrée du Tasse (1581) : Erminie parmi
les bergers 2. Princesse d’Antioche, Erminie est faite prisonnière par le chevalier chrétien
Tancrède dont elle tombe amoureuse. Elle retrouve ensuite sa liberté et se réfugie à
Jérusalem. Depuis une tour de la ville, elle assiste au combat de son bien-aimé avec le féroce
Argant et voit qu’au moment de l’interruption du duel Tancrède est grièvement blessé. Elle
décide alors de sortir de la ville assiégée dans la nuit pour lui porter secours, mais, surprise
par les gardes, elle prend la fuite. Conduite au hasard des errances nocturnes de son cheval
dans une forêt obscure, elle finit par trouver refuge aux abords d’un fleuve. À son réveil, elle
découvre un humble berger qui l’accueille chez lui. Un passage du discours que le berger
adresse à Erminie a attiré l’attention d’Agucchi qui le cite en entier dans l’une de ses lettres :
Il y eut un temps, quand l’homme en son jeune âge
a le plus d’illusions, où j’eus d’autres ambitions
et, méprisant la garde des troupeaux,
je m’enfuis de mon village natal
pour aller vivre quelque temps à Memphis, où dans le palais
le roi me prit à son service et,
bien qu’ayant la garde des jardins,
je pus voir et connaître l’iniquité des cours.
Mais flatté par une folle espérance,
je souffris longtemps ce qu’il y a de plus odieux ;
puis quand avec la fleur de l’âge
s’en furent allés l’espoir et la témérité,
je regrettai la paix de cette humble vie
et soupirant après ma tranquillité perdue,
je dis : « Ô cour, adieu ». Et retournant ainsi
à mes bois bien-aimés, j’ai coulé des jours heureux 3.

La condition choisie par le berger, celle d’une vie humble et pastorale, n’était certes pas
celle de monseigneur Agucchi – à l’époque majordome du cardinal nipote Pietro Aldobrandini –
Le choix d’Erminie 65

au sein de la cour romaine, où il soutient avoir été poussé contre sa volonté par la « violence
insensible » de la Fortune 4. La couverture et le tableau correspondent donc plus à l’élaboration
imaginaire d’un projet qu’à la célébration d’un choix déjà accompli. De cette condition
inchoative dérive le choix du moment à représenter, celui de la conversation entre Erminie
et le berger, comme aussi l’identification du monseigneur à Erminie, qui est en train de
définir son choix de vie, plutôt qu’au berger, qui l’a déjà accompli.
En vue de la relation que le tableau devait avoir à la fois avec le poème du Tasse, avec
l’impresa inscrite sur la couverture et avec son sentimento, il est intéressant de constater que le
commanditaire a nommé le programme iconographique qu’il adresse au peintre une « Impresa
pour peindre l’histoire d’Erminie ». Une impresa est en effet la représentation symbolique
d’une ligne de conduite constituée d’un motto (un bref texte) et d’une figura (une image) qui
s’interprètent mutuellement et désignent une entreprise à accomplir. On peut déduire de la
dénomination impropre du texte qu’entre le poème du Tasse et le tableau à venir doit
pouvoir s’établir une relation d’interprétation réciproque comparable à celle qui relie le motto
à la figura sur la couverture. Mais alors que l’impresa inscrite sur la couverture ne peut déployer
sa signification qu’à travers l’interprétation réciproque du mot écrit et de l’image, le tableau
peut intégrer dans sa forme propre l’interprétation du texte poétique auquel il se réfère.
« L’impresa pour peindre l’histoire d’Erminie » est un programme iconographique supposé
pouvoir suggérer au peintre la façon la plus appropriée d’exprimer autrement ce que l’impresa
inscrite sur la couverture dit déjà. Il faut donc s’attendre à un écart entre les deux, sans quoi le
dialogue entre la couverture et le tableau serait de l’ordre de la répétition et de la redondance.
Il faut en outre supposer que le dialogue entre tous les éléments de cet objet composite ne
porte pas seulement sur le contenu et sur la forme spécifique de chacun, mais aussi sur
« quelque chose d’autre » qui ne peut se dire autrement qu’à travers les échanges entre tous
les éléments (motto, figura et quadro). Ce « quelque chose », écrit Agucchi, est son sentimento, à
savoir un composé singulier de perceptions, d’affect et de pensée, qualifiant une appréhension
de soi-même et du monde, et un projet de changement de vie.
Le texte qu’Agucchi a préparé pour le peintre est un exercice de visualisation d’un texte
poétique assez unique en son genre, non seulement pour la précision de sa description, mais
aussi parce qu’il explicite les procédés formels par lesquels le tableau pourra interpréter le
poème du Tasse et rendre ainsi figurable le sentimento qu’il souhaite exprimer. De ce sentimento,
66 La peinture à l’épreuve de l’histoire

la correspondance et le programme iconographique donnent une description verbale en


termes de désir de retraite et de changement de vie. Mais Agucchi attend du montage de son
objet composite que ce désir « réel » soit rendu visible à travers la fiction de façon plus riche
et complexe. Il engage donc avec la poésie et la peinture une expérimentation imaginaire
dont il attend qu’elle donne à son sentimento de l’existence et à son projet de vie une forme
et un contenu qu’il ne peut formuler de façon satisfaisante autrement. Je veux suggérer par
là qu’Agucchi ne se contente pas de la forme codifiée de « L’impresa » qu’il a fait dessiner et
écrire sur la couverture, mais il croit, sans doute, que la relation entre la poésie et la peinture
pourra figurer de façon plus complexe et intense quelque chose dont il n’a que l’intuition 5.
Nous essaierons de voir quelle a été la part du tableau dans la configuration visuelle du
sentimento d’Agucchi. Une esquisse remarquablement précise de ce qu’il souhaite voir dans
la peinture est déjà présente dans l’image mentale enregistrée par écrit dans son programme
iconographique sous le mode d’un paysage qui devra représenter, au premier plan, la paisible
berge du fleuve Jourdan avec Erminie avec le berger et, au fond, « une lointaine perspective,
à l’extrémité de laquelle seront situés une armée et des châteaux, dans des lieux très éloignés ».
L’extension de la profondeur du tableau est conçue en fonction de l’éloignement du locus
amœnus du berger, situé au premier plan, du locus terribilis de la guerre d’où l’héroïne provient 6.
Se fondant sur le discours du berger que nous avons cité, Agucchi ajoute à la détermination
guerrière du locus terribilis, celle qui le définit comme le lieu de la cour.
Le lieu du choix de vie proposé à Erminie (et à Agucchi) par le berger est défini par
conséquence comme un lieu dont l’éloignement spatial signifie l’abandon d’une forme de
civilisation (la cour) et de la guerre qui y est intimement associée. Il n’est pas improbable
que le remarquable déploiement dans le paysage de ce dispositif de distanciation résulte d’une
transformation réalisée à partir des paysages d’Annibale Carracci et notamment du Paysage
exposé à la National Gallery de Londres. Dans ce tableau (1589-1590), une ville aux contours
évanescents apparaît dans le lointain, alors que le premier plan est occupé par une maison
rustique et par un bateau qui conduit un groupe de personnages des deux sexes vers la berge.
Sans entrer dans le détail de l’analyse de ce tableau, on observe qu’ici le locus amœnus du
premier plan est défini comme lieu du plaisir, éloigné de la ville et du contrôle de la vie
affective et sexuelle qui s’y exerce. L’aspect que prend la ville dans le lointain correspond assez
précisément à l’aspect souhaité pour le château et pour les armées du tableau imaginé par
Le choix d’Erminie 67

Agucchi : par leur distance, écrit-t-il, « ces choses devront paraître plutôt l’ombre des choses que
des figures ». L’image mentale d’Agucchi semble donc conserver le dispositif spatial et sémantique
de l’éloignement du paysage d’Annibale Carracci, mais en le chargeant d’autres valeurs.
Le deuxième élément important concerne la figure d’Erminie, qui devra être habillée en
chevalier, armée d’une cuirasse blanche éclatante, et dont les mains devront être très belles,
plutôt proches du sein, pour montrer qu’elle est plus prise par l’amour que par la guerre.
Non seulement elle devra apporter dans le locus amœnus les vestiges guerriers du locus terribilis
d’où elle provient (comme la cuirasse), mais amour et guerre devront s’affronter en elle, les
mains et la coiffure devront se battre avec l’armure. Le locus terribilis dont Erminie provient
acquiert donc une troisième détermination : comme dans le poème du Tasse, le lieu de la
guerre et de la cour est aussi le lieu de l’amour.
La correspondance avec Dulcini nous apprend qu’Agucchi avait rédigé « L’impresa pour
peindre l’histoire d’Erminie » pour un jeune peintre inexpérimenté qu’il avait hébergé chez
lui. D’après le monseigneur, la visite inattendue de Ludovico Carracci et sa proposition de se
charger de la commande enlevaient à son « programme » presque toute son utilité. Considérant
la culture et l’expérience du peintre bolonais, écrit-il, « il aurait suffi de lui indiquer le passage
du poème du Tasse ». Mais s’il a accepté de confier au jugement du peintre averti (al giudicio
dell’avveduto pittore) la représentation de son sentimento, il a aussi souhaité participer à ce travail
autant que possible.
Agucchi ne se trompait pas quant à l’autonomie de Ludovico Carracci. Il y a, en effet, de
telles différences entre « L’impresa » et le tableau, qu’elles justifient la surprise du commanditaire
qui, « dans son imagination », voyait la fable de façon assez différente en ce qui concerne la
plupart des éléments. Comme Agucchi l’avait laissé entendre, Ludovico était parfaitement
capable d’interpréter le poème du Tasse 7. Il a su aussi parfaire, enrichir et transformer les
dispositifs visuels suggérés par son commanditaire. Ainsi, au lieu de porter la main au sein,
comme le conseillait Agucchi, Erminie indique à sa gauche le lieu d’où elle vient, alors que
le berger – comme le suggérait Agucchi – indique à sa gauche ses enfants, exemples de la vie
pastorale qu’Erminie peut choisir d’imiter pour devenir à son tour sa « fille ». Au dispositif
du paysage où l’éloignement valorise l’axe de la profondeur du tableau, Ludovico a associé
un dispositif qui valorise l’axe horizontal du premier plan et qui le sémantise comme l’axe
du choix de vie. Il me semble ici adapter, à sa façon, le dispositif du type « choix d’Hercule »
68 La peinture à l’épreuve de l’histoire

tel qu’il a été mis au point par son cousin Annibale dans le « Camerino farnese » quelques
années auparavant 8.
Singulier mélange de Vénus et de Minerve, Erminie porte sur son corps les vestiges d’un
lieu où amour et guerre sont entremêlés de façon indissociable et d’où elle souhaite s’éloigner.
Ce mélange de valeurs contraires, dans lequel l’amour prédomine, est rendu par le travail
proprement pictural de Ludovico Carracci de façon infiniment plus subtile que par le geste
préconisé par Agucchi : porter la main au sein. La flexion du corps éclairé et fluidifié par les
plis de la tunique, l’exhibition des seins, soulignée par le dessin de l’armure, le mouvement
de la chevelure défaite, la nudité des avant-bras et des mains s’imposent sur la rigidité de la
cuirasse qui, en épousant le corps, n’oppose aux formes en mouvement qu’une faible résistance.
Le casque abandonné au sol montre qu’Erminie est décidée à quitter la guerre, mais sa vénusté
mobile en fait un agent et une victime des forces de l’amour, de sorte que le choix de vie
que le berger lui propose n’apparaît pas aisé à atteindre.
L’interprétation de Ludovico modifie et précise la définition de ce choix en le présentant
comme une conversion philosophique. La tête chenue du vieillard et sa tunique rassemblent,
en effet, les signes caractéristiques du philosophe antique. La conduite de vie proposée à la
jeune femme se précise en conséquence : elle apparaît comme proche de l’apatheia des Anciens
grecs. Le locus amœnus, pacifique, riant et isolé du texte programmatique d’Agucchi, devient
ainsi dans le tableau le lieu de la conversion à une « vie philosophique ».
À la réception du tableau, Agucchi juge l’Erminie de Ludovico « gracieuse » (leggiadra)
« au-delà de l’imaginable », ce qui indique qu’il reconnaît qu’entre son image mentale de
l’épisode du Tasse et le tableau du peintre il y a eu un enrichissement considérable. À propos
du vieillard, il écrit qu’il le voit comme « un Docteur habitué au commerce avec le Monde
et né pour persuader les autres », aspect qui lui apparaît « tout à fait approprié pour opérer
ce qu’il opère ». Le monseigneur a donc été capable de comprendre et d’apprécier la trans-
formation du berger en philosophe antique. Quant à la disparition de toute construction
civile ou regroupement militaire dans le fond du tableau, pourtant présents dans les dessins
préparatoires 9, la correspondance entre Agucchi et Dulcini nous informe que le commanditaire
les a fait enlever par le cousin du peintre, Annibale, ou peut-être par Ludovico lui même 10.
En agissant ainsi, Agucchi prétend ne pas craindre déplaire à Ludovico, étant donné qu’il
s’agit d’une « invention (capriccio) imaginée par lui même ».
Le choix d’Erminie 69

Il serait intéressant de commenter longuement cette initiative de correction en considérant


le partage de la position d’auteur que ce tableau et son histoire présentent de façon exemplaire 11,
mais nous ne nous arrêterons que sur les conséquences problématiques de cet effacement.
En effet, comme Agucchi l’écrit dans son « Impresa », la distanciation entre le locus amœnus et
le locus terribilis est fondamentale quant au sens symbolique (mistico) du tableau. Sans châteaux
et sans armées, le lointain qu’Erminie indique de sa main gauche perd toutes ses connotations,
ou, plus exactement, il ne conserve de sa terribilité que les signes courtois, amoureux et guerriers
que l’héroïne porte sur son corps.
J’aimerais avancer l’hypothèse que si l’effacement des « ombres des choses » du fond du
tableau neutralise en partie le lointain situé au point de fuite, il active en même temps un
autre lointain, symétrique et opposé : le point de vue, qui est le lieu du spectateur. Ce lieu, situé
hors du tableau, mais déterminé par sa construction, se trouverait ainsi défini, en conformité
avec le souhait d’Agucchi, comme le lieu de l’agitation de la cour dont il voudrait s’évader,
comme Erminie. Cette proposition d’interprétation voudrait montrer qu’à la demande
d’Agucchi, Annibale ou Ludovico a opéré sur le paysage de la même manière que lui-même
avait opéré sur le geste d’Erminie, substituant à la solution anecdotique suggérée par le
« programme iconographique » initial, une solution picturale infiniment plus riche et subtile.
Si l’on accepte la logique de mon hypothèse, on constate que l’effacement engendre
d’importantes conséquences. En effet, alors que l’armée et les incendies peints sur le fond
auraient situé le locus terribilis dans l’espace et dans le temps du poème, leur absence le situe
dans l’espace et dans le temps de la vie actuelle du spectateur. Il le caractérise comme le locus
de la vie du courtisan, celui d’une existence dominée par les coups imprévisibles de la fortune
et l’empire des passions.
Affirmer que la place du spectateur est investie des valeurs du « lointain » pourrait sembler
quelque peu forcé – bien que cohérent par rapport au contenu de « L’impresa » –, si, quelques
années plus tard, le Guerchin n’avait pas rendu cette assignation tout à fait explicite. Dans
son tableau, en effet, le berger pointe du doigt le spectateur. Je reviendrai sur ce geste et sur Fig. 8
les implications théoriques d’une démarche anachronique – souvent pratiquée par Hubert
Damisch – qui consiste à interpréter les virtualités d’une œuvre à partir des solutions produites
par une œuvre postérieure 12. Auparavant, j’aimerais relever un autre enrichissement notable
du programme iconographique d’Agucchi concernant la composition du « pays » et sa
70 La peinture à l’épreuve de l’histoire

définition chromatique. Alors qu’Agucchi produit une longue liste de plantes exotiques et
domestiques susceptibles de se trouver près des berges du Jourdan, Ludovico peint un
paysage presque monochrome d’où se détachent la bande éclairée du fleuve et le personnage
d’Erminie. Par les couleurs brunes de son incarnat et de sa tunique, le berger montre son
appartenance à la terre, incarnant ainsi chromatiquement le choix philosophique de la vie à
l’état de nature qu’il propose à Erminie. Le paysage de Ludovico est enveloppant et obscur ;
le fleuve, les plantes et les accidents du terrain ne sont pas soumis à une composition archi-
tecturale simple. Ils semblent contredire le souhait d’un « arrangement rationnel des sites et
des distances » avancé par Agucchi. Par son mélange subtil entre la « forêt obscure » aux
fortes résonances dantesques qu’Erminie vient de traverser et le lieu de paix, près du fleuve,
le tableau inscrit dans le paysage même l’inaccomplissement du parcours spirituel et moral
d’Erminie. En conformité avec la dimension inchoative de « L’impresa » d’Agucchi, son
choix n’est pas encore fait, son inclusion dans le paysage la montre encore soumise à
l’emprise des forces de la nature et des passions. Ce qui implique qu’elle ne pourra pas se
défaire facilement de son appartenance à la nature, au monde et à l’histoire. Le poème du
Tasse insiste d’ailleurs fortement sur cette tension : habillée en bergère, Erminie gardera dans
ses gestes la grâce princière de son état aristocratique (de son appartenance à la civilisation de
cour) ; occupée par ses humbles travaux, elle ne parviendra jamais à se défaire de l’image de son
bien-aimé (de son appartenance au monde dominé par les passions) 13.
Dans son dialogue avec le texte de « L’impresa pour peindre l’histoire d’Erminie », le
tableau rend visible toute la difficulté de l’entreprise, il manifeste les « principes de réalité »
naturels et humains qui s’y opposent. Le lieu sans passions et hors de l’histoire incarné par le
berger-philosophe – lieu de la nature et lieu de la philosophie antique – ne peut être atteint
qu’au prix d’une difficile conversion. Il semblerait que monseigneur Agucchi ait réussi, du
moins en partie, à réaliser son projet, puisqu’à la mort du pape Clément VIII en 1605, il a pu
se retirer de la vie publique pour se consacrer aux études jusqu’en 1615 14. Nous ne pouvons
pas savoir dans quelle mesure le tableau de Ludovico a pu rendre plus intense et plus précis
le sentimento qu’Agucchi avait de sa condition existentielle actuelle et de son projet de chan-
gement de vie. Nous pouvons en revanche relever les écarts entre la lecture de l’épisode du
Tasse proposée en peinture par Ludovico et l’impresa inscrite sur la couverture. Alors que
cette dernière présuppose l’identification symbolique du monseigneur à l’alcyon, le tableau
Le choix d’Erminie 71

lui demande des opérations projectives à la fois plus complexes et plus « réelles », puisqu’il le
montre « en Erminie amoureuse », lui présente son choix sous les auspices de la philosophie
antique et ne cache pas la difficulté de l’entreprise. À travers une interprétation poussée du
poème du Tasse, le tableau de Ludovico donne figure à ce que la logique simplifiée de
l’impresa ne peut pas montrer. Il le fait en mobilisant ce que la peinture seulement peut faire :
montrer quelque chose de visible, mais aussi les conditions de cette visibilité ; faire voir la
conversation entre les deux protagonistes, mais aussi les dispositifs topologiques (axes et
inclusions) qui lui permettent d’exprimer le sens de cette conversation. Il le fait par conden-
sation de la fable moderne avec les fables antiques : le berger est aussi le philosophe, l’héroïne
est à la fois Erminie,Vénus et Minerve… Il le fait en laissant coexister dans la simultanéité le
mélange des valeurs contraires qui caractérise l’expérience humaine : amour, guerre ;
courtoisie, apatheia. Il le fait en faisant appel à l’œil, à sa capacité et à sa difficulté de s’orienter
dans un paysage obscur et complexe, à son aptitude à comprendre le lien substantiel qui lie
l’incarnat du berger, la terre et la philosophie antique. Il le fait, enfin, en opposant au désir
exprimé par le motto et par la figura qui l’accompagne les images des forces qui y résistent :
l’impensé de l’interprétation de l’épisode du Tasse tel qu’Agucchi le conçoit 15. En faisant
cela le tableau de Ludovico ne rejette pas le projet du commanditaire, il lui offre la possibilité
de mieux le ressentir et de mieux le comprendre, il lui propose une expérience fictionnelle
plus proche du « réel » que son impresa.
Est-il possible de se soustraire au temps de l’histoire, régi par la violence destructrice de
la guerre à mort et par l’action incontrôlée et disloquante d’Éros ? Est-il possible de sublimer la
passion amoureuse à travers la philosophie ? Est-il possible que cette sublimation prenne
forme dans un retour à la condition de « fils » et donc par le biais d’un mouvement affectif
régressif ? Les variations introduites par la longue série de tableaux qui ont voulu répondre
au « chef-d’œuvre » de Ludovico Carracci montrent que celles-ci sont les questions qu’il a
posées en peinture, allant bien au-delà des intentions explicites du commanditaire et ouvrant
ainsi un dialogue plus large qui a duré plus qu’un demi-siècle 16.
Nous nous limiterons à quelques cas exemplaires. La première réponse connue au tableau
de Ludovico est attribuée au Dominiquin, très probablement le « jeune peintre inexpérimenté »
auquel Ludovico avait enlevé la commande 17. Le tableau est sensiblement plus proche du
programme iconographique d’Agucchi, il représente un moment antérieur de l’épisode,
72 La peinture à l’épreuve de l’histoire

celui de l’épouvante du berger et de ses enfants à la vue des armes d’Erminie. Le père rassure
ses fils, alors qu’Erminie le rassure à son tour de ses intentions pacifiques. La transformation
du paysage révèle, par contraste, l’obscurité confuse du paysage de Ludovico ; à la forêt
qu’Erminie avait traversée « sans conseil et sans guide », telle que Ludovico l’a peinte,
Dominiquin a substitué un paysage architecturé par la disposition des grands arbres, éclairé
et dominé par une Erminie moins subtilement « leggiadra » que celle de Ludovico mais
également porteuse des signes de la guerre et de l’amour. Dans ce tableau, le rapport des
figures au paysage est inversé. Héroïsés par leur taille, le berger et Erminie ne sont plus
contenus dans le paysage, mais, au contraire, l’incluent dans l’espace qu’ils délimitent par leur
taille. Cette transformation d’ordre topologique extrait les figures de leur appartenance au
paysage et de leur subordination au monde naturel, et les met en position de le dominer. Du
point de vue du choix d’Erminie, cela implique une moindre soumission aux impulsions
(naturelles) de la vie affective et, par conséquent, un choix plus facile.
Le tableau de Sisto Badalocchio, un élève d’Annibale Carracci, est une reprise de celui
du Dominiquin 18. L’aspect martial d’Erminie valorise sa maîtrise d’elle-même et estompe le
contraste et le mélange d’amour et de guerre qui caractérise l’héroïne de Ludovico. Au fond
du tableau, la silhouette d’un château resitue le locus terribilis dans l’espace-temps de la fiction
du poème, réduisant ainsi la force de la sollicitation adressée au spectateur. Quelques années
Fig. 9 après ce tableau, daté de 1616-1617, un deuxième tableau du Dominiquin parachève la
transformation entamée dans sa première version du même sujet. On retrouve le rapport
entre les figures et le paysage préconisé par Agucchi et déjà proposé par Ludovico, avec de
petits personnages disposés devant une vue immense, lumineuse et fortement architecturée.
Réagissant à l’arrivée d’une Erminie moins statique que celle de Badalocchio, mais assez
martiale, le berger philosophe exprime surprise et assurance, par la coordination de ses
gestes, il « démultiplie les affects dans l’action » selon les paroles de Bellori au sujet d’un
tableau de Poussin 19. Dans ce processus de modération des affects s’exprime l’harmonisation
entre Erminie et le monde du berger. La descente des eaux du fleuve à travers une série de
barrages rocheux de moins en moins élevés semble accompagner le processus d’apaisement
figuré par les gestes du berger. Comme déjà dans le tableau de Ludovico, l’antique est
présenté en tant que lieu philosophique de la modération des affects, mais à la différence
qu’ici, de même que chez Badalocchio, peu d’obstacles semblent s’opposer à la conversion
Le choix d’Erminie 73

philosophique : l’antique est devenu un modèle que l’on peut imiter, plutôt que le lieu
d’une difficile épreuve.
Face à ces choix interprétatifs, des solutions diamétralement opposées se présentent. Ainsi,
le tableau du Guerchin, datant lui aussi des années 1620, produit un écart très fort, une Fig. 8
variation polémique « réaliste » qui transforme presque tous les paramètres. Le vieillard n’a
plus le decorum ni la tunique d’un philosophe antique, mais ceux d’un pauvre berger. La
distance entre les deux figures, espace destiné à figurer à la fois l’écart hiérarchique entre la
princesse et le berger et le parcours du choix, est annulée. Loin de son aspect idéalisé à
l’antique, Erminie a acquis les traits singuliers d’une « vraie femme ». Le paysage est en
grande partie fermé par l’humble cabane du vieillard. Le geste du berger, en réponse à celui
d’Erminie qui exprime le désir de quitter les armes, est difficile à interpréter. Si, selon la
tradition textuelle et iconographique que nous avons évoquée, il indique ses enfants, nous
devons en conclure que le spectateur occupe le locus amœnus.
Ce tableau était destiné au duc de Mantoue, Ferdinand de Gonzague, et était exposé
dans son palais. L’humble pauvreté de la cabane du berger devait donc être accentuée par le
luxe de la demeure princière. Faisant foi des témoignages sur les fêtes ducales à Mantoue,
nous pouvons cependant imaginer le duc et ses courtisans déguisés en bergers, ce qui attribue
alors au lieu indiqué par le vieillard une valeur double et ambiguë : c’est le locus amœnus où
se trouvent ses enfants, mais également le locus terribilis de la vie courtisane. Par ce geste, qui
sollicite directement le spectateur et rend visible le transport du lointain du point de fuite au
point de vue qui demeurait implicite dans le tableau de Ludovico, le Guerchin concentre à
un seul endroit le refuge et le lieu que l’on fuit. Il n’y donc pas de voie d’issue au monde.
Erminie peut jouir du réconfort d’une figure paternelle, d’un « père de famille » qui pourrait
cependant se révéler, comme dans le dialogue philosophique du Tasse qui porte ce titre 20,
une doublure du duc de Mantoue.
Le démenti le plus radical aux positions exposées par Badalocchio et par le Dominiquin
vient du tableau de Giovanni Lanfranco, daté des années 1635-1640, où une Erminie Fig. 10
passionnée effraie un berger qui n’a plus rien du philosophe antique. L’habit extraordinaire
de l’héroïne représente une figure en transformation, une sorte de papillon qui se libère de
sa chrysalide. Les plis dressés de son étrange jupe marquent la fin de toute modération des
affects ; ils impliquent une conclusion radicalement négative du projet idéal inauguré par
74 La peinture à l’épreuve de l’histoire

Agucchi et Lanfranco et transformé en modèle classiciste par Badalocchio et le Dominiquin.


Et in Arcadia Ego : la passion amoureuse ne se tait pas, même chez le berger. La figure en
mouvement d’Erminie porte dans le locus amœnus les traces de sa fuite précipitée, et avec elles
l’expression de son appartenance à un monde dominé par les coups imprévisibles de la Fortune
et par l’impulsion incontrôlable des passions. Nous avons affaire à une autre philosophie de
l’histoire, à une position qui exclut toute fuite du monde et qui assume l’historicité de l’homme,
son « être jeté » dans la vie.
Le berger de Lanfranco n’a aucun enseignement de philosophie antique à délivrer, tout
comme le berger de Bernardo Cavallino (1650) 21, qui détourne à peine son regard du travail
qui l’occupe, indifférent à l’apparition d’une Erminie vraiment « peregrina », créature errante,
arrivée par hasard dans un lieu qui n’a plus rien d’amène 22. Mais déjà dans les années 1640,
Salvator Rosa avait implicitement renversé la devise d’Agucchi : In inquieto quies devient In
quiete inquies ; l’Arcadie non seulement ne peut offrir aucun refuge, mais elle devient le lieu
dans lequel l’absence de l’aimé intensifie la passion amoureuse. Erminie inscrit sur l’écorce d’un
arbre le nom de Tancrède, dérisoire substitut de son corps, support puissant de l’intensification
fantasmatique du désir.
• E s pa c e e t pa r a d o x e à S c h i f a n o i a 1 •

Philippe Morel

S’il est un décor de la Renaissance italienne qui non seulement résiste à l’interprétation,
mais tend également des pièges à l’observateur en le trompant ou en le déroutant à tous les
niveaux d’approche qu’il peut tenter d’engager pour chercher à y mieux voir, c’est bien
celui du palais Schifanoia à Ferrare. Les historiens de l’art n’ont pas cessé – surtout depuis
l’étude inaugurale d’Aby Warburg – d’y regarder de plus près afin de comprendre cet ensemble
monumental, mais ce fut toujours pour se laisser enfermer dans une lecture fragmentée de
ces peintures, dont les registres superposés ne se prêtent pas aisément à une vision intégrée
de l’ensemble. Je ne prétends pas, en cette circonstance, résoudre la question éminemment
complexe d’une analyse synthétique et générale du décor. Seule une longue étude entièrement
consacrée au salon de Schifanoia pourrait permettre d’envisager un tel projet quoi qu’il en soit
fort problématique. Mon propos sera bien plus modeste car il se limitera à certains aspects du
registre inférieur, pour en dégager la singularité et notamment la conception paradoxale.
Rappelons brièvement que les peintures murales du grand salon construit dans les années
1460 au sein de ce palais citadin de la famille d’Este furent certainement exécutées entre 1469
et 1470 par plusieurs artistes ferrarais, le plus célèbre d’entre eux étant Francesco del Cossa,
qu’accompagnait déjà le plus jeune, mais non moins talentueux, Ercole de’ Roberti. Il est
moins sûr, en revanche, que leur aîné Cosmè Tura ait participé au chantier en concevant
l’ensemble du décor dans ses grandes lignes, et l’on peut affirmer qu’il n’est pas intervenu
dans l’exécution de ces peintures, engagé qu’il était sur un autre chantier commandé par le
même prince, Borso d’Este, alors marquis de Ferrare et duc de Modène et Reggio Emilia.
Le décor affiche une certaine modernité en raison du système architectural feint qui
encadre l’ensemble des scènes inférieures : les piliers corinthiens sont figurés en perspective
selon un point de vue central situé face à chacune des parois. Outre les côtés des piliers, de
76 La peinture à l’épreuve de l’histoire

minces rubans censés retenir des plaques en marbre aujourd’hui vides d’inscriptions viennent
suggérer cette impression de profondeur et de percée dans la surface réelle de la paroi. Le
détail de la construction témoigne, sur le mur septentrional, d’un certain manque de rigueur,
les pilastres latéraux étant présentés de manière insuffisamment différenciée en dépit de leur
éloignement variable par rapport au milieu de la paroi.
À cette mise en place d’un dispositif illusionniste tout à fait commun dans la peinture du
Quattrocento, s’ajoutent des éléments en trompe-l’œil parfois très discrets, distribués sur le
rebord du stylobate ou muret sur lequel se dressent les grands piliers. La fonction transitive
de ce rebord également vu en profondeur est soulignée par la figure d’un fauconnier qui s’y
trouve assis avec les jambes pendant du côté du spectateur. D’autres détails plus infimes
participent au même effet : un bâton, un oiseau et un modillon qui, posés sur le rebord,
semblent appartenir simultanément aux deux espaces. En outre, dans les travées dominées
Fig. 11 par les signes zodiacaux du Bélier et du Lion, la croupe ou le poitrail d’un cheval sont placés
en avant-plan contre le rebord du muret et sont pour ainsi dire sectionnés par celui-ci. C’est
là une variante de la figura in abysso en usage dans la peinture florentine contemporaine (mais
déjà exploitée par Mantegna), qui préfigure certains détails de la prédelle racontant la vie de
saint Vincent Ferrier, exécutée quelques années plus tard par Ercole de’ Roberti sous la
direction de Francesco del Cossa. Elle induit un effet de proximité manifeste, bien qu’un peu
incertain quant au niveau du sol dans son rapport avec le rebord architectural : ils semblent
d’ordinaire coïncider quasiment bord contre bord, mais ces chevaux laissent imaginer une
forte rupture de niveau qui peut s’expliquer, dans le cas de la travée du Bélier, par la présence
d’une mare où nagent des canards eux aussi collés contre le rebord du muret. En revanche,
Fig. 12 le cheval et son cavalier qui viennent dans notre direction au bas de la travée du Lion sont
plus difficiles à situer dans leur position spatiale, ne serait-ce qu’en raison des sabots du
cheval, plus à droite, qui semblent également rapprochés du rebord, alors que l’animal est
placé nettement plus haut.
Faut-il voir dans ce dernier cas une légère maladresse de la part d’un artiste qui n’avait
certainement pas le talent d’un Francesco del Cossa ? C’est encore trop tôt pour l’affirmer.
Le système perspectif inhérent au dessin des grands édicules qui marquent de leur présence
chacune des scènes inférieures n’est lui-même cohérent qu’en apparence. Les lignes de fuite
définies par les architraves et autres éléments architecturaux censément perpendiculaires à la
Espace et paradoxe à Schifanoia 77

surface de la représentation convergent bien vers un même point dans la grande majorité
des cas – l’exemple le plus éloquent concerne une travée non zodiacale à droite de celle des
Poissons –, mais on peut déjà noter que le positionnement du point de fuite varie selon les
travées : il peut se trouver sur l’axe central de la composition (Taureau, Lion, Vierge), être
décalé par rapport à cet axe (Bélier), correspondre à l’axe central d’un bâtiment placé sur le
côté de la scène (Balance) ou être renvoyé hors de la surface peinte (Cancer). Comme on
l’observe régulièrement dans la peinture contemporaine, chaque bâtiment peut être construit
selon son propre point de fuite (Vierge), surtout si les édifices relèvent de plans très éloignés
(Bélier, Cancer), mais le phénomène inverse est en revanche beaucoup plus singulier avec
des édifices reliés par un même système perspectif alors qu’ils sont non seulement disjoints
par la différence des plans, mais également étrangers en raison d’une nette fragmentation de
l’espace. Bien loin de s’inscrire dans un propos, sinon véritablement illusionniste, tout du
moins géométriquement cohérent, la perspective est donc exploitée avec autant d’arbitraire
que d’irrégularité. Là encore l’inégalité des compétences artistiques et les défauts possibles
de coordination du chantier nous livrent une explication facile qui préserverait l’idée d’une
modernité globale des images.
Le style architectural des édifices peut plaider dans ce sens, puisque s’ils ne sont pas réels, ils
n’en sont pas moins tout à fait vraisemblables et affichent même une actualité architecturale
qui doit nous rappeler qu’Alberti et Piero della Francesca sont passés par Ferrare une vingtaine
d’années plus tôt. De surcroît, les vues urbaines propres aux travées non zodiacales (elles sont
au nombre de sept, réparties entre les parois nord et sud, mais sont toutes fort mal conservées)
témoignent quant à elles d’un caractère probablement topographique avec des vues de la
place de la cathédrale, de la place aux herbes et de l’une des portes de la ville de Ferrare.Vérité
topographique qui se doublerait d’allusions historiques grâce à la représentation d’un défilé
et d’une cérémonie d’investiture, ainsi que de deux tournois organisés en des circonstances
particulières du règne de Borso d’Este. Ces allusions « topiques » s’affirment jusque dans les
scènes inférieures des travées principales organisées autour des signes du zodiaque. Il n’est pas
difficile d’y reconnaître le portrait de Borso qui apparaît généralement trois fois dans chaque
scène où il est constamment entouré de membres de sa cour, avec autant de portraits
virtuellement identifiables, mais difficilement reconnaissables dans l’état actuel de nos
connaissances, à l’exception du bouffon Scopola, de l’humaniste Guarino da Verona, du
78 La peinture à l’épreuve de l’histoire

courtisan Teofilo Calcagnini et des proches parents du duc, en particulier ses demi-frères.
Par ailleurs, différents personnages font office d’admoniteurs en nous fixant du regard.
Dispositifs illusionnistes, portraits du prince et de ses contemporains, allusions historiques,
vues topographiques : nous avons là tous les ingrédients utiles au développement d’une
lecture encomiastique des scènes principales mises en évidence dans toute leur actualité. Le
registre inférieur des travées zodiacales a été en effet généralement perçu comme une repré-
sentation à la fois réaliste et allégorique du prince et de son État, une glorification de son
bon gouvernement. Lorsqu’on ne le voit pas en train de chasser, il semble délivrer la justice,
faire preuve de libéralité, recevoir une supplique, s’entretenir avec un proche ou accueillir
un ambassadeur, mais aucun de ces épisodes ne devrait se rapporter à un événement spécifique.
On a plutôt affaire à une image idéalisée de la vie du prince avec des situations typiques
scandées par un diptyque juxtaposant une scène de cour à une scène de chasse, une vue
d’intérieur à une vue d’extérieur, une image du palais à une image du territoire. Qui plus est,
certains historiens s’accordent à y reconnaître un véritable panégyrique représenté par une
succession de scènes qui montrent le prince incarnant une vertu (la libéralité, la justice, la
magnanimité, la prudence, le mécénat, etc.), et cela dans le prolongement indirect de la salle
voisine dite « degli stucchi », où six figures de vertus canoniques sont associées aux imprese et
aux armes du commanditaire. Comme l’a supposé Charles Rosenberg, cette partie du décor
proposerait donc une sorte de speculum principis analogue au modèle établi par Egidio
Colonna qui, dans son De regimine principum, mentionne douze vertus appropriées au prince,
étant entendu que les parois du salon présentaient à l’origine autant de scènes de cour que
de signes du zodiaque. Cependant, comme l’a remarqué le même auteur, quelle que soit la
liste de vertus que l’on retienne, il est difficile de les assigner avec certitude à l’ensemble des
images subsistantes qui se signalent par leur caractère générique ou par la nature ambiguë de
leur message, due au voisinage constant avec des scènes de chasse.
Ce décor résiste manifestement à une lecture trop simple ou trop univoque aussi bien au
niveau du détail de sa composition qu’à celui de son contenu iconographique ou de sa fonction
idéologique supposés.

On doit d’abord observer la nette distorsion qui marque le système décoratif général : à la
feinte percée dans la paroi s’oppose la superposition des trois registres et le passage abrupt de
Espace et paradoxe à Schifanoia 79

l’un à l’autre sans recours ni à la solution propre au Trecento du cadre plat ou du bandeau de
séparation, ni à la solution plus moderne des césures architecturales peintes qui produisent une
véritable impression d’étagement avec leurs entablements plus ou moins massifs. L’illusion- Fig. 11
nisme des piliers vus en perspective s’annulle donc immédiatement dans cette disposition
artificielle et cette négation de toute profondeur. Le contraste est d’autant plus marqué que
les trois registres affichent des spatialités radicalement différentes, comme l’a relevé Hannemarie
Ragn Jensen : archaïque et idéale au niveau supérieur, consacré aux gouverneurs olympiens
des signes du zodiaque ; céleste et surtout abstraite, sans profondeur aucune, au niveau des
signes du zodiaque et de leurs décans qui se détachent sur un fond bleu foncé ; apparemment
vraisemblable et moderne au registre inférieur, consacré au prince, à sa cour et à son territoire.
On peut dès lors supposer que les scènes de la vie du prince doivent être lues de façon plus
autonome afin de préserver leur rapport apparent à la réalité. Leur composition est en fait
plus complexe et originale qu’on ne pourrait l’imaginer au premier coup d’œil. Le diptyque scène
d’intérieur/scène d’extérieur et la présence dans les deux cas de la figure du prince pourraient
nous faire penser au système bipartite traditionnel, encore régulièrement adopté par les peintres
de l’Italie centrale au milieu du Quattrocento, à commencer par Fra Angelico, Piero della
Francesca et Benozzo Gozzoli. C’est là l’une des variantes de la mise en pages de la narration
continue, les deux lieux correspondant à deux épisodes successifs de l’histoire racontée, avec la
présence répétée du même protagoniste (la reine de Saba, saint François, etc.). Or on ne peut
affirmer qu’il s’agit de narration continue à Schifanoia, où les composantes du registre inférieur
ne présentent aucun caractère narratif attesté pour les scènes de cour, alors que les scènes de chasse
échappent d’autant plus à cette catégorie iconique qu’elles sont systématiquement répétées.
De surcroît, une analyse plus fine de l’organisation de ces scènes montre qu’elles s’articulent
en fait selon trois zones : la cour, la chasse et le territoire qui occupe une bande horizontale
représentant un arrière-plan généralement paysager (il est urbain dans la travée du Taureau), Fig. 13
localisé au-dessus des scènes de chasse. S’agit-il pour autant d’un système de lieux juxtaposés
correspondant à une mosaïque de scènes caractéristiques ou traditionnelles comme dans la
salle des mois du château de Buonconsiglio à Trente ou dans les scènes de la vie érémitique
de Paolo Uccello ? Pas vraiment, car l’agencement des zones est plus rigide sans être absolument
uniforme, et surtout le rapport entre les lieux ou les unités figuratives est beaucoup plus
complexe, car ils ne sont pas simplement juxtaposés dans la surface et dans l’espace.
80 La peinture à l’épreuve de l’histoire

Au sein du décor ferrarais, l’organisation de la surface peinte et de la représentation peut


être analysée en termes de fragmentation, d’interruption et de passage. De fragmentation,
car outre le nombre de lieux figurés, les actions qui y sont mises en scène sont indépendantes,
ne présentant pas les différentes facettes d’un même état, d’un même moment de l’année, voire
d’un même épisode.
L’une des caractéristiques de ces scènes tient à la multiplication des grandes arches construites
Fig. 12 et naturelles : il s’agit parfois de simples arcs faits de rochers et ménageant une percée sur le
lointain, conformément à une solution présente dans l’œuvre de Mantegna (la Camera picta et
le Parnasse), chez Cosmè Tura (Adoration des Mages) et d’autres artistes ferrarais contemporains,
y compris des miniaturistes tels que Guglielmo Giraidi. Ils servent alors d’équivalents natu-
ralistes aux arcs architecturés et jouent de la dialectique art/nature que les artistes sont en train
de redécouvrir dans la littérature antique à travers le thème notamment ovidien de la nature
imitant l’art. Francesco del Cossa et Ercole de’ Roberti vont poursuivre cette démarche avec
différentes sortes d’arches d’apparence aussi bien naturelle qu’architecturale qui semblent
ouvrir comme un tunnel sous un promontoire ou un grand pont occupé par des édifices,
solution tout juste vraisemblable que l’on trouve encore dans la Crucifixion de Signorelli. Mais
la grande originalité du décor de Schifanoia tient à l’exploitation subrepticement paradoxale de ce
montage artificiel qui finit par devenir parfaitement invraisemblable. Ce ne sont pas des arches,
des ponts ou des tunnels couverts de construction comme dans le polyptyque Griffoni, mais de
véritables collines, avec la suggestion d’une déclivité et d’un espace, qui se développent au-dessus
d’arcs dont la profondeur est réduite à l’épaisseur habituelle d’une archivolte. C’est-à-dire que
de simples arcs se trouvent surplombés par des portions de paysage ou de vues urbaines, et donc
que les paysages se trouvent superposés de la manière la plus irréaliste qui soit. Dans la partie
gauche de la scène, sous le signe du Taureau, cette superposition devient totalement arbi-
traire : les coureurs prennent pied sur un niveau – celui du sol de la rue – qui se réduit à une
simple ligne sous laquelle se développe dans le lointain un fragment de paysage aujourd’hui
Fig. 13 très détérioré. Sous le signe de la Vierge, la distance qui sépare les éléments les plus proches
des plus lointains dans le paysage de l’angle supérieur gauche rend tout à fait incohérents la
percée pratiquée en dessous et les deux cavaliers disparaissant derrière le rocher.
La scène reliée au Bélier est peut-être celle qui est la plus subtilement construite de ce
Fig. 14 point de vue : la moitié droite est occupée par une juxtaposition d’arcatures vues de face ou
Espace et paradoxe à Schifanoia 81

de profil, construites, naturelles ou en ruine, qui induisent l’idée de passage et de circulation,


et ménagent souvent une vue sur ce qui se trouve derrière : un paysage dans le lointain, un
groupe de cavaliers, etc. Dans la zone centrale de la fresque, le motif intervient trois fois,
selon un glissement du plus architectural et géométrique au plus naturel et irrégulier ; le peintre
ajoute une avancée naturelle où s’aventure un chien précédant un groupe de chasseurs conduit
par Borso en personne. Cette langue de terre semble compléter la structure architecturale en
ruine, comme si elle n’en était séparée que par une simple faille accidentelle. Or il n’en est
rien, car on s’aperçoit que l’avancée naturelle n’a non seulement aucun rapport avec cette
structure, fût-elle ruinée, mais qu’en plus elle se trouve bien en arrière, comme le laisse déjà
deviner l’échelle de la figure canine. Par un jeu calculé de superposition plastique et d’analogie
formelle, l’artiste relie dans la surface deux éléments qu’il disjoint dans l’espace.
Ce dispositif de feinte continuité est souligné par le rapport établi entre les deux groupes
de cavaliers. Le premier coup d’œil nous laisse croire que ceux que l’on perçoit derrière l’arc
constituent l’arrière-garde du groupe qui se dirige vers la gauche en compagnie de Borso,
d’autant plus que l’enchaînement en profondeur des croupes de chevaux plaide pour ce
regroupement. Mais si l’on observe le positionnement en hauteur des figures respectivement
placées à gauche et à droite du pilier d’angle en ruine, la rupture de niveau laisse entendre
que la continuité n’est pas réelle, les cavaliers figurés à droite pouvant difficilement appartenir
au groupe de figures étagées situées plus à gauche, au-delà du pilier. Le peintre, en cette zone
centrale de la fresque, a procédé à un véritable collage artificiel de scènes réalistes. Un collage
qui déjoue dans le détail de son agencement le présupposé unitaire d’une vision réaliste
ou illusionniste, et qui permet d’insister sur l’idée de fragmentation, de multiplicité, de
juxtaposition sans continuité possible.
L’examen plus attentif des lignes de partage entre les pièces du puzzle révèle des
phénomènes d’interruption, d’occultation et de stratification. Sous le Bélier, les cavaliers
retardataires disparaissent au-delà du pilier. Sous le Cancer, un cheval semble se lancer au
galop contre l’édicule de couleur rose situé à gauche. Dans la scène du Lion, on ne voit plus, Fig. 12
à droite de l’édicule central, que la croupe du cheval en marche, déjà largement occulté par
l’édifice : la profondeur de ce dernier, la taille du cheval et le fait même que sa partie anté-
rieure n’apparaisse pas à l’arrière de la zone centrale qui est ouverte sur le lointain montrent
bien que la scène centrale est plaquée sur la scène de droite, comme il en serait de deux
82 La peinture à l’épreuve de l’histoire

images posées l’une sur l’autre. On observe enfin le même type de recouvrement à gauche
de l’édicule. Bien loin de participer à l’effet illusionniste d’une représentation du réel qui se
poursuit au-delà des limites du cadre, ces interruptions valent ici comme une superposition
aussi arbitraire et artificielle que les paysages étagés dont nous avons un exemple à droite de la
composition. Mais les délimitations internes de cette marqueterie sont parfois moins radicales ;
certaines figures liminaires se détachent quelque peu sur un fond qui n’appartient pas à leur
lieu (le garçon et le singe sous le Bélier), elles créent comme des débordements assurant une
impression toute superficielle de continuité et d’unité, finalement contredite par ces hiatus
de la composition que constituent les stratifications spatiales.
Pourquoi cette constante mise en échec de l’unité spatiale et narrative au sein d’images
qui devraient la supposer ? Pourquoi ces juxtapositions arbitraires, cette fragmentation de la
surface, ces collages que ne vient pas justifier une cohérence programmatique manifeste ?
Pourquoi ces dispositifs syncopés avec des effets de recouvrement qui suspendent la repré-
sentation d’une action ou le dessin d’une figure ? Pourquoi feindre la réalité pour aussitôt la
déjouer ? La confrontation avec les œuvres directement postérieures de Francesco del Cossa
et Ercole de’ Roberti témoigne bien du caractère tout à fait particulier et calculé du décor
ferrarais. Et s’il est vrai que les parties du décor peintes par d’autres artistes que del Cossa ne
présentent pas toutes la même science et subtilité en la matière, il n’est pas moins sûr que la
fragmentation de la composition et son effet de collage demeurent à travers l’ensemble du
décor.
Le caractère idiosyncrasique des scènes inférieures du salon de Schifanoia se confirme
au-delà de l’analyse des compositions à travers l’examen de leur contenu iconographique.
Les scènes se situent en effet au point de rencontre de trois types de représentation, alors en
usage, du prince et de sa cour : le modèle courtois, le plus ancien, puisqu’il remonte à la
seconde moitié du XIVe siècle, où le prince apparaît avec son entourage dans des situations
typiques de divertissement (les fresques exécutées à la fin du Trecento pour Alberto d’Este
dans le château de Belfiore en constituaient l’exemple le plus directement accessible pour les
artistes ferrarais) ; le modèle rhétorique qui relie le prince aux hommes illustres ou fait de lui
l’incarnation d’une ou plusieurs vertus (on peut citer le cas de Federico da Montefeltro, mais
le procédé sera toujours largement utilisé au XVIe siècle) ; le modèle historique, celui de la
chronique, voire de la biographie, qui met en scène des événements historiques dont le
Espace et paradoxe à Schifanoia 83

prince est le protagoniste central (le modèle s’affirme vraiment à partir des années 1480 dans la
villa napolitaine de Poggioreale, ainsi que dans les delizie estensi de Belfiore et de Belriguardo).
Comme dans la Camera picta de Mantegna qui, faut-il le rappeler, est approximativement
contemporaine, le décor mélange ces modalités discursives sans en suivre aucune en particulier.
Mais le propos est ici d’une tout autre nature. Il n’y a aucune connotation dynastique dans
le décor ferrarais, contrairement à ce que l’on voit à Mantoue où c’est bien le principal enjeu
du décor. Ce n’est pas l’idée de famille mais celle de cour qui s’impose à Schifanoia à une
époque où Borso d’Este travaillait précisément à la construire dans le contexte ferrarais. Je
ne m’attarderai pas ici sur les raisons politiques bien définies qui l’orientaient dans cette voie,
mais on peut dire, pour résumer, que le registre inférieur du décor nous montre essentiellement,
dans la constante juxtaposition de ses trois composantes internes (cour, chasse et territoire),
l’invention d’une cour et l’établissement corrélatif d’une principauté territoriale. La chasse
(de haut vol) exerce un rôle conjonctif entre cour et territoire : une fonction certaine dans
le contrôle des forces vives de l’entourage du prince, tout en symbolisant la surveillance et la
domination du territoire et des sujets qu’entend exercer le prince et qui peut s’opérer, dans
certains cas, par le biais de ces mêmes courtisans.
Ce premier élément d’explication de l’articulation systématiquement tripartite des scènes
inférieures peut-il suffire à justifier le caractère fragmenté de leur composition ? Une chose est
certaine : il ne prend pas en compte l’ensemble du décor où elles viennent nécessairement
s’intégrer.

Si l’on compare les registres supérieur et inférieur, c’est pour voir s’opposer l’unité à la
multiplicité, l’archaïsme à la modernité, l’abstrait au réel, le macrocosme au microcosme. On
passerait donc de l’unité principielle d’une sphère cosmologique au labyrinthe du monde des
apparences, mais c’est sans compter le rôle conjonctif du registre médian, le plus irréel et abstrait,
à première vue, mais celui par lequel ou à travers lequel circule le réseau programmatique du
décor. En bref, dans le registre supérieur, les gouverneurs olympiens d’origine manilienne
sont les âmes des constellations zodiacales dont les corps – c’est-à-dire les figures bien visibles
dans le ciel grâce aux étoiles – sont représentés en dessous. Le registre zodiacal intermédiaire
est divisé en trois parties selon le système des décans qui est décliné ici d’après son acception la
plus orientale : ce sont les décans indiens dont la connaissance avait été transmise à l’Occident
84 La peinture à l’épreuve de l’histoire

par l’astrologue arabe Albumasar. Leur tripartition se reflète – même si cela se fait selon des
modalités plus concrètes – dans l’organisation analogue du registre inférieur et dans la multi-
plication parallèle des portraits de Borso d’Este. Si l’on considère que les décans indiens sont
nécessairement dotés d’un fort potentiel astrologique qu’il n’y a pas lieu ici de mieux définir,
on comprendra qu’un véritable rapport de dépendance ou de consécution relie les trois niveaux
du décor. Les scènes inférieures affichent-elles pour autant les effets d’un déterminisme astral
dont l’origine serait symbolisée par les tutelae du registre supérieur, influences qui transiteraient
par les figures du registre médian ? Les images juxtaposées de la vie du prince ne sont pas
suffisamment caractérisées pour développer une semblable casuistique. Elles n’illustrent pas des
influences astrologiques comme il en serait des cycles des mois et plus encore des cycles
des enfants des planètes, mais seraient là pour capter ces influences et faire en sorte que le
prince et son État jouissent à chaque moment de l’année d’un rapport privilégié avec le monde
céleste. Ce faisant, elles s’inscrivent dans la logique talismanique qui sous-tend la représentation
et permet sans doute d’en expliquer le mode de composition paradoxal.
• L e m o u v e m e n t, l a g e s t ua l i t é
e t l’ e x p r e s s i o n d a n s
l’ œ u v r e d e N i c c o l ò d e l l’ A r c a •

Claudia Cieri Via

Le pathos de la vie et l’ethos de la mort sous-tendent de façon vibrante les figures en terre
cuite du groupe sculpté que Niccolò dell’Arca réalisa pour l’église Santa Maria della Vita à Fig. 16
Bologne 1. Ces sculptures sont toujours dans la même église, décolorées, irrémédiablement
privées des couleurs qui transmettaient la vie à ce grand drame de l’humanité : la mort du
Christ. La disposition de chacune d’elles est problématique. Il est sans doute privé d’un des
personnages qui participaient généralement à cette représentation, Nicodème, le jeune
homme mentionné uniquement dans l’Évangile de saint Jean (19, 39-40) et qui est en fait
toujours présent dans l’iconographie du thème de la Passion, présence indispensable surtout
pour les représentations de la Descente de croix, du transport du corps du Christ ou de la
déposition sur le sépulcre également en rapport avec l’épisode de l’onction. À Bologne ce
personnage n’existe pas, mais même son compagnon, Joseph d’Arimathie, n’occupe aucun
rôle actif et se pose simplement en tant que spectateur, parfois identifié à l’artiste, premier
témoin de l’événement représenté dans l’inévitable confusion entre l’œuvre d’art et la réalité
qui représente l’unique moyen d’inscrire l’œuvre dans le présent.
Nous considérerons d’abord le fort impact visuel que suscite le groupe en terre cuite, puis
nous ferons quelques considérations sur l’œuvre, sur son auteur et sur la culture artistique à
laquelle ce groupe puise les éléments qui permettent de faire fonctionner la grande mécanique
de la passion du Christ.

La mort de Niccolò dell’Arca (2 mars 1494) appartient à une décennie très significative pour
la culture humaniste du XVe siècle, car elle clôt cette première période de la Renaissance
86 La peinture à l’épreuve de l’histoire

encore très proche du mysticisme de la fin du Moyen Âge et du goût qui se situe entre l’art
gothico-nordique et l’art courtois de la Bourgogne s’ouvrant aux premières affirmations du
classicisme dès la moitié du siècle.
Aby Warburg, l’historien de l’art de Hambourg qui lança la tradition des études icono-
logiques en Europe, aurait pu écrire sur Niccolò dell’Arca et ses grands témoignages artistiques,
en particulier sur ce qu’on appelle le « Sépulcre » de Santa Maria della Vita, sur l’Arc de saint
Dominique, réalisé entre 1468 et 1473, et sur le Saint Jean-Baptiste de l’Escurial 2. On pourrait
appliquer à ces œuvres les concepts d’« apollinien » ou de « dionysiaque » tels que Nietzsche
les concevait et que Warburg employait comme dimensions de l’expressionnisme pathétique
surgissant dans le dialogue entre la culture médiévale et la culture de la Renaissance, entre la
religiosité et le paganisme, entre le Nord et le Sud 3 :
L’ethos apollinien, écrivait l’historien allemand, et le pathos dionysiaque tels une double branche, pousse et
fleurit à partir d’un tronc enraciné dans les mystérieuses profondeurs de la terre mère grecque… Les artistes
du début de la Renaissance vénéraient l’Antiquité ressuscitée tant pour sa belle régularité que pour sa façon
brillante d’exprimer le tempérament pathétique 4.

Warburg utilise une dialectique similaire dans son essai consacré en 1907 aux dernières
volontés de Francesco Sassetti. Il met en évidence des contrastes en apparence étranges et
inconciliables entre le monde flamand et la culture classique qui « […] sont vus dans leur
ensemble et comme une polarité organique de la vaste gamme de vibrations qu’un homme
cultivé du début de la Renaissance à l’âge où il acquiert une conscience nouvelle de son
propre potentiel aspire à concilier honnêtement 5. »
Dès la fin du siècle dernier, les études sur Niccolò dell’Arca se sont surtout focalisées sur
les problèmes de datation de ses œuvres en se basant sur des considérations soit stylistiques 6,
soit documentaires 7. Or la difficulté était de trouver une structure permettant d’expliquer
de façon conséquente et convaincante le parcours artistique de sa production de sculptures
composées d’éléments franco-flamands-bourguigons tels qu’ils apparaissent dans les statues
de saint Jean l’Évangéliste et de saint Matthieu dans l’Arc de saint Dominique, ou d’éléments
dalmates dans la statue de saint Agricole relevant du même monument, ou de références
précises aux cultures toscanes et émiliennes, de la sculpture de Donatello à la peinture et à
l’art graphique de la région de Padoue à la fin du siècle 8, sans oublier les considérations qui
Le mouvement, la gestualité et l’expression 87

touchent à la matière dans laquelle l’artiste a réalisé ses œuvres et aux sujets liés à des occasions
et à des commandes.
Un document bolonais de 1462 parle de Niccolò en tant que « magister figurarum ». Après
la réalisation du groupe de sculptures de Santa Maria della Vita, l’artiste est nommé « Nicolai
de Apulia », et seulement « Nicolaus » sur le socle de la statue de la Madonna di Piazza
réalisée en 1478 (Bologne, Piazza maggiore). La dénomination « dell’Arca » lui est attribuée
suite à l’exécution du couronnement de l’Arc de saint Dominique dans l’église homonyme à
Bologne, comme cela apparaît en 1481 dans l’acte de baptême du fils Cesare 9. Tout cela
indiquerait, selon les critiques traditionnelles, qu’au cours de ses années d’activité, Niccolò
dell’Arca, à l’origine maître de figures en terre cuite, se serait progressivement libéré de son
rôle d’artisan pour devenir un artiste raffiné, sculptant le marbre pour le Saint Jean-Baptiste
de l’Escurial 10. Cette sculpture récemment identifiée a cependant été mentionnée comme
appartenant à l’atelier du sculpteur à sa mort et a donc été considérée unanimement par la
critique comme une œuvre tardive, dont le poli et l’écriture raffinée portent à leurs plus
extrêmes conséquences la vitalité vibrante des personnages de Santa Maria della Vita 11.
Ces réflexions sont à compléter par des considérations stylistiques et culturelles qui
concernent le rapport du sculpteur à l’Antiquité. Dans le Formulario de lettres, l’Iscriptionum
libellus, de Jacopo Zaccaria, daté entre 1476 et 1483, le maître « Nicolao Bononia », décrit
comme « lucido ingegno e scultore », est cité comme étant l’illustre destinataire de lettres avec
Melozzo da Forlì, Andrea Mantegna, Leon Battista Alberti, Giovanni Marcanova et Felice
Feliciano, c’est-à-dire l’intelligentsia de la société humaniste et antiquisante de Padoue 12.
Cette composante classique acquise durant sa formation apparaît déjà dans sa signature en
lettres capitales romaines sur le cercueil du Christ mort de Santa Maria della Vita, et sera
assumée clairement par Niccolò lors de l’exécution de l’Arc de saint Dominique et du Saint
Jean-Baptiste, où le poli des formes s’adapte bien à la matière raffinée du marbre. Le rendu de
ces dernières figures nous fait penser à ce passage inspiré de Winckelman avec lequel Lessing
commençait son Laocoon en 1766 : « La sculpture peut représenter une attitude de majesté
tranquille : les arts visuels n’ont pas d’autre but que de procurer du plaisir à travers la
beauté 13. » De telles considérations esthétiques du XVIIIe siècle correspondent bien aux figures
de l’Arc de saint Dominique dont la rigueur des expressions des personnages est « freinée dans
le marbre ». Elles s’adaptent également au Saint Jean-Baptiste de l’Escurial où la linéarité
88 La peinture à l’épreuve de l’histoire

graphique détermine cette luminosité variée de la surface en marbre, alors que la bouche à
moitié ouverte est l’unique indice d’une réaction émotive toutefois contenue par le geste
prévisible du doigt qui montre l’Agnus Dei.
Mais si nous comparons ces images à celles plus expressionnistes du « Sépulcre » de Santa
Maria della Vita, nous retrouvons dans les sculptures en marbre une continuité sublimante et
sublimée en termes apolliniens du pathétisme dionysiaque qui caractérisait à l’origine le groupe
en terre cuite. Dans les figures de la « Sépulture », une certaine liberté s’exprime à travers une
matière plus grossière et une couleur qui recouvrait à l’origine chaque statue et contribuait
ainsi à en accroître l’extrême vivacité. Le rapport entre la matière et la finalité du groupe de
Santa Maria della Vita, fortement liée à la dévotion des fidèles, pour lesquels était prévue
une indulgence concédée par dix cardinaux de l’Hôpital Santa Maria della Vita (comme le
montre la lettre de 1464) – dévotion proportionnelle aux largesses accordées pour la manu-
tention et la restauration –, correspond aux documents sur l’œuvre réalisée en 1463 par ce
« magister figurarum de terra » 14. L’expressionnisme des figures de la « Sépulture » peut donc
être ramené au caractère atemporel – on dirait aujourd’hui presque éphémère – du groupe,
qui était plus un objet de culte qu’une réalisation artistique. Cette finalité cultuelle était
souvent attribuée aux représentations sacrées, dont on trouve des exemples précédents dans
cette production de tradition populaire qui s’affirma déjà à partir du XVe siècle dans les
provinces de Padoue, Venise et Bologne – comme cela apparaît dans les groupes de Santa
Maria delle Grazie à Bologne ou dans celui de Giovanni di Rigino à San Fermo à Vérone –
et se développa plus tard dans la sculpture en terre cuite émilienne avant et après Niccolò
dell’Arca, dont font partie les groupes suggestifs de Guido Mazzoni 15 et de Vincenzo Onofri.
Les figures de Niccolò s’inspiraient donc des représentations des mystères pour les rôles
et expressions des personnages, ainsi que pour les différents moments « d’entrée en scène »,
de choc avec la dure réalité de la mort du Christ qui déterminent les réactions liées aux
rôles, aux moments scéniques et à l’âge des personnages 16.
Il existe un contraste évident et significatif entre, d’une part, Joseph d’Arimathie 17,
montrant les outils avec lesquels il a déposé le Christ de la croix, en attitude de donateur, de
spectateur agenouillé, tourné vers le public, totalement étranger à la scène, et, d’autre part, les
Marie exaltées et la douleur contenue mais intense de Marie, Jean et Marie Salomé. Alors que
le donateur appartient au monde vivant, incarnant entre autres un rôle plutôt « technique »
Le mouvement, la gestualité et l’expression 89

dans le contexte de la passion du Christ, comme en témoigne la présence du marteau et des


tenailles, la frontière entre la vie et la mort est indiquée par les diverses réactions exprimées
devant l’immobilité du Christ mort. Marie, Jean et Marie Salomé, qui ont l’air pétrifiés de
douleur, ont une réaction plutôt modérée, sans doute à cause de leur âge et d’une désormais
acceptation de la mort. La jeune Marie Cléophas et Madeleine, quant à elles, réagissent
violemment et semblent pénétrer à peine dans le sépulcre où repose le Christ. Le mouvement
des drapés, qui donne vie à la course impétueuse de Madeleine, et la réaction de Marie Cléophas
à la vue de la mort expriment deux moments de l’action contrastant avec l’inertie des trois
autres personnages qui ont déjà pris conscience de la mort. Une telle vitalité expressive
révèle la fonction attribuée à ce groupe de sculptures, qui devait stimuler la dévotion auprès
de ceux qui luttaient quotidiennement contre la douleur, la maladie et la peur de la mort,
pour l’accepter avec la même résignation qui émane du visage du Christ.
Dans ce genre d’œuvre, le rapport entre la « mimique » et la sculpture, pour reprendre
une comparaison d’Aby Warburg, est très étroit. Elles appartiennent toutes deux à des formes
de représentation de la réalité en mouvement, un mouvement à la fois cinétique et expressif,
dépendant tant de la réalité que de la tridimensionnalité de la sculpture. À ce sujet, Aby
Warburg écrivait dans les Fragments fondamentaux pour une science pragmatique de l’expression,
écrits de jeunesse remontant à la période de son séjour à Salsbourg : « L’œil suit les figures avec
des mouvements du regard pour maintenir l’illusion, comme si l’objet était en mouvement 18. »
(7.9.90) Lors de ses recherches, dès la fin des années 1880, Warburg avait cerné le problème
expressif déterminé par la forte pulsion émotive qui surgit du rituel religieux et qui est
ensuite vécu à travers la mimique de la représentation théâtrale et de la sculpture : « La
sculpture italienne a redécouvert les formules du pathos dans le langage de la mimique 19. »
Le thème de la mort a été repris plusieurs fois par Warburg, que l’on considère ses essais
consacrés à la survivance de l’antique à travers la mythologie classique dans les œuvres des
artistes du XVe siècle, tels que Donatello et Albrecht Dürer, ou bien les illustrations de l’Atlas
de la Mémoire. Il y comparait notamment le mythe classique et le mythe chrétien, de la mort
de Méléagre à celle du Christ, en étudiant les bas-reliefs antiques, les sculptures de la
Renaissance, mais aussi les miniatures, les gravures, les illustrations de textes ou les images et
les documents concernant des décors de fêtes ou de représentations théâtrales contemporaines.
Dans l’essai de 1912 il commentait :
90 La peinture à l’épreuve de l’histoire

Mais ce qui est étrange, c’est que Christ porté comme Méléagre est posé sur un sarcophage sur lequel est
représentée Proserpine. Il n’est pas important de savoir si l’artiste a connu ou non la légende… il sentait
l’essentiel : qu’ici, dans ce sarcophage païen, l’antique douleur éprouvée face à la mort d’un homme lutte
pour s’exprimer et que cette expression formulée de cette manière émouvante augmente de façon inestimable
le langage mimique de l’humanité 20.

Ce rapport avec la mimique, avec le drame, souligne l’importance de la valeur vitale de


l’interprétation des modèles antiques pour les artistes de la Renaissance « désireux d’introduire
des formules vraiment antiques d’une expression psychique ou physique intense dans le style
de la Renaissance qui s’efforce de représenter la vie en mouvement. » De telles observations
se retrouvent à la même époque dans l’œuvre de Karl Lamprecht, maître d’Aby Warburg à
Bonn, qui, dans son livre Moderne Geschichtswissenschaft publié en 1905, affirmait : « On ne
pouvait concevoir de poésie sans gesticulations, sans une attitude picturale du corps… ni
création des arts figuratifs sans l’écho de motifs mimiques 21. »
Le rôle de la mimique dans les représentations théâtrales et les fêtes du XVe siècle en relation
avec les images artistiques a été souligné par Warburg également au sujet de la représentation
de la mort d’Orphée qui n’était pas, selon lui, « […] uniquement un thème d’atelier d’intérêt
purement formel mais une expérience vécue passionnément avec toute l’intuition du drame
mystérieux de la légende dionysiaque revécue réellement dans l’esprit et les termes du paga-
nisme antique ; cela est démontré par le premier drame italien de Politien, par son Orphée
conçu en rythmes ovidiens, représenté pour la première fois à Mantoue 22. »
Déjà dans son essai de jeunesse sur Botticelli, Warburg écrivait, dans un bref passage
concernant les Ménades représentées à l’antique dans le dessin de Dürer sur la mort d’Orphée,
que celles-ci « […] peuvent être modelées directement ou indirectement sur la scène finale de
l’Orphée […] S’il est licite de supposer que les fêtes présentaient à l’artiste des figures physiques
participant à une vie réellement en mouvement, alors le processus de représentation artistique
apparaît évident 23. »
Warburg créera alors l’expression « pathosformeln à l’ancienne », qui s’insère dans cette
vaste problématique qu’il avait élue comme leitmotiv de sa recherche : la survivance de
l’antique, ce concept de Nachleben qui lui avait permis de parler en termes différents à la fois
de l’art de la Renaissance et d’une nouvelle conception de l’histoire de l’art, particulièrement
attentive aux images, à leurs valeurs expressives liées à la survivance de ces topoi, modèles
Le mouvement, la gestualité et l’expression 91

anciens qui réapparaissent régulièrement, avec quelques variations, dans les illustrations de son
Atlas de la Mémoire 24.

Suite à ces considérations, la Commemoratio sepulchri Domini dont parle la lettre d’indulgence
de 1464, tout en conservant son caractère éphémère lié au rituel de la passion du Christ à
l’occasion du vendredi saint, peut être identifiée au groupe en terre cuite commandé en
1463 par l’Hôpital Santa Maria della Vita à Niccolò dell’Arca par l’intermédiaire du maître
Antonio Zanolino. Ce dernier est en effet cité dans le livre contenant l’inventaire des biens
immeubles de l’Hôpital, livre qui fut perdu et que l’on connaît à travers un témoignage du
XVIIe siècle 25. La Commemoratio sepulchri est l’une des scènes de la Passion et elle est précédée
de la Descente de croix et des lamentations sur le Christ en croix – résultat de la fusion entre
tradition occidentale et tradition byzantine. La représentation dans l’art occidental de ce
moment de la Passion appartient à la Depositio, c’est-à-dire la déposition du corps du Christ
sur le sépulcre par Joseph d’Arimathie et Nicodème.
Du point de vue iconographique, cette scène dérive d’un modèle classique qu’est la mort
de Sarpédon transporté et déposé sur son sépulcre par Hypnos et Thanatos. Le rite de la
Déposition, au contact de la tradition orientale de la crémation et du transport du défunt
dans une grotte, se transforme en un cortège funèbre au cours duquel apparaît Marie qui, en
pleine période byzantine, commence à devenir une figure importante de la passion du
Christ. Durant cet épisode du transport du corps, est introduite une pause permettant la
Lamentatio et les effusions de Marie qui embrasse son fils, et qui souvent accompagnée de
Madeleine penchée sur les pieds du Christ. Cette scène se généralise dans l’art italien du
XIVe siècle, notamment dans la Déploration de Giotto à la chapelle Scrovegni de Padoue, pour
se fondre parfois avec la Déposition, comme par exemple dans le tableau de Duccio à
Sienne. Ce sont justement les Siennois qui ont confondu la pierre de l’onction, sur laquelle
Christ, lié de bandes, est couvert d’aromates par Nicodème avant d’être enseveli, avec le
couvercle du sépulcre qui deviendra par la suite un autel, lieu du sacrifice du Christ, comme
on en trouve des exemples dans certains tableaux vénitiens de la fin du XVe siècle 26. À cette
époque, dans la région de Venise, on redécouvre l’origine philologique de la pierre de
l’onction, comme il apparaît dans la gravure de Mantegna où la pierre carrée et la grotte
soulignent la référence à la tradition d’origine de la déposition et de l’onction, ou dans la
92 La peinture à l’épreuve de l’histoire

cimaise du Couronnement de la Vierge de Giovanni Bellini pour l’église San Francesco à Pesaro
(aujourd’hui aux musées du Vatican). Le rite de l’onction est ici souligné non seulement par
la pierre sépulcrale sur laquelle le Christ est déposé, mais également par la présence de
Joseph d’Arimathie, de Nicodème montrant le vase et de Marie Madeleine qui tente de
soigner ses blessures 27.
L’absence, du groupe de Niccolò dell’Arca, de Nicodème, dont on ne parle pas dans les
Évangiles de Luc, Matthieu et Marc, révèle la prédilection iconographique pour la Sépulture
par rapport aux scènes de la Déposition, de l’onction et de la Lamentatio (ou Déploration) 28.
Le même document de 1463 fait sans doute allusion à la Sépulture lorsqu’il mentionne une
pièce sépulcrale où, à l’origine, devait être placée la terre cuite de Niccolò. Par contre, la
position et l’expression de Joseph d’Arimathie l’éloignent complètement du pathétisme de
la Commemoratio sepulchri Domini et ne lui laissent qu’une petite partie du rôle qu’il avait à
l’origine. Dans l’église de l’Hôpital Santa Maria della Vita nous nous trouvons évidemment
face à la représentation d’un moment successif à la Déploration, moment où Marie devient
protagoniste avec le Christ encore souffrant – et parfois avec Jean et Madeleine – dans une
scène fortement pathétique comme dans les nombreuses versions de Carlo Crivelli de la
Fig. 15 cimaise du polyptyque d’Ascoli Piceno de 1473 (aujourd’hui à Boston) ou dans les images
de la Pietà dérivées du modèle allemand du Vesperbild. Ici par contre le Christ, posé sur un
catafalque, les mains croisées sur le ventre comme dans l’ivoire byzantin conservé à Berlin,
repropose la composition et l’iconographie des antiques épitaphes byzantines dont s’inspireront
ensuite les pierres tombales du XVe siècle.
L’histoire complexe de ce groupe de sculptures et de ses déplacements ne permet pas
d’en rétablir aujourd’hui la disposition originale. Celle-ci n’a sans doute pas été conçue en
vue d’être fixe, mais plutôt mobile, étant donné la fonction cultuelle de ces sculptures qui les
assimilaient plutôt à des représentations sacrées qu’à des objets réalisés dans une visée
artistique 29. Le caractère « éphémère » d’un tel groupe est confirmé par son déplacement vers
une niche à l’extérieur de l’église, devant une boucherie, entre 1779 et 1877, c’est-à-dire
pendant presque un siècle. L’ensemble ainsi exposé au public avait sur le peuple un impact
émotif car reflet de sa vie quotidienne.
L’emploi de la terre cuite, un matériau facile et fragile, ainsi que le pathétisme excessif du
groupe de Santa Maria della Vita ont contribué à tacher la fortune critique de cette œuvre à
Le mouvement, la gestualité et l’expression 93

partir du moment où Vasari, dans la vie de Donatello, a discrédité les « figures de terre et de
stuc 30 ». Cette tendance se poursuivra pendant le classicisme du XVIIe siècle et le purisme
néoclassique ; après une brève parenthèse d’intérêt liée au pathétisme romantique et corres-
pondant au replacement de l’œuvre dans l’église, elle reprendra au moment du retour à
l’ordre instauré au début du XXe siècle. Selon la logique traditionnelle de l’histoire de l’art,
marquée par une rigueur philologique ou historique, le parcours de Niccolò est lié aux
modèles artistiques et aux effets qui devaient en dériver inéluctablement pour conduire à
une dialectique irréductible entre exigences stylistiques et exigences documentaires, où les
choix de l’artiste concernant la matière, le sujet, les commanditaires et la destination de l’œuvre
sont souvent restés au second plan. Par rapport au marbre, matériau plus précieux, et donc
plus raffiné selon la vision esthétique de l’idéal néoclassique, la terre cuite a toujours été
considérée comme un matériau humble, relevant d’une activité artisanale. De telles considé-
rations peuvent intervenir aussi dans le cas de Niccolò dell’Arca, mais ne sont pas totalement
pertinentes pour les jugements de valeur expressive et artistique. La sculpture en terre cuite
implique en effet une méthode de travail caractérisée par le modelage de la matière à travers
lequel on y transfère et imprime vitalité et expressivité. Pline, dans la Historia naturalis (XXXV, 56),
faisait l’éloge de la malléabilité de cette matière et de son potentiel mimétique permettant de
reproduire fidèlement la réalité 31. Léonard de Vinci, dans ses Precetti pittorici, valorisait l’emploi
de la cire et de la terre cuite pour les esquisses préparatoires des sculptures à cause de leur
rendu naturaliste. Même Vasari attribuait au travail de la cire et de la terre la possibilité pour
la sculpture de rendre « ces plis et ces bosses que l’âme lui suggère 32 ». Les statues votives en
cire au XVe siècle liées à la dévotion populaire avaient la fonction d’affirmer la présence du
dévot face à la divinité ; ces « vœux » de facture artisanale reflétaient donc les apparences des
personnages vivants en reproduisant leurs traits grandeur nature 33.
Le travail du marbre, par contre, qui se fait en enlevant de la matière, comporte une
approche progressive et méditée de l’objet, de la réalisation de l’œuvre qui, par cette opération,
peut devenir extrêmement polie. Si la sculpture en terre cuite a des affinités avec le processus
de modelage de la cire ou de la gravure qui intervient sur la matière, la sculpture sur marbre
ressemble, quant à elle, plus à la peinture, à son processus de perfectionnement progressif de
la matière et de l’image, dans le but de réaliser une idée à travers la définition du dessin. La
primauté de la peinture sur la sculpture sanctionnée par Vasari au XVIe siècle découlait des
94 La peinture à l’épreuve de l’histoire

idées de Léonard, profondément enracinées dans la théorie que Leon Battista Alberti exprimait
dans un passage du second livre de son traité De pictura où il parlait de l’invention de la peinture
à travers le mythe de Narcisse :
Perciocché essendo la pittura il fiore di tutte le arti, ben parrà che tutta la favola di Narciso sia benissimo accomodata ad essa
cosa. Imperocché altra cosa è il dipingere che abbracciare e pigliare con l’arte quella superfice della fonte 34.

La définition du dessin, à la base de la théorie de la perspective d’Alberti, correspond


donc à la valeur conceptuelle de la peinture, comme cela apparaît encore à travers la phrase
suivante : Seguita ad iscrivere il pittore in che modo possa seguire con la mano quanto arà chol ingegno
chompreso 35. La valeur du dessin en tant que tracé de l’image définissant un concept se retrouve
en partie dans les élaborations théoriques d’Aby Warburg lorsqu’il traite de la création artistique.
Durant ses recherches de jeunesse,Warburg avait bien cerné le problème expressif dérivant
de la forte impulsion émotive qui se manifeste dans les rituels religieux et qui est ensuite
mimée au théâtre ou en sculpture, et qui peut être exprimée avec plus de contrôle et de
définition en peinture. C’est par la « définition des contours » (Umrissbestimmung)36 que Warburg
reconduit l’image artistique et conceptuelle à la peinture. Dans l’introduction à l’Atlas de la
Mémoire,Warburg, qui retrace le processus de la création artistique entre impression et expressivité
émotive et représentative, conclut :
C’est dans la région de l’exaltation orgiaque de masse que l’on doit rechercher l’empreinte qui marque dans
la mémoire les formes expressives de la plus grande exaltation intérieure exprimable à travers le langage
gestuel avec une telle intensité que ces souvenirs de l’expérience émotive deviennent le patrimoine héréditaire
de la mémoire. Ceux-ci définissent de façon exemplaire le contour créé par la main de l’artiste lorsque les
plus grandes valeurs du langage gestuel veulent voir le jour grâce à cette main 37.

À la lumière de ce débat autour de la primauté de la peinture sur la sculpture, et celle en


terre cuite en particulier, l’anticipation de la date du « Compianto » de Santa Maria della
Vita par rapport aux modèles ferrarais de la peinture de Cosmè Tura ou d’Ercole de’ Roberti,
postérieurs d’environ une décennie, a été considérée comme un anachronisme par la plupart
des critiques contemporains. Il en est de même pour les références aux modèles culturels
nordiques, franco-flamands ou dalmates – se rapportant à la période de formation de l’artiste –,
des sculptures de l’Arc de saint Dominique qui ont été datées après le groupe en terre cuite.
Elles ont posé des problèmes liés aux aspects chronologiques et stylistiques plutôt qu’à ceux
Le mouvement, la gestualité et l’expression 95

pertinents au genre, aux exigences artistiques, au sujet de l’œuvre, aux commanditaires ou


au contexte culturel. En réalité, il faut attendre le XXe siècle pour trouver des positions théo-
riques qui font correspondre les matériaux à des exigences artistiques et non à une capacité
artistique mineure ou majeure ou à un parcours évolutif de l’artiste. Brancusi affirmait à ce
sujet : « […] tout ce que je cherche, c’est de faire en sorte que ma pensée s’identifie au
matériau que j’ai devant moi » 38.

De telles considérations remettent en discussion toute la question de la datation et du


parcours artistique des œuvres de Niccolò dell’Arca qui, lorsqu’il arriva à Bologne en 1460,
travailla à cette Commemoratio sepulchri pour l’Hôpital Santa Maria della Vita. Cet objet de
culte possédant des traits éphémères liés à la fonction liturgique de la Passion, l’artiste utilisa
un matériau qui permît un certain rendu expressionniste et fût adapté aux exigences maté-
rielles et à la finalité ultime de l’œuvre ; la nature des paiements a sans doute également
influencé le choix de la matière. Ces figures constituent peut-être aussi le point de rencontre
entre, d’une part, les modèles franco-bourguignons et une sorte de naturalisme caractérisé
par l’emploi d’une ligne brisée, presque gravée, typique de l’art franco-flamand du début
du siècle et, d’autre part, les premières figures à l’antique de la sculpture du XVe siècle florentin,
depuis les œuvres de Ghiberti jusqu’au tracé vibrant de la sculpture souffrante de Donatello,
en passant par l’orfèvrerie qui privilégiait, à travers la technique et l’ornementation, la
recherche des images en mouvement. C’est à partir du contact entre ces deux tendances
artistiques et expressives – l’ornementale et la pathétique – que se développa aux alentours
de Padoue ce langage frémissant et incisif particulier à la peinture des années 1460 et 1480,
des figures métalliques de Cosmè Tura et d’Ercole de’ Roberti au pathétisme plus doux de
Francesco del Cossa.
La référence du document qui rattache la Commemoratio à la première période d’activité
de Niccolò dell’Arca à Bologne à partir de 1460 est donc indiscutable, sans être nécessairement
en contradiction ni avec la peinture ferraraise plus tardive, ni avec son expérience franco-
flamande à la cour napolitaine. Observation qui a porté Gnudi à considérer le groupe de
Santa Maria della Pietà postérieur à l’Arc de saint Dominique ou du moins comme étant le
fruit d’une double intervention de l’artiste qui aurait travaillé seulement à la fin des années
1470 aux figures plus dynamiques et pathétiques du groupe, Marie Cléophas et Madeleine,
96 La peinture à l’épreuve de l’histoire

lesquelles dériveraient selon lui de modèles picturaux érudits. Cette opinion basée sur une
logique de dérivations d’écoles et de modèles majeurs par rapport à des œuvres considérées
« mineures » ne tient pas compte de la séquence des sculptures dans une représentation de la
Commemoratio du Christ.
Le groupe de sculptures de Santa Maria della Vita a été conçu selon la logique de la
représentation sacrée, spectacle émouvant qui devait stimuler la participation des fidèles. La
Commemoratio devait donc continuellement renouveler ce sentiment pathétique intense face
à la mort que chacun pouvait vivre et revivre en entrant dans l’église. Les figures de la
Déploration possèdent une logique quasi cinématographique. Elles sont assemblées en une
séquence d’images qui captent séparément les états et les stades émotifs que traversent les
fidèles face à la douleur universelle. À commencer par le personnage qui surgit et se précipite
Fig. 17 sur le corps sans vie du Christ, rôle confié à Madeleine, dont la vitalité de la course reflète
Fig. 18 la jeunesse, l’énergie amoureuse ; quant à Marie Cléophas, elle a déjà freiné sa course et, en
observant le Christ, refuse la réalité de la mort d’un geste éloquent exprimé par ses mains.
La position centrale devait être confiée à Marie qui dans l’axe du corps sans vie de son fils
propose, à l’intérieur du groupe et de l’épisode narratif, le modèle de la Pietà dans une attitude
de profonde rigueur morale, comme dans le dessin de Marco Zoppo conservé à Francfort.
L’expression du visage de Marie communique sa profonde douleur, inconsolable et désespérée,
mais qu’elle retient dans ses mains serrées, comme en acceptation de la douleur à laquelle
elle a été préparée par l’Annonciation et qui lui fait endurer humblement, les mains croisées
sur la poitrine, son destin 39. Près de Marie, Marie Salomé est contractée dans sa douleur,
non seulement face à la mort, mais également face à la douleur de sa mère, spectacle encore
plus touchant. Elle contrôle ses émotions, la bouche grimaçante, à peine ouverte pour contenir
sa douleur, et prend une pose inédite, les mains appuyées sur les jambes : « elle semblait s’efforcer
d’accoucher sa douleur, de la chasser comme l’on chasse l’enfant du sein ensanglanté 40 ».
Jean, qui adopte une position de grande fermeté – utilisée à son tour par Ercole de’ Roberti
dans la figure de l’Apôtre qui assiste à la mort de la Vierge, autrefois dans la chapelle Garganelli
à Bologne, comme l’indique la copie de Sarasota – devait être placé un peu à l’écart, le dos
presque tourné au Christ, vers lequel il jette un regard inconsolable, assumant un rôle qui
Fig. 19 sera repris par Mantegna dans sa gravure du transport du corps du Christ et des lamentations
sur le Christ réalisée entre 1460 et 1480. L’expression et la position debout de ce personnage,
Le mouvement, la gestualité et l’expression 97

plus que son iconographie, nous ramènent au Saint Jean de Mantegna dont l’expression plus
violente du visage n’enlève rien à l’analogie qui existe entre les deux figures, encore mieux
rendue par la gravure et la sculpture dont les effets de vibrations sont analogues pour « cet
aspect humide des panneaux, des plis sculptés avec une sécheresse superficielle et de la nature
des drapés 41 ». La position de saint Jean dans la gravure de Mantegna exclut totalement
l’hypothèse de la collocation du saint au centre du groupe sculpté par Niccolò dell’Arca, tandis
que placé à gauche de Marie, vers la tête du Christ, il conserve cet isolement silencieux et
l’expression chagrinée de son visage qui répond aux préceptes picturaux ultérieurement
formulés par Léonard : Da quel che ride a quel che piange non si varia né occhio né bocca né guance
ma solo la rigidità delle ciglia nelle sue giunture e le stringe insieme e compone grinze di sopra e rivolta
li canti dalla bocca in basso 42.
La bouche ouverte ou entrouverte des Marie qui se lamentent ou hurlent de douleur
signale la vitalité des personnages qui devaient émouvoir les âmes des fidèles et peut être
rapprochée des masques antiques selon un topos expressif qui sera repris par Léonard dans ses
dessins de têtes grotesques conservés à Oxford et à Windsor, par Michel-Ange dans son
puissant dessin exposé au musée des Offices de Florence 43 et ultérieurement par Charles Le
Brun dans ses essais de physiognomonie comme le témoigne le beau dessin du Louvre dans
son Traité des passions (1696). Les deux bustes de Bernini réalisés pour monseigneur Pedro de
Foix Montaya, aujourd’hui au Palais d’Espagne à Rome, sont dans le même esprit. Ils exaltent
l’expression désespérée de l’âme damnée, terrifiée par la mort, en contraste avec l’âme
heureuse capable d’affronter la mort avec sérénité, circonstance que le bon chrétien doit
accepter avec tranquillité et sans passion 44.
Une telle relation entre le mouvement expressif et le pathos intérieur qui aboutira à la
déformation des sculptures de Franz Messerschmidt (au sujet duquel on connaît les études
d’Ernst Kris 45) a été théorisé par Leon Battista Alberti dans son traité sur la peinture : « Mais
ces mouvements de l’âme se reconnaissent aux mouvements du corps… certains mouvements
de l’âme appelés affections : comme la douleur, la joie et la peur, le désir et d’autres affections
similaires 46. »
À partir de cette analyse, le rapport de Niccolò dell’Arca avec la peinture de Ferrare, et
en particulier avec les fresques perdues d’Ercole de’ Roberti dans la chapelle Garganelli à
Bologne, ne se pose plus exclusivement en termes de dépendance stylistique. C’est plutôt
98 La peinture à l’épreuve de l’histoire

l’expressivité complexe des figures de la Commemoratio de Niccolò qui peut assurément


déterminer un nouveau point de vue, même à la lumière des recommandations faites par
Leon Battista Alberti aux peintres de s’exercer assidûment à la copie de bas-reliefs sculptés.
Mais l’atemporalité des sculptures de Niccolò dell’Arca à Santa Maria della Vita n’exclut pas
qu’il ait déjà assimilé la culture classique, comme cela apparaît dans certaines poses de saint
Jean, de Marie ou de Madeleine qui ont été inspirées des cercueils classiques et plus précisément
des représentations du mythe de Méléagre exposées au Musée d’Ostie et au Louvre – gestes
et expressions déjà repris par Donatello dans la Lamentation/Sépulture du Victoria and Albert
Museum de Londres et dans le bas-relief qui se trouve à Saint-Pierre au Vatican. À cette date,
l’assimilation entre des modèles classiques et une religiosité vécue s’exprime souvent dans les
œuvres d’art, comme c’est le cas par exemple du geste classique d’un personnage ayant les
bras levés, posture qui dérive encore une fois d’un sarcophage décrit dans le texte manuscrit
d’une représentation sacrée de la fin du XVe siècle : « […] lorsque vous verrez qu’on le retire
de la croix [en référence à la déposition du Christ] que chacun de vous lève les mains avec
dévotion en lui transmettant vos adieux à haute voix 47. »
Les modèles pathétiques à l’antique dont se sert Niccolò dell’Arca sont chargés d’une
nouvelle force créatrice transmise par la vitalité de la matière ou de la technique qui exaltent
les valeurs expressives qu’Aby Warburg attribuait à la sculpture comme à la mimique. Dans
le groupe de Santa Maria della Vita, la douleur s’exprime en sélectionnant les états émotifs
analysés et filmés selon leurs particularités, mis en séquence afin qu’ils se projettent sur le
fidèle qui, en franchissant le seuil de l’église, devait revivre la suite d’états d’âme des person-
nages de la représentation sacrée. Il s’identifiait plus ou moins à l’une ou à l’autre de ces
figures, selon son âge ou sa situation personnelle, et finissait par s’identifier au spectateur,
Joseph d’Arimathie, qui assiste à la scène. En effet il se trouve hors champ : c’est le passeur
du Christ, le témoin historique de sa mort, et il devient l’observateur compassé de l’événement
le plus dramatique et le plus naturel de la vie humaine.
Creuset mêlant le culte religieux et le paganisme classique, cette œuvre de Niccolò dell’Arca
continue, cinq cents ans plus tard, à nous impliquer dans ce drame humain qu’est la mort.
• Document et contexte •
l’ h i s t o r i e n à p i e d d ’ œ u v r e

Christiane Klapisch-Zuber

L’historien qui affronte l’œuvre d’art est dans une situation difficile. À pied d’œuvre – au
pied de l’œuvre –, il ne peut manquer de se poser la question de savoir si son métier d’historien
lui est désormais inutile. Ses savoir-faire l’ont-ils préparé à résoudre ce qui n’est peut-être
qu’un faux dilemme : regarder l’œuvre d’art pour elle-même et renoncer ipso facto à ses outils
ordinaires d’analyse ? ou l’incorporer dans ce qu’il désigne comme matériau historique, mais
perdre alors ce qu’elle recèle de valeurs spécifiques, formelles, esthétiques, émotionnelles ?
Dès lors qu’il pénètre dans les terres de l’histoire de l’art, l’historien risque d’être taxé de
bien des péchés : déterminisme, fonctionnalisme, historicisme… – telles sont quelques-unes
des étiquettes qui lui seront volontiers apposées. Le voilà sommé de reconnaître les limites
de ses instruments d’investigation, de justifier leur adéquation à une approche différente de
l’œuvre. Pourtant, il se peut que son métier apporte aux manières d’aborder l’œuvre d’art un
surcroît de regard, et que ses interrogations propres infléchissent les autres regards posés sur
elle. Je me propose, ici, de faire retour sur quelques expériences personnelles, qui furent des
incursions du côté de l’œuvre d’art, parfois naïvement engagées au départ, mais qui m’ont
conduite à confronter les visions qu’avaient d’une même œuvre iconographes, historiens de
l’art, historiens du social.

Ces confrontations sont, de mon côté, indissociables d’un parcours d’historienne sensible
aux aventures contemporaines de la recherche historique en France : rencontre brève avec
l’histoire économique, fréquentation plus durable de la démographie historique, dans ses formes
quantitatives aussi bien que dans ses familiarités avec l’histoire des mentalités, dominante
sociale d’une anthropologie historique largement entendue, irruption de la problématique
100 La peinture à l’épreuve de l’histoire

du genre et de son regard critique sur l’histoire sociale et culturelle… C’est la première de
ces lignes que j’ai d’abord suivie, m’attachant à des objets qui relevaient pourtant de la sphère
artistique, comme j’aurais pu le faire de n’importe lequel des produits qui, durant la grande
époque braudélienne, faisaient l’objet des recherches d’histoire commerciale et économique.
L’étude de la production et du commerce des marbres de Carrare conduisait à poser sur les
œuvres d’art le même regard que celui qu’un historien de l’industrie et du commerce
médiéval portait sur des sacs d’épices, des muids de blé ou des ballots de laine brute 1. Pourtant,
la spécificité des conditions de production des marbres destinés à un usage architectural ou à la
statuaire, depuis la commande jusqu’à la mise en place du bloc taillé ou de la statue, poussait
à s’interroger sur les rapports entre les hommes qui, autour de l’artiste et avec lui, étaient
impliqués dans le processus de la création ; et donc à regarder l’œuvre comme le résultat d’un
travail collectif, qui n’était pas tout simplement effacé par le génie de l’artiste.
Fig. 20 J’en prendrai pour seul exemple ce panneau de la Cantoria de Luca della Robbia traversé
diagonalement par une veine bleuâtre foncé qui tranche sur la couleur aujourd’hui cireuse
du marbre statuaire. Un regard rapide conclut au défaut. Mais ce défaut, reconnu en son
temps, objet probable d’âpres discussions avec les responsables de l’extraction et du chantier
du Duomo, fut en fin de compte accepté et retravaillé par l’artiste. Dans la partie centrale du
panneau, Luca laisse s’afficher la veine qui court sans vergogne à travers jambes et draperies.
Dans la partie droite, au contraire, il l’a masquée sous les plis d’une tunique ; il en tire même
parti pour mener doucement le regard du spectateur vers le joyeux putto de droite, autour
duquel la veine paraît s’enrouler en accentuant subtilement son léger déhanchement.
Le sculpteur donne ainsi à voir tout le brio de son art, sa maîtrise de l’accident indélébile,
sa victoire sur la marque de la fatalité et de la nature. Mais simultanément il conserve et
produit en plein milieu du panneau comme un témoignage du compromis entre les experts
qui eurent à traiter de ce marbre : l’artiste, les operai del duomo, l’adjudicataire de l’extraction
et du transport des marbres (un tailleur de pierres ou un sculpteur lui-même), les autres
membres de l’art expédiés pour mesurer l’ampleur des défectuosités, etc. 2. Si le conflit qui
me semble former le contexte de cette œuvre en dit long sur la très incomplète séparation
des métiers (lapicides, sculpteurs), sur les modes de financement et de rétribution, sur la
reconnaissance des compétences et la place des expertises au début du Quattrocento, en fin
de compte il nous parle surtout, sotto voce, de la liberté de l’artiste. Et les documents de
Document et contexte 101

l’historien montrent que la veine que nous voyons – si nous acceptons de la regarder autrement
que comme un désagréable défaut – a bien été vue aussi et jaugée par les contemporains,
qu’elle a été instituée par eux au sein de l’œuvre d’art comme inséparable de sa création et
constitutive de son existence.

L’intérêt de l’historien pour le support iconographique d’une œuvre ou la portée socio-


culturelle d’un thème le jette parfois de façon imprévue devant l’œuvre d’art elle-même et
l’oblige à développer ses propres intuitions. Lorsque, il y a longtemps, je travaillais sur l’histoire
du mariage et des rituels, religieux ou civils, qui s’y rapportaient en Italie aux XIIIe-XVIe siècles 3,
je fus amenée à regarder de très près un thème iconographique, le Sposalizio de la Vierge,
dont l’iconographie était relativement peu commentée par l’histoire de l’art. Au départ je ne
pensais qu’à identifier une « illustration », essentiellement italienne, des rituels de la fin du
Moyen Âge. Bien vite, pourtant, l’iconographie imposa ses propres inventions et me fit
percevoir la puissance de divers enjeux proprement historiques. Le cadre choisi par les artistes
italiens – l’entrée d’une église –, un objet, l’anneau, qui circulait entre trois personnages – le
prêtre, Joseph et Marie –, un geste étrange – des mains brandies derrière Joseph ou un poing
le frappant vigoureusement au dos… : tous ces détails rarement commentés incitaient à
revenir aux textes qui formaient le support narratif du Sposalizio en examinant le contexte Fig. 21
historique de leur interprétation picturale. L’ethnologie italienne donnait la clé du geste des
comparses, mais seule l’analyse des conditions dans lesquelles le remariage des veufs ou le
mariage des vieux se déroulaient avant le Concile de Trente en donnait le sens, elle seule
expliquait l’accent mis sur le pugno par les peintres depuis Giotto. De même, il fallait connaître
la manière dont l’Église cherchait à s’insinuer dans les coutumes nuptiales du temps, afin d’y
faire prévaloir son contrôle des procédures et sa doctrine du sacrement, pour comprendre
que toutes ces représentations du Sposalizio, situées hors d’un sanctuaire, et plus précisément
à son entrée, étaient autant une métaphore de la situation alors réservée au mariage religieux
que la suggestion d’un correctif. Ici donc les propositions de l’historien aidaient à une
meilleure compréhension du contenu, voire de l’organisation formelle des images. Sous la
pression de son commanditaire, les partis picturaux adoptés par l’artiste revêtaient, par
exemple, une certaine nécessité, de même qu’on comprenait mieux les retombées formelles
des choix iconographiques en prenant en compte les conditions sociales de leur dialogue.
102 La peinture à l’épreuve de l’histoire

Ainsi, le découpage d’une séquence essentielle dans le processus rituel – l’échange des
consentements, fondement du sacrement – imposait de mettre l’accent sur le geste et le
symbole qui lui étaient associés et de bien donner à voir l’anneau remis par l’époux à l’épouse.
En outre, le cadre solennel du parvis du Temple qui voulait suggérer la présence de l’Église
induisait une représentation frontale et l’équilibre symétrique des deux personnages principaux,
Joseph et Marie, et des groupes de comparses autour du prêtre… Au-delà de ce contexte
rituel et liturgique de pratiques nuptiales en pleine évolution, point nodal des rapports entre
laïcs et clercs, c’était plus largement encore les puissantes lignes de forces s’incarnant dans
l’alliance matrimoniale et parcourant tout le champ du social et du politique qui définissaient
le climat dans lequel les peintures du Sposalizio avaient été programmées. Le thème et l’inter-
prétation du Sposalizio devaient se comprendre comme une arme au service des instances
ecclésiastiques, qu’animait le souci d’affirmer leur contrôle sur le mariage à un moment-clé
de l’évolution de celui-ci et face à des familles défendant pied à pied leur autonomie rituelle.
C’est ainsi qu’un regard attentif porté au cadre, aux gestes, aux objets mis en scène par le
thème iconographique du mariage de la Vierge aidait l’historien à mieux percevoir les
nœuds sensibles de la problématique histoire du mariage. Est-il présomptueux de penser
qu’il apportait aussi du nouveau à l’analyse des choix formels de l’artiste, à son éclairage
propre du thème par les jeux de la perspective architecturale et de la gestuelle prêtée aux
personnages ?

C’est d’une autre expérience personnelle, d’un malaise, que je voudrais à présent partir pour
dire comment la connaissance du contexte social peut préciser le regard sur une œuvre d’art en
suggérant une nouvelle lecture iconographique. Ce malaise naissait chez moi de l’inadéquation
entre une interprétation tout à fait courante de la storia peinte par Scheggia sur plusieurs coffres
de mariage et ce que je savais des usages matrimoniaux de son époque. Il ne trouva son terme
que par la révision radicale de l’interprétation, devenue véritable vulgate, qui était à l’origine
de ce sentiment de discordance – une correction à laquelle les historiens se risquent rarement,
ou dans le tremblement.
Si l’on regarde vraiment les coffres de Leipzig analysés par Paul Schubring et maintenant
Fig. 22 disparus, ou celui qui était jadis à Brandeis University (Waltham) et qui est aujourd’hui
revenu à Florence (collection Bruschi) 4, on s’aperçoit qu’à une exception près les historiens
Document et contexte 103

de l’art, emboîtant le pas à Schubring et sans trop regarder ces peintures, y ont vu ce qu’ils
voulaient voir : une belle histoire d’amour au cachet romantique. Le support littéraire qu’ils lui
ont assigné, cette Istorietta amorosa attribuée à Alberti qui situe à Florence une aventure proche
de celle de Roméo et Juliette, se trouve en réalité contredit par de nombreux détails icono-
graphiques des panneaux. Mais Schubring s’était délecté du roman sentimental qu’il déchiffrait
dans la storia, je dirais même qu’il en avait rajouté en voyant à l’appui de sa thèse des détails qui
n’existent pas ou en n’en voyant pas d’autres qui sont pourtant bien là. Il reconnaissait, par
exemple, dans la femme âgée à la tenue austère représentée sur les coffres, la jeune amoureuse
échevelée (« scapigliata ») de la nouvelle, mais il ne s’attardait pas sur les emblèmes romains
qui situaient manifestement l’histoire dans l’Antiquité ! Dans son interprétation, calquée sur
la nouvelle, la partie finale de la storia ne pouvait que représenter un cortège de noces : le
couple réhabilité par un magistrat florentin marchait donc joyeusement vers sa nouvelle
demeure. De là à reconnaître par extension dans cette image une reproduction fidèle des
noces florentines, il n’y avait qu’un pas, et il fut allégrement franchi depuis Schubring.
Le malaise éveillé par cette interprétation venait de ce qu’elle ne s’ajustait pas avec ce que
je savais du déroulement des noces en Toscane, en particulier des acteurs qui participaient à
ses différentes phases : jamais, en Toscane, le mari ne guidait lui-même l’épousée jusqu’à sa
maison le jour de la ductio. Quand je compris qu’on avait là une illustration de la Justice de
Trajan, thème également développé par deux coffres de mariage sortis de l’atelier de Mantegna
et aujourd’hui à Klagenfurt, le problème se déplaça et devint, du reste, plus intéressant. Car
il fallait convenir que certaines particularités évoquant le transport du trousseau de la mariée
chez son époux avaient été délibérément introduites par Scheggia dans ce qui était, non pas
un cortège de noces, mais l’entrée d’un fils adoptif chez sa nouvelle mère. Petite énigme qui
mettait en question l’autonomie de l’artiste par rapport au texte de la Légende dorée sur lequel
il s’appuyait et dont la transcription iconographique devait faire voir la « dotation » d’une
veuve. La solution était à chercher, selon moi, dans les images que pouvaient admettre les
contemporains pour signifier une dotation, et de ce point de vue c’était bien le transport du
trousseau représenté par Scheggia qui offrait la traduction la plus suggestive de la dot honorable.
L’entrée par effraction dans le royaume de l’iconographie a donc appris à l’historienne
dévoreuse de documents écrits la complexité des rapports entre les contraintes du texte et
l’imagination visuelle de l’artiste. La documentation historique en dit peu directement sur
104 La peinture à l’épreuve de l’histoire

les décisions formelles de l’artiste. Mais, dans la mesure où la tâche et l’apport spécifiques
de l’historien qui l’exploite consistent à prendre en considération la médiation des codes
sociaux, il lui arrive d’en identifier certains effets sur les motifs et les thèmes retenus par
l’artiste. Ainsi peut-il espérer que son travail de taupe dans l’enchevêtrement des racines
sociales et intellectuelles du créateur vienne un peu éclairer le processus même de la création
artistique.

Les coffres de mariage et, plus généralement, la peinture d’ameublement domestique ont,
depuis Paul Schubring, suscité une abondante littérature qui, d’abord consacrée à leurs
thèmes iconographiques, se montre aujourd’hui plus attentive aux conditions de leur
production 5. Car si Schubring, dans son ouvrage sur les Cassoni, a un peu mélangé les
genres et considéré ensemble panneaux de coffres et autres peintures ornant des meubles ou
des lieux variés de l’espace domestique, cette confusion même s’est révélée une intuition
féconde. Des travaux tout récents suggèrent en effet que l’enceinte domestique est à
l’origine de bon nombre des cadres formels et des thèmes profanes, voire religieux,
développés par la peinture de la pleine Renaissance 6. Celle-ci y serait née en quelque sorte
des comportements rituels ou dévots qui prenaient appui sur des objets spécifiques. À côté de
la peinture narrative des panneaux de coffres nuptiaux et des deschi da parto, il faut également
évoquer, avec Roberta Olson, la présence des tondi, deschi et colmi ou, avec Anne Barriault,
celle des spalliere qui sont à l’origine de maintes formes typiques de la Renaissance. Ainsi,
l’exploration des inventaires mobiliers, depuis John K. Lydecker, l’attention à la terminologie
contemporaine et à ses variations – qui sont un bon indice des déplacements du goût et des
intérêts culturels – et d’autres recherches menées principalement par des historiens ont
affiné le regard porté sur des œuvres particulières 7. En restituant à celles-ci leur place dans
une série, loin de les affadir ou de les galvauder, l’enquête documentaire large leur confère
un relief plus saisissant. Si la mise en situation historique permet de dégager la nouveauté des
supports ou des thèmes, elle peut aussi nous ouvrir les yeux sur l’originalité ou la puissance
des positions esthétiques individuelles en notant l’écart dans la série, la césure dans l’évolution
d’ensemble.
C’est à une série inattendue qu’appartiennent les statuettes pieuses, les « saintes poupées »
que j’ai naguère étudiées 8 et que je prendrai pour dernier exemple : lui aussi insiste sur le
Document et contexte 105

rapport entre le document qui peut éclairer une œuvre, le contexte plus général de la
production de celle-ci et son intelligibilité visuelle.
Dans le cas du Sposalizio ou de la Justice de Trajan, l’historien, dans la discussion avec ses
confrères historiens d’art, expose le contexte large d’une image qu’il a étudiée par d’autres
canaux, ou en suivant d’autres interrogations. Son apport peut se concentrer sur des traces
documentaires exiguës, sur des indices textuels se rapportant à un thème iconographique ou
à un type très particulier de produit artistique. Quelques ricordi intrigants des livres de famille
florentins m’ont ainsi poussée à m’interroger sur les pratiques privées de dévotion auxquelles
pouvaient inciter les « poupées » qu’ils mentionnaient. Ces figurines de saintes ou d’enfants- Fig. 23
Jésus faisaient parfois partie des trousseaux de mariées et de nonnes florentines, et étaient
elles-mêmes accompagnées de leur propre trousseau. Or c’est de l’art qu’est venu l’éclairage.
Rapprochées non seulement des témoignages littéraires ou mystiques, mais également des
figures artistiques suscitées par le culte de l’Eucharistie au XIVe siècle et au début du XVe siècle,
les pratiques de piété familiales suggérées par les notules des livres de famille ont élargi l’affaire
aux dimensions de la devotio moderna. Car les poupées d’enfants-Jésus ne se confondent pas
avec le culte de l’Eucharistie, ni même avec celui de la crèche de la Nativité. Les contemporains
y voyaient autre chose et les manipulaient avec d’autres intentions. Ces poupées, non seulement
honorées et adorées dans leurs petits tabernacles privés, mais langées et habillées 9, ornées,
peut-être nourries, exprimaient l’humilité du « service » maternel et, par là, une certaine
féminisation de la religion. Et il fallait admettre que ces comportements privés, se jouant du
cadre ecclésial ou monastique, faisaient appel à des techniques pédagogiques d’imitation
gestuelle et s’appuyaient sur les facultés imaginatives concédées aux femmes et aux enfants pour
favoriser leur éducation religieuse et leur participation au sacré dans le cadre domestique. En
somme, une courte documentation d’origine familiale suggérait l’existence d’un continuum
entre le Christ-enfant triomphal de Desiderio da Settignano, souvent copié en couronnement
des tabernacles de l’Eucharistie, et les « bébés Jésus » caressés par les religieuses ou les enfants
de bonne famille. Et c’était le document exhumé par l’historien qui permettait ici de voir les
conduites dévotes donnant sens à un certain type d’images.

Face à l’œuvre d’art, la gamme des attitudes historiennes est donc plus large qu’on ne pourrait
croire. Identifier les contraintes sociales qui ont pesé sur l’élaboration de l’image n’est pas
106 La peinture à l’épreuve de l’histoire

une tâche vaine : l’effort peut conduire à enrichir la compréhension des leçons et des usages
de cette image, à réviser l’interprétation de son iconographie et même à éclairer les choix
formels de son créateur. N’a-t-on pas trop souvent « regardé » hâtivement l’image et occulté
sa vision par ignorance des contextes dans lesquels jadis les regards s’étaient posés sur elle ?
• R é c i t s , i m ag e s , h i s to i r e •
la fuite en Égypte
d e la s a i n t e fa m i l l e 1

Lucette Valensi

Dans Le Jugement de Pâris, Hubert Damisch évoque ceux qui font « métier de parler de la
peinture 2 ». N’entrant pas dans cette catégorie, je dois dire d’emblée les hésitations que j’ai
éprouvées à intervenir sur vos terres et à exhiber mon ignorance abyssale des méthodes et
des débats de vos disciplines, comme la naïveté avec laquelle je pose des questions auxquelles
vous avez depuis longtemps apporté des réponses. L’histoire était pourtant convoquée ici, au
moins sous la forme interrogative. « Pourquoi l’histoire ? », s’interrogent en effet les auteurs
du texte qui formait notre protocole de travail.
Travaillant sur le thème de la fuite en Égypte dans la tradition des chrétiens d’Orient
– coptes et éthiopiens plus spécifiquement – et dans celle des chrétiens d’Occident, sur les
échanges qui ont pu intervenir entre l’une et l’autre, j’étais de plain-pied dans l’histoire,
puisqu’il s’agissait de suivre la carrière d’un même récit et de sa représentation iconographique
dans deux traditions. Mais me voilà aussitôt portée sur votre terrain, car je me trouve
confrontée au problème de la « traduction 3 », c’est-à-dire, en m’inspirant d’une proposition
de Damisch, du « transport » d’un énoncé biblique dans l’idiome de la peinture. Que voient
les peintres dans le récit qu’ils mettent en peinture ? Que lisent les observateurs placés
devant une peinture représentant un sujet biblique ? Se racontent-ils la même histoire que
celle qu’ils ont entendue ? Peuvent-ils réciter la Bible à la vue de sa représentation picturale ?
Et de quelle Bible s’agit-il ? La question me ramène à l’histoire : le Livre se referme-t-il sur
lui-même, ou faut-il chercher dans quelles directions multiples le texte se déploie et se
transforme, puis à quelles lectures et à quelles interprétations, elles aussi multiples, les fidèles
ont soumis le texte et ses transformations ?
108 La peinture à l’épreuve de l’histoire

Je me propose ici de tenter une brève expérience sur deux cas, le premier éthiopien, le
second flamand. Mais il convient d’abord de faire un détour par le narratif. Empruntant une
fois encore un énoncé à Hubert Damisch, je commencerai donc par « l’histoire sans le
tableau ».

• L’histoire s ans le tableau

La fuite en Égypte est absente de l’Évangile selon saint Marc, qui n’évoque ni la naissance du
Christ, ni la visite des Mages, ni le massacre des Innocents. Jésus ayant été précédé par Jean-
Baptiste et baptisé par lui, son ministère commence. La fuite en Égypte n’est pas davantage
évoquée dans l’Évangile de saint Luc, où la Nativité est suivie de la visite des bergers, puis
de la circoncision et de la présentation au Temple. La visite des Mages, la fuite en Égypte et
le massacre des Innocents sont absents de ce texte, de même que de l’Évangile de saint Jean,
où Jésus apparaît déjà adulte et glorieux.
Seul l’Évangile selon saint Matthieu raconte la fuite en Égypte. Il présente vingt-
huit séquences qui suivent le Christ depuis sa naissance jusqu’à sa Résurrection et c’est
dans la première – naissance et vie cachée de Jésus – que s’inscrit l’épisode de la fuite en
Égypte. La généalogie de Jésus et la conception virginale sont suivies de la visite des
Mages (Mt 2, 1-12), de la fuite en Égypte (2, 13-15) et enfin du retour d’Égypte et de
l’établissement à Nazareth (2, 19-23). Voici ce que dit Matthieu sur la fuite en Égypte
(2, 13-15) :
Quand ils se furent retirés, voici que l’Ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph et dit : « Lève-toi, prends
avec toi l’enfant et sa mère, et fuis en Égypte, et restes-y jusqu’à ce que je te le dise ; car Hérode va rechercher
l’enfant pour le faire périr. » Lui, se levant, prit avec lui l’enfant et sa mère, de nuit, et se retira en Égypte. Et
il y fut jusqu’à la mort d’Hérode, pour que s’accomplisse ce qu’avait annoncé le Seigneur par le prophète
quand il dit : « D’Égypte j’ai appelé mon fils. »

Plus loin, Matthieu reprend (2, 19-21) :


Hérode mort, voici que l’Ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph, en Égypte, et dit : « Lève-toi, prends
avec toi l’enfant et sa mère, et va au pays d’Israël ; car ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l’enfant. »
Lui, se levant, prit avec lui l’enfant et sa mère, et il entra au pays d’Israël.
Récits, images, histoire 109

C’est tout ce que le canon des Écritures saintes nous transmet : quelques lignes seulement,
sans aucune indication sur les étapes du voyage, ni sur la durée ou les conditions du séjour, ni
sur les événements particuliers qui l’auraient marqué. Un programme iconographique réduit
à presque rien, si on le confronte à l’abondance des figurations qu’il a inspirées. Seulement
trois éléments sont mentionnés : le songe de Joseph, la fuite et le retour d’Égypte.
L’épisode est néanmoins développé dans les apocryphes, qui ne font pas partie du corpus
canonique, dont l’authenticité et l’orthodoxie sont mises en doute, et qu’on attribue à des
auteurs inconnus et privés d’autorité. Non légitimes, les apocryphes n’en ont pas moins
connu une large diffusion et ont nourri la foi des fidèles et surtout inspiré l’art. La fuite en
Égypte occupe une certaine place dans le Pseudo-Matthieu ou Évangile de l’Enfance en
latin, texte de la fin du VIe ou du début du VIIe siècle, qui comprend pas moins de neuf
chapitres, avec des indications précises sur la durée, les étapes et les conditions du voyage. Se
succèdent des épisodes auxquels j’attribue ici des titres qui tiennent lieu de résumés :
départ ; premier repos devant une grotte (la Sainte Famille est accompagnée de trois enfants
et d’une jeune fille) ; rencontre avec les dragons et les bêtes sauvages ; deuxième repos et
miracle du palmier qui s’incline devant la Sainte Famille pour la nourrir, miracle de la
source qui surgit pour étancher leur soif ; nouveau départ, arrivée dans la première ville
d’Égypte, Sotyren, où a lieu l’épisode de la chute des idoles et la soumission à Jésus
d’Afrodisius, seigneur de la cité, et de ses sujets ; message invitant la Sainte Famille à rentrer
en Judée et retour. L’iconographie nous a rendus familiers de certains de ces épisodes, mais
pas de tous ; à l’inverse, nous avons des souvenirs iconographiques qui ne correspondent pas
à ce texte.
On retrouve la scène de la fuite en Égypte dans d’autres ensembles narratifs rangés dans
les apocryphes, qui ont circulé entre Orient et Occident. Il n’est pas nécessaire d’en dresser
l’inventaire, ni de recenser les motifs dont l’iconographie pouvait se saisir. Il serait même
illusoire de le faire, dans la mesure où nous ignorons quelle connaissance les fidèles ont eue
de ces textes et quel a été leur usage. Ils ne constituent pas un corpus trans-historique et
valable pour toute la chrétienté et ne forment pas un réservoir de motifs où les artistes
n’auraient eu qu’à puiser mécaniquement. Une lecture rapide suffirait du reste à constater,
d’une part, que ces motifs n’ont pas tous connu la même fortune iconographique et, d’autre
part, que l’iconographie a développé des motifs qui ne figurent ni dans les Évangiles
110 La peinture à l’épreuve de l’histoire

canoniques ni dans les apocryphes. Ce qui nous ramène à l’histoire et au contexte dans
lequel les représentations figurées de la fuite en Égypte ont surgi.

• Des tableau x dans leur histoire


LA FUITE EN ÉTHIOPIE 4
Fig. 25 Un manuscrit éthiopien du début du XVIe siècle contient une illustration qui présente, au
centre, la Vierge, à gauche, un personnage féminin, et à droite, un personnage masculin portant
l’enfant 5. Est-ce la fuite en Égypte ? Oui, mais la scène est insolite pour nous, habitués à en
voir les représentations occidentales, car les trois adultes fuient à pied. En Éthiopie, en effet,
les êtres humains ne chevauchent pas des ânes, qui servent normalement à porter des charges.
Les Éthiopiens font ici une lecture littérale de l’Évangile de saint Matthieu, qui n’évoque pas
de monture, celle-ci n’apparaissant que dans les autres apocryphes. De cette représentation,
le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas narrative. Elle ne rapporte aucune séquence
particulière de l’épisode, elle ne donne pas corps au lieu, l’Égypte. C’est l’idée, le concept de
fuite qu’elle représente. Mais l’image, outre qu’elle fait partie d’un manuscrit auquel le
lecteur est invité à se reporter, est elle-même accompagnée d’une légende, et celle-ci donne
la clé de lecture. Elle énonce « comment Marie pleura pour son fils bien-aimé en route
pour Dabra Qwasqwam, comment Salomé la consola et Joseph pleura avec elle ». Une autre
miniature, proposée dans un évangéliaire du début du XVIe siècle 6, fait défiler, dans sa partie
supérieure, la Vierge, Salomé et Joseph portant l’Enfant, et signale dans la légende qu’ils sont
« en route vers Qwasqwam ».
Ces deux images accompagnées de leur légende invitent à se rendre dans deux directions,
l’une vers un texte, l’autre vers un lieu. Le texte, c’est la Vision de Théophile, dont il existe des
versions arabe et syriaque, la première ayant été traduite en guèze (langue liturgique) au
XIVe siècle. Il s’agit d’une longue homélie (plus de 900 lignes) attribuée à Théophile, évêque
d’Alexandrie entre 385 et 412. Elle raconte comment, l’empereur Théodose lui ayant confié
les clés de tous les temples païens pour qu’il les transforme en églises et s’empare de leurs
richesses, Théophile arrive à l’église du Mont Qusqam, élu par Jésus comme sa demeure, de
préférence à toutes les autres localités. Aussitôt libéré des fatigues et des préoccupations
de ce monde, l’évêque monte dans la petite pièce qui a servi de refuge à la Vierge au temps de
Récits, images, histoire 111

son séjour en Égypte. Celle-ci lui apparaît alors en vision et lui raconte, à la première
personne, la fuite en Égypte et les épreuves qu’elle a endurées. Décrivant le voyage, elle
explique entre autres :
Je portais l’enfant, tantôt sur un bras, tantôt sur la hanche ou dans les mains, et Salomé me remplaçait à cause
de la longueur du voyage et de la fatigue de la marche. Je le posais au sol, comme font toutes les femmes qui
apprennent à marcher à leurs enfants, car j’étais jeune et n’étais pas habituée à souffrir… Joseph portait nos
provisions ; quand il voyait Salomé porter l’enfant, il le prenait sur les bras.

La Vision de Théophile a été introduite dans le calendrier liturgique de l’Église éthiopienne.


On en trouve des paraphrases aux dates du 6 hedar (15 novembre), fête de Notre-Dame et
de Jésus enfant à Qwasqwam ; puis en mai, aux dates du 24 genbot (« En ce jour béni notre
Seigneur Jésus-Christ vint dans la terre d’Égypte ») et du 25 genbot (« En ce jour mourut la
sainte Salomé, la sœur de Notre Dame la sainte Vierge Marie mère de Dieu »).
À la Vision de Théophile, il convient d’ajouter un autre ensemble narratif centré sur le
personnage de Marie. Sous le règne de l’empereur Zar’a Ya’eqob (1434-1468), le culte marial
est rendu obligatoire, et la fuite en Égypte compte parmi les trente-deux fêtes qui lui sont
associées. Au développement de ce culte est liée la diffusion des miracles de Marie. À partir
de récits issus de la chrétienté occidentale et traduits en guèze, ces miracles sont amplifiés et se
multiplient, fournissant un nouveau réservoir de motifs à l’iconographie.
Ces textes nous éclairent par ailleurs sur une protagoniste figurant régulièrement dans les
scènes éthiopiennes de la fuite en Égypte : Salomé, sœur de la Vierge et servante de la Sainte
Famille selon la tradition éthiopienne 7.
Le lieu où advient la vision – et le lieu vers lequel se dirige la Sainte Famille –, c’est
Qusqam, site de Haute-Égypte où la tradition copte fait séjourner la Sainte Famille au cours
de son exil en terre égyptienne. Une telle localisation relève d’un travail beaucoup plus
vaste, de la part des Coptes, qui a consisté à chercher les traces du récit de la fuite en Égypte
dans une série de sites distribués entre le Delta du Nil et la Haute-Égypte. Ils ont ainsi construit
une topographie sacrée et fait de l’Égypte une extension de la Terre sainte, « une autre Terre
sainte 8 ». Les sites où a séjourné la Sainte Famille coïncidant souvent avec la présence de
monastères ou jalonnant la route du pèlerinage qui conduit à Jérusalem, les chrétiens d’Éthiopie
ont à leur tour marché, sinon sur les pas de la Sainte Famille, du moins sur ceux des Coptes. Au
112 La peinture à l’épreuve de l’histoire

passage, ils ont investi certains de ces sites, dont Qusqam, où des moines éthiopiens séjournaient
régulièrement aux XIVe et XVe siècles.
Mais Qusqam, c’est encore beaucoup plus qu’un site consacré par le séjour de la Sainte
Famille et transformé en étape de pèlerinage ou en lieu de méditation pour les moines. Ce
que dit le synaxaire (et avant lui, la Vision de Théophile) est éclairant :
En ce jour [6 hedar] le Sauveur, notre Dieu, notre Roi, Notre-Seigneur, Jésus le Messie se réunit avec ses
disciples purs à Qusqam, qui est El Moharraq ; c’est là qu’eut lieu la première messe, comme en témoignent
saint Philothée (Filoutaous) et saint Cyrille (Kirillos) : que, par leurs prières, le Seigneur nous comble des
pardons de nos péchés ! Amen.

Deux mots d’explication littérale sont ici nécessaires : selon la Vision de Théophile et le
synaxaire, Jésus est en effet revenu à Qusqam, après sa Résurrection, accompagné de ses
disciples ; il y a consacré la toute première église et y a inauguré la première liturgie. Affir-
mation d’une importance capitale, car elle proclame ainsi la priorité de Qusqam sur Rome
et même sur Alexandrie, siège du patriarcat copte dont dépendait la nomination du patriarche
de l’Église d’Éthiopie. Qusqam devient le lieu de l’invention du christianisme. Si ces deux
images illustrent la fuite de la Sainte Famille, c’est donc plutôt sa marche vers le berceau de
la foi qu’elles soutiennent.
L’homélie de Théophile, le récit des épreuves de la Sainte Famille au cours de sa fuite en
Égypte sont entrés dans le rituel. Ils ont été lus et chantés par le clergé et les fidèles. Si nous ne
savons pas qui avait accès aux livres enluminés exécutés dans les monastères et commandités
par l’empereur, le clergé ou la noblesse, il ne fait pas de doute, en revanche, que les images
de dévotion étaient intelligibles aux simples fidèles. Avec les hymnes et les prières, elles
alimentaient leur foi et les invitaient à une épreuve de compassion avec la Vierge. Le cas
éthiopien démontre donc une forte connection entre un lieu (Qusqam, haut lieu du christia-
nisme éthiopien), des rituels (donc des moments religieux, des pratiques sociales, des gestes) et
l’iconographie. L’évolution ultérieure de celle-ci ne démentira pas cette étroite correspondance,
Fig. 26 en dépit d’emprunts faits à l’iconographie occidentale, tels l’apparition de la monture et des
arbres stylisés. Elle accentuera plutôt l’« éthiopisation » du thème : les objets de la vie quotidienne
sont indigènes, de même que la division du travail entre les protagonistes (c’est Salomé qui,
servante de la Vierge, porte ces objets) 9.
Récits, images, histoire 113

LE REPOS PENDANT LA FUITE EN ÉGYPTE DE JOACHIM PATINIR 10 Fig. 24

Nous reconnaissons dans ce tableau une scène de repos pendant la fuite en Égypte. Nous le
savons non parce que nous connaissons l’Évangile du Pseudo-Matthieu – qui évoque bien
des pauses de la Sainte Famille au cours de sa fuite, mais ces repos sont toujours le prétexte
à des prodiges manifestant la divinité du Christ enfant, il s’y produit toujours quelque chose –,
ou tel autre apocryphe, mais parce que ce thème est devenu une constante de l’iconographie
occidentale depuis le XIVe siècle.
Au premier regard, l’élément central est le couple mère/enfant. Il apparaît moins comme
une famille en danger que comme un couple déjà à l’abri de ses ennemis, ou qui en a déjà
triomphé. Le narratif, pour ce qui les concerne, est ici réduit à l’allusion. C’est la présence
du panier et du ballot de voyageur qui indique leur statut, alors que les vêtements, la coiffe
et la pose suggéreraient plutôt la majesté des personnages en un lieu (jardin semé de fleurs
précieusement représentées) qui évoque le paradis, ou le jardin clos par lequel la virginité de
Marie est souvent évoquée.Tout autour, à proximité de la figure centrale, se déploie un paysage
naturel, qui apparaît agreste à droite du tableau et construit à gauche, comme le révèlent les
édifices imposants. Rappelons ici que c’est à propos de Patinir, ou à partir de Patinir et de
ses contemporains, que les historiens d’art ont décelé une autonomisation du paysage dans
la peinture par rapport au sujet central, celui-ci restant porteur de la signification religieuse,
tandis que le paysage trouve sa raison d’être dans sa pure beauté.
Le paysage de ce tableau n’a pourtant pas la forte autonomie qu’on lui prête ; étroitement
relié à la figure centrale, il constitue le support de tout le narratif. Comme détourée, et par
là détachée de l’action, la figure centrale est inscrite dans une composition en patchwork dont
les éléments forment par contraste autant de vignettes narratives. Drapée dans son manteau
blanc, la Vierge est statique et impassible, tandis que l’action se déroule derrière elle et tout
autour. De la partie supérieure droite du tableau, nos yeux sont attirés d’épisode en épisode
vers le centre : au massacre des Innocents fait suite le miracle du champ de blé, exposé par
deux vignettes juxtaposées, puis la chute des idoles. En contrebas, c’est le miracle de la source
(mais pas celui du palmier) qui est évoqué. Nous touchons alors du regard le périmètre
circonscrit du repos lui-même, limité à droite par la monture vue de dos et, symétriquement,
à gauche, par Joseph nourricier, portant une marmite, qui borne l’espace du repos.
114 La peinture à l’épreuve de l’histoire

Un tel dispositif paraît composé de fragments qui obéissent à un principe anthologique ;


ils forment les morceaux choisis d’une tradition narrative. Ce montage de citations paraît en
même temps avoir une valeur, ou une fonction, mnémotechnique, chaque vignette convoquant
le souvenir d’une séquence narrative. Ce qui ne va pas sans faire surgir quelques difficultés. Car
les citations ne sont pas empruntées à un corpus unique et homogène. Celles qui proviennent
des apocryphes sont reconnaissables en raison de leur récurrence dans la peinture et l’icono-
graphie, et sont de ce fait devenues conventionnelles : c’est le cas du massacre des Innocents
ou de la chute des idoles. Certaines des amplifications que le narratif a connues au cours du
Moyen Âge sont aussi devenues conventionnelles, comme le miracle du champ de blé, qui
apparaît en Occident au XIIIe siècle et connaît une telle popularité qu’aujourd’hui encore il
est identifiable 11. Mais ce genre de montage narratif suppose un pacte tacite entre le peintre
et son public. Il faut que l’un et l’autre partagent les mêmes références, voire la même inter-
prétation de l’ensemble formant le sujet du tableau. Qu’arrive-t-il lorsque le pacte est rompu,
lorsque l’artiste innove, ou que, le destinataire ayant changé, il a perdu l’usage des outils
mnémotechniques ?
Cette situation est peut-être celle qui concerne la partie gauche du tableau. Si la relation
entre l’icône centrale et les vignettes adjacentes situées à droite est relativement claire, on
butte, à gauche, sur deux forteresses, des personnages et des motifs qui ne nous renvoient pas
directement aux divers récits relatifs à la fuite en Égypte, à l’exception de la chute des idoles.
Patinir prend-il des libertés avec la tradition reçue ? Ou une partie de celle-ci nous est-elle
devenue opaque ?
Une réponse savante et argumentée nous est proposée par Reindert L. Falkenburg dans
une étude très suggestive sur le paysage chez Patinir 12. Pour Falkenburg, le paysage de Patinir
relève de l’art dévotionnel de la fin du Moyen Âge. D’une part, la figure centrale est devenue
Andachtsbild, notion empruntée à Panofsky, selon lequel l’artiste représente un concept
théologique par une représentation qui se détache du contexte narratif tout en en conservant
quelques références. Ici, elle incarne l’humilité, la modestie. Elle évoque la Vierge au centre
du jardin du Paradis, image déjà récurrente dans la tradition picturale flamande, et la Vierge
allaitant, représentation qui symbolise son rôle d’intercesseur. D’autre part, cette image est
historicisée par l’addition des figures et motifs adjacents qui fournissent le contexte narratif.
Or ce contexte ne se réduit pas à la fuite apocryphe. Il provient surtout des livres de
Récits, images, histoire 115

dévotion en usage au temps de Patinir, qui invitent à méditer sur l’expérience de la Sainte
Famille, à l’accompagner, à compatir aux épreuves qu’elle traverse. De fait, les Méditations sur
la vie du Christ, ou les livres de dévotion à la Vierge des sept douleurs, très répandus – et
dans toutes les langues vernaculaires –, contiennent des séquences sur la fuite en Égypte
accompagnées de fortes injonctions à s’apitoyer sur les souffrances de la Sainte Famille. Dans
ces histoires, les personnages de la Sainte Famille sont eux-mêmes des pèlerins et des étrangers
en Égypte. Cela les rattache à une autre tradition de la littérature de dévotion, celle du
pèlerinage de la vie humaine : la vie du croyant est, au prix d’une confrontation avec les
vices et les dangers de ce monde, un pèlerinage en quête du salut, le conduisant vers la
Jérusalem céleste. À partir du livre de Guillaume de Deguileville (1331), traduit dans toutes
les langues de l’Occident chrétien et illustré, puis imprimé et largement diffusé, d’autres
œuvres destinées aux laïcs diffusent ce thème du pèlerinage de la vie humaine. Dans Le
Repos de Patinir, les membres de la Sainte Famille sont des pèlerins, comme l’indiquent le
sac, le panier et le vêtement de Joseph. Ils servent de modèle au croyant ordinaire, pèlerin
dans ce bas monde rempli de péché, lequel est représenté dans les scènes narratives de droite
par des détails explicites (truie et pourceaux, homme en train de déféquer), tandis qu’à gauche,
au contraire, on voit une route qui monte vers la Jérusalem céleste. À qui se trouve face au
tableau, deux voies s’ouvrent donc, l’une appartenant au monde charnel, l’autre conduisant au
salut. Le tableau, d’inspiration entièrement religieuse, devient ainsi une allégorie du pèlerinage
de la vie et des deux routes qui s’offrent au chrétien.

Le thème religieux de la fuite en Égypte a ainsi été traduit dans deux traditions picturales
différentes. Si l’on veut comprendre le message du peintre – et il ne fait pas de doute qu’il
existe –, on ne peut faire l’économie d’un retour au texte. À cet égard, le peintre ne feint que
ce qui se sait. Or le texte a une histoire, et ses transformations s’accompagnent de changements
dans son interprétation. C’est tout ce travail sur le récit qu’il convient de reparcourir. On ne
peut davantage faire l’économie d’un retour aux pratiques qui sont liées à l’usage du texte :
pratiques rituelles collectives dans le cas éthiopien, pratiques de dévotion plus individualisées
dans le cas de Patinir. Le peintre, ici, ne feint que ce qui se fait. Une certaine homologie
surgit alors entre les deux traditions. La marche de la Sainte Famille trace la route d’un
pèlerinage, et le fidèle est invité à emboîter le pas des fugitifs.
116 La peinture à l’épreuve de l’histoire

Or si la fuite en Égypte a connu une très longue carrière en Europe, sans solution de
continuité du XIe au XVIIIe siècle, le pacte n’a pas été reconduit. On a pratiquement cessé
de représenter cet épisode. Dispersées aujourd’hui dans les musées, exposées selon les codes de
la muséographie, les œuvres réalisées dans le passé n’appartiennent plus à l’horizon dans
lequel elles ont été créées. Si l’on s’en tenait à l’histoire, elles ne seraient plus que reliques
d’un temps révolu. C’est un autre pacte qui, contracté avec le public d’aujourd’hui, leur
offre un présent et un futur. Lequel ? Je l’ignore, ou plutôt je m’éclipse, car il me semble
que, sur cette relation, l’historienne n’a plus rien à dire.
• s e c o n d e pa r t i e •

Jeux de regards
• Descensus Averno •

Anne et Patrick Poirier

Au cours du colloque sur Hubert Damisch qui s’est tenu à la villa Médicis au mois de mai
1999, nous avons présenté, à sa requête, un court film qui évoque l’une de ces nombreuses Fig. 27-34
descentes aux Enfers présentes dans notre mémoire, la plus célèbre sans doute de notre
mythologie classique, celle d’Orphée. Nous nous étions découvert avec Damisch une passion
commune pour les géographies infernales, et avions eu le bonheur d’aller avec lui à Orvieto
voir et revoir les célèbres fresques de Luca Signorelli, et à Terni celles non moins connues de
la Cappella Paradisi. Parcourir les Enfers avec un tel guide n’est pas donné à tous : ni Ulysse,
ni Énée, ni Dante n’ont eu ce privilège.

Chacun connaît l’histoire d’Orphée et son voyage aux demeures de Pluton pour tenter
d’arracher Eurydice au peuple des ombres et la ramener au monde des vivants. Chacun
sait aussi que le temps et l’espace de l’Hadès ne sont pas ceux de notre monde terrestre : là,
le temps s’étire, se dilate avec lenteur une infinie. Les événements ne sont pas soumis à la
tyrannie de notre chronologie, et les espaces de ce grand labyrinthe communiquent selon
une géographie secrète, changeante, qui fait fi de nos cartes humaines. Il s’agit d’un autre
univers, soumis à d’autres lois. Univers peuplé d’images, de réminiscences puisées aux
sources de la mémoire et de l’oubli, dans cette zone mouvante où se fondent les eaux de
Mnémosyne et celles du Léthé, où les ombres se mêlent aux ombres, les reflets aux reflets,
pour mieux tromper le voyageur dans ce royaume de simulacres. Par là, on l’a souvent
assimilé au monde du rêve, ou de l’inconscient, dont il servirait de métaphore. Hésiode,
dans sa Théogonie, nous parle des trois frères, fils de Nuit : Hypnos, Oneiros et Thanatos
(Sommeil, Rêve et Mort). Celui qui s’y aventure court de graves dangers, dont celui de s’y
perdre :
120 Jeux de regards

Facilis descensus Averno.


Noctes atque dies patet atri ianua Ditis.
Sed revocare gradum, superasque evadere ad auras,
Hic opus, hic labor est.
Virgile, Énéide, VI

Eurydice est une ombre, un spectre, un fantasme… Recueillie en elle-même, absente,


étrangère au monde des vivants, elle glisse sans poids ni épaisseur au pays des reflets et des
simulacres où la poursuit Orphée, en dépit des dangers que comporte cette entreprise.
Car il est interdit de franchir la frontière qui sépare la Terre des Enfers, le monde des morts
de celui des vivants, le rêve de la réalité : le risque est grand de rester prisonnier de l’Hadès,
ou de la folie. Mais les dieux veillent : les ombres appartiennent au royaume des ombres,
les songes à celui d’Hypnos et Oneiros. C’est en vain qu’Orphée descendra dans l’obscurité
des Enfers. Pluton le guette, l’observe du fond du Tartare. Il est le maître d’un jeu cynique
et cruel. Lui seul peut décider de ramener les ombres à la lumière, de transformer les
fantasmes en figures de chair, les rêves en réalité. Et si, à la fin, Orphée retrouve son chemin
vers le monde des vivants, Eurydice restera à jamais une créature de l’ombre, une image du
songe.
Le film est entièrement muet et volontairement très lent. Il a été tourné à Cumes, dans
les lieux-mêmes où l’on situait l’une des entrées des Enfers (lac de l’Averne, antre de la
Sybille, Champs Phlégréens). Il s’agit d’une évocation du mythe et non d’une illustration.
Au début du film, une très vieille femme (la Sibylle ?) ouvre la grille qui mène au monde
souterrain. Orphée descend le long escalier et apparaissent, dans l’ombre des voûtes, Pluton,
tenant un chien noir enchaîné, et Proserpine. On retrouve Orphée sur le lac de l’Averne, de
nuit. Il arrive en barque sur l’eau sombre (l’Achéron ?) et est conduit dans une salle où
Pluton, entouré de sa cour d’ombres, l’attend, assis à une table. Pluton défie Orphée au « jeu
du labyrinthe », un jeu de dominos. Orphée perd la partie. Dans l’antre de Pluton, plongé
dans une ombre bleuâtre, d’étranges rites ont lieu. Là, le temps n’existe plus. On assiste ainsi
à la mort d’Orphée, sacrifié par les Ménades, qui aura lieu dans le futur, et au viol
d’Eurydice, qui a précédé sa descente aux Enfers. On y voit aussi Proserpine prédire le
destin des mortels avec un jeu de tarots. Orphée, les yeux bandés pour éviter de regarder
Eurydice, tente de l’entraîner hors de l’obscur labyrinthe, vers la lumière de la vie. Eurydice
De
D e s c e n ss u
u ss A
avve
errn
noo 121

le suit à distance. Pluton les observe de loin, aux jumelles. À un certain moment, Orphée se
retourne, enlève son bandeau et Eurydice disparaît dans l’ombre. Orphée continue son
chemin à travers les fumées émanant de terres brûlantes. Les ombres, indifférentes, et Pluton
le regardent s’éloigner. Il atteint l’escalier qui conduit vers la sortie. La vieille femme-Sibylle
referme la porte des Enfers, comme elle l’avait ouverte au début du film.
• V o ya g e s d u r e g a r d •
les mers des Lusiades

Fernando Gil

Sur une carte de l’océan Indien, attribuée à l’un des Reinel – une grande dynastie de carto-
graphes du XVIe siècle – on lit cette légende, à propos d’un groupe d’îles, en forme de poire,
au sud de l’Inde : « le grand archipel qui fait grand peur car personne ne sait où débouchent
ces îles 1 ». Il s’agit d’« un grand archipel indéterminé représentant les vagues références au
vaste archipel malais » dont on disposait vers 1510. Sur une autre carte portugaise, le célèbre
planisphère dit « de Cantino » (1502), on trouve cette information, près de la côte nord-
ouest de la péninsule malaise : « ici il y a des santals, des noix sèches, de la rhubarbe et des
perles 2 ». Non loin, Sumatra est décrite dans les termes suivants :
[…] cette île appelée la Toporbana est la plus grande île qui se trouve dans le monde et la plus riche en toutes
choses s[cilicet] or, argents, pierres précieuses, perles, rubis très grands et fins, toutes sortes d’épiceries, soies
et brocarts. Les peuples sont idolâtres et très dévoués ; ils traitent avec les étrangers ; emportent d’ici de
nombreuses marchandises et en rapportent d’autres qu’on ne trouve pas sur cette île.

D’autres légendes de l’atlas de Cantino font état de la même situation (il est parfois écrit :
« il y a ici toutes les marchandises citées plus haut ») et une multitude d’autres : clou de girofle,
musc, plomb, ivoire, « tissus très fins de soie et de coton », alun, figues sèches et raisins, cannelle,
gingembre, encens, perroquets gris, singes de São Tomé, or de Sofala (et de Madagascar, de
la Serra Liôa, de Quíloa, de S. Jorge da Mina, « d’où sont amenées, chaque année, à sa grande
excellence le prince dom Manuell roy de Portuguall, douze caravelles chargées d’or ; chaque
caravelle transporte, l’une dans l’autre, 25 mille poids d’or, chaque poids équivalant à cinq
cents réaux »). Et encore piment, « dattes et bétail en nombre », laine, cuivre, safran, ambre,
coraux, chevaux, amande, sucre, riz, laque, « et beaucoup d’autres marchandises ». Parmi
124 Jeux de regards

lesquelles se trouvent les esclaves que le roi du Manicongo achète à São Tomé en échange de
« choses de peu de valeur », et le roi du Portugal au Bénin, en Sierra Liôa, à Mina. La
dernière légende, relative à l’île de Quíritiria, située le long de la côte de la Chine, fait
l’énumération suivante : « Quiritiria est au nord à 19 pouces – à Qujritiria il y a quantité de
soie, cire, musc, noix sèches, étoffes, Rubis et autres sortes de pierres précieuses ».
La carte raconte la refondation du Portugal outre-mer, œuvre des découvertes. Elle
raconte aussi les épaves du voyage, qui sont le prix à payer pour la fondation.
Cette terre [la terre neuve] a été découverte, sur mandat de son très grand et excellentissime prince roy dom
Manuell roy de Portugall, par Gaspar sujet de la cour royale, chevalier de la maison du dit roi ; lequel lors de la
découverte renvoya un navire avec quelques hommes et femmes rencontrés dans la dite terre et il est resté avec
un autre navire et n’est jamais revenu et il est probable qu’il soit perdu et il y a ici beaucoup de débris de mâts.

Des dessins émouvants gardent le souvenir des bateaux « perdu[s] dans la tempête »,
comme on le lit dans les légendes. Dans l’un d’eux, à l’image de l’Icare peint par Brueghel
l’Ancien, les voiles de Bartolomeu Dias, de retour du Brésil à bord de la flotte conduite par
Pedro Alvares Cabral, disparaissent dans les flots. La carte fournit également quelques descrip-
tions ethnographiques et cite la Nubie, dont le roi « est maure et très ennemi des chrétiens »,
les idolâtres de Ceylan et Sumatra, des îles où « la population s’entre-dévore », et d’autres
îles, « où il n’y a rien sinon des hommes très pauvres et nus ». De même dans la région de
Veracruz, découverte par « pedralvares cabrall », « les hommes et les femmes vivent nus dans
l’état où leurs mères les ont enfantés ».
Les succès de la mission lusitanienne sont enfin exprimés. Ils sont politiques (« à Melinde
le roi de Melinde est très illustre et très ami du roy du Portugall »), mais aussi religieux : le
roi du Manicongo « fait prier le roi don Juã qui tient de [Dieu] qu’il lui envoie des frères car
il voudrait se convertir au christianisme et le roy et la reine sont [devenus] chrétiens comme
beaucoup dans leur royaume ». La représentation du Congo par une croix (on la trouve déjà
sur des cartes de la fin du XVe siècle), parfois située aux côtés d’une église ou d’un Africain à
genoux priant à ses pieds, deviendra un topos de la cartographie portugaise. Les succès sont
également militaires. Sur la carte de 1510, par exemple, la légende de Diu rapporte : « cette
île est appelée Dyo où furent exterminés les Rumos [Rúmis] et beaucoup de peuples de la
région par dom fo Dalmeida 3 ».
Voyages du regard 125

Les cartes contiennent des récits historiques et déploient le mouvement des découvertes,
vers l’est et vers l’ouest. Elles sont des objets d’art, au même titre que, par exemple, les crucifix,
les retables, etc. de l’art chrétien : des objets ayant une fonction qui n’est pas au premier chef
artistique, mais dont la peinture s’approprie. Cette appropriation va bien au-delà de l’orne-
mentation. Les cartes jouent à différents niveaux de la relation complexe entre abstraction et
évidence, qui sont les deux pôles de l’œuvre d’art : j’entends par « évidence » un régime
intensifié du sensible, et par « abstraction » la prise de distance par rapport à ce sensible, en
quoi consiste l’effet premier de la représentation. De ce point de vue, les cartes réalisent en
quelque sorte une présentation de l’activité artistique elle-même, car elles restituent le sensible
comme tel (elles décrivent des paysages) par des procédés abstraits. L’abstraction permet
ensuite que l’art communique – et d’une certaine façon il lui faut communiquer – avec toute
autre pensée non sensible, ce qui ouvre vers une question redoutable : comment les forma-
lismes des arts, les graphismes de la peinture notamment, sont-ils aptes à véhiculer des pensées
abstraites d’une nature tout à fait autre que ces formalismes ? La réponse se trouve dans ce
qu’il faudrait appeler la « vocation spatialisante » de la pensée abstraite et dans la sémantique
qui lui est naturellement attachée. Elle serait le pendant, côté abstraction, de la fonction
mimétique, côté sensible.
Je n’ose pas m’aventurer plus loin. Dans les cartes que je vais commenter, cette pensée
abstraite est double (et contradictoire, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs), elle consiste en
deux couples d’idées, refondation et conquête, voyage et découverte, qu’il faut considérer
en un sens quasi kantien : dans l’imaginaire du xvie siècle portugais, nouvelle fondation du
Portugal et voyage sont des valeurs « suprasensibles ». Les cartes sont aussi des symboles, tels
que Kant les entendait. Tout ceci, abstraction et évidence, présentation et représentation,
idée et sensible, se donne en même temps. Mais l’accent peut être mis soit sur l’un soit sur
l’autre pôle. On passera du plus abstrait au plus évident.

• Les plans d u regard et la possibili té du voyage

La carte de l’océan Indien établie par Jorge Reinel vers 1510 est très particulière, y compris Fig. 35
dans son élégant graphisme où le plus grand dépouillement côtoie une illustration tout en
arabesques.
126 Jeux de regards

En partant de l’extérieur vers l’intérieur, on y trouve quatre têtes de putti, personnifiant


les vents, dans les coins du rectangle de la carte, deux échelles, une caravelle, un large cercle
de roses des vents, d’autres navires et la représentation géographique de l’archipel proprement
dite. Au centre, on repère une autre rose des vents, et, traversant la carte dans toutes les
directions, un enchevêtrement de traits (les « lignes de vents ») et cinq cercles concentriques,
entre la rose des vents centrale et le cercle formé par vingt-neuf roses des vents, interrompu
en son sommet par trois points, alignés, d’intersection de rhumbs (les aires du vent sont
trente-deux en tout). La lecture de la carte fait appel à des regards différents car ses éléments
privilégient des valeurs différentes. Les têtes des putti soufflent les quatre vents mythiques :
Notus, Aquilon, Auster et Borée. Les échelles et le cercle formé par vingt-neuf roses des
vents, de différentes dimensions et constituées d’un nombre de pointes variable (huit, seize
ou trente-deux), se situent sur le plan de la navigation, qui établit un pont entre le domaine
mythique (les roses indiquent les vents) et le domaine géographique (les roses des vents
guident les caravelles de la découverte).
On pourrait s’arrêter là et considérer comme purement décoratif tout élément non
strictement géographique. Ainsi, la rose des vents centrale (qu’on retrouve dans beaucoup
d’autres cartes), le cercle extérieur des roses des vents (dont je ne connais pas d’autre exemple,
que ce cercle soit interrompu ou non) et leur lien éventuel constitueraient un « effet de
style ». On est dans l’impossibilité de prouver le contraire, bien que tout porte à croire que
la carte met en jeu des éléments plus intéressants, que le cartographe en ait eu conscience ou
non. Elle esquisse la protosyntaxe spatiale – perceptive, cosmographique – du programme des
découvertes comme un possible. La carte désigne le sud comme aire du voyage et l’ouvre à
lui. Le sens de la carte s’extrait de sa lecture formelle.
Le cercle « encadre » la représentation, ou presque. Restent en dehors des poussières
d’îles minuscules, à l’est comme à l’ouest, et d’autres îles mieux identifiées, parmi lesquelles,
l’île d’Ascension dans l’océan Atlantique, Madagascar, Ceylan et Sumatra dans l’océan Indien.
Le plus imposant des six navires qui sillonnent la carte d’ouest en est se trouve également à
l’extérieur du cercle. On peut d’ores et déjà en déduire que la carte n’a pas qu’une fonction
géographique : elle signifie également un témoignage historique et un appel. Le cercle des
roses des vents dont les pointes délimitent des lignes de rhumbs entre deux vents (les roses
des vents « incorporent » une boussole), met en évidence le savoir de la navigation et la
Voyages du regard 127

cohérence d’un projet. Mais le voyage n’est pas achevé, les caravelles découvrent de nouvelles
terres, élargissent l’horizon de la représentation et pointent même au-delà – vers l’extérieur
de la carte : l’île de La Trinité se situe à la limite de la carte et passerait inaperçue si le blason
aux cinq quines ne l’avait signalée, en la tirant pour ainsi dire vers l’intérieur. Les caravelles
élargissent le cadre d’une manière soutenue.
Les roses des vents sont des boîtes à surprises. Au sommet de la carte, le « collier » (comme
je vais désormais l’appeler) s’interrompt. Il manque trois roses, dont les positions sont néanmoins
indiquées par des points d’intersection de lignes de rhumbs, au pôle nord, à sa gauche et à sa
droite. On compte ainsi trente-deux points d’intersection, dont trois restent inoccupés :
c’est le nombre des lignes de rhumbs fixé par les roses des vents à partir du milieu du
XVe siècle 4. Or – en sautant par-dessus la géographie de la carte –, les vents de la rose des
vents au centre sont également au nombre de trente-deux. Et il suffit de regarder la carte pour
se rendre compte que le collier est généré par les lignes de rhumbs issues des trente-deux
pointes de la rose des vents centrale. En effet, le cœur de chaque rose des vents extérieure est
placé dans le prolongement d’une de ces pointes, ce qui revient à dire que le collier forme
également une seule rose de trente-deux vents. Par une admirable mise en abyme inversée,
la carte se retrouve contenue dans l’énorme rose des vents que son centre produit. La carte
se symbolise sous la forme d’une rose des vents, s’institue en tant que voyage virtuel (nous
rencontrerons dans cette cartographie d’autres exemples de performativité, au sens des speech
acts). Sa vocation n’est pas à proprement parler la description géographique.
La rose des vents centrale occupe un statut assez extraordinaire, non pas parce qu’elle se
place au centre de la carte (ce qui est une pratique courante 5), mais parce qu’elle apparaît à
la vue – on aurait du mal à croire que le cartographe ne s’en soit pas aperçu – comme la rose
des vents qui manque au pôle nord, symétrique de la rose du pôle sud. Il s’agit bien d’un, ou
de plusieurs effets perceptifs, abstraits et évidents à la fois. Une ligne verticale, qui divise la
carte en deux (une partition « forte »), unit la rose du pôle sud, la rose de l’équateur et le
pôle nord : la ligne suggère une relation interne entre les trois points. Les cercles concentriques
qui vont en s’élargissant donnent une forme à la trame des lignes de rhumbs et, par un effet
de perspective (rendu possible par la densité de la trame et par l’élargissement progressif des
cercles), la superficie plane se présente comme une calotte qui se gonfle progressivement,
jusqu’à se transformer en une demi-sphère. C’est la première raison qui fait que le pôle nord
128 Jeux de regards

semble avoir chuté sur l’équateur. Mais tel n’est pas le cas des deux autres roses absentes, qui
ne se trouvent en corrélation avec aucun point remarquable, aucune singularité sur le plan
de l’équateur 6.
Pour le jugement perceptif, seule la rose des vents du pôle sud n’a pas son double au nord.
Selon le principe visuel de dualité qui intervient maintenant, chaque rose des vents forme une
paire avec une autre. La dualité organise les roses des vents verticalement et horizontalement,
mais ce sont les longitudes qui comptent ici. L’alignement de la rose du pôle sud avec la rose
du centre renforce l’absence de la rose du pôle nord : son emplacement est marqué comme
vide, la carte donne à connaître qu’elle devrait y être et qu’elle n’y est pas. En revanche, les
roses à gauche et à droite du pôle sud, reliées par des parallèles, longitudinalement, semblent
se placer presque dans l’alignement des roses des vents situées plus haut alors qu’en réalité ce
sont les points d’intersection autour du pôle nord qui leur correspondent. C’est parce qu’ils
sont inoccupés, vides, que le regard est attiré par les roses voisines d’un côté et de l’autre.
Pour le regard, ces points ne sont pas marqués, contrairement au pôle nord. En se déplaçant
involontairement vers les roses voisines, le regard ne les remarque pas, ils sont tout simplement
ignorés. Ce qui ne saurait se produire dans le cas du point désignant le pôle nord : équidistant
des roses à gauche et à droite, il ne s’associe avec aucune d’entre elles (les points de l’un et de
l’autre côté arrêtent d’ailleurs le regard, qui ne les transpose pas spontanément). Géométrique
mais également perceptif, l’alignement central des roses est souligné et souligne ainsi l’absence
du pôle nord. À l’inverse, l’obliquité de la ligne que le regard construit entre les roses à gauche
et à droite du pôle sud et les premières roses autour du pôle nord apparaît comme atténuée, et
atténue dans la même mesure l’absence des roses aux points d’intersection à gauche et à
droite du pôle nord. Les roses qui les suivent se présentent comme des doubles symétriques
des roses disposées à gauche et à droite du pôle sud. Géométrie et perception ne coïncident
donc pas ici, puisque le regard n’éprouve pas comme significatif le manque de deux roses
aux points d’intersection. Il reste cependant à expliquer pourquoi le cartographe ne les a pas
dessinées. La tentation est grande de voir dans l’ouverture ainsi créée une autre indication de
l’inachèvement de la découverte.
En résumé, la « grammaire du regard » fait que la rose des vents au centre apparaisse comme
le pôle nord manquant (« effet calotte sphérique »). Deux cartes se présentent simultanément
à notre regard : la perception plane et une perception sphérique dans laquelle le globe terrestre
Voyages du regard 129

se projette, plonge dans son hémisphère sud. Le monde de l’océan Indien contient la terre
entière, comme le suggère par ailleurs le fait que sa géographie n’enregistre rien au-dessus de
Jérusalem, bien que la carte enregistre des parallèles qui lui sont supérieurs, jusqu’au pôle
nord 7. En enveloppant la géographie, la carte génère encore, à partir de son centre, la rose des
vents qui l’englobe : la carte se donne à voir comme une rose des vents, elle s’autodésigne
en tant que système d’orientation, elle se met au service des caravelles de l’océan Indien et de
l’Atlantique Sud.
De bonnes raisons président à cette étrange cosmographie. Pour savoir qu’il a découvert
quelque chose de nouveau, le navigateur a besoin d’un référentiel : un point d’où il partira
et où il reviendra – dans cette carte, il se dirige vers le sud et vers l’est. Or, le pôle nord est le
référentiel des boussoles consubstanciées dans les roses des vents. (Sur la carte, le nord est expressément
indiqué soit par des petits dessins ressemblant aux pions des échecs – comme un raccourci
des fleurs de lys habituelles – placés sur la pointe supérieure des roses des vents, soit par un
gros point.) Le déplacement du pôle nord vers le centre de la carte, sur l’équateur, symbolise
l’entreprise des découvertes. Le destin se joue dorénavant dans l’hémisphère austral, les jeux
cosmographiques du regard corroborent le sens de l’histoire. L’équateur est la référence du
voyage, qui se déploie en direction du sud 8.
Cette suggestion est renforcée par les cercles concentriques compris entre la rose des vents
centrale et le collier des roses des vents 9. Ils participent également à la symbolique des
découvertes. Si on les observe sur le planisphère, ils indiquent pour ainsi dire directement le
mouvement de l’expansion, dans tous les sens. Si on les observe à partir de la rose des vents
centrale en tant que pôle nord rabattu sur l’équateur, les cercles seront des parallèles (des lati-
tudes) toujours plus amples – jusqu’au dernier, le collier, qui constitue alors le bord du plan
équatorial de la sphère terrestre… lequel coïnciderait avec le plan du pôle sud du planis-
phère ! Fidèles à la géographie traditionnelle, d’autres cartes, par exemple la mappemonde
circulaire de l’Atlas Miller (1519), ont inventé une terre australe qui dessine un large demi-
cercle – l’innominé mundus novus par lequel l’Asie communique avec l’Amérique du Sud 10 –
qui est partie intégrante d’une ceinture de terre bordant toute la carte le long de son périmètre.
En un mot, l’expansion (lecture plane) se fait vers le sud (lecture sphérique). Une
dernière confusion optique combine les deux lectures. En raison de l’ouverture, en haut, qui
s’oppose à la continuité des roses des vents situées en bas, en raison d’une Afrique qui pèse
130 Jeux de regards

sur son extrémité (sur laquelle les villes paraissent tomber) et pointe vers le sud, en raison
encore des masses de dessins disposées obliquement et verticalement (la mer Rouge, les sols
des villes dessinés comme des étages d’un même édifice, Madagascar, les trois navires au sud
et un autre au sud-ouest), la lecture plane se fait vers le bas, elle est attirée par le sud. Le Nil
lui-même semble s’écouler du gros point noir, dans son embouchure, vers la fine pointe qui
disparaît en Afrique centrale, où il est supposé avoir sa source.
Un autre élément traverse partout la carte : les rhumbs. Ils sont plusieurs centaines : le bord
inférieur de la carte est, à lui seul, traversé par environ cent quarante de ces rhumbs. Ils
indexent des possibilités, des directions pour la navigation. Le paysage des rhumbs est structurant
mais aussi inventif. Ils semblent unir les pointes des étoiles ; on les suit en un sens, puis en
sens inverse, d’une rose des vents à l’autre. Ils fonctionnent alors comme des références
mutuelles qui se garantissent réciproquement. On dirait aussi que l’assurance et la prolifération
des traits – sur certaines cartes, comme la carte méditerranéenne de l’Atlas Miller, l’enchevê-
trement est parfois inextricable – donnent « corps », réalité à l’espace, en faisant oublier que
les rhumbs sont imaginaires. Comme, par ailleurs, il convient qu’ils le soient.
Les rhumbs inventent le futur par la découverte de l’inconnu que les légendes
répertorient. Si les roses diffèrent entre elles de par leur dimension, leur forme et le nombre
de pointes, les rhumbs ne se limitent pas à les réunir : ils ouvrent vers l’indéfini, traversent
les roses des vents et se prolongent vers l’extérieur de la carte. L’horizon ne se refermera
plus. Ils procèdent également à l’occupation de l’espace inoccupable de l’océan. On est
impressionné dans cette carte par la petite part réservée aux terres et par l’étendue de la mer.
Au nord, Jérusalem est indiquée par la croix des templiers figurée sur un drapeau hissé au
sommet d’un château. À l’ouest, le cartographe révèle son ignorance en ce qui concerne la
côte occidentale (qui ne commence qu’au « royaume de Manicongo ») et l’intérieur de
l’Afrique. À l’est, il ne s’attarde que sur la côte occidentale de l’Inde. La terre n’interrompt
pas les lignes qui la croisent ; comme s’il s’agissait encore de l’océan, la matière de la carte
réside dans la toile de ses rhumbs 11.
Les fortifications et les villes, désignées par des rubans dessinant des arabesques raffinées
qui semblent relever d’une sémiotique propre se superposant à la carte, les légendes micro-
scopiques et les inscriptions toponymiques contribuent au même effet de déréalisation. Le
cercle au milieu du Nil délimitant une île (Meroe 12) induit l’impression d’un simple trou.
Voyages du regard 131

Une haute forêt, représentée à une échelle encore plus différente que le reste, recouvre la
montagne de la Table, qui deviendra plus tard le géant Adamastor des Lusiades de Camoens.
Le sol des cités met en évidence la vacuité de l’intérieur des terres, et les îles elles-mêmes ne
sont pas nombreuses. L’eau est l’élément primordial de cette carte, une eau immatérielle,
sans bords ni effets de contour – le dessin très peu appuyé de la côte rend presque indistincte
la frontière entre mer et terre –, sans profondeur ni singularités, comme il ressort a contrario
des vagues sous les caravelles (ce topos redouble ici de force). Son immatérialité la fait se
confondre avec l’air. Un dernier regard sur le collier des roses des vents transforme alors
chacune d’elles en une étoile au sens propre, et le collier en firmament. De ce point de vue,
le cercle des roses des vents reproduit le ciel des étoiles fixes, le huitième orbe céleste.
À l’océan Indien se joignent les vagues de la mer Rouge et du golfe Persique – vastes
taches qui détonnent par rapport à l’uniformité de l’océan – et le Nil immense, s’étirant
comme une fissure ou un serpent. La mer telle qu’elle ressort de cette carte est la mer en
tant que possible, célébrée par l’appareil nautique qui permettra d’accomplir le voyage : les
caravelles et les vents qui les font avancer, les roses des vents, les échelles et, en traversant la
carte du nord au sud, le méridien gradué qui enregistre la détermination astronomique des
latitudes. La mer Rouge s’ouvre pour le laisser passer, comme elle s’est jadis ouverte pour
Moïse et son peuple. Tout comme pour Moïse – ou, si l’on veut, en prolongeant son
voyage – le périple a pour but une refondation. La Jérusalem chrétienne domine l’ensemble
de la carte, le Portugal la représente. Pour dissiper tous les doutes, un petit pavillon de la
caravelle au sud de la ville du Cap, à la verticale de Jérusalem, reproduit la croix des
templiers. Deux autres navires, dans les océans Atlantique et Indien, arborent l’étendard des
quines, qui commémore l’occupation de la terre et de la mer.

• Actualité d u regard ou la synta xe de la carte

Le célèbre Atlas Miller propose une interprétation du voyage en termes d’actualité et non
plus déjà de simple possibilité : une actualité qui, sémantiquement, serait une sur-réalité. Il
s’agit d’un groupe de onze cartes (celles de l’Afrique et de la péninsule Ibérique ont été
perdues), attribuées à Lopo Homem et aux Reinel (1519) 13. Elles correspondent aux mers
des Lusiades. Les cartes de l’Europe du Nord, des Açores, de l’océan Atlantique et de la mer
132 Jeux de regards

Méditerranée, de Madagascar et de l’océan Indien Sud contiennent les routes décrites par
Camoens et Vasco da Gama au roi de Melinde. Les découvertes « futures » des Portugais,
rapportées par Tétis dans le poème (Camoens commet un anachronisme délibéré, car lorsqu’il
raconte le voyage de Gama, les découvertes sont terminées) se retrouvent sur la carte du
Brésil et de l’océan Atlantique central, sur la carte atlantique, la grande carte avec l’Arabie,
l’Inde, etc., les cartes de l’Insulinde, des Moluques et du Magnum golfum chinarum. La carte
de l’Inde contient les faits que la Nymphe narra avant Tétis dans l’île des Amours. Comme
dans la machine fermée du monde selon Tétis, l’ensemble de ces cartes raconte un monde
où la découverte est faite ou en voie de se parfaire 14.
À l’instar des Lusiades, l’Atlas Miller contient une syntaxe, et c’est la même : une actualité
qui se décline par des modes également coïncidents. Les cartes se construisent par le biais
d’une ostension aux dimensions multiples. Les Lusiades mettent en évidence le voyage, souligne
de façon exemplaire le en cours du progressif aspectuel. L’Atlas Miller en témoigne graphi-
quement et dit aussi que le processus du voyage tend à une effectivation qui, avant d’être
conquête et empire, est une victoire du regard sur la distance et l’inaccessible. Dans la maté-
rialité de la carte, elle s’exprime par une occupation du regard, qui actualise les possibilités
entrouvertes par les lignes de rhumbs. Terres et mers sont remplies de choses.
Comme dans les Lusiades, l’ostension s’accompagne ici d’un effet de première personne. À la
manière des peintres vénitiens qui lui sont contemporains, Pedro Reinel appose, en lettres
capitales, sur deux cartes : « Pedro Reinel m’a faite 15 ». La carte parle en nom propre,
s’adresse au lecteur/spectateur et conte ce qu’elle donne à voir, dans une modalité d’ekphrasis
plus forte encore que celles des Lusiades. La monstration s’accompagne d’une performation, car
la carte met en mouvement ce qu’elle raconte. Elle dit, par exemple :
Moi, carte faite par Pedro Reinel, je suis le lion entre la Serra Liôa et la Mina, qui tient debout le drapeau
portugais. Ce lion n’est pas qu’une représentation iconique faite par le cartographe suivant les conventions
de l’art, livrant la légende « hic sunt leones ». Le cartographe m’a voulue vivante, de sorte à authentiquer et à
donner vie à l’image, je suis la transfiguration de l’icône en lion-roi, le symbole abstrait de la majesté
portugaise 16.

Il n’y a pas dans l’Atlas Miller de légendes d’autoprésentation mais seulement l’appareil
habituel de la deixis. On n’exagérera pourtant pas en prétendant que les caravelles se présentent
Voyages du regard 133

à la première personne. Car en même temps qu’elles contribuent à la signalétique du « en


cours », elles sont les personnages mêmes des cartes qui doivent alors être regardées comme des
tableaux. Elles constituent en premier lieu le sujet du voyage. Dans l’ordre des cartes proposé
par Armando Cortesão, la trajectoire des caravelles coïncide avec les étapes des Lusiades :
Europe, Atlantique Nord, Afrique, Inde et Orient, Brésil – en plus de la première carte, la
mappemonde, et des dernières, Antilles et Amérique du Nord, cartes méditerranéenne et
atlantique. Les cartographes et Camoens suivent l’ordre des découvertes, l’histoire guide la
géographie. Sur la carte de l’Europe, à l’ouest de l’Irlande, une colonne de caravelles occupe
la mer dans sa totalité. Elles se présentent comme quittant l’Europe. Elles sont grandes, leurs
voiles sont arrondies par le vent, moins cependant que sur la carte suivante – l’effet est sans
doute renforcé par l’absence de la page de droite qui concerne l’Hispânia. Trois nefs, gonflées
au point d’exploser, envahissent cette carte, et le vent agite les flammes. On trouve ensuite sur
la carte de Madagascar, en direction de l’Inde (les poupes sont au premier plan), deux caravelles
poussées par le vent, qui se distinguent des bateaux arabes qu’elles laissent en arrière. Sur la
carte suivante elles sont plus proches de l’Inde et leurs voiles sont encore plus bombées. Mais
leur présence en Extrême-Orient se fait plus discrète, car elles ne sont plus les seuls occupants
de l’océan. Elles retraversent ensuite l’Atlantique, allant et revenant du Brésil. Sept caravelles,
toutes voiles déferlées, dominent la carte, et celle-ci l’indique : elles se placent sur quatre
plans signalés par des latitudes importantes (équateur, tropique du Capricorne nommé
« Cancer » sur la carte, parallèles délimitant des « climats »). Remarquons enfin que les
bateaux des deux dernières cartes (mer Méditerranée, mer Rouge, golfe de Biscaye et carte
atlantique), à l’exception de celle concernant la mer Caspienne, sont tous des caravelles.
Les caravelles sont des créatures du vent, qui leur donne corps, force, présence, vitesse,
détermination. La haute mer les fait passer de la puissance, avant de prendre le large
(songeons à leur faible volume à terre), à une actualité imparable. C’est leur posture qui les
personnifie encore le mieux : elles sont pour la plupart, y compris les plus grandes, tournées
vers nous, comme un visage qui montre toujours le même visage. Plus exactement, elles tournent vers
nous la croix du Christ inscrite sur leurs grandes voiles (à l’inverse, le croissant musulman se
trouve imprimé sur la face intérieure des voiles des bateaux indiens). Cette personnification
– car tel est l’effet produit, qu’on le compare, par exemple, avec la discrétion des quines sur
la carte de 1510 – se constate avec netteté sur la carte des Açores. Fig. 36
134 Jeux de regards

Les positions des caravelles ne sont pas les mêmes. La première, au second plan, se tourne
vers l’Amérique, l’autre, au troisième plan, vers le Sud et la troisième, au premier plan, vers
le nord-ouest et nous montre sa poupe. Mais les énormes croix imprimées sur les voiles des
deux premières se trouvent au premier plan. Orientées vers le lecteur de la carte, elles
empruntent aux bateaux la même frontalité, comme s’ils s’adressaient tous deux à lui. Il en
va de même pour la troisième caravelle, au premier plan, dont la grande voile n’est pas au
premier plan : c’est une seconde voile triangulaire à l’arrière, que le cartographe a jugé nécessaire
de montrer – si elle n’apparaît pas sur les autres caravelles, elle aurait été visible sur la caravelle
se dirigeant vers l’ouest (nous la voyons sur la carte du Brésil et de l’Atlantique central). En
outre, sur la grande voile déferlée à la proue, la croix, de par sa taille et sa largeur, auxquelles
s’ajoute l’orthogonalité de ses branches, annule presque visuellement la poupe, moins
prégnante que la jonction des autres données perceptives. Dans le regard du spectateur, cette
orthogonalité reproduit également l’orthogonalité des croix au premier plan des autres
caravelles, l’identité patente des deux premières s’étend à la troisième. Réciproquement, celles-
là sont ramenées au premier plan du regard, où se trouve celle-ci. Il se produit de la sorte un
effet global d’association, les trois caravelles formant un triangle presque équilatéral qui navigue
sur un plan unique en notre direction, annonçant son identité lusitanienne. Immenses, ce
sont elles le sujet de la carte, et non les minuscules Açores, comme le voudrait la logique
géographique. Si besoin était, cette carte prouverait à elle seule que la fonction des caravelles
n’est pas décorative.
Cette identité lusitanienne qui s’autoprésente n’est pas moins marquée sur la carte du
Fig. 37 Brésil. En des positions variées, sept caravelles arborent les croix du Christ (deux ou trois par
caravelle) au-devant de notre regard, y compris celle au premier plan, en bas à droite, dont
la poupe se trouve également au premier plan. Ici, c’est la voile qui est soufflée vers l’arrière
et semble se placer sur le plan vertical de la poupe. En outre – ce ne serait pas nécessaire, car
le premier effet suffit à obtenir la frontalité –, le cartographe laisse entrevoir les croix de la
seconde grande voile et de la voile arrière. Cette carte, qui est une apothéose de la croix du
Christ 17, proclame « Moi, caravelle portugaise, j’avance en direction du regard qui regarde
les navigateurs » – le regard de Camoens.
La carte avance vers le regard et lui présente les découvertes des navigateurs. L’ostension,
une valeur de l’évidence largement documentée dans les Lusiades, définit le régime de
Voyages du regard 135

l’Atlas Miller 18. La toponymie, l’iconicité des images dont la profusion est extraordinaire sur
les cartes de l’Orient, la richesse des légendes, les drapeaux et les écus donnent à voir la
géographie et l’histoire, les coutumes (des anthropophages dans un archipel au sud de l’Inde,
des Indiens chasseurs et bûcherons au Brésil), des plantes et des animaux, la religion
(Jérusalem chrétienne et La Mecque), les formes politiques (des rois trônant sur les îles
chinoises), le commerce maritime. Le bestiaire mythique s’efface devant un réel assez puissant
pour mobiliser entièrement l’imagination. Il se résume à la présence d’un griffon et d’un
dragon ailé en Chine, et à un lion à la tête d’homme et un autre dragon au Brésil qui,
furieux, semble reculer vers l’intérieur, comme s’il comprenait que la réalité de la carte l’a
définitivement délogé de l’esprit des hommes. On ne force pas l’image, la légende traduit
avec éloquence le pouvoir de suggestion des nouveaux mondes :
Cette carte est celle de la région du grand Brésil et en son nord elle est en contact avec les Antilles du Roi de
Castille. Quant à ses habitants, ils sont basanés. Sauvages et très cruels, ils s’alimentent de chair humaine. Ce même
peuple manie, de façon remarquable, l’arc et les flèches. Ici [il y a] des perroquets multicolores et de multiples autres
oiseaux et bêtes monstrueuses. Et on trouve de nombreuses espèces de singes et il pousse en grande quantité
l’arbre qui, appelé « brésil », est considéré comme propre à teindre les vêtements avec la couleur de pourpre 19.

La carte décline cette légende – arbres très hauts, Indiens affairés, perroquets et autres
oiseaux (volant, perchés sur des troncs d’arbres, posés sur le sol, sur des rochers ou sur les
rives d’un fleuve…), un Patagonien géant et un lion ou un grand félin, un singe méditatif,
un autre grimpant à un arbre, des îles semblables à des rubis et à des saphirs remplissant les
criques, une toponymie aussi exubérante que le découpage de la côte 20.
L’admirable carte maniériste du Brésil, de la région andine et des Antilles de Diogo
Homem (1558) souligne encore mieux ce réel enchanté. Les géants sont ici deux chasseurs
préhistoriques vêtus de peaux, et le félin deux lions superbement stylisés (l’un des deux a un
visage d’homme et nous regarde avec gravité) ; les deux perroquets de la carte se cachent, il
nous faut les chercher. Les Indiens chassent et coupent le bois brésil. Ils s’adonnent aussi à
un banquet anthropophage – une inscription explique : « cannibales ». Dans l’ethnographie
de la carte, un campement minier des Andes représente le troisième stade de l’humanité.
Une baleine (?) gigantesque se promène tranquillement à travers le golfe des Antilles et un
monstrueux poisson des mers du sud surgit à la verticale, en soufflant. Les devises elles-mêmes
136 Jeux de regards

se transforment, deux caravelles ridiculement petites (il s’agit ici de ce qui a déjà été découvert,
non de la découverte) se perchent sur les vagues qui les emportent, les rubans et drapeaux
portugais et castillans ébauchent de capricieuses volutes, la petite croix du Christ sur les
roses des vents qui pointe vers l’est n’est presque pas visible. Un mundus novus s’intercale
entre une terra argentea et la terra incognita où habitent les géants. La représentation de
l’Amazone, insignifiante sur la carte des Reinel, est plus extraordinaire que tout le reste. Elle
est un gros serpent ondoyant qui traverse le continent des Andes à l’Atlantique. Les vagues
de l’estuaire forment une tête à laquelle ne manque pas même la langue ; elle ressemble à la
tête d’un dragon. Les îles couleur rouge et perle semblent avoir été littéralement avalées par
le bleu foncé de l’ondulation du fleuve. C’est la sémantique de l’inquiétante étrangeté des
Lusiades, l’impalpable présence du mystère.
L’ostension se fait encore par des modes plus essentiels, qui fusionnent les différents
éléments de la syntaxe du voyage. La carte exhibe et indique le en cours et l’occupation des
terres découvertes par le regard. Le vent pousse les caravelles vers l’avant, elles naviguent
sous nos yeux et leur parcours devient durée. Nous les voyons quadriller l’Atlantique et la
Méditerranée, partager l’océan Indien avec les bateaux arabes, indiens, chinois. Le mouvement
du voyage se transmet aux choses, les cartes vibrent.
Fig. 38 Outre les bateaux (treize en tout !), la carte de l’océan Indien donne à voir des chameaux
et un lion marchant au pas, un cavalier en furie, des Indiens en lutte, des oiseaux qui pourraient
être du paradis (nous les distinguons de plus près sur la carte de l’Insulinde) tombant
peut-être morts du haut des arbres, comme ceux des Lusiades. De même, les îles du Sinus
gangeticus tombent de l’estuaire du Gange, comme si celui-ci les crachait, et le grand archipel
multicolore au premier plan paraît sortir d’une corne d’abondance. La profusion des couleurs
et des formes convie le regard à se déplacer incessamment, sans se fixer sur une vue panoramique.
Le frémissement parcourant la carte résulte de mille petits mouvements – les désajustements
d’échelle entre formes contiguës, le pointillé des îles et des bancs microscopiques, le dentelé des
côtes, les tourbillons enroulés des vagues –, mais aussi des déséquilibres des composantes
d’un même système : les archipels sont des masses qui se désagrègent (Leibniz dirait « des
agrégés de monades sans lien substantiel »), le large océan Indien se resserre dans la mer Rouge
et le golfe Persique ; ou il résulte peut-être de l’interaction des systèmes. L’archipel des
anthropophages au premier plan est la forme symétrique inversée et trouée de l’Inde, dont
Voyages du regard 137

le Gange et son estuaire constituent une sorte de radiographie, également symétrique et


inversée. À l’inversion et à la symétrie s’ajoutent ici, avec des valeurs visuelles contrastantes, la
contiguïté de l’Inde et du golfe, et l’opposé plein/vide (en principe !). Remarquons encore
la danse des écus et des étendards, dans l’amas mi-ordonné mi-désordonné des rubans, des
renfoncements, des bateaux, des cours d’eau ; ou dans le conflit entre éléments verticaux
stabilisateurs (rangées d’arbres, villes, murailles, coupoles, donjons) et formes obliques (archipels,
détroits, mer Rouge, golfe Persique, étendards, rubans). On pourrait continuer indéfiniment 21.
Les lieux signalés sont les haltes des navigateurs, l’écu portugais le rappelle sur toute la
carte. L’actualité non parachevée du voyage est ostensiblement indiquée par les lignes de
rhumbs (dans les Lusiades le progressif aspectuel énonce directement le même « en cours »).
Elles sont à présent des lignes du regard sur les choses, la réalité des parcours virtuels tissés par
les roses des vents. Le voyageur muni de la boussole s’oriente à l’aide des rhumbs que la carte
réinventera, et occupe par le regard ce que le voyage lui révèle. Mieux une région sera
connue, plus il y aura de lignes de rhumbs, comme si la carte copiait la réalité. La carte
méditerranéenne contient trente-cinq faisceaux de lignes de rhumbs, alors que sur les autres
cartes ils ne sont pas plus d’une dizaine.

• La sur-réal ité du regard

Il n’y a pas dans l’Atlas Miller les conflits des Lusiades entre la syntaxe du voyage et la
sémantique de la fondation (exprimée uniquement par des écus et des drapeaux), mais les
valeurs sémantiques du voyage sont moins aisément conceptualisables que dans le poème de
Camoens. Le regard n’est pas, comme le mot, signifiant en soi. En revanche, les valeurs des
cartes sont bien celles des Lusiades et elles permettent de capter le mode primitif de ce que
dans les Lusiades on a nommé « étrangeté de l’expérience », « inquiétante étrangeté », suivant
la traduction habituelle du unheimlich de Freud 22. Dans le contexte présent la meilleure
traduction est assurément la traduction littérale : unheimch est le non-familier, le familier rendu
non familier, étranger, et se charge ainsi d’une réalité pour laquelle il n’y a pas de mots. Il
n’est pas un fait de langage et la perception ne l’enregistre pas, il s’agit d’un excédent, d’une
seconde réalité. La sur-réalité de l’Atlas Miller équivaut, en termes de représentation (encore
faudrait-il qu’elle soit quelque chose de représentable), à l’étrangeté de l’expérience dans les
138 Jeux de regards

Lusiades 23. Les cartes font immédiatement percevoir la nouveauté perturbante de la


découverte. Son secret réside dans une surcharge de présence, « excessive » par rapport à la
perception, qu’on peut appeler « aura » de l’individuel ou individu intensifié 24. Le champ des
possibles et l’actualité de l’occupation se complètent par l’investissement du regard dans les choses
que la carte exhibe. Pour qu’il y ait présence – pour que l’effet de présence se produise – il
faudra isoler l’individuel, car seul le concret individualisé possède une présence. En les
subordonnant à un principe de « localité », Christian Jacob a remarquablement détecté dans
l’Atlas Miller les processus par lesquels cette présence s’obtient : absence de perspective et
d’échelle (comparons le guerrier d’Arabie aux villes situées à sa gauche et à sa droite), primauté
du qualitatif sur la relation et de la juxtaposition sur la structure, mémoire d’un « local »
Fig. 37 décontextualisé, qui est la loi de composition de l’Atlas 25. Le Patagonien de la carte du Brésil
est un exemple en miniature de la manière dont s’opèrent ces stratégies. Sans commune mesure
avec le paysage environnant (la Patagonie est le pays des géants), agenouillé, les mains au sol et
une couronne de plumes sur la tête comme les Indiens du Brésil figurés plus haut, il évoque
l’existence tribale et la solitude d’un hapax (alors que les Indiens sont sept : trois chasseurs et
quatre bûcherons), il suggère l’obéissance à un rituel et l’animalité (il se trouve d’ailleurs dans
l’axe vertical du lion debout sur ses quatre pattes et du dragon accroupi). Il nous regarde, comme
s’il tentait d’établir un contact improbable. Le mystère qui l’entoure vient de sa différence, qui
lui confère une plus grande présence comparée aux autres éléments de la carte. Il se présente, si
l’on peut dire, avec plus de réalité. Même son accoutrement le distingue : il arbore les plumes
des chasseurs, mais ne porte pas leur jupon ni leur cape et n’est pas nu comme les Indiens
qui ramassent et coupent le brésil (le bois), puisqu’un bout de tissu entoure ses hanches.
L’individu absolument singularisé fait siennes les valeurs de la grammaire du regard.
Comme les caravelles, il s’impose, s’exhibe comme une première personne vivante face au
lecteur, il s’active et avance. La carte du golfe de Chine montre une grande figure, en haut à
droite, qui poursuit sa route en s’appuyant sur la canne du marcheur. Elle regarde déjà en
arrière (elle s’apprête à sortir de la carte) et salue de loin le spectateur avec sa main libre. Une
autre figure lui sert de contrepoids, au coin en bas à gauche. Ce n’est peut-être pas le même
homme, mais il lui ressemble et porte des bottes identiques. Assis, il regarde lui aussi en
arrière, peut-être pour contempler le chemin parcouru. Tous deux sont complètement seuls
et pour cette raison ils accrochent notre regard.
Voyages du regard 139

Le mode de la présence constitue une réalité de second degré. Christian Jacob parle
plusieurs fois d’« effet de réel » à propos de l’Atlas Miller 26. Il s’agit effectivement d’une
restructuration du visuel, comme dans l’hallucination, d’une mobilisation de l’affect capable
de transformer l’imago en res (la passion de la mer, le goût du voyage pour le voyage qui
traverse le récit des Lusiades ?). Dans les cartes de l’Atlas Miller cette opération se traduit par
quelque chose qui impressionne à juste titre les chercheurs : la multiplication des îles. Les cartes
voisines de l’Insulinde et des Moluques (420 sur 595 mm ensemble) contiennent – outre la
mer, la péninsule malaise et la grande Sumatra, des légendes, des bateaux, des étendards – le
millier de petites îles, ornées des couleurs de toutes les pierres précieuses, que le lecteur est
tenté de compter. D’après la légende de l’Insulinde, « il y en a 1378, ante et post taprobanam »
(la perspective est bien celle du voyage). Ce nombre est à lui seul une façon indirecte,
métonymique, d’informer que la présence de ces îles est davantage et autre chose que les
données de la perception.
Mais sur la carte qui n’est ni langage, ni concept, ni perception déformée, la réalité de la
présence ne réifie pas. L’hallucination pourra se construire sur elle, mais la carte ne va pas
jusque-là 27. La décontextualisation arrache l’individu à ses connexions habituelles qui le
« trivialisent », et lui restitue un éclat qui lui est alors propre – pour cette raison l’invention
commence par être une recombinaison. La présence est le dépaysement qui donne vie à
chaque chose en la soustrayant à la routine, en la rendant également étrange, sinon une menace
potentielle. Sur cette arête irreprésentable et instable prendront origine l’invention et l’art,
l’hallucination au sens propre, la promesse du bonheur et le dérapage de la folie 28.
Il ne s’agit pas d’une quidditas ni de la notion complète de l’individu, à la manière de
Leibniz. La présence n’est pas une qualité, l’individu ne la « possède » pas, mais il l’aura tant
qu’il pourra apparaître comme une singularité qui se distingue de son mode d’apparaître
quotidien. La présence est improbable et insoutenable, à l’opposé des contraintes normalisées.
Mais l’homme peut s’instruire, c’est-à-dire désapprendre le quotidien pour apprendre la
présence du monde. C’est ce que faisait Homère en recueillant d’Aurore ses doigts de rose,
d’Athéna ses yeux glauques entre marrons et verts, d’Ulysse ses milles tours. Mais la parole
restera toujours à côté. Les doigts d’Aurore sont évanescents, les astuces d’Ulysse sont immaté-
rielles et infinies, la couleur des yeux d’Athéna ne se fixera jamais. Si nous prenons en
compte la liste des catégories énumérée par Aristote, les catégories de la présence seraient
140 Jeux de regards

plus proches de la manière d’être (ou « posture ») et d’avoir un certain habitus, du faire et du
pâtir, que des quatre catégories (« déterminantes », en langage kantien) de la substance, de
la qualité, de la quantité et de la relation. Mais Aristote lui-même explique que l’avoir et la
« disposition » non permanente sont des catégories de la qualité : on ne résiste pas à ramener
le précaire de la présence à des identités plus stables, comme le prouve par exemple l’épithète
homérique « Ulysse aux mille tours ».
En poussant la réflexion à ses limites, la présence sera la contingence de l’existence qui se
montre comme admirable dans son improbabilité. C’est dans cette vision extrême que
s’inscrivent les cartes de l’Atlas Miller, c’est ce qu’elles donnent à voir (la question de la
philosophie sur le pourquoi de l’être plutôt que le rien interroge ce qui n’est pas fait pour
être interrogé). L’étrangeté des nouveaux mondes est la perception de la présence des choses,
qui, dans l’ancien monde, étaient données pour acquises et avaient depuis longtemps cessé
de solliciter le regard – le monde était fatigué, expliquent les Lusiades. Mieux encore, elle est
la perception de la présence de chaque chose, de la taille d’une cité ou d’une datte, ou déferlée
comme les caravelles qui les quêtent, mais toujours représentée pour elle-même, libérée des
ensembles dans lesquels elle s’insère habituellement. Appréhender une chose dans sa singularité
c’est la regarder comme précieuse.
Fig. 39 Il est difficile, en observant les îles de la carte de l’Insulinde, d’imaginer une analogie autre
que celle avec les pierres précieuses (il y a des bonbons qui brillent de la sorte, mais ils sont
ultérieurs à la carte et ils imitent les pierres) : en cela consiste la sur-réalité. Comme l’hallu-
cination, cette interprétation s’impose à l’esprit et nous fait oublier la bizarrerie du rappro-
chement : imaginer des îles ne mène spontanément pas aux pierres précieuses, c’est la visibilité
magique des cartes qui ne laisse pas d’alternatives. Christian Jacob voit dans ces couleurs le
signalement des chemins non foulés et d’un inaccessible à découvrir, par contraste avec le
vert délavé des terres explorées 29. Sans doute a-t-il raison. Mais les mêmes couleurs désignent
d’infimes îles assurément bien connues, le long des côtes, dans le golfe de Chine ou du Gange,
en mer Rouge et dans le golfe Persique, comme les Açores et bien d’autres îles, nommées
(par exemple sur la côte anglaise ou irlandaise) et fréquentées ; un navigateur a trouvé un
pilote sur des îles minuscules à l’est de Madagascar 30.
Les îles multicolores disent des choses différentes, mais cohérentes entre elles, que les
philosophes cherchent à élucider. Elles sont les myriades d’atomes démocritiens qui s’agitent
Voyages du regard 141

dans le vide et composent des mondes instables (les archipels, ou des individus plus grands
selon une autre échelle). Ceux-ci peuvent être des répliques de formes organisées (comme pour
l’Inde) ou recevoir de ces formes un début d’organisation (telles les rangées d’îles épousant
les sinuosités de la côte). Ils sont également la respiration non retenue de la découverte – les
grands essaims d’îles de l’océan Indien et de l’Insulinde collent aux bords des cartes, se
propagent au-delà d’elles – et le symbole de son énergie fertile. La prolifération est promesse et
accomplissement de l’attente – bonheur. Elle apparaît au regard comme la joie libre du voyage,
le plaisir d’avancer (« ante et post taprobanam »), les couleurs décomposent la lumière unique
qui éclaire le projet en la variété des mondes découverts. Les îles « viennent à la lumière »
(« leuchten auf 31 »), comme la langue portugaise dit si bien la naissance, elles se produisent
pour le regard, se dédoublent, scintillent, à l’image des apparences plotiniennes (les phénomènes,
ce qui apparaît), et se projettent dans des jeux croisés de reflets (« s’entr’exprimant 32 ») : en
deçà du soupçon émis sur le Schein, l’« éclat », qui se révélerait être une simple apparence.
Les archipels exposent la beauté indicible du monde.
Ces mondes disent encore l’effroi qui accompagne cette richesse. Souvenons-nous de la
légende de Jorge Reinel : « le grand archipel qui fait grand peur car personne ne sait où
débouchent ces îles ». Le navigateur transporte avec lui l’horizon que sa pérégrination
repousse toujours plus loin. Comme l’archipel n’a pas de limite, l’horizon est inaccessible, le
mouvement de la découverte ne se refermera jamais. Mais cette condition d’insatisfaction
ne devrait pas nécessairement être terrifiante ; le cartographe n’explique pas pourquoi il est
angoissant de ne pas savoir où l’archipel se termine, cela lui paraît évident. L’inconnu est la
malédiction du Vieux du Restelo des Lusiades et le Cap Non de l’Histoire du Futur de Vieira :
on ne sait pas ce que l’autre côté des choses réserve. Mais on peut voir dans le grand archipel
dont personne ne sait où il débouche l’excès même des choses, et dans la grande peur le risque
d’un éblouissement mortel. De l’arête incandescente de la présence nue se révélant, on glisse
vers la fortune de l’île de Vénus et vers l’infortune de l’Adamastor – les deux faces de la
médaille de l’amour et du voyage dans les Lusiades –, qui est rester silencieux et immobile.
Craindre de ne savoir où les îles débouchent c’est redouter de se laisser emprisonner par les
apparences, de s’enchaîner à leur beauté. D’autres (Conrad, Gauguin, Segalen et autres gens
« ensorcelés ») – raconteront plus tard ce véritable « enchaînement » au sujet du voyage et
des îles.
142 Jeux de regards

Ce fut là, très exactement, l’expérience de l’Adamastor.Tétis est le dur mont, île ou montagne,
qui contient toute la beauté de la mer : « une nuit […]/m’apparaît au loin le geste beau/de
la blanche Tétis, unique, dévêtue ».
Adamastor, hallucination des navigateurs, hallucine Tétis. Il faut ajouter que l’hallucination
agit également sur celui qui hallucine, lequel se transforme en la chose hallucinée, « en vertu
de la grande imagination », comme l’explique un célèbre sonnet de Camoens. (Imaginer
c’est regarder les choses avec trop d’intensité : « il n’y eut pas de chose, enfin, /qui ne fût pas
ébahie par elle, et moi par moi »). L’identification amoureuse d’Adamastor le transforme en
l’île qu’est Tétis : « je ne suis pas resté un homme, non ; mais silencieux et immobile/et, auprès
d’un rocher, un autre rocher 33 ».
Les îles de l’Atlas Miller sont les blasons de cette présence que la philosophie ne réussit
pas à déterminer. Qu’elles soient grandes ou minuscules, telles d’infinitésimales explosions de
couleurs – rubis et saphirs, mais aussi topazes, aigues-marines, améthystes, turquoises, opales,
émeraudes, ambre, jaspe –, aux contours précis et aux silhouettes les plus variées – ovales,
demi-lunes, fractales, losanges, formes dentelées, allongées, incurvées, tordues, parallèles,
concaves, étoilées –, encapsulées au sein des configurations qu’elles dessinent, les îles célèbrent
la présence. Elles sont cette présence, l’éclat et la menace des choses que les cartes portent à la
lumière, et rien d’autre.
• Hitchcock recadré •

Alain Fleischer

Le projet était déjà ancien, pour moi, de considérer un grand classique de l’histoire du cinéma
non plus comme une œuvre de fiction enfermée dans son récit et dans sa temporalité, mais
comme une totalité du monde visible, expérience globale de la vision et de l’audition,
comme si, face à ces images et face à ce temps, hors des personnages et de leur histoire, rien
d’autre n’existait. C’est la vidéo qui, tout comme elle a permis à Godard de construire ses
Histoires du cinéma, permet techniquement de regarder un film – je veux dire un film projeté,
une projection – comme un monde à (re)filmer.
Lorsque la proposition nous fut faite, à Dominique Païni et à moi-même, d’imaginer
ensemble une sorte de divertissement à offrir à Hubert Damisch, j’ai proposé au directeur de
la Cinémathèque française, complice de tant d’autres aventures, d’organiser une projection
de la première bobine de Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock dans l’idée, à l’aide d’une petite
caméra vidéo numérique, d’aller y voir de plus près, dans un film où, justement, il n’est
question que de cela. Un matin, je me suis donc trouvé seul spectateur au milieu des
fauteuils vides d’une salle de projection, face aux vingt premières minutes du chef-d’œuvre
d’Hitchcock. Pour essayer d’évoquer mon état d’esprit ce matin-là, je pourrais comparer ma
situation à celle d’un chasseur d’images au cours d’un safari en Afrique ! En effet, il n’était
pas question de regarder d’abord le film pour l’analyser, ni pour « pré-voir » ce que j’aurais
pu ensuite filmer selon un plan de bataille réglé à l’avance. Le film démarra, et dès l’amorce
précédant le générique, je ne l’ai regardé qu’à travers le viseur de ma caméra vidéo, seul
champ de vision, seule fenêtre ouverte sur le film, cadre face au cadre, et cadrage susceptible
de recadrer Hitchcock. J’étais donc face à des événements et à des images qui ne se répé-
teraient pas, et qu’il fallait saisir en prenant instantanément toutes les décisions d’un filmage
sur le vif : cadrages, mouvements d’appareil, grossissements ou élargissements… L’écran de
144 Jeux de regards

la salle de cinéma devenait une fenêtre ouverte sur le défilement d’un temps et d’une histoire
sans retour.
On sait ce qu’est recadrer, resserrer sur une portion d’image pour voir de plus près le
détail d’un tableau ou d’une photographie, images fixes dans lesquelles on s’aventure, surfaces
que l’on essaie de pénétrer ou, en tout cas, de parcourir lorsque, par exemple, on soumet une
reproduction au regard d’une caméra de banc-titre. Cette opération presque chirurgicale, ou
cette observation presque microscopique, est rendue possible parce que l’image soumise au
travail de l’optique reste fixe et captive, rigoureusement immobile dans un temps arrêté,
indéfiniment offerte et disponible, indéfiniment « ouverte ». Dès lors, le regardeur est maître
absolu de son regard, qui d’ailleurs est toujours double, un œil à l’œilleton de la caméra
recadrant un détail, et l’autre ouvert sur la totalité de l’image cadrable, sans qu’aucun
événement, aucun déroulement vienne modifier ces dispositions de l’image, ce dispositif du
regard.
Tout est très différent lorsqu’on refilme et qu’on recadre un film de cinéma « sur le vif »,
c’est-à-dire en projection, et non par le truchement sophistiqué d’un banc de trucage optique.
Car l’image filmée ne cesse de se dérober, de changer ; sa composition est instable, son cadre
se déplace, les motifs principaux autant que les détails n’y sont pas captifs et, de toutes sortes
de façons, tout bouge, tout change, tout s’échappe et tout fuit. La portion d’image recadrée
ne cesse de fausser compagnie parce qu’elle bouge à l’intérieur même du cadre, lui-même
souvent mobile, et qu’il faut alors suivre des mouvements composés et relatifs ; mais elle fuit
aussi parce qu’à tout moment cette portion recadrée peut sortir du cadre, quitter l’image,
disparaître dans un hors-champ où elle vous laisse planté « dans le décor », c’est-à-dire hors
du film, hors de l’écran. Enfin tout fuit, en bloc et massivement, parce que le plan tout entier,
le pan d’image filmée auquel appartient la portion recadrée, peut d’un instant à l’autre, et
sans laisser de trace, céder la place au plan, au pan suivant, totalement autre. Que se passe-t-il
alors ? Non seulement la portion recadrée disparaît soudain, happée dans une chausse-trappe
du temps et de l’image, mais elle impose instantanément à sa place une autre portion d’un
autre plan, d’un autre pan, avec laquelle il faut négocier, et d’où il faut repartir dans un autre
espace d’image et dans un autre temps compté. La caméra vidéo continue de tourner, et son
filmage à elle est celui d’un plan-séquence, à l’intérieur duquel un montage continue de se
faire, qui conserve une suite de plans d’une durée strictement égale à celle des plans du film
Hitchcock recadré 145

d’origine, mais avec des cadrages tout autres, et donc avec des raccords d’un plan à l’autre
qui ne peuvent plus s’enchaîner qu’arbitrairement, puisque le raccord est privé de la totalité
de l’interface entre les plans racordables. Le temps des images est resté le même, c’est leur
espace qui a changé, leur surface, maintenant découpés et mis bout à bout avec des bords qui ne
s’étaient jusque-là jamais touchés. Et tout cela tandis que la bande sonore continue – dialogues,
musiques, ambiances… –, continuum intégralement ré-enregistré et conservé. Signalons au
passage que, de la même façon que le son recadre l’image, dans la perception combinée
qu’en a le spectateur, l’image recadrée peut recadrer le son : on constatera dans ces vingt
minutes de Fenêtre sur cour « revisité » (recadré) que des sons, des paroles, deviennent audibles,
alors qu’ils étaient perdus pour le spectateur dans le film d’Hitchcock, et que le recadrage de
l’image va, si l’on peut dire, chercher dans les recoins de la bande son. Ces sons – paroles ou
bruits éloignés – n’étaient pas entendus parce qu’ils provenaient de portions trop petites,
trop perdues dans la totalité de l’image, et donc « trop loin », mais que le cinéaste avait
cependant scrupuleusement tenu à faire exister, même en pure perte, pour que le monde
qu’il créait fût complet. Ainsi, le dialogue entre la dame et le jardinier dans la cour, le
miaulement du chat, et surtout les paroles échangées par le couple au seuil de sa nuit de noces
et l’étonnant encouragement chuchoté par le mari à la jeune femme : « Come on… »
Non seulement le cadrage n’est plus celui voulu par Hitchcock mais, dans une illusoire
analogie des durées, c’est aussi tout le montage qui a changé, produisant, malgré des durées
de plans strictement identiques, d’autres raccords et une tout autre vitesse, puisque ce sont
des champs d’images, des tailles de plans différents, qui imposent aux durées inchangées la
perception d’un rythme qui est autre. On peut se demander ce qui apparaît alors, à la suite
d’un aussi violent traitement de l’image – mais peut-être pas si éloigné du traitement que lui
inflige l’œil de tout spectateur lors d’une vraie projection cinématographique, et non sur
l’écran timbre-poste d’un téléviseur. Est-ce un arbitraire du montage ou, au contraire, sa
logique secrète, une cohérence implacable, cachée dans l’image, répartie sur toute sa surface ?
Étrangement – hasard d’une sorte de pêche aux images, ou preuve et démonstration que le
cinéaste maîtrise parfaitement le regard de son spectateur ? –, il arrive souvent que le recadrage
ne fasse que serrer de plus près le fil du montage, là où il passe essentiellement. Par exemple,
dans la scène du baiser entre Grace Kelly et James Stewart, un rigoureux centrage superpose
l’un derrière l’autre l’œil recadré de l’une à l’œil recadré de l’autre, et ensuite encore leurs
146 Jeux de regards

lèvres réunies dans un gros plan imprévu par Hitchcock… Mais parfois, au contraire, le
recadrage montre l’écart, l’accroc, la rupture, la discontinuité que les images entières et complètes,
montées les unes derrière les autres, parvenaient à escamoter : solution de continuité. En
effet, les plans de cinéma, ces pans qui ne sont pas de l’image, mais des images emportées par
le temps et toujours soustraites au regard, peuvent raccorder aussi bien par un détail excentré
– mais que le regard a suivi – que par le centre, où le regard souvent se cantonne. Parfois les
plans recadrés ne peuvent plus raccorder parce qu’il leur manque des contours emboîtables,
raccordables.
Regarder un film de près, recadrer ses plans sans modifier leur déroulement – c’est-à-dire
regarder en filmant et devenir ainsi le filmeur du film, le cinéaste second, le projectionniste
caméraman – ressemble à un exercice de tir aux pigeons, compliqué du fait que les pigeons
sont nombreux et que c’est leur configuration en vol, comme celle des étourneaux dans les
ciels d’automne, qui donne forme, fait figure et produit du sens. Le grossissement n’est
obtenu qu’au prix d’une perte définitive (outre celle, évidente, de la netteté, de la précision
des contours, du « piqué » de l’image) : le mouvement et le temps emportent irréversiblement
les restes – ce qui n’a pas été recadré, ce qui, du film projeté, n’a pas été retenu dans le viseur
de la caméra vidéo refilmeuse –, ces chutes qui ne sont pas des longueurs de pellicule coupées,
mais des espaces d’images découpés et rejetés, qui tombent sans aucun recours ni remords
possible, et qui sont perdus aussi pour le détail élu, définitivement séparé et privé d’eux.
Recadrer ainsi un film, le refilmer à la place du spectateur, ce n’est pas regarder une image
de plus près, c’est prendre le risque de s’aventurer dans un tout autre récit, et finalement
dans un autre monde. Les récits cinématographiques issus d’un tel refilmage, d’un tel recadrage,
sont en nombre infini, et le détail poursuivi, cerné, recadré, prélevé peut devenir aussi bien
un puissant révélateur qu’un leurre qui vous entraîne à sa suite, et puis finit par vous laisser en
rade, car son destin est lié à la mobilité ingrate de l’image et à cette discontinuité nécessaire
qui veut qu’au cinéma, pour que le film continue, il faut bien que chaque plan s’achève.
L’espace, la topographie, la géographie de l’image sont emportés par son histoire : recadrer
l’image revient à reconstruire le temps. Ce recadrage et cette reconstruction produisent
chaque fois, à partir d’une géographie différemment explorée, une nouvelle histoire.
• R e c a d r e r - d é ta i l l e r •

Dominique Païni

Cette conférence a été prononcée à partir de l’expérience qu’Alain Fleischer mena avec la première
bobine du film d’Alfred Hitchcock Fenêtre sur cour (« Rear Window »). Immobile, près d’un écran
sur lequel était projeté le film, il a refilmé les images projetées, en détaillant, en cadrant de près, en recadrant
donc, en grossissant, en pénétrant dans l’image hitchcockienne… Le texte qui suit reprend une partie
de la conférence prononcée à Rome en l’honneur d’Hubert Damisch. Il manque ici la proximité des
images, leur force illustrative, démonstrative et poétique.

Recadrer, détailler, entrer dans l’image d’un film, c’est entrer dans leur mouvement – puisqu’il
s’agit en effet d’images mouvantes, d’images qui défilent à raison de vingt-quatre par seconde
et dont le défilement engendre la métamorphose du contour des motifs qu’elles représentent.
Car regarder de près pour le spectateur de film c’est autant que pour le regardeur d’une
œuvre plastique immobile, satisfaire une utopie figurale : entrer dans l’image qui fait front,
être dans l’image.
Y regarder de près a consisté ici, pour Alain Fleischer, à filmer de près les images du film
Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock, dont le titre et le sujet se prêtent bien à l’expérience.
Détailler au sein du cadre, agrandir ou grossir des arrière-plans, bouleverser l’échelle des
plans voulue par le metteur en scène et extraire, par exemple, d’un plan général un gros
plan. Le regard flâne, visite, erre sur la surface de l’écran, croise, contredit ou devance les
mouvements de la caméra auxquels le regardeur-filmeur décide de ne plus se soumettre
passivement.

Contrairement au halo d’incertitude perceptive dont s’entoure l’image immobile lorsqu’on


s’en approche au plus près, engendrant une perte de visibilité, l’image de film ne perd rien,
148 Jeux de regards

quant à elle. Elle y gagnerait plutôt du point de vue de ce qui la fonde : le mouvement. Plus
précisément, elle y gagne en vitesse.
Elle y gagne sans doute, également, du point de vue du sens, comme si le grain de l’image
servait le gain de sens.
Le mouvement, donc. Le phénomène est bien connu des automobilistes : la sensation de
vitesse dépend en partie de la proximité du décor traversé. D’où probablement la mélancolie
de ceux qui conduisent sur des routes dont les arbres qui les bordaient ont été abattus… Plus
le paysage traversé est lointain, plus la vitesse paraît moindre. La petite caméra vidéo, dont
l’objectif scrute la surface de l’écran, accélère tout : si proche, si grossi, un détail de l’image
apparaît et disparaît au moindre frémissement du filmeur-recadreur. Le travelling paraît ainsi
plus rapide à la mesure de la proximité de la loupe-vidéo. Le panoramique est fulgurant
quand on le refilme dans le sens opposé à son mouvement. Les vitesses s’additionnent comme
deux trains qui vont à la rencontre l’un de l’autre. Regarder de près l’image du film, la recadrer,
la détailler, c’est y introduire de la vitesse, plutôt qu’y voir mieux. C’est charger l’image d’une
autre vitesse qui lutte ou se conjugue, rivalise ou s’additionne avec la vitesse déjà présente
dans le film. Ce sont deux mouvements qui s’attirent.
Mais le gain de sens, qu’est-ce à dire ?
Au sein de l’espace hitchcockien cohérent, face à son organisation concertée, la vision de
près affole l’œil. Errer dans l’image, rattraper les mouvements de la caméra, se laisser distancer
par eux, remonter à l’encontre de leur sens, détacher un morceau de l’image et lui conférer
un cadre autonome, autant d’actes du regard qui désorganisent mais qui, paradoxalement,
parfois, aiguisent le sens. Tout relève du double sens chez Hitchcock : voir et désirer, scruter
et se masturber, regarder pour jouir (On est en droit de se demander ce que fait James Stewart,
avec sa main à gratter ?)
La moindre netteté de l’image est compensée par l’aiguisement du sens.

Regarder de près conduit en définitive à insister sur ce qui n’est qu’implicite. Détailler c’est
appuyer le sens. Ici, recadrer c’est cadrer ce que l’on imagine que le personnage voit et désire.
Autrement dit, c’est se déléguer le regard du personnage principal. Dans le cas du film
d’Hitchcok, dont le récit est celui de la contrainte voyeuriste du personnage handicapé et
photographe, regarder de près constitue une sorte de retour du regard à l’envoyeur, c’est
Recadrer-détailler 149

renvoyer son regard au voyeur, c’est voir le voyeur. On sait désormais comment le cinéaste
maniériste post-hitchcockien Brian de Palma (réalisateur, entre autres, de Body double) utilisera
cet abyme.

Regarder de près est une entrée dans une sorte de brouillard, un brouillard de flocons lumineux.
Finalement, ce que l’on voit dans le faisceau lumineux – les grains de poussière dansant – est
projeté au sens propre sur l’écran. Regarder de près, c’est vérifier que c’est de la poussière
qui est projetée, rien que de la poussière. Plus encore que du défilement, plus encore que la
fuite interminable des photogrammes devant nos yeux, c’est un désordre infini de grains de
lumière, un espace stellaire vibrant, une moire pétillante, une décomposition constructive de
volumes et de contours. On songe alors que la matière fébrile de cette image est l’incarnation
de ce qui la définit et la distingue de toutes les autres représentations : elle est l’incarnation
du temps. Regarder ou filmer de près l’image d’un film revient à voir le temps qu’elle
contient. Non pas les temps qui s’écoulent : celui du récit, celui objectif de la durée du film
ou encore notre sentiment très subjectif de la durée de projection. Il s’agit ici du temps visible
en tant qu’il se révèle comme matière de l’image filmique, comme son fonds, son accom-
plissement qui à la fois décompose et recompose les formes. Autrement dit du temps qui
figure. La vidéo serait-elle cette « zeitluppe » jusqu’ici seulement théorique ? Aussi l’enjeu
d’y regarder de plus près dans l’image du film serait-il de nature bergsonienne ?

On sait ce que la pensée du cinéma – et le cinéma en tant qu’il est pensée – doit au texte de
Bergson, La Pensée et le Mouvant. Cette matière-temps de l’image, indépendante des choses
et des êtres qui se meuvent, est ce qui est le plus difficile à envisager conceptuellement bien
qu’elle se voit, parce qu’elle se voit sans doute. Bergson dit : « Nous avons instinctivement
peur des difficultés que susciterait à notre pensée la vision du mouvement dans ce qu’il a de
mouvant… Or, si le mouvement n’est pas tout, il n’est rien… » C’est comme pure substance
que Bergson tente de définir le mouvement en le distinguant du mouvant. Bergson dit
encore : « Il y a des changements mais il n’y a pas, sous le changement, de choses qui changent :
le changement n’a pas besoin de support. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas d’objet
inerte, invariable, qui se meuve : le mouvement n’implique pas un mobile. »
Y regarder de près dans l’image filmique c’est donc voir mieux le devenir comme substance.
150 Jeux de regards

Bergson dit encore « qu’on ne rejoindra pas la durée par un détour : il faut s’installer en elle
d’emblée. C’est ce que l’intelligence refuse le plus souvent de faire, habituée qu’elle est à penser
le mouvant du dehors par l’intermédiaire de l’immobile. »

Si regarder de près fait accéder à une visualité du temps, c’est parce que des grains s’exp(l)osent,
écartés les uns des autres, désagglomérés ; c’est parce que la distance qui les sépare apparaît
aggrandie, instaurant des nouveaux espaces dans l’espace de l’image. Ces nouveaux espaces
renverraient-ils à la « perspective temporelle » dont parle Jean Epstein ? Le cinéma serait alors
en son entier un corps lacunaire, c’est-à-dire, selon le Littré, un corps composé de cristaux
agglomérés mais qui laissent entre eux des intervalles.
Si l’image filmique projetée et regardée-filmée de près perd en définition, comme on le
dit en termes photographiques, c’est donc parce que l’agglomération des atomes est distendue.
C’est à ce prix que l’image filmique doit être regardée comme étant la figuration du temps
telle qu’aucune autre représentation ne la réalisa avant elle ; ou alors, seule la métaphore
le permit, selon les principes de Rodin commentant Watteau et son Embarquement pour
Cythère.

Regarder de près l’image projetée d’un film, détailler l’image, c’est découvrir une trame,
c’est voir mieux le défilé des images qui ordinairement disparaît dans la vision du spectateur
au profit du mouvement des choses et des êtres, au profit de la reproduction de la mobilité
du monde. Regarder de près l’image projetée d’un film, c’est voir l’agitation des atomes qui
tapissent le fonds de l’image, c’est découvrir la friabilité et l’instabilité de l’image. Paul Valéry
se plaisait à voir l’image cinématographique comme le résultat d’une danse des atomes.

Y regarder de près, c’est voir mieux la trame, disais-je. La loupe filmeuse d’Alain Fleischer
Fig. 40 conduit à l’occupation de l’écran entier par la robe de la garde malade. La trame colorée de
son dessin paraît soudain soumettre le corps de James Stewart à l’épreuve d’une véritable
grille. Pourquoi pas une herse, qui ne serait pas sans faire songer à la machine scripturale de
torture de la Colonie pénitentiaire ? La nudité du corps de Stewart exposé à la trame
ondoyante de la robe de la masseuse torturante engendre l’écriture : les sous-titres du film
d’Hitchcock affleurent alors, avec leurs contours floconneux comme s’ils étaient faits de
Recadrer-détailler 151

ouate blanche, pour continuer de filer l’évocation de la herse kafkaienne.Y regarder de près,
c’est voir mieux cette surexposition du corps, cette menace à laquelle le corps de l’acteur est
soumis, la menace de la machine cinéma, machine à écrire avec des corps, machine à écrire
sur le corps. Ce dernier en perd sa consistance : il se retrouve haché, mis en morceaux,
jusqu’à l’informe.
• Écoute musicale
et plaisir esthétique
chez Ernst Bloch •

Elio Matassi

Agréable, laid, beau, significatif :


voilà les courtes antennes et les cordes
des auditeurs encore superficiels 1.

Tout le chapitre musicologique de Geist der Utopie, dans la version de 1918 aussi bien que
dans celle de 1923, peut être considéré, dès son affirmation initiale, « Wir hören nur uns 2 »,
comme une introduction à l’écoute musicale, une écoute en tant qu’auto-écoute, une
dimension de non-aliénation et de véritable introjection. À la limite, toute la philosophie de
la musique de Ernst Bloch peut être envisagée comme une Horensphilosophie : l’artiste de
génie est « nur sein eigener Zuhoren », le grand interprète est fondamentalement un auto-
écouteur, à l’instar de tout écouteur ordinaire, même du plus dépourvu du bagage formel
minimal. Ainsi Bloch préfère parler de « Zuhoren » et non pas de « Kenner », car l’écoute
doit viser un projet communautaire et ne pas être réservée exclusivement à une élite.
L’aspect théoriquement intéressant du passage tient au fait que cette sorte de communauté
peut être réalisée, non seulement en faisant abstraction de la doctrine du plaisir esthétique,
mais plutôt en tant qu’alternative explicite à cette dernière. Le plaisir esthétique établit le
Kreis de communication entre l’œuvre d’art et ses bénéficiaires (à ce sujet le cas de Hans
Robert Jauss est exemplaire 3). L’élément le plus excitant de la pensée de Bloch réside dans
son refus de principe d’une telle perspective, sans toutefois que ne soient mises en péril
les finalités communautaires de l’écoute musicale. J’essaierai, tout d’abord, de rechercher les
référents majeurs, en positif et en négatif de la conception de l’écoute musicale de Bloch,
avant de vérifier leur pertinence ou leur incompatibilité avec le plaisir d’ordre esthétique.
154 Jeux de regards

Si l’on pose convenablement comme fin à la musique l’intériorité « de celui qui en écoutant


se rencontre lui-même, le son émis étant comme l’aura de l’écouteur qui se retrouve 4 », on
choisit inévitablement, d’après Bloch, la voie d’une écoute qui est déjà une auto-écoute. En
effet, écouter de la musique ou des sons ne signifie pas entrer en relation avec une réalité
autre que soi-même, en établissant une situation d’aliénation, de coupure entre sujet et
objet, mais bien au contraire, cela signifie se rejoindre, atteindre cette dimension profonde
que notre quotidienneté nous conduit à perdre. L’auto-écoute suppose une conception du son
totalement dénaturée, c’est-à-dire un son conçu non plus comme Mittel (« moyen »), simple
formule telle qu’on la retrouve, malgré le renversement du point de départ, dans les différents
manuels d’harmonie de Rameau jusqu’à Schonberg, mais als Phanomenale. La musique en
soi, sa dimension proprement nouménale, n’est pas devant nous ou au-dessus de nous, mais
en nous, dans notre moi le plus profond. Nous ne pourrons jamais parvenir jusqu’au son et
à ses vibrations verwandten (« conjointes ») « sans l’intervention de nos mains qui violentent
et qui fécondent ». « Pour que le son devienne de la musique, il doit impérativement recourir
au sang de celui qui le perçoit et l’utilise, semblable en cela aux ombres qui ne donnent pas
d’explications sur elles-mêmes à Ulysse, mais qui en donnent sur lui-même, alors qu’il les
interroge 5 ». Le son, pour qu’il devienne musical et permette donc une réelle introjection,
nécessite la médiation de l’homme, puisqu’il est expression humaine par excellence. Cette
interprétation tire ses origines de l’époque romantique, plus précisément du Supplément des
Fragments posthumes tirés des papiers d’un jeune physicien.Vade-mecum à l’usage des amis de la nature
de Johan Wilhelm Ritter 6, une œuvre citée expressément par Ernst Theodor Amadeus
Hoffmann dans Kreisleriana. Dans cette conception bien particulière, la première place revient
à l’écoute et à l’oreille, celle-ci représentant tous les autres organes des sens : « Toute vision
n’est-elle pas une audition à l’aide de l’oreille intérieure, et toute audition n’est-elle pas une
vision de et grâce à l’intérieur 7 ? ». Écouter équivaut à un processus d’intériorisation et
d’auto-identification. L’écoute devient une vision intérieure, refusée par la quotidienneté
mais réalisable, en revanche, à l’aide de la musique et dans la musique. Toutefois cette forme
d’auto-écoute ne débouche aucunement sur un solipsisme, bien au contraire, en raison de
l’équivalence qu’on peut postuler entre le monde des sons et l’harmonie « sociale », l’écoute
en tant que processus intérieur laisse supposer une « communion spirituelle, d’amour et
d’amitié 8 ». Chez Ritter et chez Bloch le rapport aux sons devient « un rapport idéalisé avec
Écoute musicale et plaisir esthétique 155

notre environnement 9 ». Le monde de la musique et les accords qui s’y réalisent s’élèvent au
rang d’archétype d’un paradigme communautaire à imiter, au fondement duquel on retrouve
une concordance très étroite entre l’homme et le son : « L’homme et le son… sont absolument
inépuisables et tout autant infinis dans leur œuvre et leur essence 10 ». En effet, à l’instar de
la lumière, le son coïncide avec la conscience : « Chaque son est comme une vie du corps
résonnant, et en elle tout ce qui dure autant que le son s’éteint avec elle. Chaque son est un
organisme entier constitué d’oscillations, d’une figure et d’une forme, de même que tout orga-
nisme vivant. Il dit sa propre existence 11… » La communauté envisageable par la musique
est, en dernière analyse, le modèle même de Gemeinschaft idéale : c’est en effet en elle que se
réalise le paradoxe singulier d’une dimension communautaire obtenue non pas par le sacrifice
de l’intériorité, mais au contraire par son emphase. Ernst Bloch reprend, en l’approfondissant,
l’opinion de Ritter et renverse ainsi la solution donnée par Hegel au problème de la substance
(âme ou état) – solution où l’état prime sur l’âme – ou, mieux encore, choisit le point de
vue selon lequel l’âme et la communauté n’entreraient pas nécessairement en conflit 12.

La conception de l’écoute musicale comme auto-écoute présuppose chez Bloch une idée du
son très novatrice, dont la référence se trouve dans les Grundlagen des Linearen Kontrapunkts
du musicologue suisse Ernst Kurth 13. Celui-ci, dès l’introduction à son premier chapitre,
récuse, de façon très explicite, l’analyse conventionnelle de la mélodie et du contrepoint, qui
visait exclusivement à l’exploration des strates extrinsèques de la musique, par un étiquetage
des outils servant à la composition (par exemple l’inversion, l’accroissement, la diminution,
la strette) et par la répartition formelle de la composition (exposition, épisode ou séquence).
D’après Kurth la puissance réelle de la musique ne réside pas dans les objets de la composition,
mais plutôt dans les énergies motrices inhérentes au psychisme créateur du compositeur et
dont l’expression première est dans la mélodie, d’où sa définition : « La mélodie est mouvement.
Étudier uniquement les phénomènes acoustiques du son et considérer le matériau sonore et
les sons et toutes leurs relations harmoniques implicites comme les facteurs les plus significatifs
et essentiels, sans tenir compte des perceptions et des sensations énergétiques existant parmi
les sons, est une erreur 14 ». Tel est le fondement théorique du concept de « contrepoint
linéaire », conçu comme un entrelacs de lignes mélodiques transportant de l’énergie cinétique ;
cette conception bouleverse la théorie traditionnelle basée sur le principe de la « note contre
156 Jeux de regards

note » (punctum contra punctum), organisée d’après la méthode des cinq catégories ou « espèces »
de Johan Joseph Fux, exposée dans Gradus ad Parnassum (1725). Pour Kurth la théorie
contrapuntique réside dans « le développement simultané de deux, ou plus de deux, lignes
mélodiques, de façon peu voyante, non pas grâce à l’harmonie, mais malgré elle 15 ». Pour
pouvoir étayer ses propos sur la mélodie et le contrepoint, Kurth choisit comme objet de
son analyse les compositions polyphoniques (en particulier les « fugues ») et monophoniques
de Jean-Sébastien Bach. La « fugue » est en effet une des formes musicales contrapuntiques
parmi les plus remarquables et les plus complexes, et elle atteint précisément son sommet avec
Bach. On la divise habituellement en trois moments. Le premier est l’exposition thématique,
dans laquelle chaque voix (deux, trois ou quatre voix instrumentales ou vocales) succède à la
précédente dès que la première a achevé l’énonciation du « sujet » (ou thème fondamental)
lequel est exposé par la deuxième voix sous forme imitative au ton de la dominante. Cette
imitation est appelée « réponse », cependant que la première voix continue à accompagner
la réponse, en devenant le « contresujet ». Le deuxième moment est le développement,
formé par l’alternance de parties appelées « divertissements » et « réexpositions ». Dans les
« divertissements » on utilise généralement le matériau thématique de l’exposition en le
soumettant à des procédés propres à l’imitation, par des modulations dans des tonalités
différentes. Les « réexpositions » sont une nouvelle présentation du jeu imitatif entre le « sujet »
et la « réponse », dans des tonalités différentes par le moyen de ponts modulants. Enfin, il y
a la strette, ou partie finale de la fugue, consiste en une série de reprises, dans la tonalité
fondamentale des imitations entre « sujet » et « réponse », où les voix empiètent l’une sur l’autre,
de façon toujours plus rapprochée.
Toutefois, cette division tripartite de la « fugue » se limite à une approche purement formelle,
qui laisse entièrement de côté l’énergie inhérente au psychisme créateur du compositeur, la
seule qui donne et qui garantisse le mouvement. L’analyse d’une composition devra donc
s’attacher à retrouver cette énergie, en regardant vers « la distillation de la mélodie jusqu’à
pouvoir distinguer les symboles purs du mouvement » qui, selon Kurth, sont les motifs
« générateurs », qui se classent en trois catégories : les motifs ascendants (Abnsteigend) les motifs
descendants (Absteigend) et les motifs ondulatoires (Schwebend). Par l’analyse des différentes
œuvres de Bach, Kurth tente de faire apparaître les motifs qui permettent l’écoulement
fluide de la musique (Fortspinnung) et qui lui impriment le mouvement (Bewegungsphase) :
Écoute musicale et plaisir esthétique 157

« Telle est la forme linéaire utilisée par Bach dans la plupart de ses œuvres, dont l’expression
vivante réside dans le mouvement uniforme, légèrement ondulatoire, comme ravi à la
pesanteur. Les passages de transition se rapprochent de ce mouvement, surtout aux endroits
où la succession des motifs ascendants et descendants s’arrête par instants, en gardant le
même niveau au cours de brefs passages 16 ». Les motifs générateurs sont les seuls réellement
essentiels, plutôt que les motifs de simple transition (Uebergangsformen), et les seuls à donner
du mouvement à l’intérieur du développement contrapuntique. La théorie de Kurth va donc
plus loin que la simple analyse des lignes mélodiques, en se concentrant tout particulièrement
sur l’acte de création, lequel fait référence à des notions philosophiques, psychologiques et
scientifiques. On en trouve confirmation dans la conception de l’écoute musicale, qui fait
apparaître tout le processus psychique de la création. Il est communément admis que la
méthode adoptée par Kurth « est entièrement axée sur le destinataire de la musique, sur le
récepteur et sur la musique en tant que réalité source de sensations et d’expériences 17 ».
C’est dans ces mêmes termes que s’exprime Carl Dahlaus, qui considère l’intuition de Kurth
au sujet du contrepoint linéaire liée à la nécessité de l’écoute musicale, bien plus qu’à un grand
appareil technique et structurel 18. Si le compositeur, pendant l’acte de création musicale, est
mu par des puissances inconscientes libérées lors de la composition d’une « mélodie réelle 19 »
(la mélodie écrite, la notation musicale), au moment de l’exécution de l’œuvre l’auditeur fait
l’expérience du même processus psychique et créateur vécu par le compositeur, en revivant
l’acte essentiel de la composition, parce qu’il se produit dans les régions les plus profondes de
l’inconscient, là où les sensations et les images ne sont pas encore différenciées. La musique
devient ainsi l’expression la plus pure de notre vie psychique, en nous permettant la
réappropriation de notre moi le plus profond. Dans l’acte de création, « nos forces actives se
trouvent projetées de l’intérieur vers l’extérieur, où elles prennent forme. L’impression
sonore (la musique) n’est que la forme intermédiaire par laquelle se manifestent les processus
psychologiques. L’activité musicale s’exprime à l’aide de notes mais elle ne réside pas en
elles 20 ». Ce lien psychique indéfinissable existant entre la perception et l’émotion, ce réveil
chez les sujets en état de réceptivité d’impulsions comparables à celles-là mêmes qui engen-
drèrent la musique, tout cela a pour nom « empathie », c’est-à-dire « le réveil, la stimulation
par l’art de la projection sympathique 21 ». Si nous résumons les grandes lignes de la pensée
de Kurth, deux constantes au moins apparaissent : la mélodie n’est pas une succession de
158 Jeux de regards

notes, mais plutôt un mouvement dans lequel les notes n’ont de sens que comme composantes
d’une unité indivisible ; cette unité indivisible est l’énergie du courant mélodique qui se déploie
dans le temps, la force d’animation à la base de la mélodie, en tant qu’impulsion inconsciente
que l’on peut nommer volonté originelle.
En dernière analyse, Kurth dans sa théorie distingue trois niveaux d’activité dans la création
musicale : le niveau de la volonté, qui se manifeste comme de l’énergie cinétique inconsciente ;
le niveau psychologique, où les pulsions profondes de l’inconscient agissent, par un « jeu de
tensions » qui se projettent vers l’extérieur en engendrant la forme ; le niveau de l’« événement
acoustique », de la forme extérieure.
L’écoute est donc un « événement » et, selon les paroles géniales de Kurth, « le son est mort ;
ce qui vit en lui c’est la volonté de rendre le son audible 22 », « la musique n’est donc pas le
reflet de la nature, elle est plutôt l’expérimentation des énergies mystérieuses qui sont au
fond de nous 23 », « la forme est le contrôle de l’énergie à travers l’espace et le temps 24 ». Cette
communion entre le mouvement des sons et le mouvement de l’âme évoque des thèmes
propres à l’esthétique musicale du Romantisme (Ritter, Hoffman), une période où la musique
(en particulier la musique instrumentale, remise en valeur par rapport au XVIIIe siècle) était
tenue pour une forme de connaissance se situant au-delà du rationnel et était promue au
rang de langage de prédilection, « absolu », parce que considéré, en effet, comme l’expression
de l’ineffable, de l’indicible et de l’infini.
Si l’on peut considérer Ritter et Kurth en tant que « sources » principales de la conception
de l’écoute musicale d’Ernst Bloch, les référents négatifs sont indiscutablement Schelling et
Schopenhauer, tous deux attachés à la même argumentation négative, bien que, dans leur
système des arts respectif, la musique occupe une position opposée, la plus basse chez Schelling
et la plus élevée chez Shopenhauer.
Dans la vision de Schelling le son est l’expression de la nature à son stade le plus rudimentaire,
antérieur même au corps, du fait que l’on n’a pas encore quitté la première dimension (la
longueur), condition sans aucun doute plus élémentaire que la tridimensionnalité du corps,
de même qu’on n’a pas abandonné le monde inorganique, dans lequel dominent la rigidité
et la cohésion de la matière. Même si le son est incorporel, cela n’implique pas qu’il appar-
tienne au monde spirituel, car, au contraire, « le son ne se produit que dans la relation avec des
corps » et se trouve donc conditionné par la cohésion de la matière : les corps inorganiques
Écoute musicale et plaisir esthétique 159

autant que les métaux présupposent une sonorité en relation directe avec leur cohésion. Il
s’agit ici du stade le plus simple et le plus rudimentaire de la nature, celui du magnétisme. Le
magnétisme est fondamentalement en relation avec la rigidité et la cohésion des corps, il est
la cohésion absolue elle-même, cohésion active et vivante, de sorte que la rigidité devient la
condition même pour la manifestation de tout magnétisme. De plus, le magnétisme suppose
l’unidimensionnalité, c’est-à-dire la forme que prend la nature quand on la considère sur le
plan de la longueur, ou comme la ligne reliant le pôle positif au pôle négatif d’un corps,
quelle qu’en soit sa forme extérieure. Ainsi pour Schelling, la musique recueille son moyen
d’expression parmi les tout premiers degrés de la nature, là où il n’y a qu’une seule dimension,
là où le corps n’est considéré que par sa cohésion et sa rigidité, là où il n’y a place que pour
l’inorganique et là où la seule activité est représentée par le magnétisme. La relation elle-même
qui s’est instaurée entre le son et l’ouïe ne provient pas de la nature, conçue dans sa matérialité
la plus rudimentaire : ce lien n’est autre chose que le passage de l’inorganique à l’organique.
Si l’ouïe est au-dessus du son, c’est seulement parce que la nature, en règle générale,
complète sa dimension inorganique avec sa dimension organique grâce à l’union des opposés.
Le rapport entre le son et l’ouïe est un rapport complémentaire, sous une autre forme, du
rapport opposition/unité, tout à fait semblable au rapport qui, tout en ne sortant pas de la
matérialité de la nature elle-même, tend à la dominer universellement. Les racines de l’ouïe
se situent déjà dans la nature organique, dans le magnétisme. L’organe de l’ouïe n’est rien
d’autre que du magnétisme poussé jusqu’à son achèvement organique. À l’intérieur de
paramètres aussi rigides, la fonction de l’écoute musicale ne peut être sérieusement prise en
considération.
Le problème de l’écoute se pose dans les mêmes termes, draconiens et négatifs, chez un
penseur comme Schopenauer qui, dès le célèbre fragment de Dresde de 1815 25, assigne à la
musique un statut particulier parmi tous les arts. En effet, le rapport entre la musique et le monde
n’est pas un rapport de simple ressemblance (Ahnlichkeit) mais, scandé par le parallélisme
(Parallelismus) et par l’analogie (Analogie), il est une relation partant de l’intérieur, établie en
raison d’une racine commune, et non simplement une confrontation extérieure entre deux
dimensions juxtaposées. Mais ce qui semble constituer la spécificité et la grandeur de la
musique marque, pour Bloch, la limite dont il faut tenir compte : si la musique est « l’autre
pôle du monde », « un deuxième monde », le rôle du sujet, de la communauté des sujets, est
160 Jeux de regards

de se tenir à l’écart d’une telle perspective. La musique se retrouve totalement écrasée sur la
volonté du monde avec pour résultat de devenir « occasionnelle ». La confirmation de cette
conclusion fondamentalement nihiliste nous est donnée par la conception de l’ouïe et du
son de Schopenhauer : l’ouïe a une fonction passive nullement tempérée par le fait qu’elle
participe de la raison pensante et apprenante. Cette fonction est rapportée, de façon pragma-
tique, aux mots et aux sons signifiants, sans aucune reconnaissance des sons dits « purs »,
radicalement associés aux bruits. L’hostilité envers les sons-bruits se transforme même en
haine méprisante dans le dernier essai (chap. XXX) des Parerga et Paralipomena de Schopenhauer,
intitulé précisément Du vacarme et des bruits. À vrai dire, l’écrit entier est consacré à un unique
bruit « impardonnable et infâme », dont le degré de tolérance permet de juger, plus que
pour un autre bruit, de la « stupidité et de l’étourderie des hommes » : il s’agit du claquement
du fouet des charretiers qui traversent la ville : « Les coups de marteau, les aboiements des
chiens et les cris des enfants sont horribles : mais l’unique véritable assassin des pensées est le
claquement des fouets 26 ». Mais Schopenauer n’aurait jamais pu soupçonner qu’un claquement
de fouet de charretier ouvrirait un concerto pour piano et orchestre, comme chez Ravel, ni
que « le fouet du charretier » pût trouver place dans un recueil iconographique d’instruments
de musique, comme on le voit dans le Gabinetto Armonico de Filippo Bonanni (1716).
Cependant il ne s’agit pas d’une simple coïncidence ; l’insensibilité à l’égard du son-bruit est
aussi le signe 27 d’une inattention plus générale à l’égard de la phénoménologie du son pur,
véritable pendant d’une philosophie de la musique réduite à une métaphysique de la musique
tout court.

Après avoir vérifié la pertinence des courants de pensée ayant inspiré, en positif comme en
négatif, la conception de l’écoute musicale d’Ernst Bloch, je me penche de nouveau sur le
lien entre introjection extrême et communauté, sujet de mon développement. Si la philosophie
de la musique de Theodor W. Adorno, en excluant par avance l’accès au plaisir esthétique et
la communication intersubjective, peut être considérée comme une philosophie élitiste du
compositeur adressée à des destinataires du futur, la philosophie de Bloch, tout en se refusant
au plaisir, s’auto-constitue néanmoins en une communauté qui ne se définit pas uniquement en
termes utopiques. C’est pourquoi la philosophie de la musique de Bloch, bien qu’envisa-
geant le plaisir esthétique comme un fourvoiement, ne peut être interprétée, pour reprendre
Écoute musicale et plaisir esthétique 161

l’heureuse formule de Hans Robert Jauss, comme une esthétique de la négativité. La


communauté des auditeurs, obtenue à partir du dénominateur commun qu’est l’« utopischen
Seelengrund », devient un modèle de Gemeinschaft réalisable sur Terre : l’écoute actualise un
potentiel présent en chaque sujet, c’est-à-dire la condition utopique. La musique devient
ainsi le moyen indispensable pour qu’émerge des ténèbres le principe utopique qui se trouve
en chaque sujet, pour lequel l’utopie ne représente plus une dimension indéterminée appar-
tenant au futur. Pour que cela s’accomplisse, il y faut un certain type d’écoute, libéré du
plaisir et de la jouissance extrinsèque, de la « jouissance simple et primitive du son », pour
atteindre le son dans toute sa pureté explosive : « […] le son que les hommes entendent,
utilisent, perçoivent, écoutent clairement et qu’ils chantent, le son qui soutient les hommes ;
non plus un moyen, un écrin astral, mais un son tel une aura suprême de la réceptivité, matière
ultime de l’âme, du noyau, de la latence, du symbole du Soi, auquel la musique conduit […] 28 ».
• La t h é o r i e e n o tag e
d a n s l’ a r c h i t e c t u r e d u x x e s i è c l e •

Jean-Louis Cohen

À l’appétit de théorie partagé par les deux dernières générations d’architectes européens,
américains ou japonais, correspond le plus souvent une indifférence symétrique des philosophes,
sociologues ou historiens contemporains (que de rares exceptions démentent heureusement !).
Peu d’intellectuels européens ont regardé l’architecture avec autant de passion et de constance
qu’Hubert Damisch, dont les analyses, déployées sur plus de quatre décennies, couvrent un
champ allant des structures gothiques et de leurs principes, tels qu’ils furent interprétés par
Viollet-le-Duc, aux édifices contemporains, interrogeant aussi bien leurs théories fondatrices
que leurs composants matériels constitutifs. La question de l’œuvre architecturale, de ses discours
sous-jacents et de ses modes de conception et d’édification est un fil conducteur dans
l’ensemble de sa réflexion. Mais les écrits d’Hubert Damisch ne peuvent être abstraits d’une
conjoncture marquée, de 1960 à nos jours, par un certain retour à l’intellectualité de l’archi-
tecture. Ce retour, qui n’est pas pour autant une régression, doit être vu comme une réaction
d’une partie des architectes à la menace que la massification a représentée, dès lors que l’État
a pris en mains après la Seconde Guerre mondiale de la question de l’habitation. À l’apogée
de la politique des « grands ensembles », la notion même d’architecture était mise en cause,
et sa pratique semblait vouée irrémédiablement à devenir un exercice technique répétitif.
Le retour à une définition plus intellectuelle de l’architecture est évidemment lié à
l’effondrement du système d’enseignement de l’École des beaux-arts et des systèmes compa-
rables en Europe. Ouverte au début des années 1960, cette crise fatale provoque dès avant
1968 l’apparition de projets de réforme, dont les « unités pédagogiques » remplaçant les ateliers
de l’ancienne École après la fermeture de sa section d’architecture seront les chambres d’écho.
La réforme restera cependant incomplète, notamment dans le champ de la recherche et dans
164 Jeux de regards

celui des études doctorales. La conjugaison de l’anti-intellectualisme pathologique propre à


la plupart des ateliers de l’École et du scepticisme affiché par de nombreux universitaires vis-
à-vis de l’architecture paralysera longtemps toute tentative d’établir un type de formation
avancée – proposée déjà depuis des décennies dans d’autres pays d’Europe, sans pour autant
être à l’origine de conflits. Après tout, les architectes ne sont-ils pas habilités à soutenir des
thèses de doctorat en Allemagne depuis 1900 ? En réponse aux carences internes au dispositif
de l’architecture, l’École pratique des hautes études apparaîtra comme un havre dont
l’hospitalité sera accentuée par la force d’attraction des premiers écrits d’Hubert Damisch.
Nombre d’architectes en rupture avec la situation antérieure, et à la recherche de nouvelles
voies de recherche, croisent alors le parcours d’Hubert Damisch. Ils investissent le champ de
l’histoire et celui de la « théorie », notion certes ancienne dans le champ de l’architecture, mais
dont l’ambiguïté se révélera en définitive féconde. L’inflation d’une production discursive
donnée comme « théorie » de l’architecture est bien l’une des manifestations les plus éclatantes
de la réintellectualisation de l’architecture européenne, nord-américaine et japonaise, telle
qu’elle est intervenue à partir des années 1970. L’épaisseur de l’anthologie publiée à ce
propos par K. Michael Hays en 1998, rassemblant les principaux propos élaborés depuis trente
ans, révèle la mesure d’une logorrhée souvent féconde 1. Les discours accomplis depuis n’ont,
bien entendu, rien de commun avec ce que Julien-Azaïs Guadet dénommait « théorie », il y
a un siècle, dans le manuel de composition issu de ses cours à l’École des beaux-arts de Paris 2.
Il se proposait alors essentiellement de codifier les procédures de conception.
Une des visées fondamentales des discours théoriques a longtemps été celle d’identifier
l’origine de l’architecture et d’en clarifier les règles esthétiques. Aux XIXe et XXe siècles, il
s’est agi de problématiser l’architecture, et la recherche de modèles de type scientifique n’a
cessé de s’opposer à la recherche récurrente d’une définition artistique de l’architecture.
Sous-jacente, bien entendu, à cette recherche est la question de l’« autonomie » de l’archi-
tecture par rapport aux pratiques connexes comme l’ingénierie ou aux autres arts, mais aussi
celle des limites de son champ, et notamment celle du statut à attribuer aux pratiques savantes,
toujours contestées en son sein.
D’Otto Wagner et Adolf Loos à Peter Eisenman, en passant par Le Corbusier ou Robert
Venturi, de nombreux architectes se sont efforcés, depuis la crise de l’historicisme du XIXe siècle,
de produire « leur » théorie en relation avec la culture intellectuelle du moment. Aucune de
La théorie en otage 165

leur démarche n’est en effet dissociable des discours contemporains. Otto Wagner appuie ses
réflexions sur l’architecture des temps nouveaux dans les analyses des historiens de l’art viennois
et allemands 3. Adolf Loos, dont le séjour aux États-Unis éveille l’intérêt pour une culture
matérielle différente de celle austro-hongroise, emprunte les critiques de Karl Kraus pour
dénoncer la ville-Potemkine qu’est Vienne 4. L’expressionniste allemand Bruno Taut s’efforce
de donner une transcription architecturale aux rêveries du poète Paul Scheerbart sur des
édifices multicolores de verre tendus au-dessus des sommets 5.
Les figures de proue de ce qu’il est convenu d’appeler par facilité le « mouvement moderne »
conçoivent leurs analyses et leurs prophéties à partir de lectures parfois inattendues. Si
Le Corbusier souligne dès 1908, lorsqu’il découvre Ainsi parlait Zarathoustra, le passage de
Nietzsche selon lequel les destructeurs seront les créateurs, il est attentif dans les pages
de la revue L’Esprit nouveau 6 aux recherches de la psychologie de la forme. Le théoricien du
constructivisme russe Moisei Ginzburg appuie ses réflexions quant au « rythme en architecture »
sur ses lectures d’Heinrich Wölfflin et Wilhelm Worringer 7. Au sein de cette génération,
certains de ceux qui jusqu’ici semblaient s’être contentés de citations, tel Mies van der Rohe,
friand d’allusions sibyllines à saint Thomas d’Aquin, paraissent aujourd’hui, à la lumière de
récentes recherches, avoir effectué des lectures assez amples, sans pour autant avoir construit
un discours structuré 8.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, d’autres configurations se font jour. Après l’épisode
du néo-réalisme, la « révision critique du moderne » que propose Ernesto Nathan Rogers
s’enrichit dans le dialogue avec le philosophe Enzo Paci, et les rencontres milanaises entre
Umberto Eco et Vittorio Gregotti contribuent à l’élaboration du solide discours critique de
ce dernier 9. La renaissance d’une réflexion critique sur la scène américaine fait apparaître au
début des années 1970 un appétit intellectuel qui trouvera son expression dix ans plus tard
dans la rencontre de Peter Eisenman et Jacques Derrida 10.
En France, le processus est plus tardif. Si Paul Chemetov est bon lecteur de Bertholt
Brecht dès le début des années 1960, et Pierre Riboulet fait son miel de Karl Marx à la fin
de la décennie, c’est dans les recherches des sciences sociales que Bernard Huet trouve
l’appui qui lui permet de proposer la stratégie la plus cohérente en matière de réforme de
l’enseignement de l’architecture 11. Parallèlement, Christian de Portzamparc, lecteur d’Henri
Lefebvre ou de Paul-Henry Chombart de Lauwe, et Antoine Grumbach 12, lecteur des
166 Jeux de regards

« trois B » que sont, selon ses dires, Roland Barthes, Fernand Braudel et Georges Bataille, ne
seront novateurs que parce qu’ils maîtriseront une culture jusque-là exotique. Un besoin
similaire de consolidation, sinon de consolation, intellectuelle se fait jour lorsque Jean
Nouvel et Jean Baudrillard dialoguent en public à la fin des années 1980 13.
Le tissu des relations ainsi constituées entre architecture et culture théorique n’est
pas isotrope. Théoriser l’architecture a consisté pour les intellectuels « organiques » de la
profession – s’il est possible d’utiliser, à leur propos, cette qualification gramscienne – à en
définir le champ, par référence à l’histoire, mais aussi par l’identification de différents homo-
morphismes. Ainsi l’édifice a-t-il été tour à tour identifié avec la machine, l’organisme
biologique ou le réseau. Il a été également pensé comme une entité autoréférencielle, fondée
sur des opérations géométriques totalement irréductibles à d’autres pratiques.
La figure est ici en quelque sorte symétrique, car l’architecture est autant consommatrice
de métaphores philosophiques, que la philosophie est vorace de schèmes architecturaux, comme
Hubert Damisch a su le montrer dans certaines de ses analyses. Mais, si la relation est ancienne
du côté de la philosophie, elle est en vérité plus récente pour ce qui est des architectes, qui
étaient rarement lecteurs de philosophie avant 1914, en tout cas en France. Ainsi, la familiarité
avec la pensée de Nietzsche, largement présente chez les architectes radicaux d’Allemagne, qu’ils
soient fonctionnalistes ou expressionnistes, et chez les traditionalistes, est-elle exceptionnelle
en France, mis à part le jeune Le Corbusier ou Henry Provensal 14.
Le paysage intellectuel s’est désormais radicalement transformé, et les architectes sont
devenus depuis vingt ans de grands consommateurs de théorie, selon une sorte de boulimie
conduisant certains d’entre eux à avaler rhizomes, objets fractals, plis et autres figures arrachées
à leurs lectures. Leur production théorique propre reste cependant un tissu de manifestes, ou
d’aphorismes, opérant souvent à partir et avec des images. C’est en regard de cette production
qu’il convient d’apprécier l’incidence de démarches comme celle d’Hubert Damisch.
Son travail est pour une part parallèle à celui de Manfredo Tafuri, dont on connaît désormais
l’ampleur et la complexité 15. Damisch avait reconnu l’intérêt de la critique radicale de
Tanfuri, notamment dans son introduction à la traduction française de son ouvrage Teorie e
storia dell’architettura, sans doute l’un des plus opaques 16. Il n’en partage pas à cette époque le
pessimisme historique au sujet du destin de l’architecture, bien qu’il observe, comme lui,
certaines pratiques contemporaines. Alors que Tafuri se plaît en quelque sorte à démoraliser
La théorie en otage 167

ses lecteurs architectes et brise toutes leurs illusions quant à un « enseignement » utile de
l’histoire, si ce n’est celui du pessimisme, Damisch présente des réflexions qui échappent au
ton moralisant parfois perceptible chez l’historien italien.
Si l’on confronte sa démarche à celle d’architectes engagés dans la construction de
problématiques théoriques – tel Peter Eisenman, lorsqu’il s’attache à voir dans les édifices de Le
Corbusier, Mies van der Rohe ou Giuseppe Terragni, des constructions autoréférencielles –,
l’approche de Damisch, telle qu’elle apparaît, par exemple, à la lecture de Modern’ Signe, recherche
élaborée avec Yve-Alain Bois, ne mythifie pas l’autarcie 17. Il est vrai qu’elle ne s’inscrit pas,
comme c’est le cas pour Eisenman, dans une lutte farouche contre le discours contextualiste.
Parallèle au problème du retour de la théorie est celui de l’autonomisation de l’histoire
de l’architecture. En regard d’histoires tour à tour célébratives ou justificatrices, positivistes
ou épiques, toutes provinciales par rapport à l’histoire de l’art, qui est dans l’état que l’on sait en
France, et plus encore par rapport à l’histoire, les écrits d’Hubert Damisch sont une invitation
à mettre en cause les figures acceptées, tant elles suggèrent des chemins transversaux, alternatifs
aux grandes constructions dominantes. En regard de l’œuvre d’Hubert Damisch – le terme de
« regard » ayant ici un sens particulièrement vif –, je me suis efforcé de construire histori-
quement des « objets théoriques », ou de considérer théoriquement des dispositifs historiques.
J’évoquerai trois questions récurrentes dans ma réflexion, et dont le travail s’inscrit en résonance
avec les enquêtes conduites par Hubert Damisch.
Une première question est celle des frontières, pensées de façon multiple. Il s’agit des
limites ou des frontières territoriales, comme celle du Rhin, si déterminante dans le jeu des
identités croisées de la France et de l’Allemagne, ou de l’Atlantique, frontière liquide et aussi
aire de contact, dont nous avions tenté de cerner les contours dans un programme de l’Ehess
consacré à l’américanisme 18. Il s’agit aussi, en ce qui me concerne, de la ceinture de Paris,
anneau d’interactions entre la capitale et ses banlieues – et non bien entendu de la ceinture
de Pâris, accessoire essentiel du récit consacré par Hubert Damisch au jugement des trois
Grâces… Il ne s’agit nullement, par exemple dans le cas de l’américanisme, de repérer de
quelconques « influences », mais bien de mesurer l’effet des constructions idéales et de leurs
impacts visuels, par exemple celui des silos ou des gratte-ciels nord-américains 19.
Une deuxième question porte sur des modèles s’imposant à la pensée architecturale
depuis la révolution industrielle. La relation de l’architecture à la technique n’a pas toujours
168 Jeux de regards

été mimétique ou fétichiste, ainsi que l’ont illustrée les édifices empruntant aux paquebots
leurs hublots et leur bastingage, tant elle s’est traduite par des homomorphismes plus délicats
à saisir. Un processus semblable à celui du travail du rêve s’est mis en place, conduisant à la
condensation et au déplacement vers l’architecture des dispositifs mécaniques. Bien
entendu, cette relation onirique, qui n’est d’ailleurs pas une figure révolue, n’est jamais
exempte d’un esthétisme latent, souvent non assumé. Les « rappels à MM. les architectes »
énoncés par Le Corbusier dans Vers une architecture en 1923 ont le mérite d’assumer, sinon de
symboliser, cette attitude 20.
Une troisième question concerne la ville, l’un des grands thèmes de travail théorique des
architectes modernes, thème abordé par Hubert Damisch dans ses travaux sur la perspective
et sur le damier. C’est la définition du rapport de l’édifice à la ville qui est ici en jeu, de
l’autonomie telle que la prônent Le Corbusier ou Mies van der Rohe, à la subordination que
suggère Aldo Rossi dans L’Architettura della città, en passant par cette voie médiane que constitue
la « troisième ville » préconisée par Christian de Portzamparc. La figure de l’ajustement réci-
proque est celle qui m’a semblé la plus pertinente, la pensée de l’édifice se révélant depuis les
années 1920 capable de prendre en compte des changements d’ordre plus syntagmatique
que paradigmatique. Des territoires comme celui des fortifications de la ceinture de Paris ou
celui de la ville coloniale moderne qu’est Casablanca m’ont permis de poser ces questions, dans
le premier cas à travers le jeu réciproque des lieux en attente et des programmes nomades, dans le
second en dévoilant le caractère pragmatique d’un projet de ville nouvelle qui privilégie usages
et processus de valorisation et non interventions monumentales 21.
Devant la complexité des espaces urbains contemporains, un certain blocage se manifeste
dans la problématique des architectes. Le désir d’une simplicité cristalline, inspiré par le
modèle du minimalisme dans l’art, les envahit et est accompagné à l’occasion d’un évident
anti-intellectualisme. La fascination pour l’objet généré par les protocoles informatiques est
également palpable. Plus que des véritables fondements théoriques pour des élaborations
conceptuelles originales, la philosophie et les sciences sociales sont ainsi devenues une sorte
de matière première destinée à être manipulée et consumée dans le travail de projet. Il s’agit
d’une lecture instrumentale, mais parfois féconde – elle apporte une matière première utile
au projet –, juste réponse à l’usage qu’a fait depuis longtemps la philosophie des concepts
architecturaux, ainsi qu’Hubert Damisch l’a démontré.
La théorie en otage 169

En dépit de la logorrhée théoriciste, la pensée de la forme est souvent absente. Les


interrogations inquiètes quant à la « bonne » forme, canonique (classique), comme dans les
recherches de Mies, « utile » comme chez les fonctionnalistes, rhétorique, célébrant le mouve-
ment, comme chez les futuristes, ne trouvent plus de réponse. À moins qu’elles ne trouvent
des réponses multiples, avec les stratégies de réduction d’angoisse que sont les démarches
constructives, tectoniques et mathématiques. L’absence d’une pensée critique de la forme
architecturale révèle l’absence de réflexion quant à la pertinence de la notion de beauté dans
ce domaine. Loin d’être un enjeu interne, la question de l’esthétique est de toute évidence un
opérateur essentiel dans la relation toujours délicate entre l’architecture et ses destinataires.
C’est pour une large part l’absence de convention et de réflexion en la matière qui est à
l’origine du malentendu – ou du divorce – entre les citoyens et l’architecture.
Devant ces impasses, il apparaît en définitive que la notion d’« objet théorique », telle
que la suggère Hubert Damisch lorsqu’il identifie dans la colonne ou le mur un objet
susceptible de mettre en cause les interprétations dominantes de l’architecture, est un des
opérateurs essentiels permettant de penser les dispositifs formels de l’architecture. Elle permet
une réflexion articulant les dispositifs architecturaux et les enjeux théoriques dont ils sont
porteurs. Elle permet de saisir le lien entre le dire et le montrer, et par là son potentiel pour
élaborer des stratégies de narration et de monstration, comme dans le projet de musée
d’architecture en cours d’élaboration à Chaillot, est incontestable. Ce n’est pas là le moindre
apport de l’œuvre d’Hubert Damisch que de permettre une clarification des enjeux historiques
de l’architecture susceptible d’être intelligible au-delà des cercles professionnels. À l’archi-
tecture « raisonnée » de Viollet-le-Duc, fondatrice en 1879 du Musée de sculpture comparée,
pourrait répondre ainsi une architecture « théorisée », ouverte sur un ample spectre
d’interprétations.
• Les yeux de la pudeur •

Maurice Olender

La beauté, selon moi, a rapport avec ce qui la nie.


Elle n’est pas simplement de l’ordre de la forme ;
elle a plutôt partie liée avec ce que j’appellerais l’informe 1.

Dans le monde ancien, où la norme et la beauté se caractérisent par de la belle et de la


bonne forme, le membre hyperbolique de Priape, son phallus érigé dès sa naissance, est un
signe de la laideur du dieu. Les textes décrivent le corps d’un enfant amorphos : il manque de
forme, ou plutôt il est privé de la belle forme. L’enfant divin fait ainsi échec à la belle forme
qu’incarne sa mère, Aphrodite. Les Delphiens la surnomment « Harmonie » ; à Sparte on la
dit simplement Morphô, la « Belle », parce que Forme par excellence.
Si j’ai choisi ici d’aborder la question d’un dieu qui a des problèmes de « forme », plutôt que
de poursuivre mes enquêtes de mythologies linguistiques, qui occupent mes séminaires à l’École
des hautes études en sciences sociales, c’est parce que notre ami Hubert Damisch, dans son
Jugement de Pâris (1992), a proposé une problématique de la beauté, une généalogie de la belle
forme comprise dans ses transformations jusque, et y compris, dans sa négation : l’informe 2.
Dans le mythe privilégié par Damisch, Pâris, qui doit choisir entre trois formes de beauté,
n’élira ni Héra, ni Athéna, mais la mère de Priape, Aphrodite. Si celle-ci entretient des relations
dynamiques avec la sexualité et la séduction, tel n’est pas le cas de son rejeton divin. Comme
le propose Damisch, si la beauté a des liens avec de l’informe, cela suppose néanmoins un jeu
de transformations entre la forme et l’informe, et que « la beauté soit, en termes freudiens,
le fruit d’un déplacement ». Or, ce qui caractérise Priape, c’est d’être incapable du moindre
déplacement. Piquet phallique, il est un impotent de la métamorphose, un dieu dont la
forme ne connaît jamais de transformation : le membre viril qui le définit, ses fonctions et
ses modes d’action l’enferment dans un emploi immobile.
172 Jeux de regards

Un bon usage de ces propositions d’Hubert Damisch suppose un bref rappel de quelques
aspects de la carrière mythologique de Priape, un dieu à la sexualité aussi visible que rébar-
bative, sans séduction aucune. Nous verrons comment se trouvent privilégiés la laideur divine
de Priape et son défaut de séduction – autrement dit, deux caractères qui contredisent les
attributs de sa mère Aphrodite.
Quelques pistes peuvent éclairer l’orientation problématique de notre étude : il n’est pas
impossible que la figure de l’informe Priape, tout en confortant les intuitions freudiennes de
Damisch, complique certaines de ses hypothèses. L’auteur du Jugement de Pâris souligne en
effet la nécessité de métamorphoses, entre la forme et l’informe, dans une partition qui
indiquerait un canon dynamique du beau résultant d’une série infinie de transformations.
Or ce type de transformation, d’échange entre forme et informe, fait précisément défaut à
Priape. Prenons le temps d’une première approche.

• Informe et solitaire

Priape est un dieu solitaire. À peine né, il est abandonné par sa mère, la belle Aphrodite. Elle
le rejette, le renie et se détourne de lui en raison de sa laideur due à une malformation
congénitale : Priape a un membre viril exorbitant, un phallus rigide qui souffre d’une taille
mal proportionnée à l’ensemble de son corps d’enfant. Dans d’autres versions du mythe,
Aphrodite, plus violente encore, saisit le nourrisson et le lance dans la montagne – où un bon
berger le trouve et l’élève. Le vocabulaire du rejet qui entoure Priape dès sa naissance, on le
trouve aussi dans une scholie à Virgile, développée par Natalis Comes. Le dieu est alors exclu
de Lampsaque, sa ville natale, par les citoyens qui ne veulent plus de ce personnage au
membre démesuré (ingens instrumentum). C’est ce membre viril qui le rend difforme quand
les textes grecs qualifient l’enfant Priape d’« amorphos », précisément laid, vilain, privé de cette
morphè, la bonne forme, qui en grec désigne la beauté : les correspondants latins sont forma
et formis, leurs contraires deformis et informis, qui expriment également la carence de beauté,
l’infirmité, la laideur.
D’emblée, la naissance de Priape raconte une histoire de regard blessé par l’impudeur. Le
mythe souligne ainsi un problème d’excès de visibilité, d’outrage suscitant la honte d’une
mère. Si la belle Aphrodite est stupéfaite par ce qu’elle voit de ses yeux (héôrakuia), c’est que
Les yeux de la pudeur 173

le nourrisson phallique provoque la honte, le blâme, l’opprobre (psogos). Et si la pudeur


craint tant le regard public, n’est-ce pas précisément parce que le regard public éveille la honte ?
Cette scène de la naissance de Priape est également connue grâce à un bas-relief romain
qui se trouve à Aquilée. L’œuvre est datée du règne de Trajan (98-117). On y voit le geste du
refus maternel d’une Aphrodite qui se détourne de la laideur phallique de l’enfant. Dans les
textes, le vocabulaire qui qualifie le corps du nourrisson (bréphos) est bien celui de la laideur
difforme : il est « amorphos » ; il est aussi « aischron », vilain ; il est même « asêmos », indistinct.
Priape est un enfant à l’anatomie « amorphe », totalement indistinct (asêmou panu).
Précisons un élément lié à l’histoire des formes anciennes. Ce fils d’Aphrodite et de
Dionysos apparaît tard, à la période hellénistique : la carrière de Priape est donc avant tout
alexandrine et romaine, même s’il est signalé dans la seconde moitié du IVe siècle avant l’ère
chrétienne, dans la comédie moyenne. Si les bouffons, autres grotesques et grúlloi appartiennent
aussi à ce nouveau registre de l’esthétique, où les caricatures se multiplient, Priape fait partie,
à titre légitime, de l’assemblée des dieux – il est né de deux parents divins. Bien qu’il soit
arrivé tard au panthéon, ce qui ne peut que le dévaloriser, il est désigné, dans les textes grecs
et latins, comme « théos » et « divus » – même si on précise qu’il est « divus minor ».
À cette solitude, liée aux diverses formes de rejet dont sa laideur fait l’objet, il faut ajouter
que Priape est aussi un dieu enclos dans son jardin où son effigie est censée promouvoir la
fertilité. Dans les potagers ou les vergers, sa statuette, taillée grossièrement en un médiocre
bois de figuier, parle sans arrêt, menaçant les chapardeurs de sévices sexuels (les femmes
autant que les hommes). Garde champêtre posté là pour protéger les petites cultures, il
n’obtient que de piètres résultats. Dans les priapées, ces petits poèmes grecs et latins qui lui
sont dédiés, Priape ressasse, durant au moins cinq siècles, du IIIe avant J.-C. au IIe siècle
après J.-C., les mêmes obscénités, menaçant les voleurs et les oiseaux. Il se plaint à la fois de
sa solitude, de son hypertrophie sexuelle et de son incapacité à séduire la moindre nymphe
– ce qui se retrouve encore dans les Fastes d’Ovide. Toujours érigé, il ne connaît jamais le
moindre répit. Et lorsque ce dieu stérile, qui n’a jamais eu de descendance, a une émission
séminale, elle lui vient sponte sua, sans qu’il ait eu à séduire qui que ce soit, sans réciprocité
aucune. Dans les récits qui lui sont consacrés, Priape ne forme pas couple sexuel. Sa parole,
aussi dérisoire que sa semence, s’adresse à n’importe quel passant et ne retient l’attention de
personne.
174 Jeux de regards

On le voit, ce dieu bavard est absolument dénué de peitho, cette persuasion qui a le pouvoir
de charmer, cette parole qui exerce sur autrui une séduction qui naît de ces « sortilèges aux
mots de miel » dont parle Eschyle dans son Prométhée. Enfermé dans un jardinet, aux fruits
ou aux légumes desséchés, ce ventriloque a l’agression vaine. Rouge gardien des enclos,
Priape n’effraie personne, pas plus qu’épouvantail il n’écarte les oiseaux.
Certes, Priape n’est pas toujours isolé dans ses plates-bandes stériles. Il fait partie de la troupe
des satyres et silènes qui entourent son père Dionysos. Mais là encore, il est singulier : parmi ceux
qui véhiculent une image de sexualité extrême, il est seul à n’être pas hybride. Parmi ses
compagnons de thiase, comme face à Pan, il n’a rien de bestial, ni sabot, ni corne, ni queue
d’animal. Parfaitement anthropomorphe, sa seule anomalie consiste précisément en un membre
viril toujours érigé et trop grand pour sa petite taille – comme le montrent les figurines
romaines de Priape qui s’entassent dans les enfers et autres caves des musées. Ce dieu trapu est
souvent petit, très petit, et les textes grecs le décrivent comme « baios », « brachus » et « (s)mikros ».
Là où la séduction suppose les attraits de l’apparence, le charme rayonnant de la charis et
l’éclat de la beauté, Priape cumule en quelque sorte les indices de la laideur classique : il est
petit, vilain et disproportionné, impudique, incontinent et ithyphallique. Il est contraire aux
normes de la beauté virile chez les Anciens qui imposent d’être grand, d’un équilibre
harmonieux, pudique, d’avoir une conduite faite de tempérance, de retenue et de maîtrise,
un sexe bien proportionné à l’ensemble du corps et plutôt petit. Autrement dit, dans ce qui
caractérise tant la parole et l’aspect que le comportement de Priape, il y a de la turpis, cette
laideur à la fois morale et physique qui suscite la honte, le manque de dignité, de courage et
finalement le défaut de virilité. Car les Anciens aiment reconnaître la beauté et la puissance
dans la maîtrise des conduites que suppose la civilité de l’homme libre. Or Priape est un
incapable de cette civilité qui crée des liens bien tempérés entre les uns et les autres.
Incongru et rustre, tel qu’il est décrit dans les Caractères de Théophraste, Priape est aussi
insensible que son corps, taillé « dans un tronc de vieil arbre dégrossi au hasard », écrit
Columelle ; insensible encore comme son sexe, « une arme » (hoplon) qui lui pousse au creux
de l’aine, « une massue » (rhopalon, en grec ; clava, en latin). Insensible enfin comme le sont
ceux qui ne savent pas s’adapter aux convenances, faites de maîtrise et de juste mesure, qui
définissent les valeurs partagées dans la cité – qui se prolongent dans le temps loin au-delà
des transformations politiques des cités à l’époque hellénistique.
Les yeux de la pudeur 175

• Sans séduct ion

Comment les Anciens formulent-ils donc l’impuissance de séduction qui semble caractériser
Priape et dont témoignent les textes et l’iconographie ? Pourquoi cette figure, qui repré-
sente la sexualité virile dans sa tension extrême, est-elle à ce point marquée par des récits qui
s’organisent autour du rejet et de la répulsion (pulsus est), même si le rire et la dérision en
font quelquefois également partie ?
Priape est un dieu qui s’exhibe. Il se donne tellement à voir qu’il blesse le regard de sa
mère. Comme le dit un proverbe rapporté par la Rhétorique d’Aristote, « dans les yeux réside
la pudeur ». Mais le paradoxe incarné par Priape est ailleurs : d’une certaine manière, il n’y
a là jamais rien à voir car il ne peut pas se dévoiler. Son vêtement, toujours retroussé, se
pétrifie en un sempiternel geste d’impudeur que les Anciens nomment « anasurma » – le
verbe anasurô signifie « retrousser, mettre à nu ». Chez lui, rien à découvrir ; aucun secret. Sa
virilité extrême, offerte à tous les vents, est un insigne de laideur et d’impuissance à séduire.
En effet, les instruments de la séduction érotique sont aussi ceux de la dissimulation pudique.
Priape le sait bien pourtant lorsqu’il enseigne, dans une Élégie de Tibulle, l’art de plaire, l’art
de capter, « l’art de séduire les beaux garçons » en rappelant que l’un plaît par « son adresse à
maîtriser un cheval », l’autre « séduit par la fougue de son audace, l’autre par la pudeur virginale ».
Maîtrise, fougue, audace, pudeur, tels sont, parmi d’autres, les instruments de la séduction :
celle-ci apprécie les jeux de la médiation et des bonnes convenances en fuyant les excès de
l’immédiat.
Le phallus de Priape finit par occuper la totalité de son image, tout l’espace de son menu
jardin, toute la prose également que les Anciens lui ont consacrée pendant plus d’un demi-
millénaire, dans les priapées où l’imagination abdique face à la répétition. Il existe un vase
romain, un rhyton phallique, dont le contour est un Priape qui se résume en membre viril.
La figure du dieu se moule sur son sexe. L’effigie renvoie ainsi indéfiniment à son support
ostensible.
Prisonnier du visible, Priape ne connaît pas la métamorphose des dieux. Monolithique,
il est dit « monostorthux » : littéralement, taillé tout d’un bloc, encastré dans un pieu. Privé
de souplesse, toute métaphore lui est interdite. Homogène à l’excès, de corps et de parole,
Priape n’est qu’impudeur statufiée.
176 Jeux de regards

Pour séduire, la pudeur peut jouer avec l’impudeur. Au geste de voilement peut succéder
le dévoilement. Ainsi l’habit qui recouvre le corps – ou certaines parties intimes du corps –
lui offre un vêtement de pudeur.
Jamais maître de son corps, Priape a en commun avec l’enfant, le vieillard et le bouffon,
une forme d’impotence. Dans les récits et les analyses des Anciens, ces figures témoignent,
de façon sans doute différente, de l’impossibilité de maîtriser l’enchaînement des nécessités
naturelles dont le contrôle, voire le refoulement, sont confiés aux arts de la séduction. Or,
n’est-ce pas précisément la maîtrise de ces nécessités naturelles (anagkaia) qu’exalte la culture
politique de l’homme libre ? Celui-ci ne doit-il pas conformer sa manière d’apparaître,
assujettir les puissances de son corps, de son esprit, soumettre l’ensemble de sa figure aux
rigueurs de la modération, du juste milieu – toutes capacités qui font défaut à Priape ?
La séduction s’accompagne quelquefois de violences qui consentent aux arts de la
tromperie. Mais si ce que les Grecs désignaient par apatê résulte de tromperie, de ruse et de
fraude à l’égard d’autrui, l’apatê peut aussi accompagner Tendresse, Amour et Amitié, la
philotês, comme dans la Théogonie d’Hésiode, quand les enfants de la Nuit s’associent avec
d’autres, il est vrai, moins rassurants. Enfin l’apatê peut encore désigner ce qui trompe nos propres
désirs, quand ceux-ci tissent un piège qui se referme, sans issue – comme dans l’Antigone de
Sophocle, préfacé par notre amie Nicole Loraux 3.
Priape, s’il parle beaucoup de violence sexuelle, s’il menace de pénétration brutale, tant
les hommes que les femmes, est étranger à toute tromperie. Une autre manière, pour sa sexualité,
de n’adopter jamais le moindre voile de séduction.
À ces descriptions, il vaut la peine de joindre quelques observations liées à la mobilité, à
l’immobilité, à tout ce qui dans le mouvement peut supposer une action de réciprocité.

• Un dieu dé monétisé

Priape ne ressemble donc pas à ces dieux sans contraintes, aux corps doués de mobilité :
Hermès, qui peut être ici et là ; Dionysos, qui se livre à d’innombrables épiphanies et, après
avoir éveillé le désir d’autrui, en un coup de théâtre, se fait insaisissable, invisible. Face à ce
père (Priape est fils de Dionysos) qui multiplie les apparitions, qui court de masque en
masque, ne cessant de voiler ce qu’il dévoile, Priape, toujours exhibé, se fige dans du visible.
Les yeux de la pudeur 177

Il est tellement saisissable que sa figurine, menacée plus que menaçante, risque à chaque
instant de se faire voler, ou même de finir en bûche pour chauffer un misérable foyer.
Là où l’enveloppe corporelle des dieux est le lieu de jeux incessants, Priape est à la fois
propriétaire et locataire de son phallus, ligoté par son membre turgescent. Le priapisme, la
maladie à laquelle le dieu a prêté son nom, est considéré par les médecins anciens comme
une paralysis – élément de nosographie qui enrichit le tableau clinique de ce dieu.
À l’image de sa figure, le membre viril de Priape est « paralysé, dur comme un bois »,
impuissant à changer d’état, incapable d’échange. Un type de pathos (terme désignant l’affection
phallique de l’enfant Priape) qui exclut toute réciprocité. L’attribut qui définit Priape se
caractérise effectivement par un mode invariable, contre nature pour ce membre. Aristote
considère ainsi dans Les Parties des animaux que si ce membre est « toujours dans le même
état », il souffre d’une « altération morbide », sans quoi, précise-t-il, l’organe du mâle
« augmente et diminue de volume ».
Les relations entre agir et pâtir jouent un rôle important dans les relations sexuelles entre
individus – et je ne reviens pas sur ce que Paul Veyne et Michel Foucault ont pu développer
à ce propos. Cette opposition entre agir et pâtir (poiein et paschein) peut se traduire, dans le
registre du mouvement, par l’antinomie entre actif et passif, entre les verbes mouvoir (kinein) et
être mû (kineisthai), et par le fait que d’être mû peut inciter à mouvoir en retour, à un contre-
mouvement (antikinein). Aristote, dans sa Physique, souligne encore que seul « le moteur premier »
(proton kinoun), immobile (akinêton), ne peut être mû ni mouvoir en retour. Mais, dans le
monde des passions réciproques, où se trouve tout à la fois l’actif et le passif, « le moteur
naturel est mobile : tout être de ce genre, en effet, meut en étant mû lui-même ». Nous sommes
ici « parmi les choses qui sont mues sous l’action d’autre chose ». Aristote dit aussi la relation
existant entre l’agent et le patient en soulignant la similitude de genre et la dissemblance
d’espèce qui caractérisent toute action réciproque. Il est question alors des « actions et passions
réciproques » qui se caractérisent par le fait que tout y est « en même temps actif et passif ».
Aristote postule ainsi la double nécessité de ce lien réciproque défini par du commun et
du dissemblable. C’est à cette condition donc qu’une action réciproque est possible. Jean
Starobinski, dans son livre sur les liens sémantiques entre Action et réaction (1999), propose
d’entendre, à propos de ces textes d’Aristote, une première formulation de la notion de
communauté, de la Gemeinschaft telle que Kant la définit.
178 Jeux de regards

Revenons à Priape. Nous avions noté qu’un des termes qui qualifie son corps d’enfant
difforme est asêmos, ce qui ne fait pas signe, ce qui est indistinct. Si le substantif to sêma
indique un caractère ou un signe, mais aussi, au sens juridique de ce terme, un signe de
reconnaissance, une signature (et Aphrodite refuse de reconnaître son fils difforme),
l’adjectif asêmos peut décrire, chez Hérodote, un métal non travaillé, non monnayé :
métal brut, sans marque de reconnaissance civique, qui n’autorise pas l’échange monétaire.
Asêmos pourrait être ainsi un autre indice du problème que véhicule la figure de Priape
pour les Anciens, quant à son appartenance visible à une communauté d’échange supposant
de la réciprocité. Or, parmi les valeurs de la polis grecque, qui ont longtemps survécu à
la cité classique, et bien au-delà de la période hellénistique, les liens du visible, institués
notamment par la monnaie, comme par d’autres insignes politiques, jouent un rôle
déterminant.
Évoquer ces divers aspects de Priape permet la mise en évidence de tensions paradoxales
qui structurent son image : dieu de la génération hanté par des nécessités sexuelles, il est un
impotent de tout échange sexuel autant que de la moindre action de réciprocité. Sa forme à
sens unique lui interdit tout mouvement.
Son sexe, ses postures obscènes sont le signe de ce qui peut défaire les liens discrets de la
pudeur qui constituent l’univers politique du visible – ces liens qui sont au principe de toute
civilité. Ce qui permet aux Anciens de penser les jeux et les interactions que supposent la
capture d’autrui, la séduction, en les soumettant aux formes nécessaires de la reproduction
des valeurs politiques. Ces valeurs déterminent le socle des convenances sociales dont Priape
apparaît, en quelque sorte, comme un maître à penser par défaut : un modèle qui se dérobe,
une exhibition phallique qui aveugle et finit par exténuer le champ du visible.

• Le lieu d’u ne « schize » : Pâris

Hubert Damisch ouvre son Jugement de Pâris sur un premier appel de note qui renvoie à
Malaise dans la civilisation, où Freud déplore que la psychanalyse n’ait pas grand-chose à dire « sur
la beauté ». Freud poursuit : « Un seul point semble certain, c’est que l’émotion esthétique dérive
de la sphère des sensations sexuelles […] ». Et, deux lignes plus loin : « Il y a lieu de remarquer
que les organes génitaux en eux-mêmes, dont la vue est toujours excitante, ne sont pourtant
Les yeux de la pudeur 179

presque jamais considérés comme beaux. En revanche, un caractère de beauté s’attache,


semble-t-il, à certains signes sexuels secondaires ».
À la page 17 de son livre, Hubert Damisch choisit de citer la célèbre note que Freud
ajoute, dix ans après la première édition, en 1915, au premier des Trois essais sur la théorie
sexuelle (1905) :
Il me paraît incontestable que le concept du « beau » a ses racines dans le terrain de l’excitation sexuelle et
qu’il désigne à l’origine ce qui est sexuellement stimulant. Ceci est en relation avec le fait que nous ne
pouvons jamais proprement trouver « belles » les parties génitales elles-mêmes, dont la vue provoque
l’excitation sexuelle la plus intense.

Dans cette même page, Freud écrit encore, à propos du dévoilement des parties cachées par
la civilisation, que la curiosité sexuelle « peut aussi être détournée (« sublimiert » – sublimées –,
ajoute-t-il entre parenthèses ; il s’agit peut-être ici de la première apparition de ce terme
chez Freud), en direction de l’art, lorsqu’il devient possible de détacher des parties génitales
l’intérêt qu’elles suscitent pour le diriger vers la forme du corps dans son ensemble ». Il vaut
la peine de rappeler à ce propos que le corps de Priape peut se résumer à son membre viril,
sans hors-champ, ni hors-sexe. Ici, pas de dérivatif, nul « possible de détacher » : c’est le
« corps dans son ensemble » qui peut figurer à la fois le dieu et l’attribut qui le définit.
Après ces deux citations de Freud, voici deux passages écrits par Damisch (p. 41) : « Le
déplacement dont procède l’assignation de beauté va de pair avec la fonction dévolue en
l’espèce à la négation (les organes génitaux ne sont pas jugés beaux) » ; et, plus loin :
si la beauté est affaire de forme, les genitalia ressortissent quant à eux – par une manière de nécessité dans
laquelle l’anatomie, pour prendre figure de destin, a elle aussi sa part, sinon son mot à dire – au règne de
l’informe. Mais, de l’informe à la forme, la relation n’est pas de simple substitution, ni de dépassement : le
mécanisme même qui est celui de la « sublimation » suppose que le règne de l’informe perdure, en sous-jeu,
im Grunde, à travers celui de la forme (p. 45).

Le corpus de Priape, tel que les Anciens permettent de l’appréhender, est lié à cet ensemble
de problèmes – il est vrai à peine évoqué. Il ne semble pas y avoir ici de « sous-jeu », ni
d’« informe [qui] perdure […] à travers celui de la forme ». Comme si la laideur de l’enfant
difforme (amorphos), décrit par les textes anciens et figuré dans l’iconographie, interdisait à
Priape toute transformation : tous les « signes sexuels secondaires », dont parle Freud, semblent
180 Jeux de regards

lui faire défaut. Sans doute, Priape n’est-il pas démuni d’attributs, tels que des fruits dans un
panier ou des couvre-chefs divers rappelant ses liens avec l’Orient romain. Mais les Anciens
insistent sur l’aspect non travaillé de sa figure taillée à la hâte. On y voit encore l’écorce, chez
Théocrite.
Reprenons la phrase de Damisch citée ci-dessus : « Le déplacement dont procède
l’assignation de beauté va de pair avec la fonction dévolue en l’espèce à la négation (les organes
génitaux ne sont pas jugés beaux) ». L’auteur ne mesure peut-être pas à quel point il décrit ici le
vocabulaire grec des récits de la naissance aphrodisiaque de Priape. En effet, par deux fois, dans
les textes, c’est le verbe aparnéomai qui décrit le refus d’Aphrodite qu’on peut voir sur le bas
relief d’Aquilée : Aphrodite repousse le nourrisson ithyphallique, elle le renie. Mère légitime,
elle refuse de reconnaître cet enfant « amorphe » né de ses excès amoureux avec Dionysos ou,
dans d’autres versions, avec Adonis ou Zeus. Or le verbe aparnéomai, comme l’adjectif aparnos,
désigne d’abord l’action de nier. Sur le bas-relief d’Aquilée, tel est bien le geste d’Aphrodite.
Se détournant de l’enfant, elle ne peut soutenir la vision de « l’amorphie » phallique.
Freud connaissait ce bas-relief, qu’il décrit dans sa lettre à Wilhelm Fliess datée du
14 avril 1898. Nous sommes un dimanche de printemps, à Aquilée. Freud découvre en
archéologue ce Priape avec la « Vénus qui se détourne d’un air indigné (unwillig) de cet
enfant, à peine né, après qu’on lui en ait montré le membre viril ».
Si les Anciens choisissent Priape (le dieu et son champ sémantique, notamment dans la
nosographie hippocratique) pour formuler une problématique de la belle forme, ce dieu ne
connaît pas la transformation. La figure de Priape représenterait-elle alors une fonction de
« négation » sans « déplacement » possible – ce qui pourrait confirmer à la fois l’intuition
freudienne et celle qu’Hubert Damisch met en œuvre dans son Jugement de Pâris ?
Pourquoi, à l’écart du corpus biblique, dans cet univers de valeurs non chrétiennes, y
aurait-il une telle marque de honte et de laideur inassimilables dont serait taxée l’exhibition
sexuelle priapique ? Sans doute parce que nous sommes ici sous le gouvernement des
valeurs de la cité. Rien, pour un homme libre, n’est plus infâme que la perte de maîtrise. Or
Priape, dès sa naissance qui offense à sa mère, représente aux yeux d’Aphrodite un manque
de mesure et l’échec de toute maîtrise.
Si les traits dessinant la gravité du visage de Périclès forment un système (Plutarque écrit
« prosôpou sustasis »), c’est parce que la composition du visage résulte de signes reconnaissables
Les yeux de la pudeur 181

par tous, identifiables à des valeurs communes. Ainsi également, le corps humain, dans son
entièreté, doit se soumettre aux « parures de l’existence », ces « ornatus vitae » dont parle
Cicéron – ornements de la vie que sont la tempérance, la pondération, la maîtrise, la mesure
en toute chose. De la naissance à la mort, les vertus politiques de la belle forme obligent
ainsi le citoyen à modeler son corps, à le constituer en figure humaine aux organes bien
agencés. Celui qui se soustrait aux attitudes dictées par les convenances sociales est un hors
cadre : bouffon, il est obscène comme Priape. En politique, comme en anatomie, face à une
constitution équilibrée, faite de mesure et de maîtrise, l’excès est une injure, une grimace
sociale, une rupture et une infraction.
Ainsi la laideur priapique traduit-elle peut-être, pour les Anciens, une mise en forme
problématique des « parures de l’existence » – une manière de penser, en les inversant, les
valeurs liées à la vertu virile comme type de civilité. Ce système de valeurs, qui sous-entend
la beauté, peut-être jusque dans son « Grund » informe dont parle Damisch, suppose alors le
détour, la transformation, le changement et l’échange, la réciprocité.
Le corps « amorphe » de Priape serait-il l’un des lieux d’une problématique ancienne
liée aux rapports entre le beau et l’obscène qu’Hubert Damisch aborde dans les dernières
pages de son livre ? On y trouve un Pâris terrassé par la vue du sexe de la mère de Priape,
Vénus, dans le tableau de Watteau qui représente le Jugement (1720). L’art de Pâris consiste
ici à pouvoir séparer, à cliver l’obscène du beau, affrontant de face le sexe de Vénus tout en
préservant un possible détour qui assure un espace à la beauté. Ce que Damisch commente
ainsi (dans l’article cité de Art Press) : « Oui, Pâris est le lieu de cette schize entre l’informe
des organes sexuels qu’on ne peut que juger obscènes, et l’agréable, le charme des belles
formes. La beauté, si vous préférez, ne peut apparaître qu’à la faveur d’un détour, d’un
déplacement. »
Cette démarche, qui permet à Pâris un déplacement, voire une double scène, semble
interdite à Priape. Monostorthux, « taillé tout d’un bloc », ce dieu, au membre comme « une
massue », est enfermé dans son excès de visibilité. Tout clivage lui est étranger.
À la fin du livre d’Hubert Damisch, dans le tableau de Watteau, lors de la rencontre frontale
entre Pâris et le sexe de Vénus, apparaît une ultime figure du sexe féminin, Baubô. Celle que
les archéologues ont trop souvent voulu travestir en « doublon » féminin de Priape – une
figure silencieuse de l’asymétrie sexuelle chez les mortels, dont je ne dirai rien ici.
• L e r e g a r d d e l’ a n g e •

Gérard Wajcman

Transmettre le XXe siècle.


Aux premiers feux de ce nouveau millénaire, la question de l’histoire, de la mémoire, de
la transmission de ce qui fut le propre du XXe siècle prend un caractère aigu. Comme si ce
siècle manifestait au regard des autres un trait étrange et singulier : suscitant une frénésie
mémoriale anxieuse de ne rien oublier, il rencontre d’autant plus visiblement une sorte
d’empêchement à le raconter tout à fait. Les enjeux de la mémoire ont bien sûr un vaste
empan et touchent à des domaines divers, historiques, philosophiques, politiques. La question
de l’art y est impliquée. Mais elle n’y est pas impliquée aussi, comme un aspect en plus ou
latéral. Elle est au contraire essentielle. Précisément parce qu’il y a dans ce siècle quelque
chose de singulier dont la transmission se ferait spécialement par les œuvres ; quelque chose
d’intransmissible que l’art aurait seul le pouvoir de transmettre.
Le souci de ce qui se transmet par et dans les œuvres semble occuper aujourd’hui la
pensée d’Hubert Damisch. Je voudrais esquisser sous son regard les contours de quelques
questions qui, je crois, ne lui sont pas étrangères.

• Le regard de l’ange

Entraîné vers l’avenir tourné vers le passé, l’Ange de l’Histoire aux yeux écarquillés que
Walter Benjamin dévisageait dans le tableau de Paul Klee 1, Angelus Novus (1920), fixe, pour
nous, aujourd’hui, les entrailles ardentes de ce siècle au milieu des décombres et des ruines
amoncelées qui forment le long paysage du temps. Mais aucun son ne sort de sa bouche
ouverte. Sans doute reste-t-il interdit devant ce qu’il voit, par ce qu’il voit, « quelque chose
à quoi son regard est rivé », et qui le fixe.
184 Jeux de regards

En plus d’avancer dos tourné vers l’avenir, en gardant les yeux orientés sur un passé qui
se déroule en même temps qu’il se forme uniforme sous son regard – traits de l’ange historien
sur lesquels on médite le plus souvent –, il conviendrait sûrement de prêter une attention
majeure à cet autre aspect, matériel et négligé, que c’est dans une œuvre, dans un tableau et
nulle part ailleurs que Benjamin a rencontré son ange philosophique. Ange de l’histoire, il
est ange de peinture. L’histoire se tient dans son regard, mais le regard qu’il porte sur le siècle
et sur nous est celui d’un tableau.
On pourrait suggérer que le saisissement devant la « catastrophe », qui vient excéder tout
dire, se donne à entendre dans le silence de la peinture. Aussi faudrait-il regarder l’ange au
regard stupéfié comme le tableau de tout un siècle.
Que l’art puisse être le lieu où se transmet le plus exactement ce qui du XXe siècle défie
et défait toute parole avec toute représentation – et ce qui le singularise parmi les autres
siècles – voilà l’idée.
Ange interdit devant le spectacle des désastres du XXe siècle, vu du présent, de la roar window
d’un nouveau millénaire, l’étrange est donc que son regard sans voix puisse être aussi le
nôtre, aujourd’hui, alors que, pour Benjamin, mort en 1940, c’est vers la première partie du
siècle qu’il se portait – l’avenir d’horreur, tout proche, était encore à venir.
La question devrait être : Qu’a vu l’ange qui le laisse ainsi interdit, quel est ce « quelque
chose à quoi son regard est rivé » ? Par un large biais, la réponse serait à la charge de l’histo-
rien d’art. Regard fixe d’un ange peint par Klee en 1920, aussi bien que reflet d’un visage sur
une armure ou dans un œil, courtisanes assises les yeux perdus au loin, doigt levé de saint
Jean vers un horizon hors limite – autant de questions auxquelles les historiens de l’art ont à
répondre : que fixait-il ? reflet de qui ou de quoi ? que montre le doigt ? Le hors-champ du
tableau appartient aussi au tableau, comme un cadre extérieur, invisible, où l’historien a à le
« recadrer ».
Mais autre chose s’ajoute : c’est en somme toute l’histoire qui défile sous le regard de l’ange
du tableau. À la question de savoir ce que, pour Klee, l’ange regardait, se superpose désormais
celle de savoir ce qu’il fixait pour Benjamin, quand il écrivait sur cette toile vers 1940. Et de
même pour nous, aujourd’hui. Et pour les temps à venir. L’ange a été peint en 1920, mais
son regard est au présent, regard incessant, qui crée un présent perpétuel qui est en somme
celui de l’œuvre. Le temps fait partie de l’œuvre immobile.
Le regard de l’ange 185

Regard de l’ange : hors de l’histoire, il regarde l’histoire. Fixe, rivé, crucifié sur la toile,
dans son regard c’est toute l’histoire qui se peint.
Walter Benjamin a élu l’ange du tableau de Klee en Ange de l’Histoire. En cela, il paraît
faire du tableau, de cette image, un symbole, une allégorie – l’Histoire, comme un Ange aux
ailes déployées… Mais je me demande s’il ne faut pas en vérité retourner la chose, et se
défaire de l’idée allégorique pour supposer une autre question : peut-être que tout tableau
est un ange de l’histoire, sa toile tendue comme une aile ouverte ou une voile déployée,
voyageant, immobile, dans le souffle du temps, dos tourné vers l’avenir, et son œil, grand
ouvert, empli au-delà du présent d’une longue mémoire. Tout tableau, toute œuvre pourrait
dire « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » – à quoi on ajouterait que certaines ont
bien plus de mille ans.
Le petit texte de Walter Benjamin sur le tableau de Klee ne serait donc pas simplement
un chapitre de ses Thèses sur le concept d’histoire, mais une thèse sur la place et la fonction de
la peinture dans la constitution de l’histoire.
Parlant de l’ange, il dit : « Là où il nous semble percevoir une chaîne d’événements, il ne
voit qu’une seule et même catastrophe. » Sous un certain angle, ce qui se présente comme
une thèse sur l’histoire exhiberait en même temps une puissance considérable et inaperçue
de l’art : faisant un tableau, tout peintre peindrait un regard, tout tableau, en plus d’ajouter
du visible au visible, mettrait le monde sous son regard, et dans ce regard, les temps du
monde, discontinus, viendraient se conjoindre. Il y a là en somme une conception ou une
« vision » perspective de l’histoire où l’unité d’un temps se forme par et dans un regard
unique.
On ne peut alors se contenter de voir dans la référence de Benjamin à la peinture et au
tableau de Klee uniquement la métaphore d’une « vision » de l’histoire. Parce qu’on pourrait
dire que c’est précisément dans l’ange de Klee que Benjamin « voit » sa vision de l’histoire.
En tenant qu’il ne s’agit ici ni d’une révélation mystique, ni d’un procédé rhétorique, ni
d’un hasard. C’est que l’histoire pour Benjamin se constituerait très précisément dans ce
que je nommais une « perspective » historique, ce qu’il faut prendre à ferme, dans une
entente optique, c’est-à-dire qu’elle suppose un regard. La peinture serait impliquée dans la
conception de l’histoire chez Benjamin, parce que l’histoire implique elle-même, pour se
constituer, un regard où les temps épars à nos yeux viendront se ramasser. Un point de
186 Jeux de regards

regard, à la fois transhistorique et hors de l’histoire : ce qui vient à cette place, exactement,
c’est l’art.
L’œuvre d’art est regard, regard sur le monde. Aussi, regarder un tableau devient, avec ce
qu’il représente, regarder un regard. De sorte que l’entreprise de déchiffrer ce qu’un tableau
représente se double du déchiffrement de l’énigme de son regard et de ce qui s’y peint. C’est
ce que fait Benjamin apercevant au fond des yeux de l’ange un amoncellement de ruines où
se discerne le XXe siècle.
Il y aurait quelque sens à dire que, pour Benjamin, l’histoire serait structurée comme un
tableau – si on y met cette précision : comme ce tableau de Klee, un tableau qui regarde, le
tableau en tant qu’il regarde.
Dans la pensée du rapport de l’art à l’histoire, on quitterait ainsi l’idée faible de l’artiste ou
de l’œuvre témoin de son temps pour celle de l’œuvre regard sur le temps. Ce qui emporte
l’idée d’un rôle éminent de l’art puisque c’est dans l’œuvre, par elle que se découvrirait
quelque chose de notre monde.
Nous regardons les œuvres, mais tandis que nous les regardons, elles, mystérieusement,
avec nous et au-delà de nous, regardent le monde et son train. Si cela importe, c’est que,
outre de nous donner à voir ce qui est leur visage, regardant le monde, elles nous font voir,
elles font voir autre chose qu’elles, quelque chose qui est hors d’elles, hors de leur signification
et de leur temps propres. Saint Jean pointe le doigt vers le ciel, mais c’est notre ciel gris et
vide qui est au-dessus de sa tête. Il ne cesse de pointer son doigt vers le ciel, quand le Christ
déjà est venu et que notre ciel, aujourd’hui, est celui de la science. Dira-t-on alors de saint
Jean qu’il ne montre plus rien, que son geste est vide et que le tableau n’est qu’une image
datée et pétrifiée, pétrifiée dans sa date ? Le tableau ramène son temps dans le temps de
chaque regard qui se pose sur lui, et en lui ces temps multiples se rejoignent.
Il faudrait dire que le monde et le temps du monde, par-delà son monde et son temps
propres, appartiennent à l’œuvre, indissolublement. Le monde et le temps du monde sont
en somme le hors-champ de toute œuvre, un hors-champ présent en chaque œuvre, au
présent. Toute œuvre d’art est un regard ailé qui vole vers le futur et emporte avec lui ce
qu’il a vu, tout de ce qui a défilé devant lui. Notre aujourd’hui est tout entier contenu dans
le regard de cet Angelus Novus venu de l’autre siècle et qui n’en finit pas de filer vers le futur.
L’avenir fait partie de l’œuvre d’art. L’avenir est un nom du hors-champ de l’œuvre.
Le regard de l’ange 187

Dialectique de l’œuvre et du monde, dialectique du temps de l’œuvre et du temps du


monde. Naguère on aurait peut-être envisagé cela dans d’autres termes, on aurait parlé de
contexte, de variations du contexte : avec le temps, selon les époques, la signification d’une
œuvre pourra varier comme un signifiant forcément varie dans sa signification selon les
variations du contexte. Seulement il s’agit ici de tout autre chose, à certains égards même de
l’inverse : ce sont les œuvres qui font surgir des significations nouvelles, ce sont elles qui
nous montrent ; le doigt pointé de saint Jean nous fait voir notre présent et lui donne sens.
Il y a une dimension anachronique des œuvres. Une dimension positive, qui est aussi une
grandeur. Si je dis que pour nous, aujourd’hui, l’ange de Klee contemple, saisi, les ruines
d’Auschwitz, c’est une interprétation en un sens hors de raison, pour Klee aussi bien que
pour Benjamin. Cependant, comment, aujourd’hui, portant les yeux sur ce tableau, ne pas
voir dans ce regard stupéfié que Benjamin voit fixé sur un désastre, un regard stupéfié dans
la contemplation de la table rase des chambres à gaz ? En réalité, parlant d’Auschwitz, je ne
me livre pas à une interprétation de l’œuvre – qu’on la qualifie d’anachronique, de sauvage
ou comme on voudra –, j’isole quelque chose comme la puissance de l’œuvre à regarder le
monde et à le montrer, je rends simplement visible que l’œuvre elle-même interprète notre
aujourd’hui.
C’est pourquoi, devant son visage ébahi, je me demande si ce qui était pour Benjamin
l’Ange de l’Histoire n’est pas l’Ange du XXe siècle.
Ce qui ferait la « grandeur » d’une œuvre tiendrait simplement dans sa capacité à recevoir
et soutenir, indéfiniment et sans s’émouvoir, des interprétations successives, multiples, diverses,
voire contradictoires – c’est le côté inépuisable de certaines œuvres qui ne cessent de nous
émerveiller. Mais il convient d’aller au-delà et d’admettre que la force d’une œuvre, c’est
son pouvoir propre d’interprétation, sa puissance à interpréter le monde et à nous interpréter
nous-mêmes, aussi, à l’occasion. (Soulignons que s’il en est ainsi, cela signe la fin sans recours
de la psychanalyse appliquée.)
Plus encore, il faudrait ajouter que toutes les interprétations de l’œuvre (il devient nécessaire
et fructueux de jouer de l’ambiguïté du de, entre subjectif et objectif), toutes les interprétations
passées, présentes et à venir appartiennent à l’œuvre, font partie d’elle – c’est l’intelligence
aiguë d’une telle logique qui fait sans doute qu’on trouvera, dans l’art contemporain en
particulier, des cas où l’on devra conclure que l’œuvre, c’est son interprétation.
188 Jeux de regards

De là, on déduira que les grandes œuvres ne sont jamais achevées. Non pas parce qu’elles
seraient non finies, mais parce que, même finies, elles s’emplissent des temps qu’elles traversent
et se complètent à l’infini des interprétations toujours recommencées qu’elles suscitent ou
engendrent ; même finies, les œuvres sont manquantes, non pas incomplètes mais plutôt
« décomplètes », d’une « décomplétude » essentielle et irrémédiable, mais heureuse puisqu’elle
est également ce qui fait d’une grande œuvre une œuvre incessamment vivante.
Aussi, les œuvres ont-elles une utilité.Venues éventuellement de loin, elles ne cessent de
nous dévoiler à nous-mêmes notre propre présent. On pourrait tenir a contrario comme aune
de la médiocrité que l’interprétation qu’une œuvre appelle ou engendre ne soit que l’inter-
prétation d’elle-même. Quand une œuvre d’art ne regarde et ne pense qu’elle-même, ne
permet de regarder ni de penser hors d’elle, non seulement elle manque essentiellement son
office, mais elle se dissout elle-même en tant qu’œuvre d’art.
Il va de soi que cela ne signifie pas, ne suppose pas, ne prescrit pas que toute œuvre, pour
accéder à quelque dignité, devra traiter du monde et penser le temps : d’une part, il est trop
évident que celles qui y ont quelques prétentions sont souvent celles qui sont le plus loin d’y
atteindre, et qu’à l’inverse, celles qui y parviennent sont souvent loin d’en avoir nourri
l’ambition. Autant dire que c’est en somme l’Autre qui décide. Comme Benjamin « décide »
– pas comme il lui chante, bien sûr – du sens d’un tableau figurant un ange aux yeux grands
ouverts – qui sait même ce que Klee avait en tête en le peignant ? Il est clair en tout cas que
Benjamin ne se garantit en rien des intentions de Klee pour voir dans son ange joufflu
aux gros yeux l’Ange de l’Histoire descendu dans le visible. L’absence de toute référence aux
motivations et aux pensées de Klee n’empêche certainement pas de tenir l’interprétation de
Walter Benjamin pour « vraie ».
L’interprétation de Benjamin tient simplement dans ceci : ce tableau regarde l’histoire.
Toute la question repose ainsi dans la capacité que peut manifester une œuvre d’art, un objet,
à devenir une arme interprétative, et puis dans la capacité de quelqu’un de « produire », au
sens de rendre manifeste cette interprétation, de la rendre visible, audible. On peut souligner
que rien de bien différent ne se joue dans une cure analytique ; il va de soi que le pouvoir
d’interprétation de l’analyste ne repose pas sur un savoir qu’il détiendrait sur son patient (par
quelle magie ?) : elle est tout entière dans sa capacité, nouée au dispositif lui-même, au
transfert, à « produire » la vérité, une vérité qu’il ne détient pas. Aussi, quand on parle par
Le regard de l’ange 189

exemple d’interprétation des rêves, il faut partir de ceci que le rêve est lui-même une
interprétation, et que l’acte de l’interpréter consiste pour l’analyste à « produire » cette inter-
prétation, au sens de l’exhiber, de la rendre visible, ou plutôt dans le visible : de la montrer.
Comme dans le tableau de saint Jean, il s’agit de montrer, de pointer le doigt vers ce qui
se trouve hors du champ, hors-champ du tableau, peut-être hors du champ visuel, et peut-
être aussi bien hors du champ du langage. Saint Jean deviendrait saint-Jean-l’Interprète…

• L’inexprima ble et la guerre

La monstration est au cœur de la question posée, dans l’art, par l’ange de Benjamin. Elle est
aussi ce qui fait de l’art un enjeu spécifique pour la mémoire du XXe siècle.
Tout se concentre en ce point : comme l’ange de Benjamin qui, sans un mot, emporte
dans son regard les désastres du temps, la question est de savoir si ce n’est pas justement dans
le silence que quelque chose, et même l’essentiel, de ce siècle peut se transmettre. Pour le
formuler autrement : est-ce que tout du XXe siècle peut se dire ? Et si tout ne peut se dire,
est-ce que cela emporte que rien de ce qui ne peut se dire ne peut se transmettre ?
Si l’on ne tire pas tout ça du côté de je ne sais quel silence mystique, du sacré, de la religion,
si on croit, comme je crois, aux vertus des lumières et du savoir, si donc il importe que
quelque chose se transmette au plus près, au plus vrai, je prétends que, du coup, de la question
de ce qui peut et ne peut pas se dire, découlent des conséquences essentielles pour l’art, dans l’art.
Le XXe siècle semble à l’origine marqué par un défaut de transmission. Il est curieux de
voir combien ce siècle, né dans le bruit et la fureur, déployé plus que tout autre dans le bruit
et la fureur, aura engendré le silence. Pour Benjamin, justement, dans le fracas des tranchées
de la Grande Guerre où le XXe siècle a accouché, serait né un silence, un silence que dans un
texte sur la narration 2 il élève en véritable symptôme moderne, du moderne : il serait
devenu impossible de raconter une histoire. La narration aurait été désintégrée par cette
guerre, dans cette guerre : « N’avions-nous pas constaté, après l’Armistice que les combattants
revenaient muets du front, non pas plus riches, mais plus pauvres d’expérience communicable ? »
Les soldats étaient tous des gueules cassées qui avaient perdu leur langue. Shoshana Felman
conclut : « Ce qui avait émergé du torrent de destructions, du tonnerre des explosions, c’est
le mutisme 3. »
190 Jeux de regards

Pour Benjamin, quelque chose aurait été perdu, non seulement ici, pour cette guerre,
mais pour les temps qui s’ouvraient et que cette guerre ouvrait. Avec les soldats remontés des
tranchées sans un mot, c’est le siècle tout entier qui serait sorti muet des champs de batailles.
Dans l’horreur et l’effroi, c’est la faculté même de raconter qui se serait fracassée. La moder-
nité se marquerait alors d’une perte, celle de la possibilité d’établir un récit, d’échanger des
expériences, d’exprimer, de transmettre par la parole. Silence du XXe siècle.
Paradoxe du XXe siècle. Avec la fureur et le bruit, les bombes et les bombardiers, les
grondements révolutionnaires ou de haine des foules, l’invention du micro qui amplifie,
celle de la radio qui diffuse et celle du téléphone qui communique, avec tout ce que le siècle
a pu inventer qui en aura fait le plus bruyant de tous les temps – l’homme y est sans doute
parvenu à faire pour la première fois plus de bruit que la nature –, le XXe siècle des décibels
et de la communication aurait découvert le silence, silence d’une parole manquante, en
défaut.
Le silence, un objet du siècle ?
Ceci impose de croiser les remarques de Walter Benjamin sur le mutisme avec celles de
Wittgenstein, et précisément trois propositions de son Tractatus logico philosophicus : « 6.53 :
Ne rien dire sinon ce qui peut se dire ; 7 : Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ; 6.522 :
Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre. »
Reprenons, en suivant, en substance, des remarques exprimées par Jean-Claude Milner 4 :
il y aurait ce qui peut se dire et ce qui ne peut pas se dire ; on ne doit dire que ce qui peut se
dire ; ce qui ne peut se dire, il ne faut pas le dire ; et ce qui ne peut pas se dire, cela se montre.
Au passage, la psychanalyse ne s’accorde pas avec la proposition de taire ce qui ne peut se
dire. Son éthique commanderait au contraire de dire ce qui ne peut se dire, ce qui ne signifie
pas soumettre le sujet à une procédure d’aveu, mais suppose qu’il y a un certain nouage de
l’inexprimable et du langage, mettant justement en jeu une dimension de monstration du
langage lui-même – le langage montre ce qui est hors de lui, ce qui retrouve cette fois
Wittgenstein dans la dernière proposition citée.
Wittgenstein oppose donc deux ordres, ce qui se dit et ce qui se montre, selon une doctrine
qui suppose que ce qui se montre commence exactement là où s’arrête ce qui peut se dire. Il
importe bien entendu de préciser que cette doctrine de ce qui peut et ne peut pas se dire n’est
pas affaire d’interdit ou de délibération morale, mais de structure – il y a de l’impossible à dire.
Le regard de l’ange 191

Du coup, à présent, plusieurs choses frappent. D’abord cette rencontre de Benjamin et


Wittgenstein, à l’angle d’une certaine cessation du dire. Chez Benjamin, elle semble se donner
à la fois comme une impuissance et une contingence, incapacité des soldats submergés par
l’horreur de témoigner de ce qu’ils ont vécu. Chez Wittgenstein, en revanche, elle semble
prendre la dimension d’un impossible propre au langage lui-même, lui situant une limite, un
bord. Ce qui se propose chez Benjamin comme une contingence historique – la guerre
aurait engendré le mutisme comme un traumatisme – rencontre une thèse d’ordre universel
et structural : il y a des choses qui ne se laissent pas dire dans des mots.
Mais un autre trait alors frappe, à savoir que cet « inexprimable » structural et abstrait de
Wittgenstein n’est pas entièrement délié de toute contingence historique : il n’est sans doute
pas indifférent que cette thèse soit née précisément, physiquement dans les tranchées de la
guerre de 1914-1918 où Wittgenstein a élaboré l’ensemble du Tractatus.
C’est dans l’enfer d’une guerre, sous les bombes, dans la boue, au milieu des cadavres que
surgit cette affirmation : il y a de l’inexprimable.
Silence de Benjamin et inexprimable de Wittgenstein viennent se conjoindre dans la
guerre, et même se tirer, pour l’un comme pour l’autre, de la guerre. Au point qu’on aurait
quelque raison de penser que le nom propre de l’inexprimable soit justement « la guerre ».
On mesure immédiatement que la thèse selon laquelle « la guerre est inexprimable » est
parfaitement controuvée. D’abord, parce que depuis toujours la guerre a fait l’objet de
récits, et quand Benjamin prétend qu’il est devenu impossible de raconter une histoire, et
Shoshana Felman que la Première Guerre mondiale est la première guerre qu’il n’est plus
possible de raconter, ces affirmations ne prennent bien sûr leur valeur que sur le fond d’une
littérature mondiale qui, depuis l’Iliade et l’Odyssée, semble presque née du récit de la guerre.
Durant des siècles et jusqu’au XIXe des grands romans, il est clair que la guerre se raconte,
qu’elle est un objet de récit et fait l’objet d’une transmission. Le champ de bataille est champ
de langage, jusqu’à la guerre de 14 en tout cas. Et encore on sait bien qu’il y a une littérature
née spécifiquement de cette guerre. On connaît le succès des Croix de bois de Roland
Dorgelès, en 1919, et, sans citer tous les auteurs qui viennent à l’esprit, comme Bernanos,
on peut imaginer que, pour une part, l’importance du Voyage au bout de la nuit de Céline, en
1932, tient à ce que ce roman sera parmi bien d’autres, par son écriture même, le plus capable
de donner une certaine idée de l’abjection de la guerre de 1914-1918.
192 Jeux de regards

Reste qu’on ne peut se défaire, aujourd’hui encore, du sentiment que, malgré tout,
quelque chose ne s’est pas transmis, en tout cas pas directement, ni intégralement. Même si
des documents cinématographiques existent, la longue absence de films français sur le sujet
(le premier grand film, Les Sentiers de la gloire, viendra d’ailleurs, de Stanley Kubrik) ou le fait
que Griffith, envoyé en France pour filmer les batailles, ait préféré rentrer aux États-Unis
pour filmer les tranchées en studio, tout cela semble l’indice d’une difficulté dont nous
sommes toujours marqués. La réalité de cette Grande Guerre garde une certaine opacité,
derrière un voile visible dont quelques noms – Verdun, poilus, Chemin des Dames, taxis de
la Marne… –, quelques dates, vagues souvenirs d’école, et des commémorations rituelles
tissent la trame. Comme si nous n’avions pas encore vraiment pu prendre toute la mesure de
l’horreur de cette guerre. Et du coup, aujourd’hui, alors que l’histoire factuelle, politique ou
militaire en a été faite, alors que les causes en ont été éclairées, les enjeux analysés et les
conséquences mises au jour, les historiens s’efforcent de revenir sur cette guerre pour tenter
d’en saisir ce qui paraît échapper à tous ces discours, qu’on le nomme violence ou douleur 5.
Des historiens voudraient faire une histoire de la douleur, comme si, alors que les
derniers survivants ont aujourd’hui disparu, rien n’avait pu jusque-là témoigner entièrement
de ce qui fut en vérité le plus réel de cette guerre, la « chair » même de cette guerre : la
peur, les blessures, l’angoisse, le sentiment de dégoût, la maladie, les souffrances, la violence,
tout ce qui aura été en somme pour les soldats, durant des mois, des années, le seul contenu
de ce qu’on nomme « la guerre ». Les batailles se racontent, l’héroïsme se raconte, la mort
héroïque elle-même se raconte, mais les corps déchiquetés, la peur, l’étouffement, le dégoût,
la souffrance ?
Toutes les guerres ont engendré souffrances, peurs et dégoût, or quelque chose de cette
« chair » semble avoir été en excès dans la guerre de 14 au regard des guerres du passé. Cet
excès rendrait raison du silence de Benjamin et de l’inexprimable de Wittgenstein. Du coup,
il faudrait dire que Wittgenstein et Benjamin visent un inexprimable ou un silence qui aurait
pour nom non pas « la guerre », mais bien « la guerre de 14 », supposant donc que cette
guerre aurait vu spécifiquement se défaire un lien qui nouait la guerre et la mort à la parole
qui transmet. Mais en quoi cette guerre aurait-elle spécialement réduit les sujets au silence ?
On ne peut là que formuler des soupçons. Il y a d’abord le surgissement de la mort dans
un temps qui, par la politique ou la science, pensait l’avoir exclue. Comme le relève Freud
Le regard de l’ange 193

dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, alors que les hommes d’avant 1914
avaient voulu oublier la mort, « l’éliminer de la vie », la guerre de 1914-1918 la ramène
brutalement et à une échelle proprement inimaginable. Si en 1914, personne n’est prêt pour
l’hécatombe, quatre ans plus tard, on compte près de dix millions de morts. Les hécatombes
de masse ne sont pas une nouveauté dans la guerre, pourtant on sait que jusque-là la maladie
tuait plus que le combat ; la guerre de 14 sera donc le premier conflit où la mort violente
sera la principale cause de mort (la maladie tuera 1/6 des combattants). Comme le disent
Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, la mort a changé de forme en 1914. C’est
aussi la violence qui atteint des niveaux jamais connus, causant, en plus des dix millions de
morts, près de trois millions de blessés. Les corps n’avaient jamais souffert autant et à une
telle échelle. Par rapport aux chocs brutaux et brefs caractéristiques du « modèle occidental
de la guerre » depuis l’Antiquité grecque, les moments de violence paroxystiques s’étaient
allongés, passant de quelques heures à plusieurs semaines ou plusieurs mois – la bataille de la
Somme dure plus de cinq mois, Verdun dix mois. Malgré l’extrême brutalité des batailles
napoléoniennes, les soldats de l’Empire pouvaient parler du « champ de gloire » pour désigner
le lieu où ils avaient combattu. Il est clair qu’on ne peut plus parler ainsi après Verdun ou la
Somme. Au-delà des discours officiels, dans l’immense cataclysme de la guerre de 14 disparaît
une rhétorique de l’héroïsme, du courage et de la violence guerrière. Mais au-delà de la
rhétorique, ce qui disparaît c’est ce qui pouvait faire de la guerre un objet de discours et de
transmission d’une génération à une autre – d’autant plus que c’est toute une génération
de jeunes hommes qui est fauchée, des pères actuels ou des pères potentiels qui n’en
reviendront pas.
Épuisement de ce qui se raconte, il se ramasse dans un trait qui en témoigne radicalement,
à savoir que là où l’héroïsme supposait le récit des exploits et donc la référence à un héros, à
un nom propre, la guerre de 14 va engendrer l’invention d’un héroïsme anonyme honoré
dans la figure sans image du Soldat inconnu.
Ce qui amène à souligner un dernier point important. Ce n’est pas seulement le nombre
surhumain des cadavres qui force à parler d’une dimension inimaginable, industrielle,
proprement inhumaine de la guerre de 1914-1918, c’est le fait que cette guerre n’est plus du
tout une guerre des sujets. Si la notion d’armée emporte de soi-même une égalisation
anonyme, avec la technologisation des armes, on atteint à une déshumanisation de la bataille
194 Jeux de regards

qui n’a jamais été si entière auparavant. Avec les immenses progrès de la puissance de feu, le
savoir-faire des combattants est ramené à très peu de choses. Échapper au feu est une simple
question de chance. Le pouvoir de la technique devient écrasant, ce qui réduit les combattants
à être tour à tour les servants asservis et les victimes de cette technologie meurtrière.
La guerre en elle-même semble marquée d’un certain anonymat, dès lors que les soldats
y sont ramenés à l’état de chair à canon. On pourrait dire que les sujets sont exclus de la
guerre. Comme autre indice, on peut souligner combien la médecine militaire, spécialement
la psychiatrie militaire, va se développer avec les phénomènes d’épidémies hystériques qui
vont ravager les troupes – symptômes hystériques que les médecins relayés par les tribunaux
militaires auront tôt fait de traduire en termes de simulation. Il faut tout de même mesurer
que ces manifestations étranges – paralysies des jambes chez les fantassins, rétrécissements du
champ de vision chez les aviateurs, etc. – sont justement autant de manifestations du sujet.
Exclu de la guerre, il y revient en somme sous forme de symptômes. L’important déploiement
d’une symptomatologie hystérique dans cette guerre devrait se penser au regard de l’idée
formulée par Lacan que « l’inconscient se ferme en temps de guerre » : l’éclosion de ces
symptômes laisse ainsi supposer que nombre de soldats ne se sont pas sentis « en guerre ». Aussi,
quand le sujet surgira dans cette guerre, ce sera donc comme « simulateur », « planqué »,
« mutin », « lâche », « pacifiste », « traître », « insoumis » et au mieux « malade ».
Cet anonymat des morts va culminer dans l’invention française à la fois du culte des morts
et du Soldat inconnu, nouveautés qui vont se répandre dans les autres pays, indifféremment
vainqueurs ou vaincus. Le monument aux morts devient universel après la guerre de 1914-1918.
Bien entendu, dans l’idée du Soldat inconnu, l’anonymat était supposé garantir en même temps
l’héroïsme de tous les soldats et le deuil commun, mais on peut se demander si cela n’a pas
répondu aussi, d’abord, de l’anonymat de la mort durant cette guerre où les corps sont devenus
chair sans forme et sans nom au fond des tranchées. Cette guerre de tranchée aura été plutôt
une guerre des fosses communes où les jeunes gens sont morts dans la boue indistincte. C’est-
à-dire que le Soldat inconnu, censé officiellement aider au deuil, aura pu avoir, secrètement,
un effet presque contraire. En plus d’avoir confisqué la vie, par cet anonymat on aurait
confisqué la mort, on aurait ainsi dérobé à la jeunesse la possibilité même d’être pleurée.
Il y aurait quelque chose de cette guerre elle-même qui pousserait à la nommer « guerre
sans nom ».
Le regard de l’ange 195

On discerne dans tout cela des traits qui criblent la guerre de 1914-1918 comme autant
de compacités qui la feraient échapper en partie au récit, à la littérature. Ce sont de tels traits
que le cinéma, par exemple, dans certains films de guerre, va tenter justement de capter, de
mettre sous le regard. Comme si ce qui échappe au récit, cette dimension de l’inexprimable
wittgenstanien, ouvrait un espace hors de la littérature, au cinéma, ou pour le cinéma. Il est
d’ailleurs notable que le cinéma va prendre son essor industriel justement après 1918.
Cela ne signifie pas que tout le cinéma est à situer comme un art de part en part
« wittgenstanien », logé hors du discours. Il va de soi que toute une partie des films, des
cinéastes, que des cinématographies entières non seulement reposent sur le lien intime avec la
littérature, mais dans un tissage resserré du cinéma avec le roman, se constituent au contraire dans
le recouvrement de ce qui se dit et de ce qui peut se voir.Voie en somme anti-wittgenstanienne,
c’est une certaine tendance du cinéma français. Tandis que le cinéma allemand semble, avec
l’expressionnisme, s’être construit sur un mode au contraire wittgenstanien où le visible et le
dicible sont non seulement disjoints, mais où l’image à la fois se montre et montre – et bien
souvent justement dans une monstration de monstres : pures créatures, criminels, robots,
etc. – ce qui est dans l’ordre. (On a là le sentiment que, même parlant, une part de ce cinéma
est muet, ou silencieux, et qu’à l’inverse, même muet, le cinéma français est très parlant.)
Ainsi, la force de la thèse de Wittgenstein tient non à ce qu’elle définirait une norme,
mais à ce qu’il devient possible avec elle de penser l’image et les arts visuels à partir d’une
articulation structurelle avec le langage, que ce soit sous forme d’une séparation ou d’une
union. Il devient ainsi pensable de considérer les arts selon qu’ils jouent sur la disjonction
entre ce qui se dit et ce qui se montre, ou qu’ils tendent à l’effacer et à fondre l’un dans
l’autre, de sorte qu’il y aurait des arts et des artistes de la disjonction et des arts et des artistes
de la conjonction. La proposition 6.522 a à cet égard les vertus d’un rasoir d’Occam, ou
d’un fondement quand on veut réfléchir sur le statut du visuel dans le siècle. À quoi il
faudrait ajouter que la disjonction du dire et du montrer vient, sinon définir, du moins
donner un cadre général à la modernité, dès lors qu’on peut bien sûr poser qu’en rompant
avec les images symboliques, c’est précisément avec un art fondé sur la conjonction du dire
et du montré que la modernité rompt – la peinture de la Renaissance, par exemple, se tient
dans un espace où tout ce qui se peint peut se dire, et réciproquement, ce qui fonde aussi
bien la possibilité même d’une iconologie panofskienne.
196 Jeux de regards

Autant dire, donc, qu’il n’y aurait pas de hasard au fait que la thèse de la disjonction du
dire et du montré soit contemporaine de la naissance de la modernité en art. Autant dire aussi,
suivant les remarques faites sur les circonstances de cette naissance, que cette disjonction de
ce qui peut et de ce qui ne peut pas se dire s’impose à partir de la guerre de 1914-1918, et
même, en un sens, de la guerre elle-même.
Il deviendrait alors intéressant de s’interroger pour savoir si la guerre de 14 n’a pas engendré
une crise des images. Parce qu’après tout, pour les mêmes raisons qui mènent Benjamin à
dire que cette guerre serait la première guerre impossible à raconter, et que, de là, la modernité
aurait été marquée par ce déficit de la narration, il serait fondé de se demander s’il ne devenait
pas impossible de faire un tableau de la guerre de 14 et de savoir ce qui pouvait désormais
« faire tableau » ? J’ai relevé, ailleurs, une certaine valeur prise à cet égard par le Carré noir sur
fond blanc peint en 1915 par Malevitch 6. Il serait bon d’aller plus loin, de mesurer l’ensemble
des changements, s’il y en a, qui se produisent en peinture entre 1914 et 1918, d’évaluer, par
exemple, avec le rasoir wittgenstanien, la séparation de Picasso et Braque. Si on essaie de
réfléchir par-delà les logiques historiennes de l’art qui pensent les continuités et les ruptures
au sein de l’art lui-même, il serait utile de se demander si on peint en 1918 pareil qu’en
1914, si on filme en 1918 pareil qu’en 1914, etc.

• Montrer l’inexprimable

Il y a donc de l’impossible à dire. Cet impossible, c’est le réel comme tel, qu’on le nomme
« mort », « crime », « guerre », « souffrance », « disparition », « horreur », « jouissance », ou
d’un autre nom. On pourrait conclure que ce réel impossible constitue l’Autre irréductible,
extérieur absolu de toute représentation.
Sauf que l’avantage de la thèse de Wittgenstein s’affiche précisément dans le fait
qu’elle conduit à retourner entièrement cette logique qui semble si logique. Dire que ce qui
se montre commence là où finit ce qui se dit, c’est non seulement donner sa place à la
dimension de l’art, mais c’est faire de cet impossible, de l’extérieur absolu de la représen-
tation, le cœur même de l’art ou, plus exactement, ce qu’il vise, ce qu’on pourrait appeler
son « cœur de cible ». Au point de dire que l’art aurait précisément pour objet de montrer
ce réel.
Le regard de l’ange 197

Que l’art vise l’impossible, impossible à dire et à représenter. Cela inciterait à voir et à
concevoir l’histoire de l’art véritablement comme l’histoire de ses impossibles, dont il est
clair qu’ils ont pu varier au fil du temps, au fil des lieux, au fil des artistes – ce qui fixerait à
l’historien d’art une tâche : nommer l’impossible de chaque artiste, pour chaque œuvre,
nommer le réel visé par le peintre, par le sculpteur, s’il le vise. Ce qui amène à cette remarque :
l’inexprimable, l’irreprésentable, pour constituer un extérieur de l’art, ne sont pas pour
autant étrangers à l’art, au contraire ; l’irreprésentable ou l’inexprimable font partie de l’art,
ils forment une catégorie de l’art.
En cela, ni les massacres de la guerre de 14 ni les chambres à gaz – dont non seulement
l’horreur semble défier toute représentation, mais dont, de fait, nous ne possédons pas la
moindre image – ne se soustraient à la logique de la représentation. De ce point de vue – et
de ce point de vue seulement – cela vient à l’encontre de la remarque d’Adorno sur l’impos-
sibilité de la poésie, de l’art après Auschwitz (cette remarque trop rebattue demanderait une
attention plus fine que celle qu’on lui accorde à l’accoutumée par ouï-dire) : il ne s’agit pas
de dire que l’art est, tout de même, encore, possible, mais que, si on s’oriente sur l’idée
wittgenstanienne, que ce qui est impossible à dire se montre, il faut alors au contraire en tirer
non seulement que l’art est nécessaire, que cela lui fixe même une éthique, qu’il doit viser
incessamment cet impossible, mais encore que seul l’art peut viser cet impossible – que seul
l’art, hors discours, peut transmettre quelque chose d’un réel irreprésentable.
On peut alors comprendre comme une nécessité que ce soit précisément là où Benjamin
désigne un déficit moderne de la narration, une impossibilité à raconter, et à raconter les
temps modernes, qu’il en vient à élever un tableau, l’ange de Klee, comme Ange de
l’Histoire, et son regard de peinture comme fabrique de l’histoire.
Cela suffit aussi, je crois, pour salutairement balayer les propos confus et jeteurs de confusion,
volontairement ou non, qui voudraient assimiler cet « impossible » avec je ne sais quel « interdit »
de la représentation, et cet « inexprimable » structural avec je ne sais quel « indicible » sacré.
Ce à quoi on a affaire, ce n’est pas un interdit de la représentation, mais, en suivant ce que dit
Benjamin du silence, ce qu’on pourrait nommer une « représentation interdite », représen-
tation interdite par son objet même : « stupéfaite, interloquée et suspendue », comme l’écrit
Jean-Luc Nancy 7. En soulignant en outre que cette représentation interdite est en elle-même
un objet de l’art, qu’elle appelle, qu’elle nécessite elle-même, justement, sa représentation.
198 Jeux de regards

Il y a une exigence à témoigner de ce qui ne peut se dire. Témoigner de l’impossible,


montrer ce qui ne peut se dire ni se représenter. Cela assigne une place à l’art. Une fonction
de transmission. C’est ce qui assigne spécialement sa place à l’art du XXe siècle, parce qu’il
pourrait se définir comme un art qui, au travers des inventions de formes les plus diverses,
aura fait le choix de viser incessamment le point d’un impossible.
En ce sens, les œuvres d’art peuvent prendre la dimension de témoins du siècle. C’est-à-
dire témoins non de ce qui peut se transmettre et se représenter d’un temps – cette charge
reviendrait à l’histoire, au journalisme, à la photographie, aux œuvres documentaires –,
mais, au contraire, de ce qui échappe à tout dire et à toute représentation.
Témoins, leur parole serait alors un pur geste : celui de montrer ce qui laisse toute parole
et toute représentation interdites. En cela les œuvres ne disent plus rien, elles se déploient
dans leur pure présence. Les œuvres de ce temps font, véritablement, acte de présence.
Au regard de ce qui est le cœur révélateur de ce siècle, ces œuvres accomplissent la puissance
de faire passer ce qui fut aux temps futurs et au-delà, à l’immémorial.
• Réalités plastiques •

Danièle Cohn

À plusieurs reprises au cours de son existence, surtout après la Seconde Guerre mondiale,
Jean Arp évoque son itinéraire artistique. L’écriture à la première personne adoptée dans ces
textes ne saurait les ranger dans le genre autobiographique, car rien ne les rattache à la
confession, au journal intime ou aux carnets. Ils sont loin des méandres d’une subjectivité
qui s’y exposerait, s’y justifierait et finirait par s’y constituer en une personnalité, un caractère
dont les traits se trouveraient comme gravés par la mise en récit, par l’effet de portrait. Dans
le jeu de ses retouches et de ses répétitions, l’itinéraire artistique que relate Jean Arp se limite
à l’essentiel, à une teneur de vérité acquise dans le temps du parcours, il tient la chronique
d’un choix en faveur de la forme et démontre du même coup comment une vie devient
forme. Un de ces morceaux biographiques s’intitule Ainsi se ferma le cercle 1. Les étapes y
apparaissent limpides, datées avec précision : de 1908 à 1910, ce sont « les premières tentatives
pour venir à bout des formes d’art conventionnelles acquises et des préjugés hérités de la
tradition » ; ensuite la rencontre en 1915 avec Sophie Taeuber et l’ouvrage en commun :
« Tout hasard était éliminé. Pas une tache, pas un accroc, pas une effilochure ne devait troubler
notre travail. » Vers 1930, « la décomposition qui commence son œuvre dès qu’un travail est
achevé, fut saluée comme la bienvenue […]. La mort de l’image ne me mettait plus au
désespoir. » Le cercle s’apprête alors à sa clôture : « C’est Sophie, par l’exemple de son travail
et de sa vie baignée de clarté, qui me montra le chemin. Dans ce monde, le haut et le bas,
le clair et l’obscur, l’éternel et l’éphémère se tiennent dans un équilibre parfait. Ainsi se
ferma le cercle 2. »
À sa façon, un tel itinéraire avec ses Jalons – autre nom pour désigner les prises de vue sur les
moments décisifs – construit une « réalité plastique » : « Mes collages étaient faits entièrement
en papier, et n’étaient ni dessinés ni peints. Ils n’étaient pas spéculatifs, j’étais hanté par l’idée
200 Jeux de regards

de faire une chose absolue. Le cubisme introduisait dans ses papiers collés le trompe-l’œil,
tandis que moi, je construisais avec des papiers mes réalités plastiques 3. »
Les formes d’art entérinées par un système des Beaux-Arts ne pouvaient plus rendre
compte au titre de la sculpture des productions arpiennes. Ces dernières ne sont cependant
pas des constructions au sens cubiste ou constructiviste. L’expression qu’emploie Arp à leur
sujet vaut d’ailleurs une explicitation. Comme le notait déjà Carl Einstein en 1930 4, « Arp
s’attache anxieusement au thème précis des objets ». Ces objets n’utilisent pas le trompe-
l’œil, ils récusent tout illusionnisme et les possibilités de séductions qui y sont associées. Ce
faisant – et peut-être Dada en général –, Arp adopte quasiment la thèse réaliste. Les objets ne
sont pas des simulacres. Arp n’adopte pas le décalage, la mise à distance et la diversification
des plans et des points de vue pratiqués par les cubistes pour bousculer les frontières entre
peinture et sculpture, et troubler les certitudes du spectateur. Sa « chose absolue, sa réalité en
soi » n’admettent pas la fragmentation de l’objet, sa multiplication, obtenues en jouant sur
l’origine de ses morceaux, pièces détachées reprises dans une unité perceptive grâce à la ruse
d’une vue d’ensemble programmée par l’artiste comme dans les constructions de Picasso des
années 1910.
Arp pose des « réalités » qui nous font face dans toute la prégnance de leurs formes,
des ob-jets, Gegen-stand mais aussi Gegen-sinn, « sans-sens » comme le réclame Arp, indé-
pendants de l’interprétation que le regard d’un sujet leur donnerait en les constituant pour
soi. L’objectalité freine l’effusion expressive, le désir de projection de l’artiste dans ses
œuvres. Pressentant que la surcharge de sens exprimé nuit à la création et ne nourrit que les
développements herméneutiques, Arp rejette l’expressionnisme : « De plus en plus je m’éloignais
de l’esthétique. Je voulais trouver un autre ordre, une autre valeur de l’homme dans la nature.
Il ne devait plus être la mesure de toute chose, ni tout rapporter à sa mesure. Je voulais créer
de nouvelles apparences, extraire de l’homme de nouvelles formes 5. » Si l’esthétique est une
esthétique de l’effet, une évaluation de la réaction du récepteur à l’expressivité d’une œuvre,
le créateur se doit de s’en écarter pour s’arrimer dans la Sachlichkeit des objets.
Contrairement aux productions constructivistes qui géométrisent, insistent sur le rythme
vertical et horizontal, abstraient leurs propositions – par exemple chez El Lissitzky –, les
« réalités » de Jean Arp possèdent une organicité. Elles renvoient à une nature, à des vivants. Mais
de même qu’elles récusent le perspectivisme du cubisme et la géométrisation constructiviste,
Réalités plastiques 201

elles se détournent d’un vitalisme mystique qui, à célébrer la natura naturans, croise, comme
malgré lui, les voies de l’imitation – imitation de la création et non de la créature. C’est
peut-être pour cette raison que l’ouvrage arpien n’exalte pas une matière brute et ne corrobore
pas un primitivisme dans lequel l’art moderne a souvent vu le régime de son salut : « J’agissais
comme les Océaniens qui ne se préoccupent aucunement pour leurs masques de la durée
des matériaux, et qui emploient des matières périssables comme les coquillages, le sang, les
plumes 6. » La réalité qui caractérise les papiers déchirés ou les reliefs est une réalité dans la
mesure même où elle exhibe son extériorité au sujet et à son soi-disant génie, où elle
s’expatrie d’une certaine temporalité. Arp a repris dans plusieurs écrits, tant elle lui paraissait
exacte, une profession de foi de 1915 :
Ces œuvres sont construites avec des lignes, des surfaces, des formes et des couleurs. Elles cherchent à atteindre,
par-delà l’humain, l’infini, l’éternel. Elles sont un reniement de l’égotisme des hommes […] Les mains de
nos frères au lieu de nous servir comme nos propres mains étaient devenues des mains ennemies. Au lieu
de l’anonymat, il y avait la célébrité et le chef-d’œuvre, la sagesse était morte 7.

Arp dépose l’habit de l’artiste original et radicalement singulier en acceptant ce qu’il


dénomme « les lois du hasard ». Aussi soumet-il ses papiers au massicot ; il donne à découper
par un menuisier les éléments de ses reliefs avant de les monter, il polit et peint ses bois et
inclut la possibilité d’un coup de peinture ultérieur, donné par un autre. À l’instar de la
nature, Arp produit dans une visée de l’infini des matières qui vieillissent, se délitent et se
décomposent.
En 1915, Sophie Taueber et moi, nous avons réalisé les premières œuvres tirées des formes les plus simples en
peinture, en broderie et en papiers collés. Ces tableaux sont des Réalités en soi, sans signification ni intention
cérébrale. Nous rejetions tout ce qui était copie ou description pour laisser l’Élémentaire et le Spontané
réagir en pleine liberté. Comme la disposition des plans, la proportion de ces plans et leurs couleurs ne
semblaient dépendre que du hasard, je déclarais que ces œuvres étaient ordonnées « selon la loi du hasard »
tel que dans l’ordre de la nature, le hasard n’étant pour moi qu’une partie restreinte d’une raison d’être
insaisissable, d’un ordre inaccessible dans leur ensemble 8.

Contre l’Abbildung qui a régné de la Renaissance à Cézanne, enchaînant l’art à la


référentialité, Arp veut la Bildung 9. Ce mot intraduisible de la langue allemande qui ne tranche
pas entre le registre d’une croissance naturelle et celui d’un façonnement qui relève de l’art
202 Jeux de regards

ne dénote pas seulement une « germanité » de la pensée d’Arp. Il s’accorde à un motif essentiel
pour l’artiste puisqu’il décrit le processus de configuration par lequel un dedans va vers un
dehors :
Le sujet doit se présenter à l’artiste sur la pointe des pieds, sans chercher à en imposer ; il doit se faire aussi
léger que la trace d’un animal sur la neige. L’art doit se perdre dans la nature, il faut même qu’on le confonde
avec elle. Seulement ce n’est pas par l’imitation qu’il faut essayer d’y parvenir, mais par le contraire même de
la reproduction naturaliste des formes sur la toile ou dans la pierre 10.

Car il ne faut pas explorer comment de la forme on se dirige vers l’humain, mais au
contraire s’appliquer à aller de l’humain à la forme : « Je me laisse mener par l’œuvre en train
de naître, je lui fais confiance. Je ne réfléchis pas. Les formes viennent, avenantes ou étranges,
hostiles, inexplicables, muettes ou ensommeillées. Elles naissent d’elles-mêmes. Il me semble
que je ne fais, pour moi, que déplacer mes mains 11. »
Production commune, et jamais reproduction, mise en commun avec d’autres artistes
– Sophie Taueber, Theo van Doesburg –, mais aussi avec des artisans, l’œuvre est le fruit des
interventions d’un collectif de professionnels. Impossible de distinguer art et technique, ils se
combinent, collaborent à la fabrication. Le résultat est une réalité plastique, faite d’un matériau
banal, de consommation courante, ordinaire, qui dénonce par son existence le soi-disant mystère
de l’œuvre, de sa présence : « Dada a donné un clystère à la Venus de Milo et a permis à Laocoon
et ses fils de se soulager après des milliers d’années de lutte avec le bon saucisson Python 12. »
Witz contre le bourgeois philistin et sa promenade du dimanche parmi les œuvres élevées,
mort à une certaine beauté éternelle et au pathos de la souffrance qui en fait partie !
La réalité plastique arpienne, campant dans sa choséité d’objet, se tient à l’opposé de
l’essentialisation de l’œuvre et de l’art réclamée par Heidegger et les penseurs qui se situent
dans sa lignée. Dans la mesure même où Arp déclare son ascendance romantique, il nous
semble important de souligner la résistance de ses productions à l’ontologisation théologi-
que qu’opère Heidegger au nom de ce même romantisme. La dépréciation de l’utilité, de la
technique, telle que l’orchestre L’Origine de l’œuvre d’art, participe d’une diabolisation du
monde moderne qui, sous couvert de préparer l’avenir et un renouvellement « historial »,
autorise les régressions artistiques vers un passéisme frileux. Heidegger appelle de ses vœux
« la choséité de la chose » qui doit déborder l’objectalité de l’objet par un saut en amont vers
Réalités plastiques 203

l’archè. Cette choséité de la chose revendique une matérialité refoulée par le couplage
aristotélicien de la matière et de la forme qui a asservi l’art. Comment la matière surgira-t-elle ?
Pour s’autorévéler, une fois libérée de la finalité de la forme et de l’ustensilité, il lui faut
manifester une transcendance : « L’être-objet n’est pas l’être-œuvre. […] Où donc l’œuvre
est-elle chez elle ? En tant qu’œuvre, elle est chez elle uniquement dans le rayon qu’elle
ouvre elle-même par sa présence 13. » Certes Heidegger soutient que le lieu de la révélation de
cette transcendance est l’immanence de l’œuvre, une œuvre dont l’autotélie est ainsi parachevée.
Mais, comme par hasard, le philosophe est contraint de dignifier, d’anoblir cette immanence.
Il n’est que de se souvenir des pages consacrées dans la conférence déjà citée aux souliers de
Van Gogh et du déni de picturalité qu’elles présupposent : on ignore de quel tableau du
peintre il est question 14, et le tableau en tant que peinture est nié au profit de la chose qu’il
donne à voir. Heidegger retombe dans les pièges de la représentation et de la ressemblance
chers à la conception mimétique de l’art. Dissolvant l’objet de peinture que serait une toile
précise, il lui substitue une méditation poético-philosophique, et installe dans l’esprit du
lecteur, par la force de la rhétorique, l’évocation de l’arrière-monde suggéré selon lui par le
sujet du tableau : « des vieux souliers ».
Voilà ce qui n’arrivera jamais, par exemple, à la Forêt, bois peint en 1917 15, malgré un
sujet faste pour un heideggerien. Découpés, vissés, peints dans une gamme qui décline une
abondance pimpante de couleurs rose saumon, sans profondeur, dénaturés parce que détachés
de toute possibilité d’accroche naturaliste, plaisamment et insolemment naïfs, les bois employés
ont pour seule épaisseur la tranche de la latte qui a servi à la découpe. Rien d’ombreux ou
d’humide, rien de matriciel, mais rien non plus d’exubérant, de foisonnant. Juste une Forêt
en bois peint sans arrière-pensée, sans pensée de l’arrière, du revers. Les reliefs d’Arp se
tiennent loin de tout sol, de toute terre, glèbe lourde adhérente au labeur paysan, donc
ancestrale, originaire, loin de l’usure ontologisante qui patine les objets quotidiens. Privés
ainsi du lustre, de l’éclat qui sublimeraient la trivialité de leur fonction et légitimeraient leur
assomption dans le grand Art, ils exposent sans vergogne la platitude de leur matériau,
la fabrication par fragments assemblés selon l’association et la contiguïté d’une réalité compo-
site, à l’ustensilité déviée, ironique et décapante. Invention de la fantaisie, échappée vers la
liberté, la réalité selon Arp est une condensation de rêve qui appelle à rêver et à fabriquer
encore.
204 Jeux de regards

Les réalités de Jean Arp, absolues en soi, s’avèrent être des objets dont la banalité n’est pas
transfigurée mais dont les formes introduisent par leur plasticité au merveilleux. Aussi dans
l’expression « réalité plastique », le terme « plastique » n’est-il pas plus anodin que celui de
« réalité ». Dans les systèmes des Beaux-Arts mis en place de la Renaissance aux Lumières, la
plastique n’est pas peinture mais sculpture, éventuellement aussi architecture. Elle diffère
cependant de la sculpture parce qu’elle n’est pas, selon l’expression de Léonard de Vinci,
« per via di levar ». La plastique ajoute là où la sculpture soustrait. L’article « Plastique » de
l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est explicite sur ce point : « La Plastique diffère de la
Sculpture, en ce que dans la première les figures se font en ajoutant de la matière, au lieu que
dans l’autre on les fait pour ainsi dire du bloc en ôtant ce qui est superflu. » La plastique est
donc ce qui détient de la matière, en propose un surcroît, et par là même s’adresse au
toucher autant, sinon plus, qu’à la vue. Elle tranche avec la spiritualisation qu’imposent le
primat de la vision et son corollaire, c’est-à-dire le culte d’une beauté « sans intérêt » d’après la
détermination kantienne qui apparaît dans la Critique de la faculté de juger. La plastique excite
le sens tactile, elle se fonde sur l’attrait du palpable, elle est dans l’affect et ne désintéresse pas.
De Hildebrand à Worringer en passant par Riegl et Wölfflin, des théoriciens de l’art qui ont
pu influencer Arp, une réévaluation s’opère, qui oppose le haptique à l’optique, et reformule
ainsi le problème de l’espace visuel. À l’égal de la main, l’œil, par le regard, touche et a une
activité productive. Ce que l’art rend visible – pour citer une fois de plus la formule de Klee –,
cette visibilité chère à Konrad Fiedler 16, référence des théoriciens de l’art que l’on vient de
mentionner, détache la compréhension de l’art de la stricte visualité et la recadre, supprimant
du même coup la soumission de la sculpture, du plastique en général – la sculpture devenant
un genre de la plastique – à la peinture. La refonte des paradigmes, le rééquilibrage des Beaux-
Arts aboutissent au début du XXe siècle à la possibilité d’expériences artistiques comme les
constructions, les reliefs, les collages, les papiers découpés ou déchirés qui signent l’ère des
avant-gardes.
La réflexion sur le caractère plastique des « réalités » ne saurait faire l’économie d’un
retour sur d’autres attaches, revendiquées avec force, que Jean Arp s’approprie par une
conjugaison très personnelle de la pensée de Novalis et de la morphologie goethéenne. La
tonalité de sa plastique, de la plasticité qu’il lui prête, sa simplicité « naïve », silencieuse et
sereine, qui produit un équivalent plastique du conte (Märchen) provient de là.
Réalités plastiques 205

Je dessine ce qui repose, vogue, monte, mûrit, tombe. Je modèle des fruits qui reposent, des nuages qui
voguent et montent, des étoiles qui mûrissent et tombent, symboles de la transformation éternelle dans la
paix infinie. Ce sont des souvenirs de formes végétatives, biologiques, de couleurs qui s’éteignent, d’harmonies
qui se perdent. La genèse, la naissance, l’éclosion se font souvent dans un état de rêve aux yeux ouverts, et ce
n’est que plus tard que le sens raisonnable de ces considérations se fait jour 17.

Cette description de l’activité artistique s’ouvrait par une affirmation que n’aurait reniée
aucun des romantiques allemands : « Une œuvre qui n’a pas sa racine dans le mythe, la
poésie, qui ne participe pas à la profondeur, à l’essence de l’univers, n’est qu’un fantôme 18. »
Chez Arp, le souvenir parvient à s’installer sans mélancolie, dans une légèreté lumineuse,
une valence à laquelle il tenait précieusement et qui définit inlassablement la compagne
perdue avec la mort de Sophie. La poésie d’Arp fait entendre une mélodie populaire, au
rythme des comptines ; elle touche comme le reste de sa production artistique à une strate
archaïque, d’avant la raison raisonnante, celle du savoir érudit, de la culture solennelle. Le
maître du Disciples à Saïs de Novalis avait décrit, quelques décennies plus tôt, dans des
termes très proches, son mode de connaissance :
Peu à peu il rencontra partout des objets qu’il connaissait déjà, mais ils étaient étrangement mêlés et appariés,
et ainsi, bien souvent, d’extraordinaires choses s’ordonnaient elles-mêmes en lui. Il remarqua bientôt les
combinaisons qui unissaient toutes choses, les conjonctures, les coïncidences. Il ne tarda pas à ne plus rien
voir isolément. En grandes images variées se pressaient les perceptions de ses sens. Il entendait, voyait,
touchait et pensait en même temps. Il aimait à réunir des étrangers. Tantôt les étoiles lui semblaient des
hommes, tantôt les hommes des étoiles, les pierres des animaux, les nuages des plantes. Il jouait avec les
forces et les phénomènes.

Combinatoire indéfinie des phénomènes par laquelle s’entrevoient les circulations possibles
entre des réalités, le projet de Novalis tel que le dessine Le Brouillon général 19 apparaît comme
le pendant de la position arpienne. Il en va d’une poiésis selon laquelle « si vous ne pouvez pas
transformer les pensées en choses extérieures, transformez les choses extérieures en pensées 20 ».
L’art doit être une « pompe à nuages », à l’instar des poèmes dont le recueil porte ce titre.
Fleur-marteau, Torse-nombril, Couronne de branches, Fleur de conte, Fruit de la lune, Songe de hibou,
Nombril et deux idées – ces quelques titres d’œuvres exemplifient sans autre commentaire la
nature des réalités plastiques arpiennes. Les sens en action et la pensée sont alors effectivement
une seule et même chose. Car le noyau de toute réflexion méconnaît les divisions facultaires
206 Jeux de regards

ultérieures qui dissocieront les fonctions et cérébraliseront la connaissance. Cenésthésique et


esthétique, ouvertement sensible, dans la mesure où elle affirme qu’il y a une pensée sensible,
telle est la plastique arpienne. Son « dadaïsme » est une romanticisation selon l’orientation
choisie par un Novalis. Hasard, chaos ne sont pas négatifs, bien au contraire. Quand les
objets sont « placés selon les lois du hasard » (cf. bois peints de 1931), ils revivifient ce que
l’homme a laissé mourir par vanité. L’actuel redevient possible, l’infini est ouvert pour qui
sait rompre. Nombre des provocations, des paradoxes de la période dada sont à concevoir au
titre des exigences éthiques qui rendent l’homme à sa vocation, dans la proximité avec une
nature qu’il s’interdit de reproduire. L’œuvre doit être plurielle et infinie, variation et série à
la fois, à l’aune de la nature, ainsi que le montre Constellation aux cinq formes blanches et deux
formes noires de 1932, avec son thème et ses variations.
Pour Arp, l’affinité avec Novalis compose avec une affinité goethéenne. Il reparcourt les
descriptions de Goethe, sa découverte de la plante originaire, ses intuitions morphologiques :
La plante originaire va être la créature la plus étonnante de ce monde et la nature elle-même m’en jalousera.
Avec ce modèle et la clef qui convient on peut à partir de là inventer encore des plantes à l’infini qui doivent
être conséquentes, c’est-à-dire qui même si elles n’existent pas, pourraient exister et ne sont pas des illusions
poétiques ou picturales mais ont une vérité intérieure et une nécessité. La même loi s’appliquera à tout ce
qui vit 21.

Les lexiques s’enchevêtrent, la visée est identique. Les formes se métamorphosent, ovales
mouvants (Arp), phénomènes originaires (Goethe), elles se regroupent dans la dynamique
que créent la polarité et l’intensification (Goethe), pour se reconfigurer dans des concrétions
humaines ou des constellations cosmiques (Arp) suivant le rythme de la diastole et de la
systole (Goethe).
Souvent, un détail de mes sculptures, un galbe, un contraste me séduit et devient le germe d’une nouvelle
sculpture. J’accentue ce galbe, ce contraste, et cela entraîne la naissance de nouvelles formes. Parmi celles-ci,
certaines – deux, par exemple – poussent plus vite et plus fort que les autres. Je les laisse pousser jusqu’à ce
que les formes originelles soient devenues accessoires et presque indifférentes. Finalement je supprime une
de ces formes accessoires et indifférentes afin de dégager les autres. Il me faut souvent des mois, des années
pour mener à bien une sculpture. Je ne la lâche pas avant que ne soit passé dans ce corps suffisamment de ma
vie. Chacun de ces corps signifie certes quelque chose, mais ce n’est qu’une fois que je n’ai plus rien à y
changer que je cherche ce qu’il veut dire, et que je lui donne un nom 22.
Réalités plastiques 207

Onomatopéiques, souvent doubles, comme si la forme se calait dans une prise de moule et
se stabilisait – pour combien de temps ? – dans un entre-deux qui fait signe vers la signification
mais ne peut s’y arrêter trop longtemps, les noms sont l’instantané qui fixe provisoirement
les cycles de métamorphose des formes et renvoient à l’idée de principes de transformation.
Production caractéristique de l’art concret voulu par Jean Arp – et ce jusqu’à ses dernières
œuvres –, les reliefs sont un « langage-objet », les collages sont une poésie visible, « une poésie
faite avec les moyens plastiques », et les écrits des collages scripturaires. Les réalités arpiennes
sont des contes et, comme dans le roman de Novalis qu’aimait Arp, Heinrich von Ofterdingen,
les contes sont des rêves : « Un conte est proprement comme une image du rêve, sans cohérence,
un ensemble de choses et de conditions merveilleuses, par exemple une fantaisie musicale,
les suites harmoniques d’une harpe éolienne, la nature elle-même. »
Reste une autre affinité, dont Arp ne dit rien mais qui, si l’affinité était transitive ne serait
pas étonnante, et Goethe avec Novalis servirait de jointure : il s’agit de Freud. Car chez
Freud, les rêves sont, comme les réalités arpiennes, plastiques, c’est-à-dire lestés d’une matière
dont les lois de figuration échappent à la cérébralité, à la logique, à un codage dans l’articu-
lation d’une langue qui ferait de l’art une traduction, du rêve un langage inférieur. Il écrit
ainsi en 1915 : « Il est remarquable de voir combien le travail du rêve s’attache peu aux
représentations de mot ; il est à chaque instant prêt à échanger les mots les uns pour les
autres jusqu’à ce qu’il trouve l’expression qui offre à la présentation plastique le plus de
commodité 23. » Il est tout aussi remarquable que le rêve des « trois Parques 24 » mette en
scène une séance de modelage de boulettes (des Knödel, ordinaire de la cuisine familiale de
la Mitteleuropa) et lui associe ce souvenir :
Quand j’avais six ans et que ma mère me donnait mes premières leçons, elle m’enseignait que nous avoins été
faits de terre et que nous devions revenir à la terre. Cela ne me convenait pas, j’en doutai. Ma mère me frotta
alors les paumes de ses mains (tout à fait comme pour faire des Knödel, mais elle n’avait pas pris de pâte) et
elle me montra les petits fragments d’épiderme noirâtres qui s’en étaient détachés comme une preuve que
nous étions faits de terre 25.

Expérimentation de l’enfance, cuisine orale et anale, la plasticité est aussi une mortalité
qui s’accepte. La décomposition y est palpable, la saleté inévitable : « Un homme sale désigne,
en l’effleurant de son doigt sale, un fin détail de l’image. La place est alors marquée d’un
signe de sueur ou de graisse. Excité par la vue d’une image, il éclate d’enthousiasme devant
208 Jeux de regards

elle et l’éclabousse de salive 26. » Cet excès de corps, d’humeurs, c’est à l’artiste de l’intégrer,
d’apprendre à ne plus y voir un danger pour la beauté, qui comme la laideur est une invention
humaine, un hors champ catastrophique. La nature plastique des réalités arpiennes leur
interdit de devenir des images, de faire l’objet d’un culte. Condensée par la Verdichtung de
l’activité artistique, leur charge d’affect et d’inconscient les préserve d’un fonctionnement
auratique.
• La mise du sujet •
En clôture du colloque, Hubert Damisch a donné lecture, dans sa forme présente, du premier chapitre d’un
livre auquel il travaille depuis plusieurs années sur les fresques de Signorelli à Orvieto, et qui devrait avoir
pour titre La Machine d’Orvieto. Il s’agit là des pages d’un journal de travail tenu à l’automne 1998 à
la villa I Tatti, à Florence, où il était l’invité du Center for Renaissance Studies de l’université Harvard.

Villa Papiniana, Settignano, 1er octobre 1998


Sitôt installé dans cette vaste maison emplie de livres, je reprends de vieilles notes et le début
d’un manuscrit depuis longtemps renfermé dans un dossier de toile verte, sous cette
étiquette : « La Machine d’Orvieto ». Je me l’étais promis au départ de Paris, décidé à tirer
parti de ce séjour prolongé en Italie pour tenter d’y voir un peu plus clair dans les raisons,
autres que de simple paresse, qui m’auront détourné pendant tant d’années d’un projet que
j’ai cependant gardé toujours présent à l’esprit et dont l’enjeu n’a fait que s’accroître avec le
temps. C’est dire que la chose ne va pas pour moi sans beaucoup d’appréhension : l’ensemble
remonte à plus d’un quart de siècle, ainsi qu’en témoignent le texte d’une conférence sur
l’oubli, par Freud, du nom de Signorelli, prononcée en anglais, à l’université Cornell, à
l’automne 1972, et l’échange de lettres avec Meyer Schapiro qui l’avait précédée de quelques
mois ; sans compter les notes de travail et les pages de journaux de voyage datant de 1967 et de
plus tôt encore ; et je ne puis dissimuler le malaise que m’inspirent les incessantes ruptures
de ton que révèle ce premier sondage, les références intimes et le mélange des genres et des
discours, tous interrompus, ou avortés, qui sont là comme autant de fils laissés en suspens, et
si étroitement intriqués que je ne sais comment m’y prendre pour m’en ressaisir et les démêler,
ni par où commencer. Ce que je n’avais pas alors conduit à son terme, y réussirai-je sur le
tard, tandis que beaucoup reste à faire qui serait d’un abord mieux convenu ? Pourquoi
rouvrir cette fouille abandonnée pendant si longtemps, au risque pour les dépôts de toute
sorte qui se sont accumulés depuis lors de se mêler à des sédiments plus anciens et d’une
nature plus secrète, coupant court à toute possibilité d’enquête méthodique, et un tant soit
peu objective ?
Je vois bien ce qui m’attire dans cette entreprise, et qui la justifierait, si j’avais quelque
chance d’en finir, fût-ce provisoirement, avec elle, et d’en situer plus précisément les tenants
et aboutissants. Ce dont il s’agit est assez clair, encore que difficile à énoncer. Rien de moins
que de tâcher d’y voir un peu mieux, d’y regarder d’un peu plus près dans le jeu auquel peut
212 La mise du sujet

se prendre quiconque s’intéresse à l’art et à ses œuvres ; au point pour telle d’entre celles-ci
d’en venir à occuper, dans ce qu’on dira être sa biographie, une place ou une fonction qui
ne se limite pas à celle normalement dévolue à un objet d’étude ou de curiosité, voire de
simple délectation : quelque chose comme un phare ou un repère, une balise, un point
d’ancrage, ou un point de fuite, dans tous les sens du mot – fuite des lignes dans leur conver-
gence plus ou moins réglée ; mais fuite, aussi bien, dérobade du sujet qui s’emploie à brouiller
les pistes. Soit le jeu auquel je n’ai moi-même pas cessé de jouer avec les fresques de Signorelli
à Orvieto, lesquelles m’auront occupé pendant de longues années à des titres divers, et qui
pouvaient sembler n’avoir affaire que de très loin avec ce qui était censé être mon travail, dès
le temps de mes premiers voyages en Italie. Un jeu de cache-cache (côté « sujet ») ou de
cache-tampon (côté « objet »), et qui ne va pas, pour qui s’y prête, sans équivoque ni une
complaisance quelque peu fétichiste ou littéraire – et pas nécessairement de la meilleure
veine. Un jeu dans lequel l’inconscient est partie prenante, et qui ne revêt de sens qu’à lui
donner la parole, au moins à s’efforcer d’en mesurer l’incidence au registre du discours et de
ses cheminements, si improbables soient-ils. La tâche consistant moins à mettre les œuvres à
la question, à leur prêter une voix, et jusqu’à son timbre, ainsi que l’histoire de l’art n’aura
cessé de s’y employer à la suite du jeune – ou du « premier » ? – Warburg 1, qu’à s’interroger
sur ce qui, en elles, et à leur contact, nous fait parler, nous fait écrire. Et plus que cela : sur
ce qui, suite à cette rencontre, ouvre en nous la voie à un réseau ou une tresse d’associations,
les unes plus ou moins savantes et maîtrisées, les autres qui échappent à tout contrôle, hors
celui du refoulement.

2 octobre
Ce qui nous fait parler, qui nous fait écrire. Le nous, ici, n’étant pas de simple convention,
comme le voudrait une précaution de style aujourd’hui de règle parmi les historiens : si une
œuvre me fait parler, c’est à charge pour moi de tenter de me faire entendre par ceux qu’une
telle parole peut atteindre ; mais c’est aussi sous la condition qu’à travers ce dire, quelque
chose trouve à s’énoncer qui aurait rapport non seulement à ce que l’œuvre ne fait que
montrer, ou donner à voir, mais aux jeux auxquels elle engage, passé le cercle des spécialistes.
Peut-on donner à lire ce qu’il en serait d’une analyse qui porterait moins sur les œuvres de
l’art qu’elle ne travaillerait avec elles, sans rien négliger de ce qui en fait les entours, au registre
La mise du sujet 213

de la production comme à celui de la réception, pour autant que cette distinction ait un
sens ? Mais sans rien ignorer non plus de la mise qui peut être en l’affaire celle des « sujets »,
ni des indices et des marques auxquels cette mise doit d’affleurer comme telle. Des indices
et des marques qui, pour singuliers et personnels qu’ils puissent être, n’en ont pas moins
nécessairement une résonance historique et collective.
Cette résonance est particulièrement sensible quand l’œuvre qui fait parler, qui fait écrire,
remonte à un passé qui, sous des espèces variées, est l’affaire commune de tous, et celle, privée,
de chacun. Nous ne regardons pas les œuvres d’art anciennes du même œil que le faisaient nos
devanciers : mais si l’historien peut s’assigner pour tâche de retrouver quelque chose de « l’œil »
des siècles passés2 – tâche à la limite illusoire, toute de fiction, symétrique dans le champ artistique
du mot d’ordre de Ranke et de l’école positiviste qui attendait de la science historique qu’elle
restituât le passé « tel qu’il a été » –, ma question portera à l’inverse sur le regard auquel en
appellent, aujourd’hui, des œuvres produites en des temps et des lieux plus ou moins lointains,
et sur ce qu’il peut en être, non seulement de leur sens, mais de leurs pouvoirs, de leur efficace,
de leur capacité à trouver un écho ici et maintenant, en rapport à un désir, un souci, une
attente actuelle. Le regard auquel elles en appellent, mais celui, aussi bien, qu’on est en droit
de diriger sur elles ; au risque, pour qui entend cette question comme elle doit l’être, et
comme une interrogation sur le sens que revêt, en matière d’art, le concept d’« histoire », de
devoir renoncer à toute idée de maîtrise : la tâche – selon l’injonction de Maurice Blanchot –
consistant moins à feindre de disposer des œuvres qu’à se rendre disponible pour elles 3.
Comment les œuvres du passé en appellent-elles à nous dans le temps qui est le nôtre
– un temps, fût-il « présent », qui a son épaisseur (celle pour moi, à vrai dire impalpable,
comme volatilisée, de toutes les années qui se sont écoulées depuis ma première visite à
Orvieto, soit près d’un demi-siècle) ? Comment en appellent-elles à nous et, ce faisant,
comment retrouvent-elles quelque chose de l’activité, de la force, de l’énergie, sinon de la
virulence auxquelles se reconnaissent les « chefs-d’œuvre » ? Et qu’en est-il – pour parler au
plus près de l’étymologie – de la manière qui est toujours et encore celle de l’œuvre d’opérer,
quand bien même ce serait sous des formes qui n’auraient plus guère de rapport, sinon
aucun, avec les fonctions qui ont pu lui être assignées dans le temps qui l’a vue naître : des
formes qui ne sont jamais plus remarquables ni plus précieuses que lorsque le travail de
pensée qui ressaisit cet objet, et en quelque manière le rappelle à la vie, le ressuscite, et le
214 La mise du sujet

convertit, pour parler comme Marx, d’utilité possible en utilité efficace, lorsque ce travail
tend à l’œuvre et que, de l’œuvre, le travail a la forme et la force ? J’en veux pour exemple
et pour preuve, en rapport direct avec l’objet qui m’occupera ici, l’explication que Freud a
proposée de l’oubli du nom de Signorelli au départ de ce qui est sans doute son ouvrage le
plus répandu, et qui aura fait autant, sinon plus, pour la renommée des fresques d’Orvieto et
de celui qui en est donné pour l’auteur, que bon nombre de travaux d’histoire de l’art.
Encore cet effet a-t-il d’autres causes que la popularité de La Psychopathologie de la vie quoti-
dienne. L’analyse du « cas Signorelli », que Freud a inscrite avec un art consommé au départ
de ce livre, ne visait pas à un effet seulement rhétorique, à la manière d’un frontispice ou
d’une ouverture : la machine qu’il a construite pour rendre compte du trouble de mémoire
dont il souffrit, durant l’été 1898, au cours d’une excursion dans les Balkans, n’atteint à son
plein régime que si l’on admet, ainsi qu’il le donne à entendre au détour d’une note en bas
de page, qu’il se sera laissé prendre, tout le premier, à cet autre dispositif machiné en son
temps par le peintre dans la cathédrale d’Orvieto, et s’y sera si bien investi, en tant que
« sujet », qu’il n’aura su récupérer sa mise autrement qu’en jouant à cache-cache avec lui-
même, jusqu’au lapsus. Ce qui laisse à penser qu’on devrait pouvoir en apprendre quelque
chose touchant la machine elle-même, et son fonctionnement.

5 octobre
En fait de jeu de cache-cache (je ne dis rien de l’excursion qui nous aura nous-mêmes
conduits à Arezzo, pour y visiter la Fiera antiquaria, qui s’y tient le premier dimanche du
mois, et y voir de plus près les fresques de Piero, actuellement en cours de restauration, ni
de la journée passée dans le Valdarno, chez nos amis Alan et Sarah Grieco, à peine venais-je de
rouvrir ce dossier), celui auquel je n’ai cessé de jouer avec la psychanalyse en mérite bien le
nom. Il y a quelques années, à l’occasion d’un colloque sur les usages de ladite psychanalyse et
des modèles freudiens, l’un des organisateurs me demanda à brûle-pourpoint : « Comment
se fait-il que l’historien de l’art que vous êtes ait pris tant d’intérêt à Freud, et à ses écrits ? »
Sans plus y réfléchir, je crus me tirer de ce pas en répondant de façon non moins abrupte
qu’il se pourrait bien que ce qu’on nomme l’histoire de l’art ait d’abord représenté pour moi
une voie d’accès détournée à l’œuvre de Freud. À mon grand embarras, il me fallut alors
m’en expliquer, ce qui n’eut rien d’aisé, et ne l’est pas davantage aujourd’hui.
La mise du sujet 215

Sur le moment, je ne trouvai rien d’autre à répondre que ceci : pour être en mesure de
lire Freud, quelqu’un comme moi qui n’a, à ce jour, été exposé d’aucune manière à l’analyse,
ni comme analyste, ni comme analysant, avait besoin, autant que d’une compétence critique,
de ce qui serait l’équivalent ou le substitut d’une expérience et d’un matériel cliniques. Gilles
Deleuze a bien marqué les liens autant que la différence entre « critique » et « clinique » : la
clinique commençant selon lui là où cesse la libre circulation, le libre échange qui caractérise
la critique 4. Ma propre expérience m’a convaincu que la critique n’est jamais plus intéressante,
ni plus persuasive, que quand elle dérive un tant soit peu vers la clinique. Et cela dès l’abord,
dès l’instant où l’on entreprend de parler ou d’écrire sur l’art, ce qui revient à établir un pont
entre deux domaines d’expérience – l’un qui en passe par les mots, et l’autre par les formes,
les couleurs, ou les sons – et n’est à ce titre pas sans analogie avec la pratique analytique. De
seulement décrire un tableau revient à rien de moins qu’à le mettre en mots, le traiter à la
moulinette du langage, le convertir en un objet de discours qui offre matière à interprétation,
voire qui l’appelle. Mais qu’y a-t-il dans une œuvre d’art, antérieurement à toute description,
antérieurement à toute imposition d’un sens, « muette » qu’elle est censée être, qui nous
fasse parler, qui nous fasse écrire et y aller de de nos interprétations, de nos commentaires, de
nos associations ? Au risque pour l’image de s’effacer progressivement, voire de disparaître
complètement, une fois traduite en mots, ainsi qu’il advenait dans la cure de l’hystérie, quand
le jeune Freud demandait à ses patientes de lui décrire les images qui les obsédaient, qu’elles
fussent celles du rêve, du demi-sommeil, ou de la pensée éveillée : l’interprétation portant
en définitive moins sur les images elles-mêmes que sur ce que les hystériques pouvaient avoir
à en dire et sur les « réminiscences » dont elles souffraient. Au point pour Freud d’écrire, au
terme des Études sur l’hystérie : « Une image qui ne s’efface pas veut que l’on continue à
s’occuper d’elle, une pensée impossible à chasser exige d’être approfondie. Jamais une
réminiscence liquidée ne réapparaît une seconde fois ; une image que le patient a décrite ne
ressurgit pas non plus 5. »
(Question : qu’est-ce qui, d’un rêve, prête au dire ? cela qui, du rêve, peut se raconter ? ou,
plus obscurément, la force non discursive, pulsionnelle, quasiment physique, voire corporelle,
musculaire, charnelle, qui en sous-tend les images, et qui continue d’agir, tension ou détente,
parfois très longtemps après le réveil ? Et de même : qu’est-ce qui, dans une œuvre de peinture,
nous fait parler, nous fait écrire, l’accent étant mis sur le faire – ce qui, en elle, nous fait parler,
216 La mise du sujet

nous fait écrire – autant que sur le dire, ou l’écrire : ce qu’on déclare en être le sens, et qui en
appellerait comme tel à l’interprétation, ou ce qui en ferait le sens, qui le produit, et qui se
traduit, ainsi qu’il en va du symptôme, en termes moins de signification que d’intensité 6 ?)
Je me garderai de pousser trop loin le parallèle entre les échanges auxquels prête la situation
analytique et ceux auxquels peut donner lieu l’approche d’une œuvre d’art. La question
n’en est pas moins posée de la finalité d’une analyse qui ne viserait pas seulement à un profit
cognitif, mais à un bénéfice qui pourrait être mis en balance avec celui – thérapeutique – de
la cure. Que peut-on attendre d’un travail qui porterait moins sur les œuvres qu’il ne serait
mené au plus près d’elles ou, comme j’aime à le dire, conduit avec elles, et dans lequel place
serait faite à l’inconscient : un bénéfice non seulement de plaisir, un plus-de-jouir (pour
autant que le travail puisse aller de pair avec le plaisir, et la jouissance s’en accroître), mais –
comment l’énoncer sans patauger ? – un bénéfice existentiel, un plus d’« être », une ouverture
à l’autre, à tout le moins un gain de conscience critique, et qui procéderait de ce qui, dans
l’analyse, peut se faire jour et trouver à se dire, ou s’écrire ?
La mise du sujet : son engagement dans le jeu, sa dépense ; la manière qui est la sienne
(et qui peut n’être pas toujours convenable, pas toujours recevable, pas toujours « de mise »),
se prenant au jeu, de se rendre disponible pour l’œuvre, d’y gagner accès – mais à quel
risque ?

6 octobre
Comment, passé le temps de la découverte, une œuvre d’art (ici un ensemble de fresques
nommément désigné) s’inscrit-elle dans la mémoire, pour une part livresque ? Les ouvrages
que j’ai lus, les albums que j’ai feuilletés, les cartes postales et les photographies que j’ai
réunies au fil des ans, le beau volume publié sur la Cappella nova après la restauration radicale
dont elle a récemment fait l’objet 7, entrent en concurrence avec le souvenir de mes visites
répétées en ce lieu, à chaque fois que je m’en remémore les images ou que je tente de les
visualiser. Le mot « reproduction » (Reproduzierung), par lequel Freud désigne la remémoration
de noms ou de suites de mots, prend dans ce contexte un relief singulier. Si toute production
d’images engage la question de la représentation ou celle de la « figurabilité », au sens freudien,
celle de leur reproductibilité ne se limite pas à l’aspect technique qu’a mis en lumière Walter
Benjamin, pas plus qu’elle ne correspond à un simple trait d’époque : là où il y a « art »,
La mise du sujet 217

les deux questions, celle de la Darstellbarkeit (« figurabilité ») et celle de la Reproduzionbarkeit


(« reproductibilité »), dans l’acception mnésique du terme aussi bien que dans son acception
mimétique ou technique, ont dès le principe partie liée. Figuration, reproduction : l’une et
l’autre altèrent toujours, et nécessairement, ce qu’elles paraissent répéter, redoubler, réitérer.
Voir Jorge Luis Borges et la fiction du Don Quichotte conçu comme un livre imaginaire
reproduit par un auteur lui-même fictif, Pierre Ménard : « Alors, comme l’écrit Deleuze, la
répétition la plus exacte, la plus stricte a pour corrélat le maximum de différence 8. »

7 octobre
La question, sinon l’illusion de la fidélité, je vois bien qu’elle est au cœur de cette entreprise,
et qu’elle en constitue tout ensemble le ressort et l’horizon, sous des espèces autrement intimes
que la seule fidélité de l’imitation, de la « reproduction », ou celle encore de la restauration.
Fidélité à des choix, des engagements très anciens. Mais fidélité, aussi bien, à des liens plus
secrets, plus privés.

8 octobre
Notes d’octobre 1967 et d’avril 1972 9. Comment, par-delà son inscription mnésique, une
œuvre peut-elle en venir à occuper sa place, à jouer son rôle, à tenir sa partie, dans ce qui serait
une « vie », au point d’y prendre valeur et fonction de fétiche, ou de relique ; la référence à
l’inconscient et au clivage du sujet qu’elle implique suffisant à prévenir toute dérive vers une
conception classique et unitaire du moi « biographique ».
En fait de fétiche ou de relique, mes voyages répétés à Orvieto ont tout du pèlerinage, au
même titre que ceux qui m’auront si souvent reconduit dans les collines autour de Monterchi
pour y revoir la Madonna del Parto de Piero della Francesca avant que celle-ci ne fût remisée
dans la triste école du village. Mais d’une fresque – celle de Piero – aux autres – celles de
Signorelli, réputé son disciple 10 –, le lien n’est pas fortuit ; pas plus que ne l’est de faire
retour à ce vieux projet après en avoir fini (du moins le pensais-je !) avec la Vierge de
Monterchi 11. Le moindre incident de parcours – un trouble de mémoire qui peut se traduire
par l’oubli du nom de l’auteur, mais aussi bien, paradoxalement, par la saillie, dans la
mémoire, de tel détail aux dépens de l’ensemble, ce qui s’apparente de près au fétichisme –
sera alors l’occasion de prendre conscience de ce « flux constant de mise en relation à la
218 La mise du sujet

personne propre 12 » dont parle Freud dans La Psychopathologie de la vie quotidienne, et qui
traverse, qui imprègne, sans qu’il en ait habituellement conscience, la pensée de tout un
chacun qui s’intéresse à l’art et à ses œuvres, et s’y investit au point d’en venir à se glisser
(« sich zu mengen », suivant les mots encore de Freud), lui et ses affaires privées, dans le
texte d’un poème comme pouvait l’être, pour s’en tenir à l’exemple qu’en donne le second
chapitre de l’ouvrage, « La Fiancée de Corinthe » de Goethe 13 ; dans un texte, et jusque
dans un décor comme celui d’Orvieto, ainsi qu’il advint de Freud lui-même. De s’y glisser,
ou de s’y laisser prendre, tel un insecte dans une toile d’araignée, de s’y trouver mêlé,
impliqué, comme on peut l’être dans un procès, au point d’en être réduit, en guise de défense
ou d’échappatoire, à tirer un autre fil de la toile – ou à passer outre, sans y regarder de trop
près.
Que retenons-nous d’un tableau, et mieux (ou pis) encore, que retenons-nous d’un
ensemble de fresques ? Et que peuvent nous apprendre sur la façon dont l’image que nous
en conservons est à même d’interférer avec nos affaires privées, des reproductions elles-mêmes
plus ou moins « fidèles » ? Freud avait constamment à portée de la main, dans sa bibliothèque,
les livres qui lui étaient nécessaires pour vérifier avec ceux qui lui servaient de cobayes dans
ses recherches sur l’oubli de noms ou de suites de mots, l’exactitude de telle citation ou
récitation d’un vers de Virgile ou d’un poème de Goethe. Mais à quoi comparer le souvenir
d’une œuvre d’art, en l’absence de l’original ? Et comment jouer de la mémoire qu’on peut
en avoir, étant admis que l’on ne saurait « reproduire » (se remémorer) une fresque ou un
tableau comme on le fait d’un nom ou d’un poème, sinon pour soi-même, dans ce qu’on dit
être l’imagination, ou pour les autres, en usant de mots pour les décrire ?
Freud voulait que la « reproduction » du nom de « Signorelli » ait été perturbée chez lui
par l’effet d’après-coup d’un train de pensées antérieur 14 portant sur les mœurs des habitants
de la contrée (les Turcs de Bosnie-Herzégovine, ce qui n’est pas pour nous aujourd’hui sans
échos), et qui semblait « de prime abord 15 » sans rapport avec celui qui avait suivi et dans
lequel aurait dû figurer, pour parler comme il le fait, le nom du maître qui a peint, dans la
cathédrale d’Orvieto, « les grandioses fresques représentant les “fins dernières” 16 » : à savoir,
ainsi que l’édition standard a jugé utile de le préciser dans une note, la mort, le Jugement, le
Ciel et l’Enfer 17 – pour ne rien dire du règne de l’Antéchrist, non plus que de la Résurrection
des morts (Vasari parle, plus sobrement, des « histoires de la fin du monde » 18) ; les fresques du
La mise du sujet 219

registre supérieur comme le décor du registre inférieur participant d’un même climat apocalyp-
tique et infernal, que tempèrent à peine les images de la Résurrection et celle qu’on dit un
peu vite être l’image du paradis, peuplées qu’elles sont de nudités dont certains n’auront pas
manqué de s’offusquer ; sans compter les médaillons dont on est en droit de penser qu’ils
auront retenu l’attention de Freud, et qui illustrent, à côté de scènes de violence, de combat,
de meurtre et de martyre, la descente d’Orphée ou celle de Thésée aux enfers et la visite par
Dante et Virgile du purgatoire – toutes images hantées de corps torturés ou fantomatiques, dans
la grisaille minérale desquelles on n’est que trop facilement porté aujourd’hui à reconnaître
une préfiguration de l’univers concentrationnaire. Je tiens pour symptomatique que Freud
ait choisi de ne pas procéder à l’investigation plus approfondie 19 dont il évoque un peu plus
loin la possibilité, et s’en soit tenu, dans l’analyse du « cas Signorelli », à la mise en évidence
d’une connexion d’apparence fortuite entre le train de pensées refoulé et celui qui s’y sera
substitué ; mais non sans corriger, dans une note en bas de page, ce que cette assertion
pouvait avoir de trop catégorique, et qui va à l’encontre de tout ce qui précède : « Entre le
thème refoulé et celui du nom oublié n’existait qu’une relation, celle de la contiguïté
dans le temps ; celle-ci a suffi pour que les deux thèmes puissent entrer en liaison grâce à
une association extérieure 20 » ; et en note, ceci qui semble en totale contradiction avec ce
qu’on vient de lire : « En ce qui concerne l’absence, dans le cas de Signorelli, d’un lien
interne entre les deux sphères de pensées, je ne tiens pas à lui offrir la garantie de ma
totale conviction. En effet, si l’on suit avec soin les pensées refoulées ayant pour thème la mort
et la sexualité, on finit quand même par tomber sur une idée qui touche de près le thème des
fresques d’Orvieto 21. »
On ne saurait mieux dire, ni plus précisément formuler le « thème » qui m’occupe ici :
celui du lien qui peut exister, du branchement qui peut s’opérer entre les investissements de
toute nature, des plus intimes aux plus anonymes, auxquels prête une œuvre de peinture et
le dispositif, la machinerie mise en place en son temps par l’artiste. Au risque pour le sujet,
non seulement de ne plus s’y retrouver dans sa mise, mais de se voir dessaisi de sa place dans
le jeu, sinon de ce qui serait sa position même de « sujet ». À cet égard, je ne puis faire que
l’écart entre le texte et la note au bas de la même page ne m’apparaisse comme une dérobade
de la part de Freud, et comme la marque laissée apparente, délibérément ou non, d’un
refoulement, à tout le moins du refus d’y regarder, ainsi que je le disais, de plus près.
220 La mise du sujet

9 octobre
Comment les œuvres du passé en appellent-elles à nous, dans le présent qui est le nôtre ? Et
comment en appellent-elles à nous, non seulement après Marcel Duchamp (lequel a
sérieusement mis à mal la valeur d’« art », en la réduisant à une valeur strictement nominale,
fonction qu’elle serait à la limite – je simplifie – de l’imposition d’une signature sur un objet
tout fait et présenté comme indifférent, et de son éventuelle introduction au musée), mais
après l’Holocauste ? Sans doute ces deux événements – le « Ready-made » et la Shoah –
sont-ils sans mesure commune au regard de l’histoire qui est censée être celle de l’humanité,
aussi bien qu’à celui de l’art et des destinées qui peuvent être les siennes 22 : ils n’en auront
pas moins pris place, l’un et l’autre, dans ce même siècle qui s’achève sans qu’on soit en droit
de tirer un trait sur lui, quelque envie qu’on en ait.
Dans Si c’est un homme, Primo Levi cite à trois reprises L’Enfer de Dante. Les deux
premières occurrences sont purement rhétoriques et n’ont apparemment pas d’autre raison
d’être, ni d’autre justification, que de donner à croire au lecteur que le livre qu’il a entre les
mains est un livre comme un autre, lisible comme peut l’être La Divine Comédie, ni plus, ni
moins. Première occurrence : le soldat allemand qui, au lieu de leur crier, tel Caron aux
damnés à qui il s’apprête à faire passer le fleuve, « Gare à vous, âmes noires ! » 23, demande
poliment aux nouveaux venus qu’il escorte vers le Lager s’ils n’ont pas quelque argent ou
des montres à lui donner puisque, là où ils vont, ils n’en auront plus besoin. Et, deuxième
occurence, c’est autre gardien qui avertit Levi qu’« ici il n’y a pas de pourquoi 24 », ainsi que
le font les démons sous le pont de la crevasse de Malebolge : « Ici le Saint Voult n’a pas
cours !/Ici on nage autrement qu’au Serchio 25 ! »
Troisième occurrence, celle-ci autrement développée (un chapitre entier y est consacré)
et plus problématique encore, en sa forme comme en son fond, dès lors que le texte de
Dante s’y intègre à la fabrique même du récit : la complainte d’Ulysse, au chant XXVI de
L’Enfer, que Primo Levi se remémore par bribes et qu’il tente d’expliquer à Jean, l’étudiant
alsacien, mais aussi le « Pikolo », ou commis aux écritures du Kommando, en guise de leçon
d’italien, et dans l’espoir de rompre, au moins entre détenus, la barrière linguistique où
l’auteur de Si c’est un homme reconnaissait (sans faire allusion au mythe de Babel) l’un des
traits les plus caractéristiques des camps d’extermination, et sur laquelle il n’aura cessé
d’insister de façon obsessionnelle dans ses écrits et ses interviews 26. Affaire, là encore, de
La mise du sujet 221

remémoration, de reproduction, et qui s’ouvre comme une parenthèse dans la narration, le


temps d’une pause accordée au lecteur comme elle le fut ce jour-là aux deux compagnons,
le maître et son disciple, en route vers les cuisines par un chemin que l’on n’oserait dire celui
des écoliers, s’il ne s’agisssait précisément d’une leçon. Le temps pour Levi d’oublier, pour
un temps très bref, où et qui il était, et d’entendre ces paroles comme pour la première fois :
« Considérez votre semence :/vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes/mais pour
suivre vertu et connaissance 27. »
L’intrusion du poème de Dante peut paraître dérisoire, voire, dans un tel contexte,
choquante, insupportable, odieusement « littéraire », si ne l’avait rendue possible, et même
imposée, un matin de printemps à Auschwitz, ce court moment de répit dans l’horreur,
lui-même totalement déplacé ; à charge pour le « déporté » (le mot lui-même prenant alors
un bref instant une autre résonance) qu’était Levi d’en user, par un double effort de remémo-
ration et de traduction, comme d’un moyen d’échange avec son compagnon, par-delà la
différence des langues et leur commune misère : « Qui est Dante ? Qu’est-ce que La Divine
Comédie ? Quelle étrange sensation de nouveauté on éprouve à tenter d’expliquer brièvement
ce qu’est La Divine Comédie, la structure de l’enfer, le “contrappasso”…» 28 Levi pouvait
bien feindre rétrospectivement de ne pas savoir comment et pourquoi le chant d’Ulysse lui
sera alors venu à l’esprit : les trous dans la récitation, les lacunes et les zones d’ombre, voire
les erreurs dans la reproduction, et jusqu’à ce qui, dans ce « récit », a pu, par la suite, faire
l’objet d’une réélaboration en tant que telle suspecte n’en font que mieux ressortir la volonté
de survie qui l’habitait, par-delà même l’expérience des camps. Se remémorer Dante, dans ce
moment précis, et le traduire, l’expliquer à Jean, mais aussi bien se remémorer ce moment
dans l’après-coup de l’écriture, c’était se persuader qu’ils n’avaient été, ni l’un ni l’autre,
complètement anéantis, que quelque chose subsistait en eux de ce qu’est un homme (un
homme avec h minuscule, et non pas « l’Homme » avec une majuscule). Et dans un éclair,
comme ne craignit pas de l’écrire Primo Levi, de soudain entendre Dante comme jamais.

10 octobre
« C’est cela l’enfer. Aujourd’hui, dans le monde actuel, l’enfer, ce doit être cela […] Comment
penser ? On ne peut plus penser, c’est comme si on était déjà mort 29. » Dire l’enfer, et le
dire aujourd’hui, dans le monde qui est le nôtre, ce monde d’après la Shoah, ainsi que Levi
222 La mise du sujet

devait s’y essayer par la suite, quand il fut appelé à comparer, pour en marquer la différence,
ces deux enfers que furent le Lager et le Goulag 30. Quel sens peut revêtir, dans ce monde,
comme il le fait implicitement dans Si c’est un homme, le qualificatif de « dantesque » : ce
même adjectif qu’une tradition remontant au XIXe siècle nous fait associer à la part la plus
noire de La Divine Comédie, à l’exclusion du Paradis ? Cette question, je peux d’autant moins
l’ignorer que Dante a sa place au registre inférieur du décor d’Orvieto, en marge des « fins
dernières ». Et là encore, comme une note en bas de page, sous la double espèce de son
portrait et des médaillons dont on a dit la teneur, et qui illustrent l’ascension par le poète,
avec Virgile pour guide, de la montagne du Purgatoire.
Si l’analyse, par Freud, de l’oubli du nom de Signorelli n’avait elle-même impliqué une
forme de déplacement, je n’aurais pas l’indécence d’en appeler à l’exemple de Primo Levi
pour jouer, face aux fresques d’Orvieto, et dans un tout autre registre, d’un anachronisme
analogue à celui dont il ressentit la nécessité ce matin-là, à Auschwitz :
Je retiens Pikolo : il est absolument nécessaire et urgent qu’il écoute, qu’il comprenne ce « come altrui piace »
avant qu’il ne soit trop tard ; demain lui ou moi pouvons être morts, ou ne plus jamais nous revoir : il faut
que je lui dise, que je lui parle du Moyen Âge, de cet anachronisme si humain, si nécessaire et pourtant si
inattendu, et d’autre chose encore, de quelque chose de gigantesque que je viens d’entrevoir à l’instant
seulement, en une fulgurante intuition, et qui contient peut-être l’explication de notre destin, de notre
présence ici aujourd’hui 31…

Come altrui piace, « comme il plut à un Autre » (la majuscule étant le fait de la traduction
française) : sur ces mots se clôt le récit par Ulysse de sa pérégrination, tandis que sombre le
navire qui les portait, lui et ses compagnons, avant qu’ils ne se retrouvent en enfer – ce
même motif de la descente aux enfers, païens autant que chrétien, qui occupe une large
place dans le décor d’Orvieto : « et enfonça la proue, comme il plut à un Autre,/jusqu’à ce
que la mer fût refermée sur nous 32 ».

11 octobre
Comment s’y prendre pour lire Si c’est un homme ? Et d’abord quelle position, quelle attitude
adopter pour ce faire ? assis à une table ou tapi dans un fauteuil ? Le plus prudent serait sans
doute de le lire debout derrière un lutrin, sans avoir à tenir le livre entre les mains : comme
La mise du sujet 223

si, de maintenir une distance devait aider à encaisser le coup, à en limiter les effets, à les
contrôler ou les canaliser. À résister. À survivre. Hier soir, j’ai cru pouvoir en poursuivre la
lecture au lit, pour y penser, selon le vœu de Levi, en me couchant, en me levant, et, de
façon délibérément indue, pour y trouver un abri, comme pouvait l’être, pour les déportés,
l’étroite couchette de planches où se traînaient leurs nuits, dans l’attente angoissée du réveil,
et sans que leur sommeil fût vraiment défendu par les cauchemars informes dont ils étaient
la proie. Ce qui me valut d’être très tôt réveillé ce matin, après un rêve dans lequel une
manifestation prolongée de semi-impuissance sexuelle (au terme d’efforts grotesques, je ne
trouvai à éjaculer que de l’eau : de l’eau, pas même de l’urine) le disputait à une scène
d’opération chirurgicale portant sur mes parties génitales. D’opération chirurgicale, ou
plutôt de vivisection, auquel mon corps vivant était livré, et dont j’étais le témoin, mais sans
qu’il me fût demandé d’y mettre moi-même la main, ainsi qu’il en alla pour Freud, dans le
grand rêve dit de la « dissection », ou du « vieux Brücke », que rapporte la Traumdeutung (où
mon propre rêve avait bien évidemment son modèle, encore que ma dernière lecture de ce
passage remontât à plusieurs années), et dans lequel se retrouvait l’écho d’une autre visite
aux alentours d’Orvieto : celle d’une tombe étrusque le long des murs de laquelle, sur deux
étroits bancs de pierre, étaient étendus deux squelettes 33.

12 octobre
Le problème n’est pas de savoir comment, de quel œil, dans quelle optique il convient de
regarder les fresques d’Orvieto, ainsi que prétend nous l’enseigner une histoire de l’art qui
n’a de cesse que d’en canaliser les effets en rapportant l’ensemble de ce décor déclaré
« dantesque » à un système ou un autre de pensée alors en honneur, qu’il fût d’inspiration
néo-platonicienne ou augustinienne, s’il ne se réduisait pas au dogme qui était alors celui de
l’église militante. Il serait plutôt de dire ce que nous y voyons, ou pouvons y voir,
aujourd’hui, après la Shoah, contre toute raison. Quel sens peuvent avoir désormais ces
images, qui couperait court à la pensée du signe, autant qu’à toute forme d’iconologie qui
voudrait qu’il n’y ait de sens que donné à lire, à déchiffrer, à interpréter ? Et quel peut en
être l’effet, et jusqu’à ce qui en fait le sens, si l’art est d’abord affaire d’intensité, que celle-ci
se laisse ou non mesurer en termes de plaisir, ce qui semble en l’espèce déplacé mais qui fait
peut-être, à Orvieto, le fond de la question ? Quelle portée revêt désormais, jusque dans le
224 La mise du sujet

discours qui serait celui de l’Église, le thème eschatologique, celui des « fins dernières », de la
Résurrection, du Jugement dernier, de l’enfer et du paradis, et quelle peut en être la résonance,
après cet événement absolu dont Maurice Blanchot dit qu’il a rompu l’histoire : l’holocauste ?
Pourquoi, comme le demande encore Blanchot, « la nécessité de l’achèvement dans la
justice » ? « Pourquoi ne supportons-nous pas, ne désirons-nous pas ce qui est sans fin ? » Et,
comme en écho : « Comment dire : Auschwitz a eu lieu ? » 34 « Penser le désastre (si c’est possible,
et ce n’est pas possible dans la mesure où nous pressentons que le désastre est la pensée), c’est
n’avoir plus d’avenir pour le penser. […] Le désastre en appelle au désastre pour que l’idée
de salut, de rédemption, ne s’affirme encore, faisant épave, maintenant la peur. Le Désastre :
contretemps 35. »

18 octobre
Et si cette question – Que voyons-nous dans les fresques d’Orvieto ? Que pouvons-nous y
voir, non pas seulement « aujourd’hui », mais après la Shoah (terme qu’on préférera, avec
beaucoup d’autres, à celui d’« holocauste » pour ce qu’il n’implique aucune idée de sacrifice) ? –,
d’être longtemps demeurée informulée, était en définitive la cause dernière du retard qu’a
connu mon entreprise ? Et si le reste – le deuil, l’oubli, la fidélité, le sentiment d’une tâche
toujours différée, tout ce pathos plus ou moins autobiographique qui s’étale dans les marges
d’un travail dont l’analyse par Freud du « cas Signorelli » semblait constituer l’axe principal –
n’avait été qu’un prétexte, un prélude, la première approche d’un thème – celui de la
« survivance », du Nachleben – que la référence aux camps devait décaper, mettre à nu, par
un déplacement radical, pour le réduire à un anonymat sans appel (Blanchot : « Celui qui a
été contemporain des camps est à jamais un survivant : la mort ne le fera pas mourir » 36 ; le
malaise lié à l’idée de « survie », et dont tout un chacun fait l’épreuve dans sa vie privée, ce
malaise atteignant à son comble chez ceux-là même qui, des camps, furent non seulement
les contemporains, mais les témoins – ce que Levi dit être « la honte inouïe des rescapés
devant les engloutis ».)
Mais que dire alors, dans cette obscurité et sous cette lumière sans merci, du décor
d’Orvieto ? Comment aborder, aujourd’hui, une machine dont le programme a directement
à voir avec le désastre (« l’Apocalypse ») autant qu’avec la survie (la « Résurrection ») ?
Primo Levi encore, à l’heure de ce qu’il nomme « initiation » : « Face à l’inextricable dédale
La mise du sujet 225

de ce monde infernal, mes idées sont confuses : est-il vraiment nécessaire d’élaborer un
système et de l’appliquer ? N’est-il pas plus salutaire de prendre conscience qu’on n’a pas de
système 37 ? »
Le fait est que les fresques de Signorelli ne fonctionnent pas seulement, ni même de
prime abord, comme un cycle narratif, sur le mode ordinaire d’une histoire qui trouverait à
se déployer selon un certain ordre, plus ou moins linéaire, sur les murs de la Cappella Nova,
ainsi qu’il va, dans le chœur tout proche de la cathédrale, des fresques de la Vie de Marie,
antérieures d’un siècle. Telle est l’intrication du décor, des peintures de la voûte, commencées
par Fra Angelico, où trône le Christ en gloire, jusqu’aux volutes des grotesques où sont pris,
au registre inférieur, les portraits des poètes – dont celui, déjà cité, de Dante – et les médaillons
en grisaille qui les entourent comme autant d’illustrations tirées de leurs œuvres, en passant
par les grandes scènes du registre supérieur, lesquelles vont du règne de l’Antéchrist à la fin du
monde, et de la Résurrection aux images de l’enfer et du paradis, telle est donc l’intrication
du décor que le visiteur qui pénètre dans la chapelle, soumis qu’il est à cette profusion
d’images d’échelles et de tonalités différentes, ne sache d’abord où donner de la tête et du
regard. En vient-il à considérer ce décor comme un dispositif dans lequel il lui faut trouver
sa place et se frayer un chemin, que la complexité du programme et les constantes ruptures
de niveau que celui-ci implique ont tôt fait de le porter à concentrer son attention sur une
partie du décor au détriment de l’ensemble : la grande fresque du Règne de l’Antéchrist, les
portraits d’hommes illustres, qu’il s’agisse ou non de poètes, antiques ou modernes, la suite
en bas de page des images tirées du Purgatoire de Dante, le décor de grotesques, etc. Quitte
pour le spectateur à reconnaître qu’il se trouve pris à un piège dont les ressorts lui demeurent
obscurs, mais dont il devine confusément qu’ils ont quelque chose à voir, d’une part, avec le
débord des corps et de la chair, sous le signe de la Résurrection, au registre supérieur et, de
l’autre, avec l’insertion, au registre inférieur, de « flashes » narratifs, essentiellement symboliques
ou figuratifs, empruntés à la culture humaniste, et qui renouent de façon subtile les fils d’une
histoire venue à son terme avec la fin des temps.
À part le Jugement dernier de Michel-Ange (dont Vasari tiendra à souligner, dans la seconde
édition de ses Vies, la dette immédiatement identifiable qu’il avait contractée envers Signorelli 38),
le décor d’Orvieto marque la fin des grands décors apocalyptiques dont la tradition remonte
au Moyen Âge. Mais l’excès, le débord sans précédent des corps et de la chair jusque sur le
226 La mise du sujet

seuil du royaume des Cieux ne va pas sans faire problème au regard d’un programme où l’on
veut reconnaître l’expression du dogme romain à la veille de la Réforme 39. Et il n’est pas
jusqu’à la façon dont le touriste moderne peut se trouver impliqué dans un dispositif conçu
à l’origine à de tout autres fins et pour un tout autre public qui ne doive être prise en
compte : l’anachronisme s’imposant d’autant plus en l’occurrence qu’il nous en apprend
autant sur les tours qui peuvent être, de notre temps, ceux d’un inconscient dont on dit un
peu vite qu’il n’a pas d’« histoire », que sur la machine mise en place en son temps par
Signorelli à Orvieto. Une machine dont tout indique qu’elle est toujours en état de marche,
quoi qu’il en soit des avatars de son fonctionnement et des formes de travail et de production
auxquelles elle a pu et pourra encore prêter : à commencer par le dispositif conçu par Freud
pour rendre compte de l’oubli du nom de son auteur.

27 novembre
Y a-t-il une vie après la mort ? Et quelle manière de vie, si elle devait se laisser penser à part
du corps et de la sexualité, sinon du plaisir et de la douleur ? À ces vieilles questions (dont
les épîtres de saint Paul disent assez que les premiers chrétiens ne les ont pas ignorées), les
fresques d’Orvieto apportent une réponse qui, pour conforme qu’elle soit à la tradition,
n’en a pas moins dans sa forme quelque chose d’étrange et d’inquiétant ou, comme le veut la
traduction reçue en italien, de « perturbante », au sens de l’unheimlich freudien. Au point pour
Freud, quand il en vint à les évoquer au cours de son excursion en Bosnie-Erzégovine, de
ne plus s’y retrouver en matière d’attribution, de dénomination, de désignation de l’œuvre
par un patronyme, si l’on accepte que l’oubli du nom de Signorelli était décidément en
rapport avec le thème des fresques de la chapelle San Brizio. « Mort et sexualité » : la guerre
viendra qui le poussera à y aller de ses propres considérations sur la violence et la mort, l’histoire
la plus récente ayant sa part dans la constitution de la seconde Topique (Moi, Ça, Surmoi),
le dépassement du principe de plaisir et la prise en compte de l’instinct de mort. Mais
comment prêter encore attention, après la Seconde Guerre mondiale, la Shoah et Hiroshima,
aux images de la fin du monde et du Jugement dernier, à celles de l’enfer et du purgatoire,
pour ne rien dire de celle du paradis ?
Résurrection des corps, survie de l’âme : de son propre mouvement, la machine d’Orvieto
en relance simultanément la question sur un autre plan.Y a-t-il une vie, et quelle manière de
La mise du sujet 227

vie, ou de survie, de nachleben, pour les œuvres, passé le temps qui les a vues naître ? Ou,
sans plus d’anachronisme, y avait-il une vie, et quelle manière de vie, ou de survie, pour les
œuvres de l’Antiquité païenne, à commencer par celles des poètes latins, au regard de la
conception chrétienne des « fins dernières » de l’homme et du monde qui faisait partie
intégrante de l’agenda de la « Renaissance » ? La question est explicitement posée à Orvieto,
et le décor de la Cappella Nova doit une part de sa force, toujours active, à la façon dont s’y
conjoignent les deux thèmes, celui de la résurrection de la chair et celui de la survie des
œuvres dans la mémoire des hommes, jusque dans la ruine du temps qui est la marque du
désastre. À quoi s’ajoute désormais, au terme d’un demi-millénaire, le problème de la survie
physique, matérielle, du décor de peinture. D’un texte, on peut prétendre qu’il survit quoi
qu’il en soit des altérations qu’il a subies et qu’il appartient à la philologie d’étudier pour
éventuellement y remédier. Mais une œuvre de peinture, menacée qu’elle est par l’usure du
temps dans ce qui fait sa substance même, et exposée comme telle à des restaurations – ultime
avatar de la « machine » – qui prennent à bon compte figure de « résurrections » ? Que
voyons-nous, que pouvons-nous voir, aujourd’hui, des fresques de Signorelli – au sens où
Primo Levi, disait avoir, au Lager, entendu Dante comme jamais ? Qu’avons-nous à voir avec
elles, qui ne participent, à un titre, un degré ou un autre, du désastre ? « Le désastre ne nous
regarde pas, il est l’illimité sans regard, ce qui ne peut se mesurer en terme d’échec, ni
comme la perte pure et simple 40. »

Hubert Damisch
• Planches •
PPP
Fig. 1. Diego Velázquez, Les Ménines, 1656. Madrid, musée du Prado.
Fig. 2. Juan Batista del Mazo, La Famille du peintre, v. 1670. Vienne, Kunsthistorisches Museum.
Fig. 3. Book of Lindisfarne (saint Luc), art insulaire, fin du VIIe siècle.
Londres, British Library, Cotton Ms. Nero D. IV, f° 137v°.
Fig. 4. Bénédictionnaire de l’archevêque Robert (les Saintes Femmes au tombeau), art anglo-saxon,
dernier quart du Xe siècle. Rouen, bibliothèque municipale, ms. Y. 7, f° 21v°.
Fig. 5. Isaïe, première moitié du XIIe siècle. Souillac, cathédrale.
Fig. 6.Vie de saint Edmond (passage miraculeux d’un pont par les reliques de saint Edmond),
art roman anglais, v. 1130. New York, Pierpont Morgan Library, M. 736, p. 38.
Fig. 7. Ludovico Carracci, Erminie parmi les bergers, 1603. San Idelfonso, palais de la Granja.
Fig. 8. Giovanni Francesco Barbieri, dit le Guerchin, Erminie parmi les bergers, v. 1618. Birmingham, City Art Gallery.
Fig. 9. Domenico Zampieri, dit le Dominiquin, Erminie parmi les bergers, v. 1620. Paris, musée du Louvre.

Fig. 10. Giovanni Lanfranco, Erminie parmi les bergers, v. 1635-1640. Rome, galerie Capitoline.
Fig. 11. Francesco del Cossa, Travée du Bélier (registre inférieur), v. 1469-1470. Ferrare, palais Schifanoia.
Fig. 12. Anonyme, Travée du Lion (registre inférieur), v. 1469-1470. Ferrare, palais Schifanoia.

Fig. 13. Anonyme, Travée du Taureau (registre inférieur, détail avec le Palio de San Giorgio),
v. 1469-1470. Ferrare, palais Schifanoia.
Fig. 14. Francesco del Cossa, Travée du Bélier (registre inférieur, détail avec le duc Borso d’Este),
v. 1469-1470. Ferrare, palais Schifanoia.
Fig. 15. Carlo Crivelli, La Déploration, 1485. Boston, Museum of Fine Arts.
Fig. 16. Niccolò dell’ Arca, Compianto, v. 1460-1465. Bologne, église Santa Maria della Vita.
Fig. 17. Niccolò dell’ Arca, Madeleine, Fig. 18. Niccolò dell’ Arca, Marie Cléophas,
v. 1460-1465. Bologne, église Santa Maria della Vita. v. 1460-1465. Bologne, église Santa Maria della Vita.
Fig. 19. Andrea Mantegna, Sépulture, v. 1474.
Fig. 20. Luca della Robbia, Cantoria (détail), 1431-1437. Florence, musée de l’Œuvre de la cathédrale.
Fig. 21. Giotto, Sposalizio, 1305-1306. Padoue, chapelle Scrovegni.
Fig. 22. Giovanni di ser Giovanni, dit le Scheggia, La Justice de Trajan,
milieu du XVe siècle. Florence, collection A. Bruschi di Grassina.
Fig. 23. Francesco di Valdambrino, Enfant Jésus, v. 1403-1409. Collection privée.
Fig. 24. Joachim Patinir, Le Repos pendant la fuite en Égypte, v. 1475-1480. Madrid, musée du Prado.
Fig. 25. Évangéliaire de Dawit II (Salomé, la Vierge et Joseph), début du XVIe siècle.
Fig. 26. Manuscrit éthiopien (fuite en Égypte), début du XVIIIe siècle.
Fig. 27. Orphée.

Fig. 28. Sortie des enfers.


Fig. 29. Rituel.

Fig. 30. Le jeu des tarots.


Fig. 31. Eurydice.

Fig. 32. La mort d’Orphée.


Fig. 33. À travers…

Fig. 34. les terres brûlantes…


Fig. 35. Jorge Reinel, carte, vers 1510.
Fig. 36. Atlas Miller, carte des Açores, 1519.
Fig. 37. Atlas Miller, Lopo Homem-Reinel, carte du Brésil, 1519.
Fig. 38. Atlas Miller, Lopo Homem-Reinel, carte de l’océan Indien, 1519.
Fig. 39. Atlas Miller, Lopo Homem-Reinel, carte de l’Insulinde, 1519.
Fig. 40. Photogramme de Fenêtre sur cour, recadré, détaillé.
PPP
• Notes •

NOTES DE L’AVANT-PROPOS

1. Pour les références complètes des textes d’Hubert Damisch 3. Berlin, Springer Verlag, 1935 ; trad. fr. Grenoble, Jérôme
cités dans le volume, on se reportera à la bibliographie, Millon, 1989.
p. 345 sq. 4. H. Damisch, L’amour m’expose, 2000.
2. H. Damisch, La Peinture en écharpe, 2001, p. 123. 5. Id., La Peinture en écharpe, 2001, p. 52.

NOTES DE LA PREMIÈRE PARTIE

L’art dans ses œuvres. Théorie de l’art, histoire des œuvres


1. L. B. Alberti, De la peinture/De pictura (1435), trad. Jean- 10. M. Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des
Louis Schefer, Paris, Macula, 1992, I, 2, p. 74-75. sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 21 et 25.
2. H. Damisch, L’Origine de la perspective, 1987, p. 402. 11. Sur la présence des Ménines dans le « bureau d’été » de
3. L. B. Alberti, op. cit., II, 41, p. 174-175. Philippe IV, voir J. F. Moffitt, art. cité, p. 281.
12. Palomino, cité par J. F. Moffitt, ibid., p. 71.
4.Voir les textes de Foucault, Searle, Snyder, Cohen, Steinberg
et Alpers réunis et présentés par Alessandro Nova dans Las 13.Voir entre autres J. F. Moffitt, ibid., p. 284-286, qui se
Meninas. Velázquez, Foucault e l’enigma della rappresentazione, fonde sur une déclaration de Palomino et une reconstitution
Milan, Il Saggiatore, 1997. de la perspective ; cf. les schémas de B. Mestre Fiol dans « El
espejo referencial en la pintura de Velázquez», Traza y Baza,
5.Voir en particulier l’étude de John F. Moffitt « Velázquez
2, 1973, p. 15-36, et Ph. Comar, La Perspective en jeu. Les
in the Alcàzar Palace in 1656 : the meaning of the “mise en
dessous de l’image, Paris, [1982] 1997, p. 114-116. Je remercie
scène” of Las Meninas », Art History, 6/3, sept. 1983, p. 271-
Mme Lucie Badiou de m’avoir signalé ces deux textes à
300, qui, à force de documents d’archives, propose de
l’occasion d’un séminaire sur Les Ménines tenu au Centre
reconnaître les tableaux invisibles des Ménines, accrochés
d’histoire et théorie des arts de l’Ehess en 1999.
entre les fenêtres de l’atelier (p. 273-276).
14. L’anecdote rapportée par Palomino est citée par Moffitt,
6. J. Brown, Velázquez. Painter and Courtier, New Haven- op. cit., p. 281, qui en tire argument pour situer l’atelier de
Londres,Yale University Press, 1986, p. 303, note 43. Velázquez dans le palais. L’anecdote ne précise pas que l’infante
7. Rapporté par Antonio Palomino, El Museo pictorico y escala pose pour le peintre ; elle indique seulement que le roi,
optica (1724), cité dans Y. Bottineau et P. M. Bardi, Tout ainsi que la reine et ses dames de compagnie venaient
l’œuvre peint de Velázquez, Paris, Flammarion, 1969, p. 106. « fréquemment » voir Velázquez peindre dans son atelier.
8. Sur la deità de la peinture chez Léonard, voir mes observa- 15. L. Marin, Le Portrait du roi, Paris, Minuit, 1981, p. 252.
tions dans Léonard de Vinci. Le rythme du monde, Paris, Hazan, 16. M. Foucault, op. cit., p. 23.
1997, p. 264-270. 17. Sur l’omnivoyant, voir Nicolas de Cues, Le Tableau ou la
9. L’expression est d’H. Damisch, L’Origine de la perspective, Vision de Dieu, trad. et introd. Agnès Minazzoli, Paris, Éd.
1987, p. 399. du Cerf, 1986, en part. p. 21 sq.
266 Notes de la première partie

18. Pour ce qui suit, voir H. Damisch L’Origine de la perspective, concept absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen
1987, p. 399-402. Âge) » (1955), dans Mourir pour la patrie, Paris, PUF, 1984,
19. Même si, en tenant soulevé une tenture, cet avant-bras p. 75-103.
peut suggérer que José Nieto Velázquez, aposentador de la reine 26. Cf. Emmanuel Kant, La Raison pure. Extraits de la Critique,
comme Diego l’est du roi, contribue de façon équivalente textes choisis et présentés par Florence Khodoss, Paris, PUF,
au dévoilement de la représentation d’une scène réservée à la 1962, p. 118 et 220.
« famille ». Il est certain, en tout cas, que la position de ses 27. M. Foucault, op. cit., p. 19 et 31.
bras correspond, pivotée à 90°, à celle du peintre. Voir à ce 28. Cf. E. Kant, op. cit., p. 13 et 19.
propos la belle analyse de Victor Stoichita dans L’Instauration
29. Pour ce qui suit, voir Manuela B. Mena Marquès, « El
du tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes, Paris,
encaje de la manga de la enana Mari-Bàrbola en Las Meninas
Klincksieck, 1993, p. 267-275.
de Velázquez », dans El Museo del Prado. Fragmentos y detalles,
20. Cet effet devait être plus sensible encore avant que le Madrid, Ed. Fundación Amigos del Museo del Prado, 1997,
tableau ne soit découpé sur la gauche. Aujourd’hui, la position p. 135-161. Je remercie Mme Lucie Badiou d’avoir avec
du point de fuite (et donc de notre regard) est, par rapport à insistance attiré mon attention sur ce texte.
l’axe central du tableau, symétrique de celle du regard royal alors
30. Saint Paul, Épître aux Corinthiens, 13, 12.
que, à l’origine, cet axe central correspondait très vraisembla-
blement au miroir et à son double portrait, notre propre 31. Cette présence laissant d’ailleurs entendre que la première
position s’en trouvant plus nettement décalée vers la droite. version rendait un hommage discret mais efficace à la reine,
21. M. Foucault, op. cit., p. 31. qui avait assuré la descendance dynastique – ce qui explique
aussi sa présence à côté du roi dans le miroir « auratique » de
22. Il n’est pas question de faire ici cette analyse. Il suffira
la première version.
d’indiquer que la dimension des visages du roi et de la reine
dans le miroir est équivalente à celle du visage de José Nieto 32. Pour ce qui suit, voir J. F. Moffitt, op. cit., p. 292-293.
Velázquez dans le chambranle de la porte. Or cette égalité 33. Les quatre vers de l’emblème disent : En la que tabla rasa
est « fausse » : dans le reflet du miroir, les visages royaux sont tanto excede,/que uee todas las cosas en potencia./Solo el pinçel con
à double distance du plan du tableau et ils devraient donc soberana ciençia,/reducir la potencia al acto puede.
être manifestement plus petits. En les peignant plus grands 34. Selon Léonard de Vinci, « La science de la peinture réside
qu’ils ne pourraient l’être dans un reflet « réel », Velázquez dans l’esprit qui la conçoit ; d’où naît ensuite l’exécution,
les rend mieux visibles, mais il laisse aussi percevoir qu’il s’agit bien plus noble que ladite théorie ou science » (Codex Urbinas,
d’un pseudo-reflet. Ce rapprochement des visages royaux 19v°). Sur la situation de ce passage dans la théorie de l’art
contribue évidemment à l’effet d’aura que le miroir donne à de Léonard, voir D. Arasse, Léonard de Vinci, op. cit., p. 269-270.
la présence royale dans le tableau. 35. M. Foucault, op. cit., p. 19.
23. M. Foucault, op. cit., p. 22 et 23 ; c’est nous qui soulignons. 36. Nicolas Poussin, Lettres et propos sur l’art, textes réunis et
24. H. Damisch, L’Origine de la perspective, 1987, p. 402. présentés par Anthony Blunt, Paris, Hermann, 1989, p. 174
25. Sur les arcana principis et le mystère de l’être royal, voir en (lettre à M. de Chambray, 1er mars 1665).
particulier Ernst Kantorowicz, « Mystère de l’État. Un 37. H. Damisch, L’Origine de la perspective, 1987, p. 406.

Histoire et théorie de l’art médiéval. Le modèle d’Otto Pächt


1. Hubert Damisch, Fenêtre jaune cadmium, ou les dessous de la ouvrage on trouvera une courte notice d’Otto Demus sur la
peinture, 1984. carrière de Pächt.
2. Otto Pächt, Questions de méthode en histoire de l’art, Paris, 3. Buchmalerei des Mittelalters. Eine Einführung, Munich, Prestel,
Macula, 1994, p. 12 sq. En préface à l’édition française de cet 1984 ; éd. fr. L’Enluminure médiévale. Une introduction, trad.
Notes de la première partie 267

Jean Lacoste, Paris, Macula, 1997 ; nous reprenons cette 12. Ibid., p. 127.
traduction tout en lui apportant quelques modifications. 13. Id., La Perspective comme forme symbolique, Paris, Minuit,
Pour éviter la multiplication des notes de référence, nous 1975. Sur la façon dont cet ouvrage est travaillé par une
donnons entre parenthèses le numéro des pages de la traduction double problématique, l’une fondée sur « la représentation
auxquelles nous nous référons (la numérotation est très de l’espace » (dont l’histoire est finalisée par la perspective),
proche de celle de l’édition allemande). L’ouvrage comporte l’autre sur « l’appréciation formelle de la surface de la figura-
une liste des publications d’Otto Pächt sur l’enluminure dont tion » (c’est-à-dire du « support matériel de l’image »),
il fut un très grand spécialiste. problématique qui recoupe celle que nous examinons ici,
4. Ce couple livre immanent/Livre transcendant est manifeste voir notre article « Fond, surfaces, support. Panofsky et l’art
dans les images qui montrent l’évangéliste avec son livre, roman », dans Panofsky. Cahiers pour un temps, Paris, Éd. du
tandis que son attribut céleste ou un ange en tient un autre Centre Pompidou, p. 117-134.
(cf. fig. 3).
14. Id., « Sur le rapport… », art. cité, p. 129.
5. O. Pächt, « The precarolingian roots of early romanesque
art », in Romanesque and Gothic Art, actes du 20e Congrès 15. La notion de champ (campus), entendue comme intervalle
international d’histoire de l’art (New York, 1961), Princeton, dégagé entre les figures (qui font l’imago) d’une pictura, est
1963, vol. I, p. 67-75. parfaitement médiévale ; on la trouve très clairement exprimée
chez Théophile qui se préoccupe notamment de savoir
6.Voir notre article « Relève de l’ornementation celte païenne
comment le remplir (cf. Theophilus, De diversis artibus, vers
dans un évangile insulaire du VIIe siècle. Les Évangiles de
1125, éd. et trad. C. R. Dodwell, Oxford, 1961, passim, par
Durrow », dans Ideologie e pratiche del reimpiego nell’alto Medioevo,
ex. p. 51). Le champ au Moyen Âge fait donc partie inté-
Spolète, Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 1999,
grante de la pictura, sans être lui-même figuratif, non seulement
p. 1011-1053.
quand il est coloré, mais aussi lorsqu’il est couvert de motifs
7. Erwin Panofsky, « Über das Verhältnis der Kunstgeschichte ornementaux.
zur Kunsttheorie. Ein Betrag zu der Erörterung über die
Möglichkeit kunstwissenschaftlicher Grundbegriffe », repris dans 16. Sur la question du lieu de la peinture dans son rapport
id., Aufsätze zu Grundfragen der Kunstwissenschaft, éd. H. Oberer à son support, voir H. Damisch, Théorie du nuage, 1972,
et E. Verheyen, Berlin, Wissenschaftsverlag Volker Spiess, p. 143 sq.
1998 ; trad. fr. « Sur le rapport entre l’histoire de l’art et la 17. On peut étendre à d’autres périodes de l’art médiéval ce
théorie de l’art. Contribution à une élucidation de la possi- que Pächt disait à propos de l’art roman : « Tous ceux qui
bilité de concepts fondamentaux de la science de l’art », Recherches étudient l’art roman savent d’expérience qu’à cette époque les
poïétiques, 4, été 1996, p. 123-145. Je remercie Danièle Cohn frontières entre art purement décoratif et art représentationnel
d’avoir attiré mon attention sur ce texte. sont restées fluides et considéreront donc a priori comme
8. Ibid., p. 124. improbable que ces deux sphères puissent avoir été régies par
9. Comme il apparaît, par exemple, dans un ouvrage comme des principes structuraux différents » (« The precarolingian
La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident, Paris, roots… », art. cité, p. 74).
Flammarion, 1976. Certaines formes d’art abstrait contem- 18. « Nobilitas » est un terme employé par Suger à propos de
porain ont dépassé l’opposition de la peinture et de la sculpture la célébration de l’office liturgique avec de beaux ornements
et assumé la troisième dimension d’une façon littérale (non (De administratione, in Suger, Œuvres, t. I, éd. et trad. F. Gaspari,
figurative et non illusionniste) ; l’opposition de la « forme » Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 138).
et de la « plénitude sensible » n’y a donc pas de sens. 19. À propos d’une composition apocalyptique figurant les
10. E. Panofsky, « Sur le rapport… », art. cité, p. 125 sq. vieillards et le tétramorphe disposés radialement autour du
11. Ibid., p. 126. médaillon de l’Agneau, Pächt écrit : « Tout, jusqu’à la forme
268 Notes de la première partie

individuelle, est soumis au schéma décoratif à deux dimensions 26. D’une image de ce genre dont il décrivait la manière de
– mais dans sa conception et ses détails, ce schéma décoratif la dessiner, Adam le Prémontré déclarait dans une formule
acquiert une valeur symbolique qui est déterminée par le remarquable : pictura quæ in plano jacet (De tripartito tabernaculo
thème. » (p. 165) [1180-1181], Migne, Patrologie latine, t. CXCVIII, col. 689 ;
on proposera ailleurs une analyse de ce texte). Les manus-
20. Ce n’est nullement en termes de « motif » mais bien
crits du traité d’Adam ne comportent pas d’images, mais on
plutôt de « principes structuraux » que, dans un autre contexte,
en trouvera une du type considéré dans le traité de Richard
Otto Pächt avait défini, avec beaucoup de justesse, le
de Saint-Victor, In visionem Ezechielis (vers 1170), reproduite
problème (cf. note 17).
dans Patrologie latine, t. CXCVI, col. 542. Les autres exemples
21. W. Worringer, L’Art gothique, Paris, Gallimard, 1967, classiques de la Jérusalem ainsi figurée se trouvent dans des
p. 69 sq. La pensée de Worringer est aussi animée par la manuscrits illustrés des commentaires de l’Apocalypse de
problématique de la surface et de la profondeur. Beatus (Xe et XIe siècles). Ce procédé n’est pas limité au
22. Ainsi, « parmi les techniques de modelé byzantines, l’art Moyen Âge, pas plus que la planéité.
roman a choisi et imité celles qui correspondaient particuliè- 27. Autrement dit, l’image ne se construit pas comme la
rement à son penchant pour les modèles linéaires » (Otto Demus, représentation d’un point de vue possible et limité d’un œil
La Peinture murale romane, Paris, Flammarion, 1970, p. 32). humain subjectif sur le monde visible, comme dans un
23. Dans la citation qu’on vient de rapporter, Otto Pächt espace illusionniste. Le problème suggéré ici mériterait une
entraîné, semble-t-il, par le schéma classique, oublie ce qu’il plus ample élaboration.
dit par ailleurs du double héritage de l’art médiéval : « cette 28. Henri Focillon a bien repéré ce point à propos de la
deuxième tradition plastique, non classique, nordique et sculpture du trumeau de Moissac. Des statues de Jérémie et
barbare, qui est l’un des éléments constituants de toute création de Paul, si subtilement modelées, il écrit en effet : « l’espace
artistique au Moyen Âge » (Questions de méthode…, op. cit., p. 29). extérieur leur est limite […], elles ne s’y répandent pas en
gestes, en saillies ; elles s’appliquent contre lui à peu près comme
24. Par exemple, à propos de l’enluminure ottonienne, il elles s’appliquent contre le fond » (nous soulignons) ; elles
observe que « L’espace apparaît comme une superposition s’appliquent aussi contre leur cadre ou établissent des contacts
de strates parallèles, plates (flach), de couches extrêmement calculés avec lui. Focillon est même conduit à parler plus
fines projetées les unes par-dessus les autres, compressées, généralement, à propos de la sculpture du XIIe siècle, d’un
entre lesquelles l’air ne semble pas circuler. » (p. 185) Il « espace presque plat » (L’Art des sculpteurs romans, Paris,
remarque aussi que « le fond possède une vie propre » (ibid.). 1931, rééd. PUF, 1964, p. 194). Répétons qu’il ne peut s’agir
25. Les analyses d’image proposées par Pächt sont souvent là d’un principe unique qui suffirait à définir telle période de
plus nuancées que certaines de ses affirmations théoriques. l’art médiéval, mais il s’agit d’une simple polarité qui se fait
Dans quelques très belles pages consacrées à une enluminure sentir d’une façon plus ou moins insistante et dont il convient
de la Bible d’Admont (vers 1140), il tourne ainsi autour de de mesurer dans chaque cas la prégnance.
l’idée d’un dépassement de l’opposition de la « surface » et de 29. Historia scolastica de Conrad von Scheyern, XIIIe siècle,
la « profondeur », du bidimensionnel et du tridimensionnel : Munich, Staaatsbibliothek, Clm. 17405. Reproduit dans
« On distingue bien ce qui est en avant et ce qui est en H. Schrade, La Peinture romane, Paris-Bruxelles, 1966, p. 195.
arrière – amorce de spatialité –, mais toujours en faisant 30. Magnifique analyse d’un espace entrelacé dans le passage
retour au plan de l’image. De cette manière sont évitées à la d’Otto Pächt déjà signalé (cf. note 17), extrait de Questions de
fois la progression dans la profondeur et la surface pure. […] méthode…, op. cit., p. 24-31.
À l’espace tridimensionnel capable de créer une illusion se 31. À ces quelques indications, on pourrait ajouter les
substitue le jeu polyphonique de l’entrelacs des formes et des compositions rayonnantes dont il a été question, ou les arti-
couleurs […] » (Questions de méthode…, op. cit., p. 29, 30 et 31). culations des plans en accordéon comme dans la figuration
Notes de la première partie 269

des murs de la Jérusalem céleste sur la fresque d’une voûte de l’histoire. À propos de l’ivoire carolingien de saint Rémi »,
San Pietro al Monte à Civate, sans doute de la fin du Annales. Histoire, Sciences sociales, 1, janv.-févr. 1996, p. 37-70.
XIe siècle (reproduite dans A. Grabar et C. Nordenfalk, La 39. Pächt avait bien vu que dans l’enluminure représentant
Peinture romane, Genève, Meddens, 1958, p. 48). Matthieu dans les évangiles d’Ebbon « le mouvement vibrant »
32. Pour une conception dialectique du plan, voir H. Damisch, associait déjà l’évangéliste, son pupitre, le paysage et le cadre
« La peinture est un vrai trois », dans Fenêtre jaune cadmium…, (p. 177), d’où l’importance capitale (symptomatique) de cette
1984, p. 275-305. transposition en termes médiévaux du langage antiquisant
33. Rouen, bibliothèque municipale, ms. Y.7, f° 21v°. d’œuvres carolingiennes plus anciennes. Après quoi, Pächt est
Cf. The Golden Age of Anglo-Saxon Art (966-1066), éd. parfaitement fondé à dire que « l’enluminure anglo-saxonne
J. Backhouse, D. H. Turner et L. Webster, Londres, « British est une émanation tardive de l’art carolingien. Elle a pour-
Museum Publications », n° 40, 1984, p. 60, pl. couleur VIII. suivi jusqu’à ses dernières conséquences l’œuvre d’assimila-
L’identité de l’archevêque Robert est incertaine tion des éléments antiques dans un système médiéval [i. e.
ornemental] d’organisation que les artistes carolingiens avaient
34. D’une image de la même école, représentant le même
déjà entamée » (p. 178).
sujet et ayant une organisation assez proche, Pächt déclare
que « la cohérence originelle de l’image est complètement 40. New York, Pierpont Morgan Library, M. 736, p. 38.
détruite » (p. 183 sq.), sans se demander si elle n’instaure pas 41. Sur le manuscrit et le texte, voir K. C. Flom, M. 636
une autre cohérence. Miracula et Passio Sancti Eadmundi. A Study of the Pictorial Cycle,
35. Dans une autre image anglo-saxonne, de composition thèse de doct., université du Maryland, University Microfilms
assez proche, les gardes sont placés à gauche du tombeau et International, Ann Arbor (Michigan), 1980.
empiètent largement sur la bordure, l’espace correspondant à 42. Pour un superbe exemple d’avant-train de cheval et de
celui qu’ils occupent ici restant vide (cf. Bénédictionnaire de lion vus en complet raccourci, voir les planches XLVI et
saint Ethelwold, fig. 188, p. 182). Il existe des images, otto- XLVIII du Carnet de Villard de Honnecourt, éd. A. Erlande-
niennes notamment, dans lesquelles on n’a pas hésité à placer Brandenburg et al., Paris, Stock, 1986.
les gardes sur le toit du sépulcre, par exemple dans L’Apocalypse 43. Le chrisme étoilé est, depuis l’époque paléochrétienne,
de Bamberg, probablement avant 1010 (cf. Staatsbibliothek une figure classique du chrisme (monogramme du Christ,
Bamberg, Msc. Bibl. 140, f° 69v° ; Das Buch mit 7 Siegeln. Die formé des deux lettres grecques khi, « X », et rhô, « P », avec
Bamberger Apokalypse, éd. G. Suckale-Redlefsen et B. Schemmel, élision possible de la boucle du rhô) : il associe une forme de
Lucerne, Faksimile Verlag, 2000, pl. XXXVIII). croix grecque (+) avec une croix en X, et il est souvent
36. Circos quoque multos in hoc precepit fieri libro bene comptos présenté à l’intérieur d’une couronne dont la roue fait ici
completos quoque agalmatibus variis decoratis multigenis miniis pulchris, l’office. Exemples de chrisme étoilé (avec boucle du rhô)
necnon simul auro (G. F. Warner et H. A. Wilson, The Benedic- dans une couronne au centre du tympan du portail nord de
tional of St. Aethelwold, fac-similé, Roxburghe Club, 1910). San Pedro el Viejo (vers 1117) à Huesca et au centre du
La formule suggère bien que la couleur des figures participe tympan du portail ouest de la cathédrale de Jaca (vers 1110) ;
à l’ornementalité ; cette déclaration importante, mais qui n’a cf. P. De Palol et M. Himmer, L’Art en Espagne du royaume
rien d’unique, éclaire le statut de la couleur au Moyen Âge. wisigothique à la fin de l’époque romane, Paris, Flammarion,
37. Cf. H. Damisch : « en passer par le plan, […] c’est là à 1967, pl. C.
quoi se ramène, en fin de compte, l’opération constitutive 44. Théophile, op. cit., livre II, chap. XX et XXI, p. 50 et 51.
de la peinture » (« La peinture est un vrai trois », in Fenêtre 45. Exemple de tension dans l’art médiéval jouant sur le
jaune cadmium…, 1984, p. 297). même procédé. Pour la rotunditas, voir Théophile, op. cit.,
38. Sur l’enjeu esthétique et symbolique de la bordure d’acanthes livre I, chap. III et V, p. 6 et 7.
dans l’art carolingien, voir notre article « Les ornements de 46. Ibid., livre II, chap. XXI, p. 51.
270 Notes de la première partie

Le choix d’Erminie. Pour une théorie du paysage classique


1. Eugenio Battisti a publié une partie de la correspondance motif tassien dans la peinture du XVIIe siècle », in La Jérusalem
entre Mgr G. B. Agucchi et le chanoine Bartolomeo délivrée du Tasse, op. cit., p. 15-39. J’ai ici développé autrement
Dulcini conservée à la British Library de Londres, où Clovis l’analyse.
Witfield a retrouvé la lettre manquante et le texte de 7. Ludovico a été l’auteur de la première version peinte
« L’impresa per dipingere l’historia d’Erminia ». La découverte importante de l’épisode de Renaud et Armide (1593) exposée
du tableau, que l’on croyait perdu, est due à Antonio Vannugli. au musée de Capodimonte à Naples.
Cf. E. Battisti, L’Antirinascimento, Milan, Feltrinelli, 1963,
p. 534-549 ; C. Whitfield, « A programme for Erminia and 8. Cf. Erwin Panofsky, Hercule à la croisée des chemins, trad. et
the Shepherds by G. B. Agucchi », Storia dell’arte, 19, 1973, introd. Danièle Cohn, Paris, Flammarion, 1999.
p. 217-229 ; et A. Vannugli, « Ludovico Carracci : un’Erminia 9. Ces dessins preparatoires, conservés à Oxford (Ashmolean
ritrovata e un riesame delle committenze romane », Storia Museum) et à Manchester (City Art Gallery), sont signalés
dell’arte, 59, 1987, p. 47-69. Le tableau a été exposé et par Gail Faigenbaum dans sa fiche du catalogue Ludovico
restauré à l’occasion de l’exposition « Ludovico Carracci », Carracci, op. cit., p. 126, note 2.
organisée par Andrea Emiliani à la Pinacothèque nationale
10. Les informations à ce propos sont ambiguës ; cf. A. Vannugli,
de Bologne, en 1993 ; voir la fiche de Gail Feigenbaum dans
art. cité.
le catalogue de cette exposition : Ludovico Carracci, éd.
Andrea Emiliani, Bologne, Nuova Alfa, 1993, p. 125-127. 11. Agucchi se comporte ici comme l’auteur de l’inventione
2. Le Tasse, La Jérusalem délivrée, VII, 7-17. Pour une présen- du tableau, mais il la partage, de façon différente, à la fois
tation des enjeux du poème et de ses transpositions du point avec le Tasse et avec les deux Carracci.
de vue de l’histoire et de l’anthropologie de l’affectivité, voir 12. « Des œuvres d’art, écrit Hubert Damisch,Walter Benjamin
La Jérusalem délivrée du Tasse. Poésie, peinture, musique, ballet, affirmait que “le cercle entier de leur vie et de leur action a
actes de colloque (Paris, 13-14 nov. 1996), sous la dir. de autant de droits, disons même plus de droits, que l’histoire de
Giovanni Careri, Paris, Klincksieck-musée du Louvre, 1999. leur naissance”, et l’on ne saurait sans dommage faire abstrac-
3. La Jérusalem délivrée, VII, 11-12, trad. J. M. Gardair, Paris, tion du phénomène de réfraction qui veut qu’elles ne nous
Bordas, 1990. soient jamais accessibles qu’à travers la trace qu’elles ont laissée
4. Agucchi a été l’auteur d’un nombre considérable de devises, dans l’histoire » (H. Damisch, L’Origine de la perspective, 1987,
ainsi que d’un important traité de la peinture, d’une relation p. 208, qui renvoie à W. Benjamin, « Histoire de la littérature
sur la villa Belvedere, et d’un discours académique intitulé et science de la littérature », in Poésie et Révolution).
« Du moyen » et envoyé à Galilée, avec lequel il échangea 13. Cf. le Tasse, La Jérusalem délivrée,VII, 18-21 sq.
une correspondance abondante. Ce traité a été commenté par 14. Les écrits cités plus haut datent de cette époque ; cf.
Erwin Panofsky dans Galileo as a Critic of the Arts, La Haye, A. Vannugli, art. cité, p. 48.
1954 (une seconde version a été publiée dans Iris, 47, mars
1956, p. 3-15) ; éd. fr. Galilée critique d’art, trad. Nathalie 15. À aucun moment Agucchi ne semble conscient du fait que,
Heirich, Paris, Impressions nouvelles, 1993, p. 75-79. dans le poème, le séjour d’Erminie auprès du berger ne soit
qu’une brève parenthèse avant son retour dans le locus terribilis.
5. Nous suivons ici les conceptions herméneutiques de Paul
Ricœur (cf. notamment Temps et Récit, t. III, Paris, Le Seuil, 16. Hubert Damisch nous a appris qu’ouvrir un tableau, dont
1985). on prétend tout savoir, aux questions que d’autres tableaux
6. J’emprunte la terminologie « locale » de l’épisode – et le lui posent « en peinture » est une façon d’ouvrir l’histoire de
principe analytique qu’elle présuppose – à Milovan Stanic, l’art sur la « pensée du tableau ».
« Erminie dans le paradis artificiel des bergers. Avatars d’un 17. Cf. C. Withfield et A. Vannugli, art. cités.
Notes de la première partie 271

18. Je me réfère au tableau conservé à Alnwick Castle dans actes de colloque, archives de la critique d’art, éd. Larry
la collection du Duke of Northumberlord. Cf. Nell’età di Frogier et Jean-Marc Poinsot, Rennes, 1977).
Correggio e dei Carracci. Pittura in Emilia dei secoli XVI e XVII, 20. Cf. le Tasse, Il Padre di famiglia, in Dialoghi, éd. Ezio
Bologne, Nuova Alfa, p. 378, n° 121. Raimondi, Florence, Sansoni, 1958.
19. Nous nous référons à la description du Moïse frappant le 21. Sur ce tableau, conservé à Naples, au musée de Capodi-
rocher in Giovanni Pietro Bellori, Le Vite dei pittori, scultori e monte, voir A. Buzzoni (éd.), Torquato Tasso tra letteratura,
architetti moderni (Florence, 1672), Turin, Einaudi, 1976, que musica, teatro e arti figurative, Bologne, 1985, p. 308, n° 96.
nous avons commentée dans « Giovanni Pietro Bellori, la 22. Je me réfère au tableau conservé à Modène, à la galleria
critique dans la description au XVIIe siècle » (in La Description, Estense.

Espace et paradoxe à Schifanoia


1. Ce texte propose l’état provisoire et une vision très Cappelli, 1985, 2e éd., Livourne, Sillabe, 1999 ; Atlante di
ponctuelle d’une étude en cours de préparation sur le décor Schifanoia, ouvrage coll. sous la dir. de R. Varese, Modène,
astrologique du palais Schifanoia. Un autre article relatif au Panini, 1988 ; La Corte di Ferrara e il suo mecenatismo (1441-
registre supérieur du même décor est en cours de publication : 1598), actes de colloque (Copenhague, mai 1987), Modène,
Ph. Morel, « Manilius et Marsile Ficin à Schifanoia », in Marsile Panini, 1990 ; Ch. M. Rosenberg, Art in Ferrara during the
Ficin (1499-1599), actes de colloque (Tours, Cesr, juill. 1999), Reign of Borso d’Este (1450-1471). A Study in Court Patronage,
sous la dir. de S. Toussaint, Paris, Les Belles Lettres, 2000. thèse de doct., université du Michigan, 1974, Ann Arbor,
Le lecteur voudra bien se contenter ici de quelques repères Univ. Microf., 1991 ; Alla corte degli Estensi. Filosofia, arte e
bibliographiques : A. Warburg, « Art italien et astrologie cultura a Ferrara nei secoli XV e XVI, actes de colloque (Ferrare,
internationale au Palazzo Schifanoia à Ferrare », in id., Essais mars 1992), sous la dir. de M. Bertozzi, Ferrare, Presses univer-
florentins, Paris, Klincksiek, 1990 ; R. M. Tristano, Ferrara in sitaires, 1994 ; A. M. Visser Travagli, Palazzo Schifanoia e
the Fifteenth Century. Borso d’Este and the Development of a palazzina Marfisa a Ferrara, Milan, Electa, 1994 ; Gli Estensi.
New Nobility, thèse de doct., université de New York, 1983, La corte di Ferrara, ouvrage coll. sous la dir. de R. Lotti, Modène,
Ann Arbor, Univ. Microf., 1983 ; M. Bertozzi, La Tirannia Il Mulino, 1997 ; S. Roettgen, Fresques italiennes de la Renais-
degli astri. Gli affreschi astrologici di Palazzo Schifanoia, Bologne, sance (1400-1470), Paris, Citadelles et Mazenod, 1997.

Le mouvement, la gestualité et l’expression dans l’œuvre de Niccolò dell’Arca


1. Cf. Niccolò dell’Arca, séminaire d’études, actes de colloque 4. A. Warburg, « L’ingresso dello stile ideale anticheggiante nella
(26-27 mai 1987), sous la dir. de G. Agostini et L. Ciammitti, pittura del primo Rinascimento » (1914), in ibid., p. 283-307.
Bologne, Nuova Alfa, 1989. 5. Id., « Le ultime volontà di Francesco Sassetti », in ibid., p. 246.
2. On trouve une référence à la pensée d’Aby Warburg 6. Cf. Cesare Gnudi, Niccolò dell’Arca, Turin, Einaudi, 1942,
concernant le pathétisme du groupe de sculptures de et id., Nuove ricerche su Niccolò dell’Arca, Rome, De Luca, 1970.
Niccolò dell’Arca dans l’essai d’A. Emiliani « Dal realismo 7. Cf. J. Beck, « Niccolò dell’Arca. A reexamination », The
quattrocentesco allo stile patetico e “all’antica” », in Niccolò Art Bulletin, 48, 1965, p. 335 sq. ; M. Fanti, « Nuovi docu-
dell’Arca, op. cit., p. 221-231. menti e osservazioni sul Compianto di Niccolò dell’Arca e la
3. L’essai d’Aby Warburg est consacré aux échanges entre le sua antica collocazione in Santa Maria della Vita », in Niccolò
Nord et le Sud : « Scambi di civiltà fra Nord e Sud nel dell’Arca, op. cit., p. 59 ; Tre artisti nella Bologna dei Bentivoglio.
secolo XV » (1905), in id., La Rinascita del paganesimo antico, Francesco del Cossa, Ercole Roberti, Niccolò dell’Arca, sous la dir.
Florence, La Nuova Italia, [1966] 1987, p. 171-178. de F. Varignana, Bologne, Nuova Alfa, 1985, p. 353-354.
272 Notes de la première partie

8. Cf. C. Gnudi, Niccolò dell’Arca et Nuove ricerche…, op. cit. 18. A. Warburg, Grundlegende Bruchsteucke zu einer pragmatischen
9. Cf. Stefano Bottari, L’Arca di S. Domenico in Bologna, Ausdruckskunde, Ire partie : 1888-1895, IIe partie : 1896-1903,
Bologne, R. Patron, 1964 ; R. Silvestri Baffi, Lo Scultore Londres, Archives Warburg, notices 43, 1 et 2.
dell’Arca Niccolò di Puglia, 1971. 19. Id., « L’ingresso dello stile ideale… », art. cité, p. 287.
10. Cf. X. De Salas, « The Saint John of Niccolò dell’Arca », 20. Ibid., p. 298.
in Essays in the History of Art Presented to Wittkover, Londres, 21. Moderne Geschichtswissenschaft, sous la dir. de K. Lamprecht,
Phaidon, 1967. Fribourg, 1905, p. 23, cité dans E. H. Gombrich, Aby Warburg,
11. Cf. Kathleen Weil-Garris, « Were this clay but marble. A p. 36.
reassessment of emiliana terracotta group sculpture », in Le 22. A. Warburg, « Dürer e l’antichità italiana » (1905), in id.,
Arti a Bologna e in Emilia dal XVI al XVII secolo, Bologne, La Rinascita…, op. cit., p. 196.
CLUEB, 1982, p. 61-80. 23. Id., « La Nascita di Venere e La Primavera di Sandro Botticelli.
12. Cf. Luisa Ciammitti, « Frammenti documentari attorno Ricerche sulle immagini dell’Antichità nel primo Rinasci-
a Niccolò dell’Arca », in Niccolò dell’Arca, op. cit., p. 109-120. mento italiano » (1893), in id., La Rinascita…, op. cit., p. 38-39 ;
13. Gotthold Ephraim Lessing, Laocoonte, ovvero sui limiti della id., Gesammelte Schriften, I, 37 ; voir en particulier le passage
pittura e della poesia, trad. it. Milan, Rizzoli, 1994, p. 45-46. connu où Warburg reconnaît à Burckhardt un jugement
14. Archives d’État de Bologne, Hôpital Santa Maria della infaillible et anticipateur : « les fêtes italiennes dans leur forme
Vita, Échantillons, livres administratifs, miscellanées n° 19 ; la plus élevée sont un véritable passage de la vie à l’art » (cité
H. Delehaye, « Une lettre d’indulgence pour l’Hôpital della dans. E. H. Gombrich, Aby Warburg, op. cit., p. 62).
Vita de Bologne », Analecta Bollandiana, 49, 1931, p. 405-406, 24. Sur l’Atlas, voir R. Kany, Mnemosyne als Program. Geschichte
cité dans J. Beck, art. cité, p. 343-344. Erinnerung und die Andacht zum Unbedeutenden im Werk von
15. Cf. Timothy Verdon, The Art of Guido Mazzoni, New York, Usener, Warburg und Benjamin, Tübingen, Niemayer, 1987 ;
Garland, 1978 ; A. Lugli, Guido Mazzoni e la rinascita della D. Bauerle, Gespenstergeschichte für ganz Erwachsene. Ein
terracotta nel Quattrocento, Turin, Allemandi ; coll., Il Compianto Kommentar zu Aby Warburgs Bilderatlas Mnemosyne, Munster,
su Cristo morto. Quattro capolavori della scultura emiliana del 1988 ; P. van Huisstede, « Der Mnemosyne Atlas. Ein Labo-
Quattrocento, Bologne, Santuario di Santa Maria della Vita, 1966. ratorium der Bildgeschichte », in Aby Warburg « Ekstatische
16. Cf. S. Manservisi, Memorie intorno ad un gruppo di sette Nymphe trauernder Flussgott » Portrait eines Gelehrten, sous la
statue dette le Marie piangenti della Vita, ms. arch. Hôpital Santa dir. de R. Galitz et R. Reimers, Hambourg, Dolling und
Maria della Vita, Bologne, 1887 ; Aldrovandi, « Il sepolcro di Galitz, 1995, p. 130-171 ; A. Warburg, Gesammelte Schriften.
Santa Maria della Vita in Bologna e Niccolò dell’Arca », Der Bildatlas Mnemosyne, sous la dir. de M. Warnke et
Rome, L’Arte, 1899 ; G. Agostini, « Il Compianto in Santa C. Brink, Berlin, Akademie Verlag, 2000.
Maria in Vita dal 400 al 600 », in Tre artisti nella Bologna…, op. 25. Cf. « Niccolò dell’Arca : il compianto sul Cristo di
cit. Sur les mystères, voir E. Male, « Les renouvellements de Santa Maria della Vita », in Tre artisti nella Bologna…, op. cit.,
l’art par les mystères à la fin du Moyen Âge », Gazette des p. 261-288. Voir en part. G. Gentile, « Testi di devozione e
Beaux-Arts, 31, 1904, et 35, 1906. Sur le rôle des textes et iconografia del compianto », in Niccolò dell’Arca, op. cit., p. 167.
des représentations sacrées dans l’art du XVe siècle, voir 26. Cf. Erwin Panofsky, Early Netherlandish Painting, 1953 ;
M. Baxandall, Pittura ed esperienze sociali nell’Italia del Quattro- K. Weitzmann, « The origin of the threnos », The Artibus
cento (1975), Turin, Einaudi, 1978. Opuscula, 40 (Essays in honour of Erwin Panofsky), New York,
17. Sur l’identification de cette sculpture au commanditaire, 1961, p. 476-490 ; K. Schade, Andachtsbild. Die Geschichte
voir N. Gramaccini, « La Déploration de Niccolò dell’Arca. eines Kunsthistorischen Begriffs, Weimar,VDG Verlag, 1996.
Religion et politique aux temps de Giovanni II Bentivoglio », 27. Cf. notre article « A proposito della pala di Giovanni
Revue de l’Art, 1983, p. 21-34. Bellini à Pesaro. Considerazioni sulla simbologia del quadro
Notes de la première partie 273

d’altare », in Arte d’Occidente. Temi e metodi. Studi in onore di 35. L. B. Alberti, op. cit., p. 78.
Angiola Maria Romanini, Rome, Sintesi Informazione, 1999, 36. A. Warburg, Grundlegende Bruchsteucke…, op. cit., I, 1892 ;
p. 1031-1041. voir à ce sujet notre article « Il concetto di pathosformeln fra
28. Le planctus magnum ne pouvait avoir lieu qu’entre les religione, arte e scienza », in Aby Warburg e le metamorfosi degli
méditations consacrées à l’hora vespertina et à l’hora completori : antichi dei, actes de colloque (Ferrare, 24-26 sept. 1998), sous
« in hora complectori corpus eius in sepulchro positum fuit », comme la dir. de M. Bertozzi, Modène, Panini, 2002.
on peut le lire dans les Meditationes passionis Christi du Pseudo- 37. A. Warburg, « “Mnemosyne” : selected texts by Aby
Bonaventure ; voir à ce sujet G. Gentile, art. cité, p. 167. Warburg in typescript prepared by the Warburg Institute and
29. Dans des études critiques précédentes, on a voulu expliquer sent to Max Warburg for his seventieth birthday (4 June
le paiement de 1463 à un lainier après avoir identifié la 1937) », Warburg Institute, n° 108.9.
Commemoratio Sepulcri à une représentation sacrée plutôt 38.Voir à ce sujet A. Lugli, op. cit., p. 11.
qu’au groupe sculpté que nous connaissons de Niccolò. 39. Un texte de dévotion vénitien, comme le signale
30. Giorgio Vasari, Le Vite dei più eccellenti pittori, scultori e G. Gentile, art. cité, p. 167, décrit la disposition de la
architettori, éd. G. Milanesi, Florence, Sansoni, 1906. Déploration de Niccolò dell’Arca en situant Marie au centre,
31. « Il distingua [Cimone di Cleone] les membres des arti- Jean près de la tête du Christ et Madeleine à ses pieds :
culations, il représenta les veines et d’autre part il fut le Stando Cristo dove è ordinato la matre se meta nel mezzo e Johanne
premier à marquer les plis et les froissures des vêtements » al capo e la Maddalena al piè. Cette disposition est à notre avis
(Pline, Historia naturalis, éd. A. Corso, R. Mugellesi et respectée par le groupe de Niccolò dell’Arca.
G. Rosati, Turin, 1988). 40. Gabriele D’Annunzio, Novelle della Pescara, cité dans
32. G. Vasari, cité dans Le Opere di Giorgio Vasari (chap. II : A. Emiliani, « Una lettura di Gabriele D’Annunzio (1878-
« Della Scultura »), avec de nouvelles annotations et des 1907) », in Il Compianto su Cristo morto, op. cit., p. 124.
commentaires de G. Milanesi, Florence, Sansoni, t. I, [1906] 41. Carlo Del Bravo, « Niccolò dell’Arca », Paragone Arte,
1973, p. 154. 25/295, 1974, p. 74-75.
33. À quelques années de distance, Aby Warburg et Julius
42. Léonard de Vinci,Traité de la peinture, éd. M. de l’Ormeraie,
von Schlosser ont consacré aux images de cire deux études
Paris, [1651] 1977.
dont l’orientation et les résultats sont très différents. Le bref
43. Cf. Rudolf Wittkower, « Phisiognomical experiments by
essai documentaire de Warburg est en réalité une note à son
Michelangelo and his pupils », Journal of the Warburg Institute,
étude sur la naissance de l’art du portrait de la Renaissance à
1, 1937, p. 183-184.
Florence au XVe siècle : « Statue votive in cera » (1902), in
La Rinascita…, op. cit. La référence aux statues en cire a une 44. Cf. Irving Lavin, « Bernini portrait’s of nobody », in Il
valeur méthodologique pour Warburg qui s’intéresse aux Ritratto e la Memoria, sous la dir. d’A. Gentili, Ph. Morel et
documents d’archives et aux matériaux historiques utiles pour Cl. Cieri Via, Rome, Bulzoni, 1993, t. III, p. 161-194.
une recherche artistique conçue en relation au contexte, à 45. Cf. E. Kris, Ricerche psicoanalitiche sull’arte, Turin, Einaudi,
l’histoire de la culture. L’intérêt de Julius von Schlosser pour 1967, p. 122-145.
les portraits en cire (Histoire du portrait en cire, Paris, Macula, 46. L. B. Alberti, op. cit., p. 100.
1997) est plutôt lié à la valeur magique des statues et introduit 47. Florence, bibliothèque Laurentienne, coll. Ashburnam,
avec Warburg ce que l’on nomme aujourd’hui une « anthro- 1542 (1465), f° 2r°, cité dans T. Verdon : Se tu non piangi
pologie de l’art » ; voir à ce sujet G. Didi-Huberman, quando questo vedi… (« Penitenza e spiritualità laica nel
« Viscosité et survivances. L’histoire de l’art à l’épreuve du Quattrocento », in Niccolò dell’Arca, op. cit., p. 151). Sur la
matériau », Critique, 611, avril 1998, p. 138-162. signification expressive des gestes, voir M. Barasch, Gestures of
34. L. B. Alberti, Della Pittura, éd. L. Mallé, Florence, Sansoni, Despair in Medieval and Early Renaissance Art, New York,
1950, p. 77-78. Cf. H. Damisch, L’Origine de la perspective, 1987. University Press, 1976.
274 Notes de la première partie

Document et contexte. L’historien à pied d’œuvre


1. Cf. notre ouvrage Les Maîtres du marbre. Carrare, 1200-1600, 6. Pour ne citer que quelques-uns de ces travaux : Anne
Paris, SEVPEN, 1969. B. Barriault, Spalliera Paintings of Renaissance Tuscany. Fables of
2. D’autres contestations sur des blocs défectueux extraits à Poets for Patrician Homes, University Park, Pennsylvania State
Carrare ou ailleurs sont largement documentées dans les archives University Press, 1994 ; Cecilia de Carli, I Deschi da parto e la
de l’Œuvre de la cathédrale, à Florence.Voir à ce sujet les textes pittura del primo Rinascimento toscano, Turin, Allemandi, 1997 ;
que j’ai cités dans Les Maîtres du marbre, op. cit., p. 84 et 92-93. Jacqueline M. Musacchio, The Art and Ritual of Childbirth in
Renaissance Italy, New Haven-Londres,Yale University Press,
3. Cf. « Zacharie, ou le Père évincé. Les rites nuptiaux
1999 ; Roberta J. M. Olson, « Lost and partially found : the
toscans entre Giotto et le concile de Trente » (1979), in La
tondo, a significant florentine art form, in documents of the
Maison et le Nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la Renais- Renaissance », Artibus et historiae, 27, 1993, p. 31-65, et id., The
sance, Paris, Éd. de l’Ehess, 1990, p. 151-183. Florentine Tondo, Oxford, Oxford University Press, 1999.
4. Sur ces coffres, voir mon essai « Les noces feintes. Sur 7. Cf. J. K. Lydecker,The Domestic Setting of the Arts in Renais-
quelques lectures de deux thèmes iconographiques dans les sance Florence, thèse de doct., Baltimore, Johns Hopkins Univer-
cassoni florentins », I Tatti Studies. Essays in the Renaissance, 6, sity, 1987 ; R. J. M. Olson discute de façon très approfondie
1996, p. 11-30. l’évolution des désignations appliquées aux peintures privées
5. Cf. P. Schubring, « Cassoni ». Truhen und Truhenbilder der (cf. « Lost and… », art. cité, et The Florentine Tondo, op. cit.).
italienischen Frührenaissance, 2 vol., Leipzig, [1915] 1923 ; 8. « Les saintes poupées. Jeu et dévotion dans la Florence
Ellen Callmann, Apollonio di Giovanni, Oxford, Clarendon du Quattrocento » (1982), in La Maison et le Nom, op. cit.,
Press, 1974, et id., Beyond Nobility. Art for the Private Citizen p. 291-307.
in the Early Renaissance, Allentown (Penn.), 1980 ; Paul 9. À ce titre, elles entraient dans le vaste cadre des rituels
F. Watson, « Virtù » and « Voluptas » in Cassone Painting, d’habillement des images. Voir à ce sujet Richard C. Trexler,
thèse de doct., Yale University, 1970 ; Jerzy Myziolek, « Habiller et déshabiller les images : esquisse d’une analyse »,
Soggetti classici sui cassoni fiorentini alla vigilia del Rinascimento, dans L’Image et la production du sacré, actes de colloque (Stras-
Varsovie, Institut d’art de l’Académie polonaise des sciences, bourg, 20-21 janv. 1988), sous la dir. de Jean Wirth, Paris,
1996. Klincksieck, 1991, p. 195-231.

Récit, images, histoire. La fuite en Égypte de la Sainte Famille


1. Présenté en 1999 au colloque autour d’Hubert Damisch, orientali », n° 1, 1943 ; Carlo Conti Rossini, « Il discorso su
ce texte a été repris et développé dans L.Valensi, La Fuite en monte Coscam attribuito a Teofilo d’Alessandria nella
Égypte. Histoires d’Orient et d’Occident, Paris, Le Seuil, 2002. versione etiopica », Rendiconti della R. Accademia dei Lincei,
2. H. Damisch, Le Jugement de Pâris, 1992, p. 53. 21, 1912, p. 395-471. Voir aussi Rendiconti della R. Accademia
3. Ibid., p. 71. dei Lincei, 26, 1917, p. 381-440, et 30, 1921, p. 217-237 et
4. Pour les textes s’y rapportant, voir Ernest Alfred Wallis 274-309 ; A. Mingana, « Vision of Theophilus. Or the flight of
Budge, The Book of the Saints of the Ethiopian Church, the holy family into Egypt », Woodbroke Studies, 5.
Cambridge, Cambridge University Press, 1928 ; id., Legends Pour l’iconographie, voir Éthiopie millénaire. Préhistoire et art
of our Lady Mary the Perpetual Virgin and her Mother Hanna, religieux, catalogue d’exposition au Petit Palais (nov. 1974-
Oxford, Oxford University Press, 1933 ; id., One Hundred févr. 1975), Paris, Association française d’action artistique ;
and Ten Miracles of our Lady Mary, Londres-Liverpool-Boston, Stanislas Chojnacki, Major Themes in Ethiopian Painting. Indi-
Medici Society, 1923 ; Enrico Cerulli, Il Libro etiopico dei genous Developments, the Influence of Foreign Models and their
miracoli di Maria, Rome, Rivista Università di Roma, « Studi Adaptation from the XIIIth to the XIXth Century, Wiesbaden, Franz
Notes de la seconde partie 275

Steiner Verlag, 1983, en part. chap. I, p. 39-99 ; Marilyn 9. Cf. O. A. Jäger, Aethiopische…, op. cit., note 10 : « Fuite
E. Heldman, The Marian Icons of the Painter Frè Seyon, en Égypte illustrant des légendes de Marie du XVIIIe siècle »
Wiesbaden, Harrassowitz, 1994 ; Marilyn Heldman et Stuart (30 ¥ 26 cm).
C. Munro-Hay, African Zion. The Sacred Art of Ethiopia, 10. Le tableau se trouve au musée du Prado, à Madrid. Voir
catalogue d’exposition, Yale University Press, 1993 ; Otto reproduction et détails dans Maurice Pons et André Barret,
A. Jäger, Aethiopische Miniaturen, Berlin, Mann, 1957. Patinir ou l’harmonie du monde, Paris, Robert Laffont, 1980.
Pour la liturgie, voir « Synaxaire éthiopien, mois de Hedar », 11. Cf. Pamela Berger, The Goddess Obscured. Transformation
in Patrologia orientalis, éd. et trad. G. Colin, t. XLIV, fasc. 3, of the Grain Goddess from Goddess to Saint, Boston, Beacon
1988, note 199 ; « Synaxaire éthiopien, mois de genbot », in Press, 1985.
ibid., t. XLVII, fasc. 3, 1997, note 211. 12. R. Falkenburg, Joachim Patinir. Landscape as an Image of
5. Cf. S. Chojnacki, Major Themes…, op. cit., fig. 3a. the Pilgrimage of Life, Amsterdam-Philadelphie, J. Benjamin
6. Il s’agit de l’évangéliaire de Dawit II (1508-1540) ; pour Publ., 1988. Voir aussi M. L. Dufey-Haeck, « Le thème du
la miniature (22 x 17 cm), voir O. A. Jäger, Aethiopische…, repos pendant la fuite en Égypte dans la peinture flamande
op. cit., note 9. de la seconde moitié du XVe siècle au milieu du XVIe », Revue
7.Voir sur ce personnage, outre les textes cités, Pseudo- belge d’archéologie et d’histoire, 48, 1979, p. 45-76 ; Sheila
Matthieu, 13, 3. Voir également Hélène Toubert, « La Vierge Schwartz, The Iconography of the Rest on the Flight into Egypt,
et les sages-femmes. Un jeu iconographique entre les Évangiles thèse de doct., université de New York, 1975 ; Rosemund
apocryphes et le drame liturgique », in Marie. Le culte de la Tuve, Allegorical Imagery. Some Medieval Books and their Posterity,
Vierge dans la société médiévale, études réunies par D. Iognat-Prat, Princeton, Princeton University Press, 1966 ; Siegfried Wenzel,
E. Palazzo et D. Russo, Paris, Beauchesne, 1996, p. 327-360. « The pilgrimage of life as a late medieval genre », Medieval
8. Selon l’expression de J. Maspero, in Histoire des patriarches Studies, 35, 1973, p. 370-388.
d’Alexandrie, Paris, Bibl. de l’École des hautes études, 1923,
p. 25.

NOTES DE LA SECONDE PARTIE

Voyages du regard. Les mers des Lusiades


1. Armando Cortesão et A. Teixeira da Mota, Portugaliae couleurs, et capricieusement disposées en trois groupes (de
Monumenta Cartographica, Lisbonne, Imprensa nacional-Casa deux, six et onze roses).
da Moeda, [1960] 1987, vol. I, p. 30, notice de l’estampe 9. La 6. Appelé par erreur sur la carte « círcolo de Cancri ». L’erreur
carte se trouve à l’Herzog August Bibliothek, à Wolfenbütell. fut corrigée par une autre main qui annota : « équinoxiale
2. Ibid., p. 12, notice de l’estampe 4. Les citations qui suivent est appelée cette ligne ». Cf. A. Cortesão et A. T. da Mota,
sont extraites de cette notice, p. 11-13. op. cit., p. 30.
3. Ibid., p. 29. 7. Il est instructif de comparer cette carte avec celle de
4. Certaines roses de notre carte comportent huit et seize l’estampe 10 des Portugaliae…, op. cit. Attribuée à Pedro
pointes, qui sont des sous-multiples de trente-deux ; toutes Reinel et datant de 1517, elle couvre la même région et
les roses se divisent en trente-deux sections. ressemble beaucoup à celle de Jorge Reinel, y compris dans
5. Par exemple dans l’atlas de Cantino, où la somptueuse rose la figuration de l’Afrique occidentale. On retrouve ici aussi
des vents au centre de la carte a une fonction manifestement une rose des vents au centre et des paires de roses des vents
ornementale, comme les autres roses d’ailleurs, identiques qui se disposent en deux arcs de cercle au sud (six points
par la forme, le nombre de pointes, la dimension et les d’intersection de vents de chaque côté, avec cinq roses à
276 Notes de la seconde partie

l’est, quatre à l’ouest). Au nord de l’équateur on a quatre 12. La représentation de cette île (quand elle est faite) est
roses des vents disposées sur un même parallèle (celui de très variée. Elle peut contenir des effets de couleur qui maté-
Jérusalem). Les roses s’éparpillent sur la carte et presque rialisent l’île (cf. carte de l’Égypte, d’Arabie, etc. de João
toutes se situent à l’intérieur de la représentation géographique Teixeira Albernaz, vol. I, 1643), ou son nom (cf. carte de
(dans l’océan Indien). Toutefois, les roses au nord de l’équateur Henricus Martellus, vers 1489, ou d’un anonyme, vers 1506,
ne forment d’aucune façon un système avec celles du sud (à in Portugaliae…, op. cit., estampe 6) ; elle peut encore se faire
l’exception des premières qui se trouvent dans la verticale de par un vide, comme dans la présente carte. Nous n’en
quatre roses parmi celles du sud) et aucun des deux groupes connaissons pas d’autre qui capture mieux ce vide : sa
n’est engendré par la rose du centre. Les désignations « polo « présence » découle de la quasi-régularité de l’anneau tracé
artico » et « polo antartico » contenues dans la carte ne se réfèrent par la figure.
pas non plus à des points déterminés. La représentation est 13. L’Atlas Miller se trouve à la Bibliothèque nationale de
purement plane, sans effets de perspective et sans que la France à Paris. Lopo Homem a sans doute été l’auteur de la
question d’un affaissement du pôle nord sur l’équateur
mappemonde, les autres cartes étant l’œuvre de l’atelier
puisse se poser. La fonction des roses des vents est seulement
des Reinel (cf. A. Cortesão et A. T. da Mota, op. cit.,
décorative (et symbolique pour ce qui concerne les roses au
p. 55-61).
nord de l’équateur), l’alignement des roses du haut avec
certaines roses du bas a pour simple fonction d’établir des 14. Je me permets de renvoyer à mon article « L’effet-
symétries qui équilibrent la carte. La disproportion est Lusiades », dont la présente étude est la suite, in Fernando
également sensible dans la distance entre le tropique du Gil et Hélder Macedo, Viagens do Olhar, Porto, Campo das
Cancer et le plan du pôle nord : presque 1/3 de la carte de Letras, 1998.
Jorge Reinel, 1/5 de l’autre carte. Alors que l’optique de la 15. Carte de l’Europe et de l’Afrique établie vers 1504, in
première carte est plus proche de la réalité cosmographique A. Cortesão et A. T. da Mota, op. cit., estampe 8, et carte
(ce qui souligne l’incongruité de la représentation de l’Afrique occidentale de l’Afrique, vers 1485, in Alfredo Pinheiro
et de l’océan Indien), la deuxième s’attache exclusivement à Marques, A cartografia portuguesa e a construção da imagem do
l’hémisphère sud : comme si, au-dessus de Jérusalem, on Mundo, Lisbonne, Imprensa nacional-Casa da Moeda, s. d.,
entrait dans une terra incognita, y compris dans sa cosmographie. p. 42. La même inscription apparaît dans la carte de Jorge de
Cette carte sans mystère ni grâce fait ressortir a contrario la Aguiar de 1492, qui « est la première carte portugaise signée
logique intrinsèque de la carte de Jorge Reinel. et datée » (ibid., p. 44).
8. Et vers l’est. Sur les cartes de Diogo Homem, la pointe 16. Carte établie vers 1485. Cf. Ch. Jacob, op. cit., p. 224 :
qui indique l’est a devant elle la croix du Christ, et le nord « [Dans l’Atlas Miller] les deux éléphants dos à dos au nord de
est signalé par la fleur de lys. Il en est de même de la carte de l’Inde sont la traduction visuelle de la formule “Hic sunt
Pedro Reinel mentionnée à la note précédente. elephantes”, de même que le superbe lion qui se dirige vers
9. Le cercle entourant une rose des vents, qui a servi à sa les vergers de la Perse est la traduction de la formule “Hic
construction, apparaît en beaucoup d’autres cartes, mais les sunt leones” ».
redoublements sont plus rares (voir, notamment, l’atlas de 17. Comme on peut le lire dans la carte de Pero Vaz de
Cantino, où le cercle entoure d’ailleurs un point et non une Caminha : « Il était là avec le capitaine, le drapeau du Christ
rose des vents). qui est parti de Belem, lequel fut toujours bien haut du côté
10. Cf. A. Cortesão et A. T. da Mota, op. cit., estampe 16. de l’Évangile. »
11. Sur l’efficacité géométrique et symbolique des rhumbs, 18. Voir la très bonne analyse de Ch. Jacob in L’Empire…,
voir Christian Jacob, L’Empire des cartes, Paris, Albin Michel, op. cit., p. 280 sq. et passim. Sur les valeurs de l’évidence, voir
1992, p. 159-174. notre Traité de l’évidence, Grenoble, Jérôme Millon, 1993.
Notes de la seconde partie 277

19. Traduction d’A. Cortesão et A. T. da Mota, op. cit., de l’individualité de l’individu, dans sa singularité et sa
p. 57-58. concrétion (une haecceitas sans concept), avec une référence
20. Ch. Jacob établit un parallèle entre cette cartographie, minimale aux contextes dont il se détache. L’art restitue cela
en particulier l’Atlas Miller, et la géométrie des fractales – même, en le sublimant, et non pas en une seule fois ou
Mandelbrot aime à donner la côte de la Bretagne en exemple d’une seule façon, mais par les procédés les plus variés. La
(cf. L’Empire…, op. cit., p. 196, à propos de la côte de Mada- présence n’est pas la perception, mais elle habite le regard
gascar). Le même type d’imaginaire anime d’autres carto- sur les choses (il s’agit de l’exact opposé d’un « logo-
graphes – par exemple l’imaginaire « dendritique » des cartes de centrisme », en supposant qu’une telle chose puisse exister).
Fernão Vaz Dourado dans la représentation des cours d’eau Sur l’existant individuel, voir notre Traité de l’évidence, op. cit.,
et des lacs (cf. A. P. Marques, op. cit., cartes p. 77, 71 et 92). chap. IX.
21. L’ajout postérieur, et par d’autres mains, d’une partie de 25. Le vocabulaire de l’évidence (sensible, présence, évidence,
la « décoration » des cartes était fréquent. On pense que tel sur-réalité, hallucination, ostension, individu, décontextualisa-
n’a pas été le cas dans l’Atlas Miller où, à l’invitation de Lopo tion) nous appartient, nous ne l’imputons pas à Christian
Homem, le miniaturiste a participé à son élaboration (cf. Jacob. On renvoie d’autant plus volontiers à ses analyses de
A. Cortesão et A. T. da Mota, op. cit., p. 60). l’Atlas Miller. Voir par exemple p. 195, à propos de la carte
22. Cf. note 14. présentée en figure 3 : « Cette carte montre l’émergence du
23. Le lecteur du Traité de l’évidence aura reconnu dans la “détail” et de l’individualisation graphique d’un lieu singu-
confrontation de la carte et du poème le passage de lier. Il importe moins d’appréhender une forme globalisante,
l’évidence du sensible à l’évidence intellectuelle. La carte se lisible dans sa visibilité épurée, que de focaliser le regard sur
situe entre les deux évidences, elle donne à l’évidence du sensible le tous les détails de la carte. Tout, dans l’Atlas Miller, relève
coefficient de présence qui dans l’évidence conceptuelle constitue d’ailleurs de cette prééminence du local [...] » ; et plus loin,
l’« hallucination » de la vérité. Telle est aussi la position de l’art p. 415 : « Certaines cartes, en particulier de l’Atlas Miller,
dans la topologie de l’évidence. Comme on l’a remarqué au offrent au spectateur un espace fragmenté en une infinité de
sujet des Lusiades, l’art joue sur les deux registres – et il n’y a lieux indépendants, sans qu’il soit possible de penser sa
donc pas lieu d’isoler une « dimension esthétique » dans les syntaxe. »
cartes ici étudiées. Les cartes sont des objets artistiques. Ce 26. Cf. L’Empire…, op. cit., p. 193, 201 et 243.
qui distingue en premier lieu l’art, ce qui le caractérise dans 27. À propos des Regulae de Descartes, nous avons distingué
son fondement, c’est qu’il présente une sur-réalité sur le mode une acception phénoménologique et une autre ontoépisté-
du sensible, visuel, auditif, tactile, et même (pourquoi pas ?) mologique de l’intuitus cartésien (cf. F. Gil, La Conviction,
odorisant et gustatif, en ce qui concerne les arts de l’odorat Paris, Flammarion, 2000, p. 100 sq.). Mutatis mutandis, la
et du palais. La sur-réalité revêt de nombreuses modalités, première – que nous nommons « présencialité » – corres-
l’effet de présence en est la première : sans présence, pas d’art. pond à la présence, la seconde à l’hallucination réifiante.
24. Les premiers théoriciens de l’évidence, Duns Scot ou Mais il est impossible de les dissocier complètement.
Ockham, se sont employés à souligner que l’évidence ou la 28. Nous renvoyons à notre étude sur Sá de Miranda, dans
notitia intuitiva est un mode d’accès aux choses différent de la Viagens do Olhar, op. cit. Sa mélancolie est un devenir-étranger,
connaissance perceptive et intellectuelle (langagière), où elle consiste en un système de décontextualisations : rupture
néanmoins il se greffe. C’est pourquoi il est si difficile de avec le futur et le passé, rupture avec soi et avec l’autre, rupture
conceptualiser l’évidence : le langage se rapporte au perceptif avec le monde. Pour ce qui se rapporte à la découverte, il
et à lui-même – il n’y a pas un langage naturel de l’évidence. faudrait relire la « matière de l’Orient » (comme on dit « matière
L’évidence ne saisit pas l’individu comme une entité discrète de Bretagne ») dans la perspective de cette cartographie de la
qui tout simplement se découpe du flux de l’expérience, présence, et en tout premier lieu la Pérégrination de Fernão
mais en tant que tel. L’effet de présence provient de la saisie Mendes Pinto.
278 Notes de la seconde partie

29. Cf. L’Empire…, op. cit., p. 200. 33. On renvoie aux Lusiades ou, à défaut, à « L’effet-Lusiades »,
30. Si l’on n’a pas commis d’erreur lors du déchiffrage des art. cité. On se souvient que le géant Adamastor, que les
légendes. navigateurs hallucinent, leur raconte qu’il a halluciné Tétis
sous la forme d’un rocher et qu’il s’est lui-même transformé
31. L’expression est de Wittgenstein. en un rocher (il s’agit du Cap de Bonne-Espérance ; cf.
32. Cf. Leibniz. Lusiades,V, strophes 37-61).

Écoute musicale et plaisir esthétique chez Ernst Bloch


1. Ernst Bloch, Geist der Utopie, 2e version (1923), in Gesam- 14. Ibid., p. 1.
tausgabe, vol. III, Francfort, Suhrkamp, 1997, p. 147 ; trad. fr. 15. Ibid., p. 133.
L’Esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philo- 16. Ibid., p. 187.
sophie », 1977. 17. E. Tarasti, « Ernst Kurth come precursore della semiotica
2. Ibid., p. 49. Formulation dans la 1re version : Wir horen uns musicale : passi verso la definizione di actoriality nella musica »,
nur selber (Geist der Utopie, in Gesamtausgabe, vol. XVI, Francfort, in Il pensiero musicale degli anni venti e trenta, actes de colloque
Suhrkamp, 1971, p. 81). (Arcavacata di Rende, 1-4 avril 1993), sous la dir. de M. Bris-
3. Sur cet auteur, l’ouvrage le plus complet est la thèse de tiger, Nadia Capogreco et Giorgio Reda, Rende, Centro
doctorat d’A. De Sensi, Estetica ed ermeneutica dell’alterità in editoriale e librario, Université de Calabre, 1996, p. 279.
Hans Robert Jauss, doctorat en esthétique et théorie des arts, 18. Cf. C. Dahlaus, « Bach und der “lineare Kontrapunkt” »,
cycle XI, Université de Palerme. Bach-Jahrbuch, 49, 1962, p. 59.
4. E. Bloch, op. cit., p. 198. 19. E. Tarasti, art. cité, p. 277.
5. Ibid., p. 183. 20. E. Kurth, op. cit., p. 34.
6. J. W. Ritter, Fragmente aus dem Nachlasse eines jüngen 21. Ibid., p. 349-350.
Physikers; trad. fr. Fragments posthumes tirés des papiers d’un 22. E. Kurth, Romantische Harmonik und ihre Krise in Wagners
jeune physicien.Vade-mecum à l’usage des amis de la nature, Paris, Tristan, 3e éd., Hildesheim-Zurich-New York, Olms Verlag,
Premières pierres, 2001. 1985, p. 3.
7. Ibid., p. 256. 23. Ibid., p. 4.
8. Ibid., p. 258. 24. E. Kurth, Bruckner, 2 vol., Berlin, Max Hesses Verlag, 1925,
9. Ibid. t. I, p. 239.
10. Ibid., p. 259. 25. Arthur Schopenhauer, Der handschriftliche Nachlass, éd.
11. Ibid., p. 257. A. Huebscher, vol. I, Francfort-sur-le-Main, Kramer, 1985.
12. Cf. György Lukacs, Dostojewski, Notizen und Entwurfe 26. Id., Parerga und Paralipomena. Kleine philosophische Schriften,
heraus, sous la dir. de J. C. Nyíri, Budapest, Akadémiai Kiadó, II, in Saemtliche Werke, vol. V, Darmstadt, Wissenschaftliche
1985, p. 90 : Es gibt ein Dilemma der Substanzialität : Seele oder Buchgesellschaft, 1976.
Staat (objektiver Geist)… 27. Jugement convaincant que celui de Giovanni Piana dans
13. E. Kurth, Grundlagen des Linearen Kontrapunkts. Bachs Teoria del sogno e dramma musicale. La metafisica della musica di
melodische Polyphonie, Berne, Max Hesse, 1917, rééd. Schopenhauer, Milan, Guerini e Associati, 1997, p. 27.
Hildesheim, Olms, 1977. 28. E. Bloch, op. cit., p. 153.

La théorie en otage dans l’architecture du XXe siècle


1. K. M. Hays (dir.), Architecture Theory since 1998, Cambridge 2. J.-A. Guadet, Éléments et théorie de l’architecture, Paris, Librairie
(Mass.), MIT Press, 1998. de la construction moderne, 1901-1904.
Notes de la seconde partie 279

3.Voir Harry Francis Mallgrave (dir.), Otto Wagner. Reflections 13. J. Nouvel et J. Baudrillard, Les Objets singuliers. Architecture
on the Raiment of Modernity, Santa Monica, Getty Center for et philosophie, Paris, Calmann-Lévy, 2000.
the History of Art and the Humanities, 1993. 14. Cf. H. Provensal, L’Art de demain, Paris, Librairie acadé-
4. Cf. A. Loos, Paroles dans le vide, [1931] Paris, Champ mique Perrin, 1904.
Libre, 1979 ; voir aussi Hubert Damisch, « L’autre “Ich” ou 15. Sur les figures fondamentales de l’œuvre de l’historien italien,
le désir du vide : pour un tombeau d’Adolf Loos », 1975, voir « Il progetto storico di Manfredo Tafuri », Casabella,
p. 806-818. 619-620, janv.-févr. 1995 ; « Being ManfredoTafuri : wickedness,
5. Cf. P. Scheerbart, L’Architecture de verre, [1914] Strasbourg, anxiety, disenchantment », Architecture New York, 25-26, hiver
Circé, 1995 ; Bruno Taut, Alpine Architecture, Hagen, Folkwang 2000.
Verlag, 1919.
16. H. Damisch, avant-propos à Manfredo Tafuri, Théories et
6. Voir notre article « Le Corbusier’s nietzschean metaphors », in histoire de l’architecture, Paris, Société des architectes diplômés
Alexandre Kostka et Irving Wohlfarth (dir.), Nietzsche and « an par le gouvernement, [1968] 1976, p. III-X.
Architecture of our Minds », Los Angeles, Getty Research Insti-
17. Id., Yve-Alain Bois et al., Modern’ Signe. Recherches sur le
tute for the History of Art and the Humanities, 1999, p. 311-332.
travail du signe dans l’architecture moderne, Paris, Comité pour
7. Cf. M. Ginzburg, Ritm v arkhitektur, Moscou, Sredi
la recherche et le développement en architecture-Centre
kollekcionerov, 1923.
d’histoire et théorie des arts, 1977.
8. Cf. Fritz Neumeyer, Mies van der Rohe. Réflexions sur l’art
de bâtir, [1986] Paris, Éd. du Moniteur, 1996. 18. Cf. J.-L. Cohen et H. Damisch (dir.), Américanisme et
modernité. L’idéal américain dans l’architecture, 1993.
9. Cf. V. Gregotti, Il Territorio dell’architettura, Milan, Feltrinelli,
1966 ; sur la scène italienne, voir notre ouvrage La Coupure 19. Cf. J.-L. Cohen et Hartmut Frank (dir.), Les Relations
entre architectes et intellectuels, ou les enseignements de l’italophilie, franco-allemandes 1940-1950 et leurs effets sur l’architecture et la
Paris, École d’architecture Paris-Villemin, « In extenso », forme urbaine, Paris, École d’architecture Paris-Villemin/
n° 1, 1984. Hambourg, Hochschule für bildende Künste (direction de la
10.Voir à ce sujet Chora L Works : Jacques Derrida and Peter recherche avec Hartmut Frank), 1989 ; J.-L. Cohen, Scènes
Eisenman, New York, The Monacelli Press, 1997. de la vie future. Les architectes européens et la tentation de l’Amérique
11. Cf. P. Riboulet, Onze leçons sur la composition urbaine, (1893-1960), préface H. Damisch, 1995.
Paris, Presses de l’École nationale des ponts et chaussées, 1998 ; 20. Cf. notre recherche Architecture et culture technique au
Bernard Huet, Anachroniques d’architecture, Bruxelles, Archives XXe siècle, Paris, École d’architecture Paris-Villemin-Délégation
d’architecture moderne, 1981. à la recherche et à l’innovation, 1989.
12. A. Grumbach, « À propos d’histoire et théorie de 21. Cf. J.-L. Cohen et André Lortie, Des fortifs au périf. Paris,
l’architecture », in Jean-Paul Lesterlin (dir.), Histoire et théories les seuils de la ville, Paris, Picard-Pavillon de l’Arsenal, 1994 ;
de l’architecture. Rencontres pédagogiques (17 au 17 juin 1974), J.-L. Cohen et Monique Eleb, Casablanca, mythes et figures
Paris, Institut de l’environnement, 1975, p. 75. d’une aventure urbaine, Paris, Hazan, 1998.

Les yeux de la pudeur


1. Hubert Damisch, Art Press, 176, janvier 1993, p. 21. 176, janvier 1993, p. 18-29. À propos des sources anciennes
2. Ces pages, qui proviennent d’une conférence faite à la relatives à Priape, on peut se reporter, en attendant un livre à
villa Médicis le 7 mai 1999, portent la marque orale de leur paraître, à ma thèse de doctorat (Ehess, 1990). Je puise libre-
première destination. Pour l’œuvre d’Hubert Damisch, je ment dans cette thèse et reprends, en les développant, des
cite notamment Le Jugement de Pâris, 1992, et un entretien à thèmes abordés dans un séminaire à l’Ehess publié dans les
propos de ce livre, avec Catherine Francblin, dans Art Press, Cahiers du Centre de recherches historiques, 24, avril 2000,
280 Notes de La mise du sujet

p. 55-62, ainsi que dans un volume offert à F. Héritier, En 3. Collection « Classiques en poche », Paris, Les Belles Lettres,
substances, Paris, Fayard, 2000. 1997.
Le regard de l’ange
1. Cf. W. Benjamin, « Thèses sur la philosophie de l’histoire », 5. On peut lire en particulier Stéphane Audoin-Rouzeau
in Œuvres, t. II : Poésie et révolution, Paris, Denoël, « Lettres et Annette Becker, 14-18. Retrouver la Guerre, Paris, Galli-
nouvelles », 1971, rééd. Gallimard, « Folio Essais », 2000. mard, 2000 : livre pointu sur les questions actuelles de
2. Cf. « Le narrateur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas l’histoire auquel nous nous référons ici.
Leskov », in Poésie et révolution, op. cit. 6. Cf. G. Wajcman, L’Objet du siècle, Paris,Verdier, 1999.
3. « Silence de Walter Benjamin », Les Temps modernes, 606, 7.Voir la conférence donnée le 24 octobre 1999 au Musée
nov.-déc. 1999, p. 7. mémorial des enfants d’Izieu.
4.Voir l’interview réalisée lors du « Banquet du livre »
organisé par les éditions Verdier en 1998 à Lagrasse.

Réalités plastiques
1. On my Way (1948), in Jean Arp, Jours effeuillés. Poèmes, 15. Fondation Jean Arp, Clamart.
essais, souvenirs (1920-1965), Paris, Gallimard, 1966 ; tous les 16. Cf. K. Fiedler, Sur l’origine de l’activité artistique, éd.
textes cités de J. Arp sont extraits de ce volume. D. Cohn, Paris, Éd. Rue d’Ulm, « Æsthetica », 2003, p. 9-31.
2. Ibid., p. 327-329. 17. Le Langage intérieur, op. cit., p. 380.
3. Colloque de Meudon (1955), in ibid., p. 431.
18. Ibid.
4. Cf. « L’enfance néolithique », in Documents, 8, p. 35-43.
19. Traduction française et présentation par Olivier Schefer,
5. De plus en plus je m’éloignais de l’esthétique, in Jours effeuillés,
Paris, Allia, 2000.
op. cit., p. 311.
20. Op. cit., n° 338.
6. Colloque de Meudon, op. cit.
7. Dadaland, in Jours effeuillés, op. cit., p. 306. 21. Goethe, Voyage en Italie, 17 mai 1787.
8. Ibid., p. 307. 22. Germe d’une nouvelle sculpture, in Jours effeuillés, op. cit., p. 323.
9. Cf. Le Langage intérieur (1952), in ibid., p. 380. 23. Sigmund Freud, « Complément métapsychologique à la
10. Il suffit de baisser les paupières (1955), in ibid., p. 435. théorie du rêve », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, « Folio
11. Ibid. Essais », 1968.
12. Ibid., p. 312. 24. Cf. id., L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, p. 181 sq., et
13. Martin Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », in l’analyse déployée par Didier Anzieu, L’Auto-analyse de Freud et
Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 43. la découverte de la psychanalyse, 4e éd., Paris, PUF, 1998, p. 310 sq.
14. Nous renvoyons à l’analyse, ô combien efficace, de Meyer 25. Nous remercions Françoise Coblence d’avoir attiré notre
Schapiro dans « Un tableau de Van Gogh », in Style, artiste, attention sur cette page de Freud.
société, Paris, Gallimard, « Tel », 1990. 26. « Ainsi se ferma le cercle », in On my Way, op. cit.

NOTES DE LA MISE DU SUJET

1. « Dans des centaines de documents d’archive déjà connus, conférer un timbre aux voix inaudibles, pour autant qu’il
et des milliers d’autres qui restent à lire, survivent encore les prenne la peine de reconstituer l’unité naturelle entre parole et
voix des défunts, et la piété de l’historien a le pouvoir de image. » (Aby Warburg, « Bildniskunst und Florentinisches
Notes de La mise du sujet 281

Bürgerturm » [1902], in Gesammelte Schriften, Leipzig, 1932, 11. Cf. notre étude Un souvenir d’enfance par Piero della
t. I, p. 96.) Par la suite, Warburg devait donner la priorité, de Francesca, 1997.
façon toujours plus décidée, à l’image sur le texte, jusqu’à 12. Ein beständiger Strom von « Eigenbeziehung » (Psychopatho-
concevoir, sous le titre de Mnémosyne, le projet d’une science logie…, op. cit., p. 30 ; trad. fr., p. 69).
ou d’une histoire de la culture qui, procédant par association
13.Wie kommen Sie überhaupt dazu, sich und Ihre privaten
d’images autant que d’idées, revêtirait la forme d’un montage
Verhältnisse in den Text der « Braut von Korinth » zu mengen ?
de photographies, et au premier chef de reproductions
(« Comment en êtes-vous venus, en tout état de cause, à
d’œuvres d’art. En fait de timbre, le prince des « connais-
vous glisser, vous et vos affaires privées, dans le texte de “La
seurs », Giovanni Morelli, estimait quant à lui qu’on ne
Fiancée de Corinthe” ? », ibid., p. 23 ; trad. fr., p. 58.)
pouvait bien comprendre le Pérugin qu’en ayant en tête non
seulement le souvenir des vues vertigineuses qui s’offrent 14. Durch die Nachwirkung eines Gedankenganges (ibid., p. 18 ;
depuis le château et les rues de la ville, mais le son de la voix trad. fr., p. 53).
des femmes de Pérouse. 15. Zunächst, souligné dans le texte (ibid., p. 10 ; trad. fr., p. 41).
2. Cf. Michael Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth 16. Die grossartigen Fresken von den « letzen Dingen » (ibid., p. 6 ;
Century Italy, Oxford, University Press-New York, 1972 ; trad. fr., p. 36).
trad. fr. L’Œil du Quattrocento, Gallimard, Paris, 1985. 17. S. Freud, The Psychopathology of Everyday Life, in Standard
3. « Nous savons qu’aucune œuvre, fût-elle littéraire, fût-elle Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud,
la plus immédiatement contemporaine, n’est à notre disposition, éd. James Strachey, 24 vol., vol. III, Londres, The Hogarth
car nous devons nous rendre disponibles pour elle. » (M. Blanchot, Press, 1960, p. 2, note 1.
« Le mal du musée », in L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, p. 53.) 18. Nella Madonna d’Orvieto, chiesa principale, finì di sua mano la
4. G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 9. cappella, che già si aveva cominciato fra’ Giovanni da Fiesole [fra
5. Sigmund Freud et Josef Breuer, Studien über Hysterie (1895), Angelico] ; nella quale fece tutte le storie della fine del mondo con
in S. Freud, Gesammelte Werke (G.W.), t. I, p. 301 ; trad. fr. bizzarra e capriciosa invenzione. (« Vita di Luca… », art. cité)
Études sur l’hystérie, 15e éd., Paris, PUF, 1967, p. 240. 19. Bei eingehender Untersuchung (Psychopathologie…, op. cit.,
6. « Ces variations d’intensité (diese Intensitätsschwankung) du p. 11 ; trad. fr., p. 42-43).
symptôme hystérique se répètent toutes les fois que l’on 20. Zwischen dem verdrängten und dem Thema des vergessenen
s’attaque à un nouveau souvenir pathogène, le symptôme Namens bestand bloss die Beziehung der zeitlichen Kontiguität ;
demeurant tout le temps à l’ordre du jour, si l’on peut dire. » dieselbe reichte hin, damit sich die beiden durch eine äusserliche
(ibid., p. 302 ; trad. fr., p. 240). Assoziation in Verbindung setzen konnten. (ibid., p. 18-19 ; trad.
7. Giusi Testa (éd.), La Cappella Nova o di san Brizio nel duomo fr., p. 53)
d’Orvieto, Milan, Rizzoli, 1996. 21. Ich möchte für das Fehlen eines inneren Zusammenhanges
8. Cf. J. L. Borges ; « Pierre Ménard auteur du Quichotte », zwischen den beiden Gedankenkreisen im Falle Signorelli nicht mit
trad. fr. in Fictions, Paris, Gallimard, « Folio », 1955, p. 57- voller Uberzeugung einstehen. Bei so fältiger Verfolgung der verdrängten
71 ; cf. G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1972, Gedanken über das Thema von Tod und Sexualleben stösst man
p. 5. doch auf eine Ideen die sich mit dem Thema der Fresken von Orvieto
9. Cf. infra. nahe berührt. (ibid., p. 18-19, note 1 ; trad. fr., p. 53, note 1)
10. Fu costui creato e discepulo di Pietro del Borgo a Sansepolcro, e 22. Le grand mérite, l’audace, de Gérard Wajcman est de s’y
molto nella sua giovanezza si sforzò d’imitare il maestro, anzi di être risqué et d’avoir du même coup redonné du vif au discours
passarlo. (Giorgio Vasari, « Vita di Luca Signorelli da Cortona », sur Duchamp autant que sur l’art de ce siècle. (Cette note a
in Le Vite dei più eccellenti pittori, scultori e architetti [1550], Milan, été ajoutée quelques jours plus tard, après réception du livre
Milanesi, 1879, vol. III, p. 683 sq.) de G. Wajcman, L’Objet du siècle, Paris,Verdier, 1998.)
282 Notes de La mise du sujet

23. Guai a voi, anime prave ! (Dante, La Divina Commedia, p. 242-243) ; la majuscule à « Autre » relève de la traduction
Inferno, chant III, v. 84 ; trad. fr. La Divine Comédie, L’Enfer, française à laquelle nous nous référons ici).
trad. Jacqueline Risset, Paris, Flammarion, 1992, p. 44-45). 33. S. Freud, Die Traumdeutung, in G.W., op. cit. ; trad. fr.
Cf. Primo Levi, Se questo è un uomo, Turin, Einaudi, 1976 ; L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 385-387.
trad. fr. Si c’est un homme, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 24. 34. M. Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980,
24. Hier ist kein warum. p. 216.
25. Qui non ha loco il Santo Volto ! qui si nuota altramente che nel 35. Ibid., p. 7.
Serchio ! (Dante, Inferno, XXI, 48-49 ; trad. fr., p. 190-191) ; 36. M. Blanchot, op. cit., p. 217.
P. Levi, op. cit., p. 36. Le Saint Voult, ou Visage : « C’était un 37. P. Levi, Si c’est un homme, op. cit., p. 52.
ancien crucifix byzantin, en bois noir, qu’on croyait sculpté par 38. « C’est dire que je ne m’étonne pas que Michel-Ange
la main de Dieu même, et qui faisait des miracles à Lucques, ait toujours loué au plus haut point les œuvres de Luca, et
où on le portait partout en procession. » (note de J. Risset) que plusieurs choses qu’il a peintes dans son Jugement dernier,
26. Cf. P. Levi, Conversazioni e interviste (1963-1987), éd. à la chapelle [Sixtine] n’aient été tirées en partie des
Marco Belpoliti, Turin, Einaudi, 1997, p. 262. inventions de Luca : ainsi en va-t-il d’anges et de démons,
27. Considerate la vostra semenza/fatti non foste a viver come de l’ordonnance du ciel et d’autres choses, dans lesquelles
bruti/ma per seguir virtute e conoscenza (Dante, Inferno, XXVI, Michel-Ange a imité la façon qui était celle de Luca,
118-120 ; trad. fr., p. 242-243). P. Levi, op. cit., p. 146-155. comme chacun peut le voir. » (Onde io non mi maraviglio se
28. P. Levi, op. cit., p. 150. Le « contrappasso » correspond l’opere di Luca furono da Michelagnolo sempre sommamente
dans La Divine Comédie à la loi du talion, qui veut que les lodate, nè se in alcune cose del suo divino Giudizio che fece
damnés soient punis par là même où ils ont péché. nella cappella, furono da lui gentilmente tolte in parte dall’inven-
zioni di Luca : come sono Angeli, Demoni, l’ordine de’ cieli e
29. Ibid., p. 26-27. altre cose, nelle quali Michelagnolo imitò l’andar di Luca, come
30.Voir l’« Appendice » rédigé par Primo Levi, en 1976, pour può vedere ognuno: G. Vasari, « Vita di Luca… », art. cité,
l’édition scolaire de Si c’est un homme, en réponse aux questions p. 690).
qui lui avaient été posées par les lycéens ; trad. fr., p. 250-252. 39. Cf. Jonathan B. Riess, The Renaissance Antichrist. Luca
31. Ibid., p. 154-155. Signorelli’s Orvieto Frescoes, Princeton, Princeton University
32. E la prora ire in giù, com’altrui piacque,/infin che ’l mar fu Press, 1995.
sovra noi richiuso (Dante, Inferno, XXVI, 141-142 ; trad. fr., 40. M. Blanchot, op. cit., p. 9.
• Annexes •
• L e g a r d i e n d e l’ i n t e r p r é t a t i o n 1 •

Hubert Damisch

Yet must not we put the strong law on him :


he’s lov’d of the distracted multitude,
Who like not in their judgement, but their eyes.
Shakespeare, Hamlet, IV, 3

• Nom : titre

Dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud propose d’appliquer à l’étude du style d’un
auteur le principe d’explication qui permet de remonter aux causes d’un lapsus isolé 2 : l’analyse
portant moins sur le texte explicite qu’elle ne progresserait dans sa marge et entre ses lignes,
prompte à tirer parti, sur le mode d’une lecture symptomale, de toute lacune ou irrégularité, de
tout trait aberrant où l’individu se laisserait surprendre. La proposition prend une résonance
imprévue si on la rapproche d’un passage de l’essai sur « le Moïse de Michel-Ange » qui
fait référence à la méthode d’attribution mise au point, en son temps, par l’un des plus célè-
bres experts en matière de peinture italienne, un « connaisseur » qui excellait à définir, ou
pour mieux dire à caractériser un style individuel sur le vu de traits apparemment dérisoires :
Longtemps avant que j’aie pu entendre parler de psychanalyse, j’appris qu’un connaisseur d’art russe, Ivan
Lermolieff, dont les premiers essais furent publiés en langue allemande de 1874 à 1876, avait opéré une
révolution dans les musées d’Europe, en révisant l’attribution de beaucoup de tableaux, en enseignant

1. Texte paru en 1971 dans la revue Tel Quel, 44, p. 70-84, et 45, p. 82-96.
2. Sigmund Freud, Zur Psychopathologie des Alltagsleben, in Gesammelte Werke (G. W.), t. I, p. 112.
286 Annexes

comment distinguer avec certitude les copies des originaux, et en reconstruisant, avec les œuvres ainsi libérées de
leurs désignations primitives, de nouvelles individualités d’artistes. Il obtint ce résultat en faisant abstraction de
l’effet d’ensemble et des grands traits d’un tableau et en mettant en évidence la signification caractéristique de détails
subordonnés, de minuties telles que la conformation des ongles, des lobes d’oreilles, des auréoles et autres choses
inobservées que le copiste néglige, mais que chaque artiste traite cependant d’une manière qui le distingue de
tout autre. Je fus par la suite très intéressé d’apprendre que sous ce pseudonyme russe se dissimulait un médecin
italien du nom de Morelli. Il mourut en 1891, sénateur du royaume d’Italie. Je crois, sa méthode apparentée de
très près à la technique de la psychanalyse médicale. Celle-ci a également coutume de deviner, à partir de traits
dédaignés ou inobservés, à partir du rebut (the « refuse » : en anglais dans le texte), les choses secrètes ou cachées 1.

Texte à bien des égards énigmatique, dans sa limpidité même (et l’on ne peut, en effet,
qu’être stupéfait par la façon dont Freud a su résumer en quelques lignes la méthode du
connaisseur et définir, caractériser avec autant de rigueur et de précision une entreprise dont
il a bien vu qu’elle tirait une part de son intérêt, sinon de sa signification, du masque tout
ensemble linguistique et anagrammatique sous lequel le connaisseur s’était abrité). Le
rapprochement qu’il suggère entre la procédure quasi clinique d’attribution mise au point par
un médecin (Artz) italien et la technique de la psychanalyse elle-même désignée pour la symétrie
comme médicale (die Technik der ärtzlichen Psycho-analyse), quelle portée lui reconnaître ? Et
si parenté, proche parenté (nahe verwandt) il y a, comment l’entendre et quelles conséquences
en tirer dans le champ où l’essai sur le Moïse paraît s’inscrire, celui de l’analyse et de l’inter-
prétation des produits de l’art ? Mais d’abord, qui parle ici, qui écrit, et depuis quel lieu, à quel
titre, en quel nom ? Quel est-il donc celui-là qui, longtemps avant que d’avoir pu entendre
parler de psychanalyse (Lange bevor ich etwas von des Psycho-analyse hören konnte), aurait été
informé du bouleversement introduit dans les musées d’Europe par les travaux de Morelli ?
Et pourquoi Freud, à l’instar de ce connaisseur et comme pour redoubler l’analogie par
l’effacement de son nom et de sa qualité même de médecin (l’auteur du texte se présentant
ailleurs non comme un psychanalyste de profession mais comme un simple amateur, qui
aurait à cœur de se tenir au courant de la littérature spécialisée), pourquoi Freud a-t-il choisi
de procéder lui-même sous un masque et de brouiller les pistes alentour du texte et jusque
dans son intérieur, d’y multiplier les fausses entrées ?

1. Id., « Der Moses des Michelangelo », ibid., t. X, p. 185 ; trad. fr. (ici modifiée) in Essais de psychanalyse appliquée, Paris, 1952,
p. 23-24.
Le gardien de l’interprétation 287

On peut concevoir que Morelli n’ait pas voulu signer ses travaux d’un nom qui, loin de lui
conférer quelque titre ou autorité, dénonçait au contraire l’amateur. Sans compter que dans
le contexte d’une culture qui regarde l’artiste comme le père de ses œuvres, toute atteinte à
l’ordre des dénominations prend figure de scandale dès lors qu’elle conduit à mettre au jour
le ressort tout à la fois arbitraire et répressif du système, un système tout d’autorité. En
matière de paternité, port du nom du père n’en vaut pas titre : mais la reconnaissance s’opère
nécessairement par l’assignation d’un nom propre. Qu’en est-il de notre culture, demandait
Morelli, que vaut-elle cette culture tant vantée si, en l’absence de directives expresses (une
attribution consignée dans un catalogue), nous pouvons passer devant l’une des plus parfaites
créations de la Renaissance (la Vénus endormie de Dresde) sans y prendre garde, sans même la
voir 1 ? On dira que le connaisseur lui-même était encore victime d’un système qui confond
l’analyse des produits de l’art avec une instance en recherche de paternité, puisqu’il n’aura
trouvé d’autre recours contre le sort imparti à un tableau désigné alors comme une copie de
Sassoferrato que de l’épingler d’un nom entre tous prestigieux, celui de Giorgione : comme si
une œuvre n’avait en définitive d’autre titre à nous retenir que le nom qu’on peut lui attacher.
Mais c’est ici que la méthode se révèle proprement inconvenante (im-pertinente), voire sacrilège.
Morelli prévoyait que l’argument de l’ongle (celui-là qui permet de décider d’une attribution sur
le vu de la forme, de la découpe d’un ongle, tenu pour un signe caractéristique – ein charakteristiches
Zeichen – d’un grand peintre) ferait lever chez ses lecteurs les plus grandes résistances 2 : et
comment admettre en effet que l’individu – dont toute œuvre signifiante doit porter l’empreinte –
ne se découvre, au titre de pro-créateur, que par des traits aussi infimes et peu délibérés, là
où sa main se dénonce malgré elle, sur le mode du lapsus, de l’acte manqué, sinon par l’effet
d’une mimesis qui la porte à se manifester elle-même sous l’espèce représentative 3 ?

1. Giovanni Morelli, Kunstkritische Studien über italienische Malerei ; Die Galerien zu München und Dresden, Leipzig, 1891, p. 288.
2. Id., Die Galerien Borghese und Doria Pamphili in Rom, Leipzig, 1890, p. 46-47.
3. « Le peintre qui a des mains grossières en fait de pareilles dans ses œuvres, et ainsi de chaque membre, à moins qu’une longue
étude ne le mette en garde. Observe donc avec soin, ô peintre, quelle partie de toi est la plus difforme et applique-toi à y
remédier par l’étude. Es-tu bestial, tes figures le seront aussi, et dénuées de grâce, et semblablement toute propriété bonne
ou mauvaise que tu as en toi se manifestera en partie dans tes personnages. » (Léonard de Vinci, ms. A, Institut de France,
f° 23 r° ; cf. Les Carnets de Léonard, Paris, 1942, t. II, p. 233)
288 Annexes

Mais Freud ? Pourquoi a-t-il voulu que le « Moïse » parût dans le numéro de février 1914
de la revue Imago, sans nom d’auteur et accompagné d’une note selon laquelle « la rédaction
ne s’est pas refusée à accepter cet article qui, à strictement parler, ne rentre pas dans son
programme, l’auteur, qui lui est connu, touchant de près aux cercles analytiques, et sa manière
de penser présentant quelque analogie avec les méthodes de la psychanalyse » ? Ernest Jones
fait état du peu d’empressement de Freud à voir publier un travail dont le projet remontait à
plus de dix années, et des protestations élevées par Jones lui-même, Abraham et Ferenczi
(avec lequel Freud serait allé jusqu’à échanger, à cette occasion, des propos désagréables),
quand, après s’être résolu à cette publication, il refusa de la signer. Le même Jones juge peu
probants les motifs alors invoqués par Freud pour justifier sa décision : « Pourquoi ferais-je
du tort à Moïse en lui accolant mon nom ? Il ne s’agit là que d’un badinage, mais qui n’est
peut-être pas mauvais 1. » Et encore :
Le Moïse est anonyme, d’une part par amusement, d’autre part parce que j’ai honte de son caractère dilettante
évident, auquel d’ailleurs on échappe difficilement dans les travaux pour Imago ; enfin parce que, plus que
d’habitude encore, je doute des résultats et que je ne l’ai publié que pressé par la rédaction [Rank et Sachs] 2.

1o Badinage (mais qui n’est peut-être pas mauvais) ; 2° Amateurisme (difficilement


pardonnable, mais dont il apparaît qu’il est lié au programme même de la revue) ; 3° Doutes
quant au bien-fondé de l’interprétation : ces trois traits suffisent-ils à rendre compte de
l’attitude équivoque dont Freud aura fait montre à l’endroit d’un essai dont il ne se décida à
endosser la paternité qu’en 1924, lors de la publication de ses œuvres complètes, et qui
occupe dans l’ensemble du texte freudien une position tactique, sinon stratégique, élément
mineur d’un jeu complexe, mais qui peut-être a lui-même valeur de symptôme et qui exige
d’être déchiffré, interprété comme tel 3 ?

1. Freud, lettre à Ernest Jones, 16 janvier 1914, cité par E. Jones, La Vie et l’Œuvre de Freud, trad. fr. Paris, 1968, t. II, p. 389.
2. Id., lettre à Karl Abraham, 6 avril 1914, in Correspondance Freud-Abraham, trad. fr. Paris, 1969, p. 175.
3. Que la question doive être posée en termes de paternité, Freud lui-même le donne à entendre, dans une lettre adressée au
traducteur italien de ses œuvres : « Mon sentiment à l’égard de ce travail ressemble assez à celui qu’inspire un enfant de
l’amour. Seul, pendant ces trois semaines de septembre 1913, je m’attardais chaque jour dans l’église, devant la statue, je
l’étudiai, la mesurai, la dessinai, jusqu’au moment où j’en saisis le sens que j’essayai – mais anonymement – d’exprimer dans
l’essai. C’est bien plus tard seulement que je légitimai cet enfant non analytique. » (À Edoardo Weiss, 12 avril 1933, cité par
Jones, La Vie…, p. 390)
Le gardien de l’interprétation 289

Comparé à telle autre tentative d’application (mais s’agit-il vraiment là d’une « application » ?)
des principes et des méthodes de la psychanalyse à l’interprétation des produits de l’art, et
d’abord au Léonard, publié dans la même revue quatre ans auparavant, l’essai sur le Moïse
– cet « enfant non analytique » – peut paraître singulièrement timide, voire anodin ; et ce
n’est certes pas la peur du scandale qui aura retenu son auteur de le signer. À l’interprétation
traditionnelle, dont Panofsky indique qu’elle semble avoir pris naissance à la fin de l’époque
baroque, en un temps où l’on s’intéressait surtout à l’aspect dramatique (spectaculaire) des
œuvres plastiques 1, et qui voulait que Michel-Ange ait représenté Moïse dans l’attitude qui
aurait été la sienne au moment où, descendu du Sinaï et saisi de colère à la vue du peuple
dansant autour du veau d’or, il allait se dresser pour briser les Tables de la Loi, Freud propose
d’en substituer une autre, qui semble contredire au texte biblique, mais qui permettrait à
l’en croire de rendre compte de certains traits incongrus, sinon difficilement explicables,
qu’une description attentive de la statue conduit à mettre en valeur : la disposition mouve-
mentée de la barbe du Prophète, le mouvement régressif de la main droite, le sort fait aux
Tables, présentées la tête en bas, ces détails appellent, une fois correctement analysés et
replacés dans la continuité d’une même chaîne signifiante, une autre solution :
Notre Moïse ne va ni s’élancer ni jeter les Tables loin de lui. Ce que nous voyons en lui n’est pas le début
d’une action violente, mais les restes d’une émotion qui s’éteint. Il avait voulu, dans un accès de colère, se
précipiter, tirer sa vengeance, oublier les Tables, mais il a vaincu la tentation, il va rester assis ainsi, sa fureur
maîtrisée, dans une douleur mélangée de mépris. Il ne rejettera pas non plus les Tables pour les briser sur la
pierre, car c’est à cause d’elles qu’il a dominé son courroux, c’est pour les sauver qu’il a vaincu son empor-
tement passionné. Alors qu’il s’abandonnait à son indignation il fallait qu’il négligeât les Tables, qu’il retirât la
main qui les tenait. Elles se mirent à glisser, elles furent en danger de se briser. Cela le rappela à lui. Il pensa
à sa mission et, à cause d’elle, renonça à satisfaire sa passion. Sa main se retira brusquement et sauva les Tables
avant qu’elles eussent pu tomber. Il resta dans cette position d’attente, et c’est ainsi que Michel-Ange l’a
représenté comme le gardien du tombeau 2.

L’interprétation, encore une fois, n’a rien de scabreux. Et si, s’agissant d’Hamlet, la
psychanalyse croit avoir découvert la source profonde (die weitere Quelle) de l’action qu’exerce

1. Erwin Panofsky, « Le mouvement néo-platonicien et Michel-Ange », in Essais d’iconologie, trad. fr. Paris, 1967, p. 277.
2. Freud, Essais de psychanalyse…, p. 31-32.
290 Annexes

sur le public une tragédie dont le prestige ne semble pas pouvoir être fondé sur la seule
empreinte de la pensée et le seul éclat de la langue (auf der Eindruck der Gedanken und den
Glanz der Sprache, G. W., X, p. 174), la conclusion de l’essai sur le Moïse nous éloigne des
régions obscures et inquiétantes où opère en général l’analyse. Bien loin de prétendre à mettre
au jour les ressorts inconscients de la production artistique, l’auteur – que nous noterons
désormais [Freud] pour n’avoir pas à rappeler sans cesse l’anonymat sous lequel il a entendu
procéder – ne se serait pas proposé ici d’autre tâche que de préciser l’intention de l’artiste,
de la traduire en mots comme on doit pouvoir le faire de toute autre manifestation de la vie
psychique (Warum soll die Absicht des Künstlers nicht angebbar und in Worte zu fassen sein wie
irgend eine andere Tatsache des seelischen Lebens ?, ibid., p. 173) ? Et quant aux motifs qui auraient
poussé Michel-Ange à substituer au Moïse de l’histoire et de la tradition un autre Moïse,
« supérieur » au premier (einen anderen Moses…, welcher dem historiscben oder traditionellen
Moses überlegen ist, p. 198), ces motifs n’ont rien que d’avouables, ils ressortissent à l’ordre de
la moralité la plus élevée : l’artiste n’a-t-il pas introduit dans cette figure « quelque chose de
neuf, de surhumain » (etwas Neues, Uebermenschliches), la puissante masse et la musculature
exubérante du personnage « n’étant qu’un moyen d’expression matériel servant à rendre
l’exploit psychique le plus formidable dont un homme soit capable : vaincre sa propre
passion au nom d’une mission à laquelle il s’est voué » (die höchste psychische Leistung, die
einem Menschen möglisch ist, für das Niederringen der eigenen Leidenschaft zugunsten und im
Auftrage einer Bestimmung, der man sich geweiht hat) ?
Et cependant la démarche, au même titre que celle du connaisseur, présente bien quelque
rapport, du point de vue de la méthode, avec celle de la psychanalyse : ici comme là l’inter-
prétation procède du rebut de l’observation, de détails auxquels les spécialistes n’ont pas su
ou pas voulu accorder de signification (Wölfflin : « Jamais nous ne parviendrons à nous
intéresser au motif de la main saisissant la barbe 1. ») Mais si le propos auquel elle répond n’est
pas celui de l’analyste, il n’est pas davantage celui de l’expert. D’entrée de jeu nous sommes
avertis que le sujet de l’énonciation n’est pas un connaisseur d’art, mais un amateur (Ich
schicke voraus, dass ich kein Kunstkenner bin, sondern Maie, p. 172) et qui déclare ne s’intéresser

1. Heinrich Wölfflin, L’Art classique, trad. fr. Paris, 1911, p. 92-93. Ce bel exemple de dénégation vient au terme d’une analyse
de l’attitude du Moïse, dont Wölfflin jugeait qu’elle traduisait « l’extrême tension qui précède un sursaut de colère ».
Le gardien de l’interprétation 291

que secondairement aux particularités de forme ou de technique (die formale und technische
Eigenschaften), auquel il manquerait de comprendre nombre des moyens et des effets de l’art
(Für viele Mittel und manche Wirkungen der Kunst fehlt mir eigentlich das richtige Verständnis), et
qui demande à bénéficier, en tant que tel, de l’indulgence du lecteur. Et cependant cet
amateur – amateur en matière de psychanalyse, amateur en matière d’art – revendique un
titre pour s’exprimer : l’impression très forte que font sur lui les œuvres (sous-entendu :
beaucoup traitent des produits de l’art, s’y appliquent sans y être réellement impliqués), et
particulièrement celles-là qui résistent à l’analyse, dont l’entendement pénètre mal les
ressorts. Que telle production puisse être épinglée d’un nom propre, voilà qui ne nous
instruit guère quant à l’effet qu’elle produit ; et de fait les connaisseurs n’énoncent rien qui
en résoudrait l’énigme : c’est une chose de déceler la signification caractéristique d’une
œuvre (laquelle se résout en une attribution) ; c’en est une autre, connaissant son auteur, de
l’interpréter, et d’abord de déterminer ce qu’elle représente. Et pourquoi le Moïse de Michel-
Ange demeure-t-il énigmatique, alors que nul ne met en doute que la figure soit celle de
Moïse ni que la statue soit de la main de Michel-Ange ? N’est-ce pas que l’imposition d’un
nom ne suffit pas à lever l’énigme, à rendre compte de l’effet qu’elle produit, qu’il y faut un
titre, et qui soit autre chose qu’une simple marque ou qualification : une inscription propre à
servir d’instruction, d’indicateur, de relais (Littré : « Titre, terme de chasse : lieu, relais où
l’on poste les chiens pour courir la bête à propos, quand elle passe »), et placée à point
nommé, au départ de toute lecture ?

• Lecture : d escription : dé finition

Que la question doive être posée dans la perspective d’une lecture, et référée à ce titre à une
écriture, [Freud] lui-même nous le donne à entendre (au moins dans le texte original, la
traduction française dont nous disposons exerçant une fonction systématique de censure qui
se dénonce ici par la substitution, au mot « lecture », du mot « interprétation ») : Hat der Meister
wirklich so undeutliche oder zweideutige Schrift in den Stein geschrieben, dass so verschiedenartige
Lesungen möglich wurden ? (p. 177) Le Maître a-t-il réellement tracé dans la pierre des caractères
(mot à mot : a-t-il écrit dans la pierre d’une écriture) si peu lisible(s) ou équivoque(s) (à
double entente) que des lectures si hétérogènes soient possibles ? » Et comment admettre, en
292 Annexes

effet, que des descriptions portant sur un même objet, des lectures ordonnées à un même
texte, puissent diverger au point que pour les uns la figure du Moïse traduirait l’émotion la
plus intense et même brutale au lieu que d’autres y voient l’expression d’une fière simplicité,
la marque d’une noblesse royale, d’une sérénité quasi divine ? Qu’en est-il d’un pareil objet,
et du projet même de le décrire ? Qu’en est-il d’un texte, d’une écriture que chacun peut
lire et interpréter à sa guise, et du projet même d’une lecture qui ne paraît trouver à s’inscrire
que dans le champ d’une interprétation préalable, un peu à la façon dont les premières
tentatives de déchiffrement de l’écriture égyptienne – comme on le voit chez l’initiateur de
l’égyptologie moderne, le Père Athanase Kircher – auront procédé d’une conception figu-
rative des hiéroglyphes qui autorisait de restituer le signifié d’une inscription avant que d’en
avoir produit le texte, dans son articulation signifiante, ce qui sera le fait de Champollion ?
(Et encore : comment définir le texte de l’essai sur le Moïse dans son rapport à l’objet, au
texte qu’il décrit, qu’il interprète, auquel il s’applique ? Qu’en est-il de l’écriture de [Freud],
dans cet essai anonyme, en tant qu’elle se réfère à l’écriture, dans la pierre, de Michel-Ange ?)
Lire : décrire : définir
DESCRIPTION (cf. Littré, Robert), lat. Descriptionem :
1° Discours par lequel on décrit, on dépeint. De-scribere : de-pingere. Dépeindre : représenter par le discours
d’une manière assez vive pour qu’on puisse le comparer à une peinture (Littré). Décrire : employé au
XVIIe siècle dans le sens de recopier. « Pardonnez-moi les ratures (je souligne) que je fais à tout bout de champ
dans mes lettres, qui m’embarrasseraient fort, s’il fallait que je les décrivisse », Boileau, Lettre à Brossette,
10 nov. 1699.
2° Terme de rhétorique et de littérature. Ornement du discours qui consiste à peindre sous les couleurs les
plus agréables ce que l’on croit être agréable au lecteur. « L’autre… tantôt charge ses descriptions, s’appesantit
sur les détails » (je souligne), La Bruyère.
3° Terme de logique : définition imparfaite. De-scribere : de-finire. Il y a certaines choses qu’on ne définit pas
aisément, on se contente de les décrire (Littré). On définit un concept, on décrit un objet (Robert).
4° Terme de pratique : inventaire (la description d’une province, d’un mobilier), état sommaire des titres.
5° Terme de géométrie : action de décrire, de tracer une ligne, une surface. La description d’une orbite.
Trois citations empruntées à Littré : « Dans la description d’un tableau, j’indique d’abord le sujet, je passe au
principal personnage », Diderot, Pensées sur la peinture. « Le vrai bonheur ne se décrit pas ; il se sent et se sent
d’autant mieux qu’il peut le moins se décrire », Rousseau, Conf., VI. « Un tableau que je décris n’est pas
toujours un bon tableau ; celui que je ne décris pas en est, a coup sûr, un mauvais », Diderot, Salon de 1767.
Le gardien de l’interprétation 293

Et celle-ci, encore (pour l’occurrence, ici imprévisible, du nom de Moïse) : « Tout l’esprit d’un auteur
consiste à bien définir et à bien peindre. Moïse (je souligne), Homère, Platon,Virgile, Horace ne sont au-dessus
des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images », La Bruyère.

(Se proposant d’interpréter le Moïse, d’en définir le concept, de mettre en mots (in Worte
zu fassen) l’intention (Absicht) de l’artiste, [Freud] en viendra à produire, pour étayer sa
description, une suite de dessins dont l’un restitue (re-produit) la statue telle que nous la
voyons (gibt die Statue wieder, wie wir sehen, p. 192) tandis que les deux autres figurent (stellen
dar) les moments antérieurs postulés par l’interprétation (1° état initial de repos, 2° moment
de la plus grande tension, préparation à l’élan, la main laissant échapper les Tables qui
commencent de glisser). Or il est remarquable de constater, avec [Freud], que nombre des
descriptions qui ont été proposées du Moïse renvoient moins à l’état final (celui-là qui nous
est donné à voir) qu’elles ne paraissent correspondre aux deux moments préparatoires :
comme si les auteurs de ces descriptions avaient ignoré l’ordonnance visible (Gesichtsbild) de
la statue pour entreprendre sans le savoir (unwissentlich) une analyse des motifs du mouvement
qui les auraient conduits aux mêmes conclusions que celles auxquelles [Freud] serait parvenu,
quant à lui, consciemment et explicitement (bewusster und ausdrucklicher) ; comme si, pour
parler le langage de Boileau, le texte (?) dont nous avons à connaître présentait une rature
qui se laisserait difficilement recopier (décrire). Remarque : en fait, dans l’interprétation
qu’en donne [Freud], le mouvement de colère auquel Moïse aurait été sur le point de céder
apparaît bien, au regard de la mission qu’il s’était assignée, comme un lapsus, aussitôt
réprimé, mais dont la rature est à jamais inscrite dans la pierre.)
Telle est la rouerie de l’art que la figure de Moïse, le briseur d’idoles, ait pris elle-même
valeur d’idole, propre à exciter l’enthousiasme de ceux-là qu’elle aveugle, énigme muette
que nous ne savons interroger, dont nous ne pouvons soutenir la vue 1. L’essai sur le Moïse
part de ce paradoxe que certaines des « créations de l’art les plus sublimes » demeurent
obscures pour l’entendement : on les admire, on se sent dominé par elles, mais on ne saurait

1. « Combien de fois n’ai-je point grimpé l’escalier raide qui mène du disgracieux Corso Cavour à la place solitaire où se
trouve l’église délaissée ! Toujours j’ai essayé de tenir bon sous le regard courroucé et méprisant du héros. Mais parfois je me
suis alors prudemment glissé hors la pénombre de la nef comme si j’appartenais moi-même à la racaille sur laquelle est dirigé
ce regard, racaille incapable de fidélité à ses convictions, et qui ne sait ni attendre ni croire, mais pousse des cris d’allégresse
dès que l’idole illusoire lui est rendue. » (Freud, Essais de psychanalyse…, p. 12)
294 Annexes

dire ce qu’elles représentent (Man bewundert sie, man fühlt sich von ihnen bezwungen, aber man
weisst nicht zu sagen, was sie vorstellen, p. 173). Or c’est là ce que le sujet de l’énonciation – tout
en faisant état de l’impression très forte que font sur lui les produits de l’art – déclare ne
pouvoir admettre : l’œuvre elle-même doit rendre possible l’analyse (Das Werk selbst muss
doch diese Analyse ermöglichen) si elle est l’expression, sur nous efficace, des intentions et des
émotions de l’artiste (Der auf uns wirksame Ausdruck der Absichten und Regungen des Künstlers).
Mais pour deviner cette intention, l’on doit d’abord découvrir le sens et le contenu de ce qui
est représenté dans l’œuvre et être capable de l’interpréter (Und um diese Absicht zu erraten,
muss ich doch vorerst den Sin und Inhalt des im Kunstwerk Dargestellten herausfinden, also es deuten
können). Il est même possible qu’une œuvre ainsi conçue (une œuvre représentative, dans tous
les sens du terme) exige l’interprétation (Es ist also möglich, dass ein solches Kunstwerk der
Deutung bedarf) et que l’on ne puisse découvrir les causes de l’effet produit qu’une fois cette
interprétation menée à son terme (nach Vollziehung der selben), sans que l’analyse – [Freud] y
insiste – puisse amoindrir en rien l’impression. (Remarque : si Valéry apparaît à bien des
égards comme cet esthéticien dont l’auteur de l’essai soupçonne l’existence, et qui aurait
considéré le désarroi de l’esprit, au moins le secret, la surprise, comme essentiels aux effets
des ouvrages, nous avons à retenir de lui, à ce point, que ces effets peuvent s’accroître de ce
que l’œuvre n’appellerait l’analyse, l’interprétation, que pour mieux abuser le consommateur
sur les conditions réelles de sa production et les ressorts véritables de son action.)
Ainsi la question de la description s’ordonne-t-elle d’emblée à celle de la représentation,
avec cette réserve d’importance que la langue française – on l’a souvent marqué – ne dispose
que d’un seul mot là où l’allemande introduit un clivage conceptuel, décisif. Vorstellung (mise
en avant, production, (re)présentation sur le mode d’un pro-cès symbolique, (re)production
imaginaire d’une perception première sur quoi porte le refoulement, signe perdu que
l’interprétation vise à rétablir en position de signifiant dans un enchaînement littéral),
Darstellung (présentation, représentation au sens d’une figuration visuelle ou dramatique) : dans
l’écart entre les deux termes (dans l’écart entre signifiant et figurant, entre le texte que produit
la représentation, et la figuration, l’appareil visible dont s’accompagne cette production)
s’inscrit la possibilité même de l’énigme et d’une analyse qui implique un passage de la voix
passive à la voix active (du produit à la production), soit la trajectoire que décrit l’interprétation.
Nous pouvons certes décrire la figure du Moïse tel que Michel-Ange l’a représenté : assis, le
Le gardien de l’interprétation 295

tronc de face, le visage barbu tourné vers la gauche, le pied droit à terre, le gauche à demi
relevé de façon que les orteils seuls touchent le sol, le bras droit tenant les Tables et une
partie de la barbe, la main gauche reposant sur les genoux (G. W., p. 175). Mais ce Moïse,
nous ne savons dire (man weisst nicht zu sagen) ce qu’il représente (was er vorstellt).
Savoir, dire, représenter : l’énigme joue sur un clavier, dans un registre conceptuel (le savoir
dans sa relation à la parole et à la représentation) qui implique la possibilité d’une résistance,
voire celle d’une censure, d’un refoulement dont les conséquences se laisseraient déceler au
niveau même de la description. À preuve le caractère étonnamment approximatif, sinon
inexact de celles dont [Freud] a dressé le catalogue : ce qui n’est pas compris est du même
coup perçu et rendu de façon erronée (Was nicht verstanden war, wurde auch ungenau wahrgenommen
oder wiedergegeben, p. 176). Le paradoxe étant qu’ici l’amateur paraît pouvoir en remontrer au
spécialiste sur le plan de l’observation : combien de connaisseurs se seront attachés comme
lui à étudier, mesurer et dessiner une statue pendant plusieurs semaines, sans céder jamais
aux entraînements de l’intuition immédiate, de l’impression d’ensemble, mais avec le souci
constant de prendre en compte les détails apparemment les plus insignifiants ? Toute description
un peu poussée anticipe sur l’interprétation : décrire, c’est déjà « comprendre » ; et cependant,
l’analyse procédant partie par partie, « en détail » et non « en masse », il semble – suivant
l’opposition ménagée par Freud au chapitre II de la Traumdeutung – que l’on soit plus proche
d’une technique de déchiffrement (Chiffriermethode) que d’une technique d’interprétation
symbolique 1. À l’instar de l’expert, l’analyste travaille sur des signes, des indices. Mais là où
le connaisseur s’attache à repérer les marques caractéristiques d’un individu (le « style » se
réduisant pour lui, en retour, à l’ensemble des traits sur le vu desquels une « main » se
dénonce dans sa singularité), notre « amateur » poursuit d’autres fins que stylistiques. Morelli
tenait la façon dont un peintre peint les mains de ses figures pour l’index le plus sûr de son

1. « Dès les premiers essais d’application de cette méthode, on s’aperçoit qu’il faut diriger l’attention non pas sur le rêve considéré
comme un tout, mais sur les différentes parties de son contenu (nicht den Traum als Ganzes, sondern nur die einzelnen Teilstücke
seines Inhalts)… Cette première condition d’application montre que la méthode d’interprétation que je pratique s’écarte de
la méthode populaire d’interprétation symbolique célèbre dans la légende et se rapproche de la méthode de déchiffrage. Elle
est, comme celle-ci, une analyse “en détail” et non “en masse” (“eine Deutung en détail, nicht en masse” : en français dans le
texte) ; comme celle-ci elle considère le rêve dès le début comme un composé, un conglomérat de faits psychiques (als etwas
Zusammengesetzes, als ein Konglomerat von psychischen Bildungen). » (Freud, L’Interprétation des rêves, trad. fr. Paris, 1967, p. 67 ;
G. W., t. II-III, p. 108)
296 Annexes

style : et de même [Freud] a-t-il assigné à la main droite du Moïse (sinon à son index) une
position décisive dans sa démonstration. Mais loin de la rapprocher – comme l’eût fait Morelli –
d’autres mains peintes ou sculptées par ce même Michel-Ange, il a choisi de s’en tenir à ce motif
singulier pour le mettre en relation avec d’autres traits non moins énigmatiques de la figure.
Le fait vaut d’autant plus d’être souligné que les mains du Moïse (et pas seulement la
main droite, mais aussi – et plus encore peut-être – la main gauche qui repose de façon plus
qu’équivoque dans l’ouverture des cuisses et semble réclamer, de l’aveu même de [Freud], sa
part de l’interprétation, seinen Anteil an unserer Deutung Zu fordern (p. 194) : mais [Freud] ne
répondra pas à cette demande 1) apparaissent comme un élément particulièrement chargé de
« style ». La main au pouce détaché, à l’index pointé dans un mouvement qui peut être celui
de l’indication, de l’invocation, de la désignation, mais aussi bien de l’interruption, du refus,
du retrait, de la réflexion, le médium, l’annulaire et le petit doigt étant plus ou moins repliés
comme pour donner davantage de relief à ce geste, cette main se retrouve à travers toute la
production figurative de Michel-Ange, sans qu’on puisse lui assigner une valeur intrinsèque,
indépendante du contexte – de la Vierge de l’escalier au Julien de Médicis et au décor de la
Sixtine : main de Noé et de ses fils dans le Sacrifice et l’Ivresse ; main du Créateur, tantôt
impérieuse (dans la Création des astres), et tantôt retenue (dans l’approche indéfiniment suspendue
du contact avec celle de la créature) ; mains des Prophètes et des Sibylles, régulièrement
associées à la parole et à l’écriture, sous les espèces représentatives d’une bouche ouverte, d’un
livre, d’une inscription ; main du Moïse, qui se serait violemment portée en avant pour faire
aussitôt retour en arrière, dans un mouvement régressif dont le sillage est inscrit dans la barbe
du héros. Mains musclées, aux articulations fortement prononcées, aux veines saillantes, et
dont les jeux, la disposition, la mimique suggèrent l’idée d’une pratique, sinon d’un code
gestuels dont l’étude relèverait d’une sémiotique générale.

1. Un passage de la Traumdeutung, qui m’a été signalé par Jean-Louis Baudry, pourrait éclairer ce trait, en même temps que le
véritable refus d’interprétation qui se marque ici dans le texte de [Freud]. C’est celui où, à propos d’un « rêve de Bismarck »,
Freud réfère à un épisode de la vie de Moïse (le frappement du rocher) un fantasme de masturbation : « Le passage de la
Bible contient bien des particularités utilisables pour un fantasme de masturbation. Moïse prend sa verge malgré l’ordre du
Seigneur, et Dieu punit cette désobéissance en lui annonçant qu’il mourra sans voir la Terre promise. La verge – symbole
phallique incontestable – saisie malgré la défense, le liquide qui résulte du coup donné, la menace de mort résument
parfaitement les principaux moments de la masturbation chez l’enfant. » (ibid., p. 327 ; G. W., p. 385-386)
Le gardien de l’interprétation 297

Parmi les Prophètes qui figurent au plafond de la Sixtine, l’un vaut qu’on lui prête attention.
Suivant la description qu’en donne Charles de Tolnay, le prophète Jérémie apparaît en effet
plongé dans la plus profonde contemplation ; la main droite dont les doigts jouent (?) avec
la barbe supporte une tête massive, « dans l’attitude ordinaire de la mélancolie ». Sa main
gauche repose entre les genoux, un pli du vêtement étant pris entre l’index et le médium,
comme pour signifier (le même motif se retrouve dans la Pietà de Saint-Pierre) que toute vie
a abandonné ce corps, l’esprit atteignant au dernier degré de la vision mystique 1. On retiendra
de cette description la référence à une signalétique gestuelle et, tout à la fois, l’ambiguïté du
dénoté : contemplation/mélancolie. À cet égard, le Jérémie de la Sixtine paraît satisfaire
mieux que le Moïse à la description, au moins surprenante, qu’a donné de celui-ci Ascanio
Condivi, le contemporain de Michel-Ange, et que [Freud] na pas manqué de relever :
Moïse, guide et capitaine des Hébreux, se tient assis dans une attitude pensive et circonspecte, serrant sous
son bras droit les Tables de la Loi et se soutenant le menton de la main gauche, comme quelqu’un de harassé
et plein de soucis 2.

Ce rapprochement prend tout son sens si l’on se rappelle que la figure du prophète Jérémie
prend place dans la dernière travée du plafond, celle-là qui surplombait le trône du pape (le
même Jules II dont Moïse a été choisi pour garder le tombeau), et si l’on observe en outre
que sa figure est associée, dans cette travée, d’une part à la représentation de Dieu séparant
la lumière des ténèbres et de l’autre à celle de la Sibylle lybique, à demi retournée vers un
livre qu’elle tient dans ses mains et dont on discute, depuis Vasari, pour savoir si elle est sur
le point de le refermer ou vient au contraire de l’ouvrir. Figures par lesquelles s’inaugure le
cycle, dans le mouvement d’une anaphore 3 qu’illustre l’image du Créateur s’arrachant
lui-même au chaos et instaurant la première opposition signifiante, celle de la lumière et de

1. Charles de Tolnay, Michelangelo, t. II :The Sixtine Ceiling, Princeton, 1949, p. 51-52.


2. Moisé, duce e capitano degli Ebrei ; il quale se ne sta a sedere in atto di pensoso e savio, tenendo sotto il braccio destro le tavole della legge,
e colla sinistra mano sostenendosi il mento, comme persona stanca i piena di cure. (Ascanio Condivi, Vita di Michelangelo Buonarroti,
Rome, 1553)
3. Au sens étymologique du mot anajorc (surgissement, élévation, ascension, montée d’un fond ou retour vers l’arrière :
anajorik∫V : relatif à) que Julia Kristeva utilise pour désigner la fonction de base – anaphorique ou « gestuelle » – du texte
sémiotique général : « Avant et derrière la voix et la graphie il y a l’anaphore : le geste qui indique, instaure des relations et
élimine les entités. » (Julia Kristeva, « Le geste, pratique ou communication ? », Langages, 10, juin 1968, p. 53)
298 Annexes

l’ombre, et que viennent encore redoubler le geste (à double entente) de la Sibylle 1 et la


transcription phonétique de la première lettre de l’alphabet hébraïque – l’« aleph » par lequel
débute, dans la Vulgate, chacune des strophes des Lamentations de Jérémie 2, et qui figure sur
le rouleau qui pend au côté du prophète.
Or ce n’est pas du tout dans cette direction que s’oriente l’analyse de [Freud]. Le geste
de Moïse n’est pas visé dans ce qu’il instaure ou produit, ni dans sa retombée signifiante,
mais à partir des traces, des vestiges qui permettent d’en décrire, d’en rétablir le parcours.
L’analyse n’emporte aucune référence à un code gestuel, et pas davantage à une gestualité
conçue comme une activité sémiotique antérieure à la constitution du message représenté
ou représentable 3. Elle procède tout entière à l’intérieur de l’espace de la représentation et
dans les limites du circuit communicatif ; et si elle peut paraître « disposer à sa guise » de la
main du Moïse (Essais de psychanalyse…, p. 27), c’est que celui-ci apparaît moins, dans
l’interprétation qu’en donne [Freud], comme une statue de pierre que comme un homme
de chair et d’os, un acteur au sens occidental du terme, un interprète dont la mimique ne se
laisse pas déchiffrer pour elle-même mais à partir seulement du texte qu’elle illustre et où
elle trouve sa justification. On pense à l’affirmation du bon Ernest Jones selon laquelle
aucune critique dramatique ne serait possible, s’agissant des personnages d’une pièce de
théâtre, si l’on n’admettait pas qu’il s’agit là d’êtres vivants 4, affirmation qui ne vaut que dans
un contexte culturel déterminé, celui d’une représentation où les acteurs interviennent comme
autant de sujets psychologiques dont le comportement est supposé obéir à des motivations
compréhensibles, si même inconscientes, et dont les faits et gestes s’enchaîneraient suivant
un ordre logique de succession :
La main droite se trouvait d’abord en dehors de la barbe ; dans un mouvement de violente émotion elle s’est
portée vers la gauche pour saisir celle-ci ; enfin, elle s’est de nouveau retirée, entraînant avec soi une partie

1. Selon Philippe de Barbieri, la Sibylle lybique aurait prophétisé que « le jour viendrait et éclairerait les ténèbres épaisses,
tandis que se déferaient les liens de la Synagogue et que les lèvres des hommes seraient silencieuses » (Philippus de Barberiis,
Opuscula, Rome, 1481, cité par Frederick Hartt, « Ligum vitae in medio Paradisi. The stanza d’Heliodoro and the Sixtine
Ceiling », Art Bull., 1950, p. 194-195).
2. Cf. Ernst Steinmann, Die Sixtinische Kapelle, t. II : Michelangelo, Munich, 1905, p. 372 sq.
3. Kristeva, « Le geste… », p. 50.
4. Ernest Jones, Hamlet et Œdipe, trad. fr. Paris, 1967, p. 17.
Le gardien de l’interprétation 299

de la barbe… Et cette position nouvelle, qui ne s’explique que par dérivation à partir du mouvement qui l’a
précédée (die nur durch die Ableitung aus der ihr vorhergehenden verständlich ist, p. 189) est maintenant fixée.

Référence est ici faite à un avant, à un état antérieur, à un passé aussi proche qu’on
voudra ; mais c’est la figure elle-même du Moïse qui, par la triple stratification verticale dont
elle porte l’empreinte (Eine dreifäche Schichtung drückt sich in seiner Figur in vertikaler Richtung
aus, p. 194) rendrait possible cette dérivation :
Dans les traits du visage se reflètent (spiegeln sich) les affects devenus prédominants, dans le milieu de la figure
sont visibles (sichtbar) les signes du mouvement réprimé (die Zeichen der unterdrückten Bewegung), le pied indique
(zeigt) encore la position de l’action projetée, comme si le contrôle de soi avait progressé de haut en bas (als
wäre die Beherrschung von oben nach unten vorgeschritten).

Tels sont les signes et les marques sur lesquels s’oriente l’interprétation, tel est le texte qu’elle
produit : signes et marques qui sont moins ceux d’une écriture que d’une interprétation,
d’une mimique expressive ; texte qui ne doit sa cohérence qu’à l’interprétation qui en décrit
la stratification, elle-même expressive de la trajectoire de la répression (Ausdrückung).Travaillant
sur des indices apparemment dénués de sens, mais qu’elle se refuse à tenir pour tels, l’analyse
va son chemin, intégrant d’abord tout ce qui concerne la main et les Tables dans une séquence
unitaire qui trouvera ensuite sa place au centre de la construction (là où s’inscrivent les
signes du mouvement raturé). Mais tel est ici le destin de l’interprétation que, procédant de
la partie au tout, elle ne porte elle-même, en définitive, que sur une totalité partielle : car la
statue, si elle est désormais saisie dans son intégralité, n’en demeure pas moins un fragment
détaché d’un ensemble autrement plus vaste et complexe : le monument funéraire dont Jules II
puis ses héritiers avaient passé commande à Michel-Ange.
Est-il possible d’interpréter la figure du Moïse tel qu’il apparaît aujourd’hui au centre de
la partie inférieure du tombeau, et comme son gardien (suivant la formule de [Freud]) en
faisant abstraction du programme iconographique dont elle constituait à l’origine un élément
parmi d’autres ? Ce ne serait pas ici le lieu d’évoquer l’histoire mouvementée du monument,
et la succession des projets conçus par Michel-Ange, si [Freud] lui-même n’avait jugé bon
d’étayer sa démonstration (et la réfutation de l’interprétation traditionnelle qui veut que le Moïse
soit représenté sur le point de s’élancer) par un argument d’autorité, tiré de l’appartenance
de la statue à une structure d’ensemble dans laquelle une fonction (Aufgabe) lui aurait été
300 Annexes

assignée, fonction absolument contraignante, nécessaire, à laquelle la figure ne pouvait se


soustraire sans déroger à un ordre, à des principes que l’auteur de l’essai semble regarder
comme allant de soi. Pas question pour le Moïse, selon [Freud], de vouloir s’élancer : ce
mouvement eût été incompatible avec l’impression que doit produire le tombeau, incohérence
trop grossière et qu’on ne saurait attribuer sans nécessité absolue au « grand artiste » (dem
grossen Künstler). Il faut qu’il demeure dans une immobilité sublime, au même titre que les
autres statues auxquelles il devait être associé (celles, dans le premier projet, de saint Paul et,
selon Vasari, de la Vie active et de la Vie contemplative). Et telle est bien la donnée de la
véritable représentation que se sera donnée [Freud] lors de ses premières visites à la petite
église de Saint-Pierre-aux-liens. Quand il s’assit devant la statue dans l’attente de la voir se
lever brusquement sur son pied dressé, jeter à terre les Tables et déverser toute sa colère, rien
de tout cela n’arriva :
La pierre se raidit au contraire de plus en plus, une sainte et presque écrasante immobilité en émana et
j’éprouvai la sensation que là se trouve représenté (dargestellt) quelque chose d’à jamais immuable, que ce
Moïse resterait éternellement assis et irrité. (Essais de psychanalyse…, p. 21-22)

Ainsi que Panofsky l’a justement observé 1, la position assise qui est celle du Moïse est
parfaitement incompréhensible au regard de l’interprétation traditionnelle : le héros était-il
donc si fatigué qu’il ait dû s’asseoir alors qu’il descendait de la montagne pour rejoindre son
peuple ? La même objection vaut, apparemment, contre l’interprétation de [Freud], laquelle
ne rend pas compte (encore qu’elle ne l’ignore pas) de ce trait, pourtant frappant, de la
figure. Mais c’est qu’à vrai dire le Moïse n’est pour [Freud] ni tout à fait une représentation
du héros à un moment déterminé de sa vie, ni tout à fait une création de caractère, la figu-
ration d’un caractère type (Charakterbild), suivant une opposition qui recoupe grossièrement
celle de la phrase verbale, emportant des déterminations temporelles, personnelles, etc., et
l’assertion nominale qui pose l’énoncé hors de toute localisation temporelle ou modale 2 :
Michel-Ange aurait ainsi modifié le caractère du personnage – que la tradition présente
comme irascible et sujet à emportements – et remanié le thème du bris des Tables de la Loi,

1. Panofsky, loc. cit.


2. Cf. Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966, p. 159-160.
Le gardien de l’interprétation 301

que son Moïse apparaîtrait comme le paradigme de l’homme capable de vaincre sa passion
au nom de la mission à laquelle il s’est voué. Paradigme plastique, en cela qu’il ne doit rien,
sur le plan de l’expression, qu’à des moyens matériels, corporels, sinon charnels (nur zum
leiblichen Ausdruckmittel, p. 198). Mais la masse, la musculature du héros ne peuvent être
reconnues, dans leur fonction signifiante, qu’à travers une interprétation qui vise, encore
une fois, la figure comme étant celle d’une interprète, d’un acteur dont la mimique expressive
s’éclaire par référence au texte qu’elle a pour fonction d’illustrer. Il importe assez peu que
Michel-Ange ait été ou non infidèle au texte biblique (on verra qu’on peut en discuter) :
l’essentiel est que la figure ne se laisse appréhender et expliquer qu’à partir, en fonction d’un
texte où se mêlent les apports contradictoires de l’histoire et de la tradition 1, le texte de
l’Écriture auquel l’interprétation substitue un autre texte qui en apparaît comme la transfor-
mation (au même titre que le Moïse de Michel-Ange est un Moïse transformé : ein umgewandelt
Moses, p. 198).
Et de même Panofsky aura-t-il prétendu rendre compte de cette figure à partir d’un autre
corps de références textuelles, empruntées celles-là à la tradition néo-platonicienne. La doctrine
de l’académie de Florence associait en effet constamment Moïse à saint Paul et voyait dans
ces deux héros le modèle d’hommes qui avaient atteint à l’immortalité spirituelle grâce à
une parfaite synthèse de contemplation et d’action : c’est à ce double titre de chef et de
prophète, de législateur et de visionnaire, que Michel-Ange aurait représenté son Moïse,
faisant de lui un personnage inspiré dont « le mouvement soudain figé » et « l’expression »
révélerait non l’irritation mais « l’excitation surnaturelle » dont Ficino écrit qu’elle « pétrifie
et presque anéantit le corps, tout en ravissant l’âme en transports 2 ». On observera que cette
interprétation ne s’appuie pas sur une description précise de la statue et qu’elle ne permet
pas d’expliquer les traits dont procède celle de [Freud], qu’il s’agisse du mouvement de la main
ou de la position des Tables. Loin de remonter de la partie au tout, elle découle d’une conception

1. Sur la relation entre la fixation par écrit d’un événement et sa transmission orale, la tradition, qui en est tout à la fois le
complément et l’inverse, et qui, pour être moins soumise que l’histoire officielle aux tendances déformantes, pourrait être plus
exacte, voir Freud, Moïse et le monothéisme, trad. fr. Paris, 1948, p. 106-107.
2. Cité par Panofsky, loc. cit.
302 Annexes

d’ensemble, d’une reconstruction hypothétique du programme iconographique où le Moïse


aurait été appelé à tenir sa partie 1.
Ainsi le destin de l’interprétation se joue-t-il dans l’écart indécis entre description et
définition 2 : mais si, logiquement parlant, la description n’est qu’une définition imparfaite,
c’est que le de-scribere, ordonné à un objet, ne saurait – à la différence du definire, ordonné à
un concept – trouver sa limite. Définir, selon Littré, c’est d’abord expliquer une chose par
les attributs qui la distinguent de tout autre : ainsi le connaisseur définit-il la statue de Saint-
Pierre-aux-liens comme « le Moïse de Michel-Ange ». Le travail d’interprétation commence
à ce point : et le titre de l’essai de [Freud], loin qu’il en dénote le contenu, désigne seulement
son point de départ, le titre développé – « le Moïse de Michel-Ange par Freud » – ne pouvant
trouver sa place en tête d’un travail que son auteur voulait anonyme. Or il est remarquable que
l’interprétation elle-même (et ceci vaut, aussi bien, pour l’interprétation néo-platonicienne)
doive procéder sur le mode de la définition, l’interprétation travaillant à produire le concept
du Moïse de Michel-Ange, dans sa différence essentielle, constitutive (et l’on sait que Freud
s’était inquiété de savoir si Michel-Ange avait pu s’inspirer, suivant la suggestion de Wölfflin,
du Moïse de Donatello, ce qui aurait ruiné l’interprétation, la question devant alors être
posée en termes non plus d’expression mais de filiation artistique 3). L’interprétation ne
saurait atteindre à son terme qu’en énonçant la formule qui déterminerait (fixerait, délimiterait)
l’ensemble des caractères qui appartiennent à ce concept et qui échappent, en tant que tels,
à la description. Placer la description sous la dépendance de l’interprétation revient à conférer
à celle-ci le pouvoir de définition, au sens optique du terme, le pouvoir de rendre la vision
nette. « Le propre de diffinition est de déclarer son subject avec sa matière et forme, et le but

1. Soit dans le projet de 1505 tel que Panofsky l’a restitué, un monument indépendant de grandes dimensions sur la
plate-forme duquel auraient été disposées les quatre statues de Moïse, saint Paul, la Vita activa et la Vita contemplativa
(c’est-à-dire, selon Landino, les deux voies menant jusqu’à Dieu), entourant une seconde plate-forme servant de piédestal à
l’effigie du Pontife. Le projet de 1513 apparaîtrait comme un monument hybride, adossé au mur, mais répondant à un
programme encore plus complexe (six statues au lieu de quatre sur la plate-forme, etc.) que Panofsky interprète non pas
comme une résurrection au sens du dogme chrétien mais comme une ascension, au sens néo-platonicien. Cf. Panofsky, « Le
mouvement… » et « The first two projects of Michelangelo’s Tomb of Julius II », Art. Bull., 1937, p. 561-579.
2. Sur la distinction entre designatum et definitum, voir Jean-Louis Schefer, « Lecture et système du tableau », in Scénographie d’un
tableau classique, Paris, 1969.
3. Jones, loc. cit.
Le gardien de l’interprétation 303

de description est seulement de déclarer les qualités du subjet et souvent par énigme » (Poétique
de Boissière, cité par Littré) : dans le système qui est celui de l’art représentatif, définir une « œuvre
d’art » consiste à déclarer non seulement ses qualités mais ce qu’elle représente, c’est-à-dire à
la donner à voir et à entendre à travers la grille d’un texte, explicite (le texte biblique) ou
implicite (l’intention de l’artiste telle qu’elle doit pouvoir être traduite en mots). Il reste à
comprendre pourquoi, au moins dans un pareil système, une entreprise de ce genre ne
saurait trouver sa fin, l’interprétation elle-même, où l’énigme de l’œuvre devrait recevoir sa
solution (Lösung), prenant à son tour figure d’énigme, appelant à son tour l’interprétation.

• La limite

Revenons au texte de [Freud] : on a vu quels doutes sont liés à la conception de la figure du


Moïse (welche Zweifel sich an die Auffassung der Figur der Moses knüpfen, p. 175) et comment,
derrière ces doutes, gît, dissimulé, ce qu’il y a d’essentiel et de meilleur pour la compréhension
de cette œuvre (Hinter ihnen das Wesentliche und Beste zum Verstandnis dieses Kunstwerkes verhülIt
liegt). Or voici que parvenu au terme de son analyse, et à une conception (Auffassung) qui,
par la mise en valeur de certains détails, conduit à une interprétation (Deutung) surprenante
de la figure dans son ensemble et des intentions qui l’animent, [Freud] n’hésite pas à admettre
qu’il ait pu faire fausse route (sich auf einem irrwege befinden) : qu’en serait-il en ce cas (wie nun aber) ?
Je ne peux, écrit-il, en décider (Darüber kann ich nicht entscheiden). Je ne sais dire s’il convient d’assigner à
Michel-Ange, dans les œuvres duquel un tel contenu de pensée lutte pour trouver son expression (in dessen
Werken soviel Gedankeinhalt nach Ausdruck ringt), une indétermination aussi naïve et cela justement quand il
s’agit des traits insolites et étonnants de la statue de Moïse 1.

Mais comment admettre que l’artiste doive partager avec l’interprète la responsabilité
– au sens le plus fort – de cette incertitude (sich in die Verschuldung dieser Unsicherheit der Künstler
mit dem Interpreten zu teilen habe) ? Et comment se satisfaire de la conclusion selon laquelle
Michel-Ange aurait été maintes fois, dans ses créations, jusqu’à la limite extrême de ce que
l’art peut exprimer (bis an die äusserste Grenze dessen, was die Kunst ausdrücken kann), et n’aurait

1. G. W., p. 201 ; Essais de psychanalyse…, p. 39-40.


304 Annexes

peut-être pas atteint non plus, avec son Moïse, au plein succès, si tant est qu’il ait eu pour
dessein (wenn es seine Absicht war) de laisser deviner la tempête d’une passion par les indices
qui subsistent, une fois le calme rétabli (aus den Anzeichen erraten zu lassen, die nach seinem
Ablauf in der Ruhe zurükblieben) ?
L’idée d’un Michel-Ange travaillant à reculer les frontières des possibilités expressives de
l’art n’a rien de bien neuf. Ainsi Wölfflin : « Michel-Ange est porté par son caractère à utiliser
jusqu’à leurs dernières ressources les moyens dont il dispose. Il enrichit l’art d’une série d’effets
nouveaux » (L’Art classique, p. 54). Mais déjà Reynolds : « Notre art… occupe maintenant
un rang auquel il n’aurait jamais osé aspirer si Michel-Ange n’avait dévoilé au monde ses
pouvoirs cachés » (Discours sur la peinture, XV). Et l’histoire mouvementée du tombeau de
Jules II, la succession des projets démesurés aboutissant en fin de compte au triste mausolée
que nous savons, paraît illustrer assez bien la destinée d’un artiste dont les ambitions auraient
été sans limites. À en croire [Freud], il se pourrait que Michel-Ange ait prévu l’insuccès
auquel il était voué – au même titre que son patron – et qu’il ait voulu, avec le Moïse, faire
œuvre de critique et d’auto-critique, s’exhorter à se maîtriser lui-même 1. Et c’est en effet
une question que de savoir pourquoi, des six statues prévues, en 1513, pour orner la plate-
forme du tombeau, Michel-Ange n’aura exécuté (et cela dès 1515 ou 1516) que le seul
Moïse. Question d’autant plus urgente que la figure doit peut-être quelques-uns de ses traits
aujourd’hui les plus surprenants – lorsque nous la considérons dans son isolement définitif –
à la position qu’elle devait occuper à l’origine dans la composition monumentale.
Se plaçant à gauche de la statue, Wölfflin, s’emploie à en dégager les lignes directrices :
l’angle du bras, de la jambe droite ; sur la gauche du héros il note une « dégradation du
contour », tandis que la partie dissimulée à ses regards lui paraît d’une exécution moins
vigoureuse 2. Pour Panofsky, le côté gauche de la statue est ouvert, et fuit, s’efface en diagonale,
au lieu que le droit est fermé et se projette à la verticale, cette attitude (reprise du David)
s’expliquant selon lui par le fait que le Moïse devait être accolé à une autre figure assise,
disposée à sa gauche, perpendiculairement à lui, et qui lui aurait fait pendant 3. Or ce même

1. G. W., p. 198-199 ; Essais de psychanalyse…, p. 36-37.


2. Wölfflin, L’Art classique, p. 92-93.
3. Panofsky, « The first two projects… », p. 578.
Le gardien de l’interprétation 305

Moïse que le projet de 1518 établissait à l’angle de la plate-forme du soubassement est


aujourd’hui engagé dans une niche de dimensions relativement restreintes et qui s’ouvre au
centre du piédestal : ce fragment d’un ensemble demeuré à l’état de projet – fragment bien
évidemment privilégié comme l’indique sa position dans la production de Michel-Ange –
apparaissant désormais comme le motif dominant d’une composition qui s’organise autour
de lui, mais à laquelle on ne saurait faire qu’il n’échappe pour partie.
Ouvert : fermé – il n’est pas indifférent que l’analyse stylistique procède elle-même de
catégories qui ont partie liée avec la notion de limite. Mais Michel-Ange, s’il s’est aventuré
au-delà des limites de l’art, ce n’est pas tellement qu’il ait transgressé la norme d’un style,
d’un système fondé sur la délinéation précise des figures pour ouvrir les voies d’un nouveau
style, caractérisé celui-là par la dégradation du contour (pour reprendre l’opposition – toute
théorique – marquée par Wölfflin entre style « classique » et style « baroque »). [Freud] ne
raisonne pas plus ici en termes d’« époques que de « styles » f, et son projet n’a rien de
commun avec celui d’une « histoire de l’art ». La limite qu’il assigne expressément à l’« art »,
cette limite ne renvoie pas à une autre norme formelle que celle même de la figuration, ou
pour mieux dire de la figurabilité (Darstellbarkeit), telle que la Traumdeutung en a produit le
concept. Car les arts plastiques, peinture et sculpture, sont à cet égard – Freud lui-même y
insiste – dans une situation analogue à celle du rêve 1. L’art, comme le rêve, travaille à expri-
mer ce qu’on est réduit à désigner comme sa « pensée », une pensée qu’il lui appartient de
transcrire, de transformer en langage « pictural » : là comme ici le défaut d’expression est lié à
la matière utilisée, aux moyens mêmes dont l’art – comme le rêve, dans le registre qui lui est
propre – dispose, aux procédés figuratifs (Darstellungsmittel) qu’il met en œuvre. Mais si l’on
est fondé à parler du rêve en général, et des limites que sa constitution lui assigne, à partir
desquelles il se laisse définir en tant que moment d’une écriture psychique originaire 2,
qu’en est-il de l’art, qu’en est-il de l’écriture de l’art, dès lors que toute définition qu’on
peut en proposer est au contraire relative, marquée au sceau d’une histoire ? Dès lors, plus
profondément, que si « histoire de l’art » il y a, cette histoire s’ordonne en dernière analyse
autour de la question de la figuration, sinon de la figurabilité même ?

1. Freud, L’Interprétation des rêves, trad. fr. Paris, 1967, p. 269 ; G. W., t. II-III, p. 317.
2. Cf. Jacques Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », in L’Écriture et la Différence, Paris, 1968.
306 Annexes

Cette question – encore que [Freud] la formule en des termes rien moins que relatifs –
est au centre de l’essai sur le Moïse. Si derrière les doutes liés à la conception de la figure se
cache ce qu’il y a d’essentiel pour l’intelligence de l’œuvre, c’est bien que la figuration fait
problème et que l’interprétation passe nécessairement par la prise en considération de la
figurabilité ou, comme traduit Lacan, des moyens de la mise en scène (die Rücksicht auf
Darstelbarkeit, pour reprendre le titre de la Traumdeutung, chap. VI, § 4). Mais si [Freud] a pu
écrire que le texte de la Bible, dans son incohérence et ses contradictions manifestes, n’offrait
pas une bonne assise à l’art représentatif (der darstellenden Kunst keine gute Anknüpfung bot, G. W.,
p. 197), il n’en a pas pour autant étudié dans une perspective historique, celle d’une histoire
de la représentation, les procédés figuratifs mis en œuvre par Michel-Ange. Mais n’est-ce
pas, suivant le schéma de cette histoire qu’esquisse grossièrement la Traumdeutung 1, qu’avec
Michel-Ange nous serions parvenus au moment où l’art, après avoir longtemps cherché ses
lois d’expression propres (der für sie gültigen Gesetze des Ausdrucks) aurait fini par trouver le
moyen d’exprimer autrement que par des banderoles les intentions des personnages qu’il
représente ? On peut concevoir que l’art poursuive d’autres fins que celles-là et, partant, que
ses limites ne coïncident pas nécessairement avec celles du système de la représentation, pour
définissable que soit celui-ci en des termes aussi élémentaires. Mais la démarche de [Freud]
n’en est que plus remarquable, ordonnée qu’elle est moins au déchiffrement d’une écriture qu’à
la solution d’une énigme (mais l’énigme ne serait-elle pas, en définitive, celle de l’écriture
elle-même dont la pierre a reçu la forme, écriture à double entente et qui prête à des lectures
variées, à des interprétations indéfiniment renouvelées ?).
L’interprétation du Moïse obéit aux mêmes principes que celle du rêve ; et la formule de la
Traumdeutung qui veut que, dans le rêve, la sensation d’inhibition de mouvement représente
un conflit de volonté (Die Sensation der Bewegungshemmung stellt eine Willenskonflikt dar, G. W.,
t. II-III, p. 343) vaut, tout aussi bien, pour le Moïse tel que [Freud] l’interprète 2. L’analyse
– le fait est patent s’agissant de l’interprétation des gestes – n’emporte pas la position d’un
code à partir duquel la figure se laisserait déchiffrer, et ne vise pas davantage à produire ce code.
Elle progresse partie par partie, inventant à mesure sa propre grammaire, énonçant à chaque

1. G. W., t. II-III, p. 318-319.


2. Wölfflin, cité par [Freud], parle de « mouvement enrayé ».
Le gardien de l’interprétation 307

étape les règles syntaxiques suivant lesquelles les traits tenus pour pertinents s’ordonnent
selon le fil d’une chaîne signifiante et de la triple stratification verticale dont nous avons fait
état. Les données sur lesquelles elle travaille sont moins des signes (Zeichen) que des indices
(Anzeichen) sur le vu desquels se laisse deviner (erraten) l’intention à laquelle répond l’interpré-
tation, au double sens du mot. D’une interprétation à l’autre, et du jeu de l’acteur à celui de
l’analyste (car c’est bien d’un jeu qu’il s’agit : mais ce jeu, l’œuvre elle-même l’appelle), le
mouvement est de transcription (Übertragung), de transformation (Umformung). Transcription,
transformation dont le texte est moins le pré-texte que le produit, mais un produit dont la
production est toujours différée, un produit toujours à re-produire, à re-présenter. Bien
mieux, s’agissant du Moïse, le texte que produit l’analyse ne prend son sens qu’à partir d’une
différence, et de l’écart où il se situe par rapport au texte biblique – lequel n’a lui-même rien
d’originaire, mais porte la marque de multiples compilations et emprunts – dont il apparaît
à son tour comme une transformation (tout comme le Moïse de l’art par rapport à celui de
la tradition). L’interprétation produit son propre texte : mais c’est pour découvrir bientôt
que le procès de transformation dont ce texte est le produit est par principe toujours à
reprendre, puisqu’aussi bien l’interprétation ne saurait en aucun cas exhiber un texte primitif
et qu’elle implique cependant, dans son projet, que tout – et l’intention de l’artiste elle-même –
doit pouvoir être traduit en mots. Il en est, à cet égard encore, de l’œuvre d’art comme du
rêve : on n’est jamais sûr de l’avoir complètement interprétée ; et lors même que la solution
paraît satisfaisante et sans lacunes (lückenlos : nous soulignons, pour y revenir plus loin), il est
toujours possible que l’œuvre, comme le rêve, ait un autre sens 1.
Dans le contexte de l’art représentatif, cette assertion revêt une portée particulière :
l’interprétation produit le texte de la représentation, elle ne saurait produire la représentation
comme texte. Fondé qu’il est sur l’illusion, le trompe-l’œil, le système de la représentation
implique un partage entre le registre purement technique et le registre de l’expression, partage
tel que le même analyste qui aura montré que l’essence du mot d’esprit (Witz) autant que
celle du rêve réside dans un travail et des procédés techniques spécifiques, pouvait écrire qu’en
revanche l’étude des moyens auxquels l’artiste a recours, le dévoilement de la technique

1. Man eigentlich niemals sicher ist, einen Traum vollständig gedeutet zu haben ; selbst wenn die Auflösung befriedigend und lückenlos
erscheint, bleibt es doch immer möglich, dass sich sich nocb ein anderer Sinn durch denselben Traum kundgibt. (G. W., t. II-III, p. 285)
308 Annexes

artistique n’étaient pas de son ressort 1. Aux prises avec un système qui refuse la question de
son propre signifiant (pour la poser en d’autres termes, et comme question de ses limites, de
sa norme), un système où l’écriture figurative se réduit à un réseau d’indices plus ou moins
élaborés, l’interprétation, loin qu’elle soit en mesure de mettre au jour, dans un premier temps
de l’analyse, le signifiant textuel sur lequel elle sera ensuite appelée à travailler, n’a pas à connaître,
en définitive, un autre texte que le sien. Lire, c’est déjà décrire (écrire-de), interpréter ; mais si
le déchiffrement est à ce point sous la dépendance de l’interprétation, il sera, comme celle-ci,
toujours à reprendre. Demander ce que l’œuvre représente, c’est accepter, d’entrée de jeu, de
s’enclore dans un cercle où l’interprétation ne saurait trouver de terme – provisoire – qu’à
désigner sa propre limite (l’implicite du système).

• Fantasmes

La tentation est grande, à ce point, de prétendre à replacer l’essai sur « le Moïse de Michel-
Ange » dans le contexte plus général de l’entreprise freudienne et d’abord de tâcher à en
dégager la signification caractéristique, au sens morellien du terme. Le Moïse (celui de
Michel-Ange, mais aussi bien l’interprétation que [Freud] en propose), que représentait-il
pour Freud à l’époque où le texte parut dans Imago, Revue pour l’application de la Psychanalyse
aux sciences de l’esprit (Zeitschriftf für die Anwendung der Psychoanalyse auf die Geisteswissenchaften) ?
Et encore : dans quelle mesure porte-t-il la marque de l’individu Freud ? Pour anonyme que
son auteur l’ait voulu à l’origine, ce texte n’en présente pas moins un tour personnel
prononcé : comme si Freud ne s’était jamais laissé aussi bien saisir que là où il aura barré son
nom (« Ne croyez-vous pas, lui écrivait Abraham, que l’on reconnaîtra quand même la griffe
du lion ? », Corresp., p. 173). Lorsque [Freud] fait état de l’action particulièrement forte
qu’exercent sur lui les œuvres d’art, en particulier les œuvres littéraires et les œuvres plastiques,
plus rarement celles de peinture (la musique le laissant en revanche à peu près indifférent,
pour cela qu’il ne savait pas démêler les raisons d’un plaisir que d’ailleurs il ignorait), lorsqu’il
relate ses visites quotidiennes à Saint-Pierre-aux-liens, ne croit-on pas lire telle lettre à Wilhelm
Fliess ou au pasteur Pfister ? Est-ce à dire que l’interprétation que l’essai paraît appeler doive

1. Freud, Ma vie et la psychanalyse, Paris, 1949, p. 102-103.


Le gardien de l’interprétation 309

être d’ordre biographique, et que quelques allusions à la situation qui était celle de Freud
dans les années 1910-1914 suffisent à en éclairer le projet ?
C’est dans ce sens que s’oriente Ernest Jones lorsqu’il rappelle que ces mêmes années
avaient vu la défection de disciples aussi éminents (encore que douteux) qu’Adler ou Stekel,
tandis que la rédaction du Moïse – aussi bien que celle de l’Esquisse d’une histoire du mouvement
psychanalytique et de l’essai sur le « Narcissisme » – aura suivi de peu la rupture définitive avec
Jung, rupture qui prend au regard de la correspondance de Freud avec Abraham une résonance
imprévue 1. L’Esquisse, le Narcissisme, le Moïse : autant de textes qui s’inscrivent dans le contexte
de la crise du mouvement psychanalytique. Et peut-être le Moïse porte-t-il la marque figurative
de cette crise, peut-être en apparaît-il comme une façon de mise en scène. Dans une lettre
à Ferenczi, en date du 12 octobre 1912, Freud n’écrivait-il pas que « la situation à Vienne lui
faisait sentir qu’il ressemblait davantage au Moïse historique qu’à celui de Michel-Ange 2 » ?
Saurait-il suivre l’exemple du Moïse de Michel-Ange, réussirait-il à vaincre sa colère et à se
dominer au nom de la mission à laquelle il s’était consacré ? À cette question, telle que la pose
Jones, la suite de l’œuvre a répondu. Mais peut-on admettre qu’une partie des doutes dont Freud
fait état quant au bien-fondé de son interprétation aient été liés à l’incertitude où il aurait
été de ses propres réactions, à la tentation qu’il éprouvait de céder à une pulsion destructrice,
tandis que la place toujours plus grande que la figure de Moïse aurait commencé de prendre, dès
cette époque, dans la thématique psychanalytique (aux dépens de celle d’Hamlet, paradigme du
fils et de la névrose), correspondrait à l’installation définitive de Freud dans le rôle du Père ?
Que les disciples, les héritiers de Freud se soient plu à de pareils fantasmes 3, que Freud
lui-même leur en ait offert par quelque côté l’occasion, et que l’essai sur le Moïse, dans le

1. « Soyez tolérant et n’oubliez pas qu’à vrai dire il vous est plus facile qu’à Jung de suivre mes pensées, car premièrement, vous
êtes entièrement indépendant, et ensuite, de par notre même appartenance raciale, vous êtes plus proche de ma constitution
intellectuelle, tandis que lui, comme chrétien et comme fils de pasteur, trouve son chemin vers moi seulement en luttant
contre de grandes résistances intérieures. Son ralliement a donc d’autant plus de valeur. Je dirais presque que c’est seulement
à partir de son arrivée que la psychanalyse a été soustraite au danger de devenir une affaire de la nation juive. » (À Karl Abraham,
3 mai 1908, Corresp., p. 42)
2. Cité par Jones, La Vie…, p. 390.
3. Cf. Jean Starobinski, « Hamlet et Freud », préface à l’Hamlet et Œdipe d’Ernest Jones. On observera encore que Freud, en
choisissant l’anonymat, aura renouvelé le geste de Moïse, proposant à Dieu d’effacer son nom du livre qu’il avait écrit, en échange
du pardon des Hébreux (Cf. Louis Ginzberg, The Legends of the Jews, Philadelphie, [1911] 3e éd. 1947, t. III, p. 131-134).
310 Annexes

contexte où il est intervenu, ait pu prendre sans qu’il soit dit valeur de parabole, que les
compagnons de Freud l’aient reçu comme un message à eux destiné, voilà qui ne justifierait
certes pas qu’on accordât à ce texte une importance théorique particulière. Il en va autrement
dès lors qu’on tient pour un trait pertinent du texte en tant que tel (ainsi que [Freud] le fait
lui-même, s’agissant des travaux de Morelli) le masque sous lequel l’auteur a procédé, la
distance où il a entendu s’établir tant par rapport au connaisseurship que par rapport à la
psychanalyse elle-même, et plus encore peut-être le caractère délibérément dilettante de cet
essai, un essai que Freud devait par la suite désigner comme un enfant « non analytique », un
enfant de l’amour, fruit d’une étrange copulation. Partie d’un ensemble immense (l’œuvre
de Freud), ce texte mineur et à bien des égards décevant (mais peut-être voulu tel), et qui ne
parait guère apporter de renfort à la théorie, n’en a pas moins sur le lecteur un effet singulier,
au point qu’on est tenté de reconnaître dans ces pages marginales et souvent négligées un
indice à partir duquel se laisserait deviner quelque chose des intentions secrètes de Freud :
comme si une partie se jouait ici qui a valeur d’énigme, une partie dont nous ne savons dire
ce qu’elle représente, à quel projet elle répond, quelle est sa fonction dans l’économie générale
du texte freudien, ni même où elle s’inscrit. Comme si ce texte qui n’aura pu trouver sa
place dans Imago – ainsi que le soulignait la note liminaire – qu’au prix d’une entorse faite
au programme de la revue était moins le résultat d’une application de la psychanalyse à un
objet extra-médical que celui d’un détour qui aura permis à Freud de faire retour sur les
fondements et les limites de l’interprétation comme telle, jusqu’à produire un texte qui fût
susceptible de s’appliquer, selon des modalités qui restent à définir, à la psychanalyse elle-même,
et d’abord à ses prolongements, à ses utilisations pratiques. À cet égard, l’insistance de [Freud]
à se poser en amateur joue bien évidemment dans le sens d’une dénonciation du caractère
nécessairement dilettante des travaux publiés dans Imago, et de ceux du maître autant que de
ses disciples, dont Freud fait état dans la lettre, déjà citée, à Abraham. Mais cet amateur
anonyme (et cependant connu des rédacteurs de la revue, proche des cercles analytiques), où
se situe-t-il, encore une fois, de quel lieu parle-t-il ? Et si ce n’est pas ici l’analyste qui parle,
en son nom propre, comment se fait-il qu’il ne soit pourtant pas question d’autre chose,
dans ce texte, que de l’analyse elle-même, et du lieu où elle s’exerce, de l’espace dans lequel
procède l’interprétation, du support – comme on va le voir – sur lequel elle est censée
s’inscrire ?
Le gardien de l’interprétation 311

• L’aleph

Il faut à présent renverser les termes du problème, et cela non plus sur le mode du fantasme
mais sur le mode analytique. Demander ce que le Moïse représente, c’est en effet se plier au
mouvement spécifique de la représentation, au retournement incessant qui en définit
l’économie et qui veut que le représenté puisse à tout instant prendre position de représentant,
à la façon dont le signifié, suivant la formule de Derrida, fonctionne toujours déjà dans le
langage au titre de signifiant. La psychanalyse (c’est [Freud] qui le dit) a su résoudre l’énigme
de l’émotion que produit l’Hamlet de Shakespeare en ramenant la substance de cette tragédie
au thème d’Œdipe (durch die Zurückführung des Stoffes auf das Œdipus-Thema, p. 174). Mais si
le prestige de l’œuvre ne se réduit pas au seul effet de la pensée et de la splendeur du style,
s’il vient d’une source plus profonde, qu’en est-il de l’interprétation du « Moïse de Michel-
Ange » : peut-on dire que [Freud] en ait résolu l’énigme au sens où la psychanalyse aurait
résolu celle d’Hamlet ?
Le sens d’Hamlet s’achève dans et par Œdipe. L’intérêt universel suscité par Hamlet est traité par Freud comme
un indice : un tel intérêt ne se justifierait guère par ce que la « névrose » d’Hamlet a d’individuel et de singulier :
il se justifie par la présence d’Œdipe (thème universel) en Hamlet… Œdipe n’a pas besoin d’être interprété : il
est la figure directrice de l’interprétation 1.

Mais Moïse ? Mais le Moïse de Michel-Ange ? Le fantasme traite l’intérêt que portait Freud
à cette figure comme un indice : mais cet intérêt n’avait rien d’universel ; et de découvrir les
raisons personnelles que Freud pouvait avoir de se laisser particulièrement impressionner, à
l’époque, par cette statue n’en résout certes pas l’énigme. Si l’interprétation semble tourner
court, n’est-ce pas faute pour l’analyste d’avoir su ramener la substance de l’œuvre à un
« thème universel » ? D’où la déception qu’éprouverait le lecteur, au terme de sa lecture, face
à la grande figure du Moïse, de ce même Moïse dont on sait quelle place il tiendra dans les
ultimes spéculations de Freud. Mais cette déception, il semble bien, comme on l’a déjà laissé
entendre, qu’elle ait été voulue par [Freud], lui qui jugeait que derrière les doutes liés à la
conception de cette figure (une figure dont l’introduction, à ce point du texte freudien,

1. Starobinski, « Hamlet… », p. XXV- XXVI ; je souligne.


312 Annexes

prend un relief singulier) se dissimulait tout ce qui importe pour sa compréhension. L’inter-
prétation du Moïse tourne court faute pour [Freud] non pas tellement d’avoir exhibé le
thème universel qui sous-tend le propos de l’artiste, que d’avoir su donner à ce thème sa
figure, d’avoir mis en évidence le lien nécessaire qui unit l’image du héros biblique à la repré-
sentation du fantasme originaire dans la dépendance duquel s’établit l’analyse. Faute, en un
mot, d’avoir su faire du Moïse, et plus précisément de ce Moïse-là, le Moïse de Michel-Ange
tel que [Freud] l’interprète, une figure – à vrai dire sans doute moins directrice que régulatrice –
de l’interprétation.
Il importe grandement pour la suite de ce travail qu’à la différence d’Œdipe (et de cette
image paradigmatique dérivée qu’est Hamlet), la figure de Moïse soit empruntée non au
théâtre mais à l’Écriture. Et c’est bien à partir du texte de la Bible que Freud lui-même aura
entrepris d’interpréter le Moïse, jusqu’à y voir le résultat d’une transformation, d’un écart
calculé par rapport au texte sacré : écart qui fait apparaître le mouvement de colère du
Prophète comme un acte manqué, un lapsus que le Moïse historique, à la différence de celui
de Michel-Ange, n’aurait pas su réprimer. Or il est au moins étonnant que [Freud] ait
ignoré un autre passage de l’Exode, passage qui vient à la suite de celui qu’il cite dans son
intégralité et dont on peut penser qu’il offrait à l’art représentatif un meilleur « support ».
Car Moïse (le Moïse de la Bible) n’est pas descendu une seule fois de la montagne, mais
deux. Et de même le texte biblique fait-il état de deux versions des Tables de la Loi, l’une qui
aurait en effet été brisée par Moïse, et l’autre que le Prophète aurait rapportée intacte au
camp des Hébreux. Faut-il voir dans cet oubli, cette négligence de [Freud], une manière de
lapsus (peut-être calculé, comme l’est ici l’effacement de son nom), et l’indice d’un conflit
dont la clé devrait être cherchée dans l’Écriture ?
EXODE, XXIV, 12 Iahvé dit à Moïse : « Monte avec moi à la montagne et sois là ! Je te donnerai les Tables
de pierre, la Loi et la Règle que j’ai écrites pour les instruire. »

XXXI, 18 Puis il donna à Moïse, quand il eut fini de parler avec lui, au mont Sinaï, les deux Tables du
Témoignage, tables de pierre écrites du doigt de Dieu.

XXXII, 15 Moïse s’en retourna et descendit de la Montagne, il avait en sa main les deux tables du Témoignage,
tables écrites sur les deux côtés, elles étaient écrites de part et d’autre.
16 Or les tables étaient l’œuvre d’Élohim et l’écriture était l’écriture d’Élohim, gravée sur les tables.
Le gardien de l’interprétation 313

17 Josué entendit le bruit du peuple en tumulte et il dit à Moïse : « C’est un bruit de guerre dans le camp ! »
18 Moïse dit : « Ce n’est pas un bruit de chant de victoire, ni un bruit de chant de défaite, c’est un bruit de
chants redoublés que j’entends, moi ! »
19 Lors donc qu’il approcha du camp et qu’il aperçut le veau et les danses, la colère de Moïse s’enflamma, il
jeta les tables de ses mains et les brisa au pied de la montagne.
20 Puis il prit le veau qu’ils avaient fait et le brûla au feu, il le pila jusqu’à ce qu’il devînt une poudre, qu’il
répandit à la surface de l’eau, et il en fit boire aux fils d’Israël.

XXXIV, 1 Puis Iahvé dit à Moïse :


« Taille-toi deux tables de pierre, comme les premières, et j’écrirai sur les tables les paroles qui étaient sur les
premières tables que tu as brisées.
2 Et sois prêt dès le matin, tu monteras le matin au mont Sinaï et tu m’y attendras sur le sommet de la montagne.
3 Et personne ne montera avec toi, personne ne sera même vu dans toute la montagne. Que même le petit
bétail et le gros bétail ne paissent pas à proximité de cette montagne ! »
4 Il tailla donc deux tables de pierre comme les premières, puis Moïse se leva de bon matin et monta au mont
Sinaï, selon ce que lui avait ordonné Iahvé, et il prit en sa main les deux tables de pierre.
5 Et Iahvé descendit dans une nuée et il se tint là avec lui et Moïse invoqua le nom de Iahvé.

XXXIV, 27 Puis Iahvé dit à Moïse :


« Écris pour moi ces paroles, car c’est selon la teneur de ces paroles que j’ai conclu une alliance avec toi et
avec Israël. »
28 Il resta là avec Iahvé quarante jours et quarante nuits, il ne mangea pas de pain et ne but pas d’eau, il écrivit
sur les tables les paroles de l’Alliance, les dix paroles.
29 Quand Moïse descendit du mont Sinaï, Moïse avait en sa main les deux tables du Témoignage, tandis qu’il
descendait de la montagne, et Moïse ne savait pas que la peau de son visage rayonnait d’avoir parlé avec Lui.
30 Aaron et tous les fils d’Israël virent Moïse et voici que la peau de son visage rayonnait : ils eurent peur de
s’avancer vers lui.
31 Mais Moïse les appela et ils revinrent vers lui, Aaron et tous les princes de la communauté, et Moïse leur
parla.
32 Après cela s’avancèrent tous les fils d’Israël et il leur manda tout ce dont Iahvé avait parlé avec lui au mont
Sinaï 1.

1. La traduction citée est celle d’Édouard Dhorme.


314 Annexes

Si l’on note avec le traducteur que le rayonnement du visage de Moïse est exprimé par le
verbe qâran, « pousser une corne » (d’où la Vulgate : ignorabat quod cornuta esset), on tient au
moins ici la source des deux protubérances dont s’orne le front du Moïse : soit un signe, qui
ressortit à un ordre différent de celui de l’expressivité, de la représentation mimique. Mais ce
Moïse, porteur des Tables et dont le visage rayonne d’aussi étrange façon, ce Moïse vers
lequel s’avancent les princes de la communauté suivis des fils d’Israël auxquels il va rapporter
tout ce dont Iahvé l’avait entretenu sur la montagne, cette figure souveraine de l’interprète, si
elle paraît mieux correspondre à la donnée du Moïse de Michel-Ange, ne permet cependant
pas d’en élucider tous les traits, au moins tels que [Freud] les a mis en évidence (et d’abord
la position prétendument renversée des Tables). Or il semble difficile d’admettre que [Freud]
n’ait pas eu connaissance de ce texte, ni de l’existence de deux versions des Tables de la Loi :
s’il n’en a pas fait état, délibérément ou non, n’est-ce pas qu’il lui importait avant tout de
soustraire la figure du Moïse à l’espace du texte biblique, pour l’établir en un autre lieu, en
exergue de l’Interprétation comme telle, dont elle désignerait la limite ?
Le Moïse de Michel-Ange n’est sans doute pas tellement pour [Freud] le paradigme du
Père, que celui de l’Interprète, au double (et peut-être triple) sens de ce mot : (a) acteur auquel
il appartient de signifier par sa mimique les intentions qui l’animent ; (b) porte-parole de
Dieu auprès des hommes ; (c) analyste voué à un travail sans fin. Certes, comme Freud
l’écrira en tête de la deuxième partie de son propre Moïse, « il n’est guère tentant de se voir
classé parmi les scolastiques et les talmudistes qui se contentent d’exercer leur ingéniosité sans
se soucier du degré de vérité de leurs assertions 1 ». Mais Karl Abraham : « Le mode de pensée
talmudique ne peut avoir soudainement disparu de nous » (Corresp., p. 44). Jugement que Freud
n’infirmera pas, mais auquel il apportera, d’une manière détournée, ce correctif : « Somme
toute les choses sont plus faciles pour nous Juifs, l’élément mystique nous faisant défaut »
(ibid., p. 52). Réserve d’importance, et qui a valeur de mise en garde pour le lecteur de l’essai : le
propos de Freud, ne serait-ce que parce qu’il s’applique à une idole 2, est parfaitement étranger
à la religion sur le texte de laquelle il travaille, directement ou indirectement, et si bien éloigné

1. Freud, Moïse et le monothéisme, p. 28.


2. Exode, XX, 4 : « Tu ne feras pas d’idole, ni aucune image de ce qui est dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre
en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre. »
Le gardien de l’interprétation 315

de tout mysticisme qu’il semble que [Freud] ait préféré s’arrêter en chemin plutôt que
d’emprunter à la tradition juive les éléments qui lui auraient permis de donner à son interpré-
tation son entière résonance. Mais il n’aura pu faire que cette interprétation, qui, avec l’objet
même sur lequel elle porte, ne s’inscrit sur un fond lui-même énigmatique et ne lui empruntent
partie de leurs prestiges, des prestiges – on va le voir – qui n’ont cependant rien de mystique.
La question de l’expérience d’Israël pendant la réception des Dix Commandements fait
l’objet, dans le Talmud, d’une discussion qui souligne la fonction de Moïse en tant qu’inter-
prète, pour le peuple, de la voix divine 1. Comme l’écrit Gershom Scholem, seul Moïse
pouvait supporter la puissance de cette voix et répéter ensuite d’une voix humaine ces paroles
de l’autorité suprême que sont les Dix Commandements 2. Mais le commentaire de Maïmonide,
et plus encore celui de Rabbi Mendel de Rymanow († 1814) qui ne fait, selon Scholem, que
l’expliciter, projette une lumière singulière sur la figure de Moïse telle qu’elle prend place
dans l’œuvre de Michel-Ange, chronologiquement parlant, à la suite du décor de la Sixtine
et plus particulièrement des figures du prophète Jérémie, de la Sibylle lybique et du Créateur
séparant la lumière des ténèbres 3. Selon Maïmonide, dans tous les passages de la Révélation
où il est dit que les Israélites entendirent des mots, il faut traduire qu’ils entendirent le son
inarticulé de la voix, et que c’est Moïse qui a reçu les mots, dans leur articulation expressive
et les a communiqués à son peuple 4. Commentaire que Rabbi Mendel développe comme il

1. « Alors Iahvé dit à Moïse : “Voici que, moi, je viens vers toi, dans l’épaisseur de la nuée, afin que le peuple entende que je
parle avec toi et qu’en toi aussi ils croient pour toujours !” (Exode, XIX, 9). Or tout le peuple voyait les tonnerres et les
feux, le son du cor et la montagne fumante : le peuple le vit et ils tremblèrent et se tinrent au loin. Alors ils dirent à Moïse :
“Parle avec nous, toi, et nous écouterons ; mais que Dieu ne parle pas avec nous, de peur que nous mourions !” » (ibid., XX,
18-19) Sur la fonction de la limite dans l’expérience, voir Exode, XIX, 12 : « Tu fixeras au peuple une limite autour en
disant : “Gardez-vous de monter sur la montagne et d’en toucher le bord : quiconque touchera à la montagne sera mis à
mort.” » Ibid., 15 : « Puis il dit au peuple : “Soyez prêts dans trois jours, n’approchez pas de la femme !” »
2. Gershom G. Scholem, La Kabbale et sa symbolique, trad. fr. Paris, 1966, p. 39-41.
3. Sur l’intérêt (transgressif ?) que portaient à la tradition mystique juive, et plus spécialement aux théories kabbalistiques, les
cercles humanistes chrétiens du XVIe siècle, voir Gershom G. Scholem, « Zur Geschichte der Anfängen der christlichekabbala »,
in Essays Presented to L. Baeck, Londres, 1954, et Frances A. Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, Chicago, 1964.
Scholem rappelle opportunément (La Kabbale…, p. 102, n. 64) que Pic de la Mirandole aura été le premier parmi les humanistes
à s’occuper de la Kabbale, dont il a prétendu montrer les affinités avec la pensée (cf. son Apologia fratris Archangeli de Burgonovo…
pro defensione doctrinae Cabalae, Bologne, 1564).
4. Scholem, La Kabbale…, p. 42, n. 25.
316 Annexes

suit : « Tout ce qui leur fut révélé, ce qu’Israël entendit, n’était autre que cet Aleph avec
lequel commence le premier commandement dans le texte hébraïque de la Bible, l’Aleph du
mot ’Anochi (“je”). »
C’est, écrit Scholem, que la consonne Aleph ne représente en hébreu que le premier mouvement du larynx
dans la prononciation (comme l’« esprit doux » en grec) qui précède une voyelle au commencement d’un
mot. Cet Aleph représente donc, pour ainsi dire, l’élément d’où provient chaque son articulé ; en effet, les
kabbalistes ont toujours considéré la consonne Aleph comme la racine spirituelle de toutes les autres lettres,
qui contient dans son essence tout l’alphabet et, par là, tous les éléments du langage humain. Entendre
l’aleph, c’est proprement ne rien entendre, il représente la transition vers toute langue compréhensible, et on
ne peut certainement pas dire qu’il intervienne avec un sens spécifique, avec un caractère déterminé.

Remarque : l’écriture hébraïque ne comporte que des consonnes ; ou plutôt, comme on


peut le lire dans l’Abrégé de grammaire hébraïque de Spinoza, la lettre étant le signe d’un
mouvement de la bouche, mouvement différent selon l’origine du son émis, et la voyelle un
signe indiquant un son fixe et déterminé, les voyelles, en hébreu, ne sont pas des lettres.
Elles sont l’« âme des lettres » et les lettres sans voyelles des « corps sans âmes », le son de la
flûte par opposition aux trous sur lesquels jouent les doigts 1.
Les Anciens écrivaient sans points (c’est-à-dire sans voyelles et sans accents). Les points sont une addition
postérieure du temps où l’on crut devoir interpréter la Bible (Spinoza,Traité théologico-politique, chap. VII).

Cet énoncé, outre qu’il pose le problème d’une culture fondée sur un texte en lui-même
improférable, non ponctué, met à jour la fonction qui est celle de l’interprétation – l’inter-
prétation restitue la parole au texte, sinon à son donateur – en même temps qu’elle réserve
les droits d’une lecture qui n’opérerait pas (à la différence de l’interprétation) dans la
dépendance de la phoné.
Si l’on se souvient maintenant que cette même consonne Aleph est inscrite sur le rouleau
déployé au côté du prophète Jérémie, et que fait pendant à celui-ci, dans les lunettes de la
première travée du plafond de la Sixtine, la Sibylle lybique, à demi retournée vers un livre
dont on ne peut décider au seul vu de l’image, sauf à anticiper sur l’interprétation, si elle se
prépare à le refermer ou si elle vient au contraire de l’ouvrir, si l’on prend garde en outre à

1. Spinoza, Abrégé de grammaire hébraïque, trad. fr. Paris, 1968, p. 35-36.


Le gardien de l’interprétation 317

la valeur d’anaphore, au sens que nous avons dit 1, que revêt le geste du Créateur s’arrachant
au chaos et instaurant, par la séparation de la lumière et des ténèbres, une première opposition
signifiante, le commentaire mystique interfère de façon surprenante avec la description « naïve »
de ces figures. Mais ces interférences ne s’arrêtent pas là : car la figure du Moïse, assis et
tenant les Tables de la Loi, nous renvoie, par-delà la distinction entre les deux groupes de
Tables qui auraient été données à Moïse, à une autre dichotomie qui lui ferait écho, celle qui
oppose la Tora écrite, laquelle aurait une valeur absolue et émanerait directement de Dieu, à
la Tora orale, la Tora historique, applicable au monde humain, la tradition qui apparaît
comme le complément et la concrétisation nécessaires de la Tora écrite. Seule la Tradition
rend la Tora compréhensible : sans elle, comme l’écrit encore Scholem, la Tora écrite serait
ouverte, pour un Juif orthodoxe, à toutes les interprétations, fausses et hérétiques. C’est la
Tradition (la Tora orale) qui détermine le vrai comportement du Juif. Dichotomie, encore
une fois, qui correspond à la distinction entre les deux versions des Tables de la Loi. Selon la
tradition rabbinique, Moïse a reçu sur le Sinaï la Tora orale en même temps que la Tora
écrite 2 :
Les premières tables contenaient une révélation de la Tora, correspondant à l’état originel des hommes,
lorsqu’ils se laissaient guider par le principe incorporé dans l’arbre de vie. Ç’aurait été une Tora purement
spirituelle, qui serait transmise à un monde dans lequel la révélation et la rédemption coïncidaient, dans
lequel tout était sacré, et dans lequel le pouvoir du pêché et de la mort ne devait pas être maîtrisé par des
défenses et des restrictions… Mais ce moment utopique disparut vite. Quand les premières tables furent
brisées « les lettres qui s’y trouvaient gravées s’envolèrent », c’est-à-dire que l’élément purement spirituel
recula, et n’est depuis lors visible que pour le mystique, capable de l’observer aussi sous les vêtements neufs
et extérieurs dans lesquels il apparut sur les secondes tables. Sur les secondes tables, la Tora paraît dans un
vêtement historique et comme une puissance historique 3.

1. Précisant l’étymologie du mot anaphore, Julia Kristeva note que le préfixe ana- dénote non seulement un mouvement vers,
sur, à travers quelque chose, mais s’emploie encore pour désigner une présence continue dans la mémoire ou dans la bouche
(je souligne). Pour Homère, et d’autres poètes, l’adverbe anc signifie « s’étaler sur tout l’espace, à travers et partout » (« Le
geste… », p. 53).
2. Scholem, La Kabbale…, p. 60.
3. Ibid., p. 82.
318 Annexes

Mais il faut aller plus loin encore, et – surtout – échapper au vertige de l’interprétation
mystique. Ce qui se joue ici intéresse moins la Révélation que l’Interprétation, moins
l’élément spirituel que le rapport matériel entre le texte et son support : la Tora écrite (et le
premier groupe de Tables, celles-là qui furent brisées par Moïse, auquel elle correspond) l’est
(écrite) d’une écriture première, originaire, une écriture à laquelle il appartient de produire
l’espace où elle s’inscrit, et son support même, sans qu’on puisse distinguer entre recto et
verso, avers et envers 1 (« Or les Tables étaient l’œuvre d’Élohim et l’écriture était celle
d’Élohim, gravée sur les tables… tables écrites sur les deux côtés, écrites de part et d’autre » ; je
souligne), au lieu que la Tora orale (et le second groupe de Tables) apparaît comme le report,
l’enregistrement sur un support fourni par l’interprète, de la parole divine (« Taille-toi deux
tables de pierre comme les premières, et j’écrirai sur les Tables les paroles qui étaient sur les
premières tables que tu as brisées » ; mais la suite du texte biblique signifie clairement que Moïse
a écrit sous la dictée de Dieu 2.) L’acte d’interprétation implique, de la part de l’interprète
qu’il fabrique, qu’il déploie lui-même, en lieu et place du support originel, l’écran sur lequel
viendront se fixer, comme sur une plaque sensible, les signes enfuis, les caractères perdus, les
« lettres envolées » (l’interprète, il faut y insister, étant en droit d’attendre du travail qui le
définit dans sa fonction un profit considérable : c’est Dieu lui-même, à en croire la tradition
hébraïque, qui aurait indiqué à Moïse la carrière de saphir d’où il devait extraire les secondes
tables ; et les chutes de pierre précieuse qui se détachèrent sous son marteau firent de Moïse

1. « L’écriture originaire, s’il en est une, doit produire l’espace et le corps de la feuille elle-même. » (Derrida, « Freud… »,
p. 311) Selon saint Pierre Damien, Dieu, créant le firmament, aurait créé le bois même de l’Écriture, Robur scripturae (cf.
Hartt, « Ligum vitae… »). La Tradition hébraïque insiste sur le fait que les premières Tables avaient été non seulement gravées
mais taillées par Dieu lui-même, et qu’elles ne comportaient ni recto ni verso : elles étaient, dit la légende, d’une pierre
semblable au saphir, et les dix commandements s’y inscrivaient de telle façon que les lettres en étaient lisibles sur les deux
faces (comme si l’écriture s’était si bien incorporée au support que celui-ci était gravé de part en part). Autre fait notable, ces
Tables, bien qu’elles aient été taillées dans la pierre la plus dure, pouvaient être roulées comme un parchemin (détail qui
justifie quantité de représentations chrétiennes du don des Tables). Elles étaient d’un poids considérable, et cependant Moïse
les portaient sans peine : ce n’est qu’une fois l’écriture effacée, les lettres « envolées », qu’il prit conscience de l’énormité de
sa charge, désormais inutile, et la laissa choir sur le sol, où les Tables se brisèrent (cf. Ginzberg, The Legends…, t. III,
p. 118-119 et 129).
2. « Écris pour moi ces paroles », etc. La tradition hébraïque confirme que les secondes Tables ont été écrites par Moïse : quand
celui-ci eut fini son travail, il essuya sa plume sur ses cheveux, et l’encre divine qui dégoulinait sur son front donna naissance
aux rayons de lumière dont celui-ci s’auréolait à la descente du Sinaï (cf. ibid., p. 143).
Le gardien de l’interprétation 319

un homme riche, tant et si bien qu’il posséda alors, dit la légende, tous les attributs d’un
prophète : richesse, force, humilité, sagesse 1). Support dont seul le recto s’offre aux tracés d’une
écriture seconde, dérivée, double d’une parole qu’elle redouble. Support tout de surface, et
qui confère au texte qu’il accueille, dont il reçoit le dépôt, une unité artificielle, fragile, celle
d’une articulation, d’une ponctuation, d’une phonation toujours aléatoires.
Ce que nous appelons Tora écrite est déjà passé par la médiation de la Tora orale, ce n’est plus une forme
cachée dans la lumière blanche, mais issue de la lumière noire, qui détermine, limite… Tout ce que nous
voyons dans la Tora sous une forme fixe écrite avec de l’encre sur du parchemin, ce sont finalement des
interprétations, des déterminations plus complètes du sens caché 2.

Tel que [Freud] le décrit, le Moïse de Michel-Ange apparaît bien (mais en un sens très
différent de celui qui s’énonce dans le texte de [Freud]) comme la figure de l’exploit psychique
le plus formidable dont un homme soit capable, et l’on conçoit qu’il ait fallu à [Freud], pour
parvenir à cette conception, sinon ignorer le passage de l’Écriture qui relate le don des secondes
Tables, au moins condenser en une seule figure deux moments distincts. Si l’interprétation
(une interprétation qui aura été le fruit de l’amour, et liée comme telle au désir, à la jouissance)
trouve ici sa limite, et si l’artiste partage peut-être avec le critique la responsabilité de cette
incertitude, c’est que tous deux se seront aventurés jusqu’à une extrémité où toute écriture
– toute écriture seconde, dérivée – se défait, dans la poursuite du support brisé. La feuille où
l’interprétation s’inscrit, nul ne saurait la retourner pour découvrir ce qu’elle dissimule (ce
qui se dissimule derrière les doutes, derrière l’incertitude qui s’y annonce). Jamais, lit-on
dans la Traumdeutung, l’on ne peut être assuré d’avoir complètement interprété un rêve : lors
même que la solution paraît satisfaisante et sans lacunes (lückenlos), il est toujours possible que
le rêve ait encore un autre sens. Si l’interprétation (et celle-là, par exemple, qui faisait conclure
Freud à l’origine égyptienne de Moïse 3) n’est jamais certaine, s’il faut constamment travailler
à en affermir les fondements, c’est, écrit Freud, que le vraisemblable n’est pas toujours le
vrai et que la vérité n’est pas toujours vraisemblable, si même toutes les données du problème

1. La légende veut que Dieu ait tenu à récompenser Moïse pour avoir pris soin du corps de Joseph (Joseph, le premier des
interprètes du rêve) alors que le peuple d’Israël était occupé à s’approprier les trésors des Égyptiens (ibid., p. 141).
2. Scholem, La Kabbale…, p. 62-63.
3. Freud, Der Mann Moses und die monotheistiche Religion, in G. W., t. XVI, p. 112-113.
320 Annexes

semblent s’ajuster aussi exactement les unes aux autres que les pièces d’un puzzle (mais
peut-être faut-il traduire « d’un jeu d’assemblage » : Selbst wenn alle Teile eines Problem sich
einzuordnen scheinen wie die Stücke eines Zusammenlegspieles, müsste man daran denken, dass das
Wahrscheinliche nicht notwendig das Wahre sei und die Wahrheit nicht immer wahrscheinlich 1).
Fragmentaire (et procédant du fragment), l’interprétation l’est nécessairement, et il lui
appartient de travailler à reconstituer un texte irrémédiablement brisé et dont elle prétend
restituer le sens, mais sans pouvoir espérer d’en produire jamais le support originel – sauf,
peut-être, à atteindre le fait biologique (die biologische Tatsache) sur quoi s’achève l’un des
derniers textes de Freud, un texte au titre lui-même révélateur : « Analyse terminée et
analyse interminable 2. » L’interprétation n’a pas, ne saurait avoir par elle-même d’autre
unité que celle d’un puzzle, d’un assemblage réduit au plan et dont la cohérence se mesure
à celle des figures qui se constituent à travers le réseau des brisures dont l’image porte la
marque indélébile, image sans autre support que sa propre configuration et qui ne trouve un
semblant de cohésion qu’à se redoubler, se faire et se défaire sans cesse, et varier indéfiniment
son découpage. Robur scripturae : comment l’analyste, prisonnier qu’il était d’un système de
pensée, d’une idéologie, sinon d’une culture qui confond obstinément lecture et interprétation
pour ensuite mieux les opposer, comment cet analyste ne se serait-il pas laissé aller à rêver
tout éveillé devant la statue de Michel-Ange, jusqu’à former par condensation – comme
peut-être le sculpteur lui-même – la figure d’un Moïse qui aurait su maîtriser sa passion, un
Moïse qui n’aurait pas brisé les premières Tables et qui continuerait d’exhiber, fût-ce sens
dessus dessous (comme pour signifier l’abaissement, la dépréciation de l’écriture qu’emporte
le travail d’interprétation), dans une petite église de Rome, le support de l’écriture première
– gardien, soustrait à la dure loi du discours humain, d’un texte antérieur à toute parole,
gardien de l’interprétation jusque dans son rêve, son désir le plus insensé ?

1. Ibid., p. 114-115.
2. « Die endliche und die unendliche Analyse », in G. W., t. XVI, p. 99.
• L a pa r t i e e t l e t o u t 1 •

Hubert Damisch

Qu’en est-il de l’objet de l’histoire de l’art ? Qu’en est-il de l’histoire de l’art dans son
rapport à son objet scientifique, si tant est que cette discipline – dont le statut épistémologique
reste à établir – soit en mesure d’en produire le concept explicite à partir de sa propre activité,
des points de vue qu’elle adopte, des tâches qu’elle s’assigne ? L’illusion positiviste veut que
la question, à la lettre, n’ait pas de sens : l’histoire de l’art opérerait sur des objets qui lui
seraient donnés d’entrée de jeu, au titre d’« œuvres d’art », et à l’intérieur d’un domaine
délimité a priori (celui des faits désignés comme « artistiques ») ; elle n’aurait pas à s’interroger
sur les conditions culturelles, idéologiques, etc., d’une détermination dont l’histoire, et
singulièrement l’histoire la plus récente, dénonce cependant le caractère toujours relatif
et aléatoire, sinon arbitraire. Mais l’intitulé même de la discipline, par l’équivoque qui s’y
attache, introduit dans son champ un clivage dont les implications vont à l’encontre du dessein
positiviste. Histoire de l’art, histoire des artistes ? Histoire de l’art, histoire des œuvres ? Ces
questions (qui apparaissent dès l’abord liées au refoulement d’une autre question, portant
celle-là sur la fonction idéologique de ce qui a nom « histoire de l’art » dans notre culture)
donnent lieu à des prises de position qui se distribuent autour de deux pôles apparemment
contradictoires : l’un que définirait le point de vue du connaisseur, de l’expert attentif aux
problèmes d’attribution, de datation et de localisation, s’employant à distinguer le vrai du
faux, l’original de la copie ou du travail d’atelier, et qui n’entendrait connaître que des seules
valeurs associées au nom propre – des valeurs, il faut le dire, rassurantes et monnayables à
l’occasion. L’autre qui correspondrait au projet d’une histoire ou encore d’une science de

1. Texte paru en 1970 dans la Revue d’esthétique, 2, p. 168-188.


322 Annexes

l’art que d’aucuns voudraient « sans noms d’artistes » et délibérément ordonnée à la production
d’une théorie systématique de l’évolution artistique (de l’histoire de l’art entendue, suivant
le projet formaliste, comme succession, comme substitution de « systèmes »).
On voudrait ici donner à entrevoir ce que la méthode du connaisseur, contrairement aux
apparences et aux déclarations d’intention, emporte de théorie et comment, sous ses espèces
rigoureuses, le regard que l’expert porte sur les œuvres est constitutif de son objet au même
titre que le regard historique ou scientifique ; comment, plus profondément une même
alliance se noue, ici et là, entre les mots et les images, entre le dire et le voir, qui détermine
une articulation du discours sur l’art et ses œuvres et ouvre peut-être une époque nouvelle
dans l’histoire de la perception « esthétique » ; réservant pour une autre occasion de montrer
comment cette méthode, ainsi qu’en témoignent les résonances jusqu’ici mal reconnues
qu’elle a éveillées dans un secteur stratégique du savoir contemporain – et nommément dans
le texte de Freud 1 –, ressortit à une conjoncture épistémologique générale et manifeste,
jusque dans ses limites et sa particularité, l’importance du travail théorique dont l’histoire de
l’art aura été le lieu depuis près d’un siècle, alors même qu’elle croyait pouvoir en faire
l’économie.

• La méthod e de Morelli : la différ ence et son lieu

Le prince des « experts », celui dont les écrits auront déchaîné pour longtemps les démons
équivoques du connoisseurship, Giovanni Morelli (1816-1891) se flattait, dit-on 2, d’authentifier
un dessin de Corrège ou de restituer à Giorgione tel tableau alors négligé par la critique sur
le vu de quelques traits ou détails réputés infimes et qu’il tenait quant à lui pour discriminants :
la découpe d’une oreille, la courbe d’une paupière, l’attache d’un doigt, la forme d’un ongle
– les ouvrages qu’il a consacrés à quelques-uns des plus célèbres musées d’Europe prenant
volontiers figure de traités d’anatomie comparée. Curieuse conception de l’histoire de la
peinture, tout entière ordonnée au travail de dénomination, et qui voudrait que les musées,
comme de quelconques palais, soient exposés à des révolutions où la longueur d’un nez peut

1. Cf. « Le gardien de l’interprétation », à paraître dans Tel Quel.


2. Pour un examen critique du connoisseurship, voir Edgard Wind, Art and Anarchy, Londres, 1963, p. 32 sq.
La partie et le tout 323

être de la plus grande conséquence dans le jeu – rien moins, que subversif – des attributions.
On sait de quel prix se paient les satisfactions sociales que l’expert peut attendre de l’exercice
de ses talents : le discrédit, sinon l’interdit trop souvent jetés sur la réflexion et le travail
théorique, dès l’abord dénoncés comme littérature ou philosophie ; la réduction de
l’histoire de l’art aux dimensions d’une collection d’images dont il appartiendrait aux
« connaisseurs » de faire et défaire à leur gré l’ordonnance. Mais il y a mieux (ou pire) : par
l’accent qu’elle ferait porter sur la partie au préjudice de l’ensemble, par l’indifférence
qu’elle supposerait à l’endroit de l’œuvre considérée dans son « unité organique », cette
méthode, fondée sur une technique de dissociation visuelle et de lecture parcellaire, apparaîtrait
comme un symptôme parmi d’autres d’un glissement perceptif qui s’étendrait bien au-delà
du champ des études sur l’art et dont le culte romantique de la ruine et du fragment aussi
bien que le goût maniaque pour le détail et l’inachevé, caractéristique de la culture symboliste
et décadente, suffiraient à désigner le lieu historique 1.
Est-ce à dire que la théorie, que l’histoire de l’art elle-même n’aient rien à retenir,
aujourd’hui, des travaux de celui qui fut le plus original et le moins révérencieux des experts 2 ?
Mais précisément Morelli n’aura pas été qu’un « expert », si même il jugeait que pour devenir
historien d’art il fallait d’abord être connaisseur 3. Au rebours des Rudiments de Berenson, qui
se présentent comme un simple recueil de recettes à l’usage des professionnels de l’attribution,
ses écrits (publiés à l’origine en allemand, et sous le pseudonyme de consonance slave d’Ivan
Lermolieff : comme s’il avait fallu à leur auteur anagrammatiser son nom et renoncer à sa

1. Ibid., p. 47.
2. Les premiers travaux de Morelli (sur la galerie Borghese) parurent de 1874 à 1876, dans le Zeitschrift für bildende Kunst. En
1880, Morelli publiait à Leipzig un recueil sous le titre : Die Werke italienischer Meister in den Galerien von München, Dresden
und Berlin. Ein kritischer Versuch von Ivan Lermolieff aus dem Russischen übersetzt von Dr Johannes Schwarze. En 1890 paraissait,
précédé d’une importante introduction théorique en forme de dialogue, le premier volume des Kunstkritische Studien über
italienische Malerei. Die Galerien Borghese und Doria Pamphili in Rom, et en 1891 (l’année de la mort de Morelli), un volume
consacré aux musées de Munich et de Dresde (Die Galerien zu München und Dresden). En 1893, Gustav Frizzoni publiait le
dernier volume Die Galerie zu Berlin, en y joignant une biographie de Morelli. Ces deux derniers volumes présentent par
rapport à la première édition d’importantes modifications. Nous citerons l’ouvrage consacré aux musées allemands d’après
l’édition de 1880 (G. M.) et celui consacré aux galeries italiennes d’après l’édition de 1890 (G. B.). On consultera
également avec intérêt la correspondance de Morelli avec J.-P. Richter, Italienische Malerei der Renaissance in Briefwechsel von
Giovanni Morelli und Jean-Paul Richter (1876-1891), Baden-Baden, 1960.
3. Um Kunsthistoriker zu werden, muss man vor allem Kunstkenner sein. (G. B., p. 18)
324 Annexes

langue maternelle avant que de s’en prendre à la hiérarchie des patronymes par le détour,
encore, d’une prétendue traduction et, à l’occasion, d’un interlocuteur fictif) contiennent
l’exposé d’une méthode dont Morelli lui-même prévoyait qu’elle paraîtrait trop matérialiste
(zu materialistich, G. M., p. X) à tous ceux qui entendent tirer parti du silence des œuvres
(« chose si patiente est une peinture 1 ») pour laisser libre cours à leur imagination. Une
méthode qu’il déclarait expérimenlale, au même titre que celle de Léonard, de Galilée ou de
Darwin 2, et qui, rompant sur un ton volontiers cartésien avec les prestiges de l’érudition et
du dilettantisme 3, ouvrirait la voie à une véritable science de l’art, solidement établie sur des
études « de forme et de détail » et l’examen le plus attentif de la forme matérielle des ouvrages
de peinture 4. Une méthode non seulement matérialiste mais, faudrait-il dire, aristotélicienne,
puisque fondée sur le postulat qu’il peut y avoir une science du particulier, de l’individuel,
de l’objet concret, singulier : la mise au jour, à partir d’un corpus d’œuvres indiscutables, des
particularités formelles et des signes caractéristiques d’une personnalité artistique devant
permettre de porter des jugements (de procéder à des attributions) qui auraient valeur non
plus d’opinions mais de démonstrations. Or la méthode ainsi définie n’a rien d’arbitraire ni
de caricatural et si elle est marquée de toute évidence au sceau du positivisme régnant, on
ne saurait s’en débarrasser en la traitant simplement comme un document d’époque : elle
emporte, en effet, à titre de corollaire, une théorie de son objet et de la structure de visibilité,
de lisibilité à partir de laquelle cet objet se présente comme scientifique – le connaisseur,
écrivait Morelli, doit avoir la bosse philosophique (den sogenannten Philosophenhöcher, G. B.,
p. 25) –, théorie proprement révolutionnaire dont la portée (Freud ne s’y trompera pas)
excède le champ des études sur l’art et qui, par son orientation tout à la fois formaliste,
sémiologique et analytique avant la lettre, mérite de retenir aujourd’hui l’attention.
L’expert en quête d’attributions rigoureuses doit surmonter deux obstacles, dont l’un
tient au mauvais état de conservation des peintures dont il a à connaître et l’autre à la nature
même du fait artistique : un fait que Morelli n’hésitait pas à classer parmi les faits de langage

1. In ein so geduldiges Ding, wie eine Gemälde ist. (G. M., p. 157)
2. Ibid., p. 2.
3. « Étant arrivé très tôt à la conclusion qu’il y a peu de choses à apprendre sur l’art dans les livres. » (ibid., avant- propos, p. IX)
4. Ibid., conclusion.
La partie et le tout 325

et dont il jugeait l’assimilant à un langage par signes (Zeichensprache) qu’il était avec le langage
articulé dans une relation originaire 1. La plupart des peintures conservées dans les musées ont
été restaurées, souvent à plusieurs reprises, et le connaisseur, loin qu’il puisse espérer saisir la
« physionomie » d’un peintre sur le vu de son travail, n’aperçoit en fait que le masque dont
le restaurateur a recouvert l’œuvre originale ou, dans le meilleur des cas, une surface picturale
plus ou moins altérée, sinon défigurée 2. Mais lors même qu’un tableau nous serait donné à
voir dans son état primitif, il resterait qu’un artiste, si exceptionnel qu’il fût, parle la langue
de son temps, sinon le dialecte de son terroir, et qu’il importe de distinguer avec soin entre ce
qui lui appartient en propre, les marques spécifiques de son style, et l’ensemble des formules
caractéristiques du goût de l’époque et de l’école à laquelle il appartient. La reconnaissance
des traits spécifiques d’un « tempérament artistique » (suivant la terminologie alors en honneur)
doit conduire, en matière d’attribution, à des résultats assurés. Mais ces traits, ce n’est pas chose
facile que d’apprendre à les discerner. Un tel apprentissage, que Morelli met en parallèle avec
celui d’une langue étrangère 3, ne saurait en aucun cas se réduire à la transmission de quel-
ques procédés commodes d’identification : il appartient bien au contraire à l’expert, à partir
de la connaissance qu’il a des formes communes aux artistes d’une même époque ou d’une
même école, de travailler à reconstituer dans chaque cas ce que Morelli désignait comme leur
idiosyncrasie (eines Kunstlers Eigentümlichkeit, G. M., p. 112) et de construire des différentes
personnalités artistiques un ensemble de modèles qui autorisent, par la voie comparative, un
partage raisonné entre les œuvres susceptibles de leur être assignées.
Morelli n’a donc aucunement prétendu qu’une expertise en bonne et due forme n’avait
pas à tenir compte de la totalité des éléments qui concourent à l’effet d’ensemble (der Total-
eindruck) produit par une œuvre de peinture 4: de la conception du paysage ou de la facture

1. « La relation entre le langage articulé (Lautsprache) et le langage par signes (Zeichensprache) ou, pour parler plus clairement,
entre le langage parlé et le langage peint ou sculpté, entre la forme dans laquelle le même esprit s’exprime à travers le
langage articulé et celle à travers laquelle il s’exprime et se laisse saisir dans celui de l’art – cette relation, dis-je, entre l’un et
l’autre mode d’expression n’a rien d’extérieur ou d’accidentel : elle est de nature originaire (nicht etwa äusserlicher, sondern
ursächlicher Natur). » (G. M., p. 4)
2. Ibid., p. 2.
3. « De même que l’acquisition d’une langue étrangère demande du temps et de la peine, ainsi l’œil exige-t-il, pour apprendre
à voir correctement, une longue, une très longue pratique. » (ibid., p. 3)
4. Cf. ibid., p. 27 : Fasse ich den Totaleindruck zusammen.
326 Annexes

du ciel qui fait le fond de telle composition, autant que du traitement des figures, du répertoire
des emblèmes et de la technique, du « système pictural » (das System der Malerei) utilisé 1.
L’opération suppose bien au contraire que soient produits les concepts faute desquels toute
description se réduit à une suite de phrases vides et de lieux communs 2. Mais les données
analytiques sur lesquelles travaille la science de l’art sont de divers ordres et ressortissent à des
niveaux d’expression distincts : les unes correspondent au goût général de l’époque ou de
l’école (et c’est peine perdue, à ce niveau, de prétendre à démêler le jeu des influences et des
emprunts alors que le développement de l’art, comme celui des langues naturelles, s’opère
sur le mode organique : tout « connaisseur » qu’il fût, Morelli n’avait que mépris pour le ballet,
pour le chassé-croisé que les historiens de l’art, depuis Vasari, font danser aux artistes au nom
de la prétendue théorie des influences 3). Les autres relèvent de la performance individuelle ;
et c’est à ce niveau seulement qu’on aura chance de déceler les particularités, les signes
distinctifs qui peuvent aider à l’identification d’une peinture : la règle valant par principe
pour les seuls artistes dignes de ce nom (dignes d’un nom), ceux-là qui possèdent un style,
c’est-à-dire mode de conception et d’expression qui leur est propre et qui seuls méritent
d’être pris en considération, et non pour la masse des imitateurs, lesquels – dans l’histoire de
l’art comme dans celle des sciences – comptent pour rien 4.
Tels sont les deux bouts de la chaîne que Morelli donne à tenir : d’un côté le goût (le sens)
anonyme (et la langue qui en est l’organe, la métaphore linguistique fonctionnant comme le
revers obligé de la figure gustative inscrite dans le lexique) ; de l’autre les œuvres marquées
au sceau d’un style personnel qui ne se laisse reconnaître et définir que par comparaison,
dans sa différence signifiante, et sur le vu d’indices qui n’empruntent rien à l’ordre de
l’expressivité (on a pu imiter et monnayer le sourire des figures de Léonard ; mais nul élève
ou copiste n’aura pris garde à reproduire exactement telle particularité anatomique qui les
caractérise). Entre le processus organique suivant lequel s’engendrent les époques successives
de l’art et l’invention personnelle qui en constitue le ressort permanent, entre le cours

1. Ibid., p. 40-41.
2. G. B., p. 7.
3. Von Vasari bis auf unsere Zeit wird jedoch mil der s.g. Beeinflussungstheorie der tollste Unfug getrieben, sodass einem bei diesem beständigen
Chassez-croisez, den die Historiographen ihre Künstler machen lassen, förmlich schwindelt. (G. M., p. 434)
4. Ibid., p. 2.
La partie et le tout 327

inexorable qui fait le langage vernaculaire d’une école se développer comme une totalité
vivante – depuis sa naissance et les premiers bégaiements qui préludent à son articulation
cohérente dans ses œuvres maîtresses, jusqu’à son déclin, son extinction finale – et la marque
exemplaire que lui imprime telle production exemplaire qui en résume le « génie » (ainsi,
pour l’école vénitienne, l’œuvre de Giorgione plus encore que celle du Titien, qu’il regardait
comme étant d’un « grain » moins fin) 1, Morelli n’a pas prétendu établir une correspondance
biunivoque. Il lui aura suffi de montrer comment l’histoire de l’art a son germe dans le travail
du connaisseur, un travail qui, pour porter sur les productions individuelles, suppose comme
sa condition préalable la connaissance approfondie des « langues » de l’art, que la plupart des
historiens ignorent 2.
Si le repérage des traits caractéristiques et l’élaboration de procédures méthodiques
permettant de distinguer entre le vrai et le faux, entre l’original et la copie, revêtaient aux
yeux de Morelli une portée décisive, c’est que seules lui importaient en effet les œuvres dont
il jugeait qu’elles introduisaient dans la matrice même de l’évolution artistique, au point où
se trouve posée la question de l’articulation de deux points de vue complémentaires et des
niveaux d’analyse qu’ils commandent : celui du goût (de la langue) collectif et celui des styles
individuels – soit le problème du lieu de la différence et, tout ensemble, du champ de l’inno-
vation, du changement du rapport entre l’ordre du « système » (le « goût », la « langue ») et
celui des actes individuels d’expression. Rapport nécessairement paradoxal, s’il est vrai que
le partage à partir duquel la question peut être énoncée implique que les deux ordres soient
définis comme hétérogènes (ainsi la linguistique saussurienne, par la distinction qu’elle
introduit entre langue et parole, veut-elle que le tout du langage soit inconnaissable). Si
langue de l’art il y a, et si l’historien se doit d’être d’abord un connaisseur, le texte de Morelli
ne conclut pas que le germe (mais rien d’autre que le germe) de tous les changements soit à
chercher dans les œuvres singulières. Mais le fait qu’y soient explicitement désignées comme
seules signifiantes les productions où la pratique collective, anonyme, de l’expressivité cède
le pas au travail du style (et il n’y a encore une fois de style – au moins dans notre culture,

1. Ibid., p. 187 : Giorgione jedoch…, ein Künstler von viel feinerem Schrot und Korn.
2. G. B., p. 14. Cf. la lettre à J.-P. Richter du 9 février 1878 : « Pour le grand public de notre époque, l’art véritable est aussi
incompréhensible que le sanscrit. » (Italienische Malerei…, p. 31)
328 Annexes

on y reviendra – qu’individuel, scellé d’un nom) indique sur quel terrain la question doit
être posée.
Occupé qu’il était avant tout de définir une procédure expérimentale d’attribution,
Morelli ne se sera pas soucié d’élaborer la théorie formelle qu’appelait sa méthode. Il lui aura
suffi d’assimiler le signifiant au « caractéristique » et de mettre au jour les indices sur le vu
desquels une peinture pouvait être assignée en toute sécurité à un artiste nommément désigné,
sans rechercher si ces indices se distribuaient de façon aléatoire ou s’ils manifestaient au
contraire une certaine cohérence, hors de laquelle on ne saurait parler de style. Encore moins
aura-t-il prétendu à dégager une quelconque philosophie du style dans son rapport à l’indi-
viduation : du style défini comme modalité d’intégration du singulier, de l’individuel, dans
un procès concret de production lui-même dépendant de structures formelles, sinon de
codes impératifs 1. Et pourtant l’histoire de l’art telle qu’il l’aura conçue et pratiquée ne se
laissait pas ramener à une collection de noms. En fait, bien loin de céder à la névrose de la
dénomination, ce connaisseur jugeait qu’il n’était pas de bonne méthode de pré-tendre à
épingler d’un nom tous les produits dont l’histoire de l’art veut connaître. Ne peut être
distingué que cela qui est distinct : les œuvres éclectiques, dans la proportion où elles sont
sans caractère, n’offrent pas un point de départ solide pour l’analyse des formes. D’autres
œuvres encore ne présentent pas d’éléments de détermination en nombre suffisant : seuls les
novices dans la science de l’art ou les charlatans entendent conférer une identité nominale à
chacune des œuvres réunies au musée 2. La vie organique de l’art ne se confond pas avec une
théorie (au sens de procession) des patronymes : mais ce n’est qu’à partir d’études méticuleuses,
portant sur la forme matérielle et la technique des productions, susceptibles d’être attribuées
à un individu bien différencié et nommément désigné, qu’il sera possible de définir de
proche en proche, et sans référence aucune à la biographie des artistes, l’objet scientifique de
l’histoire de l’art, le corps théorique dont il faut, pour pénétrer la physiologie, suivant le mot
tout positiviste de Morelli, connaître d’abord l’anatomie 3.

1. Cf. Gilles-Gaston Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, 1968.


2. Nur Neulinge in der Kunstwissenschaft oder Charlatane wissen jedem Kunstwerk einen Namen zu geben. (G. B., p. 57) Cf. la lettre
à J.-P. Richter du 9 novembre 1877, où Morelli invite son correspondant à ne pas céder à la manie de donner un nom à
toutes les œuvres : die Manie, allen Bildern gleich einen Namen geben zu wollen. (Italienische Malerei…, p. 17)
3. Ohne sich vorher mit der Anatomie vertraut gemacht zu haben, können Sie doch schwerlich mit der Physiologie sich befassen. (ibid., p. 6-7)
La partie et le tout 329

Si l’art est à penser – comme il en est du langage lui-même – à partir du jeu de la différence,
la détermination du lieu de celle-ci revêt une importance décisive : or où l’individu se
dénoncera-t-il le mieux, dans sa singularité, sa spécificité, sinon là où sa main échappe en
fait à tout contrôle et se découvre sans que rien – convention d’école, tour d’atelier, repeint
ou restauration – l’ait pu contraindre ni oblitérer ? C’est ainsi que Cosme Tura a une façon
de dessiner les oreilles et les mains de ses figures qui lui appartient en propre et par laquelle
il se distingue sans équivoque d’un peintre à d’autres égards aussi proche de lui que peut
l’être Lorenzo Costa 1. C’est ainsi que parmi les traits caractéristiques de Botticelli figurent
en bonne place les mains osseuses et allongées, aux ongles carrés cernés de noir 2. C’est ainsi
encore, pour en rester au chapitre des mains – chapitre essentiel s’il est vrai que la main soit
après le visage la partie du corps humain la mieux individualisée, la plus signifiante dans sa
forme même, et qu’il soit réservé aux seuls grands artistes de la représenter de façon satisfaisante,
chacun d’eux ayant pour ainsi dire son « type » de mains qui constitue l’une des marques les
plus sûres de sa « main » 3 –, c’est ainsi, donc, que les mains peintes par Raphaël fournissent
un bon index de son style, depuis celles d’apparence bourgeoise, « domestique », à la paume
large et plate et aux doigts courts et gras de ses débuts, jusqu’à la main aristocratique, ou pour
mieux dire idéale qui dénotera sa période romaine (et de même l’oreille est-elle chez lui toujours
distinctive 4). Mais l’attention ainsi portée au détail n’implique nullement – répétons-le –
que Morelli ait ignoré le tout de l’œuvre pour privilégier arbitrairement telle de ses parties.
Simplement jugeait-il qu’il fallait prêter attention non seulement aux mérites d’un artiste,
lesquels se dérobent le plus souvent à l’observation et ne prêtent guère à démonstration,
mais aussi et surtout à ses habitudes à ses tics, sinon à ses défauts les mieux visibles : à telle
impropriété matérielle dont il est coutumier, à telle erreur graphique, voire à tel lapsus
récurrent à travers sa production.
Un bon exemple en est offert par un signe purement matériel mais que Morelli considérait
comme très caractéristique du Titien (eines der charakteristischsten Merkmale), pour l’avoir observé,

1. G. M., p. 274-280.
2. G. M., p. 42-47.
3. Ibid., p. 97 sq.
4. Ibid.
330 Annexes

disait-il, dans plus de cinquante des œuvres authentiques de ce peintre : les mains des
personnages masculins dus à son pinceau présenteraient en effet cette particularité que la
base du pouce y serait anormalement développée, le doigt lui-même en apparaissant comme
une simple excroissance. C’est là, écrit Morelli, un défaut que tout élève ou copiste aurait eu
à cœur d’éviter 1. Or c’est précisément sur de telles marques, sinon de tels lapsus, étrangers à
l’ordre de l’expressivité, que l’individu se laisserait le mieux surprendre.
De même que la plupart des hommes, quand ils parlent aussi bien que quand ils écrivent, ont leurs mots et
leurs phrases favorites et leurs habitudes de langage qu’ils introduisent sans y prendre garde et souvent sans
justification, voire quelquefois de façon impropre, de même chaque peintre a ses tours spécifiques qui lui
échappent sans qu’il en soit averti 2.

Mais c’est assez dire que le travail d’attribution tel que Morelli l’entendait implique que
soit retourné le procès ordinaire de la perception esthétique : là où le spectateur se satisfait d’une
impression d’ensemble, d’une vue de survol qui ne retient d’un tableau que les structures les
mieux apparentes, les figures les plus immédiatement reconnaissables, le message qui lui est
proposé sous l’espèce picturale, l’expert s’attachera à des indices d’un autre ordre. Pour lui,
rien de plus trompeur que l’impression d’ensemble où la critique voit la norme de toute
perception esthétique. Si elle permet de localiser une peinture, d’établir à quelle école elle
appartient, l’intuition compréhensive ne saurait suffire à décider de son auteur. Et de même
les sources écrites n’ont-elles, en la matière, qu’une valeur d’appoint. Pour le connaisseur,
l’œuvre elle-même, et plus profondément le détail des formes caractéristiques qu’on peut y
déceler, constitue en dernière analyse le seul document valable 3. Tel le graphologue dont les
analyses portent moins sur le contenu des messages qui lui sont donnés à lire que sur les traits
scripturaires par lesquels un « caractère » se dénonce à son insu, le connaisseur négligera les
composantes de l’œuvre qui lui paraîtront relever d’un code ou d’un système de normes
collectives pour ne considérer que les éléments les moins suspects d’avoir été élaborés ou

1. G. M., p. 201-202, n. 1.
2. Wie die meisten Menschen, sowohl die redenden als die schreibenden, beliebte Worte und Phrasen, angewöhnte Redensarten haben, die sie,
ohne dessen sich zu verstehen, absichtslos oft anbringen, und nicht selten auch da, wo sie gar nicht hingehören, so hat auch fast jeder Maler
solche angewöhnte Manieren, die er zur Schau trägt und die ihm gleichsam entschlüpfen, ohne dass er derselben gewahr ist. (G. B., p. 94)
3. G. B., p. 26-29.
La partie et le tout 331

falsifiés selon les canons d’une école 1. C’est là, à travers le réseau plus ou moins serré des règles
conventionnelles qui président à la composition, à l’arrangement des figures, à la répartition
des couleurs, au jeu des attitudes et des expressions, que se démasquera le sens de la forme
propre à un individu : dans les recoins les moins délibérés parce qu’en apparence les moins
signifiants ; dans telle habitude ou manie d’écriture, dans tel tic ou fioriture picturaux, dans
telle anomalie morphologique – vétilles où se reconnaîtront, pour qui sait voir sans se laisser
abuser par les prestiges les plus immédiats de la peinture, les véritables invariants d’un style.

• Conn oisseu rship et Kunstwissensc haft :


le style et se s marques

Les implications théoriques de la méthode de Morelli apparaîtront mieux au regard de celle


d’un Wölfflin. Certes, rien n’aura été plus étranger au patron d’une histoire de l’art « sans
noms d’artistes » (Kunstgeschichte ohne Namen) que l’obstination qu’apportait Morelli à recenser
les indices d’une personnalité (comme si la peinture n’était que vanité aussi longtemps que
l’auteur ne s’en découvre sous les espèces d’un nom propre). Les œuvres singulières, celles
même d’un artiste ou d’une école, si elles retenaient son attention, c’était moins pour leur
originalité, leur différence spécifique, que par leur « commun dénominateur optique » et
pour ce qu’elles laissent entrevoir des formes générales de présentation (die allgemeinsten
Darstellungsformen) auxquelles obéissent les productions d’une même époque de l’art.
Et cependant, par l’accent qu’elle fait porter avec insistance sur le détail et la texture
intime des œuvres, par l’opposition aussi qu’elle commande entre forme et expression, la
méthode de Wölfflin n’est pas sans analogie avec celle de Morelli. Ce n’est pas tellement que
l’auteur des Principes (ou, pour mieux traduire, des Concepts) fondamentaux de l’histoire de l’art
ait jugé que l’art des paysagistes hollandais se découvrait tout entier dans la disposition du
feuillage, la structure d’un mur ou le tressage d’une corbeille tels qu’un tableau de cette école
nous les donne à voir, au même titre que le tracé d’une narine lui paraissait suffire à déceler

1. « Celui qui veut étudier un peintre au plus près et le connaître intimement doit diriger son regard vers ces vétilles matérielles
qu’un spécialiste de la calligraphie qualifierait de fioritures. » (ibid., p. 95)
332 Annexes

le caractère spécifique et tout à la fois différentiel d’un style individuel, celui de Botticelli ou
de Lorenzo di Credi 1. On ne peut en effet feindre d’ignorer que, loin d’opposer la partie au
tout et de prétendre à retrouver dans les lacunes du texte conventionnel de l’art les traces (les
vestiges) d’un autre texte qui échapperait à ses normes et peut-être y contredirait, Wölfflin
affirmait au contraire que le « style » devait se manifester aussi bien dans le détail des œuvres
que dans leur ensemble, telle observation n’ayant pour lui de sens, de validité, qu’autant
qu’elle pouvait être généralisée 2. Il n’en reste pas moins que le projet d’une histoire de l’art
fondée sur l’examen des « unités les plus petites » (eine Kunstgeschichte der kleinsten Teile) et sur
un mode d’analyse parcellaire qui devait, à la limite, trouver sa conclusion dans un véritable atlas
des formes (Formenatlas) – rassemblant aux fins de comparaison les diverses variétés figuratives
de mains, de branches ou de nuages, voire de matières ligneuses ou autres, attestées dans l’histoire
de la peinture 3 – emporte un certain nombre de questions qui recoupent celles qu’on est en
droit de poser touchant les fondements mêmes de la méthode du connaisseur telle que la
définit Morelli.
L’hypothèse qui est au principe des analyses de Wölfflin n’a en soi rien d’original. Déclarer
comme il l’aura fait dès sa dissertation originale sur la psychologie de l’architecture que
l’essence du style gothique était aussi manifeste dans une pièce de vêtement (un soulier à la
poulaine, pris pour index d’un style de comportement caractéristique de l’homme de ce
temps) que dans une cathédrale 4 revenait à moduler dans le langage psychologisant de la théorie
de l’Einfühlung la définition que Viollet-le-Duc, en son temps, avait proposée du concept de
style pour rendre compte en termes systématiques des traits les plus généraux de l’art du
XIIIe siècle : le style est la manifestation d’un idéal établi sur un principe et développé de telle
façon qu’il existe entre ses différentes expressions un accord, une harmonie, un lien nécessaires ;
l’important étant qu’on soit fondé non seulement à rapporter les productions d’une même

1. Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux d’histoire de l’art, trad. fr. Paris, 1953, p. 3 et 9.
2. Ibid., n. 31.
3. Zeichnerische Parallelen von Hand und Hand,Wolke und Wolke, Zweig und Zweig bis hinunter zur Zeichnung der Maserlinien in Holz –
eine Kunstgeschichte der kleinsten Teile. Doch das ergäbe einen Formenatlas für sich. (Wölfflin, Italien und das deutsche Formgefühl,
Munich, 1931, « Vorwort », p. V-VI)
4. Id., « Prolegomena zu einer Psychologie der Architektur », Kleine Schriften (1886-1933), Bâle, s.d. [1946], p. 44.
La partie et le tout 333

époque à un « modèle » (au sens épistémologique) et à des principes communs, mais encore
à restituer les traits les plus saillants d’une structure au vu de l’un quelconque de ses éléments,
à la manière dont Cuvier entendait déduire la plante ou l’animal entiers à partir d’une feuille
ou d’un os isolés 1. Et de même le Wölfflin de la maturité saura énoncer en termes proprement
structuraux la question du rapport différentiel entre les éléments d’une composition plastique
ou architecturale, soit que l’unité de celle-ci s’accommode (comme le veut la règle classique)
d’une autonomie relative des parties ou qu’elle implique leur subordination à un motif
privilégié (comme ce sera le cas dans l’art baroque) 2. La formule des Prolégomènes s’inscrivait
à un niveau épistémologique plus élémentaire : elle ne visait pas l’articulation d’éléments
homogènes à l’intérieur d’un ensemble constitué, mais rapprochait deux objets hétérogènes
tenus pour représentatifs, à des égards différents, d’un même style d’époque. C’est qu’il
s’agissait alors pour le jeune historien d’appeler l’œil à s’exercer sur des objets, sur des figures
aussi dépouillées que possible de toute résonance émotive, un simple accessoire vestimentaire
lui paraissant, de par son insignifiance même, devoir se prêter mieux qu’une cathédrale à une
caractérisation formelle. Nous serions tentés de discuter aujourd’hui cette assertion et de
reconnaître à un objet qui ressortit moins à l’ordre du style (au sens où l’entend Wölfflin)
qu’à celui de la mode une forte connotation expressive. Mais si les Prolégomènes n’avaient
guère d’autres implications que psychologiques, ils n’anticipaient pas moins sur la thèse
centrale du formalisme telle qu’elle devait trouver à s’articuler, trente ans plus tard, dans les
Principes fondamentaux : ce n’est pas tant la « matière » des styles, leur contenu qui importe à
l’historien, qu’une couche plus profonde de concepts qui se rapportent aux normes mêmes
de la « vision » à la forme de présentation comme telle.
L’histoire scientifique de l’art commencerait au point où l’on reconnaît que l’artiste le
plus inventif ne fait qu’aménager selon son « tempérament » et adapter à ses fins propres la
forme générale de présentation à laquelle ressortit l’art de son temps, comme le font de la langue
les sujets parlants. L’évolution de la vision du type classique au type baroque ne renvoie pas
plus à des déterminations extérieures (l’apparition de nouveaux « contenus ») qu’elle n’est la

1. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française, Paris, 1854-1868, t. VIII, article « Style ».
2. Wölfflin, Principes, p. 16-17.
334 Annexes

résultante de libres différenciations 1. S’il en est ainsi, il peut sembler que le point de vue de
Wölfflin et celui de Morelli ne soient pas incompatibles, l’un et l’autre ayant prétendu à
situer, à localiser théoriquement l’écart entre la norme collective et les pratiques individuelles,
entre la convention et l’invention. Bien mieux, l’étymologie serait faite pour donner à saisir
le lien entre Kunstwissenschaft et connoisseurship : car si Wölfflin a pu écrire que les prodromes
d’un nouveau style, son « lieu de naissance » devaient être cherchés la où la pulsion du temps,
son sentiment de la forme trouvait (à l’en croire) à s’inscrire avec le moins de détour 2, dans
les arts mineurs, les figures ornementales, le décor, la calligraphie (« style », du latin stilus, objet
pointu, poinçon servant à tracer les signes, et par métonymie le travail du st(i)le, la manière,
la langue d’un auteur), Morelli, quant à lui, aura cru découvrir dans les limites des formes
majeures de l’art la marge les lacunes où le « caractère » – qu’il assimilait au style 3 – se laisserait
surprendre à travers le réseau des règles convenues (« caractère », du grec ¤``≤ç , celui qui
grave ou l’instrument pour ce faire ; signe gravé ou distinctif, empreinte, inscription ; le nom
gravé sous un buste ou sur un tombeau). L’un et l’autre se seront appliqués à recenser des
marques, les marques du (ou d’un) style. Mais ce n’est pas à dire que le concept ait ici et là
même extension, ni que les analyses qu’il commande soient du même type.
En effet, alors que Morelli n’hésitait pas à considérer comme allant de soi l’analogie qu’il
établissait, au registre des généralités, entre le langage articulé et le langage par signes – auquel
ressortissait selon lui la peinture –, il est remarquable que, passant à l’analyse concrète,
matérielle, des œuvres, il n’ait usé du concept de style que dans une acception très étroite :

1. « Bien entendu, l’art a présenté, au cours des temps, des contenus très différents mais cela ne suffit pas à expliquer les variations
qui ont eu lieu dans les modes de leur apparition ; c’est la langue elle-même qui s’est transformée dans sa grammaire et dans
sa syntaxe. Et cela non seulement parce qu’elle fut parlée différemment en divers lieux… mais parce qu’elle a évolué en son
entier d’une manière qui lui appartient en propre, et que les dons personnels les plus puissants n’ont jamais pu lui ajouter, à
une époque déterminée, qu’une certaine forme d’expression n’outrepassant que de peu les possibilités générales. » (ibid.,
p. 259)
2. Den Pulsschlag der Zeit muss man anderswo belauschen in den kleinen dekorativen Künsten, in den Linien der Dekoration, den
Schriftzeichen, usw. Hier befriedigt sich das Formgefühl in reinster Weise, und hier muss auch die Geburtstätte eines neuen Stils gesucht
werden. (« Prolegomena… », p. 46)
3. Cf. Morelli, G. B., p. 94 : « Le caractère, ou style (Der Charakter oder Stil), d’une œuvre d’art est produit en même temps que
l’idée, ou pour parler plus clairement, c’est l’idée de l’artiste qui engendre la forme et par conséquent conditionne le caractère,
ou style. Les imitateurs (Copisten) n’ont absolument aucun caractère ou style, puisque ce n’est pas leur propre idée qui, dans
leurs ouvrages, crée la forme. »
La partie et le tout 335

loin qu’il recouvrît l’ensemble des productions d’une époque ou d’une école (le style gothique,
le style de Florence), le mot lui servait à marquer l’œuvre d’un individu qui lui paraissait trancher
sur l’insignifiance des productions de série. Il n’y a de style, pour Morelli, qu’individuel, le
concept dénotant à la fois un écart, une différence spécifique, et la qualité de forme qui
confère à une œuvre sa valeur singulière. En aucun cas il ne saurait s’appliquer à telle période
de l’art, dont la spécificité ne peut se traduire qu’en termes de goût. La distinction entre
productions caractérisées et productions insignifiantes, le jeu calculé sur les figures du goût et de
la langue (sens/organe), l’extension très étroite assignée au concept de style (qui contraste
avec la position centrale que l’histoire de l’art allait bientôt conférer à celui-ci) : autant
d’oppositions théoriques qui suffisent à indiquer la distance entre l’entreprise de Morelli et
celle de Wölfflin.
L’opposition ménagée entre le goût collectif et les styles individuels permet cependant
d’affirmer que Morelli a reconnu dans la « langue » l’objet final non pas de l’histoire, mais de
la science de l’art, en même temps qu’il la prenait pour norme des manifestations dont le
connaisseur, et l’historien d’art après lui, ont à connaître.
Je voudrais recommander d’étudier toutes les parties singulières qui constituent la forme d’une œuvre d’art
(alle der einzelnen Teile welche die Form eines Kunstwerks bilden) à tous ceux qui ne se contenteront pas de parler
en dilettantes mais voudront connaître le plaisir de pénétrer, hache et faucille en mains, dans le maquis touffu
de l’histoire de l’art pour atteindre, s’il est possible, à la science de l’art. Car de même qu’il existe une langue
écrite, il existe une langue qui s’exprime par le moyen des formes (Denn wie es eine Schriftsprache gibt, so gibt
es auch eine Sprache, die sich durch Formen ausdrückt) 1.

Et de même encore que l’enfant réussit à se faire comprendre par des gestes et des
balbutiements, l’impression d’ensemble produite par une œuvre suffira à satisfaire le grand
public ; « mais nul ne sera en mesure de comprendre complètement une œuvre et de la goûter
s’il ne s’est familiarisé au préalable avec la langue dans laquelle l’art s’exprime 2 ». L’historien
est donc pris dans un cercle méthodique, s’il est vrai que l’on ne puisse faire l’apprentissage
des diverses langues historiques de l’art qu’au contact des œuvres singulières et que seule, en
retour, la connaissance de la langue que « parle » une œuvre livre accès à ce que celle-ci

1. Ibid., p. 96-97.
2. Ibid.
336 Annexes

contient de caractéristique et permet de juger de l’apport respectif des différents artistes


quant à l’invention ou au choix du sujet, à la représentation des formes, à l’harmonie des
couleurs 1. Jamais Vasari n’eût écrit que Dürer, s’il était né au sud des Alpes, aurait été l’égal
de Raphaël, s’il avait pris garde de comparer terme à terme les œuvres de ces deux peintres 2.
La confrontation, en effet, eût fait apparaître l’« anguleux » comme l’un des traits caractéristiques
de l’art de Dürer et l’un de ceux qui permettraient le mieux de l’expliquer. Or ce même
trait peut servir à caractériser non seulement l’œuvre de Dürer mais l’art du XVe siècle dans
son entier. Et qui voudra apprécier pleinement le style d’un Raphaël, d’un Titien, d’un
Corrège, devra s’être auparavant familiarisé avec les maîtres « anguleux » et passés de mode
du Quattrocento, et avoir appris à converser spirituellement avec eux 3. Or comment ne pas
voir que Morelli introduit ici, sous des dehors à vrai dire fort peu systématiques et élaborés,
l’ébauche de ce qui apparaîtra chez Wölfflin comme l’un des pôles catégoriels entre lesquels
se serait joué le devenir de l’art de la Renaissance occidentale (le linéaire, dans son opposition
au pictural) ? De Dürer à Corrège, la différence ne se ramène pas à une série de marques
individuelles : elle ne prend son plein relief qu’au niveau de la langue que parlent leurs
productions ; mais s’il faut au connaisseur apprendre à discerner les signes sur lesquels une
personnalité artistique se laisse repérer, ce n’est donc pas à dire qu’on puisse espérer d’isoler
les tours caractéristiques d’un peintre (lesquels n’ont jamais qu’une valeur d’indices) pour en
constituer le système. Il n’y aurait là qu’une fiction, quelque peu perverse, comme le serait
selon Roman Jakobson la notion d’idiolecte, avancée par certains linguistes pour désigner
l’ensemble des habitudes caractérisant le parler d’un individu, à l’exclusion de tout ce qui se
réfère ou emprunte au langage des autres 4. Pervers, le propos du connaisseur l’est à bien des
égards. Mais l’on ne saurait en conclure que l’histoire de l’art qui y trouve son germe (et
rien de plus, encore une fois, que son germe) puisse s’arrêter à de pareilles fictions.

1. Ibid., p. 13.
2. Lettre de Morelli à Federigo Frizzoni, 21 février 1883, cité par G. Frizzoni, « Cenni biografici intorno a Giovanni Morelli »,
in G. B., trad. ital. Milan, 1897, p. III.
3. Unter den altmodischen, eckigen Künstler des Quattrocento sich heimisch zu fühlen. (G. B., p. 9) « La grammaire de l’art s’apprend
beaucoup plus facilement chez les Quattrocentistes que chez leurs successeurs. » (À J.-P. Richter, 19 novembre 1877, Italie-
nische Malerei…, p. 17)
4. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, trad. fr. Paris, 1963, p. 54-55.
La partie et le tout 337

Quoi qu’il en soit, il reste que Morelli aura formé une notion très originale de la relation
entre le tout et les parties d’une œuvre de peinture et qu’il a introduit dans les études
d’histoire de l’art un ferment de scandale (de perversité) qu’il importe de ne pas laisser
perdre. Il n’est pas besoin d’insister, après Morelli lui-même, sur le caractère paradoxal, sinon
proprement scandaleux, d’une méthode d’attribution fondée sur des indices apparemment si
dérisoires qu’elle implique une mise en cause radicale des notions d’« art », d’« œuvre »,
d’« artiste », de « création », etc. Mais il y a plus : par le mode de lecture discontinu qu’elle
impose, cette méthode rompt avec l’idéologie – celle-là bien peu perverse – qui veut qu’un
tableau fasse l’objet d’une saisie – d’une révélation – instantanée ; et par le soupçon qu’elle
porte à concevoir d’un écart, voire d’une contradiction possible entre le message global et
l’information parcellaire que l’image véhicule, elle fait apparaître, par-delà l’ordre manifeste
de la figuration, les indices d’un jeu latent de déterminations contraires qui, pour se laisser
surprendre à travers des traits étrangers à l’ordre de l’expressivité, dénoncent du même coup
leurs alliances formelles. Or c’est précisément là ce que le concept de style, dans l’acception
qu’il prend chez Wölfflin, ne permet pas de penser. En dépit du partage qu’ils introduisent
entre le plan de la forme et celui de l’expression, les Principes demeurent en fait dans la
dépendance de la catégorie de l’expression. L’idée que Wölfflin s’est faite de la relation entre
le tout et les parties d’une œuvre ressortit en effet à la tradition hégélienne de la totalité
expressive, telle qu’Althusser l’a parfaitement définie 1 : est expressive une totalité dont les
différentes parties sont autant de parties totales, expressives les unes des autres et de la totalité qui
les contient. Si l’explication de l’œuvre n’est plus cherchée dans son « contenu », l’essentiel
du sentiment de la forme qui caractérise un artiste est perceptible dans le moindre détail de ses
productions autant que dans l’œuvre prise comme un tout : une branche, un fragment de
branche suffit à distinguer la main de Ruisdaël de celle d’Hobbema 2 ; chaque partie apparaît
comme contenant en soi, sous la forme immédiate de son expression, l’essence de la totalité.
Qu’un tableau, ou l’ensemble des productions d’un artiste, voire celles d’une école ou
d’une époque, soient conçus comme autant de totalités expressives n’exclut cependant pas
qu’une contradiction puisse se faire jour entre le tout et les parties, entre l’ensemble visé

1. Cf. Louis Althusser, « L’objet du Capital », in Lire le Capital, Paris, 1966, t. II, p. 40.
2. Wölfflin, Principes, p. 6.
338 Annexes

comme tel et les détails au travers desquels il se laisse appréhender. Le Wölfflin de Renaissance
et baroque (1888), qui s’assignait pour tâche de retrouver dans les créations les plus achevées
de la Renaissance – et chez Raphaël autant que chez Michel-Ange – les signes avant-coureurs
du nouveau style, pratiquait à sa façon un mode de lecture symptomale qui peut être défini
comme sémiologique. Car la sémiologie n’est pas seulement la science que disait Saussure,
qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; dans l’acception médicale du terme, elle
a à connaître une variété de signes – les symptômes – dont la valeur est elle-même relative,
différentielle, liée à la constitution d’une grammaire ou d’un code signalétique qui englobe
aussi bien les signes de la « santé » que ceux de la « maladie ». Or si le baroque est né de la
dissolution de la forme classique, il n’y a pas à s’étonner de la connotation pathologique que
les contemporains eux-mêmes, et Wölfflin à leur suite, ont cru pouvoir attacher à telle de ses
marques ; et l’on conçoit que la recherche systématique des symptômes de son apparition
revête à l’occasion les allures d’une enquête clinique procédant du détail à l’ensemble, de la
partie au tout, du signe au système, aux fins de dégager dans une configuration donnée les
traits à partir desquels se définira une figure nouvelle 1.
Bien différent est le propos des Principes fondamentaux (1911) et différente est aussi la visée
à laquelle répondent les analyses parcellaires qui illustrent la démonstration. Il ne s’agit plus
alors pour Wölfflin de décrire un processus historique mais de produire le schéma théorique
à partir duquel l’évolution qui du « classique » conduit au « baroque » se laissera comprendre
et expliquer, de comparer deux types, deux ensembles achevés (Typus mit Typus zu vergleichen,
das Fertig mit dem Fertigen). Mais le « baroque », considéré en tant que concept et non plus
comme une réalité empirique, n’en est pas moins lié au « classique » par un lien logique. De
l’un à l’autre le passage n’est aucunement réversible, chacune des catégories qui définissent la
notion baroque de la forme représentant la négation de la catégorie classique correspondante
(linéaire/pictural, présentation par plan/profondeur, forme fermée/ouverte, pluralité/unité,
etc.). On ne saurait faire, par conséquent, que la norme baroque n’emprunte les dehors de

1. « L’analyse de la forme devra montrer l’ensemble des symptômes que constitue le baroque et c’est seulement après qu’on
pourra décider où celui-ci commence… Retrouver ces symptômes, c’est là notre tâche… Après 1520 il n’a plus dû y avoir
une seule œuvre tout à fait pure. Déjà apparaissent ici et là les signes avant-coureurs du nouveau style ; ils se multiplient,
conquièrent la prépondérance, entraînent tout à leur suite : le baroque est né. » (Heinrich Wölfflin, Renaissance et baroque,
trad. fr. Paris, 1967, p. 40-42)
La partie et le tout 339

la transgression, et cela non seulement dans une perspective historique, par rapport à la règle
classique, mais dans le champ méthodologique lui-même, la conception « picturale »
contredisant, semble-t-il, dans son principe, au projet d’une « histoire de l’art des plus petites
unités ».
Et comment procéder en effet à une analyse – à la limite, comment décrire ? – là où l’art
renonce à séparer les formes, à les isoler, à les délimiter, et cède à un mouvement qui se
propage à tous les éléments de la composition, là où l’impression d’ensemble paraît devoir
oblitérer sans recours la perception du détail 1 ? D’une totalité expressive (l’œuvre « classique »)
à l’autre (l’œuvre « baroque »), la relation entre le tout et les parties s’est radicalement modifiée.
Mais, paradoxalement, cette modification n’en rend que plus pertinent le mode de lecture
symptomale appliquée à des œuvres qui ont elles-mêmes valeur d’indicateurs 2. Le style
linéaire satisfait au besoin de distinguer précisément entre les objets : Holbein peignait
collerettes et bijoux jusque dans leurs moindres détails ; le style pictural n’entend restituer
que cela qui frappe le regard de survol : d’un col de dentelle, Franz Hals fait une simple lueur
blanchâtre ; il lui suffit que le spectateur soit persuadé de l’existence des détails, si imprécis
soient-ils 3. Ainsi le « baroque » se définit-il dans sa positivité, à partir d’un double écart :
écart par rapport aux normes de la vision classique auxquelles il confère, par la négation
qu’il leur porte, leur plein relief ; écart par rapport à une norme de lecture qui peut sembler
mieux adaptée aux œuvres classiques mais que le théoricien du baroque continue d’appliquer
dans son champ, de telle façon que la transformation stylistique qui s’indique dans l’œuvre
d’un Hals (ou de tel autre) apparaît, par un effet de contraste voulu, dans son plein relief.
Comme si l’analyse ne devait pas nécessairement emprunter les voies que l’œuvre lui trace
ni se régler sur les principes de lecture qu’elle prétend imposer ; comme si là même où une
vision globale est esthétiquement requise, l’approche formelle, parcellaire, conservait ses droits,
une efficacité théorique ; comme si, là où l’effet d’ensemble est délibérément recherché, il
devait lui-même faire l’objet d’une lecture symptomale, attentive au sort fait au détail, et au
regard de laquelle le tout de l’œuvre, dès lors qu’il se laisse ramener à un effet (un effet produit),

1. Ibid., p. 22-23.
2. Ibid., p. 260.
3. Ibid., p. 25.
340 Annexes

apparaît à son tour comme un signe, un indice, et qui exige d’être interrogé, déchiffré,
interprété comme tel.
Ainsi l’écart entre les positions respectives de Morelli et de Wölfflin se réduit-il singulièrement
aussitôt qu’on en vient aux analyses concrètes, tandis que leur entreprise se révèle alors pour
ce qu’elle est : un effort pour prendre directement en considération les produits de l’art eux-
mêmes, dans leur réalité concrète, matérielle. Ce retour aux œuvres, Morelli en aura affirmé
maintes fois la nécessité, en des termes qui ne prêtent pas à discussion, au moins pour ce qui
est des productions qui sont intimement liées à notre culture (die mit unserer eigenen Cultur im
innigsten Zusammenhang stehen), les seules que nous puissions comprendre pleinement (parce
que les seules que nous puissions épingler d’un nom, à la différence de celles, anonymes, des
Assyriens, des Babyloniens, des Égyptiens, etc. 1 ?). L’art doit être étudié dans ses œuvres, non
dans les livres 2, et cette étude n’est pas du ressort de la psychologie ou de l’histoire des idées,
non plus que de l’esthétique : cette affirmation, toujours renouvelée, suffit à faire de Morelli,
au même titre que Wölfflin, l’un des initiateurs de la théorie, elle-même d’inspiration toute
positiviste, que les Formalistes russes devaient désigner comme la « théorie » de la « méthode
formelle » 3. Par-delà la différence théorique que manifeste l’inventaire des fonctions assignées
dans leurs travaux respectifs au concept de style, une même conversion du regard se fait jour
chez Morelli et chez Wölfflin, qui les aura conduits à formuler en des termes complètement
renouvelés le problème de la description, du déchiffrement, de l’interprétation des produits de
l’art. En terme non plus de contemplation, de rêverie, d’érudition, mais de travail, d’analyse,
de production : le travail analytique implique la substitution aux fausses profondeurs de
l’intuition, d’un étagement systématique des niveaux de lecture : une lecture qui procédera

1. G. B., p. 21-22.
2. Dans ses œuvres, c’est-à-dire principalement dans les musées, la dépendance où l’histoire de l’art se trouve par rapport au
musée, à son espace (linéaire), à son ordre (nominal), ne pouvant être trop soulignée. Le « connaisseur » travaille sur l’art tel
que le lui livre la culture, l’art qui fournit matière à notices, étiquettes et catalogues ; l’art aussi qui fait, depuis Stendhal, l’un
des ressorts du tourisme : pour comprendre Pérugin, il n’était pas inutile, selon Morelli, d’avoir en tête le son de la voix des
femmes de Pérouse et le souvenir des vues vertigineuses qui s’offrent depuis ses rues et son château sur la vallée environnante
(G. M., « L’École d’Ombrie »).
3. Cf. Boris Eikhenbaum, « La théorie de la “méthode formelle” », in Théorie de la littérature, textes des formalistes russes
traduits et présentés par Tzvetan Todorov, Paris, 1965. Sur l’influence de Wölfflin sur les formalistes, voir ibid., p. 34, et
Victor Ehrlich, Russian Formalism, La Haye, 1965, p. 59-60 et 274.
La partie et le tout 341

au plus près de la surface picturale, jusqu’à produire, de par son propre développement, un
espace, sinon un volume conceptuel où la question du style et celle de la forme trouveront
à s’énoncer hors de toute référence à l’ordre de l’expressivité, en termes strictement théoriques,
c’est-à-dire – au sens où l’aura voulu Morelli – matérialistes.
• B i o g r a p h i e d ’ H u b e rt Da m i s c h •

Hubert Damisch fait des études de philosophie à la Sorbonne et passe son diplôme d’études
supérieures avec Maurice Merleau-Ponty. Parallèlement, il poursuit une activité semi-
professionnelle de musicien de jazz tout en travaillant plus ou moins régulièrement à
l’Unesco. Sur le conseil de Merleau-Ponty, il fréquente assidûment le séminaire de Pierre
Francastel à la VIe Section de l’École pratique des hautes études, où il entre en 1958 pour ne
plus quitter ce qui deviendra l’École des hautes études en sciences sociales. Pendant de
nombreuses années, son séminaire à l’Ehess est le creuset où se forment quantité de futurs
enseignants des écoles d’architecture. En 1967, il est nommé maître de conférences à l’École
normale supérieure. Il y crée le Cercle d’histoire/théorie de l’art, qui plus tard donnera
naissance, au sein de l’Ehess, au Centre d’histoire et théorie des arts où se retrouveront, outre
des historiens d’art, des philosophes, des anthropologues, des linguistes, des psychanalystes, des
historiens des sciences, et même des mathématiciens. Élu directeur d’études en 1975, il
enseigne à l’Ehess jusqu’à sa retraite, en 1996. À partir de 1963, il réside à Yale au titre de
Focillon Fellow et effectue des séjours réguliers et plus ou moins prolongés dans les plus grandes
universités et institutions de recherche américaines : Cornell, Johns Hopkins, Berkeley, Ucla,
Getty Center, Harvard (villa I Tatti à Florence), etc. Ami de longue date de Meyer Schapiro,
il occupe la chaire qui porte le nom de celui-ci à Columbia, en 1985, avant d’être nommé,
en 1996-1997, Kress Professor au Center for Advanced Study in the Visual Arts à la National
Gallery, à Washington. Docteur honoris causa de l’université de Chicago, il est également
membre de l’Académie Raphaël à Urbino.
Outre ses contacts professionnels, Hubert Damisch a lié amitié avec de nombreux artistes
et architectes. Particulièrement étroites ont été ses relations avec Jean Dubuffet, dont il a
édité les écrits, et sont celles qu’il a avec François Rouan, avec lequel il entretient depuis des
années un dialogue qui a pris la forme d’un livre, et avec l’architecte Rem Koolhaas. De
l’Amérique à l’Asie, et notamment à la Chine, qui est pour lui une référence constante, le
voyage occupe une grande place dans sa vie. Récemment, il a organisé plusieurs expositions
344 Annexes

en Europe : ainsi « Traité du trait », au musée du Louvre (1995), et « Moves », au musée


Boymans, à Rotterdam (1997). Au printemps 2003, il est l’invité du Centre canadien pour
l’architecture, à Montréal, pour y préparer un recueil de ses essais sur l’architecture. Il travaille
actuellement à un livre sur Signorelli et à des « Remarques sur l’abstraction ».
• B i b l i o g r a p h i e d ’ H u b e rt Da m i s c h •

PRINCIPALES PUBLICATIONS

Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, L’amour m’expose. Le projet « Moves », Bruxelles, Yves
Le Seuil, 1972. Gevaert, 2000.
Ruptures/cultures, Paris, Minuit, « Critique », 1976. En collaboration
Fenêtre jaune cadmium, ou les dessous de la peinture, Paris, Avec Jean-Louis Cohen, Américanisme et modernité. L’idéal
Le Seuil, « Fiction & Cie », 1984. américain dans l’architecture, Paris, Flammarion-Ehess,
L’Origine de la perspective, Paris, Flammarion, « Idées et « Histoire et théorie de l’art », 1993.
Recherches », 1987 ; rééd. « Champs », 1989.
Édition de textes
Le Jugement de Pâris. Iconologie analytique I, Paris,
Flammarion, « Idées et Recherches », 1992 ; rééd. Viollet-le-Duc (E. E.), L’Architecture raisonnée. Extraits
« Champs », 2001. du Dictionnaire de l’architecture française, intro-
duction et présentation des textes, Paris, Hermann,
Traité du trait/Tractatus tractus, Paris, Réunion des musées « Miroirs de l’art », 1963, rééd. 1978.
nationaux, 1995.
« La peinture en écharpe », préface à la réédition du
Skyline. La ville Narcisse, Paris, Le Seuil, « Fiction & Journal d’Eugène Delacroix, Paris, Plon, 1980.
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• Ta b l e d e s m at i è r e s •

5 Avant-propos, par Danièle Cohn

13 PREMIÈRE PARTIE. La peinture à l’épreuve de l’histoire


15 L’art dans ses œuvres. Théorie de l’art, histoire des œuvres,
par Daniel Arasse
29 Histoire et théorie de l’art médiéval. Le modèle d’Otto Pächt,
par Jean-Claude Bonne
63 Le choix d’Erminie. Pour une théorie du paysage classique,
par Giovanni Careri
75 Espace et paradoxe à Schifanoia,
par Philippe Morel
85 Le mouvement, la gestualité et l’expression dans l’œuvre de Niccolò dell’Arca,
par Claudia Cieri Via
99 Document et contexte. L’historien à pied d’œuvre,
par Christiane Klapisch-Zuber
107 Récits, images, histoire. La fuite en Égypte de la Sainte Famille,
par Lucette Valensi

117 SECONDE PARTIE. Jeux de regards


119 Descensus Averno,
par Anne et Patrick Poirier
123 Voyages du regard. Les mers des Lusiades,
par Fernando Gil
143 Hitchcock recadré,
par Alain Fleischer
358 Table des matières

147 Recadrer-détailler,
par Dominique Païni
153 Écoute musicale et plaisir esthétique chez Ernst Bloch,
par Elio Matassi
163 La théorie en otage dans l’architecture du XXe siècle,
par Jean-Louis Cohen
171 Les yeux de la pudeur,
par Maurice Olender
183 Le regard de l’ange,
par Gérard Wajcman
199 Réalités plastiques,
par Danièle Cohn

209 La mise du sujet, par Hubert Damisch

229 Planches

265 Notes

283 ANNEXES
285 Le gardien de l’interprétation, par Hubert Damisch
321 La partie et le tout, par Hubert Damisch
343 Biographie d’Hubert Damisch
345 Bibliographie d’Hubert Damisch
COLLECTION DIRIGÉE PAR DANIÈLE COHN

Pierre Paul Rubens, Théorie de la figure humaine


Konrad Fiedler, Sur l’origine de l’activité artistique
La Critique d’art au Mercure de France (1890-1914)
PPP
Ouvrage composé en Bembo sur papier Centaure naturel 110 g
Mise en pages : TyPAO Sarl

Graphisme : PH DVX

Achevé d’imprimer sur les presses de la SNEL (Belgique) – N° 28487


Dépôt légal : avril 2003

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