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Chimères.

Revue des
schizoanalyses

Affects et mobilité dans la musique


Pascale Criton

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Criton Pascale. Affects et mobilité dans la musique. In: Chimères. Revue des schizoanalyses, N°39, été 2000. Les enjeux du
sensible. pp. 21-30;

doi : https://doi.org/10.3406/chime.2000.2520

https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_2000_num_39_1_2520

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PASCALE CRITON

Affects et mobilité

dans la musique

En
relations
miques,
d’une
et
plus
penser
mobile
habitude,
(voire
le
sentation
flux
à l’espace
la
particulier
se
infrasémiotique
tactile)
musique,
etautrement,
du
tournant
de
temporelles
les
davantage
ne
temps,
transformations
intensités
de
de
sedu
lala
l’espace,
fixe
sensorialité.
alors
danse,
sonore,
vers
parce
ancrés
non
commune
pas,
sonores.
que
les
linéaires
qu’il
leon
plus
on
dans
savoirs-faire
cinéma,
nous
morphologiques
est
entre
repérable
Si
s’y
auune
immédiatement
l’on
sommes,
fait
non-verbal,
joue
dans
dans
représentation
considère
deet
une
vitesses,
lesquels
ce
des
plus
par
territoire
spatialisation
plus
aux
arts
linéaire
une
leentraîné
émotions
de
laproches
domaine
visuelle
tels
longue
repré¬
dyna¬
desà
que
Pascale Criton est
compositeur.

Dernier ouvrage
paru :
Pascale Criton -
Les univers
microtempérés,
collection à la ligne, 1,
Tous les arts, bien évidemment, s’affirment par une tempo¬ 2e2m
ralité spécifique : la peinture, la sculpture, se présentent en (4 rue Proudhon,
94500 Champigny-
quelque sorte dans leur unité ; elles se donnent au regard et
sur-Marne,
engagent la façon dont chacun l’exerce. L’image, la compo¬ tél : 01 47 06 17 76).
sition plastique, les « installations », doivent être sans cesse
renouvelées à l’attention pour se conserver comme un tout,
comme un ensemble de parties et de composantes dans lequel
le regard creuse, construit une mobilité associative, relie des
points potentiels. On peut dire qu’avec les arts fixes - qui font
l’objet d’une exposition, le temps subjectif se construit, s’éla¬
bore de façon indépendante de l’objet. Celui qui regarde reste
maître et dispose de l’agencement quantitatif et qualitatif du

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temps et de l’espace. Libre à lui de faire le point, d’y revenir
ou de s’en détourner, de créer des rapprochements, de se livrer
successivement à des zooms et des panoramiques.

Alors qu’avec les arts temporels directs tels que la musique


et la danse, et encore d’une autre manière le cinéma, la vidéo
et le multimédia, l’attention ne cesse de construire sa propre
continuité dans une relation participative. Il ne s’agit plus de
conserver la potentialité d’un tout, mais d’entretenir les condi¬
tions pour saisir une réalité temporelle, une forme mobile du
temps. Le mouvement est nécessairement d’une autre nature
dans la musique car l’on ne dispose pas, on ne maîtrise plus
la relation espace temps : on y est immergé, plus ou moins
dissous, engagé de façon pathique, en prise immédiate avec
l’affluence des affects. L’instant n’est ni permanent ni réver¬
sible, ce qu’il libère est indissocié de ce qui va suivre : le pro¬
fil temporel défile et nous impose une écoute active, la
modulation des émotions dans le temps.

La musique est le fait d’un découpage qui se recompose


constamment, d’un réenchaînement qui s’opère de multiples
façons et se déroule sur le fil ténu de discontinuités. L’enjeu
de la cohérence morphologique, dynamique et temporelle
s’élabore au sein du multiple et de l’asignifiant. Il s’agit de
construire des formes du temps, un espace mouvant de la sen¬
sation, selon des modalités de parcours, séquences de durées
et processus d’emboîtements. Sans message ni sens, l’événe¬
ment sonore peut être purement abstrait et faire l’objet d’un
projet géométrique, se plier à une spatialité, une logique exté¬
rieure qui vient informer des ondes à priori a-directionnelles.
Mais l’enjeu essentiel pour nous ici, est la sensibilisation de
relations de formes et de vitesses et de leurs incidences per¬
ceptuelle et psychique. L’expressivité musicale et sonore est
en prise directe avec les affects.

L’implication émotionnelle est en effet d’une nature particu¬


lière dans la musique. La sensation de soi est à l’épreuve d’un
intense niveau interactionnel et se confronte à des « repré¬
sentations » qui se réfèrent à des formes abstraites, des inten¬
sités et des figures temporelles. Comme le remarque Daniel
Affects et mobilité dans la musique

Stem à propos de l’expérience sensorielle des nourrissons, Le


1 . Daniel
monde Stem,
l’expressivité des affects de vitalité, premiers sur les affects
interpersonnel du
« catégoriels » (tristesse, joie. ..), qu’il désigne par des termes nourrisson, Paris,
dynamiques et kynétiques tels que surgir, s’ évanouir, fugace, PUF, 1989, pp. 77-90.
explosif, crescendo, decrescendo. . . sont caractéristiques de la
musique et de la danse (1>. Ces caractères insaisissables qui ne 2. Geneviève Haag,
« Prévenir les
« rentrent pas dans la taxinomie des affects », constituent en surhandicaps... »,
fait l’expérience que le nourrisson fait en premier lieu du Contraste, 1, Paris,
monde social et de ce qui l’entoure : situation interactionnelle 1994, pp. 17-21.
qui nécessite des « stratégies d’attention » et détermine le pri¬ 3. Gilles Deleuze et
mat sensoriel de l’expérience de soi et des autres. La cohé¬ Félix Guattari,
rence spatio-temporelle au sein du multiple, du mobile et du Mille Plateaux, Paris,
simultané, serait l’enjeu de la construction interactionnelle Minuit, 1980,
avec le hors-soi, avec les autres et avec l’environnement, mais pp. 388-389.
aussi la constitution indispensable d’un « soi noyau » ou
d’une « enveloppe corporelle » (voir dans ce numéro l’article
de Simone Urwand). L’émergence de soi et des autres
s’applique à différencier les changements externes des
formes, les distances et les tailles dans le va-et-vient des per¬
sonnes, à établir les relations d’appartenance à partir de mou¬
vements partiels de corps, d’objets, de matériaux, en intégrant
des degrés infimes de différences de temps, d’intonations de
voix, de degrés de lumière. Le monde interactionnel du stade
pré-verbal baigne dans une multiplicité infra-sensible, dans
une transductibilité des modes sensoriels, des degrés de
lumière à l’ouïe, du mouvement au toucher, aux odeurs et aux
formes. Les neuro-motriciens mettent en valeur le lien direct
qui s’établit entre l’incorporation des liens relationnels, les
fonctions et jonctions psychomotrices et l’élaboration de
l’espace. L’intégration des capacités relationnelles - notam¬
ment celles liées à la voix, est intimement liée à celles des arti¬
culations corporelles, des aptitudes sensori-motrices, à
l’élaboration du système perceptuel, à la recherche et l’expé¬
rience des sensations et à la modulation du partage émotion¬
nel <2). Toute une expressivité émotionnelle s’ancre et participe
de la formation d’un « territoire psychique » dans l’expérience
non-verbale du corps.

Deleuze et Guattari avaient déjà souligné avec force combien


affects et territorialité sont intimement liés (3) et comment

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PASCALE CRITON

4. Pascale Cri ton, V expression en assume avant tout la fonction de marquage :


« A propos d’un cours « c’est la marque qui fait le territoire ». Pancarte. Signature.
du 20 mars 1984.
La ritournelle et le De l’oiseau Scenopoïetes , au nourrisson ou à l’artiste, le fac¬
Galop », dans Gilles teur territorialisant est l’émergence même de qualités : cou¬
Deleuze, une vie leur, odeur, son, silhouette et le fait qu’elles entrent dans des
philosophique, rapports mobiles, mêlant sans cesse le milieu intérieur des
dir. Eric Alliez,
Institut Synthélabo impulsions avec le milieu extérieur des circonstances. Ce
(PUF), 1998. mouvement dansant est celui de la fonction territorialisante
de la ritournelle, chevauchement de milieux hétérogènes, che¬
5. « La Nature est
vauchement du sémiotique et du matériel, devenir rythmique
musique »,
J. von Uexküll, ou mélodique de forces « non-sonores » : les affects se terri-
Mondes animaux et torialisent en devenant sonores. Deleuze et Guattari accordent
mondes humains, une potentialité expressive particulière au dispositif musical
Paris, Gonthier.
(qui néanmoins ne lui appartient pas et peut être « trans¬
posé »), celui de mobiliser des forces non-sonores par
marquage d’intensités de vitesses, lenteurs, énergies, dyna¬
mismes, répétitions, montages rythmiques, découpages moti-
viques. . . Pourtant la ritournelle sera tout autant un agent de
déterritorialisation (4>, destiné à libérer des populations molé¬
culaires « comme si des molécules oscillantes, des oscilla¬
teurs, passaient d’un centre hétérogène à l’autre ». Le travail
des affects est de constituer des différences qualitatives, d’ins¬
crire des petites perceptions transitives, des passages infimes
entre les macro-perceptions. C’est pourquoi les matières
d’expression ont un rapport très intense avec le moléculaire,
qui tend, au delà du développement continu de la forme et la
variation continue de la matière, à « capter » des forces. La
musique, dont les fonctions (rythmiques, mélodiques, har¬
moniques) se défissent par la répétition périodique de com¬
posantes (milieu vibratoire) aurait une position privilégiée à
l’égard des transcodages (5), capable de mettre en jeu la varia¬
bilité, la simultanéité de mouvements multiples par un maté¬
riau molécularisé.

Quel est aujourd’hui l’impact de la dimension de la variabi¬


lité et du mouvement en regard du temps et de l’espace que
nous connaissons beaucoup mieux ? L’intelligibilité du
monde des composantes et des variables a requis tout au long
du xxe siècle le regard exigeant de la science sur la formation
des événements complexes et sur le multiple, non moins que

24 CHIMERES
Affects et mobilité dans la musique

celui de la littérature et des arts. Il est désormais reconnu que


6. AVoir
«Gibus
l’orée
deà ce
Soultrait,
d’un
sujet
la nature est complexe, instable, mobile, que le vivant est en
devenir - et non pas stable et simple comme on a voulu le voir passage », Chimères,
pendant si longtemps. Cette pensée, désormais acquise dans n° 37, Paris, 1999.
de nombreux domaines, postule la base d’une réalité molé¬
culaire et la possibilité de nouvelles discontinuités pour de
nouveaux réenchaînements, elle fonde l’art du décomposable
et du recomposable. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui de s’en
tenir à comprendre (décrire) l’organisation des composantes
moléculaires et leurs structurations possibles, mais d’atteindre
les relations mobiles que celles-ci peuvent engendrer, les
réenchaînements de point à point qui permettront de nouvelles
articulations et de nouvelles surfaces. L’intelligibilité se rap¬
porte à la connexion, à la possibilité d’intégrer la variation à
une trajectoire, à la possibilité de prendre place au sein d’un
milieu mouvant où coexistent des forces simultanées, plus ou
moins reliées. Car il ne suffirait plus de regarder les nuages
se transformer pour penser le mouvement, mais de pénétrer
cette infime microvariabilité qui se déroule simultanément en
tout point.

La vision euclidienne de la matérialité, profondément inscrite


dans une évaluation spatiale et visuelle établit une connais¬
sance sensori-motrice rassurante, celle d’une temporalité suc¬
cessive. Celle-ci nous permet même de jouer avec grâce et
inventivité de notre gestualité. Le pied ne réévalue pas cha¬
cune des marches de l’escalier et la façon de descendre la
« rampe » peut être aussi inoubliable que le tournoiement
fluctuant d’un pas de valse. Le rapport position-mouvement
est inscrit dans d’innombrables automatismes qui nous garan¬
tissent de ne pas « nous faire mal » et nous permettent de nous
repérer par rapport à certaines fixités. Le conducteur intègre
le rapport vitesse-distance du mobile sur un plan fixe, avec
d’autres mobiles en course adhérant au même plan, dans des
sens divers. Mais lorsque tout est en mouvement, il devient
nécessaire d’entrer dans le jeu des forces en présence et
d’intégrer des logiques dynamiques <6). L’inscription dyna¬
mique, en-train-de-se-faire, exige de saisir les degrés de
simultanéité, de comprendre la mobilité intrinsèque du
mouvement pour participer à l’intelligence morphologique.

CHIMERES 25
PASCALE CRITON

7. « Je vais dans un L’enjeu serait de concevoir simultanément une pluralité


tramway et j’observe d’échelles temporelles et de trouver une liberté de mouvement
sans hâte, selon mon
habitude, tous les (dans la pensée comme dans le geste), de déceler un point de
détails des gens préhension ou angle de traverse pour déjouer la sensation
qui se trouvent devant d’annulation que la multiplicité impose à l’objet fixe ou au
moi. (...) sujet figé.
J’ai le vertige. Les
bancs du tramway,
entretissés d’une paille Cette simultanéité, Pessoa la rapporte à un mouvement de
forte et courte, me dépersonnalisation, qui est, selon lui, une condition nécessaire
conduisent à des
pour expérimenter un devenir-autre : se défaire de soi est
régions éloignées, se
multiplient pour moi préalable à un devenir pluriel. Pour Pessoa, toute la question
en industrie, ouvriers, était de savoir comment entrer (passer) dans ce dehors
maisons d’ouvriers, infini <7), dans la mobilité de divers objets de sensations
vies, réalités, tout...
coexistants : sentir le jeu de différences simultanées pour
Je sors du tramway
épuisé et somnambule. expérimenter du mouvement, des vitesses dissociées, des arti¬
J’ai vécu la vie culations d’un autre type (8). Car c’est la coexistence de contra¬
entière. », Fernando dictions multiples et simultanées qui nous déloge d’un point
Pessoa, Le livre de
de vue stable et nous plonge dans un hors-soi plus ou moins
V intranquilité , Paris,
Bourgois, 1988. soutenable. Comment tenir mentalement (nerveusement, phy¬
siologiquement) ? Quelle place pouvons-nous prendre dans
8. Voir José Gil, la dynamique de cette multiplicité plissée ?
Fernando Pessoa ou
la métaphysique des
sensations, Paris, Cette vision des forces interactives qui mobilisent et intègrent
La Différence, 1988, constamment du changement et la mise en rapport mobile de
pp. 133-146. figures temporelles ont fort à voir avec la musique. Nous
expérimentons une semblable instance de l’interactivité et de
simultanéité dans notre rapport au sonore. Nous baignons
dans le frottement continuel d’une diversité de couches
sonores, dans un fourmillement d’oscillateurs sonores, toute
une coexistence, tout un dehors-là que nous filtrons, oublions,
dont nous saisissons les indices lorsqu’ils nous sont néces¬
saires. Le flux sonore traverse tous les degrés de matérialité
qui nous entourent selon d’infimes différences, jusqu’à l’air,
qu’il investit comme une invisible mousse moléculaire. Ce
foisonnement n’est que variation, émission, transmission,
masquages, fusions, fissions, un ballet constant de dyna¬
miques qui témoignent de présences infimes, passagères,
divergentes, dessus, dessous, derrière, à côté, jusqu’à un degré
de complexité élevé. Bercés par la multiplicité régulée (du

CHIMERES
Affects et mobilité dans la musique

moins relativement prévisible), on aime ce foisonnement,


émis par le jeu continu des eaux, démultiplié par les fontaines,
s’échouant sur les bords de mer ou encore entretenu par les
bruissements mouvants des feuillages. Mais tout à l’opposé,
la profusion, la prolifération sonore devient exaspérante : on
est exténué par l’agression des bruits, on revient épuisé de cer¬
taines sorties en ville « à la mauvaise heure », comme disso¬
cié, saisi par l’effet fragmentaire d’un prisme. Ou bien encore,
lorsque se glisse la sensation d’une diffraction de temps dif¬
férents, une sorte de trouée sensorielle : un vertige s’installe
dès lors que l’instant se diffracte, se dilate et libère des
vitesses hétérogènes.

La nature du son nous entraîne dans une autre territorialité


sensorielle, avec d’autres rapports à l’espace et au temps qui
recèlent d’autres manières d’être affectés. Le son est propa¬
gation, transmission. Énergie non délimitée dans l’espace qui
se répand et s’installe de façon éphémère dans les choses, les
objets, les formes qui l’entourent, l’accueillent et l’absorbent.
Il passe et se ralentit dans les densités plus ou moins propices
de la matérialité du monde. Accéléré dans l’eau, courant le
long de la corde tendue, réverbéré par les surfaces lisses et
denses, résonnant dans les bois et les métaux, capté dans les
caisses closes, tournoyant dans les puits et les tuyaux, retenu
dans les fibres. Le son est une énergie interdépendante, une
pure composition mobile avec laquelle nous entrons dans des
modalités temporelles de simultanéité. Car le son est toujours
lié à une pluralité emboîtée d’emetteurs-capteurs-récepteurs-
filtres : le son n’existe pas en lui-même, il n’est que condi¬
tions de production, donc événement, saisit selon un point
d’écoute forcément partiel, local, par un dispositif qui est lui-
même nécessairement un filtre, l’appareil auditif, l’appareil
de transmission, l’appareil de diffusion.

Les recherches récentes sur la perception auditive révèlent


que notre écoute dépend de nombreux facteurs interactifs,
acoustiques, physiologiques, psychoacoustiques. Notre appa¬
reil auditif réalise en quelque sorte des analyses (sélections)
qui déterminent des choix de fusion, masquages, distorsions,

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PASCALE CRITON

9. Jean-Claude Risset déformations, fissions, paradoxes : notre écoute est la


(1988) « Perception, résolution complexe de composantes sinusoïdales évolutives
environnement,
et simultanées (9). Cette instance de l’interaction impose un
musiques »,
Inharmoniques , n° 3, changement de posture sensorielle - de nouvelles manières
Paris, pp . 10-42. de sentir - que le sonore recherche sous de multiples formes.
Depuis que la musique a intégré des fonctions autres que la
tonalité pour régler les rapports entre les sons, la hauteur des
sons par exemple, qui était fixe depuis des siècles dans le sys¬
tème polyphonique occidental, est devenue une variable
mobile qui rejoint toute la potentialité acoustique, du bruit au
son pur.

La molécularisation du matériau musical qui s’est mise en


place tout au long de la musique du XXe siècle - des recherches
microtonales du début du siècle à la révolution électronique
des années 50, et à celle, plus récente, de l’informatique musi¬
cale -, a donné accès à la totalité des fréquences acoustiques.
La numérisation du son a permis une libération grandissante
de la distribution des composantes ainsi que l’organisation
d’objets et de textures infiniment malléables. Si cette molé¬
cularisation du matériau musical permet de distribuer à loisir
les relations entre les sons (ou désormais les composantes
sonores), elle s’accompagne aussi de nouvelles dispositions
de l’espace et du temps et notamment de la naissance d’une
diversité d’appréhension du sonore : de nouvelles relations de
distances, une variété de points d’écoute, des processus de
durées et de formes. Les musiciens des années 50-60 nous ont
appris à entendre des transformations prises dans des relations
d’ensemble qui se développent de façon massique, tels des
événements météorologiques (Xenakis) ou de façon intersti¬
tielle, par retraits/ajouts réitérés dans des superpositions
mixées, comme le traitement caractéristique de l’idée de
« mobilité acoustique » chez Luigi Nono. Plus récemment,
l’esthétique spectrale des années 70-80 (Gérard Grisey,
Tristan Murail) s’est caractérisée par une reconquête du per¬
ceptuel en cherchant à « entrer dans le son », en décomposant
et recomposant la structuration du son, du timbre sonore
(enveloppe spectrale) aux formes d’attaques du son (les
transitoires).

28 CHIMERES
Affects et mobilité dans la musique

Désormais, le son est considéré comme un ensemble de com¬ 10. Pascale Criton,
posantes variables, dont la structure complexe et évolutive « Espaces sensibles »,
dans L ’espace :
peut être modelée. L’accès numérisé à la potentialité acous¬ musique-philosophie,
tique renouvelle fondamentalement la conception du sonore Paris, L’Harmattan,
et sa représentation et s’étend aujourd’hui aux techniques du 1998, pp. 129-139.
son en général et à l’ensemble des musiques « électroniques »,
y compris commerciales. Pourtant cette révolution fonda¬
mentale, qui s’accompagne de la démultiplication d’outils de
synthèse, d’analyse et de traitement de son ne se suffit pas
« en soi » (à moins de se constituer comme performance
démonstrative à la gloire du progrès technique !).

Plus que jamais, la musique est un art d’agencer le discontinu,


car on ne part pas d’un modèle mais de molécules, de parti¬
cules, de morceaux épars, anorganiques. Plus que jamais, le
geste ontologique de la création doit se détourner de tout aca¬
démisme et échapper à la pression des modèles standards de
l’industrie culturelle. L’accès à l’analyse, à la simulation et à
des réglages extrêmement malléables constituent un véritable
terrain d’exploration, non seulement technique mais aussi sur
le plan de la perception et de l’écoute, qui entraînent de nou¬
veaux découpages et de nouveaux mélanges. Des espaces
sensibles <l0) deviennent audibles et une nouvelle fois, des rela¬
tions de temps, de simultanéités, de types de liaisons entre le
cerveau, les doigts, les vitesses et les sensations peuvent se
mettre en place. La représentation se libère autour de cette
extraordinaire disponibilité engendrée par la possibilité de
composer une variation quasi-infinie du continuum sonore.

L’intérêt réside dans la façon de réarticuler des relations et plus


précisément dans la possibilité de toucher de nouveaux affects
du temps, de l’espace, de la simultanéité et dans les champs
perceptuels que le musicien peut dégager. Les relations acous¬
tiques, les transformations morphologiques et temporelles sont,
comme nous l’avons vu, directement liées aux sensations et à
aux émotions. Sortir des objets identifiés pour composer des
relations entre des variables instables, peut être une façon de
réunir des champs de perception habituellement dissociés, de
créer de nouvelles possibilités de postures d’écoute.

CHIMERES 29
PASCALE CRITON

La musique est capable de faire tenir ensemble des sensations


hétérogènes, voire contradictoires entre des seuils d’émer¬
gence et de dissolution, entre les notions de chute et de vol,
un entre-deux mobile - tomber et jaillir, une variabilité molé¬
culaire instable, fragile du tournoiement à l’immobilité.
Éprouver des devenir nombreux et en marche (à chanter tout
seul), des devenirs lumière, légers et vibrants. La musique est
alors le site fragile d’une construction qui est à la fois sonore
et non-sonore. Quelle sensorialité se trouve mobilisée, pour
quels affects ? Quelles stratégies subjectives sont en jeu ?

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