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Clément Michèle. Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660). In: Littératures classiques, n°50, printemps 2004.
Les langages au XVIIe siècle. pp. 289-299;
doi : https://doi.org/10.3406/licla.2004.1988
https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_2004_num_50_1_1988
(1599-1660)
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Et parce que la théologie n’a présentement point de plus forte preuve pour
assujettir les hommes aux vérités surnaturelles de Dieu et de son Église, que celle qui
se prend de la possession des démons, nous en donnerons des preuves très claires, et
nous en tirerons des arguments pleins de lumière et de force.6
6 Science expérimentale des choses de l’autre vie, Grenoble, éd. J. Millon, 1990,
p. 131.
7 Et peut-être à cause de la mystique et de son effet délétère sur le théologique et
l’ecclésial.
Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660) 291
épreuve, n’est justifié que s’il devient une preuve : discours au contenu théologique.
En somme, la mystique détruit l’édifice théologique quand le discours diabolique le
reconstruit. C’est là l’idée géniale de Surin - mais une idée déjà largement élaborée
par Bérulle un demi-siècle plus tôt. C’est ce que j’aimerais montrer ici : la fin du
XVIe siècle, dans le trouble idéologique qui est le sien, a été propice à une première
élaboration de ce renversement théologique qui au XVIIe siècle transparaît dans la
laïcisation du religieux.
Un problème se pose, perceptible dans le double récit que font Jeanne des Anges
et Surin de l’affaire de la possession de Loudun : comment a-t-on pu en venir à
l’idée que la théologie ne pouvait être exposée que par le diable alors que,
simultanément, le diable a pu être identifié à l’expression des désirs et des pulsions
les plus obscurs du sujet ? C’est cette articulation a priori problématique entre le
diable théologien et le diable expression de l’inconscient8 que l’on cherchera à
déchiffrer à travers le langage du diable.
partir d’air condensé, qu’est-ce qui l’empêche d’y provoquer également percussion et
agitation et de se donner ainsi une voix ?10
La question qui reste en suspens est de savoir qui parle quand le diable n’use pas
d’un corps assumé mais quand il parle par la bouche du possédé. Il n’y a plus alors
de problèmes techniques d’émission vocale, mais se pose un problème
d’appartenance de la voix et donc de responsabilité et d’identité. Est-ce que
l’émetteur du message (pour emprunter au schéma de la communication défini par
Jakobson) perd son statut d’émetteur, ne devenant qu’un canal, simple moyen de
transmission, ou bien en est-il vraiment émetteur ?
Pour débrouiller ce problème, il faut partir d’une définition de la possession,
ainsi celle que donne Bérulle dans le Traité des énergumènes11. Ce texte, rédigé
en 1599 à la suite de l’affaire Marthe Brossier pour contester le rapport du docteur
Marescot concluant à l’absence de possession, en donne une définition éclairante :
« L’Incarnation est le motif et le modelle de cette operation de Satan12 », « En toute
possession, il y a deux esprits, deux natures, et deux personnes jointes ensemble13 ».
Dans la possession le diable se fait homme, comme dans l’Incarnation Dieu se fait
homme. Voilà déjà-dans les mots de Bérulle - un élément de réponse à notre
paradoxe d’un diable à la fois théologien et forme de l’inconscient : le diable est
Théologien de l’incarnation et de l’Alliance d’un côté14 (même s’il ne fait que les
singer) et moyen d’un dédoublement de personnalité, laissant apparaître le fameux
« clivage de la conscience » ou « clivage du moi » freudien, de l’autre. Dans le
langage de Surin, la chose est dite simplement : « L’âme est comme si elle était le
12 Traité des énergumènes, par Léon d’Alexis [pseudonyme de Bérulle], Troyes, 1599,
chap. 4, f° 39 r°.
13 Ibid., chap. 8, f° 71 r° et chap. 7 f° 38 v° : « Ce singe de Dieu se plaist à s’unir à ceste
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14 C’est Bérulle encore (ibid., chap. 4, fol. 40 r°) qui parle de « seconde alliance » pour
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Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660) 293
diable15 », et tout aussi clairement sous la plume de Jeanne des Anges : « Un démon
et moi, c’était la même chose16. » La possession est union et clivage à la fois, c’est
la différence essentielle entre union diabolique (possession) et union mystique :
dans le premier cas, la perte du même n’est jamais effective, ce n’est jamais une
union fusionnelle : l’avènement de l’autre reste solidaire d’une très forte conscience
de soi. « C’est moi et ce n’est pas moi », dit le possédé, là où le mystique s’acharne
à saccager le moi.
Donc, le langage du diable est indissociablement aussi celui du possédé. Mais
sans que les possédés le reconnaissent comme tel ; il s’agit souvent d’une langue
qu’ils (ou elles) ne parlent pas, le latin, parfois le grec, l’hébreu, et même « scotica
lingua » ou tupinamba17. Pour reprendre l’expression de Michel de Certeau, il s’agit
d’un « parler sans savoir18 » : il se dit quelque chose que la conscience ne maîtrise
pas et l’étrangeté de la langue signale cette impossible maîtrise. La langue du diable
suppose plurilinguisme et polyphonie : plusieurs langues alternativement et plu¬
sieurs voix simultanément. Par la bouche du possédé parle le diable mais - énon¬
çons une tautologie - ce diable et le possédé sont deux en un, tant que dure la
possession. On est bien dans le cadre de la polyphonie où dans une seule voix
peuvent s’entendre plusieurs voix. Pour reprendre le problème en termes de
communication, il n’y a pas un émetteur, mais deux, même si physiquement un seul
émetteur produit le message. Les qualités du langage diabolique (plurilinguisme et
polyphonie) signalent une union non réalisée jusqu’à son terme (qui impliquerait
une fusion), car le diable « communique toutes choses mauvaises à cette âme par
suggestion, par impression, par impulsion, sans qu’elle puisse échapper d’en être et
pressée et importunée, mais sans y donner consentement19 ». Se pose ainsi un
nouveau problème, au-delà de la dichotomie maintenue entre diable et possédée : le
problème de la formation du langage en amont de la prolation20, élément essentiel
d’une réflexion sur le langage.
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20 Le mot est un latinisme passé en fiançais et en usage dans le français des XVIe et
XVIIe siècles pour désigner la réalisation phonétique du langage.
294 Michèle Clément
qui préexiste à son expression est induit dans l’homme par le diable. Selon quel
processus ? Est-ce que la spécificité de l’origine diabolique peut nous apprendre
quelque chose de la conception du langage au tournant des XVIe et XVIIe siècles ?
Dans la possession, le diable, sauf exception où il assume temporairement un corps
pour communiquer oralement avec la possédée21, produit un travail dans l’âme de la
possédée ; la communication a lieu en elle et non avec elle ; c’est un distinguo
qu’avait déjà posé Bérulle quand il assimile « les prophétesses des Gentils » et les
démoniaques :
Car leurs révélations se faisoient par des allocutions verbales non du dæmon À
elle (ce qui supposerait seulement une assistance et une espece de communication
avec le malin esprit) mais du dæmon EN elle.22
Une communication interne et non externe, c’est bien ce que décrit Surin quand il
reprend cette idée en les théorisant sous la forme des trois degrés de l’imposition
mentale du langage du diable à la possédée, idée qu’il explicite dans ce passage :
Ces âmes sont tellement imbues des volontés et des idées du démon, qu’elles ne
peuvent entièrement s’en séparer, de manière à distinguer ce qui est d’elle et ce qui
n’en est pas. Car le démon a faculté d’imprimer dans l’âme son sentiment et son idée
en sorte que l’âme soit comme si elle était un diable. Et comme nous savons par la
science mystique que la nature divine s’unit à l’âme par les opérations de la grâce, si
intimement que l’âme sent une même chose avec Dieu, aussi, dans les opérations
diaboliques il se fait que l’esprit malin se communique, non seulement par suggestion
ou impulsion, qui sont deux degrés différents, mais encore par impression qui est le
troisième degré, degré bien plus intime que les deux autres ; en sorte que, comme le
cachet s’imprime sur la cire, l’esprit, soit bon soit mauvais, s’imprime et s’ajuste à
l’âme et grave en elle son acte et l’associe à cet acte, en telle sorte que l’âme sent cet
acte comme s’il était vitalement produit en elle.23
Les pages qui entourent cette définition sont saturées des termes « imprimer »,
« impression » (dix occurrences en deux pages) et de la comparaison avec la cire
imprimée par le cachet (deux occurrences) : la communication interne se fait sur le
mode de l’impression, une impression qui, au XVIIe siècle, ne peut pas être sans
rapport avec l’imprimerie. La communication mentale est identifiée à une écriture
imprimée : Surin précise que les effets de cette impression « sont reçus et gravés en
la substance de l’âme sans y etre inhérents, comme choses qui lui appartiennent
21 Le diable se fait par exemple passer pour Surin et Laubardemont et parle en leur nom
à Jeanne des Anges pour la tromper, Autobiographie, op. cit., p. 100.
22 Traité des énergumènes, op. cit., f° 29 r° et v° (c’est l’auteur qui emploie les
majuscules).
23 Science expérimentale des choses de Vautre vie, op. cit., p. 366. Voir l’analyse qu’en
donne S. Houdard dans son article précité, p. 192.
Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660) 295
Notre-Seigneur a mis une telle différence entre nous et les anges, que la
grossièreté de notre esprit [...] nous met dans une extrême disproportion d’avec eux,
et dans une très grande difficulté de concevoir ce qui les concerne, comme sont leurs
opérations et leurs manières de parler et de se communiquer aux personnes
spirituelles, ou même aux humaines [...]. Nonobstant cela, par la raison nous pouvons
venir
quelque
à atteindre
expériencebeaucoup
telle qu’est
de celle
choses
quide
se trouve
leur état,
danssurtout
les possessions.
quand elle25 est aidée de
Logos et vérité
Cette possibilité d’un langage rationnel et intelligible du diable n’est pas chose
nouvelle qui advient avec la possession ; elle existe dès la Bible, dans la Genèse, où
la performance du serpent est rhétorique ; mais cette rhétorique est menteuse :
« Vous ne mourrez pas [...] et vous serez comme des dieux» (Gn., 3, 4-5) ; la
grande différence entre cette expérience de la tentation et l’expérience de la posses¬
sion, c’est que dans le deuxième cas le langage diabolique est paradoxalement
porteur de vérité, comme l’a démontré Sophie Houdard, toujours à propos de
Loudun et du travail de Surin :
25
24 Ibid., p. expérimentale
Science 367. des choses de l’autre vie, op. cit., p. 364-365.
26 « De l’exorcisme à la communication spirituelle : le sujet et ses démons », art. cité,
p. 191.
296 Michèle Clément
J’entretenais volontiers ce bon Père des grands travaux que les démons me
donnaient à l’intérieur mais je ne prenais pas plaisir qu’il voulut [sic] pénétrer dans
mon intérieur.27
Jeanne des Anges détecte deux espaces intérieurs (qui redisent si besoin était que la
possession est une union non fusionnelle) ; elle y revient sans cesse :
clairement
Il ne pouvait
mes péchés,
reconnaître
mais je me
les tenais
mouvements
extrêmement
de mon
réservée
âme pour
; je le
luireste.
disais
28 assez
Quel est ce reste ? Qu’est-ce qui, dans l’âme, est à côté du diabolique sans en être,
révélé par lui mais distinct de lui ?
Mon naturel avec toutes ses ruses et mon amour-propre me servaient de démon,
ennemis.
et, avec
. 29vérité, j’ai eu plus de peine à l’assujettir que le Père à dompter mes
toujours
l’expression
31 Voir
dissocié
de
à ce
cetsujet
par
anglemon
Jeanne
mort
article
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langage.
: Anges
« Histoires
des de
opérations
coupures diaboliques.
démoniaques Le
et mystiques
diable permet
», in
Elle était un modèle de ce qui se passait souvent dans les âmes ; et ce qui arrivait
secrètement en elles, se découvrait ici comme dans un sujet extraordinaire que Dieu
fournissait38 en nos jours, pour instruire plusieurs en la connaissance de la vie
intérieure.
Michèle Clément
Université Lumière - Lyon II
Bibliographie
Sources
BÉRULLE cardinal Pierre de, Traité des énergumènes, par Léon d’Alexis
[pseudonyme de Bérulle], Troyes, 1599.
BOULAESE Jean, Le Miracle de Laon en Lannoys, représente au vif et escript en
Latin, Françoys, Italien, Espagnol et Allemant [1566], éd. I. Backus, Genève,
Droz, 1995.
JEANNE DES ANGES, Autobiographie, Grenoble, Jérôme Millon, 1990.
36
Ibid., p. 80.
37
Ibid., p. 81.
38
Ibid., p. 83.
Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660) 299
Études critiques
L ’irrationnel au XVIT siècle, Littératures classiques, n° 25, dir. P. Ronzeaud, 1995.
CERTEAU Michel de, La Possession de Loudun, Paris, Archives Gallimard/
Julliard, 1990 (1970).
CLÉMENT Michèle, « Histoires de coupures démoniaques et mystiques », in La
Femme coupée en morceaux, Publications de La Licorne, Colloque IX, hors
série, Poitiers, 1999, p. 31-35.