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Littératures classiques

Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660)


Michèle Clément

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Clément Michèle. Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660). In: Littératures classiques, n°50, printemps 2004.
Les langages au XVIIe siècle. pp. 289-299;

doi : https://doi.org/10.3406/licla.2004.1988

https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_2004_num_50_1_1988

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Michèle Clément

Le langage du diable chez les possédé(e)s

(1599-1660)

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Littératures Classiques, 50, 2004


290 Michèle Clément

En revanche, dans l’imaginaire de la possession le langage du diable - par la


bouche du possédé ou du corps momentanément assumé-devient un logos,
discours rationnel et compréhensible - la langue utilisée est très souvent le latin3,
voire le grec ou l’hébreu-, discours qui n’a plus rien à voir avec ces carmes
barbares prononcés par la sorcière. La chose a commencé à apparaître dans l’affaire
Nicole Obry à Laon en 1565-1566, où le diable se révèle un diable prédicateur qui
prouve, malgré qu’il en ait, la force des dogmes catholiques et en particulier celui de
la présence réelle. Sous les traits du grand-père de la jeune fille, le diable demande
en premier lieu « que l’hom face dire messes, donner aulmosnes, et faire
pelerinaiges4 ». Étrange demande diabolique que cette demande de bonnes œuvres,
qui sera ensuite dépassée par l’action efficace et triomphale de l’hostie sur les
démons entrés dans le corps de la jeune fille. Le diable est un argument théologique.
La chose n’est pas nouvelle (elle est d’origine biblique, comme cela apparaît dans le
livre de Job) et a été très utilisée pendant les conflits religieux de la deuxième moitié
du seizième siècle5, mais la nouveauté vient de la force et de l’exclusivité de cette
idée dès le début du XVIIe siècle, idée qui triomphe chez Jean-Joseph Surin où le
diable devient le seul argument théologique valide en des temps troublés :

Et parce que la théologie n’a présentement point de plus forte preuve pour
assujettir les hommes aux vérités surnaturelles de Dieu et de son Église, que celle qui
se prend de la possession des démons, nous en donnerons des preuves très claires, et
nous en tirerons des arguments pleins de lumière et de force.6

Le diable, en l’espace d’un siècle, devient l’unique moyen de prouver Dieu.


Contrairement à la mystique7, pour laquelle il n’est pas question de prouver Dieu
mais de l’éprouver tout en produisant une « fable mystique » dont le contenu est peu
théologique, voire a-théologique, le phénomène diabolique, qui est aussi une

en sorcière, réécriture de la sorcière Érictho de Lucain, de la Médée ovidienne et de la


Canidie d’Horace, produit des sons discordants : « En paisible minuit on oit ses hurlements /
Ses sifflements, ses cris. », I, 896-897 ; les exemples sont infinis dans la littérature des bruits
inouïs émis par la voix démoniaque.
3 Selon M. de Certeau, « le latin, en tout premier lieu, est le parler diabolique. Il n’est
pas
l’extraordinaire
indifférent »,que
in La
la Possession
langue ecclésiastique
de Loudun, Archives
devienne Gallimard/Julliard
un corpus clos, [1970],
le texte1990,
de
p. 64 sq.
4 J. Boulaese, Le Miracle de Laon en Lannoys, représente au vif et escript en Latin,
Françoys, Italien, Espagnol et Alternant [1566], éd. I. Backus, Genève, Droz, 1995, p. 55.
5 Voir le récit que fait Florimond de Raemound [sic] de l’affaire Obry dans L ’Anti-
Christ, est
diable à Lyon,
d’attester
par laJean
présence
Pillehotte,
réelle. 1597, chap. XXVII, p. 415-417 ; un des avantages du

6 Science expérimentale des choses de l’autre vie, Grenoble, éd. J. Millon, 1990,
p. 131.
7 Et peut-être à cause de la mystique et de son effet délétère sur le théologique et
l’ecclésial.
Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660) 291

épreuve, n’est justifié que s’il devient une preuve : discours au contenu théologique.
En somme, la mystique détruit l’édifice théologique quand le discours diabolique le
reconstruit. C’est là l’idée géniale de Surin - mais une idée déjà largement élaborée
par Bérulle un demi-siècle plus tôt. C’est ce que j’aimerais montrer ici : la fin du
XVIe siècle, dans le trouble idéologique qui est le sien, a été propice à une première
élaboration de ce renversement théologique qui au XVIIe siècle transparaît dans la
laïcisation du religieux.
Un problème se pose, perceptible dans le double récit que font Jeanne des Anges
et Surin de l’affaire de la possession de Loudun : comment a-t-on pu en venir à
l’idée que la théologie ne pouvait être exposée que par le diable alors que,
simultanément, le diable a pu être identifié à l’expression des désirs et des pulsions
les plus obscurs du sujet ? C’est cette articulation a priori problématique entre le
diable théologien et le diable expression de l’inconscient8 que l’on cherchera à
déchiffrer à travers le langage du diable.

Communication diabolique : qui est l’émetteur ?


Comment le diable parle-t-il ? Le problème - technique - de l’émission vocale9,
est aussi vite posé que résolu par les démonologues, comme le fait par exemple
Nicolas Rémy dans La Démonolâtrie :

La plupart du temps, le diable entraîne les hommes à de mauvais sentiments en


s’insinuant secrètement en eux, comme nous l’avons dit ailleurs. Cependant, il se
trouve qu’il les corrompt aussi parfois en s’exprimant d’une voix intelligible
semblable à celles d’hommes conversant entre eux : il recourt surtout à ce procédé
lorsqu’il se prépare à se les lier en les engageant envers lui-même par des pactes de
sorcellerie considérés comme ayant valeur légale. [...] La faculté qu’a le diable de
pouvoir se présenter à la vue de l’homme sous des traits humains a été montrée plus
haut. Le fait qu’il puisse d’une certaine façon converser avec lui n’est de même en
rien plus difficile à admettre. Car s’il est capable de s’attribuer une forme humaine à

Le mot « inconscient » est évidemment employé a posteriori pour représenter les


troubles de l’âme identifiés aux XVIe et XVIIe siècles, plus souvent dans les termes de la
pathologie mélancolique comme le fait Jean Wier dès 1564 dans De praestigiis dœmonum et
incantationibus ac veneficiis Libri V, quand ce n’est pas dans le simple vocabulaire de la
possession. La pratique autobiographique qui naît dans le contexte de la possession au début
du XVIIe siècle a pour objet de donner un langage à ces forces obscures. Il n’est pas question
de se livrer ici au travail déjà effectué par les disciples de Charcot, Gabriel Légué et Gilles de
La Tourette, qui en 1886 ont donné la première édition annotée de Jeanne des Anges en
diagnostiquant une « passion hystérique », ni d’effectuer une analogie entre l’exorcisme et la
psychanalyse comme Freud l’a fait. Il s’agit de montrer comment un travail sur le langage va
permettre la transformation de forces négatives en forces positives.
9 Qui rappelle le problème de l’émission spermatique des diables longuement traité par
Institoris trois
question et Sprenger
: Y a-t-il dans
procréation
Le Marteau
d’hommes
des sorcières
par les démons
; voir par
incubes
exemple
et succubes
« Première
? ». partie,
292 Michèle Clément

partir d’air condensé, qu’est-ce qui l’empêche d’y provoquer également percussion et
agitation et de se donner ainsi une voix ?10

La question qui reste en suspens est de savoir qui parle quand le diable n’use pas
d’un corps assumé mais quand il parle par la bouche du possédé. Il n’y a plus alors
de problèmes techniques d’émission vocale, mais se pose un problème
d’appartenance de la voix et donc de responsabilité et d’identité. Est-ce que
l’émetteur du message (pour emprunter au schéma de la communication défini par
Jakobson) perd son statut d’émetteur, ne devenant qu’un canal, simple moyen de
transmission, ou bien en est-il vraiment émetteur ?
Pour débrouiller ce problème, il faut partir d’une définition de la possession,
ainsi celle que donne Bérulle dans le Traité des énergumènes11. Ce texte, rédigé
en 1599 à la suite de l’affaire Marthe Brossier pour contester le rapport du docteur
Marescot concluant à l’absence de possession, en donne une définition éclairante :
« L’Incarnation est le motif et le modelle de cette operation de Satan12 », « En toute
possession, il y a deux esprits, deux natures, et deux personnes jointes ensemble13 ».
Dans la possession le diable se fait homme, comme dans l’Incarnation Dieu se fait
homme. Voilà déjà-dans les mots de Bérulle - un élément de réponse à notre
paradoxe d’un diable à la fois théologien et forme de l’inconscient : le diable est
Théologien de l’incarnation et de l’Alliance d’un côté14 (même s’il ne fait que les
singer) et moyen d’un dédoublement de personnalité, laissant apparaître le fameux
« clivage de la conscience » ou « clivage du moi » freudien, de l’autre. Dans le
langage de Surin, la chose est dite simplement : « L’âme est comme si elle était le

10 N. Rémy, La Démonolâtrie [1595], éd. J. Boës, Presses universitaires de Nancy, s.d.,


p. 89-90.
11 C’est le premier traité de la possession après la prolifération des traités de sorcellerie
XVIe
entre s.la fin du XVe siècle (1486, date de publication du Marteau des sorcières ) et la fin du

12 Traité des énergumènes, par Léon d’Alexis [pseudonyme de Bérulle], Troyes, 1599,
chap. 4, f° 39 r°.
13 Ibid., chap. 8, f° 71 r° et chap. 7 f° 38 v° : « Ce singe de Dieu se plaist à s’unir à ceste
Dieu
mesmea prise
Nature,
de nostre
par unehumanité
possession
en Jésus-Christ.
qui est l’ombre
» et l’idée de la possession singulière que

14 C’est Bérulle encore (ibid., chap. 4, fol. 40 r°) qui parle de « seconde alliance » pour

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de
Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660) 293

diable15 », et tout aussi clairement sous la plume de Jeanne des Anges : « Un démon
et moi, c’était la même chose16. » La possession est union et clivage à la fois, c’est
la différence essentielle entre union diabolique (possession) et union mystique :
dans le premier cas, la perte du même n’est jamais effective, ce n’est jamais une
union fusionnelle : l’avènement de l’autre reste solidaire d’une très forte conscience
de soi. « C’est moi et ce n’est pas moi », dit le possédé, là où le mystique s’acharne
à saccager le moi.
Donc, le langage du diable est indissociablement aussi celui du possédé. Mais
sans que les possédés le reconnaissent comme tel ; il s’agit souvent d’une langue
qu’ils (ou elles) ne parlent pas, le latin, parfois le grec, l’hébreu, et même « scotica
lingua » ou tupinamba17. Pour reprendre l’expression de Michel de Certeau, il s’agit
d’un « parler sans savoir18 » : il se dit quelque chose que la conscience ne maîtrise
pas et l’étrangeté de la langue signale cette impossible maîtrise. La langue du diable
suppose plurilinguisme et polyphonie : plusieurs langues alternativement et plu¬
sieurs voix simultanément. Par la bouche du possédé parle le diable mais - énon¬
çons une tautologie - ce diable et le possédé sont deux en un, tant que dure la
possession. On est bien dans le cadre de la polyphonie où dans une seule voix
peuvent s’entendre plusieurs voix. Pour reprendre le problème en termes de
communication, il n’y a pas un émetteur, mais deux, même si physiquement un seul
émetteur produit le message. Les qualités du langage diabolique (plurilinguisme et
polyphonie) signalent une union non réalisée jusqu’à son terme (qui impliquerait
une fusion), car le diable « communique toutes choses mauvaises à cette âme par
suggestion, par impression, par impulsion, sans qu’elle puisse échapper d’en être et
pressée et importunée, mais sans y donner consentement19 ». Se pose ainsi un
nouveau problème, au-delà de la dichotomie maintenue entre diable et possédée : le
problème de la formation du langage en amont de la prolation20, élément essentiel
d’une réflexion sur le langage.

Le langage avant la prolation : théorie de l’impression


Le langage existe dans la pensée avant que d’être émis oralement ; c’est un point
de départ pour la plupart des théoriciens de la langue aux XVIe et XVIIe siècles et
précisément pour les démonologues et les spécialistes de la possession ; ce langage

15 Science expérimentale des choses de l’autre vie, op. cit., p. 367.


16 Jeanne des Anges, Autobiographie, Grenoble, J. Millon, 1990, p. 128.

Possession
tupinambou.
Seguin,
17 Science
18
19 «lettre
Ibid.,
Lingua
de»p.citée
Loudun,
expérimentale
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M. »cit.,
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citées
Elles
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par
p. 367.
aussi
M.
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Certeau,
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langage
docteur
La

20 Le mot est un latinisme passé en fiançais et en usage dans le français des XVIe et
XVIIe siècles pour désigner la réalisation phonétique du langage.
294 Michèle Clément

qui préexiste à son expression est induit dans l’homme par le diable. Selon quel
processus ? Est-ce que la spécificité de l’origine diabolique peut nous apprendre
quelque chose de la conception du langage au tournant des XVIe et XVIIe siècles ?
Dans la possession, le diable, sauf exception où il assume temporairement un corps
pour communiquer oralement avec la possédée21, produit un travail dans l’âme de la
possédée ; la communication a lieu en elle et non avec elle ; c’est un distinguo
qu’avait déjà posé Bérulle quand il assimile « les prophétesses des Gentils » et les
démoniaques :

Car leurs révélations se faisoient par des allocutions verbales non du dæmon À
elle (ce qui supposerait seulement une assistance et une espece de communication
avec le malin esprit) mais du dæmon EN elle.22

Une communication interne et non externe, c’est bien ce que décrit Surin quand il
reprend cette idée en les théorisant sous la forme des trois degrés de l’imposition
mentale du langage du diable à la possédée, idée qu’il explicite dans ce passage :

Ces âmes sont tellement imbues des volontés et des idées du démon, qu’elles ne
peuvent entièrement s’en séparer, de manière à distinguer ce qui est d’elle et ce qui
n’en est pas. Car le démon a faculté d’imprimer dans l’âme son sentiment et son idée
en sorte que l’âme soit comme si elle était un diable. Et comme nous savons par la
science mystique que la nature divine s’unit à l’âme par les opérations de la grâce, si
intimement que l’âme sent une même chose avec Dieu, aussi, dans les opérations
diaboliques il se fait que l’esprit malin se communique, non seulement par suggestion
ou impulsion, qui sont deux degrés différents, mais encore par impression qui est le
troisième degré, degré bien plus intime que les deux autres ; en sorte que, comme le
cachet s’imprime sur la cire, l’esprit, soit bon soit mauvais, s’imprime et s’ajuste à
l’âme et grave en elle son acte et l’associe à cet acte, en telle sorte que l’âme sent cet
acte comme s’il était vitalement produit en elle.23

Les pages qui entourent cette définition sont saturées des termes « imprimer »,
« impression » (dix occurrences en deux pages) et de la comparaison avec la cire
imprimée par le cachet (deux occurrences) : la communication interne se fait sur le
mode de l’impression, une impression qui, au XVIIe siècle, ne peut pas être sans
rapport avec l’imprimerie. La communication mentale est identifiée à une écriture
imprimée : Surin précise que les effets de cette impression « sont reçus et gravés en
la substance de l’âme sans y etre inhérents, comme choses qui lui appartiennent

21 Le diable se fait par exemple passer pour Surin et Laubardemont et parle en leur nom
à Jeanne des Anges pour la tromper, Autobiographie, op. cit., p. 100.
22 Traité des énergumènes, op. cit., f° 29 r° et v° (c’est l’auteur qui emploie les
majuscules).
23 Science expérimentale des choses de Vautre vie, op. cit., p. 366. Voir l’analyse qu’en
donne S. Houdard dans son article précité, p. 192.
Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660) 295

totalement24 ». Cette théorie de l’âme comme espace à imprimer (propre à devenir le


support d’un discours) s’oppose exactement à la théorie de la manifestation
physique des démons dans le corps de la possédée, qui au contraire entament, font
brèche. D’un côté, impressions de l’âme, de l’autre, incisions sur le corps. Or, on
sait l’issue de l’affaire de Loudun quand s’est réalisé le glissement de la possession
vers la mystique : c’est l’impression de caractères divins (« les sacrés noms ») sur
les mains de la possédée qui apparaissent comme le signe de la puissance spirituelle
qu’elle a acquise : d’une communication spirituelle à une autre il apparaît que le
diable et Dieu écrivent, le premier sur l’âme, le second sur le corps. Hiérarchie
inquiétante qui, élisant le diable, réaffirme que c’est dans la possession (par la
raison et non par la foi) qu’est rendu possible l’accès au surnaturel :

Notre-Seigneur a mis une telle différence entre nous et les anges, que la
grossièreté de notre esprit [...] nous met dans une extrême disproportion d’avec eux,
et dans une très grande difficulté de concevoir ce qui les concerne, comme sont leurs
opérations et leurs manières de parler et de se communiquer aux personnes
spirituelles, ou même aux humaines [...]. Nonobstant cela, par la raison nous pouvons
venir
quelque
à atteindre
expériencebeaucoup
telle qu’est
de celle
choses
quide
se trouve
leur état,
danssurtout
les possessions.
quand elle25 est aidée de

L’accès rationnel (« par la raison », « aidée de quelque expérience ») au surnaturel,


qui semble faire l’économie de la disposition spirituelle (la foi), nous éloigne de la
mystique pour nous rapprocher en revanche de la théologie spéculative. Le diable
par son intromission dans l’âme des possédé(e)s, par l’impression qu’il y fait, rend
possible la théologie.

Logos et vérité
Cette possibilité d’un langage rationnel et intelligible du diable n’est pas chose
nouvelle qui advient avec la possession ; elle existe dès la Bible, dans la Genèse, où
la performance du serpent est rhétorique ; mais cette rhétorique est menteuse :
« Vous ne mourrez pas [...] et vous serez comme des dieux» (Gn., 3, 4-5) ; la
grande différence entre cette expérience de la tentation et l’expérience de la posses¬
sion, c’est que dans le deuxième cas le langage diabolique est paradoxalement
porteur de vérité, comme l’a démontré Sophie Houdard, toujours à propos de
Loudun et du travail de Surin :

Il ne s’agit plus de traquer une vérité déformée par le diable, la fourberie ou la


folie, mais de faire dire la vérité blottie dans l’intériorité du sujet volontairement
engagé dans une connivence intime avec ses propres démons.26

25
24 Ibid., p. expérimentale
Science 367. des choses de l’autre vie, op. cit., p. 364-365.
26 « De l’exorcisme à la communication spirituelle : le sujet et ses démons », art. cité,
p. 191.
296 Michèle Clément

Essayons de définir la vérité ainsi entendue. Il ne s’agit plus de vérité


théologique. La vérité du discours du diable est le produit de l’expression de
l’intériorité, intériorité double constituée par les impressions diaboliques et par
l’intériorité propre de la possédée, comme le souligne Jeanne des Anges :

J’entretenais volontiers ce bon Père des grands travaux que les démons me
donnaient à l’intérieur mais je ne prenais pas plaisir qu’il voulut [sic] pénétrer dans
mon intérieur.27

Jeanne des Anges détecte deux espaces intérieurs (qui redisent si besoin était que la
possession est une union non fusionnelle) ; elle y revient sans cesse :

clairement
Il ne pouvait
mes péchés,
reconnaître
mais je me
les tenais
mouvements
extrêmement
de mon
réservée
âme pour
; je le
luireste.
disais
28 assez

Quel est ce reste ? Qu’est-ce qui, dans l’âme, est à côté du diabolique sans en être,
révélé par lui mais distinct de lui ?

Mon naturel avec toutes ses ruses et mon amour-propre me servaient de démon,
ennemis.
et, avec
. 29vérité, j’ai eu plus de peine à l’assujettir que le Père à dompter mes

Ce « reste » - le non-démoniaque mais n’existant que parce que le démoniaque lui


sert de révélateur - on peut le nommer inconscient en tant qu’il émerge, grâce à sa
contiguïté avec le diabolique, de manière discontinue et difficilement nommable
dans la conscience30. Ce « reste » qui est toujours du côté de la résistance, c’est-à-
dire de la résistance au langage, est l’affaire du sujet lui-même alors que le diable
est l’affaire du père Surin, comme le révèle la citation précédente. Deux domaines
distincts, deux méthodes.
Quand enfin Jeanne des Anges va accepter de s’ouvrir à Surin (la métaphore de
l’entrée-sortie, ouverture-fermeture pour désigner le rapport à l’autre via le langage
est une érotisation du rapport qui fonctionne sur le fantasme premier de
l’inviolabilité auquel fait face le fantasme de la pénétration31), tout s’apaise :

27 Autobiographie, op. cit., p. 92.


28 Ibid., p. 105.
29 Ibid., p. 1 14.
30 S’il y a de l’ineffable, c’est là que je le vois, non pas diabolique mais humain,

toujours
l’expression
31 Voir
dissocié
de
à ce
cetsujet
par
anglemon
Jeanne
mort
article
dudes
langage.
: Anges
« Histoires
des de
opérations
coupures diaboliques.
démoniaques Le
et mystiques
diable permet
», in

La Femme coupée en morceaux, Publications de La Licorne, Colloque IX, hors série,


Poitiers, 1999, p. 31-35.
Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660) 297

Criant miséricorde à notre Seigneur, je le priai de me donner la liberté afin de


pouvoir ouvrir mon cœur au père Surin [...]. La divine bonté m’accorda ma demande.
Le matin, je me trouvai en état assez tranquille, ce qui dura le reste du jour. Je fis un
petit narré au père Surin de l’état de mon âme. (p. 109)

La vérité commence avec la possibilité d’admettre l’inadéquation du dehors et du


dedans et coïncide avec la possibilité retrouvée de cette adéquation, via le langage.
C’est quand « le reste » devient « petit narré », quand est passé en mots ce qui se
refusait au langage que la vérité peut advenir : vérité intérieure extériorisée.
Jeanne des Anges perçoit très bien le caractère bénéfique de la mise en discours
de l’intériorité : « J’avais toujours un grand désir de faire ma confession générale et
il me semblait que ce me serait un grand bien si j’en pouvais venir à bout32 » ;
malgré l’emploi du mot « confession » , ce n’est pas du bénéfice du sacrement de
réconciliation dont il est question ici, mais d’un bénéfice interne au sujet, comme le
révèle l’emploi des pronoms personnels : « me serait un grand bien », « si j’en
pouvais venir à bout » ; dire sans rétention suffit à soulager sans qu’aucune
absolution n’intervienne33. On est dans le cadre d’une communication qui n’a plus
de rapport au surnaturel.
Le diable permet la mise en discours de l’intériorité et la levée d’une part
obscure de l’être parce qu’il rend visible l’espace de l’intériorité en le pénétrant,
lisible en l’inscrivant et dicible en commençant à le parler; le diable, par la
communication qu’il entretient avec la possédée (lui imprimant ses idées et parlant
par sa bouche), permet la transformation en langage de ce qui est à l’origine opaque
au langage34. Telle est la vérité du langage diabolique.

Le langage du diable est un langage à double foyer d’émission : celui du diable


et celui de la possédée. Le diable se sert de la possédée pour parler et se manifester
dans le monde ; ce faisant, il ne peut que confirmer à terme la puissance de Dieu.
C’est la part du diable théologien. La possédée, elle, se sert du diable pour accéder à
ses gouffres intérieurs dont elle prend possession verbale grâce au diable, en l’en
délogeant (c’est en l’en délogeant qu’elle s’approprie cette terra incognito). C’est la
part du diable révélateur des forces obscures de l’être.
Deux voix parlent en une. Cette conjonction qui n’est pas une confusion (on sait
toujours quand Jeanne des Anges parle en son nom et quand c’est un diable qui
parle par sa bouche35) ne dure pas et se résorbe dans un coup de force. L’aventure

32 Autobiographie, op. cit., p. 1 12.


33 C’est d’ailleurs parce qu’il ne prend pas le rôle du prêtre que Surin réussit la
délivrance
34 Quand
de Jeanne
bien même
des Anges,
il seraitlà structuré
où tous les
comme
autresunexorcistes
langage. avaient échoué.
35 Voir par exemple dans Triomphe de l’amour divin sur les puissances de l’Enfer,
des
Grenoble,
languesJ.utilisées,
Millon, 1990,
le cas les
échéant,
p. 80-81
aideoùaussi
les deux
à fairealternent
le partage.
très distinctement. L’alternance
298 Michèle Clément

des récits de possession représente l’usurpation par la possédée du langage du


diable : coup de force qui délivre la possédée en la faisant passer de l’aliénation
(« c’est eux ») à la reconnaissance (« c’est moi »), coup de force fictif au départ
mais dont l’efficacité est réelle. C’est la méthode préconisée par Surin : au lieu de
pratiquer l’exorcisme qui suppose d’accorder de l’importance aux diables, au
contraire, Surin, pour nier leur emprise, engage Jeanne des Anges à « ne plus
regarder les démons comme auteurs des actions déréglées qu’elle faisait même
durant son trouble, mais de les attribuer à soi-même36 », ce qui entraîne en réaction
une longue prise de parole des diables qui préfèrent quitter le corps qu’ils ne
maîtrisent plus37. Si l’humain décide d’assumer à la première personne le langage
du diable, il n’y a plus de diable : c’est la leçon de l’autobiographie comme
appropriation énonciative de ses symptômes qui permet de les résorber. La
conséquence ne se fait pas attendre. La possédée devient alors théologienne,
relayant aussi le diable dans cette fonction-là :

Elle était un modèle de ce qui se passait souvent dans les âmes ; et ce qui arrivait
secrètement en elles, se découvrait ici comme dans un sujet extraordinaire que Dieu
fournissait38 en nos jours, pour instruire plusieurs en la connaissance de la vie
intérieure.

La connaissance de la vie intérieure est rendue possible par un désordre de cette


vie intérieure, qui impose d’y mettre de l’ordre : de même qu’il faut qu’advienne la
maladie pour que l’on prenne conscience de la santé, de même, le trouble de l’âme
causé par le démon permet de rendre manifeste une intériorité à tel point évidente
qu’elle est invisible et informée par le seul langage.

Michèle Clément
Université Lumière - Lyon II

Bibliographie

Sources
BÉRULLE cardinal Pierre de, Traité des énergumènes, par Léon d’Alexis
[pseudonyme de Bérulle], Troyes, 1599.
BOULAESE Jean, Le Miracle de Laon en Lannoys, représente au vif et escript en
Latin, Françoys, Italien, Espagnol et Allemant [1566], éd. I. Backus, Genève,
Droz, 1995.
JEANNE DES ANGES, Autobiographie, Grenoble, Jérôme Millon, 1990.

36
Ibid., p. 80.
37
Ibid., p. 81.
38
Ibid., p. 83.
Le langage du diable chez les possédé(e)s (1599-1660) 299

RÉMY Nicolas, La Démonolâtrie [1595], éd. J. Boës, Presses universitaires de


Nancy, s.d.
SURIN Jean-Joseph, Science expérimentale des choses de l’autre vie, Grenoble,
Jérôme Millon, 1990.
-, Triomphe de l’amour divin sur les puissances de l’Enfer, Grenoble, Jérôme
Millon, 1990.

Études critiques
L ’irrationnel au XVIT siècle, Littératures classiques, n° 25, dir. P. Ronzeaud, 1995.
CERTEAU Michel de, La Possession de Loudun, Paris, Archives Gallimard/
Julliard, 1990 (1970).
CLÉMENT Michèle, « Histoires de coupures démoniaques et mystiques », in La
Femme coupée en morceaux, Publications de La Licorne, Colloque IX, hors
série, Poitiers, 1999, p. 31-35.

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