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Hommes et Migrations

Rythmes des vivants, mémoire des morts : espace, temps, rituels


du culte des ancêtres
Trong Hiêu Dinh

Résumé
Le culte des ancêtres forme la trame des croyances et pratiques culturelles des Vietnamiens, il touche à tous les aspects de la
vie quotidienne et façonne leur univers mental.
Les rapports au mariage et à la mort ; les relations entre générations, l'exigence d'une descendance mâle, la piété filiale, le
respect de la tradition, le rituel des festivités, le mode d'habitat même, découlent directement de cette croyance bien vivante, y
compris en exil. Sa connaissance contribue donc à la compréhension des phénomènes socio-culturels qui traversent la «petite
Asie » de France.

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Dinh Trong Hiêu. Rythmes des vivants, mémoire des morts : espace, temps, rituels du culte des ancêtres. In: Hommes et
Migrations, n°1134, juillet 1990. Populations du Sud-Est Asiatique. pp. 17-26;

doi : https://doi.org/10.3406/homig.1990.1496

https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1990_num_1134_1_1496

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RYTHMES DES VIVANTS,

MÉMOIRE DES MORTS

Espace, temps, rituels du culte des ancêtres

par Dinh Trong Hieu*

Le culte des ancêtres forme la trame des croyances et pratiques culturelles des
Vietnamiens, il touche à tous les aspects de la vie quotidienne et façonne leur univers
mental.

Les rapports au mariage et à la mort; les relations entre générations, l'exigence


d'une descendance mâle, la piété filiale, le respect de la tradition, le rituel des festivités,
le mode d'habitat même, découlent directement de cette croyance bien vivante, y
compris en exil. Sa connaissance contribue donc à la compréhension des phénomènes
socio-culturels qui traversent la « petite Asie » de France.

traduire tout bonnement des textes chinois relatifs à


CED'abord
texte est
pour
écrittous
dans
nosune
compatriotes,
double intention.
surtout cette croyance.1 A ce propos, recommandons les

quelques
Marcel
humaniste,
maîtrise
d'une Belle
Granet2
pages
du lesujet
Epoque
lecteur
magistralement
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Cette Belle Epoque renaîtra-t-elle un jour ? Ce
serait bénéfique en cette fin de siècle, et à la veille d'un
autre millénaire. Récemment, l'attention est attirée, çà
et là, sur la recrudescence religieuse, parfois lourde de
conséquences. Certes, le « culte des ancêtres »,
croyance d'un autre âge aux yeux de certains, ne
* URA 882, CNRS-Laboratoire d'ethnobiologie-biogéographie, Museum national d'histoire naturelle. Membre du conseil scientifique du
GRISEA.
(1) — Coue A., 1933. Doctrines et Cérémonies religieuses du pays d'Annam. Testelin, Saigon.
— Dumoutier G., 1904. Le rituel funéraire des Annamites. Schneider, Hanoi — 1907. Les cultes annamites. Schneider, Hanoi.
— Lesserteur E., G, 1885. Le Rituel domestique des funérailles en Annam (traduction du : Tho mai gia lé). Chaix, Paris.
— Nguyen Van Huyén, 1941. « La transmigration des âmes et la fête annamite des morts ». Indochine. 1941, 52: 1-IV — 1942. « Les temps
de la Pure Clarté et la conservation des tombes en pays d'Annam » (3e jour du 3e mois lunaire). Indochine. 23/04/1942 — 1944. La civilisa¬
tion
lial
—VuTho
annamite.
Nhumai,Lâm
ceIDEO,
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, 1940.faut
Hanoi.
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XI).
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néndes
biêt.parents).
tang lé nén
MyThang,
theo khiNam
co cha
Dinh.
me lâm chung (en vietnamien : Le rituel fami¬
(2) Granet M., rééd. 1980. La religion des Chinois. Imago, Paris. (Chap. II : 65-79).

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débouchera de l'Ancêtre, au dixième jour du troisième mois ») .
dans les sociétés
pas surd'accueil
quelque n'a
« intégrisme
donné lieu
» ; saà pratique
aucune
manifestation ostentatoire, donc à aucun phénomène Giô tô Hùng Vuong (« commémoration d'anniver¬
de rejet. Peut-être est-ce la raison pour laquelle on ne saire de l'Ancêtre, le Prince Hùng »), constitue ainsi la
s'y intéresse guère? Dommage, car son étude peut preuve d'un « culte des ancêtres » à la fois le plus
contribuer à la compréhension des phénomènes socio¬ ancien, bien avant la domination chinoise, et le plus
culturels de cette Asie, dont les Vietnamiens forment actuel, résistant même à l'idéologie marxiste : de temps
une composante, non pas numériquement ni économi¬ à autre, le bureau politique et les membres du gouver¬
quement la plus importante, mais révélatrice des muta¬ nement de la « République socialiste du Vietnam » se
tions
C'est notre
profondes
deuxième
et des
intention.
soubresauts encore latents. rendent en grande pompe offrir des bâtonnets d'encens
à l'Ancêtre Hùng Vuong, dans le temple situé sur le
mont Hy Cuong. Cette date anniversaire est également
Au carrefour des influences commémorée par des organisations de la diaspora viet¬
namienne, outre-Atlantique et un peu partout dans le
La tradition orale existe, au Vietnam, d'un culte monde. Qu'il y ait là volonté d'exploitation politique, de
des ancêtres : celui de l'ancêtre commun à toute part et d'autre, est certain ; le fait qu'on établisse
l'ethnie Viêt. Le mythe d'origine des Viêt est un mythe encore sa légitimité en se réclamant de l'Ancêtre-fon-
d'identification. Tel est le sens de la « Légende du Clan dateur mérite d'être souligné3. Plus tard, ce n'est pas
Hong Bàng»1. Dans toutes les sources écrites anciennes

par
menthasard
tions
chinoise,
chrétienne
dateurattestés,
bôse, quasiment
cai
jusqu'au
que
doublera

aulespère
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l'laAncêtre-fon¬
les
domination
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de l'ère

comme génies tutélaires des villages5. Il faudrait y voir

Rông,
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Moyenne-Région
torique.
Hùng
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l'Ancêtre
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onHùng
d'au¬
dans
aura
cul¬
de

Il n'est pas étonnant, et cela a été insuffisamment


« Dû ai di nguoc , vê xuôi, remarqué, que cette pratique cultuelle chez les Vietna¬
Nho ngày gjiô Tô mùng muoi thang ba », miens forme la trame de croyance qui résiste le mieux
aux apports des grandes doctrines religieuses, philoso¬
(«Même si vous vous en allez par monts et par phiques, de l'Asie ou de l'humanité. Cette « résistance »
vaux/Vietnamiens, rappelez-vous la date anniversaire va de pair avec de nombreux emprunts. Le boud-

(1) BEFEO.
(2)
(3)
(4)
(5) Enencore
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« (Tây),
ou
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ancienne.
».fDông),
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«sur
l'écri¬
dedeles

18 HOMMES & MIGRATIONS


N° 1 134 - JUILLET 1990
dhisme, ainsi, a dû « composer » avec le culte des ancê¬ dans les milieux urbains fortement confucianisés. Le
tres : se consacrer à la doctrine de Bouddha et à la vie reste de la population pratique un « culte des ancêtres »
monastique est tout le contraire d'une stratégie de vie beaucoup moins rigoriste, adapté aux exigences d'une
familiale proliférante. Le bouddhisme popularisé au vie laborieuse, ce qui, nous le verrons, ne diminue en
Vietnam se doublera de la commémoration des dispa¬ rien la profondeur des sentiments à l'égard des disparus.
rus, du culte des morts (ram thang bay : 15e jour du
7e mois lunaire). Alors que les temples bouddhiques se Dans le syncrétisme où il est parvenu au XXe siè¬
verront
célébration
attribuer
d'anniversaires
la charge, d'ancêtres
rémunérée morts
il est vrai,
sans dedes¬
la cle, le culte des ancêtres a comme fondement moral le
devoir de « piété filiale » (hiêu) : nulle loi ne l'exige
cendance (giô hâii), la pratique bouddhique de la cré¬ plus, et aucune obligation formelle n'en fait état, ce qui
mation n'a jamais connu une très grande vogue, à cause n'était pas le cas dans l'ancienne société traditionaliste.
de l'atteinte à l'intégrité de la personne (voir infra). Le Ceux qui ne respectent pas cette règle et qui se mon¬
taoïsme, non pas doctrinaire, mais populaire, enrichira trent « impies » (bât hiêu) ne sont punis par aucune
les croyances vietnamiennes relatives au devenir de autorité temporelle, même s'ils sont montrés du doigt
1'«âme » après la mort, et concernera surtout les diffé¬ par une réprobation sociale unanime. Celui qui s'y
rentes pratiques divinatoires et de sorcellerie : le Viet¬ conforme, le fait généralement en fonction de sa propre
namien s'en inspirera pour interroger ses ancêtres dis¬ conscience et de l'éducation familiale qu'il a reçue.
parus ou pour éviter que les morts aux heures indues ne Cette « piété filiale », comme son nom l'indique, pro¬
reviennent
et rituels taoïstes
importunerseront
les vivants.
encoreRituels
mis à bouddhiques
contribution cède de la filiation biologique, et se définit comme l'en¬
semble des devoirs du fils envers ses parents, sinon
dans la célébration des requiem (lê câù siêu ) à l'in¬ envers les parents des parents. Ainsi, il n'y a pas d'obli¬
tention des morts. Le confucianisme contribuera à gation impérieuse pour un fils « adoptif » d'être « pieux »
asseoir la « piété filiale » en en fixant les règles à sui¬ envers des parents nourriciers sans liens de sang, par
vre, du vivant des parents jusque par delà leur dispari¬ contre, la « piété » envers ses vrais parents (s'il les
tion, et à proposer des modèles socio-familiaux pour connaît) est toujours souhaitable; de la même manière,
perpétuer les traditions « ancestrales ». Mais les aucune « piété » n'est exigée d'un neveu envers son
contradictions demeurent, entre stratégie de réussite oncle. Les liens du devoir entre fils et parents sont tel¬
sociale, participation à la vie collective et obligations lement forts qu'ils impliquent la notion d'une transmis¬
qu'impose le deuil, ou distanciation à l'égard du pou¬ sion culturelle quasiment biologique : dans l'ancien
voir temporel... Le christianisme et le catholicisme, par¬ Vietnam, cela aboutit à l'extermination des « trois
ticulièrement sous l'influence des Jésuites, ont dû se générations entières» d'une même famille dont l'un
résoudre à « tolérer » le culte des ancêtres et il n'est des composants a commis une faute gravissime ; on
pas dit que cette coexistence pacifique équivaut au excluait, de la même manière, des concours triennaux,
triomphe de l'orthodoxie romaine. Le marxisme-léni¬ seule voie d'accession à la carrière mandarinale, les fils
nisme n'a jamais essayé d'abolir le culte des ancêtres, de familles à « tradition dissolue », notamment celles
même s'il s'évertue, vainement, à vouloir combattre les de comédiens. De nos jours, une telle tradition est tou¬
« superstitions rétrogrades ». Hô Chi Minh détournera jours vivace, en régime « socialiste » : en vertu du ly
même la notion de « piété filiale » (hiêu ), commune au lieh, véritable « pedigree » politico-idéologique, on
confucianisme et au culte des ancêtres, pour l'attribuer interdit aux descendants de parents ayant servi dans
au communiste : « Loyal envers le Parti (ou le pays), l'ancien régime du Sud-Vietnam (avant 1975) les
pieux envers le peuple, il viendra à bout de n'importe possibilités d'accès aux concours, aux emplois les
quelle tâche, surmontera n'importe quelle difficulté et plus divers.
vaincra n'importe quel ennemi »*. Nous verrons encore
Cependant, l'articulation entre « piété » et « culte
comment
mis
société
à contribution
« socialiste
certains ».aspects
pour une
du culte
bonnedes« gestion
ancêtres»seront
de la des ancêtres » est plus complexe encore. A contrario , il
serait étonnant qu'un fils « impie » honore quand
même ses ancêtres, géniteurs de géniteurs de ses pro¬
Articulations
« culte des ancêtres
entre «» piété filiale » (hiêu) et pres géniteurs. Entre « piété » et « culte des ancêtres »
il y a d'autres réglementations : si tous les membres de
la famille ont droit au culte après leur mort, tout mort
Le « culte des ancêtres », après moult accultura¬ ne deviendra pas automatiquement « ancêtre ». L'«an¬
tion et emprunts, est devenu une doctrine totale exi¬ cêtre », de toute façon, doit appartenir à la génération
geant de sévères obligations, respectées notamment des ascendants ; son « âme » est immortalisée en vertu

(1) Hô Chi Minh, 1961 : Con nguoi xa hôi chu nghia (L'homme socialiste). Les éditions Su thât, Hanoi, p. 114.

HOMMES & MIGRATIONS 19


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de faits exceptionnels qui ont marqué sa vie: une longé¬ d'un fils « pieux »? Une multitude d'obligations. Du
vité exceptionnelle, le grand âge étant déjà, en soi, un vivant des parents, et surtout lors de leurs maladies,
« don du Ciel » (thiên tuoc ), une pratique vertueuse vieillesse, des soins extrêmement attentionnés, confi¬
exemplaire (une « piété » exemplaire témoignée envers nant jusqu'au
l'amour filial etsacrifice,
donc consentis
mais toujours
sans contrainte.
inspirés par
La
ses parents, par exemple), mais aussi une réussite
sociale marquante qui, d'ailleurs, est le signe d'un don « piété filiale » (hiêu) va encore de pair avec la bonne
céleste d'une autre nature... Ce qui explique que n'im¬ entente entre frères et soeurs (de) et ne devient « culte
porte qui ne devient pas Ancêtre-fondateur d'une des ancêtres » qu'avec la mort d'un des membres de la
lignée, et honoré en tant que tel, uniquement en fonc¬ famille, et surtout avec celle des parents. Voici une for¬
tion de sa fonction de reproducteur biologique. Ce qui mule définissant la mort d'un individu, que provoque la
explique aussi que, dans une société marquée par la scission entre deux principales composantes :
prééminence du père, parfois c'est une Dame-Ancêtre
qui est honorée à la place de son mari. En sens inverse, Mort = partie corporelle xac * partie non-cor¬
est détenteur du « culte des ancêtres » le fils aîné, en porelle hôn.
vertu du droit d'aînesse et de la transmission patrili-
néaire. L'obligation morale de la « piété » est doublée, A chacune de ces composantes correspondent des
dans ce cas, d'une bonne gestion des « biens cultuels » devoirs de la part des vivants. Ainsi, il faut amener le
reçus en héritage et désignés comme « part d'encens et xac à son endroit de repos (dua tang), l'inhumer (chôn),
du feu » {phân huong hoa ). Mais un conseil de Famille édifier une hutte pour veiller le mort (dung nhà mô),
peut, exceptionnellement, destituer un héritier légitime édifier un tertre pour marquer l'emplacement du tom¬
de ses obligations et droits, pour indignité, et confier beau (daplesmaossements
recueillir ), procéderà àmettre
l'exhumation
dans une(caibière
ma) en
et
ces charges à un autre descendant plus méritant.
terre cuite (tiêu). Les funérailles (chôn cât) doivent
Entre « piété filiale » et « culte des ancêtres », on s'accomplir selon des rituels variables, dont les signes
remarque la même oscillation entre la partie et le tout. les plus marquants sont ceux accompagnant le deuil (dê
A chaque niveau d'une structure sociale, correspond tang) : caractéristiques
manifestations ostentatoires
vestimentaires,
de douleur etlamentations,
manifesta¬
un niveau de « culte des ancêtres », dont l'observance
définit l'identité du groupe social : culte familial, maté¬ tions somptuaires à destination du public, pour le
rialisé par un meuble (ban tho gia dinh ) et définissant renom du défunt...
l'identité familiale ; culte du « clan familial », maté¬
rialisé par un édicule (nhà tho ho) et définissant l'iden¬ Au moment où le défunt va « rendre l'âme », un
tité de tout l'ensemble clanique1 ; culte communautaire serviteur monte sur le toit et fait le « rappel de l'âme »

duAncêtre-fondateur
communale,
l'identité
les
l'nissant
en temples
qui
fondateur
se
lesvillageoise
reconnaissent
traditions
claniques
le dinh
du village,
(dinh
de
; d'une
culte
la tous
thodynastie
nation
matérialisé
dynastique,
thân
les(dât
hoàng)
Viêt.
régnante
(thai
Tômatérialisé
par
Le
Hùng
miêu)
et «définissant
laculte
; Vuong),
culte
maison
et défi¬
des
par
de

ancêtres » apparaît ainsi comme une « technique d'en¬


cadrement » par excellence de la société vietnamienne
(voir infra), et comme une structuration de cet « espace
social » dont on parle tant sans avoir remarqué les rela¬
tions qui existent de l'un à l'autre.

Le devenir après la mort. Le culte des ancê¬


tres et les intrications sociales

Prenons le niveau le plus bas, celui du culte fami¬ Fig. 1 — L'«âme blanche» ou l'«âme en soie»
lial ; qu'impliquent donc, concrètement, les devoirs
(1) Le « clan », en principe, peut être perceptible à travers le nom patronymique : Dinh, Hoàng, Lê... Dans la pratique, le culte ancestral est
dédié au fondateur d'un sous-clan, dont les « branches » se distinguent au travers du « prénom intercalaire » (tén dém") situé entre le nom
patronymique (ho) qui se transmet de père à enfants et le prénom qui caractérise l'individu (tên). Exemples : sous-clan des Hoàng Cao,
des Hoàng
que, l'ensemble
Dinh,estdesnécessaire.
Hoàng Xuân, etc. Dans les relations d'individu à individu, actuellement, le prénom suffit. Pour toute relation publi¬

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(goi forme d'une lampe, d'une bougie, ou sous la forme de
bâtonnets d'encens allumés. L'association feu-parfum
est intime : la flamme monte, comme la fumée, comme
les fumées d'encens et comme les parfums. Mais le par¬
fum est une offrande, tandis que le feu est nécessaire
pour l'invocation de l'âme du mort. Les deux partici¬
pent à la purification des mets qu'on dépose sur l'autel,
et par conséquent, à la consommation (symbolique) de
ces offrandes. Déposée sur l'autel, sans qu'il y ait un
blette
recueille
morceau
étant
du
tée
sera
rée.
les
exacte
solaire
git
«sculpté
funt
tel
ter
revienne
la
àdehonorée
différents
famille,
(Fig.
la
d'un
noms,
cortège
dans
hôn),
Les
qui
qu'une
déposée
»«de
mise
;posé
sera
l'âme
lalettrés
Ancêtre-fondateur,
remplace
2)2.
un
son
sa
l'adjurant
qualités
importuner
»«en
au
de
naissance
tablette
placée
(tho).
Pour
«lui-même
funèbre,
moments
âme
blanche
sur
bière,
«dernier
moment
char
inscrivent
« «l'autel
soie
du
évi¬
Actuellement,
de
âme
sur
ne
de
» défunt,
et »sur
l'âme
et
représente
revenir
une
blanche
blanche
(hôn
souffle»,
«de
des
l'âme
sur
la«espèce
sa
»l'âme
ancêtres
«bach),
ainsi
(link
mort,
une
au
table
» »et
blanche»
alors
c'est
milieu
que
blanche
x«de
que
«a),
(Fig.
désigné
selon
»tablette
tablette
_pour
trône
(bàn
la
lel'heure,
matérialise
après
des
photo
mort.
1).
le»)être
siens1.
cycle
richement
Au
sera
ou
»quoi,
pour
comme
sur
(bài
S'il
la
du
cours
hono¬
por¬
luni-
«date
être
l'au¬
elle
s'a¬
dé¬
On
un
vi)
ta¬ bâtonnet d'encens allumé, sans qu'il y ait invocation aux
âmes des disparus, une offrande ne saurait être hono¬
rée. Nécessité fait loi : la part de « biens cultuels » utili¬
sés pour l'achat des combustibles et des encens du culte
des ancêtres
l'avons vu. Mais
s'appelle
il est
« part
d'autres
de l'encens
intrications
et du feusociales
», nous

qu'impose tout ce rituel.

des rites funéraires, on


a parfois recours aux
services d'un maître-
sorcier (thây phap)
taoïste. Généralement,
l'âme d'un grand
Ancêtre est dotée de
« pouvoirs magiques »
(Jinh thiêng), elle pro¬
tège (phùde lahôfamille
membres ) les
quand on l'invoque
(câù, khân). En contre¬
partie, cette âme est
dotée de «vie» : elle
existe tant que sub¬
siste le culte, se forti¬
fie si on lui présente Fig. 2 - L'autel des ancêtres à l'heure actuelle. La photographie a remplacé «tablette» et «âme blanche»
des offrandes (dô
cung), revient participer aux joies et peines de la D'abord, il y a tout un corps de métiers liés au
culte des ancêtres : maîtres-sorciers taoïstes ; musiciens
famille aux fêtes anniversaires, notamment le jour anni¬
versaire de la mort (ngày giô)... interprétant huit sortes d'instruments de musique
(phuong bat âm) dont les trémolos sont censés expri¬
Le feu est inhérent à la manifestation de cette mer la douleur des vivants et dont les rubatos accompa¬
âme. Il doit être présent sur l'autel des ancêtres, sous la gnent les mouvements de foule3 ; pleureuses autrefois

(1) Dans
(2)
(3) Le nos
temporaire
sang
dant
La
de l'Asiatique
« aux
représentation
»rappel
les
jours
(bay
«orifices
coopératives
de
via),
des
lepar
«âmes
photographe.
l'âme
tandis
duson
ducorps
»visage
défunt
»que
(goi
agricoles
depar
lahôn")
par
(cf.
partie
femme
lesquelles
son
«peut
»,perdre
d'inspiration
corporelle
portrait
dispose
encore
elles
la face
as'échappent.
de
seconnu
(noyade,
pratiquer
««»).trois
socialiste
Ilets'ensuit
âmes-souffles
connaît
évanouissements...)
lors», un
des
existe
une
autre
accidents
grande
toujours
» métier
et devogue,
subits
L'homme
«une
neufcorporation
lucratif,
au
cela
âmes-sang
cours
acelui
correspond
« trois
desquels
du de
ȉmes-souffles
portraitiste
(chin
musiciens
à lavia),
mortles
représentation
(ve
dont
est
»«truvén
(ba
provoquée
âmes-sang
le hôn")
service
thân)
duet« est
»«moi
par
que
sept
correspon¬
requis
lesocial
détrône
âmes-
scindage
lors
»
professionnelles et actuellement rétribuées par la parti¬ machisme aidant et l'excédent de la population fémi¬
cipation aux festins funéraires ; fabricants d'objets cul¬ nine consécutif
mœurs. Les mesures
aux deguerres
contrôle
n'arrangeant
des naissances
pas nos
ne
tuels, sculpteurs sur bois ou artisans du cuivre ; artisa¬
nat toujours prospère de bâtonnets d'encens ; tailleurs peuvent être rigoureuses, sous peine de heurter les tra¬
de stèles funéraires toujours en activité, et d'autant plus ditions populaires. En principe, deux enfants par
demandés que les pilleurs de tombes mettent les stèles famille sont tolérés ; en réalité, on remarque fréquem¬
dans leurs fours à chaux; potiers spécialisés dans la ment, surtout en milieu rural, une progéniture de qua¬
confection de petits cercueils en céramique (tiêu sành ) ; tre, cinq filles, que ne vient point compléter un seul
sans parler des « pompes funèbres » traditionnelles, garçon, au grand dam de tout le monde, le contreve¬
équitractées ou motorisées comme à l'heure actuelle, et nant peut être exclu du Parti pour « surproduction non-
qui ont fait la fortune d'entreprises naguère célèbres, exigée » ! Outre-mer, les soucis des parents de la pre¬
avant d'être « nationalisées » ! Le promeneur à Hanoi ne mière génération se colorent d'un certain « racisme »
manquera pas de voir maints ex-votos, spécialités de la cultu(r)el : que deviendra le culte des ancêtres si l'héri¬
« Rue des ex-votos » (Phô hàng ma) : classiques che¬ tier mâle épouse une Française, de surcroît catholique ?
vaux harnachés, belles concubines traditionnelles, ou, à Autrefois, la future bru était sélectionnée selon des cri¬
la mode du jour, des Hondas rutilantes et des liasses de tères de productivité, économique et biologique,
faux-billets de 5000 dông pour suivre l'inflation galo¬ comme main-d'œuvre et comme reproductrice d'héri¬
pante, évidemment le tout en papier, destiné à être brû¬ tiers ; les vieilles grands-mères l'auscultaient comme
lé et à alimenter la consommation des morts, en quand on va au marché choisir une truie. De nos jours,
compensation des privations qu'ils ont subies durant leur en pays d'accueil, ce n'est pas sans plaisir qu'on favo¬
existence terrestre. rise rencontres et mariages entre autochtones, et c'est
toujours d'un oeil soupçonneux qu'on dévisage les cou¬
D'autres implications sociales résultant du culte ples mixtes.
des ancêtres marquent profondément la civilisation
vietnamienne. En premier lieu, l'exigence d'une des¬ Autrefois, à côté de l'exigence de perpétuation
cendance mâle pour assurer ce culte. Et cette terreur biologique et de continuité du culte, il y avait encore
qu'inspire aux vieux Vietnamiens l'idée de n'avoir pas l'exigence d'une continuité de la transmission des « ver¬
d'héritier mâle, synonyme de « l'extinction de la race » tus familiales » {dao nhà). On connaît l'histoire célèbre
(ituyêt tu). Sans héritier mâle, point de culte; sans culte du poète Nguyên Dinh Chiêu qui, se rendant aux
familial, l'âme du défunt, « solitaire » (cô hôn ), devra concours triennaux, perdit sa mère (1848). Il interrom¬
errer éternellement, sans foyer, sans lieu de repos. Pire pit son voyage et pleura tant qu'il perdit la vue. Dans
que la famine durant l'existence terrestre, la peur son poème Luc Vân Tiên, il laissa ces vers autobiogra¬
d'avoir un jour à « se disputer le potage de riz déposé phiques,
ont oubliéetlesterriblement
traditions : réprobateurs envers ceux qui
dans une feuille de banian » (cuop chao la da\ sorte de
« soupe populaire » que le culte bouddhique dispense,
non pas aux indigents de l'Au-delà, mais aux morts sans « Thà dui mà giu dao nhà,
descendance, c'est-à-dire à des vagabonds, ces moins Con hon co mat me cha không tho »
que rien ! On se met alors à l'œuvre pour la production
de cette progéniture. Tant que la femme met au monde («Dussé-je être aveugle, je préfère garder les tra¬
une fille, on continue (ou on la répudie ; cela, il n'y a ditions familiales plutôt que d'avoir des yeux et ne pas
pas si longtemps). Dans un Vietnam surpeuplé, où la vénérer père et mère ! »)
mortalité infantile est forte, c'est la course au(x) gar-
çonnet(s), qui fournira la main-d'œuvre pour la rizicul¬ Dao nhà, «vertus, traditions familiales» avaient
ture intensive, en même temps qu'il constitue une des ancrages matériels. A la naissance de l'enfant,
épargne sure pour les vieux jours et une assurance dans après avoir coupé le cordon ombilical, on enterrait le
l'Au-delà. La législation, du XVe siècle, à la fin du placenta dans l'enceinte de la maison familiale (chôn
XVIIIe siècle, et jusqu'à fraîche date, se préoccupe du nhau, cat rôn). La maison « natale » est un lieu de
statut de la femme, moins pour elle-même, que comme continuité : entre mère et enfant. De la même manière
co-productrice d'héritier mâle. Polygamie, mariages « terre ancestrale » {dût tô) n'est pas une vaine figure
précoces, étaient les moyens pour s'assurer des garçons ; de style,
des rizières.
puisque
Les tertres
les ancêtres
de leurs
sont
tombes
enterrés
sontaucontour¬
milieu
on comprend le mépris à l'égard des filles. Il n'est pas
dit que les mœurs actuelles aient beaucoup évolué, le nés quotidiennement lors des travaux rizicoles, ils sont

des
ments,
obsèques
elles sont
villageoises.
d'une beauté
Il estpoignante.
dommage Avis
que les
auxmusiques
musicologues
funèbres
! et lamentations vietnamiennes n'aient pas été l'objet d'enregistre¬

22 HOMMES & MIGRATIONS


N° 1134 — JUILLET 1990
l'objet de soins particuliers, de « toilettage » (tao mô) léfices »1. Autrement dit, à l'instar du « mauvais œil »,
notamment, lors de la fête de la « Pure clarté » d'inspi¬ du regard, une mauvaise influence ne peut se propager
ration chinoise. L'enseignement chez les lettrés vietna¬ qu'en ligne droite ; un écran suffira pour interrompre,
miens se plaisait à rappeler la suprématie de la « terre » ou détourner cette propagation. Or, tous les relevés
(jt ) placée au dessus du « fils » ( ), les deux se d'habitations rurales, effectués par Pierre Gourou en
combinant pour former le caractère hiêu (£ ), « piété 1936, par Gerald Hickey au Sud-Vietnam en 1964, par
filiale ». « Patrie », « patrimoine », « terre ancestrale », mes propres soins en 1982 et en 1989, confirment cette
« terre natale », le respect des ancêtres et l'obligation règle, en la précisant : l'axe à protéger absolument n'est
de veiller sur leurs tombes renforçaient encore l'atta¬ pas celui de l'entrée, mais celui de l'autel des ancêtres
chement du Vietnamien à ce sol, sol qui l'avait vu naître placé au milieu de l'habitation principale. Tout
et qui le recouvrira mort. Dao nhà , les traditions fami¬ comme l'axe médian du corps humain, où se trou¬
liales » reposaient sur la filiation biologique et cultu¬ vent les points « vitaux » et « mortels », l'axe médian
relle ; on disait con nhà giong gioi pour désigner de l'autel des ancêtres doit recevoir plusieurs protec¬
des « gens bien nés », littéralement les « descendants tions d'ordre magique : écran formé par des meubles à
d'une famille à lignage bien établi », soit l'équivalent de l'intérieur, plantation d'arbustes devant la cour dallée,
« généreux » dans les textes de Corneille. D'où égale¬ autel des esprits un peu plus loin, haie plus ou moins
ment l'expression con ông, chau cha qui désigne les épaisse, mais surtout des entrées latérales pour éviter
« gens de bonne famille » ou les « fils à papa ». A la tra¬ une pénétration directe, non pas de voleurs, mais d'in¬
dition d'une « famille pure et blanche » (gia dinh thanh fluences néfastes, avec des chiens de pierre montant la
bach), pauvre mais de bonne réputation, répond garde...2. En milieu urbain, même préoccupation dans
l'idéal mis en œuvre par le régime actuel, d'une les habitations traditionnelles où les entrées sont laté¬
« famille méritante » (gia dinh ve vang), méritante par rales et où deux à trois écrans protègent l'autel central
les
sacrifices
vertus des
révolutionnaires
descendants. des ascendants ou par les des ancêtres. Jusque dans les taudis et les cahutes
des « bidonvilles », il n'y a pas un seul endroit où l'autel
des ancêtres est visible de l'extérieur, un petit morceau
Ainsi, le culte des ancêtres sert de lien entre l'an¬ d'étoffe en guise de rideau fera l'affaire. En France,
cien et le nouveau, assurant une continuité culturelle, l'autel qu'on peut voir dans les restaurants asiatiques
au Vietnam et hors du Vietnam, malgré tous les boule¬ est celui du Génie de la prospérité ; l'autel des ancê¬
versements socio-politiques. tres n'est pas visible directement, ou alors il est placé
perpendiculairement à l'axe de l'entrée. Dans les
TRADITION ET ACTUALITÉ appartements, dont l'espace n'est pas aménageable à
RELATIVES AU CULTE DES ANCÊTRES volonté, les ancêtres sont cachés par rideaux, para¬
vents, ou par un battant de la porte.
L'espace, le corps humain, la protection magique
et la reproduction « à l'identique ». La description de Granet, concernant le culte des
ancêtres en Chine, ne convient pas cependant pour les
Au moment de la conquête coloniale, en 1884, dès Vietnamiens : « Dans chaque maison paysanne, il y
qu'il a mis les pieds dans les villages vietnamiens, le avait, non loin du lare central, exposé aux influences de
Docteur Hocquard, médecin-militaire, photographe toutes les puissances de la Nature, un coin sombre où, à
impénitent, observateur perspicace, a vu juste. Voici côté d'un tas de semences qui attendaient le moment de
comment il décrivait cette croyance fondamentale qui germer, les Ancêtres vivaient confusément autour du lit
présidait (et préside encore) à la conception de la pro¬ domestique »3. L'âme des ancêtres s'accommoderait du
tection magique d'une habitation : « Les esprits malfai¬
sants qui habitent les airs se font, disent les Tonkinois, un
malin plaisir de pénétrer dans les habitations pour tour¬
menter leurs propriétaires ; mais comme ils ne peuvent coin
partie
titre
haute
pect
(idâù ),révélatrice.
toute sombre,
qu'on
souillure
du
basse.
incliner
corps
doit
La
mais
saest
constitue
Le
conception
aux
tête
un
ne
« haut
ancêtres,
est
devoir.
saurait
lesigne
»siège
duPasser
(trên)
tolérer
de
corps
la
par
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correspond
garder
excellence
sous
humain
commeun
Cette
exempte
vêtement
est,
gîte
àdula
partie
àres¬
une
tête
de
ce
s'avancer qu'en ligne droite, il suffit de placer devant la
porte d'entrée une haute barrière : ils s'y heurtent sans
pouvoir y pénétrer et l'on se trouve à l'abri de leurs ma¬

(1) Granet
(2)
(3) teur Hocquard)
Gourou
Dinh
Paris 7,Trong
M.,
1986,
P., op.
1936,
Hieu,
7-8.cit..
».rééd.
1986.
Cahiers
p. 65.1965.
« Textes
Habitations
d'Etudes
Les relatifs
paysans
vietnamiennes.
vietnamiennes
àdu
quelques
delta tonkinois.
aspects
Université
: quelques
deEtude
laParis
relevés
civilisation
de7. géographie
1986,
et commentaires
vietnamienne
7-8: 75.humaine,(extraits
».Paris,
CahiersMonton
d'Une
d'Etudes
campagne
& Co,
vietnamiennes.
La au
Haye.
Tonkin,Université
du Doc¬
féminin, à plus forte raison des vêtements d'une femme Nous appartenons à une civilisation qui marche vers le
qui a ses règles, c'est manquer gravement aux devoirs futur, forcément à reculons.
de respect. Par conséquent il est interdit d'exposer ces
vêtements sur des lieux de passage. Le « bas » (duoi ), Rythmes et mémoire.
les pieds, sont synonymes de mépris ; fouler un texte de
caractères (sacrés, aux yeux d'un lettré), marcher sur L'alternance des jours, et des nuits, est marquée
une image vénérée, était la marque suprême du par le soleil, et par son absence. Le parcours des jours
mépris, d'ailleurs c'était tabou. Mêmes concordances est marqué, soit par l'absence complète de lune,
avec le « devant » (truoc ), 1' « avant » (tien) du corps, moment jugé « néfaste » (50c), soit par la plénitude de
et 1' « arrière » (sau ), 1' « après» (hâu ) ; d'où les lune, moment jugé « faste » (vong, ou ram). D'une
connotations de respect pour les ancêtres, littéralement absence de lune à une autre, c'est le cycle d'un mois,
les « hommes de l'avant » (tiên nhân ), alors que « ceux coupé par un jour « néfaste », le premier, et un
qui viennent après» Qtâu sink) n'ont pas droit à ces jour « faste », le quinzième. Ces deux jours sont des
considérations. An trôngnôi, ngôi trônghuong (« Quand moments propices au culte, culte domestique et culte
on mange, il faut veiller à la contenance de la marmite de des esprits. Au Vietnam « socialiste », ce rythme per¬
riz ; quand on s'asseoit, il faut veiller à la direction — dure. Pour les nouveaux morts, autre rythme de culte :
pour ne pas tourner le dos vers l'autel des ancêtres ou « sept fois sept », soit au 49e jour; au 100e jour ; un an
vers les anciens »), telle reste la recommandation pour pour un « petit deuil » ; trois ans pour un « grand deuil »,
une bonne tenue « à table » et à l'intérieur d'une habi¬ celui des parents; puis tous les ans, au jour anniversaire
tation vietnamienne, selon la conception des Viêt. de la mort (ngày giô). Il existe une « fête des morts »,
L'autel des ancêtres ne saurait donc être placé au d'inspiration bouddhiste, qu'on appelle aussi la fête des
niveauoùd'un
droit vivent
meuble
les ancêtres
à usage humain,
doit êtretout
situé
comme
dans l'en¬
une « âmes errantes », le 15e jour du 7e mois lunaire.

zone de hauteur. Pratiquement, à l'heure actuelle où la Mais la fête commune à tous les morts, à tous les
photographie remplace « l'âme blanche » de l'ancêtre, ancêtres, c'est bien le jour du nouvel an lunaire. Jour
on veillera à ce qu'aucune image profane ne soit placée premier, à la suite duquel viennent les autres, jour des
plus haut. (Fig. 3). Fondateurs. Jour nouveau, du commencement, de la
pureté, de la purification : tout doit être propre, net,
Comme ces concepts d'espace se confondent avec seul jour de l'année où les enfants étrennent leurs vête¬
ceux du temps, le culte des Ancêtres est aussi celui des ments neufs. Jour d'absence de lune, « néfaste », où
Anciens. Le respect du passé exige qu'on ait les yeux l'on a besoin de la protection de tous ses morts, jour
fixés vers lui, unique modèle, à reproduire « à l'identi¬ des Protecteurs. Jour souvenir, où les absents revien¬
que », puisqu'on a le dos tourné vers l'avenir. Les rap¬ nent, où les disparus resurgissent, jour mémoire. Jour
ports entre Ascendant-Descendant, entre Fondateur- de réunion,Jour
lointains. desd'abondance
vivants et des: morts,
les offrandes
des proches,
aux âmes
des
Continuateur sont des rapports à sens unique, l'eau
coulant vers le bas, la fumée montant vers le haut... des morts, consacrées par leur présence, honorées par
eux, nourriront les vivants. Jour de passage, ou plutôt
instant de passage, de l'ancien au nouveau : Giao thùa,
TRBN (AU DESSUS, SUR)
dâù (tête, commencement) le même pour tous ceux qui partagent la même culture,
fussent-ils répartis à la surface du globe, instant unique,
minuit
où tousauconviennent
Vietnam, 17d'une
heures
même
en France,
communion.
heure C'est
unique
le
moment où on allume les bâtonnets d'encens, où l'on
s'incline devant l'autel, où l'on prie les morts, ils revien¬
nent là où on les invoque, pas de barrière, de frontière,
de visas, d'autorisation... C'est l'heure où, dans une
TRlfâc (DEVANT) SAU (DERRIERE)
rame de métro, le visage d'un Vietnamien devient grave ;
tièn (avant) hâu (après) au bureau, on s'arrête de rire, de parler, de répondre
hôm trilêc (jour d'avant) hôm sau (jour d'après) aux collègues ; si l'on peut, on se presse pour rentrer au
foyer.du« Solennel
culte souvenir»ainstant,
la force« d'abolir
une seulelesfois
mondes
par anet»,les
le
Dlfâl (AU DESSOUS, SOUS) distances : l'invisible se joint au visible, l'absent au pré¬
ohân (pied) sent. Jour premier, où chaque acte s'imprime sur l'ave¬
nir, où l'on a peur : de déplaire, de commettre des im¬
Fig. 3 - Espace-temps d'après le corps humain. pairs, de rencontrer un mauvais sort, peur respectueuse

24 HOMMES & MIGRATIONS


N° 1134 - JUILLET 1990
des âmes présentes, peur suspicieuse des âmes qui Culte des ancêtres et modernité.
maraudent, peur jusqu'à s'enivrer de bruits pour conju¬
rer la peur, cymbales, pétards, jusqu'à se parer de Croyance et pratique communes à une grande
rouge, couleur du sang, et de la vie. Tel est le sens du partie de l'Asie, le culte des ancêtres chez les Vietna¬
Têt, « coupure » et continuation, anniversaire des anni¬ miens, bénéficie encore de quelques innovations
versaires, jour de culte des ancêtres et de culte du sou¬ technologiques qui ne font que confirmer des concep¬
venir. Il est risible de le voir célébré à l'étranger, une tions culturelles. Ainsi, la fabrication des bâtonnets
semaine, parfois deux semaines plus tard, par des orga¬ d'encens électrifiés. Ce sont des bâtonnets fictifs, où le
nisations politiques qui se réclament encore de notre feu est figuré par une lumière rouge incandescente pro¬
culture, et qui ont choisi ce jour « solennel » unique¬ duite par une petite ampoule électrique. Le produit est
ment pour des raisons « de convenance » (fin de plus économique, plus pratique, on branche les bâton¬
semaine, location d'un lieu de réunion, etc.) et d'in¬ nets et on les débranche, pas d'allumettes, pas de ris¬
fluence partisane. Comme si on peut fêter Pâques à la que d'incendie, pas de rachat de bâtonnets d'encens.
Trinité ! Il est à craindre que la « reproduction sociale » Bien sûr, pas d'odeur d'encens, mais il y a compensa¬
des Vietnamiens à l'étranger ne souffre d'un double tion, ou remplacement, par des offrandes comestibles,
écueil et culturel.
ser-aller ne navigue entre intégrisme politique et lais¬ alléchantes. Le modernisme « sert » l'exigence de la
présence du feu, en substituant au vrai feu une repré¬
sentation de l'incandescence.
Il est vrai aussi que, parfois, le culte des ancêtres
provoque des contreparties. Evoquons-en quelques Autre exemple de modernisme. Alors que la
exemples, notamment ceux d'actes nuisibles à autrui. représentation traditionnelle du devenir après la mort
Ainsi, les injures vietnamiennes : mises à part celles exigeait l'intégrité du corps, l'inhumation permettant la
dont l'unique raison est la grossièreté, nos
injures ont un fondement culturel, elles
s'appuient sur le respect que les gens por¬
tent à leurs ascendants, et, par conséquent,
sur le culte des ancêtres. Des graffitis ex¬
traitsattestent
cle d'un ouvrage
de la verdeur
datant du
et début
de l'actualité
du siè¬
du fait, sans qu'il y ait besoin d'autres
commentaires, sinon que la personne visée
par les injures, ô comble d'ironie, fabri¬ m
quait elle-même des objets de culte
(Fig. 4). Les mutilations infligées comme
punitions aux ennemis publics ou privés,
procèdent également de la même f
croyance ; le corps étant « propriété indi¬
vise de la parenté » « couper l'oreille d'un
vaincu, amputer un rival, châtrer un crimi¬
nel, c'est avant tout atteindre celui dont on
se venge dans son honneur domestique : c'est
réduire le fonds de substance qui appartient
à une famille »*. Signalons que de telles

pratiques
nam
(petits)
relles.
de
d'extorsion
d'ennemis
l'ultime
croyance
tombes,

Il explication
en
«voleurs
l'on
sont
privés
nationale
est
ou
comme
encore
de
continue
deou
des
même
représailles
se
»d'opposants,
moyen
des
mutilations
actuelles
trouve
des
Vietnamiens.
d'infliger
de
profanations
dans
àpression,
auetl'égard
corpo¬
Viet¬
cette
dont
aux
m

- Graffitis
Fig. 4 - muraux
Scène de: image
rue auobscène
Vietnamet(début
inscriptions
du siècle).
en caractère nôm («copula-
(1) Ibid. tion avec père et mère de ceux qui habitent dans cette maison »).

25
HOMMES
N° 1134 — &JUILLET
MIGRATIONS
1990
décomposition lente des parties charnelles et le pas¬ dants, combien de simples familles paysannes sans nom,
sage du corps mort à la terre nourricière, la crémation autrefois sans droits, trouvent ainsi une raison aux
bouleverse cette représentation et ce cycle. Néanmoins, énormes efforts consentis. Est-ce là le fondement du
par contrainte économique (une crémation revient consensus politique dont a bénéficié le régime actuelle¬
moins cher qu'une inhumation), devant l'exiguïté des ment au pouvoir au Vietnam ? Ou bien ce consensus
terres consacrées à l'agriculture, bien des Vietnamiens résultait-il de mots d'ordre mobilisateurs tels que « Libé¬
ont dû se résoudre à faire incinérer le corps de leurs rer le pays », « Défendre le sol natal », comme on l'a souvent .
proches. La politique actuelle tend à les inciter dans ce présenté ? La réponse n'est pas simple, mais le culte des
sens. A l'étranger, on avance des arguments religieux ancêtres peut en fournir une explication. Disparus
(les moines bouddhistes sont incinérés), ou des raisons honorés, Familles brevetées, que de sacrifices on a
d'hygiène, pour masquer parfois des sentiments ina¬ commis en vos noms !
voués. L'exil est, hélas ! une contrainte. Mourir en terre
d'exil reste peu souhaitable, être enterré en terre d'exil Dans un Conte à rire , on relate cet épisode tragi-
l'est encore moins. Un cimetière est un endroit triste, il comique d'un fils pieux se roulant à terre pour pleurer
est deux fois plus triste pour un enterrement d'exilé, et et embrassant une tombe voisine de celle de son pro¬
trois fois plus triste si c'est un cimetière collectif : là, pre père. Le respect que nous devons à nos ancêtres
sont réunis tous ceux qu'un exil de fait a empêché de se implique une obligation : rester lucide.
retrouver en terre natale. C'est comme si l'on n'avait
pas pu échapper à un destin de malheur, même dans Tandis que certains Vietnamiens abandonnent
l'Au-delà, alors que le projet de vie était certainement tout, y compris les tombes ancestrales, pour voguer en
différent. D'aucuns font donc incinérer leurs proches, mer, au risque de devenir souvent eux-mêmes
pour conserver leurs cendres à domicile, pour les confier des « morts sans sépulture », à la recherche des valeurs
à une pagode, ou encore pour les renvoyer au pays... qu'ils ne trouvent plus là où sont nés leurs aïeux, il y a
quelque chose d'épique dans la croyance d'autres Viet¬
Dernier aspect « moderne » du culte des ancê¬ namiens, constamment tenaillés par le froid et par la
tres : la stratégie familiale si souvent remarquée dans la faim, vivant serrés sur des terres surpeuplées et refu¬
communauté asiatique. L'adage vietnamien d'autrefois, sant tragiquement d'aller exploiter des zones vides, vers
reste valable : « Un seul de ses membres est mandarin, la Haute Région qu'ils croient toujours « infestée d'es¬
toute la famille en profite » (Môt nguoi làm quan, ca ho prits étrangers et maléfiques » (Rùng thiêng, nuoc dôc).
duoc nho). Néanmoins, les traditions « familiales » Déjà, le « mythe de création » du peuple vietnamien,
n'expliquent pas suffisamment le devenir différent de la La légende du Clan Hong Bàng, depuis plus de quatre
Chine, du Japon et du Vietnam, pour ne citer que ces millénaires, reflétait ce double destin, et nos contradic¬
trois pays. Par contre, quand on lit ce qu'avait écrit tions insolubles.
Marcel Granet depuis 1922 à propos des « honneurs »
réservés aux ancêtres dans l'ancienne Chine, on Dans le passé, si le culte des ancêtres constituait
demeure frappé par la continuité d'une croyance, une « technique d'encadrement » efficace pour une
trame de fond de tout un comportement moderne : production rizicole intensive, il devait être également
« Les sanctions positives honoraient le groupe entier des pour quelque L'arme
Vietnamiens. chose dans
est àcette
double
« vertu
tranchant
peuplante
chez
»2 une
des
parents : elles honoraient mieux encore l'individu
qu'elles voulaient toucher quand elles atteignaient population qui ne sait pas toujours comment sortir du
d'abord le chef de famille. /.../ Un vassal sacrifiait sans marasme économique et dont la démographie croît
hésitation en faveur de son maître son corps ou celui de sans cesse. Même si l'adage ancien est respectable :
ses enfants parce que celui-ci, qui l'avait investi du droit « On vit en fonction de ses traditions ancestrales, per¬
d'avoir des Ancêtres honorés d'un culte personnel, dispo¬ sonne ne peut vivre seulement d'un bol de riz plein » (Sông
sait d'une puissance suffisante pour restituer au patri¬ vi mô,éternellement
nous vi ma, không leai dos
sôngà vil'avenir
ca bat ?com),
Saurons-nous
tournerons-
un
moine de lafamille, sous forme d'honneurs substantiels, plus
que le sacrifice d'un de ses membres ne lui avait fait per¬ jour aller de l'avant en nous servant de nos deux
dre »*. Le brevet de « Famille glorieuse » (Gia dinh ve jambes, sans opposer la droite à la gauche, et sans
exclure ceux de la diaspora comme ceux de la terre
vang)
la course
dispensé
aux honneurs
aux familles
étant «rétroactive
méritantespour
» leslesanoblit
ascen¬; natale ?

(1) Ibid., p. 78.


(2) Gourou P., 1982. Terres de bonne espérance. Pion, Paris, p. 28.

26 HOMMES & MIGRATIONS


N° 1134 - JUILLET 1990

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