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Chimères.

Revue des
schizoanalyses

Le cerveau transfini
Pascale Criton

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Criton Pascale. Le cerveau transfini. In: Chimères. Revue des schizoanalyses, N°27, hiver 1996. Le Temps de la rue. pp. 55-
66;

doi : https://doi.org/10.3406/chime.1996.2054

https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_1996_num_27_1_2054

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PASCALE CR1TON

Le cerveau transfini

Certains
sensibles
tudes
de

est-ce
tite
sations
souvenirs.
sans
musique,
d’un
psychiques
simplement
coexistent
l’être
mystère
particulières,
moments
et—
Oncelle-ci
font
liées
se
avec
le
: nous
fait
dit
comme
au
privilégiés
des
passe
multiples...
plus
d’être
nous
seul
fragments
léger
dehors-dedans,
une
langage
content
ressentons
petite
et
nous
La
les
d’idées,
qui
s’estompe
pesanteur
laissent
choses
musique
fait
doués
voyage.
sonner
deainsi
l’empreinte
de
et
mondes
: des
peut-être
des
vitesses
une
reliées
. .habi¬
sen¬
pe¬
et

Pascale Criton est


compositeur. Elle
aborde le domaine
des tempéraments
On pourrait dire que la musique, l’univers qui sonne, passe variables appliqués
par quelques mouvements qui ne forment même pas encore aux instruments
un air, mais seulement la perception d’un bourdonnement du acoustiques et à la
synthèse numérique.
sang, léger et presque inaudible, le tintement de sensations à
peine saisissables, un plaisir qui passe par les flux sensoriels 1. Ivan
et remonte le long des voies nerveuses jusqu’à rafraîchir et — Wyschnegradsky,
compositeur russe du
qui sait < — irriguer le cerveau d’un frisson joyeux.
XX* siècle (1893-1979),
a développé une
approche théorique ,
technique et
philosophvco-
Tout sonne, disait Ivan Wyschnegradsky en posant l’idée transcendantale de la
d’un fluide pansonore — l’expression venant du tnot grec pan musique, La Loi de la
qui signifie « tout », pansonore signifie « qu’il n’existe pas pansonorité,
un seul point où il n’y ait de sonorité »(1). L’intuition de la Contrechamps,
Genève (à paraître
pansonorité se manifeste par l’aperception d’un tel milieu so¬ printemps 1996). CD :
nore préformel, fluide inarticulé de tous les rapports sonores

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2E2M 1001, distr.


Disques Concord. virtuels, dans lequel tout baigne, bien que l’on ne « s’en aper¬
2. L’ensemble des çoive plus ou moins bien, tel l’air que l’on respire ». L’intui¬
citations d’Alexandre
tion de ce milieu ou continuum virtuel se présente comme
Scriabine que nous
produisons ici condition première de l’expérience du sonore, condition qui
proviennent de permet le passage à l’existence d’êtres physiques, la cristalli¬
l’étonnant recueil de sation de ce milieu informel en moments et degrés de puis¬
ses Carnets inédits sance du sonore.
(1905-1914) : Notes et
réflexions, trad.fr.
Marina Scriabine,
Klincksiek, Paris, 1979. Pour Scriabine de même, Y activité vibratoire est le processus
3. On retrouve chez
Scriabine les d’une conscience-univers, c’est l’activité de la physis, au sens
remarquables théories d’une nature comme puissance d’engendrement et de pro¬
néo-platoniciennes des duction du divers qui relève autant de la nature de l’esprit —
multiplicités dont « chacun des états de conscience est un point-limite dans le
Gilles Deleuze retient
mouvement vibratoire. . . la vibration est la relation des états
certains aspects dans
les concepts de de conscience, c’est le matériau unique » (2) — que de la na¬
différence, multiplicités ture des choses (dans et hors de l’esprit), les objets se diffé¬
spatio-temporelles et renciant « par le niveau d’activité, pour ainsi dire par la quan¬
plan d’immanence,
« La différence en elle- tité de vibrations dans une unité de temps ».
même », Différence et
répétition , Puf, 1968 ; Si l’intuition d’un tel milieu sonore est d’essence vibratoire,
« Les plis dans l’âme », on pourrait presque dire physique et neurophysiologique, il
Le Pli, Minuit, 1988 ;
« L’ immanence, une est en même temps, comme nous le verrons, champ de forces
vie », in Philosophie et de tensions. Ce ne sont pas des vibrations inertes ou des
n° 47, Minuit, 1995. forces mécaniques stables et abstraites qui l’habitent, mais
une matière suspensive (pure), ruissellement d’une infinité de
pulsations discontinues, potentialité de toute l’intelligence et
de tous les intelligibles (3). Cette intuition même est déjà ac¬
tivité, perception ou conscience de différences d’intensités,
de vitesses et de lenteurs d’où surgiront des moments ou faits
vibratoires, points-actes différenciés selon l’organisation de
leurs modes, et dès lors synthèses pleinement sensibles et per¬
ceptibles.

Visionnaire et médiumnique, disposé aux machines poly¬


morphes de l’univers, c’est dans l’extase, précise peu à peu
Scriabine dans ses Carnets, que se concrétise une montée de
l’activité, qui unit l’intelligible en puissance — c’est-à-dire
ce qui n’est pas encore sensible — au moment de la percep-

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le cerveau transfini

4. Alexandre
tion : l’exaltation qui se produit dans la mise en relation de Scriabine, op. cit.,
plusieurs états de conscience « détermine le contenu qualita¬ p. 67 et à propos de
l’extase, p . 46.
tif de l’état vécu par moi, par exemple, différentes couleurs
5. Ibid. p. 64.
comme différentes quantités de vibrations dans une unité de 6. Scriabine et
temps » (4). Telle est, selon Scriabine, la condition de nou¬ Wyschnegradsky
velles synthèses qualitatives, de la création. L’activité génè¬ partagent une
intuition commune.
re une élévation (un supplément qualitatif), provenant de la Bien que leurs vies se
mise en relation de différents états de conscience, qui dé¬ soient à peine
clenche une expérience de percevoir , ces points-limites dans croisées, c’est à la
mort de Scriabine, en
le mouvement vibratoire capables de percer la conscience
identitaire. 1915, que
Wyschnegradsky,
alors âgé de vingt-
Exercice à la fois psychique, physique et physiologique d’un deux ans, traverse une
devenir multiple, dans lequel le monde vibratoire est simul¬ période d’ exaltation
visionnaire et
tané à l’esprit et à la matière (pure), V expérience de percevoir entreprend son
est pour Scriabine la capacité de faire affleurer des extensions approche des espaces
de conscience et de sensations, jusqu’à poser le fait de la per¬ ultrachromatiques ,
dans la filiation de la
ception comme une volonté de création : percevoir, c’est révolution
créer... « Il faut comprendre que le matériau dont est fait harmonique de
l’univers est notre imagination, notre pensée créatrice, notre Scriabine.
volonté (désir), ce pourquoi il n’y a, quant au matériau, au¬
cune différence entre cet état de notre conscience que nous
appelons une pierre, que nous tenons dans la main, et un autre
que nous appelons rêve. La pierre et le rêve sont faits de la
même substance et sont aussi réels l’un que l’autre » (5).
Nous sommes dans une expérience de la puissance du sono¬
re, telle que Scriabine et Wyschnegradsky l’avaient pressen¬
tie et investiguée (6) dès le début du xxe siècle, découvrant
l’immense promesse d’un nouvel espace-temps non tonal, un
ensemble indissociable nature-esprit-matière, dans lequel le
spirituel et le matériel se fondent dans la production imma¬
nente d’un processus de libre création. C’est là toute la ten¬
sion de l’idée de virtualité, non encore technologisée mais dé¬
libérément saisie sur le plan des synthèses sensibles, un plan
à la fois psychique et philosophique, technique et musical, qui
soulève une nouvelle relation temps-harmonie-espace, une
véritable révolution de la dimension harmonique. Ossip Man¬
delstam, poète contemporain de Wyschnegradsky et comme
celui-ci très sensible à l’héritage de Scriabine, avait très bien

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7. Ossip Mandelstam,
Pouchkine et saisi l’essence métaphysique de l’harmonie, comme étant
Scriabine, trad. étroitement liée au concept chrétien de temps, cristallisé dans
française, l’éternité et dans la persévérance d’un « je » identitaire. Dans
Mayelasveta, De la
poésie, Gallimard, de très belles pages, malheureusement fragmentaires car en
Paris, 1990. partie égarées (7), il mesure l’enjeu de la révolution harmo¬
8. Parmi les nique scriabinienne, « qui caractérise parfaitement la com¬
compositeurs de plexité du “je” tel qu’il se conçoit après le christianisme, dans
tendance spectrale,
Tristan Mur ail, la perte de l’appréhension chrétienne de la personne », pour
Gérard Grisey, triompher de l’oubli et fendre le temps, libérer le bruit du
Michael Levinas, temps immobilisé dans l’éternité. Scriabine avait cessé
Kaija Saariaho, d’avoir peur de devenir infiniment autre. . . « Je ne suis rien.
Philippe Hurel. . .
9. Deleuze et Guattari Je suis la multitude. Je suis le torrent déchaîné de sensations
développent l’idée inconnues. . . » La libre variation esprit-matière libère des sen¬
d’un milieu commun sations transfinies qu’emportent des actes de langage, divers
extérieur ou milieu
états de conscience dans une production trans-sensible.
nerveux cérébral qui
porte toutes les
distinctions (toutes les
virtualités), L’esthétique de la puissance du sonore se caractérise par une
multiplicité de
telle coextension esprit-nature et traverse une pensée musi¬
multiplicités qui
baigne « nos mains et cale créatrice que l’on retrouve aussi chez Debussy, Varèse,
nos faces », Mille ou chez Ligeti, Scelsi, et aujourd’hui le courant élargi de la
plateaux, Minuit, musique spectrale (8). La distinction homme-nature-machi¬
1980, p. 24 etp.83.
10. Alexandre ne s’efface au profit d’une production machinique et d’une
Scriabine, op. cit., extension sensorielle dont témoigne l’intérêt à générer des
p. 56. liens entre les différents niveaux où s’exerce le processus
mental. C’est la reconnaissance d’un cerveau comme multi¬
plicité ou population, milieu cérébral aux interactions et aux
actes infinis, dans lequel nous baignons (9). « Connaître le
monde veut dire connaître la nature de la libre création », in¬
siste Scriabine : c’est bien dans l’intensité de cet intérêt que
réside toute la puissance de la nature de l’esprit.

Cette puissance de mouvement de la libre création est liée à


des opérations de synthèses ou percepts. La nature de l’esprit
semble se révéler avec une certaine approche de la simulta¬
néité, par laquelle se libère quelque chose d’une conscience-
univers. Ainsi, Scriabine remarque que « tous les états de

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conscience coexistent... La pensée (l’imagination) est


l’unique matériau de la création. Elle est la vie et inclut en soi
tous les vécus possibles. Elle est ce qui peut vivre le divers,
non seulement dans des moments différents, mais dans un
seul et unique moment, dans des lieux différents. (10) » La
simultanéité étant en quelque sorte, aussi bien au niveau phy¬
sique qu’au niveau psychique, le point-action ou moment de
coalescence des états de conscience et de matières. « Je suis
tout... Tous les éléments sont mêlés, mais tout ce qui peut
être est là. Des couleurs éclatent, des sensations et des rêves
confus surgissent. Je veux. Je crée. Je commence à distin¬
guer. »
On peut tenter de saisir de quelle façon des degrés de simul¬
tanéité agissent en tant que percepts dans la musique. La si¬
multanéité prend place une première fois dans cette attention
suspensive qui cède aux mélanges de temps différents, de sor¬
te que ceux-ci sont comme des strates qui coexistent et dont
tous les points sont à même de communiquer. Un temps im¬
manent, en train de se faire, qui relie et crée des passages entre
les états. Cette capacité suggestive se glisse en particulier dans
la façon d’assembler les voix et les plans sonores, dans une
tension polyphonique flottante, qui engendre un inexprimé.
C’est ainsi que remontent, au fil des inflexions mélancoliques
du lied romantique allemand, des blocs d’intensités et de sou¬
venirs, tels les blocs d’enfance si particuliers de Schumann.
Ou encore le devenir-paysage des émotions qui surgit des or¬
chestrations de Mahler, dont le flottement et son produit in¬
terstitiel, résiduel, peut être saisi comme un fond qui avance
et qui recule, celui-là même que l’on devient et dans lequel
on distingue des plans par le jeu d’une rémanence sensible.
« Je distingue confusément. Tout est indéterminé. Je ne
connais rien encore, mais je pressens et me rappelle de tout.
Les instants du passé et du futur sont juxtaposés. Les pres¬
sentiments et les souvenirs, les terreurs et les joies sont
confondus... »

Mais le percept de simultanéité se trouve tout autant dans


l’équilibre surprenant d’éléments hétérogènes, qui cette fois
n’ont rien de fusionnel mais coexistent au contraire par le jeu

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11. Edgard Varèse,


Ecrits , Christian de leurs différences irréductibles. Ainsi de la coexistence in¬
Bourgois, Paris, 1983, tempestive du petit roulement de tambour imperturbable, so¬
p. 126-127 et p.153. litaire et narquois apposé aux immenses accords de cuivres,
colosses ivres et extatiques dans la plupart des œuvres de Va¬
rèse, qui organise des masses et des volumes par une simul¬
tanéité rythmique indépendante. Paradoxe de la projection dy¬
namique de la vibration qui peut « agir comme le fait le
prisme de cristal sur la lumière pure », et générer un phéno¬
mène acoustique de corporéification, ou ce qu’il appelait en¬
core « le son projeté » (1 1). Varèse, pour qui Déserts signi¬
fiait « non seulement les déserts physiques, de sable, de la
mer, des montagnes et de la neige, de l’espace extérieur, des
rues désertes dans les villes, non seulement ces aspects dé¬
pouillés de la nature qui évoquent la stérilité, l’éloignement,
l’existence hors du temps, mais aussi ce lointain espace inté¬
rieur qu’aucun télescope ne peut atteindre, où l’homme est
seul dans un monde de mystère et de solitude essentielle. »

C’est toujours une capacité de soulever du multiple, d’em¬


brasser ou d’envelopper qui agit dans un percept de simulta¬
néité. Il ne s’agit pas de mots ou d’images que suggérerait la
musique ou qui viendraient s’y associer, mais d’une expres¬
sion sonore de la sensation et d’états de conscience. L’har¬
monie est la conscience multiple, simultanée, c’est, dit enco¬
re Scriabine, « la multitude des états de conscience,
verticalement, dans le temps, et horizontalement, dans l’es¬
pace ». Les musiques à fort caractère harmonique, c’est-à-dire
qui développent une riche potentialité verticale, font jouer un
temps non chronologique en puissance. Le temps chronolo¬
gique simple, successif et linéaire, est perturbé par une épais¬
seur, multiplicité ou profondeur réelle et mouvante. Qu’y a-
t-il dans l’harmonie ? L’harmonie est enveloppement, tout
entière incluse dans la coupe transversale du temps... « Je
plonge dans le temps, détaché de l’espace. . . » C’est le temps
non chronologique de la boule de cristal ou temps vertical,
qui recèle l’infinité des rapports harmoniques virtuels. Le
propre de l’harmonie sera, en passant horizontalement, de ré¬
véler des cristaux sonores de temps, par moments, ou pointes
d’enveloppement, par degrés d’intensité et de puissance du

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sonore, et de libérer ainsi une infinité de synthèses et de ma¬


tières d’expressions.

Telle était l’entreprise de Wyschnegradsky, qui tentait dès les


années vingt, de mettre en place un plan infini de libre com¬
position des qualités vibratoires et des rapports rythmiques,
plan de synthèse avant l’heure électronique. L’harmonie pan-
sonore, c’est tous les rapports sonores virtuels sans distinction
hiérarchique préétablie et la possibilité de générer des quali¬
tés nouvelles par processus de fractionnement puis par ana¬
lyse des qualités brutes que produit la spatialisation, ou carte
qualitative d’une infinité d’espaces sonores.
Plus récemment, la musique spectrale, née dans les années
soixante-dix chez des élèves de Messiaen, développe avec la
révolution de l’informatique musicale un univers sonore pro¬
fondément ancré dans l’expérience harmonique. Gérard Gri-
sey et Tristan Murail explorent la profondeur infinie des al¬
liages de timbres, différenciant une multiplicité de matières,
de comportements et de jeux de transitions, passant indiscer-
nablement de la synthèse numérique à la synthèse instru¬
mentale. Modulations, Dérives, Gondana. . . ont incarné l’im¬
mense souffle d’un redéploiement cerveau-homme-nature,
qui tient autant compte de la génération de matières que des
processus spatio-temporels, souvent élaborés selon des mo¬
dèles entropiques.

Mais revenons aux opérations et mouvements de synthèses du


processus scriabinien. Scriabine ne cesse de décrire le proces¬
sus ou nature de la libre création par le double mouvement de
simultanéité et de différenciation. Devenir multiple, devenir
autre infiniment, et en même temps relier les états de
consciences pour différencier, détacher des moments ou per¬
cepts, c’est-à-dire opérer des actes de synthèse, « Créer veut
dire différencier. . . Je suis la sensation, je suis le monde. . . Je
suis la multitude, je ne suis rien, je ne suis que ce que je dis¬
tingue. ... Je suis seulement ce que je connais : tous les états de
conscience sont liés par cet acte unique de différenciation. . . »

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Ces deux niveaux d ’effectuation parcourent l’aire d’un espa¬


ce-temps immanent qui ne cesse d’être acte de passage, pro¬
duction de synthèses. Le principe de différenciation est acti¬
vité, qui fait événement dans le flux sonore pour que s’engage
une différence dans la conscience, dans la matière, dans la
perception. Un tel processus est une énergie de disjonction ou
de différenciation qui est en même temps énergie d’inscrip¬
tion, marquant le passage de la fluidité à la spatialité. Diffé¬
rences enregistrées comme changements sur la carte senso¬
rielle, selon ce que les récepteurs sensoriels filtrent et
sélectionnent certains de ces trillions de vibrations/seconde
qui parcourent les voix nerveuses. « Créer, c’est limiter une
chose par une autre. La création est différenciation. »

Varèse était fasciné par les processus de cristallisation et avait


une façon très particulière de penser les sons comme des
« composés sonores », de telle façon que les qualités ressor¬
tent par le jeu de leurs différences exclusives. Il poussait ce
principe jusqu’à « la différenciation la plus extrême des co¬
lorations et des densités » afin de « projeter des volumes so¬
nores absolument inattendus et explosifs . . . tout en les lais¬
sant vivre leur propre trajectoire ». Degrés d’intensité
variable, à chaque fois caractéristiques, singuliers, pris dans
un processus de cristallisation dont chaque pointe brille pour
elle-même et par ses propres forces : le fond n’est pas dans
l’étendue mais « il irradie de mille vibrations variées et inat¬
tendues, ... qui produisent un effet de pulsation d’une vitali¬
té émanant de mille sources ». Il mettait en œuvre une éner¬
gie d’individuation sonore, de disjonction, pour pouvoir lier
ailleurs (relier autrement), dans des composés sonores diffé¬
renciés, dont chacun inaugure un mode d’existence propre,
une combinaison de modes dans la chaîne infinie du conti¬
nuum intensif. C’est ainsi que composer devenait pour lui
composer des différences, « par cristallisation », « organiser
du son » selon des synthèses disjonctives.

Le jeu des synthèses disjonctives, qui est de faire apparaître


des différences, est une expérience pragmatique des intensi¬
tés de matière, distribuant la coexistence des forces et des

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12. À ce propos voir


plans. Ce principe de disjonction et de coexistence de degrés V explication des
d’intensité a d’ailleurs été le principe fondateur du style modèles ou systèmes
vivants qui traverse la
concertant. C’est ainsi qu’apparurent au début du xvF siècle,
pensée de Bateson,
les premières polyphonies instrumentales de Gabrieli, dont le par exemple « but
principe était de faire coexister des plans hétérogènes, met¬ conscient ou nature »,
tant en valeur l’irréductibilité des qualités, leur radiance Vers une écologie de
l’esprit II, Seuil, 1980,
propre, bois, cuivres, cordes, dans des plans d’oppositions et
p. 183-196, ainsi que
de contrastes. Et ce principe est toujours d’actualité, relancé F. Varela et l’école de
par l’informatique, sous toutes les formes de constitution de Palo Alto.
continuums , de distribution du continu et du discontinu.

Dans une logique de la puissance du sonore, telle que ces au¬


teurs l’entendent, la simultanéité et la différenciation suppo¬
sent la présence active de forces : en effet la tension est une
donnée constante. C’est dans la mise en place d’un espace-
temps démonique que surgit la puissance de la germination et
avec elle le problème de l’équilibre, de la destruction, des
forces exponentielles. La puissance implique une force d’ex¬
pansion qui rencontre des résistances et engendre selon sa dis¬
tribution, des équilibres ou des combinaisons instables ; elle
suppose aussi l’enjeu du chaos. Cette dimension n’est pas,
chez les musiciens, une simple métaphore de systèmes vi¬
vants, mais un principe organisateur qui s’applique aussi bien
au niveau du plan de composition que du point de vue de ma¬
tières mixtes physiques-psychiques.

Tous les systèmes vivants reposent sur une énergie expansive


qui est compensée par des dépendances et des compétitions.
Le système physique instable est un modèle essentiel à la lo¬
gique différentielle qui progresse par germination (12) et im¬
plique de penser des agencements qui imposent des conduites
au son. C’est souvent une intuition de nature physico-chimique
qui libère le potentiel de la libre création : pour Wyschne-
gradsky par exemple, le son a une nature explosive, ce sont
des forces centrifuges qui propagent le son, le ramifient en
jeux polyphoniques rotatoires, en chaînes d’espaces modu¬
lants, entraînant les flux vibratoires qui se spatialisent par de¬
grés de puissance et de densité, à la façon des multiplicités de
points qui constituent les vagues d’Okusai. Les forces expan-

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sives ne peuvent être saisies que dans des sortes de machines


concrètes, des agencements sans lesquels elles resteraient des
forces abstraites. Et ce sont les œuvres musicales ainsi que les
systèmes sonores qui, en imposant une dynamique spatio-tem¬
porelle (fonctions pures), font apparaître, par l’économie des
tensions et résolutions, différents types de forces du temps.
Il est intéressant par exemple de suivre dans la musique l’or¬
ganisation des régimes de tension et les forces qu’ils rendent
sensibles. Certaines œuvres de Wagner, de Tchaikovsky ou
de Prokofiev tendent à accumuler la tension sans jamais la ré¬
soudre et accèdent à un milieu implosif-explosif dans lequel
il faut apprendre à « tenir ». Expérience d’une limite, re¬
poussée à chaque instant et toujours renouvelée sans être ja¬
mais résolue.
D’autres musiciens n’ont au contraire de cesse d’éviter le dé¬
veloppement des tensions et s’appliquent à circonscrire un
univers harmonique clos. Une force involutive va pouvoir tra¬
vailler dans de tels espaces, et scander des positions à l’inté¬
rieur d’une sphère où la tension se conserve tout en se dé¬
pliant : ce sont les mélodies tournantes et déterritorialisantes
de Satie, ou encore la manière « d’entrer à l’intérieur » du son
de Scelsi, et d’en décliner les composantes en les faisant tour¬
ner selon une infinité de points de vue.
Dans la logique de la puissance du sonore, la résolution ten¬
drait à disparaître : ni retenue, ni empêchée, la tension est en
chaque point, pour elle-même et selon son degré, moment
d’un continuum qui reste indénombrable, un sans-fond qui
avance et qui recule par densités tantôt émergentes, tantôt
évanouissantes. Ce sont les harmonies « monadiques » de Va¬
rèse ou de Wyschnegradsky qui irradient de vitesses-pulsa¬
tions proches des sensations de lumière.
La tension peut être continuellement dissoute, pulvérisée de
façon à ne rencontrer que le minimum de limite, laissant pla¬
ce à une sensation d’éternité ou musique planante comme les
vastes flux de la musique new age dans lesquels s’engourdis¬
sent toutes les différences.

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le cerveau transfmi

13. Gregory Bateson,


Être musicien aurait donc à faire avec ces intuitions. Il s’agi¬ « Effets du but
rait de faire passer un moment de l’ensemble d’un circuit sen- conscient » et
« Forme, substance et
soriel-mental-physique dans une surface temps-événement
différence », op. cit. ,
qui libère du sensible. Le musicien construit en quelque sor¬ Seuil, Paris, 1980,
te un schème de tensions qui est une activité en liaison avec p. 197-204 et p. 208-
les structures psychiques. Le degré de relation entre des états 223.
de conscience (simultanéité) et l’énergie de différenciation
distribuée dans un schème de tension donnent les conditions
d’existence d’une relation à la nature. Comme le remarque
Bateson, la musique est un moment de la nature de l’esprit,
dictée par celui-ci, selon la façon « dont il se tourne ». C’est
en intégrant des degrés de puissance de la chaîne incessante
qui va de cette infinité de points entrant et sortant de notre
cerveau, à ce dehors infini et à ce composé d’états de
conscience que nous appelons notre corps, que la musique
vibre à la dimension de la physis. Bateson remarque encore
ce rapport essentiel qu’entretient la musique avec la simulta¬
néité, c’est-à-dire la mise en relation de différents niveaux du
processus mental, avec une énergie de différenciation et le
processus de son inscription. Il souligne le sens énergétique
de l’inscription de la différence, qui est de relancer une in¬
formation dans une transformation continue, capable d’inté¬
grer des « ajouts synaptiques » comme autant de degrés de
puissance et d’extériorité (13). C’est dans les structurations
psychiques que s’exprimerait le lien de l’homme et de la na¬
ture, le lien que l’homme entretient avec le monde ainsi que
sa capacité de coextensivité avec celui-ci.

Pour chaque œuvre, pour chaque matière d’expressivité, il y


a donc un ensemble de synthèses et une projection plus ou
moins consciente qui constitue à chaque fois un point d’os¬
cillation allant de nos émotions à nos pensées, de nos per¬
ceptions à nos actes, de nos sensations à nos corps, une posi¬
tion d’équilibre dans cette coextension de l’homme et de la
nature. La capacité de production et d’engendrement est l’ac¬
tivité même de la nature de l’esprit, qui détient à la fois une
dimension cosmique mais aussi ontologique, au sens où ce
point-action, ce point que Scriabine désignait comme un état
de conscience ou point-limite, est une pointe de subjectivité,

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un degré de puissance qui n’est pas sans rapport avec ce que


les philosophies plotiniennes entendaient par la participation.

Sensations de lenteur et de vitesse, de formes et de densités,


de matières et de luminosités, le point d’oscillation est un mi¬
lieu du monde, il nous plonge et nous place, et n’est neutre en
aucun cas, car il est pouvoir d’affectation et possibilité d’écri¬
ture. Je m’étonne souvent de cette capacité de la musique, et
même simplement du son, d’opérer une capture sur une aire
élargie de la personnalité. D’où le besoin de frayer une limi¬
te, mouvante, avec ce qui peut être violent : on peut être lit¬
téralement saisi, brusqué, emporté jusqu’à éprouver parfois
la nécessité de s’extraire, de se détourner de l’impact sonore,
de son pouvoir d’affectation. Le flux sonore est toujours in¬
tensif et nous plonge dans une composition de surfaces mul¬
tiples, nous intimant de nous fabriquer (de nous aménager) du
proche et du lointain, d’intégrer ou de localiser des rapports
fluctuants.

La capture sonore, sa capacité d’affectation tient peut-être à


ce qu’elle ébranle des structurations psychiques intimement
liées aux notions de territoires, à des seuils d’alerte et d’en¬
registrement d’intensités qui précèdent le langage. Elle sti¬
mule une activité accélérée, qui fait alterner des mouvements
et des expériences tendant vers des limites (déterritorialisa¬
tion) avec des mouvements d’inscription et de sécurisation
(reterritorialisation), et dans laquelle entrent en jeu à la fois
des mécanismes de défense, de sélection et de volupté.

Ce serait comme une danse active glissant le long des voies


nerveuses et sensorielles que de saisir des différences sonores,
les relier et les recomposer, de rendre sensible un champ de
coexistence qui place les états de conscience dans le temps et
les met à l’épreuve du sensible. En musique, créer une expé¬
rience de percevoir serait une expérience physique et menta¬
le qui relèverait d’un système sensible transfini, allant du per¬
cept aux affects, une affaire spinoziste. . . □

HIVER 1996 - CHIMERES

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