Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Revue des
schizoanalyses
Le cerveau transfini
Pascale Criton
Criton Pascale. Le cerveau transfini. In: Chimères. Revue des schizoanalyses, N°27, hiver 1996. Le Temps de la rue. pp. 55-
66;
doi : https://doi.org/10.3406/chime.1996.2054
https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_1996_num_27_1_2054
Le cerveau transfini
Certains
sensibles
tudes
de
—
est-ce
tite
sations
souvenirs.
sans
musique,
d’un
psychiques
simplement
coexistent
l’être
mystère
particulières,
moments
et—
Oncelle-ci
font
liées
se
avec
le
: nous
fait
dit
comme
au
privilégiés
des
passe
multiples...
plus
d’être
nous
seul
fragments
léger
dehors-dedans,
une
langage
content
ressentons
petite
et
nous
La
les
d’idées,
qui
s’estompe
pesanteur
laissent
choses
musique
fait
doués
voyage.
sonner
deainsi
l’empreinte
de
et
mondes
: des
peut-être
des
vitesses
une
reliées
. .habi¬
sen¬
pe¬
et
4. Alexandre
tion : l’exaltation qui se produit dans la mise en relation de Scriabine, op. cit.,
plusieurs états de conscience « détermine le contenu qualita¬ p. 67 et à propos de
l’extase, p . 46.
tif de l’état vécu par moi, par exemple, différentes couleurs
5. Ibid. p. 64.
comme différentes quantités de vibrations dans une unité de 6. Scriabine et
temps » (4). Telle est, selon Scriabine, la condition de nou¬ Wyschnegradsky
velles synthèses qualitatives, de la création. L’activité génè¬ partagent une
intuition commune.
re une élévation (un supplément qualitatif), provenant de la Bien que leurs vies se
mise en relation de différents états de conscience, qui dé¬ soient à peine
clenche une expérience de percevoir , ces points-limites dans croisées, c’est à la
mort de Scriabine, en
le mouvement vibratoire capables de percer la conscience
identitaire. 1915, que
Wyschnegradsky,
alors âgé de vingt-
Exercice à la fois psychique, physique et physiologique d’un deux ans, traverse une
devenir multiple, dans lequel le monde vibratoire est simul¬ période d’ exaltation
visionnaire et
tané à l’esprit et à la matière (pure), V expérience de percevoir entreprend son
est pour Scriabine la capacité de faire affleurer des extensions approche des espaces
de conscience et de sensations, jusqu’à poser le fait de la per¬ ultrachromatiques ,
dans la filiation de la
ception comme une volonté de création : percevoir, c’est révolution
créer... « Il faut comprendre que le matériau dont est fait harmonique de
l’univers est notre imagination, notre pensée créatrice, notre Scriabine.
volonté (désir), ce pourquoi il n’y a, quant au matériau, au¬
cune différence entre cet état de notre conscience que nous
appelons une pierre, que nous tenons dans la main, et un autre
que nous appelons rêve. La pierre et le rêve sont faits de la
même substance et sont aussi réels l’un que l’autre » (5).
Nous sommes dans une expérience de la puissance du sono¬
re, telle que Scriabine et Wyschnegradsky l’avaient pressen¬
tie et investiguée (6) dès le début du xxe siècle, découvrant
l’immense promesse d’un nouvel espace-temps non tonal, un
ensemble indissociable nature-esprit-matière, dans lequel le
spirituel et le matériel se fondent dans la production imma¬
nente d’un processus de libre création. C’est là toute la ten¬
sion de l’idée de virtualité, non encore technologisée mais dé¬
libérément saisie sur le plan des synthèses sensibles, un plan
à la fois psychique et philosophique, technique et musical, qui
soulève une nouvelle relation temps-harmonie-espace, une
véritable révolution de la dimension harmonique. Ossip Man¬
delstam, poète contemporain de Wyschnegradsky et comme
celui-ci très sensible à l’héritage de Scriabine, avait très bien
7. Ossip Mandelstam,
Pouchkine et saisi l’essence métaphysique de l’harmonie, comme étant
Scriabine, trad. étroitement liée au concept chrétien de temps, cristallisé dans
française, l’éternité et dans la persévérance d’un « je » identitaire. Dans
Mayelasveta, De la
poésie, Gallimard, de très belles pages, malheureusement fragmentaires car en
Paris, 1990. partie égarées (7), il mesure l’enjeu de la révolution harmo¬
8. Parmi les nique scriabinienne, « qui caractérise parfaitement la com¬
compositeurs de plexité du “je” tel qu’il se conçoit après le christianisme, dans
tendance spectrale,
Tristan Mur ail, la perte de l’appréhension chrétienne de la personne », pour
Gérard Grisey, triompher de l’oubli et fendre le temps, libérer le bruit du
Michael Levinas, temps immobilisé dans l’éternité. Scriabine avait cessé
Kaija Saariaho, d’avoir peur de devenir infiniment autre. . . « Je ne suis rien.
Philippe Hurel. . .
9. Deleuze et Guattari Je suis la multitude. Je suis le torrent déchaîné de sensations
développent l’idée inconnues. . . » La libre variation esprit-matière libère des sen¬
d’un milieu commun sations transfinies qu’emportent des actes de langage, divers
extérieur ou milieu
états de conscience dans une production trans-sensible.
nerveux cérébral qui
porte toutes les
distinctions (toutes les
virtualités), L’esthétique de la puissance du sonore se caractérise par une
multiplicité de
telle coextension esprit-nature et traverse une pensée musi¬
multiplicités qui
baigne « nos mains et cale créatrice que l’on retrouve aussi chez Debussy, Varèse,
nos faces », Mille ou chez Ligeti, Scelsi, et aujourd’hui le courant élargi de la
plateaux, Minuit, musique spectrale (8). La distinction homme-nature-machi¬
1980, p. 24 etp.83.
10. Alexandre ne s’efface au profit d’une production machinique et d’une
Scriabine, op. cit., extension sensorielle dont témoigne l’intérêt à générer des
p. 56. liens entre les différents niveaux où s’exerce le processus
mental. C’est la reconnaissance d’un cerveau comme multi¬
plicité ou population, milieu cérébral aux interactions et aux
actes infinis, dans lequel nous baignons (9). « Connaître le
monde veut dire connaître la nature de la libre création », in¬
siste Scriabine : c’est bien dans l’intensité de cet intérêt que
réside toute la puissance de la nature de l’esprit.