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La Croix - samedi 17, dimanche 18 juin 2017 13

Comprendre. Transmettre. Contempler.


Les visites « Pourquoi je « L’Assomption de
canoniques mens parfois ? » la Vierge » de Botticini
P. 16-17 P. 17 P. 18

Religion&spiritualité
le billet
Martin Steffens

Au faîte
Photo  Société des Sciences historiques et naturelles de l’Yonne de la musique

C
omme tout le monde, je veux
décrocher la lune. Mais pas
pour les mêmes raisons : je vou-
drais l’amener sur Terre pour lui par-
tager l’atmosphère. Nous, terriens,
n’imaginons pas la chance que nous
avons : sur notre planète, les choses
rendent un son. Dans l’Espace, au
contraire, même le choc de deux sa-
tellites est parfaitement aphone : les
ondes, faute d’air, ne se répandent pas.
Il y règne un silence de mort. Or nous
avons vitalement besoin de notre en-
vironnement sonore. Nous avons spi-
rituellement besoin de cet écho des
choses sous nos doigts. Oui, spirituel-
lement : l’homme est devenu musicien
en même temps qu’il devenait plus
homme. Il faisait sonner le monde à
mesure que son intériorité se creusait.
Son intériorité ? L’intériorité est l’apti-
tude à accueillir en soi une chose sans
la dévorer. Ainsi le poème que l’on sait
par cœur : il est au creux de nous, tout
en restant offert à tous. Ainsi la parole
que je médite ou l’être que j’aime : ils
sont en moi, mais gardent leurs vies
propres. L’homme profond a en lui
une large demeure – tandis que l’indi-
vidu superficiel n’a d’autre intériorité
que celle de son estomac.
Quel rapport avec notre besoin
de musique ? En sondant la profon-
deur des matériaux, en tendant des
peaux sur des casseroles, en creusant

Marie Noël,
les bois pour y placer son souffle,
l’homme cherchait à vérifier que cette
intériorité était aussi dans les choses.
Si la musique nous rassure ou nous
emporte, c’est que, faisant sonner

poétesse spirituelle
la matière, elle laisse entendre que
les choses aussi ont une profondeur.
Elle met en dialogue l’intimité de
l’homme et celle de la nature.
Le jour où j’ai compris cela, ma fa-
çon de jouer de la batterie a changé :
je ne tape plus sur l’instrument
comme d’autres cognent sur les bour-
P. 14-15 geois. Je fais vibrer la peau de mes
fûts en me réjouissant d’habiter ce
monde qui rend à l’homme son écho.
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Croire. Le cinquantième anniversaire de sa mort


et l’ouverture prochaine d’un procès en béatification,
sont l’occasion de redécouvrir la poétesse.
Marie Noël,
poète des âmes troublées
Auxerre (Yonne) Mugnier, son ami, la supplia de Trois épisodes marquent sa

A
De notre correspondant régional
se consacrer davantage à l’écri- « nuit de la foi », selon le philo-
Auxerre, Marie Noël ture ! Préférant la solitude, elle sophe Henri Gouhier (2). Du pre-
a sa statue, sur la rechignait aux honneurs : « Dans mier, Marie prit son nom : car
place de l’hôtel de ses Notes intimes, elle parle d’elle- c’est le surlendemain de Noël
ville. Elle est re- même comme d’une “chèvre”, ce 1904 qu’elle découvrit son petit
présentée dans son qui n’est pas très flatteur ! », note frère, Eugène, mort dans son lit.
grand âge, avec son chapeau et sa Xavier Galmiche, professeur de Scandale qui lui fit pousser le cri
canne (lire La Croix du 21 février littérature à la Sorbonne et prési- de Job, « l’inconsolable cri » de
2015). Pas un jour ne passe sans dent de l’Association Marie-Noël, colère envers Dieu. Le second,
que touristes et gens du pays, fondée en 1968. « Et elle s’est tou- en 1913, dura trois jours : « Dieu
s’arrêtent, intrigués, pour dé- jours dérobée à une candidature s’écroula en moi comme un édifice
chiffrer les quelques vers gravés pour le prix Nobel de littérature. » de nuage. Dieu écroulé. Toute lu-
sur son manteau sombre. Signe Second paradoxe : derrière le mière renversée. Mort de tout »,
d’une mémoire qui s’étiole ? Pour paisible sourire de Marie Noël, écrit-elle (3). Le troisième dura
bon nombre d’Auxerrois, celle-ci rien ne transparaissait de la pro-
demeure toutefois. On l’évoque fondeur de son expérience spi- « J’avais traversé,
le plus souvent par des souve- rituelle, qui est proche de celle
nirs d’enfance. Comme ceux que des mystiques. « Cette femme en automne,
Thérèse, 70 ans, livre en ouvrant (…) a vécu tous les sentiments une solitude désolée
un classeur plein de coupures de qu’on puisse éprouver en cette
presse, photos et lettres manus- vie. L’amour, le trouble et la paix, où j’avais perdu
crites. la plus atroce souffrance et le le visage de Dieu. »
« Je revois cette petite dame meilleur de la joie, le doute le plus
aux cheveux crépus, avec son torturant et la foi la plus assu-
châle et sa voix pointue. Marie rée, le noir de Dieu et sa lumière ;
Noël était pleine d’humour et de toutes les dimensions de l’âme, elle deux ans, de 1920 à 1922 : éprou-
malice, sourit-elle. Dans les an- les a explorées, elle s’y est perdue. vée par la Première Guerre mon-
nées 1950, elle louait souvent une Mais elle s’est retrouvée en Dieu », diale et les soins qu’elle apporta
chambre chez ma grand-mère, écrit le critique littéraire André aux blessés, elle affronta le pro-
à Diges (Yonne). Je me souviens Blanchet (1). blème du mal, ce qu’elle nomme
d’elle, épluchant les légumes sur Née le 16 février 1883 à « Dieu contre Dieu », ou « le Dieu
du papier journal et en prome- Auxerre d’un père philosophe noir ». « Toutes les fois que la
nade en forêt, où elle semblait et agnostique, et d’une mère mort est ici entrée avec son air de
tout connaître des plantes, des pieuse, Marie Rouget, de son mauvaise action, détruisant à
arbres et des oiseaux. » Marie Noël vrai nom, baigna dans un milieu petites heures, implacablement,
était amoureuse de cette région intellectuellement brillant et l’un de mes proches, je me suis
qu’on appelle la Puisaye, à l’ouest dans une foi austère, anxieuse, trouvée incapable de regarder
d’Auxerre, où elle pouvait écrire empreinte de jansénisme. De Dieu en face avec mes yeux d’es-
au calme. À Diges, cependant, L’Auxerroise est née d’un père philosophe agnostique cette éducation, elle garda une poir, mes yeux accoutumés de pe-
elle ne parlait jamais de littéra- et d’une mère pieuse. Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne indépendance d’esprit : fidèle à tite fille pieuse. »
ture. Tout au plus recevait-elle la messe quotidienne, elle trou- L’angoisse jamais ne laissa
les visites de Raymond Escholier, L’anecdote est instructive. Bien mille et les plus pauvres, s’occupa vait tout de même l’Église étouf- en paix Marie Noël, culminant
biographe et ami. « Ma grand- que célèbre et reconnue, Marie d’un petit patronage de jeunes fante comme une « belle-mère » peut-être dans cette tentation
mère disait même que ce n’était Noël resta simple et fidèle à elle- filles… Elle manquait de temps et se méfiait des « hommes de la mort : « Se tuer ? On ne se
pas elle qui écrivait ! » même. Elle se dévoua pour sa fa- pour la poésie, et l’abbé Arthur d’Église ». tuerait pas assez. On ne tue- P P P
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« La façon dont Marie Noël a rendu compte de son expérience est sans concession :
elle relate les choses telles qu’elles sont et cerne au plus près le mystère de sa vie
spirituelle. »
Père Benoît Lobet, théologien

PPP rait pas son âme. » Mais


« la corde » à laquelle elle était
entretien repères
accrochée à Dieu ne se rompit

« Ses mots sont un miroir »


pas. « Chez Marie Noël, le doute Marie Noël en cinq dates
devient une ”adoration téné-
breuse” », explique Jean-Michel 1894. De santé fragile, Marie
Anciaux, membre de l’associa- Rouget est instruite à la maison
tion Marie-Noël. Foi nue, sans jusqu’à sa première communion.
lumière : « J’avais traversé, en
automne, une solitude désolée où 1910. Premiers poèmes dans la
j’avais perdu le visage de Dieu. La
joie de la foi – si ce n’est la foi elle-
Père Benoît Lobet Revue des Deux Mondes.
Marie est alitée après une cure
même – et rien ne me restait pour Auteur de Mon Dieu, à Aix-les-Bains (Savoie).
vivre hors je ne sais quelle espèce je ne vous aime pas. Foi et
d’amour aux yeux crevés qui, sans spiritualité chez Marie Noël (1) 1947. Chants et Psaumes
plus rien voir, adorait encore », d’automne.
écrit-elle en 1957.
L’autre grande aventure de Ma- Pour ce théologien, la 1959. Notes Intimes.
rie Noël est l’amour. Celui de Dieu poétesse a réalisé une œuvre
comme celui des hommes, qu’elle spirituelle majeure 1962. Grand prix de Poésie
ne dissociait pas. « Aimer est dif- du XXe siècle. de l’Académie française.
ficile. Aimer n’est pas un bonheur.
Aimer n’est pas un échange où Quelle fut votre rencontre 1964. Commandeur des Arts
chacun trouve son compte. Aimer, avec Marie Noël ? et des Lettres.
c’est tout donner, tout. Et perdre ce Père Benoît Lobet : Je l’ai lue
qu’on a donné », écrit dans La Rose au séminaire et ai ressenti une Les célébrations
rouge, en 1955 celle qui songea à grande complicité. Elle décrivait du 50e anniversaire
devenir carmélite mais préféra une vie spirituelle non pas volon-
rester au milieu des hommes. tariste mais plutôt de l’ordre de la Photo : Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne Du 21 juillet au 16 août.
Après sa mort, ses textes, célé- remise de soi, dans sa pauvreté, à Exposition à Diges (Yonne).
brés par les plus grands, y compris la miséricorde. Une spiritualité qui sion : elle relate les choses telles propos des questions essentielles. 15 août : Conférence et concert
les agnostiques Aragon et Mon- n’est pas dans l’évidence dogma- qu’elles sont et cerne au plus près Il y a un tournant chez Marie de l’Ensemble vocal d’Auxerre.
therlant, ne cessèrent jamais d’être tique, mais dans la quête, le tré- le mystère de sa vie spirituelle. Noël, lorsqu’elle aborde le drame
lus, chantés, mis en spectacle et buchement, traversée par le doute Ses mots sont un miroir qui per- de la foi chrétienne, c’est-à-dire Septembre. Parution
traduits dans de nouvelles langues. comme par la foi. D’où le titre de met de vous déchiffrer. Comme la question du mal et du malheur. de la correspondance avec
L’abbé Mugnier voyait en elle une mon livre, repris des Notes intimes : saint Augustin, Ignace de Loyola C’est un propos central de la l’abbé Mugnier (Éd. du Cerf).
missionnaire, lui dictant même la Mon Dieu, je ne vous aime pas. ou Thérèse de Lisieux, Marie théologie, incontournable depuis
dédicace des Notes Intimes, « Aux Votre livre évoque Noël est à son mieux dans l’auto- la Shoah. Elle ne doute jamais 28 octobre.
âmes troublées, leur sœur ». Et un « compagnonnage » biographie. Et son génie fut d’en que Dieu existe, mais elle doute L’Épopée intime de Marie Noël,
nombreux sont les témoignages de avec la poétesse… rendre compte dans des formes de sa bonté. Et elle y répond par duo de la conteuse Valérie
personnes ayant vécu avec elle un P.B.L. : J’étais à un moment de extrêmement littéraires. C’est le mystère du Christ. de La Rochefoucauld et de la
« compagnonnage spirituel ». « J’ai choix : si je devenais prêtre, com- ainsi qu’elle peut être lue encore Qu’attendez-vous pianiste Jacqueline Bourgès-
commencé à la lire à l’âge de 40 ans. ment allais-je vivre mon minis- aujourd’hui. de ce procès en béatification ? Maunoury. À Joigny (Yonne),
Je redécouvrais la foi, se rappelle tère ? Elle m’a porté à essayer d’être Qu’a-t-elle à dire aujourd’hui ? P.B.L. : Qu’il renouvelle la Salle Debussy, à 19 heures.
Thérèse. C’est à travers ses mots que un prêtre qui se laisse sensibiliser, P.B.L. : Elle peut rejoindre les connaissance qu’on a de Marie
j’ai ressenti la tendresse et la misé- même blesser, par les questions perplexités informulées de beau- Noël. Elle n’a jamais été oubliée, 18 novembre 2017.
ricorde de Dieu. Marie Noël parle et les doutes qu’on lui confie et coup de personnes – dans leur vie mais on n’en lisait pas les pièces « Nos amies les roses », poèmes
aux gens qui traversent des difficul- qu’il porte lui-même. Je suis tou- et leur recherche de Dieu. Beau- les plus rudes et authentique- et chansons de variété sur le
tés et n’ont rien à quoi se raccrocher. jours revenu aux Notes intimes et coup m’ont dit comment Marie ment spirituelles. On en a fait thème des roses, très appré-
Même au plus profond du désespoir, à certains poèmes des Chants et Noël est devenue une compagne quelquefois une grenouille de bé- ciées de Marie Noël. Au Théâtre
elle trouve Dieu. » psaumes d’automne – ce qu’on a pour toujours, avec qui ils décou- nitier, ou, dans les manuels sco- municipal d’Auxerre.
Adrien Bail fait de mieux en littérature comme vrent une manière de prier et de laires, une personne charmante,
méditation sur le mal et la destinée dénouer des nœuds intérieurs. qui avait écrit des poèmes sur les 23 décembre. Messe de commé-
1) Marie Noël, André Blanchet, humaine – et Jugement, véritable Vous qualifiez même Marie saisons, les campagnes… On évo- moration de la mort de Marie
Éd. Seghers, 1979. examen de conscience. J’y puise Noël de « théologienne »… quait trop peu les Notes intimes. Noël, célébrée par Mgr Hervé
2) Le Combat de Marie Noël, André consolation et encouragement. P.B.L. : Est théologien celui qui Or, selon moi, c’est un document Giraud. À la cathédrale Saint-
Gouhier, Stock, 1971. De la consolation ? parle de Dieu. Or, Marie Noël sait spirituel majeur du XXe siècle. Étienne d’Auxerre, à 11 heures.
3) Sauf précision contraire, les citations P.B.L. : Oui, car la façon dont non seulement parler à Dieu – le Recueilli par Adrien Bail
sont extraites des Notes intimes Marie Noël a rendu compte de fait de tout priant – mais aussi Association Marie Noël :
(Stock, 1984). son expérience est sans conces- parler de Lui, en posant à son (1) Nouvelle Cité, 192 p., 19 € marie-noel.asso.fr

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