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Monts sacrés et cultes néochamaniques

Regards croisés Mexique-France

par Vincent Basset

Je propose d'analyser dans cet article le phénomène du néochamanisme comme étant un


nouveau paradigme pour des non-indigènes où la pratique chamanique résulte d'échanges
matériels et immatériels entre un chamanisme local et un chamanisme global. À travers une
étude comparative entre la réserve de Wirikuta dans l'Etat de San Luis Potosi au Mexique, et
le village de Bugarach en France, j'étudierai comment les échanges culturels entre le "
nouveau et vieux continent " permettent aux touristes de créer ou de se réapproprier de
nouveaux lieux de cultes néochamaniques par le biais d'un bricolage mythologique et
cosmogonique, une réappropriation de rituels (offrandes, cérémonies chamaniques,
chants…), et une recherche mystique et thérapeutique. Enfin, je présenterai différents
éléments spécifiques du chamanisme moderne occidental et ses effets sur le chamanisme local
autochtone.

Au milieu des années 1970, le chamanisme connaît un tournant particulier. Aux États-Unis, le
mouvement " New Age " s'approprie certaines conceptions chamaniques, et utilise le
chamanisme comme " outil de référence pour construire sa vision du monde " (Stuckrad,
2003: 284). Le chamanisme prend une nouvelle direction, il sera désormais accessible à tout
le monde, à tel point que les premiers chamans occidentaux vont faire leur apparition sur le
marché des thérapies alternatives. Le chaman devient aux yeux de populations citadines " le
modèle d'une nouvelle compréhension de la relation de l'humanité avec la nature, de la
capacité de l'homme d'accéder à des niveaux spirituels de la réalité et de mener une vie
respectueuse envers la toile sacrée de la création " (Stuckrad, 2003: 284) . Cependant, le
développement relativement récent de ces pratiques auprès d'Occidentaux pose tout d'abord la
question de la dénomination de celles-ci. Est-ce du chamanisme ou une forme dérivée et
commerciale de celui-ci ? D'autant plus qu'une certaine tendance anthropologique se montre
réticente à l'étude de ces pratiques, comme s'il était préférable de ne pas en parler, de ne pas
les étudier par peur de les faire exister. R. Hamayon nous donne à ce sujet un conseil
précieux, " Il n'y a pas lieu, au nom d'une certaine conception de l'authenticité, de réserver le
terme de chamanisme aux formes exotiques qui ont servi de sources à sa popularisation, et
d'ignorer les usages occidentaux contemporains qui en sont faits : ils existent, et à ce titre sont
eux aussi objet d'études " (Hamayon, 2003: 9).
1. Création et réappropriation de lieux de cultes chamaniques exemples des montagnes
sacrées de Bugarach, et de Wirikuta

1.1. Les Monts sacrés: Du Bugarach en France au Quemado au Mexique

Ici ou ailleurs, des montagnes font l'objet de nouveaux cultes mystico-spirituels, et sont
érigées à travers un processus de réappropriation culturel et symbolique, en véritables " Monts
sacrés ". Lorsque je suis parti au Mexique en 2001 pour y étudier le phénomène du tourisme
mystico-spirituel dans une réserve naturelle sacrée, j'étais loin d'imaginer que tout près de
chez moi, à moins d'une heure de route, un nouveau " Mont sacré ", le pic Bugarach, était en
train de se faire une place dans la cosmogonie des réseaux New Agers et néochamaniques du
monde entier, comme étant une des " 12 portes intersidérales d'accès au monde parallèle ".
Comme le Mont Shasta en Californie, ou Sedona en Arizona, les montagnes du Quemado
dans l'Etat de San Luis Potosi au Mexique, et du Bugarach en France font désormais parties
de " l'Atlas New Age des Haut lieux en énergie tellurique de la terre ". La consécration de ces
montagnes en tant que " Monts sacrés " répond dans les deux cas à des processus similaires
qui feront l'objet d'une attention particulière dans la première partie de cet article: Le
remodelage mythologique et le bricolage cosmologique, l'appropriation par des populations
non-locales de rituels et de croyances syncrétiques mystico-spirituelles, et la quête mystique
et thérapeutique dont sont l'objet ces montagnes.

Le Pic du Bugarach dans l'Aude.

1.2. Le remodelage mythologique

Il faut préciser tout d'abord le terroir mythologique présent dans ces espaces. Curieusement,
ces montagnes témoignent de nombreuses similarités d'un point de vue historique, culturel et
symbolique, à travers notamment leur passé minier et ses légendes de trésors cachés, leur
formation géologique particulière abritant de nombreuses grottes, la présence d'objet non-
identifiés volant au dessus de ces montagnes, mais aussi et surtout la particularité de
représenter des lieux de pèlerinage chrétien et chamanique.
Dans le processus de remodelage mythologique, différents acteurs ont participé à la
réinterprétation et à la diffusion d'éléments mythiques, permettant ainsi la consécration de ces
montagnes en tant que nouveau lieu de culte. Des chercheurs de trésors, aux prophètes
mystiques, en passant par les études folkloristes et ethnologiques, toute une littérature
sensationnaliste s'est développée depuis les années 70 entraînant dans son sillage un nombre
croissant de visiteurs à l'imagination débordante.
Dans le cas du Bugarach, mise à part le passé cathare et Wisigoth de cette région, peu
d'éléments historiques ont servi au remodelage mythologique, contrairement à Wirikuta, nous
assistons davantage ici à une création contemporaine d'un mythe à partir des années 70,
comme le suggère d'ailleurs Th. Gottin dans son ouvrage " Le phénomène Bugarach : un
mythe émergent ". Certains auteurs et prophètes du New Age comme Jean D'Argoun, vont
mixer le mythe extraterrestre au mythe ésotérique en présentant le pic du Bugarach comme "
le 7ème chakra de la planète ", c'est-à-dire " un terminal abritant une base extra-terrestre qui
permet de se connecter à la banque de données cosmiques " l'Akasha ", la mémoire
universelle. Cette porte vibratoire s'ouvrirait tous les 25 000 ans permettant ainsi l'accès vers
un autre univers. Il ne fallut pas attendre longtemps pour que certains réseaux new agers
fassent correspondre la fin du calendrier Maya le 21 décembre 2012 avec l'ouverture du
vortex de Bugarach qui servirait de refuge face à " la fin du monde ". Le réseau internet va
diffuser ce mythe cosmogonique à tel point qu'en moins d'une année, le nombre de visiteur se
rendant au sommet du pic Bugarach est passé entre 2010 et 2011 de 10000 à 20000.
Il faut préciser que ce pic occupe une situation géostratégique dans la cosmogonie New Age
puisqu'il représente le point culminant d'une zone " magique et mystérieuse " s'étendant sur 80
km² : Rennes le château et les mystères du trésor de l'abbé Saunière, le Mont Cardou où se
trouverait le tombeau du christ, Rennes les bains et ses lieux " d'énergie tellurique " (le
fauteuil du diable, les roches à cupules).
Dans le cas de Wirikuta, la différence réside dans le fait que cette montagne représente pour
les indiens Wixaritari, un des principaux points sacrés de leur cosmogonie, là où serait né le
soleil. Ils viennent chaque année y déposer leurs offrandes, y réaliser leurs rituels
chamaniques au cours desquels ils procèdent notamment à la cueillette et consommation du
peyotl. Cette montagne jouit donc d'une histoire mythologique locale ancrée dans la tradition
orale des indiens Wixaritari.
La reconnaissance de cet espace comme lieu de culte par les touristes voyageurs provient
d'une part d'une consécration d'ordre mythologique, où les récits des pionniers du tourisme
international dans la région se mêlent et s'apparentent curieusement au récit du premier
Wixarica ayant découvert Wirikuta, c'est-à-dire la figure du héros mythique Marra Kwarri
qui aurait eu la première révélation en ces lieux.
Il s'agit davantage ici d'une réappropriation, voire d'une réadaptation mythologique, de la part
de population étrangère, à partir d'éléments mythiques locaux disponibles. A partir des années
70, l'arrivée d'américains, d'italiens, de français sur ces lieux de pèlerinage amérindien, vient
bousculer l'ordre cosmogonique de la région. Ces nouveaux arrivants résidant ou de passage,
construisent à partir des traditions amérindiennes et croyances ésotériques, un nouveau culte
métis du peyotl. Si une minorité d'entre eux s'engagent dans la voie du " Huicholisme " par
l'intermédiaire de populations amérindiennes, la majeure partie établit en parallèle des
pratiques rituelles et des croyances calquées sur le patrimoine culturel amérindien mêlant
ésotérisme et philosophie New Age.

1.3. Le bricolage cosmogonique

Les participants à ces activités mystico-spirituelles s'appuyant à la fois sur une littérature New
Age, et anthropologique construisent un système cosmogonique à la carte, où ils piochent des
noms de divinités à la fois issus de philosophies et religions orientales, du chamanisme
amérindien ou encore de croyances et conceptions issues du mouvement New Age. Des
divinités aztèques aux divinités celtes, les adeptes à ce néochamanisme usent de multiples
appellations afin de dénommer " les énergies de la terre " telles que " Gaia " ou " Pacha Mama
". Les entités se manifestant dans ce néochamanisme sont aussi nombreuses que les cultures
dont il s'inspire: le christ guide certains néochamans dans leurs séances de guérison, des anges
en provenance de monde parallèle indiquent les chemins à prendre, mais aussi les elfes, les
gnomes, les lutins ou encore les fées. Les " esprits de la nature " peuplent ces montagnes
sacrés, et apparaissent même sur des photos prises par les appareils numériques. Dans le
monde invisible néochamanique, les participants invoquent aussi bien des communications
avec des chamans amérindiens, des scribes égyptiens ou assyriens que des extraterrestres
descendants de la civilisation d'Atlantide.
La mythologie cosmogonique liée aux extraterrestres semble largement partagée par les
participants à ces nouveaux mouvements religieux, et indique clairement le processus de
transnationalisation des croyances New Age. Selon W. Stoczowski (1999), ce mythe diffusé
par E. Von Daniken à partir de 1968, serait une réactualisation de la structure conceptuelle du
gnosticisme antique retravaillé par l'occultisme du 19ème siècle. Sa théorie des " anciens
astronautes ", suggérant que la race humaine aurait été créée par des peuples extraterrestres,
est très opératoire notamment dans le construit mythologique de Bugarach. A tel point que
même les autorités locales ont commercialisés une carte postale fictionnelle du pic Bugarach
où figure une soucoupe extraterrestre.

Carte postale de Bugarach.

Le rituel néochamanique comme moyen d'incarner l'indianité

Le corps reste un support privilégié dans l'apprentissage d'éléments culturellement distincts.


Au-delà d'un acte symbolique, la pratique de rituel néochamanique se traduit par une action
performative capable de transformer la réalité vécue par les participants. L'exercice de rites
apparaît alors comme un moyen pour les participants d'atteindre les finalités qu'ils s'étaient
fixés : changer de statut (initié ou guide spirituel), négocier sa différence, communiquer avec
les esprits afin d'obtenir une guérison et se révéler soi-même comme chaman. La culture de
l'Amérindien est mobilisée essentiellement à travers ses aspects culturels chamaniques, la
pratique du tambour et de chants cérémoniels indiquent par exemple les intentions du
participant : " incarner la figure du chaman amérindien ", ou plutôt " réveiller l'amérindien qui
est en soi ". Un cours de fabrication de tambour chamanique s'est même récemment ouvert à
Bugarach afin de réaliser soi-même cet objet rituel. Les participants ne se contentent pas
d'utiliser ces éléments culturels indispensables à la pratique chamanique, ils s'approprient
certains de ces objets et éléments rituels et leur confèrent un rapport renouvelé entre signifiant
et signifié. Je pense, notamment, à la création de nouveaux chants rituels reprenant la même
structure de versets des chants d'Amérindiens du Nord mais dont les paroles sont écrites en
espagnol, en anglais ou en français et où les mots employés renvoient à d'autres réalités et
acceptions symboliques.
Lors de la pratique de rituels chamaniques, nous assistons à un échange et une appropriation
culturelle de certains objets utilisés dans un cadre strictement cérémoniel. Si les premiers
échanges, durant la période de la conquête espagnole, se sont réalisés autour d'objets de
grande valeur marchande, nous assistons aujourd'hui à un échange d'objets à haute valeur
symbolique. Les participants utilisent des objets rituels, perçus comme les " signes du pouvoir
des chamans ", comme l'encens nommé " Copal " ou la " Conque ", coquillage utilisé comme
instrument de musique à vent, tout deux indispensables à la tenue des cérémonies
néochamaniques. Des offrandes d'inspiration amérindienne sont aussi confectionnées et
déposées au sommet des montagnes. Certains objets issus de la culture wixarica comme les
sacs nommés " Morral " contiennent tous les objets nécessaires à la réalisation du rituel,
comme les " bâtons de pouvoir " du chaman " muwieris ", médiateur entre l'esprit et
l'officiant, les bols " jicaras " servant à contenir les offrandes, et les " ojos de dios " de petites
ou de grandes tailles, représentant la présence figurée de l'esprit.
Au fur et à mesure de leur " initiation ", les initiés usent de certains éléments vestimentaires,
symbolisant selon eux certains traits caractéristiques de " l'Amérindien authentique ", ce qu'A.
Girard qualifie de " code du typique " (Girard, 2000: 252), comme le port de " los huaraches
", ces sandales en cuir qui ont servi en tant qu'objet discriminant à reconnaître, durant la
période coloniale, les Indiens. Ils privilégient aussi, le port de bijoux aux styles
préhispaniques ainsi que les tatouages aux motifs amérindiens.

Recherche mystique et thérapeutique

Les activités mystique-spirituelles paraissent dans les deux lieux étudiés très similaires :
méditation et jeûne, consommation de plantes psychoactives, ascension de la montagne à
travers des rituels néochamaniques, et purification du participant dans le Témazcal (hutte de
sudation de tradition mexicaine, l'équivalent du sweet lodge ou de l'inipi en Amérique du
Nord).
Témazcal à Bugarach.

L'ascension des montagnes dites " sacrées " représente une des activités centrales des touristes
mystico-spirituels. Certains disent y monter pour " se ressourcer " et " se charger en énergie ",
d'autres y organisent des rituels néochamaniques. La montagne représente le centre
névralgique de tous ces curieux, " là où nous pouvons changer notre attitude, et laisser
derrière nous tous nos problèmes ". D'ailleurs de nombreux autels, inscriptions gravées sur la
roche, et autres offrandes attestant de l'activité au sommet des pics. À Bugarach par exemple,
ces traces sont quotidiennement " nettoyées " par les autorités locales. Les " initiés " ont
coutume de dire : " il faut se préparer psychologiquement avant l'ascension du pic, c'est bien
plus qu'une montagne, c'est une entité qui permet à chacun de se recentrer sur lui-même ".
Claudine, serveuse au Relais du Bugarach, est arrivée depuis six mois dans le village ; elle
avait entendu parler de Bugarach à la radio, " ça était comme une révélation, rien que la
sonorité du mot Bugarach m'attirait, j'ai quitté mon mari, ma région, et je suis venu ici sans
savoir ce que j'allais trouver. J'ai pris conscience que le temps était précieux, et qu'il fallait
vivre pleinement ses rêves ". Comme elle, de nombreux curieux en quête de sens ont répondu
présent à " L'appel du Bugarach " (livre de Genny Rivière publié en 2011), mais la difficulté
pour nombre d'entre eux était de trouver une activité économique leur permettant de s'installer
à l'année à proximité du Bugarach. Comme dans le cas du " Mont Quemado " au Mexique, de
nouveaux arrivants " formés " à la radiesthésie, à la géobiologie, au chamanisme, au reiki, au
Qi gong, ont décidé de proposer leurs services de guides spirituels lors de stages " initiatiques
". Moyennant 350 euros pour un stage de trois journées, l'ensemble des activités proposées
oscillent entre des pratiques culturelles indo-asiatiques, amérindiennes, mais aussi néo-
païennes et néo-cathares.
Sur internet, une multitude de sites proposent des stages " initiatiques " auprès de ces " sites
sacrés ", pour les réseaux New Age, le web représente le moyen idéal afin d'attirer de
nouveaux clients. Par exemple, sur le site de Chrysalis : la métamorphose vers une nouvelle
conscience, animé par Edmond, spécialiste en massage métamorphique, et Cathie, formatrice
en Reiki et Chanelling, différents stages sont proposés comme par exemple le " séjour de
méditation au Bugarach ". Il représente un exemple type de stage mêlant différentes traditions
et courants de la spiritualité. Celui-ci commence par une séance de méditation afin de faire le
point sur sa situation personnelle, et se nettoyer spirituellement avant de monter au Pic. Puis
Edmond et Cathie vous guideront pour " une marche méditative " au sommet du Bugarach
afin " d'élever son taux vibratoire ", et pour terminer les participants seront invités à effectuer
une ultime " purification du corps et de l'esprit " au sein de la hutte de sudation, le témazcal de
tradition amérindienne.
Durant leur recherche spirituelle, les participants disent vivre " une rupture avec le monde
ordinaire " en s'immergeant dans un univers de sens où tout leur paraît sacré. Les montagnes
de Bugarach et du Quemado, symboles de l'élévation spirituelle en tant que lieu de culte et
espaces sacralisés, représentent les demeures de certaines divinités comme " kayumarie " pour
les " huichologos ", ou du roi d'Arkha dans le cas du Bugarach. Ils sont considérés, à ce titre,
comme " de rares endroits sur le globe terrestre où on peut rencontrer des portes de connexion
" (propos recueillis auprès de Paco, guide spirituel mexicain, mai 2003). La communication
avec ces divinités s'effectue dans la plupart des cas lors de cérémonies chamaniques. La
manifestation d'une présence divine par le biais d'une d'apparition (animale, anges...) ou d'une
voix intérieure permettrait soit de se révéler en tant que guide spirituel, soit d'obtenir une
guérison physique comme psychologique, à condition que les sujets respectent certaines
règles et rituels. Il peut même être selon les personnes interrogées, le théâtre de miracles ou de
guérisons miraculeuses.
Les pratiques rituelles néochamaniques étudiées ici offrent aux participants une nouvelle
représentation de la maladie et de sa guérison, comme dans le chamanisme dit traditionnel, la
guérison physique passe nécessairement au préalable par la guérison de l'esprit du sujet. Ces
pratiques répondent à une souffrance psychologique ou physique (l'alcoolisme, la
toxicomanie, la dépression ou des maladies telles que le cancer) des participants. Face au
diagnostic impersonnel de la médecine moderne, le chamanisme et le néochamanisme
proposent une prise en charge personnelle du sujet malade, ils permettent de ce fait d'apporter
la force et l'espoir psychologique indispensables à la guérison.

Bruno, passeur de crânes de cristal et lithotérapeute.


Cette réappropriation et consécration de montagnes comme lieu de culte néochamanique
illustre le processus de glocalisation du phénomène chamanique. Selon l'équipe académique
de Guadalajara dans son livre " Racines en mouvement. Pratiques religieuses traditionnelles
en contexte translocal " (K. Argyriadis, R. de la Tour, C. Gutierrez et A. Aguilar), le concept
de glocalisation, se révélant très opératoire dans le cas du chamanisme et de ses formes
contemporaines, doit être étudié à travers trois phases :
- Première phase : La délocalisation du chamanisme, de ses pratiques, de ses symboles, de ses
croyances à travers différents facteurs de diffusion comme le voyage (tourisme mystique-
spirituel, chamans en Europe), la littérature ethnologique et ses dérives sensationnalistes, la
circulation d'objets et d'idées chamaniques à travers les industries culturelles marchandes.
- Seconde phase : La translocalisation se manifeste par l'apparition du mouvement du
néochamanisme où cette identité religieuse adopte une localisation alternative, c'est-à-dire
cosmique et universelle. Le réseau social du chamanisme moderne occidental se connecte,
s'étend et échange par le biais de la toile du Web.
- Troisième phase : La relocalisation du global où les éléments symboliques et les pratiques
néochamaniques sont transplantés dans d'autres lieux. La réappropriation et la création de
lieux de cultes comme les montagnes du Quemado et de Bugarach sont un bon exemple de ce
processus. La relocalisation transversalise les pratiques du chamanisme, et les relie dans des
circuits et des réseaux globaux, ainsi le chamanisme local (Wixarica) ou la religiosité
populaire de Bugarach est revisité, et donne lieu à de nouveaux hybridismes religieux, produit
de l'interaction entre les cultures populaires (chamanisme, paganisme) et les cultures hybrides
(néo chamanisme, néo paganisme).

2. D'un chamanisme local vers un chamanisme global

2.1. Spécificités du chamanisme moderne occidental

Cette forme contemporaine de chamanisme se caractérise tout d'abord par une pratique
solitaire, une recherche personnelle, individualiste de sens, dénuée de tout rôle ou charge
communautaire. Il n'est plus question de pratiquer un chamanisme pour les autres, mais pour
soi, en vue d'en tirer un bénéfice personnel. L'initiation à ce type de chamanisme représente
pour ces nouveaux pratiquants, un moyen d'accroître leur pouvoir personnel, à travers
l'acquisition de nouvelles connaissances et techniques. D'ailleurs, selon J.-P. Costa, le fait que
ce néochamanisme occidental soit " centré sur le développement personnel " (Costa, 2007:
114) du pratiquant constitue une différence essentielle vis-à-vis du chamanisme classique. Le
participant à ce néochamanisme est à la recherche d'un état, d'une expérience personnelle, et
non " un effet en rapport avec le monde extérieur " (Hamayon, 2003: 45). Le néochaman n'a
plus pour fonction de prévenir les infortunes et les déséquilibres traversés par sa communauté
mais intervient essentiellement dans le traitement de ses propres problèmes ainsi que ceux de
ses " patients ". Comme au Gabon, où des touristes occidentaux viennent " s'initier " à la prise
d'Iboga, plante hallucinogène utilisée à des fins religieuses, nous assistons à un glissement
d'un usage traditionnel vers un usage occidental caractérisé par " une recherche de guérison du
malheur individuel " (Bonhomme, 2010: 329).
Si une part importante de touristes interrogés dit s'engager dans le néochamanisme afin de
mieux de se connaître eux-mêmes, nombreux sont ceux qui viennent chercher une guérison ou
un effet thérapeutique. Comme j'ai pu l'observer, beaucoup tentent l'expérience du peyotl dans
le but de sortir de la toxicomanie ou de la dépression. La fonction thérapeutique du
néochaman diffère ici sensiblement de celle d'un chaman autochtone dans la mesure où il n'est
plus question de rétablir l'équilibre cosmogonique entre le patient et les divinités par le biais
d'actes symboliques (offrandes) mais plutôt d'ingérer cette " médecine sacrée " en vue de
réveiller une " mémoire ancestrale " ou de contacter " l'esprit de la plante " afin d'obtenir une
guérison. Chacun aurait la capacité d'entrer en communication avec une " réalité non ordinaire
", comme si chaque être possèderait une capacité spirituelle innée, réservoir d'un formidable
potentiel d'auto guérison. La prise de plantes considérées comme " médicinales " dispenserait
les participants du néochamanisme de pratiques méditatives et ascétiques.
La fonction sociale du néochaman n'est plus de régler les conflits sociaux de sa communauté
avec qui il vit et entretient des liens étroits de solidarité, pourtant celui-ci pérennise tout de
même un certain rôle social puisqu'il peut proposer ses services à une clientèle, qui lui octroie
par là-même une certaine reconnaissance sociale et statutaire. L'organisation de cérémonies
néochamaniques est l'occasion de démontrer ses " pouvoirs " aux participants, mais aussi
d'exercer sa fonction pédagogique, en tant que passeur culturel auprès de futurs " initiés ".
D'autre part, l'initié peut devenir chaman selon sa propre volonté, sans l'aide de maîtres, il
cherche à développer " ses propres maîtres intérieurs ". Il n'y a plus de filiation
générationnelle ou communautaire dans l'élection du futur chaman, tout le monde a la
possibilité de s'auto proclamer chaman quand il le désire. L'interprétation des signes d'une
future élection chamanique dépend du libre arbitre de chacun, où le sujet fabrique de manière
intime du " sacré ". L'authenticité des faits révélés découle d'un vécu et d'un ressenti
personnel, où le sujet privilégie une démarche intuitive jugée incontestable. Ces signes
peuvent se manifester aussi bien par les rêves que par la manifestation d'une voix intérieure.
Alors que l'initiation d'un chaman suppose généralement un travail sur soi, lent et éprouvant.
Les néochamans à l'issue de quelques stages chamaniques où ils expérimentent certains états
de conscience altérée, n'hésitent pas à se considérer comme des élus du " grand esprit " en vue
de devenir à leur tour chaman.
Ensuite, ce néochamanisme occidental se présente comme le résultat d'un mélange de
pratiques spirituelles et chamaniques, dans la mesure où ces pratiquants s'inspirent de modèles
chamaniques traditionnels issus d'aires géographiques et culturelles très différentes. Ils ne
suivent donc pas l'enseignement d'une tradition chamanique spécifique, mais plusieurs, à tel
point que l'on peut dire qu'ils composent un " chamanisme à la carte ". L'organisation
néochamanique mexicaine " El fuego de Iztachilatlan ", propose par exemple un chamanisme
pan-américaniste, au cours duquel les participants ingèrent plusieurs plantes dites " sacrées ",
d'origine et de cultures différentes comme le peyotl, les champignons, le tabac, la feuille de
coca et l'Ayahuasca. Selon M. Harner, ex-anthropologue, et fondateur du Core Shamanism, le
fait de proposer un condensé de diverses pratiques rituelles et croyances chamaniques
permettrait d'atteindre " le cœur du chamanisme ". La sélection de certaines pratiques et
croyances chamaniques considérées comme traditionnelles et authentiques comme la prise de
plantes psychoactives afin d'entrer en communication avec " le monde des esprits " tend à
ériger une sorte de chamanisme idéal et universel, où la figure du chaman ne serait rien
d'autre qu'une représentation stéréotypée.
Le néochamanisme porte un intérêt particulier aux dispositifs rituels et aux techniques de
guérison déployés par le chaman, au détriment des conceptions cosmogoniques, croyances et
histoires mythologiques. La transmission des connaissances néochamaniques auprès des
touristes s'articulent essentiellement autour de ces techniques en vue d'obtenir un résultat
concret et immédiat. Autrement dit, nous assistons à une imitation de techniques
chamaniques, voire une réappropriation et réadaptation de celles-ci sans la connaissance des
signifiés.
L'expérience psychotropique sous l'influence de la mescaline se révèle en occident très
différente de celle d'un Wixarica. L'ébriété mescalinique requiert selon I. Rossi " une
organisation mentale et corporelle cohérente et orientée qui peut définir une réponse culturelle
à ce type d'expérience " (Rossi et Kaech, 2008 : 18). Tandis que l'expérience chez un
occidental est personnelle, celle d'un autochtone répondra à une demande collective où le sens
de ce qu'on vit est déjà donné avant l'expérience. D'autre part, dans mon expérience de terrain,
quelques touristes consommant du peyotl se sont retrouvés à l'hôpital pour des crises de
paranoïa aiguë. Comme cette mexicaine qui après avoir mangé un seul peyotl, a contracté une
crise de régression infantile durant plus d'une semaine. Ces faits confirment en partie ce que
M. Perrin a avancé en 1985, à savoir " si pour les indigènes la drogue structure, en occident
elle détruit " (Perrin, 1985).
Enfin, l'aspect financier propre au mouvement néochamanique, lors duquel les participants
obtiennent moyennant rémunération une séance thérapeutique, opère une distinction majeure
avec le chamanisme traditionnel. Il se présente comme " un marché où sont offerts l'espoir
d'une guérison et une voie alternative vers la connaissance de soi " (Laflamme, 2000, 73-83).
Le néochaman n'exerce pas ses fonctions dans l'intérêt général de sa communauté mais
répond à des attentes personnelles, ou d'intérêts privés envers ses " patients " ou ses " clients
". Certains néochamans prétendent même pouvoir soigner certaines maladies comme le cancer
que la médecine scientifique ne peut guérir. Mais c'est surtout dans les stratégies
commerciales mises en place que le néochamanisme se distingue clairement d'un chamanisme
traditionnel. On assiste par exemple aujourd'hui à une exploitation commerciale de certains
rituels amérindiens où, par exemple la " Quête de vision " et le Témazcal sont devenus au
Mexique et au Pérou des produits touristiques. Pour ces néochamans, Internet représente un
outil publicitaire très efficace, puisque la toile du Web leur permet d'avoir une plus grande
résonnance auprès du grand public, les amateurs de néochamanisme peuvent par exemple
consulter des forums, échanger des avis, s'inscrire à de nombreux stages et voyages
chamaniques, et constituer ainsi des réseaux de socialité élective. Le tourisme " mystico-
spirituel ", l' " immersion chamanique ", les " retraites spirituelles " représentent de nouveaux
produits touristiques exploités par les promoteurs de ce néochamanisme.

2.2. Transformation du chamanisme local: Le cas des Wixaritari

Les effets liés à l'impact de l'activité touristique auprès de la communauté Wixarica peuvent
se classer selon deux axes interprétatifs. D'une part, la présence croissante d'étrangers dans
cette réserve, et leur volonté de s'approprier des éléments culturels matériels et immatériels
amérindiens tendent à menacer les rapports qu'entretiennent les Wixaritari à leur propre
culture. En effet, la présence croissante des touristes a conduit l'État de San Luis Potosi, sous
la pression des Wixaritari, à protéger cet espace par le biais d'une politique de mise en
réserve. Cependant, les nouvelles réglementations n'ont pas freiné les flux de touristes, elles
ont paradoxalement fait peser de plus en plus de contraintes sur les usagers locaux. Face à la
disparition programmée du peyotl dans cette zone, les Wixaritari doivent respecter désormais
des quotas de cueillette, ce qui occasionne une baisse de la consommation de cette plante lors
des différentes fêtes annuelles, et une augmentation de la consommation d'alcool.
La demande touristique concernant la pratique de rituels amérindiens a aussi bouleversé les
représentations et les modalités liées à cette pratique dans les milieux traditionnels. Face à ce
tourisme mystico-spirituel, certains Wixaritari ont su profiter de la fascination des étrangers et
proposer leurs services de " chamans " moyennant une rémunération. Il faut souligner ici que
la situation d'endettement dans laquelle se trouvent de nombreux Wixaritari, décrite par S.
Durin dans sa thèse doctorale (Durin, 2003), conduit inexorablement ces derniers vers " un
commerce à longue distance ", où certains Marakamé passent plus de temps à l'extérieur de la
" Sierra Huichol " dans le but de financer les rituels annuels dont ils ont la charge. La vente
d'artisanat ainsi que la réalisation de cérémonies chamaniques se sont propagées dans toutes
les grandes villes mexicaines, au point que le marché national atteigne une relative saturation
(Durin, 2003: 372) et contraigne les Wixaritari à se rendre toujours plus loin. D'ailleurs,
plusieurs Marakamé interrogés lors de mon enquête se rendaient plusieurs fois par an à
l'étranger, en France, aux États-Unis, au Canada, et même au Japon sur les abords du Mont
Fuji-Yama afin d'y réaliser des cérémonies. J'ai personnellement été témoin de ce type de
cérémonies sur des sites touristiques au Mexique, mais aussi dans le sud de la France où
l'Association " Arutam " avait fait venir le Marakamé Casiano de la communauté de San
Andrés de Cohamiata dans l'objectif de réaliser des cérémonies payantes et des ateliers
destinés à la vente de son artisanat. Autrefois, interdites aux étrangers, les cérémonies,
auxquelles j'ai assisté, s'ouvrent sous la demande étrangère en proposant un chamanisme
décontextualisé, dénué de toute fonction sociale communautaire, et à la portée de tous.
D'autant que la réussite économique de certains Marakamé, au détriment du reste de la
communauté tend à accroître les tensions internes, et développer des relations de concurrence
qui portent atteinte à la cohésion sociale de ces communautés. L'accueil récent de ses
populations touristiques au sein de leur habitat traditionnel induit aussi des bouleversements
significatifs, de nombreuses associations internationales proposant des voyages d'immersion
chamanique ont contribué au changement social local. Des habitats traditionnels faisant office
de grenier alimentaire sont transformés en habitation pour touristes, des témazcales de
tradition non-wixarica sont organisés afin de satisfaire la demande touristique, ou des
cérémonies chamaniques destinées aux touristes sont effectuées en dehors du calendrier
cérémoniel lié au cycle agricole.
D'autre part, l'étude de ces effets sur les cultures amérindiennes et plus précisément sur la
culture Wixarica ne peut se résumer à une interprétation en termes d'impacts négatifs et
acculturant pour les sociétés réceptrices. Bien au contraire, comme le montre J. Boissevain
dans son enquête (1992) sur l'Île de Malte, n'assiste-on pas à une revitalisation de certains
rituels amérindiens sous l'action du tourisme. Souvent accusé de polluer la culture dite "
authentique ", le tourisme pourrait induire une revalorisation d'un patrimoine culturel, qui se
concrétiserait chez la population locale par une réappropriation de certains éléments culturels
en train de se perdre.

Perçus comme étant les derniers représentants d'un chamanisme " authentique ", la fascination
des étrangers à l'égard des Wixaritari peut aider à renforcer les valeurs de leur tradition, et
entraîner par exemple les nouvelles générations de Wixaritari à devenir eux-mêmes
Marakamé. Lors des voyages entrepris à l'étranger, les Wixaritari comprennent réellement
l'enjeu qu'ils représentent aux yeux des Occidentaux. Eusebio par exemple, un des apprentis
chamans voyageant en France avec le Marakamé Casiano, a très bien compris l'intérêt qu'il
pouvait tirer de sa position de chaman. Percevant des milliers d'euros pour réaliser des
cérémonies et expliquer leur tradition, la vocation de " chaman " suscite ainsi un regain
d'intérêt. La production et la vente d'artisanat ont aussi été encouragées par la demande
croissante des étrangers. Bien qu'elle s'écarte de l'usage traditionnel destiné aux activités
religieuses, elle représente depuis le début des années soixante-dix un moyen de subsistance
non négligeable pour de nombreuses familles, et contribue ainsi à revitaliser la connaissance
de leur histoire mythique, et à sa diffusion auprès d'un large public. D'ailleurs, il est
intéressant de remarquer que ce commerce à longue distance peut entraîner la création de
nouveaux sites de pèlerinage, comme cela a été le cas près de la ville de Monterrey dans le
parc naturel de la " Huasteca ", où la construction d'un temple " xiriki ", près de là où pousse
le peyotl, représente un exemple significatif du processus de sacralisation de nouveaux
territoires par le biais du phénomène de ritualisation des activités commerciales.
Bibliographie

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Remarque

Vincent est anthropologue, Université de Perpignan.


Auteur de l'ouvrage Du tourisme au néochamanisme, Paris, L'Harmattan, 2011.

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