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108-2 | 2022
108-2
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/jsa/21330
ISSN : 1957-7842
Éditeur
Société des américanistes
Édition imprimée
Date de publication : 31 décembre 2022
Pagination : 224-232
ISSN : 0037-9174
Référence électronique
Frédéric Saumade, « Anath ARIEL DE VIDAS, Combinar para convivir. Etnografía de un pueblo nahua de la
Huasteca veracruzana en tiempos de modernización », Journal de la Société des américanistes [En ligne],
108-2 | 2022, mis en ligne le 30 décembre 2022, consulté le 17 mars 2023. URL : http://
journals.openedition.org/jsa/21330
Creative Commons - Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International - CC BY-SA 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/
Anath Ariel de Vidas, Combinar para convivir. Etnografía de un pueblo nahua d... 1
RÉFÉRENCE
Anath ARIEL DE VIDAS, Combinar para convivir. Etnografía de un pueblo nahua de la Huasteca
veracruzana en tiempos de modernización, Centro de Estudios Mexicanos
y Centroamericanos/Centro de Investigaciones y Estudios Superiores en Antropología
Social, Ciudad de México/El Colegio de San Luis, San Luis Potosí, 2021, 499 p., bibliogr.,
index, append., photos (en noir et en coul.), cartes, tabl., graph., glossaire.
1 Que peuvent les communautés amérindiennes, avec leurs univers rituels traditionnels,
face à l’interminable processus de « désenchantement du monde », dont Max Weber
avait magistralement analysé la dimension structurelle dans les sociétés de la
modernité ? Que reste-t-il des « vrais Indiens » depuis que ceux que l’on appelait,
à l’époque coloniale, gente de razón (« gens de raison ») leur ont imposé, avec le Dieu
unique et le pouvoir de l’écriture, la capitalisation du territoire et du vivant ?
Certainement beaucoup plus que ce qu’une approche essentialiste de la culture
laisserait entendre ; à cet égard, la Mésoamérique offre des exemples remarquables de
résilience, jusqu’au sein de communautés dont l’existence même, issue de
regroupements récents, résulte paradoxalement de l’action délétère des facteurs
d’altération liés à la civilisation occidentale et son histoire cumulative.
2 Au Mexique, Anath Ariel de Vidas s’est fait une spécialité de l’étude de communautés
amérindiennes marginales. On connaît son attrait pour les terrains a priori ingrats, qui
n’offrent aucun réconfort pittoresque à l’observateur, ni moins encore un « pedigree »
maïs frais (en saison) et tamales géants agrémentés de la viande de poulets sacrifiés. Ces
derniers doivent être des animaux du village, ceux-là mêmes qui déambulent au
quotidien dans les rues, appartiennent à la terre et « chantent lorsqu’ils voient les
collines », selon la belle expression d’un officiant (p. 152). Portant en elles-mêmes le
principe fondamental – matériel autant que spirituel – du « travail-force » (tekitl),
réunissant dans la commensalité les humains et les divinités récipiendaires, les
offrandes sont la manifestation la plus claire de ce cosmos où se combinent l’intériorité
autochtone et le rapport critique aux puissances externes. C’est particulièrement
évident lors du grand rituel du Chikomexochitl, lorsque ces offrandes sont disposées au
sommet de la colline sacrée désormais « bénie » par la croix, qui surplombe les terres
usurpées par les éleveurs métis dont l’altérité intimidante est assimilée à celle du diable
(p. 141) : « Las ofrendas en La Esperanza, a través de su disposición “combinada”, permiten a los
actores sociales expresar una consciencia propia de esta mezcla o mixidad de distintos horizontes
religiosos y, detrás de éstos, de distintas visiones del mundo o modelos ontológicos » (p. 262).
9 La dilection des autochtones pour la métonymie les conduit à réitérer, entre les fêtes du
calendrier chrétien et celles des cycles de la terre, des offrandes, certes différentes mais
structurellement articulées par un même principe combinatoire qui opère à chaque
niveau de l’organisation verticale et ternaire du cosmos. Cette litanie scandée progresse
tout au long de l’année, suivant une hiérarchie ascendante : la maison avec son autel
domestique, le village et ses lieux sacrés – les champs de maïs (milpas), les enclos de
bétail, la chapelle, le puits, le moulin de canne à sucre, le cimetière ou, dans les
alentours du village, les kubes (vestiges archéologiques en pierre auxquels on dédie des
offrandes) – et enfin le cerro de La Esperanza, la colline sacrée. Cependant, les gens de
La Esperanza sont portés à voir à chaque niveau des « répliques » qui leur permettent
de combiner des êtres hétérogènes dans un champ social unique (p. 264). Ainsi la
colline sacrée, dont on fait un équivalent des Tepas, peut-elle se décliner dans ses
analogues de l’étage du dessous, tantôt d’autres collines plus petites, tantôt des kubes, la
chapelle, ou encore la milpa, que les rites, et la référence obligée aux rites dans le
langage courant, font dialoguer les uns avec les autres. Dans le même sens, tous les rites
individuels célébrés par les cultivateurs dans les champs se répètent systématiquement
sous forme collective durant la fête patronale du 15 août, à laquelle un chapitre entier
est consacré (certains informateurs de l’anthropologue auraient voulu que tout le livre
le soit). La riche iconographie, placée dans le cahier central de l’ouvrage, rend compte
de cet univers enchâssé par l’éthique oblative, rythmé par les redondances, animé par
les danses rituelles.
10 La dernière partie aborde une thématique classique des études mésoaméricaines : les
fleurs, l’une des rares offrandes qui ne se mangent pas, dont l’omniprésence dans les
rites oblatifs de La Esperanza conduit Ariel de Vidas à en développer l’analyse, en
commençant par l’ethnographie locale – où se détache en particulier la fleur de
cenmpasúchil. Cette sorte d’œillet d’Amérique centrale, que l’on retrouve un peu partout
au Mexique lors de la fête des Morts, était déjà au centre des rituels préhispaniques, où
il était associé symboliquement au feu, à l’eau, à la végétation et à la souveraineté. La
fleur, bien qu’indissociable des rites de la guerre et du sacrifice humain 3, frappa les
grands évangélisateurs qui se firent les précieux ethnographes des temps
préhispaniques, Bernardino de Sahagún et Diego Durán en particulier. En dépit de la
profonde aversion de ces missionnaires pour de telles cérémonies, dans lesquelles ils
affirmaient reconnaître l’œuvre du diable, l’omniprésence des fleurs dans la
symbolique mésoaméricaine leur inspira une voie de transition pour l’évangélisation
des Indiens. Ariel de Vidas relève ainsi le tour de force de Sahagún qui, en 1583,
traduisit des psaumes en nahuatl en associant les métaphores du « monde fleur » à la
présentation de la Vierge dans un jardin fleuri. Par ailleurs, on sait que l’apparition de
la Vierge de Guadalupe à l’Indien Juan Diego en 1531 eut pour corollaire un don de
fleurs à l’homme, lesquelles se transformèrent ensuite en image de la mère du Christ.
Par l’un de ces jeux de miroir qui… fleurissent au Mexique, la commutation de la Vierge
et des fleurs pourrait aussi résulter de l’assimilation implicite de la sainte catholique
à Xochiquétzal, déesse aztèque des fleurs (p. 343-344).
11 Á partir de l’étude de cas d’une simple ranchería, on se retrouve, par la référence aux
fleurs, au cœur d’un problème majeur de l’anthropologie et de l’histoire
mésoaméricaniste4. Comment les évangélisateurs ont-ils entrepris de gérer la transition
d’un « paganisme » hyper-sacrificiel au christianisme, d’une débauche de « fleurs
létales » au seul « vrai sacrifice », celui du Christ ? Et comment, en retour, les Indiens
ont-ils réussi à déjouer les ratiocinations des théologiens pour maintenir, sous des
versions sans cesse transformées par les vagues d’une histoire particulièrement
turbulente, leur costumbre, soit un univers symbolique propre ayant intégré des
références, parfois nettement re-contextualisées, aux figures chrétiennes ? Et à ce jeu,
qui gagne vraiment ?
12 Ariel de Vidas propose sur ce point une intéressante analyse historique, qui commence
à l’époque coloniale, avec la reconnaissance par la vice-royauté de la liberté relative des
Indiens de pratiquer leurs coutumes, à l’instar des paysans en Espagne, dans la mesure
où elles ne contrevenaient pas aux préceptes de la religion ni aux lois civiles (p. 363).
Parce qu’elles avaient pu ainsi se maintenir en s’adaptant, les costumbres apparaissaient
aux yeux des religieux comme des poches de résistance d’idolâtrie qui justifiaient la
marginalisation des Indiens, surtout lorsque ceux-ci appartenaient à des communautés
aussi isolées que l’est aujourd’hui La Esperanza. Cette marginalisation ne fit que
s’accroître avec la modernisation de l’administration coloniale, au début du règne des
Bourbons, puis après l’Indépendance (1821) et la Révolution (1910-1917), le pouvoir
politique rejoignant le pouvoir religieux sur le constat d’arriération irrémédiable des
Indiens restés fidèles à leur appareil symbolico-rituel. Puis, à la suite du concile
Vatican II (1962), tandis que la concurrence évangélique commençait à se manifester au
Mexique comme ailleurs, et que l’État fédéral développait une politique indigéniste de
patrimonialisation, tendant à réduire les cultures amérindiennes à une rationalisation
muséographique et scripturaire, le clergé mexicain choisit, au début des années 2000,
de sortir de son hostilité franche aux rites « païens » pour entreprendre de les
accorder, dans la mesure du possible, au culte chrétien. Ainsi, en promouvant la
« pastorale indigène », l’Église renouait-elle avec l’inspiration des pionniers de
l’évangélisation : établir des racines communes entre les croyances des Indiens et la
Bible, partant du principe que « les cultures autochtones détiennent les “semences du
Verbe” » (« las semillas del Verbo », p. 378). On retrouve là le dilemme des missionnaires
du XVIe siècle, tendus par l’effort dialectique soit de traduire l’Écriture sainte en langue
amérindienne, tels Sahagún, soit d’admirer le langage « pur » des « sauvages », sorte de
mythe des origines préchrétien, incompréhensible et pour cela même lumineux, tel
qu’il apparut au protestant Jean de Léry au Brésil, lorsqu’il découvrit, fasciné, les
palabres cérémonielles des Tupinamba et qu’il les retranscrivit en forme de
glossolalies5. À La Esperanza, la pastorale indigène implique la reconnaissance par le
curé de la valeur originelle de la culture autochtone, et le sens des croyances telles que
celles relatives aux fleurs, dans un processus d’« inculturation » qui fait revivre
explicitement l’indigène au sein du catholicisme (p. 379).
13 Parallèlement, on voit les Indiens, souvent illettrés ou tout au mieux non-lecteurs,
absorber la puissance du livre et des savoirs diffusés par l’écriture. Ayant remarqué ce
trait, au début de son enquête, Ariel de Vidas voulut justifier sa présence sur le terrain
par son futur livre qui devait, aux yeux des autochtones, préserver le « patrimoine » de
La Esperanza, un hameau menacé par les ravages démographiques de l’émigration. Elle
prit même la peine d’organiser, à mi-parcours, une séance de lecture des premiers
chapitres devant les habitants, une expérience d’« oralité seconde » dont elle a rendu
compte dans une autre publication (Ariel de Vidas 2015). Mais outre la pertinence de
cet exercice réflexif, indépendamment du travail de l’ethnographe, l’écriture et le livre
s’étaient déjà imposés chez les Indiens comme un nouvel objet de sacralisation, propre
à entrer dans les cycles oblatifs du rituel. Ainsi, dans le sac de la sage-femme chargée de
diriger un rituel de naissance, parmi d’autres objets sacrés se trouvent un « livre de
texte » et un stylo. Le livre est ici considéré comme un « objet médecine », propre
à faciliter au nouveau-né son accès futur aux études et à une promotion sociale dans
l’univers globalisé de l’extérieur (p. 407).
14 Cette dernière perspective sur le monde extérieur, qui devient pour les Indiens
d’aujourd’hui la seule issue économique viable, nous inspire pour terminer un petit
commentaire, qui n’enlève rien à la grande qualité de l’ouvrage d’Ariel de Vidas. Si
celui-ci a le mérite de valoriser la culture d’une population amérindienne méconnue,
travaillant avec obstination à « combiner pour coexister » avec le monde environnant,
on sent bien que la conception éthique revendiquée par l’auteur, qui l’introduit dans la
dynamique locale du don, l’a obligée, en dépit de sa perspicacité théorique et de son
flair ethnographique, à brosser de la communauté un portrait non exempt d’une
certaine idéalisation. Elle perçoit d’ailleurs le piège dans le chapitre introductif, qui
décrit le système de coopération, régi par un attendu consensuel que les comuneros de
La Esperanza se plaisent à rappeler comme un gage d’harmonie. Ceux qui ne se plient
pas aux nécessités du travail collectif sont marginalisés et progressivement exclus
(p. 95). Or, la communauté ne saurait vivre sans les ressources du monde extérieur et
des migrants qui s’en vont travailler dans les usines d’assemblage (maquiladoras) de
Reynosa – la ville frontalière de l’État de Tamaulipas –, prennent leurs vacances pour la
fête patronale à laquelle ils contribuent, voire reviennent – ou projettent de revenir –
s’y installer plus tard définitivement. Ils sont pour la plupart terrifiés par la violence de
Reynosa (p. 89), « zone rouge » du narcotrafic, de l’activité criminelle des cartels et des
« coyotes » (passeurs mafieux de la frontière), et l’une des capitales mondiales de la
prostitution. La Esperanza, qui ne se trouve pas sur les terres où sévissent les cartels,
leur apparaît alors comme un havre de paix ; mais jusqu’à quand cette communauté
pourrait-elle rester imperméable à la violence dont l’État de Veracruz est, dans d’autres
de ses régions, devenu l’un des tristes hauts lieux ? Bien sûr, il est absolument exclu de
suggérer la moindre approche ethnographique de ces faits. On ne saurait reprocher
à Anath Ariel de Vidas de s’être arrêtée sur cette frontière infranchissable, et de ne pas
importuner ses hôtes avec des questions relatives au contexte national et régional de la
criminalité, même si ce contexte concerne, de près ou de loin, des communautés
autochtones, aussi consensuelles et ramassées sur elles-mêmes que les Nahua de
La Esperanza. Si le hameau devait continuer de résister aux pressions délétères de la
modernité, et parvenait à se régénérer par les apports externes au lieu de disparaître
démographiquement, comment ses habitants pourraient-ils conserver leur éthique
BIBLIOGRAPHIE
ARIEL DE VIDAS Anath
2002 Le Tonnerre n’habite plus ici. Culture de la marginalité chez les Indiens teneek (Mexique), Éd. de
l’École des hautes études en sciences sociales, Paris.
CERTEAU Michel de
1975 L’Écriture de l’histoire, Gallimard, Paris.
DUVERGER Christian
1979 La Fleur létale. Économie du sacrifice aztèque, Le Seuil, Paris.
SAUMADE Frédéric
2008 Maçatl. Les transformations des jeux taurins au Mexique, Presses universitaires de Bordeaux,
Bordeaux.
SAUMADE Frédéric
2010 « ¿Pueden los indios modernos convertir al hombre blanco ? Fiesta patronal y rodeo entre
los huicholes del occidente mexicano », Cuicuilco, 17 (48), p. 229-256.
NOTES
1. Pour la synthèse historique de la formation de la ranchería, voir p. 54-77.
2. On retrouve cette torsion grammaticale du castillan ailleurs au Mexique. Voir, par
exemple, pour les Huichol, le beau livre de Torres (2000).
3. Voir l’ouvrage classique de Christian Duverger (1979).
4. Le chapitre VII est significativement intitulé « Lo más importante son las flores »,
d’après l’expression d’un informateur de l’autrice.
5. Voir la célèbre analyse de Michel de Certeau (1975, p. 215-248).
6. Sur la dépense ostentatoire et l’importance de l’argent dans les fêtes patronales et le
carnaval de communautés amérindiennes des États de Tlaxcala, d’Hidalgo et de Jalisco
(enquêtes menées entre 2000 et 2008), voir Saumade (2008 et 2010).
AUTEURS
FRÉDÉRIC SAUMADE
Aix-Marseille université – CNRS, IDEMEC, Aix-en-Provence