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Journal de la Société des américanistes 

108-2 | 2022
108-2

Anath ARIEL DE VIDAS, Combinar para convivir.


Etnografía de un pueblo nahua de la Huasteca
veracruzana en tiempos de modernización
Frédéric Saumade

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/jsa/21330
ISSN : 1957-7842

Éditeur
Société des américanistes

Édition imprimée
Date de publication : 31 décembre 2022
Pagination : 224-232
ISSN : 0037-9174
 

Référence électronique
Frédéric Saumade, « Anath ARIEL DE VIDAS, Combinar para convivir. Etnografía de un pueblo nahua de la
Huasteca veracruzana en tiempos de modernización », Journal de la Société des américanistes [En ligne],
108-2 | 2022, mis en ligne le 30 décembre 2022, consulté le 17 mars 2023. URL : http://
journals.openedition.org/jsa/21330

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https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/
Anath Ariel de Vidas, Combinar para convivir. Etnografía de un pueblo nahua d... 1

Anath ARIEL DE VIDAS, Combinar para


convivir. Etnografía de un pueblo nahua
de la Huasteca veracruzana en tiempos
de modernización
Frédéric Saumade

RÉFÉRENCE
Anath ARIEL DE VIDAS, Combinar para convivir. Etnografía de un pueblo nahua de la Huasteca
veracruzana en tiempos de modernización, Centro de Estudios Mexicanos
y Centroamericanos/Centro de Investigaciones y Estudios Superiores en Antropología
Social, Ciudad de México/El Colegio de San Luis, San Luis Potosí, 2021, 499 p., bibliogr.,
index, append., photos (en noir et en coul.), cartes, tabl., graph., glossaire.

1 Que peuvent les communautés amérindiennes, avec leurs univers rituels traditionnels,
face à l’interminable processus de « désenchantement du monde », dont Max Weber
avait magistralement analysé la dimension structurelle dans les sociétés de la
modernité ? Que reste-t-il des « vrais Indiens » depuis que ceux que l’on appelait,
à l’époque coloniale, gente de razón (« gens de raison ») leur ont imposé, avec le Dieu
unique et le pouvoir de l’écriture, la capitalisation du territoire et du vivant ?
Certainement beaucoup plus que ce qu’une approche essentialiste de la culture
laisserait entendre ; à cet égard, la Mésoamérique offre des exemples remarquables de
résilience, jusqu’au sein de communautés dont l’existence même, issue de
regroupements récents, résulte paradoxalement de l’action délétère des facteurs
d’altération liés à la civilisation occidentale et son histoire cumulative.
2 Au Mexique, Anath Ariel de Vidas s’est fait une spécialité de l’étude de communautés
amérindiennes marginales. On connaît son attrait pour les terrains a priori ingrats, qui
n’offrent aucun réconfort pittoresque à l’observateur, ni moins encore un « pedigree »

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ethnographique de prestige, comme on pourrait le dire des Huichol, des Tarahumara ou


des Tzotzil, par exemple. Ainsi, au début des années 2000, consacra-t-elle une très belle
monographie aux Teneek de la Huastèque de l’État de Veracruz, jusqu’alors très peu
étudiés (Ariel de Vidas 2002). Après une première expérience aussi marquante, ce n’est
pas le moindre de ses mérites que d’avoir poursuivi la quête de groupes rares,
particulièrement maltraités par l’histoire, voire cachés dans le luxuriant paysage
culturel national. Restant campée sur ses bases de la Huastèque de l’État de Veracruz,
elle s’est intéressée, au fil d’une dizaine d’années de séjours ponctuels, à la petite
communauté nahua de La Esperanza, dont traite le présent ouvrage.
3 Cette très modeste sous-section administrative du Municipio de Tantoyuca, que l’on
qualifiera plus communément de ranchería (hameau), peuplée de 154 habitants répartis
en 46 maisons à peine, s’est constituée progressivement au cours du XXe siècle, après la
Révolution et la Réforme agraire de la fin des années 1930, suite à un regroupement de
familles de comuneros (communautés paysannes ayant bénéficié du démembrement des
grandes haciendas lors de la Révolution)1. Ici, sur ces terres chaudes de la région du
Golfe, il n’y a guère de « profondeur ancestrale » (p. 43). Pourtant, en se familiarisant
avec la vie quotidienne, les rites de passage et les festivités qui s’y déroulent, Ariel de
Vidas décèle, par-delà les oppositions tranchées entre « modernité » et « tradition »,
une éthique de la convivialité entre les humains et les entités « non humaines » (selon
la phraséologie désormais établie), grâce à laquelle les habitants se reconnaissent une
identité paysanne différenciée de celle des « gens de la ville » et des voisins métis. Or,
ce sentiment d’appartenance et d’enracinement repose sur une mythologie historique
et des rites afférents dont les plus anciens habitants savent retracer la genèse,
évoquant, dans les entretiens avec l’ethnographe, les personnages et les phénomènes
réels qui en ont inspiré la célébration. Il s’agit, en l’occurrence, de la grande sècheresse
des années 1950 qui aurait été miraculeusement stoppée par l’intervention d’un
personnage charismatique venu de l’extérieur, un « ancien » (ueuejtlakatl), un « homme-
dieu » pour certains, dénommé Antonio Morales (p. 103 et suiv.). Ce qui est surprenant,
ici, c’est non seulement le fait que des gens disent avoir bien connu cet être divin – dont
le passage à La Esperanza, et le rituel commémoratif qui s’en est suivi auraient permis
le retour saisonnier de la pluie –, mais aussi et surtout que le rituel en question est
devenu une cérémonie fondamentale, structurant toutes les autres. Mieux : cette
dernière a l’apparence d’un rite d’origine préhispanique alors qu’elle n’est qu’une
construction de toutes pièces, réalisée par des gens qui n’auraient manifestement
aucune conscience d’une telle profondeur historique si l’anthropologue n’était pas là
pour la mettre en exergue (p. 102).
4 Par la réitération annuelle d’une offrande à la colline sacrée – le cerro La Esperanza qui
forme l’horizon des habitants –, le rite propitiatoire du Chikomexochitl (« sept-fleur » en
nahuatl) célèbre le don du maïs aux humains. Ce grand rituel, dont on peut observer la
diffusion dans d’autres communautés de la Huastèque, est le point culminant du
costumbre (« coutume », soit l’ensemble du système symbolique et des pratiques
afférentes), un vocable espagnol ici employé au masculin 2. Il exalte le rapport de
communication interactive des gens de La Esperanza avec les entités non humaines, la
colline sacrée, le maïs, la terre, l’eau du ciel et des puits, mais aussi les divinités
chrétiennes qui sont « de la partie » : le Christ, dont le curé du village, se voulant
œcuménique, a imposé – en échange de bons procédés – l’érection de la croix au
sommet du cerro ; la Vierge également, choisie comme sainte-patronne depuis le
« miracle », commémoré par la fête du 15 août, dont la magnificence étonne pour une

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communauté aussi petite et pauvre. Le rite propitiatoire du Chikomexochitl déploie, par


la débauche de travail, d’offrandes de fleurs et de nourriture données à voir, l’« éthique
singulière » des habitants.
5 Cette éthique transparait aussi bien dans les tâches collectives de la vie quotidienne
(faenas, tekitl) que dans celles de l’organisation des rituels, toutes patiemment décrites
par Ariel de Vidas avec force détails ethnographiques. Les Nahua de La Esperanza sont
voués à donner de leur personne et se répandre en sacrifices pour la communauté, afin
d’échanger et de partager la nourriture avec ceux qui font circuler la vie grâce à ces
offrandes : les Tepas, ces esprits de la terre animant les trois couches de l’univers, le
ciel, la terre et l’inframonde, une trilogie verticale typique des groupes autochtones de
la Huastèque. Affectés par les pressions de la modernité, notamment la crise
démographique liée à la nécessité d’aller chercher des activités rémunérées vers le
nord (le point de chute privilégié des migrants est la ville-frontière de Reynosa, dans
l’État de Tamaulipas), les habitants de La Esperanza s’efforcent de rester fidèles à leur
philosophie, tiraillés néanmoins par la concurrence religieuse entre une église
catholique – toujours prête à s’immiscer dans les célébrations traditionnelles pour en
récupérer la force cohésive tout en tempérant leur « paganisme » – et un prosélytisme
évangélique en progression qui rejette les « superstitions » locales, attribuées
à l’influence du diable.
6 La capacité adaptative dont ces Indiens font preuve impose à l’anthropologue,
confrontée aux multiples paradoxes révélés par l’ethnographie, une approche
combinatoire qui ne saurait se satisfaire de clivages tranchés entre des concepts
d’identité et d’ontologies homogènes. En l’espèce, si Ariel de Vidas semble accepter ce
qui tend à devenir le nouveau lieu commun de la théorie générale – l’opposition
descolienne entre l’Occident « naturaliste » et les autres civilisations caractérisées par
un régime ontologique alternatif (totémiste, analogiste, animiste) –, elle voit dans
l’acception locale du costumbre non pas un syncrétisme ou une hybridation, mais bien
plutôt une « hétérogénéité religieuse multi-temporelle » où les référents se mêlent et
s’interfécondent (p. 113). Cette faculté de « combiner pour coexister », en intégrant les
différences irréductibles entre les « non-humains » (divinités chrétiennes et Tepas,
hauteurs et profondeurs, terre et eau, maïs et animaux domestiques, etc.) dans un
système relationnel spécifique, rapprocherait les Nahua de La Esperanza d’une
ontologie analogique, propice aux amalgames (p. 38).
7 Au fil d’une monographie classique, sont abordés successivement les structures agraire
et politique, la conception consensuelle de l’autorité, la division sexuée du travail
quotidien et de l’organisation de la fête patronale, les luttes sociales contre les éleveurs
métis qui ont usurpé des parcelles de territoire communautaire, la démographie et les
cycles migratoires, l’analyse de la cosmogonie verticale et de ses trois couches, la
mythologie (combinant fond mésoaméricain et commémoration d’événements
historiques miraculeux) et le système rituel (rites domestiques et collectifs, rites de
naissance, de guérison, de mort et de passages saisonniers). Ariel de Vidas repère une
série d’emboîtements métonymiques, caractéristique de l’analogisme, qui permet de
relier et de faire coexister explicitement des éléments distincts, appartenant à des
champs sémantiques que la rationalité occidentale tendrait à séparer.
8 Les offrandes aux Tepas, superposées selon le principe cosmologique des trois couches
(dont il faut assurer, sous la direction des spécialistes rituels, l’interdépendance),
combinent fleurs, monnaies, bougies, cigarettes, bière, pains anthropomorphes, épis de

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maïs frais (en saison) et tamales géants agrémentés de la viande de poulets sacrifiés. Ces
derniers doivent être des animaux du village, ceux-là mêmes qui déambulent au
quotidien dans les rues, appartiennent à la terre et « chantent lorsqu’ils voient les
collines », selon la belle expression d’un officiant (p. 152). Portant en elles-mêmes le
principe fondamental – matériel autant que spirituel – du « travail-force » (tekitl),
réunissant dans la commensalité les humains et les divinités récipiendaires, les
offrandes sont la manifestation la plus claire de ce cosmos où se combinent l’intériorité
autochtone et le rapport critique aux puissances externes. C’est particulièrement
évident lors du grand rituel du Chikomexochitl, lorsque ces offrandes sont disposées au
sommet de la colline sacrée désormais « bénie » par la croix, qui surplombe les terres
usurpées par les éleveurs métis dont l’altérité intimidante est assimilée à celle du diable
(p. 141) : « Las ofrendas en La Esperanza, a través de su disposición “combinada”, permiten a los
actores sociales expresar una consciencia propia de esta mezcla o mixidad de distintos horizontes
religiosos y, detrás de éstos, de distintas visiones del mundo o modelos ontológicos » (p. 262).
9 La dilection des autochtones pour la métonymie les conduit à réitérer, entre les fêtes du
calendrier chrétien et celles des cycles de la terre, des offrandes, certes différentes mais
structurellement articulées par un même principe combinatoire qui opère à chaque
niveau de l’organisation verticale et ternaire du cosmos. Cette litanie scandée progresse
tout au long de l’année, suivant une hiérarchie ascendante : la maison avec son autel
domestique, le village et ses lieux sacrés – les champs de maïs (milpas), les enclos de
bétail, la chapelle, le puits, le moulin de canne à sucre, le cimetière ou, dans les
alentours du village, les kubes (vestiges archéologiques en pierre auxquels on dédie des
offrandes) – et enfin le cerro de La Esperanza, la colline sacrée. Cependant, les gens de
La Esperanza sont portés à voir à chaque niveau des « répliques » qui leur permettent
de combiner des êtres hétérogènes dans un champ social unique (p. 264). Ainsi la
colline sacrée, dont on fait un équivalent des Tepas, peut-elle se décliner dans ses
analogues de l’étage du dessous, tantôt d’autres collines plus petites, tantôt des kubes, la
chapelle, ou encore la milpa, que les rites, et la référence obligée aux rites dans le
langage courant, font dialoguer les uns avec les autres. Dans le même sens, tous les rites
individuels célébrés par les cultivateurs dans les champs se répètent systématiquement
sous forme collective durant la fête patronale du 15 août, à laquelle un chapitre entier
est consacré (certains informateurs de l’anthropologue auraient voulu que tout le livre
le soit). La riche iconographie, placée dans le cahier central de l’ouvrage, rend compte
de cet univers enchâssé par l’éthique oblative, rythmé par les redondances, animé par
les danses rituelles.
10 La dernière partie aborde une thématique classique des études mésoaméricaines : les
fleurs, l’une des rares offrandes qui ne se mangent pas, dont l’omniprésence dans les
rites oblatifs de La Esperanza conduit Ariel de Vidas à en développer l’analyse, en
commençant par l’ethnographie locale – où se détache en particulier la fleur de
cenmpasúchil. Cette sorte d’œillet d’Amérique centrale, que l’on retrouve un peu partout
au Mexique lors de la fête des Morts, était déjà au centre des rituels préhispaniques, où
il était associé symboliquement au feu, à l’eau, à la végétation et à la souveraineté. La
fleur, bien qu’indissociable des rites de la guerre et du sacrifice humain 3, frappa les
grands évangélisateurs qui se firent les précieux ethnographes des temps
préhispaniques, Bernardino de Sahagún et Diego Durán en particulier. En dépit de la
profonde aversion de ces missionnaires pour de telles cérémonies, dans lesquelles ils
affirmaient reconnaître l’œuvre du diable, l’omniprésence des fleurs dans la
symbolique mésoaméricaine leur inspira une voie de transition pour l’évangélisation

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des Indiens. Ariel de Vidas relève ainsi le tour de force de Sahagún qui, en 1583,
traduisit des psaumes en nahuatl en associant les métaphores du « monde fleur » à la
présentation de la Vierge dans un jardin fleuri. Par ailleurs, on sait que l’apparition de
la Vierge de Guadalupe à l’Indien Juan Diego en 1531 eut pour corollaire un don de
fleurs à l’homme, lesquelles se transformèrent ensuite en image de la mère du Christ.
Par l’un de ces jeux de miroir qui… fleurissent au Mexique, la commutation de la Vierge
et des fleurs pourrait aussi résulter de l’assimilation implicite de la sainte catholique
à Xochiquétzal, déesse aztèque des fleurs (p. 343-344).
11 Á partir de l’étude de cas d’une simple ranchería, on se retrouve, par la référence aux
fleurs, au cœur d’un problème majeur de l’anthropologie et de l’histoire
mésoaméricaniste4. Comment les évangélisateurs ont-ils entrepris de gérer la transition
d’un « paganisme » hyper-sacrificiel au christianisme, d’une débauche de « fleurs
létales » au seul « vrai sacrifice », celui du Christ ? Et comment, en retour, les Indiens
ont-ils réussi à déjouer les ratiocinations des théologiens pour maintenir, sous des
versions sans cesse transformées par les vagues d’une histoire particulièrement
turbulente, leur costumbre, soit un univers symbolique propre ayant intégré des
références, parfois nettement re-contextualisées, aux figures chrétiennes ? Et à ce jeu,
qui gagne vraiment ?
12 Ariel de Vidas propose sur ce point une intéressante analyse historique, qui commence
à l’époque coloniale, avec la reconnaissance par la vice-royauté de la liberté relative des
Indiens de pratiquer leurs coutumes, à l’instar des paysans en Espagne, dans la mesure
où elles ne contrevenaient pas aux préceptes de la religion ni aux lois civiles (p. 363).
Parce qu’elles avaient pu ainsi se maintenir en s’adaptant, les costumbres apparaissaient
aux yeux des religieux comme des poches de résistance d’idolâtrie qui justifiaient la
marginalisation des Indiens, surtout lorsque ceux-ci appartenaient à des communautés
aussi isolées que l’est aujourd’hui La Esperanza. Cette marginalisation ne fit que
s’accroître avec la modernisation de l’administration coloniale, au début du règne des
Bourbons, puis après l’Indépendance (1821) et la Révolution (1910-1917), le pouvoir
politique rejoignant le pouvoir religieux sur le constat d’arriération irrémédiable des
Indiens restés fidèles à leur appareil symbolico-rituel. Puis, à la suite du concile
Vatican II (1962), tandis que la concurrence évangélique commençait à se manifester au
Mexique comme ailleurs, et que l’État fédéral développait une politique indigéniste de
patrimonialisation, tendant à réduire les cultures amérindiennes à une rationalisation
muséographique et scripturaire, le clergé mexicain choisit, au début des années 2000,
de sortir de son hostilité franche aux rites « païens » pour entreprendre de les
accorder, dans la mesure du possible, au culte chrétien. Ainsi, en promouvant la
« pastorale indigène », l’Église renouait-elle avec l’inspiration des pionniers de
l’évangélisation : établir des racines communes entre les croyances des Indiens et la
Bible, partant du principe que « les cultures autochtones détiennent les “semences du
Verbe” » (« las semillas del Verbo », p. 378). On retrouve là le dilemme des missionnaires
du XVIe siècle, tendus par l’effort dialectique soit de traduire l’Écriture sainte en langue
amérindienne, tels Sahagún, soit d’admirer le langage « pur » des « sauvages », sorte de
mythe des origines préchrétien, incompréhensible et pour cela même lumineux, tel
qu’il apparut au protestant Jean de Léry au Brésil, lorsqu’il découvrit, fasciné, les
palabres cérémonielles des Tupinamba et qu’il les retranscrivit en forme de
glossolalies5. À La Esperanza, la pastorale indigène implique la reconnaissance par le
curé de la valeur originelle de la culture autochtone, et le sens des croyances telles que

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celles relatives aux fleurs, dans un processus d’« inculturation » qui fait revivre
explicitement l’indigène au sein du catholicisme (p. 379).
13 Parallèlement, on voit les Indiens, souvent illettrés ou tout au mieux non-lecteurs,
absorber la puissance du livre et des savoirs diffusés par l’écriture. Ayant remarqué ce
trait, au début de son enquête, Ariel de Vidas voulut justifier sa présence sur le terrain
par son futur livre qui devait, aux yeux des autochtones, préserver le « patrimoine » de
La Esperanza, un hameau menacé par les ravages démographiques de l’émigration. Elle
prit même la peine d’organiser, à mi-parcours, une séance de lecture des premiers
chapitres devant les habitants, une expérience d’« oralité seconde » dont elle a rendu
compte dans une autre publication (Ariel de Vidas 2015). Mais outre la pertinence de
cet exercice réflexif, indépendamment du travail de l’ethnographe, l’écriture et le livre
s’étaient déjà imposés chez les Indiens comme un nouvel objet de sacralisation, propre
à entrer dans les cycles oblatifs du rituel. Ainsi, dans le sac de la sage-femme chargée de
diriger un rituel de naissance, parmi d’autres objets sacrés se trouvent un « livre de
texte » et un stylo. Le livre est ici considéré comme un « objet médecine », propre
à faciliter au nouveau-né son accès futur aux études et à une promotion sociale dans
l’univers globalisé de l’extérieur (p. 407).
14 Cette dernière perspective sur le monde extérieur, qui devient pour les Indiens
d’aujourd’hui la seule issue économique viable, nous inspire pour terminer un petit
commentaire, qui n’enlève rien à la grande qualité de l’ouvrage d’Ariel de Vidas. Si
celui-ci a le mérite de valoriser la culture d’une population amérindienne méconnue,
travaillant avec obstination à « combiner pour coexister » avec le monde environnant,
on sent bien que la conception éthique revendiquée par l’auteur, qui l’introduit dans la
dynamique locale du don, l’a obligée, en dépit de sa perspicacité théorique et de son
flair ethnographique, à brosser de la communauté un portrait non exempt d’une
certaine idéalisation. Elle perçoit d’ailleurs le piège dans le chapitre introductif, qui
décrit le système de coopération, régi par un attendu consensuel que les comuneros de
La Esperanza se plaisent à rappeler comme un gage d’harmonie. Ceux qui ne se plient
pas aux nécessités du travail collectif sont marginalisés et progressivement exclus
(p. 95). Or, la communauté ne saurait vivre sans les ressources du monde extérieur et
des migrants qui s’en vont travailler dans les usines d’assemblage (maquiladoras) de
Reynosa – la ville frontalière de l’État de Tamaulipas –, prennent leurs vacances pour la
fête patronale à laquelle ils contribuent, voire reviennent – ou projettent de revenir –
s’y installer plus tard définitivement. Ils sont pour la plupart terrifiés par la violence de
Reynosa (p. 89), « zone rouge » du narcotrafic, de l’activité criminelle des cartels et des
« coyotes » (passeurs mafieux de la frontière), et l’une des capitales mondiales de la
prostitution. La Esperanza, qui ne se trouve pas sur les terres où sévissent les cartels,
leur apparaît alors comme un havre de paix ; mais jusqu’à quand cette communauté
pourrait-elle rester imperméable à la violence dont l’État de Veracruz est, dans d’autres
de ses régions, devenu l’un des tristes hauts lieux ? Bien sûr, il est absolument exclu de
suggérer la moindre approche ethnographique de ces faits. On ne saurait reprocher
à Anath Ariel de Vidas de s’être arrêtée sur cette frontière infranchissable, et de ne pas
importuner ses hôtes avec des questions relatives au contexte national et régional de la
criminalité, même si ce contexte concerne, de près ou de loin, des communautés
autochtones, aussi consensuelles et ramassées sur elles-mêmes que les Nahua de
La Esperanza. Si le hameau devait continuer de résister aux pressions délétères de la
modernité, et parvenait à se régénérer par les apports externes au lieu de disparaître
démographiquement, comment ses habitants pourraient-ils conserver leur éthique

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égalitaire sans qu’émerge parmi eux l’expression ostentatoire des promotions


économiques individuelles, dont la construction de la maison « en dur » (de concreto) du
migrant revenu n’est que la première étape ? À ce titre, la célébration de la fête
patronale, étonnamment brillante et attractive pour les métis des alentours, pourrait
devenir un enjeu. Si son budget – dont l’ethnographe reproduit le tableau dressé par les
« comptables » locaux (p. 310) – reste assez modeste et essentiellement contributif, il
serait intéressant de suivre son évolution dans les années à venir. La fête, dont Ariel de
Vidas montre très bien l’importance centrale pour les habitants, aussi bien sur le plan
symbolique que sur le plan matériel, pourrait-elle donner lieu à un processus
inflationniste tel que ceux observés dans d’autres communautés amérindiennes du
centre et de l’ouest du Mexique, certes plus grandes que La Esperanza, où la place de
l’argent, et celle des activités illégales environnantes, deviennent toujours plus
envahissantes, même si la revendication identitaire autour des rites traditionnels reste
majeure6 ?

BIBLIOGRAPHIE
ARIEL DE VIDAS Anath
2002 Le Tonnerre n’habite plus ici. Culture de la marginalité chez les Indiens teneek (Mexique), Éd. de
l’École des hautes études en sciences sociales, Paris.

ARIEL DE VIDAS Anath


2015 « La oralidad omitida. Tradición oral, historia transcrita y patrimonialización en un pueblo
nahua contemporáneo de México », Revista andina, 53, p. 137-149.

CERTEAU Michel de
1975 L’Écriture de l’histoire, Gallimard, Paris.

DUVERGER Christian
1979 La Fleur létale. Économie du sacrifice aztèque, Le Seuil, Paris.

SAUMADE Frédéric
2008 Maçatl. Les transformations des jeux taurins au Mexique, Presses universitaires de Bordeaux,
Bordeaux.

SAUMADE Frédéric
2010 « ¿Pueden los indios modernos convertir al hombre blanco ? Fiesta patronal y rodeo entre
los huicholes del occidente mexicano », Cuicuilco, 17 (48), p. 229-256.

TORRES José de Jesús


2000 El hostigamiento a “El costumbre” huichol, El Colegio de Michoacán/Universidad de
Guadalajara, Zamora.

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NOTES
1. Pour la synthèse historique de la formation de la ranchería, voir p. 54-77.
2. On retrouve cette torsion grammaticale du castillan ailleurs au Mexique. Voir, par
exemple, pour les Huichol, le beau livre de Torres (2000).
3. Voir l’ouvrage classique de Christian Duverger (1979).
4. Le chapitre VII est significativement intitulé « Lo más importante son las flores »,
d’après l’expression d’un informateur de l’autrice.
5. Voir la célèbre analyse de Michel de Certeau (1975, p. 215-248).
6. Sur la dépense ostentatoire et l’importance de l’argent dans les fêtes patronales et le
carnaval de communautés amérindiennes des États de Tlaxcala, d’Hidalgo et de Jalisco
(enquêtes menées entre 2000 et 2008), voir Saumade (2008 et 2010).

AUTEURS
FRÉDÉRIC SAUMADE
Aix-Marseille université – CNRS, IDEMEC, Aix-en-Provence

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