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compass
51(2), 2004, 177–190

Laënnec HURBON
Religions et génération dans la Caraı̈be

Les religions dans la Caraı¨be sont toutes ve´cues comme des dispositifs de recon-
stitution d’une me´moire dans le contexte de l’esclavage outre-atlantique. D’où le
rapport essentiel qui existerait entre religion et ge´ne´ration dans la Caraı¨be.
Cette hypothe`se est de´veloppe´e sur le double registre de la construction des
cultes afro-ame´ricains et des nouveaux mouvements religieux dans la re´gion.
Le culte des morts, la danse et la transe, les supports de repre´sentation des
divinite´s africaines que sont les chromolithographies donnent à voir un travail
constant de remise en route d’une solidarite´ ge´ne´rationnelle, tout en offrant la
possibilite´ de symboliser l’origine perdue par la traite des noirs. Avec les nou-
veaux mouvements religieux (comme le Mahikari et le Rastafari), nous assis-
tons encore à la pre´se´ance de la me´moire sur l’histoire, comme si les convertis,
en se croyant la dernie`re ge´ne´ration, se projetaient comme contemporains de la
traite des noirs et de l’esclavage.

Mots-clés: Caraı¨be . ge´ne´ration . mouvement religieux . traite des noirs

Religions in the Caribbean are experienced as ways of reconstituting memory


against the background of the slave trade. This is why there is an essential
link between religion and generation in the region. Cults of the dead, dance
and trance, and the representation of African deities reveal a permanent process
of creating solidarity among the slaves (i.e of a new generation), but at the same
time these cults offer the possibility of symbolizing the origins that were lost
during the slave trade. With the new religious movements such as Mahikari
and Rastafari, memory seems more important than history, as if the converts
believe that they are contemporary with the slave trade, while considering them-
selves the last generation of history.

Key words: Caribbean . generation . religious movements . slave trade

Si on comprend le concept de génération comme d’abord un rapport hori-


zontal entre vivants, puis entre vivants et morts, il n’y a pas de doute que
la plupart des religions viennent presque toujours s’inscrire comme ce qui
organise ce rapport, assure sa permanence et permet ainsi à l’individu de se
situer dans une collectivité. La génération est ce qui m’indique ma place
dans le temps, parce que tout d’abord elle me situe par rapport à des prédé-
cesseurs que je connais à travers un certain nombre de signes, de traces, de
documents (rites, légendes, mythes, récits, images, etc.) dans la mesure

DOI: 10.1177/0037768604043005
www.sagepublications.com & 2004 Social Compass
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même où je ne peux pas les influencer moi-même en tant que vivant et où je
suis amené cependant à découvrir et à en assumer l’absence.1 Cette articula-
tion à des prédécesseurs ne peut en aucun cas être de l’ordre biologique,2 car
ils me mettent en position de débiteur et me vouent à un travail constant de
déchiffrement de ma propre existence à travers un univers de signes hérité qui
constitue pour moi une mémoire sans laquelle je ne pourrai pas moi-même
me projeter dans un avenir.
Sans avoir la prétention d’entrer ici dans les différentes définitions possi-
bles de la religion et dans les controverses qu’elles suscitent selon qu’on
adopte par exemple—pour rester dans le champ de la sociologie—la position
de Mauss, ou celle de Durkheim ou encore celle de Weber, nous pouvons
soutenir provisoirement que les religions imposées ainsi que celles qui sont
créées dans le contexte du génocide indien, de la traite des noirs et de l’escla-
vage dans la Caraı̈be et dans les Amériques en général, sont toutes vécues
comme des dispositifs de reconstitution d’une mémoire, et même de manière
plus radicale, de produire de nouvelles représentations d’une origine.
La Caraı̈be, pour nous, renvoie à la fois aux ı̂les de colonisation britan-
nique (Jamaı̈que, Trinidad et Tobago, Dominique, Ste Lucie, les Bahamas,
etc.), espagnole (Cuba, République dominicaine, Porto Rico), française
(République d’Haı̈ti, Guadeloupe, Martinique, Guyane), néerlandaise
(Curaçao, Aruba, St Martin, Surinam), et toute la partie côtière de Colombie,
du Venezuela et du Mexique, tournée vers la mer des Caraı̈bes. La région a
connu différentes étapes dans sa formation: époque colombienne avec le
génocide indien, puis esclavagiste, coloniale et enfin, nationale. Tout en
cumulant diverses strates culturelles (européenne, africaine et amérindienne),
la Caraı̈be a comme caractéristique principale, pour reprendre ici le point de
vue du sociologue Jean Casimir (1991), d’être une (par l’histoire commune de
l’esclavage et de la colonisation) et divisible (par l’empreinte des différentes
puissances occidentales qui ont fait de la région un champ de bataille pendant
la période coloniale).
On se demandera ici si la Caraı̈be ne nous offre pas de manière privilégiée
la possibilité de comprendre le rapport essentiel qui existerait entre religion et
génération. Nous nous proposons ici de développer cette hypothèse en
recourant au double registre de la construction des religions afro-américaines
et des nouveaux mouvements religieux apparus dans la région des années
1970 à nos jours.

Les religions afro-américaines comme re-création du temps et


processus d’hybridation culturelle

L’expérience principale qui marque les esclaves au Nouveau Monde a été


celle d’une rupture violente avec les générations antérieures. Déjà, dans les
cales des négriers, lors de la traite des noirs, s’est inaugurée l’aventure
d’une séparation irrémédiable avec le monde des ancêtres, comme s’il
s’agissait d’un naufrage de la mémoire.3 Mais ce n’est point là un trauma-
tisme surajouté à la condition d’esclave. Celle-ci est toujours la condition
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de l’individu placé en dehors des rapports de filiation et qui, par conséquent,


comme l’a bien montré Claude Meillassoux (1986), un ‘‘non-né’’; il n’a alors
ni prédécesseurs, ni successeurs, et n’appartient à aucune génération. Dans
les plantations et dans les ateliers, les esclaves vont obligatoirement tenter
partout de se créer de nouveaux liens de solidarité. Là encore, l’institution
esclavagiste met tout en œuvre pour disperser les esclaves d’une même
ethnie et d’un même lignage, pour qu’ils ne puissent pas se reconnaı̂tre, et
qu’ils soient pris dans un processus d’atomisation4 qui rende plus facile la
soumission totale aux maı̂tres. L’imposition d’un nouveau nom à l’esclave
lui signifie son entrée définitive dans son statut d’esclave. Ce qui toutefois
demeure paradoxal, c’est la propension des compagnies de négriers et des
administrateurs de la société esclavagiste à faire participer l’esclave à la reli-
gion des maı̂tres. Sans doute visait-on ainsi à produire un effet d’amnésie
totale chez l’esclave. On sait en effet que le baptême imposé avant même
l’embarquement dans les négriers devait défaire les liens de l’esclave avec
son passé, avec ses ancêtres, c’est-à-dire avec ses traditions, en sorte que
celles-ci ne puissent plus tenir lieu de loi pour l’esclave par déficit total ou
défaillance radicale des signes qui transmettraient ces traditions.
Or ce à quoi l’on assiste presque partout où l’esclavage est établi, du moins
dans le Nouveau Monde, c’est à une tâche de reconstruction du temps. C’est
parce que l’esclave n’est pas censé disposer de prédécesseurs (ils sont en prin-
cipe restés en Afrique) que, pour lui, le rétablissement d’un lien social passe
d’abord par la quête de l’origine. La possibilité de symboliser l’origine lui
permet justement de mettre en route des rapports horizontaux avec ses com-
pagnons. On a coutume de considérer les révoltes des esclaves comme les pre-
miers moments de recouvrement de leur humanité aliénée (au sens strict), à
vrai dire, il semble plutôt que la tâche de reconstruction du temps détient
une valeur plus radicale au sens où il confère des assises plus profondes au
refus de la condition d’esclave. Prenons pour le moment trois exemples
dans le cadre de la production des religions afro-américaines: (1) le culte
des morts; (2) la danse et la transe; et (3) les supports de représentation des
divinités africaines.
Dans le cas du culte des morts, on peut dire que nous sommes en présence
des premiers gestes au travers desquels se reconstruisent les religions afri-
caines. Mais nous sommes loin d’une simple tâche de ressouvenir de vestiges,
de bribes, d’éléments divers auxquels les esclaves tentaient vaille que vaille de
se raccrocher pour ne point perdre totalement les traditions africaines. Le
culte des morts s’est manifesté comme un moment-clé de re-création des
liens avec les ancêtres et avec les divinités qu’ils honoraient. Une véritable
négation de la mort sociale que représente l’esclavage est ici à l’œuvre, car
tout se passe comme si les soins donnés par l’esclave à la sépulture étaient
la démonstration d’une reconquête de son humanité. Dans la mort, l’esclave
est censé être renvoyé auprès des ancêtres et il fait pour cela un voyage
de retour en Afrique sous les eaux en compagnie des divinités africaines.
Ce n’est point encore suffisant pour le rétablissement du lien générationnel
verrouillé par le mélange des ethnies sur les mêmes plantations. La musique,
la transe et la danse seront également des lieux privilégiés de reconstruction
du temps et de production d’une mémoire, qui ne feront pas non plus que
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remettre en contact avec une Afrique perdue, mais qui énonceront cette perte
en ouvrant paradoxalement une autre temporalité pouvant permettre de
transcender la condition d’esclave et de créer un système de reconnaissance
mutuelle entre les esclaves.
Dans un excellent ouvrage sur Sociologia de la musica tropical, Angel
Quintero Rivera (1999) soutient dans un chapitre intitulé: ‘‘Del Canto, el
baile . . . y el tiempo’’ que, dans le Nouveau Monde, nous assistons à des
manières particulières de faire l’expérience du temps et de l’espace, lesquelles
sont vécues dans les diverses formes musicales créées dans la Caraı̈be et dont
on ne peut pas dire qu’elles sont une simple transposition des musiques afri-
caines. Le noyau central des religions afro-américaines est justement la transe
qui survient en fonction des danses effectuées au rythme des battements du
tambour, instrument principal du culte. Certes, en Afrique, les relations
aux dieux s’éprouvaient à travers le phénomène de la possession, mais
dans la Caraı̈be et en Amérique latine, comme dans les communautés
noires des Etats-Unis, la transe et la possession reçoivent de manière irrécu-
sable une surdétermination qui est due au contexte de la déportation, ce
changement brutal d’un espace à un autre, et aux conditions de déshumani-
sation de l’esclavage. La quête de la transe et de la possession par plusieurs
divinités est le signe d’un nouveau rapport au temps et à l’espace, dans la
visée d’une récupération du corps, c’est-à-dire de retrouvailles avec le
monde des ancêtres, auquel les différents rythmes de tambour rapprochent.
Ainsi c’est le temps de l’esclavage qui se trouve aboli. Roger Bastide (1958:
22) écrit à propos de la danse dans le Candomble´ brésilien:
Un moment, l’Afrique et le Brésil se sont confondus; l’Océan est aboli, le temps de l’escla-
vage est effacé. Les Orixa sont là, présents, saluant les tambours, . . . dansant, parfois
révélant l’avenir ou donnant des conseils. Les frontières entre le naturel et le surnaturel
n’existent plus; l’extase a réalisé la communion désirée.

Il faut cependant préciser qu’il ne s’agit pas d’une simple échappée provi-
soire vis-à-vis de l’esclavage, que procurerait la transe, c’est avant tout un dis-
positif de reconstruction du lien vertical avec l’origine, c’est-à-dire du lien
généalogique et donc d’une mémoire, qui est recherché à travers la musique,
la danse et la transe et qui vient fonder une solidarité générationnelle.
Ainsi donc le recours à l’Afrique ne consiste pas à faire revivre le passé afri-
cain imaginé désormais comme monde idyllique, ni non plus simplement à
resserrer les liens interrompus par la traite des noirs. Il est important de
remarquer que lignages, clans, tribus ou ethnies ont eu tendance à disparaı̂tre
comme phénomène biologique pour passer dans l’imaginaire et constituer un
ensemble de familles de divinités, dites ‘‘nations’’. Roger Bastide (1958: 206)
a fort bien repéré et exprime ce processus par lequel les religions afro-
américaines se sont construites: si les normes mystiques, explique-t-il, corre-
spondent en Afrique aux normes de la parenté, dans l’esclavage ce sont des
familles spirituelles qui se sont substituées à la destruction des clans et des
lignages.5 Autrement dit, s’il y a coı̈ncidence entre les ancêtres des clans et
les divinités en Afrique, dans le cas du vodou haı̈tien, de la santeria cubaine
et du candomble´ brésilien, la plupart du temps, les confréries sont les nou-
velles familles qui placent l’individu dans une lignée et dans ce que certains
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sociologues appellent ‘‘une dynamique générationnelle’’.6 Il se serait produit


comme un mouvement par lequel une hétéronomie est établie, le renvoi
des clans et lignages dans une position hors temps, en rupture avec l’ordre
terrestre-visible qui est la production même d’un ordre imaginaire et sym-
bolique, fondateur d’une nouvelle société susceptible de disposer de ses con-
ditions de reproduction. La vie individuelle, pour trouver son sens et son
ancrage dans une communauté (de contemporains), doit pouvoir refléter
l’histoire des divinités. Comme par hasard, il existe dans les religions afro-
américaines deux pratiques rituelles qui introduisent explicitement à la pro-
blématique du lien ‘‘générationnel’’: ce sont le mariage mystique par lequel
l’individu prétend épouser un dieu ou une déesse, et l’initiation qui lui
donne d’être consacré définitivement à une divinité dont il ne se séparera
qu’au moment de la mort. Or, dans le mariage mystique, l’individu devient
à la fois fils d’un dieu et son époux; l’union avec le dieu ou la déesse suppose
que l’individu lui prête son corps au moment de la possession comme s’il
s’agissait d’une monture dont le dieu (ou la déesse) est le cavalier. De même
dans l’initiation, une marraine ou un parrain est donné comme pour assurer
à l’individu une nouvelle filiation, celle qui le fait naı̂tre d’une divinité et le
conduit à adopter ses mœurs qu’il aura appris à connaı̂tre au cours des diffé-
rentes phases de l’initiation. En s’accordant la position paradoxale de fils
et époux des divinités, une tâche de conservation et de transmission d’une
mémoire est à l’œuvre, parce que le système de croyances collectives qui
vient favoriser le lien social entre individus atomisés dans le cadre de l’escla-
vage est assuré de se conserver et de passer vers les générations à venir.
Si la possession rituelle donne à voir le corps comme lieu d’expression des
symboles des divinités africaines, dans la mesure même où il offre à connaı̂tre
l’histoire des divinités aux spectateurs, nous serions ainsi en présence d’un
système de communication7 que les chants et danses au rythme des tambours
viennent entretenir et renforcer. On n’a pas besoin de disposer d’un corps
précis de croyances, de rites, d’officiants et de temples pour reconnaı̂tre ce
qu’on appelle souvent de manière péjorative des ‘‘survivances africaines’’
dans les communautés noires aux Etats-Unis ou dans les départements
français de la Caraı̈be. On doit pouvoir plutôt retrouver le noyau central
des cultures afro-américaines dans la possibilité pour l’individu de prendre
une autre identité à travers la transe de possession ou, de manière encore
plus nette, d’interpréter en règle générale les maladies comme les signifiants
de forces spirituelles (‘‘esprits’’ des morts ou des ancêtres ou encore de divi-
nités aux effets tantôt bons, tantôt mauvais) introduites dans le corps. Dans
tous les cas, tout se passe comme si l’individu était voué à une quête éperdue
d’une mémoire dont les supports peuvent faire défaut et qui déjà s’attache
à faire du corps un dispositif pour la répétition de l’histoire des dieux.
Mais il est clair que cette forme de mémoire peut encore être soumise aux
aléas de l’histoire individuelle. Encore faudra-t-il consolider les croyances
par un ancrage collectif et, pour cela, il est nécessaire de chercher les signi-
fiants-supports qui sont susceptibles de soutenir le récit des ancêtres. C’est
à ce niveau qu’il faut situer les phénomènes d’hybridation qu’on observe
très tôt dans la Caraı̈be et auxquels on avait appliqué la notion de ‘‘syncré-
tisme’’. En réalité, la rupture du lien ‘‘générationnel’’ que représentaient la
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traite des noirs et l’esclavage a rendu possible un va-et-vient entre divers élé-
ments culturels pris tantôt du monde africain (de ce qui pouvait être ressou-
venu dans l’amnésie recherchée par les maı̂tres-colons), tantôt du monde
amérindien, tantôt du monde européen. Les frontières entre ces éléments cul-
turels paraissent poreuses, précisément parce que nous sommes au cœur d’un
processus de créolisation et d’un véritable laboratoire de construction d’une
identité qui est loin d’être figée. Prenons, par exemple, les images-supports
des divinités du vodou. On sait qu’il ne s’agit pas de l’utilisation mécanique
des chromolithographies comme paravent derrière lequel se cachent le culte
du vodou, mais de l’attachement à des images qui ont valeur d’icône et qui,
en même temps, rentrent dans ce qu’on pourrait appeler avec Pierre Legendre
un ‘‘montage’’ de la référence à l’ancestralité. Cependant le rapport à l’image,
induit par les missionnaires catholiques un peu partout dans les Amériques,
est particulièrement complexe. Serge Gruzinski (1990) a très bien montré
comment les Indiens ont su ‘‘greffer’’ sur l’image chrétienne leur propre
imaginaire; ils tentent ainsi de fournir une réponse au processus d’imposition
du catholicisme pendant qu’ils intègrent l’image dans leur propre héritage
religieux.8 On ne saurait dire qu’il ne se produit aucune modification des
traditions religieuses africaines, mais des pratiques nouvelles (relevant de
phénomènes d’hybridation religieuse) voient le jour sur la base du rôle dyna-
mique rempli par l’image dans la création d’une identité collective. Par exem-
ple, les catholiques en Haı̈ti ne ressentent aucune contradiction à honorer à la
fois St Jacques et la divinité vodou, Ogou. Dans l’église d’un village de la
plaine du Nord en Haı̈ti,9 les fidèles associent un tableau de St Jacques à la
divinité Ogou pour pouvoir passer librement de l’un à l’autre comme s’il
s’agissait de deux langues disponibles en même temps. Cette forme de pra-
tique (et de réinterprétation) du catholicisme est vue aujourd’hui comme
un processus de créolisation du catholicisme. Ce processus ne se confond
pas avec une africanisation ni avec une simple adaptation d’éléments étran-
gers aux croyances africaines, il est mise en harmonie de signifiants qui ne
perdent pas leur hétérogénéité et qui contribuent ainsi à recréer pour l’indi-
vidu un temps propre, c’est-à-dire une insertion dans une nouvelle lignée; il
peut alors assumer la discontinuité avec l’Afrique, car plus celle-ci est pré-
sente sous les espèces des divinités, des rites, de la transe et de la possession,
plus sa perte est reconnue comme irrémédiable. Mais il n’y a aucune détermi-
nation biologique attachée au processus de créolisation, il est en effet pure-
ment artificiel et suppose que la culture qu’il fait émerger demeure ‘‘un
dispositif instable’’, comme nous avertit Roger Toumson (1996: 84) dans
une analyse suggestive de la genèse du fait créole. Il donne lieu à une tension
continuelle et se définit comme ‘‘un double procès . . . de distanciation et de
différenciation: distance spatio-temporelle, différence de générations’’. C’est
pour cela que les rapports à l’origine africaine et à l’origine européenne sont
souvent mis en question ou plus exactement que leur articulation est sujette à
des crises dès lors que des changements trop brusques interviennent dans les
champs de l’économique, du politique et du culturel en général.
C’est ce que l’apparition et l’expansion rapide des nouveaux mouvements
religieux dans la région de la Caraı̈be depuis les années 1970 viennent parti-
culièrement illustrer. Ces mouvements viennent s’établir dans les brèches
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ouvertes par les modifications du lien entre les générations, comme si de nou-
veau la mémoire entrait dans une défaillance radicale et que le trauma de la
discontinuité des générations vécue par la déportation et l’esclavage, revenait
en force hanter la vie quotidienne. Nous nous bornerons ici à ouvrir l’inter-
rogation sur la problématique de la génération autour de trois nouveaux
mouvements religieux: les mormons ou l’ordre des saints des derniers jours
de la Guadeloupe; le Rastafari; le Mahikari.

Les nouveaux mouvements religieux dans la Caraı̈be: rupture et


continuité entre générations

Le cas de ‘‘l’Ordre Uni des saints des derniers jours de la Guadeloupe’’, secte
dissidente des mormons, mérite de retenir l’attention, même si elle ne concer-
nait qu’une quinzaine de personnes. En effet, en 1966, un certain Michel
Gamiette devient mormon et appartient à une branche de l’Eglise mormone
nouvellement implantée en Guadeloupe, mais comme on refuse de le laisser
accéder à la prêtrise, il décide en 1982 de créer sa propre Eglise avec son fils,
Max Gamiette. Grâce à un ‘‘commandement divin’’ qu’il déclare avoir reçu
directement, Michel Gamiette fonde ce qu’il appelle ‘‘une famille plurale’’ en
vivant avec 12 jeunes femmes (âgées entre 20 et 30 ans). Mais l’une d’entre
elles a, en 1984, 78 ans et passe pour être une ‘‘gade`dzafe` ’’, appellation en
créole des personnes qui disent avoir reçu en ‘‘dons’’ le pouvoir de disposer
de pouvoirs thérapeutiques et de connaissances en pratiques de magie défen-
sive et offensive. Les femmes vivaient chacune dans leur propre appartement,
mais se rencontraient régulièrement pour des travaux agricoles, pour des loi-
sirs en commun (musique, danse, théâtre) et pour le culte, sous la direction de
Michel Gamiette, prêtre et prophète, ‘‘envoyé de Dieu sur terre’’, père, époux
et leader religieux à la fois.
L’histoire de cette petite communauté a mobilisé cependant toute la
Guadeloupe (département français de la Caraı̈be dont la population s’élève
à environ 400.000 habitants), grâce à une importante publicité organisée
autour de l’emprisonnement de Michel Gamiette suite à la dénonciation de
l’une des jeunes femmes qui l’accusait de coups et blessures, d’extorsion de
fonds et de subornation. Il n’y a aucun doute que nous sommes en présence
d’un type de mouvement religieux qui rentre dans la catégorie des groupes
sectaires dirigés par des gourous aux pouvoirs de séduction et de manipula-
tion sans bornes sur les adeptes au profil psychologique vulnérable. Au-delà
du scandale créé par la petite communauté sous la direction du chef religieux,
père et époux de 13 femmes, nous aimerions souligner le rapport implicite
qu’entretient cette secte avec la question de la génération. En effet, on est
frappé par la facilité avec laquelle des jeunes femmes, en général du niveau
bac, et ayant déjà une spécialité comme laborantine, institutrice ou infir-
mière, ont pour la plupart reconnu être en rupture avec leur famille dans
les déclarations qu’elles ont faites à l’inspecteur de police lors de l’arrestation
de leur ‘‘prophète’’.
La soumission absolue des jeunes femmes au chef, époux et prophète, est
symptomatique de la situation de fragilité des institutions établies. L’une des
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adeptes avoue justement avoir circulé de religion en religion avant de trouver


enfin ‘‘le prophète’’: ‘‘J’ai un peu fréquenté les témoins de Jéhovah, les adven-
tistes, les évangélistes, j’allais à la messe, mais je n’étais pas satisfaite.’’ Une
autre soutient: ‘‘Depuis mon enfance, je me pose des questions sans réponse,
j’ai lu des livres . . . j’allais à l’église tous les dimanches, mais j’ai choisi cette
religion parce qu’elle me satisfait totalement.’’10 La communauté avec le
‘‘prophète’’ représente une nouvelle famille spirituelle qui se donne claire-
ment à voir comme une famille patriarcale. Avec un leader religieux qui est
en même temps père et époux, une autorité réelle est retrouvée, et apparaı̂t
rassurante dans un monde qui vient de subir des transformations par trop
rapides, avec la déruralisation accélérée, la nécessité de vivre en HLM dans
des appartements qui conduisent à l’individualisme et à l’oubli de la famille
élargie traditionnelle. Mais ce qui donne à penser dans ce mouvement reli-
gieux, c’est le rôle dévolu à la femme âgée de 78 ans, Madame Lesuperbe
(‘‘gade`dzafe`’’): elle est appelée à authentifier auprès des autres femmes de
la communauté la vocation de Michel Gamiette comme prophète. Retenons
déjà que le recours à la ‘‘gade`dzafe`’’ est le retour des croyances traditionnelles
héritées de l’esclavage. Croyances qui paraissent fort bien rentrer dans une
chaı̂ne de signifiants avec autorité patriarcale, pratique de polygamie appelée
‘‘famille plurale’’, retour aux travaux agricoles, communauté de vie, sans que
tout cela soit ressenti comme contradictoire avec l’attachement à la Bible. En
ce qui concerne la doctrine mormone, tout se passe comme si l’essentiel était
le témoignage personnel du ‘‘prophète’’, sa façon même d’être qui suscite
l’adhésion des adeptes et qui fait passer au second plan tout élément
doctrinal. On dirait ainsi que, vers les années 1970, apparaı̂t en Guadeloupe
et en Martinique une génération nouvelle—en rupture avec les générations
précédentes—qui fait l’expérience d’une identité particulièrement menacée
et qui, en cherchant de nouvelles assises culturelles, n’hésite pas à mettre
ensemble les signifiants les plus hétérogènes.
Deux autres nouveaux mouvements religieux semblent suivre tout à fait
le même chemin que les mormons de la Guadeloupe. Le Mahikari venu
du Japon est aujourd’hui connu comme un mouvement qui rassemble des élé-
ments de doctrine extrême-orientale et de la doctrine chrétienne (croyances
apocalyptiques, etc.). Il s’est propagé rapidement vers la Martinique,
St Martin, la République dominicaine et Porto Rico. En Guadeloupe et
en Martinique, il dispose de plusieurs temples ou centres appelés dojo et
l’essentiel des activités du culte consiste dans des pratiques thérapeutiques
qui se réalisent à travers le geste de lever la main droite sur la zone malade
du corps. Mais la conversion au Mahikari n’exige guère de l’individu qu’il
abandonne sa religion antérieure, toutes les combinaisons religieuses étant
acceptées. En revanche, le Mahikari propose une vision apocalyptique qui
conduit le converti à croire qu’il fait partie de la dernière génération de l’his-
toire, parce qu’aujourd’hui les ‘‘esprits des ancêtres’’ sont responsables des
maladies et des malheurs divers qui frappent avec plus de force l’individu,
la société elle-même et l’environnement. Il suffit pour retrouver la paix
intérieure et la santé, et sauver le monde actuel, non pas de chasser les
‘‘esprits’’ des ancêtres, mais de les reconnaı̂tre en leur assignant une place
dans son corps et dans son environnement, pour qu’ils cessent de persécuter
Hurbon: Religions et ge´ne´ration dans la Caraı¨be 185

les vivants. L’engouement suscité par le Mahikari en Guadeloupe comme en


Martinique laisse comprendre qu’il apportait une réponse à un problème que
les adeptes avaient quelque difficulté à exprimer et à assumer: le problème du
rapport aux générations antérieures avec lesquelles les liens sont distendus.11
Plus l’héritage religieux est convoqué, plus sa légitimité est mise en question.
L’autre mouvement religieux qui traverse cette fois presque toutes les
sociétés de la Caraı̈be est le Rastafari. Il est aujourd’hui suffisamment
connu pour que je sois dispensé de retracer sa genèse, son expansion et sa
doctrine dans les détails. Qu’il nous suffise de souligner un certain nombre
d’aspects du Rastafari qui nous permettent d’entrer d’emblée dans la problé-
matique de la génération. Tout d’abord, le Rastafari,12 connu comme un
mouvement messianique, apocalyptique et millénariste, ne promeut pas la
croyance en un paradis et un enfer situés au-delà du monde, mais il propose
aux noirs ayant vécu la traite des noirs et l’esclavage de reconnaı̂tre sans com-
plexe leur lien direct à la fois avec l’Afrique et avec les 12 tribus d’Israël dont
parle l’histoire biblique. A partir de là, ce sont toutes les institutions issues du
système esclavagiste et colonial qui sont en toute rigueur récusées comme
l’ordre même du mal que les adeptes du mouvement appellent désormais
‘‘Babylone’’, reprenant ainsi un vocabulaire biblique dans la vie quotidienne.
Dans cette perspective, le Rastafari demande aux noirs de la Caraı̈be de se
considérer encore comme vivant à l’époque de l’esclavage et non pas
comme simples héritiers de ce système. Ce faisant, le Rastafari met en
place une nouvelle conception du temps qui se décline à la fois en termes
de retour à l’Afrique, d’anamnèse de la traite des noirs et de l’esclavage, et
enfin d’imagination d’un futur—sur la terre—dans lequel l’oppression des
noirs prendra fin (vision millénariste).
Pour transmettre ce message, le mouvement ne dispose pas de temples, ni
d’un corps de prêtres et de pasteurs, ni de pratiques rituelles arrêtées. Le mes-
sage n’est pas fait non plus d’énoncés dogmatiques, chacun est libre de
fabriquer ses propres combinaisons et de produire sa propre interprétation
des textes bibliques, le plus important semble être la construction d’une
nouvelle génération de noirs qui sache reprendre avec ferveur la mémoire
de la traite des noirs et de l’esclavage pour y découvrir le secret de l’histoire
biblique qui n’aura jamais été que celle de la rédemption des noirs cachée
jusqu’ici par ‘‘les blancs’’. Effectivement, le Rastafari mobilise principale-
ment les jeunes dans la société jamaı̈caine et dans les autres pays de la
Caraı̈be et les pousse à revenir dans certains cas à la campagne où ils peuvent
s’adonner à l’agriculture et développer une vie communautaire. La famille
patriarcale est restaurée, pour manifester la rupture avec les codes de la
famille monogamique occidentale. On découvre finalement que le Rastafari
parvient à associer aux thèmes bibliques des thèmes venus des croyances afri-
caines (possibilité pour l’individu de connaı̂tre une sorte de transe en fumant
ce qu’ils appellent ‘‘l’herbe sainte’’ ou ‘‘la ganja’’ afin d’augmenter, disent-ils,
les pouvoirs de communication avec ‘‘Jah’’ ou Dieu; utilisation dans la musi-
que reggae d’un système de répétition et d’improvisation qui fait retrouver le
langage des ancêtres). Cependant les pratiques d’Obeahism et de Myalism qui
représentent les pratiques de magie offensive et défensive héritées de l’Afrique
et en usage pendant la période esclavagiste ne sont plus recommandées.
186 Social Compass 51(2)

Le Rastafari aboutit ainsi à créer de nouvelles formes de vie inédites, carac-


téristiques d’une hybridation culturelle, dans la mesure où elles parviennent à
intégrer constamment de nouveaux aspects importants de la modernité
comme le sens de la liberté individuelle et le libre choix des croyances, en
même temps qu’elles demeurent sélectives par rapport aux cultures afri-
caines. L’Afrique vers laquelle le Rastafari prétend retourner demeure une
Afrique imaginaire, celle que l’Ethiopie symbolisait, un peu comme l’Afrique
est identifiée à la Guinée pour le vodouisant haı̈tien.

Le lien générationnel: entre mémoire et histoire

Edouard Glissant (1981) soutient que la conquête du Nouveau Monde a réussi


à mettre en échec la mémoire collective des habitants des Caraı̈bes, car
l’histoire révèle dans le monde antillais des pans absents, des ‘‘hachures’’,13
des trous noirs à cause des deux moments inaugurateurs de cette histoire,
le génocide indien et la déportation. Glissant prend une distance critique
par rapport à la philosophie de l’histoire des peuples européens car, pour
eux, l’histoire suppose la progressivité, la continuité, le rattachement à une
origine comme à une donnée première, et finalement un sens de l’universel
conquérant, toutes conceptions qui se trouveraient absentes dans la Caraı̈be.
Il y a là un malentendu qui mérite au moins d’être mis en lumière.
La perspective apportée par Maurice Halbwachs (1925) et reprise par Paul
Ricoeur (2000) nous permet de mieux cerner le problème perçu par Glissant.
La distinction entre la mémoire qui se rapporte au lien charnel qui met
l’individu en contact avec le monde des ancêtres, et l’histoire qui suppose
un rapport anonyme à l’origine, nous sert ici de fil conducteur. Ce qui se
passe justement avec les religions afro-américaines, c’est ce rapport au lien
généalogique comme un rapport dominant et obsédant qui conduit l’individu
à donner une place secondaire à l’histoire.14 Il faut comprendre en effet que
l’histoire aujourd’hui demeure articulée à l’idée de nation, que l’Etat dans la
plupart des sociétés de la Caraı̈be apparaı̂t comme une institution allogène et
qu’ainsi, la citoyenneté est encore déficitaire, que ce soit dans les Antilles
françaises ou dans les pays devenus indépendants récemment comme la
Jamaı̈que ou encore dans un pays comme Haı̈ti où l’Etat, après l’indépen-
dance en 1804, fonctionnait comme une administration coloniale pour les
masses d’anciens esclaves devenus paysans.
C’est en particulier dans les nouveaux mouvements religieux qui ont du
succès dans la Caraı̈be depuis les années 1970 qu’on surprend le mieux ce
rabattement passionné sur la mémoire plutôt que sur l’histoire. En effet,
une nouvelle rupture des liens entre les générations semble s’être produite
en sorte que les éléments qui contribuaient à fonder une identité culturelle
sont devenus précaires. Ainsi, par exemple, tout héritage religieux africain
est devenu de plus en plus obsolète et peut difficilement survivre comme pré-
cédemment au sein des Eglises établies qui, elles, connaissent des change-
ments importants au niveau de la doctrine comme du culte en général
depuis le concile Vatican II. Un autre régime du croire se met en place peu
à peu depuis les années 1970 et pousse vers la recherche de divers éléments
Hurbon: Religions et ge´ne´ration dans la Caraı¨be 187

capables de colmater les brèches ouvertes par la crise de confiance dans les
institutions religieuses établies officiellement. L’individu se croit désormais
libre de prendre là où il peut les signifiants dont il a besoin pour se former
un système symbolique et se créer un espace intermédiaire de vie dans un con-
texte où les certitudes dogmatiques sont ébranlées.15 Mais, dans la Caraı̈be,
il faut encore préciser la spécificité de ces mouvements. Tout se passe en effet
comme si, au cœur de ces mouvements, une mémoire en défaillance est en
train d’être ravivée car avec les changements dûs à une plus grande avancée
de la modernité (déterritorialisation, transnationalisation grâce à l’émigra-
tion vers les grandes métropoles, rôle du système scolaire et des médias), se
trouve refusée une vision de l’histoire à laquelle des couches sociales de
plus en nombreuses ne parviennent pas à s’identifier. Un rapport conflictuel
est alors vécu avec la génération précédente. Le Rastafari est sous ce rapport
paradigmatique car il donne à voir en toute clarté une forme nouvelle de
remémoration de la traite des noirs et de l’esclavage qui sont des événements
fondateurs jusqu’ici peu pris en compte par les institutions nationales telles
que l’école, les médias, les appareils de l’Etat.
En donnant en effet la préséance à la mémoire sur l’histoire, le Rastafari
parvient à creuser l’écart culturel avec ces institutions qui apparaissent
comme des sources continuelles de conflit. C’est également ce que l’on
observe avec le Mahikari par le rôle qu’il attribue aux ancêtres ou aux
‘‘esprits’’ des ancêtres et, avec les mormons de la Guadeloupe qui, en restau-
rant la famille patriarcale, s’adossent aux traditions africaines, sans pour
autant s’y enfermer. Dans les camps marrons où se réfugiaient les esclaves
en fuite, un espace collectif appelé ‘‘lakou’’ rassemblait les membres d’une
famille patriarcale avec un chef religieux qui était en même temps l’époux
de plusieurs femmes. Mais le lakou reprend et amalgame des éléments de la
famille occidentale comme du lignage africain.
En définitive, dans les nouveaux mouvements religieux de la Caraı̈be, ce
qui importe pour le converti, c’est de se retrouver au plus près de l’origine,
de rétablir le lien généalogique brouillé par le cours actuel de l’histoire: on
est contemporain de la traite des noirs avec le Rastafari, également en contact
permanent avec les ancêtres dans le Mahikari qui diffuse par ailleurs le thème
d’une fin du monde qui s’approche à grands pas (comme chez les témoins de
Jéhovah, les adventistes, et les pentecôtistes). Les mormons de la Guadeloupe
se disent les ‘‘saints des derniers jours de la Guadeloupe’’ pendant qu’ils
reconstruisent la famille africaine patriarcale des origines. De même, on
rejoint le temps du Christ avec le pentecôtisme qui favorise une mise à l’abri
de l’individu par rapport à l’histoire en même temps qu’il procède à la
mise en place d’une nouvelle combinaison d’éléments issus des croyances
africaines (conception du corps comme poreux au monde des ‘‘esprits’’,
importance des rêves, interprétation des maladies comme signes d’élection
spirituelle) avec les thèmes bibliques de péché et de rédemption. Tout se
passe comme si, dans la conversion aux nouveaux mouvements religieux,
on représentait la dernière génération—ce qui suppose une déqualification
de la génération précédente—et donc qu’en revenant à l’origine, on se proje-
tait déjà—paradoxalement—à la ‘‘fin des temps’’.
188 Social Compass 51(2)

NOTES
1.
Voir sur l’idée de génération les analyses pénétrantes de Paul Ricoeur
(1985:160 ss.); également, Pierre Nora (1992). La notion de génération renvoie en
général à un groupe de personnes pour lesquelles les rapports de solidarité hori-
zontale (entre elles) prévalent sur les rapports de solidarité verticale (filiation). La
génération semble connoter autonomie et rupture avec les liens de filiation. Mais
à l’analyse un peu approfondie du phénomène, on découvre un travail souterrain
constant d’instruction de l’origine, dont on ne s’éloigne que pour mieux la repenser
et s’y articuler de quelque manière. Les réflexions de Ricoeur à partir même de la
définition de la génération proposée par Nora, comme situation dans laquelle ‘‘le
passé n’est plus la loi: c’est l’essence du phénomène’’ (Nora, 1992: 934) aboutissent
à la question qui ne cesse de hanter toute génération: la mémoire (de l’origine).
2.
C’est ce dont rend compte avec insistance l’œuvre de Pierre Legendre (1992).
3.
Voir, par exemple, ce extrait du manuel du Parfait ne´gociant de Savary (1721)
cité par Liliane Crété (1989: 131): ‘‘ces esclaves ont un si grand amour pour leur
patrie, qu’ils désespèrent de voir qu’ils la quittent pour jamais, ce qui fait qu’ils
en meurent beaucoup de douleur.’’
4.
Processus décrit par tous les historiens de l’esclavage, voir en particulier
G. Debien (1974) et J. Fouchard (1972).
5.
Sur le problème du réemploi politique du thème du retour à l’Afrique chez les
ethnologues, on se reportera aux analyses de S. Capone (1999) au chap. VII.
6.
Voir, par exemple, E. Dianteill (2000: 77) qui montre comment identification,
filiation et alliance dans le rituel de l’initiation et du mariage mystique ‘‘sont articu-
lées entre elles de façon à former une dynamique générationnelle entre une marraine
(un parrain) et une filleule (ou un filleul)’’.
7.
Gilbert Rouget (1980: 439) explique également comment, à travers la musique
et la transe: ‘‘s’opère la reconnaissance de la présence du dieu par le groupe tout
entier, reconnaissance qui est indispensable car elle authentifie la transe et lui con-
fère son caractère de normalité’’; mais pour cela, on doit comprendre que la musique
est ‘‘l’instrument de communication par excellence entre le groupe et le possédé: la
possession ne saurait fonctionner sans se constituer en théâtre’’ (1980: 441).
8.
Gruzinski (1990: 292), sur la conquête des Indiens du Mexique, écrit avec
justesse: ‘‘C’est l’imaginaire qui, en se greffant sur l’image chrétienne, polarise
l’attention, avive les désirs et les espoirs, informe et canalise les expectatives, organise
les interprétations et scénarios de la croyance.’’
9.
Voir l’histoire haute en couleurs d’un tableau de St Jacques considéré comme la
divinité Ogou au cœur de l’église du village de La plaine du Nord en Haı̈ti. Les
fidèles se sont accaparé des débris du tableau qui s’était effondré un soir et les ont
promenés à travers plusieurs villages en s’arrêtant devant les temples du vodou
pour offrir des libations au saint. Voir le récit de Msg Jean (1950: 44 ss.).
10.
Cf. l’entretien donné par les jeunes femmes du mouvement, dans le magazine
Afro-caribbe´en tropic, no. 16, p. 41.
11.
Voir pour de plus amples renseignements sur le Mahikari (Hurbon, 1980). Bien
entendu, le terme ‘‘secte’’ ne connote pour nous aucun jugement de valeur, nous lui
substituons souvent l’expression ‘‘nouveau mouvement religieux’’. Sur les difficultés
particulières aux Antilles d’entretenir un rapport aux ancêtres, on se reportera avec
profit aux analyses fines de C. Bougerol (1997:128 ss.).
12.
Sur le Rastafari, voir aussi Hurbon (1989). Voir aussi Kremser (1994).
13.
Glissant (1981: 130) écrit ‘‘L’histoire [aux Antilles] souffrira d’une carence
épistémologique grave . . . Les Antilles sont le lieu d’une histoire faite de ruptures
et dont le commencement est un arrachement brutal, la traite des noirs.’’ Ou
Hurbon: Religions et ge´ne´ration dans la Caraı¨be 189

encore dans L’intention poe´tique (1969: 188): ‘‘L’arrachement à la matrice, voilà où
commence à suppurer l’oubli, non, la mémoire déracinée, l’être dessouché de ses
vies, la mer blanche jour après jour impossible mais toujours là. Un peuple en
proie au vertige de l’oubli.’’
14.
Paul Ricoeur (2000: 515):
Adossé au récit des ancêtres, le lien de filiation vient se greffer sur l’immense
arbre généalogique dont les racines se perdent dans le sol de l’histoire. Et
lorsque à son tour, le récit des ancêtres retombe dans le silence, l’anonymat
du lien générationnel l’emporte sur la dimension encore charnelle du lien de
filiation. Ne reste plus alors que la notion abstraite de suite des générations:
l’anonymat a fait basculer la mémoire vivante dans l’histoire.
15.
Situation bien analysée aujourd’hui, voir par exemple Danièle Hervieu-Léger
(2001: 188) qui parle de ‘‘l’émancipation des individus par rapport à la tutelle des
grandes institutions du sens’’. On se reportera pour des informations sur le pentecô-
tisme dans la Caraı̈be à Hurbon (2001). Faute de place, nous ne pouvons pas
reprendre ici tous les apports dont nous sommes redevables sur le renouvellement
de la sociologie des nouveaux mouvements religieux aujourd’hui.

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Laënnec HURBON, sociologue, directeur de recherche au CNRS


(Paris), enseigne à l’EHESS et à l’Université Quisqueya en Haı̈ti. Spécia-
liste des rapports entre religion et politique dans la Caraı̈be, il a publié
de nombreux ouvrages. Parmi les plus récents: Les myste`res du vaudou
(Gallimard, 1993); Le phe´nome`ne religieux dans la Caraı¨be (sous sa direc-
tion, réédition Karthala, 2000); Pour une sociologie d’Haı¨ti au XXIe
sie`cle. La de´mocratie introuvable (Karthala, 2001); Religions et lien
social: L’Eglise catholique et l’Etat en Haı¨ti de 1492 à nos jours (Editions
du Cerf, coll. Sciences humaines et religions). ADRESSE: Ambassade de
France, B.P. 1312, Port-au-Prince, Haı̈ti. [email: lhurbon@yahoo.com]

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