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Religion

et culture noires
Juana Elbein D o s Santos et Deoscoredes Maximiliano D o s Santos

Rien n'est plus vague et plus délicat que les changements historiques qui affectent
l'appréhension et l'interprétation de la religion négro-africaine ' transplantée ainsi que
son processus complexe de continuité et discontinuité dans le N o u v e a u M o n d e . U n e
lecture perspicace et attentive de la littérature consacrée à ce sujet nous fournirait des
renseignements utiles pour retracer une histoire instructive des préjugés raciaux ou,
mieux encore, des relations inter-ethniques et interculturelles en Amérique latine et
dans la région mouvementée des Caraïbes. Ces rapports sont marqués par un fort
ethnocentrisme culturel des élites qui régnent en maîtres sur les institutions officielles.
Cet ethnocentrisme peut difficilement être expliqué en faisant référence aux contextes
locaux qui, à leur tour, sont le reflet et la conséquence des intérêts et des situations
internationales qui se succèdent depuis l'implantation de l'esclavage, qu'on peut consi-
dérer c o m m e un produit du mercantilisme européen.
Le développement des relations inter-ethniques et interculturelles en corrélation
avec l'économie internationale est une toile de fond tout à fait passionnante qui permet
de mieux comprendre le rôle de la religion.
E n effet, bien qu'elle ait été largement étudiée, la religion africaine dans les
Amériques (ses origines, ses domaines d'influence, ses dogmes, ses doctrines, sa
liturgie, son sacerdoce, son dépérissement, ses persécutions, ses transformations, ses
valeurs, la diversité de styles et son unité épistémologique latente) pose en fait des
questions qui exigent de façon très pressante une réinterprétation. Cette révision oblige
à reformuler presque totalement la terminologie et les concepts. D e plus, elle doit se
faire dans une perspective assez large, de manière à étudier suffisamment en profon-
deur la structure et les contenus philosophiques, mystiques et symboliques de la
religion dans ses diverses manifestations, mais aussi pour comprendre sa signification
historique et contemporaine. L a religion est en effet un élément fondamental qui parti-
cipe à la lutte tragique pour l'intégrité psychique et la conservation d'un ethos spéci-
fique latent qui a survécu à toutes les pressions des élites détenant le pouvoir politique
et institutionnel.

1. Le terme « négro » (noir) comprend ici autant les Africains que leurs descendants nés en Amérique,
c'est-à-dire qu'il se réfère aux modèles et traits culturels et génétiques hérités et acquis dans toute
leur diversité et qui ont été réélaborés dans les contextes socio-historiques du N o u v e a u M o n d e .
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Les cultes afro-américains sont désignés de façons multiples : depuis la sorcel-


lerie, la magie, la superstition, le fétichisme, l'animisme, le syncrétisme, jusqu'à des
appellations plus élaborées. Cette diversité de vocables met en évidence l'ensemble des
rapports interculturels et suppose la négation du caractère religieux du système
mystique légué par les Africains et refaçonné par leurs descendants. Cette négation
non seulement dépouille la culture apportée par les esclaves des valeurs transcendantes
(en justifiant ainsi l'assujettissement, direct ou indirect, des autres êtres humains), mais
elle déforme aussi et dissimule l'unité sous-jacente, le caractère universel des manifes-
tations religieuses d'origine africaine. Surtout, elle rejette le fait que la religion a
permis, en perpétuant les institutions, la formation de groupes et de communautés qui
se sont constitués là où existait une résistance culturelle. Plus que n'importe quelle
autre manifestation, la religion et les activités qui en découlent nous fournissent les
éléments qui aident à reconstituer cette « c o m m u n a u t é » dont parle Mintz à propos des
Caraïbes, ou « le foyer culturel » selon l'expression de Brathwaite à propos de la
religion noire précisément.
D e m ê m e que la civilisation gréco-romaine s'est propagée grâce aux diverses
formes du christianisme, la civilisation négro-africaine, en se répandant et se diffusant,
a connu diverses adaptations et reconstitutions de la religion africaine traditionnelle.
N o u s tenterons de voir ultérieurement dans quelle mesure cette souplesse, qui a
engendré de nouvelles formes religieuses et des réponses dynamiques à des contextes
socio-historiques nouveaux, a permis d'homogénéiser les éléments essentiels de leurs
systèmes d'origine et de les transmettre de façon dissimulée.
L'apparition et le développement de ces différentes variables, qui cachent et
expriment une forte résistance à ces adaptations ainsi que le fait qu'elles n'ont pu
être assimilées par l'Église de la classe dominante, démontrent indiscutablement
une incompatibilité entre les deux religions. E n reconstituant plus ou moins fortement
les modèles africains, les variables de la religion négro-africaine deviennent une super-
structure religieuse qui, ayant donné un sens à d'importants groupes de la population
noire en Amérique, a permis leur survie sur le plan physique et spirituel et servi d'anti-
thèse au paternalisme soutenu par l'Église chrétienne, en tant qu'institution du système
ethnocentrique officiel.
L'étude partielle de ces variables, limitées géographiquement à des sociétés natio-
nales dont les différences linguistiques font perdre de vue la ressemblance des divers
phénomènes, ainsi que la collecte et la compilation des données, entreprise sans que le
système symbolique structurel ait été interprété en profondeur — ou, pire encore,
lorsqu'il a été interprété de l'extérieur ou de façon fantaisiste — ont empêché de consi-
dérer ces manifestations religieuses dans leur ensemble, mises à part quelques rares
exceptions.
Il ne fait aucun doute que la religion négro-africaine, tout c o m m e le christianisme,
est le résultat d'un long processus de sélections, d'associations, de synthèses, de
réinterprétations d'éléments archaïques, d'assimilation et de création d'éléments
nouveaux. C e processus variait selon le bagage culturel des ethnies locales et leurs
rapports socio-économiques, mais l'ensemble de ces variations constituait et délimitait
un système de base c o m m u n .
D e ce point de vue, le syncrétisme doit être compris c o m m e une variable de ce
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système de base qui, tout en affirmant la continuité et l'expansion, recherche un m o y e n


original de subsister en constituant cette superstructure religieuse. E n l'interprétant
toujours en relation avec ses racines africaines, nous l'appellerons « religion négro-
africaine ».
U n e vue d'ensemble nous permettrait de comprendre la diversité des modèles et
des situations, qui constituent des fragments d'une continuité néo-africaine et du
système mystique et symbolique, différent et spécifique. Sur le m o d e dialectique,
ce dernier participe à la réalité latino-américaine et place une partie du continent
dans l'orbite d'une c o m m u n a u t é d'outre-mer, m ê m e si l'on en a pas toujours
conscience.
D a n s l'état actuel des recherches, il est cependant difficile d'appliquer cette inter-
prétation de la religion négro-africaine de façon opérationnelle. Il conviendrait donc de
mener des études approfondies et actualisées pour chaque région. E n effet, jusqu'à ce
jour, il n'a pas encore été procédé à un examen critique et rigoureux de l'abondante
bibliographie qui existe dans ce domaine et qui justifierait une monographie de grande
envergure. L a documentation orale, extrêmement riche, a été très peu recueillie et
utilisée. Pourtant, elle nous apporterait des renseignements sur les groupes qui prati-
quent une langue rituelle et elle constitue une source d'informations indispensables
puisqu'elle provient des communautés elles-mêmes. Il en est de m ê m e pour la
documentation écrite qui relève des pouvoirs publics : elle n'a pas été suffisamment
située géographiquement, ni systématiquement étudiée, et n'a pas fait l'objet d'études
analytiques fondées sur les techniques modernes. Les spécialistes de chaque région
n'échangent pas leurs expériences. D e plus, dans ce domaine, les travaux sur le terrain
ainsi que les spécialistes interdisciplinaires et internationaux sont inexistants. D'autre
part, les monographies sur les thèmes fondamentaux et les études comparées synop-
tiques et diachroniques concernant les différentes régions d'Amérique latine et les
rapports entre ces régions et l'Afrique font défaut.
Les études comparées indiquant la spécificité des modèles et de leurs éléments
constitutifs permettraient d'analyser les continuités et les discontinuités, la sélection
des valeurs conservées, nouvelles et reconstituées, parmi les apports africains et améri-
cains. Il serait ainsi possible d'élaborer un schéma global, une construction qui inclu-
rait les variables et leurs traits caractéristiques et distinctifs et dans laquelle s'insére-
raient les recherches à venir destinées à combler les grandes et graves lacunes qui
existent encore.
N o u s avons déjà eu l'occasion d'insister sur ces points essentiels en soulignant
d'une part, qu'il était impératif de réaliser des études comparées mettant en relief les
migrations, les influences et la continuité culturelle, mais que, d'autre part, ces généra-
lisations n'auraient une valeur scientifique que si elles étaient accompagnées par le
développement systématique des recherches. Ces travaux devraient examiner avec un
esprit critique les matériaux existants en s'assurant que les thèmes prioritaires et déter-
minants de la spécificité des variables du système religieux soient traités suffisamment
en profondeur de façon à combler les principales lacunes. Des concepts fondamentaux
c o m m e l'entité suprême ou la protomatière universelle, l'au-delà, les éléments spirituels
constituant la personne, la signification profonde du sacrifice, de la dynamique et du
système initiatique, de l'élément oral, du rythme, devraient faire l'objet d'études
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complètes et approfondies. Les très rares études existantes se heurtent à des difficultés
de publication et de distribution.
Toutes ces lacunes et ces difficultés n'ont pas échappé à Roger Bastide. Après
avoir consacré trente ans aux études négro-américaines et en particulier aux études
afro-brésiliennes (d'après la classification d'alors), Bastide, décelant « une philosophie
extrêmement riche et subtile derrière cette religion », a eu l'honnêteté intellectuelle de
reconnaître dans un de ses derniers articles : « M ê m e si je suis entré dans le candomblé
en tant que m e m b r e à part entière et non pas en tant que simple observateur, la loi de la
maturation des secrets prévalant dans toute religion initiatique m e laissera cependant
profane et m e permettra à peine d'entrevoir une certaine vision noire du m o n d e . Seul
un prêtre du culte, très haut placé dans la hiérarchie, aurait pu produire le genre de
texte que l'espérais. »
Il enumere ensuite les travaux en question et poursuit : « Malheureusement,
jusqu'à présent, ces textes qui révèlent toute la richesse de la pensée ésotérique
afro-brésilienne se trouvent uniquement sous forme multigraphiée et en quantité
restreinte; ils ne peuvent susciter l'intérêt des éditeurs brésiliens, c o m m e si la société
blanche, prête à accepter le candomblé c o m m e folklore et spectacle artistique, sentait
que sa sécurité intellectuelle était menacée par la concurrence, avec égalité de chances,
d'une philosophie qui n'est pas la sienne, une philosophie que j'appellerai la négritude,
en ayant à l'esprit la négritude authentique, et non pas celle qui n'est qu'une idéologie
politique. »
C e texte pose d'emblée plusieurs problèmes très importants, à savoir les contenus
de la religion initiatique, son appréhension et la domination culturelle et intellectuelle
exercée par la classe dominante. Mais, pour l'instant, nous voulons seulement souli-
gner le concept de négritude, de « négritude authentique » que Bastide caractérise
d' « affirmation existentielle » et non pas d'idéologie politique. E n ce sens, la négritude
exprimerait pour ainsi dire l'élément africain sous-jacent, ethos, « esprit c o m m u n a u -
taire » qui, de façon plus ou moins manifeste, réunit les diverses expressions de la
religion négro-américaine.
C'est pourquoi — si la négritude n'était pas associée aux prises de position large-
ment répandues de certains intellectuels noirs — le titre le plus approprié pour ce
chapitre aurait été « Religion et négritude ». E n effet, c o m m e nous l'avons déjà dit, il est
clair que la religion a été et reste le plus puissant véhicule des valeurs inhérentes à la
négritude afro-américaine.
E n aucune façon, ces valeurs ne sont restées figées, bien au contraire. Si elles ont
pu survivre avec autant de vigueur malgré de si fortes pressions, c'est essentiellement à
cause de leur extraordinaire souplesse, de leur vitalité et du processus dialectique de
résistance-adaptation qui est à l'origine de leur diversité et qui illustre un processus de
discontinuité dans la continuité,' selon la formule de certains spécialistes.
Il faut souligner la grossière erreur qui consiste à interpréter l'attachement aux
racines africaines c o m m e quelque chose de passif, d'immuable et de figé, surtout en ce
qui concerne les cultes qui ont une origine africaine évidente et qui ont conservé
certaines valeurs ou « africanismes ». Ces cultes n'en demeurent pas moins des restruc-
turations d'éléments originaux provenant de divers systèmes hérités.
Soutenir l'idée d'immuabilité, c'est commettre une double bévue. D'abord, c'est
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méconnaître le dynamisme du système africain hérité et de ses possibilités structurelles


de renouvellement, dans la continuité et la stabilité, tout en subissant des modifica-
tions. Ensuite, c'est opérer inconsciemment un glissement dans l'ethnocentrisme en ne
retenant c o m m e changements que ceux qui comportent manifestement des éléments
d'origine occidentale.
O n peut comprendre que les sociologues — qui proviennent en général du m o n d e
blanc — perçoivent mal les changements qui interviennent dans les cultes « tradition-
nels ». E n premier lieu, ils n'ont pas une assez bonne connaissance des systèmes de
base pour être en mesure d'apprécier les changements qui se produisent dans de
nouvelles conditions et à des périodes successives. E n second lieu, ils ont une connais-
sance extérieure, indirecte, qui ne leur permet pas de percevoir les changements inter-
venus, car les traits nouveaux ont été entièrement assimilés.
Il semble donc que tout ce qui est nouveau et africanisé ne soit pas perçu ni
accepté c o m m e changement et que la continuité soit qualifiée d'inertie. Cela ne corres-
pond pas à la réalité de ces cultes et, de plus, ce point de vue est dangereux, car il a
donné naissance à la dénomination peu heureuse de « religions en conserve » pour les
cultes qui ont une forte unité de fond.
L a permanence de cette structure de base a permis à ces cultes de s'adapter sans
« se blanchir », la nouveauté étant interprétée en termes de philosophie renouvelant les
valeurs du passé, c'est-à-dire source de continuité et de stabilité, lien avec une histoire
et une appartenance ethnique. C e renouvellement dans la stabilité, cette mobilité spéci-
fique, véhicule exceptionnel de la négritude, est un principe que Bastide considérait
c o m m e fondamental pour la continuité de Vethos noir. Pourtant, il n'a pas été compris
c o m m e tel par Bastide lui-même qui, paradoxalement, met en évidence la négritude
dans les cultes qui ont une forte unité de fond africaine et qui les condamne à l'immobi-
lisme. E n fait, c'est tout le contraire, les phénomènes les plus créatifs de la négritude
afro-américaine se sont produits là et ont rayonné à partir de ce point. O n peut d'ail-
leurs citer de nombreux exemples à l'appui de cette thèse.
C'est ainsi que, pour assurer la pérennité des institutions et du patrimoine, l'Ase
O p o Afonja — une des communautés les plus représentatives d'ascendance nagô au
Brésil — a créé, en l'incorporant à sa structure de base, une société civile au sein des
structures de la société nationale dont les organes de direction sont constitués par les
membres les plus éminents de la hiérarchie religieuse. Cette société civile accorde à la
communauté une reconnaissance officielle et réglemente ses rapports juridiques avec
l'ensemble de la population '.
E n s o m m e , nous pourrions penser que le degré de conservation et d'assimilation
des éléments africains fondamentaux, la plus ou moins grande capacité de reconstitu-
tion des éléments étrangers à l'intérieur de cette structure de racines africaines, nous
donneraient le degré de négritude des variables. Le jazz en offre un exemple extrême. Il
est évident que, dans les villes des États-Unis d'Amérique, la musique noire, de m ê m e

1. Il est intéressant de noter que cette c o m m u n a u t é — considérée c o m m e une des plus « traditionnelles et
pures » — est en voie de signer un accord en matière d'éducation avec les autorités de la ville de
Salvador, pour fonder une école appelée « minicommunauté expérimentale » ayant un caractère
culturel pluraliste.
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que la samba brésilienne, révèle sa profonde négritude malgré les éléments extérieurs
qu'elle a incorporés et refaçonnés et, en premier lieu, par les instruments qu'elle utilise.
Virgil T h o m p s o n qualifie le jazz de « référence sous-entendue », d'expression de ce qui
est noir. Et il ajoute : « Le type classique de composition musicale en Europe, le
folklore anglo-saxon, le rythme des danses espagnoles, les hymnes, les percussions, le
Lied allemand, le ragtime, l'opéra italien, tout cela sert à assouvir l'appétit insatiable
des Noirs et est matière à malaxage, c o m m e si chez tous les Noirs nord-américains il y
avait (et peut-être y a-t-il) une ancienne cellule africaine qui assimile voracement tout
ce qu'elle trouve sur son chemin dans le domaine du son. 1 »
Cette capacité de « digérer ou africaniser » les apports extérieurs par opposition à
la possibilité de « les ajouter ou les additionner », tout en laissant visibles ses diverses
composantes, nous permettrait d'établir une première classification des différentes
expressions de la religion négro-américaine en variables homogènes et hétérogènes.
Les variables homogènes comprennent les expressions religieuses du complexe Gége-
N a g à au Brésil, du Lucumi et Ñañigo à C u b a , R a d a d'Haïti, Shangó à Trinité et
Grenade et les variables hétérogènes : les différents cultes d'influence bantu (Congo,
Angola) avec leurs prolongements dans toute l'Amérique latine et aux Caraïbes, le
complexe Petro à Haïti, les différentes formes de U m b a n d a , Caboclo et Payelanza au
Brésil, Maria Lionza au Venezuela, les formes Myal, Cunfa et Poco avec leurs prolon-
gements en Amérique centrale et aux Caraïbes, et particulièrement à la Jamaïque et
aux Antilles, les diverses formes religieuses manifestement liées au baptisme et à
d'autres sectes protestantes aux Antilles (Shakers, Shouters, Convince, etc.), ainsi que
les cultes pratiqués au Surinam où aux éléments ashanti s'ajoutent d'autres éléments
d'origine fon, hueda, yoruba et chrétienne.
Cette caractérisation des variables homogènes et hétérogènes de la religion
négro-américaine ne doit pas être entendue de façon stricte, mais heuristique. Le R a d a
d'Haïti, variable homogène qui a F o n pour structure fondamentale, contient des
éléments aizan, nagó, guevedí, hueda et catholiques.
A u contraire, le culte Caboclo 2, variable hétérogène, cache sous des éléments
pseudo-indigènes qui ont un caractère à peine symbolique (plumets, arc et flèches
ayant une faible ressemblance avec les objets réels), une exigence constante de rendre
h o m m a g e aux ancêtres de la terre qui est typiquement africaine. D a n s les rites caboclo,
on ne vénère pas les divinités indigènes brésiliennes qui apparaissent parfois dans le
Payelanza, mais des esprits individuels ou collectifs de diverses tribus et, en particulier,
des tribus sur les terres desquelles se sont établis les Noirs. Il s'agit, en réalité, d'un
culte des ancêtres indigènes à la manière africaine bantu et, dans plusieurs rites, on
vénère successivement ou alternativement les prêtos velhos, esprits des premiers
esclaves noirs venus sur le sol américain, d'une part, et les esprits aborigènes auxquels
on reconnaît une prééminence, d'autre part.
Le culte Caboclo contient certains traits essentiels du système africain : la tradi-
tion de la continuité et du lien avec le passé, la stabilité qui se manifeste par un rapport

1. Souligné par les auteurs.


2. A u Brésil, Caboclo est le n o m donné au métis d'Indien et de Blanc et, par extension, au Mulâtre à la
peau cuivrée.
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équilibré entre l'homme et la nature, entre l ' h o m m e et la terre qui est symbole de la
renaissance éternelle. Pourtant, c o m m e nous l'avons déjà signalé, les descendants
d'Africains ne pouvaient trouver cet esprit de continuité chez les Blancs étrangers et
conquistadores, mais chez les Indiens, qui sont les ancêtres naturels de ces terres.
O n peut ainsi étudier une variable hétérogène qui, malgré l'assimilation profonde
des contenus africains fondamentaux, a manifestement pour objet de culte un élément
étranger.
Il est important de signaler que le prêto velho — l'ancêtre africain — et le
Caboclo — l'ancêtre indigène — ne coïncident pas. Ils sont différents, m ê m e s'ils
appartiennent tous deux à la catégorie des ancêtres. C'est ainsi que les valeurs s'ajou-
tent et coexistent au lieu de fusionner : chacun des cultes, ayant ses propres caractéris-
tiques, ils ne se mélangent pas. Il existe une séparation formelle, spatiale et temporelle.
Tandis que les entités surnaturelles peuvent être présentes simultanément dans les
cultes homogènes, elles apparaissent isolément dans les cultes hétérogènes, c o m m e
pour signaler la diversité de leurs origines.
C'est le cas notamment des cultes de U m b a n d a où d'autres éléments se juxtapo-
sent à certains mécanismes purement syncrétiques, c o m m e les pontos ricados ou les
dessins cabalistiques que tracent les prêtos velhos. C'est ainsi que chez les Orishas on
vénère les entités nagô et, dans le m ê m e temps, on prie pour saint Cyprien, saint Michel
et les « phalanges » des esprits originaires du C o n g o , de l'Angola, etc. Sur les autels, les
images du Christ, de saint Joseph, de saint Georges, etc., et des sirènes, divinités de
l'eau, des Caboclos, des prêtos velhos, des étoiles de Salomon, des pierres, des coquil-
lages, sont disposés côte à côte. O n adore la terre en procédant à des libations avec de
l'eau et de l'eau-de-vie et on fait u n signe de croix. Mais les entités surnaturelles
apparaissent seulement par groupes successifs dans des « tours », sans se mélanger :
on « vire », on passe d'un « tour » à un autre et, parfois, ces cultes sont pratiqués des
jours différents.
Si les variables homogènes ne parviennent pas à maintenir une dynamique
équilibrée entre la structure de base et les apports nouveaux, elles peuvent suivre deux
voies : ou bien se replier de plus en plus sur leurs racines africaines et, de cette manière,
sefigerréellement, se restreindre et disparaître, ou bien s'incorporer en additionnant
— et non pas « en digérant » — les éléments nouveaux, en se multipliant et en se trans-
formant en variables hétérogènes.
Les variables hétérogènes pourraient véritablement assimiler leurs éléments d'ori-
gine en se transformant en variables homogènes, créant ainsi un modèle ou un système
religieux négro-américain d'un type nouveau. Mais nous n'avons pas encore la preuve
qu'un tel phénomène ait eu lieu. Jusqu'à présent, les variables homogènes ont toujours
été axées sur les reconstitutions de valeurs africaines tandis que les variables hétéro-
gènes sont demeurées pluralistes.
E n outre, les variables hétérogènes courent le risque de se transformer ou de
servir de pseudo-identification aliénante à la négritude que ces valeurs prétendent
renforcer. A ce stade, il faut comprendre la lutte qui s'est engagée entre l ' U m b a n d a du
morro (colline) et l'Umbanda de « l'asphalte », et entre les deux fédérations qui les
représentent respectivement.
Le morro groupe la majorité de la population de couleur, intègre et mélange les
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secteurs blancs les plus pauvres. Les groupes pratiquant ce culte, qui sont enclavés
dans les morros et les favelas, reformulent toujours la structure fondamentale nagô
dans l'hétérogénéité de leurs éléments, ce qui leur permet d'élaborer une continuité
culturelle spécifique qui exprime leur négritude, autrement dit leur « affirmation exis-
tentielle ».
Les groupes de « l'asphalte », qui ont adopté les normes de la culture blanche
autant que l'actuelle structure classe-couleur le leur a permis, ont structuré les cultes
selon l'image que le Blanc se fait du Noir en y associant les stéréotypes de la magie et
de l'exotisme et en transformant un processus apparent d'identification en un
processus d'aliénation.
Il est évident que la littérature spécialisée a fortement contribuer à la persistance
de ces stéréotypes, sans parler du rôle néfaste de la presse. E n ce qui concerne la
religion noire, elle véhicule encore des concepts vieux d'au moins cinquante, voire
soixante-dix ans.
Le fétichisme et surtout l'animisme étaient encore évoqués dans des publications
spécialisées récentes, c o m m e nous le verrons plus loin.
Mais avant d'entreprendre l'analyse des contenus formels et structuraux de la
religion négro-américaine et de la structure qui détermine son ensemble, il paraît utile
d'inclure dans les variables une série de manifestations qui, d'un certain point de vue,
sont morcelées et se réduisent à d'innombrables ensembles de caractères et de styles,
mais, d'un autre, rayonnent sur Yethos noir en dehors des groupes institutionnalisés.
D e nombreuses personnes sont en effet initiées dans les règles à des cultes
organisés, d'autres sont des pratiquants « sauvages », qui ont procédé à leur propre
initiation et qui pratiquent individuellement les formes de culte pour eux-mêmes et
pour leurs proches, en allant dans les demeures d'autres personnes pour y célébrer des
cérémonies et des rites. Certaines de ces personnes transmettent des variables que
nous avons qualifiées d'homogènes et elles combinent parfois leur pratique individuelle
à celle de leurs groupes. C'est le cas, notamment, de plusieurs prêtres initiés aux secrets
des oracles et des plantes. D'autres élaborent des normes personnelles de culte avec
diverses combinaisons, additions et reconstitutions d'éléments hétérogènes, ce qui est
assez courant dans les zones les plus éloignées des centres urbains. Enfin, d'autres
personnes encore apportent des innovations tellement importantes qu'il est difficile de
situer ces cultes par rapport aux groupes préexistants. Avec le temps, si ces innova-
tions répondent à de véritables besoins d'adaptation, il se forme autour de ces individus
des petits groupes dont la croissance et la durée de vie sont variables. C'est probable-
ment le cas du Petro d'Haïti, fondé à l'origine dans les Caraïbes, par le Créole D o n
Pedro, qui a donné des variables hétérogènes d'une grande stabilité, tandis que le
bedwardisme ' et d'autres mouvements de ce genre ont disparu avec la mort de leurs
fondateurs.
Mais en relevant la présence d'éléments chrétiens dans les variables négro-
américaines, on ne saurait oublier l'influence exercée sur les cultes chrétiens par les
modèles noirs présents dans la société globale ; influence qu'on ne constate pas directe-
ment dans la liturgie ou dans le d o g m e de l'Église chrétienne, mais seulement dans
1. Mouvement de caractère religieux et initiatique fondé par un Noir jamaïcain au milieu du xixe siècle
qui a disparu avec son fondateur.
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certains éléments et concepts sélectionnés et renforcés au détriment des autres. Ces


éléments se combinent d'ailleurs, d'un point de vue conceptuel, plus précisément avec
ceux du christianisme qui sont les plus œcuméniques et syncrétiques. D e telles
influences sont particulièrement visibles dans le catholicisme populaire en Amérique
latine.
D a n s les régions où les descendants des Africains constituent 30, 70 et m ê m e
90 % de la population, il est évident que les m œ u r s et les coutumes des Noirs dépassent
largement leurs propres m o d e s d'expression et imprègnent tous les types de manifesta-
tions religieuses et laïques de la société nationale.
L a duplicité avec laquelle les Africains ont réagi à la conversion forcée exigée par
leurs maîtres est bien connue. E n célébrant leurs propres entités surnaturelles en m ê m e
temps que différents saints et fêtes catholiques, ils voulaient tromper les Blancs sans
abandonner leur propre culte. Il est difficile de déterminer à quel point cela a été
possible. E n effet, une vaste g a m m e de mécanismes subtils, d'attitudes fictives et
authentiques a créé une large zone de cultes indéterminés et d'influences mutuelles.
Plusieurs auteurs ont dressé des tableaux où sont inscrites les différentes associations
entre les entités africaines et chrétiennes et c'est pourquoi nous ne développerons pas
ce thème.
Toutefois, il convient de souligner que, dans l'état actuel des choses, ces limites
indéterminées et ces associations ne suffisent pas à caractériser l'apparition d'un
nouveau système religieux. L'existence des syncrétismes, en tant que mécanismes de
relations inter-ethniques et interculturelles, a été et est encore indéniable. Mais, en ce
qui concerne l'apport chrétien, ces syncrétismes ne se sont pas opérés de façon
homogène pour créer une institution nouvelle et unique qui aurait syncrétisé dans un
d o g m e et une liturgie les apports d'institutions qui se révèlent exclusives et incompa-
tibles. A u contraire, en raison de leur compatibilité, les syncrétismes concernant les
différents apports ethniques d'origine africaine se sont produits naturellement. Sous
diverses formes, ils ont constitué l'unité fondamentale des variables homogènes et le
véhicule qui a permis de transmettre la négritude dans les variables hétérogènes.
A u niveau individuel, les syncrétismes afro-chrétiens en Amérique latine sont
plus manifestes, bien que nous serions tentés de parler, en ce qui les concerne, d'une
s o m m e de schémas. N o u s savons que presque tous les Noirs d'Amérique latine, pour
ne pas dire tous, sont d'obédience chrétienne et catholique. Ils sont au moins baptisés
et ils fréquentent avec plus ou moins d'assiduité les lieux de culte.
Malgré l'absence des statistiques sur ce sujet, il est possible de constater empiri-
quement qu'un pourcentage élevé de la population métisse participe à la vie d'un
groupe ou d'une c o m m u n a u t é , qu'elle en soit m e m b r e ou qu'elle pratique une variable
de la religion négro-américaine. Mais si la pratique parallèle des deux religions
implique des mécanismes syncrétiques, ceux-ci ne parviennent pas à se traduire par
une seule organisation institutionnalisée des deux religions. E n effet, les structures de
base de ces deux religions sont restées nettement distinctes, à l'exception de certains
caractères plus ou moins complexes où les limites classe - groupe culturel sont
franchies sans que les structures de base soient véritablement altérées.
Il ne s'agit pas encore d'une nouvelle religion, d'un ensemble différent des
religions qui lui auraient donné naissance, mais d'une altération ou d'une addition de
Juana Elbein D o s Santos et Deoscoredes Maximiliano D o s Santos 92

croyances, chaque religion gardant ses propres valeurs et structures et étant pratiquée
dans des locaux spécifiques et séparés. D e u x liturgies distinctes sont pratiquées : la
liturgie chrétienne ou officielle dans l'église et, parallèlement, la liturgie noire — ou non
officielle — célébrée dans les temples, maisons ou lieux naturels consacrés.
Si nous insistons sur ces concepts, c'est parce que nous croyons qu'il est pertinent
de réexaminer les diverses catégories de syncrétismes et d'associations pour les consi-
dérer en tant que résultantes dialectiques d'un phénomène d'accommodation. Il nous
semble également que leurs formes de résistance, qui transmettent l'unité sous-jacente
de l'esprit communautaire noir dans leur diversité, doivent faire l'objet d'un nouvel
examen. N o u s tenterons donc de montrer c o m m e n t , au niveau de la religion, cette
négritude transforme divers fragments en variables d'un système de base. D e m ê m e
que 1'indigenismo, ce système qui procède à une reformulation de l'Afrique en
Amérique latine, donne à celle-ci sa particularité ou sa spécificité, en la rattachant
culturellement et spirituellement à l'Afrique noire avec un degré plus ou moins élevé
de conscience et d'acceptation officielle.

II

N o u s ne traiterons donc pas ici du processus historique des variables de la religion


négro-américaine, pas plus que nous n'en ferons une description détaillée. Malgré
l'absence d'études récentes, nous préférons, en ce qui concerne cet aspect de la
question, renvoyer le lecteur à la bibliographie existante.
E n revanche, il est dans notre intention de rassembler toutes les variables et les
contradictions en un système dynamique d'éléments structuraux. N o u s nous efforce-
rons de le détacher et de l'examiner dans ses rapports abstraits et concrets avec la
continuité du système religieux considéré c o m m e un ensemble et à travers ses diverses
manifestations dans les variables.
L a culture africaine constitue un système d'inter-relations dynamiques dont la
religion est le meilleur révélateur. Tout c o m m e en Afrique occidentale et équatoriale —
d'où provenait la majorité des Africains qui nous ont laissé en héritage une très riche
culture correspondant aux divers royaumes dont ils étaient originaires — la religion a
imprégné et marqué toutes les activités du Noir en Amérique latine. Elle a annexé, et
m ê m e régi, les activités les plus profanes. D a n s la diaspora, la pratique religieuse a été
le facteur prépondérant du regroupement institutionnalisé des Africains et de leurs
descendants.
C e point est d'une importance capitale. E n tant qu'élément de cohésion, la
religion a participé à la formation de groupes et d'associations dont les systèmes de
croyances — résultats d'héritages ethniques et d'adaptations socio-historiques —
réunissent des relations, des normes, des valeurs particulières et des actes qui transfor-
ment les groupes en véritables communautés dont les caractéristiques sont spécifiques.
D a n s la diaspora, l'espace géographique que représentait l'Afrique natale a été
transféré avec tous ses contenus dans des lieux où ont été construits des maisons, des
temples ou des pièces. A l'intérieur de ces nouveaux lieux d'adoration, les pouvoirs des
ancêtres et des entités surnaturelles garantissaient n o n seulement la continuité de
l'existence, mais aussi un certain m o d e de vie.
93 Religion et culture noires

Qu'ils s'appellent Terreiro, Tenda, Casa, Cabildo, H o u m f o , Secta ou Centro, ces


groupes constituent des communautés qui, grâce à des pratiques religieuses, maintien-
nent la cohésion de la conscience collective d'appartenance à un groupe. Ils préservent
également un patrimoine matériel et spirituel dont l'examen nous fait découvrir les
éléments structuraux analogues et leurs variables. L'analyse de ces contenus nous
fournit des renseignements sur la religion, mais aussi sur l'essentiel du système africain
dont elle fait partie.
La pratique continue de la religion a permis au Noir de conserver un sens profond
de la communauté. L'Amérique latine a été le terrain sur lequel a été transporté,
implanté et reformulé un complexe culturel qui s'exprime à travers des associations
religieuses où ce qu'il y a de plus spécifique dans les systèmes d'origine est préservé et
renouvelé.
A u cours de la période de l'esclavage et ultérieurement, les rapports inter-
ethniques, la religion et les communautés sont devenus un bastion de la dignité et de
l'intégrité psychique et culturelle du Noir, ayant été longtemps la source de la seule
liberté inviolable : l'indépendance spirituelle.
Il semble évident que, dans ces communautés, la religion représente un élément
qui assure la cohésion de cultures spécifiques. Cependant, ces communautés sont très
souvent perçues seulement en tant que groupes religieux. Cette erreur escamote la
signification profonde des communautés qui doivent être considérées c o m m e des
instruments institutionnalisés œuvrant pour la continuité et la reconstitution d'un
système culturel de base. D e façon tenace et dynamique, ce système cherche à être
intégré aux sociétés nationales, tout en gardant ses propres valeurs et ses diverses
formes.
Ces communautés, que l'on trouve dans les zones rurales et urbaines et qui
occupent des fermes, des petites propriétés, des maisons ou m ê m e quelques pièces,
présentent des traits c o m m u n s .
« U n e partie de leurs membres habite dans le local m ê m e ou dans ses alentours,
formant parfois un quartier ou un village. U n e autre partie vit à des distances variables,
les membres viennent avec une certaine régularité et font des séjours plus ou moins
prolongés dans des endroits où ils disposent parfois d'une maison ou, dans la plupart
des cas, d'une pièce ou d'un abri. Le lien qui s'établit entre les membres de la c o m m u -
nauté ne tient pas au fait qu'ils habitent un endroit précis ; les limites de l'association ne
coïncident pas avec celles de l'occupation du sol. L a communauté dépasse le cadre
géographique où elle se situe (il s'agit d'une sorte de pôle de rayonnement) pour se
projeter dans la société globale et y pénétrer. Les membres de la communauté circu-
lent, se déplacent, travaillent, ont des liens avec la société globale, mais ils constituent
une communauté 'fluctuante', qui concentre et exprime sa structure propre dans des
locaux sacrés. »
Autre caractéristique importante de ces communautés : elles représentent un
extraordinaire système d'union. Selon qu'il s'agit de communautés où l'on pratique des
variables homogènes ou hétérogènes, ce système va de la simple « confrérie générale »
jusqu'à l'organisation hiérarchique la plus complexe qui établit une parenté c o m m u -
nautaire en recréant des liens qui existaient chez les familles nobles et les grandes
familles en Afrique. Les liens du sang sont remplacés ici par les liens d'appartenance à
Juana Elbein D o s Santos et Deoscoredes Maximiliano Dos Santos 94

la c o m m u n a u t é selon l'ancienneté, les obligations et les titres de noblesse qui sont


fonction du degré d'initiation.
Quelle que soit l'entité surnaturelle à laquelle une prêtresse est consacrée, elle fait
partie d'un ensemble, elle en est un m e m b r e « consanguin ». Elle est unie par les liens
d'initiation à des divinités vénérées, aux autres initiés, aux autorités et, plus particuliè-
rement, aux aïeux et aux ancêtres de la communauté. Elle est le réceptacle d'un
courant qu'elle retransmet ensuite. C e courant, force de propulsion ou pouvoir surna-
turel qui est transmis pendant l'initiation par les plus anciens aux plus nouveaux, est
entretenu et accumulé par la pratique rituelle et réalimente sans cesse la communauté.
C e pouvoir de réalisation qui, sous divers n o m s et symboles, apparaît plus ou
moins manifestement dans toutes les variables de la religion négro-américaine prati-
quée dans les communautés constitue en définitive son contenu le plus précieux. Il
assure son existence dynamique et instaure une alliance mystique entre toutes les
parties abstraites et concrètes, passées et présentes de la communauté.
Ces considérations nous conduisent à des problèmes connexes : celui de la spéci-
ficité du système religieux et celui de ses éléments intrinsèques qui, provenant de la
structure elle-même — c'est-à-dire du d o g m e et de la liturgie — en permettent et en
assurent la continuité ainsi que celle des communautés et des groupes qui gravitent
autour de ce système.
N o u s avons déjà évoqué la nécessité de procéder à une reformulation totale. E n
particulier, nous avons souligné le besoin d'adapter les instruments d'analyse et
d'interprétation essentiellement pour avoir une vision « de l'intérieur » de la religion
négro-américaine. N o u s aurions pu alors tenter de réviser la méthodologie. Cepen-
dant, il nous semble préférable d'opérer, à ce stade seulement, une synthèse. E n effet, le
développement de notre sujet nous ayant déjà éloigné des postulats universitaires,
nous pouvons suivre plus aisément maintenant les méandres du système noir.
D a n s un travail précédent, nous évoquions les problèmes posés par la position du
chercheur doté d'un bagage universitaire, d'une histoire et d'un passé personnels direc-
tement liés à la classe et à la culture à laquelle il appartient. N o u s soulignions et analy-
sions également les aspects favorables et défavorables que présente la position
d'acteur et d'observateur, selon qu'on appartient ou non à la c o m m u n a u t é étudiée.
N o u s indiquions que le scientifique observateur « pour prévenu qu'il soit, ne peut pas se
détacher facilement de sa propre histoire et du cadre de références de la science » et que
Y acteur, m e m b r e actif du groupe, pourrait ne pas percevoir les relations abstraites et
structurelles du système dans lequel il vit. N o u s dégagions ainsi deux démarches : l'une
« de l'extérieur » et l'autre « de l'intérieur ». Toutefois, s'il est difficile de faire coïncider
ces approches, cela n'est pas impossible.
L a religion noire est une expérience initiatique « au cours de laquelle les connais-
sances sont appréhendées à travers une expérience vécue sur un plan bipersonnel et
collectif par un développement lent et par la transmission et l'absorption d'un pouvoir
et de connaissances symboliques complexes à tous les niveaux de la personne. Cette
expérience représente l'assimilation vécue de tous les éléments collectifs et individuels
du système et, pour cette raison, il apparaît que la démarche dite, généralement, "de
l'intérieur" s'impose presque inévitablement. »
« Il est vrai qu'assimiler une série de valeurs collectives et individuelles et les vivre
95 Religion et culture noires

dans des rapports de groupe ne suffisent pas pour pouvoir les analyser et les inter-
préter. Il est donc nécessaire de les placer dans une perspective plus large et de restruc-
turer sciemment les éléments et leurs rapports particuliers, pour dégager ainsi leur
symbolisme. »
Et nous ajoutions : « être initié », apprendre les éléments et les valeurs d'une
culture « de l'intérieur », à travers une relation dynamique au sein d'un groupe et, en
m ê m e temps, pouvoir dégager de cette réalité empirique les mécanismes fondamen-
taux et leurs significations dynamiques, leurs rapports symboliques, dans une abstrac-
tion consciente faite « de l'extérieur », est un désir ambitieux et une entreprise difficile-
ment réalisable. Pourtant, s'agissant d'un système initiatique, elle est non seulement
souhaitable, mais indispensable.
La démarche qui conduit à étudier la religion négro-américaine « de l'intérieur
vers l'extérieur » nous amène à examiner trois aspects : les faits, la révision critique et
l'interprétation.
Par « faits », nous entendons le rassemblement et la description dynamique des
variables homogènes et hétérogènes de la religion. Il s'agit de procéder à une descrip-
tion exacte et détaillée du fait rituel, depuis les cérémonies les plus complexes, la forma-
tion, la morphologie et la structure hiérarchique du groupe, les locaux et objets, les
entités surnaturelles, jusqu'au moindre geste du processus rituel. L'inventaire du patri-
moine oral, dont nous montrerons ultérieurement l'importance, fait également partie
de cette démarche.
A plusieurs reprises, nous avons insisté sur la révision critique. Cet aspect est
fondamental quand on examine les communautés « de l'intérieur » à partir de la réalité
culturelle du groupe lui-même. Il s'agit de démystifier les idéologies importées ou
superposées, d'en extraire les éléments ethnocentriques européens pour être en mesure
d'observer et de situer les valeurs spécifiques des groupes dans leurs vraies « réalités ».
L a distorsion due à l'ethnocentrisme a été l'un des obstacles les plus sérieux à la
compréhension des valeurs négro-américaines.
Cette révision doit s'attacher non seulement à procéder à une relecture critique
des ouvrages spécialisés, afin de les replacer dans leur perspective historique, mais
aussi à une analyse conceptuelle approfondie de la terminologie qui déforme et
corrompt la perception du système religieux.
N o u s n'avons pas la prétention de proposer ici une nouvelle formulation de cette
terminologie, mais nous voudrions attirer l'attention sur un certain nombre de termes
ou expressions.
Ainsi le fétichisme a été et est la notion à laquelle on fait couramment appel pour
classer les différentes variables de la religion africaine, notamment latino-américaines.
C e terme vient du mot portugais/eííci'o, la chose faite, préparée. C'est par ce mot que
les premiers navigateurs portugais ont désigné les images et objets rituels qu'on a
c o m m e n c é à appeler « fétiches ». Par extension, les Portugais ont cru que, dans leur
culte, les Africains vénéraient les objets, sans comprendre qu'il ne s'agissait pas
d'objets matériels, mais de représentations symboliques consacrées, faisant partie d'un
système complexe de rapports abstraits et mystiques. Il ne s'agit pas d'objets-divinités,
de fétiches tout puissants, qui ont un pouvoir sur leurs adorateurs, mais au contraire
d'emblèmes consacrés par des cérémonies particulières et perçus c o m m e symboles de
Juana Elbein D o s Santos et Deoscoredes Maximiliano D o s Santos 96

créatures et de forces spirituelles. Ainsi, l'adepte ne s'incline pas devant une pierre, un
morceau de bois, de boue ou de porcelaine, mais devant l'abstrait-sacré, de m ê m e que
le catholique n'adore pas l'image matérielle des saints et les crucifix, mais l'esprit
mystique qu'ils symbolisent.
Les objets sacrés ne sont pas autonomes. Us forment un ensemble et acquièrent
leur signification parce qu'ils font partie d'un système liturgique qui organise la
manifestation de l'élément sacré.
La révision des termes qui, étant traduits, ne permettent pas une bonne compré-
hension de la structure m ê m e du système s'impose également. Ainsi, on qualifie de
masque l'esprit d'un ancêtre dont la représentation matérielle est invoquée dans le culte
aux ancêtres. Le mot « masque » lui-même {máscara), utilisé couramment dans le
langage ethnologique et dans de prestigieux livres d'art, a pour origine une mauvaise
traduction qui déforme et altère la signification culturelle des objets qu'elle prétend
définir et ne correspond pas aux mots qui servent à identifier ces objets dans les diffé-
rentes communautés.
A l'issue de son propre travail, la révision critique s'impose donc au chercheur. Il
doit confronter des descriptions et des concepts de la littérature spécialisée en se
rapportant à l'expérience acquise sur le terrain, à l'analyse des textes rituels et aux
concepts établis par les membres hiérarchiques de la religion.
Ainsi, par exemple, l'accès limité à certaines cérémonies — en particulier à celles
des offrandes — est attribué au caractère barbare de ces pratiques, à l'attitude défen-
sive adoptée face à la police ou à la curiosité scientifique. L'interdiction s'étend à une
certaine catégorie d'individus. N o u s signalions que le processus d'initiation se fait
progressivement et parallèlement à l'acquisition d'aptitudes et des pouvoirs. L'accès à
certains rites et à certaines cérémonies est déterminé par le degré d'initiation, les
aptitudes physiques et spirituelles de l'individu qui lui permettent d'assister et de parti-
ciper aux expériences mystiques au cours desquelles sont libérés et invoqués des
pouvoirs difficilement contrôlables, mais qui ont une signification profonde. L a
volonté de maintenir ces cérémonies privées a pour cause la structure religieuse elle-
m ê m e . C'est pourquoi toutes les interprétations qui évoquent l'immoralité ou la
barbarie de ces cérémonies, ainsi que toute projection de valeurs propres à un autre
système culturel, sont déplacées.
C e nouvel examen nous conduit également à évoquer une question délicate à
résoudre : C o m m e n t trouver dans les langues nationales les mots qui soient de bons
équivalents des concepts culturels et des mots utilisés dans les communautés? Il n'est
pas possible de traduire des notions telles que Orisha ou V a u d o u , Ase, etc. C e s
concepts peuvent être analysés, mais non traduits. Cela oblige le spécialiste à
surcharger ses travaux de mots inconnus ou à répéter ses explications, sinon à
redéfinir des termes, tel que V a u d o u , qui ont été déformés par l'usage ethnocentrique.
N o u s avons souligné un troisième aspect : celui de l'interprétation. C'est à ce
stade que la démarche « de l'intérieur vers l'extérieur » prend tout son sens. Il s'agit
d'analyser la nature et la signification des faits concrets en faisant ressortir la s y m b o -
lique sous-jacente et en reconstruisant la trame des signes en fonction de ses relations
internes et de ses rapports avec le m o n d e extérieur.
L'interprétation symbolique est le domaine le moins étudié de la religion noire.
97 Religion et culture noires

Cependant, c'est l'aspect qui permet de percevoir les séquences rituelles et de les
ordonner en une structure cohérente.
L a religion dans son ensemble, sa forme, sa pratique, ses contenus, s'expriment
par des symboles ou des structures symboliques complexes. Autrement dit, en
décelant les correspondances des symboles et en les interprétant, nous pourrions expli-
quer les contenus des faits rituels et de leurs variables.
Les trois aspects mentionnés — faits, révision critique, interprétation — sont
interdépendants. Ils représentent les trois instruments interchangeables d'une
technique qui doit être ajustée en fonction d'une expérience acquise lentement et
progressivement sur le terrain et que nous qualifions d'expérience « initiatique ».

III

N o u s nous efforcerons donc d'examiner certains aspects qui caractérisent les fonde-
ments de la religion négro-américaine ainsi que les éléments de son expression. E n
d'autres termes, il s'agit d'analyser la relation sous-jacente à la diversité des contenus
apparents qui exprime le degré d' « esprit communautaire », d'africanisme ou de
négritude.
Le fait qui nous paraît le plus intéressant, c'est que la religion constitue un
système initiatique. Elle est acquise, transmise et développée de façon spécifique. Les
adeptes participent à une expérience au cours de laquelle ils reçoivent, assimilent et
développent — directement et lentement — un pouvoir mystique et symbolique qui
leur permet de s'intégrer et de s'identifier aux éléments d'un système dynamique qu'ils
font vivre. N o u s avons d'ailleurs déjà fait référence à ce pouvoir de réalisation. Il nous
semble être la dimension la plus précieuse des communautés, car il leur permet
d'assurer l'existence m ê m e de leur religion en procédant à une alliance mystique qui est
le courant « consanguin » entre le passé, le présent et le futur.
C e pouvoir, connu sous le n o m de asé — mot nagô — ou se — mot fon —, c'est
le principe qui rend possible le processus vital. Il est exercé par des moyens matériels et
symboliques et il est accumulable. C'est une force qui ne peut être acquise que par
introjection ou par contact. Elle peut être transmise à des objets et à des êtres humains.
Selon Mopoil, ce terme désigne « la force invisible, la force magique et sacrée de
toute divinité, de tout être animé, de toute chose ». Mais cette force n'apparaît pas
spontanément, elle doit être transmise. Tout objet, être ou lieu sacré ne l'est que grâce à
l'acquisition d'ase. O n comprend ainsi que la communauté, l'ensemble de ses contenus
matériels et ses initiés, doivent recevoir Vase, l'accumuler, le maintenir et le développer.
L'intensité du pouvoir varie selon la combinaison des éléments qu'il contient et sa
maîtrise : à chaque combinaison correspond un pouvoir qui permet des réalisations
déterminées. C o m m e tout autre pouvoir, Yasé peut se réduire ou s'étendre et se
renforcer. Ces variations sont déterminées par les activités et les comportements
rituels. Le comportement est déterminé par le respect scrupuleux des obligations et des
devoirs, fixés par la doctrine et la pratique liturgique et imposés à chaque détenteur
d'asé par rapport à lui-même, au groupe auquel il appartient et à la communauté. L a
connaissance et le développement initiatiques sont transmis en fonction de l'assimila-
tion et de l'élaboration d'asepafune combinaison spécifique qui contient des represen-
Juana Elbein Dos Santos et Deoscoredes Maximiliano Dos Santos 98

tations matérielles, symboliques et individualisées pour acquérir une signification


déterminée. Chaque combinaison est unique : elle sera déterminée par l'objectif pour-
suivi et par les circonstances rituelles. L a pratique rituelle permettra d'accumuler et de
raviver Vase individuel et collectif et, en conséquence, la continuité et la vitalité de la
communauté m ê m e .
C e pouvoir, qui assure l'existence et son devenir, doit être suffisamment investi
pour permettre de saisir la signification profonde du sacrifice et de comprendre
c o m m e n t les offrandes sont les véhicules spécifiques et symboliques qui transmettent
Vase.
O n n'apprend pas Vase, on le reçoit, on l'enrichit à travers une activité rituelle —
l'expérience mystique — on le partage et on le distribue. Vase est reçu des mains et du
souffle des plus anciens, directement d'une personne à l'autre, au sein d'une relation
dynamique et vivante. Il est reçu par le corps et à tous les niveaux de la personnalité
qu'il pénètre en ses replis les plus enfouis, de diverses manières : par les éléments
symboliques, par le sang, les fruits, les herbes, par les paroles prononcées et par le
pacte et la relation mystique qui s'établissent entre les ancêtres, les entités naturelles et
le groupe dans son ensemble.
A une hiérarchie supérieure correspond un plus grand développement mystique.
Et cela grâce à une plus grande accumulation à'asé et de connaissances initiatiques. Le
degré d'initiation est déterminé par l'ancienneté initiatique et non pas par l'âge réel de
l'adepte. L a pratique rituelle lui permettra un plus grand développement de son asé et
décidera de sa place dans la communauté. L a c o m m u n a u t é est socialement structurée
selon la quantité ou le degré d'asé possédé par ses membres : Vase est transmis aux
différents stades de l'initiation, puis renforcé d'une catégorie à l'autre au cours des rites
de passage ainsi que des rites de confirmation des dignitaires appelés à occuper une
fonction dans la hiérarchie.
Les communautés ont pour chef leurs prêtres suprêmes ou leurs prêtresses. Étant
investis, ils sont les plus grands porteurs d'asé de la c o m m u n a u t é : ils reçoivent et
héritent toute la force matérielle et spirituelle que possède la c o m m u n a u t é depuis sa
fondation. N o n seulement ils seront responsables de la garde des temples, des autels,
des ornements et de tous les objets sacrés, mais ils doivent surtout veiller à la préserva-
tion, au développement et au renforcement de Yasé qui maintiendra active la vie de la
communauté. Q u e la variable religieuse soit homogène ou hétérogène, le chef du
groupe (Iyalasa, H u g a n , H u n o n , M o k o n g o , Tata, G r a m a n ) devra posséder le plus
grand pouvoir mystique et initiatique et avoir les meilleures connaissances liturgiques.
En initiant les novices, en insufflant et en transmettant le pouvoir dont il est le déposi-
taire, le chef du culte le distribue, le « transplante » et le développe dans le corps m ê m e
de l'initié.
C e processus permet l'intériorisation et le développement des éléments s y m b o -
liques et spirituels — individuels et collectifs — qui transforment l'être humain en un
véritable autel vivant où peut être invoquée la présence des entités surnaturelles. Ces
forces ou entités surnaturelles, modèles et principes symboliques régulateurs des
phénomènes cosmiques, sociaux et individuels, sont intégrées, assimilées et vécues à
travers l'expérience religieuse de la possession.
C e qui précède met en évidence une autre caractéristique propre à la religion
99 Religion et culture noires

noire qui définit les divers groupes c o m m e des variables d'un système de base.
En renouvelant et en élaborant individuellement et collectivement les valeurs cultu-
relles de la négritude latino-américaine d'après les modèles africains, la possession
institutionnalise, en effet, un système complexe de mécanismes d'identification et de
reconstruction.
La dynamique de la possession préserve la vitalité du culte des entités surnatu-
relles. Le corps des prêtresses ou des initiés est le lieu où les entités se manifestent, sont
présentes, parlent, dansent, bénissent, donnent des conseils, utilisent leurs emblèmes et
leurs parures pour expliquer leur origine, leur histoire et leur signification. Il ne s'agit
pas seulement de rappeler un mythe, un passé, l'existence de modèles ancestraux, de
forces et d'éléments cosmiques, mais de revivre, à travers une expérience dynamique,
la communication et l'identification avec les entités surnaturelles porteuses d'un ordre
social, d'une discipline morale, de formes et de valeurs culturelles qui dépassent le
niveau liturgique, l'expérience individuelle, pour devenir un m o d e de vie
communautaire.
Tout le système religieux, sa théogonie et sa mythologie sont revécus par l'inter-
médiaire de la possession. Chaque participant est le protagoniste d'une activité rituelle
qui permet de réactualiser le m o n d e historique, psychologique, ethnique et cosmique
noir. L a dynamique de la possession exprime, dans un temps recréé psychologique-
ment, dramatisé hic et nunc en une expérience personnelle, l'existence d'un système de
connaissances. C e système ne peut être compris que dans la mesure où il est vécu par le
truchement de l'expérience rituelle (analogies, mythes et légendes) ; la connaissance n'a
une signification que si elle est assimilée de façon active.
N o u s abordons ainsi une des plus importantes caractéristiques, voire la plus
importante du système et qui est en quelque sorte la cause première de celles que nous
avons évoquées précédemment.
Pour qu'il y ait transmission initiatique, deux personnes au moins sont néces-
saires. L a connaissance passe directement d'un être à l'autre. Elle ne s'acquiert ni par
la lecture, ni par une explication ou un raisonnement logique, produit d'une activité
consciente et intellectuelle, mais par le transfert d'un code complexe de symboles où la
présence réelle des deux personnes, leur relation dynamique, constituent le mécanisme
le plus important. L a transmission est effectuée à travers l'utilisation de symboles
matériels et de gestes, par des paroles prononcées, soufflées et accompagnées de
modulations et par la charge émotionnelle et l'histoire personnelle de celui qui les
prononce.
Si la parole acquiert un tel pouvoir d'action, c'est parce qu'elle est imprégnée
à'asé. Elle dépasse son contenu sémantique rationnel pour devenir un instrument
conducteur d'asé, c'est-à-dire un élément conducteur d'un pouvoir de réalisation.
L a transmission orale, technique qui est au service d'un système dynamique,
constitue une autre caractéristique fondamentale du système initiatique, propre à
toutes les variables de la religion négro-latino-américaine.
L a structure dynamique de la religion a recours à un m o y e n de communication
qui doit se réaliser constamment. Proférer une parole, une formule, d'une certaine
manière et dans un contexte déterminé, est une circonstance unique. C h a q u e m o t naît,
remplit sa fonction puis disparaît. L'expression orale est le produit d'une interaction
Juana Elbein D o s Santos et Deoscoredes Maximiliano Dos Santos 100

qui s'opère à deux niveaux : le niveau individuel et le niveau social. E n effet, la parole
émane d'une personne pour en atteindre une autre. Elle est prononcée pour être
écoutée, elle communique l'expérience de bouche à oreille, d'un être à un autre et d'une
génération à une autre, elle transmet Yasé concentré des ancêtres aux générations
présentes. Mais, d'autre part, elle est un acte individuel puisque l'émission d'un son est
le point culminant d'un processus de communication ou de polarisation interne. Le
son implique toujours une présence qui s'exprime et qui cherche à atteindre un
interlocuteur.
D a n s le système de la religion noire, le son est chargé d'un pouvoir et il conduit
une action. L'interaction dynamique, le son doué d'un pouvoir actif, apparaît avec tout
son contenu symbolique dans des formules et des invocations rituelles et en étant émis
par les instruments rituels. Il est évident que ces instruments sont « préparés », sont
sacrés, en recevant Vase approprié aux fonctions auxquelles ils sont destinés. Par
ailleurs, ils sont destinés à être manipulés par une certaine catégorie d'adeptes. Les
combinaisons des sons produits par ces instruments, agissant seuls ou avec d'autres
éléments rituels ( c o m m e le fait de taper dans ses mains, parler ou chanter), constituent
de formidables invocateurs des entités surnaturelles. E n induisant une action, elles
établissent la communication entre le présent et le passé, entre ce m o n d e et le m o n d e
surnaturel qui est parallèle.
Le son est une synthèse ; il naît de l'interaction de deux types d'éléments géniteurs
qui produisent un troisième élément. C'est une structure dynamique qui a pour résultat
de créer un mouvement. D a n s l'ensemble du système, le chiffre trois et ses combinai-
sons sont associés au mouvement.
L a parole, l'invocation s'appuient sur ce pouvoir dynamique du son. Les textes
rituels et les cantiques rituels sont investis de ce pouvoir. Récités, chantés, accompa-
gnés ou non d'instruments musicaux, ils mobilisent l'activité rituelle. L'oral est au
service de la transmission dynamique et d'un système où la transmission se réalise au
niveau des relations interpersonnelles concrètes.
Il est important de signaler la structure rythmique particulière du langage rituel.
En effet, une symbiose spécifique s'établit entre l'expression dynamique et la structure
rythmique de l'oral. N o u s voulons simplement mentionner que le rythme est un aspect
particulier de la religion noire dans toutes ses variables. N o u s ne pouvons pas
développer ici la question de la signification du rythme en tant qu'expression sociale où
le mouvement et l'harmonie cosmiques sont revécus.
D a n s le système de cet « être ayant pour essence la participation » qu'est l ' h o m m e
noir, la transmission orale a une extrême importance. Elle doit donc être nécessaire-
ment située dans une perspective globale et considérée c o m m e un des éléments de la
structure dynamique complexe qui a pour principe de base la relation interpersonnelle.
« L a connaissance n'est pas emmagasinée etfigéedans des écrits et des archives;
elle est revécue en permanence. Les archives sont vivantes, ce sont des chaînes dont les
maillons sont les individus les plus savants de chaque génération. »
Faire des études ou lire des textes peuvent aider à décrire la religion noire et à
fournir des explications plus ou moins rationnelles. Mais seul le développement initia-
tique par la pratique liturgique permettra d'appréhender la connaissance intégrale. L a
haute hiérarchie des cultes refuse en général de donner des informations sur ce qui se
101 Religion et culture noires

passe hors du contexte rituel ou d'écrire des ouvrages à caractère théologique. Si elle
adopte cette attitude, ce n'est pas seulement pour défendre quelques secrets, préserver
son rang ou encore pour se réserver égoïstement la connaissance. C'est seulement, en
fait, que la transmission écrite va fondamentalement à l'encontre de l'essence m ê m e de
la véritable connaissance mystique, qui ne peut être acquise que grâce à une relation
interpersonnelle concrète. Il est possible que cette caractéristique essentielle ait
contribué à l'absence d'écriture dans les langues négro-américaines. L'introduction
d'une communication écrite crée des problèmes qui heurtent et affaiblissent les fonde-
ments des relations dynamiques du système.
Les Africains conçoivent que l'existence se déroule simultanément sur deux
plans : dans le m o n d e ou l'univers physique concret habité par les êtres naturels, et
dans un autre m o n d e , abstrait, infini et illimité, habité par les êtres surnaturels, les
entités divines, les ancêtres et les doubles spirituels de tout ce qui peuple concrètement
l'univers. Ualem n'est associé à aucune partie du m o n d e réel en particulier. C'est une
conception abstraite, un m o n d e qui existe parallèlement au m o n d e réel avec tous ses
contenus. Tout ce qui existe dans le m o n d e réel possède une contrepartie ou un double
spirituel et abstrait. Cette proposition peut également être énoncée dans l'autre sens :
tout ce qui existe dans le m o n d e surnaturel a sa contrepartie ou sa représentation
matérielle ou corporelle dans le m o n d e réel. Cette conception est le résultat des
relations mutuelles dynamiques des parties qui constituent les contenus du système et
elle nous amène à une autre idée essentielle qui a été transmise à la religion négro-
américaine : les deux niveaux de l'existence, le réel et le spirituel ou l'abstrait, sont
parallèles ou inséparables. Il n'y a pas dichotomie et leur propre survivance dépend de
leur relation dynamique. Cela s'exprime dans les mythes, les représentations et les faits
rituels et communautaires, de façon évidente dans les variables homogènes, mais de
manière plus indirecte et fragmentée dans les variables hétérogènes. L a présence des
entités surnaturelles et abstraites dans le corps des prêtresses, conséquence d'un
processus initiatique et liturgique complexe, consacre le rituel de l'existence des deux
mondes et la rend irréfutable sur le plan symbolique. N o u s ne pouvons pousser trop
loin notre analyse sur les implications de la correspondance entre le matériel et le spiri-
tuel. Cette conception est inhérente au système lui-même. Elle s'exprime dans le choix
d'éléments matériels spécifiques qui contribuent à donner un caractère formel aux
emblèmes, dans les éléments qui emmagasinent et transmettent Yasé (le pouvoir de
réalisation) et jusqu'au fait que chaque être naturel est conçu c o m m e une particule
concrète et individualisée d'entités et de principes géniteurs, abstraits et spirituels.
Entre ces deux mondes, il existe une relation permanente, un transfert continu
d'éléments spirituels et matériels. C e courant est chargé du pouvoir surnaturel. E n
effet, le pouvoir de réalisation qui fait fonctionner l'ensemble du système s'exprime par
la naissance, la mort et la renaissance réelles et rituelles, autrement dit par le transfert
continu et la redistribution de Yasé que l'activité rituelle symbolise et régit.
L a force impulsive, constituée par l'essence de l'existence et du savoir des généra-
tions passées et présentes, assure la continuité dynamique de la c o m m u n a u t é grâce au
contrôle de la relation symbolique entre les deux m o n d e s parallèles. Il n'est pas normal
qu'Esú, l'entité surnaturelle du panthéon N a g ó qui symbolise le principe dynamique
porteur de Yasé, ait dépassé ses origines ethniques et soit devenue une des entités les
Juana Elbein Dos Santos et Deoscoredes Maximiliano Dos Santos 102

plus célébrées dans les variables homogènes et hétérogènes. C o n n u également sous le


n o m d'Elegbá ou Legbá et, étant donné qu'il véhicule le pouvoir de réalisation, l'Esû
régit la communication entre les multiples contenus du système. Pour la m ê m e raison,
il est le principe de vie individualisée : il favorise et développe le destin individuel et
celui de la communauté dans son ensemble.
E n célébrant si fréquemment une entité c o m m e Esú — principe d'expansion et de
reproduction qui détermine les offrandes, restitue et redistribue les éléments, symboles
chargés de signification et de pouvoir — le groupe intériorise un principe qui assure
l'harmonie des relations, la cohésion et la continuité du système et du groupe.
Esú, dont la signification s'exprime par une grande variété de symboles dans les
biens paraphernaux, l'iconographie et le rite, représente la structure dynamique de la
religion négro-latino-américaine de la façon la plus complète, mais aussi la plus
complexe.
C'est de l'Entité Suprême — qu'elle s'appelle Olorún, M a w u , N a n a , N y a m e ou
Z a m b i selon son origine ethnique — qu'émane le pouvoir de réalisation et c'est à elle
d'exercer ce pouvoir. C'est un pouvoir qui contient l'existence, l'orientation et la
Finalité. Mais c'est un pouvoir qui « est nourri » par sa propre dynamique due à sa
double existence sur le plan naturel et sur le plan surnaturel. L e m o n d e surnaturel
n'existe que dans la mesure où le m o n d e naturel existe et vice versa. L'Entité Suprême,
origine des origines, protomatière spirituelle et matérielle des deux niveaux de l'exis-
tence, se développe et se restitue continuellement à travers la constellation des entités-
symboles, qu'ils s'appellent Orisha, Vaudou, Loa, Inquisi ou Winti, etc. ou qu'ils soient
les représentations et les modèles des éléments cosmiques, sociaux et individuels. A
leur tour, ces entités-symboles se développent et se renouvellent dans les différentes
sphères placées sous leur domination, dans les êtres-particules individualisés et dans
les éléments-essences liés par la pratique rituelle. L'Entité Suprême détient et distribue
ce pouvoir qui maîtrise et anime l'existence tout entière. Ainsi, dans les communautés
centrées sur les racines nagô, Yasé est qualifié d'Alaaba, celui qui est (ou détient) le
pouvoir d'orientation et le pouvoir de réalisation. E n raison de sa spécificité, il est utile
d'insister sur le concept d'Entité Suprême qui comprend 1' « espace » dans son
ensemble et les contenus du naturel et du surnaturel, qui transmet et reçoit, dans un
cycle dynamique continuel, des pouvoirs qui créent et perpétuent l'univers et la vie.
Cependant, nous n'avons pas l'intention de développer plus avant le concept
d'Entité Suprême. C e travail ardu reste à faire, m ê m e si de rares études ont déjà été
publiées. Pour les besoins de cette synthèse, nous avons préféré nous contenter d'exa-
miner un aspect peu connu et spécifique du système religieux. Il est facile d'en déduire
que le concept m ê m e d'Entité Suprême s'inscrit et fait partie de la structure dynamique
qui met en relation et caractérise tous les composants du système.
Ajoutons également que cette relation manifeste un autre aspect, lié à la place
prépondérante qu'occupe le culte des ancêtres. Qu'il soit organisé en sociétés secrètes
ou maintenu c o m m e élément de la liturgie habituelle des communautés, le culte des
ancêtres — qui prend des n o m s différents selon les variables où il est cultivé :
Egungún, Guede, Esa, Yorka, Gubida, Prêto Velho, etc. — intériorise l'appartenance
à une structure sociale. Les ancêtres sont des modèles d'identification et des gardiens
de la discipline morale et éthique de la communauté. E n assurant l'immortalité indivi-
103 Religion et culture noires

duelle et collective, ils institutionnalisent la continuité entre la vie et la mort, entre le


passé et le présent.
L e consensus social, l'acceptation collective, à travers l'initiation et la pratique
rituelle, permettent de projeter, de transférer, de représenter, de matérialiser et de
maintenir vivant un système de base complexe. C e système exprime la réalité culturelle
sous-jacente, 1' « esprit de c o m m u n a u t é » ou la négritude, avec toutes les variantes de
la religion négro-latino-américaine.
Cette structure se prolonge et se réalise à travers un ensemble d'activités et de
contenus matériels. Il s'agit d'un patrimoine très riche constitué par des objets rituels,
des vêtements, des pièces et sculptures en métal, boue, pierre, cuir, raphia et par une
musique dont les structures rythmiques superposées sont complexes, ainsi que par des
textes et des cantiques. C e s différents éléments constituent de puissants m o y e n s de
communication qui, étant le résultat d'une recherche et d'une expression esthétiques,
expriment et font revivre au niveau formel et conceptuel les principes, les valeurs et la
vision du m o n d e propres à la religion et à la culture noire.

A u terme de cette analyse, nous ne prétendons nullement avoir épuisé le sujet, surtout
en ce qui concerne les variables en transformation et les différences qui existent entre
elles dont nous ne sous-estimons pas l'importance. Notre intention était de présenter
une perspective qui, en réunissant les informations existantes, nous permettrait d'avoir
une vision d'ensemble, cohérente et logique des phénomènes dont les éléments essen-
tiels constituent une trame significative. Cette vision exprime et démontre l'indiscu-
table continuité qui existe entre l'Afrique et l'Amérique latine. Mais il ne s'agit pas
d'une continuité passive. E n justifiant son propre héritage structurel, elle se révèle
mouvante, résistante, vivante et donne lieu à un processus dialectique, caractéristique
de la culture latino-américaine. Cette continuité peut s'ouvrir sur un nouvel
humanisme qui privilégie les capacités existentielles de l'être humain sous ses
nombreux aspects.

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