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Revue de l'histoire des religions

Germaine Dieterlen. Essai sur la religion Bambara


H. Jeanmaire

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Jeanmaire H. Germaine Dieterlen. Essai sur la religion Bambara. In: Revue de l'histoire des religions, tome 141, n°1, 1952. pp.
110-119;

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épave de la Sibylle « Chaldéenne ». — Le court hymne qu'est le


livre VI est un poème chrétien du milieu du ne siècle, où il n'est pas
démontré qu'il y ait lieu de soupçonner une inspiration gnostique. — .
Le livre VII, œuvre d'un judéo-chrétien, d'époque voisine (Alexandre
en abaissait la date, comme pour le livre précédent, jusqu'à l'époque
d'Alexandre Sévère), traduit au contraire des tendances mystiques et
l'influence du gnosticisme. — La sibyllistique passionnée et passion-


nétnent antiromaine du livre VIII, dans lequel un rédacteur a combiné
au moins 3 écrits de même veine, porterait témoignage de l'acuité du
conflit entre le Christianisme et l'Empire au temps de Marc-Aurèle. —•
Le livre XI, en revanche, qui, chronologiquement, serait à placer
après le livre III, ne devrait son insertion en tête du groupe des
derniers livres, qu'à une combinaison rédactionnelle qui, vu son caractère
plus politique que religieux, l'aurait fait choisir comme introduction à
la sibyllistique politique d'époque tardive à laquelle les derniers livres
du recueil byzantin ont fait accueil. Exempt d'hostilité contre Rome,
il traduirait surtout la tension qui a existé entre la population
alexandrine et les Juifs au début du ier siècle de notre ère et pourrait être
daté du temps d'Auguste ou de Tibère. Le livre III était connu de
l'auteur qui l'a utilisé et imité ; le dire dénigrant de la Sibylle éry-
thréenne sur Homère (III, 419-432) a manifestement inspiré XI,
162-171, où il conviendrait de reconnaître — curieusement — mis dans
la bouche de la Sibylle, l'annonce et l'éloge de Virgile.
H. Jeanmaire.

Germaine Dieterlen, Essai sur la religion Bambara, préface de


Marcel Griaule, 1 vol. in-S°, xvni-240 p., Presses Universitaires
de France, 1951.
Le livre de Mme Germaine Dieterlen n'est pas le premier ouvrage
où l'on ait entrepris de présenter un exposé d'ensemble du système
religieux des Bambara du Haut Niger. Les institutions et les coutumes
religieuses de ces agriculteurs soudaniens dont l'habitat principal se
situe dans la section occidentale de la vallée du fleuve, en amont de
Djenné, et en particulier dans les cercles de Ségon et de Bamako, ont
été décrites dans les monographies de témoins qui ont été en contact
prolongé avec ces sociétés, comme l'abbé Joseph Henry, missionnaire,
ou les administrateurs Ch. Monteil, Tauxier, Labouret. L'intérêt que
l'étude des religions africaines est fondée à porter à ces populations
tient, en partie, au fait que le système de leurs croyances et de leurs
pratiques est resté à peu près pur d'infiltrations musulmanes (en dépit
du vernis islamique qu'ont revêtu, par l'effet de modes politiques et
religieuses, les royautés indigènes qui y ont développé, à certains
moments de leur histoire, une vie de cour centralisée). Mais leur
organisation sociale, solidaire de cultes propres à l'agglomération
villageoise (qui reste la cellule essentielle), aux grandes familles patriar-
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cales, à la hiérarchie des classes d'âge et à l'activité de confréries


religieuses détentrices de masques et de rites, autorise, en dépit des
obscurités qui persistent sur la stratification des aires de culture
dans le monde noir, à parler à leur sujet d'un échantillon de structure
typiquement paléo-nigritienne ; peut-être, des influences
septentrionales préislamiques (libyennes ou protoméditerranéennes) n'étant pas
à exclure pour la période ancienne, conviendrait-il de dire, plus
prudemment, paléo-africaine.
Si consciencieuses qu'aient été les descriptions auxquelles il vient
d'être fait allusion, il était assez apparent qu'elles restaient, à bien des
égards, extérieures. La nouveauté et l'intérêt très vif qu'offre l'exposé
de Mme Dieterlen tiennent à l'exceptionnelle qualité des informations
qu'il lui a été donné de recueillir auprès d'interprètes d'autant plus
autorisés de la mentalité mystique des populations en question que les
principaux d'entre eux se trouvent être, en tant que chefs de
groupements religieux, dépositaires des traditions et des doctrines
inséparables des cultes qu'ils célèbrent. Grâce à ces concours, il a été
possible de présenter un tableau suffisamment cohérent de l'aspect
ésotérique que la pratique de leur religion revêt aux yeux des Bam-
bara. On ne minimisera pas la part qu'il convient de faire, dans cette
remarquable réussite, à la méthode, à l'esprit et à l'entregent qui ont
présidé aux enquêtes que l'auteur a poursuivies sur le terrain, sans
égard aux difficultés matérielles, au cours de missions successives
(1946-1949) et sous l'impulsion de leur organisateur, M. Griaule. Maison
tiendra compte aussi de ce que cette réussite et la possibilité même de
l'investigation portent témoignage d'une conjoncture et d'un climat, en
grande partie nouveau, dans les relations entre enquêteurs et enquêtes.
En fait, la collaboration qui a permis la collecte d'une aussi ample
moisson de renseignements ne se conçoit bien que par une approche
rendue possible par la convergence d'une double démarche où l'on
verra, pour une part, un effet de l'approfondissement et de raffinement
de la compréhension des civilisations archaïques, grâce aux récents
progrès des disciplines ethnographiques, et, par ailleurs, une étape
dans l'évolution de la société africaine au contact de la civilisation
européenne.
Les données dont Mme D. a pu avoir confidence nous mettent en
présence d'un système de pensée essentiellement mythique et
symbolique, expression d'un effort de représentation totale de l'univers
dans son devenir et dans son état présent, et d'une philosophie qui
multiplie les catégories dans lesquelles s'inscrivent les rapports de
l'univers à la personnalité humaine ainsi qu'à l'ensemble de ses
activités et de ses techniques. Ce qui équivaut à peu près à dire que
nous avons affaire à une sagesse d'un type comparable à celles dont les
littératures écrites des civilisations orientales ou extrême-orientales
sont l'expression ou le commentaire, et qui, à l'instar de celles-ci,
comporte à la fois une interprétation encyclopédique de la nature,
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une conception pragmatique de l'histoire et une philosophie des


rapports sociaux. Qu'il y ait lieu, dans l'idée qu'il convient de se faire
des religions africaines, de substituer la notion d'une complexité de ce
genre aux conceptions par trop sommaires dont on s'est contenté pour
rendre compte de « l'animisme » ou du « fétichisme » du Noir africain
est une démonstration qui n'est plus à faire, surtout depuis que de
récentes investigations ont éclairé, dans le même sens, le substrat de la
religion d'autres subdivisions de l'aire soudanaise. L'intérêt des
résultats obtenus sur le terrain bambara témoigne combien il est essentiel
à la connaissance d'un niveau important des civilisations humaines
que l'enquête systématique poursuivie ces dernières années dans le
cadre* et par les travaux de l'équipe à laquelle appartient Mme D.
soit menée, aussi complètement et aussi rapidement que possible,
avant que ce niveau ait été altéré, comme on peut le redouter, par
l'effet même de sa mise au jour. Il n'est que juste d'observer que des
acquisitions de ce genre viennent confirmer de façon remarquable les
intuitions encore confuses, mais pénétrantes, des pionniers, il y a un
demi-siècle, de la découverte de la mentalité africaine, et nommément
Miss M. A. Kingsley, R. E. Dennett, Leo Frobenius. On ajoutera
volontiers que pour ceux auxquels ce domaine, qui n'intéresse pas
seulement l'africanisme proprement dit, mais la science générale des
religions et les grands problèmes de l'histoire des civilisations, est peu
familier, l'ouvrage de Mme D., présenté comme thèse de doctorat
es lettres en 1949, peut se recommander comme lecture d'initiation.
On y sera sensible à la clarté dans l'exposition, à des qualités de
fermeté et de sobriété dans l'expression, aux dimensions mêmes du
livre qui sont modestes si l'on tient compte de la densité du matériel,
en grande partie inédit, qui y est réuni. En présentant dans un système
ordonné les doctrines qui semblent avoir été l'objet de libres entretiens
avec ses informateurs, l'auteur a eu soin de transcrire, en les
traduisant dans la mesure du possible, les expressions caractéristiques,
sentences proverbiales, formules et adages rituels dans lesquels paraît
consister un des modes principaux de transmission et de conservation
de cette philosophie.
Quelques indications sur un certain nombre de questions touchées
dans V Essai sur la religion bambara en donneront un aperçu et aideront
à rendre compte de ce que l'enquête récente ajoute à notre
connaissance du système religieux dont nous avons ici, en quelque sorte, la
théologie, ou du moins quelques-unes de ses expressions, car,
précisément à cause de la forme orale qui est propre à ce corps
d'enseignement, il appert qu'il admet, dans le narré des mythes en particulier,
nombre de variantes.
Les notions sur la personne, sur les forces spirituelles et leur
réincarnation, sur le culte rendu au genius, sont probablement un des
aspects de la mentalité noire sur lequel il a déjà été réuni et publié
le plus d'informations. Pour les Guinéens, en particulier, les ouvrages
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de Spieth, de Rattray, de Le Hérissé, de L. Tauxier et l'essai de


synthèse de Ch. Le Cœur, renferment un important matériel. C'est à
des notions du même ordre que se réfère le chapitre consacré par
Mme D. à la personne chez les Bambara et qui présente, d'après les
explications de ses informateurs, une intéressante systématisation du
sujet.
L'être humain est double, composé d'un principe vital, le ni, dont
la présence dans le vivant est rendue sensible par les mouvements
résultant de la respiration et de la circulation sanguine, et d'un double,
dya, extériorisé par l'ombre ou l'image reflétée, relativement
indépendant du corps, par là même, sujet à être atteint ou détruit par
maléfice. Cette dualité fondamentale est conçue comme une gémelléité
(et en fait la gémelléité joue un rôle capital dans la pensée mythique
des Bambara : les jumeaux sont essentiellement bénéfiques et
correspondent à une classe d'individualités spéciales). Les deux principes
sont aussi conçus comme un couple, ni et dya étant de sexe opposé
(et d'ailleurs destinés à permuter à chaque réincarnation). Aussi bien,
cette dualité sexuelle s'exprime par le nombre 7, symbole de l'être
humain dont les organes sont distribués selon ce nombre,
combinaison lui-même du ternaire et du quaternaire, représentations
fondamentales et partout évoquées de l'essence masculine et de l'essence
féminine.
Ni et dya se transmettent tous deux d'individu à individu, une
période intermédiaire s'écoulant, en principe, entre le décès et la
réincarnation des éléments vitaux du défunt (normalement dans le
dernier-né de la famille). Le ni, dans cet intervalle, est adjoint aux
boli, c'est-à-dire aux objets sacrés de la famille (et aussi, de façon au
moins temporaire, aux boli des Sociétés, et spécialement du Komo,
auxquelles le défunt a été agrégé par initiation). Le dya est confié à la
garde de la divinité des eaux (Faro) dont le rôle est prépondérant dans
le système religieux tel que l'ont présenté les informateurs de Mme D.
La bisexualité de l'individu, dans une perspective différente, est mise
en rapport avec les rites de circoncision (dont un rituel remarquable
est mentionné, pp. 179-187), ainsi qu'avec l'excision. L'un des buts de
ces opérations « est de promouvoir l'enfant dans le sexe auquel il est
apparemment destiné, en supprimant l'organe du sexe opposé ».
Le tere est le genius de l'individu, autrement dit les éléments qui font
son caractère, son autorité personnelle, l'ensemble de ses qualités et
défauts, et aussi sa chance ou sa malchance. Les ruptures d'interdit
ont pour effet de développer la malignité du tere, qui se traduit souvent
sous forme de maladies. La mort, en libérant le tere (non seulement de
l'homme, mais des animaux sauvages tués par les chasseurs), en fait un
principe dangereux et agressif, le nyama, assez comparable à l'Erinye
des Anciens. L'objet des principaux rites est de neutraliser ou d'utiliser
le potentiel de force qui correspond aux nyama diversement libérés : les
rites de funérailles, en l'adjoignant au réservoir des forces vitales dont
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dispose la famille et en vue de réincarnations futures ; le sacrifice,


dont c'est ici la fonction essentielle, en captant le nyama des victimes,
par l'intermédiaire du sang répandu, aux fins d'entretenir, rénover et
accroître l'efficace des boli (« autels » dans la terminologie de Mme D.,
c'est-à-dire des hiera qui sont au centre des cultes bambara, véritables
condensateurs de forces mystiques fabriqués avec des ingrédients et
selon des recettes déterminés). Le wanzo, qui est une impureté
originelle dont l'un des effets de la circoncision (et de l'excision) est de
débarrasser l'individu, a aussi le caractère d'un nyama impersonnel,
mais il est également capté pour être utilisé dans des conditions
particulières. Enfin les ordures et balayures, réceptacles d'influences
néfastes diverses et notamment des nyama des petits animaux et
insectes détruits, sont l'objet de rites précis, périodiques et assez
compliqués, qui ont pour but la régénération des forces spirituelles
qui y adhèrent.
Ainsi tout le système des cultes bambara peut s'interpréter
valablement comme une incessante circulation des forces vitales
individuelles à l'effet de les désacraliser des principes nocifs et de
transmuer ces principes en forces mises au service de la nature et de
la société.
Le développement et le rôle des Sociétés religieuses, en particulier
de la plus importante à l'heure actuelle, le Komo, sont un des aspects
qui ont frappé tous les observateurs de l'exercice de la religion
bambara. Mme D., qui énumère parmi ses informateurs deux chefs de
Komo locaux, s'est trouvée en mesure de recueillir d'importants
compléments sur l'organisation interne de ces sociétés que leurs
membres présentent comme placées sous l'inspiration du génie Faro qu'ils
ont contribué, peut-être, à mettre dans la place éminente que lui
accorde la systématisation notée par l'auteur. Les précisions recueillies
portent en particulier sur l'interprétation symbolique et cosmique de
l'ordonnance des cérémonies célébrées par le Komo et de son attirail
rituel, à commencer par le masque qui préside aux sorties des initiés
et dont une description détaillée est donnée. Quant à l'interprétation
cosmique du rôle de la société, elle est illustrée notamment par le
tracé, commenté pages 156-159, où est figuré sur le sol le templům du
monde, orienté par les angles, avec places rituelles assignées, selon la
même orientation, aux catégories d'assistants et désignées par
l'ensemble des 20 signes (notions morales, autrement dit « paroles de
fondation » et objets rituels) qui symbolisent l'agencement et
l'ordonnance de l'univers. Un intérêt du même ordre s'attache à la
description (pp. 146-148) du sanctuaire type du Komo, hutte à triple
étage où sont conservés les boli, instruments et gages de la puissance de
la Société : celui de l'étage supérieur, réceptacle des âmes des défunts
qui lui ont été agrégés, soit momentanément, soit (pour les individus
sans descendance) définitivement ; celui de l'étage moyen, principe de
la croissance du mil, qui détient la force vivifiante des semences du
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 115

groupe et joue un rôle important dans le complexe des rites agraires.


(De ceux-ci, Mme D. n'a traité que sommairement, cet aspect
considérable du système religieux des Bambara devant faire l'objet d'une
étude, fort attendue, de Mme S. de Ganay, qui a collaboré à l'enquête
de Mme D.) Enfin l'étage inférieur, siège d'un boli dont le nyama
concentre les puissances particulièrement redoutables dont le Komo
est détenteur, nyama des individus morts de mort violente, assassinés,
suppliciés, tués à la guerre, et en tant que tel associé aux souvenirs de
la puissance militaire dont ont disposé à certaines époques les maîtres
des empires bambara. A ce titre, en particulier, lui est associée la
pierre considérée comme « mère » des pierres lancées par les frondeurs.
C'est ici aussi que le caractère, toujours cruel, des rites pour lesquels
le sacrifice sanglant demeure l'essentiel est particulièrement en
évidence. On relèvera qu'à propos de la tripartition des autels du Komo,
Mme D. suggère (p. 148, note) un rapprochement avec l'interprétation
tripartite des pouvoirs religieux, militaire et agraire, que les recherches
de G. Dumézil ont rendue familière pour les anciennes sociétés
indoeuropéennes ; rapprochement d'autant plus concevable qu'il y a lieu de
tenir compte de ce que la structure sociale des populations en question,
aujourd'hui adonnées à une vie essentiellement villageoise et agricole,
a comporté, au temps des anciennes royautés, une caste militaire
distincte de la masse des agriculteurs.
La physionomie de la société du Koré (Kworé) ressort sous un jour
encore plus nouveau de l'exposé de Mme D., qui souligne (p. 160 sqq.),
d'une part ses liens étroits avec le Komo, ainsi qu'avec les génies de
-l'eau et de l'air (Faro et Teliko), d'autre part le caractère de ses rites
orgiaques, d'apparence assez désordonnée, comme drames rituels et
scénarios mythiques en relation avec les parties du ciel d'où vient la
pluie : « les brûlures, les coups que s'infligent les sociétaires ainsi que les
chevauchées [mimées] des Kworeduga [bouffons de la Société]
symbolisent les combats célestes des génies dans les éléments déchaînés ».
Les pierres de foudre jouent un rôle important dans ces rites dont la
signification agraire est prononcée. — Des développements plus brefs,
mais substantiels, sont consacrés au Ndomo, société qui groupe les
jeunes avant la circoncision et l'excision ; leurs mystères qui importent
à la manipulation sociale du wanzo et diverses particularités des rites
et des objets sacrés qui leur sont propres, inviteraient, il nous le
semble du moins et une note à la fin du volume paraît confirmer cette
interprétation, à y reconnaître certaines survivances d'institutions
archaïques, cet archaïsme étant propre à souligner, par contraste,
le caractère assez prononcé de sectes religieuses que paraissent enclines
à revêtir les sociétés présentement influentes chez les Noirs du Niger.
L'ouvrage débute par un exposé synthétique de la philosophie
religieuse et de l'ensemble des représentations mythiques des
Bambara ; l'idée qui en est donnée éveillera un intérêt d'autant plus vif
que cet aspect ésotérique des croyances s'est généralement dissimulé
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aux observateurs antérieurs. 11 s'agit d'une construction dans laquelle


on est en droit de supposer, et ce n'en est pas le moindre intérêt, qu'ont
pris place nombre de matériaux de provenance et de caractère divers.
Suivant une ordonnance qui reporte la pensée presque nécessairement
vers les antécédents, orphiques ou autres, des systèmes cosmogoni-
ques de l'Antiquité, elle coordonne une cosmogonie inspirée de
préoccupations métaphysiques assez abstruses au narré de grands mythes à
caractère religieux et étiologique.
La création est l'extériorisation d'une pensée ineffable. Le monde
qui en est résulté est le produit des tourbillonnements de l'esprit
primordial dont les déplacements sont réglés selon une succession qui a
déterminé les points cardinaux de l'espace et la mise en place des
catégories fondamentales ordonnancées selon une mystique des
nombres gouvernée par les nombres 7 (3 + 4) et 12 (3 x 4). Ces catégories,
au nombre de 22, sont issues de l'éclatement ou de l'éclosion de l'œuf
cosmique à triple enveloppe qui est aussi l'esprit créateur (on sait que
ce thème mythique, considéré généralement comme typiquement
sud-asiatique et accueilli anciennement par l'orphisme, a été signalé,
sporadiquement, dans l'Ouest africain). La création actuelle, que régit
le nombre masculin 3, comporte une part d'imperfection. Un univers
futur, symbolisé par le chiffre 5, comportera à la fois connaissance
parfaite et renouvellement de la création après effusion d'eaux
diluviennes.
Les mythes d'institution de la religion se concentrent autour de
deux figures diversement antithétiques : Pemba et Faro.
Le règne de Pemba, lui aussi créateur par le moyen de
tourbillonnements (dont la graine d'acacia réalise l'image), correspond
essentiellement à un ordre ancien et aboli, tellurique, et en quelque sorte
titanique. La représentation qu'on s'en fait paraît impliquer le
souvenir du culte d'une variété d'acacia, le balanza (étranger par son origine
à la flore de la région et qui fleurit à contre-saison) ; cette espèce
n'a plus place dans l'exercice régulier de la religion (qui n'ignore
cependant pas l'arbre siège du génie, dasiri, protecteur des communautés) :
mais elle est encore l'objet de pratiques réputées superstitieuses et de
légendes. De plus, un billot de bois, le pembélé, gravé de signes qui
rappellent l'histoire de la création, est d'usage régulier comme
symbole et autel de groupes religieux divers, et son nom rappelle celui de
Pemba, dont il semble prolonger le culte1. Pemba a donné l'être à la
première créature féminine, Mousso Koroni, personnification de la
terre inculte et qui enfante de lui, pour en peupler la terre, une
postérité désordonnée de plantes et d'animaux. Pemba, sous sa forme

1) Voir à ce sujet l'étude de Mme S. de Ganay, Notes sur la théodicée bambara,


parue dans cette revue, t. 135, avril-juin 1949, qui donne des mêmes mythes de
création des variantes importantes ; cf. ead. Aspects de mythologie et de
symbolique bambara, Journal de Psjchologie, 1949, p. 181-201.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 117

du balanza, reçoit, au prix de rites sanglants et dépeints sous un aspect


d'archaïsme typiquement barbare, le culte des hommes aux femmes
desquels il s'unit, multipliant les naissances monstrueuses. Finalement
la querelle qui éclate entre Pemba et Mousso Koroni, rendue jalouse et
qui le trahit, en trahissant une partie de la pensée divine qu'elle
communique aux hommes, la fuite et la folie sanguinaire de cette dernière,
ses errances et sa poursuite par Pemba, et même par Faro,
introduisent le désordre et font régner l'impureté dans la création.
Faro réside à la fois dans le plus haut étage du ciel qui en compte 7
(comme la terre a 7 régions) et dans les eaux terrestres qui proviennent
de la pluie envoyée du ciel et qui le reflètent dans chacun de leurs
domaines qui sont au nombre de 7. De ce caractère aquatique découle
aussi qu'on l'imagine en forme de Triton, ou plutôt de Sirène, car il
s'agit d'un être androgyne. Son corps est mi-partie de chair blanche,
mi-partie de cuivre ; aussi a-t-il pour particulièrement agréables les
offrandes de cuivre et les sacrifices d'albinos. Faro a établi son culte
parmi les hommes à la suite d'un duel avec le balanza, complété par
une victoire sur le génie de l'air Teliko. 11 a réorganisé l'univers,
enseigné le langage, communiqué la connaissance des choses divines et
des techniques aux hommes, maintenant soumis à la mort, mais à la
vie et à la réincarnation desquels il préside.
Cet aperçu, qui laisse de côté d'autres questions importantes
touchées dans l'ouvrage (sur les techniques et leur symbolisme, sur la
divination, sur l'anatomie du corps humain et sa signification comme
microcosme, sur les parentés à plaisanterie et leur fonction cathar-
tique) suffira sans doute à attirer l'attention sur la nature et la portée
des problèmes soulevés par cet ordre d'étude. L'auteur a louablement
évité de surcharger l'exposé pragmatique des données recueillies
d'hypothèses ou de considérations étrangères à l'objet immédiat de sa
monographie, par exemple en proposant un système susceptible de
rendre compte de la formation historique de la religion qu'elle
analysait ou en se prononçant sur d'éventuels rapprochements. Par ailleurs,
il va de soi que des curiosités de ce genre, qui, aussi bien, relèvent de
l'application des méthodes d'interprétation qui sont courantes dans
l'étude des mythologies et des systèmes religieux de l'Antiquité, sont
ici particulièrement indiquées et de nature à conduire à des résultats
peut-être essentiels. De ce prolongement des enquêtes auxquelles
elle a donné son concours, Mme Dieterlen est parfaitement consciente,
qui écrit dans sa conclusion : « Dans la suite, ce vaste ensemble (de la
civilisation religieuse soudanaise) devra être situé par rapport aux
systèmes méditerranéen et asiatique. Et sans doute cette recherche
de position fera-t-elle surgir des problèmes d'emprunts, de migrations,
d'assimilation. Sans doute aussi l'anatomie des vieilles civilisations
qui se sont réfugiées dans l'impasse occidentale de l'Afrique révélera-
t-elle un reflet précieux des organisations primitives qui se sont
trouvées en contact à haute époque en ces régions et qui ont pu opérer une
118 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

conjonction entre des manières de penser autochtones et d'autres que


nous connaissons mieux. »
Et certes, le pire parti serait de méconnaître la complexité des
problèmes qui se posent ici. La migration de thèmes mythiques, sans
être à exclure, doit être distinguée de la propagation de véritables
courants religieux dont l'existence peut aussi être admise. Il y a encore
beaucoup à apprendre sur les centres de diffusion et les véhicules de la
pensée sacerdotale dans le monde africain et sur les influences qu'ils
ont pu subir ou qui ont pu s'exercer par leur intermédiaire. Il est
remarquable que, dans la version qui nous en est rapportée, le début de
la cosmogonie bambara soit donné comme une connaissance transmise
par les Kéita du Mandé, c'est-à-dire déjà fixée dans le milieu des
souverains du Mali, antérieurement à l'Islam, qui passaient pour de
fameux sorciers, et il est intéressant aussi de noter que le premier
épisode de cette création et l'apparition des éléments qui la
préfigurent (glâ-glâ-zo) semblent conçus à l'image d'une opération de
forge. La caste des forgerons conserve dans les milieux bambara décrits
ici, comme dans la plupart des sociétés soudanaises, son importance
religieuse, ses cultes propres (coordonnés à celui de Faro), sur lesquels
de précieux renseignements sont donnés (conservation, utilisation
rituelle et symbolisme d'échantillons des divers outillages anciens) ;
renseignements qui, de l'aveu de l'auteur, laissent encore
imparfaitement éclaircis bien des aspects du rôle, ici comme ailleurs, des
groupements initiatiques détenteurs des arts du feu (voir, par exemple,
p. 123, un petit catalogue, en 7 préceptes, de la déontologie des arts de
la forge ; pp. 124-127, observances des potières qui se recrutent parmi
les femmes des forgerons). Il se pourrait que nous ayons affaire à de
larges allusions, d'anciennes civilisations qui ont pu charrier, avec des
techniques, des éléments de pensée religieuse et philosophique. Il est
cohérent avec cela que Faro ait comme principal auxiliaire et
secrétaire le « forgeron manchot ».
Est-on en droit d'admettre des points de contact entre les
conceptions cosmogoniques dont on vient d'évoquer les caractères généraux
■et celles dont les mythologies ou même les philosophies du monde
ancien nous ont rendu l'expression plus familière ? Et, s'il en est
ainsi, comment concevoir ces contacts ou ces analogies ?
L'univers soudanais, comme l'univers pythagoricien ou
platonicien, est construit de rapports et d'éléments numériques et la pensée
divine s'y réalise par le verbe ; dans la cosmogonie soudanaise comme
dans les cosmogonies hésiodique ou orphique, l'ordre actuel du monde
résulte d'une victoire des divinités célestes qui met fin à l'ère des
créations monstrueuses et des violences titaniques ; dans un cas, comme
dans l'autre, cet ordre nouveau est un ordre provisoire destiné à faire
place à autre chose ; le cycle mythique de Mousso Koroni, dont le
développement mériterait peut-être une attention particulière,
l'affinité de cette entité féminine avec la matière et la dyade (ici
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 119

dédoublée)1, son rôle dans l'invention de l'agriculture, son caractère


ambigu comme source de la génération et confidente infidèle de la
pensée divine (cf. Métis chez Hésiode et Orphée), jusqu'au
rapprochement qu'on peut être tenté de faire de ses aventures avec les
égarements que les Gnostiques prêtent à leur Sophia, peuvent donner lieu à
des réflexions diverses. La vraisemblance plaide-t-elle pour des
coïncidences ou pour des emprunts et des adaptations ? Sans nier Ja
possibilité des unes et des autres, on ne saurait négliger l'éventualité de
tenir compte d'un substrat de représentations anciennes dont les
civilisations historiques de la Méditerranée ont partiellement hérité et
conservent l'empreinte, et dont, dans le style qui leur est propre, les
systèmes africains sont aussi tributaires, si même ils n'en ont mieux
préservé le caractère archaïque.
II. Jeanmaire.

1) Sur la sexualité des nombres, Frobenius, Vom Kullurreich des Fesilandes,


p. 106 sqq., reste utile à consulter, en particulier pour l'aire d'extension du
symbolisme du nombre quaternaire.

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