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EGLISE CATHOLIQUE

(1915-1934)

Chapelle Notre-Dame du Perpétuel Secours (Bel-Air)


Evêché des Gonaïves
Portrait pères Emmanuel Kébreau et Ludovic Brierre
Mgr Jan Mgr Le Gouaze
Ecoles Elie Dubois et Sacré-Coeur

I. L’occupation américaine (1915-1934)


II. Le développement de l’Eglise concordataire
1. L’épiscopat
2. Le clergé
3. Les communautés religieuses d’hommes
4. Les communautés religieuses de femmes
5. La vie chrétienne
III. Les protestants pendant l’occupation américaine
IV. Le clergé catholique et la question nationale
V. L’Occupation américaine et l’Eglise Catholique – Regards sur l’avenir

I. L’occupation américaine (l9l5-l934)


Pourquoi faire de l’occupation américaine une période particulière de l’histoire de l’Église
d’Haïti? En fait, cette période n’intéresse pas seulement la vie politique et le développement
économico-social d’Haïti, mais elle a des rapports étroits avec la vie de l’Église de ce pays. Il
convient de suivre ici le développement de cette Église qui a pris un nouveau tournant avec la
signature du Concordat et ensuite de nous arrêter à deux facteurs qui ont marqué cette tranche
de l’histoire de l’Église d’Haïti: les relations de l’Église catholique avec l’occupant et la
croissance des Églises protestantes, deux facteurs importants à saisir pour comprendre
l’histoire d’aujourd’hui.

Il. Le développement de l’Église concordataire

1. L’Épiscopat d’Haïti pendant l’Occupation


A la tête de l’Archidiocèse de Port-au-Prince se trouve Mgr Julien Conan, de l903 à l930
et Mgr Joseph Le Gouaze, de l930 à l955, donc au-delà de l’Occupation. Monseigneur
François Marie Kersuzan administre le diocèse du Cap-Haïtien de l886 à l929; c’est lui qui sera
le principal témoin de l’Occupation dont les atrocités se perpètrent surtout sur son territoire du
Nord et du Plateau-Central. Il. sera remplacé par Mgr Jean-Marie Jan en l929 qui administrera
jusqu’en l953. Pendant l’Occupation, le diocèse des Cayes connaîtra deux évêques: Mgr Le
Ruzic de l9l6 à l9l9, en remplacement de Mgr Morice et Mgr Jules Pichon, de l9l9 à l94l.
C’est pendant l’Occupation, sous la présidence de Louis Borno, en l928, que Gonaïves
a son premier évêque, en la personne de Mgr Joseph Julliot; il administrera le diocèse jusqu’en
l935. La même année l928, Port-de-Paix reçoit Mgr Paul-Marie Le Bihain, S.M.M. comme son
premier évêque, il y restera jusqu'en l935. Il n'est pas certain que l'Occupation elle-même ait été
un facteur spécifique de cette décision d'Église; on peut penser cependant que la pratique
religieuse de Borno l'a encouragée. C’est donc pendant l’Occupation, en l928, que se complète
l’organisation de la hiérarchie de l’Eglise catholique en Haïti selon les vœux du Concordat et
cette structure des cinq diocèses durera jusqu’en l972 quand seront créés les diocèses de
Hinche et de Jérémie. En l988 on leur ajoutera le diocèse de Jacmel et en l990 le diocèse de
Fort-Liberté, portant ainsi à neuf le nombre des diocèses d’Haïti. La vie des cinq premiers
diocèses marquera pour longtemps encore l’histoire de l’Église d’Haïti.

2. Le Clergé
Le Grand Séminaire d’Haïti, fondé à Paris en l864 et établi à Saint Jacques, en France,
depuis l894, continue de préparer des prêtres pour Haïti qui reçoit régulièrement des
missionnaires bretons, sauf quand la guerre les oblige à aller sur le front. Quelques Haïtiens
vont y étudier la philosophie et la théologie, comme nous l'avons déjà vu. En l92l, les évêques
d’Haïti fondent à Saint-Pol-de-Léon une maison d’étudiants destinée à fournir des élèves à
Saint-Jacques (Cabon, l929: 575). Mais en l920, Mgr Conan, archevêque de Port-au-Prince, de
retour de Rome qui le lui a probablement exigé, décide de fonder l’École Apostolique de Port-
au-Prince qui ouvre ses portes en l922. Les deux premiers prêtres haïtiens à en sortir, en l927,
seront les PP. Emmanuel Kébreau et Ludovic Brierre. Le recrutement se fait sans grand
enthousiasme et les prêtres en sortent au compte-gouttes. On ne s’étonnera pas qu’en l957
Duvalier se serve de ce retard pour prendre des avantages politiques pendant la campagne
présidentielle.
Pendant l’Occupation, malgré les souffrances que leur infligent la Guerre de l9l4-l9l8 et
ses suites, les prêtres bretons ne cessent pourtant de se dépenser pour Haïti. Il faut souligner
ici que c’est à l’amour de certains d’entre eux pour la population haïtienne (Guilloux, l867: l5)
qu’on doit la naissance de quelques villages du pays; c’est autour d’un curé et de son clocher,
autour du P. Rouillard, du P. Ono, du P Muzac que se sont respectivement développées les
paroisses et les communes de Camp-Perrin, de Moron, de La Vallée de Jacmel (Adrien, l993;
Nérestant, l999: l55-238.)

3. Les communautés religieuses d’hommes


Les Spiritains s’occupent toujours des paroisses et du Petit Séminaire Collège Saint-
Martial. dont l’éducation offerte à la jeunesse masculine est de plus en plus appréciée
L’observatoire météorologique ouvert par le P. Weik depuis une quarantaine d’années continue
de fonctionner et il marchera jusque en l969 à l’expulsion des Spiritains du Petit Séminaire par
François Duvalier. Depuis l87l, les Montfortains administrent des paroisses dans le diocèse de
Port-de-Paix. Sous l’Occupation, en l928, un des leurs, Mgr Le Bihain est placé à la tête du
diocèse. D’ailleurs, depuis l9l0, le diocèse leur est remis en propre. Les Frères de l’Instruction
Chrétienne qui n’ont cessé d’augmenter leurs écoles à travers le pays connaissent de grandes
épreuves. En l9l7, ils passent de ll7 à 63, dont 9 appelés sous le drapeau (Cabon, l929: 577-
583), mais leur présence est toujours remarquée dans le domaine de l’éducation. C’est en l926
que les Rédemptoristes entrent prêcher des missions en Haïti, ils ouvriront une maison à Port-
au-Prince en l929.
Ici, il faut observer que les trois premières congrégations religieuses masculines qui se
dévouent en Haïti depuis l864, et les Spiritains même avant cela, Frères de l'Instruction
Chrétienne, Montfortains ne comptent que des étrangers, et cela se produira aussi pendant
longtemps chez les Rédemptoristes qui les rejoignent. Auraient-elles adopté les mêmes
principes que le clergé diocésain breton? Douteraient-elles des aptitudes de l’Haïtien à la vie
sacerdotale? Considéreraient-elles Haïti comme leur chasse gardée? Attendraient-elles d’être
bousculés par l’histoire pour se décider à recruter des Haïtiens dans leurs rangs? Ce retard
paraît encore plus grave pour les Spiritains dont un associé du P. Libermann, leur fondateur, est
un jeune clerc dont la mère est haïtienne: le P. Eugène Tisserant, qui a joué un rôle dans les
démarches pour la signature du Concordat et déjà dans les années l840 le P. Libermann lui-
même rêvait d'un clergé autochtone pour Haïti.

4. Les communautés religieuses de femmes


La réputation des Sœurs de Saint Joseph de Cluny est acquise. Elles dirigent les
meilleures écoles du pays. On a tendance à limiter leur action à l’Institut Ste Rose de Lima,
mais leur œuvre d’éducation n’est pas moins importante dans les autres villes et bourgs d’Haïti.
Pendant l’Occupation elles sont quelques l50 Sœurs qui travaillent à la formation des jeunes
filles haïtiennes. Pendant cette même période les Filles de la Sagesse, elles, sont peut-être les
religieuses les plus nombreuses en Haïti. On avance le chiffre de 209 en l9l4. Elles dirigent des
écoles et s’occupent d’hôpitaux. En l9l3, arrivent de Belgique les Filles de Marie Paridaens,
appelées par le Gouvernement pour fonder une école normale professionnelle. Tout de suite
après, elles ouvrent des écoles primaires dans les quartiers populaires du Bel-Air à Port-au-
Prince et de la Fossette au Cap.

5. La vie chrétienne pendant l’Occupation


Mgr Jan a parlé de la désolation causée par l’Occupation dans le Nord: le diocèse est un
désert, la vie paroissiale est paralysée, la vie civile inexistante. L’Occupation coïncidant en
partie avec la Guerre européenne l9l4-l9l8, plusieurs prêtres ont dû abandonner leurs
paroisses. Les écoles congréganistes continuent de fonctionner quoique leurs professeurs
aussi soient affectés par la guerre. On peut s’imaginer d’une part qu’en ce temps de souffrance
la piété du peuple chrétien ne s’affaiblit pas. Mais d’un autre côté on peut se demander si les
positions collaborationnistes du clergé étranger avec l’Occupant, tel qu'il sera exposé ci-
dessous, n’ont pas refroidi la foi de ceux et de celles qui vivaient l’Occupation comme un
affront et un désastre pour le peuple haïtien.

III. Les Protestants pendant l’Occupation américaine


La présence américaine joue incontestablement en faveur de l’expansion du protestantisme en
Haïti. Rappelons la suggestion que fit le Secrétaire d’État à la Marine des États-Unis, Mr Denby,
au représentant du Conseil fédéral des Églises, M. Watson: il ne s’explique pas que les Églises
protestantes n’aient pas déployé une force de missionnaires en Haïti. L’invitation est acceptée
au début même de l’Occupation. Mgr Jan de souligner qu’à la suite de cette suggestion les
sociétés protestantes, assurées de l’appui du gouvernement américain, se sont répandues sur
toute l’étendue de la République et se sont multipliées avec les années (Jan, l959: 35l).
Le clergé catholique ne cesse de s’inquiéter et même de s’alarmer de la religion de l’occupant,
le protestantisme, et en cela il n’a pas tort s’il s’agit d’un prosélytisme militant comme celui de
certaines sectes contemporaines. Dans le rapport de sa conversation avec M. Lansing en l9l8,
Mgr Kersuzan lance un soupir de soulagement, quand il écrit: « Le Gouvernement américain est
nettement décidé à laisser au peuple haïtien sa religion... » (Jan, l959: 327) Dans sa déposition
devant la Commission Mc Cormick en l92l Mgr Kersuzan est direct et explicite: «Est-ce que les
États-Unis veulent nous imposer le Protestantisme, même de force, à la Mahomet?» (Jan, l959:
34l)
Quand on connaît le fanatisme des sectes protestantes américaines, on ne peut pas douter
des avantages qu’elles ont dû tirer de l’Occupation. Ici il conviendrait de s’interroger sur la
position politique des protestants haïtiens en face de l’occupant. Ne pourrait-on pas voir, par
exemple, un indice de collaboration entre l'Église méthodiste et l'occupant à partir des relations
solides qui, dit-on, ont existé entre le Pasteur Parkinson Turnbull, d'origine anglaise, et
l'administration américaine qui lui donnait de l'aide matérielle pour aider les pauvres de sa
mission? (Griffiths, l99l: 2l0-2ll). On doit se garder cependant de généraliser cette attitude et
d'oublier qu'à la même époque l'homme de science Catts Pressoir, membre de l'Église
méthodiste, a fondé avec Pauléus Sannon la Société d'Histoire et de Géographie en vue de la
libération du pays (Castor, l988: l67). On reviendra plus sur le sujet dans la section suivante.

IV. La question nationale et le clergé catholique pendant l’Occupation américaine


C’est l’occupation qui provoque la première crise sérieuse entre le clergé concordataire et la
population haïtienne. Le secteur de la bourgeoisie qui croyait au miracle de l’Occupation se
rend de plus en plus à l’évidence que l’Occupation, loin de constituer un bienfait pour le peuple
haïtien, lui apporte plutôt le malheur et l’opprobre. Après les actions nettes de domination et de
dédain exercées par l’occupant, l’élite haïtienne dans sa plus grande partie, se reconnaîtra
comme «la génération de la gifle » et en l9l9 elle finira par créer « L’Union Patriotique », une
vaste mobilisation nationale contre les blancs qui ont débarqué.
Mais le choc des premières années révèle les convictions et les sentiments profonds du clergé
catholique étranger dans cette épreuve cruciale du peuple haïtien. En octobre l9l7 déjà,
Charlemagne Péralte se soulève contre l’Occupation et le Gouvernement de Dartiguenave,
attaque la prison de Hinche; il est arrêté et emprisonné. En l9l8, Charlemagne qui s’est évadé
de prison est à la tête d’une vraie guérilla. Voici le tableau lugubre que dépeint Mgr Jan. Le
Nord est « un théâtre sanglant, témoin malheureux de l’opposition armée à la domination
étrangère et de la répression sans pitié qui ne tardait pas. En quelques années le diocèse est
devenu un désert: vie paroissiale paralysée, vie civile inexistante: les hommes sont dans les
bois, la population entière dans la misère et le dénuement, toute culture et tout travail
abandonné » (Jan, l959: 323) Mgr Kersuzan, évêque du Cap-Haïtien, se rend aux États-Unis
pour « plaider pour Haïti ». Dans une lettre du l6 septembre l9l8 au Secrétaire d’État américain,
M. Robert Lansing, il dévoile le fond de sa pensée. Il reconnaît la Convention comme un traité
d’amitié, malheureusement imposé par la force. Il écrit: « Ce n’est pas l’Occupation qui est une
humiliation, c’est de l’avoir rendue nécessaire. Les coupables, ce sont les révolutionnaires
armés de fusils, de conseils pervers et d’argent. » (Jan, l959: 326.) Quels que soient les
reproches que méritent les Haïtiens irresponsables de l’époque, on ne saurait jamais justifier
l’infâme Occupation.
Mgr Kersuzan se plaint certes des atrocités de l’occupant, de la corvée, des brutalités des
militaires, de leur arrogance, de l’esprit de domination de ceux qui ont accaparé l’administration
publique, alors il pense que c’est un mal nécessaire qui exige la sagesse du peuple haïtien pour
arriver à une collaboration bienfaisante. Dans sa lettre du 20 janvier l9l9 au Général Williams
qu’il n’avait pas reconnu pendant que les deux se sont croisés sur la route, il ne cache pas son
admiration pour l’Occupation : « C’est une belle occasion manquée de manifester la cordialité
que je tiens à pratiquer vis-à-vis de l’Occupation, et de la prêcher à mon escorte par mon
exemple. » (Gaillard, l982: 65)
Mgr Pichon, coadjuteur de Port-au-Prince, ne pense pas différemment, quand le 1 er janvier
l9l9, au milieu du désastre, il s’adresse à la nation à la cathédrale de Port-au-Prince uniquement
pour l’exhorter à la résignation et au repentir et lui prêcher le rôle de la souffrance rédemptrice
(Gaillard, l983: 90). Mgr Kersuzan explique clairement sa position dans sa lettre pastorale pour
le Carême de l9l9. Il écrit textuellement : « Nous vivons, il nous semble, un malentendu
regrettable, dans une défiance réciproque; il y a en présence deux forces qui se paralysent,
faute de se bien connaître. Il est temps d’ouvrir loyalement les yeux et de regarder avec
sincérité notre situation et ses vraies causes...
Tout d’abord, il importe de regarder l’Occupation bien en face, de l’apprécier pratiquement. Elle
est un fait accompli, il ne dépend plus de nous qu’elle n’existe pas, et c’est donc dépenser et
ruiner inutilement nos énergies que de nous consumer à murmurer contre elle... » (Jan, l959:
334). Alors Monseigneur, sans retenue, invite le peuple haïtien à faire confiance à la parole du
Secrétaire d’État américain qui lui a déclaré: « Vous pouvez être assuré que tout ce qui peut
être fait par ce gouvernement pour éloigner les sujets de mécontentement de la part du peuple
haïtien sera fait; car notre suprême désir est de servir ses intérêts et de fixer ses pas dans la
voie de la prospérité et du progrès intellectuel, de telle sorte qu’il trouve le bonheur comme
nation. » Et Mgr Kersuzan d’ajouter, sans sourciller : « Écartons la pensée même d’un doute sur
la sincérité de ce noble langage: un homme d’État n’écrit pas avec cet accent des engagements
qu’il n’est pas résolu de tenir. Du reste, si quelqu’un hésitait, voici, pensons-nous, de quoi le
décider» (Jan l959: 336). Cet esprit collaborationniste de l'évêque du Cap est si fort que celui-ci
se méprend sur le sens "du cri général de retrait intégral de l'Occupation"; lui, il propose la
destitution de certains officiers américains pour les remplacer par d'autres, parlant français. Ce
qui soulève l'indignation légitime d'un citoyen haïtien : "Monseigneur, lui écrit-il, s'il s'agissait
d'une Occupation militaire allemande en France, dont on parlait de l'enlèvement, émettriez-
vous de pareilles opinions?" (Jan, l959: 337-338).
En somme, Mgr Kersuzan fait penser à l’Église du temps de l’esclavage; elle a condamné les
conditions de la Traite et les mauvais traitements donnés aux esclaves, mais elle n’a jamais
condamné l’immoralité de l’esclavage en lui-même. Mgr Jan qui a succédé à Mgr Kersuzan à la
tête du diocèse du Cap en l929 résume l’ensemble cette position, même sur la fin de
l'Occupation, en ces brèves paroles : « Le rapport de Mgr Kersuzan au Département d’État, en
l9l8, et sa lettre pastorale de l9l9, marquaient sa position arrêtée dans les affaires américaines.
L’Occupation est un malheur pour le pays, un malheur que les Haïtiens ne peuvent pas
supprimer: pot de terre contre le pot de fer. De ce malheur il faut cependant essayer de tirer
tous les avantages possibles. Et il ajoute: « La position prise par l’évêque du Cap sera celle du
clergé jusqu’à la révolution de l929. La position des Haïtiens est toute différente » (Jan, l959:
338.)
S’il est encore besoin de vérifier cette dernière déclaration, on n’a qu’à se rappeler que Mgr
Conan, archevêque de Port-au-Prince, a refusé, en l920, d’ajouter son nom à la liste de ceux et
celles qui constituent l’Union Patriotique. Il allègue que l’Union Patriotique est une organisation
politique et que “l’Église ne fait pas de politique” (Jan, l958: 322). Quant à Mgr Kersuzan il
récidive devant la Commission Mc Cormick de l92l.. Certes, il proteste contre l’arbitraire, les
injustices et les mauvais traitements dont font acte les Américains. Plus d’une fois il rabat le
caquet à la Commission qui essaie de l’amadouer. Mais son jugement fondamental sur
l’Occupation il le donne au début de sa déposition : « Mon jugement comme celui de tous les
hommes d’ordre et de la masse des Haïtiens est que l’Occupation est un bienfait inappréciable.
Hélas! Ce don du ciel fut gâté par les corvées. » (Jan, l959: 340.) Il insinue certainement que
Charlemagne Péralte et les Cacos sont des anarchistes et il prend sans doute le petit cercle de
ses amis pour la masse haïtienne.
On est étonné de constater qu’au fond la déposition de Mgr Kersuzan est un plaidoyer pour les
droits et les privilèges de l’Église catholique. Il se sent rassuré quand les Commissaires lui
répondent: « Le Gouvernement de Washington est nettement décidé à laisser au peuple haïtien
sa religion, sa langue, ses écoles. » (Jan, l959: 327). Il s’agit probablement de la langue
française. Comme l’a si bien affirmé Mgr Jan, cette position du clergé prévaut jusque en l929,
quand toute la Nation est debout contre l’Occupant (massacres de Châtard, grève de Damien
le 4 novembre l929, le 6 décembre l929 Protestations contre la taxe sur l’alcool dans la Plaine
des Cayes et massacre de Marchaterre). Quand la Commission Forbes visite Haïti, le clergé,
sous la pression de la Ligue des Femmes se joint à la grande réunion de prière tenue au Sacré
Cœur de Turgeau le dimanche des carnavals de l930, et enfin il édifie la population par « une
déclaration ...qui disait se solidariser avec la nation haïtienne dans ses revendications pour la
liberté ». ( Jan, l959: 321.)
Si le clergé catholique se désolidarise de l’occupant c’est certainement à cause de son
isolement dans la tourmente. Mais aussi parce que les Américains, responsables des Finances
d’Haïti, coupent les fonds au Séminaire Saint-Jacques sous le Gouvernement de Borno qui est
pourtant l’ami intime de Mgr Kersuzan. Cette restriction d’argent est perçue par le clergé
français comme une discrimination pendant que l’Occupant favorise l’établissement en Haïti de
Mgr Carson, évêque épiscopalien. Et cette position paraît d’autant plus odieuse au clergé
français qu’il est un clergé concordataire (Adrien, l993.)
L’Occupation américaine engage l’Église catholique d’Haïti dans une expérience à la fois
pénible et pourtant chargée de lueurs d’espérance. En toute bonne foi, Mgr Kersuzan appelle
Haïti son pays et le dévouement du clergé breton lui donne droit de se réclamer de cette
appartenance. Le clergé ne comprend pas cependant que quelque chose est en train de
changer: la gifle de l’occupant a porté les Haïtiens à s’interroger sur leur origine. Si une partie
de la population pense qu’en face des Anglo-Saxons elle doit se réclamer de ses liens culturels
avec la France, faire reconnaître le français comme la langue officielle du peuple haïtien, Ainsi
parla l’Oncle du Dr Price Mars, publié en l928, est en train de cristalliser à la fois les pulsions de
l’âme nègre de l’Haïtien et ses ressentiments contre tout ce qui tend à l’avilir. Et ce réveil de la
conscience africaine atteint directement le clergé catholique étranger qui se dévoue en Haïti. De
même que l’Haïtien se demande pourquoi il a été colonisé, pourquoi aujourd’hui il est occupé, il
commence à s’enquérir aussi de la légitimité de ceux qui dirigent l’Église catholique de chez lui.
Au dire de Mgr Jan, déjà en l923, la presse nationaliste proclame « la nécessité de nommer un
Haïtien à l’archevêché de Port-au-Prince » (Jan, l959: 353). Et du coup, l’Haïtien se pose des
questions sur une Église qui ne lui semble pas s’incarner dans son réel. Dans les malheurs que
subit alors la Nation, l’Haïtien ne comprend pas comment Mgr Conan ait pu refuser de
s’inscrire à un mouvement de sauvetage national, en répondant que l’Église ne fait pas de
politique et, en conséquence, l’Haïtien est porté à s’interroger sur l’authenticité de
l’évangélisation de son pays.
Ces critiques valent aussi en grande partie pour les Églises protestantes. L'évêque épiscopal
pour la Mission de Puerto-Rico et Haïti, Charles Blayney Colmore se réjouit de la présence des
marines dans le pays (Griffiths, l99l: 220). Chez les méthodistes il faut nuancer les attitudes.
Comme l'écrit Griffiths: "Tous les missionnaires peuvent être reconnus (ainsi) pour être
décidément en faveur de l'arrivée des Américains; certains en sont enchantés, d'autres se
sentent soulagés" (Griffiths, l99l: 222). Au cours de l'occupation, les positions divergeront même
parmi les missionnaires étrangers dont certains rallieront les rangs des protestants haïtiens
patriotes qui comptent, entre autres, Etzer Villaire parmi eux (Griffiths, 230-234). Il a donc été
difficile pour les Églises chrétiennes de lire les signes des temps et de découvrir la valeur
libératrice de l'Évangile en ces temps de malheur national!

V. L’Occupation Américaine et l’Église catholique - Regards sur l’avenir

Voilà contenues en germes les grandes questions qui traverseront l’Église catholique d’Haïti
dans la deuxième moitié du XXe siècle et aujourd’hui encore. L’incubation se fera lentement
après l’Occupation pour paraître en pleine lumière et exploser entre l946 et l957. Clergé
indigène et missions, Vodou et Christianisme, Liturgie et culture haïtienne, Église et
engagement social et politique, Évangile et libération nationale des masses haïtiennes, la
tenure de la terre, autant de questions qui se posent depuis longtemps, qui appartiennent
même à l’essence du christianisme. Pendant l’Occupation les chrétiens catholiques et
protestants n’ont pas su y répondre. Griffiths veut montrer qu'au lendemain de l'Occupation
l'Église méthodiste d'Haïti a commencé à chercher des solutions à ces problèmes (Griffiths,
l99l: 247s) Aujourd’hui encore des conflits surgissent au sujet de ces grandes interrogations.
L’histoire avance, bouleverse parfois, mais aide au moins à entreprendre des recherches
loyales. On ne saurait prévoir de date à la solution de ces graves problèmes mais on n’a pas le
droit de feindre qu’ils n’existent pas ni de ne pas chercher à les bien poser ni de ne pas
s’engager quand ils interpellent. Les solutions viendront dans la praxis.

William Smarth

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