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EGLISE CATHOLIQUE

1492- 1804

Ancienne cathédrale (avant sa destruction par le feu)

I. L’Eglise au temps des Tainos : 1492-1502


1. Un projet favorable à l’Eglise et à la Couronne
2. L’encomienda
3. Première prise de position
4. Contestation étouffée

II. L’Eglise au temps de l’esclavage des Noirs


1. Les Casas et la Traite négrière
2. Avènement de l’administration française
3. Une Eglise sans hiérarchie
4. L’administration éclésiastique – les préfectures apostoliques
5. L’amalgame Christianisme, Colonialisme, Esclavagisme
6. Code Noir et Evangélisation
7. Pouvoirs publics et religion
8. Contradictions du système

III. Action des missionnaires


1. Les Capucins
2. Le pouvoir contre la Compagnie de Jésus
3. Retour des Capucins – Insurrection de 1791
3. Les esclaves noirs et le Dieu des Blancs

IV. Dénouement de toutes les crises

L’intelligence de cette tranche d’histoire de l’Eglise sur cette terre appelée passe autant par la
lecture des textes qui ont été élaborés à son sujet que par la saisie des événements et des faits
qui s’y sont produits depuis l’arrivée des Européens en 1492. Un éclairage intéressant pourra
donc être obtenu sur la valeur de l’action de l’Eglise pendant la période coloniale, à partir de la
mise en regard de citations significatives des textes d’époque et des faits les plus saillants de
cette histoire. Cette présentation se fera en deux parties : la première étudiera l’Eglise au
milieu des Taynos ; la deuxième s’attachera à l’évangélisation à l’époque de l’esclavage des
Noirs.

I. L’Eglise au milieu des Tainos (1492-1502)

“Au nom de la Très Sainte Trinité”


“Pour l’honneur et la gloire de l’Eglise catholique”, Christophe Colomb ouvre les portes de la
Mer Caraïbe à l’Eglise et à l’Europe. L’Evangile passe au Nouveau Monde. L’Amiral et tout son
équipage mettent le pied sur la terre nouvelle. Chant du Te Deum! On déploie la bannière
royale. On plante la croix chrétienne. Le notaire , sous la dictée de l’Amiral, dresse l’Acte
historique :

“Par ces signes, au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ et pour l’honneur de l’Eglise
Catholique, nous prenons possession de ces terres pour les Rois Catholiques”.

Les habitants des îles “regardent sans comprendre” et partout prennent la fuite… De
Guanahani (12 octobre) à Ayiti (5 décembre) les îles défilent. Quant aux habitants, il rapporte
qu’ils étaient “nus comme leurs mères les ont enfantés”. “Ils n’ont ni fer, ni acier, ni armes … ni
dieux, ni religion…”. Avec moins d’étonnement il découvre encore : “Entre eux tout est à tous.
Ils donnent tout ce qu’ils ont”.

En un mot, l’Amiral ne voit pas autrement les Indiens que comme une proie facile à conquérir, à
convertir, à asservir et à dépouiller…

1. Un projet qui se veut favorable à l’Eglise et à la Couronne d’Espagne

“Vos altesses ont ici un autre monde où se peut tant accroître notre Sainte Foi et d’où se
peuvent tirer tant de profits”. (Lettre au Roi, 31 août 1498). “Aucun étranger n’y mettra les
pieds… Nul ne sera admis qui ne soit chrétien”. (Lettre du 21 novembre 1492).

C’est dans ces termes que Christophe Colomb s’adresse à ses Souverains. Hégémonie
impérialiste, exploitation coloniale, diffusion de la foi chrétienne font partie d’un même projet,
projet déjà officiellement et solennellement ratifié par la Bulle du Pape Alexandre VI “Inter
Coetera”du 4 mai 1493. Par ce document le Pontife romain partage entre l’Espagne et le
Portugal “les terres découvertes et à découvrir”, à charge pour ces deux grandes puissances
“d’amener les naturels au service de notre Rédempteur, et à la profession de la foi catholique”.

La seconde expédition arrive au port de la Nativité le 27 novembre 1493. Mil cinq cents
hommes débarquent avec un lourd arsenal d’armes blanches, d’armes à feu et des munitions,
sans oublier d’étranges animaux, inconnus jusqu’alors dans la région : lévriers dressés à la
chasse à l’homme et des chevaux, “terreur des Indiens”. La ruée vers l’or commence. L’oeuvre
d’évangélisation aussi…

Le soldat ouvre la route au missionnaire. L’Amiral est accompagné par les premiers
missionnaires. Ce sont les Pères Bernard Buyl, moine de Saint Benoît, Préfet apostolique,
Romain Pane, moine de Saint Jérôme, Jean Infante, mercédaire, et trois franciscains, le Père
Rodrigue Perez et les deux frères convers Jean Tissin et Jean le Deule. L’Amiral et le Préfet
apostolique très vite se brouilleront. Lassé par des conflits qui les opposent à tout bout de
champ, ce dernier quittera son champ d’apostolat en même temps qu’un groupe de soldats en
mutinerie.

“Ils se feront chrétiens et inclinent déjà à servir leurs Altesses ainsi que toute la nation
castillane” (Lettre à Luis Santanjel). Colomb n’a pas l’ombre d’un doute sur sa mission. Il
avait capturé des otages au cours de son périple entre les îles. Sur le bateau il leur avait appris
à faire le signe de la croix et à dire le Pater et l’Ave Maria. Ces captifs seront d’ailleurs les
premiers chrétiens du Nouveau Monde, baptisés en grande pompe à la Cour royale de
Barcelone, “de leur propre volonté ou par le conseil d’autrui”, selon le témoignage d’Oviedo.
Les deux frères franciscains, eux, le temps d’une escale dans un port, baptisent trois mille
Indiens! Nouvelle Pentecôte!

2. L’encomienda

“Une profonde tristesse s’abattit sur le pays”…


Inauguré très tôt, dès 1496, sous la vice-royauté de l’Amiral, l’encomienda se met assez
rapidement en place pour devenir, sous l’administration d’Ovando, une institution officielle,
ayant statut légal. Les survivants des massacres perpétrés jusqu’ici, hommes, femmes,
enfants, sont distribués en récompense à des conquistadors, titres en mains.

“ L’encomienda distribue les indiens comme s’ils étaient des bêtes”, brise toutes les
structures de la vie sociale et de la communauté des Taynos. Plus de caciquat, plus de village,
plus de famille. Il n’y a plus que des encomiendas, des repartimientos, institués en “écoles de
la foi”, à l’intention des Indiens. L’encomienda achève de lier évangélisation et structures
coloniales. Les colonisateurs peuvent, en toute bonne conscience, exploiter l’Indien jusqu’à le
tuer pour sauver son âme.
« Avec leurs chevaux, leurs épées et leurs lances, les chrétiens commencèrent des
tueries et des cruautés étrangères aux Indiens… Les hommes moururent dans les mines
d’épuisement et faim et les femmes dans les fermes pour les mêmes raisons. Certaines mères
noyaient leurs enfants par désespoir, et d’autres se voyant enceintes se faisaient avorter avec
certaines herbes pour ne pas donner naissance à des esclaves… Tous ceux qui pouvaient
s’enfuyaient loin des chrétiens, pour éviter leur contact, et allaient chercher refuge dans les
forêts et dans les grottes ». (Las Casas, Historia II, 13… 36).

3. Première prise de position

“Une voix crie dans le désert”


Au Livre II, chapitre 54 de son Historia, Las Casas, devenu en 1543 évêque de Chiapas
au Mexique, décrit en des termes poignants le climat d’angoisse, d’amertume et de désespoir
qui pesait sur le “sombre pays” : aveuglement général, méconnaissance totale des droits de la
personne humaine; colons, juristes, théologiens, évêques, religieux, tous étaient aveugles,
personne ne voyait qu’un peuple nombreux était en train d’être exterminé… Il nous informe
aussi sur l’évolution de l’Eglise à Hispaniola. “En l’année 1510, au mois de septembre, écrit-il,
la divine providence amena dans l’île l’Ordre de Saint Dominique”. Et pour nous permettre de
comprendre les tensions de l’époque, il rapporte l’un des faits les plus éclairants de la vie de
cette Eglise.
C’était le quatrième dimanche de l’Avent 1511. Après la lecture de l’Evangile, le Père
Antonio de Montesinos, un frère prêcheur comme lui, monta en chaire : “Je suis la voix qui crie
dans le désert de cette île, s’exclama-t-il. Vous êtes tous en état de péché mortel! De quel droit
faites-vous de si détestables guerres à ce peuple qui vivait tranquillement et en paix sur sa
terre? En vertu de quelle justice tenez-vous les Indiens dans une si cruelle et horrible
servitude? Vous préoccupez-vous qu’ils connaissent Dieu, leur Créateur, et qu’ils soient
baptisés? Ne sont-ils pas des hommes?”
L’Eglise s’emplit alors de murmures de désapprobation, d’indignation et de colère. La
messe terminée, l’assemblée entière se porta au couvent des Dominicains, menaçante,
furieuse. Sommés de se rétracter, les Religieux font bloc et ne fléchissent pas. “C’est au nom
de nous tous que le Père Montesinos a parlé”, répond fermement le supérieur, Padre de
Cordoba.
L’affaire fut portée devant le Roi et les Dominicains accusés de “prêcher une doctrine
nouvelle et scandaleuse qui met en danger l’ordre public…”. Le roi alerta le supérieur provincial
de Castille, lui demandant de prendre les mesures qui s’imposaient pour lui éviter d’avoir à s’en
charger lui-même, en personne. La lettre au roi ne suffisait pas. Les autorités de l’île
envoyèrent en ambassade en Espagne le Père Alonso Espinal, franciscain, pour convaincre le
Roi que les Dominicains avaient prêché contre l’ordre établi.
Voilà donc un conflit qui nous éclaire suffisamment sur le sens du travail missionnaire à
l’époque. Au-delà d’une opposition accidentelle, passagère entre deux personnalités
religieuses ou entre deux grands ordres religieux, il faut y voir un affrontement entre deux
tendances, deux courants de pensées, deux théologies, deux lignes pastorales. Avec l’homélie
du Père Montesinos quelque chose de nouveau est effectivement apparu : un chemin nouveau,
une parole neuve, dans la ligne des prophètes et dans la fidélité à l’Evangile. Face à une
évangélisation colonisante, a vu le jour une évangélisation libératrice, subversive de l’ordre
établi.
Elle était donc à l’œuvre en Amérique Latine longtemps avant la théologie de la
libération de nos jours… Cette évangélisation libératrice :

- Voit dans le système colonial une situation de péché.


- Condamne la violence faite aux Indiens, au nom des droits humains et de la fraternité
chrétienne.
- Démystifie la « légende dorée » : sa geste, ses héros, ses symboles. Les conquistadores
plantent des croix et sèment la mort.
- Demande réparation pour les injustices commises.
- Soutient la résistance des opprimés comme l’osa Las Casas.

4. Contestation étouffée

« On leur a ôté l’espace et le temps de leur conversion ».


L’histoire se répète : l’évangélisation libératrice, tenue pour suspecte et subversive,
combattue en haut lieu, ne put, hélas ! arrêter le génocide. L’histoire de Hatuey a valeur de
symbole pour l’évangélisation de l’Eglise de tous les temps. Las Casas nous en laisse un récit
des plus significatifs.
Hatuey, chef indien de la région de Guahaba, fuyant les atrocités des chrétiens, passa
avec les siens à l’île Espagnole de Cuba. Ayant appris par d’autres Indiens que les chrétiens
se préparaient à venir s’établir à Cuba, il convoqua son peuple et lui parla, lui présenta l’or
comme le dieu des chrétiens. Ils s’en débarrassèrent, le jetèrent à la mer, pour échapper aux
chrétiens qui pourraient les tuer pour s’en saisir. Plus tard, capturé et condamné à mort, il
refusa les secours d’un missionnaire franciscain, préférant aller en enfer qu’en paradis pour ne
pas y rencontrer les chrétiens, “gens si cruels”…
Las Casas de conclure son reportage : « Telle est la gloire, tel est l’honneur qu’aux
Indes les chrétiens ont rendu à Dieu et à notre sainte foi ». (Las Casas, Brève Relation de la
destruction des Indes).
La mort du cacique Hatuey, « sans foi, sans sacrements », résume éloquemment cette
première période de l’histoire de l’évangélisation. Hatuey réduit en cendres et en fumée sur un
bûcher, c’est le peuple Tayno tout entier consumé, immolé en holocauste d’agréable odeur aux
faux dieux des conquistadores : l’or, l’idole qu’auparavant ce même peuple avait tourné en
dérision et jetée avec un solennel dédain.

II. L’église au temps de l’esclavage des Noirs

1. Bartholomée de Las Casas et la Traite négrière


La première cargaison d’esclaves noirs, attestée par les archives, fut débarquée en
1502, sans doute « une pleine caravelle », estime I.P. Fernandez, d’entre les trente-deux que
comptait la flotte, petite armada, sous l’escorte de laquelle don Nicolas Ovando faisait
magnifiquement son entrée dans l’île pour en prendre le commandement. Dans le même
convoi arrivait un jeune clerc d’à peine dix-huit ans, Bartolomé de Las Casas.
Las Casas, premier négrier de l’histoire ! une fantaisie de récit légendaire puisqu’il n’eut
rien à voir avec ce premier arrivage si ce n’est, pour ainsi dire, qu’ils se côtoyèrent. Vraies
graines de subversion, les pieds à peine mis sur le sol, ces esclaves gagnèrent les montagnes,
se firent marrons, et, séditieux, entraînèrent un certain nombre d’autochtones dans leur
mouvement. Ovando, inquiet pour l’avenir de la colonie, eut beau l’avoir demandé, leur
importation ne cessa pas. On continua à en expédier, mais par petits contingents sans cesse
croissants de 40, 50, 100, 400 recrutés sous régimes de licences et de contrats. Ils sont tous,
jusque là, ceux que l’on peut appeler « de la première vague », c’est-à-dire venus d’Espagne,
déjà baptisés et, conformément aux instructions royales, « nés sous l’autorité de chrétiens qui
sont nos sujets ».
L’ère de la grande traite – celle proprement dite -, des grandes compagnies et flottes
négrières de plusieurs pays d’Europe, celle des monopoles et du libre-échange en concurrence,
et qui consistait à importer des « bossales » directement de « Guinée » en Amérique, et qui
allait durer près de quatre siècles, fut inaugurée par Charles-Quint, en août 1518. L’empereur
répondait, pour y donner suite, à une recommandation formulée, à la demande des colons de
Santo Domingo, par les moines de Saint Jérôme envoyés comme commissaires aux Indes par
le Cardinal Cisneros, et restée lettre morte. Le Cardinal, tant qu’il fut en vie, fit la sourde oreille,
ne consentant pas, pour des raisons plus politiques que d’ordre moral, à « ouvrir cette porte ».
Cisneros disparu, le dossier reparut à l’ordre du jour.
Le plan étant en accord avec ses vues et ses « remèdes » ou propositions antérieures,
Las Casas n’eut aucun mal à lui apporter son appui, à le « conseiller » selon ses propres
termes, en échange de la liberté des Indiens. Il se rendit compte, plus tard, de son erreur,
reconnut sa faute et s’en repentit. « Le clerc (c’est lui), a vu depuis et a compris que la
réduction en esclavage des Noirs était aussi injuste que celle des Indiens… Et il n’est pas
certain que l’ignorance où il s’était trouvé à cet égard et sa bonne foi lui serviront d’excuse
devant le tribunal de Dieu ». (Hist. Indias, II, p. 487).
Que s’était-il donc passé, dans un itinéraire spirituel, riche en rebondissements, qui fit
tomber les écailles de ses yeux ? On ne le sait pas trop. D’après I.P. Fernandez, la rencontre
de l’évêque Las Casas et de l’esclave Pedro de Carmona y aurait joué un rôle déterminant.
C’était pendant un voyage qui le ramenait en Espagne après qu’il eut essayé de prendre
possession du siège épiscopal de Chiapas où il fut nommé en 1543. A bord du navire se
trouvait l’esclave noir, Pierre de Carmona, qui se rendait à la Cour d’Espagne en quête de
justice… Les circonstances de son voyage sont encore assez floues.
A l’escale des Açores, au lieu de continuer normalement son voyage jusqu’au port de
San Lucar et, de là gagner Séville, Las Casas change de bateau, bifurque en faisant un crochet
par Lisbonne, alors capitale mondiale de la Traite. Il s’informe, prend connaissance des
chroniques des portugais Jao de Barros et Eanes de Zurrara sur la traite portugaise. Une
conviction en lui se fait jour : la route de l’Amérique passe par l’Afrique. Il modifie, en ce sens,
le plan de son Histoire des Indes, son maître ouvrage, en y insérant dix chapitres consacrés à
l’Afrique et à la traite des Noirs.
Bien qu’il s’en accusât lui-même dans un élan de repentir, Las Casas ne fut pas à
l’origine de la traite des Noirs. C’est à tort que, depuis deux siècles et demi, on a voulu faire
croire qu’il en était le premier promoteur. Contre-vérité historique ! La lumière est faite
aujourd’hui sur la question par des historiens venus d’horizons aussi divers que la Français
Marcel Bataillon, le Cubain Fernando Ortis, le Nord-Américain Lewis Hanke et, plus récemment
l’Espagnol Isacio Perez Fernandez.
Sa part de responsabilité certaine, il l’a reconnue le premier, assumée, et humblement
confessée devant l’Histoire et devant Dieu, en pécheur pénitent. On doit par contre à Las
Casas d’avoir été le premier à s’inquiéter et à tirer la sonnette d’alarme sur la destruction du
Vieux Continent par la traite négrière, après celle du Nouveau Monde par l’esclavage des
Indiens. Le premier, enfin, appelant la chose par son nom, il éleva la voix pour dénoncer et
flageller, dans son style caractéristique, « l’exécrable commerce » et « cette traite infernale qui
remplissent le monde de Nègres esclaves… si bien que nos Indes en regorgent ». «Si Las
Casas a commencé uniquement comme « défenseur des Indiens », il finit par s’opposer aussi à
l’esclavage des Noirs pour les mêmes raisons ». (Lewis Hanke, cité par I.P. Fernandez, o.c., p.
10).

2. Avènement de l’administration française


Mexico-Tenochtilan rasé en 1519, Cusco détruit en 1533, Herman Cortès et Francisco
Pizarro offrent à la Couronne d’Espagne et à la convoitise des conquistadores deux immenses
empires aux richesses fabuleuses. C’est la ruée vers la Terre-Ferme et le déclin des Iles. Les
colons d’Hispaniola, massivement et inconsidérément, - la position stratégique de l’île en fait la
clé du Nouveau-Monde – se tournent vers le Mexique et surtout vers l’or du Pérou. L’Edit de
Destruction de 1601 consacre cette désertion de l’île en faveur de l’implantation sur la terre
ferme. Bref, l’ouest de l’île se vide de vies humaines, les autochtones disparus, au profit d’une
prodigieuse population de cochons marrons, hôtes privilégiés de ces bois, juteuse manne pour
une nouvelle race d’aventuriers pittoresques, boucaniers et flibustiers sans foi ni loi du beau
Royaume de France.
C’est là, à la Tortue, que tout a commencé, avec Le Vasseur, en 1640… Comme tant
d’autres alors, « jeté par la persécution sur les mers en quête d’une terre promise ». Après
maints avatars et revers, le Traité de Ryswick, en 1697, consacre l’œuvre de la Grande
Flibuste.
Le corsaire huguenot, Le Vasseur, trouve deux prêtres à la Tortue : un religieux et un
séculier qu’il expulse avec tous les catholiques vers la Grande Terre, sans autre forme de
procès, après avoir brûlé leur petite église. Ainsi, dès les premiers temps, dans les embruns et
les coups de tonnerre de la colonie naissante, des prêtres sont présents : compagnons de
courses, châpelains des Frères de la Côte. La Tortue devrait-elle être encore saluée comme le
berceau ou le point de départ d’une nouvelle mission d’évangélisation sous le patronage de
l’administration française ? Beaucoup de questions se posent au sujet de ces
« missionnaires ». Envoyés d’où ? quand ? comment ? pourquoi ? par qui ? Le petit côté
flibustier du clergé colonial apparaît dès l’origine, et ce n’est pas pour peu de temps.
Il est stipulé en effet, dans le contrat par lequel le Roi accordait à la Compagnie des Iles
d’Amérique le monopole du commerce dans toutes les îles : « On ne fera passer ès-dites
colonies et habitations aucun qui ne soit naturel français et ne fasse profession de la Religion
catholique, apostolique et romaine ». (12 février 1635 – Cité par Le Ruzic, o.c. p. 5). Et il est
rappelé à cette même Compagnie : « Les Associés ne souffriront dans les îles être fait exercice
d’autres religions que la catholique, apostolique et romaine ». (Edit de mars 1642 – cité par Le
ruzic, o.c. p. 5.)
Ces différents édits ne sont que des retombées sur place des guerres de religion. A
son tour, l’ancien persécuté devient persécuteur. La Tortue conquise, Le Vasseur met le feu à
leur église, et expulse les catholiques : application à la lettre du principe « Cujus Regio ejus
Religio ». Ainsi les jeunes églises du Nouveau Monde naissent-elles, le plus souvent, comme
des rejetons, avec leurs tares héréditaires, des Eglises de la Vieille Europe.

3. Une Eglise sans hiérarchie

Sous la houlette de l’administration française fonctionnait une Eglise catholique sans


hiérarchie.

Dès 1504, le Pape Jules II érige trois évêchés à Hispaniola, réduits à deux en 1511, à
cause du déclin de la population surtout dans l’Ouest : Santo Domingo et Concepcion de la
Vega.

Le partage de l’Ile entre les deux puissances rivales a immédiatement pour effet de
soustraire de facto la partie française à la juridiction des sièges épiscopaux situés en territoire
espagnol et de leurs titulaires de nationalité espagnole : d’où à Saint-Domingue une situation
ecclésialement aberrante où, plutôt que d’Eglise, on parlerait mieux d’une sorte de no mans
land ecclésiastique ouvert à tout venant. Des aventuriers de tout accabit, clercs défroqués,
moines en rupture de voeux y passent et évoluent sans scrupule : un clergé en symbiose avec
le milieu. Le gouverneur De Pouancey aécrit au ministre Colbert : “Il est honteux de voir ici des
prêtres aussi débauchés que ceux qui y sont. La plupart sont des apostats sortis de leurs
couvents et l’on a peu de respect pour eux” (Cité par Le Ruzic, o.c. p. 13).

A cet égard, l’administration est obligée d’intervenir par un acte d’autorité pour “défendre
aux habitants de chasser leurs curés, ce qu’ils faisaient à leur gré, les considérant comme des
serviteurs à gages”. Et le gouverneur De Pouancey souhaite avoir pour Saint-Domingue des
Capucins d’abord et des Dominicains ensuite. (Lettre du 30 janvier 1681 – Le Ruzic o.c. p. 10).

4. L’administration ecclésiastique - Les préfectures apostoliques


Les Capucins arrivent au cours de l’année 1681, les Dominicains en 1684, et les
Jésuites en 1704, pour combler le vide laissé par le départ des Capucins qui manquent de
sujets.

A partir de 1705, la colonie est divisée en deux préfectures apostoliques : celle du nord,
confiée aux Jésuites, et celle de l’ouest et du sud, confiée aux Dominicains. Les deux
préfectures évoluent, chacune dans sa sphere, totalement indépendantes l’une par rapport à
l’autre. Aucun lien ne les attache à un diocèse quelconque. Elles relevent directement de la
Propagande, à Rome, qui nomme les préfets apostoliques, avec l’agrément du Ministère des
Colonies. Les Carmes, sur le terrain depuis 1670, sont traités en parents pauvres. Ils prêtent
leur service comme “auxilliaires” dans le nord et dans le sud, au même titre que les séculiers,
recrutés au hasard et auxquels on fait appel quand il manque de religieux.

La question se posera, une fois ou l’autre, de la nécessité d’un évêché. Mais il n’y aura
jamais d’évêque à Saint-Dominque. Et pour cause! Tel administrateur, Malouet en
l’occurrence, donne là-dessus son avis, et tranche de façon péremptoire, Il écrit que les Nègres
constituent de l’espèce humaine “la race la plus superstitieuse”. Et que s’ils voyaient un évêque
revêtu de tant de dignité, ils le prendraient pour un Dieu “et le prélat serait le seul maître des
habitants et des habitations” et le seul juge habilité à recevoir leurs plaintes. (Mémoires de
l’administrateur – cité par A. Gisler o.c. p. 173).

5. L’amalgame Christianisme, Colonialisme, Esclavage

Leurs Majestés, très chrétiennes de Castille et de France guerroient entre elles sans
merci. Il n’empêche qu’elles se croient toutes les deux investies d’une mission sacrée :
propager la religion chrétienne. A leur manière! Dans le sens de leurs intérêts! Et sur la
manière et la méthode, elles s’entendent à merveille, allant jusqu’à utiliser le même langage.
“On ne fera passer ès-dites colonies aucun qui ne soit français…”. “Il ne sera fait exercices
d’autres religions que la catholique, apostolique et romaine…”.

A la base, une même idéologie religieuse et raciste. Francisco Lopez Gomara, en 1552,
a trouvé dans sa Bible le verset de ses rêves : descendants de Cham, dit-il, les Nègres sont
nés maudits et condamnés à être esclaves. L’idéologie fait son chemin et devient lieu commun.
“C’est assez d’être noir pour être pris, vendu et réduit en esclavage par toutes les nations du
monde”. F. Dutertre, cite par A. Gisler o.c. p. 153.

En 1685, le pouvoir civil promulgue, en France, “L’Edit du Roi concernant la discipline de


l’Eglise et la condition des esclaves dans les colonies des Indes occidentales”, autrement dit, le
Code Noir. Pourvu d’une charte qui invoque “la discipline de l’Eglise”, l’esclavage des Noirs
devient une institution de droit. Et cela passe comme lettre à la poste, sans que nul, alors, ne
s’en emût ! Montesquieu devra recourir à la virulence du sarcasme pour susciter un éveil des
consciences : “Les Noirs ne sauraient être des homes, car alors, les Européens ne seraient
pas des chrétiens”.

6, Code Noir et évangélisation colonisante


Articles 44, 46 : “Déclarons les esclaves être meubles…” à l’instar “des choses
mobilières…” et à l’instar des animaux domestiques. Mais à la différence de ceux-ci, “Tous les
esclaves qui seront dans nos îles seront baptizés et instruits dans la religion catholique,
apostolique et romaine…”.

Article 2 : “…Enjoignons aux habitants qui achètent des Nègres nouvellement arrivés,
d’en avertir dans la huitaine au plus tard, les gouverneur et intendant des dites îles, à peine
d’amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaries pour les faire instruire et
baptiser dans le temps convenable”.

C’est aux maîtres qu’il revient d’être en quelque sorte les premiers évangélisateurs de
leurs esclaves, sous “les ordres” des “gouverneur et intendant”. Et pourtant La religion de ces
maîtres, de ces gouverneurs et intendants, leur vie, et leurs moeurs sont loin d’être édifiantes !
Le Père Labat et l’intendant Malouet rapportent que les église sont sales, pitoyables, ou
tombent en ruine. Les maîtres assistent aux cérémonies comme aux spectacles profanes, riant,
badinant… (J.B. Latat , c.c. II, p. 222; Mémoire de Malouet, cité par G. Gisler, c.c. p. 282). La
Perle des Antilles semble être là pour illustrer “que nul ne peut servir à la fois Dieu et Mammon”.

De quelque côté qu’on se tourne, et d’où qu’ils viennent, sous quelque forme qu’ils
s’expriment, à quelque moment que ce soit, d’un siècle à l’autre, les témoignages sont
unanimes : “La religion est dans le plus triste état”. L’abbé Bellegarde écrit à la propagande en
1770 : “Le pays est très riche, mais les moeurs des habitants sont corrompus”. (Cité par G.
Debien o.c. P. 271).

7. Pouvoirs publics et religion

En regard des autorités coloniales, la religion s’inscrit, en toutes lettres,

- comme barrière : “La plus forte barrière que la politique puisse opposer au désespoir
et à la révolte des esclaves”. (Malouet, cite par A. Gisler, o.c. p. 174).

- comme frein : “La religion, par la sainteté de son principe comme par l’excellence de
sa fin, doit fixer les premiers regards de l’Administration… C’est surtout par le frein qu’elle
impose que peuvent être contenus les esclaves trop malheureux par l’esclavage même et
également insensibles à l’honneur, à la honte et aux châtiments”. (Mémoire du Roi au marquis
de Bouillé, le 8 septembre 1776 – cite par G. Debien o.c. p. 293).

- comme tranquilisant : “Il n’y a que cet esprit de religion dont nos curés animent nos
esclaves qui puisse nous faire rester tranquilles étant en si petit nombre parmi tant de Nègres
auxquels naturellement les blancs sont odieux… Il n’y a que la douceur de la morale
évangélique qui puisse dompter des coeurs aussi révoltés, c’est le premier but que doit se
proposer tout ecclésiastique à qui le soin de gens aussi indisciplinés est confié”. (Texte cite par
a. Gisler, o.c. p. 183).

Le pouvoir colonial ne se fait pas une autre image de Dieu que celle d’un Dieu-
Commandeur Suprême, Gardien vigilant et implacable de l’ordre esclavagiste. La religion est
travestie dont le rôle n’est que d’être “utile à l’ordre moral et politique”.
8. Les contradictions du système

Il ne faut surtout pas croire à des relations toujours au beau fixe entre le pouvoir colonial
et la mission chrétienne. Ce n’est pas qu’une « vision » d’anticlérical qu’exprime Fénélon,
gouverneur de la Martinique, et qui le pousse à prévenir l’Autorité : « s’il arrive jamais,
Monsieur le Duc, une révolution dans les colonies par les nègres – ce qui n’est point une vision
– elle n’arrivera que par les corps monastiques ». (Lettre au ministre du 11 avril 1764 – Cité par
A. Gisler o.c. p. 172).

Le caractère subversif du message chrétien à l’égard de tout ordre injuste et inhumain


n’échappe sûrement pas à sa perspicacité. Girod-Chantrans ne devait pas être seul non plus à
s’en rendre compte : « Il faut bien être conséquent et ne pas dire à l’église, aux maîtres et aux
esclaves réunis qu’ils sont tous frères. L’esclavage des nègres et le catholicisme impliquent
ensemble une infinité de contradictions ». (Cité par G. Debien o.c. p. 295).

Dans l’état d’aveuglement quasi général et d’obscurcissement des consciences où se


trouve plongée la colonie, le pouvoir civil se méfie et tient à l’œil les missionnaires. « Voulons …
qu’en cas de scandale de leur part ou de trouble causé par eux à l’ordre et à la tranquillité
publique, nos dits gouverneurs – lieutenant général et intendant – puissent ordonner, par voie
d’administration, le déplacement des dits missionnaires et leur renvoi en France ».
(Ordonnance royale du 24 novembre 1781 – Cité par A. Gisler, o.c. p. 175).

Il y eut bien des « affaires » dont les plus graves et les plus significatives se rapportent
aux pères Jésuites.

III. Action des missionnaires

Les ordres religieux parmi les plus prestigieux sont représentés à Saint-Domingue :
Carmes, Capucins, Dominicains, Jésuites « pour remplir les postes vacants ». (M. Auger,
gouverneur - cité par Le Ruzic, o.c. p.23). Les religieux de la Charité – Frères de Saint Jean de
Dieu – sont à l’œuvre dans deux hôpitaux, « A la sauvegarde du Roi » au Cap-Français et à
Léogâne. En vertu du Code Noir, les enfants issus du concubinage des maîtres avec leurs
esclaves sont adjugés aux religieux.

La loi de 1726 contre les Affranchis receleurs alloue à leur hôpital du Cap « une partie
du produit de la vente du libre redevenu esclave ». Ce qu’on n’arrive pas à croire est “que le
même ordre qui ne reçoit en France que des éloges de la Marine dont il administre les hôpitaux
soit continuellement aux prises dans les colonies et taxé d’une administration inhumaine et
cupide » (Lettre du ministre, 22 octobre 1764 – Cité par M. de Saint-Méry, o.c. II p.556). Les
communautés féminines sont représentées par les religieuses de Notre-Dame, arrivées en
1733 pour prendre en charge, au Cap, un établissement (couvent et pensionnat) fondé par le
Père Boutin.
Ces ordres religieux, portés par leurs règles et traditions spirituelles, confirmés chacun
dans sa propre juridiction, dans une église que l’on sait déjà comme sans gouvernail, travaillent
en ordre dispersé, sans vision d’ensemble dans leur plan d’action. Mais, ce n’est pas le plus
grave. Le souffle prophétique, contestataire et rénovateur, si puissant en d’autres temps et
sous d’autres cieux, est balayé par l’esprit de lucre. Les Ordres Mendiants, en mission dans
les colonies, sont actifs sur le marché triangulaire, débrouillards comme les enfants du siècle.
Ils achètent et vendent des esclaves. Certaines missions ne sont ni plus ni moins que de
grands complexes d’exploitation agricole et manufacturière constitués en terres en canne,
moulins et sucreries, têtes de mulets, têtes de bêtes à cornes, têtes de nègres, de négresses,
de négrillons et de négrillonnes. Leur prospérité est calculée en chiffres d’affaires et le mérite
du missionnaire évalué en fonction de ses performances ou contre-performances de
gestionnaire.

1. Les Capucins

Le père Charles-François de Coutances, capucin, préfet apostolique aux Iles du Vent,


ne se fait pas une autre idée de la « mission » auprès des Noirs que celle de l’Administration
coloniale. « L’instruction religieuse des nègres doit faire dans les colonies un des principaux
objets du ministère de la religion. La sûreté publique, l’intérêt des maîtres, le salut de leur âme,
sont les motifs qui doivent engager les missionnaires à y travailler avec d’autant plus de zèle
que c’est le seul avantage que cette malheureuse espèce d’hommes puisse retirer de l’état
d’esclavage auquel ils sont assujettis ». (Règlement de discipline pour les Nègres – cité par A.
Gisler, o.c. p. 185).

Le père de Coutances compose un Rituel de son cru, destiné à «contenir dans les
bornes du devoir des gens d’un caractère aussi grossier, aussi inconstant et aussi enclin au
mal », et à « réprimer le marronnage, les empoisonnements, et les avortements. A la
confession d’un nègre marron, le curé invective le « Serviteur infidèle et méchant”, le condamne
à une pénitence plus ou moins longue, le menace d’exclusion de l’Eglise, et de privation
d’assistance de l’Eglise en danger de mort et de sépulture.

2. Le pouvoir contre la Compagnie de Jésus

Les Jésuites, succédant aux Capucins, arrivent en 1704 et ouvrent dans la préfecture du
nord le chantier d’une église nouvelle. Avec la Compagnie de Jésus un nouveau courant se
dessine. Les Jésuites portent sur les esclaves un regard neuf. “Nous pouvons les regarder
comme notre couronne”. Sans abolir la chose – du moins quant aux leurs - ils abolissent le
nom. Au lieu d’esclaves, ils ont des “serviteurs noirs”. Les colons, eux, ne l’entendent pas de
cette oreille, poussent de hauts cris, grincent des dents. Les Jésuites s’attachent à promouvoir
une pastorale de proximité, en instituant – une de leurs innovations – les “curés des Noirs”.

Le Père Boutin, figure de premier plan, révoqué comme curé du Cap aux plaintes des
Blancs, se consacre 23 ans durant à la “cure des nègres”. Sa mort survenue le 21 décembre
1742 “fut le signal d’un deuil universel; ceux mêmes qui croyaient que le zèle du pieux
missionnaire avait été quelques fois trop loin, ne virent plus que la perte de ses vertus et de leur
influence sur deux classes d’hommes qui en avaient éprouvé l’heureux ascendant”. (M. de
Saint-Méry, o.c. I, p. 525). Ce Père Boutin, entre autres excès de zèle – aurait-il fait sonner le
glas ? – avait provoqué l’ire de l’Administration et dut s’expliquer devant elle pour avoir “enterré
une esclave suppliciée avec une espèce de solennité” .

“Ils (les Jésuites) s’étaient appliqués à gagner la confiance des nègres en leur faisant
connaître le sublime de leur être, la majesté de l’homme et ses espérances pour l’avenir. Aussi
les nègres, à cette époque, étaient fort avides de messes, de sermons, de catéchisme”. (Girod-
Chantrans, cite par G. Debien, o.c. p. 285).
Dès lors, ce climat de confiance ne peut qu’éveiller le soupcon, perçu par les Blancs comme
“complicité” entre esclaves et Jésuites, et leurs églises suspectes d’être devenues “refuges de
marrons”. Dans le cadre de la “Cure des Noirs”, il est fait appel à certains talents, des
responsasbilités leur sont confiées à l’église, dans l’exercice du culte comme chantres, et pour
la catéchèse sur les plantations et dans les ateliers. Les Jésuites sont accusés de complicité
avec les esclaves qui empoisonnent leurs maîtres… Quelques-uns sont renvoyés en France.
On leur interdit l’accès des prisons… Ils sont dans le collimateur des Autorités. En 1763, les
Jésuites sont expulsés, leurs “morale et doctrine” condamnées.
Le réquisitoire prononcé contre eux, accablant, est fort instructif : “Il est notoire que les
Nègres ont un attachement marqué pour les soit-disant Jésuites… Ces religieux, de leur côté,
les paient de retour, et on ne peut disconvenir que les nègres ne soient leur troupeau chéri :
cette affection mutuelle est si forte et si publique qu’elle a plus d’une fois alarmé les esprits…
(Arrêt du Conseil Supérieur du Cap-Français, 13 décembre 1762 – Cité par A. Gisler, p. 178).

3. Retour des Capucins – Insurrection de 1791

Jésuites et Capucins se relaient en chassé-croisé. Après l’expulsion des premiers et un


court intérimat assuré par les séculiers (1764-1768), les Capucins sont de retour en 1768.

Août 1791. Insurrection générale des esclaves. Tout va basculer dans l’incendie.

- « Le Père Cachetan, curé de la Petite Anse, fait le choix de rester au milieu des nègres
révoltés pour prêcher l’Evangile de la foi, les faire persévérer dans une insurrection sainte et
légitime ». (Cité par le P. G. Danroc – Cahier CHR, Révolution de 1791, Cahier II, p. 23).

- Le Père Supplice, vice-préfet apostolique, fixe sa position, certainement partagée par le


plus grand nombre des missionnaires de son ordre, soumis à sa juridiction, comme la suite des
événements l’a montré. Il s’exprime sans ambages, dans une lettre adressée à Jean-François
et datée du 16 juin 1793 « pour louer la justice de la cause des Noirs et offrir ses services ». (P.
Cabon – cité par le P. A. adrien, Cahier CHR, Révolution de 1791, p. 49).

- Le Père Philémon, curé du Limbé, condamné pour s’être commis « avec des brigands »
est fusillé sur la place d’armes du Cap, en décembre 1791.

- Le Père Philippe, curé de la Grande-Rivière du Nord, est, lui aussi, exécuté.

- Le Père Delahaie, secrétaire de Biassou, jugé et condamné comme « scélérat », est noyé
dans la baie du Cap.

- Plusieurs autres sont portés disparus parmi lesquels l’abbé d’Osmond sur le sort duquel
ont circulé toutes sortes de rumeurs contradictoires.

Les Capucins du Nord ont pris fait et cause pour les insurgés, sont allés jusqu’au bout de
leur engagement au nom d’un Evangile libérateur. Au regard d’un contemporain qui l’a écrit à
l’Abbé Grégoire, ces missionnaires ont été « des ministres patriotes, guides des cultivateurs
dans les premiers pas qu’ils ont faits vers la liberté ». (Cité par le P. A. Adrien – Cahier CHR –
La Révolution de 1791, p. 51).

4. Les esclaves noirs et le Dieu des Blancs

Par trois siècles de Traite Négrière, l’Afrique une et diverse, se retrouve en une incroyable
multiplicité de « nations » à Saint-Domingue. (Père C.F. de Coutances – cité par G. Debien o.c.
p. 289). Ils ne sont rien, les Africains, “sans lois et sans mœurs”, bons à rien, propres à être
réduits en esclavage « pour le bonheur et la prospérité des colonies » - ainsi parle le Roi Soleil
– et pour le salut de leurs âmes.

L’Africain, après avoir traversé la mer, est mis sur le marché. Acheté, marqué au fer rouge
et baptisé, il entre de plain-pied dans le Nouveau Monde de l’esclavage. L’instruction religieuse
aura à parachever son initiation pour « adapter son âme à sa condition d’esclave », « lui faire
oublier le poids de ses chaînes », et « trouver dans les promesses consolatrices de notre
religion un motif de plus pour s’attacher à ses devoirs ». (Archives Nat. Textes cités par A.
Gisler o.c. P. 183).

Mais en matière d’instruction religieuse, « que pourrait-on exiger d’un pauvre nègre accablé
sous le poids d’un travail continuel, et aussi brut que la terre qu’il défriche ? », se demande le
Père de Coutances. Moreau de Saint-Méry, en caricaturiste, trace ce portrait : « Toujours livrés
à la plus absurde superstition, incapables de classer dans leur esprit les idées religieuses, ils
font consister toute leur croyance dans les démonstrations extérieures. S’ils vont aux églises, il
y marmonent quelques prières qu’ils savent mal, ou bien ils y dorment. Ils ont cependant leurs
dévots et surtout leurs dévotes, dont les grimaces feraient même envie à certaines dévotes
européennes qui ne seraient pas toujours capables de leur apprendre quelque chose en
hypocrisie ». (Description, I, p. 55 sq.).

Le baptême ! Revenons au baptême. « Les Africains, nous apprend M. de Saint-Méry, sont


très empressés à se faire baptiser ». Il s’en trouve même qui en redemandent, en on leur en
donne ; les moins scrupuleux parmi les prêtres y trouvent leur compte.

D’où peut leur venir et pourquoi cette fringale de bain baptismal ? Quelle force de
régénération viennent-ils y puiser ? Et pour quel combat ? par quelle forme d’insidieux
marronnage viennent-ils subvertir à sa source la religion du maître, dans son mystère de mort
et de résurrection ?

Notre informateur a pu les suivre, toutes les « nations », toutes les croyances,
indistinctement unies dans la célébration d’un même culte : « La réunion … n’a jamais lieu que
secrètement, lorsque la nuit répand son ombre, et dans un endroit fermé et à l’abri de tout œil
profane… Lorsqu’on a vérifié que nul curieux n’a pénétré dans l’enceinte, on commence la
cérémonie… L’on renouvelle entre les mains du Roi et de la Reine le serment du secret, qui est
la base de l’association… On propose des plans, on arrête les démarches, on prescrit des
actions que la reine Vaudoux appuye toujours de la volonté de Dieu, et qui n’ont pas aussi
constamment le bon ordre et la tranquillité publique pour objet. Un nouveau serment engage
chacun à taire ce qui s’est passé, à concourir à ce qui a été conclu, et quelques fois un vase où
est encore chaud le sang d’une chèvre va sceller sur les lèvres des assistants la promesse de
souffrir la mort plutôt que de rien révéler… Après cela commence la danse du vaudoux…. En
un mot, rien n’est plus dangereux sous tous les rapports que ce culte du vaudoux, fondé sur
cette idée extravagante, mais dont on peut faire une arme bien terrible, que les ministres de
l’être qu’on a décoré de ce nom, savent et peuvent tout… ». (Description, I, pp 66-68).

A l’église, « ils y dorment », grimaces, hypocrisie. A leur cérémonie, quelque chose se


passe, quelque chose se prépare…

IV. Dénouement de toutes les crises

On ne peut penser que, les Jésuites partis, l’œuvre de formation et de « conscientisation »


qu’ils avaient initiée ait été sans lendemain et les « espérances d’avenir » qu’elle portait,
emportées et évanouies comme « rêves avortés ». Les Jésuites, pendant plus demi-siècle, ont
creusé le sillon, et semé le grain, contre vents et marées. Il est tout de même curieux et l’on
peut s’étonner que leur labeur auprès des esclaves n’ait laissé aucune trace dans la mémoire
vive, aucune empreinte dans le catholicisme haïtien ; pas même un coup de baguette, pas un
battement de mains ! Que sont-ils devenus les chantres, bedeaux et catéchistes qu’ils avaient
formés ? Abandonnés à eux-mêmes, sous-alimentés spirituellement, dégénérènt-ils purement
et simplement en « pè savann » ? Il y a lieu de s’interroger.

Il est de même difficile d’imaginer que la solidarité développée par les Capucins avec les
insurgés n’ait surgi que du jour au lendemain, comme un phénomène de génération spontanée,
ou un simple réflexe d’opportunisme. L’opportunisme ne cherche qu’à tirer son épingle du jeu,
et ne va pas jusqu’au sacrifice de la vie.

Toutefois, sans minimiser l’œuvre des Jésuites et un éventuel apport, ni l’engagement tardif et
les sacrifices des Capucins, la libération des esclaves n’est pas venue des « corps
monastiques ». Les Noirs se sont abreuvés à leur propre source. Ils ne doivent pas grand-
chose non plus aux idées des encyclopédistes, à part les circonstances favorables d’une crise
de société par elles provoquée, et dont ils surent tirer parti. Leur mouvement devançait les
Lumières. Lemba marchait pour la libération. Dès 1502, Ovando criait déjà : Danger !
« N’envoyez plus de nègres ici, écrivait-il à son souverain ; ils sont un danger pour l’avenir de la
colonie ».

Dans la nuit du 14 au 15 août 1791, Boukman, tendu de tout son être vers le ciel, en transe de
communion avec toutes les « nations », brûlant de soif de liberté, invoque le Feu, rejette le Dieu
des Blancs.

« Bon Die qui fait soleil qui claire nous en haut


Qui soulevé la mer, qui fait gronde l’orage,
Bon Die zot tende, cache nan gnou nuage,
Là li gade nou, li ouè tou sa blancs fait.
Bondie blancs mande crimes, et pa nou vle bien fait ;
Mais Die là qui si bon, ordornin nou vengeance.
Li va conduit bras nous, li bas nou assistance.
Jete portrait Dié Blancs, qui soif dlo nan ziés ;
Coute la liberté qui pale nan cœurs nous tous ».
Phénomène de rejet, une fois de plus. Ironie de l’histoire ! Revanche du vrai Dieu ! Réduits en
esclavage pour être amenés à la foi chrétienne, les esclaves noirs – « de la race humaine
l’espèce la plus superstitieuse » - se libèrent en rejetant le « dieu des blancs » et en mettant le
feu à ses pompes et à ses œuvres.

Denis Verdier
Bibliographie

DEBIEN (Gabriel), 1974 Les Esclaves aux Antilles françaises, Basse-Terre – Fort-de-France --
GISLER (Antoine) 1965, L’esclavage aux Antilles françaises, Ed. Universitaires, Fribourg
(Suisse) -- LABAT (Jean-Baptiste) 1724, Voyage aux Iles de l’Amérique, 2 vol., La Haye --
LAS CASAS (Bartolomé) 1961, Historia de las Indias, 2 vol., Bae – Madrid -- LAS CASAS
(Bartholomé) 1958, Opusculos, Cartas y Memoriales, Bae- Madrid -- LE RUZIC (Ignace) Mgr,
1912, Mission des Frères-prêcheurs à St. Domingue, Lorient -- TODOROV (Tzvetan) 1982, La
Conquête de l’Amérique, Seuil -- Collectif : 1991, Esclavage et Evangélisation, Cahier ChR I,
Port-au-Prince -- Collectif : 1991, La Révolution de 1791, Cahier CHR 2, Port-au-Prince.

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