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DE
AU XIXe SIÈCLE
PAR
GEORGES WEILL
Professeur à l'Université de Caen.
PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
f 1925
Tous droits de traduction,d'adaptation et de reproduction
réservés pour tous pays.
CONCLUSION
;
complètement le surnaturel, pourvu que l'humanité
conservât le culte de Jésus considéré comme le modèle
des vertus humaines les Pécaut et les Buisson pré-
sentèrent avec talent la nouvelle théorie. Des protes-
tants animés du même esprit, comme Nefftzer et
Dollfus, des libres penseurs imprégnés de religiosité
saint-simonienne, comme Guéroult et Jourdan, appe-
lèrent de leurs vœux le « christianisme progressif »,
une religion laïque, raisonnable, émancipée de tout
dogme oppresseur. Les protestants libéraux jouèrent
un grand rôle dans la fondation de l'école laïque,
puisque Jules Ferry choisit parmi eux quelques-uns de
ses principaux collaborateurs, Félix Pécaut, Steeg et
M. Buisson. La Restauration, voulant conserver
l'Université napoléonienne et lui infuser son esprit,
s'était adressée au groupe janséniste, qui lui donna
Royer-Collard, Guéneau de Mussy et quelques-uns de
leurs amis; de même la République, voulant organiser
l'école primaire, fit appel à ces hommes qui étaient
dégagés de l'orthodoxie protestante, mais qui avaient
conservé de leur passé religieux un intérêt passionné
:
a persuadés que le combat contre l'Eglise au XIXe siècle
est l'œuvre des sociétés secrètes unies par la franc-
maçonnerie toute l'histoire contemporaine se ramè-
nerait à l'histoire de la guerre entre la franc-maçon-
nerie et le catholicisme. Voilà l'idée qui inspire les
publications antimaçonniquesabondamment répandues
en France depuis vingt-cinq ans. Mais les affirmations
contenues dans ces livres sont trop souvent dépourvues
de valeur devant la critique scientifique. Deschamps,
par exemple, invoque maintes fois des documents
d'origine mystérieuse, de façon à rendre toute vérifica-
tion impossible. Voici deux exemples de ses assertions.
:
Il affirme, d'après un renseignement digne de foi
venu de Berlin, que peu de temps avant la révolution
de 1848 un convent se réunit à Strasbourg on y voyait
Lamartine, Gavaignac, Ledru-Rollin, Proudhon, Louis
Blanc, d'autres Français encore avec des Allemands
comme Henri de Gagern, Herwegh, Arnold Ruge,
Feuerbach; l'assemblée résolut de commencer par
la ruine du Sonderbund le grand mouvement révolu-
tionnaire2. Qui peut prendre au sérieux un pareil conte?
:
d'Eugène Suë. Néanmoins il y a dans ces fantaisies
une âme de vérité des sociétés régulières, fortement
constituées, ont toujours l'avantage que donnent l'or-
ganisation et la discipline sur les masses amorphes;
elles peuvent présenter au grand public un programme
élaboré d'avance. C'est ce que font les comités de tous
;
les partis politiques. Les loges maçonniques ont ainsi
contribué à propager l'idée laïque les convents maçon-
niquesont discuté, préparé bien des projets qui ont
été formulés plus tard en textes législatifs devantles
Chambres. Mais le rôle des sociétés fermées
va en
diminuant à mesure que se développent la liberté de
la presse, la publicité, l'éducation générale.
Cette légende écartée, nous pouvons reconnaître la
grande place prise par la libre pensée au xixe siècle. Pen-
dant longtemps ce furent surtout les disciples de Dide- I
rot et de l'Encyclopédie qui firent la guerre à toute con-
:
1. T. 1, p. 580.
« maître suprême de tous les orients maçonniques de l'univers (l, 581).
Les disciples de Deschamps ont insisté sur la domination» qu'exercep.
l'Angleterre dans la franc-maçonnerie affirmation bizarre
connaît l'attitude prise par les loges pour qui
anglaises vis-à-vis du Grand-Orient
4c France depuis 1877.
ception métaphysique. Plus tard la critique religieuse,
le développement des sciences, la philosophie maté-
rialiste ont contribué à détruire non seulement la foi
au miracle ou à la Providence, mais la croyance en
Dieu. Quelques-uns des plus notables parmi les libres
penseurs ont accepté la doctrine d'Auguste Comte,
exposée dans le Cours de philosophie positive, c'est-à-
:
dire le positivime exclusivement scientifique tel que
l'enseignait Littré ce fut le cas de Gambetta et de
Jules Ferry. La plupart s'en sont tenus à la négation
du surnaturel ou à l'agnosticisme pur et simple.
Comme l'a remarqué Taine, les Français abandonnant
le catholicisme vont le plus souvent à la libre pensée
complète, sans s'arrêter à des stations intermédiaires.
Plusieurs penseurs ont tenu à justifier cette rupture
radicale avec les anciens concepts. Un professeur de
philosophie a montré pourquoi, dans le programme de
morale destiné aux écoles primaires, on devait sup-
primer le chapitre des devoirs envers Dieu. La religion
naturelle, selon, lui, a, comme les autres, les inconvé-
nients d'une religion d'Etat enseignant comme dogmes
officiels des doctrines discutables. Il est dangereux
pour la morale d'être fondée sur la religion. Tout
jeune homme passe par une crise inévitable entre
quinze et vingt ans, quand les passions s'éveillent,
quand il veut se débarrasser de croyances gênantes; un
enseignement moral rationnel lui fera comprendre
que, sa foi rejetée, sa conscience demeure, qu'elle est
inhérente à sa nature, et qu'il ne peut s'en affranchir,
pas plus qu'il ne saurait se dépouiller de sa raison-
En supprimant le chapitre des devoirs envers Dieu, on
ne perdra aucune notion intéressante ou précieuse, et
l'on évitera d'introduire dans l'école des controverses
inutiles et irritantes1. Quelques années plus tard un
philosophe universitaire d'écarter non
autre proposa
seulement de l'enseignement, mais de la philosophie,
elle-même l'idée de Dieu, en montrant combien elle
est obscure, imprécise, composée d'éléments contra-
dictoires2. Déjà un poète philosophe, Guyau, avait
répondu à ceux qui redoutaient l'ébranlement moral
causé par la disparition de cette idée :
Supprimer Dieu, serait-ce amoindrir l'univers?
:
Les cieux sont-ils moins doux pour qui les croit déserts?.
Je medis Nul ne sait, nul n'a voulu mes maux,
S'il est des malheureux, il n'est pas de bourreaux. 3
Malgré leurs divergences, les partisans de l'esprit
laïquesont unis par un programme négatif et par un
idéal positif. Le programme négatif, c'est l'anti-
cléricalisme. Celui-ci a surtout un caractère politique :
c'est l'antipathie qui a reparu chaque fois que le pou-
voir civil semblait favoriser le « gouvernement des
4
curés ». C'est ainsi que l'Eglise a soulevé contre elle
disposés à la persécuter5;
tant d'hommes politiques peu
voilà pourquoi l'un d'eux, Waldeck-Rousseau, a
déclaré que l'anticléricalisme est « une manière d'être
p.482).
.caen. au Congrès Ligue de l'enseignement tenu en 1901 à Caen.
2 V. Belot,Note sur la triple origine de naée été Dieu (Revue de méta-
o et
physique
4.
demorale, 1908); L'idéede Dieu et l'athéisme (ibid., 1913).
Guyau. Versd'unphilosophe,1881.
« Les électeurs de France, même les plus favorables à l'idée reli-
gieuse, par on ne sait quelle aberration
historique, se défient du gouver-
nement des curés » (Tissier, évêque de Châlons, dans La vie catholique de
In France contemporaine, 1918, p.
9).
5. D'après un témoin compétent, ni- Jules
- - -
Ferry ni M. Clemenceau
n'étaient guidés par une pensée d'intolérance (Freycinet, Souvenirs, II,
constante, persévérante et nécessaire aux Etats1 ».
Ces tendances ont rencontré bon accueil dans toutes
les classes. La bourgoisie, malgré son retour si
;
marqué aux idées conservatrices depuis 1848, a gardé
de son passé gallican un vieux fond d'hostilité envers
les prétentions ultramontaines les polémistes vigou-
reux qui ont revendiqué pour l'Eglise la maîtrise com-
plète de la société, Félicité de La Mennais (celui de
1820), Louis Veuillot, Edouard Drumont, n'ont pas
médiocrement contribué à fortifier cet esprit anticléri-
cal. De leur côté, les intellectuels ont détesté dans
l'Eglise un pouvoir toujours prêt à profiter d'une
défaillance de la société civile pour étouffer la liberté
de penser et d'écrire. Enfin les adversaires de Rome
ont répandu dans le peuple l'anticléricalisme brutal,
celui qui recherche, qui étale complaisamment les
scandales survenus dans telle ou telle ville, qui
triomphe des méfaits commis par un confesseur ou par
; un éducateur de la jeunesse; cette guerre au prêtre,
que Paul-Louis Courier comme Michelet jugeait
:
nécessaire, a été popularisée par de nombreux jour-
naux. Mais ces crises violentes d'irréligion populaire
n'ont jamais été longues si l'alliance entre le pouvoir
civil et l'Eglise se trouve rompue, si le clergé cesse de
sembler redoutable, aussitôt les inimitiés s'apaisent.
On l'a vu en 1833, en 1848, en 1890, puis après la fia
de l'explosion d'anticléricalisme causée par l'affaire
Dreyfus. Littré avait bien compris le « catholicisme
selon le suffrage universel ».
L'idéal positif qui unit les partisans de la société
,\
1. Lettre à M. Millerand, du 19 mars 1904.
laïque est facile à indiquer. Ils croient à l'existence
d'une morale naturelle, accessible à tous les hommes
puisque tous sont doués de raison. Cette morale
enseigne le respect de la personne humaine, de la
nôtre aussi bien que des personnes étrangères. Elle
enseigne le respect de la science, l'admiration pour
les conquêtes accomplies par elle, l'espoir qu'elle en
fera de plus grandes encore. Elle enseigne enfin
l'amour de l'humanité, la confiance dans ses progrès,
le désir d'y contribuer. Cet amour de l'humanité forti-
fiera l'amour de la patrie, car la France, le pays de la
Révolution et de la démocratie, travaille pour le bien
de tous.
»
Cette « foi laïque diffère beaucoup de la foi chré-
0
citoyens qui flottent entre ces deux extrémités ne compte pas; elle
appartiendra à celle des deux qui finira par triompher ». Ces deux
Frances, ajoute-t-il, a se vouent une haine implacable. Ce sentiment est
»
dans lanature des choses. (Veillons surnotre histoire,1907, p. 10et12).
l'autre; intellectuels séparant soigneusement les deux
domaines de manière à unir la foi traditionnelle avec
l'esprit scientifique D'ailleurs la grande majorité de
la nation conserve un scepticisme latent vis-à-vis des
systèmes, une tendance à considérer surtout les
œuvres et la pratique des hommes. Une évolution s'est
produite, favorable au rapprochement. L'esprit scienti-
fique, s'imposant partout, a fait appliquer par tous,
croyants et incroyants, les mêmes méthodes; les décou-
vertes qui soulevèrent jadis des clameurs indignées,
celles des sciencepréhistoriques, celles des sciences
naturelles, celles de l'histoire des religions, sont
admises aujourd'hui sans difficulté par les savants
catholiques 2. Et puis cette idée s'est répandue tous les
jours davantage, que les opinions religieuses appar-
tiennent au libre choix de chaque famille ou de chaque
individu : le socialisme a vulgarisé cette pensée dans
le peuple; le corps universitaire, où des professeurs de
toutes les croyances — et de toutes les incroyances —
travaillent dans un esprit confraternel à une tâche com-
mune, a contribué à la propager dans les classes
élevées. Un pareil état d'esprit choque ceux qui ont
conservé l'ancien idéal de « l'unité morale de la »
France; mais cette unité reposant sur l'identité des
croyances métaphysiques et sociales n'existe plus
les
1. Parmi groupes qui ont essayé d'organiser le rapprochement, un
des plus intéressants est l'Union des libres penseurs et des libres croyants
pour la culture morale. Ses conférences et ses discussions, poursuivies de
1908 à 1914, ont repris en 1923.
2. V. Teilhard de Chardin, La préhistoire et ses progrès, dans les Etudes
(revue publiée par les jésuites), 1913. Des naturalistes chrétiens collabo-
rent à l'étude dupithecanthropus erectus. Pour l'histoire des religions, si
l'on compare un manuel anticlérical, l'Orpheus de Salomon Reinaeb,
avec celui de l'abbé Bricout(Où en est Vhistoire des religions? 1911-), il est
facile de voir l'accord sur la majorité des faits et des documents.
dans aucune des nations modernes. Des événements
récents, comme la guerre de 1914, ont prouvé que les
grands dangers concentrent autour de l'Etat laïque
les forces françaises, et que l'unité nationale
toutes
compatible la variété des opinions et des
est avec
croyances.