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HISTOIRE

DE

L'IDÉE LAÏQUE EN FRANCE

AU XIXe SIÈCLE

PAR

GEORGES WEILL
Professeur à l'Université de Caen.

PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

f 1925
Tous droits de traduction,d'adaptation et de reproduction
réservés pour tous pays.
CONCLUSION

J'ai distinguéaudébut de ce livre les quatre groupes


différents dont l'accord a détruit la prépondérance de
l'Eglise et favorisé les progrès de l'esprit laïque. Il est
bon de rappeler le rôle de chacun d'eux et de voir s'ils
ont subsisté jusqu'au début du vingtième siècle.
Le groupe catholique gallican n'eut de force véritable
que sous la Restauration, quand les fidèles voyaient
dans le roi, tout aussi bien que dans le pape, un chef
et un guide. Depuis 1830 les gouvernements ont tous
écarté le principe du droit divin. Aussi le gallicanisme
d'Eglise a-t-il sans cesse décliné; les archevêques de
Paris, Sibour et Darboy, en furent les derniers défen-
seurs, avant que le concile du Vatican assurât le
triomphe des doctrines ultramontaines.Le gallicanisme
d'Etat se défendit longtemps; des hommes tels que
Dupin sous Louis-Philippe et Rouland sous Napo-
léon III voulurent sincèrement concilier le respect
envers l'Egliseavecle maintiendes droits del'Etat; mais
ensuite la difficulté apparut plus grande chaque jour
de conserver un régime à la pratique duquel aucun.
des deux contractants n'apportait l'esprit de concilia-
tion et de bonne volonté. Néanmoins l'esprit gallican
a subsisté en France. On le vit même danscette pre-
mière génération des catholiques libéraux, qui avait si
chaleureusement défendu l'ultramontanisme: leurchef,
Montalembert, finit par avouer les avantages de la tra-
dition gallicane1. Il termina sa vie en protestant contre
lesadulationsprodiguéespar lesultramontains«àl'idole.
qu'ils se sont érigée au Vatican ». Plus tard, quand
Léon XIII prescrivit le ralliement à la Républiqne, les
monarchistes irréductibles refusèrent d'obéir à
ces
directions et revendiquèrent pour les Français le droit
de pratiquer la politique française comme ils l'enten-
daient. L'esprit gallican a reparu ensuite chez lescatho-
liqueslibéraux du XXe siècle, maltraités parPie X.Après
avoir essayé vainement de faire accepter par Rome en
1906 les associations cultuelles, ils se sont plaints
que
le souverain pontife profitât dela séparation pour nom-
mer directement les évêques, sans consulter les désirs
ou l'expérience du clergé français. De même que cer-
tains d'entre eux, lors de l'affaire Dreyfus, avaient pris
parti pour la révision, d'autres ont affirmé leur droit
d'être républicains et démocrates sans consulter Rome.
Héritant aussi de l'aversion des anciens gallicans pour
les faux miracles, pour les pratiques superstitieuses,
ils ont blâmé l'abus des reliques apocryphes, le mer-
cantilisme grossier qui exploite la piété des simples2.

1. Je comprends maintenant, écrivit-il en 1869, « les réserves salu-


taires, les garanties, quoique mêlées d'exagérations blâmables, que
nos
ancêtres avaient toujours su maintenir, depuis Hincmar, contre les abus
de la puissance ecclésiastique » (cité par Lecanuet, Montalembert, ni
p. 430).
- 2. V.Abus dans la dévotion, brochure publiée,Par le Comité
catholique
i" Le groupe des évangéliques a le premier formulé,
justifié devant le public français l'idée de la sépara-
tion de l'Eglise et de l'Etat. Vinet en 1825, Laboulaye
trente ans plus tard ont ainsi préparé l'avenir. En
même temps apparut chez les protestants libéraux
cette école radicale qui n'hésitait point à sacrifier

;
complètement le surnaturel, pourvu que l'humanité
conservât le culte de Jésus considéré comme le modèle
des vertus humaines les Pécaut et les Buisson pré-
sentèrent avec talent la nouvelle théorie. Des protes-
tants animés du même esprit, comme Nefftzer et
Dollfus, des libres penseurs imprégnés de religiosité
saint-simonienne, comme Guéroult et Jourdan, appe-
lèrent de leurs vœux le « christianisme progressif »,
une religion laïque, raisonnable, émancipée de tout
dogme oppresseur. Les protestants libéraux jouèrent
un grand rôle dans la fondation de l'école laïque,
puisque Jules Ferry choisit parmi eux quelques-uns de
ses principaux collaborateurs, Félix Pécaut, Steeg et
M. Buisson. La Restauration, voulant conserver
l'Université napoléonienne et lui infuser son esprit,
s'était adressée au groupe janséniste, qui lui donna
Royer-Collard, Guéneau de Mussy et quelques-uns de
leurs amis; de même la République, voulant organiser
l'école primaire, fit appel à ces hommes qui étaient
dégagés de l'orthodoxie protestante, mais qui avaient
conservé de leur passé religieux un intérêt passionné

- pour l'éducation morale.


Les partisans du christianisme progressif sont
demeurés
nombreux jusqu'à nos jours. Les uns, vou-
la
pour
leurs
défense du droit (1903); Léon Chaine, Les catholiques français et
difficultés actuelles, 1903.
lant conserver la notion traditionnelle de Dieu et l'ado-
ration pour Jésus considéré comme le plus parfait des
hommes, ont tâché de s'entendre avec les modernistes
avec les libéraux de toutes les religions. M. Paul
Sabatier, par exemple, a combattu avec une égale
ardeur le catholicisme romain et le matérialisme
athée. D'autres ont poussé plus loin la rupture avec la
tradition. M. Wilfred Monod, par exemple, déclare
que
l'athéisme consciencieux est plus religieux
l'orthodoxie-aveugle, et fait de Dieu le symbole du que
progrès futur souhaité par les hommes1. Les évangé-
liques de toutes les nuances ont organisé dans
ces
dernières années plusieurs congrès; ces réunions
appelées congrès du « christianisme progressif ont
»
eu lieu à Londres en 1905, puis à Amsterdam, Genève
Boston, Berlin, enfin à Paris en 1913. Le président dé
cette dernière assemblée, Boutroux, a présenté la
philosophie comme destinée à servir de pont entre la
science et la religion. Les chrétiens progressifs
repoussent le laïcisme entendu comme la négation de
l'idée religieuse; ils sont partisans dulaïcisme consi-
déré comme le régime qui assure l'indépendance des
Etats et des peuples à l'égard de toute orthodoxie
imposée2.
y Le troisième groupe est celui des déistes. La plu-
1. « En définitive, si j'osais m'exprimer ainsi, je dirais qu'on trompe
se
«n plaçant la toute-puissance de Dieu au début des choses, au lieu de la
placer à la fin. Il y a un Dieu qui seraetquinestpas encore manifesté
il y a un Dieu qui vient, selon la formule de l'Apocalypse. (W Monod,
»
cité par Paul Stupfer, L'inquiétude religieusedutemps présent. -uo\
2. On peut rapprocher du christianisme progressif le judaïsmenpropre,
sif, tel que l'a exposé le fondateur de l'Union israélite libérale le r»hv
Louis-Germain Lévy, dans son livre, Une religion rationnelle
(1904). et laïque
part sont adeptes de la religion naturelle, pénétrés de
la croyance à l'Etre Suprême et à l'immortalité de
l'âme. L'esprit de Voltaire et de Rousseau les anime,
et la profession de foi du Vicaire savoyard fut long-
temps leur credo. Michelet et
Quinet, les ennemis
infatigables de l'Eglise; Jean Macé, le
fondateur de
l'école laïque; Renouvier, le redoutable adversaire
»;
:
du papisme voilà quelques-uns des plus notoires.
«
C'est dans l'Université surtout que le déisme a dominé
l'éducation philosophique l'influence de Cousin y
régna sans partage pendant un demi-siècle; celle de
Renouvier l'a remplacée plus tard, sans être aussi
exclusive. Ce sont des philosophes déistes, comme Paul
le
Janet, qui ont rédigé en 1882 programme de morale
pour les écoles primaires. Les déistes virent deux
dangers à combattre, l'athéisme et le cléricalisme.
Certains d'entre eux, redoutant les progrès de
l'athéisme, ont fait taire leurs défiances et recherché
l'appui des religions traditionnelles pour sauvegarder
les dogmes de la religion naturelle. Victor Cousin
voulut réaliser cette alliance dans l'intérêt de la
société; Jules Simon a combattu Ferry et Goblet en
invoquantl'intérêt de la morale. Nombreux sont les uni-
versitaires qui ont suivi la même voie. Pour n'en citer
qu'un, l'inspecteur général Vessiot, grand ami de
l'école, laïque, chaleureux défenseur de l'idéal répu-
blicain, a fait campagne pendant de longues années
pour combattre l'athéisme pédagogique et démontrer
les bienfaits d'un accord avec la religion1. D'autres
déistes, plus confiants dans la force de la philosophie
1. V. ses livres,Del'éducationlà l'école (1885), Chemin faisant (1891),et
la revue fondée par lui, L'Instituteur.
etdans son aptitude à organiser l'éducation morale, ont
poursuivi d'une antipalhie constante l'Eglise qui prati-
quait l'intolérance et qui prêchait le fanatisme. Cet esprit
inspira jusqu'à la fin les grands écrivains qui avaient sur-
vécu à l'âge romantique, George Sand et Victor Hugo
ment
V Reste enfin le groupe des libres penseurs propre-
dits, qui rejettent la religion naturelle comme
les religions chrétiennes, et qui affirment l'athéisme
ous'en tiennent à l'agnosticisme. A propos d'eux une
question se pose. Ce groupe n'est-il pas le véritable,
le seul auteur dela campagne menée contre tradition la
religieuse et pour l'idée laïque? Evangéliques et
déistes n'ont-ils pas été les instruments et les dupes
des athées? Voilà une idée qui a souvent reparu chez
les catholiques pendant le XIXe siècle. L'abbé Barruel
un des premiers, dans ses Mémoires pour servir à
l'histoire du jacobinisme, expliqua la Révolution par le
travail des sociétés secrètes; plus tard Crétineau-Joly
reprit la même thèse, en invoquant les documents
secrets qui lui auraient été confiés par Metternich et par
le Vatican. L'exposé le plus complet de la théorie se
trouve dansle livreduP. Deschamps,LesSociétés secrè-
tesetla société. Ce jésuite d'Avignon avait composé en
4843 le Monopoleuniversitaire, attribué longtemps au
chanoine Desgarets, un des plus violents pamphlets
qui aient été composés contre renseignement laïque:
il y parlait du complot préparé par les Guizot, les
Cousin, les Villemain, les Michelet2. Il mourut au

1. Quelques déistes ont essayé de ressusciter la théophilanthropie qui,


1885, parait avoir compté jusqu'à 100.000 adhérents (v. Mathiez,
-vers
dans les Annalesrévolutionnaires,1914).
2. Plus on étudie l'esprit et les hommes qui dirigent l'enseignement
universitaire, plus attentivement on en suit la marche lente ou hardie.
moment d'achever le grand ouvrage qui devait fournir
les preuves de la « conjuration antichrétienne »f. Ce
recueil de citations et de faits a produit une grande
impression sur un certain nombre de lecteurs; il les

:
a persuadés que le combat contre l'Eglise au XIXe siècle
est l'œuvre des sociétés secrètes unies par la franc-
maçonnerie toute l'histoire contemporaine se ramè-
nerait à l'histoire de la guerre entre la franc-maçon-
nerie et le catholicisme. Voilà l'idée qui inspire les
publications antimaçonniquesabondamment répandues
en France depuis vingt-cinq ans. Mais les affirmations
contenues dans ces livres sont trop souvent dépourvues
de valeur devant la critique scientifique. Deschamps,
par exemple, invoque maintes fois des documents
d'origine mystérieuse, de façon à rendre toute vérifica-
tion impossible. Voici deux exemples de ses assertions.

:
Il affirme, d'après un renseignement digne de foi
venu de Berlin, que peu de temps avant la révolution
de 1848 un convent se réunit à Strasbourg on y voyait
Lamartine, Gavaignac, Ledru-Rollin, Proudhon, Louis
Blanc, d'autres Français encore avec des Allemands
comme Henri de Gagern, Herwegh, Arnold Ruge,
Feuerbach; l'assemblée résolut de commencer par
la ruine du Sonderbund le grand mouvement révolu-
tionnaire2. Qui peut prendre au sérieux un pareil conte?

les entreprises cachées ou sacrilègement audacieuses ; plus on appro-


fondit les horribles abîmes de cet enseignement impie; plus aussi appa-
raissent nombreux et effrayants les indices d'un complot contre Dieu et
son Christ, complot qui ne tendrait à rien moins qu'à la destruction
complète, universelle de la foi en France. » (p. 406).
1. - Deschamps mourut en 1873. L'ouvrage parut après sa mort; le
tome III, élaboré par Claudio Jannet, révèle le nom de l'auteur et contient
une notice biographique sur lui.
2. T. II, p. 352.
1
L'autre récit a trait :
l'année 1851 une réunion des
à
chefs des sociétés secrètes, malgré l'avis de Mazzini
résolut de favoriser la dictature de Louis-Napoléon et
rendit ainsi le coup d'Etat possible. On ne se douteraii
point, d'après cette fable, que le 2 décembre fut
approuvé par toutl'épiscopat et loué parla papauté1.
En réalité, la légende ainsi répandue vaut celle qui -
:
attribue toute l'activité des partis conservateurs
jésuites sous des apparences plus scientifiques le
livre de Deschamps est la contre-partie du Juif-Errant
aux

:
d'Eugène Suë. Néanmoins il y a dans ces fantaisies
une âme de vérité des sociétés régulières, fortement
constituées, ont toujours l'avantage que donnent l'or-
ganisation et la discipline sur les masses amorphes;
elles peuvent présenter au grand public un programme
élaboré d'avance. C'est ce que font les comités de tous

;
les partis politiques. Les loges maçonniques ont ainsi
contribué à propager l'idée laïque les convents maçon-
niquesont discuté, préparé bien des projets qui ont
été formulés plus tard en textes législatifs devantles
Chambres. Mais le rôle des sociétés fermées
va en
diminuant à mesure que se développent la liberté de
la presse, la publicité, l'éducation générale.
Cette légende écartée, nous pouvons reconnaître la
grande place prise par la libre pensée au xixe siècle. Pen-
dant longtemps ce furent surtout les disciples de Dide- I
rot et de l'Encyclopédie qui firent la guerre à toute con-

L'auteur nous apprend aussi que Palmerstonfut

:
1. T. 1, p. 580.
« maître suprême de tous les orients maçonniques de l'univers (l, 581).
Les disciples de Deschamps ont insisté sur la domination» qu'exercep.
l'Angleterre dans la franc-maçonnerie affirmation bizarre
connaît l'attitude prise par les loges pour qui
anglaises vis-à-vis du Grand-Orient
4c France depuis 1877.
ception métaphysique. Plus tard la critique religieuse,
le développement des sciences, la philosophie maté-
rialiste ont contribué à détruire non seulement la foi
au miracle ou à la Providence, mais la croyance en
Dieu. Quelques-uns des plus notables parmi les libres
penseurs ont accepté la doctrine d'Auguste Comte,
exposée dans le Cours de philosophie positive, c'est-à-

:
dire le positivime exclusivement scientifique tel que
l'enseignait Littré ce fut le cas de Gambetta et de
Jules Ferry. La plupart s'en sont tenus à la négation
du surnaturel ou à l'agnosticisme pur et simple.
Comme l'a remarqué Taine, les Français abandonnant
le catholicisme vont le plus souvent à la libre pensée
complète, sans s'arrêter à des stations intermédiaires.
Plusieurs penseurs ont tenu à justifier cette rupture
radicale avec les anciens concepts. Un professeur de
philosophie a montré pourquoi, dans le programme de
morale destiné aux écoles primaires, on devait sup-
primer le chapitre des devoirs envers Dieu. La religion
naturelle, selon, lui, a, comme les autres, les inconvé-
nients d'une religion d'Etat enseignant comme dogmes
officiels des doctrines discutables. Il est dangereux
pour la morale d'être fondée sur la religion. Tout
jeune homme passe par une crise inévitable entre
quinze et vingt ans, quand les passions s'éveillent,
quand il veut se débarrasser de croyances gênantes; un
enseignement moral rationnel lui fera comprendre
que, sa foi rejetée, sa conscience demeure, qu'elle est
inhérente à sa nature, et qu'il ne peut s'en affranchir,
pas plus qu'il ne saurait se dépouiller de sa raison-
En supprimant le chapitre des devoirs envers Dieu, on
ne perdra aucune notion intéressante ou précieuse, et
l'on évitera d'introduire dans l'école des controverses
inutiles et irritantes1. Quelques années plus tard un
philosophe universitaire d'écarter non
autre proposa
seulement de l'enseignement, mais de la philosophie,
elle-même l'idée de Dieu, en montrant combien elle
est obscure, imprécise, composée d'éléments contra-
dictoires2. Déjà un poète philosophe, Guyau, avait
répondu à ceux qui redoutaient l'ébranlement moral
causé par la disparition de cette idée :
Supprimer Dieu, serait-ce amoindrir l'univers?

:
Les cieux sont-ils moins doux pour qui les croit déserts?.
Je medis Nul ne sait, nul n'a voulu mes maux,
S'il est des malheureux, il n'est pas de bourreaux. 3
Malgré leurs divergences, les partisans de l'esprit
laïquesont unis par un programme négatif et par un
idéal positif. Le programme négatif, c'est l'anti-
cléricalisme. Celui-ci a surtout un caractère politique :
c'est l'antipathie qui a reparu chaque fois que le pou-
voir civil semblait favoriser le « gouvernement des
4
curés ». C'est ainsi que l'Eglise a soulevé contre elle
disposés à la persécuter5;
tant d'hommes politiques peu
voilà pourquoi l'un d'eux, Waldeck-Rousseau, a
déclaré que l'anticléricalisme est « une manière d'être

1 V. le discoursdedelaGoblot, professeur de philosophie à l'Université de

p.482).
.caen. au Congrès Ligue de l'enseignement tenu en 1901 à Caen.
2 V. Belot,Note sur la triple origine de naée été Dieu (Revue de méta-
o et
physique

4.
demorale, 1908); L'idéede Dieu et l'athéisme (ibid., 1913).
Guyau. Versd'unphilosophe,1881.
« Les électeurs de France, même les plus favorables à l'idée reli-
gieuse, par on ne sait quelle aberration
historique, se défient du gouver-
nement des curés » (Tissier, évêque de Châlons, dans La vie catholique de
In France contemporaine, 1918, p.
9).
5. D'après un témoin compétent, ni- Jules
- - -
Ferry ni M. Clemenceau
n'étaient guidés par une pensée d'intolérance (Freycinet, Souvenirs, II,
constante, persévérante et nécessaire aux Etats1 ».
Ces tendances ont rencontré bon accueil dans toutes
les classes. La bourgoisie, malgré son retour si

;
marqué aux idées conservatrices depuis 1848, a gardé
de son passé gallican un vieux fond d'hostilité envers
les prétentions ultramontaines les polémistes vigou-
reux qui ont revendiqué pour l'Eglise la maîtrise com-
plète de la société, Félicité de La Mennais (celui de
1820), Louis Veuillot, Edouard Drumont, n'ont pas
médiocrement contribué à fortifier cet esprit anticléri-
cal. De leur côté, les intellectuels ont détesté dans
l'Eglise un pouvoir toujours prêt à profiter d'une
défaillance de la société civile pour étouffer la liberté
de penser et d'écrire. Enfin les adversaires de Rome
ont répandu dans le peuple l'anticléricalisme brutal,
celui qui recherche, qui étale complaisamment les
scandales survenus dans telle ou telle ville, qui
triomphe des méfaits commis par un confesseur ou par
; un éducateur de la jeunesse; cette guerre au prêtre,
que Paul-Louis Courier comme Michelet jugeait

:
nécessaire, a été popularisée par de nombreux jour-
naux. Mais ces crises violentes d'irréligion populaire
n'ont jamais été longues si l'alliance entre le pouvoir
civil et l'Eglise se trouve rompue, si le clergé cesse de
sembler redoutable, aussitôt les inimitiés s'apaisent.
On l'a vu en 1833, en 1848, en 1890, puis après la fia
de l'explosion d'anticléricalisme causée par l'affaire
Dreyfus. Littré avait bien compris le « catholicisme
selon le suffrage universel ».
L'idéal positif qui unit les partisans de la société
,\
1. Lettre à M. Millerand, du 19 mars 1904.
laïque est facile à indiquer. Ils croient à l'existence
d'une morale naturelle, accessible à tous les hommes
puisque tous sont doués de raison. Cette morale
enseigne le respect de la personne humaine, de la
nôtre aussi bien que des personnes étrangères. Elle
enseigne le respect de la science, l'admiration pour
les conquêtes accomplies par elle, l'espoir qu'elle en
fera de plus grandes encore. Elle enseigne enfin
l'amour de l'humanité, la confiance dans ses progrès,
le désir d'y contribuer. Cet amour de l'humanité forti-
fiera l'amour de la patrie, car la France, le pays de la
Révolution et de la démocratie, travaille pour le bien
de tous.
»
Cette « foi laïque diffère beaucoup de la foi chré-
0

tienne. Aussi a-t-on répété qu'il y a deux Frances; le


mot a été dit par des étrangers comme par des Fran-
çais1. Parler de cette manière, c'est être dupe des
apparences, de la rigueur logique avec laquelle les
écrivains français, théoriciens ou polémistes, aiment
déduire les conséquences des principes défendus par
eux. En réalité, les groupes intermédiaires abondent :
hommes de croyances tièdes, qui jugent la religion
nécessaire pour la morale et bienfaisante pour l'ordre
social; catholiques sincères, qui choisissent l'enseigne-
ment laïque pour lui confier leurs enfants, parce
qu'ils le trouvent plus moderne et plus vivant que

1. V. le livre del'écrivain suisse Paul Seippel, Les deux Frances, 1905.


On a lu plus haut le mot de Renouvier (p. 229). Un catholique, Dom
Besse, déclarait aussi qu'il y a deux
Frances, « la France royaliste et
catholique, et la France révolutionnaire et athée. Lagrande masse des
!

citoyens qui flottent entre ces deux extrémités ne compte pas; elle
appartiendra à celle des deux qui finira par triompher ». Ces deux
Frances, ajoute-t-il, a se vouent une haine implacable. Ce sentiment est
»
dans lanature des choses. (Veillons surnotre histoire,1907, p. 10et12).
l'autre; intellectuels séparant soigneusement les deux
domaines de manière à unir la foi traditionnelle avec
l'esprit scientifique D'ailleurs la grande majorité de
la nation conserve un scepticisme latent vis-à-vis des
systèmes, une tendance à considérer surtout les
œuvres et la pratique des hommes. Une évolution s'est
produite, favorable au rapprochement. L'esprit scienti-
fique, s'imposant partout, a fait appliquer par tous,
croyants et incroyants, les mêmes méthodes; les décou-
vertes qui soulevèrent jadis des clameurs indignées,
celles des sciencepréhistoriques, celles des sciences
naturelles, celles de l'histoire des religions, sont
admises aujourd'hui sans difficulté par les savants
catholiques 2. Et puis cette idée s'est répandue tous les
jours davantage, que les opinions religieuses appar-
tiennent au libre choix de chaque famille ou de chaque
individu : le socialisme a vulgarisé cette pensée dans
le peuple; le corps universitaire, où des professeurs de
toutes les croyances — et de toutes les incroyances —
travaillent dans un esprit confraternel à une tâche com-
mune, a contribué à la propager dans les classes
élevées. Un pareil état d'esprit choque ceux qui ont
conservé l'ancien idéal de « l'unité morale de la »
France; mais cette unité reposant sur l'identité des
croyances métaphysiques et sociales n'existe plus
les
1. Parmi groupes qui ont essayé d'organiser le rapprochement, un
des plus intéressants est l'Union des libres penseurs et des libres croyants
pour la culture morale. Ses conférences et ses discussions, poursuivies de
1908 à 1914, ont repris en 1923.
2. V. Teilhard de Chardin, La préhistoire et ses progrès, dans les Etudes
(revue publiée par les jésuites), 1913. Des naturalistes chrétiens collabo-
rent à l'étude dupithecanthropus erectus. Pour l'histoire des religions, si
l'on compare un manuel anticlérical, l'Orpheus de Salomon Reinaeb,
avec celui de l'abbé Bricout(Où en est Vhistoire des religions? 1911-), il est
facile de voir l'accord sur la majorité des faits et des documents.
dans aucune des nations modernes. Des événements
récents, comme la guerre de 1914, ont prouvé que les
grands dangers concentrent autour de l'Etat laïque
les forces françaises, et que l'unité nationale
toutes
compatible la variété des opinions et des
est avec
croyances.

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