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12/10/2023, 23:49 L'oubli des morts et la mémoire des meurtres

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Terrain
Anthropologie & sciences humaines

29 | 1997
Vivre le temps
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L'oubli des morts et la mémoire


des meurtres
Expériences de l'histoire chez les Jivaro1

Anne-Christine Taylor
https://doi.org/10.4000/terrain.3234

Résumés
Français English
L'"historiologie" jivaro secaractérise par un traitement discursif séparé de l'expérience du
changement, liée aux rapports avec d'autres cultures, et de l'histoire "interne" organisée par une
logique de la vengeance. L'histoire-processus, conçue comme analogue au vécu de la maladie, est
prise en charge sous un forme déchronologiqée par les énoncés rituels thérapeutiques, tandis que
les autobiographies guerrières retracent l'histoire linéaire de la destinée individuelle. Ces récits
mettent en jeu une relation complexe entre l'oubli volontaire des morts, condition pour la
reproduction des potentialités d'existence, et la perpétuation de leur souvenir dans les narrations
de leurs ennemis. C'est la logique de cette configuration singulière de rapports au passé que cette
contribution vise à éclairer.

Forgetting the dead and remembering the murdered. Experiences of history among
the jivaro
Jivaro "historiology" is characterized by separate discourses for the experience of change (which
is related to relations with other cultures) and for "internal history" (which is organized following
a rationale of vengeance). A "dechronologized" form of therapeutic ritual statements is used for
the process of history, conceived in analogy with the experience of sickness, whereas warriors'
autobiographies recount the linear story of individual destinies. These tales play on a complex
relation between voluntarily forgetting the deceased (a condition for reproducing the
potentialities of existence) and perpetuating their memory in the narration made by their
enemies. Light is shed on the "logic" in this particular pattern of relations with the past.

Entrées d’index
Thème : mémoire, mort
Mot-clé : histoire, Jivaro, oubli, souvenir
Keyword: forgetting, history, Jivaro, remembering

https://journals.openedition.org/terrain/3234 1/12
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Texte intégral
1 Que l'histoire, en tant qu'ensemble de discours et de pratiques, soit indissociable de
l'oubli, c'est une donnée d'évidence ; pris au pied de la lettre, le projet de restituer le
passé wie es eigentlich gewesen ist mène tout droit au cauchemar encyclopédique du
géographe de Borges. La mémoire historique est sélective par définition. Elle dessine de
ce fait un champ de recherches que l'anthropologue est sans doute mieux à même
d'explorer que l'historien : celui des lieux de l'oubli et des manières dont il est mis en
œuvre, autrement dit l'analyse des pratiques et des représentations soumises à l'oubli,
et celle des techniques de non-transmission ou d'effacement de la mémoire développées
à cette fin. C'est à un exercice de cet ordre qu'est consacrée cette brève contribution.

Leur histoire dans la nôtre


2 On sait aujourd'hui que les Jivaro – un ensemble pluritribal relativement homogène
sur le plan culturel, situé dans la haute Amazonie péruano-équatorienne et regroupant
environ 70 000 personnes à ce jour – sont le produit et les acteurs d'une histoire
longue, d'une remarquable continuité, fortement impliquée dans la trame du passé
républicain, colonial et même incasique du piémont andin septentrional2 : une
population jivaro du piémont andin connue sous le nom de Bracamoros figure en effet
dans les annales de l'empire pour l'ignominieuse défaite qu'elle infligea aux armées de
l'Inca Huayna-Capac. Quant aux Espagnols, attirés dès 1550 vers les basses terres
orientales par la rumeur d'abondants gisements aurifères, les « Xibaros » réussirent
avant la fin du siècle à les faire refluer en masse vers les hautes terres, et à interdire
l'accès à leur territoire aux nombreuses expéditions montées à partir des bourgades
andines du sud de l'Audience de Quito pour tenter de rétablir le contrôle de la Couronne
sur les zones aurifères. Les missionnaires jésuites, chargés en 1640 de relayer le pouvoir
colonial dans la haute Amazonie, n'eurent pas davantage de succès : en dépit de leurs
efforts acharnés, ils ne réussirent jamais à établir au sein de l'immense mission de
Mainas une réduction jivaro durable. Au reste, l'échec répété des coûteuses entradas,
tant civiles qu'apostoliques, lancées à la conquête des Jivaro amena finalement la
Couronne à en interdire l'organisation au début du xviiie siècle. Durant la seconde
moitié du xviiie et tout le xixe siècle, la stagnation du front de colonisation hérité des
débuts de la colonie – une poignée de hameaux isolés peuplés de quelques dizaines de
colons ensauvagés – offrit aux Jivaro les conditions d'une reprise démographique et
territoriale, consolidée par l'attaque occasionnelle de quelques bourgades sur le haut
Maranón, vers la fin du siècle, pour limiter l'incursion de colons dont la présence était
au demeurant tolérée – et même recherchée dans la mesure où elle assurait une source
d'approvisionnement en outils de fer et armes à feu – tant qu'elle restait faible et
contrôlable. De ce fait, les Jivaro furent l'un des rares groupes indigènes de cette région
à survivre sans dommages au cataclysme du grand boom caoutchoutier des années
1880-1910, et même, de leur point de vue, à en bénéficier, puisqu'il leur permit de
troquer contre des carabines à répétition les pétoires artisanales et les pointes de lance
en fer qui leur venaient des colons du haut piémont. En définitive, ce n'est qu'au
tournant du xxe siècle que les Jivaro occidentaux, et notamment les Shuar de
l'Équateur, durent céder peu à peu du terrain face au développement d'un front de
colonisation désormais activement soutenu tant par l'État que par les municipalités
andines, aux prises avec une population paysanne évincée de ses terres et de ses
attaches traditionnelles aux grandes propriétés, en voie de modernisation. Dans le
même temps, les missions religieuses, tant catholiques que protestantes, s'employaient
à nouveau énergiquement à sédentariser et regrouper les Indiens, et à leur inculquer les
principes de la civilisation en raflant leurs enfants pour les scolariser dans leurs
internats.

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3 C'est dans ce contexte qu'une poignée de missionnaires salésiens progressistes
fomenta en 1964 la création de la Federación de Centros Shuar. Cette organisation,
créée pour défendre les terres et l'autonomie culturelle des Shuar, se développa très
rapidement, et elle gère aujourd'hui des programmes d'aide économique, de
scolarisation primaire en langue vernaculaire, d'infrastructure sanitaire, de transport
aérien et même l'inscription à l'état civil de la population indigène, sans parler d'une
puissante station d'émission radiophonique. La FCS a joué un rôle très important dans
l'essor du mouvement indien en Équateur, et elle reste aujourd'hui une force politique
non négligeable sur la scène nationale, comme elle l'a bien montré lors du conflit
frontalier entre l'Equateur et le Pérou en 1995 (Taylor 1996).
4 Or, de cette histoire très « chaude » à l'échelle locale il n'est, à première vue, jamais
question dans la tradition orale « prémoderne3 » : pas de discours, comme on en trouve
ailleurs dans les basses terres, enchâssant des récits de guerres d'un lointain passé, pas
de mythes à caractère ou à contenu ostensiblement « historique » si ce n'est celui, très
répandu en Amazonie, du « mauvais choix », qui fait de la disparité entre Blancs et
Indiens le fruit d'une maladresse accidentelle ; mythe au demeurant si tronqué
narrativement chez les Shuar qu'il ressemble davantage à une sentence qu'à un récit.
Bref, du passé, des agissements des aïeux, et en particulier de cette histoire longue,
intime et conflictuelle avec les Blancs, on ne raconte rien. Par ailleurs, les restes
archéologiques qui jonchent l'habitat jivaro ne sont jamais attribués à des ancêtres mais
à des êtres mythiques dits iwianch, géants cannibales sans rapport avec l'humanité
présente. Les tribus jivaro disparues – qu'on connaît par les archives – n'apparaissent
enfin qu'en de brèves et rarissimes épiphanies, sous les espèces de guerriers
splendidement vêtus, marchant à l'envers et parlant en sifflant, qui s'évanouissent au
moindre soupçon de présence humaine, de témoin contemporain. Quant aux Blancs, ils
figurent métonymiquement, par quelques éléments d'accoutrement ou de
comportement, au bestiaire des chimères de brousse que personne ne prend très au
sérieux : par exemple, ces nikru iwianch (de l'espagnol negro) chaussés de bottes qui
s'emparent des gens esseulés et les abandonnent, tous les orifices du corps suturés, ou
ces patri titipiur (« oiseaux des pères » – dominicains en l'occurrence) qui vous sucent
le foie à la faveur de l'obscurité, ou encore ces jurijri, créatures mythiques bicéphales
qui dissimulent sous leur chevelure un visage de Blanc dévorateur de chasseurs
irrespectueux ou trop avides.
5 De ces faits sommairement évoqués on retiendra deux aspects : l'altérité radicale des
membres du « soi » dès lors qu'ils relèvent du passé, et l'impossibilité de communiquer
avec ces anti-ancêtres, ou d'en faire les protagonistes d'un genre narratif, autrement
qu'en leur déniant justement un quelconque rapport de continuité ontologique avec les
humains actuels.

La maladie de l'histoire
6 Est-ce à dire qu'il n'y a dans ces cultures aucune sédimentation du passé, aucune
place pour la représentation, en particulier, de l'histoire des relations avec les Blancs ?
Certes non ; à condition de s'abstraire d'une vision trop restrictive de ce que peut être
une conscience historique, on s'aperçoit vite qu'il existe dans la culture jivaro un type de
discours qui ménage une large place aux Blancs et à l'histoire des rapports avec eux, et
même une place exorbitante.
7 Ce discours est celui des chants de guérison chamanique. Dans ce registre-là, les
Blancs pullulent, de même que les étrangers en général ainsi que leurs objets et leurs
icônes. Typiquement, le chaman se décrit, dans les chants qu'il énonce, comme installé
au cœur de lieux archétypalement blancs (des villes, des garnisons militaires, des tours
de contrôle d'aviation, voire des cabinets de toilette...), vêtu d'éléments de costume
occidental (des bottes, une épée, un casque...), parlant leurs langues et manipulant les
objets les plus significatifs de leurs univers : des moteurs, des avions, des armes, des
livres... Et dans le cadre de cet étrange bazar onirique, mêlant des images d'époques, de
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populations, de statuts différents, le chaman fait davantage que parler du monde


extérieur et des Blancs en particulier ; il s'identifie à eux, plus exactement il proclame et
décrit cette identification, médiatisée par les esprits auxiliaires dont il est, au cours de
sa transe, le simple porte-parole.
8 Cependant, le chaman jivaro est avant tout un thérapeute. Ce discours sur les Blancs
– et sur son identification à ces étrangers – est donc toujours mobilisé face à un malade,
dans le contexte d'un rituel de guérison. On explique souvent cette association –
récurrente dans les complexes chamaniques sud-amérindiens – entre le traitement
d'une pathologie et un type de discours saturé de références au monde historique des
colonisateurs comme une expression de la position médiatrice occupée par le chaman
dans le système des relations extérieures propre à chaque société. L'évocation d'altérités
sociales dans les chants ne serait, dans cette perspective, que la métaphore d'une
extériorité abstraite et principielle. Mais il y a, à mon sens, une raison plus précise et
contraignante au lien entre pratiques de guérison et discours sur les rapports aux
Blancs présents et passés. Cette raison tient aux modalités de la conceptualisation de la
maladie. Dans la plupart des groupes amazoniens, on le sait, c'est l'expérience du
symptôme qui est la maladie, au lieu d'être l'épiphénomène d'un processus plus
fondamental ; la maladie, en bref, est la souffrance en tant que telle, et non pas ce qui la
cause.
9 Par ailleurs, cette souffrance prend habituellement source dans une perturbation du
tissu qui lie l'individu à son environnement socialisé, perturbation vécue comme une
altération de la conscience de soi, génératrice de mal-être4. C'est dire que la maladie est
conçue essentiellement sous les espèces d'une expérience de la métamorphose5, et c'est
cette métamorphose subie par le patient qui suscite en réponse l'élaboration, à des fins
thérapeutiques, d'une transformation correspondante, positive celle-là, du chaman en
étranger et plus particulièrement en Blanc. Pourquoi ? Pour une raison simple, mais
dont les implications sont profondes : c'est que l'histoire du contact avec les Blancs – et
depuis le contact – est elle-même vécue et représentée comme une interminable et
douloureuse transformation, et pas du tout comme une série d'événements. Elle est,
autrement dit, la métamorphose en soi, le processus du changement en lui-même, et
non la série de faits qui le causent et qu'il entraîne. A cela s'ajoute que l'expérience de la
souffrance constitue sans doute le mode le plus saillant de la perception de la durée
pure, d'un temps vécu ordinairement dilué dans l'enchaînement irréfléchi des actes et
des discours quotidiens ; d'autant plus que l'état de maladie, chez les Jivaro, se signale
avant tout par la prostration, par un retrait brutal de l'engagement actif dans le monde
et avec les autres. En bref, la maladie est la figure privilégiée de l'histoire dans cette
culture, à la fois parce qu'elle est ressentie et conceptualisée comme le processus par
excellence de la temporalité douloureuse, et parce qu'elle met en jeu une intériorisation
des altérations qualitatives des rapports sociaux. Voilà pourquoi l'expérience de la
maladie suscite en retour un discours sur l'histoire des relations interethniques.
10 C'est dire que les Jivaro prennent l'histoire beaucoup plus au sérieux que nous,
puisqu'ils ne retiennent d'elle que l'essentiel, à savoir la transformation des choses
(manifestement négative, en ce qui les concerne), et dédaignent l'écume des
événements ; ainsi le passé, en tant que processus, est en permanence absorbé et
contemporanéisé. Cela justifie le syncrétisme historique caractéristique des énoncés
chamaniques ; de fait, la représentation du changement n'a que faire de la chronologie
ou de la périodisation, même et surtout si elle construit et présuppose la temporalité.
Certes, il y a un « avant » et un « après » de la métamorphose, telle qu'elle est définie
par la maladie ou le rituel, mais ces états restent indéfinis : seule compte leur différence
de nature. C'est bien ce que disent en contrepoint les mythes, préposés, eux, à détailler
inlassablement l'altérité de l'« avant », tout en restant muets sur le mécanisme et la
nature de la métamorphose. Les oppositions qu'ils mettent en place pivotent sur des
formules lapidaires et constatatives – « la mortalité advint, l'enfant se fit aigle, l'oiseau-
mouche apporta le feu... » – qui toujours accentuent la solution de continuité entre des
états contrastés, au détriment des conditions – rituelles, oniriques ou autres – qui
permettent de vivre sans rupture le passage de l'un à l'autre.
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Annales de l'homicide
11 Négation – scandaleuse pour nous – d'un rapport de continuité ontologique entre ce
qu'ils sont et ce qu'ils ont été, découplage entre représentations du changement et
représentations du passé, les Jivaro s'ingénient en apparence à couper court à toute
forme d'histoire racontable. Entreprise d'autant plus paradoxale qu'il s'agit d'une
histoire éminemment respectable par la ténacité de la résistance que ces Indiens
opposent depuis plus de quatre siècles à toute tentative d'évangélisation, de
colonisation et d'assimilation. Les Jivaro sont évidemment conscients de cette
intransigeance, en tirent un légitime orgueil, et en font naturellement la matière
principale de leur nouvelle historiographie.
12 En revanche, leur historiographie « traditionnelle » (ou plutôt leur historiologie)
reste sur ce chapitre d'un mutisme surprenant. Car des récits historiques, à la vérité, les
Jivaro n'en manquent pas, si l'on entend par là des narrations censées restituer le
déroulement d'une série de faits posés comme réels et liés par une chaîne de causalité.
Mais ces récits du passé ne concernent que les guerres internes à l'ensemble culturel, et
surtout ils n'ont de profondeur que la vie d'un individu, celui qui les raconte. On ne
parle en effet dans cette société que de son propre passé, et l'histoire ne se conçoit que
sur le mode de l'autobiographie. Le refus de mémoriser un passé collectif n'implique
donc pas la répudiation du passé tout court. Bien au contraire, c'est justement la
négation du passé sous les espèces du collectif qui permet la construction du passé sous
les espèces de l'individu.
13 Précisons d'abord les traits essentiels du genre discursif que nous venons d'évoquer.
Il désigne un ensemble de récits d'épisodes martiaux – héroïques ou cocasses, souvent
les deux – auxquels a participé le narrateur, adressés à un ou plusieurs visiteurs de
marque, élaborés dialogiquement par le héros de l'histoire et l'un des hommes de
l'auditoire6. Ce sont des narrations linéaires dont l'armature temporelle est fournie par
la succession des affrontements lors d'une guerre de vendetta intratribale ou d'une
guerre de chasse aux têtes intertribale. Toujours présentés à la première personne et
centrés étroitement sur les motivations et les actes du narrateur lui-même, ces récits
sont donc structurés de bout en bout par une logique de la revanche nécessaire ; la
vengeance est, dans tous les sens du terme, le moteur de l'histoire.
14 Ces récits prennent source, bien évidemment, dans un contexte sociologique organisé
par et pour l'affrontement. Les différents groupes Jivaro partagent un modèle de
structuration socio-territoriale centré sur des aires de voisinage et d'intermariage
associant de manière lâche des maisonnées largement dispersées, sauf en période de
conflits aigus. Ces nexus endogames se perpétuent par réplication de l'alliance entre
cousins croisés bilatéraux proches et gravitent habituellement autour d'une figure
dominante – un « homme puissant », le kakaram – qui parvient, par la force de son
caractère et de sa rhétorique, par ses stratégies matrimoniales, par son astuce et sa
valeur guerrières, à « vectoriser » le tissu et le climat social de son groupe local. Les
relations entre aires endogames, séparées les unes des autres par quelques jours de
marche, sont marquées par une hostilité de principe, qui n'exclut toutefois ni relations
de mariage, ni rapports d'échanges individuels, ni même à l'occasion alliances
défensives ou offensives. Cependant, la maladie et a fortiori la mort étant
invariablement attribuées à un acte de malveillance délibéré, il suffit d'un déséquilibre
perçu ou imaginé dans le rythme courant de la reproduction sociale, bref d'une victime
en trop – la mort d'un homme, celle de plusieurs femmes ou enfants à intervalles trop
rapprochés – pour qu'aussitôt ces liens pacifiques intercommunautaires virent à
l'affrontement armé : les vendettas qui s'enclenchent ainsi, nourries de griefs anciens,
peuvent alors s'amplifier au point d'amener les groupes locaux à vivre plusieurs années
entassés dans de grandes maisonnées fortifiées et à se mener ce que les Jivaro eux-
mêmes qualifient de guerres d'extermination « pour en finir » avec les autres ou, au
pire, avec soi-même et tous les siens.

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15 Ces guerres intratribales, toujours présentées comme des opérations « défensives »
destinées à solder une dette de vengeance, se distinguent nettement des raids de chasse
aux têtes menés contre des ennemis qui, tout en étant nécessairement jivaro, ne
relèvent ni de l'univers de la parenté reconnue ni de la même communauté dialectale.
Contrairement aux homicides intratribaux, toujours motivés, longuement justifiés mais
guère ritualisés, les attaques intertribales visent des ennemis anonymes choisis au
hasard des circonstances, dont le visage – désossé, séché et reconstitué fera l'objet d'un
traitement rituel complexe et prolongé débouchant sur la captation d'une nouvelle
potentialité d'existence individuée pour le groupe attaquant. L'anonymat de la victime
n'implique pas pour autant que celle-ci soit « innocente ». De fait, l'hostilité qui prévaut
entre tribus est encore bien plus implacable que celle qui règne entre groupes locaux
associés, malgré tout, par la langue et la parenté. Elle prend source en effet dans la
réitération d'états plus tragiques encore que le déchirement causé par un homicide
« ordinaire » : l'impossibilité de faire le deuil d'un proche décapité, d'en effacer du
souvenir le nom et les traits. Suspendus dans un temps immobile, ces absents obsèdent
les vivants de leur présence ; ils alimentent ainsi une mémoire de la perte impossible à
combler et une rage dont la virulence reste palpable aujourd'hui encore. Si la logique
sociale des deux formes d'affrontement institutionnalisé est très différente, celles-ci ont
donc en commun de s'enraciner dans une dynamique de la vengeance continue, et elles
fournissent l'une comme l'autre la matière des récits autobiographiques de guerriers ;
l'historicité particulière de ces narrations tient à cet arrière-plan de griefs antérieurs,
toujours disponible pour dresser l'armature d'une linéarité causale ouvrant tant sur le
passé que sur le futur.

L'oubli des morts, source de la destinée


16 Reste à souligner que la capacité à dire une autobiographie guerrière est loin d'être
commune à tous les hommes. Elle est inséparable de la capacité à faire de l'histoire, à se
forger, en d'autres termes, une destinée hors du commun qui vaille la peine d'être
racontée. Ces narrations constituent par conséquent une forme de discours propre aux
kakaram, aux « hommes forts » ou qui aspirent à se faire reconnaître comme tels. Or
l'art d'être à la fois historique et historien ne se gagne pas à la seule force des armes. Il y
faut aussi, impérativement, une série de conditions définies dans et par un contexte
rituel. L'acquisition d'une ferveur belliqueuse propre à alimenter une destinée
exemplaire dépend en effet d'une rencontre mystique entre le futur héros et une entité
immatérielle nommée arutam, c'est-à-dire « chose vieille ou usée ».
17 Ces esprits sont les partenaires des vivants dans un rituel essentiel à
l'accomplissement d'une vie digne de ce nom, rituel qui consiste en la quête solitaire,
sous hallucinogène et en forêt, d'une vision d'un mort inconnu particulier. Celui-ci
finira, après une série d'apparitions terrifiantes, par s'identifier et délivrer au postulant
un message verbal concernant sa vie future, plus particulièrement son destin de
guerrier. L'énoncé reçu, intériorisé sous forme d'âme, doit en outre demeurer
rigoureusement secret, sous peine d'abandonner brutalement son destinataire7.
L'obtention d'une vision d'arutam est donc toujours signalée de manière très oblique.
Elle se traduit surtout par une propension accrue à la « colère » – kaje –, soit le désir de
vengeance, et par une rhétorique plus ferme et maîtrisée. Ces modifications de
comportement expriment la conviction d'invulnérabilité et la clarté existentielle
acquises par le bénéficiaire de la vision. Le rituel agit donc comme une sorte
d'intensificateur de la conscience de son identité personnelle, source d'une vocation qui,
bien qu'elle soit la même pour tous les hommes, offre à chacun la promesse d'un
accomplissement unique. En ce sens, l'arutam est à la source d'une trajectoire qu'on
cherchera à rendre exemplaire ; dans l'échange fugace qui les unit, le mort concède en
somme au vivant une biographie virtuelle et les moyens de la raconter, les deux choses
allant de pair.

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18 Et cependant l'arutam ne confère aucunement une postérité glorieuse, une existence
posthume dans la mémoire des gens que le guerrier aura réussi à entraîner dans le
sillage de son destin. Du héros que la rencontre d'un arutam permet à un homme de
devenir, il ne restera rien après sa mort, si ce n'est une exemplarité privée de son
support biographique, de son apparence singulière et de son nom, en bref quelque
chose de mémorable mais dont il est impossible de se souvenir. Car si c'est bien des
morts jivaro que les vivants reçoivent une destinée susceptible de faire l'histoire, c'est
aussi ces morts qu'on cherche le plus ardemment à oublier ; mieux, ce n'est qu'à
condition de les effacer de la mémoire qu'ils reviendront sous forme d'histoire en
puissance.
19 Le travail d'oubli exhaustif et rigoureux appliqué aux trépassés prend sens dans les
notions jivaro sur la personne et sur la nature de la collectivité dont elle relève. Les
Jivaro se pensent sous les espèces d'un stock relativement restreint, commun à
l'ensemble de l'ethnie, de silhouettes corporelles ou d'apparences singularisées, et plus
particulièrement de visages. Ce stock d'apparences spécifiques est en outre fini et clos ;
il n'y a pas de création possible de potentialités inédites d'existence humaine, et toute
naissance suppose donc une mort préalable. Ce n'est pas tout. Il faut en plus que
l'identité visuelle singulière du mort antérieur soit dissociée tant de la personne à
laquelle elle a été attachée que du cours de vie qu'a connu cet individu. Cette idée
renvoie à une distinction implicite entre, d'une part, l'apparence visuelle qui est donnée
et générique tout en étant singulière, et, d'autre part, ces principes d'individuation que
sont la destinée et la mémoire intersubjective. La destinée est strictement individuelle
mais, en puissance, accessible à tous à condition de bénéficier de visions d'arutam
nécessaires pour se forger un parcours de vie unique. Quant à la mémoire, elle renvoie à
la particularisation de l'imago – la trace visuelle de l'individu – qui émerge de
l'interaction entre une personne et son réseau social. Elle synthétise à la fois l'image de
soi construite par intériorisation du regard d'autrui, et la figure de la personne telle
qu'elle habite dans la pensée de ses parents proches ou lointains, représentation saturée
par conséquent d'une histoire spécifique de rapports affectifs tant positifs que négatifs.
20 Le divorce entre le corps-forme et la personne individualisée par ses actes et par les
liens émotionnels qui se sont tissés autour d'elle8 s'effectue dans et par le deuil. Le mort
est d'abord coupé des rapports sociaux dans lesquels il était inséré par le biais des
chants funéraires qu'on lui adresse. Ces chants – énoncés individuellement et en privé –
réitèrent une insistante dénégation des relations de parenté entre l'orant et le défunt –
et de son nom, par abstention – ainsi que l'annulation de tout moyen de communication
entre eux – visuel, auditif ou tactile : le vivant se dit caché dans d'impénétrables taillis,
inaccessible à la vue et à la présence du mort, sourd à sa voix et à ses appels. Puis le
mort récent, désormais privé de son nom et de son appellation de parenté, est
progressivement dévisualisé, toujours par le moyen des invocations muettes ou sotto
voce adressées à lui par les vivants : on y évoque avec un minutieux et macabre réalisme
le pourrissement de ses chairs et l'effacement de ses traits. A l'issue de cette mimesis
verbale de la désagrégation physique, le mort est sommé de se transformer en l'une ou
l'autre des apparitions effrayantes qui annoncent la venue d'un arutam (une comète en
vision rapprochée, un grand arbre décharné, un jaguar et un anaconda enlacés en un
combat mortel, un bras géant mutilé et ruisselant de sang...), transformation qui est la
culmination de l'entreprise d'oubli volontaire du défunt et la condition du recyclage de
son nom propre et de son apparence. A partir de ce moment, il ne reste du mort qu'un
vague souvenir, très vite estompé, et on n'en parle guère, sauf de manière incidente
dans le contexte particulier de l'autobiographie. Dans ce cadre-là, rien n'interdit de
désigner nommément les morts, avec l'adjonction d'une particule équivalente à notre
expression « feu », mais seulement dans la mesure où ils ont directement participé aux
actions dont le narrateur est le sujet ; et celui-ci se gardera bien de les décrire
physiquement, de les caractériser ou de leur imputer des contenus de conscience.

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Souvenirs d'oubli
21 L'oblitération du nom, des attaches parentales et de l'identité visuelle du mort
entraîne l'oubli de sa destinée, même si elle a été éclatante, pour la raison qu'elle se
trouve dissociée de la personne qui l'a vécue. On ne peut en effet narrer et transmettre
une biographie abstraite et anonyme sans se représenter l'individu – ou un individu –
qui l'a incarnée, et c'est justement cette évocation d'une image mentale que le
traitement des morts tend à rendre impossible. C'est bien pourquoi l'arutam n'est pas
« reconnu » par le quêteur halluciné auquel il apparaît, et qu'il doit décliner lui-même
son identité – celle, on s'en doute, d'un kakaram particulièrement réputé de son vivant.
C'est dire que l'oubli des morts est un postulat plutôt qu'une littérale réalité
psychologique, et qu'une volonté de démémorisation aussi intense et obsessive
fonctionne dans les faits comme un puissant moyen mnémotechnique : à force de
penser à oublier des morts qui doivent rester singuliers et qu'on se refuse à globaliser,
on entretient toujours au moins la mémoire d'une mémoire. Cela dit, le souvenir des
morts n'est accueilli que dans un contexte rituel très particulier – celui de la quête des
arutam –, hors témoin, bardé d'une formidable série de contraintes pour le dissocier le
plus complètement possible d'une intentionnalité consciente, pour nier, en d'autres
termes, son origine dans la mémoire des vivants. En outre, il est d'emblée interdit de
transmission, puisqu'il est rigoureusement prohibé de révéler l'identité du revenant et
la teneur du message qu'il a transmis. Reste à souligner que le secret, par la vigilance
qu'il impose à son détenteur, obligé d'y être constamment attentif afin d'éviter sa
divulgation involontaire, a aussi pour effet d'ancrer solidement dans la mémoire
individuelle une représentation de son contenu, tout en bloquant sa communication et
son appropriation collective.
22 Dans le contexte ordinaire de la vie quotidienne, par ailleurs, le brutal travail de deuil
auquel s'astreignent les vivants entraîne un réel oubli des proches disparus – en
témoigne l'amnésie généalogique quasi absolue au-delà de G + 2 (et encore, nombreux
sont les informateurs qui ignorent le nom de leurs grands-parents), et surtout une
notable désaffection – au sens propre du terme – à l'égard des trépassés. Ainsi,
l'évocation (par exemple dans les récits de guerre) des parents disparus suscite
apparemment peu d'émotion, si ce n'est dans le cas de jeunes enfants. L'oubli imparfait
des morts d'âge tendre s'explique par le deuil plus restreint dont ils ont été l'objet. Le
souvenir d'une personne décédée avant d'avoir bénéficié des moyens de forger sa
singularité offre en effet moins de prise à l'effort de démémorisation ; à l'inverse, plus le
mort s'est fait remarquer de son vivant, plus le travail d'oblitération de son souvenir se
fait intensif et prolongé et moins il survit dans la pensée de ses proches survivants.
23 De fait, ce qu'on retient des morts, ce n'est pas tant leurs noms, et encore moins le
souvenir de ce qu'ils ont été, mais bien les circonstances de leur mort : en tant
qu'assassinés (et dans cette culture toute mort est un homicide, ostensible ou
clandestin), ils alimentent la mémoire globalisée de la vendetta, la rage de « se
défendre » qui est la motivation principale des quêtes d'arutam et la cause première des
affrontements. De même que la « processualité » est divorcée de l'histoire pour fournir
la matière des discours chamaniques, de même la souffrance du deuil est détachée de
l'image de la personne disparue et versée aux annales anonymes du ressentiment
généralisé. Ce ne sont donc pas des morts qui restent dans la mémoire mais des
meurtres, le nom des victimes ne servant qu'à particulariser dans le court terme, comme
un titre de chapitre, telle ou telle plage de l'interminable histoire de la vengeance.
24 Dans cette configuration du souvenir, les victimes de chasse aux têtes occupent, nous
l'avons dit, une place particulière. Figés dans la mémoire de leurs proches par un deuil
impossible, leur nom, leur silhouette et leur trajectoire de vie – individualisés par
l'histoire spécifique de cette portion du tissu social qui les enveloppait de leur vivant –
restent d'autant plus ineffaçables qu'ils signalent une béance collective : la perte, pour le
groupe dont ils sont issus, d'une potentialité d'existence à venir au profit d'une autre
tribu dont le stock de morts aptes à créer des vivants se sera au contraire enrichi. Le

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destin des visages capturés est en effet d'offrir à leurs preneurs le support nécessaire à
l'élaboration d'une (auto)biographie imaginaire, par le biais des chants énoncés par les
femmes lors des rituels subséquents à une entreprise réussie de chasse aux têtes. Cette
existence fictive culmine dans une seconde mise à mort (toujours discursive), cette fois
en tant que membre du groupe victorieux, et une réplique de cérémonie funéraire au
terme de laquelle le mort assimilé – et aussitôt oublié – rejoindra l'horizon de
reproduction des vainqueurs. Cet oubli fécond condamne en revanche les perdants à
une mémoire stérile, au souvenir d'une absence impossible à annuler autrement qu'en
tentant de ravir aux ennemis un mort de remplacement et de les précipiter à leur tour
dans la fureur d'un présent défini par la perte.

Mémoires croisées
25 Faire de l'histoire, c'est d'abord vouer à l'oubli ses propres héros tout en perpétuant,
sous forme d'arutam, leur abstraite et communicable exemplarité : sans destinée, pas
de renommée, mais sans oubli, pas de destinée. Celle-ci, comme les visages, relève d'un
ensemble fini, et elle est donc soumise, au même titre que l'apparence physique, au
régime de la rareté. Il y a certes un paradoxe à fixer des limites quantitatives à
l'objectivation, sous les espèces de l'arutam, d'une virtualité biographique indéfinie ou
d'une modification qualitative de la conscience de soi. Ces limites sont pourtant
inscrites dans les conditions d'acquisition et de réalisation de la destinée. D'abord parce
qu'elle est indissociable de la rencontre avec un mort dont le stock est par définition
limité ; ensuite parce que l'arutam n'a pas d'existence en dehors de son actualisation
dans une trajectoire de vie particulière, dont elle est à fois la condition et l'hypostase,
parcours tracé par un mort qu'on doit effacer de la mémoire pour amener un vivant à
l'existence. Et tout comme l'enveloppe formelle du mort doit être lavée de l'affectivité
qui individualisait la personne de son vivant afin que son image redevienne pure
singularité, il faut, pour que l'arutam redevienne histoire en puissance, que ce parcours
soit dépouillé des actes qui l'ont constitué, évidé de tout contenu hormis un halo de
gloire rebelle à tout ancrage dans la mémoire. Ce qui est transmis dans la relation entre
le vivant et le mort est ainsi une concaténation du passé et du futur, une histoire au
futur gravide d'exploits oubliés.
26 Et pourtant ces défunts, dépouillés de leur vie afin que leurs descendants puissent à
leur tour s'illustrer, survivent en négatif dans la mémoire des ennemis qu'ils ont
combattus. C'est l'autre versant de cette étrange histoire d'oubli. Tout ce dont les
proches d'un mort l'ont déshabillé pour en faire la promesse d'une nouvelle existence –
son nom, son image, le détail de ses exploits – reste en effet fixé dans le souvenir de ses
adversaires, précisément dans les récits qu'ils font de leurs propres vies. Nommément
désigné comme responsable de l'obligation de défense – c'est-à-dire de vengeance – qui
précipite les hommes jivaro sur le chemin d'un destin guerrier, le mort se survit dans
ces mémoires de la haine : ses actes y sont répertoriés sur le registre de l'offense et sa
mémoire perpétuée – au moins dans cette plage de temps qui lui est concédée par la vie
du narrateur – sous le visage de l'ennemi. L'oubli nécessaire de ses propres morts a
donc pour corollaire leur présence obligée dans le souvenir des ennemis. Consignés
chez eux à l'effacement en tant que parents aimés, ils s'immortalisent ailleurs en tant
qu'appel à un nouveau cycle de meurtres, à de nouvelles destinées de kakaram. Et leur
postérité discursive sera d'autant plus éclatante qu'ils auront, de leur vivant, donné
davantage de fil à retordre au guerrier autobiographe, que les affrontements et les faits
d'armes « pour en finir » se seront multipliés. A petits ennemis, petits récits, aux
adversaires coriaces et rusés les narrations les plus riches en allusions à leur personne
et à leurs agissements9.
27 Entre l'oubli des siens et la délégation de mémoire aux parents ennemis, enfin, ces
morts dévisagés qui échappent au temps, et dont l'évocation absorbe tout entier le
souvenir de l'ennemi tribal. Tandis que l'offenseur figure toujours nommément dans
l'ouverture des récits de vendetta, au point de reléguer au rang de détail le sort et le nom
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de ses victimes, les narrations de guerres intertribales débutent au contraire par


l'évocation longue et précise des victimes et des circonstances de leur mort. En
revanche, même lorsqu'ils sont connus, les ennemis n'y figurent qu'allusivement, sous
le terme générique et lapidaire de shiwiar (dérivé de shuar, i.e. « les personnes
humaines »), qui désigne très précisément « les Jivaro non parents ennemis », et de
leurs actes on ne consigne que les effets. Dans ces récits-là, nulle élaboration discursive
sur des adversaires réduits à la condition d'un anonyme collectif de tueurs, exilés de
cette communauté de parents ennemis soudée par une mémoire croisée et la relation
d'affrontement que celle-ci ne cesse de relancer. Là, c'est l'énumération des morts
inoubliés qui tient lieu d'appel à la vengeance et suffit à résorber toute capacité à
personnaliser les ennemis, à en perpétuer le souvenir en tant qu'adversaires égaux dans
l'individuation.

Les fins de l'histoire


28 L'histoire jivaro se tisse ainsi entre l'effacement des vies et le souvenir des homicides,
entre l'oubli des parents tués par des parents et la mémoire des proches tués par des
non-parents, entre l'oblitération de la destinée des grands hommes et leur postérité,
sous la figure de l'ennemi, dans les récits des adversaires. Quant aux autres – Blancs,
métis ou Indiens non jivaro – ils n'ont rien à voir là-dedans. Cette histoire-là est une
maladie, dont chacun sait qu'elle peut être mortelle. Pour s'en prémunir, les Jivaro ont
longtemps compté sur leur propre manière de faire de l'histoire : oublier les morts pour
engendrer des héros, se faire la guerre pour faire des guerriers, tuer pour raconter,
raconter pour tuer. Aujourd'hui, leur histoire est rongée de tous côtés par la nôtre, et les
arutam, chassés par les militaires et les missionnaires, se font rares. Le souvenir des
dernières victimes décapitées, à la fin des années 60, s'atténue à mesure que
disparaissent leurs proches survivants, à mesure aussi que l'identité tribale en vient peu
à peu à primer sur l'appartenance à un ensemble ethnique uni par ses manières de
s'affronter. Alors les Jivaro deviennent, comme tout le monde, historiens. A partir de
données historiographiques recueillies, organisées et publiées par des spécialistes
occidentaux, ils réinventent ces affrontements lointains bannis de la mémoire
traditionnelle, donnent chair à ces milliers d'ingénieux faits de guérilla consignés à
l'oubli par le discours des chamans afin de les enseigner aux jeunes générations, par la
voix anonyme d'un manuel scolaire ou d'une émission radiophonique. Ce ne sont plus
les vieux kakaram qui parlent pour raconter une vie aspirant à les résumer toutes, c'est
la voix de la nacionalidad, l'histoire ventriloque de la biographie ethnique. Mais c'est
toujours une histoire de guerre.

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Basin of the Madre de Dios) », in Salomon F. & S. Schwartz (eds), Cambridge History of Native
Peoples of South America, Cambridge/New York, Cambridge University Press.

Notes
1 Cet article constitue une version considérablement revue et augmentée d'une contribution
intitulée « Une courte histoire de l'oubli. Perspectives jivaro sur la mémoire des morts et la
destinée des vivants », à paraître in Anthropologie et histoire. Réflexions sur les cinq continents,
A. Monod et R. Jamous, orgs, Atelier n° 17, Société d'ethnographie de Nanterre.
2 Sur l'histoire du bloc jivaro et de la haute Amazonie, voir, pour la période précolombienne et les
débuts de la colonie, Renard-Casevitz, Saignes et Taylor 1986, Santos Granero 1994 et Taylor (à
paraître) ; pour la période républicaine, Taylor 1992 et 1994.
3 Cette expression désigne de manière vague le régime d'historicité en vigueur dans les groupes
jivaro septentrionaux dans les années 70-85. Depuis que les Shuar, et à leur suite les Aguaruna
puis les autres sous-groupes de l'ensemble, se sont dotés d'instances politiques destinées à
médiatiser leurs rapports de plus en plus serrés et multiformes avec la société nationale des Etats
dont ils relèvent au plan territorial, ils se sont engagés, comme tant d'autres groupes amérindiens,
dans un travail de reconstruction de leur passé modelé par les canons de l'historiographie à la
mode occidentale.
4 Ce point est plus longuement traité dans un article paru sous le titre « The soul's body and its
states : an Amazonian perspective on the nature of being human » (Taylor 1996).
5 L'approche proposée ici du rapport entre maladie, métamorphose et histoire doit beaucoup au
travail pionnier de C. Severi (1993) sur le traitement de la folie chez les Kuna du Panama.
6 L'une de ces autobiographies guerrières a été scrupuleusement traduite, commentée et analysée
par J. Hendricks (1993). Ajoutons que si ces histoires sont énoncées par des hommes et adressées
à des hommes, rien n'interdit leur écoute par les femmes et les enfants.
7 Rappelons que les hommes perdent également leur arutam au moment où ils commettent un
homicide ; ils doivent alors entreprendre sans tarder une nouvelle quête de vision. Plus on tue,
plus on acquiert d'arutam ; et plus on a recueilli d'arutam, plus intense se fait le désir de tuer.
8 Pour un développement de cette analyse, cf. Taylor, op. cit, et Taylor 1993.
9 Cette manière de déléguer sa mémoire à l'histoire des autres ne constitue pas un cas isolé dans
le contexte amazonien ; elle rappelle en particulier la « temporalité de la vengeance » propre aux
Tupinamba de la côte brésilienne telle qu'elle a été analysée par Cameiro da Cunha et Viveiros de
Castro (1986).

Pour citer cet article


Référence électronique
Anne-Christine Taylor, « L'oubli des morts et la mémoire des meurtres », Terrain [En ligne],
29 | 1997, mis en ligne le 04 janvier 2012, consulté le 13 octobre 2023. URL :
http://journals.openedition.org/terrain/3234 ; DOI : https://doi.org/10.4000/terrain.3234

Cet article est cité par


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Auteur
Anne-Christine Taylor
CNRS, Équipe de recherche en ethnologie amérindienne, Villejuif

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