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Bronckart Jean-Paul. Interactions, discours, significations. In: Langue française, n°74, 1987. La typologie des discours. pp. 29-
50;
doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1987.6434
https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1987_num_74_1_6434
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29
Le fonctionnement des discours — ci-après FdD) constitue l'une des voies
d'approche possibles d'une conception de la signification qui intègre
l'usage et les facteurs extralangagiers. L'usage est le produit de l'action,
et l'usage verbal est plus particulièrement le produit d'interactions
langagières; ces interactions se concrétisent en discours de divers types, et
c'est dans le cadre du fonctionnement de chaque type de discours que se
réalise l'articulation subtile entre paramètres de la communie-action et
paramètres de la référentialisation dotant chaque unité linguistique de
sa signification. Avant de nous essayer à cette formulation des relations
entre interactions, discours et significations, il nous paraît indispensable
de reprendre l'examen des causes de l'impasse d'une analyse de la
signification qui ne s'intégrerait pas à une analyse des discours.
30
peut-être le seul) philosophe contemporain, Wittgenstein est un bavard
qui ne dit rien, qui va, qui vient, revient, se trompe, se contredit, avec
une exigence et une lucidité irritantes, et qui, malgré la multitude
d'exemples qu'il assène, finit par convaincre par le seul langage de sa
propre démarche. Convaincre de ce que les chemins battus et rebattus
sont sans issue, et qu'il faut aller chercher ailleurs, autrement. D'une
manière inévitablement simpliste et conventionnelle, nous distinguerons
trois étapes dans ce parcours qui condense l'essentiel des propositions
sémiologiques : la sémiotique de l'image, la sémiotique du système et la
sémiotique éclatée.
A. La sémiotique de l'image
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prement dit; une proposition est vraie si elle est l'image d'un fait réel
existant, sinon elle est fausse. Ce qui est essentiel pour la proposition,
c'est qu'elle ait un sens, qu'elle corresponde à des faits possibles; ce qui
est accessoire c'est que ces faits soient réels ou non, c'est-à-dire que la
proposition soit vraie ou fausse. « La proposition montre son sens
(T. 4.022) »; elle ne l'exprime pas.
6. Le langage constitue dès lors un Grand Miroir des faits possibles
(« de l'espace logique » du monde), et l'élucidation de ses principes d'ordre
devra consister d'une part (et d'abord) en une elucidation de la structure
de cet espace et d'autre part (ensuite) en une formulation des règles de
traduction (de correspondance) entre la forme du monde et la forme des
propositions.
Comme le note de Mauro, ces thèses du T. ne constituent à première
vue que de savantes (et souvent ennuyeuses) paraphrases des banalités
« dans lesquelles le grand public aime à vivre et à penser. Le monde des
choses et des mots qui correspondent aux choses, des faits et des phrases
qui correspondent aux faits, des noms qui dénotent les substances, les
choses, les personnes ». (...Mais...) ce monde d'habitudes, de bon sens (...)
s'évanouit d'un seul coup comme dans un livre de science-fiction quand
Wittgenstein tire de lui, de ce que tous pensent de lui, avec un air
d'évidence, « l'ultime conséquence logique » (1969, p. 85-86). C'est qu'en
effet la formulation des règles de traduction monde-langage (définissant
le langage idéal ou « Begriffsschrift ») prérequiert une connaissance « à
priori » de la forme des objets et des faits du monde. Or, comme
Wittgenstein finit par le reconnaître, cette connaissance directe est
inaccessible; nous ne pouvons rien dire de précis des objets et des faits sinon
qu'ils existent. Dès lors, opérant une volte-face surprenante, il renonce
à la démarche « à priori » pour adopter une méthode banalement
empirique; désormais, c'est par l'analyse des énoncés eux-mêmes (du langage
ordinaire) que l'on pourra accéder à la connaissance des propositions
élémentaires, des noms et de leurs règles, c'est-à-dire à la connaissance
du langage idéal. Ce ralliement à la démarche « à posteriori » allait
produire un bien curieux résultat! Comment en effet peut-on faire, en
s'en tenant au langage ordinaire, pour comprendre ce que signifie un
mot, mélophage par exemple? En indiquant, avec des mots plus simples,
ce qu'il désigne : « c'est une sorte de mouche ». Comment faire ensuite
pour savoir ce qu'est une mouche? En évoquant une autre phrase faite
de mots simples ou complexes (« c'est un petit animal de la catégorie des
insectes »), qu'il faudra encore expliquer, c'est-à-dire paraphraser. Et ces
paraphrases sont sans fin, comme le note Wittgenstein : « les signifiés des
signes primitifs peuvent être éclairés par des illustrations. Ces
illustrations sont des phrases qui contiennent des signes primitifs. Elles ne
peuvent évidemment être comprises que si les signifiés de ces signes sont
déjà connus » (T. 3.263). En d'autres termes, on ne peut comprendre une
phrase que si l'on connaît le sens des mots qui la composent, mais le
sens du mot lui-même est relatif à la phrase dans laquelle il se situe
(cf. thèse 3), et on ne peut donc l'appréhender que si on a déjà compris
la phrase. Bref, nous ne pouvons comprendre un mot que si nous l'avons
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déjà compris; nous n'avons de la sorte aucune espèce de certitude quant
au sens des mots, donc quant aux possibilités d'intercompréhension. C'est
la solitude, le doute, le solipsisme : « les limites de mon discours dénotent
les limites de mon monde » (T. 5-6).
On comprend mieux dès lors le caractère décisif du parcours
paradoxal que constitue le Tractatus. A vouloir assurer à tout prix les
structures du langage par les structures du monde, Wittgenstein finit par
déstabiliser tout l'édifice. A vouloir pousser jusqu'au bout les thèses de
l'aristotélisme linguistique, il en vient à conforter la position contre
laquelle celui-ci s'était érigé, à savoir le scepticisme sémantique. Malgré
tous ses « défauts », cette œuvre est capitale, parce que son jusqu'au-
boutisme logique conduit à une forme de clôture de la pensée occidentale
classique, et parce que, plus profondément, elle recense et condense toutes
les difficultés et les contradictions que rencontre une approche du langage
« qui ait la prétention d'élaborer une théorie unitaire de l'essence et du
fonctionnement de celui-ci et qui veuille reconnaître à la " logique du
sens " une univocité et une stabilité immuables » (Hottois, 1976, p. 55).
B. La sémiotique du système
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dans cette optique, d'être liée à sa capacité denotative; comme dans
l'équation signe s -valeur s de Saussure, elle dépend désormais
essentiellement de sa place dans le système : « Le signe écrit n'a pas de sens
quand manque le système de coordonnées 2 » (RP, p. 77).
4. Une brève note des RP résume parfaitement ces trois aspects
centraux des écrits intermédiaires : « L'essence du langage, elle, est une
image de l'essence du monde; et la philosophie, en tant que gérante de
la grammaire, peut effectivement saisir l'essence du monde, non sans
doute dans des propositions du langage, mais dans des règles de ce langage
qui excluent les combinaisons de signes faisant non-sens » (p. 83).
5. Dans GP, Wittgenstein va pousser jusqu'à ses conséquences ultimes
cette nouvelle conception de la sémiotique du système : dans la mesure
ou est abandonnée l'idée d'une isomorphie foncière entre réel et langage
et celle d'un système unique de représentation, il faut admettre la
multiplicité des notations possibles du même fait, et donc le statut
conventionnel de la représentation. Le langage doit dès lors être conçu comme
le produit de Y apprentissage d'un certain usage des signes comme
représentations de faits ou d'objets.
« Ce que je veux expliquer c'est que la place d'un mot dans la
grammaire est sa signification.
Mais je peux dire également : la signification d'un mot est ce
qu'explique l'explication de la signification.
(Ce que pèse lcm 3 d'eau, on l'a appelé " 1 gramme ". - " Oui, combien
pèse-t-il donc "?)
L'explication de la signification explique l'usage du mot.
La grammaire décrit l'usage des mots dans le langage.
Par conséquent, sa relation au langage est semblable à celle de la
description d'un jeu, des règles du jeu au jeu lui-même » (GP, p. 68).
C. La sémiotique éclatée
2. Pour les ouvrages de Wittgenstein, nous utilisons les abréviations suivantes. RP : « Remarques
philosophiques »; GP : « Grammaire philosophique »; IP : « Investigations philosophiques »; T : « Trac-
tatus logico-philosophique », OC : « On Certainty ».
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gages qui ne reposent sur aucune structure commune et qui peuvent être
décrites et classées de plusieurs façons. Ces formes sont innombrables,
elles varient et se renouvellent en permanence : « Et cette multiplicité
diverse n'est rien de stable ni de donné une fois pour toutes; mais de
nouveaux types de langage, de nouveaux jeux de langage naissent,
pourrions-nous dire, tandis que d'autres vieillissent et tombent dans l'oubli »
(IP 23). Il existe sans aucun doute des relations et des possibilités de
passage (de « traduction ») entre les divers jeux, mais il faut renoncer à
l'idée d'élaborer un « langage idéal » dans lequel tous pourraient être
traduits.
3. Il faut admettre dès lors Г impossibilité de traduire la diversité
des pratiques de sens (des usages) en une théorie sémantique unique.
Une telle ambition conduit nécessairement à privilégier un jeu de langage
(et l'usage d'un signe dans le cadre de ce jeu) au détriment de tous les
autres. La conception des signes comme images de faits ou d'objets qui
caractérise la philosophie augustmienne (celle issue de Samt-Augustin,
qui est aussi en l'occurrence celle du Tractatus) n'est en réalité que le
résultat d'une pratique intensive du «jeu des définitions ». Or, d'une part,
ce jeu n'a pas de statut privilégié par rapport aux autres jeux, et d'autre
part, il est le produit d'un apprentissage; un enfant, par exemple, qui
pratique le jeu des définitions (« C'est quoi, ce machin? - C'est un briquet
design ») en a appris préalablement les règles, c'est-à-dire qu'il a appris
les conditions d'usage des définitions qu'on lui donne.
4. Poursuivant son reniement des positions idéalistes et nomina-
listes, Wittgenstein en vient à contester la « dénomination » (ou
désignation) comme processus mental unique établissant la connexion
entre niveau de l'expression et niveau du sens. Le langage ne procède
pas d'actes mentaux de représentation des faits qui produiraient des signes
dotés d'un « sens premier »; il consiste au contraire en pratiques diverses
accompagnées de processus mentaux divers, parmi lesquels la désignation
ne joue pas de rôle particulier. Il ne s'agit donc pas là - comme certains
ont voulu le croire - d'une attitude behavior iste radicale de négation des
processus mentaux (et donc de la représentation), mais bien plutôt d'une
relativisation du rôle du processus particulier de désignation; au cours
des pratiques langagières, des processus mentaux sont activés, mais ils
n'ont pas une importance décisive et, comme le note Hottois, « ils ne
doivent surtout pas devenir prétexte à une tentative d'unification, à la
saisie d'une quelconque « essence unique » ou de quelque « mécanisme
clé ou universel » où pourrait se lire la vérité unique des diverses
pratiques linguistiques » (1976, p. 131).
5. Restait à défiler la métaphore des «jeux de langage » et à préciser
le statut des pratiques qu'elle désigne. Selon les formules désormais
célèbres, pour Wittgenstein, « le langage se garde lui-même » et « la
pratique se fonde elle-même ». Ce qui signifie qu'il faut chercher l'ancrage
du langage dans les pratiques langagières elles-mêmes, et plus
généralement dans Vactivité humaine : « c'est notre agir qui se trouve à la base
du jeu de langage » (OC 204). C'est parce qu'il y a un agir commun, un
accord dans l'action que les règles du langage peuvent apparaître et être
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suivies, et que les significations sont possibles; c'est parce que nous
participons à des « formes de vie » communes que l'intercompréhension
est possible.
Le caractère sibyllin des écrits de Wittgenstein, et en particulier des
IP, autorisent certes d'autres lectures que celle que nous proposons. A
l'issue de ce long parcours, il nous semble toutefois légitime de retenir
trois principes qui nous paraissent devoir fonder la poursuite de la
recherche sur le statut de la signification :
a) Les règles à l'œuvre dans le langage sont de l'ordre de la
représentation, processus actif et complexe, qui ne se réduit en aucun cas à
une sorte de « photographie » des faits mondains et de leur organisation
logique.
b) Le langage est un terme commode — et peut-être illégitime — qui
renvoie à des pratiques diverses en perpétuel mouvement. C'est une réalité
fondamentalement hétérogène, et les tentatives de le décrire comme un
système unaire sont vouées à l'échec.
c) Les pratiques langagières s'inscrivent dans le cadre plus général
factions organisées, qui définissent l'usage et donc les significations.
Le rôle décisif accordé aux pratiques dans les derniers écrits nous
paraît cependant excessif, et ce d'autant plus que, comme Saussure,
Wittgenstein est orphelin d'une théorie de la société et de l'interaction (cf.
la notion bien vague de « forme de vie »). Le postulat d'une « infinie
diversité » des faits de langage qui y affleure parfois apparaît dès lors
plus comme une ultime provocation que comme une forme de conclusion.
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match de boxe cher à Barthes), tout objet (le vêtement), toute
caractéristique d'objet peut donner lieu à un travail représentatif, donc prendre
le statut de signal, d'indice, ou de symbole, et être étudié comme tel.
Malgré leur indéniable succès idéologique, ces deux courants ont
échoué dans l'analyse scientifique effective des caractéristiques spécifiques
du langage. Nous avons notamment démontré ailleurs (Bronckart, 1977)
que le ré-ancrage piagétien du sens dans la capacité cognitive générale
de représentation s'est opéré au prix d'une négation des aspects sociaux,
conventionnels et actifs du langage. Cette négligence est générale et elle
explique à elle seule l'incapacité de ces courants à élucider le problème
de la communication et de l'intercompréhension (cf. la démonstration
du Tractatus).
Pour sortir de l'impasse, il convient donc de réintégrer ces aspects
et d'analyser le langage comme pratique sociale; c'est le message du
dernier Wittgenstein, c'est celui, moins connu, du dernier Saussure 3, et
c'est aussi la direction qu'indiquait Vygotsky il y a un demi-siècle
(cf. Schneuwly et Bronckart, 1985). Les propos de ces trois auteurs buttent
cependant sur la difficulté d'analyse de î'extralangage et des faits sociaux,
et restent, pour cette raison, largement programmatiques; aujourd'hui,
Priéto (1975) est l'un des rares sémiologues à tenter de jeter les bases
d'une théorie des significations centrée sur les pratiques humaines
d'attribution de pertinence. Ses travaux se situent néanmoins dans une
perspective unaire et s'orientent de plus en plus, pour cette raison, vers la
constitution d'une théorie de la connaissance par les signes.
Pour dépasser les énoncés programmatiques tout en rendant justice
à la diversité des faits langagiers, il convient de trouver un espace
intermédiaire entre l'infinie diversité des objets et des faits (dont le langage
ne serait qu'un reflet) et l'infinie diversité des pratiques et des situations
(conditionnant les significations). Cet espace est celui des discours, et de
leurs supports sociaux.
« Une image nous tenait captifs. Et nous ne pouvions en sortir car elle
reposait dans notre langage et celui-ci semblait ne faire rien d'autre que
nous la répéter d'une façon inexorable » (Wittgenstein, IP, 115).
Les mots nous tiennent captifs; plutôt que de nous montrer le réel,
ils nous empêchent de le voir et nous désorientent. L'usage, ce sont nos
habitudes de langage; ce sont aussi les usages des autres, et les unes
comme les autres perturbent notre accès au « monde ». Cet ultime
retournement de la pensée de Wittgenstein, auquel fait écho une certaine
3. « Le système de signes (...) est fait pour la collectivité, comme le vaisseau est fait pour la mer.
C'est pourquoi, contrairement à l'apparence, à aucun moment le phénomène sémiologique ne laisse hors
de lui le fait de la collectivité sociale. Cette nature sociale (du signe), c'est un de ses éléments internes
et non externes. Nous ne reconnaissons donc comme sémiologique que la partie des phénomènes qui
apparaît caractéristiquement comme un produit social » (note du cours 1908-1909, cité par de Mauro,
1969, p. 25-26).
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psychanalyse (« nous sommes parlés par les autres »), trouve son
développement et son explication dans la notion bakhtmienne à^ inter discour s.
Aucun discours n'est vierge; même lorsqu'il vise un objet précis, il ne
peut qu'utiliser des mots anciens, marqués par les contextes et les formes
de discours dans lesquels ils ont été émis : « tout discours concret (énoncé)
découvre toujours l'objet de son orientation comme déjà spécifié, contesté,
évalué, emmitouflé, si l'on peut dire, d'une brume légère qui l'assombrit,
ou au contraire, éclairé par les paroles étrangères à son propos. Il est
entortillé, pénétré par les idées générales, les vues, les appréciations, les
définitions d'autrui 4 » (Bakhtine, ETR, p. 100). Les mots, c'est les autres,
ça vient d'ailleurs et ça nous enferme.
Il n'est pas interdit de penser que c'est à cette réalité première
qu'étaient confrontés les « primitifs », et que c'est elle qui explique en
partie et leur attribution du « pouvoir signifiant » à la nature et aux dieux,
et le cortège de phénomènes magiques qui en résulte. L'effort des
premières sociétés « historiques » (possédant une écriture) a été de capter ce
pouvoir externe des mots, de le régler et de le contrôler, en l'inscrivant
dans un cadre institutionnel : institutions religieuses d'abord (Egypte,
Inde), puis institutions « démocratiques » dans la Grèce ancienne. La
pensée occidentale classique s'est donc constituée en même temps qu'un
« pacte originel » sur le langage, attribuant à un « législateur »
(représentant symbolique des groupes au pouvoir) la capacité d'instaurer un
ordre des mots (les « mots d'ordre ») qui garantirait une façon juste de
voir les choses et une façon juste de les dire (cf. plus haut). Ce cadre
institutionnel fixé, chaque individu pouvait alors entrer dans le pacte,
s'approprier les significations des mots et les maîtriser.
L'anstotélisme linguistique que nous avons analysé plus haut peut
dès lors être compris comme un fantastique travail idéologique visant à
maintenir les fondements ontologiques du pacte; Bakhtine nous montre
par ailleurs que sur le versant de la langue elle-même a été entrepris
un travail analogue visant à centraliser (une langue idéale, contre les
dialectes), à normaliser (une forme de discours privilégiée), bref à unifier
des pratiques langagières fondamentalement diverses : « la victoire d'une
seule langue prééminente (dialecte) sur les autres, l'expulsion de certains
langages, leur asservissement, l'enseignement par la « vraie parole », la
participation des Barbares et des classes sociales inférieures au langage
unique de la culture et de la vérité (...), tout cela a déterminé le contenu
et la force de la catégorie du langage « un » dans la pensée linguistique
et stylistique... » (ETR, p. 96).
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gagiers : « le centre nerveux de toute énonciation, de toute expression
n'est pas intérieur, mais extérieur : il est situé dans le milieu social qui
entoure l'individu » (MPL, p. 134). Plus nettement encore que Saussure
ou Wittgenstein, il considère en effet que l'énoncé est un produit de
Г interaction sociale; il est lié à un acte de parole dans une situation
matérielle concrète, ainsi qu'« au contexte plus large que constitue
l'ensemble des conditions de vie d'une communauté linguistique donnée (...)
Grâce à ce lien concret avec la situation, (il) s'accompagne toujours d'actes
sociaux de caractère non verbal (gestes du travail, actes symboliques
composant un rituel, cérémonies, etc.), dont (il) ne constitue souvent que
le complément, et au service desquels (il) se trouve » (MPL, p. 134 et
137). Dans cette optique, la signification de chaque mot est elle-même
définie comme le produit d'échanges sociaux : « la signification n'est pas
dans le mot ni dans l'âme du locuteur, non plus que dans l'âme de
l'interlocuteur. La signification est l'effet de l'interaction du locuteur et
du récepteur, s'exerçant sur le matériau d'un complexe sonore donné »
(MPL, p. 147).
2. Dans son analyse du discours romanesque (cf. ETR, p. 83-233),
Bakhtine va insister sur la diversité des actes sociaux émis par les divers
groupes, et donc sur la diversité corrélative des productions langagières :
langue de travail, langue des anecdotes, argots, proverbes, récits
littéraires, styles juridiques, etc., constituent autant de systèmes différents
(cf. la multitude des «jeux de langage» chez Wittgenstein), et attestent
d'un polylinguisme fondamental. La vie sociale est animée par des « forces
centrifuges » qui propagent l'hétérogénéité et la diversité, et auxquelles
s'opposent des « forces centripètes » qui tendent (et réussissent
généralement) à instaurer une forme de langage prédominante, garante de
l'intercompréhension. Le travail idéologique de standardisation que nous
évoquions plus haut s'effectue donc sur (et contre) la réalité de la langue,
contre l'enchevêtrement de formes dans lesquelles vivent et se
développent les énoncés concrets et les significations.
3. La richesse et la diversité à l'œuvre dans cet univers « polylin-
guistique » est infinie (dans la mesure ou « la variété virtuelle de l'activité
humaine est inépuisable », ECV, p. 265), mais elle est néanmoins
organisée; chaque sphère d'utilisation de la langue élabore, selon Bakhtine,
des types « relativement stables », c'est-à-dire des genres du discours, qui
se caractérisent par leurs contenus et par les moyens linguistiques qu'ils
utilisent. Dans le cadre de l'activité, l'adoption d'un genre de discours
relève d'un choix, qui « se détermine en fonction de la spécificité d'une
sphère donnée de l'échange verbal, des besoins d'une thématique (de
l'objet du sens), de l'ensemble constitué des partenaires, etc. » (ECV, p. 284).
Bakhtine propose en outre de distinguer des genres de discours premiers
(ou libres), qui sont ceux de la vie quotidienne, et qui entretiennent un
rapport immédiat avec les situations dans lesquelles ils sont produits et
des genres de discours seconds (ou standardisés), qui « apparaissent dans
les circonstances d'un échange culturel (principalement écrit) -
artistique, scientifique, socio-politique - plus complexe et relativement plus
évolué » (ECV, p. 267). Ces discours seconds (roman, théâtre, discours
39
scientifique) reposent sur des institutions sociales et tendent à exploiter
et à « récupérer » les discours premiers, qui perdent dès lors leur rapport
direct au réel pour devenir « littérature » ou « théâtre ». Pour Bakhtine,
les genres de discours constituent une sorte d'interface entre le domaine
des interactions et celui des productions langagières; ils sont une sorte
de « passage obligé » entre l'histoire et la langue : « les genres de discours,
ce sont les courroies de transmission qui mènent de l'histoire de la
société à l'histoire de la langue. Nul phénomène nouveau (...) ne peut
entrer dans le système de la langue sans être longuement passé par la
mise à l'épreuve et par la finition du style-genre » (ECV, p. 271).
4. Les genres de discours premiers prennent souvent la forme de
dialogues, concrètement orientés vers un interlocuteur, mais en réalité,
tous les discours, quelle que soit leur forme externe, sont orientés vers
un allocataire, réel ou fictif (auditoire, lecteur potentiel, etc.) ; sous son
apparence monologique, un discours scientifique — par exemple — répond
généralement à des arguments antérieurs, il prévient des critiques, tente
de convaincre, etc. Tout discours est donc fondamentalement dialogique,
en ce qu'il est attentif à l'autre et que cette attention laisse des traces
linguistiques (des « harmoniques dialogiques »).
5. Dans la mesure où il répond aux autres et anticipe leurs réactions,
tout discours se trouve nécessairement en écho d'autres discours; tout
énoncé renvoie à d'autres énoncés et en reprend des formes, des mots et
des significations. Ce sont précisément ces significations venues d'ailleurs
qui obscurcissent notre rapport à l'objet du discours, qui nous dé-routent,
qui créent l'enfer-mement : « Le discours rencontre le discours d'autrui
sur tous les chemins qui mènent vers son objet, et il ne peut ne pas
entrer avec lui en interaction vive et intense. Seul l'Adam mythique,
abordant avec le premier discours un monde vierge et encore non dit,
le solitaire Adam pouvait vraiment éviter cette réorientation mutuelle
par rapport au discours d'autrui, qui se produit sur le chemin de l'objet »
(in Todorov, 1981, p. 98, note 4).
40
ďaction, langagière, de représentation, de décision discursive et de types
de discours, qui ont fait l'objet d'une première analyse dans « Le
fonctionnement des discours » (Bronckart et al., 1985).
41
(со -producteur s ou interlocuteurs). L'ensemble de ces facteurs définit la
situation matérielle d'énonciation, que nous qualifierons plutôt de
situation de production.
42
l'extralangage; il sollicite des représentations d'objets (ou de faits) qui
deviennent des « objets de discours » et acquièrent par là même un statut
de réfèrent. Mais, dans la mesure où il constitue aussi une activité sociale,
il sollicite également des ensembles limités de représentations d'objets
(ou de faits) au titre de contexte; ce sont les représentations des
paramètres de l'interaction sociale d'une part (modes d'interaction et buts,
cf. plus haut) et les représentations des paramètres de l'acte matériel de
production d'autre part.
4. Dès lors, l'activité langagière, non seulement oriente les agents
actifs dans le monde des objets, mais elle y sollicite en outre des
représentations du monde qu'elle transforme en représentations verbales.
L'analyse de ces diverses formes de représentation langagière, de leurs
modalités de gestion et de leurs interactions fera l'objet du § IV.
43
par exemple le conte et le récit historique présentent des différences
linguistiques évidentes, et Bakhtine lui-même parle parfois d'une « infinie
diversité des genres ». Considérant ces différences intra-genres comme
au moins aussi importantes que les différences inter-genres, certains
auteurs en sont venus à nier, sinon la pertinence, du moins l'opération-
nalité de la notion même de « genre » ou de « type » (cf. Maingueneau,
1984). Pour résoudre ce problème, il nous paraît nécessaire de distinguer
deux niveaux dans les processus de concrétisation de l'action langagière
en discours. Le premier produit les architypes discursifs; le second
produit les types de discours effectifs.
1. Les architypes discursifs se définissent essentiellement par leur
mode d'ancrage dans la situation de production (telle que nous l'avons
définie plus haut), c'est-à-dire par la nature des relations qui sont posées
entre les paramètres de cette situation et, d'une part les paramètres du
réfèrent, d'autre part, les paramètres de l'interaction sociale. Deux
procédures de décision sont donc impliquées. La première consiste à poser
un rapport de conjonction ou de disjonction entre le contenu (ou réfèrent)
du discours et la situation de production; les « objets de discours » sont
présents ou présentifiés dans l'espace-temps de la production, ou au
contraire, ils en sont absents. La seconde consiste à poser un rapport
&1 implication ou à"1 autonomie entre les paramètres de l'interaction sociale
et ceux de l'acte de production; soit le but de l'action, son lieu social,
son destinataire et son énonciateur « impliquent » le producteur et l'es-
pace-temps de production (dans l'exemple proposé plus haut, le produc-
teur-énonciateur qu'est l'enseignant interagit avec ses
interlocuteurs-destinataires dans une salle (espace de production) de l'Université (lieu
social)); soit les paramètres de l'interaction sociale sont dissociés de ceux
de l'acte de production (dans notre exemple, l'enseignant rédige son texte
dans un bistrot, loin de l'Université et de son public). En croisant ces
deux distinctions (cf. tableau 1), on peut définir les quatre architypes que
sont le discours en situation (DS), le récit conversationnel (RC), le discours
théorique (DT) et la narration (N).
Rapport au référentiel
Conjoint Disjoint
Rapport à Impliqué DS RC
l'interaction
sociale Autonome DT N
44
d'ancrage se caractérisaient par des configurations d'unités linguistiques
relativement spécifiques; il existe donc un corrélat empirique à la notion
d'architype discursif. Nous pensons par ailleurs que chaque architype se
caractérise en outre par un mode spécifique de repérage temporel et par
un mode spécifique de planification. Ancrage énonciatif, repérage temporel
et planification définissent un ensemble d'opérations que nous avons
qualifiées de structuration discursive, et que nous avons décrites en détail
dans FdD.
2. D'autres études quantitatives (cf. aussi FdD) confirment cependant
l'importance des variations à l'intérieur du même architype et l'existence
de divers types intermédiaires présentant des configurations originales
d'unités (différentes de celles des architypes, ou en intersection partielle
avec elles). Cette variation (que Schneuwly a présentée comme un «
éclatement des types » in FdD) s'explique selon nous par l'influence
particulière qu'exerce sur le discours chacun des paramètres de l'interaction
sociale. En effet, quand se met en place une action langagière, c'est un
but particulier qui est choisi, un destinataire, un énonciateur et un lieu
social (cf. plus loin, § IV). C'est donc une valeur spécifique de chacun
des paramètres qui est sollicitée, et cette valeur va exercer, elle aussi,
une influence observable sur les unités linguistiques en surface des textes;
pour convaincre on utilisera d'autres moyens lexicaux et
morphosyntaxiques que pour amuser, et pour convaincre dans un editorial
d'hebdomadaire d'autres moyens que dans un spot publicitaire, etc. Cette
influence des valeurs de l'interaction se manifestera en réalité dans le
choix des unités plus spécifiquement liées à la textualisation (unités
contribuant à la connexion, à la cohésion et à la modalisation), et les
types effectifs de textes seront donc aussi sous la dépendance des valeurs
de l'interaction sociale.
3. Tout discours se présente dès lors à la fois comme typique et
singulier. Typique parce qu'il s'inscrit nécessairement dans un architype,
défini par son mode d'ancrage énonciatif, son mode de repérage temporel
et son mode de planification, c'est-à-dire par sa structuration discursive.
Singulier parce que la valeur spécifique que prend chacun des paramètres
de 1 interaction sociale conditionne l'emploi de certains ensembles d'unités
linguistiques liées à la textualisation. L'analyse statistique de la
distribution des unités dans les textes fait dès lors apparaître et cette unicité
et cette diversité. La question du poids respectif de ces deux aspects
(structuration discursive et effet d'homogénéité d'une part, textualisation
et effet d'hétérogénéité d'autre part) est une question empirique, qui
devrait faire l'objet de nouveaux travaux.
45
cours, et dans le cadre de ces discours, des représentations du monde sont
à leur tour activées et organisées. Comprendre le mécanisme de la
signification, c'est comprendre cette gestion des représentations du monde
dans le cadre de discours eux-mêmes gérés par les représentations du
contexte.
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qu'il a développée à l'égard des valeurs de chacun des paramètres,
disponibles dans le groupe à un moment de son histoire.
47
1. Les formes de représentation du réfèrent
a) L'agent disposerait tout d'abord de représentations spêculaires
(appelées habituellement « non verbales » ou « cognitives », cf. Bramaud
du Boucheron, 1981). Celles-ci seraient issues de son expérience pratique
ou logique du monde, et n'auraient été associées à aucune expression
langagière (à aucun mot) ; elles fourniraient dès lors des images mentales
simples, c'est-à-dire de « purs objets de pensée », au statut essentiellement
individuel.
b) L'agent disposerait surtout de diverses formes de représentations
verbales, qui constituent le produit de ses interactions langagières
antérieures, et dont le statut est donc nécessairement social (ce sont des
éléments de La Langue, « trésor déposé par la pratique de la parole dans
les sujets appartenant à une même communauté », CLG, p. 30). Ces
représentations, que nous qualifierons par commodité ^expressions verbales,
sont bifaces (un pôle-signifiant et un pôle-signifié), et, à la suite de
Vygotsky (cf. Wertsch, 1985), nous les répartirons en deux types : les
expressions contextualisées et les expressions décontextualisées. Proches
des pratiques langagières dont elles émanent, les premières en conservent
les caractéristiques, à la fois sur le plan du signifiant (qui garde des
traits phonétiques et morphosyntaxiques spécifiques) et sur celui du
signifié (doté de sèmes particuliers). Les secondes constituent un produit du
développement ontogénétique des premières; la multiplication des
pratiques et leur intériorisation annulant progressivement les caractères
spécifiques du signifiant et du signifié, et aboutissant aux « pures
significations » du langage intérieur.
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1. L'activation se réalise sous le contrôle des valeurs de l'interaction
sociale. Elle consiste d'une part à solliciter les objets de pensée qui sont
pertinents par rapport au but de l'action engagée; elle consiste d'autre
part à leur associer les expressions langagières qui sont légitimes eu égard
au mode de coopération sociale en cours (mode défini par la valeur du
lieu social, du destinataire et de l'énonciateur). La pertinence et la
légitimité font l'objet d'une connaissance, qui est précisément celle que
confère l'usage ou encore l'expérience des pratiques langagières. Le
produit de l'activation est constitué par un ensemble d'expressions verbales
faiblement structurées (macrostructure sémantique?).
2. L'organisation s'effectue dans le cadre des opérations de
structuration discursive (cf. plus haut, ainsi que FdD, p. 43-54). Pour un
architype déterminé et le système de repérage temporel y afférent, un
plan de discours est constitué, qui intègre les diverses expressions verbales
(par le jeu d'opérations plus syntaxiques que nous ne pourrons évoquer
ici; cf. FdD, p. 50-53), et qui les dote des effets de co-textualisation. Les
architypes disjoints (récit conversationnel et narration) organisent les
expressions en superstructures (cf. Adam, 1984) au caractère plus ou
moins conventionnel; les architypes conjoints organisent les expressions
en schématisations (cf. Grize, 1981), qui sont polygérées dans le discours
en situation et monogérées dans le discours théorique.
La signification d'une unité du discours peut dès lors être définie
comme une représentation verbale du monde, pertinente et légitime, qui a
été activée sous le contrôle des valeurs de l'interaction sociale, et qui a
subi les effets de son insertion dans un architype discursif, à une position
déterminée du plan de texte.
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