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Civilisation Médiévale

Repenser l'ornement, repenser l'art médiéval


Jean-Claude Bonne

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Bonne Jean-Claude. Repenser l'ornement, repenser l'art médiéval. In: Le rôle de l’ornement dans la peinture murale du Moyen
Âge [Actes du colloque international tenu à Saint-Lizier, 1er – 4 juin 1995] Poitiers : Centre d'études supérieures de civilisation
médiévale, 1997. pp. 217-220. (Civilisation Médiévale, 4);

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Jean-Claude BONNE

Repenser l'ornement, repenser l'art médiéval.

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Déjà dans les années trente, en France, Baltrusaitis et Focillon avaient entendu mettre au jour une
dimension intrinsèquement ornementale de l'art roman. Ce qui équivalait à remettre en cause l'idée
traditionnelle d'une coupure tranchée entre les catégories ou les genres, comme entre représentation et
ornementation, abstraction et image. L'idée de reconsidérer le rôle de l'ornement dans l'art médiéval
n'est donc pas une idée neuve ; cela ne veut pas dire qu'elle ne demande pas à être profondément
repensée. Baltrusaitis et Focillon ont été, l'un et l'autre, sensibles à l'existence de consonances
formelles entre l'ornemental et le représentationnel, au moins pour ce qui est de la sculpture romane1.
C'était un premier pas important. Mais ils ont malheureusement stérilisé cette forte intuition en
donnant une interprétation beaucoup trop mécaniste des contraintes qu'était censé exercer sur les
représentations ce que Focillon appelait leur «dessous ornemental» ou géométrique (il s'agissait avant
tout, dans l'esprit de Baltrusaitis, de variations combinatoires sur la palmette qui auraient été jusqu'à
commander la composition d'ensemble de certains tympans). A côté de ces schémas ornementaux,
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l'ornement était donc envisagé en termes essentiellement «stylistiques», selon le mot même de
Baltrusaitis. Cette conception, qui s'est longtemps imposée en France et a encore ses partisans, s'est
immédiatement heurtée à la critique sévère et largement justifiée de Meyer SchapiroA De ce débat
important, qui a marqué pendant des décennies l'histoire de l'art médiéval mais auquel nous ne
pouvons que faire allusion ici, on retiendra la conclusion mesurée que lui a donné Otto Pacht : « Tous
ceux qui étudient l’art roman savent d’expérience qu’à cette époque les frontières entre art purement
décoratif et art représentationnel sont restées fluides et considéreront donc a priori comme improbable
que ces deux sphèis puissent avoir été régies par des principes structuraux différents »4.

Formations
33, Twentieht
1977,
the p.4.3.2.1. p.1-21
Cf.265-284).
H.
M.
O. FOCILLON,
PACHT,
J.(repris
SCHAPIRO,
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International
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History
ornementale
1938.
lettre
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Early
1986.
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1960)lain, voi.
sculpture
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Romanesque
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1, Kunst
Princeton,
»,romane,
dans
a»,Art
réédité
Kritische
Romanesque
1963,
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dans
sonp.Berichte
1931.
Romanesque
ouvrage,
67-75.
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Studies Papers,
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218 JEAN-CLAUDE BONNE

La formule d'Otto Pacht rappelle que la question ne se pose pas pour la seule sculpture romane. Sa
proposition doit d'ailleurs être encore davantage généralisée, car sa portée n'est pas limitée au rapport
entre ornementation et représentation, elle vaut pour toutes les formes d'art, y compris l'architecture. Et
ceci, en dehors même de l'époque romane.

Le présent colloque, en se concentrant sur le cas de la peinture murale, aura permis de souligner
comment les problèmes se posent dans ce domaine et l'extrême diversité des solutions qui leur sont
proposées. Si une chose ressort de l'ensemble de ces études, c'est bien que l'ornement n'est rien
d'homogène qu'on puisse cerner et qualifier d'un bloc. Et comme la considération de l'ornement ne
saurait être séparée de celle de son support (lieu, objet, image, édifice, écriture. . .), c'est d'abord la
muralité de celui-ci qui doit être comprise dans sa spécificité et sa complexité. Car les formes de
muralité sont très diverses, en sorte que les contraintes et les possibilités qui leur sont associées
doivent être soigneusement repérées. La mosaïque de sol ne pose pas les mêmes problèmes
d'organisation et d'appréhension que le vitrail, comme le montrent les différences entre l'horizontalité
et la verticalité des plans, ou celles entre l'opacité ou la translucité des matières. Mais la sculpture ou le
bas-relief peints, notamment quand ils sont associés à la peinture murale, comme sur les chapiteaux
des arcades aveugles de l'abside de la Chapelle aux Moines de Berzé-la-Ville, montrent qu'on ne
saurait imposer de frontières tranchées entre les domaines ni cloisonner strictement les analyses.

L'un des intérêts majeurs de l'ornementation est même de se présenter comme un phénomène
transversal aux domaines de l'art, des images et des objets (au sens le plus large) et de permettre de les
associer. De l'architecture avec l'ensemble de ses décors à la liturgie qui s'y déroule avec tous ses
ornamenta, l'ornemental manifeste un pouvoir d'orchestration général capable d'articuler ensemble
plusieurs media, quelles que soient leurs différences de contenu. C'est probablement ce que sa
formalité a d'abstrait, par-delà toutes les sémantisations et les fonctionnalités particulières auxquelles il
se prête, qui donne à l'ornemental sa puissance transversale. Et cette transversalité est double, comme
il a été remarqué : l'ornement a partie lié avec les phénomènes artistiques par ses manifestations et
avec le monde des objets par son implantation, car le Moyen Age ne connaît pas d'oeuvre d'art
autonome. La question de l'ornement interfère donc toujours avec les fonctions différentes mais
associables des phénomènes artistiques et des objets dans lesquels ils s'inscrivent.

L'ornement diffuse à travers tout, modulant ses accents, infléchissant ses formes, variant ses motifs,
compliquant ses compositions pour s'adapter aux ordres et aux fonctions — architectoniques,
scripturaires, rituels, symboliques, magiques, politiques. . . — qu'on lui demande de célébrer ou de
renforcer. En ce sens, on peut l'entendre comme un principe évaluateur, qui met en valeur ce qu'il
affecte, sans en effacer nécessairement les qualités, le sens ou la nature, même s'il en transforme
profondément les apparences. Toutes les valeurs sociales et culturelles, pourvu qu'elles trouvent à se
manifester sous une forme ou une autre dans un substrat physique, sont susceptibles d'être marquées
d'un indice ornemental qui les qualifie hiérarchiquement sur le mode esthétique propre à une culture
ou à telle de ses communautés. En ce sens, rien n'est moins désengagé de l'histoire que l'ornement.
L'ornement fait le jeu des rivalités et se prête à de multiples stratégies sociales et symboliques.

A l'intérieur d’une tradition et avec la durée, tend à s'établir un langage ornemental plus ou moins
commun. Mais il convient de reprendre ici la distinction que fait la linguistique entre langue et
discours. Un «répertoire» de motifs, comme on dit, n'est rien qu'un ensemble de possibilités inertes
tant que ceux-ci ne sont pas mis en oeuvre d'une façon différenciée à l'intérieur d'un ensemble. Pas
plus qu'un mot, un ornement n'a de valeur intrinsèque. Un ornement n'est donc pas une entité
positive qu'on puisse isoler pour la considérer en elle-même. A la notion de «grammaire
ornementale» comprise comme pur recensement typologique et classement philologique de motifs
regroupés par famille, conception qui est encore d'usage aujourd'hui en histoire de l'art, il faut
REPENSER L'ORNEMENT 219

préférer celle de grammaire entendue en un sens structural, à condition qu'elle soit capable de prendre
en compte les discontinuités ou les contradictions internes à une oeuvre. L'analyse de l'ornement, et
notamment des couleurs, n'est pleinement pertinente que lorsqu'elle porte sur les dispositifs. Ce qui
importe, ce sont les valeurs d'usage —esthétique et symbolique — des motifs dans les ensembles
auxquêls ils appartiennent et la façon dont un ensemble fait entendre ou proclame son omementalité
par rapport à d'autres.

A un bilan global qui ne pourrait rendre justice à la richesse de toutes les contributions et ne saurait,
surtout, se substituer à leur lecture, on préférera l'accentuation de quelques apports importants de ce
colloque.

L'un des principaux aura été justement de montrer que l'ornemental relève d'une compréhension
systématique et non d'un inventaire hétéroclite et purement factuel. Et, non moins important, de
montrer qu'une telle compréhension, loin de réduire l'ornementation à un pur jeu formel fermé sur lui-
même, permet de préciser comment elle opère des évaluations fines et des structurations complexes
dans le champ et les objets culturels sur lesquels elle porte.

L'ornemental opère souvent aussi comme un «médiateur» permettant de moduler l'approche du sujet
central avec des frises, des architectures, des jeux formels qui font en même temps écho aux tensions
iconographiques et leur donne comme un accompagnement musical (comme les ondulations des sols
de Nohant-Vicq). Ainsi se trouve définie la tonalité expressive d'une action, d'une figure,
ensemble. ou d'un

La richesse des formules ornementales témoigne, comme le souligne l'une des participantes, de la
varietas qui est l'une des valeurs esthétiques importantes de la sensibilité médiévale. Mais même les
plus simples bordures à traits recèlent de subtils pouvoirs — scansion rythmique, soulignement,
centration, différentiation hiérarchique, intégration spatiale et temporelle — et ces pouvoirs sont peut-
être d'autant plus efficaces qu'ils fonctionnent à un niveau de conscience en quelque sorte liminal : ils
assurent au spectateur ou au dévot une possibilité d'ancrer spontanément son rapport à une figure
traditionnelle ou nouvelle dans un mode d'appréhension familier.

L'enquête sur les sources, les voies de transmission, les modèles s'avère l'indispensable préalable à
l'analyse interne de l'organisation d'un décor qui, seule, permet de saisir non seulement la nature et le
sens de l'emprunt mais aussi la signification et la place qu'un art reconnaît au passé. Dans un art
marqué par un fort souci de traditionnalité, les variantes ou la virtuosité en révèlent la vitalité. Les
prétendues explications par les «influences», «survivances», «continuités» ou «résurgences» sont des
explications mécanistes et verbales, elles laissent entière la question de savoir pourquoi et comment on
«reprend».

Il n'y a guère de fonction que l'ornement ne puisse assumer ou venir qualifier. A côté de ses valeurs
décoratives d'embellissement et de célébration, ou plutôt en liaison avec elles, l'ornemental est
susceptible d'en recevoir ou d'en renforcer de multiples autres, cumulables entre elles. L'une de celles
qui a été le plus soulignée par les participants est l'articulation multiforme de l'ornemental avec les
fonctions de représentation, comme dans le cas des grandes compositions à motifs végétaux ou celui
du rideau feint, peint à la manière d'une plinthe haute à la base des murs de certaines églises et portant
quelquefois des représentations allégoriques. On n'insistera pas ici sur ce point majeur. On se bornera
à souligner, avec l'une des intervenantes, le risque que court ce type d'analyse: l'interprétation de
l'ornemental en termes uniquement iconographiques n'est pas moins réductrice que le fait de le
considérer comme inessentiel. Si l'ornemental n'est qu'une forme de représentation, la notion perd tout
sens. Là comme ailleurs il s'agit de reconnaître la spécificité de l'ornemental sans le couper des
significations et des fonctions auxquelles il est intimement intriqué ou qu'il sert.
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L'étude systématique des peintures de faux appareils (et même des vrais) sur les murs des églises
médiévales révèle une grande diversité de solutions dans les rapports et les tensions entre stéréotomie
réelle et stéréotomie feinte, entre muralité perçue en termes d'architectonique (feinte ou réelle) et
muralité perçue en terme de revêtement (de tapisserie murale). Elle éclaire sur les modes de sensibilité
du Moyen Age au mur et aux pierres et sur les valeurs qu'il leur prête. Les évolutions repérables dans
le temps et les différences selon les types ou l'importance des édifices renvoient à la question de savoir
comment le traitement ornemental particulier de l'appareil d'un édifice s'inscrit dans l'ensemble de son
traitement ornemental. Cette question exige de passer de la typologie des solutions aux mises en
oeuvres effectives. On trouvera dans une autre communication une réponse claire à cette question pour
un édifice particulier (la salle des malades de la Maison-Dieu de Coèffort). Les deux types d'approche
— typologique et analytique— se complètent donc, l'une éclaire l'éventail des formules, l'autre le mode
d'intégration d'une formule dans un édifice. Si le principe, longtemps et souvent dominant dans l'art
roman, du soulignement des membres architecturaux par l'ornementation est bien connu, l'étude
systématique des monuments d'une région dans une certaine durée permet d'affiner considérablement
ce principe et de mettre en évidence les lieux et les périodes d'évolution, de transformations ou
d'oscillation des systèmes. Là comme partout, il ne s'agit pas seulement de constater des rapports mais,
dans la mesure du possible, de les raisonner comme disait Viollet-le-Duc.

L'ornement est capable de révéler des ressources inédites. Ainsi on a pu montrer que la bordure
ornementale peut fonctionner dans certaines conditions comme une zone d'exploration ou
d'expérimentation de procédés formels — spatiaux, par exemple — susceptibles ensuite de reprises
diverses dans d'autres contextes comme celui de l'image. Ces dernières observations renvoient à une
dimension de l'ornemental à laquelle il a été peu fait allusion mais qui est riche de possibilités, à savoir
les valeurs de connaissance qu'il développe. En effet, les modes ornementaux d'appréhension ou
d'investissement du mur, et plus généralement des surfaces et des volumes d'un objet, d'un bâtiment,
d'un lieu, impliquent des opérations proprement cognitives, des types d'intuition spatiale qui peuvent
être géométriquement ou topologiquement complexes. Cet aspect concerne aussi la question des
rapports entre l'omementalité médiévale et ce que le Moyen Age appelait musica, nom d'un des «arts
libéraux» ayant pour objet, avec les autres sciences du quadrivium, la quête des nombres et des
mesures selon lesquels le Créateur a mis de l'ordre dans le monde. Par là, l'ornement touche au
cosmologique.

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