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Annales littéraires de l'Université

de Besançon

Pierres d'Égypte
Moenis TAHA-HUSSEIN

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TAHA-HUSSEIN Moenis. Pierres d'Égypte. In: Mélanges Étienne Bernand. Besançon : Université de Franche-Comté, 1991.
pp. 363-368. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 444);

https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1991_ant_444_1_2813

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PIERRES D'ÉGYPTE

Moënis TAHA-HUSSEIN

S'il est vrai que le sable, selon la définition du dictionnaire,


est une sorte de poudre minérale provenant de la désagrégation de
certaines roches, alors l'Egypte est presque entièrement de pierre,
exception faite de l'étroite vallée du Nil, de son Delta et de
quelques oasis, taches vertes sur un fond blanchâtre.
L'Égypte, c'est un immense désert de près d'un million de

kilomètres
deux
végétale
des
compagnons
rocs
ramassions
affaire,
affleurent
avancions
monde
collectionneur,
me
poches
brillant.
formes
aime
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de
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vitreuses
même
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et
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découvrir
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minéral
L'érosion,
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évoquassent
le
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que
des
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rose
ou
de
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de
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encore
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la
ded'une
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Mer
pierres
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jeux
sur
j'étais
rougeoyant
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m'arrivait
qui

dans
sable
silex
mais
fille
la
Rouge,
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me
des
Et,
le
entourent
duroute
la
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et,
c'est
comme
des
sombres,
c'est
jaune.
vent
enfant,
promener
de
nombreuses
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configuration
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bien
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brises
agglomérés
donne
même
du
surtout
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juste
granit
la
affûtés
Cependant,
mène
sous
j'allais
douces
limon
ville
spectacle
déserts
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et
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long
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àet
rapporter
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le
ces
sévère
des
frémissement
noir
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que
arabique
souvent
jamais
nuages
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cobra
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que
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de
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et
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leobstinées
mes
au
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riche
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àsilence.
glauque
eu
milieu
fond
la
cailloux
obsidiennes
humains
et
Nous
infinies
maison.
semblance
avec
l'âme
que
de
des
la
moissons
plus
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libyque
de
basalte
venues
nature,
toison
l'on
de
petits
Nous
entre
grès.
nous
clair
d'un
mes
des
des
de
ou
ce
Je
a

Mais le désert qui est situé à l'est du Nil est triste et, pour
ma part, je l'ai toujours soupçonné d'être maléfique. C'est là, du
reste, que le Caire enterre ses morts. Je porte encore au front le
sceau d'une pierre orientale que le vent, tandis que je gravissais
une colline rocailleuse, fit rouler et qui vint avec une précision
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brutale se ficher au-dessus de mon arcade sourcilière gauche. Ce


fut sans doute la première pierre qu'on me jeta. J'avais dix ans.
Depuis, j'en ai reçu de plus navrantes.
Au contraire, le désert libyque est toute grâce et si ce n'est
point pour cette raison que les anciens Égyptiens y établissaient

partout
en général
puissante.
Sphinx
Ici,
pierre
d'emprise
effet,
grand
les
colonnes
Là,
que
faucon,
égyptien
oiseaux
fauves
le
elle
arbres
dire
C'est
Dans
Ici,
Il
départ
en
temple
sacralisée.
dans
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scarabée,
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végétal
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mythique
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pierre
leur
l'œil
est
semble
de
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l'histoire,
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qui
statues
Egypte
quelquefois
Karnak
Anciens
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nécropoles,
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trouver
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du
en
au
Et
la

Qu'il s'agisse de l'histoire de l'Egypte pharaonique ou de


celle de l'Egypte musulmane, sans oublier, bien sûr, le temps de
l'Egypte grecque, romaine et chrétienne, la pierre dans ce pays
joue constamment un rôle essentiel. N'est-elle pas, dans toutes
les civilisations du monde, à l'origine d'au moins deux arts
majeurs, l'architecture et la sculpture ? On pourrait même
avancer qu'elle se trouve également à l'origine de la peinture,
puisqu'elle offrit sa surface des siècles durant aux dessinateurs et
aux coloristes, faisant ainsi naître et se développer la fresque.
Et s'il est vrai que les sept merveilles du monde furent
presque toutes œuvres de pierre, il est non moins exact que deux
de ces merveilles virent le jour en Egypte, les Pyramides de
Guizeh et le Phare d'Alexandrie, symboles, les unes, de la mort
mais aussi de l'éternité, l'autre de la clarté, partant de la
connaissance. Chéops comme Ptolémée Philadelphe savaient ce
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qu'ils faisaient en opposant la consistante rigueur de la pierre à la


mollesse des sables et à la liquidité des mers.
Il y aurait beaucoup à dire sur l'exaltation de la pierre par
l'architecte égyptien. A côté de l'envolée solide des sanctuaires se
détachant en bistre ou en ocre sur un ciel imperturbablement
d'azur, il y a ces tombes souterraines où la matière, loin du soleil,
garde pour elle ses secrets anguleux ou voûtés ; il y a aussi ces
temples rupestres creusés à même les monts rocheux : là, on ne
sait plus très bien où commence l'art, où finit la nature. Il y en a
d'autres enfin, périodiquement anadyomènes et qui surgissent
des eaux du Nil ou s'y engloutissent suivant les saisons, tel cet
ensemble de Philae, Aphrodite lapidifiée qui fît rêver plus d'un
voyageur.
Quant aux obélisques, ils disent la pierre de mille et une
façons : si celui de la Place de la Concorde a su inspirer à
Théophile Gautier l'un de ses plus heureux poèmes où se plaint
d'être demeuré seul à Louxor le frère de l'obélisque de Paris, il
en est un qui m'a toujours ému et chaque fois que je vais à
Assouan je lui rends visite. C'est un grand malade. Il est à jamais
couché dans la carrière de granit d'où sont sortis, sveltes et
pointus, tous les autres. Alors qu'on le dégageait peu à peu de la
pierre brute, il se fendit obliquement ; on dut l'abandonner. Et il
est là, depuis des siècles, infirme, pathétique, à demi œuvre
d'art, à moitié matière informe. Il ne connaîtra pas l'anastylose et,
comme il est à terre, on le foule aux pieds.
Avant de quitter les pierres de l'Egypte antique, je devrais
dire un mot de la statuaire, cette expression verticale de la
sculpture. Là encore, il ne s'agit que d'une impression
personnelle.
Tout leEtmonde
c'est une
connaît
histoire
cette
granitique
admirable
que tête
je raconte.
de Ramsès II
posée à même le sable dans la cour du Ramnesséum thébain. Elle
appartenait à l'un de ces nombreux colosses que le temps a
ensemble décapités et démembrés. Mais je me plais à penser que
cette tête de granit qui semble émerger du sable représente la
poussée millénaire d'un germe de pierre sacré il y a des siècles et
des siècles et qu'avec le temps, mais quel temps il y faudrait î
apparaîtront peu à peu le torse, les bras et les jambes de la statue
miraculeusement préservée dans son intégrité, tant il est vrai que
cette matière qu'on affirme être inorganique peut devenir vivante,
le devient déjà, grâce aux audaces de l'imagination et à la
puissance du rêve.
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Sans doute tout n'est-il pas de pierre en Egypte et les


villages qui, d'A s souan-la-rouge à la blanche Alexandrie, font
des étapes brunes dans la verte vallée sont de boue séchée.
Pourtant, la pierre n'est pas tout à fait absente des
agglomérations campagnardes. Au seuil des humbles maisons,
on trouve souvent des bancs de pierre où, le soir venu, au retour
des champs, les paysans s'assoient et se racontent.
Et dans ces autres habitats, les cimetières, si les tombes
musulmanes ne sont, parmi les eucalyptus et les mimosas, que de
simples renflements de terre battue ou de brique crue, une stèle,
néanmoins, à l'une de leurs extrémités, se dresse pour attester par
sa matière, moins périssable que l'argile, l'éternité de l'âme.
Elle est partout, la présence vivante de la pierre sur le sol
égyptien : ogives et dentelles des mille-et-une mosquées du
Caire, où le marbre le dispute au porphyre, forêt pétrifiée de
Ma'adi aux environs de la capitale, églises coptes du vieux-Caire,
montagne orangée qui porte la Citadelle et les minarets de
Mohammad 'Ali, galets crépitants des plages méditerranéennes,
rochers abrupts de la Mer Rouge, la pierre survit quand meurent
l'animal et la plante.
Dans mon pays - il en va sans doute de même dans bien
d'autres lieux de la terre - certaines pierres sont considérées
comme bénéfiques, cependant que d'autres sont tenues pour
malignes. Toute pierre bleue ou verte (et surtout si elle est bleu-
vert), qu'elle soit précieuse comme la turquoise, l'aigue-marine,
le lapis-lazuli ou le saphir, ou qu'elle soit ordinaire, porte
bonheur. On attache une pierre bleue autour du poignet de
l'enfant qui vient de naître ou à son cou ; on en suspend
égalementœil.
mauvais surUn
lesscarabée
portes des
couleur
maisons
de ciel
pouroules
de protéger
mer est du
un
précieux talisman.
Mais il est des pierres jeteuses de sorts et dans les
campagnes aussi bien que dans les quartiers populaires des cités
égyptiennes, les diseuses de bonne aventure le savent qui, avec
précaution extraient d'un sac en peau de chèvre ces cailloux
prophétiques et les disposent entre des croix tracées dans le sable
avec le pouce. Ils disent, ces petits objets ronds, ovales ou
pointus, le destin des hommes et il faut en avoir peur et respect.
De tout temps les hommes ont pressenti, su parfois, le
mystérieux pouvoir des pierres. Déjà, les Chaldéens, nous est-il
dit, savaient que certaines d'entre elles possèdent vertu de
367

guérison. Au Caire, j'ai entendu, il y a quelques années, les


explications détaillées, confuses souvent, je dois l'avouer, d'une
dame qui assurait vaincre le cancer au moyen d'objets et de
bijoux de l'antique Egypte : scarabées montés en bagues,
amulettes d'onyx, d'agate ou de calcédoine, minuscules effigies
d'Isis, d'Osiris ou d'Anubis, petits vases d'albâtre translucide,
calices issus de gemmes délicates, morceaux de marbre blanc,
blocs de calcaire spongieux, tous, rangés sur les rayons de son
"laboratoire", émettaient des ondes, affirmait la magicienne,
lançaient d'invisibles radiations, captaient en retour le fluide des
humains, prenant lentement mais sûrement aux malades leur mal
et, pour ainsi parler, s'en chargeant à leur tour. Et de me désigner
des taches sur une pierre jadis immaculée, quelque impureté au
sein d'un caillou naguère sans souillure. Je me souviens qu'elle
ajouta que les expériences auxquelles elle se livrait n'étaient pas
sans danger et que, semblable aux savants qui sont victimes de la
radio-activité, elle risquait d'être un jour atteinte de l'affection
que, pour
Cette
l'enlever
femme aux
est morte
autres,d'un
ellecancer.
manipulait quotidiennement.

Quittant pour un moment cette Egypte pétrée, je voudrais


apporter mon hommage à la pierre.
La pierre est un minéral et le minéral se définit comme un
"corps inorganique qui se trouve à la surface ou à l'intérieur de la
terre". Mais peut-on vraiment croire que la pierre soit sans vie ?
Les
une âme
couleurs
aux pierres
et les formes
en leursont
donnant
la vieleur
et laconfiguration
font. La nature
extérieure
insuffle

et en les vêtant de couleurs. L'artiste, architecte ou sculpteur, fait


de même : il anime véritablement la pierre. Nous en avons la
preuve dans l'histoire d'Amphion : ne nous dit-on pas qu'aux
accents de la lyre du fils de Jupiter et d'Antiope les pierres
venaient se placer d'elles-mêmes les unes sur les autres ou les
unes à côté des autres et qu'ainsi s'élevèrent les murailles de la
ville de Thèbes ? Nous en avons une preuve encore avec
l'aventure de Pygmalion : cela s'est passé non loin de l'Egypte,
dans l'île de Chypre où la statue de Galatée, par la grâce de la
déesse Vénus, devint une femme vivante. On pourrait multiplier
les
tête,exemples
tendait la: la
main,
statue
se de
mouvait
marbretout
du entière.
commandeur
Don Juan
inclinait
en sut
la
quelque chose. . .
Légendes que tout cela, m'objectera-t-on, mais il y a des
faits aussi indéniables que troublants. De l'union de deux silex
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naît le feu ; c'est donc que de la pierre jaillissent la chaleur et la


lumière ! Si n'était vivante la pierre, pourrait-elle donner la vie ?
Enfin, il est constant que les pierres précieuses n'ont pas le même
éclat selon qu'elles ornent le cou et les doigts de nos compagnes
ou qu'elles dorment, inertes, dans leurs lits de velours.
Pour terminer mon propos, j'évoquerai les émotions de la
pierre, car, comme l'écrit Jean Guéhenno, "... tout se passe
comme si les cailloux cachés dans le sable eux aussi respiraient".
Là encore, j'aurai une dernière fois recours à des légendes.
La pierre pleure : nous savons que Niobé, ayant vu ses
sept fils et ses sept filles mortellement navrés par les flèches
vengeresses
celle-ci,
éternellement.
mère
de Phoebus
des quatorze
et d'Artémis,
douleurs,
se changea
ruisselle
en pierre
de larmes
et que

La pierre sourit : qui, devant le portail de la cathédrale de


Reims, n'a pas eu envie de répondre au suave et accueillant
sourire de l'ange ?
Enfin, la pierre chante, et là, je retourne, en achevant, à
mon ancien pays.
Aux environs de la ville de Thèbes méditent, énormes,
assises, les mains posées sur leurs genoux de calcaire, au milieu
des champs
colosses de Memnon.
de trèfle, deux statues communément appelées les

Memnon était fils de l'Aurore et l'on raconte, mais c'est


sûrement vrai, que lorsque les rayons du soleil levant viennent
caresser la pierre de ces géants figés, celle-ci fait entendre des
sons harmonieux : c'est, nous est-il expliqué, Memnon qui salue
l'apparition de sa mère, l'Aurore.
Je m'arrêterai sur ce chantant hommage de la pierre au jour
qui naît.

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