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LA « VILLE DURABLE » COMME PRODUIT TRANSACTIONNEL

Philippe Hamman

ERES | « Espaces et sociétés »

2011/4 n° 147 | pages 25 à 40


ISSN 0014-0481
ISBN 9782749215129
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https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2011-4-page-25.htm
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La « ville durable »
comme produit transactionnel
Philippe Hamman

Cet article examine la place du développement durable dans les projets et les
stratégies urbaines françaises sous l’angle de la fabrique de la ville. On connaît
les injonctions successives qui lui ont été adressées au fil des siècles : la ville
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classique devait être « belle » et respecter la bienséance, la ville moderne
devait être « radieuse », la ville contemporaine doit être « durable » (Monin,
Descat et Siret, 2002). Avec pour objectif de conjuguer les dimensions écono-
mique, environnementale et sociale (voire culturelle), le développement durable
s’apparente à un « mot-valise », dont le signifiant fédérateur correspond à l’idée
de retrouver des totalités, par rapport aux représentations plus « opération-
nelles » forgées au cours des décennies 1960-1970, en termes d’écosystème ou
de métabolisme urbain. Désormais, le développement durable est lu comme un
levier de transformations des politiques urbaines, à travers un effort de cohé-
rence entre différents services, niveaux d’action et compétences territoriales
(Emelianoff, 2004).

Philippe Hamman, professeur des Universités en sociologie au Département d’urbanisme et


aménagement régional de l’UFR des Sciences sociales, Université de Strasbourg, directeur-
adjoint du Centre de recherche et d’étude en sciences sociales (CRESS, EA 1334)
phamman@unistra.fr
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Promu en particulier par Jean Remy et Maurice Blanc (Remy et al.,


1978 ; Blanc, 1992), l’outillage sociologique des transactions sociales apparaît
adéquat pour analyser les processus d’élaboration de « compromis pratiques »
(Ledrut, 1977, p. 93) dans les situations concrètes où le conflit ne peut être
simplement lu comme un affrontement ; la vie sociale est davantage « une
confrontation d’une pluralité d’acteurs en relation partiellement conflictuelle
et en négociation pour déterminer des zones d’accord en fonction de leur capa-
cité de pression respective » (Remy et al., op. cit.).
De ce point de vue, la transaction sociale constitue un processus de socia-
lisation et d’ajustement à l’autre, dans un univers structuré par des couples de
tensions opposées : tradition et modernité, identité et altérité, etc., où il en va
de principes de légitimité d’égale valeur, mais qui tendent à s’exclure mutuel-
lement (Simmel, 1981 [1917], pp. 144-145). Précisément, le concept renvoie
à la fois à des conflits d’intérêt et à des conflits de valeur, plus difficiles à
résoudre encore, quand entrent en jeu des conceptions intériorisées, diverses
en fonction des acteurs et des échelles d’action en jeu. C’est particulièrement
vrai autour de la « ville durable », correspondant à des configurations
complexes avec des conflictualités parfois « à bas bruit », mais permanentes,
sur la durée, comme le tri sélectif, les places de stationnement automobile en
centre-ville, la configuration des places publiques minérales/végétalisées, ou
encore les modes de tarification des transports en commun urbains.
De la sorte, on repère des produits transactionnels qui sont autant de
compromis, donnant consistance à des espaces intermédiaires, à la fois tran-
sactionnels et transitionnels (Hamman, 2009). Il s’agit de saisir les logiques
sociales et spatiales qui participent de la production de ces mécanismes. Pour
ce faire, nous nous fondons sur les résultats d’une recherche menée pour le Plan
urbanisme construction architecture (PUCA) de 2006 à 2009, qui compare la
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place du développement durable dans six aires urbaines françaises : Bordeaux,
Lille, Lyon, Nantes, Montpellier et Toulouse 1.
La transaction sociale suppose l’émergence d’acteurs et de lieux « tiers ».
Ces passages et ces passeurs vont nous retenir, pour saisir par qui et où des
transpositions entre différents univers peuvent déboucher sur des hybridations,
de portée variable. Il faut auparavant qualifier ces dernières, en revenant sur
les séquences transactionnelles qui traduisent la construction d’un « ordre
négocié ». Cette mise en correspondance de prétentions diverses conduit, si elle
fonctionne, à une création qui comprend une part de compromis et d’innova-
tion, en même temps que de coopération conflictuelle et d’hybridation – ce que
nous examinerons dans les deux premières parties. Les dispositifs observés de

1. Nous avons mené des enquêtes de terrain de fin 2006 à 2008 dans ces six aires urbaines, à
travers des observations ethnographiques, la collecte de documents, la diffusion de questionnaires
auprès d’habitants et d’usagers, et la conduite d’entretiens approfondis, en ciblant différents
groupes d’acteurs : élus, personnels techniques et administratifs des collectivités, associatifs et
experts (Hamman et Blanc, 2009).
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la « ville durable » témoignent ainsi d’une « prise en compte de la matérialité,


à travers laquelle se constituent des points de repères et des passages obligés »
(Remy, 1998, pp. 36-38).

COMPROMIS DE COEXISTENCE ET INNOVATIONS


Les transactions sociales autour du développement durable urbain ne sont
pas réductibles à une relation entre acteurs : elles portent autant sur des projets,
et contribuent à en redéfinir pour une part les contours, voire, au-delà, la confi-
guration locale. Les processus d’apprentissage se comprennent de la sorte, ainsi
que leur inscription temporelle : la transaction se place dans un cadre institué
qui fournit une définition de la relation entre partenaires, c’est-à-dire un prin-
cipe légitime d’accord, mais elle ouvre aussi – que ce soit en termes de déve-
loppement durable d’une institution (action sur les bâtiments et les marchés
publics, etc.) et/ou d’un quartier ou d’une ville (en rapport aux différentes
parties prenantes dans un territoire) – sur la possible construction d’un accord
second, pouvant consacrer d’autres principes promus par les acteurs, ce que l’on
peut nommer une transaction de deuxième rang.
Par exemple, si le terme « éco-quartier » s’est diffusé dans le cadre des
villes dites durables, les réalités sont tout à fait variables : il n’y a pas un label
unitaire, mais des affichages de projets construits localement en fonction de
contenus fluctuants. Dans l’agglomération nantaise, des modes de transactions
secondes sont centrés sur certaines composantes des représentations et des posi-
tions des acteurs impliqués, mais se référant toujours à un cadre premier,
élargi et national (le quartier et la ville durables), pour mieux se l’approprier
tout en l’adaptant. Le responsable du Renouvellement urbain à Nantes
Métropole explique ce cheminement :
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« On a commencé des opérations pilotes en matière d’habitat avec des villes qui
étaient d’accord pour développer des éco-quartiers. […] On est allé voir […] sur
des grilles de lecture, mais non pas comme une norme, c’est-à-dire en disant
‘quand on a tant de densité, c’est très bien’, mais plutôt comme des repères, plutôt
l’image du tableau de bord » (entretien, Nantes, 20/06/2007).
Ces transactions relèvent d’un double rapport à la règle : à la fois assou-
plissement et reformulation des principes de premier ordre, et souci de fixer des
règles secondes (c’est-à-dire qu’il n’y a pas un simple effet de filtre). Des
réflexions sont en cours à Nantes Métropole, visant à préciser ce que recouvre
un « éco-quartier à la nantaise », afin d’étendre les réalisations par l’établis-
sement d’une codification locale renforcée et harmonisée (Hamman et Blanc,
op. cit.). C’est donc un jeu avec l’ordre institué que la transaction emporte,
avec, en permanence, des compromis entre acteurs et également entre visions
plus ou moins novatrices des politiques locales en développement durable. Le
volet substantiel de celles-ci (Tableau 1) se couple d’autant plus directement
avec une dimension procédurale, en termes d’acceptabilité à la fois technique
et sociale, sur laquelle nous allons nous concentrer.
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Tableau 1 : Aspects substantiels de la « ville durable » : exemples de domaines d’action récurrents


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Domaine environnemental Domaine socio-politique
transports et déplacements
pollutions cadre de vie participation centre et périphéries
durables
Bordeaux – Plan TRIVIAC (tri sélectif) – 3 lignes de tramway en site – Embellissement – Conseil de – L’association H-Nord – Politique de recentrage et
– Les enjeux de pollution propre de Bordeaux centre développement – Peu d’aide de la ville de renforcement
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industrielle n’apparaissent – Intermodalité voiture/tram – Développement durable (CUB) et de la CUB des polarités urbaines
pas sur l’agenda politique (parking relais) d’une « qualité – Concertation – Volonté de développer – Démarche de
– Gestion des déplacements paysagère » sur le PLU un éco-quartier complémentarité entre
automobiles : limitation – Végétalisation – L’association Trans’Cub le centre de Bordeaux
en centre ville et – Opposition à la CUB et les communes
développement de rocades – Participe à la mise en échec de la périphérie
– Piétonisation des centres du projet de VAL – ZAC centre-ville : accent
villes de plusieurs communes – L’association Aquitaine sur la qualité urbaine
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de la Communauté urbaine Alternative – Opérations


(CUB) (Bordeaux, Pessac) – Entendue par la CUB de développement
– Demande une baisse de l’offre de logements.
des coûts de l’eau
Lille – « Écologie urbaine – 2 lignes de métro – Aménagement – Conseil de – Maison régionale de – Instauration du Contrat
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et le cadre de vie » : – 2 lignes de tramway d’une « Trame verte développement l’environnement et des d’Agglomération de Lille
regroupement des thèmes – Projet de lignes de bus et bleue » (Communauté solidarités (MRES), Métropole (objectif d’une
de l’eau et des déchets à haut niveau de service – Plan de propreté urbaine de Lille) Association Environnement et métropolisation
à concilier avec – Bus au gaz de la ville de Lille Développement Alternatif rayonnement international)
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une dimension – Développement (EDA) : elles ont en particulier – L’Eurodistrict


environnementale des « déplacements et été associées à la démarche “Eurométropole
– Déchets à transformer des transports » d’Agenda 21 local Lille-Courtrai-Tournai”.
en biogaz (utilisé pour
les bus à gaz)
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Lyon – Dépollution des sols – 4 lignes de métro, dont – Préservation – Conseil de – Avis défavorable contre – Développement de
(la Porte des Alpes) une ligne automatique de la « qualité développement le projet urbain Carré de soie, nouveaux lieux de centralité
– 8 stations d’épuration – 3 lignes de tramway environnementale » – Commission aboutissant à une démarche – Réaménagement de
– Traitement des déchets – 2 funiculaires – Création consultative de concertation avec certains centres-villes de
– 100 lignes urbaines de bus d’une trame verte : urbanisme et les habitants communes en périphérie
– Parc-relais « V » vert déplacements – Désenclavement avec
– Mise en place l’arrivée des lignes de tram
de Projets Nature
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(réaménagement
d’espaces verts…)

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Montpellier – Programme DEMETER – 2 lignes de tramway – Engagement – Concertation – Collectif tramway – Concentration des flux
(tri sélectif) en site propre qualité au niveau de dans le domaine – Exclu de la négociation vers Montpellier
– Usine de méthanisation – Bus rabattus la propreté du tram des transports – Contre le tracé de la 2e ligne – Le tram comme lien entre
– Station Maéra (traitement systématiquement – Entretien et (l’agglo) avec de tram les communes périphériques
de l’eau) sur les lignes de tram développement les communes et et la ville centre
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– Cogénération dans – Intermodalité voiture/tram des parcs urbains les habitants – Tensions au niveau
le quartier Antigone (parking relais hors de la ville) – Entretien et de la Communauté
– Éloignement progressif végétalisation d’agglomération,
des voitures du centre ville des berges du Lez notamment au sujet
– Bus au gaz naturel de ville – Embellissement de l’organisation
– Piétonisation du centre ville du quartier des transports collectifs
de Montpellier de l’Écusson (ex : Palavas l’a quittée).
(Montpellier centre)
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Nantes – Valorena : usine – 2 lignes de métro – Création – Gouvernance – Concertation avec – « Missions centres-
d’incinération d’ordures – 3 lignes de tram d’éco-quartiers et « bonnes les habitants villes » pour favoriser
ménagères – Service de bus nocturnes – Végétalisation pratiques » pour la construction d’îlots la piétonisation
– Arc-en-ciel : dispositif – lignes « express » et – Propreté d’habitation, dans les ZAC
multifilières (tri, « chronobus » de la ville – Ateliers de concertation
traitement, valorisation – Charte de service pour
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et conditionnement les bus (« Busway »)


des déchets ménagers – Navette fluviale
La « ville durable » comme produit transactionnel

et industriels) – Intermodalité vélo/tram,


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– Compostage vélo/busway, vélo/navette


– Réseaux de chaleur fluviale et intermodalité
urbaine voiture/tram, voiture/bus
Toulouse – Centre de Valorisation – 2 lignes de métro – Développement – Concertation – Mise en place d’un
des Déchets Urbains – 2 lignes de train périurbain d’une « qualité pour la mise réseau de transports en
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(CVDU), installation classée – Gestion des déplacements environnementale » en place commun d’agglomération
pour la protection automobiles : limitation et d’une « qualité d’un Agenda 21 et multimodal comme outil
de l’environnement de la vitesse et de l’usage architecturale » – Apprentissage de désenclavement
– Tri sélectif et collecte de l’automobile – Végétalisation de l’éco- des quartiers et communes
des déchets verts – Intermodalité voiture/métro, – Projet de quartier citoyenneté périphériques
– ORAMIP (Observatoire voiture/train (parking relais) durable – Clivage entre « ancienne »
Régional de l’Air – Développement à Borderouge et « nouvelle » population
en Midi-Pyrénées) d’une « éco-mobilité » à Blagnac au sujet
– Le Plan Régional de de la future ligne de tram
la Qualité de l’Air (PRQA) desservant la commune
(pas de consensus au titre
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de la « modernité urbaine »).

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La conclusion de marchés publics dits « éco-responsables » constitue un


premier levier d’action pour les villes, les commandes publiques effectuées par
l’institution pouvant intégrer des préoccupations de développement durable.
Ces démarches ne correspondent pas à de simples impulsions des décideurs.
Elles sont le produit de transactions, notamment avec des associations mili-
tantes d’environnement spécialisées. Par exemple, la ville de Lille recourt
exclusivement à l’achat de bois labellisé FSC (c’est-à-dire issu de forêts gérées
de manière durable) ; la municipalité a travaillé sur un cahier des charges en
fonction de recommandations établies par Greenpeace.
Dans ces dynamiques transactionnelles, il s’agit de convaincre les acteurs
de ce que chacun peut être « gagnant » en intégrant des normes durables. La
réalisation d’un bâtiment de bureaux signalée par un aménageur en charge de
l’Île de Nantes est très révélatrice de cette fabrique du compromis :
« Je crois qu’on a su montrer aux privés qu’on n’était pas là pour nuire à leurs
opérations, et qu’on pouvait collectivement apporter une amélioration. Le bâti-
ment de bureaux où nous sommes est sorti il y a un an. […] L’opération a été
menée par un opérateur privé national qui avait imaginé au départ faire un bâti-
ment […] qui n’allait pas très bien avec ce que nous souhaitons : créer des
espaces de traversée qui permettent d’accéder à la Loire. Donc on a travaillé forte-
ment avec le maître d’œuvre, ce qui a permis au final […] un passage central, […]
qui pour eux a été d’une utilité non négligeable, puisque, sur le même terrain, ça
leur a permis de faire plus de surface constructible » (entretien, Nantes,
22/06/2007).
L’instabilité des compromis sur des innovations en développement durable
ressort en même temps : avoir construit une position « en pointe » oblige par
la suite les élus à « tenir leur rang » en termes d’expériences novatrices, ce qui
implique des transactions. Significatif est encore le cas de Nantes, pionnière
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en matière de réintroduction du tramway moderne. Derrière le principe affiché,
on a composé avec une solution « intermédiaire » : le Busway, qui reprend les
cadencements et « atouts » du tram mais avec des bus circulant sur des voies
propres. Le coût et la durée des travaux pour un tram par rapport au Busway
ont plaidé en faveur du compromis, toujours présenté comme innovant, même
si le Busway n’est pas sans inconvénients en termes d’emprises au sol :
« C’est une particularité de Nantes, qui a été la première à remettre le tram et qui
a toujours une politique très active. C’est une politique qui est au point, avec des
expérimentations originales comme le Busway, qui coûte moins cher mais qui
bouffe pas mal d’espace, mais qui est un succès », explique un responsable inter-
communal (entretien, Nantes Métropole, 20/06/2007).
La question de l’efficacité des politiques urbaines en développement
durable est ainsi posée, en relation avec l’absence de principe organisateur
unique. Le Busway est bien le produit d’une transaction, notamment si on
décompose les motifs au titre desquels les habitants peuvent se sentir impli-
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qués : les usagers profitent de lignes de bus offrant une qualité de service et une
garantie de respect des horaires renforcée, les riverains se voient épargner des
mois de travaux assez lourds qui auraient été nécessaires pour réaliser une
nouvelle ligne de tram, les contribuables ont un coût d’installation moindre à
supporter, etc. Quant aux décideurs et techniciens, ils peuvent espérer conser-
ver le bénéfice de l’image d’innovation dans les transports en commun, fût-ce
sous contrainte (c’est-à-dire avoir réussi à préserver le motif d’action de la
« ville durable »). Ceci apparaît fonctionner ; la réaction livrée par un militant
local du domaine environnemental le traduit : « Ils voulaient faire une
quatrième ligne de tram. Il y en a trois. Ils n’ont pas pu. Ils ont fait un Busway
à la place, c’est à peu près équivalent » (entretien, Nantes, 19/06/2007). Car
cette transaction « finit par établir une symbiose ou une connivence entre les
partenaires, connivence dont la règle n’est pas absente, mais où la norme est
relativisée tout en demeurant le cadre des transactions et un moyen de pression
essentiel » (Mormont, 1992, p. 118).
Corrélativement, la mesure et l’évaluation des impacts des actions de déve-
loppement durable urbain arrivent au premier plan. L’invocation de l’efficacité
passe par le discours de la preuve des modifications introduites dans la « ville
durable », afin d’aller plus loin que l’expérimental. En cela, les indicateurs utili-
sés mesurent une réalité qu’ils contribuent eux-mêmes à construire et à défi-
nir, c’est-à-dire à circonscrire et à rendre palpable au-delà des seuls cercles
experts et techniques (Zittoun, 2007).
Après les réflexions, avec les expériences, on serait passé du « dire » au
« faire », et il convient d’évaluer ces actions, voilà la trame des énoncés
recueillis :
« Le développement durable doit avoir une déclinaison quantitative et non pas
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s’arrêter au stade du discours. […] Donc il y a toujours une vérification de la
réalité d’application » (entretien, fonctionnaire de la Communauté urbaine de
Nantes, 21/06/2007).
Le vice-président de la Communauté urbaine de Lille en charge des trans-
ports y voit clairement un appui pour les élus dans un cadre transactionnel :
« Le développement durable, il faut remettre en cause les intérêts de certains
lobbies. Alors, c’est forcément polémique, contradictoire. Mais ça demande,
pour éclairer, dépasser les intérêts particuliers et les regroupements, de se doter
d’évaluations de politiques publiques. On a besoin d’indicateurs du bien-être
social, je pense » (entretien, Lille, 05/06/2007).
L’empreinte écologique mesure la pression d’un individu ou d’une société
sur son environnement, exprimée en unité de surface, à un moment donné, et
fournit une valeur absolue, facilement mobilisable socialement, notamment
dans le cadre d’une communication publique : « C’est un excellent outil de
sensibilisation en termes pédagogiques. On l’utilise en ce sens dans nos anima-
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tions en matière d’éducation au développement durable, et on l’a utilisé dans


l’Agenda 21 comme outil de création de débat », fait remarquer une chargée
de mission à la Communauté urbaine du Grand Lyon, pourtant réaliste sur les
limites du calcul :
« On arrive à 4,89 ha par habitant et par an. Quand je vois le montage statistique,
4,89, pour moi, ça veut dire 5. […] Et 5 ha par habitant et par an, en 2003-2004,
ça ressemble étrangement au calcul moyen français. […] Pour l’instant, ce n’est
pas mûr au niveau local » (entretien, 07/11/2007).
L’indicateur sert ici de support à un langage commun, qui correspond à une
transcription épurée, stabilisée et accessible aux « profanes », à partir d’une
problématique complexe, voire parfois peu lisible (Zittoun, op. cit.). Il y a là, en
relation au cadre transactionnel, une mise en avant du dispositif plutôt que des
« plaignants » – c’est-à-dire l’acteur mobilisé, les associations, les mouvements
écologistes – pour légitimer la collectivité à définir et à traiter un problème.

COOPÉRATIONS CONFLICTUELLES ET HYBRIDATIONS

Derrière les appels à la gouvernance, aux « bonnes pratiques » et à la parti-


cipation (Navez-Bouchanine, 2007 ; Hamman et Blanc, op. cit., 4e partie), se
dégagent des échanges inégaux lorsqu’on observe la « ville durable » en train
de se faire. La transaction s’applique « au jeu social où chacun fait comme si
on était d’accord, à condition de tirer avantage de l’échange, quitte à faire un
usage détourné du produit » (Remy, 1992, p. 92). Le différend ne disparaît pas,
l’ajustement n’est pas complet : quelque chose est construit, mais d’autres pans
de ressentis ou d’inégalités ne sont pas traités instantanément. Le produit
transactionnel va, du moins, au-delà du point de départ des intérêts et valeurs
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différents.
Parmi d’autres, le cas de l’agglomération nantaise permet d’appuyer la
diversité des transactions qui s’exercent au sein des politiques associées à la
« ville durable » et la part d’hybridation des pratiques. Opération phare, le
projet de renouvellement urbain de l’Île de Nantes est d’autant plus évocateur.
Son inscription dans le cadre du programme européen CONCERTO, lancé en 2003
par la Commission européenne pour promouvoir l’efficacité énergétique et les
énergies renouvelables dans le bâti, se combine avec des logiques expérimen-
tales marquées par des contraintes locales, qui excluent certaines constructions :
« La principale opération CONCERTO, donc réglementation thermique 2005 moins
15 % à peu près, […] c’est un projet extrêmement important qui mêle du loge-
ment, du bureau, du commerce, une résidence hôtelière. […] Sur les 45 000 m2,
il y a 30 000 m2 sous les critères CONCERTO. Les éléments qui ne sont pas dedans,
ce sont les hôtels, qui ont des exigences en termes de climatisation qu’on n’ar-
rive aujourd’hui pas à dépasser, et puis la partie commerces » (entretien, aména-
geur, Nantes, 22/06/2007).
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La mise en œuvre de recommandations de développement durable sur l’Île


de Nantes mobilise tout un travail transactionnel, et non un modèle de l’im-
position, ce qui nécessite la mise en relation dans un espace intermédiaire d’uni-
vers qui n’échangent pas nécessairement, notamment dans le cadre du foncier
et de l’immobilier privés :
« 60 à 70 % des opérations qui sortent sont des transactions de privé à privé. […]
Donc tout le travail, c’est un peu des négociations, être au plus près pour faire en
sorte qu’un certain nombre de prescriptions, que ce soit sur des questions envi-
ronnementales, énergétiques, la forme architecturale, la programmation, la qualité
urbaine des bâtiments, etc., soient prises en compte. On n’est pas dans un système
où on peut imposer vraiment des choses. […] Mais on est sur un site immobilier
assez porteur, on avait pas mal de gens qui voulaient travailler ici » (entretien,
aménageur, Nantes, 22/06/07).
D’autres actions en développement durable, impliquant également des
transactions, ciblent spécialement certains publics. Les relations nouées par la
Communauté urbaine de Nantes avec le collectif Place aux Vélos visent à
encourager l’usage des cycles auprès de groupes qui pratiquent peu en ville,
l’association organisant, moyennant subventions, des bourses aux vélos, des
journées ludiques et des points d’entretien dans chaque commune de l’agglo-
mération. Cet accord s’explique dans un intérêt réciproque, où la transaction
demeure en permanence relative : ni la collectivité ni l’association ne sont plei-
nement converties aux thèses de l’autre partie, mais l’interaction est mainte-
nue, par-delà des épisodes de tension. L’élu chargé des circulations douces est
très modéré, témoignage d’une certaine hybridation des modes de pensée :
« [Une rue] a été aménagée, qui était avec trois voies et un stationnement, et ça
s’est transformé en deux stationnements et deux voies, et rien de fait pour les
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vélos. Donc Place aux Vélos, là c’est un exemple où il y a eu un dysfonctionne-
ment dans la concertation préalable, il y a eu des réunions où ils n’ont pas pu venir
et, résultat, on est arrivé à un blocage. Quand je dis qu’ils sont critiques, c’est
qu’ils peuvent parfois se permettre ! » (entretien, élu Nantes Métropole,
19/06/2007).
Bien d’autres transactions entre des villes et des associations environne-
mentales donnent à voir des espaces-frontières de médiations. À Nantes
toujours, l’association Alisée se positionne comme prestataire pour les
communes, pour leur proposer des « audits énergétiques » (le « Conseil en éner-
gie partagée »), réalisés par des personnels de la structure et aboutissant à des
préconisations, moyennant subsides. Dans cette configuration, l’association
augmente sa visibilité et se finance, en proposant aux décideurs locaux une
expertise-diagnostic assurée par ses propres salariés. Quant à la collectivité, elle
rentre dans ses frais en suivant les conseils prodigués, qui amènent des écono-
mies, et peut affirmer sa préoccupation en développement durable comme légi-
timée via le truchement de l’expertise.
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34 Espaces et sociétés 147

Par des processus d’hybridation, se dégagent des situations de coopération


au moins ponctuelle, où les acteurs sont susceptibles de trouver une recon-
naissance à leur engagement, moyennant le fait d’éviter des mises en cause réci-
proques trop sévères et la définition d’un domaine limité d’action en commun
(ici la promotion du vélo, là celle des énergies renouvelables, etc.), qui permet
l’émergence de produits transactionnels. Le devenir de ce domaine commun,
qui a une portée symbolique pour les différentes parties, reste pour une part
indéterminée. D’où, par exemple, la prudence de l’association Alisée pour
disposer d’autres sources de financements que le conseil aux collectivités, en
lien avec son positionnement environnementaliste propre :
« Quand on fait une action qui n’est pas financée sur le plan d’action Info Éner-
gie, il n’y a aucune raison qu’on mette le logo IE. On ne peut pas faire un truc
gratuit comme ça, on redevient Alisée » (entretien, salarié d’Alisée, Nantes,
20/06/2007).
Ces processus sont susceptibles de se dé/re-nouer différemment, car l’éla-
boration d’un référentiel partagé provisoire s’incarne dans un espace limité
d’épreuves de concrétisation (Devisme, 2007). Cet espace-frontière restreint les
incertitudes ou les oppositions plus larges et permet d’expérimenter des repré-
sentations et des pratiques renouvelées sans qu’un groupe ou l’autre n’ait à
renoncer à ses principes de base, ce qui passe par des dispositifs semi-institu-
tionnels ad hoc (gestion des aides aux économies d’énergie, de l’entretien du
parc de vélos…). De la sorte, il s’agit de transactions entre un secteur (et ses
acteurs) et la société dans son ensemble, notamment incarnée par l’État et les
villes, quant à la stabilisation du rapport global/sectoriel (RGS). Ces processus
s’entendent à la fois en termes d’acteurs (les personnes publiques par rapport à
des associatifs, etc.) et en termes cognitifs de lectures du développement durable
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(les grands principes planétaires par rapport à des domaines d’intervention terri-
torialisés, à l’exemple de la « ville durable »). La place des « médiateurs »
concorde avec la concrétisation du RGS (au sens de Muller, 2003), c’est-à-dire
« inventer » des régulations nouvelles des interdépendances.

DES MÉDIATIONS STRUCTURANTES : PASSAGES ET PASSEURS


EN DÉVELOPPEMENT DURABLE URBAIN

Le jeu des tiers est d’importance dans les transactions autour de la « ville
durable ». Il peut s’agir d’un entremetteur ou d’un « énonciateur » d’inter-
actions réciproques, qui fait se rencontrer des sphères d’activités diverses et
leurs énoncés a priori distincts. Il peut aussi en aller de garants légitimateurs
servant de référence, ou de tiers-traducteurs, ceux-là mêmes que Michel Marié
(1989) nomme des « passeurs ». Ces derniers permettent à la parole souvent
peu considérée des groupes « exclus » d’acquérir de la légitimité et donc de
favoriser une prise en compte par les décideurs.
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La « ville durable » comme produit transactionnel 35

D’autres impulsions sont liées aux appels d’offres qui s’adressent à diffé-
rents prestataires (architectes, consultants, etc.). Les procédures relatives aux
marchés publics sont un premier élément. Ce cadre de la société des transports
de l’agglomération de Montpellier le pointe, tout n’est pas volontarisme
d’échanges :
« Il y a des personnes de toute la France qui interviennent, c’est par la loi des
marchés publics de toute façon » (entretien, Montpellier, 02/03/2007).
Cela dit, on repère des régularités entre les villes ; les mêmes noms
reviennent, comme autant de « figures obligées » valant label de qualité ou de
modernité. À projet pensé comme majeur, figure majeure : les aménagements
de l’Île de Nantes le laissent paraître, avec l’intervention d’un architecte-
paysagiste de premier plan, Alexandre Chemetoff 2. Or, faire appel à ces « célé-
brités » n’est pas forcément exempt de difficultés pratiques à gérer. Le
vice-président chargé des circulations douces à Nantes Métropole regrette le
choix architectural de ronds-points en ovale, qui ont amené des congestions
automobiles et la réduction des pistes cyclables :
« L’Île de Nantes est en fait l’État dans l’État : c’est M. Chemetoff […]. Il est très
difficile de travailler avec lui, il a fait des aménagements sur l’Île de Nantes qui
sont totalement inopérants, de mon point de vue […]. Ce qui fait qu’il y a régu-
lièrement des bouchons pour les voitures ! » (Nantes, 19/06/2007).
La conclusion est à double portée : les professionnels qui proposent
leurs services aux différentes villes sont des passeurs d’idées et d’outils,
mais ils peuvent aussi devenir des vecteurs de « standing » de la « ville
durable », suivant une dimension qui s’apparente alors à l’imposition plus
qu’aux transactions. En cela, échanges, négociations et rapports de force se
retrouvent en permanence, que l’on se situe dans le cadre de dispositifs insti-
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tués ou instituants.
La dimension des intérêts de chacun ne peut être séparée de conflits de
valeurs, où entrent en jeu des modes d’intériorisation de la « ville durable »,
divers en fonction des acteurs, et souvent durcis : développement/préservation,
local/global, urbain/rural, etc. (Wintz, 2008). La tension entre coûts de réali-
sation de logements sociaux, destinés à être accessibles, et respect de normes
de Haute qualité environnementale (HQE) (Madec, 2002), le fait clairement
comprendre. En normes HQE, les coûts à la construction sont supérieurs. Même
s’ils sont moindres par la suite, encore faut-il que les entreprises et les bailleurs
intègrent des amortissements de long terme. Se mêlent ainsi des enjeux de
calculs budgétaires et de valeurs d’action entre des objectifs économiques,
sociaux et environnementaux à concilier. De plus, les priorités et les disposi-

2. Distingué par le Grand prix national de l’urbanisme 2000.


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36 Espaces et sociétés 147

tifs portés par des acteurs investis en développement durable ne font pas l’ob-
jet d’une simple transposition ville par ville à partir d’un cadre national. Le cas
des normes énergétiques dans le bâti le confirme ; des compromis limités
portent la trace des configurations territoriales. C’est d’ailleurs le regret que
formule cet élu vert lillois :
« Sur l’habitat, la Région a un peu failli à la tâche, c’est-à-dire de fixer sa contri-
bution financière sur des conditions énergétiques sur le logement, avec la barre
des 50 KW/h par m2 par an. La Communauté urbaine ne l’impose pas non plus
de son côté, et là je pense qu’on [la ville] a loupé une étape importante. […] On
essaie de faire coopérer des constructeurs, des architectes, de travailler avec les
plus performants, mais s’il n’y a pas un seuil de départ donné… » (entretien, Lille,
05/06/2007).
Les transactions renvoient justement à des conflits dont il est difficile de
donner une traduction monétaire intégrale. D’où une complexité supplémentaire
lorsque les conflits d’usage qui portent sur des « objets » (des équipements, etc.)
se doublent de conflits de devoirs quant aux valeurs sous-jacentes. Le rapport
entre « qualité » et « quantité » dans les aménagements urbains végétalisés
constitue une telle scène d’interactions, entre les sites « de premier ordre » (déve-
lopper de « grands poumons verts »…) et les espaces verts de proximité, dits
de « respiration ». Les « espaces verts » ont en effet de nombreux usages, dont
certains sont immatériels, tenant non à leur fréquentation, mais au sentiment de
vivre dans une ville qui s’intègre à la nature environnante, etc. Il n’est pas
toujours simple d’arbitrer, car la « proximité » dépend du ressenti et de la
capacité de mobilité des uns et des autres. Ceci suppose des compromis, jusqu’à
construire des normes locales – la « règle des 500 mètres » tend à se diffuser :
un espace vert à 500 mètres de chaque habitation.
La notion d’expérimentation qui se dégage renvoie à la fois au droit à l’er-
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reur, au développement de projets temporaires et à la mise en œuvre sur des
échelles réduites (Hamman et Blanc, op. cit., 3e partie ; Devisme, op. cit.). Elle
est au centre d’un grand nombre d’actions en développement durable urbain :
quand bien même certains y voient une bifurcation par rapport à une politique
de plus grande ampleur, ce serait un mode pertinent d’application de projets à
l’échelle de la ville :
« Je dis souvent que Lille est une ville citoyenne du monde. Mais, à un moment
donné, un territoire est important comme support, pour démontrer, pour faire. […]
Depuis 2000, la mise en œuvre de notre Agenda 21, on est sur 180 projets à peu
près, 500 actions, on est dans le faire », souligne l’adjointe au développement
durable (entretien, Lille, 06/06/2007).
Parmi d’autres, la gestion des déchets est révélatrice des traductions
locales d’une problématique susceptible de lectures plurielles : à la fois quant
aux initiatives de tri sélectif puis de « valorisation » qui sont menées, suivant
des techniques plus ou moins novatrices en direction de la fameuse « boucle
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La « ville durable » comme produit transactionnel 37

fermée », et quant à la réduction « à la source » des déchets produits (Revue


durable, 2006). Le cas bordelais permet de saisir ces enjeux qui ne se super-
posent pas forcément. La Communauté urbaine de Bordeaux a atteint et même
dépassé l’objectif de tri fixé dans son plan « Trier, recycler, incinérer, valori-
ser, communiquer » (TRIVAC) adopté en 1993 : plus de 90 % des déchets ména-
gers sont à présent recyclés ou valorisés, tandis qu’au niveau national quelque
38 % des ordures ménagères sont encore stockées par enfouissement. Par
contre, il n’y a pas d’actions particulières visant à réduire leur production, et
on recourt toujours à un incinérateur – même si la production d’énergie est utili-
sée pour alimenter un système de chauffage.
Sur ces questions, la construction d’une usine de méthanisation est souvent
mise en avant à Montpellier. Porté par la Communauté d’agglomération, ce
projet veut être une innovation technologique pour le traitement des déchets,
permettant de réduire les gaz à effet de serre et de valoriser une plus grande
quantité de déchets en compost et en méthane. Simultanément, il s’agit, par le
tri sélectif, de réduire la quantité produite de déchets. Ce projet est très révé-
lateur de la sédimentation de produits transactionnels. D’une part, l’action est
novatrice car pensée de façon globale, et, de l’autre, sa mise en œuvre concrète
est phasée, dégageant des compromis dans l’innovation sur la qualité du tri :
« La filière complète qu’on met en place : recyclage, méthanisation, etc., on va
avoir 60 % du contenu de la poubelle qui sera valorisé. […] Parallèlement, on a
développé le recyclage, de deux façons : d’abord, sur un plan géographique, parce
que toute l’agglomération n’était pas desservie par les deux poubelles, et puis on
a développé des tris spécifiques comme la collecte des toxiques, des déchets élec-
troniques, des emballages des commerçants. […] La méthanisation, il y aura huit
digesteurs, dont certains seront en mélange et d’autres avec des déchets triés chez
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l’habitant. Et au fur et à mesure que le tri va progresser, on va mettre de plus en
plus de chaînes affectées aux déchets organiques et moins aux déchets résiduels.
C’est un système évolutif » (entretien, élu vert de Montpellier, 01/03/2007).
Les élus et les personnels techniques se retrouvent ici dans ce que Bruno
Latour a désigné comme le dilemme du constructeur de faits (1995, pp. 247-
260), c’est-à-dire demeurer au plus près de l’énoncé originel du projet et ne
toucher qu’un nombre réduit d’acteurs, ou produire des articulations suscep-
tibles d’élargir l’acceptation sociale du projet, mais en passant par le truche-
ment d’inventions qui le réécrivent. En l’espèce, le dilemme correspondant au
tri sélectif, dont les incidences commandent la qualité de la méthanisation et
donc la technique utilisée, tient de l’application de la rationalité technique d’un
système de combustion à la population d’une grande ville. Pour sa concréti-
sation, les porteurs du projet ont été amenés à opérer eux-mêmes la traduction
des préoccupations des habitants (dans leur diversité : propriétaires d’habita-
tion individuelle ou d’un logement dans un collectif, locataires et résidents
d’immeubles sociaux, commerçants, etc.) avec les exigences techniques de la
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méthanisation. L’hybridation ne procède pas d’un seul modèle normatif, elle


suppose des actualisations qui appréhendent les déchets non « correctement »
triés comme le signe d’un travail supplémentaire de transactions à effectuer,
plutôt que comme des marques de « déviance ». Ce travail mobilise des porte-
parole qui sont autant de passeurs ; ne parle-t-on pas aujourd’hui d’« ambas-
sadeurs du tri » dans les fiches-métiers des collectivités ?

CONCLUSION

La « ville durable » intéresse le chercheur à la fois en tant qu’objet,


investi par des acteurs et des groupes, et en tant que cadre d’analyse des trans-
formations de l’action publique territoriale, à valeur heuristique. Se dévoilent
alors des points aveugles de non-dits sociaux et institutionnels relatifs à ce
répertoire « à la mode » ; les produits transactionnels en portent l’empreinte.
Dans les réseaux de réflexion et d’action en développement durable qui se
multiplient, ne se partage pas tant une nouvelle identité reflétant une posture
idéologique particulière (notamment environnementaliste), mais plutôt l’accent
mis sur la valorisation de l’inclusion au sein de nouveaux espaces d’échanges
– d’où, en retour, la critique du slogan « valise ». Un sens partagé des objec-
tifs (et de certains moyens), comme la justice sociale, etc., ne devient pas natu-
rellement un répertoire partagé de politiques urbaines. Les modes de
concrétisation ne vont pas de soi, et ne peuvent se diffuser que par des débats,
des actions expérimentales et des cadres transactionnels.
Se révèlent alors, au final, deux niveaux de portée de l’analyse. Sur un
premier plan, questionner la « ville durable » sous un angle transactionnel
permet de ne pas se limiter à des oppositions binaires : ville/nature, mais
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aussi négociations/rapports de force, etc. De plus, on comprend mieux ce qui
se joue dans ces moments – a priori singuliers mais qui ont une fonction-miroir
plus large – où les limites usuelles entre les politiques publiques instituées et
les pratiques ordinaires s’interpénètrent autour d’enjeux qui se sont imposés
sur l’agenda mais ne sont pas durcis. Le développement durable urbain recèle
d’exemples de situations dans lesquelles des groupes instituants (des associa-
tions militantes, environnementales, de quartier, etc.) sont placés en première
ligne pour agir, avant qu’une première stabilisation des schèmes et principes
légitimes, via les dynamiques transactionnelles, ne conduise l’État et les
collectivités à intervenir directement avec une démarche normalisatrice.
Ce déplacement de la focale permet d’aborder, plutôt que « le changement
de politiques publiques », « les changements dans les politiques publiques »
(Dupuy et Halpern, 2009, p. 718). L’approche par les espaces-frontières est
attentive à ce qui circule, entre en tension, amène des transactions et des
compromis, de premier et de deuxième rang, parce qu’on se situe dans une
configuration complexe entre un grand nombre d’acteurs et sur plusieurs plans
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et échelles simultanément, à travers des processus plus ou moins étendus


(dans le temps, dans l’espace, entre secteurs, dans les professionnalités et les
savoir-faire, etc.), des modes d’apprentissage et d’hybridation, à la fois collec-
tifs et individuels – significatifs d’une double transaction identitaire, pour soi
et pour autrui (Dubar, 2008).
Dans une première lecture, on relève des similarités localement fortes, à
la fois des équipements et des iconographies (tramways, pistes cyclables et
vélos en location, espaces verts urbains, journaux des institutions…) et des
logiques formelles et de postes administratifs qui suivent une même tendance :
la montée en puissance des chargés de mission « ville durable », l’appel à des
experts, des services intercommunaux qui se structurent autour de ces ques-
tions, etc. Les représentations du développement durable sont, de ce point de
vue, relativement proches entre les six terrains étudiés. En même temps, on peut
distinguer la fluidité de la « ville durable » comme catégorie pratique : se
dégage l’hypothèse d’un découplage entre des structures formelles, qui se diffu-
sent assez largement, et des pratiques administratives et sociales locales, des
contenus où se repèrent des réalités différenciées territorialement. C’est là une
condition de diffusion du registre de la « ville durable », qui donne à voir ses
tensions intrinsèques. Car on se situe sur deux plans qui interagissent : d’une
part, celui des contraintes de configurations locales : le rapport à la Loire et aux
espaces maritimes à Nantes quant au traitement des anciens chantiers navals
ou de friches maraîchères, la nécessaire gestion de sols pollués par les activi-
tés industrielles à Lille, etc. ; et de l’autre, celui des espaces de références privi-
légiés, entre « local » et « global » : la mer à Nantes ou Montpellier, le local
« modernisateur » de l’Aérospatiale à Toulouse, ou la tentative de conjugaison
des deux répertoires à Lyon dans une initiative comme les « Dialogues en
humanité » visant à faire échanger « sages » des quartiers et du monde entier !
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Sensibles aux constructions d’attentes, ces apprentissages de la « ville
durable » sont souvent aussi des mises en récit – à mesure que les acteurs et
les groupes, en regard des institutions et organisations (contre elles, avec
elles, sans elles…), configurent des actions, contournent des contraintes (maté-
rielles, symboliques, discursives…), dans un travail qui correspond à des
cadres d’initiation, d’innovation, d’actions co-construites, faisant que les
circulations peuvent devenir des mutualisations partielles, toujours recom-
mencées, de séquence en séquence.

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