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Fabrice Ripoll
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Fabrice Ripoll, chercheur associé au CRESO – UMR ESO, université de Caen Basse-Normandie
fabrice.ripoll@free.fr
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1. Cet article reprend et prolonge une thèse de géographie qui interroge ce que l’on peut
entendre par dimension spatiale de l’action collective et des mouvements sociaux (Ripoll,
2004, 2005). Il s’appuie sur une observation immergée de plusieurs collectifs militants d’une
ville moyenne, associée à un questionnaire en AG nationale d’ATTAC, des entretiens semi-direc-
tifs, des analyses cartographiques et documentaires.
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sion) mais aussi d’une interposition des journalistes entre les gouvernants et
les gouvernés. Car les médias ne sont pas des moyens, simples canaux de dif-
fusion des informations collectées, mais des lieux de production de mes-
sages. Les journalistes devenant et se posant comme intermédiaires obligés
et donc protagonistes des relations politiques, on peut considérer les médias
comme de nouvelles arènes. Et il n’est pas sûr que la « structure des oppor-
tunités médiatiques » soit plus ouverte que la structure des opportunités poli-
tiques stricto sensu. Loin d’être superficielle, la médiatisation affecterait
jusqu’aux règles du jeu politique et par conséquent des mouvements sociaux
(Champagne, 1984, 1990 et dans Favre, op. cit.). Pour exister politiquement,
leurs participants doivent de plus en plus être présents dans « l’espace média-
tique » (notamment à l’écran) si ce n’est dans les lieux concrets du pouvoir
institutionnel. Il faudrait d’ailleurs nuancer les propos de L. Mathieu lorsqu’il
considère que « la dépendance à l’égard des médias est surtout le fait des
grandes manifestations parisiennes, mais n’est que rarement une préoccupa-
tion des militants investis dans une mobilisation locale, pour lesquels c’est
l’action, et non l’écho médiatique qu’ils savent de toute façon limité, qui est
le principal enjeu » (Mathieu, op. cit., p. 164). S’il est vrai que le principal
enjeu est rarement médiatique, nos enquêtes de terrain, menées sur des col-
lectifs d’une ville moyenne, révèlent que le traitement médiatique est une
préoccupation importante des participants, quels que soient les mouvements.
Cette prise en compte est comme nécessaire dans tous les cas où « mobilisa-
tion en province » ne doit pas être synonyme de mobilisation locale et qu’un
saut scalaire est recherché. C’est le cas des mobilisations localisées en « pro-
vince » mais auxquelles on cherche à conférer une ampleur régionale, natio-
nale ou internationale, à l’exemple du rassemblement de Millau en soutien à
J. Bové (été 2000) ou de l’action contre les paradis fiscaux menée à Saint-
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5. La loi sur la sécurité quotidienne (LSQ) votée sous le gouvernement Jospin (nov. 2001)
demande aux contrôleurs SNCF de faire descendre tout voyageur sans ticket au premier arrêt et
fait du non-paiement de plus de dix contraventions dans les six derniers mois un délit passible
de six mois de prison ferme et 7 500 euros d’amende.
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9. 250 000 selon les syndicats contre… 28 000 selon la police, lors de la manifestation mar-
seillaise anti-CPE du 23 mars 2006 (source : AFP).
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des critiques) des « Français » envers les manifestants10, montrent qu’il est
devenu aussi important de faire parler les absents que les présents. Et cela
parce que le souci du nombre, dont font preuve les commentateurs mais aussi
les organisateurs des actions de masse, tend à réduire les rapports de force
politiques à des rapports purement numériques, et le nombre de présents au
statut de signifiant… de lui-même. Tout se passe comme si la manifestation,
ou toute action de masse, s’inscrivait bel et bien dans le paradigme démocra-
tique, mais au cœur d’une tension paradoxale entre deux de ses modalités
d’existence : la représentation et la participation directe. Tension qui res-
semble fort à une double contrainte (injonctions contradictoires). D’un côté,
les participants contestent la démocratie purement représentative en revendi-
quant le droit d’être écoutés entre deux élections. Mais en l’absence de démo-
cratie participative institutionnalisée, ils risquent toujours de se voir
reprocher de n’être qu’une minorité illégitime face à un gouvernement élu,
sous-entendu à la majorité, c’est-à-dire par le plus grand nombre. D’un autre
côté, pour contrer cet argument et conquérir une légitimité, les organisateurs
cherchent à la fois à rassembler le plus grand nombre de participants et à se
faire les porte-parole des absents (Champagne, 1984). Mais cette prétention
à la représentation, outre qu’elle réinvestit le principe de délégation contesté,
risque d’être elle-même contredite par la recherche et la valorisation du
nombre pour lui-même, cette dernière faisant de chaque présence indivi-
duelle un acte équivalent au vote, reprenant l’équation : un homme = une
voix… mais une voix seulement. Trivialement : faut-il jouer le jeu de la
comptabilité alors qu’il est très improbable de mettre la majorité du pays dans
la rue ? Les manifestants ne s’en sortent-ils pas (parfois) uniquement parce
que le seuil à atteindre est beaucoup plus bas : défini par le nombre de sou-
tiens et d’électeurs que les gouvernants ne veulent pas risquer de perdre dans
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Toujours est-il que pour ATTAC ou les associations de chômeurs, il est très
difficile de se lancer seul dans des actions de masse. Si elles ont été à l’ori-
gine de manifestations assez importantes à leurs débuts, sur une longue
période on constate qu’elles ont tendance à s’associer aux manifestations
organisées par des syndicats de salariés ou des collectifs d’organisations.
Elles se sont aussi tournées vers d’autres types d’actions qui n’exigent pas
tant le nombre que des compétences stratégiques pour faire avec les structu-
10. Voir la figure de la « grève par procuration » fortement utilisée en 1995 (textes de
Vakaloulis et Rozès dans Vakaloulis [sous la dir. de], 1999).
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11. Mais ces deux termes peuvent entrer en relation circulaire : la nécessité se fait vertu et
celle-ci se fait obstacle à l’élargissement du groupe.
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seulement), dans la tête de ses promoteurs, d’un moyen de pression sur l’ad-
versaire mais plutôt d’un moyen pour lancer le mouvement, lui permettre
d’exister. Faute d’une grève des enseignants, c’est le seul moyen trouvé pour
baisser le coût individuel de l’absence aux cours (notamment pour les étu-
diants pouvant perdre leur bourse), absence qui est elle-même le seul moyen
de participer au mouvement, et même de s’informer et débattre à son propos.
Mais cette radicalité de mobilisation risque toujours de devenir contre-pro-
ductive, comme on l’a vu lors de la crise du CPE : aux disqualifications ten-
tées par les adversaires au nom de l’« irresponsabilité » et de la « violence »
des occupants, et bien entendu de la « liberté de travailler », se sont ajoutés
les tentions, voire les affrontements entre « bloqueurs » et « anti-bloqueurs »
qui focalisèrent vite toutes les attentions médiatiques, alors même que ces
derniers pouvaient additionner (si ce n’est rassembler) « pro- » et « anti-
CPE ». Conséquences, que l’on retrouve dans de nombreux autres cas : un
débat sur les moyens s’instaure, qui tend à faire écran au débat sur les fins, à
faire glisser les jugements à porter (par l’« opinion ») des contestés aux
contestataires, ainsi qu’à déplacer les lignes de clivage en divisant ces der-
niers… au profit des premiers.
12. Si l’on peut parler de collectif ou d’acteur collectif sans tomber dans une forme de rhéto-
rique holiste illégitime, c’est parce que c’est au niveau du collectif, et non de ses membres pris
un à un, que se définit un répertoire d’actions à la fois accessible et pertinent.
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vent d’autant moins que les adversaires qu’ils désignent sont des res-
ponsables de niveau national, voire international tels que le patronat, le
gouvernement, les institutions internationales (OMC, Banque mondiale,
FMI…) pour lesquels la grève n’est de toute façon perturbante que
généralisée. Mais cela ne veut pas dire que cette donne est inéluctable :
les salariés pourraient tout à fait se mettre en grève pour participer à
une mobilisation collective « contre le chômage », pour défendre une
« université de service public gratuit », ou pour une « taxe Tobin », et
ce par intérêt bien compris… pour peu que ce dernier soit construit
comme tel.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES