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ESPACES ET STRATÉGIES DE RÉSISTANCE : RÉPERTOIRES D'ACTION

COLLECTIVE DANS LA FRANCE CONTEMPORAINE

Fabrice Ripoll

Érès | « Espaces et sociétés »

2008/3 n° 134 | pages 83 à 97


ISSN 0014-0481
ISBN 9782749209364
DOI 10.3917/esp.134.0083
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2008-3-page-83.htm
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Espaces et stratégies de résistance :


répertoires d’action collective
dans la France contemporaine
Fabrice Ripoll

Sans doute influencées par le « renouveau des mouvements contestataires »


des années 1990 (Sommier, 2003), les sciences sociales ont redonné une cer-
taine centralité (politique, économique, culturelle…) à l’action collective
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« non institutionnelle ». Cela dit, sauf exception (Tartakowsky, 1996, 1998,
2004, et dans Favre, 1990), sa dimension spatiale reste peu interrogée, ou ne
l’est pas de façon approfondie et systématique. Or, tout nous indique son
importance pour les mouvements sociaux, en chacun de leur moment : nais-
sance, structuration, revendications, actions… À commencer par le vocabu-
laire, que l’on peut prendre au pied de la lettre : mouvement, mobilisation,
rassemblement, sit-in, barrage, occupation, affrontement, assemblée,
réunion, forum, espace public, comité local, association nationale, mondiali-
sation des luttes… Loin d’être purement intellectuelle, la stratégie est
d’abord l’art du (dé)placement des armées, jusqu’au contact avec l’adver-
saire, moment tactique, celui du contact et donc du choc des corps jetés les
uns contre les autres, sens originel de conflit.

Fabrice Ripoll, chercheur associé au CRESO – UMR ESO, université de Caen Basse-Normandie
fabrice.ripoll@free.fr
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Plus que l’étymologie, l’actualité du militantisme montre que l’immense


majorité des actions non seulement passent par mais sont des formes de
coprésence ; qu’Internet ou pas, les militants passent une bonne part de leur
temps à parcourir les distances qui les séparent, ou à imaginer des manières
de faire avec ; que les mobilisations se traduisent et ne peuvent souvent que
se traduire par un détournement de l’espace car, « non institutionnelles »,
elles sont aussi sans lieu propre. Bref, l’espace semble bel et bien partout,
autre façon de dire que c’est une dimension du politique (même non territo-
rialisé) et plus largement du social. Mais parler de dimension, c’est dire aussi
qu’il n’est pas possible d’isoler l’espace comme facteur séparé, réalité iso-
lable du social, contre un certain dualisme persistant, dans les discours, voire
dans les schèmes de pensée (Ripoll, 2005, 2006 ; Veschambre, 2006).
Cet article interroge la dimension spatiale des stratégies et répertoires
d’action collective (Tilly, 1984, 1986), de leurs conditions et difficultés de
réalisation, à partir d’une enquête de terrain de longue durée menée sur plu-
sieurs organisations et mouvements sociaux entre 1999 et 2005 : AC ! (Agir
ensemble contre le chômage) et les « mouvements de chômeurs », ATTAC
(Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux
citoyens) et autres « altermondialistes », ainsi que des mobilisations étu-
diantes locales 1. Un point commun de ces mobilisations réside sans doute
dans la volonté de nombreux participants de peser sur le cours des événe-
ments à l’échelle nationale (voire internationale), alors même qu’ils n’ont pas
accès aux lieux de pouvoir (politique, administratif, économique), directe-
ment ou par la voix de représentants. C’est aussi une façon d’agir pour ceux
qui ne veulent pas entrer dans ces lieux et luttes de pouvoir, qui refusent de
« faire de la politique » et de se penser comme acteur « politique », ou qui
n’acceptent ce terme qu’en précisant qu’il s’agit de faire de la politique « au
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sens noble », « autrement », etc. Même si l’on ne peut pas trancher ces polé-
miques sur la nature politique ou non de ces mouvements, car cela suppose-
rait une définition essentialiste du terme, on peut considérer comme
nécessaires leurs rapports au champ politique, à la structure sociale à laquelle
ils ont à faire face, voire dans laquelle ils interviennent objectivement.

DES FACTEURS STRUCTURELS PESANT SUR LES RÉPERTOIRES D’ACTION

Sans nier l’intérêt des approches microsociologiques, interactionnistes


notamment, dans l’analyse des mouvements sociaux, il est important de sou-

1. Cet article reprend et prolonge une thèse de géographie qui interroge ce que l’on peut
entendre par dimension spatiale de l’action collective et des mouvements sociaux (Ripoll,
2004, 2005). Il s’appuie sur une observation immergée de plusieurs collectifs militants d’une
ville moyenne, associée à un questionnaire en AG nationale d’ATTAC, des entretiens semi-direc-
tifs, des analyses cartographiques et documentaires.
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ligner l’importance des facteurs structurels (Mathieu, 2004), souvent appré-


hendés en termes de « structure des opportunités politiques » (Fillieule,
1994 ; Fillieule et Péchu, 1993), et ce, même s’ils sont susceptibles de chan-
gement 2.

L’action « non institutionnelle » : une stratégie… sous contrainte

La première idée largement partagée par les spécialistes des mouvements


sociaux est en effet que les actions dites « non institutionnelles », « non
conventionnelles » ou « protestataires » (grèves, pétitions, manifestations,
occupations, barrages…) sont privilégiées par ceux qui n’ont pas ou peu
accès aux arènes politiques institutionnelles. Elles apparaissent donc surtout
face à des structures des opportunités politiques relativement fermées. Même
si, depuis le XIXe siècle, le régime politique français s’est démocratisé, avec
un suffrage « universalisé », ce répertoire reste le propre de la masse des
exclus des divers lieux de pouvoir, et plus largement de ceux qui ne s’y sen-
tent pas (correctement) représentés. « Il existe bien une affinité entre la posi-
tion structurelle de dominé et le recours à des formes moins
institutionnalisées, moins officielles de prise de parole » (Neveu, 2002,
p. 20). Mais dominé ne veut pas dire minoritaire, et non institutionnel ne veut
pas dire antidémocratique ! Loin de s’opposer au suffrage universel ou à la
démocratie, ces actions ont été un moyen de les revendiquer ou d’en amélio-
rer le fonctionnement. C’est bien pour cela que « les luttes qui créèrent une
représentation directe au niveau national des citoyens ordinaires, les débuts
d’une organisation nationale des travailleurs, cristallisèrent les formes du
répertoire [en usage aujourd’hui] et lui donnèrent une certaine légitimité 3 »
(Tilly, 1984, p. 96). Réciproquement, les actions collectives même « non ins-
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titutionnelles » sont forcément affectées par le fonctionnement des institu-
tions politiques et les changements qu’il subit. Dans un pays comme la
France, deux grandes transformations conditionnent les formes d’action pri-
vilégiées ou rejetées, en jouant notamment sur leur dimension spatiale.

2. Le couple structures des opportunités/mobilisation des ressources a comme défaut essentiel


de laisser penser que structures et ressources ne peuvent être changées dans et par le cours de
l’action, en fonction des coups échangés (Dobry, 1992). Les ressources sont des produits
sociaux qui sont au moins en partie le fruit du travail militant et non des atouts naturels et pré-
existants qu’il n’y aurait plus qu’à mettre en mouvement. Et n’est-ce pas un objectif, et par-
fois un effet, de bien des mouvements sociaux de modifier les structures sociopolitiques ?
3. Tout le monde n’en use pas pour autant : à l’inverse des citoyens ordinaires, les groupes de
pression comme les lobbies ou syndicats patronaux préfèrent souvent l’action discrète, la pres-
sion en question étant peu légitime eu égard aux valeurs démocratiques (Mazey et Richardson
dans Balme et al., 2002).
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Deux transformations majeures du champ politique et de sa spatialité

La première est la multiplication des échelles politiques, avec un double


mouvement d’internationalisation et de décentralisation. Après un long pro-
cessus de « nationalisation » des conflits sociaux, lié à la construction de
l’État moderne et d’une économie capitaliste largement inscrite dans son
cadre territorial (Tilly, 1986), la fin du XXe siècle est plutôt marquée par la
« mondialisation ». Si la sphère économique (notamment financière) est la
première concernée, ce n’est pas sans lien avec un effritement de l’État au
profit d’arènes politiques internationales, nouvelles ou plus anciennes mais
renforcées : G8, Union européenne (en ses différentes instances),
Organisation mondiale du commerce (OMC), Fonds monétaire international
(FMI), Banque mondiale, Forum économique mondial de Davos…
L’importance réelle et supposée de ces arènes favorise l’internationalisation
des mouvements sociaux eux-mêmes, même si elle est encore inachevée
(Balme et al., op. cit.). Cela dit, l’importance de l’échelle internationale ne
date pas d’hier et ne fait pas disparaître le niveau étatique-national.
D’ailleurs, la centralisation de l’État ne veut pas dire que les mouvements
sociaux existent spontanément ou facilement à ce niveau scalaire. Bien au
contraire : aujourd’hui encore, rien ne garantit le succès d’une mobilisation
ou même d’une organisation se voulant d’échelle nationale. Cela nécessite un
travail militant souvent considérable, devant faire avec des distances phy-
siques qu’Internet est loin d’abolir. Quant à la décentralisation, qui n’est pas
contradictoire avec la mondialisation tant elle va dans le même sens d’une
mise en concurrence des populations locales, il n’est pas dit qu’elle favorise
la « démocratie de proximité » entre dirigeants et citoyens. Outre les rapports
personnalisés (clientélisme), elle peut surtout renforcer la division des caté-
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gories sociales concernées par les compétences transférées et bien sûr le mor-
cellement spatio-temporel de la contestation du fait du morcellement de la
décision elle-même. C’est ce que l’on a pu constater récemment : si la
réforme sur « l’autonomie des universités » a été repoussée en 2003, cette
autonomie était déjà suffisante pour y appliquer le LMD 4 à un rythme et selon
des modalités spécifiques. Quels que soient les formes et effets de chaque
déplacement du niveau de décision, cette tendance à la multiplication des
échelles de pouvoir ne peut que pousser les mouvements sociaux à s’y ajus-
ter et donc à multiplier leurs propres échelles d’intervention, du « local au
global » comme on dit maintenant communément.
La deuxième transformation majeure est la médiatisation du champ poli-
tique, au double sens d’une importance accrue des médias (surtout la télévi-

4. Licence-Master-Doctorat (ou 3-5-8), devant assurer « l’harmonisation européenne des


diplômes » en calquant les niveaux d’étude pertinents sur le modèle anglo-saxon.
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sion) mais aussi d’une interposition des journalistes entre les gouvernants et
les gouvernés. Car les médias ne sont pas des moyens, simples canaux de dif-
fusion des informations collectées, mais des lieux de production de mes-
sages. Les journalistes devenant et se posant comme intermédiaires obligés
et donc protagonistes des relations politiques, on peut considérer les médias
comme de nouvelles arènes. Et il n’est pas sûr que la « structure des oppor-
tunités médiatiques » soit plus ouverte que la structure des opportunités poli-
tiques stricto sensu. Loin d’être superficielle, la médiatisation affecterait
jusqu’aux règles du jeu politique et par conséquent des mouvements sociaux
(Champagne, 1984, 1990 et dans Favre, op. cit.). Pour exister politiquement,
leurs participants doivent de plus en plus être présents dans « l’espace média-
tique » (notamment à l’écran) si ce n’est dans les lieux concrets du pouvoir
institutionnel. Il faudrait d’ailleurs nuancer les propos de L. Mathieu lorsqu’il
considère que « la dépendance à l’égard des médias est surtout le fait des
grandes manifestations parisiennes, mais n’est que rarement une préoccupa-
tion des militants investis dans une mobilisation locale, pour lesquels c’est
l’action, et non l’écho médiatique qu’ils savent de toute façon limité, qui est
le principal enjeu » (Mathieu, op. cit., p. 164). S’il est vrai que le principal
enjeu est rarement médiatique, nos enquêtes de terrain, menées sur des col-
lectifs d’une ville moyenne, révèlent que le traitement médiatique est une
préoccupation importante des participants, quels que soient les mouvements.
Cette prise en compte est comme nécessaire dans tous les cas où « mobilisa-
tion en province » ne doit pas être synonyme de mobilisation locale et qu’un
saut scalaire est recherché. C’est le cas des mobilisations localisées en « pro-
vince » mais auxquelles on cherche à conférer une ampleur régionale, natio-
nale ou internationale, à l’exemple du rassemblement de Millau en soutien à
J. Bové (été 2000) ou de l’action contre les paradis fiscaux menée à Saint-
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Malo et Jersey par les comités ATTAC de l’Ouest français (juin 2001). C’est
aussi le cas des « Journées nationales d’actions » : souvent préféré par les
collectifs à faibles ressources, comme les chômeurs qui n’ont pas les moyens
de se déplacer et prennent un risque à le faire sans payer 5, ce mode d’action
suppose de se mobiliser en un maximum de villes ou régions du pays de
façon à être considéré comme un mouvement national, avec des actions
« partout en France » ou « sur l’ensemble du territoire ». Troisième cas de
figure, celui d’une mobilisation qui commence de façon localisée mais que
l’on cherche à généraliser à toutes les personnes concernées dans le pays.
C’est généralement le cas des étudiants, qui dépendent largement des médias

5. La loi sur la sécurité quotidienne (LSQ) votée sous le gouvernement Jospin (nov. 2001)
demande aux contrôleurs SNCF de faire descendre tout voyageur sans ticket au premier arrêt et
fait du non-paiement de plus de dix contraventions dans les six derniers mois un délit passible
de six mois de prison ferme et 7 500 euros d’amende.
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nationaux, non seulement pour valider a posteriori le caractère national de


leur mouvement, mais pour participer à cette « nationalisation » en rendant
compte des actions, puis de leur multiplication, signe de leur « montée en
puissance » : les tentatives de mouvement « national » contre la réforme LMD
et l’autonomie des universités comme la réussite du mouvement « anti-CPE 6 »
en 2006 montrent à quel point, comme vingt ans plus tôt contre la loi
Devaquet, « le sort de la mobilisation locale semble dépendre entièrement
[…] de l’information sur ce qui se passe ou devrait se passer dans d’autres
universités » (M. Dobry, dans Favre, 1990, p. 366). Mais le rôle des médias
ne s’arrête pas là et semble d’autant plus affecter les mobilisations même
« locales », d’une part, que celles-ci sont construites comme importantes,
politiques ou relevant de l’intérêt général, et d’autre part que les médias sont
perçus comme un moyen nécessaire de publicisation des problèmes soulevés,
donc parfois comme un adversaire qui occulte les événements ou les relate de
façon inacceptable. Or, c’est bien cette façon de voir qui se développe,
comme on peut le constater avec les actions dirigées contre les médias locaux
lors de mouvements récents (avec des agences de France 3 ou de Ouest-
France prises à partie par les intermittents ou les enseignants en 2003), mais
aussi avec la création de « commissions médias » dans les collectifs militants,
puis d’associations constituées à cet effet, comme les Observatoires locaux
des médias dans le sillage de l’ACRIMED (Action-Critique-Médias) ou de
l’Observatoire français des médias (lui-même créé après son équivalent mon-
dial). C’est enfin le développement de « médias alternatifs » locaux (ou à plus
large échelle) qui doit finir de convaincre de cette préoccupation 7.
Ainsi, l’importance conférée aux médias semble non négligeable et
même grandissante, jouant dans le sens d’une spectacularisation et d’une per-
sonnalisation des actions collectives. Plus que du lieu ou de la forme de la
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mobilisation, elle semble dépendre des caractéristiques et ressources des col-
lectifs mobilisés (plus ou moins dispersés, minoritaires et dominés), des
objectifs qu’ils se sont donnés (plus ou moins politiques et généraux) et du
contexte politico-médiatique lui-même (plus ou moins fermé, voire hostile).
Et plus le traitement médiatique sera pris en compte par les différents prota-
gonistes des conflits sociaux, plus on pourra parler des rapports aux médias
comme d’une condition structurelle 8.

6. Contrat première embauche.


7. Préoccupation qui touche aussi de plus en plus les syndicats, comme le souligne (et en
témoigne) un ouvrage récent (Duchesne et Vakaloulis, 2003).
8. Cela pour rappeler qu’il n’y a pas de condition structurelle qui ne passe par les représenta-
tions sociales et croyances des premiers concernés.
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À LA CONQUÊTE DE L’« ESPACE PUBLIC »

Pour analyser les répertoires d’actions utilisés, on peut les classer en


trois catégories (non étanches) selon leurs objectifs mais aussi leurs res-
sources et conditions stratégiques : les manifestations et autres usages du
nombre rassemblé dans les espaces urbains centraux ; les actions
« radicales » ou « symboliques » menées par de petits groupes de militants
dans des lieux bien choisis ; les forums et autres tentatives de constitution
d’une agora.

« La Rue » et l’ambivalence du nombre comme ressource

À défaut de forcer physiquement la porte des lieux de pouvoir, le premier


réflexe des collectifs mobilisés est souvent de chercher à investir et devenir
maître de « la Rue ». Cette personnification montre à elle seule qu’elle est
l’espace de la contestation politique par excellence dans le répertoire hérité
des mouvements populaires (Tartakowsky, 1998) : celui des manifestations et
autres rassemblements du peuple en colère. Comme son nom l’indique, la
manifestation a pour fonction de rendre manifeste un désaccord, des reven-
dications et le collectif qui les porte, pour interpeller les adversaires, les pou-
voirs publics (qui peuvent se confondre) et l’ensemble des citoyens. Les
différentes formes d’occupation collective de l’espace public des centres
urbains, de l’espace public au sens « concret » du terme, doivent ainsi faire
exister le groupe mobilisé et ses revendications dans l’espace public au sens
« abstrait » (inspiré du philosophe Jürgen Habermas). Par définition, tous
types de participants peuvent s’y retrouver : de toutes propriétés sociales
(profession, sexe, âge…), des plus impliqués (représentants officiels, mili-
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tants et autres membres d’associations, syndicats et partis politiques, qui sont
parfois les mêmes) jusqu’aux personnes n’appartenant à aucune organisation,
et pouvant même ne pas être en droit de voter (pour des questions de cens, de
sexe, de critères ethniques supposés ou, aujourd’hui en France, de nationa-
lité, d’âge ou de privation temporaire des droits civiques). De plus, aucun
savoir-faire particulier ne semble exigé : se rassembler au lieu du rendez-
vous, marcher, s’asseoir ou s’allonger par terre… chacun se sent d’emblée
compétent en la matière (ce qui ne veut pas dire qu’une manifestation ne
réclame pas des compétences techniques et politiques aux organisateurs).
Tout le monde semble donc pouvoir user de ce type d’action… à condi-
tion d’être assez nombreux ! Car si l’accès à la rue est le plus facile qui soit,
son usage collectif et politique ne l’est pas pour autant. Historiquement, les
rapports de force sont d’abord des rapports physiques, des affrontements sou-
vent violents dont la rue est un des principaux théâtres (Favre, op. cit.). Le
nombre rassemblé y est d’abord la force des faibles, démunis entre autres de
ressources sociales. Aussi pacifique soit-elle devenue, la manifestation reste
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une démonstration de force et porte en elle cette menace de débordement,


dans les regards portés sur elle si ce n’est dans les objectifs des participants
(D. Memmi, dans Sociétés contemporaines, 1998). Mais la violence peut
venir d’au moins deux autres protagonistes : de contre-manifestants et plus
encore de l’État. Non seulement l’objectif d’une action de rue est de pertur-
ber l’agenda et donc l’ordre politique, mais son existence objective, sur le ter-
rain, ne peut que perturber l’ordre spatio-temporel de la ville investie. Il est
donc facile de la considérer comme trouble à l’ordre public, passible d’inter-
diction, de répression policière, voire judiciaire. Autant de bonnes raisons
d’être suffisamment nombreux pour résister à ces attaques frontales, ou
mieux : dissuader de leur mise en œuvre. Bien entendu, le rapport de force
symbolique est aujourd’hui plus important que le rapport de force physique,
la légitimité de l’action plus importante que sa légalité. Mais là aussi, à côté
d’autres ingrédients (universalité des revendications, hauteur morale des par-
ticipants, expertise scientifique…), le nombre de participants (co)présents
joue un rôle majeur dans cette reconnaissance. Nos observations de terrain
révèlent ainsi que si manifester est une sorte de réflexe et un objectif idéal
pour beaucoup (des étudiants sans expérience aux anciens militants poli-
tiques rencontrés à ATTAC), le nombre est la première ressource exigée : on va
ainsi préférer une « action symbolique » quand le nombre de participants
attendus n’est pas suffisant et risque de rendre la manifestation contre-pro-
ductive en démontrant l’absence de force (quitte à se lancer dans une mani-
festation improvisée en cas de bonne surprise).
Mais le problème principal est que, foule ou pas, on n’est jamais sûr de
rien. Non seulement la mesure est un enjeu politique évident (allant jusqu’à
faire varier le nombre de présents du simple au décuple selon les sources 9 !),
mais il n’existe pas de seuil numérique objectif permettant de conclure à la
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réussite ou à l’échec d’une mobilisation (Dobry, op. cit.). Plus encore, l’usage
du nombre comme ressource symbolique est assez problématique. Si des
gouvernants peuvent refuser de céder face à des centaines de milliers de
manifestants, et même tenter de les disqualifier, c’est en arguant que « ce
n’est pas la rue qui gouverne » (J.-P. Raffarin, Premier ministre lors du mou-
vement social de 2003 contre la réforme des retraites et la décentralisation
dans l’Éducation nationale), ou qu’il faut entendre « ceux qui manifestent »
mais aussi « ceux qui ne manifestent pas » (D. de Villepin, Premier ministre
lors du mouvement social de 2006 contre le CPE). Ces coups de force sym-
boliques, faisant parler la majorité silencieuse en faveur des gouvernants,
mais aussi l’usage des sondages d’opinion comme révélateurs du soutien (ou

9. 250 000 selon les syndicats contre… 28 000 selon la police, lors de la manifestation mar-
seillaise anti-CPE du 23 mars 2006 (source : AFP).
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des critiques) des « Français » envers les manifestants10, montrent qu’il est
devenu aussi important de faire parler les absents que les présents. Et cela
parce que le souci du nombre, dont font preuve les commentateurs mais aussi
les organisateurs des actions de masse, tend à réduire les rapports de force
politiques à des rapports purement numériques, et le nombre de présents au
statut de signifiant… de lui-même. Tout se passe comme si la manifestation,
ou toute action de masse, s’inscrivait bel et bien dans le paradigme démocra-
tique, mais au cœur d’une tension paradoxale entre deux de ses modalités
d’existence : la représentation et la participation directe. Tension qui res-
semble fort à une double contrainte (injonctions contradictoires). D’un côté,
les participants contestent la démocratie purement représentative en revendi-
quant le droit d’être écoutés entre deux élections. Mais en l’absence de démo-
cratie participative institutionnalisée, ils risquent toujours de se voir
reprocher de n’être qu’une minorité illégitime face à un gouvernement élu,
sous-entendu à la majorité, c’est-à-dire par le plus grand nombre. D’un autre
côté, pour contrer cet argument et conquérir une légitimité, les organisateurs
cherchent à la fois à rassembler le plus grand nombre de participants et à se
faire les porte-parole des absents (Champagne, 1984). Mais cette prétention
à la représentation, outre qu’elle réinvestit le principe de délégation contesté,
risque d’être elle-même contredite par la recherche et la valorisation du
nombre pour lui-même, cette dernière faisant de chaque présence indivi-
duelle un acte équivalent au vote, reprenant l’équation : un homme = une
voix… mais une voix seulement. Trivialement : faut-il jouer le jeu de la
comptabilité alors qu’il est très improbable de mettre la majorité du pays dans
la rue ? Les manifestants ne s’en sortent-ils pas (parfois) uniquement parce
que le seuil à atteindre est beaucoup plus bas : défini par le nombre de sou-
tiens et d’électeurs que les gouvernants ne veulent pas risquer de perdre dans
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l’aventure ?

La multiplication des actions « radicales » et/ou « symboliques »

Toujours est-il que pour ATTAC ou les associations de chômeurs, il est très
difficile de se lancer seul dans des actions de masse. Si elles ont été à l’ori-
gine de manifestations assez importantes à leurs débuts, sur une longue
période on constate qu’elles ont tendance à s’associer aux manifestations
organisées par des syndicats de salariés ou des collectifs d’organisations.
Elles se sont aussi tournées vers d’autres types d’actions qui n’exigent pas
tant le nombre que des compétences stratégiques pour faire avec les structu-

10. Voir la figure de la « grève par procuration » fortement utilisée en 1995 (textes de
Vakaloulis et Rozès dans Vakaloulis [sous la dir. de], 1999).
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92 Espaces et sociétés 134

rations matérielles, juridiques et symboliques de l’espace « sensible » : trans-


former ces contraintes en ressources pour obtenir ce que l’on veut. Faut-il un
usage des corps comme force physique dans le cadre d’actions « radicales »,
souvent illégales car opérant un blocage ou un détournement de lieux inter-
dits au public (barrages routiers, occupations de bâtiments…) ? Ou dévelop-
per au contraire des usages symboliques des corps et des lieux pour des
actions d’abord médiatiques (baptêmes de rues, saynètes, commémora-
tions…) ? On remarque que certaines organisations tendent à se spécialiser
dans l’une ou l’autre de ces stratégies : ainsi des associations de chômeurs qui
ont fait leur réputation avec les occupations d’ASSEDIC et ANPE, mais aussi des
directions du travail, collectivités locales, permanences de partis et de syndi-
cats, pas seulement patronaux... Mais cette distinction est-elle réellement
heuristique ? Si les actions dites « symboliques » (par les militants eux-
mêmes) ne peuvent généralement pas être considérées comme « radicales »
(quoique que certaines d’entre elles peuvent aussi détourner des espaces
fonctionnels et troubler l’ordre public), ces dernières ne peuvent pas ne pas
avoir une fonction éminemment, si ce n’est essentiellement, symbolique. On
pourrait prendre l’exemple des fauchages de plantes transgéniques (auxquels
participent des membres de la Confédération paysanne, d’ATTAC, des Verts,
etc.) qui visent non seulement à empêcher leur existence en plein champ sur
les lieux de l’action, mais aussi à mettre en débat leur production à l’échelle
mondiale. Loin de se réduire à l’usage de la force, c’est la nécessité affichée
de cet usage qui doit faire leur force symbolique, l’illégalisme étant à la fois
une contrainte et une forme de pédagogie : tout exprime la détermination des
participants, devant aller « jusqu’au bout » et prêts à le faire, pour transfor-
mer un ordre juridique inacceptable. Mais toute action de ce type risque à la
fois la répression, le plus souvent au nom de la propriété privée, et la disqua-
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lification, notamment s’il y a usage de ce qui est considéré comme de la vio-
lence. Enjeu symbolique majeur dans nos sociétés contemporaines, cette
catégorisation n’est pas facile à éviter si l’on en croit les représentations
médiatiques des actions de J. Bové, pourtant théoricien de la « non-violence »
comme principe de la « désobéissance civique » (Bové et Luneau, 2004).
Face à autant de risques collectifs et personnels (physiques, juridiques et
donc économiques, civiques…), on peut se demander pourquoi un tel déve-
loppement des actions considérées comme radicales. Pour tenter de répondre,
on peut faire plusieurs distinctions. Il faut commencer par faire une place à
part aux actions directes destinées à répondre hic et nunc aux situations d’ur-
gence sociale, quand la fin et le moyen se confondent. C’est le cas des pay-
sans exploitant les terres qu’ils occupent illégalement, des sans-logis
squattant des logements vacants, des chômeurs opérant une « réquisition de
richesses » dans un supermarché… Dans d’autres situations, le mode d’ac-
tion choisi n’est qu’un moyen pour atteindre d’autres objectifs, souvent par
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Espaces et stratégies de résistance : répertoires d’action collective 93

la perturbation des espaces productifs ou des lieux de pouvoir (politique, éco-


nomique, administratif). À l’inverse des amalgames faciles, on peut dégager
trois ou quatre cas de figure :
– une « radicalité doctrinale ou identitaire » : quand les autres modes d’ac-
tion sont déconsidérés ou rejetés par principe ;
– une « radicalité de compensation » : pour pallier une faiblesse numérique
vue comme structurelle ;
– une « radicalité de mobilisation » : stratégie provisoire pour obtenir du
nombre quand celui-ci semble à portée de la main ;
– une « radicalité de durcissement » : deuxième option quand le nombre ou
les symboles ne semblent pas suffire et (plus encore) réaction à la répression
étatique.
On notera que ces distinctions s’appliquent aussi aux actions symbo-
liques qui peuvent elles aussi relever d’au moins trois registres (accomplis-
sement identitaire, visée de mobilisation ou de compensation) et surtout
qu’elles dépendent d’abord des représentations du faisable et du probable,
variables d’un moment, d’un collectif mais aussi d’un individu à l’autre.
Ces registres peuvent donc coexister, comme on a pu le constater lors de
mouvements étudiants, selon un schéma récurrent. Dès le début du mouve-
ment, les étudiants qui se désignent comme « libertaires » ou « anarchistes »
réclament des occupations de bâtiments administratifs et autres actions pré-
sentées comme plus « pêchues » que les manifestations « traîne-savates » où
il ne se passe rien. Cette radicalité semble ici relever de l’identité militante
plus que d’une stratégie de compensation 11. Si les discussions tournent
d’abord en faveur d’actions de masse ou symboliques, un durcissement peut
ensuite s’opérer, avec blocage du boulevard périphérique, des trains en gare
SNCF… à la faveur de deux ou trois facteurs : un mouvement local important,
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inscrit dans la durée, mais sans que les actions menées suffisent à le faire
exister dans la presse et donc à l’étendre à l’échelle nationale, ni à faire plier
le gouvernement dont la seule réponse est la présence, voire l’action violente,
des forces de l’ordre. À ces conditions, il faut ajouter la conscience de ne pas
pouvoir « bloquer les moyens de production » par la seule « grève » des
études (voir infra), qui pousse à chercher d’autres moyens d’affecter le cours
normal de l’économie et « créer un rapport de force ». Enfin, une dernière
forme de « radicalité », qu’il ne faut pas confondre avec les autres, semble
s’imposer dès le début du mouvement : celle des « piquets de grève », du
« blocage » des bâtiments universitaires par la fermeture et l’occupation col-
lective de l’espace. Cette option semble s’imposer car il ne s’agit pas (ou pas

11. Mais ces deux termes peuvent entrer en relation circulaire : la nécessité se fait vertu et
celle-ci se fait obstacle à l’élargissement du groupe.
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94 Espaces et sociétés 134

seulement), dans la tête de ses promoteurs, d’un moyen de pression sur l’ad-
versaire mais plutôt d’un moyen pour lancer le mouvement, lui permettre
d’exister. Faute d’une grève des enseignants, c’est le seul moyen trouvé pour
baisser le coût individuel de l’absence aux cours (notamment pour les étu-
diants pouvant perdre leur bourse), absence qui est elle-même le seul moyen
de participer au mouvement, et même de s’informer et débattre à son propos.
Mais cette radicalité de mobilisation risque toujours de devenir contre-pro-
ductive, comme on l’a vu lors de la crise du CPE : aux disqualifications ten-
tées par les adversaires au nom de l’« irresponsabilité » et de la « violence »
des occupants, et bien entendu de la « liberté de travailler », se sont ajoutés
les tentions, voire les affrontements entre « bloqueurs » et « anti-bloqueurs »
qui focalisèrent vite toutes les attentions médiatiques, alors même que ces
derniers pouvaient additionner (si ce n’est rassembler) « pro- » et « anti-
CPE ». Conséquences, que l’on retrouve dans de nombreux autres cas : un
débat sur les moyens s’instaure, qui tend à faire écran au débat sur les fins, à
faire glisser les jugements à porter (par l’« opinion ») des contestés aux
contestataires, ainsi qu’à déplacer les lignes de clivage en divisant ces der-
niers… au profit des premiers.

Du non-accès à la grève comme facteur structurel ?

Une autre condition (structurelle ?) distingue deux grands types


d’acteurs collectifs : ceux qui peuvent recourir à l’arme de la grève et
ceux qui ne le peuvent pas 12. C’est dans cette dernière catégorie que
l’on doit ranger les trois collectifs abordés ici. Ce qui est évident pour
les chômeurs n’est pas moins vrai pour les étudiants (ou lycéens) dont
l’absence en cours n’entraîne aucun blocage des institutions scolaires.
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Elle peut certes être gênante, mais les étudiants étant des usagers et
non des salariés de l’université, la « grève étudiante » se rapproche
plus du boycott (d’un service) que de l’arrêt de travail. S’ils peuvent
avoir des salariés, des syndicalistes, voire des syndicats parmi leurs
membres, ces trois types de collectifs ne sont pas implantés en tant que
tels dans les entreprises : transversaux aux organisations productives
(donc aux collectifs de travail qu’elles constituent) ainsi qu’aux
groupes professionnels existants, ils peuvent soutenir des salariés gré-
vistes, avoir certains de leurs membres en grève dans le cadre de tel ou
tel conflit du travail (Danone) ou mobilisation plus ample (réforme des
retraites), mais ils ne peuvent à eux seuls recourir à la grève. Ils le peu-

12. Si l’on peut parler de collectif ou d’acteur collectif sans tomber dans une forme de rhéto-
rique holiste illégitime, c’est parce que c’est au niveau du collectif, et non de ses membres pris
un à un, que se définit un répertoire d’actions à la fois accessible et pertinent.
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Espaces et stratégies de résistance : répertoires d’action collective 95

vent d’autant moins que les adversaires qu’ils désignent sont des res-
ponsables de niveau national, voire international tels que le patronat, le
gouvernement, les institutions internationales (OMC, Banque mondiale,
FMI…) pour lesquels la grève n’est de toute façon perturbante que
généralisée. Mais cela ne veut pas dire que cette donne est inéluctable :
les salariés pourraient tout à fait se mettre en grève pour participer à
une mobilisation collective « contre le chômage », pour défendre une
« université de service public gratuit », ou pour une « taxe Tobin », et
ce par intérêt bien compris… pour peu que ce dernier soit construit
comme tel.

Les forums sociaux comme « espaces publics » ?

Face aux difficultés pour investir l’espace public existant, prendre la


parole et convaincre le plus largement possible, et face à l’exigence de ne pas
rester dans la seule contestation et de proposer des alternatives, les collectifs
se tournent de plus en plus vers d’autres formes d’action tendant à constituer
des « espaces publics » autonomes : réunions publiques en tous genres (cafés,
conférences-débats, projections-débats…), états généraux puis forums
sociaux, d’abord mondiaux puis déclinés à d’autres échelles (continentale,
locale…), illustrant l’hypothèse énoncée plus haut. Certes, tous les collectifs
ne mettent pas autant d’énergie dans ces actions. Pour ATTAC, c’est une sorte
d’obligation statutaire : l’organisation se définit en effet comme « mouve-
ment d’éducation populaire tourné vers l’action », se devant de « reconqué-
rir les espaces de démocratie perdus au profit de la sphère financière ». Si ses
membres usent de l’ensemble des actions évoquées, souvent avec d’autres
organisations, ce n’est sans doute pas là qu’ils placent l’essentiel de leur
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implication. Attirer l’attention sur des problèmes négligés, donner des infor-
mations et analyses (produites par son conseil scientifique) sur les causes des
problèmes sociaux, en mettant l’accent sur les causes macro-économiques et
les choix politiques qu’elles révèlent (la « mondialisation néolibérale »), faire
du lien entre les mouvements dispersés, voire divisés, voilà autant d’objectifs
saillants dans ses réunions internes. ATTAC a donc souvent été, avec d’autres, à
l’origine des forums sociaux. En outre, conscientes de leur faiblesse comme de
l’importance des interactions en face à face, la plupart des organisations « alter-
mondialistes » savent qu’elles doivent sortir de leurs locaux pour aller à la ren-
contre de ceux qu’elles doivent convaincre d’agir ou de s’allier avec elles.
Mieux : la raison pour laquelle on peut bel et bien parler d’espace public
à propos des forums sociaux (ou des formes approchantes), c’est que, si cer-
tains organisateurs et participants veulent absolument faire converger les pré-
occupations des différents participants pour repartir ensemble avec des
revendications à défendre en commun, d’autres veulent en faire non pas un
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96 Espaces et sociétés 134

« mouvement des mouvements » mais un « espace » le plus ouvert possible,


pour l’échange, le débat, et peut-être même quelque chose comme la reso-
cialisation des individus, la repolitisation des représentations du monde.
L’enjeu est (au moins) double : débattre entre militants des organisations
existantes, mais aussi mobiliser les classes populaires, premières victimes des
politiques néolibérales. Or, dans cette entreprise, les organisations ne peuvent
que se confronter à deux caractéristiques spatiales du monde social contem-
porain, que l’on peut considérer comme des facteurs structurels importants :
l’isolement des individus et familles, repliés dans leurs espaces privés, et l’ab-
sence d’agora instituée comme telle, ayant sa propre place dans l’urbanisme
fonctionnaliste de la ville moderne (sans parler des obstacles politiques que
certaines municipalités peuvent constituer quant à l’obtention à moindres frais
de simples salles de réunion). Ce que l’on observe en particulier, c’est l’ab-
sence de lieu commun préexistant pour beaucoup de ces collectifs, et plus
encore pour les participants potentiels aux forums : on ne retrouve pas en effet
l’équivalent des anciens bastions de la contestation populaire fondés sur les
lieux de travail et d’habitat, dans les « forteresses ouvrières » et les « banlieues
rouges ». Une part fondamentale du travail militant est ainsi dans la construc-
tion d’opportunités de rencontres, d’espaces(-temps) communs à un maxi-
mum d’individus, condition sine qua non de tout « espace public » autonome.
Mais on voit que cette figure idéale de démocratie autonome se heurte à
deux limites importantes qui tendent à rabattre les forums sur des actions col-
lectives, des événements contestataires presque comme les autres. D’une
part, la volonté de mobiliser très largement, en contexte d’atomisation, donne
une importance à leur médiatisation : faut-il passer par les médias dominants
pour appeler à les subvertir ou fonder des médias alternatifs, avec les diffi-
cultés que cela pose et l’énergie que cela demande… faute de participants
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plus nombreux ? D’autre part, la construction d’une agora de ce type, même
la plus proche possible de l’idéal démocratique, n’a pas d’effets pratiques
immédiats à grande échelle, car un forum n’est pas une arène politique insti-
tutionnelle, et ne peut donc pas déboucher sur des décisions politiques enga-
geant l’ensemble de la collectivité.

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