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L’évolution du savoir-faire des groupes irréguliers

Hugues Eudeline
Dans Stratégique 2016/1 (N° 111), pages 119 à 140
Éditions Institut de Stratégie Comparée
ISSN 0224-0424
ISBN 9791092051148
DOI 10.3917/strat.111.0119
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L’évolution du savoir-faire
des groupes irréguliers

Hugues EUDELINE

Ce qui donc, est de la plus haute importance dans la


guerre, c’est de s’attaquer à la stratégie de l’ennemi.
Sun Tzu – L‘art de la guerre, Ch. 3

L e 26 juillet 2010, peu après minuit, le très grand pétrolier japo-


nais (VLCC) M. Star est l‘objet d‘une attaque à l‘explosif alors
qu‘il transite à pleine vitesse dans le détroit d‘Ormuz. Cette
action, passée presque inaperçue, est pourtant l‘aboutissement d‘une
opération complexe qui montre un savoir-faire inédit d‘un groupe terro-
riste islamiste en matière de planification, de coordination tactique et
de logistique (infra). La surprise a été telle, tant pour les autorités
locales que pour les services de renseignements occidentaux, qu‘ils ont
dénié pendant plusieurs jours tout caractère terroriste à cet événement,
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et préféré invoquer des causes météorologique ou sismique fantaisistes.
Cet exemple montre l‘évolution des compétences des groupes
irréguliers – en particulier terroristes – qui, disposant à présent de
moyens technologiques évolués librement accessibles dans le commer-
ce, développent des modes d‘action de plus en plus efficaces. Ces
savoir-faire sont cependant inégalement répartis selon les groupes, en
fonction de leur culture, de leur environnement géostratégique et de
leur expérience. De plus, mener des opérations dans le domaine mari-
time exige des compétences spécifiques en raison de la complexité du
milieu.
Il n‘existe pas de définition unanimement partagée du terrorisme.
Dans le cadre de cette analyse nous utiliserons une définition de travail
120 Stratégique

résultant d‘une approche empirique prenante en compte plusieurs mil-


liers d‘actions : « entente, préparation, financement, des informations,
menaces ou actes de violence destinée à déstabiliser durablement
l’opinion publique pour contraindre à pouvoir et atteindre des objectifs
politiques. »1
Selon cette approche assez large, le terrorisme est une forme de
la guerre puisqu‘il met en œuvre une stratégie qui utilise les vulnéra-
bilités du système démocratique en voulant influencer les électeurs et
donc les élus pour atteindre des objectifs politiques. C‘est une guerre
souvent mal perçue en tant que telle car elle pratique une violence de
faible intensité pendant des périodes qui peuvent être très longues (les
opérations menées par les Tigres tamouls au Sri Lanka ont duré plus de
trois décennies). Mais c‘est bien une guerre qu‘affirment mener les
combattants des différents groupes.
Ce concept n‘est pas nouveau puisqu‘il reprend celui de la guerre
préconisée il y a plus de 25 siècles par Sun Tzu dans l’art de la guerre
et qui trouve dans l‘environnement médiatique et technologique actuel
les moyens du renforcement de son efficacité. Dans ce traité, l‘auteur
affirmait en particulier que l‘art suprême de la guerre consiste à sou-
mettre l‘ennemi sans combat et aussi qu‘il est basé sur la duperie.
Considérant le terrorisme par ce prisme, ses modes d‘action prennent
des aspects très différents de ceux que présente une presse, plus sou-
vent incline à répercuter et amplifier les catastrophes qu‘à analyser les
conséquences d‘actions cumulées de faible intensité. De fait, le terro-
risme est une démarche profondément rationnelle, même si, comme
toute activité humaine, elle s‘accompagne parfois de comportements
irrationnels.
Cela explique pourquoi les principaux mouvements terroristes
ont toujours fait preuve, à des niveaux différents selon les cas, d‘une
extraordinaire inventivité accompagnée d‘un remarquable esprit d‘in-
novation tant tactique que technique et logistique. Ils disposent tous
d‘une capacité à planifier méthodiquement leurs opérations majeures et
maîtrisent en particulier les processus de conception et d‘évaluation du
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retour d‘expérience. Cela leur permet d‘améliorer leurs modes d‘action
et de progresser étape par étape, sans hâte, déroutant ainsi leurs adver-
saires plus habitués à traiter l‘immédiateté qu‘à prendre le recul néces-
saire à l‘analyse.
Seule l‘étude systématique dans le temps long des opérations
menées par un groupe permet de mettre en évidence les liens qui relient
les actions entre elles jusqu‘à aboutir à une opération de grande enver-
gure particulièrement efficace. À chaque étape, le savoir-faire s‘accroît,

1
Hugues Eudeline, Le Dossier noir du terrorisme Ŕ La guerre moderne selon Sun
Tzu, Bordeaux, L‘esprit du temps, 2014.
L’évolution du savoir-faire des groupes irréguliers 121

de façon d‘autant moins perceptible par l‘adversaire qu‘il ne voit pas


l‘objectif final recherché.
Trois types de groupes sont représentatifs de cette capacité à
faire évoluer les modes d‘action : le terrorisme islamiste autour d‘al
Qaïda, le narcotrafic colombien et les Tigres tamouls du Sri Lanka.
Alliant utilisation des moyens technologiques duaux les plus récents,
accroissement très important des capacités de financement, collusions
inattendues entre des mouvements très différents et possibilité de sélec-
tion d‘un personnel spécialisé à l‘échelle mondiale par l‘utilisation des
moyens sociaux, cette tendance ne peut que s‘accentuer dans l‘avenir.

AL QAÏDA, OU LE SUMMUM DE LA PLANIFICATION


OPÉRATIONNELLE

L‘islamisme sunnite est un courant né en Égypte en 1928 autour


d‘un instituteur d‘Ismaïlia, Hassan al-Banna, qui fonde la confrérie des
Frères musulmans dont la devise est « le Coran et notre constitution ».
Ce mouvement se radicalise dans les années 1950 – 1960 en réaction à
la répression du président Nasser. Son théoricien, Sayyid Qutb, préco-
nise le jihâd (dans l‘acception de guerre sainte) avec pour objectif la
création d‘un gouvernement islamique. Il écrit : « nous devons entamer
le mouvement du renouveau islamique à partir d’un pays musulman
pour guider l’islam sur la voie de la domination mondiale qui est sa
destinée. » De nombreux mouvements se réclament de sa parole, les
plus anciens, créés au début des années 1980, sont palestiniens et
luttent contre Israël. La guerre contre les Russes en Afghanistan a créé
un deuxième creuset ou se sont fondus dans l‘idéologie la plus rigide
des citoyens de tout le monde musulman. Al Qaïda (la Base), fondée
dans ce pays en 1988, s‘inscrit dans cette lignée. Oussama Ben Laden
en prend rapidement la direction et l‘organise autour d‘un noyau central
de taille restreinte et très fermé pour éviter tout risque d‘infiltration.
Formé par son père, un des plus grands entrepreneurs de travaux
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publics d‘Arabie saoudite, il a des compétences techniques et mana-
gériales de premier ordre. Il organise le mouvement en conséquence. Il
le dote en particulier d‘une structure originale, semblable à un bureau
d‘études regroupant les savoir-faire nécessaires, qui analysera toutes les
propositions d‘opérations apportées par les islamistes de toutes origines
à la recherche de financement. Seules les meilleures sont retenues par
le Cheikh lui-même, en dernier ressort. Elles sont ensuite l‘objet d‘une
planification minutieuse. La réalisation qui s‘ensuit est cependant plus
aléatoire, car elle est souvent confiée pour partie à des éléments locaux
qui ne font pas toujours preuve de la rigueur attendue. Trois exemples
très différents illustrent la qualité de cette préparation : l‘attaque des
122 Stratégique

flux de personnes, celle des flux énergétiques et l‘organisation d‘un


groupe de nageurs de combat.

L’attaque du flux des personnes

Le terrorisme aérien est né dans les années 1930, et plus d‘un


millier d‘actions de ce type sont recensées depuis. C‘est al Qaïda qui
l‘a fait entrer dans l‘ère du terrorisme de masse. Avec une première
tentative en 1995, appelée « Bojinka », les djihadistes2 se démarquent
des modes d‘actions terroristes antérieurs, par l‘ampleur du projet
accepté par ben Laden sur proposition de Ramzi Yousef qui n‘appar-
tient pas à encore à al Qaïda. Cet ingénieur électricien, formé au
Royaume-Uni, a déjà organisé la première attaque contre le World
Trade Center (WTC) de New York, le 26 février 1993.3 Bojinka est une
action coordonnée consistant à faire exploser au même moment
11 Boeing 747 Jumbo Jets en vol au-dessus du Pacifique à destination
des États-Unis. La préparation minutieuse de cette opération par le
noyau central conduit à la conception d‘un explosif spécifique devant
être assemblée à bord. À cette époque, les liquides embarqués par les
passagers sont très peu contrôlés et la quantité estimée suffisante à la
constitution de la charge est embarquée sans difficulté. Comme tout
projet industriel d‘envergure, il commence par une phase de validation
pour laquelle un essai réel est fait sur un avion de Philippine Airlines
en décembre 1994. Profitant d‘un vol avec escale, Ramzi Yousef pré-
pare la charge pendant le premier tronçon, l‘arme, la place sous le siège
devant lui, puis débarque à la première escale. L‘engin explose pendant
le tronçon suivant, tuant un homme d‘affaires japonais et blessant 10
personnes. L‘avion ne s‘écrase cependant pas, la charge se révélant trop
faible. Cette information capitale permet de la modifier en consé-
quence ; la faisabilité est acquise ; la phase de réalisation peut débuter.
Un grain de sable va cependant gripper l‘engrenage. Il est
personnifié par le Pape Jean-Paul II qui est de passage à Manille le
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15 janvier 1995. L‘apprenant, Ramzi Yousef ne peut se retenir et
prépare en parallèle un attentat contre le pape. La planification parfaite
est mise à mal par une réaction irrationnelle. Pour une raison inconnue,
un incendie se déclare dans l‘appartement loué par les terroristes qui

2
L‘attentat contre le vol de Philippines Airlines a été revendiqué par Al-Harakat
Al-Islamiyya (AHAI), un des noms du groupe islamiste philippin Abu Sayyaf, lié à al
Qaïda.
3
À 12 h 18, une bombe placée dans une camion de location, garé au sous-sol B-2
du parking situé sous la tour Nord, explose. 6 personnes sont tuées et 1042 blessées.
L‘immeuble se serait écroulé si l‘emplacement choisi pour le stationnement du véhicule
avait été plus judicieux. The 9/11 Commission Report – Final Report of the National
Commission on Terrorist Attacks Upon the United States, 2004, 567 p. http ://
www.gpoaccess.gov/911/index.html (page consultée le 10 janvier 2009).
L’évolution du savoir-faire des groupes irréguliers 123

s‘enfuient. Les pompiers et la police appelés par des voisins, décou-


vrent des documents et du matériel compromettants. Les deux complots
sont déjoués. Eut-il été mené à terme, le nombre des victimes d‘Oplan
Bojinka aurait été très supérieur à celui du 11 septembre 2001. Conju-
gué à une éventuelle réussite de l‘attentat contre le pape, l‘effet média-
tique eût été énorme et l‘impact économique sur l‘industrie aérienne
colossal. Ramzi Yousef est arrêté au Pakistan peu après.
Le retour d‘expérience est précieux pour le noyau central dont il
enrichit le savoir-faire. Il va reprendre et fondre en un seul les deux
projets : l‘attaque du WTC et l‘utilisation de vecteurs aériens de façon
différente, car les contrôles à l‘embarquement sont devenus plus stricts.
Il s‘agit de la quadruple attaque suicide du 11 septembre 2001.4 La
réussite de l‘action est le fruit d‘un remarquable travail de préparation
mené par Khalid Sheikh Mohammed (KSM), oncle de Ramzi Yousef,
détenteur d‘un diplôme d‘ingénieur mécanique d‘une université de
Caroline du Nord. Il a l‘idée d‘utiliser les avions, non plus en tant que
cibles, mais comme armes. La gestation de l‘opération va durer six
années. Le noyau central s‘appuie, entre autres, sur les compétences de
Mohammed Atta (le pilote suicide du vol contre la première tour du
WTC), lui-même docteur-architecte diplômé des universités du Caire et
de Hambourg. Le choix et la répartition des vecteurs ne sont pas indif-
férents. Ce sont les deux avions les plus lourds, des Boeing 767 long-
courriers, de 179 tonnes à pleine charge qui vont s‘écraser sur les tours
jumelles, objectifs privilégiés. Au moment de l‘impact, l‘effet de des-
truction est optimisé par l‘importance accrue de l‘énergie cinétique et
par la grande quantité de carburant encore présent à bord en raison de
la brièveté du vol. Les avions des deux autres vols, destinés à des cibles
moins résistantes, sont des Boeing 757 moyen-courriers de seulement
116 tonnes à pleine charge. Le minutage est bon. Seul un impondé-
rable, le retard de 25 minutes pris par le dernier vol, permet à ses passa-
gers d‘apprendre en l‘air l‘attaque du WTC et de se révolter. L‘avion
s‘écrase dans un champ.
Les excellentes conditions météorologiques et l‘horaire choisi (à
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partir de 8 h 45 un mardi) assurent un taux d‘occupation maximum des
bureaux des tours, et permettent une parfaite couverture vidéo de
l‘événement par les équipes de télévision de la ville la plus médiatisée
au monde. « Nous avions calculé le nombre de personnes qui seraient
touchées par l’avion ; j’étais le plus optimiste. Compte tenu du taux
d’occupation que pratiquait mon père5, je pensais que le carburant

4
The 9/11 Commission Report – Final Report of the National Commission on
Terrorist Attacks Upon the United States, 2004, 567 p., http ://www.gpoaccess.gov/911
/index.html
5
Mohammed ben Ladden, fondateur de la Saudi Binladin Group, un des plus
grosses entreprises d‘ingénierie et de travaux publics au monde. Il est décédé en 1967 à
l‘âge de 59 ans, dans un accident d‘avion.
124 Stratégique

ferait fondre la structure métallique de l’immeuble et le ferait


s’effondrer. »6 Oussama ben Laden — fin 2001.
Quoique particulièrement lourd, le bilan humain (3 000 morts) et
les coûts directs supportés par les assurances (de l‘ordre de 60 milliards
de dollars) masquent l‘effet économique induit, bien supérieur, sur
toutes les composantes de l‘industrie aérienne profondément touchée.
L‘estimation des pertes financières par ben Laden est étonnamment
précise, ce qui montre aussi la qualité de la préparation de l‘opération.
Seulement sept mois plus tard, il annonce ce qu‘aucun expert occiden-
tal n‘a encore pu déterminer : « À ce jour, ils ont dû se séparer de plus
de 170 000 membres de l’industrie aérienne. Ils ont été licenciés
définitivement. Cela concerne aussi bien les compagnies aériennes que
les constructeurs… Pour le moins, mille milliards de dollars de pertes
ont résulté de ces frappes réussies et bénies… »7 Il revoit cependant à
la baisse cette estimation en 2004. « Al Qaïda a dépensé 500 000
dollars pour l’attaque du 11 septembre 2001 alors que l’événement et
ses suites ont coûté au moins 500 milliards à l’Amérique… Ceci montre
le succès de notre plan pour saigner l’Amérique jusqu’à la faillite. »8
Cette évaluation est confirmée en juin 2007, quand Lord Levene,
président de la prestigieuse compagnie d‘assurance britannique Loyd‘s,
valide les estimations d‘Oussama ben Laden dans un rapport.9 « On
estime que le coût pour l’économie mondiale du risque politique lié au
terrorisme est de mille milliards de dollars… ». La remarquable
promptitude de la réaction internationale à sécuriser vecteurs et aéro-
ports a cependant réduit fortement les possibilités de répéter ce mode
d‘attentat, et empêché al Qaïda d‘exploiter l‘avantage acquis malgré
les progrès de son savoir-faire en matière de préparation des attaques.
Cela a été mis en évidence le 22 décembre 2001, lorsque la réaction
efficace de l‘équipage du vol 63 d‘American Airlines a permis d‘empê-
cher Richard Reid d‘activer la charge cachée dans la semelle de ses
chaussures. S‘il n‘avait pas eu la maladresse d‘essayer d‘allumer ses
chaussures avec des allumettes tout en restant à sa place au vu et au su
de tout le monde, l‘attentat, bien préparé, aurait probablement réussi,
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aggravant la détresse dans laquelle se trouvait alors l‘industrie aérienne.
Une fois encore, le savoir-faire et le sens de l‘innovation des planifi-
cateurs sont mis à mal par une exécution brouillonne.

6
FBIS Report, Compilation of Usama bin Ladin Statements 1994-January 2004,
277p. www.fas.org/irp/world/para/ubl-fbis.pdf - (page consultée le 10 janvier 2009).
7
Suleyman Abu-Ghayth, porte-parole de Oussama ben Laden - Londres MBC
television - 17 avril 2002.
8
Oussama ben Laden, le 29 octobre 2004.
9
Lloyd‘s report in co-operation with the Economist Intelligence Unit .Global
Business Under Attack. Juin 2007 (en ligne) URL : http ://www.lloyds.com/News_
Centre/360_risk_project/The_debate_on_terrorism_and_political_risk/Under_attack/Int
roduction.htm
L’évolution du savoir-faire des groupes irréguliers 125

L’ATTAQUE DES FLUX MARITIMES : LA PROGRESSION


SYSTÉMATIQUE DU SAVOIR-FAIRE

C‘est sur mer que les mouvements islamistes sont les plus dému-
nis. Les textes religieux musulmans présentent toujours la mer comme
un lieu particulièrement dangereux, ce qui n‘incite pas les combattants
islamistes à s‘y risquer spontanément. Seul le livre des Hadiths de Ibn
Majah (Sunan Ibn Majah) aborde le sujet de la guerre en mer.10 Il n‘est
donc pas étonnant que, faute d‘un savoir-faire maritime, la première
action ait été un échec.11 En revanche, la progression régulière et conti-
nue des compétences au cours des suivants n‘en est que plus remar-
quable.
Au sein du noyau central, al Qaïda dispose d‘un responsable des
opérations maritimes, l‘Émir de la mer, Abd al-Rahim al-Nashiri.12
C‘est à lui qu‘est confiée la mission d‘attaquer une cible militaire
emblématique. Il s‘agit de l‘USS The Sullivans, une frégate lance-
missiles de 8 422 tonnes et de 154 m de long. L‘opération est menée
sans essai nautique préalable. La petite embarcation, trop lourdement
chargée d‘explosifs, coule avant de prononcer l‘attaque. L‘analyse de
l‘échec fait apparaître la nécessité d‘un sanctuaire où il sera possible de
se préparer posément. Après avoir reçu l‘argent nécessaire, les terro-
ristes louent une maison dans les faubourgs d‘Aden, l‘entourent d‘une
clôture métallique pour être hors de vue de leurs voisins. Ils louent
également un appartement avec vue sur le port pour en surveiller les
mouvements. L‘embarcation est significativement améliorée. Un essai
nautique réel est effectué et la puissance de la charge est également
testée. Un mois avant la date prévue, conformément aux procédures en
vigueur pour protéger les dirigeants du mouvement, al Nashiri quitte le
Yémen et retourne en Afghanistan. Selon un des terroristes arrêtés en
2002, la préparation de l‘opération se serait étalée sur 18 mois.
Le 12 octobre 2000, l‘USS Cole, un bâtiment du même type que
l‘USS The Sullivans, accoste un quai du port d‘Aden pour prendre du
combustible. L‘embarcation terroriste, avec deux hommes à bord,
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aborde le bâtiment de guerre à 11 h 22 et explose au contact de la
coque. Outre les deux shahîd13, 17 des 346 membres d‘équipage sont

10
À titre d‘exemple, voici un de ces hadith : « Une bataille sur mer équivaut à dix
batailles sur terre. Ceux qui souffrent du mal de mer seront récompensés comme ceux
qui sont blessés en suivant le chemin trcé par Allah. »
11
En fait, une première attaque suicide infructueuse a déjà été effectuée sur mer par
les Palestiniens en 1988 et de nombreuses autres, réussies par les Tigres tamouls depuis
1990.
12
Prisonnier à Guantanamo et accusé par les États-Unis de diriger les opérations
d’al Qaïda au Yémen.
13
Il s‘agit d‘un mot fréquemment rencontré dans les écrits musulmans. Il désigne
ceux qui sont morts au combat contre les païens et les autres ennemis de la commu-
nauté musulmane. À ne pas confondre avec le concept de Martyr qui un chrétien
126 Stratégique

tués et 42 autres sont blessés.14 Le coût des réparations s‘élève à


287 millions US $. L‘effet médiatique recherché est particulièrement
important ; l‘attaque met en exergue la vulnérabilité à quai d‘un bâti-
ment de combat de premier rang. Le 7 mars 2001, Oussama ben Laden
célèbre cette action sous la forme d‘un poème récité à l‘occasion de
l‘anniversaire de son fils : « Un destroyer dont la puissance est crainte
des hommes forts et qui fait naître la peur au mouillage comme en
route, fend les vagues, plein d’arrogance, de morgue et de fausse
puissance. Il se hâte vers la mort, plein d’une illusion trompeuse, vers
une embarcation que les vagues secouent et qui parfois disparaît et
reparaît à nouveau… »15
En novembre 2001 un « manuel de plongée d’al Qaïda » est
découvert en Afghanistan pendant l‘offensive américaine. Il décrit un
projet ambitieux et déjà très avancé de création d‘une unité appelée à
mener des missions de terrorisme subaquatique. La première étape
prévoit la formation initiale de ses membres dans des clubs de
plongée ; la seconde, la création dans un pays du golfe Persique, d‘une
société de plongeurs professionnels destinée à couvrir des actions
clandestines. L‘implantation dans le golfe de cette société pouvait per-
mettre la destruction de pétroliers ou de méthaniers amarrés aux termi-
naux, le sabotage de plates-formes de production et de chargement
(tâche facile à accomplir pour des plongeurs appartenant à une société
employée à leur maintenance). Ce sont autant d‘actions qui, coordon-
nées, auraient des effets durables sur l‘économie mondiale. Une fois
découvert, ce projet était mort-né, mais il est caractéristique de la
volonté d‘acquérir un nouveau type de savoir-faire qu‘aucun mouve-
ment islamiste n‘a encore pu acquérir.
C‘est le 6 octobre 2002, à 7 h 25 du matin, heure locale, que
l‘attaque du premier pétrolier a finalement lieu. Il s‘agit du Limburg, un
Very Large Crude Carrier (VLCC) français de 332 m de long et
298 997 tonnes de port en lourd. Navire récent à double coque, il est
chargé de 400 000 barils de pétrole brut quand il approche du terminal
de Ash Shihr (Yémen) pour compléter sa cargaison. Il se trouve à trois
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milles nautiques de la côte et à très faible vitesse (0,8 nœud) au
moment de l‘attaque. En flammes, le navire doit être abandonné.
L‘attaque a encore été préparée sous la direction de al Nashiri, avec un
soin identique à celle de l‘USS Cole. Une maison a été louée. Le jardin
clôturé pour éviter que les préparations ne puissent être observées

supplicié en raison de sa foi, et par extension, une personne torturée ou tuée en raison
de ses croyances, de ses opinions.
14
Rohan Gunaratna, The Threat to the Maritime Domain, Newport, Naval War
College, Economics and Maritime Strategy - William B. Ruger Chair Workshop, 6-
8 novembre 2006, p. 85.
15
Bin Ladin Implicitly Praises USS Cole Bombing at Son’s Wedding. FBIS Report
Ŕ Compilation of Usama Bin Ladin Statements 1994-January 2004, p. 148.
L’évolution du savoir-faire des groupes irréguliers 127

depuis l‘extérieur. Pour effectuer l‘opération, l‘émir de la mer doit faire


appel à des membres d‘un groupe local avec lequel al Qaïda a des
contacts privilégiés, l‘Armée islamique d‘Aden Abyane.16 Cependant,
en raison de l‘intervention des forces américaines en Afghanistan, le
planificateur ne peut s‘y replier comme initialement prévu. Il est finale-
ment arrêté au Yémen en novembre 2002 et emprisonné à Guantanamo.
Le disque dur de son ordinateur portable contenait un dossier de 180
pages listant des actions contre des « cibles maritimes pertinentes »
dont seules quelques-unes ont été rendues publiques. L‘une d‘entre
elles devait être menée à partir d‘un bateau-mère. Il devait mettre à
l‘eau plusieurs embarcations suicides qui étaient destinées à attaquer
avec lui simultanément plusieurs navires de commerce ou bâtiments de
combat. Cette opération, qui devait être effectuée le 11 septembre
2001, concomitamment avec les attentats aériens aux États-Unis, a été
décommandée pour éviter le risque qu‘un aléa fasse échouer l‘opéra-
tion principale. Un autre enseignement du retour d‘expérience de
l‘opération Bojinka.
Le 26 juillet 2010, le VLCC M. Star de la compagnie japonaise
de transport maritime Mitsui OSK est l‘objet d‘une attaque alors qu‘il
transite à pleine charge dans le détroit d‘Ormuz. Les photos qui font
apparaître un enfoncement des œuvres mortes du navire montrent les
effets d‘une forte explosion au-dessus de la surface de l‘eau, mais
d‘une puissance insuffisante pour percer la muraille. L‘attaque suicide
est revendiquée par les brigades d’Abdoullah Azzam, un groupe d‘acti-
vistes lié à Al Qaïda : « Mercredi dernier, après minuit, le héros qui
voulait être shahîd Ayyoub al Taichan (...) s’est fait exploser contre le
tanker japonais M Star dans le détroit d’Ormuz entre les Émirats
arabes unis et Oman. »17

Analyse du processus d’amélioration du savoir-faire

L‘absence de destruction totale de navire depuis 2002 n‘est pas


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en soi un gage d‘inefficacité des terroristes ni de moindre danger, loin
de là. La progression du savoir-faire de 1998 à 2010 est impression-
nante. L‘importance que l‘on accorde le plus souvent aux attentats est
liée à leur résultat tactique immédiat. C‘est une erreur : il faut en effet,
d‘une part déterminer l‘effet stratégique induit qui est recherché, et
d‘autre part analyser la progression des savoir-faire de l‘organisation
qui en est l‘auteur. Pourquoi a-t-il été perpétré, et en quoi le retour
d‘expérience de cette action permet-il au groupe qui l‘a commis
d‘accroître son potentiel de nuisance ? Sa capacité d‘atteindre son
objectif politique ?

16
Gunaratna, The Threat to the Maritime Domain, p. 86.
17
Al Qaïda revendique l’attaque du tanker, Europe1.fr.
128 Stratégique

L‘analyse de la succession d‘attentats menés sur mer par al


Qaïda noyau central montre une progression constante de la capacité
d‘action sur mer des terroristes islamistes. Cette évolution commence
par la tentative d‘attaque début 2000 de la frégate USS The Sullivans,
qui échoue parce que l‘embarcation est trop chargée ; elle est suivie
par celle, réussie, de l‘USS Cole, à quai, en plein jour ; puis, c‘est le
Limburg qui est attaqué en 2002 à proximité de la côte, alors qu‘il se
déplace à très faible vitesse. C‘est un succès, et la charge s‘avère suffi-
sante pour percer les cuves de ce superpétrolier de 300 000 tonnes
pourvu d‘une double coque et en incendier la cargaison. Enfin, c‘est au
tour du M Star le 28 juillet 2010. Plusieurs paramètres nouveaux sont
validés au cours de cette attaque qui a pourtant lieu huit ans après la
précédente : une distance accrue de la côte - il navigue alors dans le rail
sortant du détroit d‘Ormuz, à une dizaine de milles nautiques de
terre - et une nouvelle cinématique d‘approche. Pour la première fois,
un bateau est attaqué de nuit, au large, alors qu‘il navigue à 14 nœuds,
sa vitesse normale de transit à pleine charge.18 À titre de comparaison,
le Limburg a été attaqué de jour, alors qu‘il était pratiquement sans erre
et par mer calme ; l‘approche était simple et facile. Dans le cas du M
Star, l‘affaire implique une opération complexe comprenant la mise en
œuvre d‘un bateau-mère - comme le pratiquent les pirates en océan
Indien - ainsi que celle d‘une embarcation-suicide. Celle-ci, dans un
premier temps remorquée ou transportée à bord du navire-mère, a dû
s‘approcher du superpétrolier en route libre, malgré les remous de la
vague d‘étrave, puis venir à toucher l‘arrière du pétrolier avant de se
faire exploser.
Le terroriste qui pilotait l‘embarcation-suicide a probablement
suivi une « courbe du chien » en faisant toujours tête sur le feu de
navigation tribord sous lequel l‘explosion s‘est produite. L‘inconvé-
nient de cette méthode est qu‘elle conduit à un endroit de la coque
derrière lequel il n‘y a pas de cuve, mais la machine et les logements de
l‘équipage. Dans le cas présent, le shahîd a déclenché l‘explosion trop
tôt. Sans doute n‘était-il pas lui-même un marin. Navigant au ras de
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l‘eau, surplombé par une muraille verticale noire de 13 mètres de haut,
de nuit, avec le bruit du vent et de la mer, soumis à des mouvements de
plateforme importants, sachant qu‘il va perdre la vie, on peut compren-
dre qu‘il ait actionné la mise de feu prématurément, c‘est-à-dire entre
10 et 15 mètres du navire, distance suffisamment grande pour que le
souffle enfonce la coque sans la percer. Et c‘est en raison du faible
niveau des dégâts que cet attentat, qui présente pourtant une avancée
remarquable en matière de terrorisme maritime, est passé quasiment
18
Ce type d‘approche de navires rapide est communément pratiqué par les pirates
somaliens qui accostent des navires de même déplacement, mais toujours de jour. Cela
ne prouve pas de collusion des terroristes avec eux - bien qu‘elle soit possible - car il
suffisait aux terroristes de consulter la presse pour savoir que c‘était faisable.
L’évolution du savoir-faire des groupes irréguliers 129

inaperçu. Il a même été nié dans un premier temps par certains respon-
sables locaux qui ont été jusqu‘à avancer l‘hypothèse absurde19 d‘un
tsunami… De plus, si l‘hypothèse selon laquelle le pilote de l‘embarca-
tion n‘était pas un marin est exacte, le mérite de ceux qui l‘ont préparé
n‘en est que plus grand puisqu‘ils ont su établir un mode d‘attaque
permettant d‘utiliser du personnel non spécialisé, facile à trouver, pour
mener une action maritime très spécifique.

LE LTTE OU LE TRIOMPHE DE L’INNOVATION


GÉNÉRALISÉE

C‘est au Sri Lanka que terrorisme maritime a atteint la pleine


maturité opérationnelle dans un conflit qui causera la mort de 100 000
personnes en une trentaine d‘années. Le LTTE (Liberation tigers of
Tamil Eelam20) y a développé une panoplie de modes d‘action et de
matériels particulièrement innovants et efficaces. Ce mouvement, qui
pourrait encore renaître21 de ses cendres, était le mieux organisé et
technologiquement le plus avancé au monde. Il est devenu la référence
du terrorisme international, en particulier sur mer où il a fait preuve de
savoir-faire exceptionnel dans tous les domaines. C‘est lui qui a prati-
qué la première attaque réussie d‘un bâtiment de guerre par embarca-
tion-suicide, 10 ans avant celle d‘al Qaïda sur l‘USS Cole. Son exem-
ple, parfois accompagné d‘un soutien direct - entraînement, livraison
d‘armes - a inspiré les groupes islamistes d‘Asie du Sud-Est et du golfe
d‘Aden sans toutefois qu‘ils aient pu en tirer tous les enseignements.
Ce mouvement sécessionniste est né au début des années 1970
d‘une confrontation ethnique sur l‘île de Sri Lanka entre la majorité
cinghalaise qui représente 74 % de la population et la minorité tamoule
qui n‘en compte que 15 %. Le LTTE y perd toute emprise territoriale le
19 mai 2009, sous les obus l‘artillerie de l‘armée sri lankaise. À
l‘exception de Kumaran Pathmanathan (alias KP), le responsable
logistique du mouvement qui se trouve alors outre-mer, tous les chefs
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meurent ensemble ce jour-là. Issus d‘une minorité ethnique, les Tigres
savent que leurs forces seront toujours en position d‘infériorité numé-
rique marquée. Pour pallier cette faiblesse des effectifs, ils pratiquent
une sélection drastique des spécialistes de tous niveaux à qui ils
donnent une formation très poussée et aussi longue que nécessaire dans

19
Comme l‘ont montré les catastrophes de décembre 2004 dans l‘océan Indien et de
mars 2011 au Japon, des séismes de ce type ont des effets très limités sur mer, mais
désastreux lorsque les vagues qu‘ils génèrent touchent terre. Dans le cas présent, rien
n‘a été constaté sur les côtes et aucun sismographe n‘a détecté d‘anomalie.
20
Nom donné par les Tamouls au territoire qu‘ils revendiquent au Sri Lanka.
21
Selon certaines sources, une composante s‘entraînerait en Inde avec les Naxalites.
De plus, ses sources de financement n‘ont pas été toutes taries, faute de les avoir
découvertes.
130 Stratégique

leurs domaines respectifs. Ils bénéficient d‘une forte cohésion due à un


sentiment identitaire très développé nourri par les exactions dont ils
font l‘objet. Naturellement disciplinés22, convaincus de la justesse de
leur cause, ils cherchent à acquérir un savoir-faire le meilleur possible.
Ils le prolongent par l‘acquisition d‘expérience en maintenant aux
postes clés les meilleurs professionnels de chaque domaine. Le LTTE
n‘a aucun aspect religieux. Femmes et hommes servent sur un pied
d‘égalité, mais les relations sentimentales sont en règle générale inter-
dites pour ne pas nuire à l‘efficacité professionnelle.

Une stratégie générale bien pensée

Pour atteindre son objectif politique, bien que se considérant un


État indépendant, le LTTE mène une guerre totale au Sri Lanka, mêlant
aux modes d‘action conventionnels ceux de la guérilla et du terrorisme.
Pour cela, il déploie une stratégie générale en quatre points :

Des relations extérieures efficaces

 Le mouvement mène une intense action « diplomatique »


pour asseoir son influence internationale. Il met en place un
réseau mondial de propagande et d‘influence qui s‘appuie
sur des représentations semi-officielles dans plus de 50
pays. C‘est le cas dans les grands pays occidentaux où la
diaspora tamoule est nombreuse (Royaume-Uni, France,
Allemagne, Suisse, Canada, Australie). Il dispose de stations
radio ou de télévision en Europe, en Amérique du Nord et
en Australie.23 Il maîtrise également l‘usage d‘internet,
média par lequel il diffuse sa version des événements avant
les agences internationales spécialisées.
 Une collusion de circonstance avec d’autres groupes terro-
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ristes : Bien que luttant contre la minorité musulmane dans
le cadre de la politique de purification ethnique des zones
qu‘il contrôle, il a passé des accords de circonstance avec les
grands réseaux palestiniens ou islamistes comme le « Front
uni de libération de l‘Assam » (ULFA), les moudjahidin
afghans ou « Abou Sayyaf » et le « Moro Islamic Front »
philippins.

22
Pendant la période coloniale, c‘est parmi les Tamouls que les Britanniques recru-
taient souvent les petits fonctionnaires.
23
Time to Act : The LTTE, its Front Organizations, and the Challenge to Europe
par Ravinatha P. Aryasinha Ambassadeur du Sri Lanka près l‘UE, la Belgique et le
Luxembourg. Page consultée le 6 septembre 2009 sur : http ://www.priu.gov.lk/
ltte_report/chapter4.html.
L’évolution du savoir-faire des groupes irréguliers 131

 Des finances abondantes : Il mène une action tous azimuts


d‘acquisition de ressources, fondée sur un réseau de collecte
de fonds très diversifié, mis en place et dirigé presque jus-
qu‘à son arrestation, début août 2009, par Kumaran Patnma-
nathan, devenu un grand spécialiste du domaine. Tous les
modes de financement - légaux ou criminels - sont utilisés.
Le LTTE est impliqué dans :
 le trafic de tous types de drogue par la Thaïlande, le
Vietnam, la Birmanie et le Laos ;
 l‘immigration illégale, essentiellement de Tamouls à
qui il fournit de petits emplois et des papiers pour
permettre leur implantation. En retour, les bénéficiaires
doivent payer une somme d‘argent pour prix de leur
passage puis une rente mensuelle ;
 un système d‘extorsion qui touche l‘ensemble des
membres de la diaspora dont le LTTE entretient soi-
gneusement une énorme base de données ;
 le trafic d‘armes pour ses propres besoins, mais aussi
au profit d‘autres groupes terroristes ;
 la collecte de dons par l‘intermédiaire d‘ONG ou de
donateurs compatissants ;
 les revenus d‘activités légales. En particulier, celles
provenant de nombreuses entreprises réparties dans le
monde et appartenant au mouvement de façon occulte.
Il peut s‘agir également d‘investissements sur les
places boursières ;
 des revenus d‘une flotte commerciale longtemps esti-
mée à une dizaine de navires, mais dont le nombre,
selon les aveux récents de KP, serait en fait de l‘ordre
de 44.
 L’acquisition de la supériorité technologique : Le mouve-
ment a fait un très gros effort de développement technolo-
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gique, soutenu en cela par sa prospérité financière relative et
les liaisons logistiques qui le relient au reste du monde.
 Il conçoit et réalise des systèmes d‘armes innovants, desti-
nés à lui permettre de compenser son infériorité numérique.
Cette volonté est particulièrement affirmée dans le domaine
naval. Il dispose de ses propres bureaux d‘études et de
chantiers navals clandestins au Sri Lanka. Il a passé des
accords à l‘étranger pour acquérir des équipements à usage
dual (civil et militaire) comme les radars, GPS, ordinateurs,
moteurs, petits avions et équipements de plongée.
 En ce qui concerne le matériel de guerre proprement dit, il
se fournit facilement en armes de petits calibres sur le
132 Stratégique

marché mondial, mais a beaucoup de difficultés à acquérir


des armes lourdes, des missiles ou tout autre équipement
dont le commerce est réglementé. Il a développé un missile
antiaérien de courte portée avant de faire l‘acquisition de
quelques Stingers américains auprès des Taliban. Pour pal-
lier ce manque, il effectue des attaques de grande envergure
contre des bases de l‘armée sri lankaise avec pour objectif
d‘y prendre ce qui lui fait défaut, comme les canons à lon-
gue portée ou les radars de tir. De même, il dépouille avant
de les couler les bâtiments de guerre sri lankais désemparés
au combat de tout ce dont il manque.
 Il construit à l‘étranger ce qu‘il ne peut faire sur place faute
d‘équipements industriels. C‘est le cas d‘un petit sous-marin
« crache-plongeur » en cours de finition découvert en Thaï-
lande le 11 avril 2000. Il développe également ses propres
mines à usage naval (mines pour nageurs et mines à orin).
 Pour pallier son manque d‘automates et sa moindre puis-
sance de feu, il fait un usage important de commandos sui-
cide, les Black Tigers.

Une organisation rigoureuse gage d‘efficacité : le mouvement,


qui repose sur des gens sûrs et compétents, est centralisé à l’extrême.

 La plupart des chefs sont des compagnons des premiers


jours, des proches de Prabakharan, pour la plupart origi-
naires de la province du nord. Il sait qu‘il peut compter sur
eux. C‘est le cas du colonel Soosai, commandant la branche
navale, les Sea Tigers, ainsi que de KP. Son fils, Charles
Anthony, dirige la division informatique ainsi que la compo-
sante aérienne (les Air Tigers) depuis 2006.
 Un service de renseignement, le TOSIS (Tiger Organization
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Security Intelligence Service) s‘occupe du recueil de rensei-
gnements intérieur et extérieur. Il est dirigé par Pottu
Amman.
 Des écoles de formation ou des périodes longues de prépa-
ration aux postes les plus spécialisés pour pouvoir assurer la
supériorité individuelle des combattants.

Le savoir-faire technique et opérationnel


Le LTTE a choisi très tôt de confondre les deux aspects autant
que possible. Ce sont souvent les mêmes personnes qui entretiennent
L’évolution du savoir-faire des groupes irréguliers 133

techniquement le matériel qu‘ils sont appelés à mettre en œuvre au


combat.
 Les moyens aériens. Dès 1995 une force aérienne est créée
par Vythialingam Sornalingam, alias colonel Shankar, un
ancien ingénieur en génie aéronautique qui a rejoint le mou-
vement en 1983. Il a organisé la formation de pilotes au
Royaume-Uni et en France dès 1990. Cette « armée de
l’air » utilise des aéronefs achetés à l‘étranger qui sont
équipés de bombes de confection locale. Importés en contre-
bande en pièces détachées, les aéronefs sont remontés par
les Tigres. Ce sont des avions de conception tchèque Zlin Z-
143 ainsi que des ULM, un hélicoptère R44 Astro, 2 Cessna
SkyMaster, et peut-être un Pilatus PC-7. Quand le LTTE est
finalement inscrit sur de nombreuses listes de groupes terro-
ristes, il prend en main la formation de ses propres pilotes
En août 2009, 10 avions légers Zlin Z-143 se trouvaient sur
un aéroport d‘Érythrée où leurs pilotes étaient en formation.
 Les moyens de combat naval. Le mouvement a développé à
partir de 1991 une flotte de combat efficace, les Sea Tigers.
Elle est commandée par le colonel Soosai à partir de Mullai-
tivu, dernière portion du territoire tamoul à tomber en mai
2009. Son effectif sera de plus de 6000 marins au plus fort
de son engagement. Ils sont formés dans un centre d‘instruc-
tion navale. Les différents types de moyens nautiques
doivent pouvoir assurer des missions aussi variées le con-
trôle des mers, la destruction des bâtiments de la marine sri
lankaise, de ses moyens logistiques et de ses infrastructures,
les opérations amphibies ainsi qu‘au transfert des flux
logistiques entre les navires des Sea Pigeons et le rivage.
Pour cela ils conçoivent dès 1995 plusieurs types d‘engins
en fibre de verre qui, construits en grand nombre dans leurs
propres ateliers clandestins, entrent rapidement en service. Il
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s‘agit des :
 Thrikka : capables de 45 nœuds ; un équipage de
4 hommes ; une mitrailleuse, ils transportent en parti-
culier les nageurs de combat.
 Sudai : capables de 10 nœuds ; un équipage de 6 hom-
mes ; une seule mitrailleuse ; sont utilisés pour les
missions de transport.
 Muraj : capables de 45 nœuds, armés par un équipage
de 10 hommes et pourvus d‘un canon simple de 23 mm
ou de bitubes de 25 mm et de mitrailleuses de 14,5 mm.
 Idayan (à partir de 2000), engins suicide furtifs de con-
ception nord-coréenne, capable de 45 nœuds et armée
134 Stratégique

par 2 hommes des Black Sea Tigers (infra). C‘est


également cette année-là qu‘un véritable submersible
« crache plongeur » en cours de fabrication est décou-
vert par la police thaïlandaise, près de Phuket. Il ne
semble pas que le LTTE ait disposé d‘un autre sous-
marin.
 Marius (à partir de 2007) : semi-submersibles simi-
laires à ceux qui sont utilisés en Amérique du Sud par
certains narcotrafiquants.
 Les Black Tigers : Les Tigres tamouls adoptent le mode
d‘action suicide dès 1987. Les volontaires sont regroupés en
un corps spécial, les Black Tigers. Ils reçoivent un long
entraînement d‘au moins six mois avant d‘être envoyés en
mission. C‘est l‘unité dévolue au combat en mer, les Black
Sea Tigers, créée en 1990, qui est la plus nombreuse et la
plus active. En juillet 2008, le LTTE annonce que 254 des
356 commandos-suicide morts en action depuis le premier
attentat, soit plus de 70 %, faisaient partie de la composante
navale. 76 de ces Black Sea Tigers étaient des femmes.
 Utilisés dès 1990 contre les navires au mouillage, ils vont
pouvoir s‘intégrer aux dispositifs de combat en route libre
grâce aux Idayan. Pour pallier leur moindre puissance de
feu, les Sea Tigers vont développer la tactique de
« l’essaim » qui consiste à saturer la défense des bâtiments
de guerre sri lankais en les attaquant de toutes parts avec une
quinzaine de vedettes très rapides, parmi lesquelles évoluent
de 8 à 10 Idayan qui cherchent la collision, leur charge
explosive étant mise à feu par contact. Cette manière d‘agir
permet l‘économie des moyens, les autres Idayan rentrant à
leur base une fois l‘objectif coulé.
 À partir de 2006, les Black Sea Tigers utilisent des tracteurs
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semi-submersibles ayant la forme de torpilles, pourvus de
charges destinées à exploser au contact de la cible. Ces
engins, propulsés par un moteur hors-bord de faible puis-
sance (2CV), relativement silencieux et difficilement détec-
table de nuit, sont utilisés contre des navires au mouillage.
L‘opérateur et le moteur sont protégés des tirs frontaux par
un bouclier blindé.
 Depuis 2008, ils utilisent également des tracteurs totalement
submersibles pour gagner encore en discrétion.

Savoir-faire logistique. Jusque dans les années 1980, le LTTE


dispose dans l‘État indien ethniquement proche du Tamil Nadu, de
L’évolution du savoir-faire des groupes irréguliers 135

camps d‘entraînement et de bases de soutien logistiques. Dès sa nais-


sance, le mouvement établit des liaisons maritimes à travers le détroit
de Palk qui le sépare du continent. Il utilise pour cela les moyens
traditionnels d‘une contrebande ancestrale, petits bateaux de pêche et
chalutiers. Les garde-côtes indiens et la marine sri lankaise devenant
plus agressifs, il va s‘équiper d‘embarcations rapides pour leur
échapper.
À partir de 1984, sous l‘impulsion de KP, le mouvement décide
d‘acquérir ses propres navires hauturiers pour pratiquer une activité
commerciale légale et pourvoir au transport d‘armes et d‘équipements.
Ces navires sont enregistrés dans différents pays à législation particu-
lièrement souple (en particulier, le Liberia, le Honduras et le Panama).
L‘assassinat de Rajiv Ghandi en mai 1991 va contraindre le mouve-
ment à chercher des bases d‘approvisionnement beaucoup plus lointai-
nes. Rapidement, une flotte fantôme d‘une douzaine de navires ayant
entre 1 000 et 1 500 tonnes de port en lourd est organisée. Elle aurait
compté jusqu‘à 44 navires. Leurs opérateurs sont enregistrés dans des
pays aussi différents que Panama, l‘Argentine, l‘Afrique du Sud ou la
Suède. Contrôlée de façon occulte par des Tigres tamouls qui ont déve-
loppé le savoir-faire nécessaire, 95 % de l‘activité de ces Sea Pigeons
est légale ; le reste consiste en différents transports dans le cadre des
activités criminelles décrites plus haut ou pour les besoins propres au
mouvement.
Pour se soustraire aux frappes des forces sri lankaises tout en
conservant leur pleine liberté de mouvement, le LTTE a su mettre à
profit l‘immensité des océans en utilisant certains de ces navires pour
constituer un temps, et pour la première fois dans l‘histoire, un vérita-
ble sanctuaire terroriste maritime. Il a prépositionné en mer, très loin
des côtes, un certain nombre de bateaux-entrepôts24 - il s‘agit véritable-
ment d‘une forme de sea-basing. Ils se rapprochaient de la terre en tant
que de besoin pour débarquer le matériel nécessaire.
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Narcoterrorisme : le savoir-faire des mercenaires

Deux mouvements terroristes néomarxistes colombiens rivaux se


disputent les voies de trafic de drogue à destination des États-Unis. Les
FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et l‘ELN (Armée
de libération nationale) se financent en grande partie par ce trafic très
lucratif.25 Ils auraient également passé des alliances avec les milices
d‘extrême-droite, les paramilitaires qui sont leurs adversaires politi-

24
Il y en avait quatre simultanément, très éloignés les uns des autres pour être
moins vulnérables.
25
Elles auraient également pratiqué la criminalité environnementale en exerçant le
trafic d‘oiseaux protégés extrêmement rentable.
136 Stratégique

ques, mais des alliés objectifs, pour assurer l‘exportation des stupé-
fiants dont ils tirent également profit.26 Les sommes faramineuses dont
ils disposent permettent aux trafiquants de préférer chercher à acheter
partout dans le monde les meilleures compétences et les systèmes
existants les plus efficaces plutôt que vouloir développer eux-mêmes
des savoir-faire de médiocre qualité. Hormis la production de drogue,
la principale difficulté à laquelle ils sont confrontés est celle de la
livraison discrète et massive de stupéfiants à leurs clients. Les princi-
paux acheteurs se situant dans les grands pays développés qui disposent
de moyens de détection et de lutte technologiquement très développées,
les trafiquants sont contraints de mener une course à l‘innovation pour
conserver au moins « un coup d’avance » sur leurs adversaires. C‘est
cette capacité d‘anticiper leurs mouvements qui constitue leur savoir-
faire principal.
La guerre à la drogue (war on drug) a pris une importance accrue
pour les États-Unis à partir de la fin de la Guerre froide. En 1991, le
président George Bush décide d‘affecter à cette lutte des moyens
militaires de haute technologie développés pour s‘opposer aux forces
armées du Pacte de Varsovie et rendus plus disponibles après la chute
du mur de Berlin. Des avions de guet aérien AWACS sont chargés de
détecter les petits avions de tourisme qui assurent l‘essentiel du trans-
port. Ceux-ci décollent de dizaines d‘aérodromes de fortune en Amé-
rique du Sud pour se poser en Amérique Centrale et y décharger leurs
cargaisons de drogue que les réseaux mexicains transportent ensuite
aux États-Unis. Les pertes qui résultent de la multiplication des inter-
ceptions deviennent vite insoutenables pour les trafiquants.
Ils privilégient alors la voie maritime. Ce sont d‘abord des
moyens lents, au comportement innocent, bateaux de pêche ou yachts.
Ils sont abordés par des équipes de prises qui se débarrassent des
équipages. Les garde-côtes, alertés par le nombre de marins et de
plaisanciers qui ne donnent plus signe de vie en comprennent rapide-
ment l‘origine et multiplient les opérations de contrôle en mer. Elles
s‘avèrent efficaces. Ce sont ensuite des embarcations puissantes qui
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transportent la drogue à travers la mer des Caraïbes. Ces bateaux
pourvus de moteurs très rapides, les go-fast ont une signature acous-
tique d‘autant plus reconnaissable qu‘ils naviguent en général de nuit,
ce que des adeptes du ski nautique ou de la vitesse ne font pas ! Ce sont
des embarcations de 15 mètres pourvues de 3 moteurs hors-bord et
transportant jusqu‘à quatre tonnes de cocaïne. Des bâtiments de guerre
pourvus de sonars passifs cherchent à les détecter avant de guider les
patrouilleurs et les hélicoptères chargés de les intercepter.

26
Roméo Langlois, « Les narcotrafiquants colombiens ont réinventé le
« Nautilus » », Le Figaro, mercredi 6 mai 2009.
L’évolution du savoir-faire des groupes irréguliers 137

Le transport de drogue ne concerne pas que les Amériques. Pour


approvisionner l‘Europe, un trafic transatlantique est nécessaire. Il se
fait par mer ou par avions gros porteurs vers certains pays d‘Afrique
centrale, puis par transport terrestre jusqu‘au Maroc à travers le Mali, et
ensuite par voie maritime vers les pays d‘Europe du Sud. Ce sont
essentiellement des go-fast qui effectuent la traversée de la Méditer-
ranée.
Confrontés à des pertes de plus en plus importantes, les groupes
criminels organisés et terroristes basés en Colombie et au Mexique ont
alors décidé de privilégier la furtivité et d‘investir dans des techno-
logies du domaine sous-marin pour améliorer encore la sûreté du
transport et augmenter les flux vers le Mexique et les États-Unis. Dès
1995, le cartel de Cali cherche à acheter un sous-marin d‘attaque à
propulsion diesel électrique du type Tango Russe. En 2000, la police
colombienne découvre un véritable sous-marin de poche en acier, en
cours de construction, dans une petite ville située à une trentaine de
kilomètres de Bogotá et à plus de 300 km à vol d‘oiseau de l‘océan
Pacifique, la mer la plus proche. Les engins découverts par la suite se
trouvent tous dans des chantiers improvisés installés dans la jungle. Il
s‘agit pour la plupart de semi-submersibles. Moins de 10 % de ceux qui
naviguent sont interceptés.
Un certain nombre de chantiers où de véritables sous-marins en
CVR étaient à différents stades de construction ont également été
trouvés, mais ils étaient toujours abandonnés au moment de l‘interven-
tion de la police. Peu d‘informations ayant été divulguées, il est diffi-
cile de jauger l‘efficacité réelle de ces engins. Cependant, le fait
qu‘aucun n‘ait été intercepté en mer alors que tous ceux qui ont été
fabriqués n‘ont pas été découverts permet d‘assurer de leur efficacité.
Des semi-submersibles télécommandés ont également navigué. Pour-
vus d‘un système de navigation GPS et d‘un système de commu-
nications satellitaires disponible dans le grand public, ils peuvent être
pilotés depuis n‘importe quel endroit du globe. Aucun n‘aurait été
détecté en mer malgré une dizaine de voyages ; c‘est une enquête du
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FBI qui a permis de découvrir le procédé et d‘arrêter le concepteur qui
avait mis au service des narcotrafiquants son savoir-faire contre argent
sonnant et trébuchant.
Bien que destinés au transport de drogue, ces engins ont une
charge utile (une dizaine de tonnes) et une autonomie (plusieurs mil-
liers de milles nautiques) qui en font des outils répondant parfaitement
aux besoins du terrorisme tant pour le trafic d‘armes que pour le trans-
port d‘équipements, de personnes voire d‘armes de destruction massi-
ve. Compte tenu des sommes mises en jeu, les trafiquants n‘ont aucune
difficulté à trouver des équipages compétents et des concepteurs dispo-
sant des savoir-faire qu‘ils recherchent.
138 Stratégique

CONCLUSION : LES MENACES

Une paix bâclée : L‘environnement géopolitique mondial est


morose. Le LTTE a disparu du Sri Lanka où une alternance politique a
fait partir en 2015 le président Mahinda Rajapaksa, le vainqueur de la
guerre. Soupçonné de crimes contre l‘humanité, il avait maintenu après
la victoire, la population tamoule sous le joug, sans chercher à régler
les causes politiques d‘un conflit qui ne demande qu‘à reprendre. C‘est
une menace qui ne peut être écartée, les principaux éléments qui consti-
tuaient la puissance du LTTE, en particulier l‘organisation chargée de
recueillir les fonds nécessaires n‘ayant pas été démantelée. Ce savoir-
faire si précieux demeure. Pendant ce temps-là, des Tamouls appren-
nent le métier des armes avec les Naxalites indiens. L‘extraordinaire
expérience tactique et financière acquise pendant 30 ans demeure.
Inégalée jusqu‘à présent, elle pourrait au besoin servir de monnaie
d‘échange avec d‘autres mouvements, indépendamment de leurs
objectifs politiques.

La crise économique et la chute des prix du pétrole frappent


durement de nombreux pays musulmans, ou disposant d‘une forte
minorité musulmane souvent défavorisée. D‘autres comme la Libye,
l‘Irak ou la Syrie sont ravagés par les combats. L‘alternative qui se
présente un nombre d‘habitants est l‘exode ou l‘enrôlement dans un des
groupes combattants qui rémunèrent ses membres mieux que beaucoup
de métiers de toute façon difficiles à pratiquer. Cet aspect économique
est important, car, sous couvert d‘un habillage religieux succinct et
d‘un romantisme révolutionnaire, il est favorable au recrutement de
spécialistes disposant d‘un réel savoir-faire technique. Cette manne de
compétences, associée à l‘existence de sanctuaires, c‘est-à-dire de
zones de non-droit où la liberté de mouvement, de préparation,
d‘entraînement et d‘accumulation de moyens techniques permet de
préparer des projets de grande ampleur avec une relative tranquillité.
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Les collusions : Cette crise est également favorable au dévelop-
pement d‘activités criminelles de grande ampleur toujours prompte à se
développer pendant ces périodes. Les possibilités de collusion avec des
groupes terroristes, dont une partie des activités est compatible (trafic
de drogue, de migrants27 et d‘armes, financements de tout type) se
multiplient, et le savoir-faire des passeurs s‘améliore. La déstabilisation
de ceux des pays européens ou asiatiques dont l‘économie est précaire

27
Selon Europol, en 2015, les revenus de la migration irrégulière, à terre et en mer,
avec au passage l‘exploitation des personnes qui offrent dans certains cas une main
d‘œuvre proche de l‘esclavagisme, a représenté pour la seule Libye une manne de
4,5 milliards d‘euros, soit 35% du PIB du pays. Les revenus de certaines localités
dépendraient de ce trafic à hauteur de 50%.
L’évolution du savoir-faire des groupes irréguliers 139

constitue une retombée stratégique favorable aux objectifs des groupes


islamistes. Une industrialisation et une diversification des modes de
transport et donc les compétences des passeurs sont probables.

Les technologies duales : l‘accès au grand public des moyens


technologiques de la guerre froide (GPS, téléphone satellitaire, etc.) a
permis le développement rapide de la piraterie sur l‘ensemble de
l‘océan Indien, phénomène qui a demandé plusieurs années avant de
pouvoir être jugulé. De nouvelles technologies duales susceptibles de
permettre de nouveaux types d‘actions terroristes voient le jour un flot
continu. Des vecteurs d‘abord, comme les drones aériens déjà utilisés
pour l‘observation ou les drones semi-submersibles utilisés par les
passeurs de drogue peuvent encore être améliorés dans les sanctuaires
ou plus simplement acquis par achat sur étagères ou par le biais de
mercenaires. L‘argent, quand il est abondant, peut permettre de subs-
tituer d‘autres solutions humaines ou techniques) aux savoir-faire les
plus difficiles à acquérir.

Menace NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimi-


que) : al Qaïda a longtemps cherché à acheter une arme nucléaire, sans
succès. Aujourd‘hui, l‘État islamique ne semble pas pouvoir faire
mieux à moins d‘un effondrement du Pakistan. En revanche, les finan-
ces florissantes du groupe et son sanctuaire lui permettent de fabriquer
des armes RBC. Il a déjà utilisé des gaz de combat. L‘acquisition de
matériaux radioactifs comme le radium ou des isotopes de césium
utilisés dans les traitements du cancer sont relativement aisés. La con-
fection d‘une bombe radiologique ne demande pas un grand savoir-
faire. Il faut simplement pouvoir disposer d‘un vecteur capable de déli-
vrer un engin d‘une taille suffisamment importante pour que les retom-
bées couvrent une superficie importante. L‘attaque d‘un grand port, par
exemple, peut être extrêmement coûteuse en raison du temps nécessaire
à la décontamination pendant laquelle toute activité industrielle sera
impossible. Selon un rapport très récent de l‘Union européenne, l‘EI
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aurait recruté de nombreux experts en chimie, physique et biologie
ainsi qu‘en informatique.

Cybermenaces : Internet, une autre technologie issue de la guerre


froide, dont l‘usage est à présent devenu indispensable, va très proba-
blement être le lieu d‘attaques de plus en plus fréquentes. Elles sont
potentiellement très difficiles à contrer et très destructives. Des chan-
tages récents effectués contre un hôpital américain mettent en évidence
la difficulté de parer cette menace. Cette analyse ne doit cependant pas
laisser accroire que la lutte contre les mouvements terroristes de grande
ampleur est perdue. Les atouts qui les rendent redoutables constituent
autant des vulnérabilités s‘ils sont ciblés efficacement. Le financement,
140 Stratégique

l‘organisation, les cercles étroits de commandement, les sanctuaires,


Internet, la logistique peuvent être contrés efficacement. À titre
d‘exemple, la liquidation systématique des membres du noyau central
d‘al Qaïda, par des attaques de drones, a totalement obéré ses capacités
de planification faute de pouvoir remplacer le personnel à compétence
égale. Les gardes du corps promus au poste de chef des opérations ne
disposaient pas du même savoir-faire. Al Qaïda noyau central a perdu
toute efficacité opérationnelle.
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